"Au temps du fleuve Amour" - читать интересную книгу автора (Makine Andreï)

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Nous vivions dans un étrange univers sans femmes. La découverte du bulbe d'amour ne fit que rendre cette réalité éclatante.

Oui, quelques ombres qui nous étaient souvent chères, attachantes, mais qui n'évoquaient pour nous rien de féminin. Ma tante, la mère d'Outkine, la vieille Olga… Quelques visages des enseignantes de l'école qui se trouvait à Kajdaï. Leur féminité s'était épuisée depuis longtemps dans cette rude résistance quotidienne au froid, à la solitude, à l'absence de tout changement prévisible. Non, elles n'étaient pas laides. La mère d'Outkine, par exemple, avait un beau visage pâle, une sorte de transparence aérienne dans les traits. Mais le savait-elle, elle-même? C'est bien longtemps après, en la revoyant dans mes souvenirs, que j'ai pu le constater: oui, elle aurait pu plaire, être désirable. Mais plaire à qui? Être désirable où? Froid, nuit, éternité appelée «hiver». Et le balancier qui somnolait embrouillé dans les barbelés recouverts de glace.

Il arrivait que, par le hasard de quelque affectation décidée à mille kilomètres de notre village, une jeune enseignante se retrouvât dans notre école. Denrée rare. Sa personne concentrait sur elle une curiosité intense. Mais nous lisions sur son visage une telle angoisse, un tel désir de fuir le plus vite possible, que nous en étions nous-mêmes inquiets: est-ce que notre vie était vraiment à ce point invivable? L'angoisse altérait ses traits. Sa beauté, sa fascinante étiangeté s'estompaient sous cette grimace de terreur. Nous sentions tous que, mentalement, elle comptait les jours – elle nous regardait comme si nous étions déjà dans le passé. Figurants d'un mauvais souvenir. Personnages d'un cauchemar.

Et les hommes, assujettis à trois éléments – taïga, or, ombre des miradors -, comptaient eux aussi. En mètres cubes de cèdre, en kilogrammes de sable d'or… Ils rêvaient aussi d'une existence tout autre, au bout de ce calcul, d'une vie à dix mille kilomètres de ces lieux, par-delà l'Oural, à l'autre bout de l'Empire. Ils évoquaient l'Ukraine, le Caucase, la Crimée. Leurs scies s'enfonçaient dans la chair odorante des cèdres et semblaient crier ce «Crrri-i-mée» tant convoité. Et les dragues des chercheurs d'or reprenaient en écho en creusant: «Crrri-i-mée»…

Quant à l'amour… Le seul mot que nous les entendions employer était «faire». Non pas «faire l'amour», ce qui aurait désigné déjà le processus, ni même «se faire une femme», ce qui aurait évoqué au moins un acte de séduction, mais tout simplement: «faire une femme». Tapis dans un coin de la cantine d'ouvriers, devant notre verre de compote, nous écoutions leurs confidences et nous en étions toujours terriblement déçus. Leurs récits ne nous apprenaient qu'une chose: l'un d'eux avait «fait» une inconnue. Pas de décors, pas de portraits, aucune esquisse êrotique. Ils ne prenaient même pas la peine de chercher à exprimer leur exploit par l'un de ces verbes grossiers qui gargouillaient tout le temps dans leurs gorges brûlées par la vodka et le vent.

– Je l'ai faite, hé-hé! cette petite Yakoute…

– Cette Mania, la caissière, tu te rappelles? Je l'ai faite…

Nous espérions au moins quelques détails: comment était-elle, cette jeune femme yakoute? Sous sa pelisse endurcie par le givre piquant, son corps devait paraître particulièrement chaleureux et lisse. Et ses cheveux devaient avoir l'odeur du cèdre brûlé. Et ses jambes fortes, un peu courbes, ses hanches musclées faisaient sans doute de son aine un véritable piège qui se refermait sur le corps de son amant… Nous attendions si fébrilement l'une de ces confidences! Mais les hommes se mettaient déjà à parler des mètres cubes de bois ou d'un tuyau qu'il fallait rallonger pour mieux débusquer les pépites… Nous avalions bruyamment les fruits ramollis de notre compote, brisions avec les lourdes poignées de nos couteaux les noyaux d'abricots. Et, en mastiquant leurs amandes, nous nous en allions dans le vent glacé, avec un goût amer sur les lèvres.

