"Том 3. Публицистические произведения" - читать интересную книгу автора (Тютчев Федор Иванович)

Lettre #224; M. le docteur Gustave Kolb, r#233;dacteur de la «Gazette Universelle»*

Monsieur le R#233;dacteur,

L’accueil que vous avez fait derni#232;rement #224; quelques observations que j’ai pris la libert#233; de vous adresser, ainsi que le commentaire mod#233;r#233; et raisonnable dont vous les avez accompagn#233;es, m’ont sugg#233;r#233; une singuli#232;re id#233;e. Que serait-ce, monsieur, si nous essayions de nous entendre sur le fond m#234;me de la question? Je n’ai pas l’honneur de vous conna#238;tre personnellement. En vous #233;crivant c’est donc #224; la «Gazette Universelle d’Augsbourg» que je m’adresse. Or, dans l’#233;tat actuel de l’Allemagne, la «Gazette d’Augsbourg» est quelque chose de plus, #224; mes yeux, qu’un journal. C’est la premi#232;re de ses tribunes politiques… Si l’Allemagne avait le bonheur d’#234;tre une, son gouvernement pourrait #224; plusieurs #233;gards adopter ce journal pour l’organe l#233;gitime de sa pens#233;e. Voil#224; pourquoi je m’adresse #224; vous. Je suis Russe, ainsi que j’ai d#233;j#224; eu l’honneur de vous le dire, Russe de c#339;ur et d’#226;me, profond#233;ment d#233;vou#233; #224; mon pays, en paix avec mon gouvernement et, de plus, tout #224; fait ind#233;pendant par ma position. C’est donc une opinion russe, mais libre et parfaitement d#233;sint#233;ress#233;e, que j’essayerai d’exprimer ici… Cette lettre, comprenez-moi bien, s’adresse plus encore #224; vous, monsieur, qu’au public. Toutefois vous pouvez en faire tel usage qu’il vous plaira. La publicit#233; m’est indiff#233;rente. Je n’ai pas plus de raisons de l’#233;viter que de la rechercher… Et ne craignez pas, monsieur, qu’en ma qualit#233; de Russe, je m’engage #224; mon tour dans la pitoyable pol#233;mique qu’a soulev#233;e derni#232;rement un pitoyable pamphlet. Non, monsieur, cela n’est pas assez s#233;rieux.

…Le livre de M. de Custine est un t#233;moignage de plus de ce d#233;vergondage de l’esprit, de cette d#233;moralisation intellectuelle, trait caract#233;ristique de notre #233;poque, en France surtout, qui fait qu’on se laisse aller #224; traiter les questions les plus graves et les plus hautes, bien moins avec la raison qu’avec les nerfs, qu’on se permet de juger un Monde avec moins de s#233;rieux qu’on n’en mettait autrefois #224; faire l’analyse d’un vaudeville. Quant aux adversaires de M. de Custine, aux soi-disant d#233;fenseurs de la Russie, ils sont certainement plus sinc#232;res, mais ils sont bien niais… Ils me font l’effet de gens qui, par un exc#232;s de z#232;le, ouvriraient pr#233;cipitamment leur parasol pour prot#233;ger contre l’ardeur du jour la cime du Mont-Blanc… Non, monsieur, ce n’est pas de l’apologie de la Russie qu’il sera question dans cette lettre. L’apologie de la Russie!.. Eh, mon Dieu, c’est un plus grand ma#238;tre que nous tous qui s’est charg#233; de cette t#226;che et qui, ce me semble, s’en est jusqu’#224; pr#233;sent assez glorieusement acquitt#233;. Le v#233;ritable apologiste de la Russie c’est l’Histoire, qui depuis trois si#232;cles ne se lasse pas de lui faire gagner tous les proc#232;s dans lesquels elle a successivement engag#233; ses myst#233;rieuses destin#233;es… En m’adressant #224; vous, monsieur, c’est de vous-m#234;me, de votre propre pays, que je pr#233;tends vous entretenir, de ses int#233;r#234;ts les plus essentiels, les plus #233;vidents, et s’il est question de la Russie, ce ne sera que dans ses rapports imm#233;diats avec les destin#233;es de l’Allemagne.

A aucune #233;poque, je le sais, les esprits en Allemagne n’ont #233;t#233; aussi pr#233;occup#233;s qu’ils le sont de nos jours du grand probl#232;me de l’unit#233; germanique… Eh bien, monsieur, vous surprendrai-je beaucoup, vous, sentinelle vigilante et avanc#233;e, si je vous disais qu’au beau milieu de cette pr#233;occupation g#233;n#233;rale un #339;il un peu attentif pourrait signaler bien des tendances, qui, si elles venaient #224; grandir, compromettraient terriblement cette #339;uvre de l’unit#233; #224; laquelle tout le monde a l’air de travailler… Il y en a une surtout fatale entre toutes… Je ne dirai rien qui ne soit dans la pens#233;e de tout le monde, et cependant je ne pourrais pas dire un mot de plus, sans toucher #224; des questions br#251;lantes; mais j’ai la croyance, que de nos jours, comme au Moyen-Age, quand on a les mains pures et les intentions droites, on peut impun#233;ment toucher #224; tout…

Vous savez, monsieur, quelle est la nature des rapports qui unissent, depuis trente ans, les gouvernements de l’Allemagne, grands et petits, #224; la Russie. Ici je ne vous demande pas ce que pensent de ces rapports telle ou telle opinion, tel ou tel parti; il s’agit d’un fait. Or le fait est que jamais ces rapports n’ont #233;t#233; plus bienveillants, plus intimes, que jamais entente plus sinc#232;rement cordiale n’a exist#233; entre ces diff#233;rents gouvernements et la Russie… Monsieur, pour qui vit sur le terrain de la r#233;alit#233; et non dans le monde des phrases, il est clair que cette politique est la vraie, la l#233;gitime politique de l’Allemagne, sa politique normale, et que ses souverains, en maintenant intacte cette grande tradition de votre #233;poque de r#233;g#233;n#233;ration, n’ont fait qu’ob#233;ir aux inspirations du patriotisme le plus #233;clair#233;… Mais encore une fois, monsieur, je ne pr#233;tends pas au don des miracles, je ne pr#233;tends pas faire partager cette opinion #224; tout le monde, surtout pas #224; ceux qui la consid#232;rent comme leur ennemie personnelle… Aussi bien ce n’est pas d’une opinion qu’il s’agit pour le moment, c’est d’un fait, et le fait, ce me semble, est assez visible et assez palpable pour rencontrer peu d’incr#233;dules…

