"Crime Et Châtiment" - читать интересную книгу автора (Dostoïevski Fedor Mikhaïlovitch)IV . La lettre de sa mère l’avait bouleversé, mais il n’avait pas eu une minute d’hésitation quant à la question primordiale, même au moment où il la lisait. Sa décision était prise sur ce sujet et définitivement. «Ce mariage n’aura pas lieu tant que je serai vivant; au diable ce monsieur Loujine!» «La chose est claire, marmottait-il en ricanant et en triomphant d’avance avec méchanceté, comme s’il avait été sûr de réussir. Non, maman, non, Dounia, vous n’arriverez pas à me tromper. Et elles s’excusent encore de ne m’avoir pas demandé conseil et d’avoir décidé la chose à elles deux. Je crois bien! Elles pensent qu’il est trop tard pour rompre; nous verrons bien si on le peut ou non! Le beau prétexte qu’elles allèguent! Piotr Petrovitch est, paraît-il, un homme si occupé qu’il ne peut même pas se marier autrement qu’à toute vapeur, en chemin de fer, quoi! Non, Dounetchka, je vois tout et je sais de quelle nature sont toutes ces choses que tu as à me dire et je sais aussi à quoi tu pensais en arpentant la pièce toute une nuit, et ce que tu confiais agenouillée à la Vierge de Kazan [21], dont l’image se trouve dans la chambre de maman. Le chemin du Golgotha est dur à monter, hum… Ainsi vous dites que c’est définitivement réglé; vous avez décidé, Avdotia Romanovna, d’épouser un homme d’affaires, un homme pratique qui possède un certain capital (qui a amassé déjà un certain capital, cela sonne mieux et en impose davantage). Il travaille dans deux administrations et partage les idées des nouvelles générations (comme dit maman) et il «… Je serais curieux de savoir pourquoi maman me parle des nouvelles générations? Serait-ce simplement pour caractériser le personnage ou avec une arrière-pensée, celle de concilier mes sympathies à M. Loujine? Oh! les rusées! J’aimerais bien éclaircir une autre circonstance encore. Jusqu’à quel point ont-elles «Il a paru Son irritation croissait d’instant en instant et, s’il avait rencontré à cet instant M. Loujine, il l’aurait sans doute tué. «Hum, c’est vrai, continua-t-il en saisissant au vol les pensées qui tourbillonnaient dans sa tête, c’est bien vrai qu’il faut, pour connaître un homme, l’étudier longtemps, l’approcher de près, mais M. Loujine, lui, est facile à déchiffrer. Ce que j’aime surtout, c’est cette expression d’un «homme d’affaires» et qui «Enfin, passe encore pour maman, elle est faite ainsi, mais Dounia, à quoi pense-t-elle? Ma chère Dounetchka, c’est que je vous connais bien, vous aviez presque vingt ans quand je vous ai vue pour la dernière fois et j’ai parfaitement compris votre caractère. Maman écrit: «Dounetchka a assez de force pour supporter bien des choses.» Cela, je le savais depuis deux ans et demi, et depuis deux ans et demi, je pensais qu’en effet Dounetchka est capable de supporter bien des choses. Si elle a pu supporter M. Svidrigaïlov, avec toutes ses conséquences, c’est qu’elle a beaucoup de résistance en effet. Et maintenant, elle s’est imaginé, avec maman, qu’elle était assez énergique pour supporter également M. Loujine qui formule cette théorie de la supériorité des femmes prises dans la misère et dont le mari est le bienfaiteur, et encore n’oublions pas qu’il l’énonce à la première entrevue. Oui, mettons que ces paroles lui ont «échappé» quoique ce soit un homme «raisonnable» (et il se peut qu’elles ne lui aient pas le moins du monde échappé, mais qu’il ait tenu à s’expliquer au plus vite), mais Dounia, elle, Dounia, à quoi pense-t-elle? Elle, elle a compris cet homme et il lui faudra partager sa vie! Or elle est prête à vivre de pain sec et d’eau claire plutôt que de vendre son âme et sa liberté morale; elle ne la donnerait pas pour le confort; elle ne l’échangerait pas contre tout l’or du monde, à plus forte raison contre M. Loujine. Non, la Dounia que j’ai connue était tout autre, et… elle n’a certainement pas changé! Certes, la vie est pénible chez les Svidrigaïlov! Il est dur de passer sa vie à servir de gouvernante pour deux cents roubles, mais je sais cependant que ma sœur préférerait être le nègre d’un planteur ou un pauvre