"Les Trente-Neuf Marches" - читать интересную книгу автора (Buchan John)

6 L'aventure de l’archéologue chauve

Je passai la nuit à l'abri d'un rocher sur une terrasse du versant de montagne où la bruyère poussait molle et fournie. Gîte plutôt froid, car je n'avais ni veste ni gilet. Ceux-ci se trouvaient sous la garde de Mr Turnbull, comme le petit calepin noir de Scudder, ma montre et – le pis de tout – ma pipe et ma blague à tabac. Seul mon argent m'accompagnait dans ma ceinture, avec une bonne demi-livre de pains d'épices dans ma poche de pantalon.


Je soupai d'une moitié de ces gâteaux, et en m'insinuant profondément dans la bruyère, je réussis à me réchauffer un peu. J'avais repris courage, et commençais à goûter cette folle partie de cache-cache. Jusque-là, une chance miraculeuse m'avait favorisé. Le laitier, l'aubergiste lettré, sir Harry, le cantonnier, et ce crétin de Marmie, tout cela était l'œuvre d'une bonne fortune immédiate. Ce premier succès me donnait en quelque sorte l'impression que je finirais bien par m'en tirer.


Mon principal tourment était une faim abominable. Quand un Juif de la City se tire un coup de revolver et qu'on fait une enquête, les journaux racontent toujours que le défunt avait «mangé un repas copieux». Je me fis la réflexion qu'on n'en dirait pas autant de moi, si je me cassais le cou dans un trou de marais. Je me mettais à la torture – car les gâteaux de pain d'épices ne faisaient qu'accentuer ma pénible vacuité – avec les réminiscences de toutes les bonnes mangeailles dont à Londres j'avais fait fi. Par exemple les croustillantes saucisses de Paddock et ses savoureux émincés de lard, et ses moelleux œufs pochés – combien de fois m'en étais-je détourné avec dédain! Et ces côtelettes, spécialité du club, et ce jambon merveilleux figurant au menu froid, comme mon âme aspirait vers eux! Mon désir flottait entre toutes les variétés existantes de comestibles, et il se fixa définitivement sur un bifteck de marchand de vin et un quart de brune avec un «Welsh rabbit» pour suivre. Dans l'attente sans espoir de ces délices, je m'endormis.


Je m'éveillai une heure avant l'aube, tout roidi et glacé. Il me fallut un moment pour me rappeler ma situation, car je m'étais endormi très fatigué et d'un sommeil pesant. Je vis d'abord le pâle ciel bleu à travers un lacis de bruyère, puis un grand pan de montagne, et enfin mes propres bottines correctement disposées dans un buisson de ronce. Je me dressai sur les coudes et jetai un coup d'œil dans la vallée, et ce simple coup d'œil me fit lacer mes bottines en toute hâte.


Car il y avait des hommes là-bas, à moins d'un quart de mille, égaillés en éventail sur le versant de la hauteur, en train de battre la bruyère. Marmie n'avait pas été long à chercher sa vengeance.


Je quittai ma terrasse en rampant et me dissimulai derrière un rocher; puis de là je gagnai une crevasse peu profonde qui coupait en biais le flanc de la montagne. Cette crevasse me conduisit bientôt dans l'étroite gorge d'un torrent, par laquelle je me hissai jusqu'au sommet de l'arête. De là, je regardai en arrière, et vis que l'on ne m'avait pas encore aperçu. Mes ennemis fouillaient méthodiquement le versant de la montagne et s'élevaient peu à peu.


Caché derrière la ligne d'horizon, je courus, l'espace peut-être d'un demi-mille, jusqu'au moment où je m'estimai parvenu à hauteur de l'extrémité supérieure du ravin. Alors je me montrai, et fus découvert à l'instant par l'un des rabatteurs, qui avertit ses collègues. J'entendis s'élever des appels, et vis la ligne de recherche modifier sa direction. Je fis semblant de battre en retraite au long de la crête, mais en réalité je revins sur mes pas, et en vingt minutes je fus de retour derrière l'arête dominant l'endroit où j'avais dormi. De ce poste, j'eus la satisfaction de voir la poursuite, complètement égarée sur une fausse piste, refluer sur la montagne jusqu'au plus haut du ravin.


J'avais devant moi tout un choix de chemins, et je me décidai pour une arête qui faisait un angle avec celle où j'étais, et qui par conséquent mettrait bientôt un profond ravin entre moi et mes ennemis. L'exercice m'avait réchauffé le sang, et je commençais à m'amuser beaucoup. Sans m'arrêter, je déjeunai des restes poudreux des pains d'épices.


