"Ipso facto" - читать интересную книгу автора (Gran Iegor)IIIOn a passé la nuit, Françoise et moi, à chercher comme des déterrés. Non, c'est pas ça, je raconte trop vite, je risque de rater des détails importants, commençons par le début: je suis rentré de l'Institut, j'ai fait le compte rendu de la journée à Françoise, on a dîné aux chandelles pour fêter nous aussi ma belle promotion, elle a dit qu'elle se sentait sacrement fière de moi, je lui ai répondu par ce tas de bêtises naturelles que se disent les amoureux. Parvenu au dessert, j'ai évoqué l'histoire du Baccalauréat que je devais apporter le lendemain et curieusement Françoise ne l'a pas prise au sérieux, c'est des bouffons à l'Institut qu'elle a dit, ils n'en sont pas à vingt-quatre heures près tout de même, tu l'apporteras quand t'auras le temps mon poussin. Savoure un peu ta promotion au lieu de te prendre la tête avec les formalités. On ne vit plus au Moyen Âge ou dans une quelconque dictature à la Orwell 1984, et puis d'abord qu'est-ce qu'ils en ont à faire de ton Baccalauréat alors que tu bosses depuis vingt ans? Ils n'avaient qu'à faire des copies de meilleure qualité, au lieu de t'embêter mon biquet. Que veux-tu, je répondais en essayant de les défendre, on est pointilleux dans la paléontologie, c'est une science exacte, si l'on ne faisait pas attention dans notre travail au quotidien on aboutirait à des énormités, l'évolution se joue au millimètre près, il est si facile de confondre les ossements, il faut être précis. Ça n'a pas que des mauvais côtés, la précision, le souci du détail, si t'avais vu comment la chef du personnel range son bureau tu serais épatée, j'envie beaucoup les gens qui ont ce génie de l'ordonnancement, si seulement je pouvais arriver à leur niveau, hélas je crois pas que j'en ai les capacités. Tu m'étonnes, renchérissait Françoise en faisant des mimiques style t'es qu'une poire, je dois dire que Françoise m'a toujours considéré comme inférieur à elle dans ce domaine, souvent elle me disait en rigolant qu'elle ne comprenait pas comment j'avais fait pour entrer à l'Institut, je ne me vexais pas au contraire, car je savais que ma Françoise avait les capacités, je vous signale qu'elle passait des examens pour entrer dans les archives à la Bibliothèque nationale, elle avait une sacrée volonté croyez-moi, ce n'était pas la chef du personnel loin de là, mais elle a toujours été douée. Elle me taquina ainsi cinq minutes et l'on commença à débarrasser, puis elle s'est installée avec son livre d'exercices et moi je me suis lancé dans les recherches. D'abord j'ai regardé dans le dossier “B”, ça me paraissait évident que c'était par là qu'il fallait commencer, j'avais bien du courage, le dossier “B” était un énorme dossier bleu foncé, il y avait bien sûr tous les documents relatifs à ma Banque, les relevés de compte, les papiers du crédit pour l'appartement, les coordonnées de mon conseiller financier, il y avait aussi mon permis Bateau et toute la doc qui va avec, j'y avais mis également la garantie de ma Bicyclette, et les factures du Bricolage, bref quand j'ai sorti tout ça sur la table j'avais un tas gigantesque. Une à une j'ai épluché les feuilles, ça m'a pris une bonne heure, Françoise se moquait, tu ne l'as pas encore trouvé? ben dis donc t'es pas très doué, je te conseille de brûler le tout comme ça tu en seras débarrassé, et moi je triais, le plan d'épargne logement dans Banque, la facture de la roue de secours dans Bicyclette, tiens? que fait la quittance de Gaz ici? Gaz c'est “G” que je sache, je corrige mon erreur et je continue, Banque, Bicyclette, Banque, Bricolage. À onze heures, j'avais fini le tri du dossier “B” sans avoir trouvé mon Baccalauréat. Je m'arrêtai trente secondes un peu