"Том 3. Публицистические произведения" - читать интересную книгу автора (Тютчев Федор Иванович)

Lettre sur la censure en Russie*

Je profite de l’autorisation que vous avez bien voulu me donner, pour vous soumettre quelques r#233;flexions, qui se rattachent #224; l’objet de notre dernier entretien. Je n’ai assur#233;ment pas besoin de vous exprimer encore une fois ma sympathique adh#233;sion #224; l’id#233;e que vous avez eu la bont#233; de me communiquer et, dans le cas o#249; on tenterait de la r#233;aliser, de vous assurer de ma s#233;rieuse bonne volont#233; de la servir de tous mes moyens. Mais c’est pr#233;cis#233;ment pour #234;tre mieux #224; m#234;me de le faire que je crois devoir, avant toute chose, m’expliquer franchement vis-#224;-vis de vous sur ma mani#232;re d’envisager la question. Il ne s’agit pas ici, bien entendu, de faire une profession de foi politique. Ce serait une pu#233;rilit#233;: de nos jours, en fait d’opinions politiques, tous les gens raisonnables sont #224; peu pr#232;s du m#234;me avis; on ne diff#232;re les uns des autres que par le plus ou le moins d’intelligence que l’on apporte #224; bien reconna#238;tre ce qui est et #224; bien appr#233;cier ce qui devrait #234;tre. C’est sur le plus ou le moins de v#233;rit#233; qui se trouve dans ces appr#233;ciations qu’il s’agirait avant tout de s’entendre. Car s’il est vrai (comme vous l’avez dit, mon prince) qu’un esprit pratique ne saurait vouloir dans une situation donn#233;e que ce qui est r#233;alisable en #233;gard aux personnes, il est tout aussi vrai qu’il serait peu digne d’un esprit r#233;ellement pratique de vouloir une chose quelconque en dehors des conditions naturelles de son existence. Mais, venons au fait. S’il est une v#233;rit#233;, parmi beaucoup d’autres, qui soit sortie, entour#233;e d’une grande #233;vidence, de la s#233;v#232;re exp#233;rience des derni#232;res ann#233;es, c’est assur#233;ment celle-ci: il nous a #233;t#233; rudement prouv#233; qu’on ne saurait imposer aux intelligences une contrainte, une compression trop absolue, trop prolong#233;e, sans qu’il en r#233;sulte des dommages graves pour l’organisme social tout entier. Il para#238;t que tout affaiblissement, toute diminution notable de la vie intellectuelle dans une soci#233;t#233; tourne n#233;cessairement au profit des app#233;tits mat#233;riels et des instincts sordidement #233;go#239;stes. Le Pouvoir lui-m#234;me n’#233;chappe pas #224; la longue aux inconv#233;nients d’un pareil r#233;gime. Un d#233;sert, un vide intellectuel immense se fait autour de la sph#232;re o#249; il r#233;side, et la pens#233;e dirigeante, ne trouvant en dehors d’elle-m#234;me ni contr#244;le, ni indication, ni un point d’appui quelconque, finit par se troubler et par s’affaisser sous son propre poids, avant m#234;me que de succomber sous la fatalit#233; des #233;v#233;nements. Heureusement, cette rude le#231;on n’a pas #233;t#233; perdue. Le sens droit et la nature bienveillante de l’Empereur r#233;gnant ont compris qu’il y avait lieu #224; se rel#226;cher de la rigueur excessive du syst#232;me pr#233;c#233;dent et #224; rendre aux intelligences l’air qui leur manquait…

Eh bien (je le dis avec une enti#232;re conviction), pour qui a suivi depuis lors dans son ensemble le travail des esprits, tel qu’il s’est produit dans le mouvement litt#233;raire du pays, il est impossible de ne pas se f#233;liciter des heureux effets de ce changement de syst#232;me. Je ne me dissimule pas plus qu’un autre les c#244;t#233;s faibles et parfois m#234;me les #233;carts de la litt#233;rature du jour; mais il y a un m#233;rite qu’on ne saurait lui refuser sans injustice, et ce m#233;rite-l#224; est bien r#233;el: c’est que du jour o#249; la libert#233; de la parole lui a #233;t#233; rendue dans une certaine mesure, elle c’est constamment appliqu#233;e #224; exprimer de son mieux et le plus fid#232;lement possible la pens#233;e m#234;me du pays. A un sentiment tr#232;s vif de la r#233;alit#233; contemporaine et #224; un talent souvent fort remarquable de la reproduire, elle a joint une sollicitude non moins vive pour tous les besoins r#233;els, pour tous les int#233;r#234;ts, pour toutes les plaies de la soci#233;t#233; russe. Comme le pays lui-m#234;me, en fait d’am#233;liorations #224; accomplir, elle ne s’est pr#233;occup#233;e que de celles qui #233;taient possibles, pratiques et clairement indiqu#233;es, sans se laisser envahir par l’utopie, cette maladie si #233;minemment litt#233;raire. Si dans la guerre qu’elle a faite aux abus elle s’est laiss#233;e parfois entra#238;ner #224; d’#233;videntes exag#233;rations, on peut dire, en son honneur, que dans son z#232;le #224;

