"Ipso facto" - читать интересную книгу автора (Gran Iegor)

VIII

Soudain dans ma vie j'ai eu un éclair qui a tout chamboulé, ça s'est passé un jour que le collectionneur d'en face est venu, il voulait des tuyaux sur des pièces qui m'avaient appartenu, pauvre collectionneur aux reins trop fragiles pour chasser le Baccalauréat, à côté des goliaths que j'avais vus à la vente il était un minable, alors il spéculait gentiment sur des papiers de bien moindre importance, les grandes transactions internationales n'étaient pas de son gabarit, il se contentait de mes factures alimentaires, vous savez ces tickets de caisse que l'on garde après le supermarché du samedi. Je l'écoutais causer, il marchandait comme d'habitude, pour lui grappiller quelques francs il fallait se lever de bonne heure, on parlait crédit et taux d'usure, il me prouvait à grands coups d'arguments que j'étais un mauvais risque, selon lui j'avais bien de la chance de trouver un collectionneur comme lui qui me payait comptant, je l'écoutais en faisant des mimiques du visage comme si je comprenais, en réalité le jargon financier pour moi c'est du chinois, quand soudain c'est devenu limpide on aurait dit de l'éther, j'ai vu la solution pour m'en sortir, ça passait par une astuce de rien du tout. Pour me tirer du pétrin, il suffisait que je m'installe en tant qu'expert en Baccalauréat, comme il y a des experts en peinture ancienne, un métier fait sur mesure pour mes talents, j'avais un don il se trouve, j'étais le seul à avoir vécu avec Lui, je pouvais certifier un plus ou moins grand degré de ressemblance avec l'original. Bien entendu, jamais je ne pourrais en authentifier un à cent pour cent, je n'avais pas cette prétention, les copies que l'on fait aujourd'hui sont redoutables, les faussaires sont au moins aussi intelligents que les experts, il faut être humble dans la connaissance, mais le nombre d'années aidant j'accumulerai un savoir qui me permettra d'affiner mes estimations, ce flair du spécialiste qui vaut toutes les richesses. J'espérais gagner ma vie ainsi, ce n'est pas un métier plus sot qu'un autre, je me disais, au moins j'aurais une utilité sociale.

Aussitôt dit, aussitôt fait, je m'installe à mon compte, Marko me prête de quoi démarrer, on passe une pub dans le journal, et je commence à faire du chiffre, mes services sont facturés très cher, normal j'ai une expertise unique dans mon genre, de nos jours plus on est spécialisé mieux on se porte, j'avais aussi un nom prestigieux, celui-là même qui figurait sur le diplôme, alors les affaires ont décollé, on peut dire qu'il y avait un véritable besoin, j'arrivais sur un créneau vierge. Cependant n'allez pas vous leurrer, quand j'écris ça paraît élémentaire, on a l'impression qu'il suffit de claquer dans ses doigts pour que les clients viennent frapper à votre porte, en réalité travailler à son compte n'a rien d'évident, il faut avoir le caractère qui s'y prête, il ne suffit pas de dire “je veux créer mon entreprise” comme le font certains avec un regard exalté qui se perd dans l'avenir, ça n'a jamais fait marcher une entreprise le regard exalté, je veux être honnête avec vous, c'est une aventure qui peut mal tourner si vous n'avez pas l'esprit adapté à l'indépendance, moi par exemple avec mon passé de fonctionnaire, j'avais vraiment du mal à m'y faire, les horaires libres me stressaient, je manquais de confiance en moi (et pour cause!), la peur du lendemain me tenait au ventre, y a pas à dire il faut avoir des prédispositions, le goût du risque en tout cas. Pour ce qui est des atouts, j'en avais un peu, à commencer par les bonnes aptitudes au rangement héritées de mon ancien métier, et j'en avais absolument besoin de ces aptitudes car on ne peut imaginer le nombre de feuilles que l'on doit remplir dès que l'on ouvre une affaire, ça vous tombe comme une averse, de ce point de vue j'ai connu un climat tropical.

