"Au temps du fleuve Amour" - читать интересную книгу автора (Makine Andreï)

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Quand est-ce donc enfin arrivé?

Ce jeune corps féminin qui m'accueillit, me moulant, m'aspirant, m'absorbant dans ses odeurs, dans la souplesse fuyante de sa peau, dans la fumée noire de ses cheveux répandus sur l'herbe. Et ce vent fort et chaud du début de l'été, le vent des steppes qui contrastait tellement avec la fraîcheur glacée de l'Oleï en crue. Ses eaux cristallines nous entouraient de toutes parts. Et ce hamac qui se balançait dans le vent… Oui, un hamac! Nous n'avions rien oublié, Belmondo! Ce vent, ce ciel renversé dans ses yeux bridés aveuglés par le plaisir, sa plainte haletante… Quand?

L'arrivée de Belmondo avait interrompu le cours régulier du temps. L'hiver avait perdu sa signification de sommeil éternel. Les soirées – à cause des films – celle d'apaisement vespéral. L'instant de dix-huit heures trente s'était imposé à tous avec une évidence cosmique. Nous vivions au gré de ces rythmes nouveaux, nous retrouvant aujourd'hui au Mexique, demain à Venise. Toute autre temporalité était caduque…

Impossible de me souvenir si c'était l'An I ou l'An II de notre nouvelle chronologie. Impossible de dire si j'avais quinze ans comme au printemps de notre fugue à l'Extrême-Orient, ou bien seize, c'est-à-dire un an après le retour de Belmondo. Je n'en sais rien. Selon toute vraisemblance, c'était bien le deuxième printemps. Car je n'aurais pas pu vivre tout cela en une seule année. Mon cœur eût explosé!

Quinze ans, seize ans… Ces marques sont d'ailleurs si relatives tant l'intensité de nos passions était vive. Non, j'avais l'âge de la nuit dans l'isba de la femme rousse, et l'âge de la première gorgée de cognac, et celui du goût salé du Pacifique. L'âge où l'on découvrait que la fragile beauté du genou féminin pouvait causer une douleur déchirante, être un supplice bienheureux. L'âge où la chair blanche, pulpeuse d'une prostituée vieillissante me hantait par sa matérialité infranchissable. L'âge du mystère dévoilé du Transsibérien. L'âge où le corps féminin m'apprenait, mot après mot, geste après geste, son langage. L'âge où l'enfance n'était plus qu'un écho affaibli – comme le souvenir de cette grande larme glacée dans l'œil du loup étendu de tout son long dans la neige bleutée du soir.

Quinze ans, seize ans… Non, j'étais plutôt cet étrange alliage des vents, des silences et des rumeurs de la taïga, des lieux visités ou imaginés. J'étais quelqu'un qui savait déjà, grâce à la bibliothèque d'Olga, que les châtelaines féodales avaient un corsage long comme celui de la malheureuse Emma. Que les épaules d'une odalisque au bain étaient recouvertes d'une couleur ambrée… Et qu'il fallait être un vrai goujat, comme ce hobereau chez Maupassant, pour demander à l'hôtelière de préparer un lit à midi, divulguant ainsi ses intentions à l'égard de sa jeune épouse cramoisie… Instruit par Musset, je savais que les amoureux romantiques choisissent toujours une matinée froide et ensoleillée de décembre pour se séparer à jamais – limpidité des sentiments consumés, amertume clarifiée des passions assagies. J'étais quelqu'un qui, en observant la monstrueuse décomposition des chairs de Nana, secouait la tête dans un refus violent: non, non, au-delà de ce magma charnel condamné à la désagrégation il y a autre chose! Il y a ce chant qui surgit des neiges et qui se répand dans le ciel violine d'avril… Et dans la chambre de l'hôtel du Lion rouge, j'apercevais ce que beaucoup de lecteurs occidentaux n'avaient même pas remarqué: sur la cheminée on entrevoyait, dans un rapide trait d'écriture, deux grands coquillages. Il suffisait de les appliquer à son oreille – Emma, l'avait-elle fait? me demandais-je souvent – et l'on entendait le bruissement de la mer. Comme nous nous sentions proches, à ces moments, de cette femme adultère, avec nos rêves fous du Pacifique!

