"La moustache" - читать интересную книгу автора (Carrere Emmanuel)Emmanuel Carrere |
«Que dirais-tu si je me rasais la moustache?»
Agnes, qui feuilletait un magazine sur le canape du salon, eut un rire leger, puis repondit: «Ce serait une bonne idee.»
Il sourit. A la surface de l'eau, dans la baignoire ou il s'attardait, flottaient des ilots de mousse semes de petits poils noirs. Sa barbe poussait tres drue, l'obligeant a se raser deux fois par jour s'il ne voulait pas, le soir, avoir le menton bleu. Au reveil, il expediait la tache face au miroir du lavabo, avant de prendre sa douche, et ce n'etait qu'une suite de gestes machinaux, depourvue de toute solennite. Le soir au contraire, cette corvee devenait un moment de detente qu'il organisait avec soin, veillant a faire couler l'eau du bain par la douche, afin que la vapeur ne brouille pas les miroirs qui entouraient la baignoire encastree, disposant un verre a portee de sa main, puis etalant longuement la mousse sur son menton, passant et repassant le rasoir en prenant garde de ne pas attaquer sa moustache dont il egalisait les poils ensuite avec des ciseaux. Qu'il dut ou non sortir et paraitre a son avantage, ce rite vesperal tenait sa place dans l'equilibre de la journee, tout comme l'unique cigarette qu'il s'accordait, depuis qu'il avait cesse de fumer, apres le repas de midi. Le calme plaisir qu'il en tirait n'avait pas varie depuis la fin de son adolescence, la vie professionnelle l'avait meme accru et lorsqu'Agnes raillait affectueusement le caractere sacre de ses seances de rasage, il repondait qu'en effet c'etait son exercice zen, l'unique plage de meditation vouee a la connaissance de soi et du monde spirituel que lui laissaient ses vaines mais absorbantes activites de jeune cadre dynamique. Performant, corrigeait Agnes, tendrement moqueuse.
Il avait termine, a present. Les yeux mi-clos, tous les muscles au repos, il detaillait dans le miroir son propre visage, dont il s'amusa a exagerer l'expression de beatitude humide puis, changeant a vue, de virilite efficiente et determinee. Un reste de mousse adherait au coin de sa moustache. Il n'avait parle de la raser que par plaisanterie, comme il parlait quelquefois de se faire couper les cheveux tres courts - il les portait mi-longs, rejetes en arriere. «Tres courts? Quelle horreur, protestait immanquablement Agnes. Avec la moustache en plus, et le blouson de cuir, tu ferais pede.
– Mais je peux aussi me couper la moustache.
– Je t'aime bien avec», concluait-elle. A vrai dire, elle ne l'avait jamais connu sans. Ils etaient maries depuis cinq ans.
«Je descends faire quelques courses au supermarche, dit-elle en passant la tete par la porte entrouverte de la salle de bains. Il faudra partir d'ici une demi-heure, alors ne traine pas trop.»
Il entendit un froissement d'etoffe, sa veste qu'elle enfilait, le cliquetis du trousseau de cles ramasse sur la table basse, la porte d'entree ouverte, puis refermee. Elle aurait pu brancher le repondeur, pensa-t-il, m'eviter de sortir du bain tout ruisselant si le telephone sonne. Il but une gorgee de whisky, fit tourner le gros verre carre dans sa main, ravi par le tintement des glacons - enfin, de ce qu'il en restait. Bientot, il allait se redresser, s'essuyer, s'habiller…
Dans cinq minutes, transigea-t-il, jouissant du plaisir du repit. Il se representait Agnes progressant vers le supermarche, talons claquant sur le trottoir, patientant dans la queue, devant la caisse, sans que ce pietinement entame sa bonne humeur ni la vivacite de son regard: elle remarquait toujours des petits details bizarres, pas forcement droles en soi mais qu'elle savait mettre en valeur dans les recits qu'elle en faisait. Il sourit a nouveau. Et si, quand elle remonterait, il lui avait fait la surprise de s'etre vraiment rase la moustache? Elle avait declare, cinq minutes plus tot, que ce serait une bonne idee. Mais elle n'avait pu prendre sa question au serieux, pas plus que d'habitude en tout cas. Elle l'aimait moustachu, et lui aussi, d'ailleurs, encore que depuis le temps il se fut deshabitue de son visage glabre: il ne pouvait pas vraiment savoir. De toute facon, si sa nouvelle tete ne leur plaisait pas, il pourrait toujours laisser repousser sa moustache, cela prendrait dix, quinze jours durant lesquels il ferait l'experience de se voir different. Agnes changeait bien de coiffure regulierement, sans le prevenir; il s'en plaignait toujours, lui faisait des scenes parodiques et, des qu'il commencait a s'y habituer, elle s'en etait lassee et apparaissait avec une nouvelle coupe. Pourquoi pas lui, a son tour? Ce serait amusant.
Il rit silencieusement, comme un gamin qui prepare un mauvais coup, puis, tendant le bras, reposa le verre vide sur la coiffeuse et prit une paire de ciseaux, pour le gros ouvrage. L'idee lui vint aussitot que ce paquet de poils risquait d'obstruer le siphon de la baignoire: une poignee de cheveux y suffisait et ensuite c'etait tout un cirque, il fallait verser un de ces produits deboucheurs a base de soude qui puaient pendant des heures. Il s'empara d'un verre a dents qu'il placa sur le rebord, en equilibre precaire devant la glace et, se penchant dessus, entreprit de tailler dans la masse. Les poils tombaient au fond du verre en petites touffes compactes, tres noirs sur le depot de calcaire blanchatre. Il travaillait lentement, pour ne pas s'ecorcher. Au bout d'une minute, il releva la tete, inspecta le chantier.
Tant qu'a faire le clown, il pouvait aussi s'arreter a ce point, laisser sa levre superieure ornee d'une vegetation irreguliere, vivace ici, ratiboisee la. Enfant, il ne comprenait pas pourquoi les adultes males ne tiraient jamais de leur systeme pileux un parti comique, pourquoi par exemple un homme qui decidait de sacrifier sa barbe le faisait en general d'un seul coup au lieu de proposer a l'hilarite de ses amis et connaissances, ne serait-ce qu'un jour ou deux, le spectacle d'une joue glabre et d'une autre barbue, d'une demi-moustache ou de rouflaquettes en forme de Mickey, bouffonneries qu'un coup de rasoir suffisait a effacer apres s'en etre diverti. Bizarre comme le gout de ce genre de caprice s'estompe avec l'age, lorsque precisement il devient realisable, pensa-t-il en constatant que lui-meme, en pareille occasion, se pliait a l'usage et n'envisageait pas d'aller dans cet etat de friche diner chez Serge et Veronique, pourtant de vieux amis qui ne s'en seraient pas formalises. Prejuge petit-bourgeois, soupira-t-il, et il continua d'actionner les ciseaux jusqu'a ce que le fond du verre a dents soit plein, le terrain propice au travail du rasoir.
Il fallait se hater, Agnes allait revenir d'un instant a l'autre, l'effet de surprise serait gache s'il n'avait pas termine a temps. Avec la hate joyeuse de qui emballe un cadeau a la derniere minute, il appliqua de la creme a raser sur la zone debroussaillee. Le rasoir crissa, lui arrachant une grimace; il ne s'etait pourtant pas coupe. De nouveaux flocons de mousse, piquetes de poils noirs mais beaucoup plus nombreux que tout a l'heure, tomberent dans la baignoire. Il recommenca deux fois. Bientot, sa levre superieure fut plus lisse encore que ses joues, du beau travail.
Bien que sa montre fut etanche, il l'avait retiree pour prendre son bain, mais l'operation n'avait pas dure, a son estimation, plus de six ou sept minutes. Pendant qu'il y mettait la derniere main, il avait evite de regarder dans la glace afin de se reserver la surprise, de se voir comme Agnes allait bientot le voir.
Il leva les yeux. Pas terrible. Le hale des sports d'hiver, a Paques, tenait encore un peu sur son visage, si bien que la place de la moustache y decoupait un rectangle d'une paleur deplaisante, qui paraissait meme faux, plaque: une fausse absence de moustache, pensa-t-il, et deja, sans abdiquer completement la bonne humeur malicieuse qui l'y avait pousse, il regrettait un peu son geste, se repetait mentalement qu'en dix jours le malheur serait repare. Tout de meme, il aurait pu se livrer a cette facetie a la veille des vacances plutot qu'apres, de maniere a etre integralement bronze et aussi a ce que la repousse soit plus discrete. Que moins de gens soient au courant.
Il secoua la tete. Bon, ce n'etait pas grave, il n'allait pas en faire une maladie. Et l'experience, au moins, aurait eu le merite de prouver que la moustache lui allait bien.
Prenant appui sur le rebord, il se leva, retira le bouchon de la baignoire qui commenca a se vider a grand bruit pendant qu'il s'enroulait dans la serviette-eponge. Il tremblait un peu. Devant le lavabo, il se frictionna les joues avec de l'after-shave, hesitant a toucher la place laiteuse de sa moustache. Quand il s'y resolut, un picotement lui fit crisper les levres: l'irritation d'une peau qui, depuis pres de dix ans, n'avait pas connu le contact de l'air libre.
Il detourna les yeux du miroir. Agnes n'allait plus tarder. Soudain, il decouvrit qu'il etait inquiet de sa reaction, comme s'il rentrait a la maison apres une nuit dehors passee a la tromper. Il gagna le salon ou il avait dispose sur un fauteuil les vetements qu'il comptait porter ce soir et les enfila avec une hate furtive. Dans sa nervosite, il tira trop fort sur un lacet de chaussure qui cassa. Un gargouillis vehement l'avertit, tandis qu'il pestait, que la baignoire avait fini de se vider. En chaussettes, il retourna a la salle de bains dont le carrelage mouille lui fit contracter les orteils, passa le jet de la douche sur les parois de la baignoire jusqu'a ce que le reste de mousse et surtout les poils aient entierement disparu. Il s'appretait a la recurer avec le produit range dans le placard sous le lavabo, pour eviter cette peine a Agnes, mais se ravisa a l'idee qu'il se conduirait moins, ce faisant, en mari prevenant qu'en criminel soucieux d'eliminer toute trace de son forfait. En revanche, il vida le verre a dents contenant les poils coupes dans la poubelle en fer-blanc dont une pedale commendait le couvercle, puis le rinca avec soin, sans racler cependant la couche de calcaire. Il rinca aussi les ciseaux, les essuya ensuite pour qu'ils ne rouillent pas. La puerilite de ce camouflage le fit sourire: a quoi bon nettoyer les instruments du crime quand le cadavre se voit comme le nez au milieu de la figure?
Avant de regagner le salon, il jeta un coup d'?il circulaire a la salle de bains, en evitant de se regarder dans la glace. Puis il mit un disque de bossa-nova des annees 50, s'assit sur le canape avec l'impression penible d'attendre dans l'antichambre d'un dentiste. Il ne savait pas s'il aimait mieux qu'Agnes rentre tout de suite ou soit retardee, lui laissant un moment de sursis pour se raisonner, ramener son geste a sa juste dimension: une plaisanterie, au pire une initiative malheureuse dont elle allait rire avec lui. Ou bien se declarer horrifiee, et ce serait drole aussi.
La sonnette de la porte retentit, il ne bougea pas.
Quelques secondes s'ecoulerent, puis la cle farfouilla dans la serrure et, du canape dont il n'avait pas bouge, il vit Agnes entrer dans le vestibule en poussant le battant du pied, les bras charges de sacs en papier. Il faillit crier, pour gagner du temps: «Ferme la porte! Ne regarde pas!» Avisant ses chaussures sur la moquette, il se pencha precipitamment sur elles, comme si la tache de les mettre pouvait l'absorber longtemps, lui eviter de montrer son visage.
«Tu aurais pu ouvrir», dit Agnes sans acrimonie, en le voyant au passage fige dans cette posture. Au lieu d'entrer dans le salon, elle alla tout droit vers la cuisine et, en tendant l'oreille, il ecouta, au fond du couloir, le bourdonnement leger du refrigerateur qu'elle ouvrait, les sacs froisses a mesure qu'elle en retirait ses achats, puis ses pas qui se rapprochaient. «Qu'est-ce que tu fabriques?
– Mon lacet est casse, marmonna-t-il sans relever la tete.
– Change de chaussures, alors.»
Elle rit, se laissa tomber sur le canape, a ses cotes.
Assis du bout des fesses, le buste rigidement incline sur les chaussures dont il detaillait les surpiqures sans les voir, il restait paralyse par l'absurdite de la situation: s'il avait fait cette blague, c'etait pour accueillir Agnes tout faraud, s'exhiber en plaisantant sa surprise et, le cas echeant, sa desapprobation, pas pour se recroqueviller en esperant differer aussi longtemps que possible le moment ou elle le verrait. Il fallait se secouer, vite, reprendre l'avantage et, encourage peut-etre par la peroraison gominee du saxophone sur le disque, il se leva d'un mouvement brusque, marcha en lui tournant le dos vers le couloir ou se trouvait le placard a chaussures.
«Si tu tiens a mettre celles-ci, lui cria-t-elle, on peut toujours faire un n?ud au lacet, en attendant d'en acheter une paire de rechange.
– Non, ca ira», repondit-il, et il sortit une paire de mocassins qu'il chaussa, debout dans le couloir, en forcant sur les empeignes. Au moins, pas de probleme de lacets. Il inspira profondement, passa la main sur son visage en s'attardant a la place de la moustache. C'etait moins choquant au toucher qu'a la vue, Agnes n'aurait qu'a beaucoup le caresser. Il se forca a sourire, surpris de constater qu'il y arrivait a peu pres, repoussa la porte du placard, la calant avec le carton qui l'empechait de bailler, et retourna au salon, la nuque un peu raide mais souriant, a visage decouvert. Agnes avait arrete le disque et le rangeait dans sa pochette.
«Il faudrait peut-etre y aller, maintenant», dit-elle en se tournant vers lui, avant d'abaisser doucement le couvercle de la platine dont le voyant rouge s'eteignit sans qu'il l'ait vue appuyer sur le bouton.
En descendant au sous-sol ou se trouvait le parking, elle verifia son maquillage dans la glace de l'ascenseur, puis le regarda, lui, d'un air approbateur, mais cette approbation, de toute evidence, portait sur son costume et non sur la metamorphose qu'elle n'avait toujours pas commentee. Il soutint son regard, ouvrit la bouche, la referma aussitot, ne sachant que dire. Durant le trajet en voiture, il resta silencieux, essayant mentalement plusieurs phrases d'amorce mais aucune ne lui parut satisfaisante: c'etait a elle de parler la premiere et du reste elle parlait, racontait une anecdote concernant un auteur de la maison d'edition ou elle travaillait, mais il l'ecoutait a peine et, ne parvenant pas a interpreter son attitude, fournissait une replique reduite au minimum. Bientot ils arriverent dans le quartier de l'Odeon, ou habitaient Serge et Veronique et ou, comme d'habitude, il s'avera presque impossible de se garer. Les embouteillages, le tour trois fois repete du meme pate de maisons lui donnerent un pretexte pour exhaler sa mauvaise humeur, frapper le volant du poing, hurler merde a l'intention d'un klaxonneur qui ne pouvait l'entendre. Agnes se moqua de lui et, conscient d'etre desagreable, il lui proposa de la deposer pendant que lui continuait a chercher une place. Elle accepta, descendit a hauteur de l'immeuble ou ils se rendaient, traversa la chaussee, puis, comme si elle se ravisait brusquement, retourna d'un pas vif vers la voiture a l'arret ou il attendait que le feu passe au vert. Il baissa la vitre, soulage a l'idee qu'elle allait, d'un mot tendre, cesser de le faire marcher, mais elle voulait seulement lui rappeler le code de la porte d'entree. Pret a la retenir, il se pencha vers la fenetre, mais elle s'eloignait deja en lui adressant par-dessus l'epaule un clin d'?il qui pouvait signifier «a tout de suite», «je t'aime», ou n'importe quoi d'autre. Il demarra, perplexe et agace, eprouvant fortement l'envie d'une cigarette. Pourquoi feignait-elle de n'avoir rien remarque? Pour repondre par une autre surprise a celle qu'il lui avait menagee? Mais justement, c'etait ca l'etonnant: elle n'avait pas du tout paru surprise, pas meme un instant, le temps de se reprendre, de se composer un visage naturel. Il l'avait bien regardee au moment ou elle le voyait, en remettant le disque dans sa pochette: pas un haussement de sourcil, une expression fugitive, rien, comme si elle avait eu tout le loisir de se preparer au spectacle qui l'attendait. Bien sur, on pouvait soutenir qu'il l'avait prevenue, elle avait meme dit, en riant, que ce serait une bonne idee. Mais il s'agissait forcement d'une parole en l'air, d'une fausse reponse a ce qui etait encore, dans son esprit, une fausse question. Impossible d'imaginer qu'elle l'avait pris au serieux, qu'elle avait fait les courses en se disant: il est en train de raser sa moustache, il faut qu'en le voyant je fasse comme si de rien n'etait. D'un autre cote, le sang-froid dont elle avait fait preuve etait encore moins croyable si elle ne s'y attendait pas. En tout cas, jugea-t-il, je lui tire mon chapeau. Joli coup.
Malgre l'embouteillage, son irritation diminuait, et par suite son malaise. L'absence de reaction d'Agnes, ou plutot la rapidite de sa reaction, trahissait l'etroite complicite qui les liait, un esprit de surenchere, d'improvisation blagueuse dont, au lieu de faire la tete, il convenait plutot de la feliciter. A malin, malin et demi, ca lui ressemblait bien, ca leur ressemblait bien et l'impatience lui venait a present, non pas d'elucider un malentendu, mais de jouir avec elle d'une entente quasi telepathique et d'y associer leurs amis. Serge et Veronique allaient rire, d'abord de sa nouvelle tete, ensuite du bateau monte par Agnes, de son enervement qu'il comptait bien avouer, detailler sans s'epargner en se presentant sous un jour deboussole et plaisamment scrogneugneu, en faisant mousser la reponse du berger a la bergere. A moins… a moins que la bergere, jamais a court d'idees, ne l'ait devance avec l'intention de mettre Serge et Veronique dans la confidence, d'exiger de leur part la meme attitude. C'etait lui, sans doute, qui lui avait propose de monter la premiere, mais s'il ne l'avait pas fait, elle le lui aurait peut-etre demande. Ou bien, tout comme lui, elle ne voyait que maintenant le parti a tirer de cette longueur d'avance. En fait, il l'esperait, ravi de poursuivre un jeu dont la drolerie, le cote ping-pong, lui paraissaient maintenant evidents. Il serait decu si elle n'y pensait pas, mais aucun doute, elle y pensait, l'occasion etait trop belle. Il l'imaginait a cet instant en train de faire la lecon a Serge et Veronique, Veronique gloussant, menacant d'attraper un fou rire a force de s'entrainer a prendre l'air naturel. Elle n'avait pas, loin de la, le talent de comedienne d'Agnes, son aplomb ni son gout du canular, elle se trahirait vite.
La perspective de ce gag, le plaisir qu'il prenait a s'en figurer le deroulement et les rates possibles dissipaient la gene qu'il avait eprouvee un moment plus tot. En prenant du recul, il s'etonnait de son desarroi, se reprochait sa mauvaise humeur; mais non, meme pas, elle s'integrait bien au jeu, il lui semblait presque, retrospectivement, l'avoir simulee aussi. Il palpa son visage, tendit le cou pour le regarder dans le retroviseur. Bon, ce n'etait pas tres heureux, cette levre superieure couleur champignon de Paris au milieu du bronzage, mais on allait en plaisanter, et puis la partie blanche se halerait, la partie halee palirait, surtout il se laisserait repousser la moustache; le seul motif d'enrager, s'il tenait vraiment a en trouver un, c'etait que l'automobiliste qui le suivait venait de prendre une place qu'il avait depassee sans y faire attention, occupe qu'il etait a se devisager.
Serge et Veronique furent a la hauteur. Ni coups d'?il appuyes, ni discretion ostentatoire, ils le regardaient en face, exactement comme d'habitude. Il les provoqua, pourtant, se debrouilla, sous pretexte de l'aider, pour se retrouver seul a la cuisine avec Veronique et la mettre a l'epreuve en la felicitant de sa bonne mine. Elle lui retourna le compliment: oui, il avait bronze, oui, il avait fait beau, tu es en forme, tu ne changes pas, toi non plus. Pendant le diner, tous les quatre parlerent ski, travail, amis communs, films nouveaux, avec tant de naturel que le gag, a la longue, perdait de son sel comme ces postiches trop parfaits qui, a force de ressembler a l'original, inspirent davantage de respect que de gaiete. De jouer si bien le jeu lui gachait le plaisir qu'il en avait escompte, il en aurait presque voulu a Veronique qu'il tenait, a priori, pour l'element defaillant du complot, et qui ne flanchait pas. Personne ne saisissait les perches de plus en plus grosses qu'il tendait, parlant du socialisme glabre impose par le gouvernement Fabius ou des moustaches dessinees a la Joconde par Marcel Duchamp et, en depit de la tension implicite que cette plaisanterie impeccablement filee imprimait au deroulement de la soiree, il se sentait triste comme un enfant qui, lors d'un repas familial en l'honneur de son prix d'excellence, voudrait que la conversation porte seulement sur cet evenement, souffre que les adultes, apres l'en avoir felicite n'y reviennent pas sans cesse, parlent d'autre chose, l'oublient. Le vin aidant, il se surprit lui-meme a oublier, l'espace d'une minute, qu'il avait rase sa moustache, que les autres feignaient de ne pas le remarquer et, lorsqu'il s'en rendait compte, jetait un coup d'?il au miroir surmontant la cheminee afin de… se persuader qu'il n'avait pas reve, que le phenomene, apparemment oublie de tous, persistait cependant, ainsi que la mystification dont il etait la victime consentante, la vedette lassee de son emploi d'Arlesienne. Cette persistance l'etonna d'autant plus qu'apres le diner, Serge, un peu emeche, se disputa avec Veronique, pour une raison futile qui d'ailleurs lui echappa. De telles disputes se produisaient souvent entre leurs hotes, nul n'y attachait d'importance. Veronique avait mauvais caractere et Agnes, qui la connaissait depuis toujours, s'amusait ouvertement de ses haussements d'epaules furieux, de ses replis vers la cuisine ou elle l'accompagnait pour mettre de l'huile sur le feu. Cette scene de menage, toutefois, faisait oublier la comedie de l'indifference a l'endroit de la moustache coupee, ce qui en soit etait comprehensible, mais devint plus bizarre quand l'incident fut clos. Car la tension ne se resorbait pas tout a fait et Veronique, vexee, faisant ostensiblement secession, il semblait logique qu'elle se desolidarise avec eclat d'une blague dont l'entente generale etait la condition. Or, elle ne le fit pas. Il chercha le moyen de la pousser a denoncer un pacte que, toute a sa colere, elle avait peut-etre completement oublie, mais n'en trouva que de grossiers qui auraient conclu lourdement un gag auquel Agnes avait peut-etre prevu une chute brillante. Veronique manifestant qu'elle en avait assez et souhaitait les voir partir pour se chamailler dans l'intimite, il devint clair pourtant qu'il n'y aurait pas de chute, que le gag s'arretait la, ne serait pas commente par ses interpretes, se felicitant mutuellement et riant de bon c?ur comme il l'avait espere. Sa deception enfantine s'accentua, l'agacement revint. Meme s'il trouvait une facon spirituelle de remettre l'affaire sur le tapis, il n'y avait guere de chance a present que sa sortie trop longtemps differee soit accueillie par autre chose qu'un enjouement rechauffe, prouvant que le plaisir qu'on avait pu prendre a jouer cette comedie etait depuis longtemps retombe, remplace par une indifference non stimulee et pour lui frustrante.
Agnes, dans la voiture, ne revint pas davantage sur la question. Sans doute regrettait-elle que sa blague ait fait long feu, au point que jusque sur le palier tous se soient accordes tacitement a ne pas la ranimer, mais elle ne le montrait pas, commentait gaiement le diner, le caractere de cochon de Veronique, persiflait a son habitude. Et bien qu'il n'attendit pas d'elle un etalage de confusion, ce refus d'evoquer, meme incidemment, le petit evenement de la soiree, lui parut presque agressif, comme si, un comble, elle lui en voulait a lui de l'enlisement de sa plaisanterie. Il detestait etre fache contre Agnes, aurait voulu l'aimer sans aucune reticence, si breve et ephemere fut-elle; et, de fait, l'amour qu'ils se portaient allait de pair avec un sens de l'humour a usage prive qui suffisait en general a desamorcer les conflits. S'agissant d'un caprice aussi benin, un minimum de recul aurait du le prevenir contre toute irritation. Malgre quoi l'attitude d'Agnes l'irritait, et meme reveillait l'angoisse inexplicable, l'impression diffuse d'etre en faute qu'il avait eprouvees au sortir de la salle de bains. C'etait ridicule, evidemment, il pouvait bien jouer le jeu encore cinq minutes si cela amusait Agnes, mais il allait finir par lui en vouloir, il le pressentait, alors autant arreter. Seulement, c'etait a elle de faire le premier pas et tant pis si, ayant trop tarde, il ne lui restait rien de mieux a sortir qu'un banal «ca ne te va pas mal, tu sais», il suffisait qu'elle le dise gentiment. Meme si elle trouvait ca moche, d'ailleurs, le tout etait de le dire. Mais apparemment, elle ne voulait pas. Tete de mule, pensa-t-il.
Depuis deux minutes, elle avait cesse de parler, regardait droit devant elle avec une petite moue boudeuse, l'air de lui reprocher son manque d'attention. Il l'adorait ainsi, le front bute sous la frange, soudain enfantine. Son mecontentement disparut d'un coup, balaye par une vague d'attendrissement un peu goguenard, celui de l'adulte qui cede au caprice d'une gamine en faisant remarquer que c'est le plus intelligent qui s'arrete le premier.
A un feu rouge, il se pencha sur elle et, du bout des levres, suivit le contour de son visage. Comme elle tendait la tete en arriere pour lui offrir son cou, il remarqua qu'elle souriait, pensa dire: «Tu as gagne.» Il prefera frotter, en tordant le nez, sa levre superieure lisse contre la peau, remontant de la clavicule au lobe de l'oreille, et murmurer: «ca change, non?»
Elle soupira doucement, posa la main sur sa cuisse tandis qu'il s'ecartait a regret pour passer du point mort en premiere. Apres qu'ils eurent traverse le carrefour, elle demanda a mi-voix:
«Qu'est-ce qui change?»
Il pinca les levres, refusant de se laisser aller a l'impatience.
«Pouce.
– Quoi, pouce?
– S'il te plait…, implora-t-il comiquement.
– Mais quoi, qu'est-ce qu'il y a?»
Tournee vers lui, elle le devisageait avec une curiosite si bien jouee, tendre, un peu inquiete, qu'il craignait, si elle continuait, de vraiment lui en vouloir. Il avait fait le premier pas, cede sur toute la ligne, elle devait comprendre que ca ne l'amusait plus, qu'il avait envie de parler tranquillement.
S'efforcant de poursuivre sur le ton de l'adulte qui raisonne une fillette entetee, il declara avec emphase:
«Les plaisanteries les meilleures sont les plus courtes.
– Mais quelle plaisanterie?
– Arrete!» coupa-t-il avec une brusquerie qu'il regretta aussitot. Il reprit doucement:
«Stop.
– Qu'est-ce qu'il y a?
– Arrete, s'il te plait. Je te demande d'arreter.» Il avait cesse de sourire, elle aussi.
«Bon. Arrete-toi, dit-elle. Tout de suite. Ici.» Il comprit qu'elle parlait de la voiture, obliqua sechement vers le couloir de bus et coupa le contact, pour donner plus de poids a son injonction d'en finir. Mais elle parla la premiere:
«Explique-moi.»
Elle paraissait si deconcertee, choquee meme, qu'il se demanda un instant si elle n'etait pas sincere, s'il se pouvait que, pour quelque raison incroyable, elle n'ait rien remarque. Mais aucune raison incroyable ne faisait l'affaire, il etait meme grotesque de se poser la question, et encore plus de la lui poser.
«Tu n'as rien remarque? demanda-t-il quand meme.
– Non. Non, je n'ai rien remarque et tu vas m'expliquer tout de suite ce que j'aurais du remarquer.»
C'etait la meilleure, pensa-t-il: le ton determine, presque menacant, de la femme qui va faire une scene, sure de son bon droit. Mieux valait abandonner, elle se lasserait comme les enfants quand on cesse de faire attention a eux. Mais elle n'avait plus sa voix d'enfant. Il hesita, finit par soupirer: «Rien», et avanca la main vers la cle de contact. Elle la retint.
«Si, ordonna-t-elle. Dis-moi.»
Il ne savait meme pas quoi dire. Enfoncer le clou, prononcer les quelques mots qu'Agnes, poussee par une lubie quelconque, voulait a toute force lui faire prononcer semblait soudain difficile, vaguement obscene.
«Mais enfin, ma moustache», finit-il par lacher en boulant les syllabes.
Voila. Il l'avait dit.
«Ta moustache?»
Elle fronca les sourcils, mimant a la perfection la stupeur. Il l'aurait applaudie ou giflee.
«Je t'en prie, arrete, repeta-t-il.
– Mais arrete, toi! - Elle criait presque: Qu'est-ce que c'est que cette histoire de moustache?»
Il prit sa main, sans douceur: la porta a ses levres, appliqua les phalanges un peu raides, crispees, a la place de la moustache. A ce moment, les phares de l'autobus qui arrivait derriere eux les eblouirent. Lachant la main, il demarra, se deporta au milieu du boulevard.
«Il circule tard, ce bus…», observa-t-il betement, pour faire une pause, en pensant a la fois qu'ils avaient quitte tot Serge et Veronique et que, comme c'etait parti, la pause ne servait a rien. Agnes, qui tenait sa scene, revenait deja a la charge.
«J'aimerais que tu m'expliques. Tu veux te faire pousser la moustache, c'est ca?
– Mais enfin, touche, bon dieu! cria-t-il en reprenant sa main, qu'il pressa de nouveau sur sa bouche. Je viens de la raser, tu ne sens pas? Tu ne vois pas?»
Elle retira sa main, eut un petit rire bref, moqueur et sans gaiete, qu'il ne lui connaissait pas.
«Tu te rases tous les jours, non? Deux fois par jour.
– Arrete, merde.
– C'est monotone, comme gag, observa-t-elle sechement.
– Ta specialite, non?»
Elle ne repondit pas, et il pensa qu'il avait touche juste. II accelera, decide a se taire jusqu'a ce qu'elle mette fin a cette histoire idiote. C'est le plus intelligent qui s'arrete le premier, se repeta-t-il, mais la phrase avait perdu sa nuance de gronderie affectueuse, s'installait pesamment dans sa tete que les syllabes martelaient avec une sorte d'imbeciiite rageuse. Agnes continuait a se taire et, lorsqu'il la regarda a la derobee, le desarroi de son visage le frappa comme une mechancete. Jamais il ne l'avait vue ainsi, odieuse et apeuree. Jamais elle n'avait joue la comedie avec cette vehemence. Pas une fausse note, du grand art, et pourquoi? Pourquoi faire ca?
