"Le Coup D’état De Chéri-Bibi" - читать интересную книгу автора (Leroux Gaston)MAISON PETIT-BON-DIEU FILSLes employés qui avaient terminé leur besogne aux barrières venaient chez M. Petit-Bon-Dieu fils vider un verre et manger une croûte avant de rentrer chez eux. Cette nuit-là, celle où nous avons fait connaissance, dans l’hôtel du boulevard, des amis de la belle Sonia, le cabaret était plein. Il y avait de la tabagie dans cette pièce mais il y avait surtout du silence. En somme, c’était ce silence qui eût pu paraître étrange; car enfin, il eût été si naturel que ces braves gens s’entretinssent entre eux d’événements qui bouleversaient tout Paris! mais ils n’en disaient mot, accablés sans doute par les travaux du jour. Derrière le comptoir, le patron se tenait, les yeux mi-clos. C’était un gros endormi. Il était rond comme une barrique, tout jeune encore, une trentaine d’années, et rappelait par ses formes et son caractère emporté et cruel, sous des dehors bonasses, le fameux Petit-Bon-Dieu, son père, célèbre pour son compagnonnage en France avec le terrible Chéri-Bibi connu de l’Europe entière. Petit-Bon-Dieu fils était né en prison, à Paris, d’une dame qui avait beaucoup aimé son père, et qui avait élevé le rejeton du bagnard dans l’admiration des hauts faits de Petit-Bon-Dieu père, victime, naturellement, de la société. Elle lui avait appris plus tard comment le père évadé, installé sous un faux nom, cabaretier à Dieppe où ils devaient tous deux aller le rejoindre, avait été assassiné avec quelques camarades dans des conditions restées tout à fait mystérieuses. Petit-Bon-Dieu fils avait juré de venger Petit-Bon-Dieu père, mais c’est en vain qu’il avait interrogé les escarpes avec lesquels sa chère maman n’avait point rompu toute relation. Ceux-ci n’avaient pu lui donner aucun renseignement sérieux. La mère morte, le jeune homme continua de porter ce nom de Petit-Bon-Dieu comme un défi à la société. Nous avons dit que le fils avait tous les défauts du père, mais il en avait un en plus qui devait le sauver de tous les autres et auquel il dut de tenir son rang dans le monde. Après avoir ouvert à Paris des portières, il avait servi humblement dans des débits de bas étage. Il amassait toujours et depuis longtemps aurait pu s’établir à son compte, mais l’idée de toucher à son trésor le faisait hésiter devant la moindre entreprise. Or, sur ces entrefaites, un vieux bonhomme, qu’il voyait depuis quelques mois vendre des olives et des cacahuètes dans les établissements de nuit et à la terrasse des débits, entra en conversation avec lui et lui parla de son père qu’il avait, racontait-il, beaucoup connu autrefois. Il lui dit même qu’il savait comment Petit-Bon-Dieu père était mort; enfin, il promettait de lui fournir tous les éléments d’une belle vengeance si lui, Petit-Bon-Dieu fils, consentait à entrer dans une combinaison qu’il lui ferait connaître en temps et lieu. Pour le moment, il n’aurait qu’à s’établir marchand de vin et à s’installer dans un fonds qu’on lui offrait pour rien. – Pour rien, c’est très beau, mais si je fais faillite! – Tu ne feras pas faillite! Tu recevras cent louis par mois, et c’est moi-même qui te les compterai! – Tope-là! s’écria Petit-Bon-Dieu! – Seulement, faudra point faire le curieux, avait ajouté cet extraordinaire marchand de cacahuètes, et surtout, faudra pas interroger le client! T’auras qu’à dormir derrière le comptoir! – Ça me va! – Ah! si par hasard, tu t’étonnais un peu trop haut, devant des amis du dehors ou devant «la rousse», par exemple, de ce qui se passe chez toi, je ne te cache pas que je ne donnerais pas deux sous de ta peau! – Brrr! fit Petit-Bon-Dieu. Voilà qui n’est guère rassurant. Écoutez, monsieur le marchand de cacahuètes, dans ces conditions-là, ce sera cent cinquante louis par mois. – Je te les accorde, répliqua l’autre tout de suite, je te les accorde parce que je louerai au premier étage de ton établissement une chambre dans laquelle tu n’entreras jamais et dans laquelle tu laisseras pénétrer tous ceux qui, en passant, déposeront sur ton comptoir le nombre de cacahuètes voulu. – Combien de cacahuètes? – Le nombre en changera tous les jours! Tous les jours, tu recevras le mot d’ordre! Maintenant, encore une recommandation, à partir d’aujourd’hui, ne m’adresse jamais la parole. – Et comment connaîtrai-je le mot d’ordre? – Tous les jours, tu me verras venir chez toi, tantôt à une heure, tantôt à une autre. Je déposerai sur ton comptoir le nombre de cacahuètes qu’il faudra apporter pour passer ce jour-là. – Compris! et les cent cinquante louis? – Chaque mois, je déposerai devant toi, sur le comptoir, un cornet de cacahuètes dans lequel se trouveront les trois mille francs. Nous savons maintenant dans quelles extraordinaires