"Les Frères Karamazov" - читать интересную книгу автора (Dostoïevski Fédor Mikhaïlovitch)V. Ainsi soit-il! L’absence du «Pourquoi n’êtes-vous pas parti après l’anecdote du saint, et avez-vous consenti à demeurer en si inconvenante compagnie? C’est que, vous sentant humilié et offensé, vous êtes resté pour montrer votre esprit; et vous ne vous en irez pas sans l’avoir montré. – Vous recommencez? Je m’en vais à l’instant. – Vous serez le dernier à partir», lui lança Fiodor Pavlovitch. Le La discussion s’arrêta un instant, mais le «Nous commentons un article fort curieux de monsieur, expliqua le Père Joseph, le bibliothécaire, en désignant Ivan Fiodorovitch. Il y a beaucoup d’aperçus neufs, mais la thèse paraît à deux fins. C’est un article en réponse à un prêtre, auteur d’un ouvrage sur les tribunaux ecclésiastiques et l’étendue de leurs droits. – Malheureusement, je n’ai pas lu votre article, mais j’en ai entendu parler, répondit le – Monsieur envisage la question d’un point de vue fort curieux, continua le Père bibliothécaire; il semble repousser toute séparation de l’Église et de l’État sur ce terrain. – C’est en effet curieux, mais quels sont vos arguments?» demanda le starets à Ivan Fiodorovitch. Celui-ci lui répondit enfin, non d’un air hautain, pédant, comme l’appréhendait Aliocha la veille encore, mais d’un ton modeste, discret, excluant toute arrière-pensée. «Je pars du principe que cette confusion des éléments essentiels de l’Église et de l’État, pris séparément, durera sans doute toujours, bien qu’elle soit impossible et qu’on ne puisse jamais l’amener à un état non seulement normal, mais tant soit peu conciliable, car elle repose sur un mensonge. Un compromis entre l’Église et l’État, dans des questions telles que celles de la justice, par exemple, est, à mon avis, absolument impossible. L’ecclésiastique auquel je réplique soutient que l’Église occupe dans l’État une place précise et définie. Je lui objecte que l’Église, au contraire, loin d’occuper seulement un coin dans l’État, doit absorber l’État entier, et que si cela est actuellement impossible, ce devrait être, par définition, le but direct et principal de tout le développement ultérieur de la société chrétienne. – Parfaitement juste, déclara d’une voix ferme et nerveuse le Père Païsius, religieux taciturne et érudit. – C’est de l’ultramontanisme tout pur! s’écria Mioussov, croisant les jambes dans son impatience. – Il n’y a pas de monts dans notre pays! s’exclama le Père Joseph, qui continua en s’adressant au – C’est là un jeu de mots tout à fait indigne d’un ecclésiastique! interrompit de nouveau le Père Païsius avec impatience. J’ai lu l’ouvrage que vous réfutez, dit-il en se tournant vers Ivan Fiodorovitch, et j’ai été surpris des paroles de ce prêtre: «L’Église est un royaume qui n’est pas de ce monde.» Si elle n’est pas de ce monde, elle ne saurait exister sur la terre. Dans le saint Évangile, les mots «pas de ce monde» sont employés dans un autre sens. Il est impossible de jouer avec de semblables paroles. Notre-Seigneur Jésus-Christ est venu précisément établir l’Église sur la terre. Le royaume des cieux, bien entendu, n’est pas de ce monde, mais au ciel, et l’on n’y entre que par l’Église, laquelle a été fondée et établie sur la terre. Aussi les calembours mondains à ce sujet sont-ils impossibles et indignes. L’Église est vraiment un royaume, elle est destinée à régner, et finalement son règne s’étendra sur l’univers entier, nous en avons la promesse…» Il se tut soudain, comme se contenant. Ivan Fiodorovitch, après l’avoir écouté avec déférence et attention, dans le plus grand calme, continua avec la même simplicité, en s’adressant au «L’idée maîtresse de mon article, c’est que le christianisme, dans les trois premiers siècles de son existence, apparaît sur la terre comme une église et qu’il n’était pas autre chose. Lorsque l’État romain païen eut adopté le christianisme, il arriva que, devenu chrétien, il s’incorpora l’Église, mais continua à demeurer un État païen dans une foule d’attributions. Au fond, cela était inévitable. Rome, en tant qu’État, avait hérité trop de choses de la civilisation et de la sagesse païennes, comme, par exemple, les buts et les bases mêmes de