"99 francs (14, 99 €)" - читать интересную книгу автора (Beigbeder Frédéric)

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En ce temps-là, on mettait des photographies géantes de produits sur les murs, les arrêts d’autobus, les maisons, le sol, les taxis, les camions, la façade des immeubles en cours de ravalement, les meubles, les ascenseurs, les distributeurs de billets, dans toutes les rues et même à la campagne. La vie était envahie par des soutiens-gorge, des surgelés, des shampooings antipelliculaires et des rasoirs triple lame. L’oeil humain n’avait jamais été autant sollicité de toute son histoire: on avait calculé qu’entre sa naissance et l’âge de 18 ans, toute personne était exposée en moyenne à 350 000 publicités. Même à l’orée des forêts, au bout des petits villages, en bas des vallées isolées et au sommet des montagnes blanches, sur les cabines de téléphérique, on devait affronter des logos «Castorama», «Bricodécor», «Champion Midas» et «La Halle aux Vêtements». Jamais de repos pour le regard de l’homo consommatus.

Le silence aussi était en voie de disparition. On ne pouvait pas fuir les radios, les télés allumées, les spots criards qui bientôt s’infiltreraient jusque dans vos conversations téléphoniques privées. C’était un nouveau forfait proposé par Bouygues Telecom: le téléphone gratuit en échange de coupures publicitaires toutes les 100 secondes. Imaginez: le téléphone sonne, un policier vous apprend la mort de votre enfant dans un accident de voiture, vous fondez en larmes et au bout du fil, une voix chante «Avec Carrefour je positive». La musique d’ascenseur était partout, pas seulement dans les ascenseurs. La sonnerie des portables stridulait dans le TGV, dans les restaurants, dans les églises et même les monastères bénédictins résistaient mal à la cacophonie ambiante. (Je le sais: j’ai vérifié.) Selon l’étude mentionnée plus haut, l’Occidental moyen était soumis à 4 000 messages commerciaux par jour.

L’homme était entré dans la caverne de Platon. Le philosophe grec avait imaginé les hommes enchaînés dans une caverne, contemplant les ombres de la réalité sur les murs de leur cachot. La caverne de Platon existait désormais: simplement elle se nommait télévision. Sur notre écran cathodique, nous pouvions contempler une réalité «Canada Dry»: ça ressemblait à la réalité, ça avait la couleur de la réalité, mais ce n’était pas la réalité. On avait remplacé le Logos par des logos projetés sur les parois humides de notre grotte.

Il avait fallu deux mille ans pour en arriver là.


ET MAINTENANT UNE PAGE DE PUBLICITÉ

LA SCÈNE SE PASSE A LA JAMAÏQUE.

TROIS RASTAS SONT ALLONGÉS SOUS UN COCOTIER, LE VISAGE PLANQUÉ SOUS LEURS DREADLOCKS. ILS ONT VISIBLEMENT FUMÉ D’ÉNORMES JOINTS DE GANJA ET SONT COMPLÈTEMENT DÉFONCÉS. UNE GROSSE BLACK S’APPROCHE D’EUX EN S’ÉCRIANT:

— HEY BOYS, IL FAUT ALLER TRAVAILLER MAINTENANT! LES TROIS REGGAE MEN NE BRONCHENT PAS. ILS SONT ÉVIDEMMENT TROP CASSÉS POUR LEVER LE PETIT DOIGT ILS LUI SOURIENT ET HAUSSENT LES ÉPAULES MAIS LA GROSSE DONDON INSISTE:

— DEBOUT! FINIE LA SIESTE! AU BOULOT LES GARS!

COMME ELLE VOIT QUE LES TROIS «BROTHERS» NE BOUGENT TOUJOURS PAS, EN DÉSESPOIR DE CAUSE, ELLE BRANDIT UN POT DE DANETTE. EN VOYANT LA CRÈME DESSERT AU CHOCOLAT, LES TROIS RASTAMEN SE LÈVENT INSTANTANÉMENT EN CHANTANT LA CHANSON DE BOB MARLEY: «GET UP, STAND UP». ILS DANSENT SUR LA PLAGE EN DÉGUSTANT LE PRODUIT

PACKSHOT DANETTE AVEC SIGNATURE: «ON SE LÈVE TOUS POUR DANETTE».