"Crime Et Châtiment" - читать интересную книгу автора (Dostoïevski Fedor Mikhaïlovitch)II . Le lendemain il était plus de sept heures quand Razoumikhine s’éveilla, grave et préoccupé comme il ne l’avait été de sa vie. Il se sentait extrêmement perplexe, tout à coup. Il n’avait jamais pu imaginer jusqu’ici qu’il s’éveillerait un jour de cette humeur. Il se souvenait des moindres incidents de la soirée et comprenait qu’il lui était arrivé quelque chose d’extraordinaire, et qu’il avait éprouvé une impression bien différente de celles qui lui étaient familières. En même temps il sentait que le rêve qu’il avait formé était parfaitement irréalisable, à tel point qu’il eut honte d’avoir pu le concevoir et il se hâta de le chasser de sa pensée et de passer aux autres questions, aux soucis plus raisonnables que lui avait, si l’on peut dire, légués la journée «trois fois maudite» de la veille. Ce qui le désolait le plus, c’était de se rappeler à quel point il s’était montré vil et bas; non seulement il était ivre, mais il avait encore profité de la situation de la jeune fille pour critiquer devant elle, par un sentiment de sotte et brusque jalousie, l’homme qui était son fiancé, sans même connaître les relations qui existaient entre eux et sans rien savoir de cet homme après tout; d’ailleurs de quel droit se permettait-il de le juger si légèrement et qui lui avait demandé de s’ériger en juge? Une créature telle qu’Avdotia Romanovna est-elle capable de se donner à un homme indigne, pour de l’argent? C’est donc qu’il a des qualités. Le garni? Mais comment aurait-il pu savoir quel genre de garni c’est? Car enfin, il lui cherche un appartement!… Oh! que tout cela est misérable et quelle mauvaise raison il invoque, son ivresse! Cette sotte excuse ne fait que l’avilir. La vérité est dans le vin et voilà que sous l’influence du vin il a révélé toute la bassesse de son cœur grossier et jaloux. Et un tel rêve est-il permis à un homme comme lui, Razoumikhine? Qui est-il en comparaison d’une pareille jeune fille? Lui, l’ivrogne hâbleur, vantard et brutal d’hier. Peut-on imaginer un rapprochement plus cynique et plus comique à la fois? Razoumikhine rougit affreusement à cette pensée. Et, tout à coup, comme par un fait exprès, il se rappela avoir dit la veille, dans l’escalier, que la logeuse serait jalouse d’Avdotia Romanovna… Cette pensée lui parut intolérable. C’en était trop. Il abattit son poing sur le poêle de la cuisine, se fit mal à la main et cassa une brique. – Certes, marmottait-il à mi-voix une minute plus tard, avec un sentiment d’humiliation, certes, impossible d’effacer ou de réparer ces turpitudes. Il est donc inutile de songer à tout cela… il faut donc me présenter en silence… remplir tous mes devoirs… en silence également et… et m’excuser, ne rien dire… et, naturellement, tout est perdu à présent. Il apporta toutefois un soin particulier à sa toilette; il examina son costume; il n’en avait qu’un seul, il l’aurait conservé sans doute, lors même qu’il en eût possédé un autre, «oui, conservé exprès». Mais étaler une malpropreté cynique eût été du plus mauvais goût; il n’avait pas le droit de choquer les autres, d’autant plus qu’ils avaient besoin de lui et l’avaient prié de venir les voir. Il brossa soigneusement ses habits. Quant à son linge il était toujours convenable (Razoumikhine était extrêmement méticuleux sur la propreté de son linge). Il procéda aussi très consciencieusement à ses ablutions. Il se procura du savon chez Nastassia, se lava la tête, le cou et surtout les mains. Mais quand vint le moment de décider s’il devait se raser (Praskovia Pavlovna possédait d’excellents rasoirs hérités de son défunt mari, M. Zarnitsyne), il résolut la question négativement et y mit même une sorte d’âpreté. «Non, je resterai comme je suis, elles se figureraient peut-être que je me suis rasé pour… Oui, elles ne manqueraient pas de le penser. Non, pour rien au