les combattre elle n’a jamais s#233;par#233; dans sa pens#233;e les int#233;r#234;ts de l’Autorit#233; Supr#234;me d’avec ceux du pays: tant elle #233;tait p#233;n#233;tr#233;e de cette s#233;rieuse et loyale conviction, que faire la guerre aux abus, c’#233;tait la faire aux ennemis personnels de l’Empereur… Souvent, de nos jours, pareils dehors de z#232;le ont, je le sais bien, recouvert de tr#232;s mauvais sentiments et servi #224; dissimuler des tendances qui n’#233;taient rien moins que loyales; mais, gr#226;ce #224; l’exp#233;rience que les hommes de notre #226;ge doivent avoir n#233;cessairement acquise, rien de plus facile que de reconna#238;tre, #224; la premi#232;re vue, ces ruses du m#233;tier, et le faux dans ce genre ne trompe plus personne.

On peut affirmer qu’#224; l’heure qu’il est, en Russie il y a deux sentiments dominants et qui se retrouvent presque toujours #233;troitement associ#233;s l’un #224; l’autre: c’est l’irritation et le d#233;go#251;t que soul#232;ve la persistance des abus, et une religieuse confiance dans les intentions pures, droites et bienveillantes du Souverain.

On est g#233;n#233;ralement convaincu que personne plus que Lui ne souffre de ces plaies de la Russie et n’en d#233;sire plus #233;nergiquement la gu#233;rison; mais nulle part peut-#234;tre cette conviction n’est aussi vive et aussi enti#232;re que pr#233;cis#233;ment dans la classe des hommes de lettres, et c’est remplir le devoir d’un homme d’honneur, que de saisir toutes les occasions pour proclamer bien haut qu’il n’y a pas peut-#234;tre en ce moment de classe de la soci#233;t#233; qui soit plus pieusement d#233;vou#233;e que celle-ci #224; la Personne de l’Empereur.

Ces appr#233;ciations (je ne le cache pas) pourraient bien rencontrer plus d’un incr#233;dule dans quelques r#233;gions de notre monde officiel. C’est que de tout temps il y a eu dans ce monde-l#224; comme un parti pris de d#233;fiance et de mauvaise humeur, et cela s’explique fort bien par la sp#233;cialit#233; du point de vue. Il y a des hommes qui ne connaissent de la litt#233;rature que ce que la police des grandes villes conna#238;t du peuple qu’elle surveille, c’est-#224;-dire des incongruit#233;s et les d#233;sordres auxquels le bon peuple se laisse parfois entra#238;ner.

Non, quoi qu’on en dise, le gouvernement jusqu’#224; pr#233;sent n’a pas eu lieu de se repentir d’avoir mitig#233; en faveur de la presse les rigueurs du r#233;gime qui pesait sur elle. Mais dans cette question de la presse, #233;tait-ce l#224; tout ce qu’il y avait #224; faire, et en pr#233;sence de ce travail des esprits plus libre et #224; mesure que le mouvement litt#233;raire ira grandissant, l’utilit#233; et la n#233;cessit#233; d’une direction sup#233;rieure ne se fera-t-elle pas sentir tous les jours davantage? La censure #224; elle seule, de quelque mani#232;re qu’elle s’exerce, est loin de suffire aux exigences de cette situation nouvelle. La censure est une borne et n’est pas une direction. Or, chez nous, en litt#233;rature comme en toute chose, il s’agit bien moins de r#233;primer que de diriger. La direction, une direction forte, intelligente, s#251;re d’elle-m#234;me, voil#224; le cri du pays, voil#224; le mot d’ordre de notre situation tout enti#232;re.

