"99 francs (14, 99 €)" - читать интересную книгу автора (Beigbeder Frédéric)

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Ce matin à 9 heures, j’ai petit déjeuné avec le Directeur du Marketing de la Division Produits Frais de Madone, l’un des plus grands groupes agroalimentaires du monde (84,848 milliards de francs de chiffre d’affaires en 1998, soit 12,935 milliards d’euros), dans un bunker d’acier et de verre décoré à la Albert Speer. Pour entrer là-dedans, il faut montrer patte blanche: l’empire du yaourt est sous haute sécurité. Jamais produits laitiers n’ont été si bien protégés. Il ne manque plus que la date limite de fraîcheur au-dessus des portes automatiques. On m’a filé une carte magnétique pour accéder aux ascenseurs et ensuite j’ai traversé un sas avec des tourniquets métalliques comme dans le métro et tout d’un coup je me suis senti hyper-important, comme si j’allais rendre visite au Président de la République, alors que j’allais juste voir un vieux HEC en chemisette rayée. Dans l’ascenseur, je me suis récité un quatrain de Michel Houellebecq:

«Les cadres montent vers leur calvaire Dans des ascenseurs de nickel Je vois passer les secrétaires Qui se remettent du rimmel».

Et cela me faisait tout drôle de me sentir à l’intérieur d’un poème froid.

A la réflexion, il est exact que la réunion de ce matin était sans doute plus importante qu’une entrevue avec le Chef de l’État. C’était la réunion la plus importante de ma vie, puisqu’elle a déterminé tout le reste.

Au 8e étage chez Madone, tous les chefs de produit portent des chemisettes rayées et des cravates avec des petits animaux dessus. Le Directeur du Marketing terrorise ses grosses assistantes qui en font de la rétention d’eau. Son nom est Alfred Duler. Alfred Duler commence tous ses meetings par la même phrase: «Nous ne sommes pas ici pour nous faire plaisir mais pour faire plaisir au consommateur». Comme si le consommateur était quelqu’un d’une autre race — un «untermensch»? Il me donne envie de gerber: pour quelqu’un qui bosse dans l’alimentaire, c’est embêtant. Je l’imagine, le matin, en train de se raser, de nouer sa cravate, de traumatiser ses enfants avec son haleine, d’écouter France-Info vachement fort, de lire Les Echos en buvant son café debout dans la cuisine. Il ne touche plus sa femme depuis 1975 mais ne la trompe même pas (elle, si). Il ne lit qu’un livre par an, et en plus il est d’Alain Duhamel. Il enfile son costard, croit sincèrement jouer un rôle crucial au sein de son holding, possède une grosse Mercedes qui fait vroum-vroum dans les embouteillages et un cellulaire Motorola qui fait pilim-pilim dans son étui accroché au-dessus de l’autoradio Pioneer qui diffuse des messages pour Casto-Casto-Castorama, Mammouth écrase les prix, Choisissez bien choisissez But. Il est convaincu que le retour de la croissance est une bonne nouvelle alors que la croissance signifie seulement de plus en plus de production vaine, «une immense accumulation de marchandises» (Karl Marx), une montagne d’objets supplémentaires pour nous ensevelir. Il a la Foi. Il l’a appris dans la Haute Ecole: en la Croissance tu Croiras. Produisons des millions de tonnes de produits entassés et nous serons heureux! Gloire à l’expansion qui fait tourner les usines qui font grimper l’expansion! Surtout ne nous arrêtons pas pour réfléchir!

Nous sommes assis dans une salle de réunion glauque comme il y en a dans tous les immeubles d’affaires du monde, autour d’une grande table ovale avec des verres de jus d’orange posés dessus et une esclave-secrétaire qui apporte un Thermos de café en baissant les yeux, dans l’odeur d’aisselles des réunions tardives de la veille.

Duler commence la réunion en précisant que «tout ce qui va être dit ici est confidentiel; il n’y aura pas de chartes pour ce meeting; ceci est une réunion de crise; faudra voir le réachat mais je suis un peu inquiet des rotations; un concurrent lance un me-too avec une grosse campagne; selon des sources concordantes, ils auraient l’intention de nous piquer des parts de marché; nous nous considérons comme attaqués». En une fraction de seconde, tous les participants attablés se mettent à froncer les sourcils. Il ne manque plus que les casques kaki et les cartes d’état-major pour se retrouver dans Le Jour le plus long.

Après les commentaires météorologiques d’usage, Jean-François, le Directeur de Clientèle de notre agence, prend la parole pour résumer le brief, tout en projetant des transparents sur le mur avec un rétroprojecteur:

— Donc nous venons vous montrer un script de trente secondes pour défendre Maigrelette contre l’attaque des me-too distributeurs. Je rappelle l’objectif stratégique que nous nous étions fixé à la précédente réunion: «Dans un marché en érosion, Maigrelette innove et souhaite offrir une vision nouvelle du fromage blanc grâce à un nouveau pack ergonomique».

Il relève le nez de ses fiches et change de transparent. Sur le mur, on peut lire ceci en caractères gras:

«Un constat en demi-teinte (suite):

Émotionnel

Gourmand/irrésistible

Plaisir/Fashion MAIGRELETTE Minceur/Beauté

Sain/nutritionnel

Rationnel».

