"Les Pardaillan – Livre III – La Fausta" - читать интересную книгу автора (Zévaco Michel)IV LE BOURREAU Le soir de ce jour, sous la sérénité pâle du crépuscule, Paris gardait encore de profonds tressaillements. L’échauffourée du matin en place de Grève semblait se prolonger par des grondements qui parfois se répercutaient, on ne savait pourquoi; des groupes de bourgeois cuirassés, casqués, la pique, la hallebarde ou l’arquebuse aux poings, s’entretenaient aux carrefours; des patrouilles d’hommes d’armes passaient lourdement; par moment, quelque seigneur suivi de son escorte de cavaliers trottait au long des chaussées. Bourgeois, soldats, seigneurs avaient la croix blanche de la Ligue sur la poitrine ou bien, autour du cou, le chapelet signal de ralliement; car on venait de fonder la confrérie du Chapelet et tout Paris en était; malheur à ceux qui ne portaient aucun de ces deux signes. Il ne faisait plus jour, pas encore nuit; peu à peu les bruits s’éteignaient, et du ciel, mêlées aux dernières clartés tombaient les premières ombres qui allaient envelopper la silhouette capricieuse et tourmentée du vieux Paris, ses toits aigus, ses ruelles étroites et tortueuses, ses hérissements de tourelles, de cloches et de girouettes, ce grand lac de tuiles verdies par les mousses, parsemé de ces îlots formidables, sombres et menaçants qui s’appelaient le Temple, le Louvre, le Grand Châtelet, la Bastille… Ce fut à cette heure indécise que quatre hommes portant une civière s’approchèrent de la voiture de Belgodère demeurée sur la place de Grève. Sur la civière, il y avait un cercueil vide. Dans la roulotte, une torche de résine était allumée; ses lueurs fuligineuses jetaient de vagues reflets rouges sur le corps de la Simonne étendue toute raide sur sa couchette et, se jouant parmi les fleurs épandues, allaient lécher de leurs rapides et funèbres caresses le visage livide de la morte. Près de la torche, Violetta agenouillée, affaissée, les yeux fixés sur la figure aimée de celle qu’elle appelait sa mère; parfois sa main, doucement, arrangeait les fleurs ou les cheveux, ou bien touchait le front glacé, comme d’un furtif baiser; elle ne pleurait pas, n’ayant plus de larmes… L’ombre, lentement, grimpait aux coins de la roulotte. Dans cette ombre, au fond, Saïzuma la bohémienne, assise, immobile, muette statue de l’indifférence, loin, bien loin de ces choses, perdue dans le chaos de ses douleurs obscures. Près d’elle debout, les bras croisés, la lèvre crispée par la haine satisfaite, l’œil rivé sur Violetta, avec d’étranges et brusques lueurs rouges, Belgodère guettait… Les quatre hommes entrèrent et déposèrent le cercueil au long de la morte. – Voilà! fit l’un; nous venons enlever cette hérétique de bohème… – Bien entendu, ajouta un autre, il n’y a pas de prêtre; la défunte s’en est passée pendant sa vie: elle s’en passera pour sa dernière promenade. Belgodère approuva d’un signe de tête et dit simplement: – Hâtons-nous… – Oh! ricana un porteur, vous êtes pressé, mon compère! Il paraît que vous ne voulez pas faire attendre messire Satan!… Allons, la belle enfant, gare!… Violetta, secouée d’un long frisson, s’était jetée sur la Simonne, et doucement, à mots imperceptibles, brisés de sanglots, lui parlait, lui disait l’éternel adieu… Rudement, Belgodère l’arracha à la funèbre étreinte: Violetta se releva, recula, les mains sur les paupières, le cœur défaillant, balbutiant encore: – Adieu, maman… ma pauvre maman Simonne… adieu pour toujours… Lorsqu’elle osa regarder, la Simonne était dans le cercueil!… Alors l’enfant eut un grand cri. Sa douleur jaillit, fusa, éclata… Elle retomba à genoux, toute palpitante, les lèvres tremblantes, et se mit, à pleines brassées, à entasser des roses dans la bière. L’instant d’après, ce fut fini! Le couvercle était jeté sur la morte. La Simonne avait disparu à jamais. Et le secret que son agonie avait voulu crier, le secret de la naissance de Violetta était cloué avec elle dans la bière!… D’eux-mêmes, les porteurs placèrent le reste des fleurs sur le cercueil. Ils le descendirent… le déposèrent sur la civière. Et déjà, ils se mettaient en route. – Viens, dit alors Belgodère d’une voix étrange. Violetta jeta sur lui des yeux égarés par le désespoir de cette minute affreuse. – Viens donc! reprit le bohémien avec un sourire effrayant. Tu ne veux pas laisser ta mère s’en aller toute seule!