A c#244;t#233; et en regard de cette direction politique de vos gouvernements, ai-je besoin de vous dire, monsieur, quelle est l’impulsion, quelles sont les tendances que depuis une dizaine d’ann#233;es on travaille sans rel#226;che #224; imprimer #224; l’opinion allemande #224; l’#233;gard de la Russie? Ici encore je m’abstiendrai pour le moment d’appr#233;cier #224; leur juste valeur les griefs, les accusations de tout genre qu’on ne cesse d’accumuler contre elle avec une pers#233;v#233;rance vraiment #233;tonnante. II ne s’agit ici que du r#233;sultat obtenu. Ce r#233;sultat, il faut l’avouer, s’il n’est pas consolant, est #224; peu pr#232;s complet. Les travailleurs sont en droit d’#234;tre contents de leur journ#233;e. — Cette m#234;me puissance que les grandes g#233;n#233;rations de 1813 saluaient de leur enthousiaste reconnaissance, cette puissance dont l’alliance fid#232;le, dont l’amiti#233; active et d#233;sint#233;ress#233;e n’a pas failli une seule fois depuis trente ans ni aux peuples, ni aux souverains de l’Allemagne, on a r#233;ussi, gr#226;ce aux refrains dont on a berc#233; l’enfance de la g#233;n#233;ration actuelle, on a presque r#233;ussi, dis-je, #224; transformer cette m#234;me puissance en #233;pouvantail pour un grand nombre d’hommes appartenant #224; notre g#233;n#233;ration, et bien des intelligences viriles de notre #233;poque n’ont pas h#233;sit#233; #224; r#233;trograder jusqu’#224; la candide imb#233;cillit#233; du premier #226;ge, pour se donner la satisfaction de voir dans la Russie l’ogre du XIX-e si#232;cle.

Tout cela est vrai. Les ennemis de la Russie triompheront peut-#234;tre de ces aveux; mais qu’ils me permettent de continuer.

Voil#224; donc deux tendances bien d#233;cid#233;ment oppos#233;es; le d#233;saccord est flagrant et il s’aggrave tous les jours. D’un c#244;t#233; vous avez les souverains, les cabinets de l’Allemagne avec leur politique s#233;rieuse et r#233;fl#233;chie, avec leur direction d#233;termin#233;e, et d’autre part un autre souverain de l’#233;poque — l’opinion, qui s’en va o#249; les vents et les flots la poussent.

Monsieur, permettez-moi de m’adresser #224; votre patriotisme et #224; vos lumi#232;res: que pensez-vous d’un pareil #233;tat de choses? Quelles cons#233;quences en attendez-vous pour les int#233;r#234;ts, pour l’avenir de votre patrie? Car, comprenez-moi bien, ce n’est que de l’Allemagne qu’il s’agit en ce moment… Mon Dieu, si l’on pouvait se douter, parmi vous, combien peu la Russie est atteinte par toutes ces violences dirig#233;es contre elle, peut-#234;tre cela ferait r#233;fl#233;chir jusqu’#224; ses ennemis les plus acharn#233;s…

Il est #233;vident qu’aussi longtemps que la paix durera, ce d#233;saccord n’am#232;nera aucune perturbation grave et manifeste; le mal continuera #224; couler sous terre; vos gouvernements, comme de raison, ne changeront pas leur direction, ne bouleverseront pas de fond en comble toute la politique ext#233;rieure de l’Allemagne pour se mettre #224; l’unisson de quelques esprits fanatiques ou brouillons; ceux-ci, sollicit#233;s, pouss#233;s par la contradiction, ne croiront pas pouvoir s’engager assez avant dans la direction la plus oppos#233;e #224; celle qu’ils r#233;prouvent, et c’est ainsi que, tout en continuant #224; parler de l’unit#233; de l’Allemagne, les yeux toujours tourn#233;s vers l’Allemagne, ils s’approcheront pour ainsi dire #224; reculons vers la pente fatale, vers la pente de l’ab#238;me, o#249; votre patrie a d#233;j#224; gliss#233; plus d’une fois… Je sais bien, monsieur, que tant que nous conserverons la paix, le p#233;ril que je signale ne sera qu’imaginaire… Mais vienne la crise, cette crise dont le pressentiment p#232;se sur l’Europe, viennent ces jours d’orage, qui m#251;rissent tout en quelques heures, qui poussent toutes les tendances #224; leurs cons#233;quences les plus extr#234;mes, qui arrachent leur dernier mot #224; toutes les opinions, #224; tous les parties… monsieur, qu’arrivera-t-il alors? Serait-il donc vrai qu’il y ait pour les nations plus encore que pour les individus une fatalit#233; inexorable, inexpiable? Faut-il croire qu’il y ait en elles des tendances plus fortes que toute leur volont#233;, que toute leur raison, des maladies organiques que nul art, nul r#233;gime ne peuvent conjurer?.. En serait-il ainsi de cette terrible tendance au d#233;chirement que l’on voit, comme un ph#233;nix de malheur, rena#238;tre #224; toutes les grandes #233;poques de l’histoire de votre noble patrie? Cette tendance, qui a #233;clat#233; au Moyen-Age par le duel impie et antichr#233;tien du Sacerdoce et de l’Empire, qui a d#233;termin#233; cette lutte parricide entre l’empereur et les princes, puis, un moment affaiblie par l’#233;puisement de l’Allemagne, est venue se retremper et se rajeunir dans la R#233;formation, et, apr#232;s avoir accept#233; d’elle une forme d#233;finitive et comme une conjuration l#233;gale, s’est remise #224; l’#339;uvre avec plus de z#232;le que jamais, adoptant tous les drapeaux, #233;pousant toutes les causes, toujours la m#234;me sous des noms diff#233;rents jusqu’au moment o#249;, parvenue #224; la crise d#233;cisive de la guerre de Trente Ans, elle appelle #224; son secours l’#233;tranger d’abord, la Su#232;de, puis s’associe d#233;finitivement l’ennemi, la France, et gr#226;ce #224; cette association de forces, ach#232;ve glorieusement en moins de deux si#232;cles la mission de mort dont elle #233;tait charg#233;e.

