"FRICTIONS" - читать интересную книгу автора (DJIAN PHILIPPE)
PHILIPPE DJIAN FRICTIONS
Je dois dire que s’il y en avait un qu’on ne s’attendait pas a voir, c’etait bien lui.
Ma mere s’est retournee, et elle a blemi. J’ai senti que ma machoire tombait. La derniere fois que j’avais vu mon pere, c’etait a Noel.
Durant un instant, nous sommes restes petrifies, tous les trois. Puis ma mere m’a lance un regard, m’interdisant de bouger.
Mon pere se tenait dans l’encadrement de la porte. Le vent soufflait et une fenetre a claque dans mon dos. Dans celui de mon pere, les fleurs de l’acacia etaient secouees comme des cloches. Le chien de la voisine aboyait.
Puis ma mere lui a tourne le dos. Elle s’est penchee au-dessus de l’evier et a repris ses occupations sans prononcer un mot.
Alors mon pere est entre.
En boitant.
Avec un sourire, il s’est assis en face de moi. Il m’a demande si j’etais content de le voir et, en meme temps, il jetait des coups d’?il vers elle. Et moi, je ne savais pas trop quoi lui repondre, vis-a-vis d’elle. On aurait dit qu’elle etait en flammes, car le soleil couchant eclairait le coin cuisine, mais ce n’etait pas seulement ca. Si bien que je me suis contente de hocher la tete. Ma mere, moins j’avais d’histoires avec elle et mieux je me portais.
«Va voir dehors si j’y suis», m’a-t-elle dit.
J’etais encore sous le coup de l’emotion: je me suis leve en renversant ma chaise. J’ai regarde mon pere en rougissant, puis j’ai file.
Il y avait une grosse BMW garee devant la maison. Chaque fois que je voyais mon pere, il conduisait une voiture differente. Celle de ma mere, a cote, etait franchement minable. Je me suis demande s’il allait passer la nuit chez nous. Et le cas echeant, s’il allait dormir dans ma chambre. Tout en tournant autour de sa voiture. Elle avait des sieges en cuir et un toit ouvrant. Dans le coin, on n’en voyait pas beaucoup. Il y avait meme le telephone.
Je suis parti m’asseoir sur le trottoir d’en face.
Onze ans, c’est vraiment un age a la con.
Puis mon pere est sorti. En trainant la jambe. Il a regarde autour de lui. Ensuite, il a ouvert son coffre et en a sorti un sac de voyage.
«Ca va comme tu veux?», m’a-t-il lance. Depuis qu’on ne vivait plus ensemble, c’etait sa question favorite. Et ma reponse etait toujours affirmative. En general, on n’avait pas le temps de se dire grand-chose. Il ne restait jamais tres longtemps. Et puis lui dire quoi?
Quand ma mere m’a appele, j’etais en train d’observer la voisine qui dechargeait son break. Le vent lui rabattait les cheveux sur le visage et elle retenait la portiere avec ses fesses. Elle, son mari etait mort.
Mon pere avait l’intention de prendre un avion dans la nuit. En plaisantant, il a declare que passer quelques heures ensemble n’allait pas nous tuer, mais ma mere, ce genre d’humour, elle ne l’appreciait pas beaucoup. Elle m’a dit: «Viens. On va faire des courses.» En le fusillant du regard. Quelques heures, c’etait encore trop pour elle.
Durant le trajet, elle ne m’a pas dit un mot. Elle etait si absorbee dans ses pensees qu’elle conduisait penchee sur le volant, les yeux plisses comme si elle etait devenue myope ou qu’un brouillard etait soudain tombe sur nous.
Les drapeaux du centre commercial claquaient au vent. Ma mere s’est garee sur un emplacement reserve aux handicapes, mais ce n’etait pas le moment de l’ennuyer avec ce genre de detail. Comme de lui faire remarquer que nous n’avions besoin de rien a la maison. Nous nous en etions occupes la veille. En fait, elle avait l’air completement paumee.
Nous avons abandonne le Caddie dans les rayons. Elle est restee un moment plantee devant des paquets de biscottes, puis elle m’a regarde, elle etait etonnee de ce qui se passait, puis nous avons fait demi-tour.
