"Jeanne d’Arc fait tic-tac" - читать интересную книгу автора (Gran Iegor)

I L’enfance

Les Nike

«Raconte-nous, onc' Guillaume, oh oui, raconte-nous donc.»

Lentement, comme un moine qui s'éveille, oncle Guillaume se gratta le bidon. Le patron lui versa une liqueur.

«Vous êtes sûrs, mes cocos, que vous voulez celle de la chaussure Nike? demanda-t-il en enveloppant ses ouailles d'un regard bourru.

– Oh oui, la chaussure, la chaussure!»

C'est peu dire qu'on aimait ces soirées entre habitants du coin, où la fraternité se mélangeait aux vapeurs de vin pour donner ce liquide sémiotique où flottait le bien-être. Au loin, comme une cloche, on entendait le doug-doug d'un vieux flipper.

Oncle Guillaume fit danser un mégot sous son épaisse moustache grise. Il se racla la gorge pour enlever les dernières miettes de silence.

«Je connaissais un type dans le temps, un certain p'tit Louis, un brave gars un peu branleur sur les bords, un peu looser, mais dans le bon sens du terme, vous verrez pourquoi tout à l'heure. Un jour, p'tit Louis s'est mis dans l'idée de s'acheter une paire de sportives, une de ces poussées d'idiotie comme en ont les jeunes. Avait-il touché l'assistance-pauvre, sa grand-mère lui avait-elle fait un bonus pour Noël, toujours est-il qu'il a cette somme à dépenser, dans les deux cents euros, et si vous connaissiez p'tit Louis aussi bien que moi, vous sauriez que rien ne peut le faire changer d'avis sitôt qu'il a une obsession dans la tête. Le voilà donc au magasin de sport, et là, il y a ces sportives qui lui tapent dans l'œil, avec leurs couleurs savamment délavasses, leurs éclairs comme dans la pub qu'on voit sur les panneaux d'autoroute, et vous savez les ravages que peut faire cette engeance quand on la laisse aller au cerveau.

"C'est pile poil celles ki m'faut, dit p'tit Louis (il parlait un peu comme ça, gouailleur). Mais ne croyez pas, mam'zelle, que je me laisse berner par la marque.

– Passez-les aux pieds, lui répond la vendeuse avec sa voix de sirène."

P'tit Louis flâne quelques pas dans la boutique, histoire de les sentir vibrer. Les Nike rebondissent au sol comme des demeurées et c'est tout l'intérieur de mon gars qui rebondit avec elles. Il a une impression de puissance incroyable. Il ne fait pas suffisamment attention, p'tit Louis: dans un miroir sur le mur de la boutique, quand on regarde ses sportives et l'allure qu'elles ont dans le reflet, on a l'impression de voir le logo Nike se dodeliner, on dirait les sourcils noirs d'une sombre créature.»

Ici, oncle Guillaume fit une pause pour que l'on sentît bien le poids du mauvais œil. Personne ne parlait. Je regardai Wolf qui n'en menait pas large. Il n'avait que douze ans à l'époque. Et moi, à peine plus vieux. On était facilement impressionnables.

Ayant barboté dans une gorgée d'ambroisie à l'anis, oncle Guillaume reprenait.

«Ce n'était qu'un détail évidemment, mais s'il avait été sur ses gardes il aurait eu la puce à l'oreille, et qui sait, il aurait pu remettre le magasin à son état initial et quitter les lieux de la tentation. Au lieu de cela, il paye sans se douter de rien, et il garde les Nike aux pieds.

Alors on a p'tit Louis qui marche sur le boulevard de la Résistance, et il a ses sportives qui écrasent les feuilles mortes. Autour de lui, la nature s'est enlaidie, comme si elle sentait mauvais. La malchance aux pieds, il tourne à gauche, dans la rue du Colonel-Tanguy. Jusque-là, tout va bien. Il s'arrête au bureau de poste pour toucher ses alloc, et de là il pense aller à l'ANPE, pour voir s'il y a du nouveau sur le grand panneau interstellaire, ce qu'il lui faudrait c'est un petit emploi intermittent, quand soudain les jambes n'obéissent plus. On dirait qu'il a freiné trop brutalement sur une chaussée gelée. Aucun moyen de s'arrêter, ses muscles sont comme du coton hydrophile. Ils te l'emmènent vers la place Jean-Moulin. En vain tente-t-il de reprendre la main, ou le pied, devrais-je dire. Sa volonté est muselée par une puissance invisible. Arrivé à la place Jean-Moulin… il entre dans le restaurant qui fait l'angle, un snack-bar venu de là-bas. »

Des exclamations outrées grondèrent, et l'oncle Guillaume se pavana au milieu de l'indignation générale.