Je connaissais très mal le pays, et n'avais pas idée de ce que j'allais faire. Je me fiais à la vigueur de mes jambes, mais je me rendais compte que ceux qui me poursuivaient connaissaient bien la topographie des lieux, et que mon ignorance m'handicapait fortement. Je voyais devant moi une mer de montagnes, s'élevant très haut dans le sud, mais vers le nord s'abaissant par vastes ondulations entrecoupées de vaux larges et peu profonds. L'arête que j'avais choisie s'abaissait, un mille ou deux plus loin, vers une lande qui formait comme une sorte de poche entre les hauteurs. Cette direction me semblait aussi bonne à prendre qu'une autre.


Mon stratagème m'avait procuré une bonne avance – de quelque vingt minutes – et j'avais déjà mis derrière moi la largeur d'un ravin lorsque je vis surgir les premières têtes de mes poursuivants. La police avait sans nul doute requis la coopération des talents locaux, et les hommes que je pus voir avaient l'apparence de bergers ou de gardes-chasse. Ils poussèrent une clameur en m'apercevant, et je les saluai de la main. Deux plongèrent dans le ravin et commencèrent à escalader mon arête, tandis que les autres restaient de leur côté de la montagne. Je me figurais prendre part à ce jeu de collégiens qu'on nomme «la poursuite».


Mais le jeu ne tarda point à dégénérer. Ces gars derrière moi, des hommes robustes, étaient sur leur bruyère natale. En me retournant, je vis que trois seulement venaient sur moi en droite ligne, et je supposai que les autres faisaient un détour afin de me couper le chemin. Mon défaut de connaissance des lieux risquait fort de causer ma perte, et je résolus de quitter ce labyrinthe de ravins pour la poche de lande que j'avais vue des hauteurs. Il me fallait pour cela augmenter mon avance afin de me débarrasser d'eux, et je crus la chose faisable, à la condition de trouver un terrain propice. Avec du couvert, j'aurais essayé de l'affût, mais sur ces pentes dénudées on eût distingué une mouche à un mille. Je ne devais mettre mon espoir que dans la vigueur de mes jambes et dans la solidité de mes poumons, mais il me fallait pour les utiliser un terrain plus facile, car je n'avais pas le pied montagnard. Ah! posséder ici un bon poney afrikander!


Je donnai un grand effort et quittai mon arête pour m'enfoncer dans la lande avant qu'aucune forme humaine eût surgi de la crête derrière moi. Je franchis un torrent, et arrivai sur une grande route qui faisait communiquer deux vallées. Devant moi s'étendait un large espace de bruyère en pente dont le sommet se couronnait d'un maigre plumeau d'arbres. Dans le talus longeant la route s'ouvrait un portail, d'où un sentier envahi d'herbes menait sur la première ondulation de la lande.


J'escaladai le talus et suivis le sentier. Au bout de cent mètres – sitôt hors de vue de la grande route – l'herbe cessait et il devenait un chemin très respectable, entretenu avec un soin évident. Nul doute qu'il allât à une maison, et l'envie me vint de faire comme lui. Jusque-là, ma veine s'était maintenue, et il se pouvait que ma meilleure chance m'attendît dans cette habitation écartée. En tout cas il y avait là-bas des arbres, et par conséquent du couvert.


Au lieu de suivre le chemin, je pris le lit du torrent qui coulait à sa droite, où la fougère poussait dru et dont les berges surélevées formaient un abri passable. Ma prudence était justifiée, car je n'eus pas plus tôt gagné ce creux qu'en me retournant je vis la meute surgir au sommet de l'arête d'où je venais de descendre.


Je cessai alors de me retourner; je n'en avais pas le loisir. Je courais le long du torrent, me baissant aux endroits découverts, et la plupart du temps à gué dans l'eau peu profonde. Je rencontrai une maisonnette abandonnée avec les restes d'une meule de tourbe, et un jardin envahi de végétations folles. Puis j'arrivai dans une prairie fraîchement coupée, et aussitôt après sur la lisière d'un bosquet de sapins courbés par le vent. De là je vis les cheminées de la maison qui fumaient à quelque cent mètres sur ma gauche. J'abandonnai le torrent, franchis un autre talus – au-delà duquel j'eus sous les pieds, quasi sans m'y attendre, une pelouse négligée. Un regard en arrière m'apprit que j'étais hors de vue de la meute, laquelle n'avait pas encore dépassé la première ondulation de la lande.


La pelouse était très négligée, taillée non à la tondeuse mécanique mais à la faux, et ornée de massifs de rhododendrons broussailleux. Un couple de coqs de bruyère, oiseaux qu'on voit peu dans les jardins, s'envola à mon approche. La maison en face de moi était la ferme banale des pays de lande, mais il s'y accolait une annexe plus prétentieuse blanchie à la chaux. Cette aile se prolongeait par une véranda vitrée, où derrière les carreaux je vis un gentleman âgé qui me regardait avec mansuétude.