Ils resterent silencieux le reste du trajet, dans l'ascenseur aussi et meme une fois entres dans la chambre ou ils se devetirent chacun de son cote, sans se regarder. De la salle de bains ou il se brossait les dents, il l'entendit rire, d'une maniere qui appelait une question, et il ne la posa pas. Mais au son de ce rire, sans hargne, presque pouffe, il devina qu'elle voulait faire machine arriere. Et quand il revint dans la chambre, elle lui souriait, deja couchee, avec une expression de timidite rouee, repentante et sure du pardon qui rendait presque inimaginable celle qu'il avait surprise dans la voiture. Elle regrettait; bien sur, il allait se montrer bon prince.
«A mon avis, dit-elle, Serge et Veronique sont deja reconcilies. On pourrait peut-etre faire comme eux.
– C'est une idee», repondit-il en souriant a son tour, et il se glissa dans le lit, la prit dans ses bras, a la fois soulage qu'elle depose les armes et soucieux d'avoir le triomphe modeste. Les yeux fermes deja, serree contre lui, elle emit un petit grognement de plaisir et pressa son epaule de la main comme pour donner le signal du sommeil. Il eteignit la lumiere.
«Tu dors?» dit-il un peu plus tard.
Elle repondit immediatement, a voix basse mais distincte:
«Non.
– A quoi penses-tu?»
Elle rit doucement, comme avant de se coucher. «A ta moustache, bien sur.»
II y eut un moment de silence, un camion passa dans la rue, faisant trembler les vitres, puis elle reprit, hesitante:
«Tu sais, tout a l'heure, dans la voiture…
– Oui?
– C'etait drole, mais j'ai eu l'impression que si tu continuais… j'allais avoir peur.»
Silence. Il avait les yeux grands ouverts, certain qu'elle aussi.
«J'ai eu peur», murmura-t-elle.
Il deglutit sechement.
«Mais c'est toi qui as continue…
– S'il te plait, implora-t-elle en serrant sa main aussi fort que possible. Je t'assure, ca me fait peur.
– Alors ne recommence pas», dit-il en l'enlacant, avec l'espoir inquiet de calmer la machine, qu'il sentait prete a se remettre en marche. Elle le sentit aussi, s'arracha a son etreinte d'un geste violent, alluma la lumiere.
«C'est toi qui recommences, cria-t-elle. Ne fais plus jamais ca!»
Il vit qu'elle pleurait, la bouche affaissee, le dos secoue de frissons. Impossible de simuler ca, pensat-il affole, impossible qu'elle ne soit pas sincere. Impossible aussi qu'elle le soit, ou alors elle perdait la raison. Il la saisit aux epaules, bouleverse par son tremblement, par la contraction de ses muscles. La frange cachait ses yeux, il la releva, degageant le front, prit son visage entre ses mains, pret a tout pour qu'elle cesse d'avoir mal. Elle begaya:
«Qu'est-ce que c'est que cette histoire de moustache?
– Agnes, murmura-t-il, Agnes, je l'ai rasee. Ce n'est pas grave, ca repoussera. Regarde-moi, Agnes. Qu'est-ce qui se passe?»
Il repetait chaque mot, doucement, chantonnant presque tout en la caressant, mais elle s'ecarta de nouveau, les yeux ecarquilles, comme dans la voiture, la meme progression.
«Tu sais bien que tu n'as jamais eu de moustache. Arrete ca, s'il te plait.» Elle criait: «S'il te plait. C'est idiot, s'il te plait, ca me fait peur, arrete ca… Pourquoi fais-tu ca?» chuchota-t-elle pour finir.
Il ne repondit pas, accable. Que pouvait-il lui dire? D'interrompre ce cirque? Pour reprendre le dialogue de sourds? Que se passait-il? Des blagues deroutantes, qu'elle faisait parfois, lui revenaient a l'esprit, l'histoire de la porte muree… Soudain, il repensa au diner chez Serge et Veronique, a leur obstination a feindre de ne rien voir. Que leur avait-elle dit, et pourquoi? Que voulait-elle?
Ils avaient souvent les memes idees en meme temps. Ca ne rata pas et, a l'instant ou elle ouvrit la bouche, il comprit que l'avantage reviendrait a celui qui poserait la question le premier. A elle, donc.
«Si tu t'etais rase la moustache, Serge et Veronique l'auraient remarque, non?»
Imparable. Il soupira:
«Tu leur as dit de faire semblant.»
Elle le fixa, pupilles dilatees, bouche beante, aussi visiblement horrifiee que s'il la menacait avec un rasoir.
«Tu es fou, siffla-t-elle. Completement fou.» Il ferma les yeux, paupieres serrees au point de se faire mal sur l'espoir absurde, quand il les rouvrirait, qu'Agnes serait endormie, le cauchemar passe. Il l'entendit bouger, repousser les draps, elle se levait. Et si elle etait folle, si elle avait une hallucination, que faire? Entrer dans son jeu, prononcer des paroles apaisantes, la bercer en disant: «Mais oui, tu as raison, je n'ai jamais eu de moustache, je te faisais marcher, pardonne-moi…»? Ou bien lui prouver qu'elle delirait? L'eau coula dans la salle de bains. Quand il ouvrit les yeux, elle s'approchait du lit, un verre a la main. Elle avait enfile un tee-shirt et semblait plus calme.
«Ecoute, dit-elle, on va telephoner a Serge et Veronique.»
Cette fois encore, elle le devancait, assurait son avantage en faisant une proposition d'une certaine facon raisonnable, qui le placait, lui, en position de defense. Et si elle les avait persuades de concourir a la mystification, s'ils avaient persevere pendant tout le diner, rien n'assurait qu'ils ne s'y tiendraient pas au telephone. Mais pourquoi? Pourquoi? Il ne comprenait pas.
«A cette heure?» demanda-t-il, conscient de commettre une faute, d'avancer un pretexte de convention futile pour se derober a une epreuve qu'il prevoyait dangereuse pour lui.
«Je ne vois pas d'autre solution.» Sa voix, soudain, reprenait de l'assurance. Elle tendit la main vers le telephone.
«Ca ne prouvera rien, murmura-t-il. Si tu les as prevenus…»
Il regretta, a peine formulee, cette precaution defaitiste et, soucieux de reprendre l'initiative par un acte d'autorite, s'empara lui-meme de l'appareil. Agnes, assise au bord du lit, le laissa faire sans protester. Ayant forme le numero, il compta quatre sonneries, puis on decrocha; il reconnut la voix ensommeillee de Veronique.
«C'est moi, dit-il avec brusquerie. Desole de te reveiller, mais j'ai un renseignement a te demander. Tu te rappelles ma tete? Tu l'as bien vue ce soir?
– Non, fit Veronique.
– Tu n'as rien remarque?
– Pardon?
– Tu n'as pas remarque que je ne portais plus de moustache?»
– Tu deconnes ou quoi?»
Agnes, qui avait pris l'ecouteur, fit un geste qui signifiait clairement: «Tu vois bien…» et dit, impatientee: «Passe-la-moi.» Il lui tendit le combine, dedaignant l'ecouteur qu'elle lui offrait en echange, pour bien marquer le peu de valeur qu'il attachait a un test de toute maniere truque.
«Veronique?» dit Agnes. Un temps, puis elle reprit: «Justement, je te le demande. Ecoute: suppose que je t'ai fait jurer de dire, quoi qu'il arrive, qu'il n'a jamais eu de moustache. Tu me suis?»
Elle agita l'ecouteur dans sa direction, comme pour lui ordonner de le prendre et, furieux contre lui-meme, il obeit.
«Bien, continua-t-elle. Si je t'ai demande ca, considere que c'est annule, oublie tout et repondsmoi franchement: oui ou non, est-ce que tu l'as deja vu avec une moustache?
– Non. Evidemment non. Et puis…» Veronique s'interrompit, on entendit la voix de Serge sur fond de gresillement, puis une sorte d'aparte, main posee sur le combine, enfin Serge prit l'appareil:
«Vous avez l'air de bien vous amuser, dit-il, mais nous, on dort. Salut.»
Ils entendirent le declic, Agnes raccrocha lentement.
«On s'amuse bien, en effet, commenta-t-elle. Tu vois?»
Il la regarda, egare.
«Tu leur as dit.
– Appelle qui tu veux. Carine, Paul, Bernard, quelqu'un a ton agence, n'importe qui.»
Elle se leva, prit un carnet d'adresses sur la table basse et le jeta sur le lit. Il comprit qu'en le ramassant, en le feuilletant, en cherchant quelqu'un d'autre a appeler, il reconnaitrait sa defaite, meme si c'etait absurde, impossible. Quelque chose, ce soir, s'etait detraque, qui l'obligeait a prouver l'evidence, et ses preuves n'etaient pas probantes, Agnes les avait faussees. Il se mefiait du telephone a present, pressentant sans pouvoir en imaginer les modalites une conspiration ou il tenait sa place, un gigantesque canular pas drole du tout. Tqut en rejetant l'hypothese extravagante selon laquelle Agnes aurait appele tous les amis figurant dans son carnet d'adresses pour leur faire jurer sous un pretexte quelconque d'assurer, quoi qu'elle dise, meme si elle les pressait de se retracter, qu'il n'avait jamais porte de moustache, il devinait qu'en appelant Carine, Bernard, Jerome, Samira, il obtiendrait la meme reponse, qu'il fallait repousser cette ordalie, quitter ce terrain mine et se reporter sur un autre ou il aurait l'initiative, une possibilie de controle.
«Ecoute, dit-il, nous avons bien des photos quelque part. Celles de Java, tiens.»
Sortant du lit, il fouilla dans le tiroir du secretaire, en retira le paquet des photos de leurs dernieres vacances. Ils figuraient tous deux sur bon nombre d'entre elles.
«Alors?» dit-il en lui en tendant une.
Elle jeta un coup d'?il, leva les yeux sur lui, la lui rendit. Il la regarda: c'etait bien lui, vetu d'une chemise de batik, les cheveux colles sur le front par la sueur, souriant et moustachu.
«Alors?» repeta-t-il.
Elle ferma les yeux a son tour, les rouvrit, repondit d'une voix lasse: «Qu'est-ce que tu veux prouver?»
Il voulut dire «arrete», encore une fois, argumenter, mais se rappela, soudain epuise lui aussi, que tout allait recommencer, revenir a la case depart, c'est le plus intelligent qui s'arrete le premier, autant baisser les bras, attendre que ca passe.
«O.K., dit-il en laissant tomber la photo sur la moquette.
– Dormons», dit Agnes.
D'une petite boite en cuivre, disposee sur la table de chevet, elle sortit une plaque de somniferes, avala un comprime et lui en donna un, avec le verre d'eau.
Il la rejoignit sur le lit, eteignit la lumiere, ils ne se touchaient pas. Un peu apres, elle effleura le dos de sa main, sous les draps, et il caressa la sienne du bout des doigts, quelques instants. Il sourit machinalement, dans le noir. Au repos, l'esprit abandonne, glissant vers le sommeil, il ne parvenait plus vraiment a lui en vouloir, elle y allait fort, mais c'etait elle, il l'aimait ainsi, avec son grain de folie, comme quand elle telephonait a une amie en disant: «Mais qu'est-ce qui se passe?… Eh bien, ta porte…, oui, ta porte, comment, tu n'as pas vu?… Je t'assure, a la place de ta porte, en bas, il y a un mur de briques… Mais non, plus de porte… Mais si, je te jure, je suis a la cabine du carrefour… Si, des briques…», et ainsi de suite, jusqu'a ce que l'amie, incredule mais quand meme troublee, descende dans le hall de son immeuble, remonte ensuite appeler Agnes chez elle et dire: «Ah, c'est malin!» «C'est malin…», murmura-t-il tres bas, pour lui-meme, et ils s'endormirent.
Il se reveilla a onze heures du matin, la tete lourde et la bouche pateuse, a cause du somnifere. Sous le reveil, Agnes lui avait laisse un mot: «A ce soir. Je t'aime.» Les photos de Java gisaient, eparpillees sur la moquette au pied du lit, il en ramassa une qu'il regarda longuement: Agnes et lui, vetus de clair, serres l'un contre l'autre dans un cyclopousse dont le conducteur, derriere eux, souriait de toutes ses dents rougies par le betel. Il tacha de se rappeler qui avait pris la photo, sans doute un passant, sur leur demande; chaque fois qu'il confiait ainsi son appareil a un inconnu, il craignait vaguement que celui-ci ne detale a toutes jambes, mais cela ne s'etait jamais produit. Il se passa la main sur le visage, comme tumefie par le sommeil trop lourd. Ses doigts s'attarderent sur le menton, retrouvant la sensation de picotement familiere, hesitant a s'aventurer jusqu'a la levre superieure. Quand enfin il s'y decida, il n'eprouva aucune surprise, car il ne se figurait pas avoir reve la veille, mais le contact, pourtant identique a celui des joues, lui fut desagreable. Il regarda de nouveau la photo du cyclopousse, puis se leva et passa dans la salle de bains. Tant qu'a s'etre reveille tard, il allait prendre son temps, s'offrir le luxe d'un bain au lieu de son habituelle douche matinale.
Pendant que l'eau coulait, il telephona a l'agence pour dire qu'il arriverait en debut d'apres-midi. Cela posait d'autant moins de probleme, paradoxalement, qu'ils etaient en pleine charrette et travaillaient plutot tard le soir. Il faillit interroger Samira au sujet de sa moustache, mais se ravisa: ca suffisait comme ca, les puerilites.
Il ne se rasa pas dans son bain, mais devant le lavabo, en prenant soin de ne pas toucher aux poils naissants de sa moustache que, decidement, il laisserait repousser. La preuve etait faite qu'il ne s'aimait pas sans.
Dans la baignoire, il reflechit. Sans lui en vouloir vraiment, il comprenait mal l'obstination d'Agnes a perseverer dans un canular dont la drolerie, honnetement, s'epuisait au bout de cinq minutes. Bien sur, comme il le lui avait dit, les plaisanteries tordues etaient une de ses specialites. Sans meme parler du coup de la porte muree, qu'il avait trouve carrement morbide, sa facon de mentir l'avait toujours etonne. Agnes, comme tout le monde, pratiquait a l'occasion de petits mensonges interesses, pour s'excuser de ne pouvoir venir a un diner ou de n'avoir pas fini un travail a temps, mais au lieu de dire par exemple qu'elle etait malade, que sa voiture venait de tomber en panne ou qu'elle avait egare son agenda, mettait une conviction totalement disproportionnee a soutenir, plutot que des arguments bidon mais vraisemblables, des contreverites manifestes. Si un ami avait attendu son coup de fil tout l'apres-midi, chez lui, elle ne disait pas qu'elle avait oublie, que le telephone sonnait occupe ou ne repondait pas, ce qui pouvait apres tout laisser supposer qu'il etait en derangement, mais assurait, les yeux dans les yeux, a l'ami en question qu'elle l'avait bien appele, qu'elle lui avait parle, ce qu'il savait pertinemment etre faux et obligeait, soit a imaginer qu'a la suite d'une erreur, et pour une raison mysterieuse, un inconnu s'etait fait passer pour l'interlocuteur qu'il n'etait pas, soit a accuser cet interlocuteur de mensonge, ce qu'Agnes ne manquait pas de faire implicitement, en tablant sur l'invraisemblance de l'explication comme gage de sa sincerite. Pourquoi, en effet, inventer une excuse aussi saugrenue? Cette strategie desorientait, elle s'en vantait d'ailleurs, apres coup, racontait autour d'elle ce genre d'exploits, mais lorsqu'une de ses victimes, pour la confondre, lui rappelait ces aveux, elle repondait que oui, elle le faisait souvent, mais la non, elle le jurait, elle ne mentait pas, et elle s'y tenait si bien qu'on etait force, sinon de la croire, du moins de capituler en bougonnant, faute de quoi la discussion pouvait s'eterniser sans qu'elle devie jamais de sa these. L'hiver precedent, ils avaient passe un week-end a la campagne, chez Serge et Veronique, dans une maison au chauffage assez vetuste, ou les chambres ne pouvaient etre maintenues a une temperature raisonnable que si chaque radiateur fonctionnait seulement a mi-regime, sans quoi les plombs sautaient. La frileuse Agnes avait evidemment commence par pousser le radiateur de leur chambre au maximum, evidemment les plombs avaient saute. Elle ne s'etait pas decouragee mais, apres trois coupures de courant successives, apres trois sermons ou Serge lui avait represente la necessite de sacrifier un peu de son confort a l'interet collectif, semblait s'etre enfin resignee. Les hotes du week-end avaient passe dans la grande salle commune une soiree paisible qu'aucun incident n'etait venu troubler, meme apres qu'Agnes fut allee se coucher, la premiere. Chacun s'attendait a dormir dans une piece decemment chauffee, d'ou consternation generale en decouvrant des radiateurs eteints, des chambres glaciales. Le doute n'etait pas permis, le forfait signe: apres avoir endormi la mefiance de ses compagnons de week-end, Agnes avait traitreusement coupe le chauffage a tous les autres afin de pouvoir monter le leur au maximum et se prelassait dans une etuve ou, semblait-il, elle n'imaginait pas un instant que ses victimes furieuses viendraient la reveiller pour lui demander des comptes. Jusqu'au bout, contre toute vraisemblance, elle plaida non coupable, s'indignant qu'on la soupconne d'une action aussi noire. «Alors, qui l'a fait?» repetait Veronique, exasperee. «Je ne sais pas, pas moi en tout cas» et elle ne voulut jamais en demordre. On avait fini par en rire, elle aussi, mais sans avouer, sans meme fournir d'explication de rechange telle que dereglement de la chaudiere ou intrusion d'un cambrioleur qui se serait amuse a tripoter les boutons des radiateurs.
De fait, considere froidement, le coup de la moustache n'etait ni plus ni moins etonnant que celui-ci, ou celui des briques. La difference tenait a ce qu'ils l'avaient tous deux pousse plus loin, qu'il lui avait emboite le pas jusqu'a l'hostilite, et aussi a ce qu'il etait cette fois la victime. D'ordinaire, elle le rendait tacitement complice de sa mauvaise foi sans replique, pour laquelle il montrait une indulgence affectueuse, admirative meme. Bizarre d'ailleurs, pensa-t-il, qu'en cinq ans de vie commune elle ne lui ait jamais applique ce traitement, comme s'il representait a ses yeux un tabou. Pas si bizarre, en fait. Il savait tres bien qu'il y avait deux Agnes: l'une sociable, brillante, toujours en representation, dont les foucades, le comportement imprevisible finissaient par seduire a force de naturel et, meme s'il ne l'avouait pas, le rendaient tres fier d'elle; l'autre connue de lui seul, fragile et inquiete, jalouse aussi, capable de fondre en larmes pour un rien, de se pelotonner dans ses bras, et qu'il consolait. Elle avait son autre voix alors, hesitante, mievre presque, qui l'aurait agace en public mais temoignait, dans l'intimite de leur couple, d'un abandon bouleversant. En y reflechissant, dans l'eau qui refroidissait, il comprenait avec deplaisir ce qui l'avait le plus trouble dans la scene de la veille: pour la premiere fois, Agnes avait introduit un des numeros de son cirque mondain dans leur sphere protegee. Pire encore, afin de lui donner plus de poids, elle avait exploite pour faire ce numero le registre de voix, d'intonations, d'attitudes, reserve au domaine tabou ou cessait en principe toute comedie. Violant une convention jamais formulee, elle l'avait traite comme un etranger, inversant les positions en sa defaveur avec toute la virtuosite acquise a force de pratiquer ce sport, et de facon presque haineuse: il se rappelait son visage chavire d'angoisse, ses larmes. Elle avait vraiment paru effrayee, elle l'avait vraiment, en toute conviction, accuse de la persecuter, de l'effrayer deliberement, sans raison. Sans raison, justement… Pourquoi avait-elle fait cela? De quoi voulait-elle le punir? Pas d'avoir rase sa moustache, tout de meme. Il ne la trompait pas, ne la trahissait en rien, et l'examen de sa conscience ne le rassurait pas, impliquant qu'elle sanctionnait une faute que lui-meme ignorait. A moins qu'elle n'ait voulu le tourmenter gratuitement ou, plus vraisemblablement, qu'elle ne se soit pas rendu compte. Lui-meme, du reste, ne s'en rendait vraiment compte que maintenant, a tete reposee. Il fallait faire la part de l'ivresse legerement perverse qu'on doit eprouver a manipuler quelqu'un, a le faire tourner sur lui-meme, de plus en plus vite, jusqu'au moment de lui rendre son aplomb et de dire: «C'etait bien, non?» Mais vraiment, elle y etait allee fort en s'assurant contre lui, meme sous pretexte de farce, la complicite de Serge et Veronique. Qu'ils aient accepte, eux, tenu leur role comme elle le demandait, c'etait comprehensible, ils pensaient se preter a un jeu entre eux deux, une de ces plaisanteries privees dont ils etaient coutumiers, et non la premiere escarmouche serieuse d'une sorte de guerilla conjugale. Non, il ne fallait pas exagerer. Ils avaient un peu bu, c'etait fini, elle ne recommencerait plus. Mais tout de meme, sans exagerer, cela faisait mal, c'etait une trahison, la premiere. Son expression bouleversee de la veille repassait devant ses yeux, ses larmes de theatre, aussi vraies que les vraies, et la faille qu'elles creusaient dans leur confiance mutuelle. Et voila, pensa-t-il, j'exagere encore, stop.
Il sortit du bain, s'ebroua, decide a oublier l'incident. Il se promit de ne jamais le lui reprocher, meme s'il y avait motif a reproche… et non, aucun motif, c'etait classe, on n'en reparlait plus.
En s'habillant, cependant, il songea qu'il avait ete bien stupide, pas seulement d'entrer dans le jeu, mais d'y avoir manque de presence d'esprit au moment du coup de telephone. Agnes avait man?uvre pour appeler d'abord Serge et Veronique, puis, sur son objection qu'elle avait pu leur faire la lecon, bluffe en proposant d'appeler n'importe qui d'autre. Et lui, comme un imbecile, avait eu l'impression d'une fatalite qui le ferait desavouer par tout le monde ce soir-la, alors qu'elle n'avait pu, materiellement, prevenir que Serge et Veronique. Depuis le moment ou, avant de partir diner, elle l'avait vu avec sa moustache coupee, ils ne s'etaient quittes que dix minutes, le temps qu'il se gare. Elle avait mis ce delai a profit pour sermonner Serge et Veronique, mais il etait exclu qu'elle ait aussi fait la tournee telephonique de tous leurs amis pour leur donner la consigne. Il s'etait fait avoir. D'autant que ce matin, si elle voulait, elle avait tout le temps de mettre dans son camp, un par un, tous les gens qu'ils connaissaient. L'idee, a peine eclose, le fit sourire: le simple fait de l'avoir eue, d'imaginer Agnes tissant une conspiration telephonique pour les besoins d'un canular evente… Tiens, il le lui dirait, elle en rirait aussi et peut-etre, par ce biais plaisant, comprendrait-elle sans qu'il ait a faire aucun reproche a quel point ce qu'elle pensait etre une blague innocente avait pu l'affecter. Mais non, mieux valait qu'elle ne perde pas la face, si peu que ce fut; il ne le lui dirait pas, il n'en reparlerait plus, c'etait fini.
Il comprit, en arrivant a l'agence, que ce n'etait pas fini. Penches sur une maquette, Jerome et Samira leverent la tete en l'entendant entrer, mais n'eurent aucune reaction. Jerome lui fit signe d'approcher, l'instant d'apres ils etaient tous les trois en train de repartir la tache, car le client voulait que le projet lui soit presente le lundi suivant et qu'on etait encore loin du compte, il allait falloir mettre un coup de collier.
«J'ai un diner ce soir, expliqua Samira, mais je me debrouillerai pour repasser apres.» Il la regarda droit dans les yeux, elle sourit, lui ebouriffa gentiment les cheveux de la main et ajouta: «Dis donc, tu n'as pas l'air tres frais, tu dois faire des folies de ton corps, toi.» Puis le telephone sonna, elle saisit le combine et, comme Jerome avait quitte la piece, il se retrouva seul, stupide, les doigts tatonnant sur les ailes du nez. Il prit place devant sa table, commenca d'examiner les plans qu'il empechait de s'enrouler avec le plat de la main. Puis il les bloqua en placant sur les coins des cendriers et des vide-poches et travailla. Il repondit plusieurs fois au telephone, l'esprit ailleurs, incapable de construire avec les pensees, toutes precises, qui flottaient dans sa tete, une hypothese qu'il aurait voulue aussi coherente, fonctionnelle et anodine que le batiment social dont le projet les mobilisait. Est-ce qu'Agnes les avait appeles, eux aussi? Absurde et surtout il voyait mal Jerome ou Samira, debordes de travail, se laissant expliquer le role qu'ils devaient tenir dans une plaisanterie idiote. Ou bien, a la rigueur, ils auraient dit «d'accord», n'y auraient plus pense et, a son arrivee, auraient tout de meme montre leur surprise. Est-ce que, tout simplement, ils ne remarquaient rien? De frequentes visites aux toilettes, dans le cours de l'apres-midi, des stations prolongees devant le miroir surmontant le lavabo l'assurerent que, meme distraits, meme myopes, et ils ne l'etaient d'ailleurs pas, des gens avec qui il travaillait tous les jours depuis deux ans, qu'il voyait souvent, a titre amical, en dehors de l'agence, ne pouvaient pas ignorer le changement survenu dans son apparence. Mais le ridicule de poser la question l'arretait.
Vers huit heures, il telephona a Agnes pour dire qu'il rentrerait tard. «Ca va? demanda-t-elle.
– Ca va. Du boulot par-dessus la tete, mais ca va. A plus tard.»
Il ne parla guere, sinon avec Jerome, un quart d'heure, de la maquette. Le reste du temps, chacun resta rive a sa table, l'un fumant comme un sapeur, l'autre caressant a rebrousse-poil sa levre superieure. Le manque de tabac lui pesait plus que d'habitude. Mais, une fois fumee son unique cigarette quotidienne, economisee sur le dejeuner qu'il n'avait pas pris, il se raisonna. Il connaissait trop bien le cycle qui avait eu raison de ses resolutions precedentes: d'abord on demande des bouffees autour de soi, puis, une fois de temps en temps, une cigarette entiere, puis Jerome arrivait a l'agence avec un paquet de plus, clignant de l'?il et disant: «Tu te sers, mais tu arretes de m'emmerder» et, au bout d'une semaine, il rachetait des paquets. Apres deux mois deja d'abstinence, la fin du tunnel approchait, quoique les pessimistes vous disent toujours qu'il faut compter trois ans avant d'estimer le combat gagne. Tout de meme, une cigarette calmerait ses nerfs, l'aiderait a se concentrer sur son travail. Il y pensait autant qu'a sa moustache, a la comedie qu'on lui jouait, en venait a associer le contact du filtre sur ses levres, le gout de la fumee, a la resolution du banal mystere qui l'obsedait et, du meme coup, a un regain d'interet pour les plans etales devant lui. Il finit par en demander une a Jerome qui, trop absorbe, lui tendit le paquet sans meme plaisanter et, bien sur, il n'en tira aucun des benefices qu'il s'en promettait. Son esprit continuait a battre la campagne.
Un peu avant onze heures, Samira, qui s'etait eclipsee pour aller a son diner, telephona pour demander qu'on lui ouvre dans dix minutes: l'agence donnait sur l'arriere-cour d'un immeuble dont la porte d'entree fermait a partir de huit heures et ne comportait ni code ni interphone. Il pensa a l'histoire des briques et, saisissant l'occasion, sortit en s'etirant pour attendre Samira dans la rue. Il pleuvait, le bureau de tabac, en face, allait fermer. Il traversa, entra en se glissant sous le rideau de fer a demi abaisse et demanda des cigarettes. Pour Jerome, bien sur, qui serait bientot a court. Le patron comptait l'argent dans sa caisse et, l'ayant reconnu d'un bref coup d'?il, le salua. Il se regarda dans la glace, entre les bouteilles alignees sur les etageres, s'adressa a lui-meme un sourire fatigue. Le patron, qui levait la tete a ce moment, le lui rendit machinalement, avec la monnaie.
Dans la rue, il fuma une autre cigarette, furieux contre lui-meme, l'ecrasa en voyant arriver Samira. Elle brandissait une bouteille de vodka, qu'elle avait achetee en venant. «On va en avoir besoin, j'ai l'impression», dit-elle.
La porte cochere franchie, il appuya sur l'interrupteur mais la minuterie devait etre detraquee car la lumiere ne vint pas. Au moment d'entrer dans la cour, en vue de la baie eclairee derriere laquelle on pouvait voir le dos de Jerome, penche sous la lampe d'architecte, il retint Samira par le bras.
«Attends.»
Elle s'immobilisa, sans se retourner vers lui. Peut-etre croyait-elle qu'il voulait l'embrasser, il aurait pu placer les mains sur ses epaules, approcher les levres de sa nuque, elle se serait probablement laisse faire.
«Agnes t'a appelee? demanda-t-il d'une voix mal assuree.
– Agnes? Non, pourquoi?»
Pivotant d'un quart de tour, elle le regarda, etonnee.
«Ca ne va pas? Qu'est-ce qu'il y a?
– Samira…»
Il respira tres fort, cherchant ses mots.
«Si Agnes t'a appelee, je t'en prie, dis-le-moi. C'est important.»
Elle secoua la tete.
«Tu as des ennuis avec Agnes? Tu as une drole de tete.
– Tu ne remarques rien?
– Si, tu as une drole de tete.»
Il fallait qu'il se force a poser la question, explicitement. Si ridicule que cela paraisse. Samira s'etait rapprochee, attentive, deja compatissante, difficile de croire qu'elle jouait la comedie. Il aurait voulu leur dire d'arreter, tous, qu'il en avait assez. Il s'assit sur les premieres marches de l'escalier qui desservait l'immeuble donnant sur la rue, se prit la tete entre les mains. Le froissement de l'impermeable, le craquement du bois l'informerent qu'elle s'asseyait a cote de lui. Elle dit: «Qu'est-ce qui ne va pas?», le bouton de la minuterie cassee luisait faiblement derriere son epaule. Il se releva en s'ebrouant.
«Ca va passer. Je crois que je vais rentrer.» Puis: «Ne dis rien a Jerome», dit-il avant de pousser la porte du bureau, en s'effacant pour la laisser passer.