L'amour nous paraissait taillé dans le crépuscule gris d'un chef-lieu triste dont toutes les rues débouchent sur les terrains vagues couverts de sciure mouillée.


Et puis, un jour, il y eut cette rencontre en pleine taïga. C'était le même été où le pied mutilé d'Outkine avait déterré la racine d'amour. Je venais d'avoir quatorze ans, et je ne savais toujours pas si j'étais laid ou beau, ni si l'amour allait au-delà de «je l'ai faite»…

Au bord d'une rivière, par un chaud après-midi d'août, nous avons allumé un feu de bois. Débarrassés de nos vêtements, nous nous sommes jetés à l'eau. Malgré le soleil, elle était glacée. Quelques instants après, nous nous réchauffions déjà près du feu. Puis, de nouveau un plongeon, et vite la brûlante caresse des flammes. C'était l'unique moyen de passer toute la journée dans l'eau. Outkine – il ne se baignait jamais à cause de sa jambe – ravivait le feu, et nous, Samouraï et moi, tout nus, nous luttions contre le cours rapide de l'Oleï. Nous nous jetions vers le feu en claquant des dents, en nous esbroufant, mais sans jamais oublier d'apporter un peu d'eau dans le creux de nos paumes. Nous la lancions à Outkine pour lui faire partager notre plaisir. Lui, traînant sa jambe, essayait maladroitement d'éviter ces jets qui éclataient en l'air dans un fugitif arc-en-ciel. Les gouttes arrosaient le feu. Aux exclamations indignées d'Outkine se mêlait le sifflement rageur des flammes.

Ensuite venait l'instant de grand silence. Nos corps glacés s'imprégnaient peu à peu de la chaleur. La fumée nous enveloppait, chatouillait nos narines. Nous restions debout sans bouger, dans un engourdissement bienheureux de lézards au soleil. Dans la danse transparente des flammes. L'abondance du soleil caressant nos cheveux humides. La fraîcheur pénétrante du courant, son ruissellement mélodieux, assoupissant. Et, autour de nous, le calme infini de la taïga. Sa lente respiration, son immensité bleutée, dense et profonde…

Le ronflement du moteur a brisé notre bien-heureuse torpeur. Nous n'avons même pas eu le temps de ramasser nos vêtements. Une voiture tout-terrain a surgi sur la rive et, décrivant une courbe rapide, s'est arrêtée à quelques pas de notre feu de bois.

Avec Samouraï nous avons juste croisé les bras sur le bas du ventre et nous nous sommes figés, pris au dépourvu dans notre nudité alanguie.

La voiture était décapotée. Il y avait, outre le chauffeur, deux passagères, deux jeunes femmes. Quand la voiture s'immobilisa, l'une d'elles tendit au chauffeur une grande bouteille en plastique. L'homme poussa la portière et se dirigea vers la rivière.

Interdits, nous cachant le sexe, nous fixions les deux inconnues. Celles-ci se levèrent de leurs sièges et se hissèrent sur la capote rabattue. Comme pour mieux nous voir. De l'autre côté du feu, Outkine, assis par terre, attendait, avec un sourire malicieux, le dénouement de la scène, en se jetant des myrtilles dans la bouche.

Les deux jeunes femmes étaient, sans doute, tout comme leur compagnon, de jeunes géologues. Probablement des étudiantes venues faire un stage sur le terrain. Leur allure décontractée de citadines nous fascinait.

Elles nous dévisageaient sans trop de gêne devant notre nudité. Avec une curiosité qu'on a pour des fauves au zoo. Elles étaient blondes. Nos yeux, inhabitués à distinguer avec précision les visages féminins, les prenaient pour deux sœurs jumelles…

Enfin, l'une d'elles, celle qui avait un regard plus insistant, dit en souriant à sa collègue:

– Lui, le petit, on dirait un vrai ange…

Et, légèrement, elle la poussa de l'épaule en lui jetant un regard coquin.

L'autre me dévisagea, mais sans sourire. Je remarquai un discret frémissement de ses longs cils.