On se plaint souvent de l’esprit d’indocilit#233; et d’insubordination qui caract#233;rise les hommes de la g#233;n#233;ration nouvelle. Il y a beaucoup de malentendu dans cette accusation. Ce qui est certain c’est qu’#224; aucune autre #233;poque il n’y a eu autant d’intelligences actives #224; l’#233;tat de disponibilit#233; et rongeant comme un frein l’inertie qui leur est impos#233;e. Mais ces m#234;mes intelligences, parmi lesquelles se recrutent les ennemis du Pouvoir, bien souvent ne demandent pas mieux que de le suivre, du moment qu’il veut bien se pr#234;ter #224; les associer #224; son action et #224; marcher r#233;solument #224; leur t#234;te. C’est cette v#233;rit#233; d’exp#233;rience, enfin reconnue, qui, depuis les derni#232;res crises r#233;volutionnaires en Europe, a beaucoup contribu#233; dans les diff#233;rents pays #224; modifier sensiblement les rapports du Pouvoir avec la presse. Et ici, mon prince, je me permettrai de rappeler, #224; l’appui de ma th#232;se, le t#233;moignage de vos propres souvenirs.

Vous, qui avez connu comme moi l’Allemagne d’avant 1848, vous devez vous rappeler quelle #233;tait l’attitude de la presse d’alors vis-#224;-vis des gouvernements allemands, quelle aigreur, quelle hostilit#233; caract#233;risait ses rapports avec eux, que de tracas et de soucis elle leur suscitait.

Eh bien, comment se fait-il que maintenant ces dispositions haineuses aient en grande partie disparu et aient fait place #224; des dispositions essentiellement diff#233;rentes?

C’est qu’aujourd’hui ces m#234;mes gouvernements, qui consid#233;raient la presse comme un mal n#233;cessaire qu’ils #233;taient oblig#233;s de subir tout en le d#233;testant, ont pris ce parti de chercher en elle une force auxiliaire et de s’en servir comme d’un instrument appropri#233; #224; leur usage. Je ne cite cet exemple que pour prouver que dans des pays d#233;j#224; fortement entam#233;s par la r#233;volution, une direction intelligente et #233;nergique trouve toujours des esprits dispos#233;s #224; l’accepter et #224; la suivre. Car, d’ailleurs, autant que qui que ce soit je hais, quand il s’agit de nos int#233;r#234;ts, toutes ces pr#233;tendues analogies que l’on va chercher #224; l’#233;tranger: presque toujours comprises #224; demi, elles nous ont fait trop de mal pour que je sois dispos#233; #224; invoquer leur autorit#233;.

Chez nous, gr#226;ce au Ciel, ce ne sont pas absolument les m#234;mes instincts, les m#234;mes exigences qu’il s’agirait de satisfaire; ce sont d’autres convictions, des convictions moins entam#233;es et plus d#233;sint#233;ress#233;es qui r#233;pondraient #224; l’appel du Pouvoir.

En effet, malgr#233; les infirmit#233;s qui nous affligent et les vices qui nous d#233;forment, il y a encore chez nous dans les #226;mes (on ne saurait assez le redire) des tr#233;sors de bonne volont#233; intelligente et d’activit#233; d’esprit d#233;vou#233;e qui n’attendent, pour se livrer, que des mains sympathiques, qui sachent les reconna#238;tre et les recueillir. En un mot, s’il est vrai, comme on l’a si souvent dit, que l’Etat a charge d’#226;mes aussi bien que l’Eglise, nulle part cette v#233;rit#233; n’est plus #233;vidente qu’en Russie, et nulle part aussi (il faut bien le reconna#238;tre) cette mission de l’Etat n’a #233;t#233; plus facile #224; exercer et #224; accomplir. C’est donc avec une satisfaction, une adh#233;sion unanimes, que l’on verrait chez nous le Pouvoir, dans ses rapports avec la presse, assumer sur lui la direction de l’esprit public, s#233;rieusement et loyalement comprise, et revendiquer comme son droit le gouvernement des intelligences.

Mais, mon prince, comme ce n’est pas un article semi-officiel que j’#233;cris en ce moment, et que, dans une lettre toute de confiance et de sinc#233;rit#233;, rien ne serait plus ridiculement d#233;plac#233; que les circonlocutions et les r#233;ticences, je t#226;cherai d’expliquer de mon mieux quelles seraient #224; mon avis les conditions auxquelles le Pouvoir pourrait pr#233;tendre #224; exercer une pareille action sur les esprits.