Je vivotai ainsi pendant quelque temps, je m'étais fait ma place au soleil, de personne je ne dépendais, et vous pouvez pas savoir quel soulagement c'était d'avoir le bon Dieu pour seul maître, non que je sois devenu croyant, mais les chefs du personnel j'en avais soupe. Les matins je me levais serein, je faisais un peu de rangement, le matin la tête que l'on a purgée pendant la nuit fonctionne mieux, alors les choses importantes faut les faire le matin, c'est le meilleur moyen de réussir dans la vie croyez-moi, je me levais donc vers six heures, je rangeais mes quittances, pendant ce temps la cafetière me faisait du café, et tandis que vous autres abrutis prenez l'autobus pour aller au travail, je savoure les premières lueurs du jour qui se reflètent dans l'immeuble en face, calmement je m'affaire au grand livre des comptes, j'ai toute la matinée pour le mettre à jour, alors j'en profite pour relire mes notes d'honoraires. À dix heures, j'ai déjà derrière moi quatre heures de rangement. Vous venez à peine d'arriver à votre boulot, vous avez les transports en commun dans les jambes, tandis que moi, installé en profession libérale, j'ai pas perdu une seconde de vie, j'ai trié plusieurs dizaines de feuilles, un régal de petit rangement que j'ai fait. Quand vous travaillez pour votre paroisse, vous vous sentez léger, il n'y avait plus de patron au-dessus de moi, j'avais le libre arbitre, je pouvais jouer avec mes feuilles pour moi tout seul, si je voulais je triais, si je voulais je traînais devant la fenêtre, la décision en revenait à moi seul, et que croyez-vous que je choisissais? Toujours est-il que jamais mes archives ne furent mieux tenues, Marko me félicitait pour ma diligence, et il y avait dans ces encouragements un brin d'incrédulité, vous savez comme quand on encourage un cancre qui a décroché par hasard une note au-dessus de la moyenne. Son comportement était tout entier chargé de déférence envers ma piteuse performance, le moindre bout de papier rangé lui provoquait des dithyrambes, j'en avais presque honte. Je n'étais pas si désespérément médiocre, quand même! Tchin, Marko! Je bois ce porto à ta santé vieux frère, c'est grâce à toi que j'en suis là. Te fais pas de bile, ma guérison est acquise.

Les après-midi je reçois, entre quatorze et dix-sept heures, sur rendez-vous, comme le font les grands bijoutiers suisses, il faut se rendre inaccessible, ça vous crée une aura, un expert qu'on peut joindre n'importe quand n'est pas un expert, c'est un épicier. Alors à quatorze heures, on sonne à ma porte, je me presse pas d'aller ouvrir, je porte mes demi-lunes qui me donnent un air méticuleux, un stylo plume en or dépasse de la poche de ma veste. Par ici s'il vous plaît, passez dans la salle d'attente, je vais vous recevoir, et là ils attendent encore un quart d'heure, aujourd'hui c'est un monsieur très british, il vient de la Royal Academy, il me soumet son Baccalauréat, ses mains tremblotent un peu quand il me tend la chemise, il appréhende ma réaction, sa gorge est nouée au monsieur british. Lentement je sors ma loupe plaquée tortue, et voilà mon œil qui parcourt les étendues du diplôme, j'apprécie la qualité de la patine, je la veux régulière comme seul le temps sait faire, ensuite j'examine les lettres, l'impression de mon nom doit être légèrement en relief comme si on l'avait tapé à la machine. Si ce n'est pas le cas, je n'ai aucun doute, c'est un mauvais faux, j'enlève mes demi-lunes et je les range à côté du stylo plume, mon expression cloue le monsieur british, comme je ne parle pas il est sur la chaise électrique, il pressent que le diagnostic n'est pas favorable, je fais une moue style je ne sais pas comment vous l'annoncer, et là il craque, dites quelque chose, je vous en prie, est-il véridique? Je crains que non, que je fais en poussant un soupir comme si c'était le mien de Baccalauréat, les bras lui en tombent, alors pour qu'il n'ait pas de scrupules à me payer, j'ajoute que j'en ai vu des bien pires que le sien, que l'on peut même dire que le sien est parmi la crème, dans ma collection personnelle d'expert j'en ai pas qui soient aussi jolis, vous pouvez être fiers dans votre Royal Academy, celui du Vatican est largement en dessous du vôtre, c'est le baratin que je sors à tous mes clients histoire d'éviter les suicides, ça marche comme une pommade divine, car aussitôt je lis la reconnaissance sur son visage, la pure reconnaissance du ventre, quand on nourrit un chien on n'en reçoit pas autant.