Nous sommes alles a la cafeteria. Le soir venait, les gens trainaient a droite et a gauche, et ma mere m’observait pendant que je buvais un Coca. Elle avait pris un alcool qu’elle avait deja avale d’un trait. Elle pianotait sur la table, avec ses ongles.
«Tu es d’accord avec moi, n’est-ce pas?», m’a-t-elle declare tout a coup. Sur un ton enerve. J’ai opine. Je me demandais parfois si elle ne me prenait pas pour lui. Si je ne risquais pas de recevoir les coups a sa place. Je me tenais sur mes gardes. Quand elle etait vraiment en colere contre moi, elle me lancait que j’etais lui tout crache et que j’etais la deuxieme erreur qu’elle avait commise dans sa vie.
«Tu as interet a etre d’accord», m’a-t-elle conseille.
A present, son regard brillait et elle fumait une cigarette en me devisageant, mais je voyais bien qu’elle pensait a autre chose. Des hommes la reluquaient, mais ca ne l’interessait pas, pour une fois. De mon cote, je m’interrogeais sur quoi j’etais cense etre d’accord. Et je n’en savais rien, pour etre franc. Je ne la comprenais pas toujours.
Quand mon pere nous rendait visite, ce n’etait meme pas la peine d’essayer.
«Qu’est-ce que j’en ai marre, a-t-elle ajoute en ecrasant brusquement sa cigarette. Si tu savais comme j’en ai marre, de tout ca.»
Tandis que nous retraversions le parking, elle me demandait pourquoi je ne repondais rien et si je n’etais pas d’accord avec elle. Et a peine etions-nous installes dans la voiture, elle m’a caresse la joue.
Mon pere avait baisse son pantalon pour examiner son genou. De loin, ma mere y a jete un vague coup d’?il et elle lui a dit qu’il ferait mieux de voir un medecin. Mon pere a ricane. Ma mere a hausse les epaules. Et ensuite, sans prevenir, elle a attrape le sac de mon pere et l’a flanque dehors. Ca m’a scie les pattes.
Mais il n’a rien dit. Il s’est leve, il a remonte son pantalon et il est alle le chercher en secouant la tete. Il en a profite pour inspecter les alentours qui baignaient dans le crepuscule et restaient silencieux.
Il est rentre en lui disant: «Te casse pas la tete.» Apres quoi, il m’a glisse un clin d’?il et il est revenu s’asseoir comme si de rien n’etait. Il a garde le sac a ses pieds. Il lui a encore dit: «T’as aucune raison de t’inquieter.» En guise de reponse, ma mere a referme violemment un tiroir de la cuisine.
J’esperais que ca n’irait pas plus loin. Le soir de Noel, mon pere avait du lui tordre un bras. Il avait ramene un type blesse qu’il avait trouve sur le bord de la route et ma mere en avait fait toute une histoire, hurlant qu’elle ne voulait pas de ca chez elle. Il n’arrivait pas a la calmer. Et ce n’etait pas faute d’essayer, mais elle ne voulait rien entendre. Pour finir, elle et moi avions dormi chez la voisine. Nous n’avions meme pas mange. Elles m’avaient envoye au lit et elles avaient discute une partie de la nuit, a voix basse. Quant a mon pere, il etait parti a l’aube. Il conduisait une Mercedes et il neigeait. Je m’etais bien doute qu’on n’allait pas le revoir de sitot.
Pendant que mon pere telephonait, ma mere m’a fait: «Reste pas la», et elle m’a charge d’une commission tout en gardant un ?il sombre sur lui. Elle n’aimait pas que je sois la quand il telephonait. Elle pouvait aussi bien m’envoyer me coiffer et me laver les dents ou ranger ma chambre, que je n’avais pourtant pas l’habitude de laisser en bordel.
Dehors, le vent etait encore chaud, l’eclairage public dansait sous les arbres et on aurait dit que la voiture de mon pere etait toute neuve, sans une egratignure, et prete a s’envoler comme une fusee. J’ai traverse la rue et je suis entre chez la voisine pendant que son chien grognait dans les fourres, meme apres moi.
Elle etait sur son canape, le journal ouvert a cote d’elle.
Sans relever la tete, elle a declare en tournant la derniere page: «Ta mere me fait rigoler.» Puis elle a plie le journal et me l’a tendu.
Elle m’a demande s’il etait la pour longtemps. J’ai hausse les epaules pour lui dire que je n’en savais rien.