Letton en service chez un Allemand de la Baltique que de s’avilir et de perdre sa dignité en enchaînant sa vie à celle d’un homme qu’elle n’estime pas et avec lequel elle n’a rien de commun, et cela à jamais, pour des raisons d’intérêt personnel. M. Loujine pourrait être fait d’un pur ou d’un seul brillant qu’elle ne consentirait pas à devenir sa concubine légitime. Pourquoi donc s’y résout-elle à présent? «Quel est ce mystère? Où est le mot de l’énigme? La chose est claire, elle ne se vendrait jamais pour elle-même, pour son confort, même pour échapper à la mort. Mais elle le fait pour un autre; elle se vend pour un être aimé, chéri. Voilà tout le mystère expliqué: pour son frère, pour sa mère, elle est prête à se vendre, à se vendre en entier. Oh! quand on en vient à cela, on fait violence même à tout sentiment moral. On porte au marché sa liberté, son repos, sa conscience. Périsse notre vie, pourvu que les créatures aimées soient heureuses. Bien plus, nous nous mettons à l’école des jésuites, nous nous fabriquons une casuistique subtile. Nous arrivons ainsi à nous persuader nous-même, un moment, que tout est bien ainsi, que la chose était nécessaire, que l’excellence du but justifie notre conduite. Voilà comment nous sommes; la chose est claire comme le jour. «Il est évident qu’il ne s’agit que de Rodion Romanovitch Raskolnikov, de lui seul, et le voilà au premier plan. Comment donc peut-on faire son bonheur, lui permettre de continuer ses études à l’Université, en faire un associé, assurer son avenir? Plus tard il sera peut-être un richard, un homme respecté, honoré, il finira peut-être sa vie dans la célébrité. Et la mère? Mais il s’agit de Rodia, l’incomparable Rodia, le premier-né! Comment ne pas sacrifier à un premier-né la fille, fût-elle une Dounia? Ô chers cœurs pleins d’injustice! Quoi, elles accepteraient sans doute même le sort de Sonetchka, Sonetchka Marmeladova, l’éternelle Sonetchka, qui durera autant que le monde. Mais le sacrifice, le sacrifice, en avez-vous bien mesuré l’étendue toutes les deux? Tout à coup, il rentra en lui-même et s’arrêta. «Il n’aura pas lieu, mais que feras-tu donc pour l’empêcher? Tu t’y opposeras? de quel droit? Tu leur consacreras toute ta vie, tout ton avenir quand tu «auras fini tes études et trouvé une situation». Nous connaissons cela: ce sont des châteaux en Espagne; mais tout de suite, maintenant, que feras-tu? Car c’est tout de suite qu’il faut agir, comprends-tu? Or, toi, que fais-tu? Tu les gruges; cet argent, c’est en empruntant sur une pension de cent roubles et en demandant une avance d’honoraires à des Svidrigaïlov qu’elles te les procurent. Comment leur épargneras-tu les Afanassi Ivanovitch Vakhrouchine et les Svidrigaïlov, espèce de futur millionnaire de Zeus qui t’arroges le droit de disposer de leur destin? En dix ans, ta mère aura eu le temps de perdre la vue en tricotant toutes ces capelines et à force de pleurer; elle aura perdu la santé à force de privations; et ta sœur? Allons, imagine un peu ce qu’elle sera devenue d’ici dix ans ou pendant ces dix ans. Tu as compris?» C’est ainsi qu’il se torturait en se posant toutes ces questions; il en éprouvait même une sorte de jouissance. Elles n’étaient d’ailleurs pas neuves pour lui et n’avaient rien pour le surprendre; c’étaient de vieilles questions familières qui l’avaient déjà tant fait souffrir que son cœur en était tout déchiré. Il y avait longtemps que cette angoisse qui le tourmentait était née; elle avait grandi en son cœur, s’était amassée, développée et, ces derniers temps, semblait épanouie sous la forme d’une épouvantable, fantastique et sauvage interrogation qui le torturait sans relâche, en exigeant impérieusement une réponse. À présent, la lettre de sa mère venait de le frapper comme un coup de foudre. Il était clair que le temps des lamentations, des souffrances stériles était passé. Ce n’était plus le moment de raisonner sur son impuissance, mais il devait agir immédiatement, au plus vite. Il fallait prendre une résolution coûte que coûte, n’importe laquelle, ou bien… «Ou renoncer à la vie, s’écria-t-il, dans une sorte de délire, accepter le destin