D’abord, il faut prendre le pays tel qu’il est dans le moment donn#233;, livr#233; #224; de tr#232;s p#233;nibles, de tr#232;s l#233;gitimes pr#233;occupations d’esprit, entre un pass#233; rempli d’enseignements (il est vrai), mais aussi de bien d#233;courageantes exp#233;riences, et un avenir tout rempli de probl#232;mes.

Il faudrait ensuite, par rapport #224; ce pays, se d#233;cider #224; reconna#238;tre ce que les parents, qui voient leurs enfants grandir sous leurs yeux, ont tant de peine #224; s’avouer, c’est qu’il vient un #226;ge o#249; la pens#233;e aussi est adulte et veut #234;tre trait#233;e comme telle. Or, pour conqu#233;rir, sur des intelligences arriv#233;es #224; l’#226;ge de raison, cet ascendant moral, sans lequel on ne saurait pr#233;tendre #224; les diriger, il faudrait avant tout leur donner la certitude que sur toutes les grandes questions, qui pr#233;occupent et passionnent le pays en ce moment, il y a dans les hautes r#233;gions du Pouvoir, sinon des solutions toutes pr#234;tes, au moins des convictions fortement arr#234;t#233;es et un corps de doctrine li#233; dans toutes ses parties et cons#233;quent #224; lui-m#234;me.

Non, certes, il ne s’agit pas d’autoriser le public #224; intervenir dans les d#233;lib#233;rations du conseil de l’Empire, ou d’arr#234;ter de compte #224; demie avec la presse le programme des mesures du gouvernement. Mais ce qui serait bien essentiel, c’est que le Pouvoir f#251;t lui-m#234;me assez convaincu de ses propres id#233;es, assez p#233;n#233;tr#233; de ses propres convictions pour qu’il #233;prouv#226;t le besoin d’en r#233;pandre l’influence au dehors, et de la faire p#233;n#233;trer, comme un #233;l#233;ment de r#233;g#233;n#233;ration, comme une vie nouvelle, dans l’intimit#233; de la conscience nationale. Ce qui serait essentiel en pr#233;sence des #233;crasantes difficult#233;s qui p#232;sent sur nous, c’est qu’il compr#238;t que sans cette communication intime avec l’#226;me m#234;me du pays, sans le r#233;veil plein et entier de toutes ces #233;nergies morales et intellectuelles, sans leur concours spontan#233; et unanime #224; l’#339;uvre commune, le gouvernement, r#233;duit #224; ses propres forces, ne peut rien, pas plus au dehors qu’au dedans, pas plus pour son salut que pour le n#244;tre.

En un mot, il faudrait que tous, public et gouvernement, nous ne cessassions de nous dire et de nous r#233;p#233;ter que les destin#233;es de la Russie sont comme un vaisseau #233;chou#233;, que tous les efforts de l’#233;quipage ne r#233;ussiront jamais #224; d#233;gager et que seule la mar#233;e montante de la vie nationale parviendra #224; soulever et #224; mettre #224; flot.

Voil#224;, selon moi, au nom de quel principe et de quel sentiment le Pouvoir pourrait en ce moment avoir prise sur les #226;mes et sur les intelligences, qu’il pourrait pour ainsi dire les mettre dans sa main et les emporter o#249; bon lui semblerait. Cette banni#232;re-l#224;, elles la suivraient partout.

Inutile de dire que je ne pr#233;tends nullement pour cela #233;riger le gouvernement en pr#233;dicateur, le faire monter en chaire et lui faire d#233;biter des sermons devant une assistance silencieuse. C’est son esprit et non sa parole qu’il devrait mettre dans la propagande loyale qui se ferait sous ses auspices.

Et m#234;me, comme la premi#232;re condition de succ#232;s, d#232;s qu’on veut persuader les gens, c’est de se faire #233;couter d’eux, il est bien entendu que cette propagande de salut, pour se faire accueillir, bien loin de limiter la libert#233; de discussion, la suppose au contraire aussi franche et aussi s#233;rieuse que les circonstances du pays peuvent la permettre.