Avant que je m’en aille, elle m’a serre dans ses bras. «Tu fais partie de ceux qui ont pas de bol», m’a-t-elle annonce. Elle a pousse un soupir, avant d’ajouter: «Sauf que toi, tu l’as pas cherche.» Elle ne m’a pas lache pendant un moment. Ma mere m’attrapait ainsi, quelquefois, mais ce n’etait pas la meme chose. Je me rendais bien compte qu’elle etait pas mal, pour une femme, et je savais que son mari etait mort. N’empeche que je me tenais raide comme un bout de bois, presque sur la pointe des pieds pendant qu’elle me serrait contre elle. Je pensais que j’aurais pu avoir affaire a une vieille edentee ou a une moche.
Quand je suis revenu, mon pere etait sous la douche. Ma mere a sorti un plat du micro-ondes et je me suis mis a table tandis qu’a son tour elle se plongeait dans le journal, balayant les pages a toute vitesse, les sourcils fronces a mort. Elle etait tellement tendue qu’elle en grimacait. On ne l’entendait pas grincer des dents, mais c’etait tout comme.
Apres avoir parcouru le journal, elle s’est laissee choir sur une chaise en face de moi et elle m’a fixe en serrant ses bras entre ses jambes. Elle avait l’air de se demander ce que je pensais de tout ca, mais j’aimais autant pas avoir a repondre la-dessus, alors j’ai baisse les yeux. J’ai arrondi mon dos et j’ai attendu que ca passe.
Mon pere est revenu avec son sac en bandouliere. Il l’a depose a ses pieds en s’asseyant avec nous, sa jambe blessee en extension sur le cote. Ma mere s’est levee aussitot, comme si un ressort l’avait projetee en avant. Au point que mon pere lui a fait, en prenant un air desole: «A quoi ca rime? Tu veux me dire a quoi ca rime?» Sans s’expliquer, elle a marche tout droit vers ses cigarettes. Parfois, elle se reveillait en pleine nuit pour fumer. Ca venait jusque dans ma chambre.
Il a declare que je lui donnais faim. Puis voyant que ma mere n’avait rien entendu et restait dans son coin avec sa cigarette, il a decide de s’en occuper lui-meme. Sans rien demander a personne. Et pendant ce temps-la, pas un n’a prononce un mot.
Plus tard, quand j’ai sorti les poubelles, il m’a rejoint sur le trottoir et on a examine le ciel. Je n’etais pas fichu de trouver un sujet de conversation.
«C’est une drole situation», a-t-il dit. Mais je ne voyais pas comment j’aurais pu rebondir la-dessus. J’avais le crane completement vide. Je n’arrivais meme pas a m’interesser a sa voiture. Ca m’aurait demande au moins quelques jours pour sortir de ma coquille, tel que je me connaissais. Mais on n’y pouvait rien.
Ensuite, on est alles chez la voisine.
«Est-ce que t’aurais une bande? Pour mon genou. Est-ce que t’aurais pas ca, par hasard?» Avec le chien, dans notre dos, qui sautait au bout de sa laisse, a la fois content et furieux. Ce chien-la, il ne reconnaissait plus personne. C’etait comme ca depuis que son maitre etait mort. Elle songeait d’ailleurs a s’en debarrasser.
Le genou de mon pere avait double de volume. C’etait de pire en pire. On avait presque l’impression que la peau allait se dechirer mais ca n’avait pas l’air de l’inquieter. Elle a trouve une pommade qu’il pouvait mettre en attendant et mon pere a declare que c’etait frais et que ca lui faisait du bien en etalant le truc dessus, au moins la moitie du tube.
La voisine se mettait toujours du cote de ma mere. D’apres elle, les femmes devaient se serrer les coudes et que, parfois, mieux valait ne pas avoir de mari du tout. Pendant que mon pere bandait son genou, elle le fixait par-dessus la table, en appui sur les bras.
«Je te jure qu’elle est de bonne composition», a-t-elle fini par lui sortir.
Mon pere a remonte son pantalon. «T’occupe pas de nos affaires», lui a-t-il repondu. Elle nous a raccompagnes a la porte. «Et ton fils? Tu y penses, a ton fils? Est-ce que ca t’arrive?» Mon pere a fait celui qui n’avait rien entendu. Quant a moi, ce genre de commentaire, j’aurais prefere qu’elle s’en dispense. Je me suis senti encore plus con.