ahuri, je regardai le dossier désormais vide, et je sentis une inquiétude hérissée qui me raclait le fond de la gorge, un peu comme quand on boit du coca, j'avais les mains moites, un brusque coup de fatigue. Françoise, dis-moi, tu n'aurais pas une idée où j'ai pu le fourrer? arrête de rire c'est pas drôle, je vais avoir des ennuis, d'autant que j'ai fait une sale blague à la chef, je lui ai dit que je l'avais perdu, tu aurais vu sa tête, ça valait vingt ans d'Institut sa tête. Hou-là-là, siffla Françoise, ce n'est pas très intelligent, c'est de l'humour noir comme j'ai rarement entendu, dans le mauvais goût tu franchis parfois les limites. Heureusement, je te connais mon guppy, tu n'es pas un blaireau dans le rangement sinon je t'aimerais pas – là elle se pend à mon cou – un papier de ce gabarit tu vas le retrouver, c'est forcé, c'est le Champagne qui te nuit en ce moment. Eh bien non, je fais, ce n'est pas aussi simple, le Champagne n'y est pour rien, il n'est pas dans “B” et j'y perds mon latin. Je dis ça et je vois Françoise qui se fige du visage, inquiète elle devient, c'est impossible, qu'elle fait, le dossier “B” est un dossier sacré, s'il est pas dans “B”, où peut-il être? Allez, je lui dis, viens m'aider. Elle a laissé son bouquin la Françoise, elle est venue à côté de moi, nous avons réfléchi ensemble, ça a dû être mal rangé que nous nous sommes dit, comme la quittance de Gaz qui n'avait rien à faire dans le dossier “B”, alors on a sorti tous les dossiers, on a vidé tous les papiers, il était quatre heures du matin, on n'en pouvait plus, Françoise commençait à faire une tête de mort et on n'avait toujours pas retrouvé le Baccalauréat, c'était une malédiction. Et là, c'est le comble, comme pour se payer notre tête, j'aperçois en face le pingouin au nœud papillon qui nous observe avec ses jumelles, il ne dort pas non plus, il joue au voyeur, ça doit l'exciter mon bazar, il doit se demander ce que l'on fabrique si tard au milieu d'une avalanche de papiers, pourquoi tout ce ramdam alors qu'on devrait dormir comme des citoyens ordinaires, ça le met en rut de me voir paniquer. Eh pauv' con, que je fais entre mes dents, occupe-toi de tes putes au lieu de mater, va jouer avec ton armoire chromée et fous-nous la paix, je ferme les rideaux d'un coup. Calme-toi, allons, sois cool mon goujon, c'est Françoise qui parle, elle essaye de me rassurer, mais je vois illico qu'elle commence à s'agacer aussi, les papiers dans tous les sens ça lui agit sur les nerfs, elle aimerait bien que ça s'arrête, qu'on le retrouve et puis la paix! Les meilleures blagues sont les blagues les plus courtes. Voici ma Licence de paléontologie, voici ma Maîtrise, voici mon Doctorat enfin, une Marianne aux armes de l'Institut, tous les diplômes sont étalés sur la table, j'ai tout retrouvé de ma scolarité sauf Lui, le Baccalauréat de merde que j'ai passé il y a cent sept ans et dont je ne me suis jamais servi. Si c'est pas la poisse ça, dites-moi alors ce que c'est! Ne trouvant rien dans les dossiers, je cherche dans des endroits insolites, dans les fiches cuisine, sur les rayonnages de notre bibliothèque, un par un j'ouvre tous les livres, c'est peut-être là que je l'ai mis qui sait? par inadvertance j'ai pu le caser n'importe où, j'étais jeune et stupide, je l'aurai rangé sans faire attention et oublié. J'envoie Françoise inspecter ses dossiers à elle, on a pu se mélanger les pinceaux, dans un couple ça arrive que l'on confonde les affaires, elle râle un peu, je connais mes papiers par cœur, qu'elle fait, elle a la flemme d'y aller, alors j'insiste, aide-moi bordel, elle lève les yeux au ciel et disparaît dans son armoire. Évidemment elle ne retrouve rien qui soit à moi, elle retrouve son Baccalauréat