Ce sont l#224; de funestes souvenirs. Comment se fait-il qu’en pr#233;sence de souvenirs pareils vous ne vous sentiez pas plus alarm#233; par tout sympt#244;me qui annonce un antagonisme naissant dans les dispositions de votre pays? Comment ne vous demandez-vous pas avec effroi si ce n’est pas l#224; le r#233;veil de votre ancienne, de votre terrible maladie?

Les trente ann#233;es qui viennent de s’#233;couler peuvent assur#233;ment #234;tre compt#233;es parmi les plus belles de votre histoire; depuis les grands r#232;gnes de ses empereurs saliques jamais de plus beaux jours n’avaient lui sur l’Allemagne; depuis bien des si#232;cles l’Allemagne ne s’#233;tait aussi compl#232;tement appartenue, ne s’#233;tait sentie aussi une, aussi elle-m#234;me; depuis bien des si#232;cles elle n’avait eu vis-#224;-vis de son #233;ternelle rivale une attitude plus forte, plus imposante. Elle l’a tenue en #233;chec sur tous les points. Voyez vous-m#234;me: au del#224; des Alpes vos plus glorieux empereurs n’ont jamais exerc#233; une autorit#233; plus r#233;elle que celle qu’y exerce maintenant

une puissance allemande. Le Rhin est redevenu allemand de c#339;ur et d’#226;me; la Belgique, que la derni#232;re secousse europ#233;enne semblait devoir pr#233;cipiter dans les bras de la France, s’est arr#234;t#233;e sur la pente, et maintenant il est #233;vident qu’elle remonte vers vous; le cercle de Bourgogne se reforme, la Hollande, t#244;t ou tard, ne saurait manquer de vous revenir. Telle a donc #233;t#233; l’issue d#233;finitive du grand duel engag#233; il y a plus de deux si#232;cles entre la France et vous; vous avez pleinement triomph#233;, vous avez eu le dernier mot. Et cependant, convenez-en: pour qui avait assist#233; #224; cette lutte depuis son origine, pour qui l’avait suivie #224; travers toutes les phases, #224; travers toutes ses vicissitudes, jusqu’#224; la veille du jour supr#234;me et d#233;cisif, il e#251;t #233;t#233; difficile de pr#233;voir une pareille issue; les apparences n’#233;taient pas pour vous, les chances n’#233;taient pas en votre faveur. Depuis la fin du Moyen-Age, malgr#233; quelque temps d’arr#234;t, la puissance de la France n’avait cess#233; de grandir, en se concentrant et en se disciplinant, et c’est #224; partir de cette #233;poque que l’Empire, gr#226;ce #224; sa scission religieuse, est entr#233; dans son dernier p#233;riode, dans le p#233;riode de sa d#233;sorganisation l#233;gale; les victoires m#234;me que vous remportiez #233;taient st#233;riles pour vous, car ces victoires n’arr#234;taient pas la d#233;sorganisation int#233;rieure, o#249; souvent m#234;me elles ne faisaient que la pr#233;cipiter. Sous Louis XIV, bien que le grand roi e#251;t #233;chou#233;, la France triompha, son influence domina souverainement l’Allemagne; enfin vint la R#233;volution, qui, apr#232;s avoir extirp#233; de la nationalit#233; fran#231;aise jusqu’aux derniers vestiges de ses origines, de ses affinit#233;s germaniques, apr#232;s avoir rendu #224; la France son caract#232;re exclusivement romain, engagea contre l’Allemagne, contre le principe m#234;me de son existence, une derni#232;re lutte, une lutte #224; mort; et c’est au moment o#249; le soldat couronn#233; de cette R#233;volution faisait repr#233;senter sa parodie de l’empire de Charlemagne sur les d#233;bris m#234;mes de l’empire fond#233; par Charlemagne, obligeant pour derni#232;re humiliation les peules de l’Allemagne d’y jouer aussi leur r#244;le, c’est dans ce moment supr#234;me que la p#233;rip#233;tie eut lieu, et que tout fut chang#233;.

Comment s’#233;tait-elle faite, cette prodigieuse p#233;rip#233;tie? Par qui? Par quoi avait-elle #233;t#233; amen#233;e?.. Elle a #233;t#233; amen#233;e par l’arriv#233;e d’un tiers sur le champ de bataille de l’Occident europ#233;en; mais ce tiers, c’#233;tait tout un monde…

Ici, monsieur, pour nous entendre, il faut que vous me permettiez une courte digression. On parle beaucoup de la Russie; de nos jours elle est l’objet d’une ardente, d’une inqui#232;te curiosit#233;. Il est clair qu’elle est devenue une des grandes pr#233;occupations du si#232;cle; mais, bien diff#233;rent des autres probl#232;mes qui le passionnent, celui-ci, il faut l’avouer, p#232;se sur la pens#233;e contemporaine, plus encore qu’il ne l’excite… Et il ne pouvait en #234;tre autrement: la pens#233;e contemporaine, fille de l’Occident, se sent l#224; en pr#233;sence d’un #233;l#233;ment sinon hostile, du moins d#233;cid#233;ment #233;tranger, d’un #233;l#233;ment qui ne rel#232;ve pas d’elle, et l’on dirait qu’elle a peur de se manquer #224; elle-m#234;me, de mettre en cause sa propre l#233;gitimit#233;, si elle acceptait comme pleinement l#233;gitime la question qui lui est pos#233;e, si elle s’appliquait s#233;rieusement, consciencieusement #224; la comprendre et #224; la r#233;soudre… Qu’est-ce que la Russie? Quelle est sa raison d’#234;tre, sa loi historique? D’o#249; vient-elle? O#249; va-t-elle? Que repr#233;sente-t-elle? Le monde, il est vrai, lui a fait une place au soleil, mais la philosophie de l’histoire n’a pas encore daign#233; lui en assigner une. Quelques rares intelligences, deux ou trois en Allemagne, une ou deux en France, plus libres, plus avanc#233;es que le gros de l’arm#233;e, ont bien entrevu le probl#232;me, ont bien soulev#233; un coin du voile, mais leurs paroles jusqu’#224; pr#233;sent ont #233;t#233; peu comprises, ou peu #233;cout#233;es.