monde. Et… surtout quand je me sais si grossier, si sale, si mal élevé et… Mettons, ce qui est un peu vrai, que je me considère tout de même comme un honnête homme, ou à peu près, dois-je m’en enorgueillir? Honnête, tout le monde doit l’être et plus que cela… Et, enfin (oh! je m’en souviens bien), j’ai eu de ces petites affaires… pas malhonnêtes, mais enfin… et quelles pensées ont pu me venir parfois à l’esprit… hum! À côté de tout cela placer Avdotia Romanovna! Ah! diable! Tout m’est égal. Je ferai exprès de me montrer aussi mal élevé, aussi dégoûtant que je le pourrai, et je me moque pas mal de ce qu’on pourra penser.» Zossimov le trouva en train de monologuer ainsi. Il avait passé la nuit dans le salon de Praskovia Pavlovna et se préparait à rentrer chez lui. Razoumikhine lui apprit que Raskolnikov dormait comme une marmotte. Zossimov ordonna de ne pas le réveiller et promit de revenir vers les onze heures. – Il faut encore espérer que je le retrouverai, ajouta-t-il. Ah diable! Ne pas arriver à se faire obéir de son malade! Faites le médecin avec cela! Tu ne sais pas s’il ira chez elles ou si elles viendront ici? – Elles préféreraient venir ici, je pense, répondit Razoumikhine qui avait compris le but de la question. Ils auront sans doute à s’entretenir de leurs affaires de famille. Moi, je m’en irai. Toi, naturellement, en qualité de médecin, tu as plus de droits que moi. – Je ne suis pas un confesseur, je viendrai pour un moment, j’ai autre chose à faire qu’à m’occuper d’eux. – Un point m’inquiète, l’interrompit Razoumikhine tout rembruni; hier, comme j’étais ivre, je n’ai pas pu retenir ma langue et je lui ai dit mille sottises… Entre autres que tu crains de le voir… de le voir présenter des symptômes précurseurs… de la folie. – Tu as dit la même chose à sa mère et à sa sœur. – Je sais bien que c’est idiot, je mérite d’être battu! Et entre nous, l’as-tu sérieusement pensé? – Mais je te dis que ce sont des absurdités. Sérieusement pensé! Tu me l’as décrit toi-même comme un maniaque quand tu m’as mené chez lui… Et nous lui avons encore troublé l’esprit hier, avec toutes nos histoires… sur le peintre en bâtiments. Voilà une belle conversation à tenir à un homme dont la folie a été peut-être causée par cette affaire… Si j’avais su ce qui s’était exactement passé l’autre jour au commissariat et qu’une canaille l’avait blessé par ses soupçons… hum! je n’aurais pas permis cette conversation hier. Car ces maniaques font d’une seule goutte un océan et les billevesées qu’ils imaginent leur paraissent réelles… La moitié de la chose m’est maintenant expliquée par le récit que nous a fait Zamiotov à ta soirée. Bien sûr! J’ai connu le cas d’un homme de quarante ans, atteint d’hypocondrie, qui n’a pas pu supporter les taquineries quotidiennes d’un garçonnet de huit ans et l’a égorgé! Et ici, tu as un homme réduit à la misère, obligé de subir les insolences d’un policier; ajoute à cela la maladie qu’il couvait, et un pareil soupçon! Pense donc: un sujet atteint d’hypocondrie au dernier degré, et doué d’un orgueil fou, d’un orgueil extraordinaire, c’est peut-être là qu’est le centre du mal. Enfin diable! Ah! à propos, ce Zamiotov est vraiment un gentil garçon; seulement, hum!… il a eu tort de raconter tout cela. C’est un terrible bavard. – Mais à qui l’a-t-il raconté? À toi et à moi. – Et à Porphyre. – Eh bien, qu’importe qu’il l’ait dit à Porphyre. – À propos, as-tu quelque influence sur sa mère et sa sœur? Il faudrait leur recommander d’être prudentes avec lui aujourd’hui. – Bah! Ils s’arrangeront bien, fit Razoumikhine d’un air contrarié. – Et qu’est-ce qui l’a pris d’attaquer ainsi ce Loujine? C’est un homme aisé et qui ne paraît pas leur déplaire… Eux n’ont pas le rond, je crois, hein? – Mais en voilà un interrogatoire! s’écria Razoumikhine d’un air furieux. Comment saurais-je ce qu’ils possèdent? Demande-le-leur, peut-être te le diront-elles… – Seigneur, ce