… Allons, je te permets de l’accompagner… Ce fut presque un cri de joie qui râla dans la gorge de la jeune fille. Pour la première fois depuis de longues années, elle leva sur Belgodère un regard où il y avait une aube de reconnaissance étonnée… – Je ne suis pas aussi mauvais diable que tu le penses! grommela le bohémien en haussant les épaules. Violetta s’élança… Accompagner sa mère jusqu’au cimetière! Pour cette pauvre enfant, c’était une consolation… triste consolation! Et les patrouilles qui sillonnaient Paris purent voir avec un frisson d’étonnement et de pitié ce pauvre cercueil fleuri comme un cercueil de princesse, qui s’en allait par les rues déjà obscures, suivi seulement par une jeune fille qui marchait en pleurant… Belgodère avait quitté la roulotte en disant à ses deux hercules assis sur les marches: – Ramenez la voiture à l’auberge. Peut-être ne rentrerai-je pas cette nuit… Et quant à Violetta, ajouta-t-il plus sourdement, elle ne rentrera jamais!… Il s’éloigna alors à grandes enjambées, et d’assez loin, sombre, oblique, rasant les murs, se mit à suivre Violetta qu’il couvait de son œil luisant, comme la bête de proie suit sa victime à la piste, sans bruit, dans la nuit des grands bois solitaires. Au moment où Violetta se mit en marche derrière la lugubre civière, un homme abrité sous l’auvent d’une maison de la place, la tête couverte d’une cape noire qui retombait sur son visage, à demi penché, palpitant, la suivit d’un morne regard jusqu’à ce qu’elle eût disparu. – La victime est en route, murmura-t-il alors. Il me reste à prévenir le sacrificateur! Effroyable besogne!… Pauvre infortunée! Le hideux bohémien te mène… et là-bas, t’attend Fausta, l’implacable Fausta!… Cet homme frissonna comme s’il eût fait grand froid. Alors il quitta le recoin d’où il avait guetté le départ de Belgodère et de Violetta, se dirigea vers le pont de Notre-Dame qu’il franchit, et pénétra dans le dédale de la Cité. Entre la cathédrale, formidable de son silence, et le Palais d’où sortaient les sourdes rumeurs du Parlement assemblé en séance de nuit, vers le milieu de la rue Calandre, dans un terrain vague en bordure du Marché Neuf achevé depuis deux mois, s’élevait une maison basse, honteuse, un logis écarté, en quarantaine parmi les logis voisins. Le jour, les hommes s’écartaient de cette demeure en grondant une imprécation. Les femmes qui passaient par là pâlissaient et faisaient un signe de croix. En ce logis, dans une pièce froide, aux meubles sévères, aux murailles nues qui s’ornaient seulement d’une grande croix d’ébène, une sorte de colosse pensif était assis dans un large fauteuil, le coude sur une table servie, le front dans la main, tandis qu’une vieille servante allait et venait à pas furtifs. – Vous ne mangez donc pas, maître Claude? demanda la femme en s’arrêtant. Le géant fit un geste d’indifférence et de lassitude. – Toujours ces affreux souvenirs de votre ancien métier, reprit-elle au bout d’un silence. – Non, dit sourdement Claude en secouant la tête. – Oh!… alors, c’est que vous pensez à l’enfant!… – Toujours! soupira Claude comme s’il se fût parlé à lui-même. Les minutes où les spectres de mes victimes ne viennent pas m’assiéger sont encore, peut-être, les plus terribles pour moi… Car alors, c’est son image, à elle, qui se dresse devant mes yeux. Huit ans, dame Gilberte! huit ans écoulés presque jour pour jour depuis qu’elle disparut comme un beau songe qui s’évanouit… Ô mon enfant, ma suave violette qui embauma ces trop courtes années de ma terrible existence, qu’es-tu devenue?… Où sont tes jolis yeux d’azur?… Où est le radieux sourire de tes lèvres?… Tout en moi, autour de moi, n’est plus que ténèbres depuis que tu ne jettes plus tes petits bras autour de mon cou en gazouillant ce nom de père qui me faisait frémir de bonheur jusqu’au fond des entrailles. Maître Claude laissa lentement retomber son poing noueux, pareil à une masse. Un soupir gonfla et souleva son vaste poitrail. Et cet homme, qui semblait l’incarnation de la force animale, reprit avec une étrange douceur: – Il paraît que je n’étais pas fait pour tant de bonheur, et que j’étais condamné aux solitudes maudites! Pourtant… rappelez-vous, dame Gilberte, je n’en abusais pas de ce bonheur!