– Oui, un ange, mais avec de petites cornes, répliqua-t-elle avec un léger agacement, et, sans plus nous regarder, elle glissa sur son siège.

Le chauffeur revenait, la bouteille pleine à la main. La première blonde, avant de s'installer à son tour, continua à me regarder avec un sourire insistant. Et je sentis presque physiquement l'attouchement de ce regard sur mes lèvres, sur mes sourcils, sur ma poitrine… C'est à cet instant que les sœurs jumelles devinrent pour moi deux femmes totalement différentes. L'une, réservée, sensible, et qui avait en elle comme une corde intensément tendue, était une blonde fragile, semblable aux éclats de cristal que nous trouvions dans les rochers. L'autre, c'était de l'ambre, chaude, enveloppante, sensuelle. Les femmes aussi pouvaient donc être différentes!

Samouraï me tira de mon oubli en me versant dans le dos de longs jets froids. Il était déjà dans l'eau.

– Outkine! cria-t-il. Pousse-le dans la flotte! Je vais noyer ce Don Juan à poil!

– Qui? demandai-je, en prenant ce nom pour quelque juron qui m'était inconnu.

Mais Samouraï ne répondit pas. Il nageait déjà vers la rive opposée… Nous entendions souvent dans sa bouche ces mots étranges. Ils faisaient certainement partie du mystère d'Olga.

Outikine, au lieu de me pousser, s'approcha et bougonna d'une voix terne, cassée:

– Mais vas-y, nage! Qu'est-ce que tu attends?

Il leva ses yeux vers moi. Et, pour la première fois, j'aperçus cet éclat douloureux, interrogateur: la tentative de percer le sens de la mosaïque de la beauté… Puis, se détournant, il se mit à jeter dans le feu de nouvelles branches.

Sur le chemin du retour, je remarquai que même Samouraï avait été impressionné par la rencontre près du feu de bois. Il cherchait un prétexte pour reparler des deux inconnues.

– Elles doivent être à la fac, à Novossibirsk, déclara-t-il, ne trouvant pas de meilleure amorce.

Novossibirsk, capitale de la Sibérie, était pour nous presque aussi irréelle que la Crimée. Tout ce qui se situait à l'ouest du Baïkal évoquait déjà l'Occident.

Samouraï se tut, puis, me regardant avec une désinvolture très canaille, jeta:

– Je parie qu'il les fait chaque jour, ces deux-là, le chauffeur!

– Bien sûr qu'il les fait, dis-je, me hâtant de partager son avis et son ton d'homme qui sait.

Cet échange de répliques s'arrêta là. Nous sentîmes quelque chose de profondément faux dans nos paroles. Il aurait fallu le dire autrement. Mais comment? Parler de la corde tendue, du cristal, de l'ambre? Samouraï m'aurait certainement pris pour un fou…

Outkine nous rattrapa seulement près du bac. Dans la taïga, comme toujours, il tramait son pied à une centaine de mètres derrière nous. Mais, cette fois, nous n'entendions pas ses habituels appels. C'étaient nous qui, inquiets, essayions de temps à autre de distinguer sa silhouette au milieu des troncs sombres en hélant:

– Outkine! Les loups t'ont pas encore bouffé? A-ouh!

Le bac sur l'Oleï – grand radeau en rondins noircis – effectuait en été la navette, trois fois par jour. La rive gauche, c'étaient nous, Svetlaïa, l'Est. La rive droite, Nerloug avec ses maisons en briques et le cinéma L'Octobre rouge. Bref, la ville plus ou moins civilisée, antichambre de l'Occident…

Les occupants du bac, pour la plupart, revenaient de la ville. Dans leurs filets s'entassaient des paquets en papier avec des victuailles introuvables dans le village.

Le passeur manchot, Verbine, empoigna une grande palette en bois avec une fente spéciale et se mit à tirer sur le câble d'acier en le coinçant adroitement. Le câble passant par les anneaux en fer sur la rampe du bac nous guidait vers la rive opposée. Samouraï prit la palette de réserve pour aider le passeur.

J'étais assis sur les planches qui recouvraient le radeau, j'écoutais le doux clapotis de l'eau, et, distraitement, je regardais le village s'approcher, avec ses isbas basses entourées de jardins, le lacis des sentiers et des haies, la fumée bleue qui sortait d'une cheminée.