Pendant que la Royal Academy me faisait le chèque, je regardais par la fenêtre le collectionneur qui rangeait les documents qui lui restaient, il avait méchamment vieilli ces derniers temps le collectionneur, il avait perdu de sa superbe, était-ce parce que je ne lui vendais plus rien, allez savoir, toujours est-il qu'il périclitait, et pour ce que j'en voyais j'aurais dit qu'il partouzait sans entrain. Comme la vie sait se renverser c'est terrifiant. Je n'allais pas jusqu'à le plaindre, il n'avait que ce qu'il méritait, mais j'avais un pincement disons philosophique devant cette sarabande du destin. Quant à ma collection personnelle, j'avais maintenant suffisamment d'argent pour racheter aux enchères les documents qui m'avaient appartenu, petit à petit je complétais le fonds que j'avais dilapidé avec tant de légèreté, mes laissez-passer et certificats de secouriste avaient entre-temps atteint des prix grandelets, c'était bien fait pour moi, en les cédant pour une bouchée de pain je m'étais conduit comme un écervelé.

Pour tout vous dire, je m'étais embourgeoisé. Je ne saurais vous préciser quand le déclic s'est produit, le résultat se voyait comme un nez, j'avais de l'embonpoint, mes journées s'écoulaient placidement, je lisais le journal tous les jours pour me tenir au courant des cours de la Bourse, avec Marko on allait dans de bons restaurants, nos discussions ont commencé à se remplir de subjonctifs, et d'imparfaits aussi, c'est qu'on parlait beaucoup au passé comme ces mercenaires qui ont fait le Viêtnam, on se rappelait nos faits d'armes en aspirant du porto. La vie roulait pour moi, je n'avais pas à me plaindre, on peut dire que j'avais retourné la situation à mon avantage alors qu'on ne donnait pas cher de ma peau, c'est vrai que j'ai eu beaucoup de chance, de peu j'ai manqué l'extinction. En toute modestie je vous le dis, la bonne étoile c'est capital quand vous êtes désarçonnés et que le destin est à deux pas de vous piétiner. La chance, quand elle est alliée à un solide caractère que donne le sens des responsabilités, c'est ce scaphandre qui vous remontera à la surface.

Était-ce encore ma bonne étoile, je ne saurais le dire, en tout cas je vous avouerais que je ne méritais pas une telle aubaine, toujours est-il qu'un jour à quatorze heures la porte sonne comme un jour habituel, je mets mes demi-lunes et qui je vois? Françoise accompagnée d'une petite fille, elles sont là devant moi un peu gênées, Françoise est rouge d'émotion, son décolleté frétille comme quand on est amoureux, je me dis: c'est le retour au bercail, vise un peu ce déhanchement. Je les fais entrer dans mon cabinet, comme le temps sprinte je remarque, Françoise avait la peau exagérément tendue que donne le lifting, ça ne l'empêchait pas d'être désirable, sexy la Françoise, malgré ce regard fatigué que l'on a quand on passe trop de temps dans les archives, quant à la petite je lui donnais cinq ans, c'était une vraie photo de sa mère, cinq ans déjà qu'elle m'avait quitté. Tu es bien établi dis donc, qu'on me fait en frôlant de l'œil mon stylo plume, ah-ah que je me dis, c'est toujours plein de sous-entendus une phrase de ce genre, le bruit des gros sabots sur la prairie. Cela signifiait le regret, un regret en pointillé, un regret que l'on observe au microscope mais un regret qui ne trompe personne, et je ressentis le bouquet que donne la vengeance quand on la mange froide. Quel bon vent t'amène, je fais d'un ton le plus neutre possible, j'ouvre grand mes oreilles, je me doute qu'elle n'est pas venue pour rien, là-dessus j'apprends qu'on venait de retrouver un Baccalauréat à la Bibliothèque nationale, tiens donc. Il traînait dans la cave où l'on stocke les papiers dérisoires, c'est un stagiaire qui l'a remarqué, il était en piteux état, les rats l'avaient entamé et l'humidité aussi, on l'a sauvé de la moisissure il était moins une, elle me l'apportait pour que je l'expertise. O.K., je suis là pour ça comme on dit, je sors ma loupe, j'ouvre sa chemise, le marmot m'observe alors je prends un air sphinx, pincé des lèvres, j'ai envie de lui en mettre plein la vue à la petite, une envie puérile j'entends bien. J'examine les caractères qui forment mon nom, je les trouve parfaits, alors je file en diagonale vers le buste de la République, là aussi la gravure est finement exécutée, cette double perfection me fait transpirer des aisselles, je regarde le numéro de série, et il correspond bien à celui de mon rectorat, alors je reviens à mon nom, puis je saute du nom à la République, puis de la République au numéro de série, mon regard bégaie et raye le papier, j'ai des picotements dans les yeux à force de scruter, mais non, il n'y a rien à dire, je n'avais jamais vu un Baccalauréat aussi proche de l'original, je glisse alors une main sous mon bureau et je me pince la jambe histoire de vérifier que je ne rêve pas. C'est extraordinaire, je vois les étoiles, je sens un liquide chaud qui coule le long de ma cuisse, je ne pipe mot devant les femelles, ça non! il n'est pas né celui qui me fera parler sous la torture! J'attends. La douleur se calme par vagues, pourtant il est toujours là, je tiens le Graal dans mes mains comme avant, et les deux autres garces sont plantées devant moi elles aussi, la petite et la grande me regardent, elles attendent le verdict. Le temps leur semble long, elles sont au supplice, et moi j'hésite, je ne sais comment l'annoncer, mon côté archange Gabriel refuse de s'enclencher, les mots sont bloqués, je me racle la gorge, ça ne diminue en rien mon émotion immense, il est au-delà de l'imaginable ce Baccalauréat, que je leur dis et je ne reconnais pas ma voix qui parle tellement je suis figé, en face d'un cobra je suis, hypnotisé. Je ne peux le certifier, que je leur répète et ma voix se casse, tout vacillait, il y avait cette nouvelle incroyable qui se ramifiait en moi comme un éclair dans la nuit. Les doigts de Françoise malaxent maladroitement un sac à main. Je regarde ces doigts, je réfléchis à ce que je m'apprête à lui dire, un bon réflexe que de tourner sa langue sept fois avant de parler, je touille mon cerveau pour trouver les mots justes, quand tout à coup: bang, ça percute dans la tête, vous savez comme chez les détectives, ce flash qui rend omniscient. Oh je comprends pourquoi elle est venue la Françoise, c'est pour sa carrière qu'elle s'inquiète la manipulatrice, mon avis se traduira illico en pouvoir d'achat sur sa feuille de paye, mes beaux yeux n'y sont pour rien dans son déplacement, c'est la faim au ventre qui la pousse, les moulures au plafond de son futur appartement, la télécommande de la porte du garage.

