"Le Joueur" - читать интересную книгу автора (Dostoïevski Fédor Mikhaïlovitch)IV Une journée absurde. Il est onze heures du soir. Je reste dans ma chambre. Je repasse mes souvenirs. Ce matin, il a fallu aller jouer à la roulette pour Paulina. J’ai pris ses seize cents florins, mais à deux conditions: que je ne consens pas à partager le gain, et qu’elle m’expliquera ce soir même pourquoi elle veut de l’argent et combien elle en veut, car c’est évidemment dans un but particulier. Elle m’a promis des explications, et je suis parti. Il y avait foule au salon de jeu. Oh! les avides et insolentes créatures! Je me suis faufilé jusqu’auprès du croupier, puis j’ai commencé timidement, en risquant deux ou trois pièces. Cependant je faisais des observations. À proprement parler, il n’y a pas de calcul dans ce jeu. Du moins, le calcul n’y a pas l’importance que lui attribuent les joueurs de profession, qui ne manquent pas de noter les coups sur un petit papier, de faire d’interminables calculs de probabilités et de perdre comme les simples mortels qui jouent au hasard. M. Astley m’a donné beaucoup d’explications sur les sortes de rythmes qu’affecte le hasard, en s’obstinant à préférer tantôt le rouge au noir, tantôt le noir au rouge, pendant des suites incroyables de coups. Chaque matin, M. Astley s’assied à une table de jeu, mais sans jamais rien risquer lui-même. J’ai perdu toute la somme et assez vite. D’abord j’ai joué sur le C’était le moment de m’en aller. Mais un étrange désir s’empara de moi. J’avais comme un besoin de provoquer la destinée, de lui donner une chiquenaude, de lui tirer la langue. J’ai risqué la plus grosse somme permise, quatre mille florins, et j’ai perdu. Alors j’ai mis tout ce qui me restait sur À dîner j’étais très surexcité. Le Français et mademoiselle Blanche étaient là. On connaissait mon aventure. Mademoiselle Blanche se trouvait le matin dans le salon de jeu. Elle me marqua cette fois plus d’attention. Le Français vint droit à moi et me demanda tout simplement si c’était mon propre argent que j’avais perdu. Il me semble qu’il soupçonne Paulina. J’ai répondu affirmativement. Le général fut très étonné. Où avais-je pu trouver tant d’argent? J’expliquai que j’avais commencé par cent florins. Que six ou sept coups de suite en doublant m’avaient amené à cinq ou six mille et que j’avais perdu le tout en deux coups. Tout cela était assez vraisemblable. En donnant ces explications je regardai Paulina, mais je ne pus rien lire sur son visage. Pourtant, elle ne m’interrompit pas, et j’en conclus que je devais cacher nos conventions. En tout cas, pensais-je, elle me doit une explication, elle me l’a promise. Le général ne me fit pas d’autres observations. Je soupçonne qu’il venait d’avoir avec le Français une chaude discussion. Ils s’étaient enfermés dans une pièce voisine d’où on les entendait parler avec beaucoup d’animation. Le Français en était sorti, laissant voir une grande irritation. Il me dit, dans le courant de la soirée, qu’il fallait être plus sage, et ajouta: – D’ailleurs, la plupart des Russes sont incapables de jouer. – Je crois, au contraire, que les Russes seuls savent jouer! répondis-je. Il me jeta un regard de mépris. – Remarquez, ajoutai-je, que la vérité doit être de mon côté, car, en vantant les Russes comme joueurs, je les maltraite plus que je ne les loue. – Mais sur quoi fondez-vous votre opinion? demanda-t-il. – Sur ce fait, que le catéchisme des vertus de l’homme occidental a pour premier commandement qu’il faut savoir acquérir des capitaux. Or le Russe non seulement est incapable d’acquérir des capitaux, mais il les dissipe sans système et d’une manière révoltante. Pourtant, il a besoin d’argent comme tout le monde, et les moyens, comme celui de la roulette, de s’enrichir en deux heures le séduisent. Mais il joue tout à fait au hasard et il perd. – C’est juste! dit le Français. – Non, ce n’est pas juste, et vous devriez être honteux d’avoir une telle opinion de vos compatriotes! observa sévèrement le général. – Mais, de grâce, lui répondis-je, la négligence des Russes n’est-elle pas plus noble que la – Quelle absurde pensée! s’écria le général. – Quelle pensée russe! ajouta le Français. J’étais très content, je voulais les exaspérer tous deux. Je repris: – Pour moi, j’aimerais mieux errer toute ma vie et coucher sous la tente des Khirghiz que de m’agenouiller devant l’idole des Allemands. – Quelle idole? demanda le général, qui commençait à se fâcher pour de bon. – L’enrichissement! Il n’y a pas longtemps que je suis né; mais ce que j’ai vu chez ces gens-là révolte ma nature tartare. Par Dieu! je ne veux pas de telles vertus! J’ai eu le temps de faire dans les environs un bout de promenade vertueux. Eh bien, c’est tout à fait comme dans les petits livres de morale, vous savez, ces petits livres allemands, avec des images? Ils ont dans chaque maison un – Cela m’est égal, remarqua pensivement le général. Ce qu’il y a de sûr, c’est que vous posez horriblement. Pour peu qu’on vous laisse vous oublier… Comme d’ordinaire, il n’acheva pas. Le Français l’écoutait négligemment; il ne m’avait certainement pas compris. Paulina me regardait avec une indifférence hautaine, elle n’écoutait ni moi ni personne. |
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