"Baise-moi" - читать интересную книгу автора (Despentes Virginie)

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L'évier de la cuisine est encore bouché. L'eau y croupit d'autant mieux qu'il fait très chaud. Manu entasse donc la vaisselle sale dans l'évier de la salle de bains.

Pour une fois, Radouan n'a pas exagéré: c'est du tamien de première qualité.

Elle flanque le cendrier dans l'eau sans l'avoir vidé. Une pellicule noire recouvre instantanément tout ce qui trempe. Elle insulte copieusement le cendrier et claque la porte de la salle de bains pour ne plus voir ça.

Il faut qu'elle sorte acheter à boire. Elle cherche un blouson pas trop taché dans le tas de linge sale. Elle jure d'aller faire un Lavomatic avant la fin de la semaine. En remontant la fermeture d'une veste qui pue le tabac froid, elle se rend compte qu'il fait bien trop chaud pour mettre une veste.

Elle a l'impression d'avoir décidé de sortir pour acheter à boire il y a plusieurs heures. L'appartement s'est transformé en gigantesque casse-tête.

Du tamien de première, Radouan lui en a laissé une large part.

Elle ne sait plus où sont les clés de l'appartement. Retourne tout ce qu'elle peut retourner dans l'espoir de mettre la main dessus. Cherche même dans le frigo, sait-on jamais.

Elle les trouve enfin dans une poche de jean.

Elle se retrouve dans la rue, quand même. Le soleil lui cogne à la gueule comme un projecteur pleine face, il fait chaud à s'asseoir sur le trottoir en attendant le soir. Elle plisse les yeux, se rend compte qu'elle a oublié ses lunettes, renonce à remonter les chercher.

En marchant, elle compte sa monnaie dans la paume de sa main. Il semble qu'elle a assez pour acheter deux bouteilles de bière. Elle regrette d'avoir oublié les consignes.

Elle est distraite de ces considérations en remarquant que son vernis n'a pas séché du tout comme prévu. Il fait de nombreuses petites rides sur l'ongle. C'est finalement plutôt joli.

Une fille traverse la rue pour lui dire bonjour. Elles n'ont pas grand-chose à se dire mais habitent le même quartier depuis des années. La fille a les yeux noyés dans un crachat interne, elle semble encore moins en phase avec la réalité que Manu. Défoncée modèle courant, incollable sur les heures d'ouverture des pharmacies du quartier et sur le tableau B. Constamment démangée de l'avant-bras, elle a du mal à finir ses phrases.

Quand elle est arrivée au quartier, c'était une jolie plante qui finissait des études que personne ne l'aurait crue capable de faire, pleine de projets et pouvant décemment prétendre les réaliser. C'était il y a déjà fort longtemps et la réalité l'a depuis rappelée à l'ordre et au ruisseau, mais elle considère toujours que le glauque n'est qu'une parenthèse dans sa vie et compte la refermer définitivement. Elle est la dernière personne à croire en elle-même, qu'elle peut encore s'en sortir. Manu discute un moment avec elle.

Puis, elle reprend sa route, jette un œil au bar du coin, des fois qu'il y ait quelqu'un qu'elle aurait envie de voir. L'endroit est tapissé d'une couche de crasse grasse. Cour des miracles sans éclat, ici le fétide n'a aucune connotation romanesque.

Un type sort du bar et la rattrape un peu plus loin:

– T'as pas vu Radouan?

– Non. Je sais pas où il est.

C'est une habitude chez elle, comme chez tous les habitants du quartier. Rien vu, rien entendu, qu'on la laisse tranquille. Le type s'excite brusquement:

– Putain, si tu le vois, tu lui dis qu'il est wanted ce con, on le trouve, on le tue.

– J'habite pas avec lui.

– Ben si tu le vois, tu lui dis à ce fils de pute: «On le trouve, on le tue.» C'est assez clair comme ça?

– Qu'est-ce qu'il a fait de si grave? Il a pas voulu payer ta mère?

– La putain de toi, tu me parles mieux ou c'est toi que je défonce. OK? Tout le monde sait qu'il est tout le temps fourré chez toi, alors fais pas trop la belle ou c'est chez toi qu'on débarque. OK?

– C'est clair comme ça.

Il lui parle à deux centimètres du visage, prêt à lui en coller une. Elle profite de ce qu'un autre lascar approche et veut lui parler seul à seul pour s'éclipser.