Comme personne ne moufte, il continue de paraphraser ce qui a été tapé sur Word 6 par son assistante (dont l’enfant était en train d’attraper une otite à la crèche municipale):

— Comme il avait été décidé le 23 avec Luc et Alfred, notre réflexion s’est appuyée sur le bénéfice conso: «Avec Maigrelette, je reste mince mais en plus je mange intelligent grâce à ses vitamines et son apport en calcium». Sur ce secteur très encombré, la brand review nous a montré en effet qu’il fallait miser sur le double insight: beauté + santé. Maigrelette, c’est bon pour mon corps et pour mon esprit. La tête et les jambes en quelque sorte, ha ha hem.

Ce discours est le fruit de la réflexion du département planning stratégique (deux quadragénaires dépressives) et de ses sous-chefs de pub (sortis de Sup de Co Dijon). Il est surtout calqué sur les désirs et les goûts du client et sert à justifier a priori le script que j’ai pondu la veille au soir. Ici Jef s’arrête de rire car il se sent un peu seul. Il continue sa danse du ventre:

— Nous avons trouvé un concept fédérateur qui, je crois, tout en collant à la copy-strat, permet vraiment de conférer un maximum d’impact à la promesse produit, notamment au niveau du code visuel. Bon, eh bien, je laisse la parole à Octave.

Étant donné qu’Octave c’est moi, je suis bien obligé de me lever et de raconter le projet de film dans un silence de mort, en montrant le storyboard de douze images couleurs dessinées par un roughman surpayé.

— Bon ben, voilà: nous sommes sur la plage de Malibu, en Californie. Il fait un temps superbe. Deux sublimes blondes courent sur le sable en maillot de bain rouge. Tout à coup, l’une dit à l’autre: «L’exégèse onomastique se trouve en butte au rédhibitoire herméneutique». L’autre répond: «Attention toutefois à ne pas tomber dans la paronomase ontologique». Pendant ce temps, dans l’océan, deux surfeurs bronzés s’engueulent: «Sais-tu que Nietzsche fait un éloge complètement hédoniste de la natation dans Ecce Homo?» L’autre rétorque, très fâché: «Pas du tout, il défend seulement le concept de «Grande Santé» en tant que solipsisme allégorique!» Nous revenons sur la plage où les deux filles dessinent à présent des équations mathématiques sur le sable. Dialogue: «Si l’on prend comme hypothèse que la racine cubique de x varie en fonction de l’infini…» «Oui, dit l’autre, tu n’as qu’à subdiviser l’ensemble qui tendra vers l’asymptote».

Le film s’achève sur un plan de la barquette Maigrelette avec cette signature: «MAIGRELETTE. ÊTRE MINCE REND INTELLIGENT».

Le silence continue d’être silencieux. Le Directeur du Marketing regarde ses chefs de produit qui prennent des notes pour éviter d’avoir un avis. Jean-François tente un numéro de claquettes sans conviction:

— Bien sûr, il y a la signalétique «mm Madone» à la fin, cela va sans dire. Euh… Nous nous sommes dit que ce serait intéressant de prendre des symboles de la minceur et de les montrer en train d’avoir des conversations très intellectuelles… En plus, il faut savoir que les sports outdoor deviennent de plus en plus mainstream. Bon, et puis il y aurait des déclinaisons possibles: des Miss France qui se disputent à propos de géopolitique et notamment à propos du traité de Brest-Litovsk (1918); des Chippendales à poil qui glosent sur la nudité en tant que libération corporelle et négation de l’aliénation post-moderne, tout en montrant leur musculature, etc. Marrant, non?

Les sous-chefs se mettent à prendre la parole à tour de rôle pour donner leurs commentaires: «j’aime moyen», «j’adhère plutôt», «je suis pas hyperconvaincu même si je saisis bien l’idée», «c’est une piste à investiguer»… A noter que, tel un perroquet, chaque participant répète exactement ce qu’a dit son inférieur hiérarchique. Jusqu’au moment où c’est Duler qui parle. Le grand chef n’est pas d’accord avec ses subalternes:

— Pourquoi faire de l’humour?

Après tout, Alfred Duler a raison: si j’étais lui, moi non plus, je ne rirais pas. Réprimant la montée de mon vomi, j’essaie d’argumenter:

— C’est bon pour votre marque. L’humour vous rend sympathiques. Et c’est excellent pour la mémorisation. Les consommateurs se souviennent mieux de ce qui les fait rire: après ils se raconteront la blague dans les dîners, les bureaux, les cours de récréation. Regardez les comédies qui marchent en ce moment. Les gens qui vont au cinéma, ils aiment s’amuser un peu…

Alfred Duler laisse alors tomber cette phrase immortelle:

— Oui, mais ils ne mangent pas la pellicule après.

Je le prie de m’excuser pour aller aux toilettes, en pensant: «Toi ma grosse merde, tu as gagné ta place dans mon livre. Tu y figureras en bonne place. Dès le troisième chapitre. ALFRED DULER EST UNE GROSSE MERDE»

Tout écrivain est un cafteur. Toute littérature est délation. Je ne vois pas l’intérêt d’écrire des livres si ce n’est pas pour cracher dans la soupe. Il se trouve que j’ai été le témoin d’un certain nombre d’événements, et que par ailleurs, je connais un éditeur assez fou pour m’autoriser à les raconter. Au départ, je n’avais rien demandé. Je me suis retrouvé au sein d’une machinerie qui broyait tout sur son passage, je n’ai jamais prétendu que je parviendrais à en sortir indemne. Je cherchais partout à savoir qui avait le pouvoir de changer le monde, jusqu’au jour où je me suis aperçu que c’était peut-être moi.