conditions M. Petit-Bon-Dieu s’était tout à coup établi marchand de vins. Le curieux bistro s’était d’abord imaginé qu’il avait eu affaire, dans le marchand de cacahuètes, à un intermédiaire chargé de trouver dans les bas-fonds cosmopolites un personnage complaisant pour tenir l’une de ces maisons, où, dans l’arrière-boutique, se glisse la pègre. La pièce qui lui avait été louée au premier étage, et qui était munie de serrures compliquées dont il n’avait jamais eu la clef, devait servir de refuge, dans son idée, aux plus crapuleux conciliabules. Or, quel n’avait pas été son étonnement de constater que son établissement n’était fréquenté que par de braves ouvriers, d’honnêtes cheminots et de tranquilles employés d’octroi! En vérité, il se félicitait d’une pareille aventure car il gagnait facilement son argent. Et jamais une bataille, jamais une querelle, jamais de gros mots! Bien mieux, tous ces gens-là étaient quasi muets. Comme Petit-Bon-Dieu considérait le spectacle réconfortant de son débit, prospère, la porte d’entrée fut poussée et un misérable vieillard courbé et déformé par les ans fit son entrée. Il portait la tête si rapprochée de terre que son dos en paraissait bossu; il était pauvrement vêtu d’un complet de velours râpé et tout rapiécé aux genoux et aux coudes. L’un de ses longs bras supportait un petit baquet de bois séparé en deux compartiments pleins, l’un d’olives, l’autre de cacahuètes. Une casquette était enfoncée sur son crâne chauve. Quant à sa figure, on était presque toujours dans l’impossibilité de l’apercevoir, tant à cause de la position qu’elle occupait qu’à cause d’un énorme cache-nez gris de fer, tout élimé, qui en faisait plusieurs fois le tour. Parfois ce lamentable individu levait un peu la tête et alors on voyait, au-dessus du cache-nez, une énorme paire de lunettes noires qui eût fait rire si le regard qui parvenait à percer ces verres opaques n’eût point fait peur. Chose curieuse, tous les clients, ce soir-là, aimaient les cacahuètes et il en distribua pour quelques sous, à chacun, un petit paquet. Sur certaines tables, il déposa, par-dessus le marché, ici, deux cacahuètes, là, quatre, plus loin cinq. Il arriva ainsi près du comptoir, et, devant Petit-Bon-Dieu, compta sept cacahuètes. Après quoi, il s’en retourna. Certaine nuit, Petit-Bon-Dieu, intrigué, et manquant à la parole du contrat qui le liait, s’était montré curieux de savoir ce qu’était et où se rendait, en sortant de chez lui, l’extraordinaire vieillard. Et il était sorti derrière lui, le suivant prudemment, tandis que le bonhomme remontait vers la rue de Rome. Or, comme Petit-Bon-Dieu fils arrivait au coin de la rue Cardinet, il avait été assailli par une bande de vauriens qui déjà avaient sorti leurs couteaux. Heureusement que le marchand de cacahuètes était arrivé pour le délivrer: «Laissez-le donc, leur avait-il dit. Monsieur est de mes amis.» Le lendemain, Petit-Bon-Dieu avait une ration supplémentaire de cacahuètes dans un cornet de papier, et sur le cornet lui-même il avait pu lire cette phrase soigneusement dactylographiée: Après le départ du marchand, quelques-uns des clients s’en allèrent. D’autres se mirent à lire des journaux en regardant de temps en temps l’heure qu’il était. À deux heures et demie du matin la porte du cabaret fut ouverte par un homme habillé comme un artiste, dont les épaules étaient recouvertes d’une cape très ample rejetée sur l’épaule et lui cachant une partie du visage. Le chapeau de feutre rabattu lui cachait l’autre. Il traversa la pièce, s’arrêta une seconde au comptoir, déposa sous le nez de Petit-Bon-Dieu sept cacahuètes et entra dans l’office. Là, il y avait un escalier en tire-bouchon qui grimpait à l’étage supérieur. L’homme eut vite fait de l’escalader; et bientôt il se trouva en face d’une porte dont il lui fallut ouvrir les trois serrures. Ceci fait, il entra dans une salle uniquement meublée d’une table ronde, d’un buffet et de quelques chaises de paille. Au mur, un porte-manteau. L’homme, après avoir allumé une petite lanterne sourde, y suspendit son feutre et sa cape. Puis il s’en fut au buffet, en ouvrit les deux battants et les referma sur lui. Il était enfermé dans ce buffet vide, dont le fond se déploya instantanément sur un geste qui commanda un déclic. L’homme se courba et glissa dans une sorte de couloir qu’il referma derrière lui en mettant en jeu un mécanisme dont il paraissait connaître depuis longtemps l’usage. Aussitôt, il s’en fut rapidement jusqu’au bout du couloir qui était des plus étroits. Là encore, il eut à ouvrir une porte. Il passa, referma la porte, éteignit sa lanterne sourde, et allongeant le bras, sa main rencontra un commutateur qu’il tourna. |
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