Belmondo donnait à l'alliage que j'étais une structure, un mouvement, une silhouette personnifiée. Il rapprochait de toute sa force joyeuse le présent et le rêve. J'avais l'âge où ce rapprochement paraissait encore possible…


C'était donc au début de l'été. Un soir empli d'un vent bleu des steppes. Sur une île au milieu de la rivière en crue – une étroite bande herbeuse avec une isba en ruine et les restes d'un verger, quelques pommiers dans l'écume blanche des fleurs.

Au loin, dans la brume dorée du couchant, s'élevait la taïga, pied dans la rivière, se reflétant dans les miroirs sombres de l'eau parvenue jusque dans ses recoins ombragés.

La petite île nageait dans la luminosité du soir. Le ruissellement sonore du courant se fondait avec la rumeur du vent dans les branches fleuries. Les vaguelettes fraîches, insistantes, clapotaient en se brisant contre le bord de la vieille barque que j'avais attachée à la rampe du perron inondé de l'isba. Le jour s'éteignait lentement, la lumière devenait mauve, lilas, puis violette. L'obscurité semblait affiner l'harmonie vivante des sons. On entendait maintenant le léger frottement de la barque contre le bois du perron, la plainte sereine d'un oiseau, le murmure soyeux de l'herbe.

Nous étions étendus au pied des pommiers, l'un contre l'autre, les yeux errant au milieu des premières étoiles. Nus, elle et moi, le vent chaud enveloppait nos corps dans son souffle gorgé d'arômes de steppe. Et au-dessus de nos têtes, accroché aux grosses branches rabougries, un hamac se balançait doucement dans le vent. Oui, nous étions restés fidèles à Belmondo jusqu'aux menus détails de la mise en scène amoureuse. Nous avions grimpé dans cette nacelle instable. Nous avions essayé de nous mettre debout, en nous étreignant, en perdant déjà la tête… Mais, ou bien le désir était trop violent, ou bien le savoir-faire érotique de l'Occident nous échappait encore…

Nous nous retrouvâmes dans l'herbe parsemée de pétales blancs, remarquant à peine notre chute. Nous croyions continuer de tomber, voler toujours, nous aimer en vol…

Son corps souple glissait, s'enfuyait dans cette chute aérienne. Je ne parvenais pas à le retenir. Par mes secousses frénétiques, je le poussais sur l'herbe lisse vers la frontière éphémère de notre île, à la lisière des eaux. Je dus enrouler le flot de ses cheveux sur mon poignet. Comme les cosaques faisaient autrefois dans la yourte, sur les peaux d'ours. Mon désir s'était souvenu de ce geste…

Elle était Nivkh, originaire de ces forêts de l'Extrême-Orient où nous avions, un jour, aperçu un tigre flambant dans la neige… Le visage entouré de longs cheveux noirs et lisses. Des yeux bridés, un sourire énigmatique de bouddha. Son corps, à la peau recouverte comme d'un vernis doré, avait les réflexes d'une liane. Quand elle sentit que je ne la lâcherais plus, ce corps m'enlaça, me moula, s'imprégna de moi par tous ses vaisseaux frémissants. Elle répandit en moi son odeur, son souffle, son sang… Et je ne pouvais plus distinguer où sa chair devenait l'herbe emplie du vent des steppes, où le goût de ses seins ronds et fermes se mélangeait avec celui des fleurs de pommiers, où finissait le ciel de ses yeux éblouis et commençait la profondeur sombre perlant d'étoiles.