Avant de rentrer, il m’a dit que, de temps en temps, un homme devait accepter d’avoir le mauvais role. «Mais te laisse pas raconter n’importe quoi, a-t-il ajoute. Prends pas tout ce qu’elles te disent pour argent comptant.»
Ma mere s’etait installee devant la tele. Aussitot, elle m’a fait signe de venir m’asseoir a cote d’elle. Comme si c’etait le seul endroit possible, le seul refuge, une ile au milieu d’un ocean dechaine par la seule presence de mon pere. M’attirant contre elle avec un air de defi qu’il a prefere ignorer.
Il a jete un coup d’oeil a sa montre.
Ma mere a soupire: «T’as pas peur de rater ton avion?» Il s’est servi un verre. J’en ai profite pour voir ce qu’il y avait sur les autres chaines mais elle m’a brusquement arrache la manette des mains: «Et toi, ca suffit comme ca!» Alors que j’avais rien fait de special.
Mon pere a dit: «C’est pas une raison pour t’en prendre a lui. Commence pas.»
La-dessus, ma mere, une voix inquietante lui est sortie de la bouche, et des flammes presque des yeux: «Non mais, de quoi tu te meles? Je voudrais savoir un peu de quoi tu te meles!»
Il a vide son verre en avalant tout d’un coup. Mais elle ne l’a pas quitte d’un ?il.
«Dis-moi un peu. T’as quelque chose a dire sur la maniere dont j’eleve mon enfant? T’as quelque chose a dire?»
Les epaules de mon pere se sont affaissees. Il s’est enfonce deux doigts dans le creux des yeux. Il etait evident que pour lui la journee avait ete rude. On pouvait le sentir tres facilement, le voir sur son visage. «Je croyais qu’on n’en parlait pas devant lui», a-t-il gemi.
Mais elle avait change d’avis. C’etait different, maintenant. C’etait comme ca. C’etait a elle de juger, affirmait-elle entre ses dents, c’etait a elle de juger ce qu’on pouvait faire ou ne pas faire en ma presence. C’etait elle qui decidait. «On est bien d’accord?» Ce qu’on pouvait dire ou pas, devant moi, c’etait elle qui s’en occupait.
Mon pere a ricane: «Et puis quoi encore?» Il a brusquement lance son verre vide par la fenetre et on l’a entendu se fracasser au loin, sur la chaussee. Puis il en a lance quelques autres, pour se calmer les nerfs, a mon avis. On les entendait se briser en mille morceaux dans le silence de la rue, d’ou j’en ai deduit que le vent etait tombe ou presque.
Ma mere a pretendu qu’il pouvait tout casser, qu’on serait bien debarrasses de toutes ces saletes qui nous entouraient. «Qu’est-ce que j’en ai marre», a-t-elle ajoute.
Sur ce, la voisine est apparue a la fenetre.
«Dis donc, a-t-elle fait a mon pere, qu’est-ce qui te prend? Y a des morceaux de verre jusque devant chez moi. T’es pas un peu malade?» Mais en meme temps, elle regardait ma mere pour savoir si ca allait.
Mon pere lui a referme la fenetre au nez.
Ma mere est allee la rouvrir. De l’air. De l’air. Elle en voulait un maximum. Sinon, pretendait-elle, sa tete allait exploser.
Mon pere lui a dit: «Non mais, t’as vu dans quel etat tu te mets?»
Puis ils se sont tournes vers moi car j’etais en train de pisser dans mon pantalon.
Je me suis appuye sur les epaules de ma mere pendant qu’elle m’otait ma saloperie de pantalon. Qu’elle a tenu pince entre deux doigts comme s’il s’agissait d’un animal ecrase sur la route avant de le faire disparaitre par le hublot de la machine a laver. Puis la honte totale quand elle m’a enleve mon slip avec un long soupir.
Du seuil, mon pere contemplait le spectacle d’un ?il terne. Sur le coup, plus personne n’avait quelque chose a dire. Dans cette epouvantable odeur de pisse, je trouvais, qu’on devait sentir a des kilometres a la ronde, pire que si j’avais mange des asperges, qui sentait le bebe, et j’en avais plein les jambes. J’avais envie de rabattre la capuche de mon survet sur ma tete.