Car est-il n#233;cessaire d’insister pour la milli#232;me fois sur un fait d’une #233;vidence aussi flagrante que celui-ci: c’est que de nos jours, partout o#249; la libert#233; de discussion n’existe pas dans une mesure suffisante, l#224; rien n’est possible, mais absolument rien, moralement et intellectuellement parlant. Je sais combien dans ces mati#232;res il est difficile (pour ne pas dire impossible) de donner #224; sa pens#233;e le degr#233; de pr#233;cision n#233;cessaire. Comment d#233;finir par exemple ce que l’on entend par une mesure suffisante de libert#233; en mati#232;re de discussion? Cette mesure, essentiellement flottante et arbitraire, n’est bien souvent d#233;termin#233;e que par ce qu’il y a de plus intime et de plus individuel dans nos convictions, et il faudrait pour ainsi dire conna#238;tre l’homme pour savoir au juste le sens qu’il attache aux mots en parlant sur ces questions. Pour ma part, j’ai depuis plus de trente ans suivi, comme tant d’autres, cette insoluble question de la presse dans toutes les vicissitudes de sa destin#233;e, et vous me rendrez la justice de croire, mon prince, qu’apr#232;s un aussi long temps d’#233;tudes et d’observations cette question ne saurait #234;tre pour moi que l’objet de la plus impartiale et de la plus froide appr#233;ciation. Je n’ai donc ni parti pris, ni pr#233;ventions sur rien de ce qui y a rapport; je n’ai pas m#234;me d’animosit#233; exag#233;r#233;e contre la censure, bien que dans ces derni#232;res ann#233;es elle ait pes#233; sur la Russie comme une v#233;ritable calamit#233; publique. Tout en admettant son opportunit#233; et son utilit#233; relative, mon principal grief contre elle, c’est qu’elle est selon moi profond#233;ment insuffisante dans le moment actuel dans le sens de nos vrais besoins et de nos vrais int#233;r#234;ts. Au reste la question n’est pas l#224;, elle n’est pas dans la lettre morte des r#232;glements et des instructions qui n’ont de valeur que par l’esprit qui les anime. La question est tout enti#232;re dans la mani#232;re dont le gouvernement lui-m#234;me dans son for int#233;rieur consid#232;re ses rapports avec la presse; elle est, pour tout dire, dans la part plus ou moins grande de l#233;gitimit#233; qu’il reconna#238;t au droit de la pens#233;e individuelle.

Et maintenant, pour sortir une bonne fois des g#233;n#233;ralit#233;s et pour serrer de plus pr#232;s la situation du moment, permettez-moi, mon prince, de vous dire, avec toute la franchise d’une lettre enti#232;rement confidentielle, que tant que le gouvernement chez nous n’aura pas, dans les habitudes de sa pens#233;e, essentiellement modifi#233; sa mani#232;re d’envisager les rapports de la presse vis-#224;-vis de lui, — tant qu’il n’aura pas, pour ainsi dire, coup#233; court #224; tout cela, rien de s#233;rieux, rien de r#233;ellement efficace ne saurait #234;tre tent#233; avec quelque chance de succ#232;s; et l’espoir d’acqu#233;rir de l’ascendant sur les esprits, au moyen d’une presse ainsi administr#233;e, ne serait jamais qu’une illusion.

Et cependant il faudrait avoir le courage d’envisager la question telle qu’elle est, telle que les circonstances l’ont faite. Il est impossible que le gouvernement ne se pr#233;occupe tr#232;s s#233;rieusement d’un fait qui s’est produit depuis quelques ann#233;es et qui tend #224; prendre des d#233;veloppements dont personne ne saurait d#232;s #224; pr#233;sent pr#233;voir la port#233;e et les cons#233;quences. Vous comprenez, mon prince, que je veux parler de l’#233;tablissement des presses russes #224; l’#233;tranger, hors de tout contr#244;le de notre gouvernement. Le fait assur#233;ment est grave, et tr#232;s grave, et m#233;rite la plus s#233;rieuse attention. Il serait inutile de chercher #224; dissimuler les progr#232;s d#233;j#224; r#233;alis#233;s par cette propagande litt#233;raire. Nous savons qu’#224; l’heure qu’il est la Russie est inond#233;e de ces publications, qu’elles sont avidement recherch#233;es, qu’elles passent de main en main, avec une grande facilit#233; de circulation, et qu’elles ont d#233;j#224; p#233;n#233;tr#233;, sinon dans les masses qui ne lisent pas, au moins dans les couches tr#232;s inf#233;rieures de la soci#233;t#233;. D’autre part, il faut bien s’avouer qu’#224; moins d’avoir recours #224; des mesures positivement vexatoires et tyranniques, il sera bien difficile d’entraver efficacement, soit l’importation et le d#233;bit de ces imprim#233;s, soit l’envoi #224; l’#233;tranger des manuscrits destin#233;s #224; les alimenter. Eh bien, ayons le courage de reconna#238;tre la vraie port#233;e, la vraie signification de ce fait; c’est tout bonnement la suppression de la censure, mais la suppression de la censure au profit d’une influence mauvaise et ennemie; et pour #234;tre plus en mesure de la combattre, t#226;chons de nous rendre compte de ce qui fait sa force et de ce qui lui vaut ses succ#232;s.

