"Au temps du fleuve Amour" - читать интересную книгу автора (Makine Andreï)

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La ville, plongée dans son morne quotidien d'hiver, semblait peu disposée à partager mon exaltation. Ses rues tressaillaient lourdement au passage d'énormes camions chargés de longues grumes de cèdre. Les hommes apparaissaient sur le seuil de l'unique magasin de vins en plongeant les bouteilles au fond de leurs touloupes. Les femmes, les bras alourdis de filets de provisions, marchaient d'un pas pesant, blindées dans l'armure de leurs manteaux épais. Le vent qui soufflait de plus en plus fort criblait leurs visages de cristaux de neige. Elles n'avaient pas de main libre pour s'essuyer. Il leur fallait incliner le front et, de temps à autre, souffler bruyamment en secouant la tête, comme font les chevaux qui veulent chasser les frelons. Entre les hommes, pressés d'effacer la trace d'une pénible journée dans une gorgée de vodka, et les femmes qui avançaient comme des brise-glace dans l'ouragan de neige, aucun lien pensable. Deux races étrangères. En plus, le vent avait dû provoquer une panne d'électricité. Tantôt l'un, tantôt l'autre côté de la rue plongeait dans l'obscurité. Les femmes accéléraient le pas en serrant les poignées de leurs sacs. Elles se ressemblaient tellement les unes les autres qu'au bout d'un moment je crus reconnaître les mêmes visages, comme si, s'égarant, elles tournaient en rond dans cette ville noire…

Je passais moi aussi un bon quart d'heure à errer sous les rafales blanches. Je n'osais pas m'approcher de l'endroit où tout allait se jouer: cette aile déserte de la gare. Là où l'on pouvait rencontrer celle que je cherchais. Je savais déjà comment il fallait faire. Nous l'avions vu un jour avec Samouraï. Elle était assise au bout d'une rangée de sièges bas en contreplaqué verni, dans cette annexe de la salle d'attente où personne n'attendait jamais personne. Il y avait aussi un buffet où une vendeuse sommeillait en déplaçant les tasses et les sandwichs aux tranches de fromage racornies. Et un kiosque à journaux aux présentoirs poussiéreux, toujours fermé. Et cette femme qui se levait de temps à autre, s'approchait du tableau des horaires et le scrutait avec une attention exagérée. Comme si elle cherchait quelque train connu d'elle seule. Puis elle allait se rasseoir.

Nous avions vu que l'homme qui s'était assis sur le siège voisin lui avait montré un billet de cinq roubles froissé. Nous étions devant le kiosque et nous faisions semblant d'examiner avec intérêt les couvertures de revues vieilles de plusieurs mois. Nous avions entendu leur chuchotement bref. Nous les avions vus partir. Elle avait les cheveux d'un roux éteint, recouverts d'un fichu de laine ajouré…

C'est elle que je vis dans la petite salle d'attente déserte. Je traversai cet espace sonore à pas tendus, en marquant sur les dalles glissantes les traces de mes bottes. Elle était là, sur son siège. Mon regard effarouché ne retint que la couleur de ses cheveux. Et le contour de son manteau d'automne déboutonné sur un collier à deux rangées de perles rouges.

Je m'approchai du kiosque fermé, j'examinai la photo des deux derniers cosmonautes, leurs sourires radieux, puis le visage lisse de Brejnev sur une autre couverture. On n'entendait ici que le grincement de la porte dans le grand hall à côté, et le tintement des verres que la vendeuse somnambulique rangeait dans son buffet.

Je regardais sans les voir les visages lustrés des cosmonautes, mais tous mes sens, comme les antennes d'un insecte, exploraient ce lien ténébreux en train de se tisser entre moi et la femme rousse. L'air terne de cette salle d'attente semblait tout imprégné de l'invisible matière formée par nos deux présences. Le silence de cette femme derrière mon dos. Son attention factice aux annonces sourdes du haut-parleur. Sa vraie attente. Son corps sous le manteau marron. Le corps dans lequel s'instillait déjà mon désir. La présence d'une femme que j'allais posséder et qui ne le savait pas encore. Et qui était pour moi un être singulier et terrifiant dans cet univers de neige…

Je me détachai avec effort du présentoir de journaux, fis quelques pas dans sa direction. Mais, involontairement, ma trajectoire s'incurva et, contournant les sièges, me repoussa vers le grand hall. Le cœur haletant, je me retrouvai devant le tableau des horaires. Le Transsibérien y était marqué en grandes lettres, et quelques trains locaux en plus petites.