Je franchis la bordure de grossier cailloutis et pénétrai dans la véranda par la porte ouverte. L'intérieur formait une pièce agréable, des vitres d'un côté, et de l'autre une muraille de livres. D'autres bouquins s'entrevoyaient dans la pièce suivante. Sur le sol, en guise de meubles, reposaient des vitrines comme on en voit dans les musées, pleines de monnaies et de bizarres ustensiles de pierre.


Il y avait dans le milieu un bureau américain, et assis à ce bureau, devant des papiers et des volumes ouverts, se tenait le paterne vieux gentleman. Sa figure était ronde et luisante, comme celle de Mr Pickwick, de grosses lunettes chevauchaient le bout de son nez, et le dessus de son crâne était aussi lisse et dénudé qu'un cul de bouteille. À mon entrée, il ne fit pas un mouvement, mais haussa ses placides sourcils, et attendit que je prisse la parole.


Il n'était guère facile, ayant à peine cinq minutes de répit, d'expliquer à un inconnu qui j'étais et ce que je désirais, et d'obtenir son assistance. Je ne l'essayai pas. L'œil de cet homme me parut si vif et perspicace, que je fus incapable de trouver un mot. Je restai à le contempler en balbutiant.


– Vous avez l'air pressé, mon garçon, dit-il avec calme.


D'un signe de tête je désignai la fenêtre. Elle donnait vue sur la lande par une trouée dans le bosquet, et révélait à un mille de distance plusieurs personnages qui s'avançaient à travers la bruyère.


– Ah ah! je vois, dit-il.


Et s'emparant d'une paire de jumelles marines, il examina tranquillement les personnages.


– On fuit la justice, hein? Eh bien! nous étudierons l'affaire à loisir. En attendant je m'oppose à voir mon domicile envahi par ces lourdauds de policiers campagnards. Entrez dans mon cabinet, vous y verrez deux portes en face de vous. Prenez celle de gauche et enfermez-vous. Vous serez parfaitement en sûreté.


Et cet homme extraordinaire se remit à écrire.


Je suivis ses instructions et me trouvai dans une petite chambre noire à odeur de produits chimiques, et éclairée uniquement par une étroite lucarne tout en haut de la muraille. La porte s'était refermée derrière moi avec un déclic métallique, telle une porte de coffre-fort. Une fois de plus je rencontrais un asile inespéré.


Néanmoins je ne me sentais pas à mon aise. Il y avait dans ce vieux gentleman un quelque chose qui m'intriguait et qui m'effrayait presque. Il avait été trop aimable et trop accueillant: on eût dit qu'il m'attendait. Et son regard m'avait paru terriblement perspicace.


Aucun bruit ne me parvenait dans cette pièce obscure. Rien n'empêchait que les policiers fussent en train de fouiller la maison, et dans ce cas ils voudraient savoir ce qu'il y avait derrière cette porte. Je tâchai de m'armer de patience, et d'oublier la faim qui me tourmentait.


Puis je vis la chose sous un jour plus sympathique. Le vieux gentleman ne pouvait décemment me refuser à manger, et je me mis à évoquer mon déjeuner. Des œufs au lard me suffiraient à la rigueur, mais il me fallait tout un quartier de lard et un demi-cent d'œufs. Et alors, tandis que cette perspective me mettait l'eau à la bouche, il se fit un déclic, et la porte s'ouvrit.


Je me retrouvai au grand jour, et vis dans la pièce qu'il nommait son cabinet, le maître de la maison assis dans un fauteuil et me considérant d'un œil singulier.


– Sont-ils partis? demandai-je.


– Ils sont partis. Je leur ai persuadé que vous aviez franchi la montagne. Je ne veux pas que la police s'interpose entre moi et quelqu'un dont je suis enchanté de faire la connaissance. Voici un matin heureux pour vous, monsieur Richard Hannay.


Tandis qu'il parlait, ses paupières tressaillirent et parurent s'avancer un peu au-dessus de ses yeux gris perçants. Je me rappelai dans un éclair l'expression qu'avait eue Scudder en me décrivant l'homme qu'il redoutait le plus au monde. Cet homme, d'après lui, «pouvait s'encapuchonner les yeux à la manière d'un épervier». Et je compris que je m'étais jeté tête baissée dans le quartier-général de l'ennemi.


Mon premier mouvement fut d'étrangler le vieux scélérat et de gagner le large. Il parut deviner mon intention, car il sourit aimablement, et d'un signe de tête me montra la porte derrière moi. Je me retournai, et vis deux serviteurs qui me tenaient sous leurs revolvers.


Il savait mon nom, mais il ne me connaissait pas de vue. Et cette réflexion, en me traversant l'esprit, m'inspira un faible espoir.


– Je ne sais ce que vous voulez dire, répliquai-je avec rudesse. Qui donc appelez-vous Richard Hannay? Je m'appelle Ainslie.