à elle, une feuille médiocre pas même jolie, imprimée sur du carton grisâtre, avec son nom, Françoise, et la signature polycopiée du ministre par intérim. T'es content maintenant? qu'elle lance, t'es bien avancé? on peut aller se coucher peut-être, ou Monsieur désire autre chose? Si t'avais pas pris l'habitude de toucher à tout, que je lui réponds, on en serait pas là, avec cette manie que t'as de ranger ce qui est aux autres, t'aurais pu toucher à mon Baccalauréat, c'est une des hypothèses que l'on peut envisager, plus je parlais plus je m'excitais, nous commencions à nous disputer sérieux, par paliers on haussa le ton, on se mit à crier. Vas-y accuse-moi de l'avoir fait exprès! Je dis pas que tu l'as fait exprès, je dis que t'aurais pu faire attention, j'y touche pas à tes papiers et plus jamais je n'y toucherai! tu ne dis pas non quand je t'aide pourtant! tu veux que je te dise ce que t'es? vas-y dis-le! t'es qu'un égoïste! moi aussi je travaille demain, et sans sommeil je ne pourrai pas assurer à l'examen partiel, oui mais c'est quand même mon travail à l'Institut qui fait vivre la famille, tiens donc nous y sommes je savais bien que mon boulot tu t'en foutais. On se vidait dans la gueule nos citernes d'amertume, on était rouges, on avait du sang en surplus, je crois qu'on se détestait. Aux premières lueurs de l'aube, les forces nous ont lâchés, la cervelle s'est ramollie, l'envie de nous disputer disparut, l'organisme calait faute d'énergie, je ne cherche pas d'excuses comprenez-moi bien, je veux seulement expliquer ce qui s'est passé ensuite. On était assis tous les deux livides dans le canapé, on ne se parlait pas, à quoi pensait Françoise je l'ignore, mais moi je me disais que c'était absurde, l'hystérie n'avait aucune raison d'être. Ce n'était pas parce qu'un vieux diplôme s'était volatilisé que l'on devait se mettre dans des états pareils. Il y a des choses pires dans la vie, les accidents, les maladies. Notre appartement aurait pu brûler avec tous les papiers dedans. Un chauffard aurait pu nous écraser. Sur l'échelle universelle des valeurs, quelque part au sommet du Cosmos, ça ne doit pas être si grave que ça un Baccalauréat qui disparaît. On s'en remettra, que je dis tout haut en lissant ma voix, on s'en remettra en deux coups de cuillère à pot, tu verras, ce n'est qu'un papier après tout. Demain j'irai à l'Académie, on m'en délivrera une copie, c'est pas plus compliqué que ça. Quant à l'Institut, je leur apporterai le brelan qui les fera capot: ma Licence, ma Maîtrise, mon Doctorat. Le Doctorat je l'ai obtenu avec mention, je te le rappelle. Même le directeur général n'a eu qu'un accessit, c'est te dire. Et si la chef du personnel se bloque, je m'en fiche, j'irai plus haut, je rencontrerai le doyen, j'écrirai au Ministère s'il le faut! J'étais en plein délire. Aujourd'hui, quand je me revois sur ce canapé, les yeux tellement lourds qu'ils avaient coulé quelque part vers la nuque, la mine blafarde comme un reflet de fantôme, un directeur de l'Institut Paléontologique de France en pleine bravade d'adolescent, j'ai honte, ô combien j'ai honte mes frères! Mes fanfaronnades étaient stupides, mon bagout factice, je n'avais rien dans le ventre, un minable voilà tout. Les académies n'ont jamais délivré de copies, les académies n'ont pas que ça à faire que de délivrer des copies, les académies ont des millions de Français à s'occuper, elles ont des affaires autrement plus importantes à régler, c'était à moi et à personne d'autre, à moi, un homme mature en pleine possession de ses moyens, c'était à moi de prendre mes responsabilités, de faire attention à mon paquetage. Si j'avais été moins fatigué, il se peut que je n'aurais jamais prononcé de telles âneries, mais mon bon