Comme je ne réagis pas, je suis encore sous le choc de l'extraordinaire nouvelle, elle abat son atout: je sais qu'il n'est pas évident d'expertiser, je te vois hésitant, alors pour te décider nous sommes venues à deux. Trois points de suspension, et la voilà qui pousse sa fille vers moi, il est mignon ce bout de chou, il me sourit, en une fraction de seconde je me suis décidé, vengeance tu as de bien jolies nattes que je me suis dit, vengeance tu m'arrives à la ceinture, ne serais-tu pas un peu petite pour ton âge, vengeance? En réalité, je veux être honnête avec vous, la vengeance n'y était pour rien dans la scène qui a suivi, c'était à peine un pic de pulsions ordinaires, je lui dis viens ici mon roudoudou, elle m'a souri, sa mère l'encourageait, allez va jouer avec monsieur, je me suis un peu frotté contre elle, pour vous donner une idée elle avait la peau couleur de yaourt, elle sentait bon le chocolat, mélangé au lait chaud le chocolat, avec des tartines grillées à la confiture, voilà ce qu'elle sentait, mais aussi le pipi à l'endroit stratégique, et c'était bon de le humer, on aurait dit le printemps quand l'air tiède vous remplit les poumons. Malgré tout mon désir qui fut immense, je n'ai pas pu y arriver sans lui faire mal, alors je n'ai pas insisté, s'il y a une chose que je ne supporte pas ce sont les petites filles qui pleurent, ça me déprime, je me dis que la vie est bien moche. Dès que j'ai senti que j'achoppais, je l'ai consolée en la chatouillant, tu es mignonne je lui disais, une véritable fée, et qui c'est-y qui a de jolies nattes comme ça? Au bout de cinq minutes elle est redevenue gaie comme la rosée, j'adore ces sautes d'humeur chez les enfants, elle riait elle en pouvait plus, on joua alors au trompettiste, je fournissais l'instrument et elle soufflait de toutes ses forces, c'était délicieux au-delà du raisonnable.