Je me suis savonne pendant qu’elle me tenait la douche. Accoudee au rebord de la baignoire, l’air epuise, elle m’arrosait vaguement les pieds avec une eau trop chaude mais je n’avais pas envie de la ramener.
Entre-temps, mon pere avait tourne les talons.
Quand on l’a rejoint, il etait penche au-dessus de son sac qu’il refermait d’un geste sec. A present, la nuit etait profonde. Un rayon de lune brillait sur le jardin. Il devait commencer a etre tard et il avait son avion. Je me suis assis sur la premiere chaise que j’ai trouvee pendant qu’il lui tendait une grosse enveloppe, mais il est reste comme un imbecile. Avec le bras tendu vers elle alors qu’elle n’y jetait meme pas un seul regard, qu’elle cherchait plutot ses cigarettes oubliees dans un coin.
Mon pere a laisse tomber l’enveloppe sur la table en disant: «Ne me dis pas merci. Ne me dis surtout pas merci.»
Ma mere a cligne des yeux en crachant un jet de fumee bleue vers le sol. Avec la cigarette au bout des doigts, elle a fait un geste qui englobait pas mal de choses:
«T’es au courant que je bosse?, lui a-t-elle fait en prenant le ton d’un serpent sous les herbes. T’es au courant que je subviens a nos besoin sans ton aide?»
Mon pere a repondu qu’il s’en balancait. Qu’elle pouvait en faire des confettis si ca lui chantait mais qu’avant elle ferait mieux d’y reflechir. Elle lui a dit: «Ou alors, pour ton enterrement.»
Mon pere lui a ri au nez:
«Un boulot, on l’a jamais pour la vie, un boulot. N’oublie pas ca. Tu sais, ca se perd, un boulot. Et alors, tu seras bien contente de me trouver quand tu iras pointer au chomage. Tu seras bien contente de me trouver la quand un connard t’aura viree.»
Avec ma mere, on s’est regardes car on a pense a la meme chose. On a pense a la voisine qui cherchait du boulot depuis deux mois et on en connaissait d’autres dans le quartier, des femmes qui tournaient en rond toute la journee, qui passaient leur temps a nettoyer leur baraque ou a lire des magazines, et des hommes aussi, que ca fichait en l’air. Je les voyais, quand ils venaient chercher leur gosse a l’ecole, et je voyais que c’etait pas la joie.
«N’empeche que ca t’etonne que je puisse me debrouiller sans toi. Hein, avoue-le que ca t’etonne. Que ca t’emmerde quelque part que je puisse me debrouiller sans toi. Je te connais, tu sais.»
Ma mere avait rencontre un gars qui lui avait trouve un emploi de caissiere chez Toys’R’Us dans une banlieue voisine. Mon pere a hoche la tete: «On sait que tu es capable de te debrouiller. On te fait confiance. Nous aussi, on te connait. Sois sans crainte.»
Un jour, la voisine m’avait pris par les epaules et regarde droit dans les yeux pendant que mon pere et ma mere se disputaient en face apres m’avoir fait sortir. Elle m’avait explique qu’une femme ne pouvait pas vivre tres longtemps sans un homme si elle etait normalement constituee, et ce pour des raisons que je comprendrais plus tard. Pendant ce temps, on les voyait sortir puis rentrer dans la maison comme des cingles.
Mon pere a failli m’embarquer, ce soir-la, il s’appretait a grimper l’escalier pour boucler mes valises, mais ma mere s’est plantee entre nous deux, bras ecartes, et elle a declare qu’il faudrait la tuer sur place, faire couler son sang jusqu’a la derniere goutte, et elle n’avait pas l’air de plaisanter. Le lendemain, elle avait les yeux tellement rouges qu’on avait du aller consulter un occuliste. Toute la journee, elle etait restee pendue a mon bras, et parfois meme elle frissonnait, il fallait voir ca. A tel point que je preferais regarder ailleurs.
Ma mere a baisse les yeux. Mon pere a ajoute: «Merde. Je ne m’inquiete pas pour toi. Je suis blinde.»
Elle qui, en general, ne se laissait pas faire. A l’entendre, elle qui en avait autant a sa disposition. Voila qu’elle baissait les yeux. Voila qu’elle baissait les yeux et acceptait son chatiment sans prononcer un mot. On voyait bien qu’elle en avait marre. Mais aussi que ca la blessait pour le coup, comme si on venait de la surprendre au lit avec un homme, je veux dire en plein milieu du truc, a poil et tout, et qu’on etait ec?ures, mon pere et moi.