Pendant longtemps la mani#232;re dont on a compris la Russie, dans l’Occident, a ressembl#233;, #224; quelques #233;gards, aux premi#232;res impressions des contemporains de Colomb. C’#233;tait la m#234;me erreur, la m#234;me illusion d’optique. Vous savez que pendant longtemps les hommes de l’ancien continent, tout en applaudissant #224; l’immortelle d#233;couverte, s’#233;taient obstin#233;ment refus#233;s #224; admettre l’existence d’un continent nouveau; ils trouvaient plus simple et plus rationnel de supposer que les terres qui venaient de leur #234;tre r#233;v#233;l#233;es n’#233;taient que l’appendice, le prolongement du continent qu’ils connaissaient d#233;j#224;. Ainsi en a-t-il #233;t#233; des id#233;es qu’on s’est longtemps faites de cet autre nouveau monde, l’Europe orientale, dont la Russie a de tout temps #233;t#233; l’#226;me, le principe moteur et auquel elle #233;tait appel#233;e #224; imposer son glorieux nom, pour prix de l’existence historique que ce monde a d#233;j#224; re#231;ue d’elle, ou qu’il en attend… Pendant des si#232;cles, l’Occident europ#233;en avait cru avec une bonne foi parfaite qu’il n’y avait point, qu’il ne pouvait pas y avoir d’autre Europe que lui. Il savait, #224; la v#233;rit#233;, qu’au-del#224; de ses fronti#232;res il y avait encore des peuples, des souverainet#233;s, qui se disaient chr#233;tiens; aux temps de sa puissance il avait m#234;me entam#233; les bords de ce monde sans nom, il en avait arrach#233; quelques lambeaux qu’il s’#233;tait incorpor#233;s tant bien que mal, en les d#233;naturant, en les d#233;nationalisant; mais que, par-del#224; cette limite extr#234;me, il y e#251;t une autre Europe, une Europe orientale, s#339;ur bien l#233;gitime de l’Occident chr#233;tien, chr#233;tienne comme lui, point f#233;odale, point hi#233;rarchique, il est vrai, mais par-l#224; m#234;me plus intimement chr#233;tienne; qu’il y e#251;t l#224; tout un Monde, Un dans son Principe, solidaire de ses parties, vivant de sa vie propre, organique, originale: voil#224; ce qu’il #233;tait impossible d’admettre, voil#224; ce que bien des gens aimeraient #224; r#233;voquer en doute, m#234;me de nos jours… Longtemps l’erreur avait #233;t#233; excusable; pendant des si#232;cles le principe moteur #233;tait rest#233; comme enseveli sous le chaos: son action avait #233;t#233; lente et presque imperceptible; un #233;pais nuage enveloppait cette lente #233;laboration d’un monde… Mais enfin, quand les temps furent accomplis, la main d’un g#233;ant abattit le nuage, et l’Europe de Charlemagne se trouva face #224; face avec l’Europe de Pierre le Grand…

Ceci une fois reconnu, tout devient clair, tout s’explique: on comprend maintenant la v#233;ritable raison de ces rapides progr#232;s, de ces prodigieux accroissements de la Russie, qui ont #233;tonn#233; le monde. On comprend que ces pr#233;tendues conqu#234;tes, ces pr#233;tendues violences ont #233;t#233; l’#339;uvre la plus organique et la plus l#233;gitime que jamais l’histoire ait r#233;alis#233;e, c’#233;tait tout bonnement une immense restauration qui s’accomplissait. On comprendra aussi pourquoi on a vu successivement p#233;rir et s’#233;ffacer sous sa main tout ce que la Russie a rencontr#233; sur sa route de tendances anormales, de pouvoirs et d’institutions infid#232;les au grand principe qu’elle repr#233;sentait… pourquoi la Pologne a d#251; p#233;rir… non pas l’originalit#233; de sa race polonaise, #224; Dieu ne plaise, mais la fausse civilisation, la fausse nationalit#233;, qui lui avaient #233;t#233; imput#233;es. C’est aussi de ce point de vue que l’on appr#233;ciera le mieux la v#233;ritable signification de ce qu’on appelle la question de l’Orient, de cette question que l’on affecte de proclamer insoluble, pr#233;cis#233;ment parce que tout le monde en a depuis longtemps pr#233;vu l’in#233;vitable solution… Il s’agit en effet de savoir si l’Europe orientale, d#233;j#224; aux trois quarts constitu#233;e, si ce v#233;ritable empire de l’Orient, dont le premier, celui des c#233;sars de Byzance, des anciens empereurs orthodoxes, n’avait #233;t#233; qu’une faible et imparfaite #233;bauche, si l’Europe orientale recevra ou non son dernier, son plus indispensable compl#233;ment, si elle l’obtiendra par le progr#232;s naturel des choses, ou si elle se verra forc#233;e de le demander #224; la fortune par les armes, au risque des plus grandes calamit#233;s pour le monde. Mais revenons #224; notre sujet.

Voil#224;, monsieur, quel #233;tait le tiers dont l’arriv#233;e sur le th#233;#226;tre des #233;v#233;nements a brusquement d#233;cid#233; le duel s#233;culaire de l’Occident europ#233;en; la seule apparition de la Russie dans vos rangs y a ramen#233; l’unit#233;, et l’unit#233; vous a donn#233; la victoire.

Et maintenant, pour se rendre un compte vrai de la situation actuelle des choses, on ne saurait assez se p#233;n#233;trer d’une v#233;rit#233;, c’est que depuis cette intervention de l’Orient constitu#233; dans les affaires de l’Occident, tout est chang#233; en Europe: jusque-l#224; vous y #233;tiez #224; deux, maintenant nous y sommes #224; trois. Les longues luttes y sont devenues impossibles.

