"99 francs (14, 99 €)" - читать интересную книгу автора (Beigbeder Frédéric)

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Ce soir, il fait nuit blanche. Depuis que Sophie est partie, tu t’ennuies toujours le week-end. Tu souffres d’un manque de soufre. Tu contemples The Grind sur MTV. Mille filles en bikini et tee-shirt trop court gigotent sur une piste de danse géante à ciel ouvert, sans doute sur South Beach à Miami. Des blacks baraqués les entourent de leurs abdomens aux carrés de chocolat luisants. L’émission n’a pas d’autre concept que la beauté plastique et la transpiration techno. Tout le monde doit avoir 16 ans pour toujours. Il faut être beau, jeune, sportif, bronzé, souriant et en rythme. S’éclater, d’accord, mais obéissant et discipliné sous le soleil. Tenue moulante exigée. The Grind, c’est un autre monde, la plage de la perfection, la danse de la pureté. Or Grind, en anglais, signifie BROYAGE. Ce jeunisme ordonné te rappelle Le Triomphe de la Volonté de Leni Riefenstahl ou les sculptures d’Arno Breker.

De temps en temps, à l’arrière-plan, une fille qui ne sait pas qu’elle est filmée se met à bâiller, essoufflée. Puis la caméra s’approche et dès qu’elle aperçoit l’objectif, elle refait l’allumeuse, prend des poses d’actrice porno, suce ses doigts d’un air faussement innocent. Pendant une heure interminable, tu contemples ce fascisme balnéaire en sniffant ta coke. Pour ne plus saigner du nez, tu écrases longuement la poudre sur le miroir avec ta Carte «Premier». Tu transformes les cristaux en sucre glace. Plus la poudre est fine, moins elle irrite les vaisseaux sanguins. Ta vie est sur des rails. Quand tu les aspires avec ta paille en or massif, tu renverses la tête en arrière pour solliciter le moins possible tes sinus. Dès que tu sens le goût dans ta gorge, tu bois un grand verre de vodka-tonic pour cesser d’éternuer sans arrêt. Après le rhume des foins, tu inaugures une nouvelle maladie: le rhume de coke (narines nécrosées, nez qui coule, tics de la mâchoire, Carte bleue corrodée à la tranche blanchie). Ainsi passes-tu le week-end au-dessus de toi-même.

Les drogues, tu les as vues se rapprocher de toi. Au début, tu en entendais seulement parler:

— On a pris de la Corinne tout le week-end.

Puis ce furent quelques amis d’amis qui en firent circuler:

— Tu veux du nez?

Puis les amis de tes amis sont devenus tes dealers.

Ensuite l’un d’entre eux est mort d’une overdose, l’autre a fini en taule. Au début tu en as pris pour essayer, une fois de temps en temps, puis pour t’encanailler, tous les week-ends. Puis pour réessayer de rigoler, en semaine. Puis tu as oublié que ça servait à rigoler, tu t’es contenté d’en prendre tous les matins pour rester normal, et tu as envie de chier quand elle est coupée au laxatif, et ton nez te gratte quand elle est coupée à la strychnine. Tu ne te plains pas: si tu ne reniflais pas la poudre, tu serais obligé de faire du saut à l’élastique en combinaison vert fluo, ou du rollerblade avec des genouillères grotesques, ou du karaoké dans un restaurant chinois, ou du racisme avec des skinheads, ou de la gym avec des vieux beaux, ou du Loto sportif tout seul, ou de la psychanalyse avec un divan, ou du poker avec des menteurs, ou de l’Internet, ou du sado-masochisme, ou un régime amincissant, ou du whisky d’appartement, ou du jardinage de jardin, ou du ski de fond, ou de la philatélie urbaine, ou du bouddhisme bourgeois, ou du multimédia de poche, ou du bricolage de groupe, ou des partouzes anales. Tout le monde a besoin d’activités pour soidisant «déstresser» mais toi tu vois bien qu’en réalité les gens ne font que se débattre.