Je ressentis soudain un minuscule reflet de cette infinie tristesse que la prostituée rousse devait éprouver chaque soir devant ce tableau. Les villes, les heures. Départs, arrivées. Et toujours cette unique voie 1. Oui, ces étranges trains qu'elle semblait manquer durant des semaines et des semaines. Et pourtant, elle se levait souvent, et consultait les horaires avec tant d'attention. Elle tendait l'oreille à chaque mot du haut-parleur enroué. Mais le train repartait sans elle…

Debout devant le tableau, je rassemblai mes forces avant de franchir le seuil de la petite salle. Je vérifiai si ma chapka était bien posée sur ma tête – de manière «adulte», inclinée vers une oreille et laissant échapper quelques boucles au-dessus des tempes. À la cosaque. Je tâtai dans ma poche le billet devenu moite sous ma paume en feu. Comme par malheur, je n'avais pas de billet de cinq roubles, mais un de trois enroulé autour de deux roubles en métal, je me disais que la rousse risquait de ne voir que cette boule verdâtre de trois roubles et me chasser d'un petit rire méprisant. Mais je ne pouvais pas non plus étaler devant elle tout mon trésor! Quant à essayer de l'échanger contre un seul billet, c'eût été me trahir tout de suite: n'importe quelle vendeuse aurait facilement deviné, pensais-je, à quel tarif correspondaient ces cinq roubles fatals.

Dans ma courte touloupe serrée à la taille par une ceinture de soldat – en cuir épais, avec une boucle en bronze portant une étoile bien astiquée – je ressemblais à n'importe quel jeune bûcheron. Mon âge devenait invisible sous cet accoutrement commun à tous les hommes du pays. En plus, j'avais des yeux de loup, gris, légèrement tirés vers les tempes. Ceux des enfants qui naissent avec des yeux d'adulte…

Je jetai le dernier regard sur l'heure du départ de quelque train inutile. Je me retournai. La porte vitrée de la petite salle concentra dans sa poignée toute mon angoisse et toute la fureur de mon désir. Derrière elle, un espace rempli à ras bord par le scintillement vermeil de son collier…

Je tirai la poignée. J'allai, cette fois sans détour, vers la femme rousse… J'étais à deux pas d'elle quand la lumière s'éteignit… Il y eut quelques criaillements apeurés de passagers dans le grand hall, quelques jurons, le piétinement d'un employé balayant l'obscurité de sa lampe.

Nous nous retrouvâmes sur le quai, elle et moi, sous les vagues blanches de la tempête. C'était le seul endroit plus ou moins éclairé. Par les feux du Transsibérien qui, s'étirant pesamment, se déversait dans la gare. Essoufflée et toute couverte de neige, la locomotive perça par son projecteur une longue colonne lumineuse dans la tourmente blanche. Les fenêtres des wagons jetèrent sur le quai des rectangles d'une lumière douce. Les tourbillons neigeux se ruèrent sur ces rectangles jaunes comme des papillons de nuit sur le halo d'un réverbère.

Déjà, les rares passagers qui devaient prendre le train à cette gare étaient montés dans leurs wagons. Déjà, ceux qui devaient descendre s'étaient noyés dans la tempête, dans les ruelles courbes de Kajdaï… Nous restions seuls, elle et moi. Voyageurs sans bagages, prêts à sauter sur le marchepied en entendant le sifflet? Ou parents improbables décidés à attendre jusqu'au bout? Jusqu'au tout dernier reflet du visage d'un proche emporté dans la nuit?

Nous sentions dans notre dos le regard du redoutable milicien Sorokine qui, le nez enfoui dans le large col de sa touloupe, faisait les cent pas sur le quai enneigé. Lui aussi attendait le sifflet du départ. Il semblait hésiter: aller coincer la Rousse et lui extorquer trois roubles, son impôt habituel, ou bien épingler ce jeune paysan, moi, le traîner dans un petit bureau enfumé pour s'amuser, un bout de nuit, à lui faire peur. Ce qui déconcertait cet homme obtus, engourdi, c'était notre couple. Conscients de la présence menaçante de ce gardien de la paix véreux, nous nous étions peu à peu rapprochés l'un de l'autre. A deux, nous devenions étrangement inattaquables. C'était surtout moi qui la protégeais. Oui, je protégeais cette grande femme vêtue d'un manteau d'automne qui lui cachait à peine les genoux. La main sur la boucle de la ceinture, je bombais la poitrine, en fixant le carré lumineux de la fenêtre qu'elle fixait, elle aussi. Le milicien ne parvenait pas à nous dissocier: et si ce jeune villageois était quelque neveu ou cousin de la Rousse?

La neige fraîche gardait l'empreinte de nos pas qui se rapprochaient imperceptiblement. Et derrière la fenêtre, dans un compartiment calfeutré, se laissait deviner une silhouette féminine. Les gestes calmes du soir. Le grand verre de thé chaud sur lequel on doit souffler longuement, le regard perdu dans cette tempête blanche qui fait crisser la vitre. Ce regard s'arrête distraitement sur deux ombres diffuses au milieu du quai désert. Qu'est-ce qu'elles peuvent bien attendre là?