l’État. L’Église du Christ, entrée dans l’État, ne pouvait évidemment rien retrancher de ses bases, de la pierre sur laquelle elle reposait; elle ne pouvait que poursuivre ses buts, fermement établis et indiqués par le Seigneur lui-même, entre autres: convertir en Église le monde entier et, par conséquent, l’État païen antique. De la sorte (c’est-à-dire en vue de l’avenir), ce n’est pas l’Église qui devait se chercher une place définie dans l’État, comme «toute association publique» ou comme «une association se proposant des buts religieux» (pour employer les termes de l’auteur que je réfute), mais au contraire, tout État terrestre devait par la suite se convertir en Église, ne plus être que cela, renoncer à ses autres buts incompatibles avec ceux de l’Église. Cela ne l’humilie nullement, ne diminue ni son honneur ni sa gloire, en tant que grand État, ni la gloire de ses chefs, mais cela lui fait quitter la fausse voie, encore païenne et erronée, pour la voie juste, la seule qui mène aux buts éternels. Voilà pourquoi l’auteur du livre sur les Bases de la justice ecclésiastique eût pensé juste, si en recherchant et en proposant ces bases, il les eût uniquement considérées comme un compromis provisoire, nécessaire encore à notre époque pécheresse et imparfaite. Mais dès que l’auteur ose déclarer que les bases qu’il propose maintenant, et dont le Père Joseph vient d’énumérer une partie, sont inébranlables, primordiales, éternelles, il est en opposition directe avec l’Église et sa prédestination sainte, immuable. Voilà l’exposé complet de mon article. – Autrement dit, insista le Père Païsius, en appuyant sur chaque parole, certaines théories, qui ne se sont que trop fait jour dans notre XIXème siècle, prétendent que l’Église doit se régénérer en État, passer comme d’un type inférieur à un type supérieur, afin de s’absorber ensuite en lui, après avoir cédé à la science, à l’esprit du temps, à la civilisation; si elle s’y refuse on ne lui réserve dans l’État qu’une petite place en la surveillant, ce qui est partout le cas dans l’Europe de nos jours. Au contraire, d’après la conception et l’espérance russes, ce n’est pas l’Église qui doit se régénérer en État, passer d’un type inférieur à un type supérieur; c’est, au contraire, l’État qui doit finalement se montrer digne d’être uniquement une Église et rien de plus. Ainsi soit-il! Ainsi soit-il! – Eh bien, je l’avoue, vous me réconfortez quelque peu, dit Mioussov en souriant et en croisant de nouveau les jambes. Autant que je le comprends, c’est la réalisation d’un idéal infiniment lointain, lors du retour du Christ. C’est tout ce qu’on veut. Le rêve utopique de la disparition des guerres, des diplomates, des banques, etc. Quelque chose qui ressemble même au socialisme. Or, je pensais que tout cela était sérieux, que l’Église allait maintenant, par exemple, juger les criminels, condamner au fouet, au bagne, et même à la peine de mort. – S’il y avait actuellement un seul tribunal ecclésiastique, l’Église n’enverrait personne au bagne ou au supplice. Le crime et la manière de l’envisager devraient alors assurément se modifier, peu à peu, pas tout d’un coup, mais pourtant assez vite…, déclara d’un ton tranquille Ivan Fiodorovitch. – Vous parlez sérieusement? interrogea Mioussov en le dévisageant. – Si l’Église absorbait tout, elle excommunierait le criminel et le réfractaire, mais elle n’abattrait pas les têtes, continua Ivan Fiodorovitch. Je vous le demande, où irait l’excommunié? Car il devrait alors non seulement se séparer des hommes, mais du Christ. Par son crime, il s’insurgerait non seulement contre les hommes, mais contre l’Église du Christ. C’est le cas actuellement, sans doute, dans le sens strict; toutefois on ne le proclame pas, et la conscience du criminel d’aujourd’hui transige souvent: «J’ai volé, dit-elle, mais je ne m’insurge pas contre l’Église, je ne suis point l’ennemi du Christ.» Voilà ce que se dit fréquemment le criminel d’à présent; eh bien, quand l’Église aura remplacé l’État, il lui sera difficile de parler ainsi, à moins de nier l’Église sur la terre entière: «Tous, dirait-il, sont dans l’erreur, tous ont dévié, leur Église est fausse: moi seul, assassin et voleur, je suis la véritable