que tu peux être bête parfois! C’est ton ivresse qui n’a pas encore passé. Adieu! Remercie de ma part Praskovia Pavlovna pour son hospitalité. Elle s’est enfermée et n’a pas voulu répondre à mon bonjour; elle s’est levée ce matin à sept heures et s’est fait apporter le samovar dans sa chambre. Je n’ai pas eu l’honneur de jeter les yeux sur elle. À neuf heures précises, Razoumikhine arrivait à la maison meublée de Bakaleev. Les deux dames l’attendaient depuis longtemps avec une impatience fiévreuse. Elles s’étaient levées avant sept heures. Il entra, sombre comme la nuit, salua gauchement et s’en voulut aussitôt amèrement de cette timidité. Mais il avait compté sans son hôtesse: Poulkheria Alexandrovna se précipita sur lui, lui prit les deux mains et, pour un peu, les aurait baisées. Le jeune homme eut un regard timide vers Avdotia Romanovna. Mais cet orgueilleux visage exprimait à cet instant une si vive reconnaissance et tant d’affectueuse sympathie et d’estime (au lieu des regards moqueurs pleins d’un mépris mal dissimulé qu’il s’attendait à rencontrer), que sa confusion ne connut plus de bornes. Il eût certes été moins gêné si on l’avait accueilli avec des reproches. Il avait par bonheur un sujet de conversation et il se hâta de l’aborder. Poulkheria Alexandrovna, quand elle apprit que son fils continuait à dormir, mais que tout allait pour le mieux, déclara que c’était parfait, car elle avait le besoin le plus urgent de conférer auparavant avec Razoumikhine. On demanda ensuite au visiteur s’il avait pris son thé, et sur sa réponse négative, la mère et la fille l’invitèrent à partager le leur avec elles, car elles l’avaient attendu pour déjeuner; Avdotia Romanovna sonna. Un garçon déguenillé répondit à l’appel. On commanda le thé et il fut enfin servi, mais de façon si peu convenable que les dames se sentirent toutes honteuses. Razoumikhine fut sur le point de maudire une pareille boîte, mais il se souvint de Loujine, rougit et ne dit rien. Il fut même fort heureux quand les questions de Poulkheria Alexandrovna se mirent à pleuvoir dru comme grêle. Interrogé ainsi et interrompu à tout instant, il mit trois quarts d’heure pour arriver au bout de ses explications; il raconta tout ce qu’il savait sur la vie de Rodion Romanovitch pendant cette dernière année et termina par un récit circonstancié de la maladie de son ami. Il passa d’ailleurs sous silence bien des choses qu’il fallait taire, entre autres la scène du commissariat avec toutes ses conséquences. Les dames l’écoutaient avidement, mais lorsqu’il crut avoir donné tous les détails capables de les intéresser et terminé sa mission, il comprit qu’elles ne l’entendaient pas ainsi et que tout ce qu’il avait pu dire n’avait été pour elles qu’un préambule. – Dites-moi, que pensez-vous… Oh! excusez-moi, je ne connais pas encore votre nom, fit vivement Poulkheria Alexandrovna. – Dmitri Prokofitch. – Ah bien! Dmitri Prokofitch. J’aurais… beaucoup voulu savoir… Quelles sont maintenant ses opinions… ses idées… C’est-à-dire, comprenez-moi, comment vous dire? Eh bien, pour mieux me faire comprendre, ce qu’il aime et n’aime pas. S’il est toujours aussi irritable. Quels sont ses désirs ou plutôt ses rêves, sous quelle influence il se trouve en ce moment. En un mot, je désirerais… – Ah, maman, comment peut-on répondre à toutes ces questions, à brûle-pourpoint? fit remarquer Dounia. – Oh! mon Dieu, mais je m’attendais si peu à le trouver ainsi, Dmitri Prokofitch. – C’est cependant très naturel, répondit Dmitri Prokofitch. Je n’ai point de mère, mais mon oncle vient chaque année me voir; eh bien, il a toujours peine à me reconnaître même physiquement, et c’est un homme intelligent. Or, bien des choses se sont passées durant ces trois années qu’a duré votre séparation. Que vous dirai-je? Il y a un an et demi que je connais Rodion; il a toujours été sombre, morose, fier et hautain; et ces derniers temps (ou