Le train, éveillé par le sifflet, s'ébranla et retira sous nos pieds le carré éclairé. La gare était toujours plongée dans l'obscurité. Notre couple n'avait plus que quelques instants à vivre…

C'est dans la lumière du tout dernier wagon que, brusquement, je retirai mes cinq roubles. Elle vit mon geste, eut un sourire un peu dédaigneux (sans doute avait-elle deviné le sens de mes allées et venues dans la salle d'attente) et inclina légèrement la tête. Je ne savais pas s'il s'agissait d'un refus ou d'une invite. Je la suivis quand même.

Nous marchâmes longtemps à travers les étroits sentiers, le long des haies recouvertes de neige. La tempête avait déjà déployé ses ailes en toute liberté et nous frappait au visage à pleine volée, nous coupant le souffle. Je marchais derrière la femme rousse qui retenait d'une main le fichu de laine noué sous son menton et rabattait de l'autre les pans de son manteau. Je voyais ses jambes qui se découvraient par moments et je ne comprenais plus rien, assourdi par le sifflement du vent, exténué par l'acuité du désir. «Où allons-nous? disait en moi une voix sourde, étrange. Et quel sens caché ont ces jambes très fortes, avec le début des cuisses pleines, et ces gros mollets serrés dans des bottes de cuir noires? Et ce corps en manteau trop léger? Qu'est-ce qui le lie à moi? Ce corps sous sa mince enveloppe de tissu, sa chaleur que je sentais déjà profondément pénétrer en moi… Pourquoi cette densité chaude et vivante sous ce ciel froid, au milieu des rues mortes?»

Nous piétinâmes longtemps à travers la ville noire et blanche. Et avancer dans la tempête, contre les rafales, ensommeille. Le crissement des pas, le chuchotement du vent qui glisse sous la fourrure de la chapka et murmure à l'oreille la plainte des flocons fondant sur le visage… À un moment, je sentis voler dans le vent l'odeur du cèdre brûlé, l'odeur du feu. Je levai la tête, je regardai la femme qui marchait devant moi. D'un regard tout autre. Il me sembla soudain qu'elle m'amenait dans une maison qui m'attendait depuis longtemps, et qui était ma vraie maison, et que cette femme m'était l'être le plus proche. Un être que je retrouvais miraculeusement sous cette tempête de neige.


C'était une isba au bout de la bourgade, une bâtisse tapie au fond d'une courette enneigée. La femme rousse – qui ne m'avait pas adressé un mot depuis la gare – sourit tout à coup et lança d'un ton presque joyeux, en montant sur le perron en bois:

– Nous voilà arrivés. Bienvenue au marin!

Cette voix eut une étrange résonance à cette frontière entre la fureur blanche de la tempête et l'intérieur noir de l'isba. Une réplique de quelque rituel qu'elle se mettait à exécuter, une fois la frontière franchie. C'est là où je devenais son homme, son client.

Nous traversâmes l'entrée sombre, montâmes quelques marches qui émirent un grincement sous nos pas. Elle poussa la porte, tapota sur le mur en cherchant l'interrupteur, appuya sur lui à plusieurs reprises. Puis poussa un ricanement enjoué:

– Ah, la sotte! Toute la ville joue à colin-maillard et moi, vas-y, tourne, dynamo!

Je l'entendis ouvrir un tiroir, craquer une allumette. La pièce s'éclaira du halo diffus d'une bougie. Ce fut sans doute cette flamme vacillante qui brisa ma vue. Les gestes, les mots, les odeurs se mirent à se détacher de l'obscurité tremblante. Un à un, sans suite. Ils jetaient des ombres de gestes, de mots, d'odeurs.

Son profil se découpa sur le mur – noir sur jaune – et le verre dont elle renversait le contenu brun entre ses lèvres qui absorbaient avidement. Elle remplit le même verre, me le tendit. Je reconnus la boisson locale: l'alcool mélangé à la confiture de canneberge. Il pénétrait en moi comme l'une des ombres qui glissaient sur le mur nu de l'isba. Il brûlait, m'écorchait le palais, m'emplissait d'obscurité. Comme avant, je ne voyais que les fragments. La bougie était restée dans la pièce voisine, et ces morceaux s'éteignaient, devenaient mats. Tout se brisait. Un éclat: son torse surgissant devant mes yeux dans sa blancheur forte, effrayante. (On n'imagine jamais à quel point ça peut être large!) La blancheur teintée d'ombre jaune. Cette tache claire se noya aussitôt dans l'obscurité qui explosa en faisant jaillir les grincements métalliques du lit. Un autre fragment: sa main, grande, rouge, qui tirait la couverture sur mon épaule nue. Avec une sollicitude et une insistance absurdes. Et puis, une statuette de faïence sur l'étagère près du lit: une ballerine élancée avec son partenaire. Je vis soudain très près leurs visages lisses, leurs yeux immobiles.