Église chrétienne.» C’est là un langage difficile à tenir, car il suppose des conditions extraordinaires, des circonstances qui existent rarement. N’y a-t-il pas d’autre part un reste de paganisme dans le point de vue actuel de l’Église vis-à-vis du crime? Au lieu de vouloir préserver la société en retranchant un membre gangrené, ne ferait-on pas mieux d’envisager franchement la régénération et le salut du coupable? – Que veut dire cela? Je cesse de nouveau de comprendre, interrompit Mioussov. Voilà encore un rêve, un rêve informe, incompréhensible. Qu’est-ce que cette excommunication? Je crois que vous vous divertissez tout simplement, Ivan Fiodorovitch. – Mais il en va de même actuellement, déclara le – Comment cela se peut-il, permettez-moi de vous le demander? questionna Mioussov avec une vive curiosité. – Voici, poursuivit le – Ainsi soit-il, confirma respectueusement le Père Païsius. – C’est étrange, au plus haut degré! proféra Mioussov sur un ton d’indignation contenue. – Que trouvez-vous là de si étrange? s’informa avec précaution le Père Joseph. – Franchement, qu’est-ce que cela signifie? s’exclama Mioussov, devenant soudain agressif. On élimine l’État pour instaurer l’Église à sa place! C’est de l’ultramontanisme à la deuxième puissance: Grégoire VII lui-même n’avait rien rêvé de semblable! – Votre interprétation est le contraire de la vérité! fit sévèrement observer le Père Païsius. Ce n’est pas l’Église qui se convertit en État, notez-le bien, cela c’est Rome et son rêve, c’est la troisième tentation diabolique. Au contraire, c’est l’État qui se convertit en Église, qui s’élève jusqu’à elle et devient une Église sur la terre entière, ce qui est diamétralement opposé à Rome, à l’ultramontanisme, à votre interprétation, et n’est que la mission sublime réservée à l’orthodoxie dans le monde. C’est en Orient que cette étoile commencera à resplendir.» Mioussov eut un silence significatif. Toute sa personne reflétait une dignité extraordinaire. Un sourire de condescendance apparut sur ses lèvres. Aliocha l’observait, le cœur palpitant. Toute cette conversation l’avait fort ému. Il regarda par hasard Rakitine, immobile à la même place, qui écoutait attentif, les yeux baissés. À sa rougeur, Aliocha devina qu’il était aussi ému que lui; il savait pourquoi. «Permettez-moi, messieurs, une anecdote, commença Mioussov, l’air digne et imposant. J’eus l’occasion à Paris, après le coup d’État de décembre, de rendre visite à une de mes connaissances, personnage important, alors au pouvoir. Je rencontrai chez lui un individu fort curieux qui, sans être tout à fait policier, dirigeait une brigade de la police politique, poste assez influent. Profitant de l’occasion, je causai avec lui par curiosité; reçu en qualité de subalterne qui présente un rapport, et me voyant en bons termes avec son chef, il me témoigna une franchise relative, c’est-à-dire plus de politesse que de franchise, à la manière des Français, d’autant plus qu’il me savait étranger. Mais je le compris parfaitement. Il s’agissait des socialistes révolutionnaires, que l’on poursuivait alors. Négligeant le reste de la conversation, je me contenterai de vous soumettre une remarque fort intéressante qui échappa à ce personnage: «Nous ne craignons pas trop, me déclara-t-il, tous ces socialistes, anarchistes, athées et révolutionnaires; nous les surveillons et sommes au courant de leurs faits et gestes. Mais il existe parmi eux une catégorie particulière, à la vérité peu nombreuse: ce sont ceux qui croient en Dieu, tout en étant socialistes. Voilà ceux que nous craignons plus que tous, c’est une engeance redoutable! Le socialiste chrétien est plus dangereux que le socialiste athée.» Ces paroles m’avaient frappé alors, et maintenant, messieurs, auprès de vous elles me reviennent en mémoire. – C’est-à-dire que vous nous les appliquez et que vous voyez en nous des socialistes?» demanda sans ambages le Père Païsius. Mais avant que Piotr Alexandrovitch eût trouvé une réponse, la porte s’ouvrit et Dmitri Fiodorovitch entra, considérablement en retard. À vrai dire, on ne l’attendait plus et son apparition subite causa d’abord une certaine surprise. |
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