Radouan a dû faire une sacré connerie pour enflammer les esprits à ce point, bien que par ici les esprits soient toujours à la limite de l'incendie. Elle aurait quand même dû le jeter tout à l'heure, ne pas plaisanter avec lui. Elle aurait dû chercher à lui faire comprendre. Elle hausse les épaules, après tout elle n'est pas éducatrice.

Un J7 de location est garé devant l'épicerie. Une bande de jeunes le charge de matériel sono. Ils ont envahi le trottoir d'amplis, d'éléments de batterie, d'étuis guitare. Ils lui disent bien poliment bonjour, soucieux de rester abordables bien que musiciens. Profitent de ce qu'elle est là pour lui faire une démonstration de connivence, échangent des private jokes et rigolent en se tripotant au passage. Ils expliquent qu'ils descendent jouer à quelques kilomètres au sud, ça a l'air de leur faire bien plaisir.

L'un d'eux lui demande:

– Au fait, Dan s'est fait cambrioler son appart. Ils ont embarqué sa basse… Alors, si t'entends parler d'une Rickenbacker qui se refourgue, ça serait cool de nous prévenir.

– Une Rickenbacker? Sans problème, je vous fais signe.

Qu'ils aillent se faire foutre! Elle s'imagine bien aller trouver le type qui l'a tirée, lui expliquer que ce sont de gentils musiciens et qu'il faudrait la rendre. Mais qu'est-ce qu'ils font avec leur crâne tous ces gens?

L'épicerie est pleine de pancartes orange fluo, qui annoncent diverses promotions. Ecriture maladroite au marqueur, fautes d'orthographe à toutes les lignes. Le gérant a remarqué qu'ils faisaient ça dans les grandes surfaces et il a transformé sa boutique en empire de l'enseigne et de la réduction de prix. Il solde ses yaourts, brade ses pêches, jusqu'au lait qui se retrouve régulièrement en promotion. Il a lancé une véritable mode sur le quartier, tous les épiciers l’ont imité et rivalisent d'ingéniosité pour concasser les prix sur les gâteaux rassis. En tant qu'initiateur du mouvement, il est persuadé d'être un génial autodidacte du marketing et passe toutes ses journées à peiner sur de nouvelles enseignes.

Un apprenti sort de l’arrière-boutique en portant un énorme carton de paquets de biscuits. Assis à sa caisse, le gérant sort de sa transe créatrice pour l'engueuler en arabe.

Le gamin réfléchit un instant, balance son carton par terre et sort sans rien dire. Le gérant lui court après pour récupérer son tablier. Manu a le temps de remplir son Jean de tablettes de chocolat, laisse retomber son tee-shirt et passe à la caisse pour deux bouteilles de bière.

Le gérant lui lance un regard noir et encaisse en maugréant.

Il change d'apprenti toutes les semaines. Il n'emploie que des gosses en formation, pour les payer moins cher. Mais, à cet âge, on supporte mal la connerie à dose aussi massive et ils ne restent jamais longtemps.

Une fois dehors, Manu s'enfonce autant de chocolat que possible en un coup dans la bouche. Le tamien lui décuple le potentiel de jouissance des papilles gustatives. Un orifice de comblé.

Un étudiant qu'elle connaît l'arrête et lui propose de lui payer un coup. Joli garçon bien propre sur lui, il l'a prise en affection on ne sait pour quelle raison. Elle le soupçonne de la trouver délicieusement décadente et de s'encanailler à bon compte à son contact. Tant qu'il rince, elle n'a rien à redire.

Il a l'esprit borné et très peu inventif, la mémoire encyclopédique des gens privés d'émotion et de talent, persuadé que donner des noms et des dates exactes peut tenir lieu d'âme. Le genre de type qui s'en tient au médiocre et s'en tire assez bien, bêtement né au bon endroit et trop peureux pour déconner.

Elle propose qu'ils aillent chez Tony parce qu'elle y connaît du monde. Comme ça, elle n'aura pas à discuter avec lui trop longtemps. Il est trop bien élevé pour partir sans payer son verre, même si elle l'ignore dès qu'ils ont passé la porte.

En chemin, ils croisent deux types, l'un d'eux interpelle Manu:

– T'as pas vu Radouan?

– J'y crois pas, tout le monde le cherche aujourd'hui! Non, je l'ai pas vu.

– Tu vas pas y croire à ce qu'on va lui faire quand on l'aura trouvé.