«Oh! oh! Doucement! Il ne pense pas à mal, p'tit Louis, il y va malgré lui, ce sont les maudites Nike qui le dirigent. Comme les chenilles d'un char, si vous voulez. On est près de midi. P'tit Louis a faim. Alors, forcément, comme il s'y trouve et qu'il n'a pas moyen de s'enfuir à cause des Judas qu'il a aux pieds, il prend son mal en patience, il attend que cesse le maléfice. Il attend, il attend, il a de plus en plus faim, il y a ces odeurs de hamburger qui viennent le tirailler. Les sportives pèsent une tonne dès qu'il esquisse un pas vers la sortie. En revanche, quand il fait semblant de s'approcher de la caisse, elles bondissent comme des ressorts fous, toutes contentes de le mener à sa perte. Le voilà près du comptoir.

"Monsieur désire? demande la serveuse.

– Un verre d'eau écrasée, tente p'tit Louis.

– On fait pas, susurre la serveuse. Mais prenez donc un menu Best-Seller. C'est le menu des biceps comme vous. Et vous économisez un euro vingt.

– Sache que j'suis là malgré moi", dit p'tit Louis.

Il repart la tête basse, portant son plateau à bout de bras comme s'il cherchait à éloigner le plus longtemps possible l'horrible boustifaille. Il mâche avec des dents honteuses, le malheureux, et des morceaux de hamburger crissent dans sa gorge.

Enfin, le plateau est vide. Alors seulement les Nike veulent bien le laisser partir.

Abattu moralement, p'tit Louis rentre chez lui, où il se vautre devant le Tour de l'île, sur la chaîne régionale. C'était l'année où Maxime Filmin a remporté l'étape du col de la Vachette, vous vous souvenez?»

Wolf et moi, évidemment, on ne se souvenait de rien, on n'était pas nés. Les habitués se tournèrent machinalement vers le coin sacré, derrière le zinc. Sur un panneau de liège à droite de la télé, plusieurs générations de patrons de bar avaient épingle des photos jaunies, des coupures de presse aux contours incertains, quelques fanions bleus et une carte de notre île avec une boucle grossièrement dessinée au feutre noir. C'était laid et beau en même temps, couleur sépia, inimitable.

Le patron s'approcha de la carte. Il mit son index sur un point sali par d'innombrables attouchements.

«Ce putain de col de la Vachette», soupira-t-il avec une émotion où perçait l'amour infini pour son pays natal.

Les convives échangèrent quelques souvenirs cyclistes et l'oncle Guillaume fut obligé d'interrompre son récit. Qu'on aimât le sport ou pas, il y avait dans cette épreuve mythique un peu de notre patrimoine génétique.

«Et p'tit Louis, alors?» demanda mon père quand fut venu le temps de reprendre l'histoire.

Oncle Guillaume resta silencieux.

«Onc' Guillaume, allez, fais pas ton bougon», s'empressa-t-on de toutes parts.

Il se fit prier encore un peu pour que l'on comprît qui était le maître.

«Qui ça?… Ah oui, p'tit Louis…»

Il tortilla sa moustache.