Et tout ce qui se passa au creux de ce lit, sentant la fumée froide et le parfum sucré, n'était que les tentatives saccadées et vaines de rassembler ces éclats.

Par hasard, par crainte de ne pas faire ce qu'un homme devait faire, j'attrapai un sein, lourd, froid. Il ne répondait pas à l'étreinte des doigts. Je le relâchai, comme on repose dans l'herbe un oiseau mort. J'essayai d'écraser de tout mon poids ce corps qui se dispersait dans l'ombre, de le retenir dans l'unité du désir. Mon visage se noya dans les boucles rousses. Et je tombai de nouveau sur un fragment à part – les gouttes de neige fondue dans ses cheveux. Et une boucle d'oreille, toute simple, usée, qui glissa vers mes lèvres…

J'avais cru que l'amour aurait l'intensité de notre plongeon nocturne dans la neige, Samouraï et moi, sous le ciel glacé. Cet instant unique où le feu du bain et le froid des étoiles donnaient naissance à une fusion fulgurante. J'avais cru qu'il n'y aurait rien à toucher, à palper, à reconnaître, car tout serait un toucher brûlant. Que je serais tout entier, de l'extérieur et de l'intérieur, l'organe de cet indicible toucher…

La prostituée rousse dut deviner mon embarras. Elle écarta pesamment ses jambes en me laissant glisser dans son aine. Son corps se rassembla, se tendit. Sa main pénétra sous mon ventre, m'attrapa, me plongea en elle. Avec un geste précis, habile. Elle semblait m'accorder, me brancher à sa chair… Et, se cabrant légèrement, elle me secoua, me poussa à l'action.

Je me tortillai entre ses grosses cuisses. Je m'accrochai à ses seins qui se livraient avec une résignation molle, paresseuse. Mon ventre semblait élargir sous le sien une grande plaie gluante, chaude.

La matière de l'amour était donc telle: glissante, visqueuse. Et les amants, pesants, essoufflés. C'était comme si chacun, péniblement, tirait le corps de l'autre… Mais où?

Tout cela je ne le compris que plus tard. Je le revis après, quand, me courbant sous les rafales, je courais en me sauvant de ce lit au fond vaseux, et de cette isba sentant la fumée froide. Ma joue brûlait des deux terribles gifles. La prostituée rousse m'avait frappé avec une exclamation rauque, avec un regard haineux.

Je courais vers le grand pont qui s'élançait au-dessus de l'Oleï. Je m'enfonçais dans le déferlement blanc sans réfléchir à ce que j'allais faire. Tout était trop clair pour y penser. Clair comme l'abîme blanc qui s'ouvrirait à mes pieds, sur le sommet du pont. C'est dans cet abîme qu'il faudrait fuir le regard de la femme rousse. Son regard et cet horrible gâchis qu'était l'amour. Enjamber la rampe et se sauver de la vision qui se précisait peu à peu dans ma tête…


Cette vision surgit lorsque, au milieu de mes agitations fébriles sur son grand corps, la lumière brilla. Absurdement, le courant revint. Une grande ampoule figea la chambre dans une stupéfaction livide. La prostituée rousse plissa les paupières, le visage crispé dans une grimace de dégoût. Je regardais ce large visage. Ce masque fortement maquillé. Ce fard fatigué. Ces pores brillants. Je le sentais sans défense sous cette lumière crue. Piégé par cet idiot retour du courant. Mais moi aussi j'étais pris au piège. Je ne pouvais pas détourner le regard. Le masque l'immobilisait. Je me débattais à quelques centimètres de cette grimace douloureuse. J'eus une étrange pitié de ce visage, et c'est à ce moment que le désir éclata.

Je ne savais pas si ce que j'éprouvais était peur, pitié, amour ou dégoût. Il y avait ce visage avec sa grimace touchante, ces lèvres rouges au souffle douceâtre d'alcool, ces cheveux d'un roux sombre pailletés de gouttes… Et ce spasme violent tordant mon ventre – cette réplique déformée de notre extase nocturne dans la neige sur la rive de l'Oleï.