sens dormait déjà, et puis surtout je n'y croyais pas encore à ce coup du sort qui m'écrasait. Je ne pouvais pas l'avoir perdu, ce n'était pas possible, pas moi. Ce je-m'en-foutiste de nœud papillon aurait pu, ça oui, si quelqu'un devait le perdre un jour ce serait la victime idéale. Mais moi? regardez-moi, je suis largement au top question rangement, je fais des efforts pour être à jour dans mes factures, j'en connais beaucoup qui ne m'arrivent pas au genou dans le classement. Comment croire que l'on est précisément ce lapin que va tirer le chasseur, alors que l'on s'imagine être le plus rapide? Péché d'orgueil, voilà ce qui m'a piégé, complexe de supériorité qui m'a rendu aveugle. J'étais un peu comme un peintre qui fignole les détails sans s'apercevoir que son tableau se déchire en plein milieu, je me suis laissé hypnotiser par le superflu. Tandis que je m'appliquais à classer les formulaires de transport – entre nous, qui s'en soucie des formulaires de transport! -je négligeais le Baccalauréat, je ne le sortais plus aussi souvent, je le laissais dormir dans son dossier “B”, en sécurité je me croyais! J'aurais dû faire attention, j'aurais dû! oh le monde est rempli de ces “j'aurais dû”, ils viennent trop tard les “j'aurais dû”, ils nous rongent la conscience comme l'acide ronge le marbre, c'est avant qu'on en avait besoin des “j'aurais dû”! Après ils ne font que titiller le remords. Moi, c'est définir clairement les priorités que j'aurais dû, ne pas mettre tous les papiers dans le même sac, comprendre que le Baccalauréat était au-dessus des autres, qu'il méritait dix fois plus d'attention de ma part. Ce diplôme de la majorité, ce passeport pour la vie, ce Baccalauréat qu'on nous envie partout dans le monde tant il définit l'essence de l'homme, ce n'est pas tous les jours qu'on vous le délivre, c'est même un jour unique dans votre existence, le jour où l'on vous reconnaît l'Aptitude. Avant vous n'êtes qu'un apprenti humain, autant dire un homoncule, il vous manque du savoir, vous êtes imparfait, la différence avec le macaque n'est pas flagrante. Mais dès que vous l'avez, l'univers se transforme, vous entrez de plain-pied dans la race, on vous décrète conforme, ça y est vous êtes mûr et gare à celui qui doute de vos capacités car c'est la race entière qu'il insulte. Les autres diplômes n'avaient pas une telle aura, d'ailleurs un gamin savait que mes licences, maîtrises, doctorats ne prouvaient rien tant que je n'avais pas le Baccalauréat, j'aurais pu les obtenir frauduleusement, j'aurais pu m'inscrire à l'Université avec un quelconque certificat de fin d'études. Quant à rencontrer le doyen, en voilà une farce qui valait des millions! Passer au-dessus d'un chef du personnel, a-t-on déjà entendu pareille vulgarité? Le chef du personnel est une émanation de la direction, s'il est là c'est justement pour décharger la direction de l'archivage de nombreux papiers sensibles, il a pouvoir de signature, il est plénipotentiaire lors des embauches, plé-ni-po-ten-tiaire retiens bien ça! Je prétendais écrire au Ministère, vous rendez-vous compte? je disais ça sans ciller! Pauvre cloche que j'étais, autant écrire au Père Noël, minus de mes deux. Le dégoût se devinait dans le regard de Françoise, une aversion pleinement méritée, je n'avais pas été à la hauteur, c'est le moins que je puisse dire aujourd'hui. Sans m'en apercevoir, je m'enfonçais encore plus, je me complaisais dans mes fantasmes, je continuais à parler comme emporté sur une pente savonneuse, je faisais la révolution à l'Institut, je licenciais la chef du personnel et j'ordonnais qu'on l'empalât publiquement. T'es complètement fou, finit-elle par dire, tu me déçois terriblement, j'en ai marre je vais me coucher. Viens ici