Non, la vengeance vint juste après, lorsque repu je m'amusais avec les cheveux de la petite tandis que Françoise la rajustait en me scrutant en loucedé. Je suis bien embêté, ô ma Françoise, que je fis en faisant vibrer ma voix pour rendre mon mensonge crédible. Je me suis levé et sans regarder le Baccalauréat, je l'ai renié par trois fois comme saint Pierre, je suis bien navré disais-je mais je dois t'avouer la vérité malgré les sentiments que j'ai pour toi dans mon cœur, prépare-toi à une mauvaise nouvelle car ton document je ne peux le certifier, c'est malheureux à dire, il est faux. Quoi? comment? tu te fiches de moi? tous les mots d'une mégère ordinaire éclatent sur moi comme des bombes, je fais semblant de marquer le coup moi aussi, j'ai l'apparence d'une éponge gonflée de remords, je lui dis t'es injuste de me traiter de la sorte car s'il y a en ce monde quelqu'un qui t'apprécie c'est bien moi, et pour lui prouver que je blague pas j'essaye de la toucher entre les jambes. Ce geste modeste la fait fondre, elle en avait envie depuis longtemps, pas évident de rester stoïque devant mes jeux avec la petite, elle s'abandonne comme on dit à mes caresses, en un clin d'œil j'ai trouvé le chemin du bercail, seulement je ne sais pas si c'est encore une vacherie du temps qui passe mais je n'ai pas retrouvé les sensations d'antan, l'antre paraissait distendu, même de ce côté-là elle avait vieilli.

J'avais peur que tu m'en veuilles, qu'elle s'est mise à chuchoter. Moi? t'en vouloir? comment peux-tu penser une chose pareille? c'est tout le contraire ma Françoise, je vais me plier en vingt pour te dépanner, telle une cocotte en papier je serai ô Françoise. J'ai dans ma collection personnelle un Baccalauréat à ce point proche de l'original qu'on dirait son clone. Je te l'échange de bon cœur. En prime, je te donne un certificat qui l'authentifie à quatre-vingts pour cent. Tu vois, tout finit par s'arranger. L'essentiel c'est d'avoir confiance. Je t'aime.

Quand j'y repense, je me dis que j'aurais dû faire Hollywood, car elle a gobé mon cinéma, dès que le manège erotique fut fini nous avons procédé à l'échange, jusqu'à la dernière seconde j'y ai pas cru, il va m'échapper que je me disais, ça paraissait trop facile, eh bien non, ma petite lâcheté a suffi pour le récupérer, j'ai avancé ma main et je l'ai cueilli, je l'avais, aussitôt une furieuse pulsion de m'enfuir m'envahit, de m'isoler j'avais envie, rester quelques jours en tête à tête avec lui, je me retenais à grands coups de volonté, sois ferme que je me disais, ne succombe pas à la tentation, et j'ai réussi ô ma tribu! ma voix n'a pas trahi mon émotion, mes cordes n'ont pas tremblé devant Françoise, je lui ai dit à bientôt le plus naturellement du monde, revenez me voir toutes les deux que je lui ai crié dans l'escalier, ainsi j'étais sûr de ne plus jamais la revoir.


Il est retrouvé. Je devrais exulter. Beaucoup l'auraient fait. Mais non, rien ne change, je me garde bien de faire la fête, ça me démange mais je me contrôle, j'enchaîne les jours comme si de rien n'était, superstitieux je suis, qui sait si le destin ne prendra pas offense à me voir tinter de joie, ma réussite le rendra jaloux, d'une pichenette il sera capable de me ravir ce qu'il a fini par m'attribuer, il fera éclater la baudruche de ma vie. Alors motus, je deviens taciturne. Sans compter les désagréments d'ordre pratique: si je l'annonce en grande pompe on serait capable de me voler, les sommes en jeu sont considérables, les bandits n'auront pas de scrupules à me kidnapper, on me traquera où que j'aille et je devrai me méfier de mon ombre. Alors pour éviter les mauvaises surprises, restons muets. Et je continue mon train-train d'expertises, je me lève aux mêmes heures, le rangement je l'effectue avec le même scrupule, je n'ai pas la grosse tête, je suis resté simple dans mes goûts, un petit homme vieillissant en costume démodé, voilà ce que je suis et je m'en contente, car j'ai en moi le feu qui réconforte, l'idée qu’il m'appartient à nouveau, c'est moi qui l'ai dans mon âme et pas vous, cette notion me rend heureux comme un éléphant.