Il alla chercher son manteau, dit qu'il ne se sentait pas bien, qu'il reviendrait le lendemain pour terminer, Jerome bougonna sans vraiment l'ecouter, il lui serra la main, embrassa Samira en lui serrant fortement l'epaule pour dire ne t'inquiete pas, c'est juste un passage a vide, il sortit, se retrouva dans la rue deserte, le tabac etait ferme a present. En glissant la main dans la poche de sa veste, il trouva les cigarettes achetees pour Jerome, hesita a revenir a l'agence les lui donner et ne le fit pas.
Agnes, en l'attendant, regardait un vieux film au cine-club de la televison. «Ca va? dit-elle - Ca va», et il s'assit pres d'elle, sur le canape. Le film etant commence depuis pres d'une heure, elle lui resuma le debut sur un ton d'amusement paresseux qu'il jugea affecte. Cary Grant jouait un medecin dynamique qui tombait amoureux d'une jeune femme enceinte, la sauvait du suicide, lui redonnait gout a la vie et l'epousait. Cependant, jaloux de sa reussite, les autres medecins de la ville ou il exercait menaient une cabale contre lui, fouillant dans son passe ou, semblait-il, certains episodes douteux pouvaient le faire radier de l'Ordre. Il etait difficile de savoir si les soupcons a son egard etaient fondes ou non, ce qui rendait vaguement suspecte son idylle douceatre avec la jeune premiere: on se demandait s'il l'aimait vraiment ou s'il l'epousait pour mener a bien une quelconque machination. Les deux intrigues, de toute facon, ne semblaient pas avoir grand rapport. Il les suivait avec une attention hebetee, certain, sans ceder au desir de le verifier, qu'Agnes l'observait du coin de l'?il. Bientot, il y eut une scene de proces ou fut devoile le secret de Cary Grant: a ce qu'il comprit, on lui reprochait d'avoir exerce la medecine dans un village voisin ou, pour endormir la mefiance des habitants a l'egard du corps medical, il se faisait passer pour boucher, ceci jusqu'au jour ou une de ses clientes, qu'il soignait en feignant de lui vendre des steaks, decouvrait son diplome de medecin, s'indignait de la supercherie, et il devait quitter le village sous peine d'etre lynche. «C'est fou», gloussa Agnes, lorsqu'il se defendit en expliquant qu'il vendait la viande au prix coutant, sans tirer aucun benefice de cette activite paramedicale. Cary Grant, en outre, avait une sorte d'homme de main, un vieux type aux gestes tres lents qui le suivait partout, sans rien dire, jusque dans les salles d'operation. Sa presence conferait a ce melo medical une touche bizarre, comme empruntee a ces films d'epouvante ou les savants fous, mais Cary Grant n'avait rien d'un savant fou, sont flanques d'un bossu grimacant qui claudique sous l'orage en transportant des cadavres chipes a la morgue. D'autant que le mysterieux assistant, accuse d'etre un assassin, se mettait a raconter calmement, dans le detail, qu'il avait eu autrefois un ami et une petite amie, mais s'etait apercu que son ami etait egalement le petit ami de sa petite amie, alors ils s'etaient battus et, en le voyant, lui, rentrer seul au village, couvert de sang, comme on n'avait pas retrouve le corps de son ami, on l'avait condamne a quinze ans de bagne. «Mais, s'etonnait le juge, on n'a jamais retrouve le corps?» «Si, repondait poliment l'assistant, je l'ai retrouve, moi, quinze ans plus tard, en sortant de prison, derriere la vitrine d'un restaurant ou il mangeait une soupe, une soupe de pois, je crois. Je lui ai demande pourquoi il n'avait pas dit qu'il etait vivant et, sa reponse n'etant pas satisfaisante, je l'ai frappe jusqu'a ce qu'il meure, estimant que j'avais paye pour cet acte et qu'il etait donc juste que je l'accomplisse. Mais le tribunal n'a pas ete de cet avis et, cette fois, j'ai ete pendu.» Pendu, puis plus ou moins ressuscite par Cary Grant qui, blanchi par cette touchante explication, ainsi que par le caractere non lucratif de son commerce de viande, triomphait modestement, a la fin du film, en dirigeant avec entrain l'orchestre des joyeux infirmiers de l'hopital.
Le mot fin apparut, salue par les applaudissements du concert, puis la speakerine vint leur souhaiter une bonne nuit. Ils resterent cependant assis sur le canape, cote a cote, les yeux fixes sur l'ecran deserte. Agnes passa sur une autre chaine, mais il n'y avait plus rien. Le film, surtout pris en route, laissait une impression curieuse, on sentait que les divers elements qui le composaient ne s'accordaient pas ensemble, que l'histoire realiste et gnangnan de la fille-mere et du souriant docteur jurait avec celle du village de fous ou on lynchait le boucher en s'apercevant qu'il etait medecin, ou les gens commettaient des meurtres apres avoir purge la peine qui les sanctionnait, et il lui semblait presque qu'au lieu de regarder le film ils l'avaient compose tous les deux au fur et a mesure, sans se concerter, ou bien chacun s'efforcant de saper le travail de l'autre, comme on realiserait un cadavre exquis en desirant qu'il soit rate pour enerver les autres participants. C'etait probablement ainsi, songea-t-il, qu'avaient travaille les scenaristes, en se tirant dans les pattes. La neige continuait a tomber sur l'ecran, cela durerait toute la nuit. Il regretta de n'avoir pas de magnetoscope, pour continuer.
«Bon, dit enfin Agnes en appuyant sur la telecommande et en faisant disparaitre la neige, je vais me coucher.»
Il resta un moment assis sur le canape, pendant qu'elle se deshabillait, disparaissait dans la salle de bains. Il ne s'etait pas rase ce soir, n'avait rien mange de la journee, ses mains etaient moites. En plus, il avait fume trois cigarettes. Cependant, il semblait que tout rentrait dans l'ordre, qu'on n'allait plus parler de la moustache et, a tout prendre, cela valait mieux. Agnes traversa le salon, nue. «Tu viens dormir? dit-elle, de la chambre. J'ai sommeil.» Pourquoi, malgre tout, ne s'expliquait-elle pas? Si elle avait appele tous leurs amis dans la journee, il y avait bien une raison, un canular collectif, quelque chose comme une surprise d'anniversaire, sauf que ce n'etait pas son anniversaire. Il avait senti, pendant le film, qu'elle le surveillait, et maintenant elle allait se coucher tranquillement. «Je viens», repondit-il, mais avant de la rejoindre, il se dirigea a son tour vers la salle de bains, saisit sa brosse a dents, la reposa, s'assit sur le rebord de la baignoire, regarda autour de lui. Ses yeux s'arreterent sous le lavabo, a la petite poubelle de metal dont il souleva le couvercle, du bout du pied. Vide, sauf un bout de coton qui avait du servir a Agnes pour se demaquiller, tout a l'heure. Evidemment, elle avait fait disparaitre les preuves. Il gagna la cuisine, a la recherche d'un sac-poubelle plein, mais il n'y en avait pas.
«Tu as descendu la poubelle?», cria-t-il, conscient qu'il aurait beau prendre l'air innocent et naturel, sa question paraitrait forcement cousue de fil blanc.
Pas de reponse. Il retourna dans le salon, repeta sa question.
«Oui, merci, ne t'en fais pas», dit Agnes d'une voix molle, comme si elle dormait deja. Tournant les talons, il se dirigea vers la porte d'entree qu'il referma discretement derriere lui, descendit au rezde-chaussee, jusqu'au renfoncement, sous l'escalier de service, ou on entreposait les poubelles. Vide aussi, la concierge avait deja du les sortir sur le trottoir. Oui, d'ailleurs, il les avait remarquees en rentrant de l'agence.
Elles y etaient encore. Il commenca a fouiller, a la recherche d'un sac qui put etre le leur. Il en eventra plusieurs, en plastique bleu, avec ses ongles. Curieux comme il est facile de reconnaitre sa poubelle, pensa-t-il en tombant sur des bouteilles de yaourt a boire, des emballages froisses de plats surgeles, ordures de nantis, et de nantis bohemes qui mangent rarement chez eux. Ce constat lui procurait un vague sentiment de securite sociologique, celui d'etre bien dans sa case, reperable, reconnaissable, et il vida le tout sur le trottoir, avec une sorte d'allegresse. Il trouva vite le sac, plus petit, qu'on placait dans la poubelle de la salle de bains, en retira des cotons-tiges, deux tampax, un vieux tube de dentifrice, un autre de tonique pour la peau, des lames de rasoir usagees. Et les poils etaient la. Pas tout a fait comme il l'avait espere, nombreux mais disperses alors qu'il imaginait une touffe bien compacte, quelque chose comme une moustache tenant toute seule. Il en ramassa le plus possible, qu'il recueillit dans le creux de sa main. Quand il en eut rassemble un petit monticule, moins qu'il ne pensait en avoir coupe, mais quand meme, il remonta. Il entra sans bruit dans la chambre, la main tendue en coupelle devant lui et, s'asseyant sur le lit a cote d'Agnes apparemment endormie, alluma la lampe de chevet. Elle gemit doucement puis, comme il lui secouait l'epaule, cligna des yeux, grimaca en voyant la main ouverte devant son visage.
«Et ca, dit-il rudement, qu'est-ce que c'est?» Elle prit appui sur le coude, plissant les yeux maintenant a cause de la lumiere trop vive.
«Qu'est-ce qui se passe? Qu'est-ce que tu as dans la main?
– Des poils, dit-il en se retenant de rire mechamment.
– Oh, non! Non, tu ne vas pas recommencer…
– Les poils de ma moustache, poursuivit-il. Tu peux regarder.
– Tu es fou.»
Elle avait dit cela calmement, comme un constat.
Aucune trace de l'hysterie de la veille. Un instant, il pensa qu'elle avait raison; aux yeux de n'importe quel etranger qui les surprendrait, il avait l'air d'un fou furieux, penche sur sa femme, lui ecrasant presque sur la figure une main pleine de poils qu'il etait alle recuperer dans une poubelle. Mais peu importait, il avait la preuve.
«Et qu'est-ce que c'est cense prouver? demandat-elle, tout a fait reveillee. Que tu avais une moustache, c'est bien ca?
– C'est ca.»
Elle reflechit un moment, puis dit en le regardant dans les yeux, doucement et fermement:
«Il faut que tu ailles voir un psychiatre.
– Mais c'est toi, bon dieu, qui dois aller voir un psychiatre!»
Il marchait de long en large dans la piece, le poing ferme sur sa touffe de poils. «C'est toi qui telephones a tout le monde pour qu'on fasse semblant de ne se tendre compte de rien! Qui est-ce qui a prevenu Serge et Veronique? et Samira? et Jerome?…» Il allait ajouter: «…et le patron du tabac», mais se retint.
«Tu te rends compte, demanda posement Agnes, de ce que tu es en train de raconter?»
Il se rendait compte, oui. Ca ne tenait pas debout, bien sur. Mais rien ne tenait debout.
«Et ca, alors? repeta-t-il en ouvrant de nouveau sa main, comme pour se convaincre lui-meme. C'est quoi, ca?
– Des poils, repondit-elle. Puis elle soupira: Les poils de ta moustache, que veux-tu que je te dise? Laisse-moi dormir, maintenant.»
Il claqua la porte, se tint un moment debout au milieu du salon a regarder ses poils, puis s'etendit sur le canape. Il sortit de sa poche le paquet de cigarettes achete pour Jerome, les retira une a une pour y ranger les poils. Ensuite, il fuma une cigarette, attentif aux volutes de la fumee, mais elle n'avait pas de gout. Machinalement, il ota ses vetements qu'il jeta par terre, sur la moquette, alla chercher une couverture dans le placard du couloir et decida d'essayer de dormir sans penser a rien.
C'etait la premiere fois qu'ils faisaient chambre a part: leurs querelles, lorsqu'ils en avaient, se deroulaient dans le lit conjugal, comme l'amour, et n'en differaient guere. Cette separation nocturne le troublait plus encore que la mauvaise foi hostile dont faisait preuve Agnes. Il se demandait si elle allait venir le rejoindre pour faire la paix, se blottir dans ses bras, le rassurer et se laisser rassurer par lui en disant «c'est fini, c'est fini», en le repetant longtemps, jusqu'a ce qu'ils s'endorment tous les deux, et ce serait vraiment fini. Incapable de dormir, il se representait la scene: il entendrait d'abord la porte de la chambre, tiree tres doucement, ses pas sur la moquette, qui se rapprocheraient du canape, puis elle entrerait dans son champ de vision, s'agenouillerait a hauteur de son visage, et il tendrait la main pour caresser ses seins, remonter le long de son cou, vers sa nuque. Elle se coucherait pres de lui, repeterait «c'est fini», et lui se repetait tout cela, reprenait depuis le debut, depuis le bruit de la porte. Il lui semblait entendre ses pas fouler la moquette, il aurait voulu embrasser ses orteils, ses talons, ses mollets, l'embrasser tout entiere. Dans cette version-la, il se levait meme pour aller a sa rencontre, dans la pale clarte venue de la fenetre. Ils se faisaient face, debout, nus, bientot l'un contre l'autre, et c'etait fini. Ou encore il se tenait deja debout, a l'attendre, tout pres de la porte. Il pourrait meme aller la rejoindre, lui, etrange qu'il n'y ait pas pense plus tot, il allait se lever… Mais non, il ne pouvait pas, s'il le faisait tout allait recommencer, il penserait au paquet vide de ses cigarettes, poserait des questions, on n'en sortirait pas. Mais si elle venait, elle, qu'est-ce que ca changerait? Le paquet plein de poils serait toujours la, sur la table basse, temoin de la scene grotesque qu'elle l'avait oblige a faire, il faudrait bien qu'ils en reparlent. Et s'ils n'en reparlaient plus, jamais plus, s'il se rendait, disait d'accord, je n'ai jamais eu de moustache, si ca te fait plaisir?… Mais non, ca non plus, il ne fallait pas le dire, seulement ne plus en parler, il n'en parlerait pas, ni elle non plus, elle viendrait juste se coucher contre lui, etre chaude contre lui, il repetait la scene a nouveau, la variait, sentait son corps, et c'est exactement ce qui se passa, il n'en fut pas surpris, elle avait pense, desire la meme chose que lui, au meme moment, tout rentrait dans l'ordre. La porte s'ouvrait, tres doucement, ses orteils, ses talons effleuraient la moquette. Il entendait maintenant le tic-tac du reveil, c'etait le seul bruit dans la piece, avec leurs souffles a eux, legers, confondus enfin lorsque agenouillee devant le canape elle effleura ses levres, respira plus fort quand il saisit ses seins, promena ses mains le long de ses flancs, sur ses hanches, sur ses fesses, entre ses fesses, et son souffle devenait une douce plainte, elle balayait son epaule de ses cheveux, embrassait son epaule, mordait son epaule, il sentait couler sur son epaule sa salive et ses larmes, et il pleurait aussi, l'attirait tout entiere dans ses bras pour qu'elle s'allonge, mele ses jambes aux siennes, s'ecarte et fasse peser ses seins sur sa bouche, se redresse, cambree, avance son ventre vers sa bouche qui l'embrassait maintenant, embrassait l'interieur de ses cuisses, les tendons qui reliaient ses cuisses a son sexe ou il plongeait la langue, enfoncee le plus loin possible, un instant sortie pour sucer ses levres, replongee a nouveau dans la joie de l'entendre gemir au-dessus de lui, lever les bras pour mieux s'ouvrir, les rejeter en arriere, derriere son dos, pour prendre dans ses mains son sexe a lui, le faire aller et venir entre ses doigts pendant qu'il la sucait, la faisait crier, criait lui aussi en elle, certain qu'elle l'entendait, que ses plaintes vibraient a l'interieur d'elle comme les cordes vocales dans sa bouche, et sa bouche a lui ne pouvait etre ailleurs, ne serait jamais plus ailleurs, quoi qu'il arrive, il le lui repetait, bouche en elle, nez en elle, front en elle, oreilles ouvertes aux cris qui s'echappaient d'elle, et elle criait «c'est toi, c'est toi», le repetait, le lui faisait repeter en meme temps qu'elle, en elle, de plus en plus fort, c'etait lui, c'etait elle, et, le criant, il voulait la voir crier ca, ses mains quittaient les hanches, montaient vers son visage, il ecartait les cheveux, la regardait dans l'ombre, au-dessus de lui, les yeux ouverts, la prenait aux epaules, la renversait dos contre son ventre, sexe dans sa bouche, cheveux entre ses jambes arc-boutees, tous deux formant un pont, de plus en plus tendu, de plus en plus arque au-dessus du canape, dans la nuit, et ils tomberent par terre en repetant c'est toi, se roulerent, agenouilles maintenant, face a face, mains tendues effleurant le visage, en relevant les contours, les larmes roulaient sur leurs mains, sur leurs joues, elle dit viens, l'attira vers elle, en elle, ils se tiraient les cheveux, se mordaient en baisant, ensemble dans son ventre, mordaient les mots entre leurs dents qui brillaient dans l'ombre: toi, c'est toi, toujours toi, ils ne disaient rien d'autre, toujours sur le meme ton, il n'y avait que ca a dire, meme muets ils l'auraient dit, leurs yeux s'ouvraient plus grand encore que leurs bouches, pour se reconnaitre, etre surs, surs de l'etre et que l'autre l'etait, surs d'etre la, nulle part ailleurs, jamais plus ailleurs, jamais plus un autre, seulement toi, toi, c'est bien toi, ils continuerent a le dire plus doucement, longtemps apres avoir joui, melanges, en sueur, jusqu'a ce qu'en soupirant, en souriant, en l'aimant, elle tende la main, a tatons, vers le paquet de cigarettes et qu'il retienne sa main et dise non.
Docilement, sans demander d'explication, elle interrompit son geste. Puis ils parlerent, serres l'un contre l'autre sous la couverture, jusqu'au matin. Elle dit, mais il le savait deja, qu'elle ne le faisait pas marcher. Elle le jura, et il repondit qu'elle n'avait pas besoin de jurer, qu'il en etait sur, meme si ce genre de choses etait dans ses habitudes. Dans ses habitudes, oui, mais pas avec lui, pas comme ca, pas cette fois, il fallait qu'il la croie, qu'elle le croie. Bien sur ils se croyaient, ils se croyaient vraiment, mais alors que croire? Qu'il devenait fou? Qu'elle devenait folle? Ils se serraient plus fort en osant dire cela, se lechaient, ils savaient qu'il ne fallait pas arreter de faire l'amour, de se toucher, sans quoi ils ne pourraient plus se croire ni meme en parler. Le lendemain matin, s'ils se separaient, tout risquait de recommencer, ne pouvait que recommencer. Ils flancheraient, forcement, douteraient a nouveau l'un de l'autre. Elle dit qu'a premiere vue, tout cela semblait impossible, mais que c'etait peut-etre une chose qui arrivait parfois. Mais a qui? A personne, ils ne connaissaient personne, n'avaient entendu parler de personne a qui ce fut arrive de croire porter une moustache et de n'en porter pas. Ou bien, corrigea-t-elle, de croire que l'homme qu'on aime n'en porte pas alors qu'il en porte une. Non, on n'avait jamais entendu parler de ca. Mais ce n'etait pas de la folie, ils n'etaient pas fous, il devait s'agir d'un etat passager, une sorte d'hallucination, peut-etre le debut d'une depression nerveuse. J'irai voir un psychiatre, dit-elle. Pourquoi toi? Si quelqu'un est frappe, repondait-il, c'est moi. Pourquoi? Parce que les autres pensent comme toi, ils croient aussi que je n'ai jamais eu de moustache, donc c'est moi qui me detraque. Nous irons tous les deux, dit-elle en l'embrassant, peut-etre qu'au fond c'est un truc courant. Tu crois? Non. Moi non plus. Je t'aime. Et ils se repeterent qu'ils s'aimaient, se croyaient, se faisaient confiance, meme si c'etait impossible, que repeter d'autre?
Le matin, en preparant le cafe, il jeta a la poubelle le paquet de cigarettes contenant les poils coupes. Nu dans la cuisine, regardant hoqueter la cafetiere, il eut peur de le regretter plus tard, d'avoir sacrifie sa seule piece a conviction si le proces reprenait, s'ils n'etaient plus d'accord pour faire front ensemble. Peur aussi de se demander si elle ne l'avait pas aime, rassure, serre contre elle cette nuit pour endormir sa mefiance et le pousser a ce geste. Mais il ne fallait pas commencer a penser ainsi, c'etait fou, et traitre surtout a l'egard d'Agnes.
En prenant le cafe, a la lumiere du jour qui entrait a flots dans le salon, ils eviterent le sujet, parlerent du film de la veille. Vers onze heures, il fallut qu'il parte pour l'agence, bien qu'on fut samedi: le projet devait etre pret pour lundi, Jerome et Samira l'attendaient. Malgre la difficulte qu'il eprouvait a prononcer ce mot, il dit a Agnes, sur le pas de la porte, tres vite, qu'il faudrait penser a cette histoire de psychiatre. Elle repondit qu'elle s'en occuperait, sur le ton dont elle aurait annonce qu'elle commanderait un repas chinois chez le traiteur d'en bas.
«Tu te negliges», dit Jerome en observant qu'il n'etait pas rase. Il ne repondit rien, se contenta de sourire. Hormis cette remarque et une raillerie distraite de Samira quand il lui demanda une cigarette, le debut de la journee se deroula sans incident notable. Si, comme cela semblait a present avere, il souffrait d'hallucinations, peut-etre d'un debut de depression nerveuse, mieux valait ne pas mettre tout le monde au courant, eviter de provoquer dans son dos des chuchotements compatissants du style: «Pauvre vieux, il ne tourne pas rond en ce moment…» L'affaire allait se tasser, il en etait certain, autant qu'elle ne se repande pas, ne lui colle pas a l'agence, aupres des clients, une reputation de malade dont il aurait du mal a se debarrasser par la suite. Aussi veilla-t-il a ne commettre aucun impair. Samira semblait avoir oublie sa conduite etrange de la veille, au pire elle l'attribuerait a un conflit conjugal; il avait bien fait de ne pas pousser plus loin, de ne pas lui poser la question fatale - alors que, sur le moment, il s'etait reproche sa lachete. En un sens, il s'en tirait bien: son delire, si delire il y avait, demeurait discret, puisque l'incomprehensible desaccord portait sur un fait passe et qu'a moins d'evoquer celui-ci, ce dont il se gardait bien, rien dans son apparence presente ne risquait de le trahir. Se regardant dans la glace, se palpant, il voyait sa levre superieure ornee d'un poil vivace, celui d'un homme pas rase, pas encore d'un moustachu, et c'etait peut-etre disgracieux mais apparemment reconnu par tout le monde, ce qui le rassurait. Il commencait meme a penser que l'affaire pourrait en rester la, qu'il n'etait pas necessaire d'aller voir un psychiatre: il suffisait, s'agissant de son ex-moustache, de se rallier a ce qui semblait etre l'opinion generale, et de ne plus en parler. L'opinion generale, bien sur, n'etait pas tres largement representee. S'il faisait le compte des temoins a charge, il y avait Agnes, Serge et Veronique, Jerome et Samira, plus un certain nombre de personnes qu'il avait forcement croisees depuis moins de 48 heures et a qui son visage etait familier. Il s'efforca de les compter aussi: le patron du tabac d'en face, le coursier de l'agence qui etait passe a deux reprises la veille, un locataire de l'immeuble rencontre dans l'ascenseur, et personne ne lui avait fait de remarque. Cependant, raisonna-t-il, si lui-meme, croisant quelqu'un qu'i! connaissait a peine, observait qu'il avait rase sa moustache, irait-il aussitot lui en parler comme d'une affaire d'etat? Certainement pas et, qu'on l'impute au quant-a-soi ou a l'inattention, le silence de ces figurants n'avait rien d'etonnant.
Tout en travaillant, en mordillant un feutre, il luttait contre la tentation de faire au moins un test sur quelqu'un qui le connaissait bien, de poser la question une derniere fois, avant de la classer ou plutot d'en saisir le psychiatre. Car le probleme se reposerait quelle que soit la reponse. Soit le cobaye repondait que non, il n'avait jamais porte de moustache, et non seulement cela confirmait qu'il traversait un acces de folie, mais encore cela portait cette folie a la connaissance d'une personne supplementaire, alors que jusqu'a present seule Agnes en etait vraiment informee. Soit l'interlocuteur repondait que bien sur, il l'avait toujours connu moustachu, quelle drole de question, et alors, forcement, Agnes etait coupable. Ou bien folle. Non, coupable, puisqu'il fallait qu'elle se soit assure la complicite des autres. Ce qui revenait d'ailleurs au meme, car une telle culpabilite, une blague poussee si loin, si methodiquement, jusqu'a la conspiration, impliquait une forme de folie. Qu'il fasse la preuve de son propre delire ou de celui d'Agnes, il n'en tirait de toute maniere aucun benefice, sinon celui d'une certitude deplaisante dans l'un et l'autre cas. Et, en realite, superflue: il lui suffisait d'examiner sa carte d'identite pour verifier que, sur la photo, il portait bel et bien une epaisse moustache noire. N'importe quelle personne consultee sur ce point ne pourrait que confirmer le temoignage de ses yeux. Donc dementir Agnes. Donc prouver qu'elle etait folle ou bien cherchait a le rendre fou. Mais, hypothese d'ecole, a supposer qu'il soit devenu fou, lui, au point de plaquer une moustache imaginaire sur dix ans de sa vie et sur une photo d'identite, cela voulait dire qu'Agnes de son cote se tenait exactement le meme raisonnement, le croyait fou furieux, pervers mental ou les deux. En depit de quoi, en depit de sa scene extravagante avec les poils recuperes dans la poubelle, elle etait venue le rejoindre sur le canape, l'avait assure de son amour, de sa confiance, envers et contre tout, et cela meritait bien qu'il lui fasse confiance en retour, non? Si, sauf que la confiance ne pouvait etre reciproque, qu'obligatoirement l'un des deux mentait ou deraisonnait. Or, il savait bien que ce n'etait pas lui. Donc, c'etait Agnes, donc leur etreinte cette nuit etait une duperie de plus. Mais si, par extraordinaire, ce n'etait pas le cas, alors elle avait ete heroique, sublime d'amour et il lui fallait se montrer a la hauteur. Mais…
Il secoua la tete, alluma une cigarette, furieux de se laisser enfermer dans ce cercle vicieux. Incroyable, tout de meme, qu'il soit si difficile de trouver un arbitre pour les departager sur un point aussi objectif, une evidence qui devait s'imposer a tout le monde.
Mais, en y reflechissant, ou residait la difficulte? Au risque que l'arbitre soit vendu a la partie adverse? Il suffisait, pour la tourner, de s'adresser au premier venu, a un passant dans la rue, qu'Agnes n'avait materiellement pas pu circonvenir. Ce qui, du meme coup, reduisait l'autre probleme, savoir le caractere genant de la question. Posee a un ami, a une relation de travail, elle le ferait passer pour cingle. A un inconnu aussi bien, mais c'etait sans consequence, le tout etait de choisir quelqu'un qu'il ne reverrait jamais. Il ramassa sa veste, dit qu'il sortait prendre l'air.
Il etait trois heures de l'apres-midi. Le soleil brillant, les magasins fermes, on aurait pu se croire en ete, ou tout au moins un dimanche. Il eprouvait toujours un sentiment de vacance a travailler a l'agence durant le week-end, de meme qu'a ne pas le faire un jour de semaine. Son metier permettait ce genre de fantaisies, qui lui faisaient apprecier l'organisation libre et legere de sa vie et, a cet instant, il trouvait plutot drole, accorde a cette legerete, qu'une telle bizarrerie en menace l'equilibre. La veste jetee sur les epaules, il descendit a pas lents la rue Oberkampf quasiment deserte et lorsqu'enfin il croisa un petit vieux, porteur d'un cabas d'ou depassait une botte de poireaux, sourit en se representant son air ahuri s'il lui demandait poliment de bien vouloir regarder sa carte d'identite, dire si oui ou non il portait une moustache sur la photo. Il croirait qu'on se moquait de lui, s'indignerait peut-etre. Ou bien, s'il ne le prenait pas mal, il repondrait par une blague a ce qu'il supposerait en etre une. Ca aussi, c'etait un risque a ne pas sous-estimer. Il se demanda comment lui-meme reagirait en pareille circonstance, realisant avec inquietude qu'il dirait sans doute n'importe quoi, faute de trouver une repartie spirituelle. C'est vrai, que peut-on repondre de
Il avait soif, obliqua vers un cafe ouvert sur le boulevard Voltaire, puis se ravisa. Il etait sur, s'il entrait, de ne pas poser la question. Mieux valait rester dehors, afin de pouvoir quitter au plus vite son interlocuteur, qu'elle que soit l'issue de la tentative.
Il s'assit sur un banc, oriente vers la chaussee, esperant que quelqu'un viendrait l'y rejoindre, engagerait la conversation. Mais personne ne vint. Un aveugle palpait la colonne du feu qui reglait la circulation sur le boulevard et il se demanda comment il s'y prenait pour savoir s'il etait rouge ou vert. Au bruit des voitures sans doute, mais comme il en passait tres peu, i! pouvait se tromper. Il se leva, toucha avec precaution le bras de l'aveugle en proposant de l'aider a traverser. «Vous etes bien aimable», dit le jeune homme, car c'etait un jeune homme, avec lunettes vertes, canne blanche et polo caca d'oie boutonne jusqu'au cou, «mais je reste sur ce trottoir.». Il lacha son bras, s'eloigna en songeant qu'il aurait pu lui demander a lui, au moins il ne risquait pas d'etre abuse par sa vue. Une autre idee lui vint aussitot, qui le fit sourire. Chiche, pensa-t-il, sachant deja qu'il allait le faire. Seul probleme: il n'avait pas de canne blanche. Mais apres tout, certains aveugles la dedaignent, sans doute par amour-propre. Craignant que ses yeux ne le trahissent, il se rappela qu'il avait dans sa poche des lunettes de soleil et les chaussa. C'etaient des RayBan, il doutait d'avoir jamais vu un aveugle en porter, mais d'une certaine maniere, il etait logique qu'un aveugle refusant la servitude de la canne blanche arbore egalement des lunettes a pretention decorative. Il fit quelques pas sur le boulevard, hesitant a dessein, les mains legerement tendues vers l'avant, le menton tres haut, et s'obligea a fermer les yeux. Deux voitures passerent, une moto demarra, assez loin, puis un bruit s'approcha. Il dut tricher un peu pour identifier, entrouvant les yeux. Une jeune femme qui poussait un landau avancait dans sa direction. Il referma les-yeux, apres s'etre assure que le veritable aveugle avait quitte les parages, se promit de ne pas les rouvrir avant que ce soit fini, de ne pas rire non plus et s'approcha a tatons, de maniere a couper ce qu'il presumait etre la trajectoire de la jeune mere. Du pied, il heurta le landau, dit «pardon, monsieur» et, en avancant la main jusqu'a toucher la capote en tissu plastifie, demanda poliment: «Pourriez-vous, s'il vous plait, me rendre un petit service?» La jeune femme mit du temps a repondre; peut-etre, en depit de sa meprise calculee, n'avait-elle pas compris qu'il etait aveugle. «Bien sur», dit-elle enfin, tout en deviant un peu le landau afin de ne pas lui ecraser le pied, mais aussi de poursuivre son chemin. Il garda la main sur la capote, les yeux fermes et, en commencant a marcher, se jeta a l'eau. «Voila, dit-il. Comme vous voyez, je suis aveugle. J'ai trouve, il y a cinq minutes, ce qui me semble etre une carte d'identite, ou un permis de conduire. Je me demande si c'est celle d'un passant qui l'aurait egaree ou bien celle d'un ami que j'ai vu tout a l'heure. J'aurais pu l'empocher par megarde. Si vous vouliez bien me decrire le visage sur la photo, je saurais a quoi m'en tenir et pourrais agir en consequence.» Il se tut, commenca a fouiller dans sa poche pour prendre la carte d'identite, avec l'impression soudaine, encore confuse, que quelque chose clochait dans son explication. «Bien sur», repeta cependant la jeune femme et, en tatonnant, il tendit la carte dans sa direction. Il sentit qu'elle la prenait mais ils ne cesserent pas de marcher, elle poussait sans doute le landau d'une seule main. L'enfant qui s'y trouvait devait dormir, car il ne faisait aucun bruit. Ou bien il n'y avait pas d'enfant. Il deglutit, repoussant la tentation d'ouvrir les yeux.