Son sang coulait dans mes veines. Sa respiration gonflait mes poumons. Son corps sinuait en moi. En embrassant sa poitrine, je buvais l'écorce des grappes neigeuses du verger. Je m'enfonçais dans l'espace nocturne que le vent avait parcouru en se parfumant de mille senteurs, en emportant le pollen des fleurs infinies. Elle criait en devinant le sommet approcher, ses ongles me lacéraient les épaules. Une liane folle, enivrée par la sève du tronc qu'elle enlaçait. Je l'inondais, je l'emplissais de moi. Je touchais en elle le fond vertigineux du ciel, la fraîcheur des flots noirs. Son cœur battait déjà quelque part au-delà de la taïga nocturne…

Le vent semait des pétales blancs sur nos corps étendus dans la bienheureuse fatigue de l'amour. Le feu de bois que nous avions allumé en arrivant s'élevait, de temps en temps, en un long panache rouge, puis s'apaisait, s'étalait par terre dans le rutilement silencieux de la braise. La barque attachée au perron de l'isba, frôlée parfois par une vague, émettait un chuchotement suivi de clapotis ensommeillés. Et le hamac, le hamac de nos rêves fous, se balançait au-dessus de nos têtes, dans le bouillonnement de l'écume des fleurs. Il ressemblait à un fabuleux filet qu'un pêcheur dément aurait lancé dans le ciel noir, pour qu'il lui apporte quelques étoiles palpitantes…


Ce même été, en juillet, par une journée grise et calme, je marchais dans les rues de Nerloug, un sac de provisions à la main. Les jardins déversaient sur les haies l'abondance de leur feuillage. Dans les cours, on entendait le gloussement paresseux des poules. Les moineaux s'ébattaient dans la poussière tiède au bord des petites rues. Tout était si familier, si quotidien! Il n'y avait que moi qui portais à travers cette journée tranquille l'immensité frémissante de mon premier amour.

Dans le petit bâtiment de la gare routière, je fis la queue avec quelques femmes devant le guichet. Tout à ma fièvre secrète, je ne prêtai d'abord pas attention à leurs conversations. Soudain, le nom de la Rousse rompit mon oubli heureux.

– Mais qu'est-ce qu'il pouvait faire, lui? On l'a repêchée cinq bons kilomètres après le pont. Médecin ou pas, qu'est-ce que vous voulez qu'il fasse?

– Je ne sais pas… Peut-être la respiration artificielle. On dit que ça peut aider…

– De toute façon, elle était toute pourrie, cette fille, je vous dis. Si c'était pas ça, ça serait la syphilis ou autre chose…

– Bien fait pour elle! Quand je pense au nombre de gens à qui elle a refilé ses saloperies…

La dernière réflexion parut trop rude aux femmes. Elles se turent, en baissant les yeux, en se détournant, mais, intérieurement, elles devaient approuver la réplique. C'est alors qu'une vieille aux lèvres pâles et fines qui n'avait encore rien dit se mit à parler avec de petits ricanements comme pour détendre l'atmosphère:

– Je l'ai vue, hi-hi-hi! je l'ai souvent vue, à la gare, cette fille! Elle était drôlement rusée, je peux vous dire, comme pas un. Tout le temps, elle faisait mine d'attendre un train. Elle allait, elle venait, regardait l'heure. Comme si qu'on aurait dit une voyageuse. Hi-hi-hi!…

– Une voyageuse, tu parles! Une vraie salope! coupa une femme en rajustant les bretelles de son sac à dos. Que Dieu me pardonne, mais vraiment, bien fait pour elle!

Je quittai ma place dans la file d'attente, je poussai la porte en emportant dans ma tête résonnante ce petit rire semblable à des éclats de verre concassé… J'allai à Kajdaï.

Je n'eus pas le courage d'approcher de son isba. Je vis la porte barrée par deux longues planches croisées, la fenêtre avec les vitres cassées. Les branches du bouleau cachaient dans leur feuillage la vie légère et volubile de quelques oiseaux invisibles. Un chant pur et fragile dans ce jardin silencieux…

Je m'en allai en empruntant le même chemin qu'en hiver. Mais à présent, la plaine qui' descendait vers l'Oleï était toute couverte de fleurs.