Il y avait des hommes, mais je ne les voyais jamais. Et elle rentrait toujours a la maison, meme s’il etait tard, et elle n’etait jamais accompagnee. Parfois, la voisine restait avec moi, on regardait des films en mangeant du chocolat ou ce qu’on trouvait, et quand ma mere rentrait, l’autre lui disait: «Sur l’echelle de Richter. Combien?», et ma mere reflechissait une minute puis lancait un chiffre en se debarrassant de son manteau qui volait sur une chaise. Elle etait toute decoiffee.
Qu’est-ce que j’en avais a foutre?
Sous la douche, elle se briquait de fond en comble. Elle s’attachait les cheveux. Elle se frictionnait a mort. Elle me disait: «Raconte-moi ta journee», mais je n’en sortais pas une. Je trouvais que c’etait pas la peine. Surtout que je n’avais rien fait de special dans la journee. Je restais la, assis sur le rebord de la baignoire a la regarder, en attendant qu’elle vienne pour me coucher. Parfois, on prenait un livre. Parfois on restait allonges, les yeux au plafond, et elle delirait sur le futur, sur tout ce qui pourrait nous arriver de bien, sur tout ce qu’on pourrait faire, sur les paradis qu’on pourrait habiter quand le vent allait tourner, ce dont elle ne doutait pas une seconde. Mais la, je m’endormais assez vite.
Puis mon pere a empoigne son sac. Ca m’a fichu un coup au c?ur. Il a declare qu’il y allait en fixant ma mere d’un air sombre. Je me suis leve d’un bond. Mais pour finir, j’ai ete brise dans mon elan. Comme si je decouvrais une plaque de verre qui traversait le salon. Plus personne n’a bouge. Alors mon pere a dit: «On va faire court. C’est ce qu’il y a de mieux.»
Ma mere etait assise sur la table. Elle a continue a balancer ses jambes en fixant le linoleum. Pour dire comme elle avait l’air de le retenir. Elle se cramponnait a la table, des fois qu’elle se serait envolee. Quant a moi, j’ai choisi d’enfoncer mes mains dans mes poches pour essayer de tenir le coup. C’etait difficile de trouver une attitude.
Quand la porte a claque dans son dos, on n’a pas recupere tout de suite. On est restes scotches pire que des statues silencieuses. On aurait entendu une mouche voler. J’avais l’impression qu’un train etait passe a toute vitesse devant moi, un train que je n’aurais meme pas vu mais qui me decoiffait et sifflait encore a mes oreilles que je sentais brulantes et d’une couleur interessante. Quand mon pere partait, ca faisait un vide. Ca me faisait penser a une tele qui implosait.
On etait donc exactement a la meme place, ma mere et moi, au millimetre pres, lorsque mon pere a refranchi la porte. Il etait blanc comme un linge.
«Je peux pas conduire, a-t-il grogne entre ses dents. Je peux tout bonnement pas conduire, putain.»
Il a repose son sac sur la table en s’affalant sur une chaise. Il nous a gratifies d’une grimace. «Je vois pas d’autre solution. J’en vois pas. Faut me conduire a l’aeroport.»
Ils se sont regardes.
Puis ma mere est descendue de la table. Elle a fait: «Mais bien sur.» Sur un ton indefinissable. «Mais bien sur.» Et encore: «Oublie pas ton sac» tandis qu’elle sortait la premiere. C’est vrai que je me suis demande s’il dormait avec.
Donc, ma mere a pris le volant. C’etait une grosse voiture pour elle, avec le ciel etoile au-dessus de nos tetes. Elle me semblait toute petite sur son siege et je la sentais decontenancee sur les bords avec tous ces boutons et la direction assistee qui lui donnait l’impression de patiner sur de l’huile.
Elle trouvait que les phares n’eclairaient pas si bien que ca, pour ce genre de vehicule. A cote d’elle, mon pere grimacait toujours, certainement a cause de sa jambe. Une autre fois, c’etait en sautant par une fenetre et en atterrissant sur un tas de cailloux qu’il s’etait fracture le poignet, mais il avait l’air content de lui, il remerciait sa bonne etoile tandis que ma mere boudait dans un coin et lui repetait que ca finirait mal.