méduse gorgone, que je lui fais mais gentiment, et je l'attrape par les chevilles, elle tombe à genoux dans la moquette, son pyjama à fleurs se déchire, j'ai déjà les mains en haut de ses cuisses, elle est dodue ma Françoise, élevée à la crème fraîche, alors quand je m'écrase sur elle c'est comme un matelas gonflable, je flotte sur elle au milieu de l'océan, c'est mon canot de sauvetage, le soleil de l'halogène me chauffe la nuque, elle a un corps admirable, je trouve l'entrée, et là je m'aperçois qu'elle a fermé les yeux, elle s'est endormie la garce! Peu importe, je continue machinalement le travail, je pense à la chef du personnel, elle me fait marcher pour le diplôme que je me dis, il doit bien y avoir une solution, je revois nettement son slip bleu que j'avais fait descendre à mi-cuisse, le bleu est optimiste, c'est un signal du destin, quand on a un petit slip bleu avec de la dentelle c'est qu'on n'est pas aussi intraitable qu'on veut bien le faire croire, il doit bien y avoir un moyen de s'arranger, ah ce slip bleu! le pyjama craque et je m'endors à mon tour. Au bureau, j'ai tout avoué dès le lendemain, j'ai pas cherché à gagner du temps, non, maintenant que j'y pense j'aurais pu inventer des excuses, imaginer une maladie, ou mieux: un cambriolage qui aurait dévalisé ma maison et emporté tous mes papiers dans un ouragan, mais non, je n'ai rien dit de tout ça, je ne suis pas hypocrite, j'aime y aller franco, c'est toujours cette naïveté que je trimballe depuis la naissance, je n'arrive pas à être retors, pas Machiavel pour deux ronds, dans la vie c'est un handicap colossal je vous dis. Faut préciser que ça se voyait sur ma mine qu'un malheur était arrivé, j'avais dormi deux heures, j'avais les yeux cernés, les coupures du rasage prouvaient que je n'avais pas toute ma tête, alors ça n'a pas traîné les remarques des collègues, de tous les coins ils sont venus comme attirés par la charogne, j'aurais été un Neanderthal vivant qu'ils ne seraient pas plus excités. Tu en fais une tête ce matin l'adjoint au crétacé, tu as dansé la samba ou quoi, tu as fêté ta promotion super-man. Vous pensez que je réagissais? Rien de rien, je disais, c'est la fête oui vous avez raison, c'est pas tous les jours qu'on a un coup de pouce salarial, allez laissez-moi passer bande de jaloux, qu'une âme charitable m'apporte un café bien serré, c'est pour mon rendez-vous avec la chef du personnel. Pourquoi, y a un blême? qu'ils se sont mis à espérer, leurs visages se sont tournés vers moi comme si j'étais leur soleil, regardez ces yeux qui vous scrutent, ces regards demandeurs de sensationnel, alors moi, expert es vacheries, je leur dis qu'il n'y a rien de particulier, j'ai juste un flirt avec elle, ah bon ah bon font-ils, ce n'était que ça, ils sont déçus, ils se mettent à regarder leur montre, dis donc il faut qu'on y aille maintenant, on n'a plus le temps, on a des rapports à rendre, des réunions à organiser, allez on file, à tout à l'heure à la cantine. C'est ça, tirez-vous, scolopendres. Je me retrouve seul avec Marko, il me tend un café comme s'il me visait avec un arc, il me lorgne dans les yeux sans rien dire, je vois qu'il est terriblement soucieux, quelque chose le ronge le sagittaire, je prends son verre en carton, il me tapote l'épaule mais pas de sa manière habituelle, il retire précipitamment sa main comme s'il avait peur de se salir. Il ouvre la bouche pour parler enfin, mais son inspiration finit en grimace, il me tapote encore une fois comme s'il criait “je suis avec toi de tout cœur!” et s'éloigne vers son bureau. Non, si j'ai avoué tout de suite, c'est à la chef du personnel. On faisait pareil que l'autre jour, elle était calée dans son fauteuil et moi je rebondissais entre ses