Le soleil se couchait au-dessus de la rive droite, du côté de la ville, du lointain Baïkal, du côté de l'Occident. Et notre village était tout inondé par sa lumière cuivrée.

Quand nous fûmes au milieu de la rivière, Outkine me poussa du coude en m'indiquant quelque chose au loin d'un mouvement brusque du menton.

Je suivis son regard. Sur la rive où nous allions accoster, je vis une silhouette féminine. Je la reconnus facilement. Une femme se tenait au bord de l'eau et, la main en visière, elle regardait le bac qui glissait lentement dans la coulée orange du soleil bas.

C'était Véra. Elle vivait dans une petite isba à la sortie du village. Tout le monde la disait folle. Nous savions qu'elle resterait comme ça jusqu'à ce que tous les passagers soient descendus sur la berge et soient remontés vers le village. Alors, elle s'approcherait du passeur et lui poserait une question à voix basse. Personne ne savait ni ce qu'elle disait, ni ce que Verbine lui répondait.

Depuis des années et des années, elle descendait sur la rive et attendait quelqu'un qui ne pouvait venir qu'en été, que le soir, que dans la lenteur somnambulique de ce vieux bac noirci par le temps. Elle regardait, sûre de pouvoir distinguer, un jour, dans la foule endimanchée, son visage…

Quand le bac fut tout près du bord, Samouraï abandonna sa palette et vint nous rejoindre. Comme nous, il regarda la femme qui attendait l'arrivée du bac.

– Ça, elle a dû l'aimer! dit-il en secouant la tête avec conviction.

Nous sautâmes sur le sable les premiers. Et, en passant près de Véra, nous vîmes dans ses yeux sombres mourir l'espoir de ce jour…

Le soleil, échoué sur la taïga de la rive occidentale, ressemblait au disque doré du balancier immobile. Le temps s'était arrêté. Les envolées d'autrefois s'étaient rétrécies jusqu'aux aller et retour du vieux bac guidé par un câble rouillé…

Arrivé dans l'isba, je retirai de la commode de ma tante une glace au cadre ovale et m'y contemplai en profitant de la lumière pâle du crépuscule d'été. Cette contemplation, je le savais, était indigne d'un vrai homme. Je n'osais pas imaginer toutes les moqueries de Samouraï et d'Outkine, si par hasard j'étais surpris par eux à cette occupation de dames. Mais les paroles des deux blondes résonnaient encore à mes oreilles: «Un ange… Mais avec de petites cornes.» Bien des secrets remplissaient cet ovale terne qui s'éteignait lentement. Les traits qu'il reflétait pouvaient donc être aimés. Et rendre folle une femme… Et l'amener pendant de longues années sur la rive, dans un espoir impossible…


Une étrange confirmation de mes premières intuitions amoureuses m'était parvenue le jour de l'anniversaire de la Révolution.

Ma tante invita trois de ses meilleures amies, dont deux étaient aiguilleurs de chemin de fer, comme elle, et la troisième vendeuse au magasin d'alimentation de Kajdaï. Femmes seules, elles aussi.

Il y avait, sur la table, dans un grand plat de faïence, un bloc de porc en gelée qui ressemblait à un cube de glace grisâtre et luisant; de la choucroute froide assaisonnée d'huile et agrémentée de canneberge; des cornichons, bien sûr; du stroganina, ce poisson gelé et coupé en tranches transparentes et qu'on mange cru; des pommes de terre à la crème fraîche; des boulettes de bœuf grillées dans le poêle. Et la vodka qu'on mélangeait au sirop d'airelle.

La vendeuse avait apporté des galettes, des petits biscuits, des chocolats qu'on ne trouvait que dans sa réserve personnelle.