peut-être cela a-t-il commencé plus tôt qu’on ne pense) il est devenu soupçonneux et neurasthénique. Il n’aime pas révéler ses sentiments et préfère blesser les gens par sa cruauté que se montrer expansif. Parfois, il est tout simplement froid et insensible au point d’en sembler inhumain, comme s’il avait deux caractères opposés qui se manifestent en lui tour à tour. À certains moments il est terriblement taciturne. On le croirait toujours pressé et tout le monde le dérange et cependant il reste couché à ne rien faire. Il n’aime pas l’ironie, non que son esprit manque de causticité, mais comme s’il n’avait pas de temps à perdre en frivolités pareilles. Jamais ce qui intéresse les autres n’excite sa curiosité. Il a une très haute opinion de lui-même et non sans raison, je crois. Quoi encore?… Je crois que votre arrivée aura la plus salutaire influence sur lui. – Ah! Dieu le veuille! s’écria Poulkheria Alexandrovna, consternée par ces révélations sur le caractère de son Rodia. À la fin Razoumikhine osa regarder plus hardiment Avdotia Romanovna. Il lui avait souvent jeté des coups d’œil à la dérobée, en parlant, mais il détournait aussitôt les yeux. Tantôt elle s’asseyait devant la table et l’écoutait attentivement et tantôt elle se levait et se prenait à arpenter la pièce selon son habitude, les bras croisés, les lèvres serrées, songeuse, posant de temps en temps une question, sans s’arrêter de marcher. Elle aussi avait l’habitude de ne pas écouter son interlocuteur jusqu’au bout. Elle était vêtue d’une petite robe d’étoffe légère, garnie au cou d’un fichu blanc. Razoumikhine comprit, à divers indices, que les deux femmes devaient être extrêmement pauvres. Si Avdotia Romanovna avait été habillée comme une reine, il est fort probable qu’elle ne l’eût pas intimidé le moins du monde. Maintenant, peut-être même parce qu’elle était mal vêtue, et qu’il imaginait leur vie de privations, il se sentait gagné par la peur, et il surveillait chacune de ses expressions, ses moindres gestes, ce qui ajoutait encore à sa gêne d’homme méfiant de lui-même. – Vous avez donné bien des détails curieux sur le caractère de mon frère et… cela d’une façon impartiale. C’est bien. Je pensais que vous étiez en admiration devant lui, fit remarquer Avdotia Romanovna avec un sourire. Je crois que vous avez raison de dire qu’il faut une femme auprès de lui, ajouta-t-elle songeuse. – Je n’ai pas dit cela, mais il se peut que vous ayez raison, seulement… – Quoi? – C’est qu’il n’aime personne, et peut-être n’aimera-t-il jamais, trancha Razoumikhine. – Vous voulez dire qu’il est incapable d’aimer? – Mais, savez-vous, Avdotia Romanovna, que vous-même ressemblez terriblement, et je dirais même sous tous les rapports, à votre frère, lâcha étourdiment le jeune homme. Mais il se rappela aussitôt le jugement qu’il venait de porter sur ce frère et devint rouge comme une écrevisse. La jeune fille ne put s’empêcher de rire en le regardant. – Au sujet de Rodia, il se peut que vous vous trompiez tous deux, fit Poulkheria Alexandrovna quelque peu choquée. Je ne parle pas du présent, Dounetchka. Ce qu’écrit Piotr Petrovitch dans cette lettre… et ce que nous avons supposé toi et moi, peut n’être pas vrai, mais vous ne pouvez pas vous imaginer, Dmitri Prokofitch, combien il est fantasque et capricieux. Je n’ai jamais pu être tranquille avec lui, même quand il n’avait que quinze ans. Je suis sûre qu’il est encore capable d’un coup de tête qui ne viendrait à l’idée de personne… Sans aller plus loin, savez-vous qu’il y a un an et demi, il m’a bouleversée et presque tuée en s’avisant de vouloir épouser la fille de cette… comment l’appelez-vous, Zarnitsyna, sa logeuse? – Vous connaissez les détails de cette histoire? demanda Avdotia Romanovna. – Vous pensez, continua Poulkheria Alexandrovna avec feu, qu’il aurait été arrêté par mes larmes, mes prières, ma maladie, ma mort, notre misère enfin? Il aurait le plus