d’une âme résignée, l’accepter tel quel, une fois pour toutes, et étouffer toutes ses aspirations en abdiquant définitivement tout droit d’agir, de vivre et d’aimer!» «Comprenez-vous, mais comprenez-vous bien, mon cher Monsieur, ce que signifie n’avoir plus où aller? Brusquement, il tressaillit, une idée qu’il avait eue la veille venait de se présenter encore à son esprit, mais ce n’était pas le retour de cette pensée qui le faisait frissonner. Il savait bien qu’elle allait revenir, il en avait le pressentiment, il l’attendait, elle n’était d’ailleurs pas exactement la même que la veille, cette pensée! La différence était celle-ci: qu’un mois auparavant et hier encore, elle n’était qu’un rêve, tandis que maintenant… maintenant, elle se présentait à lui sous une forme nouvelle, menaçante et tout à fait mystérieuse, lui-même en avait conscience… Il subit un choc à la tête; un nuage brouilla ses yeux. Il jeta un regard rapide autour de lui, comme s’il cherchait quelque chose; il éprouvait le besoin de s’asseoir; ses yeux erraient en quête d’un banc. Il se trouvait à ce moment sur le boulevard K… et le banc s’offrit à sa vue, à cent pas environ de distance. Il hâta le pas autant qu’il le put, mais il lui arriva en chemin une petite aventure qui, pendant quelques minutes, absorba toute son attention. Tandis qu’il regardait son banc de loin, il remarqua, à vingt pas environ devant lui, une femme, à laquelle il commença par ne prêter pas plus d’attention qu’à tous les objets qu’il avait pu rencontrer jusqu’ici sur sa route. Bien des fois, il était rentré chez lui sans se rappeler par quelles rues il était passé. Il avait même pris l’habitude de cheminer ainsi sans rien voir. Mais cette femme avait quelque chose de bizarre qui frappait à première vue et, peu à peu, elle attira l’attention de Raskolnikov. Au début, c’était malgré lui, il y mettait même de la mauvaise humeur, mais bientôt l’impulsion qui le poussait devint de plus en plus forte. Un désir le prit soudain de saisir ce qui rendait cette femme si bizarre. Tout d’abord, ce devait être une jeune fille, selon toute apparence une adolescente; elle avançait tête nue, en plein soleil, sans ombrelle ni gants, et balançait les bras en marchant, d’une allure comique. Elle portait une robe de soie légère, curieusement ajustée sur elle, mal agrafée, déchirée en haut de la jupe à la taille; un lambeau d’étoffe traînait et ondulait derrière elle. Elle avait à son cou un petit fichu posé de travers. Elle marchait d’un pas mal assuré et chancelait continuellement sur ses jambes. Cette rencontre finit par éveiller toute l’attention de Raskolnikov. Il rejoignit la jeune fille à la hauteur du banc; elle s’y jeta plutôt qu’elle ne s’assit, renversa la tête en arrière et ferma les yeux comme une personne rompue de fatigue. Il devina, en l’examinant, qu’elle était complètement ivre. La chose semblait si étrange qu’il se demanda même au premier abord s’il ne s’était pas trompé. Il avait devant lui un tout petit visage, presque enfantin, qui n’accusait pas plus de seize, ou peut-être même quinze ans, un visage blond, joli, mais échauffé et un peu enflé. La jeune fille semblait tout à fait inconsciente; elle avait croisé les jambes dans une attitude assez inconvenante et, selon toute apparence, ne se rendait pas compte qu’elle se trouvait dans la rue. Raskolnikov ne s’assit point, mais il ne voulait pas s’en aller non plus et il restait debout devant elle, indécis. Habituellement peu fréquenté, le boulevard à cette heure torride (il était une heure après midi environ) se trouvait tout à fait désert. Cependant, à quelques pas de là, au bord de la chaussée et un peu à l’écart, se tenait un homme qui semblait, pour une raison quelconque, fort désireux de s’approcher également de la jeune fille. Il avait dû lui aussi la remarquer de loin et la suivre, mais Raskolnikov l’avait dérangé. Il lui jetait des regards furieux, à la dérobée, il est vrai, et de manière que l’autre ne les vît point et il attendait avec impatience le moment où cet ennuyeux va-nu-pieds lui céderait la place. La chose était claire. Le monsieur était un homme d’une trentaine d’années, fort