De l’#233;tat actuel des choses peuvent sortir les trois combinaisons suivantes, les seules possibles d#233;sormais. L’Allemagne, alli#233;e fid#232;le de la Russie, gardera sa pr#233;pond#233;rance au centre de l’Europe; ou bien cette pr#233;pond#233;rance passerait aux mains de la France. Or, savez-vous, monsieur, ce que serait pour vous la pr#233;pond#233;rance aux mains de la France? Ce serait, sinon la mort subite, au moins d#233;p#233;rissement certain de l’Allemagne. Reste la troisi#232;me combinaison, celle qui sourirait peut-#234;tre le plus #224; certaines gens: l’Allemagne alli#233;e #224; la France contre la Russie… H#233;las, monsieur, cette combinaison a d#233;j#224; #233;t#233; essay#233;e en 1812 et, comme vous savez, elle a eu peu de succ#232;s. D’ailleurs je ne pense pas qu’apr#232;s l’issue des trente ann#233;es qui viennent de s’#233;couler, l’Allemagne f#251;t d’humeur #224; accepter les conditions d’existence d’une nouvelle conf#233;d#233;ration du Rhin: car toute alliance intime avec la France ne peut jamais #234;tre que cela, pour l’Allemagne, et savez-vous, monsieur, ce que la Russie a entendu faire, lorsque, intervenant dans cette lutte engag#233;e entre les deux principes, les deux grandes nationalit#233;s qui depuis des si#232;cles se disputaient l’Occident europ#233;en, elle l’a d#233;cid#233;e au profit de l’Allemagne, du principe germanique? Elle a voulu donner gain de cause une fois pour toutes au droit, #224; la l#233;gitimit#233; historique, sur le proc#233;d#233; r#233;volutionnaire. Et pourquoi a-t-elle voulu cela? Parce que le droit, la l#233;gitimit#233; historique, c’est sa cause #224; elle, sa cause propre, la cause de bon avenir, c’est l#224; le droit qu’elle r#233;clame pour elle-m#234;me et pour les siens. Il n’y a que la plus aveugle ignorance, celle qui ferme volontairement les yeux #224; la lumi#232;re, qui puisse encore m#233;conna#238;tre cette grande v#233;rit#233;, car enfin n’est-ce pas au nom de ce droit, de cette l#233;gitimit#233; historique, que la Russie a relev#233; toute une race, tout un monde de sa d#233;ch#233;ance, qu’elle l’a appel#233; #224; vivre de sa vie propre, qu’elle lui a rendu son autonomie, qu’elle l’a constitu#233;? Et c’est aussi au nom de ce m#234;me droit qu’elle saura bien emp#234;cher que les faiseurs d’exp#233;riences politiques ne viennent arracher ou escamoter des populations enti#232;res #224; leur centre d’unit#233; vivante, pour pouvoir ensuite plus ais#233;ment les tailler et les fa#231;onner comme des choses mortes, au gr#233; de leurs mille fantaisies, qu’ils ne viennent en un mot d#233;tacher des membres vivants du corps auquel ils appartiennent, sous pr#233;texte de leur assurer par l#224; une plus grande libert#233; de mouvement…

L’immortel honneur du Souverain qui est maintenant sur le tr#244;ne de Russie, c’est de s’#234;tre fait plus pleinement, plus #233;nergiquement qu’aucun de ses devanciers le repr#233;sentant intelligent et inflexible de ce droit, de cette l#233;gitimit#233; historique. Une fois que son choix a #233;t#233; fait, l’Europe sait si depuis trente ans la Russie y est rest#233;e fid#232;le. On peut affirmer, l’histoire #224; la main, qu’il serait bien difficile de trouver dans les annales politiques du monde un second exemple d’une alliance aussi profond#233;ment morale que celle qui unit depuis trente ans les souverains de l’Allemagne #224; la Russie, et c’est ce grand caract#232;re de moralit#233; qui l’a fait durer, qui l’a aid#233;e #224; r#233;soudre bien des difficult#233;s, #224; surmonter bien des obstacles, et maintenant, apr#232;s l’#233;preuve des bons et des mauvais jours, cette alliance a triomph#233; d’une derni#232;re #233;preuve, la plus significative de toutes: l’inspiration qui l’avait fond#233;e s’est transmise, sans choc et sans alt#233;ration, des premiers fondateurs #224; leurs h#233;ritiers.

Eh bien, monsieur, demandez #224; vos gouvernements si depuis ces trente ann#233;es la sollicitude de la Russie pour les grands int#233;r#234;ts politiques de l’Allemagne s’est d#233;mentie un seul instant? Demandez aux hommes qui ont #233;t#233; dans les affaires si maintes fois et sur bien des questions cette sollicitude n’a pas devanc#233; vos propres inspirations patriotiques? Vous voil#224; depuis quelques ann#233;es vivement pr#233;occup#233;s en Allemagne de la grande question de l’unit#233; germanique. Il n’en a pas toujours #233;t#233; ainsi, vous le savez. Moi qui depuis longtemps demeure parmi vous, je pourrais au besoin me rappeler l’#233;poque pr#233;cise o#249; cette question a commenc#233; #224; passionner les esprits; assur#233;ment il #233;tait peu question de cette unit#233;, au moins dans la presse, #224; l’#233;poque o#249; il n’y avait pas de feuille lib#233;rale qui ne se cr#251;t oblig#233;e en conscience de saisir chaque occasion d’adresser #224; l’Autriche et #224; son gouvernement les m#234;mes injures que l’on prodigue maintenant #224; la Russie… C’est donc l#224; une pr#233;occupation tr#232;s louable, tr#232;s l#233;gitime #224; coup s#251;r, mais d’une date assez r#233;cente. La Russie, il est vrai, n’a jamais pr#234;ch#233; l’unit#233; de l’Allemagne; mais depuis trente ans elle n’a cess#233; dans toutes les occasions et sur tous les tons de recommander #224; l’Allemagne l’union, la concorde, la confiance r#233;ciproque, la subordination volontaire des int#233;r#234;ts particuliers #224; la grande cause de l’int#233;r#234;t g#233;n#233;ral, et ces conseils, ces exhortations, elle ne s’est pas lass#233;e de les reproduire, de les multiplier, avec toute cette #233;nergique franchise d’un z#232;le qui se sait parfaitement d#233;sint#233;ress#233;.

Un livre qui a eu, il y a quelques ann#233;es, un grand retentissement en Allemagne et auquel on a bien faussement attribu#233; une origine officielle, a sembl#233; accr#233;diter parmi vous l’opinion que la Russie, #224; une certaine #233;poque, aurait eu pour syst#232;me de s’attacher plus particuli#232;rement les Etats allemands de second ordre au pr#233;judice de l’influence l#233;gitime des deux grands Etats de la Conf#233;d#233;ration. Jamais la supposition n’a #233;t#233; plus gratuite, et m#234;me, il faut le dire, plus contraire de tout point #224; la r#233;alit#233;.