… Je n’allais voir l’enfant que deux fois par semaine… c’étaient mes grandes fêtes à moi!… Mais quelles fêtes que ces jeudis et ces dimanches! ajouta-t-il avec un rayonnement sur sa physionomie fatale… Avec quels délices j’abandonnais la sinistre livrée! Avec quelle joie, dès l’aube, je mettais les habits de bourgeois sous lesquels elle me connaissait!… – Allons, allons, maître Claude, fuyez ces souvenirs qui vous tuent!… – Avec quel enivrement, continua Claude, sans entendre, je courais à Meudon!…, Le cœur palpitant, j’entrais dans le jardin. La bonne Simonne venait au-devant de moi… Et l’enfant?… Ah! la voici! Ses jolis bras tendus, elle accourt, je la saisis, je la hisse, elle me serre le cou, elle grimpe sur mes épaules en riant, en me tirant les cheveux, et en criant comme une petite folle: Mère Simonne! voici papa!… Ah! quel bon rire… Maître Claude couvrit son visage de ses deux mains… Il pleurait doucement, sans bruit… – À quoi bon vous mettre le cœur à l’envers? dit dame Gilberte. – Mon cœur!… L’enfant l’a emporté dans ses petites menottes qui si souvent ont caressé mon front!… Un matin… jour d’épouvante, jour de malédiction! C’était un jeudi… toute la vie, je m’en souviendrai… il faisait beau… cela sentait bon la fraîcheur, sous les ombrages de Meudon… j’arrive, j’appelle… pas de réponse… Bon! elles sont descendues à la Seine, sans doute? Et pourtant!… Enfin, je ne voulais pas avoir peur… J’entre dans le jardin! Pas de Simonne! Encore moins d’enfant! Je pénètre dans la maison… tout est bouleversé comme par une lutte… je veux appeler, ma voix s’étrangle… je me sens devenir fou… je sors, je crie, je hurle… rien, toujours rien!… Je cours à la Seine, je bondis dans le bois, je reviens à la maison… rien! toujours rien! L’effroyable journée!… Je tombe, le soir, sans connaissance… et lorsque je reviens à moi, je vois une femme qui me soigne… Mon enfant! Où est mon enfant!… Oh! on ne sait pas? Nul ne sait!… Tout ce qu’on sait dans le voisinage, c’est que la veille, on a vu passer une troupe de bohémiens… Comment ne suis-je pas mort! – Vous avez bien failli mourir, maître Claude, fit dame Gilberte; et lorsque vous m’êtes revenu huit jours après, tremblant la fièvre… j’ai bien cru… Un coup frappé à la porte interrompit la vieille servante et réveilla de longs échos dans la maison. Gilberte demeura immobile, saisie de stupeur… Claude se redressa violemment, le poing sur la table, le cou tendu, les yeux hagards. – Qui peut venir ici? murmura la vieille en pâlissant. – Depuis huit ans, nul n’a frappé à cette porte! gronda Claude. Qui cela peut être, sinon le malheur qui passe?… Un deuxième coup plus rude du heurtoir retentit, sourdement. Maître Claude retomba pesamment dans son fauteuil et fit un signe impérieux à la servante qui sortit. Et il demeura les yeux fixés sur la porte de la salle. L’instant d’après il entendit le bruit de la barre de fer qu’on décadenassait, de la chaîne qu’on laissait tomber, des verrous qui grinçaient… Puis il y eut un silence… Tout à coup, dans l’encadrement de la porte, un homme parut la tête couverte d’une cape noire… Claude se leva, et d’un ton raide et craintif à la fois, demanda: – Qui êtes-vous?… Homme ou spectre… que voulez-vous de moi?… L’inconnu s’avança lentement de quelques pas… Un tremblement convulsif l’agitait… Il demeura une minute sans parler; puis d’une voix basse et rauque, il prononça: – Maître, je viens requérir les services de ta profession… Claude fut secoué d’un tressaillement terrible. Un sourire livide crispa ses lèvres. Il se secoua comme pour rejeter le fardeau de ses souvenirs et il dit: – Du temps que j’exerçais mon sinistre métier, l’official et le grand prévôt seuls pouvaient me requérir. Vous n’êtes ni l’official [7], ni le grand prévôt… sans quoi vous sauriez que depuis huit ans, je me suis fait relever de mes fonctions… Allez en paix, qui que vous soyez, vous qui cachez votre visage à l’ancien bourreau de Paris!