et gras, au teint vermeil, aux petites lèvres roses surmontées d’une jolie moustache et tiré à quatre épingles. Raskolnikov entra dans une violente colère; il éprouva soudain le besoin d’insulter ce gros fat. Il quitta la jeune fille et s’approcha de lui. – Dites donc, Svidrigaïlov, que cherchez-vous ici? cria-t-il, en serrant les poings avec un mauvais rire. – Qu’est-ce que cela signifie? demanda l’autre d’un ton rogue, en fronçant les sourcils; son visage prit une expression d’étonnement plein de morgue. – Décampez, voilà ce que cela signifie. – Comment oses-tu, canaille? Il brandit sa cravache. Raskolnikov se jeta sur lui, les poings fermés, sans même songer que ce dernier aurait facilement raison de deux hommes comme lui. Mais, à ce moment-là, quelqu’un le saisit par-derrière avec force. Un sergent de ville se dressa entre les deux adversaires. – Arrêtez, messieurs, on ne se bat pas dans les endroits publics. Que voulez-vous? Quel est votre nom? demanda-t-il sévèrement à Raskolnikov, dont il venait de remarquer les vêtements en loques. Celui-ci l’examina attentivement. Le sergent de ville avait une honnête figure de soldat à moustaches grises et à grands favoris; son regard semblait plein d’intelligence. – C’est précisément de vous que j’ai besoin, cria-t-il, en le prenant par le bras. Je suis un ancien étudiant, Raskolnikov… C’est pour vous aussi que je le dis, – il s’adressait au monsieur. – Quant à vous, venez, j’ai à vous montrer quelque chose… Et, tenant toujours le sergent de ville par le bras, il l’entraîna vers le banc. – Venez, regardez, elle est complètement ivre; elle se promenait tout à l’heure sur le boulevard; Dieu sait ce qu’elle est, mais elle n’a pas l’air d’une fille, enfin d’une professionnelle. Ce que je crois, c’est qu’on l’a fait boire et l’on en a profité pour abuser d’elle, la première fois… Comprenez-vous? Et puis on l’a laissée aller dans cet état. Regardez comme sa robe est déchirée et comme elle est mise. Elle ne s’est pas habillée elle-même, on l’a habillée; ce sont des mains maladroites, des mains d’homme qui l’ont fait; cela se voit. Et maintenant, regardez par ici. Ce beau monsieur avec lequel je voulais me battre tout à l’heure, il m’est inconnu; je le vois pour la première fois. Mais il l’a remarquée lui aussi tout à l’heure, sur son chemin, devant lui; il a vu qu’elle était ivre, inconsciente et il a terriblement envie de s’approcher d’elle, de l’emmener dans cet état, Dieu sait où… Je suis sûr de ne pas me tromper; croyez bien que je ne me trompe pas. J’ai vu moi-même comment il l’épiait, mais j’ai dérangé ses projets; il n’attend maintenant que mon départ. Voyez, il s’est retiré un peu à l’écart et il fait semblant de rouler une cigarette… Comment lui arracher cette jeune fille et la ramener chez elle? Pensez-y. Le sergent comprit immédiatement la situation et se mit à réfléchir. Le dessein du gros monsieur n’était pas difficile à comprendre; restait la fillette. Il se pencha sur elle pour l’examiner de plus près et son visage exprima une compassion sincère. – Quelle pitié! s’écria-t-il, en hochant la tête; c’est une enfant. On l’a attirée dans un piège, c’est bien cela! Écoutez, Mademoiselle, où demeurez-vous? La jeune fille souleva ses paupières pesantes, regarda d’un air hébété les hommes qui l’interrogeaient et fit un geste comme pour repousser toute question. – Écoutez, fit Raskolnikov, voilà (il fouilla dans ses poches et en tira vingt kopecks), voilà de l’argent, prenez une voiture et faites-la reconduire chez elle. Si nous pouvions seulement nous procurer son adresse. – Mademoiselle, dites, Mademoiselle, recommença le sergent de ville en prenant l’argent, je vais arrêter une voiture et je vous accompagnerai moi-même. Où faut-il vous conduire? Où habitez-vous? – Allez-vous-en! Quels crampons! fit la jeune fille et elle refit le même geste d’écarter quelqu’un. – Ah! que c’est mal! quelle honte! Il hocha de nouveau la tête, d’un air plein de reproche, de pitié et d’indignation. Là est la difficulté, fit-il à Raskolnikov, en le toisant, pour la seconde fois, d’un bref coup d’œil. Il devait lui paraître étrange, ce loqueteux vêtu