«Vous faites erreur, monsieur, dit enfin la jeune femme, ce doit etre votre carte d'identite. En tout cas, c'est vous sur la photo.»
Il aurait du y penser, il savait bien que son stratageme comportait un defaut, on s'apercevrait que c'etait lui. Mais il n'y avait rien la de bizarre, apres tout, il pouvait tres bien s'etre trompe. La seule chose, c'est qu'il ne portait pas de lunettes de soleil sur la photo. La mention «aveugle» figurait-elle sur les cartes d'identite?
«Vous etes sure? demanda-t-il. Est-ce que l'homme sur la photo porte une moustache?
– Bien sur», dit encore la jeune femme, et il sentit qu'elle glissait entre ses doigts suspendus en l'air le rectangle de carton plie. «Eh bien, insista-t-il, jouant le tout pour le tout, je n'en porte pas, moi!
– Mais si.»
Il commenca a trembler, ouvrit les yeux sans y penser. La jeune femme continuait a pousser le landau vide, sans meme le regarder. Elle etait moins jeune qu'il n'avait cru de loin. «Vous etes bien certaine, chevrota-t-il, que sur cette photo j'ai une moustache? Regardez encore.» Il agita la carte d'identite devant son nez, pour l'inciter a la reprendre, mais elle ecarta vivement sa main et cria soudain, tres fort: «Ca suffit! Si vous continuez, j'appelle un agent!» Il s'enfuit en courant, traversa au feu vert. Une voiture pila net pour ne pas le renverser, il entendit, derriere lui, brailler le conducteur, mais continua a courir, jusqu'a la Republique, entra dans un cafe, s'affala sur une banquette, hors d'haleine.
Du menton, le garcon l'interrogea, il commanda un cafe. Lentement, il reprenait ses esprits, digerait la nouvelle. Ainsi, ce qui avait failli, a cause des difficultes d'execution, lui apparaitre comme un canular depourvu d'enjeu, s'averait une experience concluante. Il s'efforca de reconstituer le contenu exact de la confrontation. Lorsqu'il avait objecte qu'il ne portait pas de moustache, la femme au landau avait repondu que si, sans qu'il puisse savoir si elle se referait seulement a la photo ou bien a lui aussi, qui se tenait devant elle. Mais peut-etre considerait-elle comme une moustache la friche de poils noirs qui, depuis pres de deux jours, avait recommence a croitre sur sa levre superieure. Peut-etre y voyait-elle mal. Ou alors il avait reve, il n'avait jamais rase sa moustache, elle etait toujours la, bien fournie, en depit du temoignage de ses doigts tremblants, de ses yeux qui, lorsqu'il se retourna brusquement vers le miroir situe derriere la banquette, enregistrerent une image bizarrement sombre, verdatre. Il s'apercut alors, dans le reflet, qu'il portait toujours ses lunettes de soleil, les ota, s'examina au jour redevenu normal. C'etait bien lui, mal rase, encore secoue de frissons, mais lui. Donc…
Il serra les poings, ferma les yeux aussi fort que possible pour faire le vide, echapper a ce va-et-vient entre deux hypotheses qu'il avait deja retournees cinquante fois et qui ne menaient nulle part, sinon de l'une a l'autre, de l'autre a l'une, sans bretelle de sortie pour regagner la vie normale. Deja, cela recommencait, il ne pouvait s'empecher de jauger l'avantage qu'il venait de prendre, la preuve qu'il tenait pour confondre… pour confondre qui? Agnes? Mais pourquoi Agnes? Pourquoi faisait-elle ca? Aucune raison au monde ne pouvait justifier un truc pareil, a la fois absurde et irrattrapable. Aucune raison, sinon celle de la folie qui n'a pas besoin de raison, ou bien qui a sa raison propre et, comme justement il n'etait pas fou, cette raison lui echappait. Et Serge et Veronique, pensa-t-il rageusement, qui l'avaient encouragee dans son delire! Bande d'irresponsables, il fallait qu'il les engueule, les previenne, leur dise de ne plus jamais recommencer ce genre d'idioties s'ils ne voulaient pas la voir finir dans une cellule capitonnee.
Il oscillait entre la colere et un attendrissement nauseeux a l'egard d'Agnes, pauvre Agnes, Agnes sa femme, fragile de partout, fine d'attaches, fine mouche, fine paroi aussi entre l'esprit vivace et la deraison qui commencaient a la devorer. Les signes avant-coureurs devenaient clairs, retrospectivement: sa mauvaise foi scintillante, son gout outre du paradoxe, les histoires de telephone, de porte muree, de radiateurs, la double personnalite, si maitresse d'elle-meme le jour, avec des tiers, et sanglotant la nuit dans ses bras, comme une gamine. Il aurait fallu interpreter plus tot ces signaux de detresse, cet exces d'eclat, et maintenant c'etait trop tard, elle sombrait. Non, peut-etre pas trop tard. A force d'amour, de patience, de tact, il l'arracherait a ses demons, ramerait de toutes ses forces pour la tirer vers le rivage. Il la frapperait s'il le fallait, par amour, comme on assomme un nageur qui se debat pour lui eviter la noyade. Un elan de tendresse l'envahissait, favorisant l'eclosion de metaphores terribles et bouleversantes qui toutes lui rappelaient son aveuglement et sa responsabilite. Il repensait a la nuit precedente comme a un appel desespere de sa part. Elle se rendait compte de son etat, confusement. Quand elle parlait de psychiatre, c'etait pour l'obliger a l'y conduire. Prise au filet de la folie, elle se debattait, tachait de lui faire comprendre: elle avait invente tout ce cirque, depuis deux jours, cette absurde histoire de moustache, comme on hurlerait, grimacerait derriere une vitre opaque, insonorisee, pour attirer son attention, l'appeler au secours. Au moins, sans bien comprendre, avait-il su l'entendre en lui faisant l'amour, en l'assurant de sa protection, d'etre la, toujours, lui, et de l'aider toujours a rester elle. Il fallait continuer ainsi, etre solide comme un roc auquel elle puisse s'appuyer, ne pas se laisser deboussoler, entrainer dans son delire, sans quoi tout etait perdu.
Il acheta un paquet de cigarettes, en fuma une en ecartant un reproche que la situation rendait derisoire et commenca d'etablir un programme de sauvetage. D'abord appeler, lui, un psychiatre. Car bien entendu, tout en lancant l'idee comme une bouteille a la mer, elle comptait bien, en proposant de s'en charger, essayer de circonvenir celui-ci. Sans doute se faisait-elle des illusions, les psychiatres ne devaient pas marcher dans ce genre de combine comme n'importe quels Serge et Veronique. Et d'ailleurs, a la reflexion, il serait plus sage de la laisser faire: sa man?uvre meme suffirait a la trahir, le specialiste comprendrait beaucoup mieux de quoi il retournait en l'ecoutant delirer. Il l'imaginait, notant sur son bloc les explications d'Agnes: «Voila, mon mari croit qu'il portait une moustache jusqu'a jeudi dernier et ce n'est pas vrai.» Rien que ca devrait l'alerter, le persuader que c'etait elle qui souffrait de… de quoi, au juste? Il ne connaissait rien aux maladies mentales, se demanda une fois de plus comment pouvait s'appeler celle-ci, si elle etait curable… Il se rappelait qu'en gros il y avait la nevrose et la psychose, que la seconde etait la plus grave, a part ca… Quoi qu'il en soit, il fallait preparer a l'intention du psy un petit dossier qui, dans un second temps, pourrait l'eclairer: des photos de lui, il n'en manquait pas, peut-etre des temoignages de tiers concernant le caractere, les sautes d'humeur d'Agnes. Mais d'abord, la laisser prendre l'initiative, c'etait le plus simple.
Ensuite, a propos de tiers, prevenir les amis. Il faudrait bien en passer par la, pour eviter que se reproduisent les clowneries de Serge et Veronique. Le juste dosage de fermete et de discretion serait difficile a trouver. Il ne fallait pas trop les alarmer, de facon qu'Agnes ne se sente pas traitee en malade, mais aussi leur faire saisir la gravite de la situation. Les contacter tous, y compris ses amis a elle, ses relations de travail et, autant que possible, les ecarter. Atroce, vraiment, de telephoner dans son dos, mais il n'avait pas le choix.
Quant a lui, mieux valait qu'au moins dans l'immediat il feigne de se ranger a ses vues pour eviter de nouveaux conflits, une catastrophe peut-etre. Il allait rentrer immediatement, l'emmener diner dehors, comme si de rien n'etait, ne plus parler de moustache et, si elle en parlait, convenir qu'il avait eu une hallucination, que c'etait passe. Temporiser, apaiser. Pas trop, quand meme: qu'elle n'en conclue pas que la visite au psychiatre n'etait plus necessaire. Il insisterait pour aller se faire soigner, lui, en banalisant la chose, encore qu'une visite chez un psychiatre soit plutot difficile a banaliser. Il lui demanderait de l'accompagner, c'etait presque normal, elle ne soupconnerait rien. Ou bien elle comprendrait qu'il avait compris. Il faudrait probablement attendre lundi, mais lundi, oui, a la premiere heure.
Il regla son cafe, descendit au sous-sol de la brasserie pour appeler l'agence. Pas question d'y retourner, ni aujourd'hui ni demain, et tant pis pour le projet de gymnase, tant pis pour la presentation au client, lundi. Quand Jerome commenca a protester, a dire que merde ce n'etait pas vraiment le jour, il le coupa net: «Je suppose, dit-il, que tu t'es rendu compte qu'Agnes n'allait pas bien, alors ecoute-moi: je me fous du gymnase, je me fous de l'agence, je me fous de toi et je m'occupe d'elle. Entendu?», et il raccrocha. Il rappellerait le lendemain pour s'excuser, sermonner Jerome et Samira sans trop leur reprocher leur complicite, apres tout excusable, ils ne pouvaient pas savoir, et lui-meme avait bien failli se laisser embobiner. Mais pour l'instant il avait hate de rentrer, de s'assurer qu'Agnes etait bien la. Il pensa qu'a partir de maintenant il n'allait plus cesser d'avoir peur pour elle et, tout en l'inquietant, cette perspective l'exalta bizarrement.
Quand il arriva, un peu avant cinq heures, Agnes venait de rentrer et feuilletait un jeu d'epreuves en ecoutant a la radio une emission sur les origines du tango. Elle lui dit qu'elle avait dejeune dans les jardins de Bagatelle avec Michel Servier, un ami a elle qu'il connaissait peu, et decrivit plaisamment la foule qui se pressait dans le restaurant en plein air, avide de profiter des premiers beaux jours. Elle lui fit meme admirer le hale leger de ses avant-bras. Dommage, dit-il, qu'elle ait deja dejeune dehors, il pensait justement aller diner au Jardin de la paresse, dans le parc Montsouris. Il craignait de l'etonner en proposant cela,. car ils preferaient en general ne pas sortir le samedi soir, mais elle observa seulement que, de toute facon, il risquait de faire un peu froid pour diner a une terrasse. En revanche, elle aimait bien la salle du restaurant, alors adjuge.
Ils passerent le reste de l'apres-midi paisiblement, elle lisant sur le canape et ecoutant les tangos, lui feuilletant
Pendant tout ce temps, trois personnes telephonerent et il repondit a chaque fois. La troisieme etait Veronique, qui ne fit aucune allusion a son coup de fil nocturne de l'avant-veille et, de son cote, la presence d'Agnes l'empechait de lui dire ce qu'il avait sur le c?ur. Agnes fit signe qu'elle voulait prendre la communication, invita Veronique et Serge a diner pour le lendemain soir. Il pensa qu'il lui faudrait les appeler avant, ce qu'il comptait faire de toute maniere. A aucun moment, ils n'aborderent la question du psychiatre.
Le soir tombant, ils se rendirent au Jardin de la paresse ou ils arriverent un peu en avance sur l'heure a laquelle il avait reserve. Ils se promenerent, en attendant, dans le parc Montsouris. Des lances piquees de petits trous arrosaient d'une pluie fine les pelouses; un coup de vent, detournant le jet, aspergea la robe d'Agnes et il passa son bras autour de ses epaules, puis l'embrassa longuement, se baissant pour caresser ses jambes nues sur lesquelles ruisselaient les gouttes d'eau fraiche. Elle rit. En la serrant contre lui, joue contre joue, il ferma violemment les yeux, ouvrit la bouche comme pour crier, submerge par l'amour qu'il lui portait, la crainte qu'elle ne souffre et, quand ils s'ecarterent l'un de l'autre, il surprit dans son regard une tristesse qui le bouleversa. Ils regagnerent le restaurant, main dans la main, en observant plusieurs haltes pour s'embrasser a nouveau.
Le diner fut gai, etonnamment naturel. Ils parlerent de tout et de rien, Agnes se montra spirituelle, mordante meme, mais avec la nuance d'abandon enfantin qui distinguait ce brio-la de celui qu'elle reservait aux autres. Il avait peine a manger, pourtant, la gorge serree par l'impression qu'ils prenaient tous les deux sur eux, de sorte que leur tendre desinvolture evoquait a ses yeux la parade d'un couple dont la femme se sait condamnee, sait que l'homme qu'elle aime le sait aussi, et s'acharne a n'en rien laisser paraitre, jamais, pas meme la nuit, eveillee dans ses bras, certaine qu'il ne dort pas non plus et qu'il lutte comme elle pour reprimer ses sanglots. Et, de meme que cette femme mettrait un point d'honneur a prouver que le mot cancer ne l'effraie pas, Agnes, en lui caressant la joue, puis la levre superieure, murmura: «Ca pousse, non?» Il emprisonna alors sa main dans la sienne, la garda serree contre son visage, retracant avec ses doigts a lui le trajet de ses doigts a elle, comme lorsqu'ils caressaient son sexe tous les deux, et pensa sans rien dire: «Oui, ca pousse, ca repousse.»
Un peu plus tard, au milieu d'une serie de plaisanteries concernant la timide pretention de la carte, et alors qu'ils inventaient chacun a leur tour des noms de plats plus pretentieux encore, elle dit brusquement qu'elle n'avait pas encore appele de psychiatre. Il s'appretait a suggerer une chiffonade de petits rougets trepanes, hesitant pour la garniture entre le coulis de morilles «a ma facon» et le lit d'oseille a la moelle, il lui fallut faire un effort pour ne pas laisser tomber sa fourchette. Elle ne connaissait pas de psychiatre, continuait-elle, mais pensait que Jerome, a cause de sa femme… Sans s'attarder au fait qu'il avait eu la meme idee, il interpreta sa proposition comme le signe d'un regain de lucidite: en lui rendant l'initiative, car Jerome etait plutot son ami a lui, elle sous-entendait qu'elle avait compris ses soupcons, renonce peut-etre a poursuivre aupres du pyschiatre ses manigances sans issue, acceptait qu'il la prenne en charge. Il pressa de nouveau sa main, promit d'appeler Jerome sans tarder.
En ramassant le cheque glisse dans l'addition, le serveur reclama une piece d'identite, ce qui l'irrita.
Quand on la lui rapporta, Agnes dit ce qu'il esperait qu'elle ne dirait pas:
«Montre.»
Il la lui tendit, luttant contre l'idee qu'elle abusait un peu de son statut d'incurable. Elle examina avec attention la photo, puis secoua la tete, en signe d'indulgente desapprobation.
«Quoi?
– Trouve mieux la prochaine fois, mon amour», dit-elle en lechant son index, qu'elle fit glisser sur la photographie. Puis elle le tourna vers lui, montrant une petite tache noire, le lecha a nouveau, le tendit vers son visage, tachant de l'introduire entre ses levres. Il ecarta sa main d'un geste brusque, comme celui de la femme au landau tout a l'heure.
«A mon avis, dit-elle, Stabilo Boss. Bonne qualite d'ailleurs, ca part a peine. Tu sais que c'est defendu de maquiller sa carte d'identite? Mais attends.»
Sans lacher la carte, elle fouilla dans son sac, en retira une petite boite de metal d'ou elle sortit une lame de rasoir.
«Arrete», dit-il.
A son tour, elle ecarta sa main et se mit a gratter la moustache, sur le photomaton. Petrifie, il la regardait faire, detacher de son visage renverse de menues particules noiratres, grattant jusqu'a ce que l'espace compris entre sa bouche et son nez devienne, non pas gris comme le reste de la photo, mais d'un blanc granuleux, dechiquete.
«Voila, conclut-elle, tu es en regle.»
Il reprit la carte d'identite, consterne. Elle avait arrache du grain de l'image sa moustache, une aile de son nez, un lambeau de sa bouche et, bien sur, cela ne prouvait rien quant au visage que reproduisait la photo avant d'etre mutilee. Il faillit le lui dire, mais se rappela sa decision d'entrer dans son jeu, au moins jusqu'a lundi, de ne pas la contredire. Deja beau, apres tout, qu'elle ait vu une moustache, avoue qu'elle le soupconnait de l'avoir tracee au feutre. En un sens, c'etait meme mieux, mieux que la marche arriere au sujet du psychiatre, qui calquait trop son attitude a lui: au moins elle acceptait de se trahir, rompait la symetrie capable de faire croire que c'etait elle la saine d'esprit, la temporisatrice, la conciliante…
Et, comme d'habitude, comme si elle lisait dans ses pensees, elle lui prit la main, dit: «Pardonnemoi. J'ai eu tort.»
– Partons.»
Ils resterent silencieux, dans la voiture. A un moment, seulement, elle effleura sa nuque, repeta d'une voix a peine audible: «Pardon». Il detendit le cou, epousant la paume de sa main, mais aucun son ne put franchir ses levres. L'idee le tourmentait que peut-etre elle avait mutile ou detruit toutes ses photos, toutes les preuves tangibles autres que le temoignage des amis, toujours sujet a caution. Si ce n'etait deja fait, il fallait se hater de les mettre en lieu sur, ne serait-ce que pour le dossier du psychiatre. Il sentait qu'apres une breve remission elle tachait de reprendre l'avantage, preparait une offensive pour le remettre en position d'accuse, position de celui qui doit fournir les preuves et, si elle jouait si franc, si elle se decouvrait, cela signifiait qu'elle avait menage ses arrieres, mis la main sur les preuves en question. Bien que ce fut sans doute deja inutile, il aurait voulu entrer le premier dans l'appartement, ne pas l'y avoir laissee seule, il avait ete fou de s'absenter. Un espoir lui restait: si, devant l'immeuble, avant qu'il aille garer la voiture au parking, elle exprimait le desir de monter la premiere, alors il pourrait dire non, tu restes, la retenir de force s'il le fallait. Mais elle ne dit rien, descendit au parking avec lui, signifiant que le mal etait fait. Penser qu'elle est folle, se repetait-il, ne pas lui en vouloir, l'aimer ainsi, l'aider a s'en tirer…
Il dut se raisonner, a la porte de l'appartement, pour s'effacer devant elle. Ce tribut paye a la galanterie, il renonca a faire comme s'il ne cherchait rien et, apres avoir parcouru du regard les rayonnages, la table basse, le dessus de la commode, ouvrit un a un les tiroirs du secretaire qui, repousses sans menagement, emirent un bruit de bois sec.
«Ou sont les photos de Java?»
Elle l'avait suivi, se tenait debout devant lui, le regard fixe. Jamais, meme lorsqu'ils faisaient l'amour, il n'avait vu sur son visage une telle expression de desarroi.
«De Java?
– De Java, oui. Je voudrais regarder les photos de Java. Juste comme ca», precisa-t-il sans aucun espoir d'etre cru.
Elle s'approcha, saisit son visage entre ses mains, en un geste qu'elle avait du, qu'il avait du faire mille fois et qu'elle voulait maintenant charger de conviction, de priere efficace, delester du poids mort que lui conferait l'habitude.
«Mon amour…» murmura-t-elle. Sa bouche tremblait, comme si sa machoire allait se decrocher. «Mon amour, je te jure, il n'y a pas de photos de Java. Nous ne sommes jamais alles a Java.»
Il pensa qu'il s'y attendait, que cela aussi devait venir. Elle sanglotait a present, comme la veille, comme l'avant-veille, comme le lendemain, et ca n'arreterait plus: chaque soir une scene semblable, chaque nuit faire l'amour pour se reconcilier, tacher d'oublier tout dans la fervente quietude des corps, chaque matin adopter un naturel factice et chaque soir recommencer, parce qu'on ne peut pas sans treve faire comme si de rien n'etait. Il se sentait las, ne songeait plus qu'a accelerer le cycle, a plonger dans la nuit, a la serrer dans ses bras, et il la serrait deja, bercait ses pleurs, calmait ses epaules, malade d'amour et de chagrin. Les spasmes affoles de son corps lui disaient qu'elle ne mentait pas, qu'elle croyait vraiment, ce soir, n'etre jamais allee a Java et qu'elle en souffrait trop pour parvenir a le lui cacher. Eh bien d'accord, ils n'y etaient pas alles, d'accord il n'avait jamais eu de moustache, d'accord il avait maquille sa photo, d'accord sur tout pourvu qu'elle se calme, cesse de pleurer, meme peu de temps. Ils demandaient grace tous les deux, pret chacun a tout sacrifier, a nier l'evidence, a acheter un repit a n'importe quel prix, mais elle pleurait toujours, tremblait toujours, et derriere elle, sur le mur, en embrassant ses cheveux, il voyait la grande couverture tissee qu'ils avaient rapportee de Java. Tant pis pour la couverture, tant pis pour Java, tant pis pour tout, stop, stop, stop mon amour, repetait-il doucement, encore, comme d'habitude.
Le telephone sonna, le repondeur se mit en marche. Ils entendirent la voix posee, rieuse presque, d'Agnes debitant le message tandis qu'elle hoquetait dans ses bras puis, apres le signal sonore, celle de Jerome qui dit: «Qu'est-ce qui se passe, tu vas m'expliquer? Rappelle-moi», et il raccrocha.
Agnes se degagea, alla se recroqueviller sur le canape.
«Tu crois que je deviens folle, c'est ca? murmura-t-elle.
– Je crois, dit-il en s'accroupissant a sa hauteur, que quelque chose ne va pas et qu'on va trouver quoi.
– Mais tu penses que c'est moi? Dis-le.»
Un temps de silence.
«Toi ou moi ou autre chose, repondit-il sans conviction. De toute facon, on trouvera. Pense que c'est comme quand on est defonce, a un moment ca s'arrete.»
Elle pleurait plus calmement, a petits coups.
«Je sais que j'ai eu tort, tout a l'heure, au restaurant.
– J'aurais fait pareil. Je ne te reproche rien.»
Il se demanda si elle pensait: «encore heureux!», mais elle dit seulement: «Je veux dormir» et se leva. Puis, tout en rajustant ses vetements, elle alla dans la chambre, revint avec la plaque de somnifere et, comme l'avant-veille encore, lui tendit deux comprimes.
«Seule, j'aime mieux», ajouta-t-elle.
Il la suivit des yeux et, au moment ou elle referma la porte, l'idee lui vint, affreuse, qu'ils avaient fait l'amour pour la derniere fois, l'autre nuit. Presque en meme temps, il eut peur qu'elle ait garde les autres somniferes pour les avaler tous et voulut aller les chercher. Elle risquait de penser la meme chose a son sujet, mais tant pis, il frappa a la porte, entra sans attendre la reponse et rafla la plaque posee sur la table de nuit. Elle etait etendue sur le lit, encore habillee. Le voyant faire, elle devina tout de suite, sourit, dit «prudent, hein?», puis ajouta: «Tu sais, j'ai peur qu'on en aie besoin demain aussi.» Il eut envie de s'asseoir au bord du lit, de prolonger un peu cette intimite de chagrin, mais comprit que c'etait inutile et sortit en tirant la porte derriere lui.
Sans bruit, il commenca a fouiller le salon, en quete de photos qui auraient pu echapper a Agnes. Mesurant la sottise de l'avoir laissee seule toute la journee, il ne formait guere d'illusions sur le resultat de ses recherches. De plus, l'acces de la chambre ou elle dormait, si elle dormait, lui etait interdit. Au bout d'un moment, il fut certain que les photos de vacances a Java, celles d'autres vacances, celles de leur mariage, tout le capital d'images et de souvenirs amasse en cinq ans de vie commune avait disparu, au mieux cache, plus probablement detruit. Restaient, bien sur, des objets pour en temoigner: la couverture tissee de Java, tel bibelot qu'il lui avait offert, en fait tout ce que contenait la piece et qui avait partie liee avec le passe qu'elle semblait vouloir effacer. Mais ces preuves n'avaient pas la meme valeur, il le savait bien: un objet, on peut toujours affirmer qu'on le voit pour la premiere fois, alors qu'une photo est irrefutable. Meme pas irrefutable, puisque l'absurde strategie d'Agnes consistait precisement a en refuter le temoignage, a dire blanc ou tout le monde voyait du noir, sans meme, parfois, se donner la peine de peindre en blanc les objets litigieux. Cette position, bien sur, n'etait pas tenable. Le probleme, malheureusement, n'etait pas de confondre Agnes mais de la guerir. Il ne suffisait pas de s'attaquer aux symptomes, de lui opposer l'evidence, il fallait extirper la racine du mal, certainement profonde, ramifiee, travaillant depuis des annees peut-etre a ronger le cerveau de la femme qu'il aimait. Il se rappela un reportage, vu par hasard a la television, sur une petite ville du Sud-Ouest qui tirait l'essentiel de ses revenus de l'hebergement des fous. Il ne s'agissait pas, comme il l'avait d'abord cru, d'une experience psychiatrique de pointe, visant a reinserer les malades dans la vie sociale, mais d'une simple mesure economique. La journee d'hopital du fou moyen coutait trop cher a la Securite sociale, les habitants du patelin avaient besoin d'argent, alors on leur allouait une somme tres modeste, quelque chose comme 600 F par mois, pour parquer un, deux, trois malades incurables, mais doux, dans des maisonnettes, des especes d'appentis ou on leur portait la soupe aux heures des repas. On veillait aussi, c'etait le principal soin, a ce qu'ils absorbent leurs medicaments, et on se debrouillait pour faire de petits benefices sur les frais d'entretien. Les fous semblaient paisibles, leurs hotes pas mecontents de ces revenus locatifs qui avaient l'avantage de tomber tous les mois, a coup sur, de ne pas risquer de se tarir, car leurs pensionnaires restaient jusqu'a leur mort. Chacun vaquait a ses occupations, un des malades, depuis vingt ans, ecrivait sans treve la meme phrase pompeuse et depourvue de sens, une autre bercait des baigneurs en celluloid, changeait leurs couches toutes les deux heures, se declarait heureuse… En voyant le reportage, il avait pense, c'est horrible, bien sur, mais comme on trouve horrible la famine en Ethiopie, sans se representer Agnes assise sur les marches d'un cabanon, au fond du jardin, repetant d'une voix douce que son mari n'avait jamais porte de moustache, et les annees passant, repetant toujours cela, en devenant une femme mure, une vieille femme. Il l'imaginait, Dieu sait pourquoi, en robe de petite fille. Et lui, petit a petit, se serait detache d'elle, l'amour transforme en pitie, en remords. Bien sur, elle n'irait pas dans un de ces villages pour malades necessiteux, il lui trouverait les maisons de repos les plus luxueuses, mais ce serait pareil: avec le temps, l'indifference s'installerait, elle deviendrait pour lui un boulet, un poids sur la conscience, jamais apaisee par la certitude que, pourtant, il faisait de son mieux, allait la voir chaque mois, payait chaque mois pour sa pension, et lorsqu'elle mourrait, sans se l'avouer, il serait soulage… Il ne pouvait chasser cette image d'Agnes vieille, delirant doucement, en robe de gamine. Oh non, non, pensait-il, la gorge nouee. Non, bien sur, ce n'etait pas si grave, pas a ce point. On allait la soigner, l'en tirer. L'ex-femme de Jerome, a une epoque, allait d'anorexies en depressions nerveuses, elle avait bien fini par reprendre le dessus. Etrange, meme, qu'ayant connu cela, Jerome n'ait pas compris plus tot, des le coup de fil de conspiratrice qu'avait du lui passer Agnes, ou meme avant, bien avant; peut-etre, pour s'en proteger, refusait-il de voir ces choses-la. Il fallait lui telephoner, en tout cas, lui expliquer tout, lui demander conseil. Se faire recommander un psychiatre serieux, celui qui avait tire Sylvie d'affaire. Le mieux aurait ete de descendre, tout de suite, d'appeler d'une cabine pour qu'Agnes ne risque pas de surprendre la conversation. D'autre part, il repugnait a la laisser seule, meme cinq minutes. Deroulant le fil, il emporta le telephone dans la cuisine, se promettant de parIer tres bas. Il n'aurait pu, d'ailleurs, prononcer certains mots a voix haute.
Le numero forme, il laissa sonner longtemps: Jerome n'etait pas la, ou avait debranche. Il raccrocha avec precaution, comme si cela pouvait etouffer le grelot. Demain, pensa-t-il, tout en se demandant a quel moment, puisqu'il etait decide a ne pas s'eloigner d'Agnes et qu'en fait la meilleure solution etait de profiter de son sommeil. Sa marge de man?uvre allait etre reduite.
