"Les Frères Karamazov" - читать интересную книгу автора (Dostoïevski Fédor Mikhaïlovitch)III. Les femmes croyantes Au bas de la galerie en bois pratiquée vers le mur extérieur de l’enceinte se pressaient une vingtaine de femmes du peuple. On les avait prévenues que le Beaucoup des femmes qui se pressaient autour de lui versaient des larmes d’attendrissement et d’enthousiasme; d’autres s’élançaient pour baiser ne fût-ce que le bord de son habit, quelques-unes se lamentaient. Il les bénissait toutes et conversait avec elles. Il connaissait déjà la possédée, qui habitait un village à une lieue et demie du monastère; ce n’était pas la première fois qu’on la lui amenait. «En voilà une qui vient de loin!» dit-il en désignant une femme encore jeune, mais très maigre et défaite, le visage plutôt noirci que hâlé. Elle était à genoux et fixait le «Je viens de loin, mon Père, de loin, à trois cents verstes d’ici. De loin, mon Père, de loin», répéta la femme comme un refrain, balançant la tête de droite à gauche, la joue appuyée sur la paume de sa main. Elle parlait comme en se lamentant. Il y a dans le peuple une douleur silencieuse et patiente: elle rentre en elle-même et se tait. Mais il y en a une autre qui éclate: elle se manifeste par les larmes et se répand en lamentations, surtout chez les femmes. Elle n’est pas plus légère que la douleur silencieuse. Les lamentations n’apaisent qu’en rongeant et en déchirant le cœur. Une pareille douleur ne veut pas de consolations, elle se repaît de l’idée d’être inextinguible. Les lamentations ne sont que le besoin d’irriter davantage la plaie. «Vous êtes citadine, sans doute? continua le – Nous habitons la ville, mon Père; nous sommes de la campagne, mais nous demeurons en ville. Je suis venue pour te voir. Nous avons entendu parler de toi, mon Père. J’ai enterré mon tout jeune fils, j’allais prier Dieu, j’ai été dans trois monastères et on m’a dit: «Va aussi là-bas, Nastassiouchka [31]», c’est-à-dire vers vous, mon Père, vers vous. Je suis venue, j’étais hier soir à l’église et me voilà. – Pourquoi pleures-tu? – Je pleure mon fils, il était dans sa troisième année, il ne lui manquait que trois mois. C’est à cause de lui que je me tourmente. C’était le dernier; Nikitouchka [32] et moi, nous en avons eu quatre, mais les enfants ne restent pas chez nous, bien-aimé, ils ne restent pas. J’ai enterré les trois premiers, je n’avais pas tant de chagrin; mais ce dernier, je ne puis l’oublier. C’est comme s’il était là devant moi, il ne s’en va pas. J’en ai l’âme desséchée. Je regarde son linge, sa petite chemise, ses bottines, et je sanglote. J’étale tout ce qui est resté après lui, chaque chose, je regarde et je pleure. Je dis à Nikitouchka, mon mari: «Eh! le maître, laisse-moi aller en pèlerinage.» Il est cocher, nous avons de quoi, mon père, nous avons de quoi, nous sommes à notre compte, tout est à nous, les chevaux et les voitures. Mais à quoi bon maintenant tout ce bien? Mon Nikitouchka a dû se mettre à boire sans moi, c’est sûr, et déjà auparavant, dès que je m’éloignais, il faiblissait. Mais maintenant je ne pense plus à lui, voilà trois mois que j’ai quitté la maison. J’ai tout oublié, je ne veux plus me rappeler; que ferais-je de lui maintenant? J’ai fini avec lui et avec tous les autres. Et à présent, je ne voudrais pas voir ma maison et mon bien, et je préférerais même avoir perdu la vue. – Écoute, mère, proféra le La femme l’écoutait, la joue dans la main, inclinée. Elle soupira profondément. «C’est de la même manière que Nikitouchka me consolait: «Tu n’es pas raisonnable, pourquoi pleurer? notre fils, bien sûr, chante maintenant avec les anges auprès du Seigneur.» Et, tandis qu’il me disait cela, je le voyais pleurer. Et je lui disais à mon tour: «Eh oui, je le sais bien; où serait-il, sinon chez le Seigneur; seulement il n’est plus ici avec nous en ce moment, tout près, comme il restait autrefois.» Oh! si je pouvais le revoir une fois, rien qu’une fois, sans m’approcher de lui, sans parler, en me cachant dans un coin. Seulement le voir une minute, l’entendre jouer dehors, venir, comme il le faisait parfois, crier de sa petite voix: «Maman, où es-tu?» Si je pouvais entendre ses petits pieds trotter dans la chambre; bien souvent, je me rappelle, il courait à moi avec des cris et des rires, si seulement je l’entendais! Mais il n’est plus là, mon Père, et je ne l’entendrai plus jamais! Voilà sa ceinture, mais il n’est plus là, et c’est fini pour toujours!