J'aurais vécu sans rien dévoiler à personne s'il n'y avait Marko. Il m'avait tellement aidé le Marko que je ne pouvais l’écarter de ma joie, je devais partager le bonheur comme j'ai partagé ma déchéance, c'était un code d'honneur implicite, alors je l'ai pris en aparté pour un soir, je lui ai montré la chose, à a failli s'évanouir, je ne lui ai pas raconté par quels mensonges j'étais passé pour l'obtenir, ça aurait trop effrayé cette âme charitable, mais je lui ai fait part de mes projets, surtout garder le secret, que je lui ai dit, pour vivre heureux vivons cachés. Il ne chercha pas à me contrarier, il comprenait que j'avais trop souffert, cependant mon attitude ne lui plaisait pas, et c'est sur un ton de reproche qu'il me parla le lendemain, sois généreux qu'il me disait, je comprends que tu aies besoin de garder le Baccalauréat quelque temps, mais n'oublie pas que la générosité finit toujours par payer, si l'on vivait tous crispés sur nos acquis la civilisation s'enliserait, partage donc avec les autres ton bonheur personnel. Voilà ce qu'il me disait, et moi je me contractais car les faiseurs de morale c'est bien joli, mais je fais quoi concrètement, pouvait-il m'indiquer? Pour mon boulot par exemple, si l'original venait à reparaître personne n'aurait plus besoin de mon expertise, je me retrouve chômeur au lance-pierres, en gros il me demandait de scier la branche sur laquelle j'avais eu un mal de chien à m'asseoir.

Avec vous je serai franc, je n'avais pas la stature pour garder pour moi seul cette pièce rarissime, mon Baccalauréat ne m'appartenait plus, disons-le tout net, il appartenait désormais à l'Histoire, autant dire à l'Humanité, je n'avais pas le droit de me l'accaparer, c'était une réaction profondément égoïste, je m'en rends compte, mais l'homme est faible vous savez, alors j'étais comme le dragon qui garde la Toison d'or, va au diable que je criais, je le veux pour moi ce Baccalauréat, ça me réchauffe le cœur de le savoir près de moi.

Inébranlable diplodocus, il avait réponse à tout mon Marko. D'abord sache ceci, commença-t-il, je ne veux pas te décevoir mais ton Baccalauréat doit beaucoup à un effet de mode dans l'opinion, dans vingt ans la demande va se tasser, pour peu que quelque ministre perde le sien l'attention du grand public se déplacera, et tu n'arriveras plus à subsister dans ton métier d'expert. En le gardant pour toi et rien que pour toi, tu le prives d'une notoriété qu'il mérite, tu l'enfermes dans ton deux-pièces alors qu'il devrait parcourir le monde. Ton Baccalauréat on devrait le promener dans de grandes expositions internationales, imagine un peu: on le montre à la télé, les étudiants le prennent comme sujet de thèse, on écrit des monographies, il accède à un statut de star, et c'est dans ce cas seulement qu'il a une chance de conserver sa renommée. Alors ne sois pas mesquin. Partage. Donne un peu de toi-même. L'amour du prochain n'est pas un vain mot.

Comme je ne disais rien, il m'acheva d'un ordre. Va, dit-il, demande une copie conforme à la mairie de ton domicile, prends-en plusieurs exemplaires, au moins cent pour être sûr de ne jamais en manquer, expédie un exemplaire à l'Institut, c'est bien ce qu'on t'avait demandé n'est-ce pas pour compléter ton dossier? Je ferai en sorte qu'ils te reprennent, attends ne proteste pas avant que j'aie fini, je ne parle pas des iguanodons, non, oublie-les tes iguanodons, on va y mettre un stagiaire, les ichtyosaures ça te va?

J'étais soufflé: comment? pourquoi? explique donc, je ne comprends pas, ils ne vont pas me reprendre aux frais de la princesse, tu connais la chef du personnel, je suis sa bête noire. C'est du gâteau, qu'il me fait de l'œil, je t'ai trouvé un stratagème imparable, ton Baccalauréat tu le lègues à l'Institut! Jamais un donateur privé n'avait offert une pièce d'une telle rareté à une institution publique, tu seras le Carnegie de la France, son Wallace, son Maeght… il débitait les noms prestigieux et je sentais que la flatterie faisait son effet, je me surpris à sourire comme un demeuré, inconsciemment je gonflais la poitrine comme si j'attendais les palmes, je me laisse toujours embobiner de la même manière, c'est agaçant à la fin. En échange, conclut-il, on ne pourra rien te refuser, sans oublier qu'en léguant ton diplôme tu prouves ta bonne foi aux yeux des jaloux: ce n'est pas à des fins d'enrichissement personnel que tu as vécu cette aventure. Réfléchis bien.