Jusqu’#224; pr#233;sent, en fait de presse russe #224; l’#233;tranger, il ne peut, comme de raison, #234;tre question que du journal de Herzen. Quelle est donc la signification de Herzen pour la Russie? Qui le lit? Sont-ce par hasard ses utopies socialistes et ses men#233;es r#233;volutionnaires qui le recommandent #224; son attention? Mais parmi les hommes de quelque valeur intellectuelle qui le lisent, croit-on qu’il y en ait 2 sur 100 qui prennent au s#233;rieux ses doctrines et ne les consid#232;rent comme une monomanie plus ou moins involontaire, dont il s’est laiss#233; envahir? Il m’a m#234;me #233;t#233; assur#233;, ces jours-ci, que des hommes qui s’int#233;ressent #224; son succ#232;s l’avaient tr#232;s s#233;rieusement exhort#233; #224; rejeter loin de lui toute cette d#233;froque r#233;volutionnaire, pour ne pas affaiblir l’influence qu’ils voudraient voir acquise #224; son journal. Cela ne prouve-t-il pas que le journal de Herzen repr#233;sente pour la Russie toute autre chose que les doctrines profess#233;es par l’#233;diteur? Or, comment se dissimuler que ce qui fait sa force et lui vaut son influence, c’est qu’il repr#233;sente pour nous la discussion libre dans des conditions mauvaises (il est vrai), dans des conditions de haine et de partialit#233;, mais assez libres n#233;anmoins (pourquoi le nier?), pour admettre au concours d’autres opinions, plus r#233;fl#233;chies, plus mod#233;r#233;es et quelques unes m#234;me d#233;cid#233;ment raisonnables. Et maintenant que nous nous sommes assur#233; o#249; g#238;t le secret de sa force et de son influence, nous ne serons pas en peine, de quelle nature sont les armes que nous devons employer pour le combattre. Il est #233;vident que le journal qui accepterait une pareille mission ne pourrait rencontrer des chances de succ#232;s que dans des conditions d’existence quelque peu analogues #224; celles de son adversaire. C’est #224; vous, mon prince, de d#233;cider, dans votre bienveillante sagesse, si dans la situation donn#233;e, et que vous connaissez mieux que moi, de pareilles conditions sont r#233;alisables, et jusqu’#224; quel point elles le sont. Assur#233;ment ni les talents, ni le z#232;le, ni les convictions sinc#232;res ne manqueraient #224; cette publication; mais en accourant #224; l’appel qui leur serait adress#233; ils voudraient, avant toute chose, avoir la certitude qu’ils s’associent, non pas #224; une #339;uvre de police, mais #224; une #339;uvre de conscience; et c’est pourquoi ils se croiraient en droit de r#233;clamer toute la mesure de libert#233; que suppose et n#233;cessite une discussion vraiment s#233;rieuse et efficace.

Voyez, mon prince, si les influences qui auraient pr#233;sid#233; #224; l’#233;tablissement de ce journal et qui prot#233;geraient son existence, s’entendraient #224; lui assurer la mesure de libert#233; dont il aurait besoin, si peut-#234;tre elles ne se persuaderaient pas que, par une sorte de reconnaissance pour le patronage qui lui serait accord#233; et par une sorte de d#233;f#233;rence pour sa position privil#233;gi#233;e, le journal qu’ils consid#233;reraient en partie comme le leur ne serait pas tenu #224; plus de r#233;serve encore et #224; plus de discr#233;tion que tous les autres journaux du pays.

Mais cette lettre est trop longue, et j’ai h#226;te de la finir. Permettez-moi seulement, mon prince, d’y ajouter en terminant ce peu de mots qui r#233;sument ma pens#233;e tout enti#232;re. Le projet que vous avez eu la bont#233; de me communiquer me para#238;trait d’une r#233;alisation, sinon facile, du moins possible, si toutes les opinions, toutes les convictions honn#234;tes et #233;clair#233;es avaient le droit de se constituer librement et ouvertement en une milice intelligente et d#233;vou#233;e des inspirations personnelles de l’Empereur.

Recevez, etc.

Novembre, 1857