tranquillement du monde passé par-dessus tous les obstacles. – Il ne m’a jamais touché mot de cette histoire, fit prudemment Razoumikhine, mais j’en ai appris quelque chose par Mme Zarnitsyna, qui, elle non plus, n’est pas des plus bavardes. Ce qu’elle m’a raconté peut paraître étrange. – Et qu’avez-vous appris? firent les deux femmes à la fois. – Oh! rien de particulièrement intéressant, à vrai dire. J’ai appris que ce mariage, parfaitement décidé et qui n’a été empêché que par la mort de la fiancée, déplaisait fort à Mme Zarnitsyna elle-même. On affirme au surplus que la fiancée était loin d’être belle, elle était même laide et maladive… une fille bizarre… mais douée de certaines qualités. Elle devait en avoir d’ailleurs, sinon on n’aurait pu comprendre… Pas de dot au surplus. D’ailleurs il ne se serait pas marié pour la dot… Il est difficile de juger en pareille matière. – Je suis sûre que la jeune fille avait du mérite, observa laconiquement Avdotia Romanovna. – Que Dieu me le pardonne, mais j’ai été si heureuse de sa mort, quoique je ne sache pas auquel des deux ce mariage aurait été le plus funeste, conclut Poulkheria Alexandrovna. Ensuite, timidement, avec force hésitations et regards furtifs sur Dounia, qui semblait très mécontente de ce manège, elle se mit à interroger le jeune homme sur la scène qui s’était passée la veille entre Rodia et Loujine. Cet incident semblait l’inquiéter pardessus tout, la remplir d’épouvante même. Razoumikhine refit le récit détaillé de l’altercation, mais y ajouta cette fois ses propres commentaires: il accusa ouvertement Raskolnikov d’avoir insulté Piotr Petrovitch de propos délibéré et n’invoqua plus la maladie comme excuse à la conduite de son ami. – Il avait prémédité tout ça avant sa maladie, conclut-il. – Je le pense aussi, dit Poulkheria Alexandrovna d’un air désespéré, mais elle fut extraordinairement surprise de voir que, ce matin, Razoumikhine s’exprimait sur le compte de Piotr Petrovitch avec la plus grande circonspection et même une sorte de respect. Avdotia Romanovna parut également étonnée par ce fait. Poulkheria Alexandrovna n’y put tenir. – Ainsi, voilà votre opinion sur Piotr Petrovitch? – Je ne puis en avoir d’autre sur le futur époux de votre fille, répondit Razoumikhine d’un ton ferme et chaleureux, et ce n’est pas une politesse banale qui me fait parler ainsi… mais… mais pour qu’Avdotia Romanovna, elle-même, ait daigné choisir cet homme… Si je me suis exprimé hier en termes injurieux sur son compte, c’est que j’étais ignoblement ivre et… fou, oui fou, absolument hors de moi, et aujourd’hui j’en ai honte. Il rougit et se tut. Avdotia Romanovna rougit aussi, mais ne dit rien. Elle n’avait pas prononcé un mot depuis qu’on s’était mis à parler de Loujine. Poulkheria Alexandrovna, cependant, semblait tout embarrassée sans le secours de sa fille. Enfin elle avoua, en hésitant et en se tournant à tout moment vers elle, qu’il y avait une circonstance qui la troublait fort. – Voyez-vous, Dmitri Prokofitch, commença-t-elle… Je serai tout à fait franche avec Dmitri Prokofitch, n’est-ce pas, Dounetchka? – Certainement, maman, fit sérieusement Avdotia Romanovna. – Voilà ce dont il s’agit, fit vivement l’autre, comme si on lui eût ôté une montagne de dessus la poitrine en l’autorisant à faire part de sa douleur. Nous avons reçu ce matin dès la première heure un billet de Piotr Petrovitch en réponse à notre lettre lui annonçant notre arrivée. Voyez-vous, il devait venir hier au-devant de nous à la gare, comme il nous l’avait promis. Mais il en fut empêché et envoya une espèce de laquais qui nous donna l’adresse de ce garni et nous y conduisit; Piotr Petrovitch lui avait ordonné de nous dire qu’il viendrait nous voir ce matin. Or, voici qu’au lieu de venir, il nous a adressé ce billet… Vous ferez mieux de le lire. Il y a là un point qui m’inquiète beaucoup… Vous verrez vous-même de quoi je veux parler, et