C'était tentant, j'ai fait une inclination de la tête, cela ne voulait dire ni oui ni non, vous savez ce genre de mouvement flou, j'avais du mal à trancher vous comprenez, me séparer si rapidement de ce qui m'avait coûté tant d'efforts, gagner un peu de temps je voulais, rester avec Lui quelques minutes de plus, c'est alors que Marko explosa, bravo! qu'il hurlait en me martelant les épaules des deux mains tandis que je pliais sous ces effusions, t'as pris une sage décision, je savais qu'on pouvait compter sur toi, quel sens de l'honneur tu as! quelle sagesse! Impossible dans ces conditions de reculer, avec des discours pareils mon sort était scellé, un dépit fugace me fit mordre la lèvre, mais la mauvaise humeur disparut rapidement car je me sentis illuminé de l'intérieur, comme purifié par la décision que je venais de prendre, le genre de béatitude involontaire qu'a dû ressentir Abraham quand il conduisait son fils Isaac au supplice, l'orgueil d'être le seul être humain capable d'un tel sacrifice, et puis l'amitié qui vibrait elle aussi car il se trouve que l'amitié est plus précieuse qu'un Baccalauréat, eh oui je suis un peu vieux jeu seulement je vous en conjure n'oubliez jamais l'amitié les jeunes, l'amitié c'est ce qui me sauva la mise dans cette histoire, et c'est elle que vous appellerez au secours quand sera venu votre tour de plonger dans les difficultés, quand la vie têtue comme un balancier me laissera tranquille pour s'occuper un peu de votre peau. La vie ça n'arrive pas qu'aux autres, la prochaine victime pourrait être vous. Oui vous.

Reste l'épilogue, mais vous vous en doutez que tout se passa pour le mieux, Marko avait eu raison comme d'habitude, j'ai retrouvé mon Institut avec les honneurs, on aurait dit un happy end à l'américaine, sous l'avalanche des louanges mon amour-propre guérissait bon train, au fond je ne suis pas rancunier. Pour me faire plaisir j'ai dit quelques grossièretés à la chef du personnel, des choses corsées où je citais sa mère associée à des abominations genre bestialité, elle ne s'outragea pas loin de là, on peut même dire qu'elle en fit un plat royal, elle me prit au mot et m'invita chez elle, voilà ce qui s'appelle saisir la balle au bond. Nous étions à quatre dans un lit avec sa mère et son compagnon domestique, j'avais des accessoires dans chaque main (je me souviens d'une laisse qui se tendait à m'arracher le bras), je gigotais ne sachant par quel bout commencer, chaque centimètre de ma peau était en contact avec quelque volupté, on peut dire que j'avais atteint le nirvana, quand j'ai soudain perdu l'appétit, vous savez cette lassitude qui vous écrase sans crier gare. Je regardais le plafond où l'on avait suspendu une glace tournante et je me disais: est-ce ainsi que se comportent les monstres sacrés? et la réponse fusait sans appel: non, ceux qui possèdent la sagesse ont une responsabilité envers les autres, ils doivent éduquer, transmettre leur savoir, ils sont les phares qui guident l'Humanité. Tandis que je m'agitais contre la muselière, la mère poussait des ooh! et des aah! très vulgaires, mon corps dérisoire swinguait sur le matelas à la recherche du tas de poils, on aurait dit que je ne m'appartenais plus, tandis qu'en réalité mon esprit s'éveillait et je prenais conscience de la petitesse de mon âme. Voilà que j'étais passé entre les lames du rasoir, quelle chance incroyable j'avais eue de survivre dans ces circonstances dramatiques, et j'enfouissais ce trésor au fond de moi, je perdais mon temps en galipettes au lieu de propager la bonne parole.

Alors je me suis arraché à la six-quatre-deux, j'ai bondi comme ébouillanté, à la papeterie j'ai couru, donnez-moi des feuilles vierges j'ai crié, Marko a raison il faut écrire, l'écriture transcende l'homme c'est ce qu'ils disent tous, et me voici dans mon deux-pièces, les demi-lunes perchées au-dessus de ma table de travail, j'essaie de raconter mon horrible existence dans des mots aspirines que tout le monde pourra assimiler, de la boulangère au président de l'Institut, il faut que mon texte soit accessible au plus grand nombre. En même temps ça me lave d'écrire, j'expie mes péchés, c'est ma croix que je porte, et croyez-moi ce n'est pas facile. Les feuilles que j'ai déflorées m'inspirent une sorte de peur mystique, je me dis que je prends des risques avec toute cette paperasserie nouvelle, j'augmente la probabilité d'égarer autre chose, rien qu'à l'idée j'ai une arythmie cardiaque qui se déclenche. Pour me soulager de la pression, je vais à la fenêtre, là-bas rien n'a changé et ça me rassure de retrouver mes repères, le collectionneur qui s'affaire au rangement, le nœud papillon qui fume le cigare, un de ces quatre on l'emmènera chez les fous le nœud papillon, à force de jeter des lettres recommandées son cas deviendra irrécupérable, pourtant on dirait qu'il n'attend que ça, je ne sais pas si c'est ce que l'on appelle de l'inconscience, non, cela va au-delà je crois, c'est carrément un symptôme de dégénérescence. En voie d'extinction on est, je vous jure. Si l'on ne se ressaisit pas, à l'image du nœud papillon ou de mon Baccalauréat disparu, on perdra la ferveur, et pire: la beauté du rangement ne parviendra plus à nous émouvoir, sa spiritualité nous sera comme langue étrangère, II ne nous restera plus alors qu'à remonter sur les arbres.