«Le lendemain, quand il se lève vers dix heures, p'tit Louis a déjà oublié toute cette aventure, un mauvais rêve, rien de bien méchant. Il glande ça et là dans son studio puis il se souvient de la manif. Le rassemblement était prévu à treize heures, puis le cortège devait remonter l'avenue du Général-Leclerc. Il met les maudites Nike et il prend par l'avenue de la République. Drôlement confortables, ces saloperies de sportives! Il marche sans aucun effort, comme sur un tapis volant, quand il aperçoit les premières banderoles. "Spielberg, rentre chez ta mère", "L'exception culturelle n'est pas un Big Mac", etc. Alors il sent à nouveau ses jambes flageoler et ses pieds s'emmêler. Ça tangue tellement qu'il ne parvient plus à avancer. Il bifurque par une petite rue, puis il fait une boucle pour revenir se fondre dans l'avenue de la 2e-DB, mais dès qu'il voit au loin la foule joyeuse, ses extrémités se coupent de sa volonté, il perd le contrôle. Les larmes aux yeux, il voit au loin défiler la fanfare sans jamais pouvoir la rejoindre. La manif a dépassé la place Jean-Moulin depuis longtemps quand p'tit Louis y arrive enfin, essoufflé par tant de lutte, les genoux sans vie. Devant ses yeux durcis par l'effort, il a l'impression de voir danser un grand M jaune, tirant par moments vers le rouge: Méphistophélès. Comme dans un rêve, ou devrais-je dire cauchemar, il pousse la porte vitrée, il voit ses mains, ses propres mains, qui poussent la porte vitrée!

"Ah, monsieur est revenu, lui dit la serveuse. Ce sera un menu Best-Seller, comme la dernière fois?

– Te réjouis pas trop vite, face de béton, répond p'tit Louis. J'ne mange ton bœuf à la dioxine ki contraint et forcé."

Assis derrière une plante verte sans personnalité, comme ils en ont dans ce genre d'endroits sordides, p'tit Louis réfléchit à ce qui lui est arrivé depuis son malheureux achat, et il comprend. Les Nike de calamité le poussent vers des modes de consommation dont il ne veut pas, des plans pas nets, venus de là-bas, dont le restau rapide est la partie émergée.»

La dernière phrase fut à peine audible, comme arrachée des lèvres d'oncle Guillaume. Il nous faisait partager un grand secret. Un frisson de peur nous fit baisser les yeux. Le bonheur de l'instant présent devint palpable. Ah que l'on était bien, dans ce troquet chauffé par nos haleines, avec tous nos parents et amis, de la liqueur au fond des verres (de la grenadine tiède pour les enfants), ce bon oncle Guillaume à l'épaisse moustache grise où l’on avait envie de s'enfouir comme dans un Clemenceau, alors que dehors, dans le noir et le froid, de mauvais esprits soufflaient sur notre île enchantée.

On resta silencieux un moment.

Wolf me chuchota du coude:

«Dis-moi, Jean-Ramsès, si Tintin se battait contre Astérix dans une bataille genre tous les coups sont permis, ce serait qui le gagnant?

– Arrête avec tes sondages puérils.

– Ouais mais quand même, Jean-Ramsès. T'as bien une opinion. »

Je n'en savais fichtre rien. Un jour, je me disais Tintin, le lendemain Astérix. Aujourd'hui, quand j'y repense, je m'interroge encore, non sans un certain plaisir régressif, sur les conséquences d'un tel affrontement. Je fais le voyage mental vers la Voie lactée de mon enfance, bercée qu'elle a été de contes formidables, je me mets à rêver de ce temps de l'insouciance où les problèmes de l'univers se résumaient à cette confrontation insensée, fratricide. Tintin contre Astérix!

«Les mômes, si vous n'écoutez pas, vous sortez!»

Le patron tapa sur le zinc. Les adultes nous regardaient avec réprobation.

Le bavardage réprimé, oncle Guillaume poursuivit.

«Un soir, p'tit Louis se décide à jeter ces Nike pratiquement neuves à deux cents euros la paire. Au dernier moment, sa lucidité l'en empêche. Et si des enfants innocents les trouvent?… Les affreuses sportives ne feraient qu'une bouchée de leurs consciences à peine ébauchées. Ce ne seraient pas uniquement les jambes qui risqueraient de désobéir mais l'ensemble de l'organisme. On obtiendrait des petits soldats à la solde de Nike, lobotomatés par la puissance obscure…