Depuis que tu vis seul, tu te branles trop souvent devant des cassettes vidéo. Tu as tout le temps des bouts de Kleenex collés aux doigts. Quand tu as largué Sophie, tu lui as pourtant dit que tu préférais les putes.

— Je te suis fidèle: tu es la seule personne que j’ai envie de tromper.

Comment ça s’est passé déjà? Ah oui, tu dînais avec elle au restaurant, quand soudain elle t’annonce qu’elle est enceinte de toi. Ce flashback n’est pas un bon souvenir. Soudain un long monologue, impossible à arrêter, est sorti de ta bouche. Tu lui as déblatéré ce que tous les mecs du monde rêvent de dire à toutes leurs femmes enceintes:

— Je voudrais tellement qu’on se quitte… Je te demande pardon… Je t’en supplie ne pleure pas… Je ne rêve que d’une chose c’est qu’on se sépare… Je crèverai seul comme une merde… Fous le camp, barre-toi, refais ta vie pendant que tu es encore jolie… Va-t’en loin de moi… J’ai essayé, crois-moi, j’ai essayé de tenir mais je n’y arrive pas… J’étouffe, je n’en peux plus, je ne sais pas être heureux… Je désire la solitude et des femmes passagères… Je veux voyager célibataire dans des villes étrangères… Je suis incapable d’élever un enfant car j’en suis un moi-même… Je suis mon propre fils… Chaque matin, je me donne la vie… Je n’ai pas eu de père, comment veux-tu que j’en sois un… Je ne veux pas de ton amour… Je…

Cela faisait beaucoup de phrases commençant par «je». Sophie a répliqué:

— Tu es un monstre.

— Si je suis un monstre et que tu m’aimes, alors tu es aussi conne que la fiancée de Frankenstein.

Sophie t’a scanné, puis s’est levée de table pour sortir de ta vie sans reprendre sa respiration. Et c’est bizarre, quand elle est sortie en sanglotant, tu te rendais bien compte que c’était tout de même toi qui t’enfuyais. Tu as inspiré et expiré; tu ressentais ce «lâche soulagement» qui suit toutes les séparations; tu as noté sur la nappe en papier: «les ruptures sont les Munichs de l’amour» et aussi: «Ce que les gens appellent tendresse, moi j’appelle ça: peur de se quitter» et encore: «Les femmes, c’est toujours comme ça: ou bien on s’en fout, ou bien on en a peur».

Quand tu ne t’en fous pas ça veut dire que tu es terrifié.

Quand une fille apprend à son mec qu’elle attend un enfant, la question que se pose IMMEDIATEMENT le mec n’est pas: «Est-ce que je veux cet enfant?» mais «Est-ce que je reste avec cette fille?»

Finalement, la liberté n’est qu’un mauvais moment à passer. Ce soir tu as décidé de retourner au Bar Biturique, ton lupanar favori. Les maisons closes sont supposées être interdites en France; pourtant, rien qu’à Paris, on en dénombre une bonne cinquantaine. Là-bas, dès que tu entres, toutes les filles t’adorent. Elles ont deux grandes qualités:

1) Elles sont belles.

2) Elles ne t’appartiennent pas.

Tu commandes une bouteille de champ’, sers la tournée, et soudain les voilà qui caressent tes cheveux, lèchent ton cou, insinuent leurs ongles dans ta chemise, frôlent ta braguette qui gonfle, susurrent des obscénités délicates dans le creux de ton oreille:

— T’es mignon, ce que j’ai envie de te sucer. Sonia, regarde comme il est joli! J’ai hâte de voir sa tête quand il viendra dans ma bouche. Mets sa main dans ma culotte pour qu’il sente comme je suis mouillée. J’ai le clitoris qui vibre, là, tu sens avec ton doigt comme ça puise?