Je pus juste entrevoir l'éclat du ciel noir empli de constellations… La prostituée rousse laissa retomber ses cuisses, me repoussa légèrement pour se libérer. Elle me débranchait de son corps…

Il n'y avait pas la chaleur humide du bain où j'aurais pu me remettre. Pas l'odeur grisante du cigare de Samouraï. Une lumière impitoyable, à la blancheur sèche et farineuse. Je vis la femme rousse se lever, se mettre debout au milieu de la chambre. Sa nudité m'effraya. Surtout vue de dos. J'espérais qu'elle allait éteindre. Mais elle se mit à se rhabiller. Son corps s'exécutait avec peine, se balançant maladroitement tantôt sur une jambe, tantôt sur l'autre. Je voyais de temps en temps son profil incliné vers les vêtements qu'elle boutonnait. Ses lèvres remuaient lentement, comme si elle s'adressait à elle-même des paroles silencieuses. Ses paupières étaient lourdes, ensommeillées. L'effet de l'alcool devait la gagner de plus en plus.

Enfin, elle se retourna, probablement pour m'inciter à me dépêcher. Nos regards se croisèrent. Ses yeux s'arrondirent. Elle me vit! Ses lèvres tremblèrent. En portant sa grosse main à la bouche, elle réprima un cri. On n'entendit qu'une sorte d'étranglement sourd.

Laissant son chemisier à moitié déboutonné, elle se jeta vers une petite armoire, l'ouvrit d'un geste violent, en tira une bouteille. Puis, sans me donner la moindre explication, elle s'assit sur le bord du lit, à côté de moi, et rejeta la couverture. Je n'eus pas le temps de réagir. Elle se versa dans le creux de la paume ce que je crus de l'eau et se mit à me frotter fortement le sexe et le bas-ventre. Interdit, je me laissai faire. Le frottement me brûlait la peau. L'eau se révéla être de l'alcool… De temps à autre la femme me jetait un regard que je ne savais pas comprendre. Il était à la fois douloureux et attendri. Comme celui que je remarquais chez la mère d'Outkine quand ell voyait son fils clopiner à travers la cour.

D'ailleurs, il n'y avait plus rien à comprendre. Ce que je vivais ne se prêtait tout simplement pas à la pensée. La brûlure de l'alcool, incompréhensible elle aussi, était plutôt bienvenue: elle répondait à l'ivresse qui envahissait lentement chaque recoin de mon être.

C'est cette ivresse qui me libéra de tout étonnement. Ce qui m'arrivait devenait absurdement naturel. Et cette femme rousse qui, avant de ranger la bouteille, se remplissait un verre aux bords maculés de son rouge à lèvres. Et la lumière qui soudain s'éteignait de nouveau. Et ce paquet de vieilles photos qu'elle apportait en même temps que la bougie…

Tout était naturel. Cette grande femme au chemisier déboutonné, assise à côté de moi et qui étalait sur la couverture ces clichés noir et blanc. Elle pleurait silencieusement et chuchotait des explications que je n'entendais pas. Je ne voyais pas les photos, je vivais leurs images ternies. C'était presque toujours une femme jeune et souriante qui se protégeait les yeux du soleil. Elle tenait dans les bras un enfant qui lui ressemblait. Parfois, à côté d'eux, apparaissait un homme habillé d'un pantalon large et d'une chemise au col ouvert que plus personne ne portait depuis longtemps. Et je respirais l'air de ces journées inconnues que je reconnaissais dans la lumière vacillante de la bougie. Un bout de rivière, l'ombre d'une forêt. Leurs regards, leurs sourires. Leur complicité de famille. Malgré moi, je vivais cette joie des gens étrangers. Les commentaires que la femme rousse me donnait à travers ses larmes silencieuses évoquaient toujours cet été paradisiaque. Et puis la fatale dispersion de la chaleur concentrée sur ces clichés jaunis. Quelqu'un était parti, disparu, mort. Et le soleil qui obligeait la jeune femme à plisser les yeux sur les photos s'était transformé en ce halo trompeur des trains de nuit à la gare enneigée de Kajdaï…

La bordure des photos était ouvragée. Celui qui l'avait découpée devait rêver à cette longue histoire de famille qu'elles allaient évoquer un jour, rassemblées dans un album. Je prenais un cliché, je caressais ce bord façonné, je sentais sur mon visage le vent des journées ensoleillées, j'entendais le rire de la jeune femme, les criaillements de l'enfant…

La flamme de la bougie s'étirait, palpitait, la tempête se débattait bruyamment dans la cheminée, le feu ravivé embaumait l'obscurité de senteurs chaudes, pénétrantes. L'ivresse détacha cet instant de ce qui l'avait précédé. L'isba de la femme rousse devenait ma maison retrouvée. Et cette femme assise à côté de moi était un être proche dont je mesurais désormais l'absence…

Quand les photos furent épuisées, la femme essaya de me sourire à travers la brume des larmes. En fermant les yeux, elle s'inclina vers moi. D'une main hésitante j'effleurai son épaule. Tout se mélangea dans ma jeune tête avinée. La femme était ce corps, et cette soirée de tempête, et cet instant à l'odeur du feu… Et c être retrouvé. J'eus envie de m'accrocher à elle, de vivre à l'ombre de son corps, au rythme de ses soupirs silencieux. De ne pas quitter cet instant.