– Tiens tiens! fit-il, souriant toujours. Mais bien entendu vous avez plusieurs noms. Nous n'allons pas nous chicaner pour un de plus ou de moins.


Je m'étais ressaisi, et je m'avisai que ma tenue, sans veste ni gilet ni col, ne me dénonçait du moins pas. J'affectai mon air le plus rogue, et haussai les épaules.


– Je comprends que vous allez me livrer pour finir, et j'appelle ça un sacré sale tour. Bon Dieu! je voudrais n'avoir jamais vu cette maudite auto! Tenez, voici l'argent, et que le diable vous emporte!


Et je jetai sur la table quatre souverains.


Il ouvrit un peu les yeux.


– Oh! que non, je ne vais pas vous livrer. Mes amis et moi nous avons un petit compte à régler en particulier avec vous, et voilà tout. Vous en savez un peu trop, monsieur Richard Hannay. Votre habileté comme acteur est grande, mais il vous reste des progrès à faire.


Il parlait avec assurance, mais je voyais le doute poindre dans son esprit.


– Ah! pour l'amour de Dieu, assez de boniments! m'écriai-je. Tout se met contre moi. Je n'ai eu que de la déveine depuis mon débarquement à Leith. Quel mal fait un pauvre diable qui a le ventre vide, de ramasser un peu d'argent qu'il trouve dans une auto décarcassée? Voilà tout ce que j'ai fait, et pour cela je suis turlupiné depuis deux jours par ces bougres de policiers sur ces bougresses de montagnes. Je vous jure que j'en ai assez. Vous pouvez faire de moi ce que vous voudrez, vieux frère. Ned Ainslie n'a plus le courage de lutter.


Je vis que le doute gagnait du terrain.


– Voulez-vous avoir l'obligeance de me faire le récit de vos derniers faits et gestes? me demanda-t-il.


– J'en suis incapable, patron, fis-je sur le ton pleurnichard d'un authentique mendigot. Je n'ai rien eu à me mettre sous la dent depuis deux jours. Donnez-moi d'abord un morceau à manger, et puis vous saurez la vérité vraie.


Ma faim devait se lire sur mon visage, car il fit signe à l'un des deux hommes du seuil. Un bout de pâté froid et un verre de bière furent déposés devant moi, et je les engloutis avec une avidité bestiale – ou plutôt avec l'avidité de Ned Ainslie, car je soutenais mon rôle. Au beau milieu de mon repas, il m'adressa tout à coup la parole en allemand, mais je levai vers lui un visage inexpressif autant qu'un mur de pierre.


Puis je lui contai mon histoire – comme quoi j'avais une semaine auparavant débarqué à Leith d'un navire d'Arkhangel, et faisais route par l'intérieur des terres pour aller rejoindre mon frère à Wigtown. Je me trouvais à court de galette – à la suite d'une bordée, laissai-je entendre – et j'étais absolument à sec lorsque je rencontrai un trou dans une haie, et regardant par ce trou, aperçus une grosse auto couchée dans le torrent. Étant descendu voir de quoi il retournait, je découvris trois souverains éparpillés sur le siège et un autre sur le plancher. Il n'y avait personne aux environs ni aucune trace de propriétaire, aussi j'empochai la galette. Mais de façon ou d'autre la justice m'avait pisté. Lorsque je voulus changer un souverain dans la boutique d'un boulanger, la femme se mit à crier au voleur, et un peu plus tard, tandis que je me débarbouillais dans un torrent, je faillis être pincé, et ne m'échappai qu'en abandonnant ma veste et mon gilet.


– Ils peuvent reprendre leur argent, m'écriai-je, pour ce que j'en suis devenu plus gras. Ces buveurs de sang ne s'en prennent jamais qu'aux pauvres bougres. Tenez, si c'était vous, patron, qui aviez trouvé les jaunets, personne ne vous aurait rien dit.


– Vous faites un bon menteur, Hannay, me dit-il.


Je me mis en rage.


– Vous m'embêtez à la fin, nom d'un tonnerre! Je vous répète que je m'appelle Ainslie, et que de ma vie je n'ai jamais entendu parler de quelqu'un nommé Hannay. J'aimerais encore mieux la police que vous, avec vos Hannay et vos trucs de larbins à pistolets… Mais non, patron, je n'ai rien dit. Je vous suis très obligé de la boustifaille, et je vous remercierai de me laisser aller, maintenant que la voie est libre.


De toute évidence il était fort embarrassé. Il faut comprendre qu'il ne m'avait jamais vu, et mon aspect devait différer considérablement de mes photographies, à supposer qu'il en ait eu une en main. À Londres, j'étais très correct et bien habillé, et ici j'étais un vulgaire chemineau.