La mort de la femme rousse – ou plutôt la conversation à propos de son suicide – rendit mon choix définitif: il fallait partir. Quitter le village, fuir Nerloug, ne plus voir ces lieux où le conte du vieux Chinois l'emporterait finalement sur l'élégance de l'aventure occidentale. Où dans un coin sombre d'une gare routière on entendrait le crissement du verre concassé. Et ce crissement, une fois Belmondo reparti, se répandrait partout. Ce serait le bruit des lourdes bottes des prisonniers emmenés, en rangs tassés, aux travaux, et le sifflement strident des scies s'enfonçant dans la chair tendre des cèdres, et le grincement des attelages entre les wagons du Transsibérien que personne n'attendrait plus à Kajdaï. Ce crissement redeviendrait la matière même de la vie rude des habitants. Enfin de ceux qui ne sauraient pas y échapper en fuyant au-delà du Baïkal, au-delà de l'Oural, derrière cette frontière invisible mais si matérielle de l'Europe.

Oui, j'étais décidé à fuir le plus vite possible. Je voulais m'arracher à la liane qui pénétrait chaque nuit davantage dans mon corps. Fuir mon amour. Cet amour muet. Ma belle Nivkh renversait sur moi le ciel étoilé qui flamboyait dans ses yeux bridés, elle m'entraînait dans une chute vertigineuse à travers le vent des steppes. Son amour fondait nos cris avec les bramements des cerfs aux orées éclairées de lune, nos corps avec la coulée fauve de la résine sur les troncs des cèdres, le battement de nos cœurs avec le palpitement des étoiles. Mais…

Mais cet amour était muet. Il se passait de mots. Il était impénétrable à la pensée. Et moi, j'avais déjà fait mon éducation européenne. J'avais déjà goûté à la terrible tentation occidentale du mot. «Ce qui n'est pas dit n'existe pas!» me soufflait cette voix tentatrice. Et que pouvais-je dire du visage au sourire bouddhique de ma Nivkh? Comment pouvais-je penser cette fusion de notre désir, de la respiration puissante de la taïga, des flots de l'Oleï sans la diviser en mots? Sans tuer leur vivante harmonie?

J'aspirais à une histoire d'amour. Dite avec toute la complexité des romans occidentaux. Je rêvais des aveux à bout de souffle, des lettres d'amour, des stratagèmes de la séduction, des affres de la jalousie, de l'intrigue. Je rêvais des «mots d'amour». Je rêvais des mots…

Et ma Nivkh, un jour que nous marchions dans la taïga, se mit tout à coup à genoux et écarta avec précaution l'entremêlement des feuilles et la couche touffue de mousse. Je vis un gros bulbe brun d'où sortait, posée sur une courte tige pâle, une fleur d'une finesse et d'une beauté ineffables Son corps oblong, d'un mauve transparent, semblait frémir doucement dans la pénombre des sous-bois. Et, comme toujours, la Nivkh ne dit rien. Ses mains enfoncées dans la mousse semblaient légèrement éclairées par le calice de la fleur…


Ma décision fut prise. Et comme l'intensité de nos rêves provoque logiquement des coïncidences qui n'arrivent pas en temps ordinaire, je reçus bientôt un encouragement évident…

De retour de Kajdaï, je tirai de mon sac de provisions un journal froissé. C'était un journal rare, introuvable même dans les kiosques de Nerloug. Un de ceux que nous étions toujours si heureux de ramasser sur le siège d'un car, ou dans la salle d'attente d'une gare. Un Leningrad du soir, oublié sans doute par quelque voyageur qu'un hasard farfelu avait amené dans nos lieux de perdition. Je lus ces quatre pages d'un trait, sans omettre ni les programmes de la télévision leningradoise ni les prévisions de la météo. C'était bizarre d'apprendre que, deux semaines auparavant, dans cette ville fabuleusement lointaine, il avait plu et que le vent avait soufflé du nord-est. Ce fut là, à la quatrième page, entre les annonces d'offres d'emplois et celles de ventes d'animaux (chiot de caniches royaux, chats siamois…), que mon regard tomba sur ces quelques lignes entourées d'un cadre décoratif:


LE COLLÈGE DES TECHNICIENS DU CINÉMA DE LENINGRAD OUVRE L'INSCRIPTION DES ÉLÈVES POUR LES SPÉCIALITÉS SUIVANTES: ÉLECTRICIEN, MONTEUR, INGÉNIEUR DU SON OPÉRATEUR…