Il regagna le salon en trainant le telephone, s'assit sur le canape, d'autant plus desempare qu'il voyait mal quoi faire dans les heures a venir. On n'appelle pas un psychiatre un samedi en pleine nuit, SOS Medecins ne serait d'aucun secours, non, il allait falloir attendre jusqu'a lundi et la perspective de tout ce qui pouvait arriver d'ici la l'effrayait comme si, longtemps larvee, la folie d'Agnes s'emballait, risquait en quelques heures de croitre a la maniere des nenuphars qui doublent sans arret de volume dans les demonstrations geometriques. Il sortit de son portefeuille la carte d'identite rectifiee, effraye aussi a l'idee que c'etait la seule photo de lui dont il disposait encore. Non, tout de meme pas: elle avait du au moins epargner son passeport, et puis il restait toujours la ressource de demander a des amis des photos sur lesquelles il figurait, ca ne devait pas manquer. Comme on compte des moutons, il entreprit de dresser une liste des images de lui qui pouvaient circuler et lui etre accessibles. Tout en allumant une cigarette, la derniere du paquet achete l'apres-midi, il se rappela un incident survenu trois jours plus tot, sur le Pont-Neuf. Par inadvertance, il etait entre dans le champ d'une photo, a l'instant precis ou un touriste japonais, tirant le portrait de sa femme sur fond de Notre-Dame, appuyait sur le declencheur. D'ordinaire, il prenait garde d'eviter ce genre de faux pas, attendait que la photo soit prise pour passer, ou bien se faufilait derriere le dos du photographe; une fois, meme, il avait pousse le scrupule jusqu'a s'arreter pour ne pas entrer dans le champ d'une paire de jumelles. Il s'etait excuse, sur le Pont-Neuf, le Japonais avait fait un geste signifiant que ce n'etait pas grave, et il aurait aime, maintenant, posseder cette photo, accidentelle, ou d'autres prises au cours de sa vie sans qu'il y soit pour rien, sans qu'il en soit le sujet, comme si le caractere fortuit de sa presence en renforcait l'authenticite. Mais surtout celle du Japonais, prise mercredi ou jeudi, la derniere sans doute ou il portait la moustache… Il pouvait toujours passer une annonce dans un journal de Tokyo, pensa-t-il sans gaiete. Plus raisonnablement, se rabattre sur des photos qu'avaient prises des amis, que possedaient ses parents, dont les administrations devaient avoir des doubles, les laboratoires des negatifs. Mais impossible aussi d'y avoir acces tout de suite. Cette nuit, il ne pouvait que contempler le photomaton de la carte d'identite, gratte au rasoir, leche pour faire partir d'imaginaires traces de feutre…
Sa pensee s'arreta, il fronca les sourcils, puis, lechant son doigt, le passa sur la photo, sur la tache plus sombre correspondant aux epaules de sa veste. Son index resta net. Evidemment, reflechit-il, les photos ne transpirent pas. L'experience, cependant, denoncait la premeditation d'Agnes, a laquelle il n'avait pas songe sur le moment: sachant tres bien que le grattage au rasoir ne signifiait rien du tout, elle l'avait fait preceder du test du doigt mouille, plus concluant et, pour qu'il le soit, avait forcement du, au prealable, tacher son index de feutre.
Elle est folle, dit-il a voix basse, completement folle. D'une folie perverse, qui plus est, malfaisante. Et ce n'etait pas sa faute, il devait l'aider. Meme si elle essayait de lui crever les yeux, en vrai, pas sur une photo, il faudrait a la fois qu'il se protege, lui, et qu'il la protege, elle. C'etait cela le plus affreux, pas tant le fait qu'elle veuille supprimer le passe, sa moustache ou Java, mais que toutes ces man?uvres soient dirigees contre lui, calculees, visent a le monter contre elle pour qu'il ne puisse pas, qu'il ne veuille plus lui venir en aide. Pour qu'il finisse par l'abandonner, decourage. La metaphore du maitre nageur qui assomme pour son bien le candidat au suicide revint tourner dans sa tete, mais l'apaisa moins qu'au cafe, dans l'apres-midi. Il se demanda si elle dormait vraiment: il ne l'avait pas vue prendre les somniferes. Sur la pointe des pieds, il alla vers la porte de la chambre qu'il ouvrit en veillant a ce qu'elle ne grince pas, en luttant pour ecarter une image atroce, plus atroce encore que celle de la petite vieille en tenue de poupee: Agnes eveillee, assise en tailleur sur le lit, qui avait prevu chacun de ses gestes, l'attendait avec un sourire de triomphe demoniaque, la bave aux levres, comme la gamine possedee du film
Non.
Il resta plusieurs minutes debout, a la regarder dans la lumiere diffuse provenant du salon, puis ressortit, pas rassure pour autant. Il passa la nuit allonge sur le canape, mains croisees derriere la nuque, sans dormir. Il repetait les plans arretes dans l'apres-midi, decide a s'y tenir malgre la fievre accrue du soir: entrer dans le jeu d'Agnes, appeler Jerome sans qu'elle le sache, appeler un psychiatre, et cela le calmait un peu d'imaginer comment il allait tourner les difficultes d'application de ce programme, comment, sans la laisser seule, il s'isolerait pour telephoner. A un moment, le voyant rouge du repondeur, qu'ils avaient oublie de consulter en rentrant, attira son attention. II ecouta les messages, le son regle au minimum, l'oreille collee contre le haut-parleur. Jerome, apparemment inquiet, puis son pere qui, comme chaque semaine leur rappelait le dejeuner du lendemain, une attachee de presse qui voulait parler a Agnes, encore Jerome - la fois ou ils n'avaient pas decroche. Il nota le nom de l'attachee de presse, effaca les messages. Il s'assoupit un peu avant l'aube, conscient qu'il n'avait guere dormi depuis deux jours, qu'il ne s'etait pas rase, meme la barbe, et qu'il allait falloir etre en forme physique pour affronter la suite.
Le telephone sonna au moment de son reve ou il se demandait si on disait une moustache ou des moustaches. Quelqu'un qu'il ne parvenait pas a identifier repondait qu'on pouvait dire les deux, comme un pantalon ou des pantalons, puis eclatait d'un petit rire sec lui donnant a penser que c'etait bien une remarque de psy et qu'on n'allait pas tarder a lui sortir des histoires de castration. Cette coincidence fit que la voix de Jerome, au bout du fil, ne le surprit pas et qu'il retrouva instantanement sa lucidite.
«Alors, tu m'expliques ce qui se passe?
– Une seconde, ne quitte pas.»
Pour qu'Agnes n'entende pas, il pensait fermer la porte de la chambre, ouverte a present, mais s'apercut en jetant un coup d'?il qu'elle n'y etait plus. Ni dans la cuisine, ni dans la salle de bains, ni dans les toilettes, qu'il inspecta en hate.
«Agnes n'est pas chez toi?, demanda-t-il, a tout hasard, en reprenant le combine.
– Non, pourquoi?»
Il hesita une seconde, entre courir, n'importe ou, a sa recherche, et profiter de son absence pour parler a Jerome. Il se decida pour la seconde solution, convaincu qu'il fallait faire vite, afin de n'etre pas surpris quand elle reviendrait. Si elle revenait, si elle n'etait pas morte, ou enfermee dans un placard, a l'espionner.
«Ecoute, dit-il d'une voix dont la nettete l'etonna, Agnes ne va pas bien du tout. Est-ce que tu connais un psychiatre serieux?»
Silence au bout du fil, puis: «Oui, je pense. Qu'est-ce qu'elle a?
– Elle t'a telephone, non? Avant hier?
– Non, dit Jerome.
– Elle ne t'a pas telephonne pour te dire… - Il hesita.
– Pour me dire quoi?
– Pour te dire - il se jeta a l'eau - que je n'avais jamais porte de moustache.»
Nouveau silence.
«Je ne comprends pas», finit par dire Jerome. Silence encore. «Soyons clairs, reprit-il: tu as du remarquer que j'avais rase mes moustaches?
Etrangement, l'usage qu'il venait de faire du pluriel l'alarma. Jerome rit doucement, comme dans le reve.
«Ni tes moustaches, ni ta moustache. C'est ca qui ne va pas?»
Il se raccrocha au bras du canape. Le manege repartait dans l'autre sens, il fallait l'arreter, descendre coute que coute. Pour cela, garder son calme.
«C'est ca, oui, parvint-il a articuler. Tu es a l'agence?
– Figure-toi…
– Demande a Samira, alors.
– Samira est au cafe, mais je t'assure, je peux te le dire tout seul. Et toi, j'aimerais que tu m'expliques.
– Tu me jures qu'Agnes ou quelqu'un d'autre ne t'a pas demande de me dire ca?
– De dire que tu as une moustache?
– Non, que je n'en ai jamais eu. Ecoute, Jerome, quoi qu'elle t'aie raconte, il faut que tu me le dises. C'est grave. Je sais que ca parait absurde mais ca n'est pas une blague.
– Tu admettras que j'ai du mal a te croire, mai si tu veux, je te jure solennellement qu'Agnes ne m'a pas appele et que tu n'as pas de moustache. Si, un peu, depuis hier. Je te l'ai d'ailleurs fait remarquer.»
Il abandonna le ton plaisant, sa voix se radoucit: «Si je comprends bien, Agnes et toi etes persuades que tu portais la moustache. C'est ca?
– Moi seulement», avoua-t-il, presque heureux de se laisser aller, de repondre aux questions comme un ecolier a un maitre qui connait la reponse, le corrigera s'il se trompe.
«Et Agnes?
– Agnes dit que non.»
Il pensa parler de Java, mais Jerome reprit:
«Ecoute, si tu ne blagues pas…
– Je ne blague pas.
– Alors je crois qu'effectivement quelque chose ne tourne pas rond. Et pas chez Agnes. Tu as beaucoup travaille ces derniers temps…
– Toi aussi.
– Moi aussi, mais je n'ai pas d'hallucinations, jusqu'a nouvel ordre. Je pense que tu traverses une sorte, peut-etre pas de depression, mais de passage a vide, et que tu dois effectivement aller voir un psychiatre. Je peux t'en indiquer un. Agnes reagit comment?
– Agnes…»
Il entendit la cle tourner dans la serrure de la porte d'entree.
«Je crois qu'elle arrive, dit-il precipitamment. Je te rappelle.
– Non, passe-la-moi», ordonna Jerome.
Mais il raccrocha.
«J'ai apporte des croissants, dit Agnes en entrant. Il fait beau. Qui etait-ce?»
Elle avait entendu le declic.
«Personne», marmonna-t-il sans la regarder. Le telephone sonna de nouveau. Il voulut decrocher mais elle le devanca. Il savait que c'etait Jerome.
«Oui, dit Agnes, oui, tu tombes bien… Non… Je sais bien… Mais oui, je sais bien…»
Elle lui souriait en parlant, comme si tout rentrait dans l'ordre. Quand il voulut s'emparer de l'ecouteur, elle posa fermement la main dessus et, s'adressant a lui:
«Tu peux me donner de quoi ecrire?»
Il obeit, apporta un feutre et un bloc qu'elle saisit en lui caressant la main au passage.
«Oui, reprit-elle, comment dis-tu?… Sylvain quoi?… Oui, je note.»
Le combine coince entre le menton et l'epaule, elle ecrivit sur le bloc: Sylvain Kalenka. «Avec deux K?» Puis, un numero de telephone.
«Aujourd'hui? Meme le dimanche?… Bon… Jerome, tu as ete formidable, merci. Je te rappelle.»
Elle raccrocha. Maintenant, la suite, pensa-t-il. «Je vais preparer le cafe», annonca-t-elle.
Il la suivit dans la cuisine, la regarda faire, appuye au chambranle de la porte. Ses gestes etaient precis, efficaces. Le soleil portait sur le carrelage.
«Alors, c'est moi?, dit-il enfin, les yeux baisses.
– J'ai l'impression, oui.»
Elle ne parvenait pas a dissimuler son soulagement. Comme si maintenant, depuis le coup de fil de Jerome, tout devenait clair, en voie de s'arranger. Il etait fou, voila, on allait le soigner. Et cela le soulageait aussi, en un sens, la perspective de se laisser aller, de se remettre aux mains d'Agnes, de Jerome, du psychiatre Sylvain Kalenka a qui il pardonnait d'avance ses airs entendus, ses remarques sur le pluriel des moustaches, des pantalons, le complexe de castration.
La cafetiere hoquetait, elle jeta le filtre a la poubelle, videe la veille, puis deposa les tasses sur le plateau qu'il emporta au salon. La graisse percait deja le sac de croissants, sur la table basse.
Mais, pensa-t-il, s'il en etait ainsi, en quoi l'arbitrage de Jerome revetait-il pour elle tant d'importance? Depuis deux jours qu'il delirait, elle devait savoir a quoi s'en tenir. Elle n'avait pu connaitre les doutes qu'expliquaient, dans son cas a lui, les attitudes troublantes, contradictoires, de Jerome et Samira, de la femme au landau; elle aurait du etre sure depuis le debut, s'en tenir, forte de cela, a une ligne de conduite. Pourtant, elle n'avait cesse d'en changer. Lui aussi, bien sur, mais lui etait fou. Si un fou se met a nier l'evidence, c'est a lui d'apporter des preuves de ce qu'il soutient et, comme il n'en a pas, de s'attaquer a celles qui le dementent, de faire des caprices. Au contraire, la reaction normale de l'interlocuteur sain d'esprit est de lui opposer, avec constance et conviction, des temoignages qu'il est facile de rassembler. De le confronter a des tiers, de lui montrer des photos. Or, entre le coup de fil nocturne a Veronique et le moment ou Jerome, de sa propre initiative, s'en etait mele, elle n'avait apparemment consulte personne. Et, au lieu de s'en servir, elle avait cache les photos. Vraiment, dans son attitude a lui, qu'il soit fou ou non, tout se tenait. Pas dans celle d'Agnes. Mais peut-etre etait-ce la folie qui, justement, lui faisait penser cela… Elle lui tendit une tasse de cafe, qu'il reposa sur le plateau sans y mettre de sucre.
«Les photos, dit-il.
– Quelles photos?»
Elle but une gorgee de cafe, lentement, en le regardant par-dessus la courbure de la tasse.
«Celles de Java.
– Nous n'y sommes pas alles.
– Alors ca vient d'ou, ca?»
Il designa la couverture recouvrant le mur. Il se rappelait dans les moindres details la longue seance de marchandage, dans le village, le plaisir qu'elle avait montre quand ils avaient enfin conclu l'affaire, et meme les quelques mots d'indonesien qu'ils avaient appris au cours du voyage: «selamat siang, selamat sore, terimah kasih…» Mais bien sur, on a vu des fous parler dans leur delire des langues dont ils ignoraient tout.
Elle repondit d'une voix egale, comme si elle recitait une lecon, comme s'il avait deja pose la question cinq minutes plus tot:
«C'est Michel qui nous l'a rapportee.
– Alors, d'autres photos.
– Tu veux vraiment?»
Elle secoua la tete, l'air de se reprocher sa complaisance pour un enfantillage, mais se leva, alla dans la chambre d'ou elle revint avec un fouillis de tirages couleur qu'elle posa par terre, pres du plateau. Au moins, elle ne les avait pas detruits. Un a un, il les prit, sans faire aucun effort pour se souvenir des lieux, des circonstances ou les photos avaient ete realisees: a la campagne, chez les parents d'Agnes, a la Guadeloupe… Celles de Java, bien sur, manquaient, mais sur toutes celles qu'il avait entre les mains, il portait la moustache. Il lui en tendit une.
«Je veux seulement t'entendre dire que je n'ai pas de moustache sur cette photo. Ensuite, ce sera fini.»
Elle soupira.
«Dis-le, insista-t-il. Que ce soit clair, au moins.
– Non, tu n'as pas de moustache sur cette photo.
– Ni sur aucune autre?
– Ni sur aucune autre.
– Bien.»
Il rejeta la tete en arriere, sur le bord du canape, ferma les yeux. C'etait clair en effet, il ne restait plus qu'a se soigner. Et, en un sens, il comprenait qu'elle ait cache les photos, pour lui eviter de gratter la plaie. A sa place… Mais la veille encore, il etait a sa place, certain qu'elle etait malade, elle, et pas lui. Et elle, pendant tout ce temps, maintenant encore, tenait exactement les memes raisonnements: il est fou, mais je l'aime, je l'aiderai a s'en tirer. Se rappelant ses propres affres, il la plaignait. Et se sentait aime, aussi, avec une sorte de rage.
«Si tu veux qu'on n'aille pas dejeuner chez tes parents… dit-elle doucement.
– Je prefere pas, tu as raison, repondit-il sans ouvrir les yeux.
– Je vais les appeler.»
Il l'entendit decrocher le telephone, parler a sa mere, et admira un enjouement qu'il savait feint, meme si la fin de l'incertitude la soulageait. Elle dit qu'il avait un gros travail a terminer pour le lendemain, qu'il passerait la journee a l'agence, d'ou il lui telephonerait certainement. Il pensa que sa mere appellerait peut-etre l'agence, comme ca, juste pour lui dire bonjour, et qu'il devrait prevenir Jerome, ou demander a Agnes de le faire. Mais non, inutile, Jerome avait assez de presence d'esprit pour ne pas gaffer. Il se demanda ce qu'ils pensaient tous: Jerome, Samira, Serge, Veronique, de ce qui lui arrivait. Moins de gens seraient au courant, mieux cela vaudrait pour tout le monde. Eviter que l'affaire transpire, etablir un cordon sanitaire: il avait deja pense cela.
Il se rappela qu'Agnes avait invite Serge et Veronique pour le soir. En depit d'un coup de fil bizarre, ils ne savaient sans doute rien. La perspective du diner, d'avoir a se surveiller sans cesse pour ne pas leur mettre la puce a l'oreille l'effrayait d'autant plus.
«Pendant que tu y es, dit-il, tu ne voudrais pas decommander Serge et Veronique? J'aimerais mieux.»
Pas de reponse. Il repeta sa demande, certain qu'elle ne protesterait pas. Dans son etat, le besoin de solitude allait de soi. Agnes se tenait derriere lui, debout pres du canape; la neutralite forcee de sa voix l'alerta, mais en fait, des que son silence s'etait prolonge, il avait compris.
«Decommander qui?»
Tout se desagregeait. Il fit un effort pour articuler, en martelant les syllabes:
«Serge et Veronique Scheffer, nos amis. Que tu as invites ce soir. Chez qui nous avons dine jeudi, quand tout a commence. Serge est charge de mission au ministere de l'Environnement, Veronique suit des cours aux Langues'O, ils ont une maison de campagne en Bourgogne, nous y sommes alles souvent, tu y as meme detraque les radiateurs. Ce sont nos meilleurs amis», acheva-t-il dans un souffle.
Elle s'accroupit devant lui, les mains posees sur ses genoux, et commenca a agiter la tete de gauche a droite, dans un geste de denegation bizarrement mecanique. En meme temps, elle disait «non», d'abord en le murmurant, puis de plus en plus fort, il pensa qu'elle allait avoir une crise de nerfs et faillit la gifler a la volee, mais elle se calma, se contenta de mordiller ses levres en regardant la moquette.
«Tu ne connais pas Serge et Veronique, c'est ca?»
Elle secoua la tete.
«Alors, avec qui avons-nous passe la soiree de jeudi?
– Mais tous les deux, tout seuls, balbutia-t-elle. Nous sommes alles au cinema…
– Qu'est-ce que nous avons vu?
–
–Ou ca?
– A Montparnasse, je ne sais plus dans quel cinema.»
Elle tournait obstinement la cuiller dans sa tasse vide. Emporte par la logique policiere de ses questions, il faillit demander qu'elle lui montre les billets, mais bien sur, personne ne garde les billets de cinema, meme pas durant la projection, il n'y a jamais de controle. Il faudrait tout garder, toujours, ne negliger aucune preuve. Comme la tribu animiste, dans le village ou ils avaient achete la couverture: la tradition se perdait mais autrefois, a ce qu'on leur avait dit, les habitants recueillaient precieusement leurs rognures d'ongles, leurs excrements, leurs cheveux, leurs poils coupes, tout ce qui faisait partie d'eux et qui leur permettrait d'entrer au paradis en toute integrite, non mutiles…
La piste du cinema ne menait pas tres loin. Il etait sur de n'avoir pas vu
«Qu'est-ce que je fais dans la vie?, risqua-t-il.
– Architecte.»
Au moins, c'etait ca de sauve.
«Jerome existe, alors? Il a bien appele tout a l'heure, pour donner l'adresse du psychiatre?
– Oui, admit-elle. Le docteur Kalenka.
– Et toi, poursuivit-il, enhardi par ce succes, tu travailles bien au service de presse des editions Belin?
– Oui.
– Tu t'appelles bien Agnes?
– Oui.»
Elle sourit, en ecartant la frange qui lui cachait les yeux.
«Tu as bien telephone a mes parents il y a dix minutes pour dire qu'on ne viendrait pas dejeuner?»
Il sentit son hesitation. «A ta mere, oui.
– Mais on devait aller dejeuner chez mes parents, comme tous les dimanches, c'est bien ca?
– Ton pere est mort, dit-elle. L'annee derniere.»
Il resta une minute la bouche ouverte, catastrophe, etonne que les larmes ne coulent pas, et la catastrophe soudain etait de nature differente: il souffrait moins, cette fois, de constater une nouvelle perte de memoire, si atroce fut-elle, que d'apprendre la mort de son pere, de savoir qu'il ne le reverrait plus, qu'il ne l'avait plus vu, en realite, depuis un an. Il se rappelait, pourtant, le dejeuner du dimanche precedent. Et meme sa voix, la veille, sur le repondeur. Sa voix qu'il avait effacee.
«Je suis desolee, murmura Agnes en posant timidement la main sur son epaule. J'ai mal aussi», et il ne savait pas si elle avait mal a cause de la mort de son pere, du chagrin suffocant qu'il en eprouvait, ou a cause de ce qui se passait tout de suite, entre eux. Il frissonna, pour qu'elle retire sa main dont le contact, brusquement, l'exasperait. Il aurait voulu aussi qu'elle retire ce qu'elle avait dit, comme si elle avait tue son pere en le disant. Quelques minutes plus tot, il vivait encore.
«Tout a l'heure, gronda-il, tu as dit: "chez tes parents", pas"chez ta mere".»
Elle repondit non, tres doucement, secoua la tete encore, et il lui sembla que le catalogue de gestes, d'attitudes, se reduisait entre eux de maniere monstrueuse: secouer la tete, fermer les yeux, se passer la main sur le visage… C'etaient des gestes ordinaires, mais qui se repetaient trop, ecrasaient tous les autres comme les murs d'une chambre qui se rapprochent jusqu'a emprisonner son occupant, le broyer dans leur etau. Et le mouvement s'accelerait: Serge et Veronique, les vacances a Java dont Agnes, l'avant-veille, se souvenait encore, avaient disparu en vingt-quatre heures. Il suffisait maintenant de quelques minutes pour engloutir son pere, sans meme qu'il ait tourne le dos, sans que l'espace d'une nuit, d'une absence, ait separe l'instant ou Agnes, il en etait sur, avait dit «tes parents», «tu veux que je telephone a tes parents?», de celui ou son pere etait raye du monde. L'horreur s'etait passee sous ses yeux, sans qu'il puisse rien faire, et elle allait recommencer. Il aurait voulu poser d'autres questions, reposer meme celles qui l'avaient rassure quelques minutes plus tot, mais il n'osait plus, persuade que ces gains allaient lui echapper s'il les misait de nouveau, qu'il ne serait plus architecte alors, qu'Agnes ne serait plus Agnes, dirait s'appeler Martine ou Sophie, et n'etre pas sa femme, ne pas savoir ce qu'il faisait ici… Il ne fallait plus rien demander, refuser la tentation de ce toboggan, jusqu'a l'arrivee du psychiatre. Pour survivre. Ne pas telephoner a sa mere, ne plus rien verifier, interrompre un interrogatoire dont le docteur Kalenka se chargerait, c'etait son metier, il fouillerait dans son passe, lui ferait un resume… La fatigue, a present, le submergeait, et une sorte de decouragement resigne. Il se leva, ses jambes le portaient mal.
«Je vais essayer de dormir un peu. Appelle ce psychiatre, s'il te plait.»
Il gagna la chambre, referma la porte derriere lui. Sans qu'il puisse l'exprimer, le sentiment de la rarefaction des gestes possibles l'obsedait, il lui semblait avoir deja fait ca; bien sur qu'il l'avait fait, passer du salon a la chambre, et des centaines, des milliers de fois, mais ce n'etait pas pareil, il n'y avait pas alors ce tournis de manege detraque, venant heurter un butoir, repartant dans l'autre sens sans qu'il puisse ni descendre ni souffler. En s'isolant, aussi, il comptait laisser les coudees franches a Agnes: qu'elle puisse telephoner a Jerome, ou encore au psychiatre Sylvain Kalenka sans se sentir surveillee. Organiser une conjuration amicale pour le sauver. Pendant ce temps, il fallait dormir, recuperer, retrouver un peu de lucidite pour aborder la visite dans les meilleures conditions possibles. Lacher tout, ne plus y penser, ne serait-ce que quelques heures. Dormir. Agnes le reveillerait en douceur lorsqu'il serait temps d'aller au rendez-vous, comme dans son enfance quand, grelottant de fievre, on le conduisait en voiture chez le medecin, roule dans une couverture, a demi-inconscient. Bien que generaliste, le medecin de famille avait plusieurs fois pratique la dissociation de freres siamois et cette bizarre specialite lui valait la consideration de son pere, qui parlait de lui, toujours, en disant «un grand ponte»… La voix de son pere s'installait dans son oreille, il se rappelait des phrases entendues recemment, et l'idee que ces phrases n'avaient pu etre prononcees que dans son esprit derange le faisait grimacer, faute de pouvoir pleurer. Il avala un cachet de somnifere, sans eau, puis la moitie d'un autre, pour etre certain de dormir. Puis il ota ses vetements, s'etendit, nu, sur le lit qui gardait encore l'empreinte du corps d'Agnes. Il enfonca sa tete dans l'oreiller, murmura le nom d'Agnes, plusieurs fois. Le soleil filtrait au travers des stores venitiens, on n'entendait aucun bruit, sinon celui, lointain, tres lointain, d'une machine a laver qui devait tourner quelque part dans l'immeuble. La lente et molle torsion du linge, observee a travers le hublot, etait une image apaisante. Il aurait voulu, de meme, laver, essorer longuement son cerveau malade. Agnes, comme lui la veille, ne quitterait certainement pas l'appartement, veillerait sur lui en prenant garde de ne pas troubler son sommeil. Il aurait aime qu'un bruit leger, de loin en loin, lui signale sa presence, et, n'entendant rien, eut peur qu'elle soit partie, ou qu'elle n'existe plus, elle non plus. Alors il ne resterait plus rien. L'angoisse le fit se lever, entrouvrir la porte. Elle se tenait assise sur le canape du salon, le buste droit, les yeux fixant le magnetoscope, en face d'elle. Le grincement de la porte lui fit tourner la tete, il vit qu'elle pleurait. «S'il te plait, dit-il, ne disparais pas. Pas toi.» Elle repondit seulement: «Non. Dors», sans y mettre d'intensite particuliere, et c'etait mieux ainsi. Il referma la porte, retourna s'allonger.
Dormir, maintenant, ne pas penser. Ou, puisqu'il fallait bien penser a quelque chose, pour s'endormir, se dire qu'il allait bientot, tres bientot, etre entre les mains de la science. Qu'on allait savoir ce qu'il avait. A quoi ressemblerait le docteur Kalenka? L'imagerie populaire representait traditionnellement le medecin de l'ame sous les traits d'un monsieur d'un certain age, sagace et barbichu, pourvu d'un rocailleux accent d'Europe centrale, et comme l'imagerie populaire etait certainement fausse, tout au moins desuete, il se le figurait en sens inverse comme un type baraque, direct, aux allures de presentateur tele, ou plutot de jeune flic, comme ils sont maintenant: veste destructuree, ou blouson, et cravate en tricot. D'imaginer sa tenue, en detail, l'aiderait a s'endormir. Mais qu'est-ce qu'il etait au juste? Psychiatre, psychanalyste, psychotherapeuthe? Sachant que les psychanalystes n'etaient pas forcement medecins, il esperait que Sylvain Kalenka serait un psychiatre: dans un cas comme le sien, il ne fallait pas tomber sur un type qui pretendrait le faire parler, raconter son enfance pendant deux ans, tout en hochant la tete et en faisant mine de trouver ca interessant, mais sur un partisan de cures plus musclees, un fonceur efficace, diplome, qui dirait au bout d'un quart d'heure, sans hesitation: voila, c'est ca, votre maladie porte tel nom, se soigne avec tel medicament, je connais, vous n'etes pas le premier. Les mots rassurants d'amnesie partielle ou passagere, de depression nerveuse, de decalcification, dansaient dans sa tete ou resonnait toujours le «grand ponte» respectueux de son pere. Et Jerome, certainement, n'aurait pas recommande un charlatan, ni un petit ponte. Mais, si grand ponte qu'il fut, etait-il possible que le docteur Kalenka ne soit pas deconcerte par un patient persuade d'avoir eu une moustache pendant dix ans, d'avoir passe ses vacances a Java, d'avoir encore son pere, des amis portant tel nom, alors que son epouse lui expliquerait patiemment que non, qu'il avait toujours ete glabre, qu'ils n'etaient jamais alles a Java, que son pere etait mort l'an dernier et qu'il en avait ete tres affecte? Peut-etre meme fallait-il chercher la l'origine de sa crise, une crise a retardement, d'autant plus violente qu'elle avait longtemps incube.
Il gloussa nerveusement, saisi par l'apprehension classique du malade qui, dans l'antichambre du medecin, craint de voir disparaitre les symptomes qu'il s'appretait a lui soumettre. Et si, devant le docteur Kalenka, tout rentrait dans l'ordre, s'il se rappelait brusquement n'avoir jamais porte de moustache, avoir enterre son pere l'an dernier? Et si au contraire, en examinant les photos, Kalenka lui donnait raison, voyait la moustache et le jugeait fou parce qu'il se ralliait a l'avis d'Agnes, admettait une aberration qu'un simple coup d'?il suffisait a dissiper? Son pere serait vivant, alors, il pourrait lui telephoner, expliquer ce qui arrivait a Agnes… Il se debattait mollement, a present, entre la conviction que caresser ce reve etait dangereux, malsain, et celle que le plaisir qu'il en tirait l'aiderait a s'endormir. D'ou venait, apres tout, sa docilite? Des affirmations d'Agnes et de Jerome? En y reflechissant, il sentait poindre une sorte d'excitation, celle du detective confronte a une enigme apparemment insoluble et decouvrant soudain que, depuis le debut, il l'envisage sous un angle fausse, qu'un brusque changement de perspective va, il sent qu'il brule, lui en reveler la cle. Quelles hypotheses, en fait, avait-il examinees? Premierement, il etait fou. Et ca, en realite, meme si les apparences militaient contre lui, il savait bien que non. Signe de folie, bien sur, on peut toujours dire ca, mais non, non, ses souvenirs etaient bien trop precis. Donc son pere vivait, ses amis existaient, il avait rase sa moustache. En admettant cela, deuxieme hypothese: Agnes etait folle. Impossible, les autres ne seraient pas entres dans son jeu. Au debut si, peut-etre, croyant a une blague, mais pas ensuite, pas Jerome, quand il etait devenu clair que l'affaire depassait ces proportions benignes. Troisiemement: Agnes faisait bel et bien une blague, la poussait tres loin et s'etait assuree leur complicite. Meme objection: on aurait arrete les frais en voyant que ca tournait au vinaigre. En outre, a cause de Sylvie, Jerome ne plaisantait pas avec ce genre de choses et, de toute maniere, en pleine charrette, son interet etait que son associe vienne travailler a l'agence, pas qu'il se morfonde chez lui en croyant devenir dingue. Restait un quatriemement, qu'il n'avait pas envisage jusqu'a present. C'etait qu'il s'agissait d'autre chose que d'une blague, meme de tres mauvais gout, de quelque chose de beaucoup plus grave, qu'il fallait bien regarder en face, au moins a titre d'hypothese: un plan dirige contre lui, visant a le rendre fou, a le pousser au suicide ou a le faire enfermer dans une cellule capitonnee.