– Je n'ai pas l'intention de vous laisser aller. Si vous êtes en effet ce que vous prétendez, vous aurez bientôt une occasion de le prouver. Si vous êtes ce que je crois, je doute que vous voyiez encore longtemps la lumière du jour.


Il frappa sur un timbre, et un troisième domestique surgit de la véranda.


– Je veux l'auto dans cinq minutes, dit-il. Nous serons trois à déjeuner.


Puis il me regarda fixement, et cette épreuve fut la plus rude de toutes.


Il y avait quelque chose d'effrayant et de diabolique dans ces yeux froids, méchants, inhumains, et de la plus infernale malice. Ils me fascinaient comme des yeux de serpent. J'éprouvai la tentation violente de me rendre à merci et de lui offrir de passer sous ses ordres; mais si l'on songe aux sentiments que m'inspirait toute l'affaire on se rendra compte que cette tentation dut être purement physique, la faiblesse d'un cerveau hypnotisé et dominé par une volonté plus forte. Je réussis néanmoins à tenir bon et même à ricaner.


– Vous me reconnaîtrez la prochaine fois, patron, dis-je.


– Karl, fit-il en allemand à l'un des hommes du seuil, vous mettrez cet individu dans le magasin jusqu'à mon retour, et vous me répondrez de lui.


Je fus emmené hors de la pièce, un revolver à chaque tempe.


Le magasin était une pièce humide située dans la partie ancienne qui servait jadis de ferme. Il n'y avait pas de tapis sur le plancher déjeté, et rien pour s'asseoir qu'un tabouret d'écolier. Il y faisait noir comme dans un four, car les fenêtres étaient closes de contrevents massifs. À tâtons je me rendis compte que le long des murs s'empilaient des caisses, des barils et des sacs pleins d'une matière dense. Cet intérieur sentait le moisi et l'abandon. Mes geôliers tournèrent la clef dans la serrure et je les entendis traîner la semelle en montant la garde au-dehors.


Je m'assis dans ces ténèbres glaciales, tout à fait déprimé. Le vieux était parti en auto chercher les deux gredins qui m'avaient interrogé la veille. Or, eux m'avaient vu sous les apparences du cantonnier, et ils ne pouvaient manquer de me reconnaître, car j'étais dans la même tenue. Que pouvait bien faire un cantonnier à vingt milles de son chantier, et poursuivi par la police! Une question ou deux les mettraient sur la voie. Probablement ils avaient vu Mr Turnbull, probablement aussi Marmie; selon toute apparence ils remonteraient jusqu'à sir Harry, et le tout leur deviendrait clair comme de l'eau de roche. Quel espoir me restait-il, dans cette maison perdue de la lande, avec ces trois bandits et leurs serviteurs armés?


Je songeai avec regret aux policiers, en train de patauger à ma recherche dans la montagne. Eux du moins étaient des compatriotes et d'honnêtes gens, et ils seraient plus miséricordieux que ces vampires étrangers. Mais ils ne m'auraient pas écouté. Ce vieux démon aux paupières glissées n'avait pas mis longtemps à se débarrasser d'eux. Il possédait sûrement des accointances avec le commissariat. Sans nul doute il avait des recommandations ministérielles qui lui accordaient pleine licence de conspirer contre l'Angleterre. Car telle est la politique aveugle que nous suivons dans la mère patrie.


Les trois hommes devant être de retour pour le déjeuner, il ne me restait plus qu'une paire d'heures à attendre. Ce qui équivalait à attendre la mort, car je ne voyais aucun moyen de me dépêtrer de là. J'enviai la force d'âme de Scudder, car j'avoue sans ambages que je ne me sentais pas grande fermeté. La seule chose qui me soutînt était la fureur. Je bouillais de rage à songer de quelle façon ces espions avaient mis le grappin sur moi. Je souhaitai pouvoir au moins tordre le cou à l'un d'eux avant de succomber.


Plus j'y songeais plus ma colère augmentait; à la fin je n'y tins plus et je me levai pour faire le tour de la chambre. J'essayai les volets, mais ils avaient un système de fermeture à clef, et je ne parvins pas à les ébranler. Du dehors m'arrivait un caquètement assourdi de poules au grand soleil. Puis je fourrageai parmi les sacs et les caisses. Je ne pus ouvrir ces dernières, et les sacs semblaient remplis d'espèces de biscuits de chien qui fleuraient la cannelle. Mais dans mon périple autour de la pièce, je trouvai dans un renfoncement du mur une poignée qui me parut mériter un plus ample examen.


C'était la porte d'un placard – ce qu'on nomme «resserre» en Écosse – et elle était fermée à clef. Je la secouai, et elle me parut peu résistante. À défaut de meilleure occupation, je déployai ma vigueur contre cette porte, en obtenant plus de prise sur la poignée grâce à mes bretelles dont je l'entortillai. Elle céda enfin avec un craquement qui devait, pensais-je, attirer mes gardiens. Après une courte attente, je me mis à explorer les rayons du placard.