jambes, les armoires de rangement n'avaient pas bougé, sauf que – déception! – son entrejambe était mauve, je comprenais certes qu'elle ne pouvait porter chaque jour les mêmes dessous, mais moi ça m'aurait redonné un peu d'énergie, c'est ridicule, je sais, que voulez-vous je suis superstitieux et ce n'est pas à mon âge que l'on peut se corriger. Le mauve ce fut comme un avertissement que je recevais, un microsignal qui m'était destiné et qui disait attention, ça va chauffer pour toi, alors quand j'ai lâché le morceau, je savais à quoi m'attendre. Je profitais que l'on était près l'un de l'autre pour lui lécher l'oreille, elle se tordait comme linge qu'on essore, je voyais que ça lui plaisait, et là je lui chuchotai la vérité, vous vous rappelez de cette histoire de Baccalauréat que je devais vous apporter ce matin? eh bien je ne l'ai pas trouvé, j'ai cherché partout, et je vais continuer à chercher, d'ailleurs je crois savoir où il est – là je mentais – ce n'est qu'une question de jours, si je vous l'amène demain ou après-demain, vous n'allez pas être fâchée? Elle me serra si brusquement que je crus qu'on resterait coincés sur le fauteuil comme deux chiens en chaleur, l'emboîtage infernal, mon sang se trouvant prisonnier à l'extrémité, vous imaginez le ridicule de la scène. Heureusement j'ai eu le réflexe du vieux routier, ni une ni deux je l'ai giflée, ça lui a fait du bien, l'étau se décrispa, j'ai pu sortir indemne, je remettais mon pantalon, elle manipulait son slip mauve, sa figure était rouge saignant, je n'ai jamais vu une femme dans une colère aussi intense. Elle ne criait pas, non, c'était pire, elle sifflait comme un serpent, elle plissait ses paupières, elle se collait à mon visage comme si elle voulait effacer mes traits à grands coups de front, pauvre bâtard! disait-elle, ne t'avise jamais, tu m'entends? jamais! de remettre tes pieds dans mon bureau, larve de ténia! J'essayais de la calmer, c'est pas ma faute, je disais, la gifle était strictement nécessaire, la gifle n'était pas pour vous blesser, je n'ai rien contre vous au contraire, sans ce coup de main nous y serions encore, c'était le seul moyen de nous en sortir coincés comme nous étions, demandez au médecin du travail si vous me croyez pas. J'argumentais tant que je pouvais, le mal était fait comme on dit, le ver s'énervait dans le fruit, et cette malheureuse histoire de gifle n'a pas été pour arranger mes affaires de Baccalauréat évaporé. Un ennemi mortel que la chef est devenue après cet incident. Les jours qui suivirent furent abominables. L'histoire s'ébruita j'ai pas eu le temps de dire mince, ce fut comme si j'avais décroché le Nobel, mais pas dans le bon sens hélas, je collectionnais les ironies, on m'admirait en négatif, pas une minute ne passait sans qu'on me fît une remarque, mes collègues trouvèrent en moi un sujet digne d'occuper leurs longues journées, on faisait la queue devant mon bureau, chacun voulait me décocher un trait d'esprit, j'étais devenu le faible qu'il fallait harponner, ils brûlaient tous de voir comment je m'embrouille dans les explications, ma mine déconfite procurait à l'ensemble de l'Institut une sorte d'orgasme cérébral. C'est une des explications que je vois pour comprendre pourquoi ils m'ont gardé aussi longtemps, presque deux semaines après la terrible découverte. Peut-être aussi qu'ils me laissaient une chance, quelques jours de répit pour que je le retrouve. Faut dire aussi que je leur causais des soucis internes, la gestion des ressources humaines ne s'en trouvait pas facilitée. D'un côté il y avait la chef du personnel qui mettait de l'huile sur le feu, elle voulait me faire payer l'offense de l'autre jour, elle faisait du zèle auprès de la direction pour qu'on reconnaisse