J’avais la banquette arriere pour moi tout seul mais j’etais assis sur le renflement du milieu et je me creusais la tete pour dire quelque chose qui aurait detendu l’atmosphere ou signale ma presence. Sauf que le paysage, les batiments perdus dans l’ombre et la morne circulation du peripherique ne m’inspiraient pas.
Au bout d’un moment, mon pere a dit: «C’est reposant de faire un voyage avec vous. Ca devient quelque chose d’inoubliable.»
On s’est gares dans les sous-sols. Avec son sac sous le bras, mon pere s’est traine vers l’ascenseur. Il voulait qu’on reste avec lui, qu’on donne l’impression d’etre une famille, trois couillons en partance pour une semaine en Tunisie, a-t-il explique, et il a dit qu’il allait nous offrir un verre.
Ma mere a replique: «J’ai pas soif», mais on s’est quand meme installes a la cafeteria, dans le fond, a une table qui donnait sur la piste d’envol. Mon pere a tourne le dos a la baie et il a recule son siege dans l’ombre d’un arbuste en plastique avec des fausses fleurs.
«Je le crois pas», a grogne ma mere entre ses dents.
Il a ricane: «S’il te plait. Ne me fais pas chier.»
Le hall de l’aeroport etait encore anime. Une fille a moitie endormie est venue me servir un banana split, pour finir ma mere avait dit okay et elle avait pris un truc amer, rouge a mort, et lui un whisky. Et il me regardait et il regardait ma mere. Puis il se remettait a inspecter les environs. Il gardait son sac en travers de ses genoux. A une autre table, une femme pleurait en silence et l’homme qui etait assis devant elle lui caressait la main.
Ma mere s’est levee pour aller chercher des cigarettes. Mon pere m’a dit: «Ca nous laisse un peu de temps, tous les deux. Juste toi et moi.» Mais il n’a rien ajoute d’autre. Il a glisse les yeux ailleurs pendant que je terminais ma glace et que l’autre a present pleurait a chaudes larmes dans un mouchoir.
Ma mere est revenue. Elle faisait des efforts pour garder son calme. Elle fumait nerveusement. Depuis qu’on avait quitte la maison, elle etait comme ca. Et aussi plus pale que d’habitude. Et aussi plus pale que les autres fois.
Mon pere, la toile de son pantalon etait tendue autour de son genou. Il avait pose sa jambe sur une chaise et il l’observait parfois en prenant un air grave. Puis il a fixe ma mere qui venait de poser des lunettes de soleil sur son nez. On ne voyait plus ses yeux.
«Dis donc, lui a-t-il fait. Je peux quand meme te demander un service, de temps en temps. Hein, ca va pas te tuer, pour une fois.»
La-dessus, j’etais plutot d’accord. On ne pouvait pas dire qu’on l’avait souvent dans les jambes. En deux ans, on ne l’avait vu que cinq ou six fois et la plupart du temps en coup de vent, il etait toujours presse. Comme ses associes. Ma mere ne voulait pas les voir. Ils attendaient dans la voiture de mon pere pendant des heures, ou bien ils sortaient pour se degourdir les jambes sur le trottoir tandis que ma mere et lui s’engueulaient, toujours pour les memes histoires. Mais, en general, il s’arrangeait pour venir seul et on dedoublait les matelas dans ma chambre quand il pouvait rester un jour ou deux. On se souhaitait une bonne nuit, mutuellement. Quand il dormait, je me tournais vers lui et j’en profitais pour l’examiner sans etre emmerde. Je trouvais qu’il paraissait plus jeune quand il dormait. Ma mere lui repetait sans arret qu’il n’etait qu’un gosse, mais ca se voyait un peu quand il dormait, enfin j’avais cette impression.
Juste a ce moment-la, ils ont annonce que l’avion de mon pere avait une demi-heure de retard.
Ma mere a dit: «Je crois pas que je vais tenir une demi-heure. Ca m’etonnerait beaucoup.» Elle allumait ses cigarettes les unes apres les autres. Quand ca n’allait pas, ma mere se transformait en locomotive. Et ensuite, elle se plaignait d’avoir mal a l’estomac et elle m’envoyait chez la voisine pour chercher du Maalox et l’autre me repetait: «Ton pere finira par la tuer avec ses conneries, rappelle-toi ce que je te dis.» Je faisais pas de commentaires.