vous me direz sincèrement votre opinion, Dmitri Prokofitch. Vous connaissez mieux que nous le caractère de Rodia et vous pourrez nous conseiller. Je vous préviens que Dounetchka a tranché la question du premier coup, mais moi… je ne sais encore que faire et… je vous attendais. Razoumikhine déplia la lettre datée de la veille et lut ce qui suit: «Madame, j’ai l’honneur de vous informer que des empêchements imprévus ne m’ont point permis d’aller au-devant de vous à la gare. C’est pourquoi je me suis fait remplacer par un homme fort débrouillard. Les affaires qui nécessitent ma présence au Sénat me priveront de l’honneur de vous voir demain matin également; je ne veux d’ailleurs pas gêner votre entrevue avec votre fils et celle d’Avdotia Romanovna avec son frère. Je n’aurai donc l’honneur de vous saluer chez vous que demain soir à huit heures précises et je vous prie instamment de m’épargner, durant cette entrevue, la présence de Rodion Romanovitch, qui m’a insulté de la façon la plus grossière lors de la visite que je lui ai faite hier, tandis qu’il était malade. Indépendamment de cela, je tiens à avoir avec vous une explication indispensable et sérieuse sur un certain point et connaître votre opinion personnelle là-dessus. J’ai l’honneur de vous prévenir d’avance que si, malgré cette prière, je trouve Rodion Romanovitch chez vous, je serai obligé de m’éloigner sur-le-champ, et vous ne pourrez vous en prendre qu’à vous-même. Si je vous écris ceci, c’est que j’ai lieu de supposer que Rodion Romanovitch, qui semblait si malade lors de ma visite, a soudain recouvré la santé deux heures plus tard, et qu’il peut vous rendre visite puisqu’il est apparemment en état de sortir. J’ai pu me convaincre de ce fait de mes propres yeux, car je l’ai vu dans le logement d’un ivrogne qui venait d’être écrasé par une voiture et en est mort; il a remis vingt-cinq roubles à la fille du défunt, jeune personne d’une inconduite notoire, sous prétexte de funérailles. Cela m’a fort étonné, car je sais quelle peine vous avez eue à vous procurer cette somme. Sur ce, je vous prie de transmettre mes hommages empressés à l’honorée Avdotia Romanovna, et d’agréer l’expression des sentiments les plus respectueusement dévoués de votre fidèle serviteur. Loujine.» – Que dois-je faire maintenant, Dmitri Prokofitch? fit Poulkheria Alexandrovna qui avait presque les larmes aux yeux. Comment demanderai-je à Rodia de ne pas venir? Il a si énergiquement insisté pour que nous rompions avec Piotr Petrovitch, et voilà que c’est lui qu’il m’est défendu de voir… Mais il est capable de venir exprès si je le lui dis, et… qu’arrivera-t-il alors? – Suivez l’avis d’Avdotia Romanovna, répondit Razoumikhine tranquillement et sans hésiter le moins du monde. – Ah! mon Dieu… elle dit, Dieu sait ce qu’elle dit et sans m’expliquer le but qu’elle poursuit. Elle dit qu’il vaut mieux, ou… c’est-à-dire, non pas qu’il vaut mieux, mais qu’il est indispensable que Rodia vienne à huit heures lui aussi et qu’il se rencontre ici avec Piotr Petrovitch… Et moi qui voulais ne pas lui montrer la lettre et m’arranger adroitement grâce à votre entremise pour l’empêcher de venir… car il est si irritable… Et puis je ne comprends pas quel est cet ivrogne qui est mort et de quelle fille il s’agit et comment il a pu donner à cette fille le dernier argent… qui… – Qui représente tant de sacrifices pour vous, maman, ajouta Avdotia Romanovna. – Il n’était pas dans un état normal hier, fit Razoumikhine d’un air songeur. Si vous saviez tout ce qu’il a pu faire hier au cabaret, c’est assez piquant, mais… hum! Il m’a bien parlé d’un mort et d’une jeune fille hier pendant que je le reconduisais, mais je n’y ai pas compris un seul mot. Du reste moi-même hier… – Le mieux, maman, c’est d’aller chez lui et là nous verrons, nous-mêmes, comment il faut agir. Il est temps du reste. Seigneur, plus de dix heures, s’écria-t-elle après avoir jeté un coup d’œil sur la merveilleuse montre d’or garnie d’émail qui était suspendue à son cou par une menue chaîne d’un travail vénitien et jurait étrangement avec le reste de son costume. «Un cadeau du fiancé», pensa Razoumikhine. – Ah! il est temps!