"Les particules elementaires" - читать интересную книгу автора (Houellebecq Michel)2Le 14 decembre 1900, dans une communication faite a l'Academie de Berlin sous le titre Si Niels Bohr est considere comme le veritable fondateur de la mecanique quantique, ce n'est pas seulement en raison de ses decouvertes personnelles, mais surtout de l'extraordinaire ambiance de creativite, d'effervescence intellectuelle, de liberte d'esprit et d'amitie qu'il sut creer autour de lui. L'Institut de physique de Copenhague, fonde par Bohr en 1919, devait accueillir tout ce que la physique europeenne comptait de jeunes chercheurs. Heisenberg, Pauli, Born y firent leur apprentissage. Un peu plus age qu'eux, Bohr etait capable de consacrer des heures a discuter le detail de leurs hypotheses, avec un melange unique de perspicacite philosophique, de bienveillance et de rigueur. Precis, voire maniaque, il ne tolerait aucune approximation dans l'interpretation des experiences; mais, non plus, aucune idee neuve ne lui paraissait a priori folle, aucun concept classique intangible. II aimait inviter ses etudiants a le rejoindre dans sa maison de campagne de Tisvilde; il y recevait des scientifiques d'autres disciplines, des hommes politiques, des artistes; les conversations passaient librement de la physique a la philosophie, de l'histoire a l'art, de la religion a la vie quotidienne. Rien de comparable ne s'etait produit depuis les premiers temps de la pensee grecque. C'est dans ce contexte exceptionnel que furent elabores, entre 1925 et 1927, les termes essentiels de l'interpretation de Copenhague, qui invalidait dans une large mesure les categories anterieures de l'espace, de la causalite et du temps. Djerzinski n'etait nullement parvenu a recreer autour de lui un tel phenomene. L'ambiance au sein de l'unite de recherches qu'il dirigeait etait, ni plus ni moins, une ambiance de bureau. Loin d'etre les Rimbaud du microscope qu'un public sentimental aime a se representer, les chercheurs en biologie moleculaire sont le plus souvent d'honnetes techniciens, sans genie, qui lisent L'apres-midi du 1er juillet etait d'une chaleur ecrasante; c'etait une de ces apres-midi qui se terminent mal, ou l'orage finit par eclater, dispersant les corps denudes. Le bureau de Desplechin donnait sur le quai Anatole-France. De l'autre cote de la Seine, sur le quai des Tuileries, des homosexuels circulaient au soleil, discutaient a deux ou par petits groupes, partageaient leurs serviettes. Presque tous etaient vetus de strings. Leurs muscles humectes d'huile solaire brillaient dans la lumiere, leurs fesses etaient luisantes et galbees. Tout en bavardant certains massaient leurs organes sexuels a travers le nylon du string, ou y glissaient un doigt, decouvrant les poils pubiens, le debut du phallus. Pres des baies vitrees, Desplechin avait installe une lunette d'approche. Lui-meme etait homosexuel, selon la rumeur; en realite, depuis quelque annees, il etait surtout alcoolique mondain. Une apres-midi comparable a celle-ci, il avait par deux fois tente de se masturber, l'?il colle a la lunette, fixant avec perseverance un adolescent qui avait laisse glisser son string et dont la bite entamait une emouvante ascension dans l'atmosphere. Son propre sexe etait retombe, flasque et ride, sec; il n'avait pas insiste. Djerzinski arriva a seize heures precises. Desplechin avait demande a le voir. Son cas l'intriguait. Il etait certes courant qu'un chercheur prenne une annee sabbatique pour aller travailler dans une autre equipe en Norvege, au Japon, enfin dans un de ces pays sinistres ou les quadragenaires se suicident en masse. D'autres - le cas s'etait frequemment produit pendant les «annees Mitterrand», annees ou la voracite financiere avait atteint des proportions inouies - se mettaient en quete de capital-risque et fondaient une societe afin de commercialiser telle ou telle molecule; certains avaient d'ailleurs edifie en peu de temps des fortunes confortables, rentabilisant avec bassesse les connaissances acquises pendant leurs annees de recherche desinteressee. Mais la disponibilite de Djerzinski, sans projet, sans but, sans le moindre debut de justification, paraissait incomprehensible. A quarante ans il etait directeur de recherches, quinze scientifiques travaillaient sous ses ordres; lui-meme ne dependait - et de maniere tout a fait theorique - que de Desplechin. Son equipe obtenait d'excellents resultats, on la considerait comme une des meilleures equipes europeennes. En somme, qu'est-ce qui n'allait pas? Desplechin forca le dynamisme de sa voix: «Vous avez des projets?» Il y eut un silence de trente secondes, puis Djerzinski emit sobrement: «Reflechir.» Ca partait mal. Se forcant a l'enjouement, il relanca: «Sur le plan personnel?» Fixant le visage serieux, aux traits aigus, aux yeux tristes qui lui faisait lace, il fut soudain terrasse par la honte. Sur le plan personnel, quoi? C'est lui-meme qui etait alle chercher Djerzinski, quinze ans plus tot, a l'universite d'Orsay. Son choix s'etait avere excellent: c'etait un chercheur precis, rigoureux, inventif; les resultats s'etaient accumules, en nombre considerable. Si le CNRS etait parvenu a conserver un bon rang europeen dans la recherche en biologie moleculaire, c'est en grande partie a lui qu'il le devait. Le contrat avait ete rempli, largement. «Naturellement, termina Desplechin, vos acces informatiques seront maintenus. Nous laisserons en activite vos codes d'acces aux resultats stockes sur le serveur, et a la passerelle Internet du centre; tout cela pour un temps indetermine. Si vous avez besoin d'autre chose, je suis a votre disposition.» Apres le depart de l'autre, il s'approcha a nouveau des baies vitrees. Il transpirait legerement. Sur le quai d'en face, un jeune brun de type nord-africain otait son short. Il demeurait de vrais problemes en biologie fondamentale. Les biologistes pensaient et agissaient comme si les molecules etaient des elements materiels separes, uniquement relies par le biais d'attractions et de repulsions electromagnetiques; aucun d'entre eux, il en etait convaincu, n'avait entendu parler du paradoxe EPR, des experiences d'Aspect; aucun n'avait meme pris la peine de s'informer des progres realise en physique depuis le debut du siecle; leur conception de l'atome etait a peu pres restee celle de Democrite. Ils accumulaient des donnees, lourdes et repetitives, dans le seul but d'en tirer des applications industrielles immediates, sans jamais prendre conscience que le socle conceptuel de leur demarche etait mine. Djerzinski et lui-meme, de par leur formation initiale de physiciens, etaient probablement les seuls au CNRS a s'en rendre compte: des qu'on aborderait reellement les bases atomiques de la vie, les fondements de la biologie actuelle voleraient en eclats. Desplechin meditait sur ces questions alors que le soir descendait sur Seine. Il etait incapable d'imaginer les voies que reflexion de Djerzinski pourrait prendre; il ne se sentait meme pas en mesure d'en discuter avec lui. Il atteignait la soixantaine; sur le plan intellectuel, il se sentait completement grille. Les homosexuels etaient partis, maintenant, le quai etait desert. Il n'arrivait plus a se souvenir de sa derniere erection; il attendait l'orage. |
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