Elle toucha mon front de son menton. Mes mains frôlèrent le col de son chemisier, touchèrent à ses seins. Je fermai les yeux…

Elle me repoussa avec violence. J'aperçus sur le mur le va-et-vient d'une ombre rapide. Ma tête tressaillit de deux claques sonores. Je revenais à moi.

Elle se tenait debout, le visage fermé, dur.

– Je… Ça… balbutiai-je, complètement perdu.

– Fous-moi vite le camp, petit salaud! dit-elle d'une voix fatiguée, écœurée.

Et, d'une brassée, elle me jeta mes vêtements.


Si je ne me jetai pas tout de suite dans l'abîme blanc, c'est qu'en arrivant au sommet du pont je constatai qu'il n'y avait plus de moi. Il n'y avait plus personne à précipiter vers la rivière gelée.

Il existait bien une ombre d'autrefois – cet adolescent qui captait avidement tout récit sur l'amour, ce guetteur de confidences sexuelles lâchées par les gros bûcherons dans la cantine d'ouvriers. Une ombre méconnaissable.

Il y avait cet autre qui, quelques instants auparavant, se débattait entre les cuisses d'une femme inconnue, les yeux fixés sur son visage écrasé par la lumière impitoyable. C'était aussi un étranger.

Quant à celui qui venait de découvrir les vieilles photos, c'était un être que je n'avais jamais rencontré en moi…

Je me retrouvai sur le pont avec quelques loques de moi qui se dispersaient dans l'obscurité fouettée par la neige. Le vent était si violent qu'il semblait vider mon corps de toute la chaleur de ma courte touloupe. Je ne sentais plus mes lèvres, ni mes joues recouvertes d'une laque de cristaux. Je n'étais plus.


Le malheur et aussi la folie ont leur propre logique…

C'est suivant cette logique que le pont s'éclaira subitement. Les phares d'un camion attardé, intempestif, fortuit, fou. Le chauffeur aurait dû traverser le pont à toute vitesse et disparaître en poursuivant son objectif obscur. Mais il freina brusquement. Car, justement, il n'avait pas d'objectif. Outre cette course absurde à travers la tempête. Tout simplement il était ivre. Ivre et triste. Comme cette bagarre à laquelle il venait de participer sur le perron du magasin de vins, sous un réverbère terne. La lumière s'était éteinte, et il ne pouvait même pas frapper celui qui lui avait incisé la joue avec un tesson de bouteille. On s'était dispersé dans l'obscurité en jurant…

Maintenant, il fallait surtout ne pas s'arrêter. Les deux taches jaunes des phares étaient l'unique source de lumière, et le ronflement du moteur l'unique réserve de chaleur. Oui, les battements de son cœur ivre et ce moteur. L'univers tout entier était noir malgré la neige.

Et s'il s'arrêta soudainement au sommet du] pont, c'est parce qu'il avait dû capter la présence d'une minuscule parcelle de vie dans ce défilé glacial. Il vit une ombre figée derrière la rampe, agrippée à sa barre en fonte. Ombre qui semblait attendre l'extinction finale de cette dernière étincelle. Quand les doigts transis se relâcheraient…

Ou peut-être, tout simplement, il aperçut cette silhouette solitaire et sa pensée brumeuse imagina une femme. Celle qu'on pouvait héler et rendre heureuse avec les restes de vodka dans une bouteille qu'il cachait derrière le siège. Quelque fille perdue dont toute la vie était un peu ce balancement sur la rampe d'un pont nocturne. Un corps chiffonné qu'il pourrait mettre sur l'étroite banquette derrière les sièges. Une femme qu'il pourrait «faire».

Ou, peut-être, devinant de quelle ombre il s'agissait, s'en voulut-il de ses pensées et même eut-il pitié de cette fille frigorifiée qu'il voulait déjà tirer dans sa cabine.

Peut-être… Allez savoir ce qui se passait dans la tête d'un camionneur sibérien ivre, homme fort et rude, aux avant-bras recouverts de tatouages (ancres, croix sur une pierre tombale, femmes aux gros seins), une joue couverte de sang séché, et des yeux gris tristes, obligés de percer la rame de l'ivresse?