Toi, tu les crois sur parole. Tu oublies que tu les paies. Au fond de toi, tu te doutes bien que Joanna se prénomme Janine mais tant que tu n’as pas joui, tu t’en moques. Te voilà coq en pâte chez les poules de luxe. Au sous-sol du Bar Biturique, tu biberonnes des tétines siliconées. Elles te maternent. De longues langues recouvrent ton visage. Tu te justifies à haute voix:

— Pour réparer sa voiture, mieux vaut faire appel à un garagiste. Pour construire sa maison, il est préférable de contacter un bon architecte. Si on tombe malade, on a intérêt à consulter un médecin compétent. Pourquoi l’amour physique serait-il le seul domaine où l’on n’ait pas recours à des spécialistes? Nous sommes tous prostitués. 95 % des gens accepteraient de coucher si on leur proposait 1 500 euros. N’importe quelle nana te suce sans doute à partir de la moitié. Elle fera la vexée, ne s’en vantera pas devant ses copines, mais je pense qu’à mille tu en fais ce que tu veux. Et même pour moins. On peut avoir qui on veut, c’est juste une question de tarif: refuseriez-vous une pipe à un million, dix millions, cent millions? La plupart du temps, l’amour est hypocrite: les jolies filles tombent amoureuses (sincèrement, croient-elles du fond du coeur) de mecs comme par hasard pleins aux as, susceptibles de leur offrir une belle vie de luxe. C’est pas pareil que des putes? Si.

Joanna et Sonia approuvent tes raisonnements. Elles sont toujours d’accord avec tes brillantes théories. Qui s’assemble, se ressemble — or toi aussi tu es vendu au Grand Capital.

Accessoirement, ces filles sont les seules capables de te faire durcir même avec le nez chargé à bloc et une capote sur le kiki, à l’heure où tu n’es plus capable que d’ânonner ceci:

— Ne regarde pas la paille qui est dans la narine du voisin mais plutôt la poutre qui est dans ton pantalon.

Tu joues le provocateur revenu de tout mais tu n’es pas comme ça. Tu ne vas pas voir les prostituées par cynisme, oh que non, au contraire, c’est par peur de l’amour. Elles te donnent du sexe sans sentiments, du plaisir sans douleur. «Le vrai est un moment du faux», a écrit Guy Debord — après Hegel — et ils étaient plus intelligents que toi. Cette phrase décrit bien l’atmosphère des bars à hôtesses. Avec les prostituées, le faux est un moment du vrai. Tu es enfin toimême. En compagnie d’une femme dite «normale», il faut faire des efforts, se vanter, s’améliorer, donc mentir: c’est l’homme qui fait la pute. Tandis qu’au bordel, l’homme se laisse aller, ne cherche plus à plaire, à se montrer meilleur qu’il est. C’est le seul endroit faux où il est enfin vrai, faible, beau et fragile. Il faudrait écrire un roman intitulé «L’amour coûte 500 euros».

Les filles de joie te coûtent cher afin de t’économiser. Tu es trop douillet pour risquer encore une fois de tomber amoureux avec tout ce qui s’ensuit: coeur battant, émotions fortes, déception soudaine, les Hauts de Hurlements. Pour toi rien n’est plus romantique que d’aller aux putes. Seuls les êtres vraiment sensibles ont besoin de payer pour ne plus risquer de souffrir.

Passé 30 ans, tout le monde se blinde: après quelques chagrins d’amour, les femmes fuient le danger, elles sortent avec de vieux cons rassurants; les hommes ne veulent plus aimer, ils se tapent des lolitas ou des putains; chacun s’est couvert d’une carapace; on ne veut plus jamais être ridicule ni malheureux. Tu regrettes l’âge où l’amour ne faisait pas mal. A 16 ans tu sortais avec des filles et les larguais ou elles te quittaient sans gravité, en deux minutes c’était réglé.

Pourquoi, plus tard, tout est-il devenu si important? Logiquement, ce devrait être l’inverse: drames à l’adolescence, légèreté à la trentaine. Mais ce n’est pas le cas. Plus on vieillit, plus on est douillet. On est trop sérieux quand on a 33 ans.

Après, quand tu rentres chez toi, tu lexomiles et ne rêves plus. C’est seulement alors, mon pauvre garçon, que tu parviens, l’espace de quelques heures, à oublier Sophie.