Il contenait une foule d'objets bizarres. Je retrouvai dans mes poches de pantalon une ou deux allumettes-bougies, et en craquai une. Elle s'éteignit presque tout de suite, mais à sa lueur j'eus le temps d'apercevoir dans un coin un petit tas de lampes électriques de poche. J'en cueillis une: elle fonctionnait.


Muni de cette lampe, je continuai mes investigations. Il y avait des flacons et des caisses de substances aux odeurs suspectes, évidemment des produits chimiques destinés à des expériences, et aussi des rouleaux de fil de cuivre fin et des coupons innombrables d'une mince soie imperméabilisée. Il y avait une boîte de détonateurs et une provision de cordeau Bickford. Puis, tout au fond d'un rayon, je trouvai un emballage de fort carton brun, et à l'intérieur une caissette de bois. Je réussis à en arracher le couvercle; elle contenait une demi-douzaine de petits blocs grisâtres, de deux pouces de côté chacun.


J'en pris un, et constatai qu'il s'effritait sans peine entre mes doigts. Puis je le flairai et y portai la langue. Après quoi je m'assis pour réfléchir. Je n'avais pas été ingénieur des mines pour rien, et au premier coup d'œil, je reconnus de la cheddite.


Avec un de ces blocs, je pouvais faire sauter la maison en mille morceaux. J'avais vu agir le produit en Rhodésie, et je savais sa puissance. Mais, par malheur, mon savoir n'était pas précis. J'ignorais la charge exacte et la vraie manière de l'amorcer; je n'avais même qu'une vague idée de sa force, car je ne l'avais pas manipulé de mes propres mains.


Toutefois c'était une chance, la seule possible. Le risque était grand, mais d'autre part il y avait la certitude absolue de ma perte. Si je m'en servais, les chances étaient, à mon estimation, de cinq contre une pour me faire sauter jusqu'au plus haut des arbres; mais si je ne m'en servais pas, selon toute probabilité j'occuperais avant le soir une fosse de six pieds dans le jardin. Telle fut la manière dont j'envisageai la situation. La perspective était plutôt sombre des deux parts, mais en tout cas il restait une chance, aussi bien pour moi que pour mon pays.


Le souvenir du petit Scudder me décida. Je connus là peut-être le plus sale moment de ma vie, car je ne vaux rien pour ces résolutions de sang-froid. Je réussis néanmoins à trouver la force de serrer les dents et de rejeter les craintes hideuses qui m'envahissaient. Je refusai simplement d'y penser, et affectai de croire que je me livrais à une simple expérience de feu d'artifice.


Je pris un détonateur, et y fixai une couple de pieds de mèche. Puis je pris le quart d'un bloc de cheddite, y adaptai le détonateur, et l'enfouis sous l'un des sacs voisins de la porte, dans une fissure du plancher. Je soupçonnais la moitié des caisses de renfermer de la dynamite. Pourquoi pas, en effet, puisque le placard contenait de si violents explosifs? Dans ce cas nous ferions un merveilleux voyage aérien, moi, les domestiques allemands et un bon arpent du terrain circonvoisin. En outre, comme j'avais presque tout oublié concernant la cheddite, il se pouvait que l'explosion fît détoner les autres blocs du placard. Mais cela ne menait à rien d'envisager ces possibilités. Les risques étaient effroyables, mais je devais les subir.


Je me ratatinai tout au-dessous de l'appui de fenêtre, et allumai la mèche. Puis j'attendis une minute ou deux. Il régnait un silence de mort – troublé par le seul frottement de lourdes semelles dans le couloir, et le paisible caquètement des poules au-dehors. Je recommandai mon âme à son créateur, et me demandai si dans cinq secondes…


Une onde de feu énorme sembla jaillir du plancher et m'enveloppa un instant d'une atmosphère de fournaise. Puis le mur en face de moi s'éclaira de jaune d'or et s'écroula dans un fracas de tonnerre qui me mit la cervelle en bouillie. Quelque chose tomba sur moi, m'attrapant le coin de l'épaule gauche.


Et je crois bien qu'alors je perdis connaissance.


Ma syncope dura tout au plus quelques secondes. Je me sentis asphyxié par d'épaisses vapeurs jaunâtres, et, me dégageant des décombres, je me remis débout. Quelque part derrière moi je perçus l'air libre. Le cadre de la fenêtre était tombé, et par la brèche irrégulière la fumée se déversait au soleil de midi. J'enjambai le linteau brisé et me trouvai dans une cour, emplie d'un brouillard dense et acre. Je me sentais fort mal en point, et prêt à défaillir, mais je pouvais encore me mouvoir, et je m'éloignai de la maison à l'aveuglette et en titubant.