Consultez l#224;-dessus les hommes comp#233;tents, ils vous diront ce qui en est; peut-#234;tre vous diront-ils que dans sa constante pr#233;occupation d’assurer avant tout l’ind#233;pendance politique de l’Allemagne, la diplomatie russe s’est expos#233;e quelquefois #224; froisser d’excusables susceptibilit#233;s, en recommandant avec trop d’insistance aux petites cours d’Allemagne une adh#233;sion #224; toute #233;preuve au syst#232;me des deux grandes puissances. Ce serait peut-#234;tre ici le lieu d’appr#233;cier #224; sa juste valeur une autre accusation mille fois reproduite contre la Russie et qui n’en est pas plus vraie. Que n’a-t-on pas dit pour faire croire que c’est son influence avant tout qui a contrari#233; en Allemagne le d#233;veloppement du r#233;gime constitutionnel? En th#232;se g#233;n#233;rale il est souverainement d#233;raisonnable de chercher #224; transformer la Russie en adversaire syst#233;matique de telle ou telle forme de gouvernement; et comment, grand Dieu, serait-elle devenue ce qu’elle est, comment exercerait-elle sur le monde l’influence qui lui appartient, avec une pareille #233;troitesse de ses id#233;es! Ensuite, dans le cas sp#233;cial dont il s’agit, il est rigoureusement vrai de dire que la Russie s’est toujours #233;nergiquement prononc#233;e pour le maintien loyal des institutions #233;tablies, pour le respect religieux des engagements contract#233;s; apr#232;s cela il est tr#232;s possible qu’elle ait pens#233; qu’il ne serait pas prudent, dans l’int#233;r#234;t le plus vital de l’Allemagne (celui de son unit#233;) de donner dans les Etats constitutionnels de la Conf#233;d#233;ration #224; la pr#233;rogative parlementaire la m#234;me extension qu’elle a, par exemple, en Angleterre, en France; que si, m#234;me #224; pr#233;sent, il n’#233;tait pas toujours facile d’#233;tablir entre les Etats cet accord, cette intelligence parfaite, que n#233;cessite une action collective, le probl#232;me deviendrait tout bonnement insoluble dans une Allemagne domin#233;e, c’est-#224;-dire divis#233;e par une demi-douzaine de tribunes parlementaires souveraines. C’est l#224; une de ces v#233;rit#233;s accept#233;es #224; l’heure qu’il est par tous les bons esprits en Allemagne. Le tort de la Russie serait de l’avoir comprise une dizaine d’ann#233;es plus t#244;t.

Maintenant, si de ces questions de l’int#233;rieur nous passions #224; la situation du dehors, vous parlerai-je, monsieur, de la r#233;volution de Juillet et des cons#233;quences probables qu’elle devait avoir pour votre patrie et qu’elle n’a pas eues? Ai-je besoin de vous dire que le principe de cette explosion, que l’#226;me m#234;me de ce mouvement c’#233;tait avant tout le besoin d’une revanche #233;clatante contre l’Europe, et principalement contre vous, c’#233;tait l’irr#233;sistible besoin de ressaisir cette pr#233;pond#233;rance de l’Occident, dont la France avait si longtemps joui et qu’elle voyait avec d#233;pit fix#233;e depuis trente ans dans vos mains? Je rends assur#233;ment toute justice au roi des Fran#231;ais, j’admire son habilet#233;, je souhaite une longue vie #224; lui et #224; son syst#232;me… Mais que serait-il arriv#233;, monsieur, si, chaque fois que le gouvernement fran#231;ais a essay#233; depuis 1835 de porter ses regards par-dessus l’horizon de l’Allemagne, il n’avait pas constamment rencontr#233; sur le tr#244;ne de Russie la m#234;me attitude ferme et d#233;cid#233;e, la m#234;me r#233;serve, la m#234;me froideur, et surtout la m#234;me fid#233;lit#233; #224; toute #233;preuve, aux alliances #233;tablies, aux engagements contract#233;s? S’il avait pu surprendre un seul instant de doute, d’h#233;sitation, ne pensez-vous pas que le Napol#233;on de la paix lui-m#234;me se serait finalement lass#233; de retenir toujours cette France, fr#233;missante sous sa main, et qu’il l’aurait laiss#233;e aller?.. Et que serait-ce, s’il avait pu compter sur de la connivence?..

Monsieur, je me trouvais en Allemagne #224; l’#233;poque o#249; M. Thiers, c#233;dant #224; une impulsion pour ainsi dire instinctive, se disposait #224; faire ce qui lui paraissait la chose du monde la plus simple et la plus naturelle, c’est-#224;-dire #224; se venger sur l’Allemagne des #233;checs de sa diplomatie en Orient; j’ai #233;t#233; t#233;moin de cette explosion, de la col#232;re vraiment nationale que cette na#239;ve insolence avait provoqu#233;e parmi vous, et je me f#233;licite de l’avoir vue; depuis j’ai toujours entendu avec beaucoup de plaisir chanter le Rheinlied. Mais, monsieur, comment se fait-il que votre presse politique qui sait tout, qui sait par exemple le chiffre exact de tous les coups de poing qui s’#233;changent sur la fronti#232;re de Prusse entre les douaniers russes et les contrebandiers prussiens, comment, dis-je, n’a-t-elle pas su ce qui s’est pass#233; #224; cette #233;poque entre les cours d’Allemagne et la Russie? Comment n’a-t-elle pas su, ou ne vous a-t-elle pas inform#233; qu’#224; la premi#232;re d#233;monstration d’hostilit#233; de la part de la France, 80 000 hommes de troupes russes devaient marcher au secours de votre ind#233;pendance menac#233;e, et que 200 000 hommes les auraient suivis dans les six semaines? Eh bien, monsieur, cette circonstance n’est pas rest#233;e ignor#233;e #224; Paris, et peut-#234;tre penserez-vous comme moi, quel que soit d’ailleurs le cas que je fasse du Rheinlied, qu’elle n’a pas peu contribu#233; #224; d#233;cider la vieille Marseillaise #224; battre si promptement en retraite devant sa jeune rivale.