L'important n'est pas dans l'épilogue, camarades bacheliers. L'Institut on s'en fiche. C'est pour vous que j'ai accepté l'ouvrage, pour vous, pas pour moi, j'insiste. Non, je ne souhaite en retirer aucune gloire. Pour tout vous dire, ce que je désire le plus en ce moment c'est me retirer dans ma coquille. Vous croyez que c'est réjouissant d'aller à confesse publiquement, de raconter à quel point on a été négligent? Seulement mon sens du devoir arrive à un âge où il faut prendre soin des générations qui montent, la sève nouvelle, ceux qui n'ont connu que les bons côtés du rangement, qui sont aveuglés par l'étonnante facilité que leur procure leur jeunesse, ceux-là ne voient que la jouissance d'un papier bien classé sans ressentir les dangers. En vérité je vous le dis, l'important est dans la surveillance constante de vos effets. C'est un plaisir mais aussi une contrainte, un travail permanent, comme l'hygiène. Dites-vous bien que le Baccalauréat c'est vous-même. Quand vous l'égarez c'est votre souffle divin qui s'égare.

Il est temps maintenant d'arrêter le sermon, je crois que vous avez saisi, vous n'êtes pas plus bête qu'un autre, vous avez même du cœur à votre insu car j'ai décidé de reverser mes droits d'auteur sur ce livre à une association d'aide pour ceux qui égarent, ainsi je suis libre de toute bureaucratie liée à mon éditeur, je peux me consacrer à mes souvenirs. En échange de vous avoir ouvert mon calvaire avec une qualité de son comme si vous étiez en direct, je ne vous demande qu'une chose, écoutez-moi bien, c'est de ne jamais, au grand jamais, de ne jamais venir me demander d'autres travaux d'écriture, de conseils, de témoignages, que sais-je encore? La plaie est encore ouverte. Alors soyez comme les dents de lait et disparaissez à jamais, j'ai rempli mon devoir envers Marko, j'ai rempli mon devoir envers vous tous camarades bacheliers que je n'ai pas l'honneur de connaître, alors vous aussi à votre tour offrez-moi une gratification, par la présente vous vous engagez à ne pas m'importuner, par ce document dont vous lisez en ce moment la dernière page vous jurez solennellement de m'éviter, de ne pas m'accoster si vous me croisez dans la rue ou dans un quelconque lieu public, d'oublier si possible jusqu'à mon nom si tristement célèbre, de ne pas m'importuner avec votre physionomie alors que je rêve de Lui, de ne plus mentionner cette affaire devant moi. Même si je m'en suis sorti, sachez que j'ai l'âme fraîchement cicatrisée. Car un fait reste certain, le Baccalauréat n'est plus en ma possession, je ne l'ai pas davantage qu'au début du récit, ça me ronge vous comprenez, j'en suis meurtri de l'avoir laissé partir, c'est un peu de ma chair que j'ai laissée à l'Institut, le remords de la jeune mère infanticide est singulièrement vivace, alors prenez votre plume, prenez-la immédiatement, et signez donc en bas de cette page, paraphez votre plus belle signature précédée de la mention “Lu et approuvé” ce petit contrat que je vous propose.

Voilà, maintenant que c'est fait je suis apaisé, la vie a repris son cours, d'ici peu je remplacerai Françoise par Nadine, je sens qu'on a des affinités, en apparence tout baigne pour votre serviteur. Seulement derrière la façade, un détail vous a peut-être échappé. C'est que le repentir n'annule pas la faute, hélas! il peut juste colmater, quant à la fissure elle reste à jamais. La porcelaine s'est brisée. L'histoire de l'homme est désormais coupée en deux, et l'on se souviendra de ce temps fabuleux où le Baccalauréat n'avait pas encore été égaré comme d'un Éden, on versera des larmes sur l'innocence perdue et l'on traînera notre triste destinée humaine jusqu'à ce que les dieux aient pitié. Puissent-ils se lasser de notre souffrance!