Il se redressa sur le lit, craignant soudain, apres l'avoir espere, que le somnifere ne fasse son effet. Il avait pris une dose de cheval, pas dormi, ou presque, depuis 48 heures, et a peine mange, il se sentait tres faible. Pourtant, meme si sa pensee se mouvait dans une sorte de gangue cotonneuse, elle gagnait en acuite, avancait comme la pointe d'un cutter, tranchant dans le brouillard, il lui semblait l'entendre crisser en batissant son raisonnement. Absurde, bien sur, invraisemblable, aussi absurde et invraisemblable que ces films policiers dont le suspense dissimule les failles de construction, comme
Peut-etre, cependant, allait-il un peu vite en eliminant le risque d'une agression physique. Leur combine etait tellement sophistiquee, ils devaient en avoir si bien prevu le deroulement que, depuis cinq minutes qu'il l'avait devinee, un element decisif pouvait lui avoir echappe. Il se pouvait tres bien que le coup de grace soit imminent, completement imprevisible, et qu'il fasse trop tard le raisonnement qui permettrait de le parer. Deux solutions, donc: soit il laissait venir, se comportait comme s'il n'avait rien compris, suivait sagement Agnes chez le soi disant docteur Kalenka, et il courait alors un risque d'autant plus enorme qu'il ne se le representait pas. Soit il prenait la fuite, abattait d'un coup leur fragile chateau de cartes et s'assurait une position de repli. Il se sentait assez lucide pour comprendre que le manque de sommeil, le somnifere, peut-etre aussi des drogues qu'on lui avait fait avaler risquaient d'affecter son jugement, ses reflexes, donc que la solution de prudence s'imposait. Au moins le temps de recuperer des forces, de batir son plan de defense a tete reposee. Cela dit, il se leurrait sans doute en croyant les surprendre: la combine, encore une fois, etait trop bien goupillee pour que l'hypothese de sa fuite n'y soit pas prevue. C'etait meme ca le plus effrayant: savoir que ce qu'il decouvrait maintenant seulement, et encore, pas dans le detail, eux l'avaient programme depuis plusieurs jours, des semaines, des mois peut-etre, qu'ils se tenaient prets a toutes les eventualites. Il fallait donc, en priorite, reduire leur avance, et peu importait pour l'instant qu'il fasse capoter tout leur plan ou qu'il n'en choisisse qu'une des modalites possibles. Prendre la fuite, donc. Tout de suite, n'importe comment, a n'importe quel prix. Il n'avait que le salon a traverser pour se retrouver dans l'entree. Aucun bruit, depuis sa retraite dans la chambre, ne l'avait alerte: Agnes etait donc seule, il n'aurait qu'elle a affronter et tant pis si elle devinait qu'il avait tout compris. Il se leva, tituba, sa tete allait et venait sur ses epaules comme celle d'un pantin. Il aspira une goulee d'air, et se mit en devoir d'enfiler ses vetements. Slip, chaussettes, pantalon, chemise, veste, souliers enfin, par chance il s'etait deshabille dans la chambre. Il ferma les yeux un instant, pour se concentrer, avec l'impression d'etre dans un film de guerre, sur le point de quitter un abri pour s'elancer en terrain decouvert, sous une rafale de balles. Inutile de prendre l'air degage et de dire qu'il allait chercher des cigarettes, mieux valait foncer.
Il respira une derniere fois, un grand coup, puis ouvrit la porte et traversa le salon en courant, sans regarder autour de lui. Il n'entrevit Agnes qu'au moment de pivoter pour tirer la porte d'entree: encore assise sur le canape, elle ouvrait la bouche pour crier, mais il etait deja sur le palier, dans l'escalier, devalant les marches quatre a quatre, le sang battait a ses tempes, il entendait a peine la voix d'Agnes, penchee sur la rampe, qui l'appelait, hurlait son nom, deja il courait dans le hall, dans la rue, tant pis, il n'avait pas les cles de la voiture, il courut sans s'arreter jusqu'au carrefour Duroc, son c?ur battait, il y avait des gens aux terrasses des cafes, insouciants, paisibles, c'etait un dimanche apres-midi de printemps. Il s'elanca dans l'escalier du metro, sauta par-dessus les barrieres, continua de courir jusqu'au quai, qu'il atteignit au moment ou la rame arrivait. Il monta, descendit deux stations plus loin, a la Motte-Picquet. A cause du point de cote, qui s'eveillait a retardement, il regagna l'air libre d'un pas de petit vieux, casse en deux. Il se demand.a si Agnes avait tente de lui courir apres ou si elle avait tout de suite telephone a Jerome. De l'imaginer annoncant qu'il y avait un os le fit ricaner doucement. Mais peut-etre ricanait-elle aussi, en disant que tout se passait comme prevu.
Sous le pont du metro aerien, il chercha des yeux une cabine, de la monnaie dans les poches de sa veste, trouva l'une et l'autre, son point de cote s'en allait. La cabine, comble de chance, fonctionnait. Il forma le numero de ses parents. Occupe. Il attendit, recommenca, laissa sonner longuement, sans reponse. Il songea, en attendant, a appeler la police, mais il ne disposait pas d'arguments suffisants, on lui rirait au nez. Et surtout, il voulait voir son pere. Non pour s'assurer qu'il etait vivant, cela il le savait, mais simplement pour le voir, lui parler, exactement comme si on venait de le detromper apres lui avoir annonce sa mort par erreur, dans un accident d'avion dont toutes les victimes n'auraient pas encore ete identifiees. Comme on ne repondait toujours pas, il resolut d'aller boulevard Emile Augier. Il verifia qu'il avait assez d'argent sur lui pour prendre un taxi, gagna la station au carrefour de la rue du Commerce et s'affala sur la banquette. Si ses parents n'etaient pas chez eux, il les attendrait jusqu'a ce qu'ils rentrent, sur le palier. Non, pas sur le palier. Jerome et Agnes devaient deliberer, penser qu'il irait la, et ce serait un jeu pour eux de le coincer. Il voyait deja l'ambulance stationnee devant l'immeuble, les infirmiers costauds a qui ils diraient de ne pas faire attention a ses protestations; ils risquaient, voyant leur proie leur echapper, de miser le tout pour le tout, les grands moyens, de precipiter les choses en provoquant une telle embrouille qu'il se retrouverait dans une camisole de force et d'ici peu reellement fou a lier. Materiellement, cependant, il y avait peu de chances qu'ils arrivent avant lui chez ses parents. Si ceux-ci etaient absents, il se refugierait dans un cafe, a La Muette, telephonerait a intervalles reguliers jusqu'a ce qu'on decroche.
Le taxi avait traverse la Seine, contournait la Maison de la Radio pour prendre la rue de Boulainvilliers. Il se regarda dans le retroviseur; pale, les traits tires, une barbe de trois jours mangeant le visage. Deux jours, corrige a-t-il mentalement. Deux jours sans dormir, et bourre de somniferes, il tenait bien le coup.
«Quel numero? demanda le chauffeur, arrive a La Muette.
– Je vous dirai d'arreter.»
Merde, pensa-t-il, il ne se rappelait plus le numero. Le numero de l'immeuble de ses parents, ou il avait vecu toute son enfance. Cela se produisait souvent pour des amis, il savait tres bien retrouver des immeubles dont il n'avait jamais connu le numero, mais ses parents… C'etait absurde. La fatigue, les somniferes, pertes de memoire partielles… Le taxi longeait a petite allure le large boulevard en courbe, il reconnaissait les grilles, au milieu, ceignant la voie ferree sur laquelle autrefois passait le petit train, les hautes facades bourgeoises, bien ravalees. Elles etaient noires de crasse, dans son enfance; il se rappelait le ravalement, les echafaudages et les baches qui, pendant un mois, plus peutetre, avaient aveugle les fenetres, privant les locataires d'une lumiere qui n'etait pas le moindre agrement de leur position elevee…
L'etage. Il ne se rappelait pas non plus l'etage.
«Stop», dit-il.
Il paya, descendit, les mains moites. Reflechit.
Une chose etait sure: ses parents demeuraient du cote droit du boulevard Emile-Augier, en venant de La Muette, puisqu'il n'y avait pas de cote gauche: le cote gauche s'appelait boulevard Jules-Sandeau. Et il connaissait aussi le code de la porte cochere. Il eut envie de le noter, pour etre certain de ne pas l'oublier, mais il n'avait rien sur lui pour ecrire et n'osait arreter un passant. Du reste, personne ne passait. Il arpenta le trottoir. On ne pouvait meme pas dire que tous les immeubles se ressemblaient, il y avait des differences, meme s'ils dataient de la meme epoque, impossible de ne pas trouver le bon, il y avait vecu dix ans, il y retournait une fois par semaine, et en plus il etait architecte. Lorsqu'il arriva presque a l'avenue Henri-Martin, il comprit qu'il etait, de toute facon, alle trop loin et rebroussa chemin en redoublant d'attention. Malgre quoi, il se retrouva a La Muette. Il entra dans une cabine, une chance qu'il n'ait pas oublie le numero de'telephone depuis tout a l'heure. Au moment ou il le composait, la sirene d'une ambulance retentit, pas tres loin, sa main se crispa sur le combine, personne ne repondait. Et ses parents, il le savait, ne figuraient pas dans l'annuaire, ils tiraient meme une certaine vanite du fait de payer pour ca. Affole, il reprit ses recherches, suivit a nouveau le boulevard en s'arre tant a chaque porte. On n'entendait plus l'ambulance, mais le numero de code, qu'il se repetait en craignant de le melanger avec celui du telephone, ne lui servait a rien. Presque tous les immeubles arboraient des claviers identiques: les neuf premiers chiffres, plus deux ou trois lettres. Il pianota quand meme, en desespoir de cause, sur plusieurs d'entre eux, sonna pour appeler une concierge qui l'envoya promener en disant qu'il n'existait personne de ce nom, le sien, dans son immeuble, et se retrouva avenue Henri-Martin. Il refit le trajet sur l'autre trottoir, en pure perte puisque ce n'etait meme pas le boulevard Emile-Augier. Il croisa une femme qui ressemblait a sa mere, mais ce n'etait pas non plus sa mere. De cette catastrophe-la, ni Jerome ni Agnes ne pouvaient etre tenus pour responsables, mais seulement sa fatigue, peut-etre aussi une drogue qu'ils lui avaient fait absorber, ou bien ils avaient pleinement reussi, deja, il devenait fou pour de bon.
De retour a La Muette, il s'assit sur un banc et s'efforca de pleurer, esperant ainsi calmer ses nerfs, recouvrer une lucidite qu'il sentait flancher. Il etait en plein Paris, dans un quartier paisible, par un apres-midi de printemps, et on voulait le rendre fou, le tuer, et il n'avait nulle part ou aller. Il fallait qu'il fuie, vite, avant qu'ils n'arrivent. Il savait que son trouble suffirait a confirmer tout ce qu'ils diraient, s'ils decidaient de le faire enfermer tout de suite, sans plus attendre. Et s'il prenait les devants? S'il allait trouver, soit les flics, soit un hopital, en racontant tout? Mais la perspective, justement, de tout raconter, de devider ce qui, aux yeux de n'importe quelle personne sensee ne pouvait apparaitre que comme un tissu d'absurdites, de voir le flic, devant lui, telephoner a Agnes en lui demandant de venir le chercher… Non, ce n'etait pas possible. Aucun refuge, personne a qui se confier. S'il avait eu une maitresse, une double vie… mais sa vie etait liee a celle d'Agnes, ses amis etaient les siens, elle avait du leur faire la lecon, appeler l'un d'entre eux revenait a se livrer a l'un de ses rabatteurs, a se jeter dans la gueule du loup. Il fallait fuir, vite, laisser derriere lui son pere peut-etre mourant - pourquoi pensait-il ca? - gagner un repit. Un hotel? Dangereux aussi, ils chercheraient de ce cote-la, il se ferait cueillir au reveil. Plus loin, mettre de la distance, du temps, entre lui et ce cauchemar. Quitter la ville, le pays, oui, c'etait la seule solution.
Mais comment? Il avait cinquante francs sur lui, ni chequier, ni passeport, ni carte de credit. II fallait qu'il repasse a l'appartement. II ricana: s'il allait a l'hotel, un des cinq cents ou mille hotels de Paris, il croyait se jeter dans la gueule du loup et rentrer chez lui, ca oui, c'etait faisable? Ridicule, sauf que… Sauf qu'ils devaient l'attendre n'importe ou sauf la, s'etre lances a sa recherche et qu'il suffisait de telephoner pour s'assurer qu'ils etaient absents. Dans leur situation, aucune chance qu'ils ne decrochent pas. Enfin, tres peu de chances, c'etait un risque a courir. II se leva, voulut faire avant de partir une derniere tentative pour retrouver l'immeuble de ses parents, mais non, le temps pressait, il hela un taxi, se fit conduire au carrefour Duroc. Son plan, dans sa simplicite, lui semblait lumineux, il en riait presque.
Arrive a destination, il se precipita dans le cafe d'angle, remarquant au passage que la population de la terrasse s'etait clairsemee. L'apres-midi tirait a sa fin, l'air fraichissait. Au comptoir, il demanda a telephoner, le garcon dit que le telephone etait reserve aux consommateurs.
«Alors, faites-moi un cafe, le plus degueulasse possible, et buvez-le a ma sante.»
L'autre, en tirant la gueule, lui tendit un jeton, il posa un billet sur le comptoir et descendit au soussol en se felicitant de sa repartie, qui lui semblait temoigner de la surete de ses reflexes. La cabine puait, il chercha son numero dans l'annuaire, puis le composa. Agnes decrocha aussitot, mais il avait prevu le coup, il n'allait pas se laisser demonter, au contraire.
«C'est moi, dit-il.
– Ou es-tu?
– A La Muette. Chez… chez ma mere.» Il gloussa interieurement, c'etait une bonne replique. «Viens tout de suite.
– Mais tu es fou. Tu as rendez-vous dans une heure chez le docteur Kalenka, avenue du Maine.
– Justement. Prends la voiture et viens me chercher. Je serai au cafe d'angle, a La Muette. Je t'attends.
– Mais…»
Elle se tut. Il pouvait l'entendre reflechir au bout du fil. Respirer, en tout cas.
«D'accord, dit-elle. Mais je t'en prie, ne t'en va pas.
– Non, je t'attends.
– Je t'aime», cri a-t-elle pendant qu'il raccrochait.
Il murmura: «Salope», cogna du poing contre la cloison de la cabine, puis remonta en hate au rez-de-chaussee, se placa derriere une colonne d'ou, sans risque d'etre repere du dehors, il verrait la voiture passer. A cause des sens interdits, elle ne pouvait pas eviter le carrefour. Le temps qu'elle descende, il revint au comptoir et demanda un autre jeton. Il regrettait un peu d'avoir ete desagreable avec le garcon; si par hasard celui-ci refusait, cela compromettrait vaguement son plan. Mais l'autre ne sembla meme pas le reconnaitre et, serrant le jeton dans sa paume humide, il regagna son poste d'observation.Comme prevu, il vit passer la voiture, qui s'arreta au feu. D'ou il se tenait, en depit du reflet sur la vitre, il reconnaissait le profil d'Agnes, sans pouvoir cependant saisir son expression. Quand elle tourna dans le boulevard des Invalides, il redescendit au sous-sol, forma de nouveau le numero, laissa sonner, en vain. Dans sa hate, elle avait omis de brancher le repondeur. Et Jerome n'etait pas la. Au pire, s'il y etait et ne decrochait pas, il se sentait de force a lui casser la figure.
Il sortit du cafe, courut jusque chez lui en pensant que deux heures plus tot, il courait exactement en sens inverse, qu'il etait alors un fuyard et que maintenant il maitrisait la situation, qu'il avait man?uvre comme un chef pour s'introduire sans risque dans le camp adverse. Personne dans l'appartement. Il courut vers le secretaire, ouvrit le tiroir ouse trouvait son passeport qu'il ramassa, ainsi que ses cartes de credit: American Express, Visa, Diner's Club. Il trouva meme de l'argent liquide. Agnes n'aurait pas du negliger ces details, c'est ainsi, pensa-t-il avec satisfaction, que capotent les plans les mieux organises. Il voulut laisser un mot sarcastique, «je vous ai bien eus» ou quelque chose de ce genre, mais n'en trouva pas la formulation. Pres du telephone, il avisa l'interrogateur a distance du repondeur et le fourra dans sa poche, puis il quitta l'appartement. Avant meme d'atteindre le carrefour, il trouva un taxi et demanda qu'on le conduise a l'aeroport de Roissy. Tout se passait bien, comme un hold-up minutieusement prepare. Il n'avait plus du tout sommeil.
La circulation etait fluide, ils rejoignirent sans peine le boulevard peripherique, puis l'autoroute. Durant le trajet, il prit plaisir a ecarter, au nom de la logique et de la vraisemblance, les obstacles qui pouvaient empecher son depart. A supposer que, decouvrant la disparition du passeport et des cartes de credit, Agnes et Jerome devinent son intention, ils n'auraient jamais le temps de l'arreter avant sa montee dans l'avion. Quant a faire transmettre son signalement a la police des aeroports, c'etait une mesure hors de leur portee. Il regrettait presque d'avoir pris sur eux une telle avance, se privant du spectacle de leurs silhouettes minuscules en train de courir sur la piste tandis que l'avion decollait, de la fureur qu'ils eprouveraient a le voir leur echapper de si peu. Il se demanda combien de temps il lui faudrait attendre pour partir, obtenir une place sur un vol dont la destination lui etait egale, pourvu qu'elle fut lointaine. Le fait d'arriver sans bagages, de demander un billet pour n'importe ou lui procurait une sorte d'ivresse, une impression de liberte royale qu'il croyait devolue aux heros de cinema et qu'alterait a peine la crainte que, dans la vie, ca ne se passe pas aussi facilement. Mais il n'y avait aucune raison, apres tout. Et cette ivresse augmenta encore quand le chauffeur demanda «Roissy 1 ou 2?»: il se sentit riche d'un pouvoir de choix planetaire, libre de decider a son gre, tout de suite, s'il aimait mieux s'envoler pour l'Asie ou pour l'Amerique. En fait, il ne savait pas tres bien a quelles regions du monde, ou a quelles compagnies, correspondaient les divisions de l'aeroport, mais cette ignorance entrait dans l'ordre normal des choses, il n'en eprouvait aucune gene et il dit au hasard «Roissy 2, je vous prie», se renfonca dans la banquette, sans inquietude aucune.
Ensuite, tout alla tres vite. Il consulta le tableau des departs: en s'accordant une marge d'une heure, le temps d'etablir le billet, il avait le choix entre Brasilia, Bombay, Sydney et Hong-Kong, et, comme par enchantement, il restait de la place pour Hong-Kong, aucun visa n'etait necessaire, l'hotesse au guichet ne parut pas surprise, dit seulement que ca risquait d'etre juste pour l'enregistrement des bagages. «Pas de bagages!», declara-t-il fierement, en levant les bras, un peu decu cependant qu'elle n'en ait pas l'air plus etonnee. Le controle du passeport ne posa pas davantage de problemes et le va-et-vient indifferent du regard de l'employe entre sa photographie moustachue et son visage en passe de le redevenir dissipa ses dernieres apprehensions: tout etait en ordre. Moins d'une demi-heure apres son arrivee a Roissy, il s'endormait dans le terminal de depart. Quelqu'un, un peu plus tard, lui toucha l'epaule et dit qu'il etait temps, il tendit sa carte d'embarquement, pietina jusqu'a son fauteuil ou, a peine assis, sa ceinture bouclee, il s'endormit de nouveau.
On lui toucha encore l'epaule, a l'escale de Bahrein. Il mit quelques instants a se rappeler ou il etait, sa destination, ce qu'il fuyait, et se laissa porter sans bien comprendre par le flot des passagers ensommeilles qu'un reglement quelconque obligeait a descendre, bien qu'on ne changeat pas d'avion, pour patienter dans une salle de transit. C'etait un long corridor coupe par une travee d'echoppes brillantes ou l'on vendait des produits detaxes, ouvrant d'un cote sur la piste de l'aeroport, de l'autre sur une etendue ou l'?il se reperait mal parce qu'il faisait nuit, que les lumieres de la salle se refletaient dans les vitres et aussi parce qu'il n'y avait rien a voir que des constructions basses, vers l'horizon, sans doute d'autres batiments de l'aeroport. La plupart des hommes et des femmes qui somnolaient sur les banquettes portaient le costume arabe, ils devaient attendre un autre avion. Il s'assit a l'ecart, partage entre l'envie de replonger dans le sommeil, de regagner plus tard sa place, comme un zombie, de dormir jusqu'a Hong-Kong sans se poser de questions, et le sentiment diffus qu'il fallait faire le point et que, passee l'excitation du depart, ce ne serait pas facile. L'idee de se trouver a Bahrein, au nord du golfe Persique, fuyant un complot fomente par Agnes, lui semblait a present si incongrue que toutes ses pensees, encore confuses, tendaient moins a examiner la situation qu'a s'assurer de sa realite. Il se leva, gagna les toilettes ou il se passa de l'eau froide sur le visage, se regarda longuement dans la glace. Derriere lui, la porte s'ouvrit, livrant le passage a un autre voyageur, et il se hata de remettre dans sa poche le passeport qu'il venait d'en sortir pour le presenter au miroir, comparer. Puis il retourna dans la salle de transit, marcha un moment pour s'eclaircir les idees, louvoyant entre les deux rangees de banquettes que separait le bloc tronconne des boutiques hors-taxe auxquelles il feignit de s'interesser, regardant les etiquettes des cravates, les gadgets electroniques, jusqu'a ce qu'une vendeuse s'approche, dise «May I help you, Sir?», et qu'il batte en retraite. En se rasseyant, il remarqua dans le cratere d'un cendrier sur pied un paquet de cigarettes Marlboro, vide et surtout dechiquete d'une maniere qui lui sembla familiere, bien qu'un effort fut necessaire pour se rappeler ce qu'evoquait ce depiautage. Cela revint: deux ou trois ans plus tot, une rumeur avait circule a Paris, peut-etre ailleurs, il n'en savait rien, d'origine aussi mysterieuse que ces histoires droles qui naissent, se colportent, puis disparaissent sans qu'on sache jamais qui a pu les lancer, et cette rumeur pretendait que la firme Marlboro avait partie liee avec le Ku Klux Klan dont elle assurait la publicite clandestine par certaines marques de reconnaissance incorporees au dessin du paquet. Ce que l'on demontrait en faisant valoir tout d'abord que les lignes separant les espaces rouges des espaces blancs formaient trois K, un cote pile, un cote face, un sur la tranche superieure, ensuite que le fond de l'emballage interieur etait orne de deux points, l'un jaune, l'autre noir, ce qui signifiait: «Kill the niggers and the yellow». Que ce fut vrai ou non, cette explication avait eu quelque temps la valeur d'un divertissement de societe et l'on voyait souvent; sur les tables des cafes, des paquets dechiquetes temoignant que quelqu'un s'etait livre au numero. Ces vestiges, petit a petit, etaient devenus plus rares, parce que les inities, trop nombreux, ne trouvaient plus personne a initier, parce qu'on s'etait lasse, mais surtout parce que ca ne marchait pas a tous les coups. Agnes qui, a l'epoque, ne manquait pas une occasion de faire la demonstration, tirait meme de ses echecs de plus en plus nombreux a trouver les points jaune et noir la preuve inattaquable de l'authenticite de l'anecdote: le secret du message s'etant repandu, les manitous de chez Marlboro avaient selon elle renonce a le faire circuler sous cette forme, il restait donc a decouvrir ou ils avaient bien pu le transferer. Par des?uvrement, il examina le paquet avec minutie, mais sans succes, puis se leva, alla acheter dans une boutique hors-taxe une cartouche qu'il paya avec sa Carte American Express. Il fuma une cigarette, puis une autre. En face de sa banquette, sur le planisphere mouchete de pendules indiquant l'heure dans differentes regions du monde, l'Espagne manquait, inexplicablement remplacee par une mer d'un bleu soutenu qui s'etendait des Pyrenees a Gibraltar. Il etait 6 h 14 a Paris.
A 6 h 46, sur le meme fuseau horaire, une voix feminine diffusee par les haut-parleurs avec une legere saturation pria les voyageurs a destination de Hong-Kong de regagner l'avion. Il y eut un frottement de pieds dans la lumiere jaune, un homme reveille en sursaut chaussa des lunettes noires pour chercher autour de lui sa carte de transit qui avait glisse sous la banquette. Un peu plus tard, les lumieres basculerent dans les hublots, les plafonniers de la cabine s'eteignirent. Les passagers s'enroulaient dans des couvertures a motifs ecossais, rouge et vert, qu'ils retiraient d'enveloppes en plastique. Certains, pour lire, allumaient leur veilleuse, c'etait la nuit, en plein ciel, il veillait, et c'etait aussi le reel.
L'avion se posa a Hong-Kong en fin d'apres-midi. Il resta assis pendant qu'autour de lui les passagers s'agitaient, empoignaient leurs bagages a main, que l'hotesse recuperait les ecouteurs de plastique abandonnes sur les sieges, et descendit le dernier, a regret. Il s'etait accoutume a la vie ralentie de la cabine; la succession reguliere des repas, des films, des annonces par haut-parleur n'avait pas vraiment engourdi sa lucidite, mais ne lui offrait aucune resistance, un peu comme une chambre ou il serait prevu qu'on se cogne sans arret la tete contre les murs et qu'on aurait garnie, par humanite, d'un rembourrage en caoutchouc. Il sourit en reflechissant au sens de cette pensee, qui lui etait venue tout naturellement: en somme, il aspirait a la cellule capitonnee, sans se l'avouer ni se croire fou pour autant, simplement pour y etre a l'abri. Et a partir de maintenant, c'etait fini, il s'exposait en terrain decouvert.
Une buee de chaleur brouillait les silhouettes vitrees des immeubles qui se dessinaient derriere les batiments de l'aeroport. Voyageant sans bagages, il put franchir tres vite les guichets de la douane, le controle des passeports, et se retrouva dans le hall d'arrivee, entoure de gens qui couraient, poussaient des caddies, agitaient des pancartes, se palpaient avec vehemence, en parlant tres fort, une syllabe gutturale, une autre chantante, il n'y comprenait rien, bien entendu. Il ota sa veste, la jeta sur son epaule. Que faire, a present? Prendre un billet de retour? Telephoner a Agnes pour lui demander pardon? Sortir de l'aeroport, marcher tout droit jusqu'a ce qu'il se passe quelque chose? Il resta un moment immobile dans la bousculade puis, comme si ces actions avaient ete aussi obligatoires que les formalites de debarquement, entraient dans un cycle de gestes qu'il fallait accomplir a leur suite et qui donc differaient le moment de prendre une decision, il alla de guichet en guichet jusqu'a ce qu'il trouve celui de l'American Express et se procura, en dollars de Hong-Kong, l'equivalent de 5000 F. Il les repartit dans les poches de son pantalon, qui lui collait aux cuisses. Puis, sur le conseil de l'employe qu'il avait interroge en anglais, il gagna un bureau de tourisme et reserva une chambre dans un hotel de categorie moyenne, choisi sur catalogue. On lui donna un bon pour le trajet en taxi, ce qui s'avera utile car le chauffeur ne comprenait pas l'anglais. La voiture s'engagea dans un dedale de rues grouillantes de monde, bordees de gratte-ciel deja anciens, decrepits, herisses de perches a linge et de climatiseurs qui gouttaient au point de former des mares sur les trottoirs defonces au marteau-piqueur. Certains de ces immeubles semblaient en cours de demolition sans avoir pour autant ete evacues, on en construisait d'autres, partout des palissades protegeaient des chantiers, de grands echafaudages de bambou, des betonneuses entre lesquelles pietons et voitures louvoyaient en faisant brailler des radios, au rythme d'un embouteillage paradoxal dont on aurait projete le film en accelere. Le taxi deboucha enfin sur une avenue plus large, puis le deposa devant l'hotel King ou il avait reserve et ou le receptionniste lui fit remplir une fiche avant de le conduire jusqu'a sa chambre, au 18e etage. Le froid cree par le climatiseur, une grosse boite encastree dans le mur humide, lui fit decouvrir qu'il suait abondamment. Il tenta de regler l'appareil qui, apres qu'il eut tourne un bouton, hoqueta puis se transforma en puissante soufflerie, enfin interrompit toute manifestation d'activite, de sorte qu'il entendit le brouhaha de la rue. Derriere un store metallique, la fenetre etait scellee. Le front appuye contre la vitre, il observa un moment la circulation en contrebas puis, la chaleur revenant, se devetit, prit une douche en repoussant opiniatrement le rideau de plastique qui venait se coller contre lui. Enveloppe dans une servietteeponge, il revint dans la chambre, s'etendit sur le lit et croisa les bras derriere la tete.
Voila. Et maintenant?
Maintenant, soit il restait couche sur ce lit jusqu'a ce que ca passe, mais il savait que ca ne passerait pas, soit il retournait tout de suite a l'aeroport, s'installait sur une banquette jusqu'au premier avion pour Paris, mais il n'en avait pas le courage, soit il decidait que, tout comme il lui avait fallu un toit pour dormir, il lui fallait maintenant des vetements de rechange, une brosse a dents, un rasoir, il descendait acheter tout ca et se retrouvait, a breve echeance, dans la meme position, couche sur le lit, se demandant: et maintenant?
Il resta sans bouger, sans mesurer le temps, jusqu'a ce qu'il fasse nuit. Alors il decida d'appeler au moins Agnes. Il y avait le telephone dans la chambre, mais il ne parvint a obtenir ni une ligne directe - de toute maniere, il ignorait l'indicatif pour la France - ni la reception. Il se rhabilla, ses vetements sentaient la sueur, et descendit au rez-de-chaussee. Le receptionniste, qui parlait anglais, accepta de former le numero pour lui mais, apres un temps assez long, emergea du bureau situe derriere le comptoir, en disant que ca ne repondait pas. Etonne qu'Agnes, en s'absentant, n'ait pas branche le repondeur, il insista pour que l'autre refasse une tentative, qui n'aboutit pas davantage, et sortit.