… Dounetchka, il est temps de partir, fit Poulkheria Alexandrovna d’un air éperdu. Il pourrait nous croire fâchées pour la scène d’hier, en ne nous voyant pas venir. Ah, mon Dieu! Et tout en parlant elle mettait avec une hâte fébrile, sa mantille, son chapeau. Dounetchka s’habilla elle aussi. Ses gants étaient non seulement usés mais tout troués, comme le remarqua Razoumikhine, et cependant cette pauvreté trop visible de leur mise donnait aux deux dames un air de dignité particulière, comme il arrive ordinairement à ceux qui savent porter d’humbles vêtements. Razoumikhine contemplait Dounetchka avec vénération et se sentait fier à l’idée de l’accompagner. La reine qui raccommodait ses bas dans sa prison, pensait-il, devait avoir plus de majesté à ce moment-là qu’au milieu des fêtes et des parades les plus magnifiques [56]. – Mon Dieu, s’exclama Poulkheria Alexandrovna, aurais-je jamais pu penser qu’un jour je redouterais une entrevue avec mon fils, avec mon cher, cher Rodia, car je la redoute, Dmitri Prokofitch, ajouta-t-elle en lui jetant un regard timide. – Il ne faut pas, maman, dit Dounia en l’embrassant. Ayez plutôt confiance en lui, comme moi. – Ah, mon Dieu, moi aussi j’ai confiance, mais je n’en ai pas dormi de la nuit, s’écria la pauvre femme. Ils sortirent de la maison. – Sais-tu, Dounetchka, je m’étais à peine assoupie au matin que la défunte Marfa Petrovna m’apparaissait en rêve… toute vêtue de blanc… elle s’approcha de moi me prit par la main en hochant la tête d’un air si sévère comme si elle voulait me faire honte… N’est-ce pas un mauvais présage? Ah! mon Dieu, Dmitri Prokofitch vous ne savez pas encore que Marfa Petrovna est morte? – Non, je ne le savais pas. De quelle Marfa Petrovna parlez-vous? – Elle est morte subitement. Et imaginez-vous… – Plus tard, maman, intervint Dounia, il ne sait pas encore qui est Marfa Petrovna. – Ah, vous ne le savez pas? Et moi je pensais qui vous étiez au courant de tout. Excusez-moi, Dmitri Prokofitch, j’ai tout simplement perdu la tête ces jours-ci. Je vous considère comme notre Providence, et voilà pourquoi je vous croyais informé de tout ce qui nous concerne. Vous êtes comme un parent pour moi… Ne m’en veuillez pas de vous parler ainsi. Ah mon Dieu, qu’avez-vous à la main droite? Vous vous êtes blessé! – Oui, marmotta Razoumikhine tout heureux. – Je suis trop expansive parfois, si bien que Dounia doit m’arrêter; mais, mon Dieu, dans quel trou il vit! Est-il réveillé? Et cette femme, sa logeuse, considère ça comme une pièce? Écoutez, vous dites qu’il n’aime pas les expansions? Il se peut donc que je l’ennuie avec… mes faiblesses. Ne me donneriez-vous pas quelques conseils, Dmitri Prokofitch? Comment dois-je me comporter avec lui? Vous savez, je suis toute désorientée. – Ne l’interrogez pas trop, si vous le voyez se rembrunir, et surtout, évitez les questions sur sa santé, il n’aime pas cela. – Ah! Dmitri Prokofitch, qu’il est dur parfois d’être mère! Et voici l’escalier… qu’il est affreux! – Maman, vous êtes toute pâle, calmez-vous, chérie, dit Dounia en caressant sa mère. Vous vous tourmentez, quand il devrait s’estimer heureux de vous voir, fit-elle avec un éclair dans les yeux. – Attendez, je vous précède pour m’assurer qu’il est réveillé. Les dames montèrent doucement derrière Razoumikhine. Arrivées au quatrième étage, elles remarquèrent que la porte de la logeuse était entrebâillée et qu’à travers la fente deux yeux noirs et fuyants les observaient dans l’ombre. Quand leurs regards se rencontrèrent, la porte claqua avec tant de bruit que Poulkheria Alexandrovna faillit pousser un cri d’effroi. |
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