J’ai nomm#233; la presse. Ne croyez pas, monsieur, que j’aie des pr#233;ventions syst#233;matiques contre la presse allemande, ou que je lui garde rancune de son inexprimable malveillance #224; notre #233;gard. Il n’en est rien, je vous assure; je suis tr#232;s dispos#233; #224; lui faire honneur des bonnes qualit#233;s qu’elle a, et j’aimerais bien pouvoir attribuer en partie au moins ses torts et ses aberrations au r#233;gime exceptionnel sous lequel elle vit. Ce n’est certes ni le talent, ni les id#233;es, ni m#234;me le patriotisme qui manquent #224; votre presse p#233;riodique; #224; beaucoup d’#233;gards elle est la fille l#233;gitime de votre noble et grande litt#233;rature, de cette litt#233;rature qui a restaur#233; parmi vous le sentiment de votre identit#233; nationale. Ce qui manque #224; votre presse, et cela #224; un degr#233; compromettant, c’est le tact politique, l’intelligence vive et s#251;re de la situation donn#233;e, du milieu r#233;el dans lequel elle vit. Aussi remarque-t-on, dans ses manifestations comme dans ses tendances, je ne sais quoi d’impr#233;voyant, d’inconsid#233;r#233;, en un mot de moralement irresponsable qui provient peut-#234;tre de cet #233;tat de minorit#233; prolong#233;e o#249; on la retient.

Comment s’expliquer en effet, si ce n’est par cette conscience de son irresponsabilit#233; morale, cette hostilit#233; ardente, aveugle, forcen#233;e, #224; laquelle elle se livre depuis des ann#233;es #224; l’#233;gard de la Russie? Pourquoi? Dans quel but? Au profit de quoi? A-t-elle l’air d’avoir une seule fois s#233;rieusement examin#233;, au point de vue de l’int#233;r#234;t politique de l’Allemagne, les cons#233;quences possibles, probables, de ce qu’elle faisait? S’est-elle une seule fois s#233;rieusement demand#233; si, en s’appliquant comme elle le fait, depuis des ann#233;es, avec cet incroyable acharnement, #224; aigrir, #224; envenimer, #224; compromettre sans retour les dispositions r#233;ciproques des deux pays, elle ne travaillait pas #224; ruiner par sa base le syst#232;me d’alliance sur lequel repose la puissance relative de l’Allemagne vis-#224;-vis de l’Europe? Si, #224; la combinaison politique la plus favorable que l’histoire e#251;t r#233;alis#233;e jusqu’#224; pr#233;sent pour votre patrie, elle ne cherchait par tous les moyens en son pouvoir de substituer la combinaison la plus d#233;cid#233;ment funeste? Cette p#233;tulante impr#233;voyance ne vous rappelle-t-elle pas, monsieur, #224; la gentillesse pr#232;s toutefois, une espi#232;glerie de l’enfance de votre grand G#339;the, si gracieusement racont#233;e dans ses m#233;moires? Vous vous souvenez de ce jour o#249; le petit Wolfgang, rest#233; seul dans la maison paternelle, n’a pas cru pouvoir mieux utiliser le loisir que l’absence de ses parents lui avait fait, qu’en faisant passer successivement par la fen#234;tre tous les ustensiles du m#233;nage de sa m#232;re qui lui tombaient sous la main, s’amusant et se r#233;jouissant beaucoup du bruit qu’ils faisaient en tombant et en se brisant sur le pav#233;? Il est vrai qu’il y avait dans la maison vis-#224;-vis un m#233;chant voisin qui par ses encouragements provoquait l’enfant #224; continuer l’ing#233;nieux passe-temps; mais vous, monsieur, vous n’avez pas m#234;me l’excuse d’une provocation semblable…

Encore si dans tout ce d#233;bordement de d#233;clamation haineuse contre la Russie on pouvait d#233;couvrir un motif sens#233;, un motif avouable pour justifier tant de haine! Je sais que je trouverai au besoin des fous qui viendront me dire le plus s#233;rieusement possible: «Nous devons vous ha#239;r; votre principe, le principe m#234;me de votre civilisation, nous est antipathique #224; nous autres Allemands, #224; nous autres Occidentaux; vous n’avez eu ni F#233;odalit#233;, ni Hi#233;rarchie Pontificale; vous n’avez pass#233; ni par les guerres du Sacerdoce et de l’Empire, ni par les guerres de Religion, ni m#234;me par l’Inquisition; vous n’avez pas pris part aux Croisades, vous n’avez pas connu la Chevalerie, vous #234;tes arriv#233; il y a quatre si#232;cles #224; l’unit#233; que nous cherchons encore, votre principe ne fait pas une part assez large #224; la libert#233; de l’individu, il n’autorise pas assez la division, le morcellement». Tout cela est vrai; mais tout cela, soyez juste, nous a-t-il emp#234;ch#233; de vous aider bravement et loyalement dans l’occasion, lorsqu’il s’est agi de revendiquer, de reconqu#233;rir votre ind#233;pendance politique, votre nationalit#233;, et maintenant n’est-ce pas le moins que vous puissiez faire, que de nous pardonner la n#244;tre? Parlons s#233;rieusement, car la chose en vaut la peine. La Russie ne demande pas mieux que de respecter votre l#233;gitimit#233; historique, la l#233;gitimit#233; historique des peuples de l’Occident; elle s’est d#233;vou#233;e avec vous, il y a trente ans #224; peine, #224; la relever de sa chute, #224; la replacer sur sa base; elle est donc tr#232;s dispos#233;e #224; la respecter non seulement dans son principe, mais m#234;me dans ses cons#233;quences les plus extr#234;mes, m#234;me dans ses #233;carts, m#234;me dans ses d#233;faillances; mais vous aussi, apprenez #224; votre tour #224; nous respecter dans notre unit#233; et dans notre force.

Viendrait-on me dire que ce sont les imperfections de notre r#233;gime social, les vices de notre administration, la condition de nos classes inf#233;rieures, etc., etc., que c’est tout cela qui irrite l’opinion contre la Russie. Eh quoi, serait-ce vrai? Et moi qui croyais tout #224; l’heure avoir #224; me plaindre d’un exc#232;s de malveillance, me verrai-je oblig#233; maintenant de protester contre une exag#233;ration de sympathie? Car enfin, nous ne sommes pas seuls au monde, et si vous avez en effet un fond aussi surabondant de sympathie humaine, et que vous ne trouviez pas #224; le placer chez vous et au profit des v#244;tres, ne serait-il pas juste au moins que vous le r#233;partissiez d’une mani#232;re plus #233;quitable entre les diff#233;rents peuples de la terre? Tous, h#233;las, ont besoin qu’on les plaigne; voyez l’Angleterre par exemple, qu’en dites-vous? Voyez sa population manufacturi#232;re; voyez l’Irlande, et si vous #233;tiez #224; m#234;me d’#233;tablir en parfaite connaissance le bilan respectif des deux pays, si vous pouviez peser dans des balances #233;quitables les mis#232;res qu’entra#238;nent #224; leur suite la barbarie russe et la civilisation anglaise, peut-#234;tre trouveriez-vous plus de singularit#233; que d’exag#233;ration dans l’assertion de cet homme qui, #233;galement #233;tranger aux deux pays, mais les connaissant tous deux #224; fond, affirmait avec une conviction enti#232;re «qu’il y avait dans le Royaume-Uni un million d’hommes, au moins, qui gagneraient beaucoup #224; #234;tre envoy#233;s en Sib#233;rie»…