de telles guenilles qui donnait de l’argent. – Vous l’avez rencontrée loin d’ici? lui demanda-t-il. – Je vous le répète: elle marchait devant moi sur ce boulevard, elle chancelait. À peine arrivée au banc, elle s’y est affalée. – Ah, quelles hontes maintenant dans ce monde, Seigneur! Une jeunesse pareille et déjà ivre! On l’a trompée, ça c’est sûr. Tenez, sa petite robe est toute déchirée… Ah! que de vice on rencontre aujourd’hui. C’est peut-être une fille noble après tout, ruinée. On en voit beaucoup à présent. On la prendrait pour une demoiselle de bonne famille – et de nouveau il se pencha sur elle. Peut-être lui-même était-il père de jeunes filles bien élevées qu’on aurait pu prendre pour des demoiselles de bonne famille, habituées aux belles manières. – L’essentiel, faisait Raskolnikov tout agité, l’essentiel, c’est de ne pas la laisser tomber aux mains de ce drôle. Il l’outragerait encore, ce qu’il veut est clair comme de l’eau de roche. Voyez-vous le coquin, il ne s’en va pas! Il parlait à haute voix et indiquait le monsieur du doigt. L’autre entendit et parut prêt à se fâcher encore, mais il se ravisa et se contenta de lui jeter un regard méprisant. Puis, il s’éloigna lentement d’une dizaine de pas et s’arrêta de nouveau. – Ne pas la laisser tomber entre ses mains? Ça, ça se peut, oui, répondit le sous-officier d’un air pensif. Voilà, si elle nous donnait son adresse au moins, sans quoi… Mademoiselle, dites donc, Mademoiselle, et il se pencha encore vers elle. Soudain, elle ouvrit les yeux tout grands, regarda les deux hommes attentivement comme si une lumière subite se faisait dans son esprit, se leva de son banc et reprit en sens inverse le chemin par où elle était venue. «Fi! les insolents, ils s’accrochent à moi», murmura-t-elle, en agitant de nouveau les bras comme pour écarter quelque chose. Elle allait d’un pas rapide, toujours mal assuré. L’élégant promeneur se mit à la suivre, mais il avait pris l’allée parallèle sans la perdre de vue. – Ne vous inquiétez pas, il ne l’aura pas, dit résolument le sergent de ville, en leur emboîtant le pas. «Ah! que de vice on voit maintenant!» répéta-t-il à haute voix avec un soupir. À ce moment-là, Raskolnikov se sentit mordu par un sentiment obscur. Un revirement complet se produisit en lui. – Écoutez, dites donc! cria-t-il au brave moustachu. L’autre se retourna. – Laissez, que vous importe! Laissez-le s’amuser (il montrait le gandin). Que vous importe? Le sergent de ville ne comprenait pas et le regardait avec de grands yeux. Raskolnikov éclata de rire. – Ah, ah! fit le sergent avec un geste agacé de la main; il continua de suivre le beau monsieur et la jeune fille. Il devait prendre Raskolnikov pour un fou ou quelque chose de pire. «Il emporte mes vingt kopecks, fit avec colère le jeune homme resté seul. Allons, soit, il se fera payer par l’autre aussi et il lui laissera la jeune fille; c’est ainsi que la chose finira… Qu’est-ce que j’avais à vouloir venir à son secours, moi? Ah! bien, oui, secourir, est-ce à moi de le faire? Ils n’ont qu’à se dévorer les uns les autres tout vifs, que m’importe à moi? Et comment ai-je osé donner ces vingt kopecks? Est-ce qu’ils m’appartenaient?» Malgré ces paroles étranges, il avait le cœur très gros. Il s’assit sur le banc abandonné. Ses pensées roulaient, incohérentes. Il lui était d’ailleurs pénible de penser à quoi que ce fût en ce moment. Il aurait voulu tout oublier, s’endormir, puis se réveiller et commencer une vie nouvelle. «Pauvre fillette, dit-il en regardant le coin du banc où elle s’était assise. Elle reviendra à elle, pleurera, puis la mère l’apprendra. D’abord, elle la battra, puis elle lui donnera le fouet cruellement, honteusement, et ensuite elle la chassera peut-être. Lors même qu’elle ne le ferait pas, une Daria Frantzovna quelconque finira bien par avoir vent de la chose et voilà ma fillette à rouler de-ci de-là… puis ce sera l’hôpital (cela arrive toujours à celles qui habitent chez des mères honnêtes et sont obligées de faire leurs farces à la douce) et après… et après… l’hôpital encore… le vin… les boîtes de nuit, et encore toujours l’hôpital… En deux ou trois ans de