… L’inconnu ne broncha pas. D’une voix plus basse, plus rauque, il laissa tomber ces mots: – Pour moi, pour celle qui m’envoie, tu n’es pas relevé de ta fonction. Pour moi, pour celle à qui tu dois obéissance, tu es encore le bourreau… regarde! Alors il sortit de dessous son manteau sa main droite qu’il tendit. Au médius de cette main, il y avait un large anneau couronné par un énorme chaton de fer sur lequel étaient tracés des signes mystérieux. Claude jeta un coup d’œil sur ces signes. Alors un frémissement le fit chanceler! Alors aussi, il s’inclina, se courba très bas, dans une attitude de profonde humilité!… – Tu obéis?… demanda l’inconnu. – J’obéis monseigneur!… répondit Claude d’une voix étranglée. – Bien. Rends-toi à la maison du bout de l’île, derrière Notre-Dame. L’exécution est pour dix heures… Y seras-tu? – J’y serai, monseigneur!… fit Claude dans un soupir qui ressemblait à un râle. Mais dites à ceux qui vous envoient que je suis las, bien las… que l’horreur pèse sur mes nuits d’un poids trop lourd… que dussé-je être tué moi-même, je ne veux plus tuer… et que je déchirerai demain le pacte qui m’enchaîne. Il se redressa de toute sa hauteur et ajouta: – Cela dit, monseigneur, ne comptez plus sur moi… cette exécution sera la dernière!… – La dernière! fit l’homme. Soit!… Maintenant, Claude, je vais te montrer ce visage que tu me reprochais de tenir caché… – Qu’importe votre visage! gronda Claude. Puisque j’ai vu votre main… puisque j’ai vu l’effroyable anneau de fer, cela suffit!… Allez en paix, monseigneur!… – Il faut pourtant que tu me voies face à face, dit l’inconnu dans un sanglot. Car maintenant ce n’est plus au bourreau que je parle! Ce n’est plus l’envoyé de la souveraine qui te parle!… D’un geste rapide, il fit tomber sa cape et son visage apparut, pâle d’une pâleur spectrale. Claude recula, haletant, et murmura avec un indicible accent où il y avait de la terreur, du défi, du remords peut-être: – L’évêque!… Le prince Farnèse!… Le père de l’enfant!… – De l’enfant que tu me volas! gronda Farnèse. Oui, c’est moi! Moi qui t’ai maudit! Moi qui viens de te maudire encore, puisque tu n’as pas eu pitié de mon malheur! Ou plutôt, non! je ne te maudis pas. Une espérance insensée m’a soutenu jusqu’à ce jour. Oui, j’espère encore! C’est en suppliant que je viens… Écoute! Dis-moi la vérité! Sois homme une fois dans ta vie! Claude hésita un instant… puis secoua la tête. Farnèse attendait, pantelant. – La vérité! gronda enfin Claude. Je vous l’ai dite le jour que vous êtes venu, il y a près de quinze ans! Farnèse baissa la tête, comme écrasé, et chancela… – Elle est morte! reprit Claude d’une voix glaciale. Morte trois jours après que je la recueillis au pied du gibet… morte dans les bras de la femme à qui je la confiai… Le cardinal prince Farnèse ne dit plus rien. Il leva les bras au ciel et les laissa lourdement retomber. Puis il ramena sa cape sur sa tête et, avec un lugubre gémissement, se dirigea vers la porte. Claude, rapidement, jeta un manteau sur ses épaules, suivit Farnèse et le rejoignit au moment où il mettait le pied dans la rue. Il le toucha au bras, et d’un accent de timidité farouche: – Pardon… un mot encore… Farnèse frissonna, violemment arraché à sa pensée d’insondable amertume: – Que veux-tu? – Vous ne m’avez pas dit qui je dois exécuter ce soir!… – J’ignore!… dit Farnèse, morne et glacé. – Est-ce un homme?… Une femme?… – Une femme!… Une jeune fille!… Claude frémit d’angoisse… Une jeune fille… Un être de grâce et de faiblesse qu’il allait supprimer!… – L’infortunée! murmura-t-il. À ce moment, le bronze de Notre-Dame tinta dans la nuit, et les ondulations sonores s’épandirent sur la Cité endormie en hululements d’une infinie tristesse… Les deux hommes, le cardinal et le bourreau, demeurèrent immobiles, comptant les coups. Et quand la voix de la cathédrale se tut, celle du cardinal s’éleva: – L’heure de l’exécution! dit-il sourdement. Puis, Farnèse leva la main comme pour jeter un ordre suprême, et lentement, de son pas silencieux, la tête penchée, les épaules frissonnantes, il s’en alla dans la direction du Petit-Pont. Le bourreau essuya la sueur qui inondait son front… Et il s’élança vers Notre-Dame, vers l’extrémité de l’île, vers la mystérieuse maison de la princesse Fausta, en grondant: – La dernière exécution… La dernière victime!… |
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