…» Elle tira de son sein la petite ceinture en passementerie de son garçon; dès qu’elle l’eut regardée, elle fut secouée de sanglots, cachant ses yeux avec ses doigts à travers lesquels coulaient des torrents de larmes. «Eh! proféra le – Alexéi, mon Père. – C’est un beau nom. Il avait pour saint patron Alexéi, «homme de Dieu»? – Oui, mon Père, Alexéi, «homme de Dieu [34]». – Quel grand saint! Je prierai pour lui, mère, je n’oublierai pas ton affliction dans mes prières; je prierai aussi pour la santé de ton mari; mais c’est un péché de l’abandonner, retourne vers lui, prends-en bien soin. De là-haut, ton fils voit que tu as abandonné son père et pleure sur vous. Pourquoi troubler sa béatitude? Il vit, car l’âme vit éternellement, il n’est pas dans la maison, mais il se trouve tout près de vous, invisible. Comment viendra-t-il, si tu dis que tu détestes ta demeure? Vers qui viendra-t-il, s’il ne vous trouve pas à la maison, s’il ne vous trouve pas ensemble, le père et la mère? Il t’apparaît maintenant et tu es tourmentée; alors il t’enverra de doux songes. Retourne vers ton mari, mère, et dès aujourd’hui. – J’irai, bien-aimé, selon ta parole, tu as lu dans mon cœur. Nikitouchka, tu m’attends, mon chéri, tu m’attends», commençait à se lamenter la femme, mais le «L’autre jour, Stéphanie Ilinichna Bédriaguine, une riche marchande, m’a dit: «Écris sur un billet le nom de ton fils, Prochorovna [35], va à l’église, et commande des prières pour le repos de son âme. Son âme sera dans l’angoisse et il t’écrira. C’est un moyen sûr et fréquemment éprouvé.» Seulement, j’ai des doutes… Toi qui es notre lumière, dis-moi si c’est bien ou mal? – Garde-t’en bien. Tu devrais même avoir honte de le demander. Comment peut-on prier pour le repos d’une âme vivante, et sa propre mère encore! C’est un grand péché, comme la sorcellerie; seule ton ignorance te vaut le pardon. Prie plutôt pour sa santé la Reine des Cieux, prompte Médiatrice, Auxiliaire des pécheurs, afin qu’elle te pardonne ton erreur. Et alors, Prochorovna: ou bien ton fils reviendra bientôt vers toi, ou il enverra sûrement une lettre. Sache-le. Va en paix, ton fils est vivant, je te le dis. – Bien-aimé, que Dieu te récompense, toi notre bienfaiteur, qui prie pour nous tous, pour le rachat de nos péchés.» Mais le «Que veux-tu, ma chère? – Soulage mon âme, bien-aimé», murmura-t-elle doucement. Sans hâte, elle se mit à genoux, se prosterna à ses pieds. «J’ai péché, mon bon père, et je crains mon péché.» Le «Je suis veuve depuis trois ans, commença-t-elle à mi-voix. La vie n’était pas gaie avec mon mari, il était vieux et me battait durement. Une fois qu’il était couché, malade, je songeai en le regardant: «Mais s’il se rétablit et se lève de nouveau, alors qu’arrivera-t-il?» Et cette idée ne me quitta plus… – Attends», dit le «Il y a trois ans? demanda le – Trois ans. D’abord je n’y pensais pas, mais la maladie est venue et je suis dans l’angoisse. – Tu viens de loin? – J’ai fait cinq cents verstes. – T’es-tu confessée? – Oui, deux fois. – As-tu été admise à la communion? – Oui. J’ai peur; j’ai peur de mourir. – Ne crains rien et n’aie jamais peur, ne te chagrine pas. Pourvu que le repentir dure, Dieu pardonne tout. Il n’y a pas de péché sur la terre que Dieu ne pardonne à celui qui se repent sincèrement. L’homme ne peut pas commettre de péché capable d’épuiser l’amour infini de Dieu. Car peut-il y avoir un péché qui dépasse l’amour de Dieu? Ne songe qu’au repentir et bannis toute crainte. Crois que Dieu t’aime comme tu ne peux te le figurer, bien qu’il t’aime dans ton péché et avec ton péché. Il y aura plus de joie dans les cieux pour un pécheur qui se repent que pour dix justes [36]. Ne t’afflige pas au sujet des autres et ne t’irrite pas des injures. Pardonne dans ton cœur au défunt toutes ses offenses envers toi, réconcilie-toi avec lui en vérité. Si tu te repens, c’est que tu aimes. Or, si tu aimes, tu es déjà à Dieu… L’amour rachète tout, sauve tout. Si moi, un pécheur comme toi, je me suis attendri, à plus forte raison le Seigneur aura pitié de toi. L’amour est un trésor si inestimable qu’en échange tu peux acquérir le monde entier et racheter non seulement tes péchés, mais ceux des autres. Va et ne crains rien.» Il fit trois fois sur elle le signe de la croix, ôta de son cou une petite image et la passa au cou de la pécheresse, qui se prosterna en silence jusqu’à terre. Il se leva et regarda gaiement une femme bien portante qui tenait un nourrisson sur les bras. «Je viens de Vychégorié, bien-aimé. – Tu as fait près de deux lieues avec cet enfant sur les bras! Que veux-tu? – Je suis venue te voir. Ce n’est pas la première fois, l’as-tu déjà oublié? Tu as peu de mémoire si tu ne te souviens pas de moi. On disait chez nous que tu étais malade. «Eh bien! pensai-je, je vais aller le voir!» Je te vois et tu n’as rien. Tu vivras encore vingt ans, ma parole. Comment pourrais-tu tomber malade quand il y a tant de gens qui prient pour toi! – Merci de tout cœur, ma chère. – À propos, j’ai une petite demande à t’adresser: voilà soixante kopecks, donne-les à une autre plus pauvre que moi. En venant je songeais: «Mieux vaut les lui remettre; il saura à qui les donner.» – Merci, ma chère, merci, ma bonne, je n’y manquerai pas. Tu me plais. C’est une fillette que tu as dans les bras? – Une fillette, bien-aimé, Elisabeth. – Que le Seigneur vous bénisse toutes les deux, toi et la petite Elisabeth. Tu as réjoui mon cœur, mère. Adieu, mes chères filles.» Il les bénit toutes et leur fit une profonde révérence. |
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