cette vie, la voilà infirme, à dix-huit ou dix-neuf ans, oui… Combien en ai-je vu comme ça et comment en arrivaient-elles là? Eh bien, voilà, elles commençaient toutes comme celle-ci… Bah! que m’importe, on dit qu’il en faut. Un certain pourcentage doit finir ainsi chaque année… et disparaître Dieu sait où… au diable sans doute, pour garantir le repos des autres. Un pourcentage! Ils ont de jolis petits mots! rassurants, techniques… On dit un pourcentage. Il n’y a donc pas de raison de s’inquiéter… Voilà, si c’était un autre mot, ce serait autre chose… On s’en préoccuperait peut-être alors? et que sera-ce si Dounetchka est un jour englobée dans ce pourcentage? Sinon cette année, du moins l’année prochaine? «Mais où vais-je donc? pensa-t-il soudain. Étrange! J’avais un but en sortant. À peine avais-je lu la lettre que je suis sorti… J’allais chez Razoumikhine dans l’île Vassilevski. Voilà, maintenant je m’en souviens. Mais pourquoi cependant? Et pourquoi la pensée d’aller chez Razoumikhine m’est-elle venue à présent? C’est extraordinaire!» Il ne se comprenait pas lui-même. Razoumikhine était un de ses anciens amis de l’Université. Chose à noter, Raskolnikov, qui avait été étudiant, ne s’était jamais lié avec ses camarades; il vivait isolé, n’allait chez aucun de ses condisciples et n’aimait pas recevoir leur visite. Eux, du reste, n’avaient pas tardé à se détourner tous de lui. Il ne prenait part ni aux réunions, ni aux discussions, ni aux plaisirs d’étudiants. Il travaillait avec une ardeur implacable qui lui avait valu l’estime générale, mais nul ne l’aimait. Il était très pauvre, fier, hautain et renfermé comme s’il avait un secret à cacher. Certains de ses camarades trouvaient qu’il semblait les considérer comme des enfants qu’il aurait dépassés par sa culture, ses connaissances et dont il jugeait les idées et les intérêts bien inférieurs aux siens. Cependant, il s’était lié avec Razoumikhine. Du moins se montrait-il plus communicatif avec lui qu’avec les autres, plus franc. Il était d’ailleurs impossible de se comporter autrement avec Razoumikhine. C’était un garçon extrêmement gai, expansif et d’une bonté qui touchait à la naïveté. Cette naïveté cependant n’excluait pas les sentiments profonds et une grande dignité. Ses meilleurs amis le savaient bien, tous l’aimaient. Il était loin d’être bête quoiqu’il se montrât réellement un peu naïf parfois. Il avait une tête expressive; il était mince, grand, mal rasé, ses cheveux étaient noirs. Il faisait la mauvaise tête à ses heures et passait pour un hercule. Une nuit qu’il courait les rues en compagnie de camarades, il avait terrassé, d’un seul coup de poing, un gardien de la paix qui ne mesurait pas moins d’un mètre quatre-vingt-dix. Il pouvait se livrer aux pires excès de boisson et observer aussi bien la sobriété la plus stricte. S’il lui arrivait de commettre d’impardonnables folies, il se montrait, en d’autres temps, d’une sagesse exemplaire. Razoumikhine était encore remarquable par cette particularité qu’aucun insuccès ne pouvait le troubler et que nul revers n’arrivait à l’abattre. Il aurait pu loger sur un toit, endurer une faim atroce et des froids terribles. Il était extrêmement pauvre, devait se tirer d’affaire tout seul, mais trouvait le moyen de gagner sa vie. Il connaissait une foule d’endroits où il pouvait se procurer de l’argent, par son travail naturellement. On l’avait vu passer tout un hiver sans feu; il assurait que cela lui était agréable car on dort mieux quand on a froid. En ce moment, il avait dû lui aussi quitter l’Université faute de ressources, mais il comptait bien reprendre ses études le plus tôt possible et mettait tous ses efforts à améliorer sa situation pécuniaire. Il y avait quatre mois que Raskolnikov n’était allé chez lui; Razoumikhine ne connaissait même pas son adresse. Ils s’étaient rencontrés dans la rue, un jour, quelque deux mois auparavant, mais Raskolnikov s’était détourné aussitôt et avait même changé de trottoir; Razoumikhine, quoiqu’il eût fort bien reconnu son ami, avait feint de ne pas le voir afin de ne pas lui faire honte. |
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