Nathan Road, la grande et bruyante avenue sur laquelle donnait son hotel, etait illuminee comme les Champs-Elysees lors des fetes de Noel, la circulation s'effectuait sous des arcs de lampions rougeoyants qui figuraient des dragons. Il marcha sans but dans la foule dense et indifferente, l'odeur un peu fade de la cuisine a la vapeur, parfois du poisson seche. A mesure qu'il avancait, les magasins devenaient plus luxueux, on y vendait surtout du materiel electronique detaxe et de nombreux touristes faisaient leurs emplettes. A l'extremite de l'avenue, qu'il avait fini de descendre, une grande place ouvrait sur la baie, de l'autre cote de laquelle s'etendait un miroitant chaos de gratte-ciel etages au flanc d'une montagne dont le sommet se perdait dans la brume nocturne. Se rappelant des photos vues dans des magazines, il pensa que cette cite spectaculaire etait Hong-Kong et se demanda ou il se trouvait, lui. Profitant, encore une fois, de pouvoir confesser une ignorance qui n'avait rien d'anormal, il posa la question a une Europeenne en short, du genre routarde, qui devait etre hollandaise ou scandinave, mais dit tout de meme: «Here, Kowloon» et le nom lui etait vaguement familier, il avait du le lire quelque part. Il comprit, en regardant le plan deplie par la routarde, qu'une partie de la ville se trouvait sur l'ile, en face de lui, l'autre sur le continent, un peu comme Manhattan et New York, et qu'il avait choisi son hotel dans la portion continentale, Kowloon donc.
Un service de ferry reliait les deux rives, les gens, apparemment, l'empruntaient comme le metro. S'inserant dans la foule, il se dirigea vers l'embarcadere, acheta un billet, attendit que le ferry glisse contre le quai, que les passagers descendent, et monta quand l'employe livra le passage. Le trajet lui plut tant qu'une fois parvenu de l'autre cote, il pensa ne pas debarquer, repartir dans l'autre sens sans quitter sa place et, l'employe lui ayant fait signe qu'il fallait descendre, il obeit, mais reprit aussitot un ticket et recommenca. Apres trois aller-retour, familiarise avec la man?uvre, il comprit que, plutot que d'acheter un ticket a chaque fois, il etait plus rapide et pratique de glisser dans une fente une piece de 50 cents, commandant le tourniquet automatique, et fit en sorte, quand il acheta son dernier ticket, de se faire rendre une provision de pieces suffisamment abondante pour ne plus quitter le bateau avant l'heure de fermeture, dont il ne s'informa pas. Il decouvrit ensuite une autre particularite du ferry qui etait son entiere reversibilite: l'avant etait la direction vers laquelle on allait, l'arriere celle dont on s'eloignait, mais, hors de l'eau, il aurait ete impossible de distinguer la proue de la poupe. Les dossiers des sieges, meme, coulissaient dans des fentes laterales, de maniere qu'on puisse les orienter dans le sens desire et, spontanement, d'un tour de main, les gens les renversaient afin de se tourner en direction opposee a leurs predecesseurs. Quand on allait vers Hong Kong, tout le monde, meme le nez dans son journal, faisait face a Hong-Kong, et de meme pour Kowloon. De cette coutume, qui lui sembla par la suite evidente, il s'apercut a la faveur d'un incident: il venait de remonter dans le bateau et, par jeu, reprenait la place qu'il avait du abandonner deux minutes plus tot. Relevant la tete, il se rendit compte qu'il avait oublie le geste de rabat du dossier et se tenait donc seul, a seul, a contre-courant, face a tous les autres passagers. Ceux-ci, du reste, ne paraissaient nullement s'en soucier, pas meme le trio de lyceennes en socquettes blanches qu'il s'attendait a voir pouffer; on le regardait sans ironie ni animosite, comme s'il avait ete un element du paysage urbain dont le ferry se rapprochait. Il eut un instant de gene, mais l'indifference generale lui procura tout de suite apres un sentiment d'apaisement et il interrompit le geste de reversion qu'il amorcait, resta a sa place et meme eclata de rire. Seul contre tous, seul a soutenir qu'il avait une moustache, un pere, une memoire dont on le spoliait, mais ici, apparemment, cette singularite ne se remarquait pas, tout ce qu'on exigeait de lui, c'etait qu'il descende du ferry une fois a quai, libre d'y remonter en acquittant le peage. L'idee lui vint, folle mais enivrante, qu'il pourrait tres bien rester a HongKong, ne plus donner de ses nouvelles, n'en attendre aucune d'Agnes, de ses parents, de Jerome, les oublier, oublier son metier et trouver n'importe quoi a faire pour subsister ici, ou ailleurs aussi bien, en un lieu en tout cas ou on ne le connaissait pas, ou personne ne s'interessait a lui, ou on ignorerait toujours s'il avait ou non porte une moustache. Tourner la page, reprendre a zero, vieille et vaine rengaine de tous les aigris de la planete, pensa-t-il, sauf que son cas a lui etait quelque peu different. A supposer qu'il rentre et qu'au lieu de le mettre au cabanon on s'accorde tacitement a passer l'eponge, a recommencer tout comme avant, a l'agence et a la maison, la vie reprendrait peut-etre, mais empoisonnee a jamais. Empoisonnee non seulement par le souvenir de cet episode, mais surtout par la crainte constante de ses sequelles, le risque de voir l'horreur ressurgir au detour d'une conversation. Une allusion innocente a des souvenirs communs, a une personne ou un objet, et il lui suffirait de voir Agnes palir, se mordre les levres, de noter un silence prolonge pour savoir que voila, ca recommencait, que l'univers se desagregeait a nouveau. Vivre ainsi, en terrain mine, avancer a tatons dans l'attente de nouveaux eboulements, aucun etre humain ne saurait le supporter. Il comprenait que cette perspective l'avait pousse a la fuite, bien davantage que l'hypothese ridicule d'un complot contre lui. Dans sa fievre de la veille, il s'en rendait mal compte, mais c'etait l'evidence: il fallait disparaitre. Pas forcement du monde, mais en tout cas du monde qui etait le sien, qu'il connaissait et qui le connaissait, puisque les conditions de la vie dans ce monde-la etaient desormais sapees, gangrenees par l'effet d'une monstruosite incomprehensible et qu'il fallait soit renoncer a comprendre, soit affronter entre les murs d'un asile. Il n'etait pas fou, l'asile lui faisait horreur, restait donc la fuite. A chaque nouvelle traversee, il s'exaltait davantage, comprenait qu'il avait choisi la seule issue possible et que seul un instinct de conservation a peine conscient mais vivace l'avait dissuade, a l'aeroport, de reprendre un billet pour Paris, de revenir se jeter dans la gueule du loup. Sa place n'etait plus parmi les siens, songeait-il, conscient de faire vibrer une corde de sentimentalite heroique qui renforcait sa determination, tout comme les metaphores concernant les eponges qu'il est inutile de passer lorsque le seul recours est de changer la nappe, ou meme la table. Il devinait deja, cependant, qu'il lui serait difficile d'entretenir cette exaltation qui risquait de retomber toute seule, une fois quitte le ferry. Le monde, pour l'instant, se resumait a ce roulis leger, au miroitement de l'eau sombre, au grincement des cables d'acier, au cliquetis des grilles qui s'ouvraient pour le debarquement des uns, l'embarquement des autres, a ce va-et-vient immuable et regle auquel il se laissait aller, hors d'atteinte, dans la tiedeur du soir. Mais il ne pouvait pas passer le reste de sa vie sur le ferry reliant Kowloon a Hong-Kong, s'arreter la, sur cette image, comme s'arrete le film ou Charlot, poursuivi par les flics de deux etats mitoyens, sautille eternellement, les pieds en canard de chaque cote de la frontiere. Apres cette image, il y a un fondu au noir, puis le mot fin s'inscrit sur l'ecran, et il n'existe pas, dans la vie, d'equivalent a cette fin suspendue. Si, pourtant: on peut s'arreter. Accoude au bastingage, a l'arriere provisoire du bateau, il observait depuis le depart le sillage puissant, suivait de l'?il la courbe ecumeuse jusqu'a l'helice dont il pouvait presque sentir la trepidation sous le plancher du pont. Il suffirait de se laisser tomber, c'etait facile. En quelques secondes, il serait dechiquete par les pales vrombissantes. Personne n'aurait le temps d'intervenir, les passagers du pont, peu nombreux a cette heure, pousseraient des cris, s'agiteraient, feraient stopper
Trois jours plus tot, ou quatre en tenant compte du decalage horaire, il avait fait l'amour avec elle pour la derniere fois.
Le ferry, pour la vingtieme fois peut-etre, accosta cote Kowloon et, au lieu de descendre parmi les derniers, comme il en avait pris l'habitude, il bondit sur la passerelle, pret a prendre un taxi pour l'aeroport, a rentrer tout de suite. Mais, en remontant l'escalier metallique, le contact dans son poing ferme de la piece de 50 cents qu'il serrait en prevision de la traversee suivante lui fit ralentir le pas. Il retourna la piece entre ses doigts, hesitant a tirer a pile ou face, mais en fait il avait deja pris sa decision. Une fois de plus, devant le tourniquet, il glissa 50 cents dans la fente et descendit lentement l'escalier oppose a celui qu'il venait de gravir, patienta devant le grillage pendant que le ferry finissait de se vider. Il ne pouvait pas revenir, une nouvelle tentative ne servirait a rien. Il prendrait le visage d'Agnes entre ses mains, le caresserait, et puis? Et puis ce serait pareil, plus douloureux encore apres l'espoir d'une remission. Ou peut-etre Agnes le regarderait approcher, dirait: «Qui etesvous?» Il hurlerait: «C'est moi, c'est moi, je t'aime» et le mal aurait encore empire en son absence, elle ne le reconnaitrait plus, ne se rappellerait meme plus qu'il avait existe.
Durant cette traversee, il ne quitta pas le sillage des yeux et pleura. Il pleura sur Agnes, sur son pere, sur lui-meme. Il poursuivit ses allers-retours. Sur l'eau parfois, une rebellion plus vive lui faisait se promettre d'arreter la fois suivante, de prendre un taxi, un avion, au moins de passer un coup de telephone, mais a l'embarcadere il preparait encore sa piece. L'employe, de temps a autre, lui adressait un petit signe de la main, empreint d'une sympathie perplexe. Il refit meme de la monnaie, en achetant un Sprite dont il but quelques gorgees, puis il laissa rouler la bouteille entre ses pieds.
Enfin, ce qu'il craignait se produisit. Lorsqu'il debarqua, cote Hong-Kong, un cadenas verrouillait la grille d'embarquement. Avec un geste d'interrogation impuissante, il la designa a l'employe qui repondit en riant: «To-morrow, to-morrow» et montra sept doigts, l'heure d'ouverture probablement.
Et maintenant? pensa-t-il en s'asseyant sur les marches humides de la jetee.
Maintenant, il pouvait toujours regagner son hotel, sur la rive opposee. Il serait sans doute facile de trouver un petit bateau qui accepte de jouer les taxis, mais il n'en avait pas envie. Il n'avait pas envie non plus de s'aventurer dans la ville qui se dressait derriere lui, dont les lumieres se refletaient dans l'eau grasse de la baie. Alors, rester sur la jetee, attendre le lever du jour et reprendre le ferry? Recommencer le lendemain, et les jours qui suivraient? En depit de l'absurdite de ce projet, aucun autre ne lui venait a l'esprit et il se surprenait a en examiner les conditions materielles, a faire des calculs. En restant sur le bateau de sept heures a minuit, en dormant la nuit sur la jetee, combien de temps pourrait-il tenir? La traversee coutait 50 cents, il en effectuait environ quatre par heure, soit 2 dollars de l'heure, a raison de 17 heures par jour, cela revenait a 34 dollars la journee et encore, peut-etre existait-il des forfaits. En comptant six dollars de nourriture, hamburgers, soupes ou nouilles peu couteuses, il s'en tirait a 40 dollars HongKong par jour, environ 40 francs s'il avait bien compris le taux de change. Multiplies par 365 jours, 14600 F par an, pas meme une brique et demie, c'etait ce qu'il gagnait par mois a Paris et a peine le double du budget alloue pour l'entretien des fous dans le Sud-Ouest. Il suffirait, de temps a autre, qu'il aille chercher de l'argent grace a l'une de ses cartes de credit et le sursis, a ce train, devenait pratiquement illimite. Sauf qu'au bout d'un moment la banque s'etonnerait; Agnes devait avoir prevenu de sa disparition les services responsables des cartes de credit, elle ne tarderait pas a retrouver sa trace. Il l'imaginait debarquant a Hong-Kong, ivre d'inquietude, le rencontrant sur le ferry, et lui, alors, lui expliquerait calmement que la vie lui etait devenue trop penible, qu'il ne la supportait que dans ces conditions, en prenant le ferry a longueur de journee, qu'il retrouvait a ce prix seulement la paix de l'ame et que, si elle l'aimait, la seule chose qu'elle pouvait desormais faire pour lui consistait a le debarrasser de ses cartes de credit, a lui verser chaque annee l'argent necessaire, environ 15000 F donc, sur un compte qu'elle lui ouvrirait dans une banque locale, et a le laisser seul. Elle pleurerait, l'embrasserait, le secouerait, mais finirait par ceder, que faire d'autre? De temps en temps, frequemment au debut, de moins en moins par la suite, elle ferait le voyage de Hong-Kong, viendrait le rejoindre sur son ferry, lui parlerait doucement en lui tenant la main, en evitant de prononcer certains mots. Kowloon-Hong-Kong, Hong-Kong-Kowloon, elle s'habituerait a le voir vivre ainsi, a la longue. Peut-etre ne serait-elle pas seule, peut-etre aurait-elle refait sa vie. A l'homme qui l'accompagnerait et resterait discretement sur le quai, elle expliquerait tout, montrerait ce clochard hebete, devenu pour les usagers du ferry une sorte de mascotte bizarre, bientot mentionnee dans les guides touristiques,
Plus tard le ciel palit, des bruits, des esquisses d'agitation troublerent le calme nocturne de la jetee. Il devina des mouvements dans la penombre. Un homme en short et maillot de corps, a quelques metres de lui, dessinait une tache claire, mouvante, lancait les bras en avant, en arriere, s'accroupissait, se relevait. D'autres apparurent. Un peu partout, le long du quai, des silhouettes progressivement distinctes se contorsionnaient avec lenteur, calmement, presque en silence. Il entendait des souffles profonds et reguliers, parfois un craquement d'articulation, une phrase lancee a mi-voix, a laquelle repondait alors une autre phrase en echo, empreinte d'une expression qui lui semblait joviale. Un petit vieux en survetement, qui venait de s'approcher de lui pour faire sa gymnastique, lui adressa un sourire aimable et, du geste, l'invita a l'imiter. Il s'etait leve, executait maladroitement les mouvements que le vieux lui montrait, sous les rires etouffes de deux tres grosses femmes, occupees a toucher leurs orteils du bout des doigts, a une cadence tres souple, sans precipitation. Au bout d'une minute, il rit a son tour, fit comprendre a ses compagnons d'exercice qu'il n'avait pas l'habitude, qu'il arretait. Le vieux dit «good, good», une des femmes mima un applaudissement et, sous leurs regards a peine ironiques, il s'eloigna, gravit un escalier, se retrouva bientot sur une large passerelle betonnee que prolongeait une esplanade bordee de bancs. Partout, des gymnastes de tous ages executaient sans hate leurs mouvements. Il s'etendit sur un des bancs, tournant le dos a la baie. L'embarcadere du ferry, visible en contrebas de la balustrade, restait grillage. Au-dessus de lui, une petite tonnelle composee de tubulures bleu pale encadrait un immeuble tres haut, dont les fenetres rondes ressemblaient a des ecrous, et un autre encore inacheve, habille jusqu'a mi hauteur de vitres-miroirs. Les etages superieurs disparaissaient sous les echafaudages de bambou et les baches vertes. Entre ces deux blocs, des grues, des bouts d'autres immeubles se detachaient sur la masse vert sombre du Pic dont, si haut qu'il levat les yeux, il ne pouvait voir le sommet, perdu dans une brume scintillante. Le soleil, deja, cognait sur les vitres, sur les plaques metalliques, les tubulures, un tumulte affaire commencait a monter du port et, pour la premiere fois, l'idee d'etre a Hong-Kong lui procura une sorte d'excitation. Il resta allonge une demi-heure encore, a regarder le soleil se lever dans tous les reflets eriges par la ville. Quand il se retourna vers la baie, il reconnut son ferry qui progressait lentement, entre cargos et sampans, en suivit des yeux le sillage jusqu'a l'embarcadere de Kowloon et, en le voyant prendre le chemin du retour, c'etait comme s'il avait ete a bord. La reprise de la navette lui inspirait un sentiment de securite si grand qu'il se surprit a penser: apres tout, je ne suis pas presse. Il pensa aussi que le matin, tout etait plus facile.
Il se leva, longea la promenade ou la paisible gymnastique matinale faisait deja place au mouvement plus desordonne et hatif des gens qui se pressent vers leur travail. Dans la cohue, cependant, des bureaucrates strictement vetus interrompaient parfois leur marche, posaient leur attache-case pour consacrer vingt ou trente secondes a etirer les bras, plier les genoux, bomber le torse, soudain tres calmes. Personne ne prenait garde a lui. A travers la foule devenue compacte, il deboucha sur un patio, au pied de l'immeuble en construction dont il s'apercut que les etages inferieurs, termines, abritaient deja des bureaux. Une banque: il sourit, se rappelant son projet de vie sur le ferry. Plus loin, un bureau de poste, pas encore ouvert: il se promit d'y revenir plus tard, pour telephoner a Agnes. Enfin, il aviserait, peut-etre qu'une longue lettre vaudrait mieux.
Abandonnant la passerelle, il descendit sur la large avenue qu'elle enjambait et qu'on ne pouvait traverser autrement, longea le trottoir encombre. Il faisait deja tres chaud. Au moment precis ou il s'en rendait compte, la sueur devint froide sur ses epaules, il s'arreta net, comme si ses pieds prenaient racine dans le tapis rouge deroule sur le trottoir et comprit qu'il passait devant un hotel dont l'air conditionne entretenait un microclimat jusque dans la rue. Il enfila sa veste, entra. Le hall etait glacial, un autre monde d'un coup. Fauteuils de cuir, tables de verre fume, plantes vertes, le tout ceint d'une loggia et de boutiques de luxe, les murs ornes de bas-reliefs en bronze evoquant un agglomerat de fusibles grilles et d'une fresque hideuse aux motifs vaguement asiatiques. Une pancarte indiquait la direction de plusieurs restaurants et d'une coffee-shop ou il resolut, en boutonnant sa veste, de prendre un petit dejeuner.
Il mangea et but de bon appetit, puis demanda qu'on lui apporte de quoi ecrire. Mais, devant la feuille de papier, meditant la premiere phrase de sa lettre a Agnes, il s'apercut que ses craintes de la nuit etaient fondees, d'autant plus fondees qu'elles lui inspiraient une sorte d'incredulite retrospective. Son projet de passer le reste de sa vie a faire la navette entre Kowloon et Hong-Kong, ses calculs de budgets, le fait surtout d'avoir considere cette solution comme la seule alternative a l'internement dans un patelin du Sud-Ouest lui paraissaient, comme prevu, aussi derisoires maintenant que le soupcon d'une conspiration ourdie par Agnes contre lui. Dans le naufrage de ses raisonnements nocturnes, d'une determination a laquelle il s'etait pourtant jure de se tenir, l'inquietude subsistait cependant de ce que pourrait etre son retour. Le grand jour, le discret cliquetis des couverts dans la coffee-shop de l'hotel Mandarin evacuaient l'affaire de la moustache et ses suites vers une zone de doute, presque d'oubli, mais en meme temps qu'elle le rassurait, sa presence dans cette coffee-shop l'obligeait a se rappeler qu'il s'etait produit des evenements irreductibles, qu'il avait franchi une frontiere et depasse peut-etre un point de non-retour. A force de rester sans reponse, la question pour lui s'etait deplacee du «pourquoi?» au «comment?», mais ce «comment», des qu'il ne s'agissait plus de mettre un pied devant l'autre, des pieces dans une fente, des aliments dans sa bouche, se mettait lui aussi a flotter, depouillait sa substance de mot cense deboucher sur une ligne de conduite pour n'etre plus qu'un point d'interrogation, un «alors quoi?», un «et maintenant?» dont les effets paralysants ne pouvaient etre contres qu'au coup par coup, en se fixant des buts immediats, des obstacles benins qu'il se rejouissait de surmonter parce qu'ils cachaient, le temps de mobiliser son attention, l'obstacle gigantesque du choix entre partir et rester. Pour le moment, tout demeurait ouvert. Mais s'il ecrivait a Agnes, il fallait qu'il prenne une decision. Ou bien il se contentait de la rassurer, de dire ne t'inquiete pas, je traverse une crise, bientot je t'enverrai des nouvelles plus precises. Differer encore. Le mieux, alors, etait de telephoner, qu'au moins elle le sache en vie et ne le fasse pas rechercher.
Renoncant provisoirement a sa lettre, il se servit toutefois du papier a en-tete de l'hotel pour noter les numeros de telephone de son appartement, de ses parents et de l'agence, afin d'etre certain de ne pas les oublier. Il glissa le feuillet plie en quatre dans la poche interieure de sa veste et, apres avoir regle son petit dejeuner, se dirigea vers les cabines telephoniques qu'il avait reperees dans un renfoncement du lobby. Un employe lui fournit l'indicatif pour la France et il le nota egalement. Puis il forma successivement les trois numeros, mais n'obtint pas de reponse. Selon ses calculs, il etait 11 heures du soir a Paris, ce qui expliquait le silence de l'agence, mais il comprenait mal, une fois de plus, qu'Agnes en sortant n'ait pas branche le repondeur. Si elle l'avait fait, il aurait pu, grace a la telecommande, ecouter les messages recents, en tirer une idee de l'atmosphere qui regnait en son absence. A condition, cependant, que l'interrogateur fonctionne encore a une telle distance. Il s'etait deja pose la question, quand ils avaient achete l'appareil: existait-il une frontiere au-dela de laquelle l'impulsion sonore cessait d'agir? A priori, il n'y avait pas de raison. Et, du reste, il pouvait se renseigner facilement sur ce point: les boutiques de materiel electronique ne manquaient pas a Hong-Kong. La reponse, ceci dit, ne changerait rien au probleme tant qu'Agnes n'aurait pas remis le repondeur en marche. Elle finirait bien par le faire, a moins qu'il ne soit casse, ou bien… Il sourit sans gaiete: a moins qu'Agnes lui assure, lorsqu'ils se parleraient, s'ils se parlaient encore un jour, qu'ils n'avaient jamais eu de repondeur. Bien entendu, il se rappelait tres bien la forme de l'appareil, l'epoque ou ils l'avaient achete, les milliers de messages enregistres, effaces, parmi lesquels celui de son pere leur rappelait le dejeuner dominical; bien entendu, il pouvait suivre du doigt, dans sa poche, les aretes metalliques de l'interrogateur, mais qu'est-ce que cela prouvait? Il avait encore refait son numero, laissait sonner. Sans lacher l'ecouteur d'ou s'echappait toujours la tonalite monotone, il sortit le petit appareil, lut avec attention la notice imprimee sur la plaque: «1) Composez votre numero de telephone. 2) Des le debut de votre annonce, placez le boitier de telecommande sur le microphone de votre combine et envoyez la tonalite pendant deux a trois secondes. 3) La cassette Annonce s'arrete, la cassette Messages se rebobine et vous prenez connaissance des messages enregistres…» Machinalement, il effleura le bouton place sur la tranche du boitier, appuya sans relever le doigt jusqu'a ce que la stridence faible mais continue du bip vrille insupportablement les oreilles d'un Chinois corpulent qui, occupant la cabine voisine, se mit a cogner sur la vitre avec vehemence. Comme degrise, il relacha sa pression, remit la telecommande dans sa poche, raccrocha et sortit. Plus encore que le silence au bout du fil, l'inutilite d'un accessoire grace auquel il comptait pouvoir tater le terrain, surprendre les reactions provoquees par sa fuite, l'accablait. Il se sentait demuni, trahi: a supposer que l'existence meme du repondeur n'ait pas rejoint a la trappe celles de sa moustache, de son pere, de ses amis, etait-il possible qu'Agnes l'ait deliberement debranche en constatant la disparition de la telecommande? Qu'elle ait sacrifie une chance d'avoir de ses nouvelles rien que pour le priver de l'usage du mouchard? Ou etait-elle? Que faisait-elle? Que pensait-elle? Continuait-elle a parler, manger, boire, dormir? A effectuer les gestes de la vie quotidienne, en depit de cette insupportable incertitude? Se rappelait-elle, au moins, qu'il avait disparu? Qu'il avait existe?
Dans le miroir grave qui revetait le mur, derriere la rangee de cabines, il avait pu, en ecoutant resonner les sonneries sans reponse, s'observer a loisir: veste fripee, trop chaude, chemise grise de crasse et de sueur, cheveux embroussailles et barbe de trois jours. Il resolut, pour se calmer, d'acheter des vetements de rechange. Il traversa le lobby pour gagner un patio borde de boutiques luxueuses ou, sans se presser, il choisit une chemise legere, munie de larges poches pectorales qui le dispenseraient de porter une veste, un pantalon de toile, une paire de slips, des sandales de cuir, enfin un elegant necessaire a raser, le tout lui couta un prix insense mais il s'en moquait et, a la reflexion, decida meme de transferer ses quartiers a l'hotel Mandarin. Le fait de s'engager dans des depenses fastueuses lui donnait l'impression de prendre une decision. En outre, comme il n'avait rien de particulier a faire a Kowloon, ce demenagement l'ecarterait un peu des tentations du ferry. Il n'avait pas davantage a faire «on the Hong-Kong side», mais bon…
Claire, spacieuse, confortable, sa nouvelle chambre comportait deux lits jumeaux, la fenetre donnait, non sur la grande avenue parallele au quai, mais sur une rue transversale dont les vitres scellees et doublees filtraient le vacarme. Des que le groom fut parti, il se deshabilla, prit une douche et rasa sa barbe, maniant avec precaution le coupe-chou, a l'usage duquel il n'etait pas habitue. La moustache reprenait tournure, et cette repousse eveilla en lui l'espoir bizarre que le retour a son aspect anterieul entrainerait la disparition et meme l'annulation retrospective de tous les mysteres provoques par son initiative. D'un coup, il retrouverait son integrite, physique, mentale, biographique, aucune trace ne subsisterait du desordre. Il reviendrait de HongKong, persuade a juste raison d'y avoir effectue un voyage d'affaires, pour le compte de l'agence, il aurait dans sa serviette, car il en acheterait une, les documents temoignant de son travail, des contacts qu'il avait etablis. Agnes l'accueillerait tendrement a l'aeroport, elle connaitrait l'heure exacte de son retour. Elle ne se souviendrait de rien, lui non plus, tout serait rentre dans l'ordre. Aucune incoherence ne se produirait par la suite, le mystere se serait efface de lui-meme, n'aurait en fait jamais eu lieu. Voila ce qui pouvait arriver de mieux et, en y reflechissant, ce n'etait ni plus ni moins impossible que ce qui etait arrive. Il pouvait meme, songe a-t-il, donner un coup de pouce aux puissances qui, apres s'etre jouees de lui, consentiraient a tout remettre en place. Aide-toi, le ciel t'aidera… Oui, mais s'aider, dans son cas, cela signifiait reunir des documents prouvant la realite et l'utilite de son voyage d'affaires, telephoner a Jerome pour mettre au point la fiction justifiant son depart impromptu, lui demander de preparer psychologiquement Agnes a croire qu'elle avait reve, bref recommencer le cirque, donner de nouvelles preuves de sa folie, a peu de choses pres convoquer soi-meme l'ambulance qui le cueillerait au sortir de l'avion… Non, seul le ciel, si on pouvait appeler ca le ciel, etait en mesure de l'aider: il ne s'agissait pas, surtout pas, de truquer la realite, mais d'accomplir un miracle, de faire que n'ait pas eu lieu ce qui avait eu lieu. Gommer cet episode de leurs vies, et ses consequences, mais aussi gommer la trace de la gomme, et la trace de cette trace. Ne pas truquer, ne pas oublier, mais n'avoir plus rien a truquer ni a oublier, sans quoi le souvenir reviendrait, ineluctablement, les detruirait… Non, vraiment, la seule aide qui fut a sa portee, s'il voulait s'attirer la misericorde du ciel, c'etait de se laisser repousser la moustache, d'en prendre soin, de faire confiance a ce remede. Allonge sur le lit, il effleurait du doigt sa levre superieure, caressait le poil renaissant, sa seule chance.
Plus tard dans l'apres-midi, il fit une nouvelle tentative pour telephoner a Agnes et a ses parents, sans plus de succes. Puis il passa ses vetements neufs, roula, faute d'ourlet, le bas du pantalon et repartit ce qu'il possedait dans ses poches fessieres et pectorales: le passeport, les cartes de credit, l'argent liquide, la feuille portant les numeros de telephone. Il hesita a garder sur lui la telecommande et, comme elle l'alourdissait, finit par la caler entre bol et blaireau dans l'etui de cuir contenant le necessaire a raser, qu'il laissa dans la salle de bains. Il sortit et, empruntant les passerelles au-dessus des avenues, se dirigea vers le debarcadere. Le ciel etait gris, la chaleur moite. Le reconnaissant, l'employe du ferry agita les bras en signe de bienvenue, mais il debarqua a Kowloon et ne reprit le bateau qu'une demi-heure plus tard, apres avoir regle sa note a l'hotel King et recupere ce qui restait de sa cartouche de cigarettes. Bizarrement, il n'avait pas fume, pas eu l'idee, depuis son arrivee a HongKong.