Ils se sont devisages en silence. Puis mon pere a voulu lui flanquer une baffe mais il a pratiquement loupe son coup car ma mere etait aussi une rapide dans son genre. Elle etait bonne au tennis. N’empeche que ses lunettes se sont retrouvees de guingois sur son nez. «Je te conseille de faire un effort», a lache mon pere entre ses dents. Et pendant qu’il lui disait ca, il a referme sa main sur mon bras. Et il a
ajoute: «Sinon, je t’empeche pas de filer. Tu sais, on te retient pas.» Finalement, elle a baisse la tete.
Ca leur a donne soif. Mon pere a envoye un signe a la fille qui baillait de plus belle en se frottant les bras et il nous a commande la meme chose. Malgre l’electricite qui la traversait, ma mere avait l’air de se controler depuis qu’il me tenait. Elle etait toujours avec nous. Et ca, c’etait une manche que mon pere remportait. Il nous tenait tous les deux.
J’ai entame mon nouveau banana split en me demandant si mon estomac n’etait pas assez rempli pour la nuit. Ma mere a vide son verre d’un trait. J’ai senti que ca lui donnait un coup de fouet.
Mon pere avait fini par me lacher, mais j’etais a portee de sa main, les yeux visses sur une montagne de Chantilly qui avait un fort gout de lait, ce que j’aimais pas trop, et j’aurais pas su ou aller de toute facon. Mon pere avait des gouttes de sueur sur le front. Il s’est remis a inspecter les environs.
Quand il a vu que je le regardais, il m’a dit: «C’est pas moi qui fous toute la merde. Je suis pas tout seul.»
Et comme il etait penche sur moi, ma mere a bondi de son siege et elle lui a arrache son sac. Pendant qu’il se redressait en jurant pour la voir detaler a travers la salle, j’ai recule brusquement sur ma chaise pour qu’il ne puisse pas m’attraper.
La cafeteria etait grande ouverte sur le hall de l’aeroport. Mon pere et moi avions les yeux braques sur ma mere qui detalait avec le sac sous le bras et ca m’a panique de la voir partir. J’ai failli l’appeler, mais ca ne venait pas. Mon pere s’est tourne vers moi. J’ai recule. Il a grogne: «Putain de merde», en descendant sa jambe de la chaise comme si c’etait du bronze. Mais allez rattraper une femme qui fonce tete baissee avec des godasses de sport, quand on a une jambe raide et qu’on sort d’une journee epuisante. Quand nos regards se sont croises, j’ai compris qu’il pensait la meme chose que moi. Je l’ai vu tituber sous le coup d’une rage impuissante. On avait renverse nos chaises. On etait mal, tous les deux.
Puis j’ai entendu une voix qui criait mon nom. Et l’air qui rentrait de nouveau dans mes poumons. Elle etait la-bas, dans le hall. Elle s’etait arretee, elle etait plantee dans le sol. Elle serrait le sac contre sa poitrine et se tordait dans tous les sens pour me faire signe d’arriver. Il m’a dit: «Reste la», mais ca sonnait davantage comme une priere. Ca m’a fait hesiter. On ne se voyait pas tous les jours.
«Mais qu’est-ce que tu fabriquais?», m’a-t-elle demande lorsque nous avons surgi coude a coude a l’air libre, dans la nuit sombre. J’ai hausse les epaules.
Elle a appele un taxi. Je me suis tourne vers la vitre arriere et pendant qu’on s’eloignait, j’ai vu mon pere qui arrivait seulement a la grande porte en trainant sa jambe derriere lui. Je me mettais a sa place.
Ma mere etait encore survoltee. Elle se mordillait un ongle. Le taxi filait silencieusement sur l’autoroute presque deserte, bordee de ciel noir. Elle a range le sac a ses pieds. Puis au bout d’un moment, elle a pose la tete sur mon epaule.
Et elle m’a fait: «J’ai besoin que tu me dises quelque chose. J’en ai vraiment besoin.»
Je voyais le genre.
Je lui ai dit: «Je te quitterai jamais.» C’est sorti tout seul.
Elle s’est serree contre moi.
«Je le sais bien, a-t-elle murmure. Je sais tres bien que tu ne feras jamais ca.»