en haut lieu mon incompétence, mais les autres directeurs étaient bien embêtés, il leur fallait nommer un remplaçant aux herbivores, les candidats ne se bousculaient pas, on avait peur de la voie de garage, et puis les gens croient au mauvais œil, personne ne voulait de la place du perdant. Pendant ce temps, la bile au ventre, la chef du personnel ne rentrait plus chez elle les week-ends, elle compulsait la jurisprudence pour se persuader que je n'avais pas d'échappatoire, effectivement partout la loi était contre moi, elle jubilait la loi, et la chef du personnel avec. Sans Baccalauréat ma déconvenue était totale, je n'avais pas le droit d'occuper mes fonctions actuelles, là-dessus les textes étaient formels. Je cite: sans papier dûment visé par le Ministère, personne ne peut se prévaloir du titre de bachelier. Voilà qui était clair, je n'avais pas le papier, je n'étais donc pas bachelier, j'étais un usurpateur, mes diplômes ultérieurs dont j'étais si fier ne valaient pas un pet de cheval, ma candidature à l'Institut d'il y a vingt ans était truquée, tout entier j'étais entaché de fautes de procédure, il fallait se débarrasser de moi en bouchées doubles, me lyncher avant que les collègues allemands, anglais, italiens ne viennent à apprendre quel genre de triste individu exerce dans la paléontologie française, j'étais une honte, je compromettais mon pays aux yeux de la communauté internationale. Sur ce point le président était d'accord, on pouvait difficilement nier le préjudice que je causais à l'Institut, mais on n'avait toujours pas trouvé de remplaçant à mon poste, les iguanodons faisaient fuir les ambitieux, alors la procédure de licenciement s'étirait. Bien sûr, je n'arrêtais pas de chercher pour autant, au contraire je m'activais, j'ai trié vingt fois tous mes papiers, j'en ai profité pour revoir ma classification de “A” à “Z”, j'inspectais tous mes livres page par page, je suis allé fouiller dans des endroits oubliés depuis longtemps, j'ai plongé sous les armoires, j'ai rampé sous les lits, j'en ai sorti une bonne pile de documents intéressants, des factures, des comptes rendus paléontologiques, des ordonnances, c'est effarant la quantité de bonnes choses que l'on peut retrouver quand on fait les recherches consciencieusement, et puis un jour, n'y tenant plus, j'attendis que Françoise sorte faire les courses pour me plonger dans ses fichiers personnels. Ce n'était pas joli joli de ma part, cela sous-entendait que je ne lui faisais que moyennement confiance, mais il faut me comprendre, j'étais dans une situation désespérée. Elle s'en aperçut dès qu'elle fut rentrée, une sorte d'antenne elle avait, ou alors je n'avais pas été suffisamment méticuleux à tout remettre dans les boîtes, toujours est-il que nous nous engueulâmes à un degré inimaginable, comment tu oses? criait-elle, ce sont mes papiers privés, je me sens violée dans mon intimité, et moi j'écoutais ses tautologies le cœur mauvais, c'est ça vas-y crie tant que tu peux, j'en ai rien à battre, je ne pouvais plus compter sur elle pour me faciliter la vie, les scènes de ménage étaient la dernière touche pour terminer le massacre. Voilà comment nos relations se dégradaient, on dépassait la vitesse du son à force de crier, mes tentatives de conciliation ajoutaient au malaise, rien n'allait comme avant, je ne sais pas si c'est de la paranoïa, mais j'avais l'impression que l'Univers se liguait contre moi. J'oscillais ainsi entre les collègues qui dansaient la danse du scalp et l'épouse hystérique, je m'en prenais dans la figure sur tous les fronts, j'étais de la bonne chair à pâté pour eux tous, un punching-ball de rêve. J'arrivais au bureau et vlan! j'encaissais un “comment ça va le collégien?” qui me pétrifiait