Surtout, p'tit Louis se croit suffisamment fort pour tenter de combattre la malédiction. Les jours suivants, il fait exprès d'enfiler les sportives dès le plus tôt matin, et pour avoir davantage de temps à consacrer au combat, il se lève désormais avec le chant du coq. Après un petit-déjeuner copieux, il part faire du footing. Il va où bon lui semble, car les restaurants chez nous n'ouvrent qu'à dix heures, pas avant. Quand on approche de l'heure fatidique, p'tit Louis s'éloigne le plus possible de la place Jean-Moulin, mais pas trop, d'une part pour ne pas tomber sous l'emprise d'un hamburger voisin (on sait que cette mauvaise herbe a quadrillé nos villes), d'autre part pour tester sa résistance à l'attraction diabolique.

Les jours où il se sent trop vulnérable pour résister aux chaussures, il se réfugie à la cinémathèque, mais là aussi il a des surprises. Les Nike le tirent vers une salle où l'on passe une grosse production de là-bas dégoulinante d'effets spéciaux: or massif en toc, comme ils en ont le secret.

"Monsieur rêve d'Hollywood, jacassent les ouvreuses.

– Et ta sœur, répond p'tit Louis. Si tu crois ki je ne vois pas l'action subliminale de tes cochonneries qui veut m'faire acheter des lessives capitalistes!"

Car p'tit Louis, tout looser qu'il est, a toujours eu une conscience aiguisée, un sixième sens si vous préférez, et il arrivait à percevoir les messages secrets contenus dans ce genre de films.

Au cours de la semaine qui suit, p'tit Louis parvient à éviter le malheur deux fois sur sept, le mercredi et le dimanche. C'est un bon début, mais il y a de la marge. La semaine suivante, le temps est mauvais, et p'tit Louis constate que la pluie a tendance à amoindrir les pouvoirs des sportives. Alors il saute exprès dans les flaques, il patauge dans la boue, il leur abîme le moral tant qu'il peut à force de salissures. Résultat, trois snack-bars seulement. La semaine suivante, rechute: quatre snack-bars. Mais il ne lâche pas prise car il n'est pas question de se coucher devant les forces occultes venues de là-bas, c'est une question de dignité. Semaine après semaine, il s'impose cette nouvelle hygiène de vie, faite de sport et de combat intérieur…»

Soudain une voix nasillarde, venue d'un coin sombre:

«Je n'y crois pas une seconde.»

Tout le monde se figea. Oncle Guillaume leva lentement ses yeux burinés sur l'intrus qui s'était permis une telle profanation. On aurait dit qu'il ajustait un canon. C'était l'oncle Abe – qui d'autre? -, une vague relation de la famille de mon père, un habitué des provocations de ce genre. Celle-ci ne nous faisait pas rire, mais alors pas rire du tout.

«Comment ça J'y crois pas? », gronda oncle Guillaume, et sa moustache frémit.

Oncle Abe ne se démonta pas.

«Votre Louis aurait inventé cette histoire grotesque pour expliquer à sa copine pourquoi il était tout le temps fourré au snack-bar au lieu de chercher du travail. Et quelque chose me dit qu'il y a de la serveuse là-dessous.»

On crut que le bistrot allait exploser. Oncle Guillaume se dressa de tout son poids et abattit ses gentilles paluches sur le zinc.

«Quoi? Tu m'accuses, fumier, d'avoir… Je vais t'apprendre la…»

Il manquait d'air.

Discrètement, je me penchai sous la table pour examiner les chaussures d'oncle Abe. Il m'était venu à l'idée que c'était des Nike. (Plus tard, je vous raconterai comment on en trouva effectivement dans son armoire à vêtements, mais c'est une autre histoire.)

Tant bien que mal, le patron fit dégager l'oncle Abe, puis nous nous appliquâmes à consoler notre vaillant moustachu de l'offense qui lui avait été faite. Le patron déboucha sa meilleure pêche et la femme du patron vint la servir en personne. Quand tout le monde se fut rincé l'oeil (il est de notoriété publique que les filles de notre île sont les plus belles du monde), mon père entonna un chant du pays, bientôt repris par tous. Wolf, qui ne connaissait pas les paroles, chantait «trala-la-la» et trois mots du refrain avec un enthousiasme assez niais.