Ah, monsieur, pourquoi faut-il que vous autres Allemands, qui avez sur vos voisins d’outre-Rhin une sup#233;riorit#233; morale incontestable #224; tant d’#233;gards, pourquoi faut-il que vous ne puissiez pas leur emprunter un peu de ce bon sens pratique, de cette intelligence vive et s#251;re de leurs int#233;r#234;ts, qui les distinguent!.. Eux aussi ils ont une presse, des journaux, qui nous invectivent, qui nous d#233;chirent #224; qui mieux mieux, sans rel#226;che, sans mesure, sans pudeur… Voyez par exemple cette hydre aux cent t#234;tes de la presse parisienne, toutes lan#231;ant feu et flamme contre nous.

Quelles fureurs! Quels #233;clats! Quel tapage!.. Eh bien, qu’on acqui#232;re aujourd’hui m#234;me la certitude, #224; Paris, que ce rapprochement si ardemment convoit#233; est en train de se faire, que les avances si souvent reproduites ont enfin #233;t#233; accueillies, et d#232;s demain vous verrez tout ce bruit de haine tomber, toute cette brillante pyrotechnie d’injures s’#233;vanouir, et de ces crat#232;res #233;teints, de ces bouches pacifi#233;es vont sortir, avec le dernier flocon de fum#233;e, des voix diversement modul#233;es, mais toutes #233;galement m#233;lodieuses, c#233;l#233;brant, #224; l’envie l’une de l’autre, notre heureuse r#233;conciliation.

Mais cette lettre est trop longue, il est temps de finir. Permettez-moi, monsieur, en finissant de r#233;sumer en peu de mots ma pens#233;e.

Je me suis adress#233; #224; vous, sans autre mission que celle que je tiens de ma conviction libre et personnelle. Je ne suis aux ordres de personne, je ne suis l’organe de personne; ma pens#233;e ne rel#232;ve que d’elle-m#234;me. Mais j’ai certainement tout lieu de croire que si le contenu de cette lettre #233;tait connu en Russie, l’opinion publique n’h#233;siterait pas #224; l’avouer. L’opinion russe jusqu’#224; pr#233;sent ne s’est que m#233;diocrement #233;mue de toutes ces clameurs de la presse allemande, non pas que l’opinion, non pas que les sentiments de l’Allemagne lui parussent une chose indiff#233;rente, bien certainement non… mais toutes ces violences de la parole, tous ces coups de fusil tir#233;s en l’air, #224; l’intention de la Russie, il lui r#233;pugnait de prendre tout ce bruit au s#233;rieux; elle n’y a vu tout au plus qu’un divertissement de mauvais go#251;t… L’opinion russe se refuse d#233;cid#233;ment #224; admettre qu’une nation grave, s#233;rieuse, loyale, profond#233;ment #233;quitable, telle enfin que le monde a connu l’Allemagne #224; toutes les #233;poques de son histoire, que cette nation, dis-je, ira d#233;pouiller sa nature pour en r#233;v#233;ler une autre faite #224; l’image de quelques esprits fantasques ou brouillons, de quelques d#233;clamateurs passionn#233;s ou de mauvaise foi, que, reniant le pass#233;, m#233;connaissant le pr#233;sent et compromettant l’avenir, l’Allemagne consentira #224; accueillir, #224; nourrir un mauvais sentiment, un sentiment indigne d’elle, simplement pour avoir le plaisir de faire une grande b#233;vue politique. Non, c’est impossible.

Je me suis adress#233; a vous, monsieur, parce que, ainsi que je l’ai reconnu, la «Gazette Universelle» est plus qu’un journal pour l’Allemagne; c’est un pouvoir, et un pouvoir qui, je le d#233;clare bien volontiers, r#233;unit #224; un haut degr#233; le sentiment national et l’intelligence politique: c’est au nom de cette double autorit#233; que j’ ai essay#233; de vous parler.

La disposition d’esprit que l’on a cr#233;#233;e, que l’on cherche #224; propager en Allemagne #224; l’#233;gard de la Russie, n’est pas encore un danger; mais elle est bien pr#232;s de le devenir… Cette disposition d’esprit ne changera rien, j’en ai la conviction, aux rapports actuellement existants entre les gouvernements allemands et la Russie; mais elle tend #224; fausser de plus en plus la conscience publique sur une des questions les plus graves qu’il y ait pour une nation, sur la question de ses alliances… Elle tend en pr#233;sentant sous les couleurs les plus mensong#232;res la politique la plus nationale que l’Allemagne ait jamais suivie, #224; jeter la division dans les esprits, #224; pousser les plus ardents, les plus inconsid#233;r#233;s dans des voies pleines de p#233;ril, dans des voies o#249; la fortune de l’Allemagne s’est d#233;j#224; fourvoy#233;e plus d’une fois… Qu’une crise #233;clate en Europe, que la querelle s#233;culaire, d#233;cid#233;e il y a trente ans en votre faveur, vienne #224; se rallumer, la Russie certainement ne manquera pas #224; vos souverains, pas plus que ceux-ci ne manqueront #224; la Russie; mais c’est alors aussi qu’on aura probablement #224; r#233;colter ce que l’on s#232;me aujourd’hui: la division des esprits aura port#233; ses fruits, et ces fruits pourraient #234;tre amers pour l’Allemagne; ce seraient, je le crains bien, de nouvelles d#233;fections et des d#233;chirements nouveaux. Et alors, monsieur, vous auriez trop cruellement expi#233; le tort d’avoir #233;t#233; un moment injustes envers nous.

Voil#224;, monsieur, ce que j’avais #224; vous dire. Vous ferez de ma parole l’usage qui vous para#238;tra le plus convenable.

Agr#233;ez, etc.

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