De retour sur l'ile, il marcha sans but, en tachant de suivre les quais, ce qui s'avera impossible a cause des nombreuses voies intraversables, des chantiers de construction, des palissades ou il cherchait en vain des breches pour entrevoir la baie. A la disposition des enseignes publicitaires, au sommet des gratte-ciel qui le surplombaient, il reconnut des quartiers qui, de l'embarcadere du ferry, la nuit precedente, lui avaient paru tres eloignes du centre. Dans un autre hotel de luxe, le Causeway Bay Plaza, il essaya encore de telephoner, mais il n'y avait toujours personne. Le soir venu, il regagna en taxi le Mandarin, but un Singapore Sling au bar puis monta dans sa chambre pour se regarder dans la glace de la salle de bains, se raser a nouveau, comme un convalescent qui s'assure de ses forces. Plus ses joues etaient lisses, mieux ressortait la barre deja noire de sa levre superieure. Il savait que la nuit, comme d'habitude, serait dure a passer, que des idees contradictoires, obstinees, exclusives, se porteraient a l'assaut de son cerveau, qu'il voudrait tour a tour, sur de ne plus varier, reprendre le ferry, filer a l'aeroport, se jeter par la fenetre, et que le sport consistait a ne rien faire de tout cela, de maniere a se retrouver au matin en vie, la moustache croissante, en s'etant contente de rever des actes irremediables. Il craignait plus que tout, sous l'effet d'une nouvelle lubie, de raser sa moustache et de devoir ensuite tout reprendre a zero. Il entrevit une suite de jours et de nuits scandee par l'alternance des rasages, des espoirs de repousse, vainement eternisee dans l'attente, l'indecision, la succession plutot de decisions contraires. Les idees noires revenaient, c'etait prevu, bien sur, le tout etait de tenir. Tenir, rien de plus.
Il songea a se souler, mais c'etait trop dangereux. Apres avoir appele Paris encore une fois, inquiet de ce qu'il dirait si par extraordinaire Agnes decrochait, il descendit a la recherche d'une pharmacie ou il pourrait se procurer des somniferes, mais lorsqu'il en eut trouve une ouverte, qu'il eut explique ce qu'il voulait a grand renfort de mimiques ridicules, mains croisees sous un oreiller imaginaire et ronflements puissants, la vendeuse prit un air reprobateur et lui fit comprendre qu'il fallait une ordonnance. Il dina sans faim, de nouilles et de poisson, dans un restaurant en plein air, marcha longtemps, pour se fatiguer, prit un tramway. Accoude a une fenetre depourvue de carreaux, a l'etage superieur, fumant cigarette sur cigarette malgre l'interdiction que personne ne respectait, il regarda defiler les facades des immeubles, les lumieres, les enseignes, les quartiers qui se succedaient, animes ou deserts, les trams qui arrivaient en sens inverse, si proches qu'il lui fallait, a chaque fois, retirer precipitamment son coude.
Des relents de friture, de poisson, s'engouffraient par les fenetres. La ligne traversait l'ile en longueur, parallelement au port et quand, au terminus, il fut tente de repartir en sens inverse, il se forca a descendre. S'il voulait epuiser les possibilites de va-et-vient offertes par les transports en commun de la ville, il lui restait le metro, pour le lendemain, puis le funiculaire qui conduisait au sommet du Pic. Ensuite il n'aurait plus qu'a recommencer, ou bien a arpenter sa chambre d'un mur a l'autre. Occuper alternativement l'un et l'autre des lits jumeaux, se demander s'il valait mieux dormir la moustache au-dessus ou au-dessous des draps, il trouverait toujours des ersatz pour traduire physiquement l'indecision dont il souffrait et dont il avait pourtant decide de faire sa politique. Provisoirement, ricana-t-il, jusqu'a ce qu'une idee meme pas nouvelle l'emporte au forcing. Dans l'ensemble pourtant, en depit de poussees ponctuelles qui ne le surprenaient plus, il accedait a une sorte de calme indifferent, un progres, tout de meme, par rapport a la veille. Provisoire, repetait-il en marchant, provisoire.
Il se retrouva devant son hotel presque par hasard, vers deux heures du matin, et se rasa pour la troisieme fois de la journee. Pour la cinquieme fois, ensuite, il composa les numeros de telephone notes sur la feuille de papier et, n'obtenant toujours pas de reponse, en composa d'autres, au hasard, pret a reveiller n'importe quel Parisien inconnu pour s'assurer qu'au moins la ville existait toujours. Certains de ces numeros, dont il formait les chiffres au petit bonheur, ne devaient pas etre attribues, mais alors il aurait entendu: «Il n'y a pas d'abonne au numero que vous demandez, veuillez consulter l'annuaire ou le centre de renseignements…» Il appela aussi les renseignements, le 12, l 'horloge parlante, une compagnie de taxis, la reception de l'hotel, pour se faire confirmer l'indicatif, cela dura une bonne heure durant laquelle il fuma cigarette sur cigarette. Dans la trousse de rasage, il avait recupere l'interrogateur a distance qu'il gardait a la main, comme un fetiche sans emploi, et la vague de panique qu'il sentait approcher le submergea peu a peu: ce n'etait plus seulement son passe, ses souvenirs, mais Paris tout entier qui s'engloutissait dans le gouffre creuse derriere chacun de ses pas. Et si, le lendemain, il se rendait au consulat? On lui dirait, sans aucun doute, que les liaisons telephoniques fonctionnaient a merveille, on irait meme, le cas echeant, jusqu'a lui en donner la preuve, mais les numeros qu'il voulait obtenir continueraient a ne pas repondre. «C'est qu'il n'y a personne, essayez une autre fois», conclurait logiquement le serviable consul, celui-la meme qui, peut-etre, informerait Agnes de son tragique deces - et, pour la circonstance, elle decrocherait tout de suite.
Il avait mis en marche le televiseur de sa chambre, coupe le son, et somnola par a-coups, tout habille. Quand il ouvrait les yeux, ec?ure par l'odeur du tabac refroidi, des Chinois bien vetus agitaient les levres sur l'ecran muet. Plus tard, des cow-boys chevaucherent dans une sierra, sans doute reconstituee en Espagne - si toutefois l'Espagne n'avait pas disparu, comme semblait l'insinuer le planisphere de Bahrein. Les chaines de Hong-Kong devaient diffuser toute la nuit, comme aux Etats-Unis, mais peut-etre le lendemain apprendrait-il que non, que les programmes prenaient fin a minuit… La hantise de l'inverifiable revenait le torturer, il se retournait sur le lit, saisissait a tatons le telephone sur la table de nuit. A un moment, pour entendre une voix, il forma des chiffres sans indicatif, en serrant la telecommande entre ses doigts crispes, et reveilla quelqu'un, a Hong-Kong probablement, qui brailla sans qu'il comprenne rien. Il raccrocha, se leva, se rasa encore, se recoucha. A l'aube, les yeux ouverts, il sortit, erra dans les rues peuplees de gymnastes matinaux, reprit le ferry et, a la visible satisfaction de l'employe, toujours le meme, ne le quitta pas de la journee. L'enchevetrement des mats dans la baie, le vol criard des oiseaux tournoyant dans le ciel nuageux, les visages, l'odeur du goudron, le scintillement des immeubles, l'afflux de perceptions desormais familieres l'absorberent. Lorsqu'une velleite le prenait d'aller au consulat, ou a l'aeroport, il attendait qu'elle passe et, tres vite, elle passait. Il fumait beaucoup, sa cartouche a la main. Il bronzait, songeant qu'il devrait acheter des lunettes de soleil et se demanda, sans y attacher d'importance excessive, a quel moment il avait retire de la poche de sa veste celles qui lui avaient servi, quelques jours plus tot, pour jouer les faux aveugles sur le boulevard Voltaire. Il portait bien, alors, la veste qui a present gisait, roulee en boule, au bas du placard de sa chambre. Et, apres avoir ote ses lunettes dans le cafe de la Republique, les avoir remises dans sa poche, il ne se rappelait pas les en avoir sorties, ni au Jardin de la Paresse, ni dans l'appartement, ni a Roissy. Il s'efforcait, pour situer ce geste anodin, de reconstituer en detail les 24 heures precedant son depart, mais la vanite de son effort ne l'affectait pas, une sorte d'engourdissement privait de tout enjeu des actes qui, doucement, glissaient vers l'irreel, la brume d'une legende dont il n'etait plus le heros. Avec la meme indolence, il etouffait les projets ou representations a long terme de son avenir, tels que sejour prolonge sur le ferry, derive aventureuse dans les ports de la mer de Chine, visite d'inspection a Java, retour au domicile conjugal: tout devenait indifferent, les questions autrefois coupantes comme des rasoirs s'emoussaient, l'urgence de choisir ou de ne pas choisir retombait.
Vers le milieu de la journee, l'employe vint lui tapoter l'epaule et, dans un anglais approximatif, lui dit que s'il voulait il pouvait ne pas descendre aux debarcaderes, lui regler, a lui, une somme forfaitaire pour ses allees et venues. Qu'elle fut inspiree par la simple gentillesse ou l'appat d'un gain frauduleux, il declina cette proposition, expliqua que monter et descendre faisait partie pour lui du plaisir du voyage, et c'etait vrai, il ne pensait plus guere qu'a compter ses piecettes. Il n'interrompit son va-et-vient que le temps d'avaler des brochettes de poulet gresillantes, debout devant un eventaire ou l'on soldait aussi des cassettes de varietes, puis de repasser a l'hotel Mandarin ou il recupera son necessaire a raser, qu'il utilisa un peu plus tard dans les toilettes malpropres du ferry. L'employe, quand son service ne le mobilisait pas, venait parfois lui faire un brin de causette, attirait son attention sur tel detail du paysage, disait «nice, nice», et il approuvait. Un orage eclata en debut de soiree, le ferry tangua fortement. Les passagers, en debarquant, s'abritaient sous des journaux imprimes en rouge et noir. Puis ce fut la nuit, la derniere traversee, et il se retrouva, comme deux jours plus tot, arpentant la promenade eclairee par les lampes en verre depoli qui, encastrees dans le beton, clignotaient sous le ciel sans etoiles. En longeant le quai, il arriva a un autre embarcadere, encore ouvert celui-ci, se laissa tomber sur un banc, face a un homme d'une soixantaine d'annees, rubicond, qui portait des tennis avec un costume de toile jaune et ne tarda pas a engager la conversation. «Oh, Paris…», commenta-t-il apres la reponse a son rituel «Where are you from?». Lui etait d'un endroit qui, compte tenu de sa prononciation, pouvait etre aussi bien «Australia» que «Nazareth». «Nice place», ajouta-t-il, reveur. Il attendait le bateau qui, a 1 h 30, partait pour Macao, ou il habitait depuis deux ou dix ans. C'etait bien, Macao? Pas mal, reposant, dit l'homme, plus tranquille que Hong-Kong. Et on trouvait de la place sans peine sur le bateau? Sans peine.
Ils se turent, monterent tous les deux quand le bateau arriva. Il etait obligatoire de prendre une couchette et, entre le dortoir a cinquante, la cabine de premiere classe a quatre et la suite V.I.P. a deux, son compagnon lui conseilla de choisir la suite V.I.P., qu'il partagerait avec lui. Ce qu'il fit, mais il ne la partagea pas et resta sur le pont, son necessaire a raser entre les mains, a regarder la mer sombre, les lumieres de la ville lorsqu'ils s'en eloignerent, puis la mer seulement.
Le vent portait parfois, sans doute en provenance du dortoir, des eclats de voix stridents, des rires et surtout un cliquetis de dominos abattus a grand fracas sur des tables en metal. Il pensa fugitivement qu'il aurait aime faire cette traversee nocturne avec Agnes, passer son bras autour de ses epaules, il lui sembla entendre, melee a une nouvelle salve de dominos, la tonalite morne du telephone qui sonnait en vain, dans un appartement vide. Sortant de la trousse l'interrogateur a distance, il l'approcha de son oreille, envoya le bip en pressant le bouton puis, quand il s'en fut lasse, tendit la main par-dessus le bastingage, desserra lentement les doigts tout en continuant d'appuyer sur le bouton. A cause de la trepidation du moteur, du bruit des vagues contre la coque, il n'entendait plus le bip au bout de son bras et il entendit encore moins, bien sur, la disparition de l'appareil lorsqu'il ouvrit la main. Il comprit seulement qu'il ne telephonerait plus, dechira la feuille de papier portant les numeros. Et lorsqu'un peu plus tard il repensa a Agnes, c'etait devenu trop lointain pour que l'absence du corps serre contre le sien, de la voix rieuse, excitee par l'approche de l'enfer du jeu, soit autre chose qu'un mirage tenu, inconsistant, porte et dissipe aussitot par l'air tiede, par une lassitude qui ne venait plus buter contre rien.
Le bateau accosta au petit matin dans une sorte de banlieue industrielle semee d'immeubles en construction que recouvraient des echafaudages de bambou. A la sortie du debarcadere, des chauffeurs de taxi se bousculaient pour attirer l'attention des voyageurs, chinois pour la plupart, et, au moment ou il s'appretait a accepter le service, son compagnon de la veille, descendu apres lui, s'approcha en proposant de le conduire en ville. Ils emprunterent une passerelle au-dessus d'une de ces routes a plusieurs voies, separees par des barrieres qu'on ne pouvait, comme a Hong-Kong, franchir que tous les dix kilometres, et gagnerent un parking ou les attendait une poussiereuse jeep Toyota. Durant le trajet, l'Australien - s'il l'etait bien - s'excusa de ne pouvoir l'heberger en laissant entendre que des histoires de femmes perturbaient sa maisonnee, mais lui recommanda, plutot que l'hotel Lisboa, ou l'aurait conduit n'importe quel taxi pour toucher une commission, de prendre une chambre a l'hotel Bela Vista, plus typique et plus calme, dont il vanta notamment la terrasse. Ils pourraient meme s'y retrouver le soir, pour prendre un verre.
Une demi-heure plus tard, apres que l'autre l'eut depose devant l'hotel, il etait assis sur la terrasse en question, les pieds sur les futs crepis a la chaux du balcon colonial, berce par une rangee de ventilateurs plafonniers qu'ornaient, sous les quatre pales, quatre petites lampes jaillissant de collerettes en verre file, encore allumees malgre le soleil eclatant. La mer de Chine s'etendait devant lui, ocre entre les colonnes, blanches et vert tilleul, qui soutenaient le plafond aux caissons noircis. A la reception, on lui avait donne avec la cle de sa chambre, inconfortable mais immense et fraiche, une brochure polyglotte concernant Macao, ou il avait lu que «l'eau des chambres d'hotel est generalement bouillie, moins par mesure de securite que pour attenuer le gout du chlore. Neanmoins tout le monde, visiteurs et residents, prefere suivre les coutumes locales et delaisse l'eau pour le vin». Sur la foi de quoi il avait commande pour son petit dejeuner une bouteille de vinho verde dont le col depassait d'un enorme seau a glace. Il la vida sans penser a rien, hormis au vague contentement que lui procurait la temperature, puis, en titubant, gagna sa chambre dont une fenetre donnait sur la terrasse et l'autre, placee au-dessus de la porte, sur un spacieux couloir qui sentait le drap encore humide, comme dans une blanchisserie. Il coupa le climatiseur, un de ces trucs semblables a des postes de tele dont les culs opulents et rouilles herissaient la facade mal entretenue de l'hotel. Il songea a se raser, mais y renonca, se sentant ivre, s'allongea sur le lit apres avoir ouvert la fenetre et s'endormit. A plusieurs reprises, il s'eveilla a demi, voulut se lever, se raser, retourner sur la terrasse ou aller jusqu'aux casinos dont l'Australien lui avait parle, dans la voiture, comme de la principale attraction locale avec le Crazy Horse importe de Paris, mais ses projets se melangeaient a des reves confus, a la certitude aussi qu'il se preparait un typhon. Le vent agitait les branches d'un arbre qui venait cogner contre la fenetre ouverte, il entendait la pluie et la bourrasque, mais ce n'etait en fait que le climatiseur qui soufflait et gouttait, il l'avait deglingue en voulant l'arreter.
Plus tard, il se rasa devant un miroir pose en equilibre sur la tablette du lavabo - pour une raison ou pour une autre, on ne l'avait pas fixe au mur, et tout semblait aller ainsi dans l'hotel, a vau-l'eau. Puis il sortit, les jambes molles, se promena dans les rues bordees de petites maisons chaulees, a un etage, roses ou vertes comme des berlingots. Peuplees de Chinois, ces rues s'appelaient toutes rua del bom Jesu, estrada do Repuso ou des choses de ce genre, il y avait des eglises de style baroque et de grands escaliers de pierre, des immeubles modernes, aussi, a mesure qu'on allait vers le Nord ou il avait debarque, des odeurs d'encens, de poisson frit, un climat de puerile et douce decrepitude, de houle depuis longtemps apaisee. Il eprouva a un moment l'angoisse, absurde dans une si petite ville, de s'etre egare et repeta plusieurs fois le nom de son hotel a un policier chinois dont le visage finit par s'eclairer, et qui declara en hochant la tete: «Very fast», sans qu'il fut possible de savoir si cela signifiait qu'on pouvait y arriver tres vite, qu'il fallait courir tres vite pour y arriver ou bien que c'etait tres loin, «very far». Pour lui permettre de redemander son chemin a de non-anglophones, le policier calligraphia l'adresse en caractere chinois sur le rabat d'une pochette d'allumettes qu'il venait d'acheter en meme temps qu'un paquet de cigarettes locales. Cela donnait a peu pres ceci:
Pic.1
mais il n'eut pas l'occasion d'utiliser ce viatique et, en marchant au hasard, se retrouva sur le bord de mer, en vue de son hotel qui, un peu a l'ecart de la ville, ressemblait a un vieux ferry en cale seche. Il passa la fin de l'apres-midi et la soiree sur la terrasse, ou un bas-relief en bronze representant Bonaparte au pont d'Arcole etait surmonte de l'inscription: «There is nothing impossible in my dictionary», approximation, supposa-t-il, de l'adage selon lequel impossible n'est pas francais, mais le fait qu'il fut exprime en anglais, et pour illustrer l'effigie d'un ennemi historique, lui parut pour le moins deroutant. Il mangea legerement, des plats qui lui rappelaient la cuisine bresilienne, but beaucoup en comptant que cela l'aiderait a dormir, et il avait raison.
Deux jours passerent ainsi. Il dormait, fumait, mangeait, buvait du vinho verde, se promenait dans la presqu'ile et, sans le vouloir vraiment, accomplissait ce qui devait etre un circuit touristique. Il traina dans les casinos: celui, luxueux, de l'hotel Lisboa, et le casino flottant, ou le fracas des dominos le plongeait dans une hebetude qui se dissipait lentement apres qu'il etait sorti, dormit au soleil dans des jardins publics, longea la frontiere de la Chine populaire, visita le musee consacre a Camoens et, assis sous un arbre, sourit beatement au souvenir etonnamment precis du roman de Jules Vernes ou le geographe Paganel se flatte d'apprendre l'espagnol en potassant l'epopee de ce poete portugais du Grand siecle. Sauf pour commander ses repas, il ne parlait a personne; l'Australien, sans doute deborde par ses soucis domestiques, ne vint pas au rendez-vous qu'il lui avait fixe sur la terrasse. Parfois, a la peripherie de sa conscience engourdie, remuaient des embryons de pensees menacantes, concernant Agnes, son pere, la proximite relative de Java, les recherches poursuivies pour retrouver sa trace, l'avenir qui l'attendait. Mais il lui suffisait de secouer la tete, de fermer longuement les yeux ou de boire quelques gorgees de vin pour disperser des images de plus en plus exsangues, videes de leur substance, bientot des fantomes aussi peu redoutables qu'un boitier de telecommande noye dans la mer de Chine, qu'une impression troublante mais fugitive de deja vu. Il ne refit aucune tentative pour telephoner, se contentant de marcher au soleil dans l'odeur du poisson seche et de la sueur impregnant ses vetements, d'entrecouper de longues siestes ses promenades sans but. Deux fois par jour, neanmoins, il se rasait, rectifiant pour son usage la plaisanterie voulant que la farniente consiste a ecouter pousser sa barbe. Il ecoutait sa moustache, meme pas tres attentivement, savourait quelquefois, allonge sur un banc, l'idee abstraite et desormais sans enjeu de s'etre echappe. Ces idees lui passaient vite.
Le troisieme jour, il alla a la plage. Il n'yen avait pas a Macao, mais un pont de construction recente reliait la peninsule a deux petites iles ou, selon l'affable receptionniste de l'hotel Bela Vista, on pouvait se baigner. Un minibus, partant de l'hotel Lisboa, les desservait trois fois par jour, mais il preferait aller a pied et se mit en route vers onze heures du matin. Il marcha en regardant le beton, parfois l'eau qui l'entourait, seul sur le pont ou passaient de rares voitures. L'une d'elles s'arreta. Le conducteur ouvrit la portiere, mais il refusa poliment, rien ne le pressait. Il dejeuna de poisson, face a la mer, dans un restaurant de la premiere ile, appelee Taipa, repartit vers deux heures et suvit la route Ocre jusqu'a ce qu'en contrebas il apercoive une plage de sable noir, a laquelle on accedait par un chemin escarpe. Quelques voitures stationnees, des motos japonaises indiquaient qu'il n'y serait pas seul mais cela ne le genait pas. Il y avait du monde en effet, surtout de jeunes Chinois qui jouaient au hand-ball en poussant des cris joyeux. Les oiseaux criaient aussi. Il faisait chaud. Avant de se baigner, il commanda un soda, fuma une cigarette dans une petite buvette dont le toit en paillotte etait ceinture de haut-parleurs diffusant des chansons de variete americaines parmi lesquelles il reconnut
Plus tard, il sortit de l'eau, se rhabilla sans se secher et reprit le chemin en sens inverse. Le minibus qui retournait a Macao s'arreta a sa hauteur, sur la route, et cette fois, fatigue, il accepta de monter, prit place a l'arriere. A l'irritation de sa peau, il comprit qu'il avait attrape un coup de soleil, anticipa avec plaisir le contact des draps frais, un peu reches, sur la brulure. Quand le bus traversait des zones ombragees, il essayait de saisir son reflet dans les vitres couvertes de poussiere et d'insectes morts. Il avait les cheveux colles par le sel, la moustache barrait son visage d'un trait noir, mais cela n'avait plus tellement de sens pour lui. Aucun projet ne le retenait, sinon celui de prendre un bain, une fois rentre a l'hotel, et de s'installer sur la terrasse, face a la mer de Chine.
Au tableau ou il la laissait d'habitude, sa cle manquait. Le receptionniste, un vieux Chinois dont le torse maigre flottait dans une ample chemise de nylon blanc, dit en souriant: «The lady is upstairs», et il sentit un froid courir le long de son dos brule.
«The lady?
– Yes, Sir, your wife… Didn't she like the beach?»
Il ne repondit pas, hesita, interdit, devant le comptoir bien cire. Puis il gravit lentement l'escalier dont on avait ote le tapis, sans doute pour le nettoyer. Les tringles de cuivre, rassemblees en une botte gisant le long du mur, accrochaient des eclats de soleil declinant. Des particules de poussiere dansaient dans le rayon oblique venu de la fenetre grande ouverte, a l'etage. La porte de sa chambre, au bout du couloir, n'etait pas fermee. Il la poussa.
Allongee sur le lit, dans la meme lumiere blonde, Agnes lisait un magazine,
«Alors, dit-elle en l'entendant entrer, tu l'as achetee finalement?
– Quoi?
– Eh bien, la gravure…
– Non, finit-il par repondre d'une voix qui lui parut normale.
– Le type n'a pas voulu baisser le prix?»
Elle alluma une cigarette, attira sur le lit le cendrier publicitaire.
«C'est ca», dit-il, les yeux fixes sur la mer qu'encadrait la fenetre. Un cargo passait a l'horizon. De la poche de sa chemise, il sortit son paquet de cigarettes, en alluma une a son tour, mais elle etait humide, sans doute les avait-il mouillees en se rhabillant sur la plage. Il tira en vain sur le filtre ramolli, puis l'ecrasa dans le cendrier en frolant de la main la jambe a demi-repliee d'Agnes et dit:
«Je vais prendre un bain.
– J'irai apres toi», repondit-elle pendant qu'il franchissait le seuil de la salle de bains, laissant la porte ouverte. Puis elle ajouta: «C'est bete que la baignoire soit si petite…»
Il fit couler l'eau, appuye au rebord de la baignoire, trop petite en effet, on ne pouvait s'y tenir qu'assis et evidemment pas a deux. S'approchant du lavabo, il remarqua sur la tablette deux brosses a dents, un flacon a demi vide de pate gingivale made in Hong-Kong, plusieurs pots de cremes de beaute, de produits demaquillants. Il faillit en renverser un en soulevant de la tablette sur laquelle il reposait, legerement incline, le miroir rectangulaire qu'il placa dans la meme position, contre le mur, au bord de la baignoire. S'etant assure qu'il etait bien cale, il se deshabilla, prit son necessaire a raser, le posa a cote du miroir et entra dans l'eau tiede. La salle de bains n'etait eclairee que par une petite fenetre une lucarne presque; il y regnait une lumiere aquatique, sombre et reposante, accordee au clapot de la goutte d'eau qui, a intervalle regulier, se detachait du climatiseur detraque. Il faisait frais, on aurait volontiers fait la sieste. Plonge dans l'eau jusqu'a la taille, assis sur la marche, il orienta le miroir, en face de lui, de maniere a pouvoir regarder son visage. La moustache etait bien fournie maintenant, comme avant. Il la lissa.
«On retourne au casino, ce soir? demanda Agnes d'une voix paresseuse.
– Si tu veux.»
Il agita longuement le blaireau dans le bol, barbouilla de mousse son menton et ses joues, les rasa avec soin. Puis, sans hesiter, attaqua la moustache. Faute de ciseaux, le travail de debroussaillage prit du temps, mais le coupe-chou taillait bien, les poils tombaient dans la baignoire. Pour mieux voir ce qu'il faisait, il prit le miroir et le posa sur ses cuisses, de maniere a pouvoir pencher le visage dessus. L'arete lui cisaillait un peu le ventre, sur lequel il devait l'appuyer. Il appliqua une seconde couche de mousse, rasa de plus pres. Au bout de cinq minutes, il etait glabre de nouveau, et cette pensee ne lui en inspira aucune autre, c'etait simplement un constat: il faisait la seule chose a faire. Encore de la mousse, les flocons se detachaient, tombaient soit dans l'eau soit a la surface du miroir qu'il epongea plusieurs fois du tranchant de la main. Il rasa de nouveau la place de sa moustache, de si pres qu'il lui sembla decouvrir sur cette mince bande de peau des denivellations jusqu'alors insoupconnees. Il n'observa en revanche aucune difference de teint, bien que son visage fut bronze par les journees passees au soleil, mais cela tenait peut-etre a la penombre qui regnait dans la salle de bains. Abandonnant un instant le rasoir, mais sans le replier, il saisit a deux mains la glace, l'approcha de son visage, si pres que sa respiration forma une legere buee, puis la replaca sur ses genoux. Derriere la fenetre de la salle de bains, en biais, il pouvait voir des rameaux de feuillage et meme un bout de ciel. Hormis la goutte tombant du climatiseur et les pages qu'Agnes tournait, aucun bruit ne venait de la chambre. Il aurait fallu qu'il se retourne, tende le cou pour jeter un coup d'?il par la porte entrebaillee, mais il ne le fit pas. A la place, il reprit le rasoir, continua de polir sa levre superieure. Une fois, il le passa sur ses joues, comme quand, la bouche enfouie dans le sexe d'Agnes, il s'en ecartait le temps d'embrasser l'interieur de ses cuisses, puis revint a l'endroit ou s'etait trouvee sa moustache. Il en avait suffisamment repere le relief a present pour etre capable d'appuyer la lame a l'exacte perpendiculaire de sa peau et il se forca a ne pas fermer les yeux lorsque, sous cette pesee, sans qu'il ait deplace le rasoir sur le cote, la chair ceda, s'ouvrit. Il accentua sa pression, vit le sang couler, plus noir que rouge, mais c'etait aussi a cause de la lumiere. Ce ne fut pas la douleur, qu'il s'etonnait de n'eprouver pas encore, mais le tremblement de ses doigts crispes sur le manche de corne qui l'obligea a poursuivre son incision lateralement: la lame, comme il s'y attendait, entrait beaucoup plus facilement. Il retroussa la levre, pour arreter le filet noiratre dont quelques gouttes perlerent cependant sur sa langue, et cette grimace fit devier encore la trajectoire. Il avait mal a present, et comprit qu'il serait hasardeux de raffiner plus longtemps, alors il taillada sans souci que les coupures soient nettes, les dents serrees pour ne pas crier, surtout lorsque la lame atteignit la gencive. Le sang giclait dans l'eau sombre, sur sa poitrine, ses bras, sur la faience de la baignoire, sur le miroir qu'il epongea a nouveau de sa main libre. L'autre, contrairement a ce qu'il craignait, ne faiblissait pas, semblait soudee au rasoir et il prenait seulement la precaution de n'eloigner jamais la lame de sa peau dechiquetee dont des lambeaux, sombres comme de petits paquets de viande avariee, tombaient avec un bruit mou sur le miroir a la surface duquel ils glissaient lentement pour enfin plonger dans l'eau, entre ses jambes arc-boutees par la douleur, les pieds crispes contre les parois de la baignoire, tendus comme pour les repousser tandis qu'il continuait, triturait dans tous les sens, de haut en bas, de gauche a droite parvenant malgre tout a n'ecorcher qu'a peine son nez et sa bouche, alors que le flot de sang l'aveuglait. Mais il gardait les yeux ouverts, se concentrait sur une portion de peau que la lame fouillait sans perdre jamais le contact, le plus difficile etait de ne pas hurler, de tenir bon sans hurler, sans deranger en rien le calme de la salle de bains, de la chambre ou il entendait Agnes tourner les pages du magazine. Il craignait aussi qu'elle pose une question a laquelle, les machoires serrees comme un etau, il ne pourrait repondre, mais elle restait silencieuse, tournait seulement les pages, a un rythme peut-etre un peu plus rapide, comme si elle se lassait, tandis que le rasoir maintenant attaquait l'os. Il n'y voyait plus rien, pouvait seulement imaginer l'eclat nacre de sa machoire a vif, une chose nette et brillante dans la bouillie noiratre des nerfs sectionnes, semee d'eclairs, tourbillonnant devant ses yeux qu'il croyait ne pas fermer, alors qu'il serrait les paupieres, serrait les dents, crispait les pieds, contractait chacun de ses muscles afin de supporter les brulures de la souffrance, de ne pas perdre conscience avant que le travail soit acheve, sans discussion possible. Son cerveau, comme independant, continuait a fonctionner, a se demander jusqu'a quand il fonctionnerait, s'il parviendrait avant que le bras retombe a trancher au-dela de l'os, a pousser encore plus loin, au fond de son palais rempli de sang et, lorsqu'il comprit qu'il allait forcement s'etouffer, qu'il ne pourrait jamais finir de cette maniere, il arracha le rasoir, craignant que la force lui manque pour le porter a son cou, mais il y arriva, il gardait encore sa conscience, meme si son geste etait mou, si la contraction tetanique de tout son corps se retirait du bras, et il trancha, sans rien voir, sans meme sentir, au-dessous du menton, d'une oreille a l'autre, l'esprit tendu jusqu'a la derniere seconde, dominant le gargouillis, le soubresaut des jambes et du ventre sur lequel le miroir se brisait, tendu et apaise par la certitude que maintenant tout etait fini, rentre dans l'ordre.
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