Un petit ru de moulin coulait dans un chenal de bois, de l'autre côté de la cour: je tombai dedans. L'eau fraîche me ranima, et je retrouvai assez mes esprits pour songer à m'enfuir. Je remontai le ru en pataugeant parmi son visqueux enduit verdâtre, et parvins à la roue du moulin. Arrivé là, je m'insinuai par le pertuis de l'arbre de couche dans le vieux moulin où je m'abattis sur un matelas de balle d'avoine. Un clou m'accrocha, le fond de la culotte, et je laissai derrière moi un lambeau de «mélange bruyère».


Le moulin ne servait plus depuis longtemps. Les échelles tombaient de vétusté et les rats avaient rongé de grands trous dans le plancher du grenier. Un malaise me prit, un vertige tourbillonna sous mon crâne, tandis que mon bras et mon épaule gauches semblaient frappés de paralysie. Je regardai par la fenêtre, et vis la maison encore surmontée d'un brouillard, et de la fumée s'échappant d'une fenêtre de l'étage. J'avais, Dieu me pardonne, mis le feu à l'immeuble, et de derrière celui-ci me parvenaient des cris confus.


Mais je ne pouvais m'attarder, car le moulin était évidemment une mauvaise cachette. Pour peu que l'on me cherchât, on suivrait naturellement le ru, et je ne doutais pas que la recherche dût commencer dès qu'ils verraient que mon cadavre n'était pas dans le magasin. D'une seconde fenêtre, je vis que de l'autre côté du moulin se dressait un vieux colombier de pierre. Si je pouvais y arriver sans laisser de traces, j'y trouverais peut-être un refuge, car je me disais que mes ennemis, s'ils me croyaient en état de me mouvoir, s'imagineraient que j'avais gagné le large, et me chercheraient sur la lande.


Je descendis tant bien que mal par l'échelle rompue, en éparpillant de la balle d'avoine derrière moi afin de dissimuler mes empreintes. Je fis de même sur le plancher du moulin, et sur le seuil, où la porte ne tenait plus qu'à des gonds branlants. J'avançai prudemment la tête, et vis qu'entre moi et le colombier s'étendait un morceau de terrain aride et négligé, où mes pas ne laisseraient aucune trace. De plus, on y était bien caché de la maison par les bâtiments du moulin. Je traversai furtivement ce terrain, gagnai le derrière du colombier, et me mis en devoir d'y grimper.


J'ai rarement entrepris quelque chose de plus malaisé. Mon épaule et mon bras me cuisaient en diable, et mon état de vertige risquait à chaque instant de me faire tomber. Mais je réussis quand même. En utilisant des pierres en saillie et des brèches entre les moellons, ainsi qu'une solide tige de lierre, je finis par atteindre le sommet. Un petit parapet l'entourait, derrière lequel je trouvai la place de m'étendre sur le dos. Puis je continuai mes exercices par le classique évanouissement.


Je repris connaissance avec un fort mal de tête, et le soleil me brûlant la figure. Un bon moment, je restai immobile, car ces abominables exhalaisons semblaient avoir dissous mes membres et obnubilé mon cerveau. Il m'arrivait de la maison des éclats de voix gutturales et le bruit de moteur d'une auto arrêtée. Le parapet offrait une petite brèche; je me traînai jusque-là, et ma vue plongea sur une partie de la cour. Des personnages surgirent: un domestique, la tête embobelinée d'un pansement, et un jeune homme en culotte cycliste. Ils avaient l'air de chercher quelque chose; et ils se dirigèrent vers le moulin. Tout à coup l'un d'eux aperçut le lambeau de «mélange bruyère» accroché au clou, et appela son compagnon. Tous deux regagnèrent la maison, et en ramenèrent deux autres individus pour l'examiner. Je reconnus la face ronde de celui qui m'avait capturé tout à l'heure, et crus distinguer aussi l'homme au zézaiement. Tous étaient munis de revolvers.


Durant une demi-heure ils mirent le moulin sens dessus dessous. Je les entendais donner des coups de pied dans les tonneaux et soulever les lames pourries du plancher. Après quoi ils ressortirent et restèrent juste au-dessous du colombier à discuter avec vivacité. Le domestique au pansement reçut une verte semonce. Je les entendis toucher à la porte du colombier, et un instant je m'imaginai avec terreur qu'ils allaient monter. Mais ils se ravisèrent, et regagnèrent la maison.


Tout ce long après-midi de soleil dévorant, je restai à rôtir sur la plate-forme. Je souffrais surtout de la soif. Ma langue était sèche comme du bois, et pour comble j'entendais le bruissement frais de l'eau dans le ru de moulin. Je suivais des yeux le petit cours d'eau à travers la lande, et le remontais en imagination jusqu'au haut du val, où il devait jaillir d'une source glacée, ourlée de fougères et de mousses. J'aurais donné mille livres pour m'y tremper la figure.