devant la machine à café, je feignais d'en rire, mais vous pensez bien que ça me découpait à l'intérieur, comme une perceuse ça me trouait. Et puis Nadine ne m'apportait plus mon courrier, elle se laissait toucher volontiers, surtout les seins, mais pour le courrier c'était une fin de non-recevoir, elle avait le Baccalauréat Nadine, option secrétariat et sténo, elle n'est pas allée au-delà mais plus question pour elle de se laisser commander par un avorton, alors pour mieux m'humilier elle fit de son diplôme une copie certifiée et l'encadra dans son bureau. Dieu que j'avais mal à mon amour-propre! Et puis un matin, on ne m'adressa plus la parole, je montai à mon bureau sans croiser un reptile, ils se déniaient comme si j'étais l'homme invisible, pour eux j'avais fini d'exister. En ouvrant la porte de mon cabinet, ça me sauta à la rétine: sur la table, bien en évidence, une main délicate avait posé la convocation au comité de direction. Mon heure était venue. Chez le président, ma secrétaire Nadine m'avait précédé, elle était agenouillée près du grand singe, je ne voyais pas bien ce qu'elle faisait mais ça ressemblait à un massage, il me regarda avec répulsion, puis il tapa du poing sur la table ce qui fit sursauter la petite secrétaire qui s'affairait autour de sa ceinture, elle avait défait les boutons et commençait à malaxer, ni elle ni moi ne le satisfaisions, c'était visible, mais moi encore moins qu'elle je le crains car il me dit mes quatre vérités sans ménagement. Ah t'es un déchet de première sorte, qu'il me balance dans la figure, pour le coup tu as battu tous les records de putréfaction. Sais-tu que ce n'est jamais arrivé, de mémoire d'humain, que l'on perde son Baccalauréat? Te rends-tu compte seulement de la bassesse où tu te vautres? C'est à se demander si tu es humain après tout. Tu n'es peut-être qu'une machine, comme ces robots dans les films? Aucun sentiment, aucun remords, juste la capacité à trier les os d'iguanodons. Eh bien sache que des machines on n'en veut pas à l'Institut! Il nous faut des hommes, moralement irréprochables. Or tu as trahi notre confiance, tu as jeté l'opprobre sur tes collègues, ça suffit massicot, on a été aveugles sur toute la ligne, dire qu'on a donné une promotion à un Judas! Allez, maintenant que tu es démasqué, ensacheur, je te conseille de démissionner sans faire de vagues. Tu as de la chance: nous ne sommes pas la Gestapo, l'affaire n'ira pas plus loin que les murs de l’Institut, là-dessus tu peux me remercier personnellement, moissonneur-batteur, tes états de service nous ont attendris, ébarbeur, alors va, pars te cacher, on ne veut plus te voir, laminoir. C'était à ce point convaincant que Nadine me regarda elle aussi avec répulsion, tire-toi avait-elle l'air de dire, tu vois bien que ta présence me perturbe, je n'arrive pas à me concentrer et ça va finir par me causer des ennuis. J'insistai pas. En deux semaines, à cause d'un Baccalauréat que j'avais négligé je voyais ma carrière réduite à néant, adieu l'Institut et vingt ans de labeur, voyez comme ça peut être grave, retenez bien la leçon, là je m'adresse surtout à mes jeunes lecteurs, alors je vous en conjure les jeunes, faites attention, pensez-y à deux fois quand vous rangez vos affaires, surveillez votre Baccalauréat comme s'il était votre virginité, nous les croulants on a l'expérience, écoutez ce qu'on vous dit, déchiffrez nos dentiers qui claquent en cadence, l'alphabet morse de notre parkinson vous sauvera de la mouise, ne vous laissez pas avoir par un rangement approximatif, faites des efforts! La vie est à vous, elle vous appartient les jeunes, profitez-en tout en restant vigilants. Oh si jeunesse m'écoutait! |
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