Il vit une ombre, pensa à un corps facile étalé sur la banquette, sentit une lourdeur agréable dans le bas-ventre. Et il s'indigna: toute la vie est commandée par cette lourdeur. La bouffe, la femme, le sang! Il freina, sauta dans la neige en claquant la portière. Se frottant la joue avec une boule gla-cée qu'il ramassa sur le rebord de la ridelle, il alla vers l'ombre. On ne voyait plus rien à trois pas. Les vagues neigeuses étaient si denses qu'on aurait cru que la terre elle-même basculait, se renversait dans l'Oleï. Le chauffeur tapa sur l'épaule de celui qui se tenait derrière la rampe, au-dessus de l'abîme blanc de la rivière. Puis jeta un regard en bas, en écarquillant les yeux. C'était le vide, la frontière invisible d'un au-delà vertigineux. Il empoigna le col de la courte touloupe recouverte de neige, le tira par-dessus la rampe.

– Qu'est-ce que tu fabriques là? demanda-t-il en traînant son fardeau vers le camion. Où tu t'es soûlé comme ça, imbécile? Moi, à ton âge, je bossais déjà à l'usine! Et eux, maintenant, ils ne pensent qu'à se soûler la gueule.

L'ombre ne donnait aucune réponse. D'ailleurs, le camionneur posait ses questions plutôt pour lui-même, pensant à toute autre chose. A cet abîme sans nom, à cette solitude qu'il venait de croiser dans la nuit, à ce mince filet de chaleur que l'ombre glacée irradiait encore.

Il continuait à parler ainsi dans la cabine. Le vent de la tempête l'avait éveillé, l'avait rendu bavard. Ce furent ces bribes nocturnes que je perçus les premières, quand, lentement, je me mis à remplir de moi l'ombre inanimée secouée par les cahots de la route.

Je me réchauffais, je redevenais moi. Il me fallait endosser ma nouvelle identité. Les étrangers méconnaissables se rassemblaient de nouveau en moi: et ce puceau d'il y a quelques jours, ce guetteur des confidences adultes, et ce jeune corps fébrile déchirant de son sexe le ventre d'une prostituée, et cette silhouette dans la tempête, en attente du dernier pas, de la défaillance de ses doigts transis… Tout cela, c'était moi!

L'homme me demanda où j'habitais, lut la réponse dans le tremblement de mes lèvres que je maîtrisais encore mal. Je le dévisageai. Son visage bouffi par le froid, l'alcool, les coups qu'il venait de recevoir. Ses larges poignets velus. Ses mains couvertes de cicatrices luisantes, ses gros doigts aux ongles larges et racornis…

Et sans pouvoir aller jusqu'au bout de ma pensée, je sentis: je suis maintenant comme lui, oui, je suis dans son cas, dans sa peau, à quelque différence près. Au lieu de l'immense joie que j'attendais depuis des années à ce tournant de ma vie, un désespoir cruel! Comme lui… Bientôt les mêmes mains tatouées sur le volant d'un lourd camion, le même visage, la même odeur de vodka. Mais surtout la même expérience avec les femmes. Je regardais de biais ses lourdes jambes, j'imaginais avec quelle force elles devaient écarter les cuisses des femmes. Les cuisses de la femme… De la femme rousse! Je sentis quelque chose tressaillir en moi: bien sûr qu'il l'a «faite». Avant moi…

– Qu'est-ce que tu as à me reluquer comme ça? bougonna-t-il, en remarquant l'intensité de mon regard. De toute façon on ne peut pas aller plus vite. T'as vu la route?

Les essuie-glaces rejetaient à chaque passage une épaisse couche de neige collante. La taïga semblait seule guider le camion qui s'enfonçait péniblement dans la tempête.

Je détournais le regard. Plus besoin de regarder mon homme: il était ma réplique exacte, quelques années en plus…

Maintenant, je savais précisément ce qui allait se produire. Je savais qu'il nous restait quelques minutes à vivre!

J'attendais le Tournant du Diable. Le chauffeur, ivre comme il était, allait sûrement le manquer. Je voyais déjà une longue glissade oblique du camion, les tours de volant acharnés et inutiles, j'entendais le moteur qui s'étranglerait dans un rugissement impuissant. Et la percée noire dans la glace qui était à cet endroit toujours très fine, à cause des sources tièdes dans le lit de l'Oleî.