«Allez, onc' Guillaume, venez chanter avec nous.»

D'abord réticent, oncle Guillaume finit par plisser légèrement ses yeux dans ce qui pouvait passer pour un demi-sourire noyé au fond de sa moustache grise. On l'entendit marmonner «quel salopiaud tout de même» et «y manque pas de bassesse», puis il se joignit à nous, de sa voix basse rongée par le tabac.

Après la chanson, il nous regardait à nouveau avec bienveillance. Il fit signe de le rejoindre autour d'un bon verre.

«On ne va pas laisser un imbécile nous casser l'ambiance, hein. Cette histoire mérite qu'on la raconte jusqu'au bout. »

Il s'arrêta une seconde, le temps de lever le coude, puis continua:

«P'tit Louis se bat. Les Nike résistent. P'tit Louis met du cœur à ses jambes. Les Nike freinent des quatre fers. Une semaine c'est p'tit Louis, la semaine suivante c'est Nike. Nike – p'tit Louis. P'tit Louis – Nike. Au fil des épreuves, son visage se durcit. Les muscles des mollets ont gonflé. Ses amis ne le reconnaissent plus. Ils s'étaient habitués à un mollasson, ils découvrent un type à l'allure fière. C'est bête à dire mais il a un but dans la vie.

Un soir qu'il n'a rien à faire, p'tit Louis prend une bombe de peinture et tague le snack-bar. Sur la porte vitrée, il marque: "Retourne laba!" Laba, en attaché et sans s à la fin. Et, sur la photo d'un hamburger, il ajoute: "Imonde", en oubliant un m car il n'a pas fait beaucoup d'études.

Ça le soulage. Il a l'impression que la force magnétique des Nike a fortement diminué. Les jours suivants confirment ce progrès. Certes, elles l'attirent encore vers la place Jean-Moulin, et s'il ne fait pas attention, il se retrouve sur la mauvaise pente. Mais il lui suffit maintenant d'un tout petit effort de volonté pour éviter de sombrer. S'il prend la peine de se concentrer, il peut même se permettre de venir parader en face du snack-bar sans y entrer pour autant. Il fait deux tours, na-na-nère, et il s'en va manger une sardine-huile et une salade verte au bistrot d'en face.

À cet instant, son combat est pour ainsi dire gagné, même s'il y a ce résidu de maléfice. Il a fait l'essentiel du travail. Seulement sa copine, elle, ne veut pas prendre de risques. Pendant que son homme flâne à un entretien d'embauché, elle brûle les Nike et enterre les restes au fond du jardin.

En rentrant, p'tit Louis est un peu déçu car il voulait sortir de l'aventure la tête haute, et non par un subterfuge. Pendant plusieurs jours, il est cassant, on se demande même s'il ne va pas rechuter dans l'apathie branleuse. Heureusement il a trouvé du travail chez un agent d'assurances, quelque part vers La Normande. C'est paradoxal, voyez-vous, mais ce sont les Nike qui lui ont permis de se dépasser, ou plutôt son combat contre elles. Une morale à méditer pour nous tous.»

Le récit terminé, oncle Guillaume s'étira, puis il se tourna vers nous.

«Et maintenant, les enfants, c'est l'heure d'aller dormir.

– Tu nous en raconteras encore, dis, onc' Guillaume?

– C'est promis, les enfants, si vous filez tout de suite. Et rappelez-vous, immonde s'écrit avec deux quoi?… C'est important, l'orthographe.»

Cette nuit-là, je ne pus fermer l'œil. Les vents battaient contre les volets. J'avais beau savoir que les Nike maudites avaient été brûlées, je m'imaginais que l'esprit maléfique en avait échappé et qu'il errait maintenant sur notre île à la recherche de sportives complaisantes où il pourrait se loger. Quand j'eus enfin trouvé le sommeil, je vis une femme à demi nue qui me parlait à travers les flammes.

«Jeanne! criai-je.

– Ils ne perdent rien pour attendre», me sourit-elle.

Le feu tétait ses habits et dévoilait ses voluptés. Je n'eus pas le temps de la posséder. Son visage se consuma en un instant et je sombrai dans le néant.