Ma tante revint dans la pièce. D'un geste rapide, je cachai le journal, comme si elle pouvait deviner le grand projet qui m'illuminait. Ce n'était plus un simple désir d'évasion, mais un objectif précis. Leningrad, cette ville brumeuse à l'autre bout du monde, devenait un grand pas en direction de Belmondo. Un tremplin qui me projetterait, j'en étais sûr, à sa rencontre…

Vers la fin du mois d'août, par un soir très clair sentant déjà la fraîcheur automnale, ma tante m'appela dans la cuisine d'une voix qui me parut étrange. Elle était assise, très droite, à la table, habillée d'une robe qu'elle ne mettait que les jours de fête quand venaient ses amies. Ses grandes mains aux doigts fermes et osseux froissaient machinalement le coin de la nappe. Elle se taisait.

Se décidant enfin, elle parla en évitant de me regarder:

– Voilà, Mitia, il faut que je te dise… Verbine et moi, nous avons longtemps réfléchi et… Et nous allons nous marier la semaine prochaine. On est vieux, ça fera rire les gens, peut-être. Mais c'est comme ça…

Sa voix se coupa. Elle toussota en portant la main à ses lèvres et ajouta:

– Attends un peu, il doit venir. Il voulait faire ta connaissance…

«Mais on se connaît très bien!» faillis-je m'écrier. Et je me tus en comprenant qu'il s'agissait d'un rituel plus que d'une simple présentation…

Le passeur de bac apparut presque aussitôt. Il devait attendre dans la cour. Il avait mis une chemise claire, au col très large pour son cou ridé. En entrant d'un pas gauche, il eut un sourire gêné et me tendit son unique main de manchot Je la serrai avec beaucoup de chaleur. Je voulais tellement leur dire quelque chose d'encourageant, d'agréable, mais les mots ne venaient pas. Verbine, toujours de sa démarche gauche, alla vers ma tante, se mit à côté d'elle dans une sorte de garde-à-vous indécis.

– Voilà, dit-il en agitant légèrement son bras, comme pour dire. ce qui est fait est fait.

Et quand je les vis, comme ça, l'un près de l'autre, ces deux vies si différentes et si proches dans leur longue et sereine souffrance, quand je perçus sur leurs visages simples et inquiets le reflet de cette tendresse craintive qui les avait unis, je quittai la pièce en courant. Je sentais qu'une boule salée me serrait la gorge. Je descendis le perron de notre isba, retirai sa planche latérale envahie d'herbes folles et sortis une boîte en fer-blanc. Je revins dans la pièce, et, devant ma tante et Verbine interdits, je déversai le contenu de la boîte. L'or brilla. Du sable, de menues pépites et même des petits cailloux jaunes. Tout ce que j'avais accumulé depuis des années. Sans rien dire, je me retournai et me sauvai dehors.

Je marchai le long de l'Oleï puis, m'approchant du bac, je m'assis sur les grosses planches de son radeau…

Ce qui venait de se passer ne fit que me convaincre davantage: il fallait partir. Ces gens qui m'étaient tellement chers, je le comprenais maintenant, avaient leur destin à eux. Le destin de cet énorme Empire qui les avait broyés, mutilés, meurtris. C'est juste à la fin de leur vie qu'ils réussissaient à s'en remettre. Ils se rendaient compte que la guerre était bel et bien finie. Que leurs souvenirs n'intéressaient plus personne. Que les cristaux de neige qui se posaient sur les manches de leurs touloupes avaient toujours la même délicatesse étoilée. Que le vent du printemps apportait toujours le souffle parfumé des steppes… C'est à ce moment-là qu'au bout de l'avenue Lénine ils virent apparaître le rayonnement d'un sourire extraordinaire. Un sourire qui semblait réchauffer l'air glacé à cent mètres autour de lui. Ils sentirent cette bouffée de chaleur. Au printemps, ils redécouvrirent la beauté voilée du premier feuillage. Ils réapprenaient à entendre le bruissement de ces dais transparents, à remarquer les fleurs, à respirer. Leur destin, telle une énorme plaie, se refermait enfin…

Mais moi, je n'avais pas de place dans cette vie convalescente. Il fallait partir.