Je découvrais la plus grande partie du cercle de bruyère. Je vis l'auto s'éloigner rapidement avec deux passagers, et un individu monté sur un poney galoper vers l'est. Je pensai qu'ils me cherchaient, et leur souhaitai bien du plaisir.


Mais je vis autre chose de plus intéressant. La maison se trouvait située presque au sommet d'une intumescence de la lande qui couronnait une sorte de plateau, et le seul point qui fût plus élevé était la grande montagne à six milles de là. Son sommet réel, comme je l'ai déjà dit, portait un assez gros bouquet d'arbres – formé en majeure partie de sapins, avec quelques frênes et hêtres. Sur le colombier, j'étais à peu près de niveau avec le sommet des arbres, et je pouvais voir ce qui se passait derrière. Au lieu d'être massif, le bois formait un simple anneau, à l'intérieur duquel s'étendait un ovale de gazon vert, qui ressemblait fort à un vaste terrain de cricket.


Je ne mis pas longtemps à deviner son usage. C'était un aérodrome, et un aérodrome secret. L'endroit avait été fort judicieusement choisi. À supposer en effet que quelqu'un vît un avion y descendre derrière les arbres, il le croirait parti au-delà de la hauteur. Comme l'endroit se trouvait au sommet d'une pente et au milieu d'un vaste amphithéâtre, un observateur quelconque, d'une direction quelconque, devait conclure que l'avion avait continué son chemin. Seul, quelqu'un de tout proche s'apercevrait que l'aéro, sans dépasser la colline, était descendu au milieu du bois. Un observateur muni d'une longue-vue et placé sur la grande montagne, plus élevée, aurait peut-être découvert la vérité, mais il n'y venait que des bergers, et les bergers n'emportent pas avec eux de lunettes d'approche. En regardant du colombier, je distinguais tout au loin une ligne bleue que je savais être la mer, et j'enrageais de me dire que nos ennemis possédaient cette tour de guet secrète pour épier nos eaux.


Je m'avisai ensuite que si l'avion revenait j'avais dix chances contre une d'être découvert. Aussi, durant tout l'après-midi, je restai couché, priant Dieu de ramener l'obscurité, et je me réjouis de voir enfin le soleil disparaître derrière les montagnes de l'ouest, et la brume du soir s'étaler sur la lande. L'aéroplane revint tard. Le crépuscule était déjà très avancé lorsque je perçus le bruissement de ses ailes et le vis descendre en vol plané vers son gîte, dans le bois. Des lumières s'agitèrent un moment, et il y eut beaucoup d'allées et venues du côté de la maison. Puis la nuit tomba, et le silence se fit.


Grâce à Dieu, la nuit était sombre. La lune, à son dernier quartier, ne se lèverait que très tard. Vers 9 heures, autant que j'en pus juger, n'y tenant plus de soif, je me mis en devoir de descendre. Ce n'était pas facile; et de plus, arrivé à mi-chemin, j'entendis s'ouvrir la porte de derrière de la maison, et vis la lueur d'une lanterne sur le mur du moulin. Durant quelques minutes d'angoisse je restai suspendu au lierre et priai Dieu que l'individu, quel qu'il fût, ne vînt pas vers le colombier. Enfin la lumière disparut, et je me laissai tomber le plus doucement possible sur le pavé de la cour.


Je rampai à plat ventre, dissimulé derrière une digue de pierre, jusqu'au rideau d'arbres qui entourait la maison. Si j'avais su comment m'y prendre, j'aurais mis l'aéro en action, mais je compris que toute tentative de ce genre serait probablement vaine. Comme je ne doutais pas qu'il y eût une protection quelconque autour de la maison, je m'enfonçai dans le bois sur les mains et les genoux, en tâtant avec précaution chaque pouce de terrain devant moi. Je faisais sagement, car j'arrivai bientôt à un fil de fer tendu à deux pieds du sol. Si j'avais buté contre, il n'eût pas manqué de mettre en branle une sonnerie dans la maison, et j'étais pris.


Cent mètres plus loin, je trouvai un autre fil ingénieusement disposé sur la berge d'un ruisselet. Plus loin c'était la lande, et au bout de cinq minutes j'étais enfoncé dans la fougère et la bruyère. Peu après je contournais l'épaulement de la hauteur, par le petit ravin d'où coulait le ru du moulin. Dix minutes plus tard je trempais ma figure dans la source et j'absorbais des pintes de l'eau béatifique.


Mais je ne fis halte pour de bon qu'après avoir mis une douzaine de milles entre moi et cette maudite demeure.