J'avalais ma salive nerveusement, en scrutant la route. J'étais comme la balle d'un revolver prêt à tirer. Les brèves pensées brûlantes, les images-brûlures portaient la tension à son comble. Ces mains posées sur le volant avaient écrasé les seins de la femme rousse. Tous les deux, nous nous étions englués dans la même plaie moite sous son ventre. Tous les deux, nous nous débattrions toujours dans le même espace exigu au bord de l'infini sibérien: les rues mornes du chef-lieu, les cabines des camions puant le gasoil, la taïga mutilée, pillée, hostile. Et cette femme rousse. Ouverte à tous. Et cette nuit de tempête qui nous coupait du monde. Et cette cabine étroite remplie de chair homogène, souillée, et qui allait disparaître. Les ongles de mes doigts agrippés à une poignée devinrent tout blancs…

Le chauffeur freina et me lança en souriant:

– Avant ce putain de tournant, il faut déverser un peu…

Je le vis ouvrir la portière, descendre sur le marchepied et commencer à déboutonner son pantalon ouaté. Mon attente était si frénétique que je perçus dans son sourire un sous-entendu qui semblait dire: «Hé, hé! et alors, petit morveux, tu pensais m'avoir avec ton fichu tournant? Pas si bête!»

Je compris que ce monde noir et absurde était doté, en plus, d'une ruse méfiante et sournoise. Ce n'était pas si facile de l'anéantir, en se tuant. Tout en glissant sur la lame de rasoir, ce monde savait s'arrêter brusquement et sourire avec cette bonhomie rusée. «Une femme rousse, dis-tu? Les photos étalées sur la couverture? Le premier amour? La solitude? Et moi, regarde! Je vais déboutonner mon pantalon et pisser sur tous vos premiers amours et solitudes!»

Je sautai du camion et me mis à courir en sens inverse, suivant les traces de ses roues…

Contre toute attente, je n'entendis ni les appels de l'homme ni le bruit du moteur. Non, le chauffeur ne cria pas, ne se lança pas à ma poursuite, ne fit pas demi-tour pour me rattraper… M'arrêtant une vingtaine de mètres plus loin, je ne discernai plus les contours du camion, ne distinguai aucun bruit. Le tumulte blanc, le sifflement féroce du vent dans les branches des cèdres, plus rien. Le camion avait disparu! En reprenant ma route, je me demandais si la femme rousse, le pont, ce chauffeur ivre n'étaient pas un songe. Une sorte de délire pareil à celui que j'avais eu un jour, malade de la scarlatine… Même les traces des roues que je suivais devenaient de moins en moins visibles, pour s'effacer bientôt…

Je retrouvai les rues noires de Kajdaï. Machinalement, je me dirigeai vers la gare. J'entrai dans le grand hall à peine éclairé. D'ailleurs, c'était surtout le reflet blanc de la tempête qui emplissait cet espace désert d'une luminescence un peu irréelle.

Je m'approchai de l'horloge. Il était dix heures et demie. Le Transsibérien était parti à neuf heures. Ébahi, je ne parvenais pas à faire ce calcul simple, tant son résultat me paraissait ahurissant. Tout cela n'avait été vécu qu'en une heure et demie! L'attente interminable devant le kiosque, l'isba de la Rousse, son corps et cette douleur qu'on appelait «amour», ma fuite, l'éternité glacée sur le pont, le camion ivre… Sa disparition, mon retour.

Alors, comme pour augmenter encore l'irréalité de ce que je vivais, une voix derrière mon dos, celle du sous-chef de station probablement, précisa à l'intention d'un voyageur:

– Oh, vous savez, d'ici que ça finisse de neiger… Vous avez vu, même le Transsibérien était obligé de revenir. Il avait à peine quitté la gare, et il y avait déjà un mètre de neige sur les voies…!

Je poussai la porte vitrée, je sortis sur le quai. Cette masse de wagons endormis était donc le Transsibérien! Ses fenêtres miroitaient faiblement dans le reflet bleu des veilleuses au plafond de chaque compartiment. On devinait à travers le ramage du givre leur confort silencieux. Et la présence de la belle Occidentale qui était donc restée fidèle à notre rendez-vous. Je me souvins d'elle, ou, plus précisément, de mes guets d'autrefois près de l'isba d'aiguilleur; je m'en souvins avec une telle intensité que les événements de cette soirée se transformèrent définitivement en un fantasme particulièrement réussi. Craignant de briser cette assurance, je revenais à la gare. Il n'y avait donc rien eu. Rien… Rien!

La porte d'en face, celle qui donnait sur la place devant la gare, s'ouvrit. Dans la pénombre du hall, je vis une femme entrer, qui jetait autour d'elle des coups d'œil rapides. Elle portait un manteau d'automne et un gros châle de laine. Elle vint à moi, comme si me trouver là était la chose la plus naturelle. Je la regardais s'approcher. Il me sembla qu'elle n'avait plus de visage. Ses traits, sans maquillage, délavés – lavés par la neige ou par les larmes -, n'étaient que de vagues contours d'aquarelle. De son visage on ne voyait que l'expression: une clarté de souffrance et de fatigue extrêmes.

– Allons-y, tu vas passer la nuit chez nous, dit-elle d'une voix très calme et à qui on ne pouvait qu'obéir.