Les femmes ont bu; dans leurs voix adoucies on entendait comme le tintement des glaces qui se brisaient, fondaient. Vive la Révolution! Malgré ses rivières de sang, elle a donné naissance à ce fugitif instant de bonheur… Ne pensons pas au reste! C'est trop dur, n'y pensons plus! Au moins ce soir… Cela ne fera pas revenir ces chers visages, et cette poignée de jours heureux, et ces baisers qui sentaient la première neige, ou bien la dernière, on ne se rappelle plus. Ni ces yeux dans lesquels on voyait passer les nuages qui glissaient vers le Baïkal, vers l'Oural, vers Moscou assiégé. Ils sont partis à la poursuite de ces nuages, les ont rattrapés aux murs de Moscou, dans les champs glacés éventrés par les chars. Et ils les ont immobilisés dans leurs yeux grands ouverts, fixant pour toujours leur course légère vers l'ouest. Couchés dans une ornière gelée, le visage renversé dans le ciel noir.

Mais n'en parlons pas… La première neige, la dernière neige… Attends, Tania, je vais te donner ce morceau-là, il est moins grillé… Deux lettres j'ai reçu de lui, et puis… Ne pensons pas à ça… Deux lettres en deux ans… N'y pensons pas…

Perché sur la large surface tiède du grand poêle en pierre où étaient entassées les vieilles bottes de feutre, une couverture de laine et deux oreillers flasques, je somnolais. Je connaissais par cœur leurs conversations qui dérapaient toujours sur ce passé de guerre. Elles essayaient d'y échapper et se mettaient à évoquer les dernières nouvelles du village. Il paraît, disaient-elles, que la directrice, on l'a vue de nouveau avec… comment il s'appelle déjà?…

La chanson venait et les sauvait des nuages figés dans les yeux de leurs amoureux éphémères et des potins vieux de plusieurs années. Leurs voix s'éclaircissaient, s'élevaient. Et j'étais toujours surpris de voir à quel point ces femmes, ces ombres d'une autre époque, pouvaient être tout à coup graves et lointaines… Elles chantaient et, à travers mon sommeil voilé, j'imaginais ce cavalier qui luttait contre une tempête de neige et sa belle qui l'attendait devant la fenêtre noire. Et puis cette autre amoureuse qui implorait les oies sauvages de porter sa parole au bien-aimé parti «derrière la steppe, derrière la mer bleue». Et je me mettais à rêver à tout ce qui pouvait se cacher derrière cette mer bleue surgie subitement dans notre isba enneigée…

Ma tante vérifiait toujours si j'étais endormi avant de commencer à parler des frasques illusoires de la directrice. «Mitia! m'appelait-elle, en tournant la tête vers le poêle. Tu dors?» Je ne répondais pas. Et pour cause. Je ne voulais surtout pas rater le récit des nouvelles aventures de l'unique femme reconnue susceptible d'en avoir. Je restais muet. J'écoutais.

Cette fois, j'entendis de nouveau la question de ma tante. Et puis son soupir.

– Et voilà encore un souci, comme si j'en avais vraiment besoin, dit-elle à voix basse. Les filles vont bientôt s'accrocher à lui comme des bardanes à la queue d'un chien. Je le vois déjà venir…

– Ça, c'est sûr, confirma la vendeuse. Beau comme il est, tu auras, Petrovna, des fiancées à ne plus savoir qu'en faire…

– Oui, elles vont vite te le gâter, ton Dimitri, intervint une autre amie.

Je me relevai sur un coude, écoutant avec avidité. Me gâter! J'espérais tellement un mode d'emploi de cette terrible activité que je devinais intensément voluptueuse. Mais déjà elles parlaient d'une bonne recette de champignons salés…

Et moi, je sentis que même cet oreiller flasque sous ma joue renfermait dans la tiédeur de son duvet une étrange concupiscence déguisée. La promesse de quelque nuit fabuleuse dont les heures, l'obscurité, l'air même auraient la consistance de la chair et le goût du désir. Je me voyais au bord de l'Oleï. Debout, tout nu devant un feu de bois. Le corps transpercé de la fraîcheur glacée de l'eau. Et l'une des inconnues blondes – cristal ou ambre, je ne savais plus – se tenait de l'autre côté des flammes, nue elle aussi. Et elle me souriait, baignant dans le soleil, dans l'odeur dense de la résine de cèdre, dans l'insondable silence de la taïga. Je me plongeais de plus en plus profondément dans cet instant. Je tendais la main par-dessus le feu pour toucher celle de l'inconnue… La rive devenait tout à coup blanche, le silence de la taïga – hivernal. Et le tournoiement lent des flocons enveloppait nos corps dans une lumière de soleil tamisée.