"99 francs (14, 99 €)" - читать интересную книгу автора (Beigbeder Frédéric)

5

J’ai dégueulé mes douze cafés dans les toilettes de Madone International puis je me suis tapé un trait pour me remettre d’aplomb. Je me suis aspergé le visage d’eau glacée avant de retourner en réunion. Pas étonnant qu’aucun créatif ne veuille travailler pour Madone. On n’y boit pas du petit lait. Mais j’avais d’autres scénarios en réserve: je leur ai proposé un pastiche de Drôles de Dames avec trois jolies femmes qui gambadent en braquant des pistolets vers la caméra sur une musique soûl des années 70; elles arrêtent des malfaiteurs en leur récitant des poèmes de Baudelaire (prises de judo, coups de pied kung-fu, roulades et cabrioles à l’appui); l’une d’elles regarde alors l’objectif tout en tordant le bras d’un pauvre gangster qui gémit de douleur; elle s’écrie:

— Nous n’aurions pas pu réaliser cette arrestation sans Maigrelette 0 % aux fruits. Pour être en forme physique et mentale!

Cette proposition n’a pas plus été couronnée de succès que les suivantes: une parodie de film hindou structuraliste, des James Bond Girls chez le psychanalyste, un remake de Wonderwoman par Jean-Luc Godard, une conférence de Julia Kristeva filmée par David Hamilton…

L’idiot du village global poursuivait sa diatribe contre l’humour:

— Vous les créas, vous vous prenez pour des artistes, vous ne pensez qu’à gagner des prix à Cannes, moi j’ai des comptes à rendre, je suis en Go/No Go sur ce truc-là, il faut déstocker en linéaire, on a des impératifs, vous comprenez, Octave, vous m’êtes très sympathique, vos blagues me font marrer, mais moi je ne suis pas la ménagère de moins de cinquante ans, on travaille sur un marché, il faut faire abstraction de notre propre jugement et s’adapter à notre cible, penser à la tête de gondole de Vesoul…

— Venise, ai-je rétorqué. Laissez les gondoles à Venise.

Le proctérien n’a pas ri. Il a embrayé sur une apologie des tests. Ses sous-fifres cravatés continuaient de gribouiller sur leurs blocs-notes.

— On a réuni vingt acheteuses et elles n’ont rien capté à vos délires: elles ne nous ont rien restitué. Ce qu’elles veulent, c’est de l’info, qu’on leur montre le produit et le prix, point barre. Et puis il est où mon key visual, là-dedans? Vos idées créatives, c’est bien joli, mais moi, je suis un lessivier, j’ai besoin de quelque chose de déclinable en PLV! Et comment je fais ma pub sur Internet? Les Américains sont déjà en train d’inventer le «spam», c’est-à-dire l’envoi de promos par e-mail, et vous, vous raisonnez encore comme au XXesiècle! Vous me la ferez pas! J’ai fait l’école de la déterge, moi! Le terrain, y a que ça de vrai! Alors je suis prêt à acheter quelque chose d’étonnant mais en tenant compte de nos contraintes!

J’ai fait le maximum pour garder mon calme:

— Monsieur, permettez-moi de vous poser une question: comment voulez-vous étonner vos consommatrices si vous leur demandez leur avis auparavant? Est-ce que par hasard vous demandez à votre femme de choisir la surprise que vous allez lui faire pour son anniversaire?

— Ma femme déteste les surprises.

— C’est pour ça qu’elle vous a épousé?

Jean-François a été pris d’une quinte de toux.

J’avais beau sourire poliment à Duler, je ne pouvais m’empêcher de songer à cette phrase d’Adolf Hitler: «Si vous désirez la sympathie des masses, vous devez leur dire les choses les plus stupides et les plus crues». Ce mépris, cette haine du peuple considéré comme une entité vague… Parfois, j’ai l’impression que, pour obliger les consommateurs à bouffer leurs produits, les industriels seraient presque prêts à ressortir les wagons à bestiaux. Puis-je hasarder trois autres citations? «Ce que nous recherchons, ce n’est pas la vérité, c’est l’effet produit». «La propagande cesse d’être efficace à l’instant où sa présence devient visible». «Plus un mensonge est gros, plus il passe». Elles sont de Joseph Goebbels (encore lui).

Alfred Duler poursuivait sa diatribe:

— On a un objectif qui est de fourguer 12 000 tonnes cette année. Vos filles qui courent sur la plage en parlant philo, c’est trop intello, c’est bien pour le Café de Flore, mais la consommatrice lambda elle y pigera que dalle! Quant à citer Ecce Homo, moi je sais de quoi il s’agit, mais pour le grand public, ça risque de faire un peu pédé! Non, franchement, il faut me retravailler tout ça, je suis désolé. Vous savez, chez Procter on a un dicton: «Ne prenez pas les gens pour des cons, mais n’oubliez jamais qu’ils le sont».

— C’est atroce, ce que vous dites! Cela veut dire que la démocratie conduit à l’autodestruction. C’est avec ce genre de maximes qu’on fera revenir le fascisme: on commence par dire que le peuple est con, ensuite on le supprime.

— Oh! vous n’allez quand même pas nous ressortir le couplet du créatif rebelle. On vend du yaourt, on n’est pas là pour faire la révolution, qu’est-ce qu’il a aujourd’hui? On ne t’a pas laissé rentrer aux Bains hier soir, c’est ça?

L’ambiance devenait houleuse. Jean-François a tenté de dévier la conversation:

— Mais franchement, le décalage entre ces filles sexy qui parlent d’herméneutique platonicienne… ça exprime exactement ce que vous voulez dire: beauté et intellect… non?

— La phrase est trop longue pour une bâche de camion, a tranché un des sbires binoclards.

— Puis-je vous rappeler le principe de la pub: créer un décalage humoristique (ce que l’on appelle «saut créatif» dans notre jargon) qui provoque le sourire chez le spectateur, créant ainsi une connivence, laquelle permet de vendre la marque? D’ailleurs pour des soi-disant proctériens, votre stratégie est plutôt bancale, excusez-moi: minceur et intelligence, comme «unique selling proposition», ça se pose là!!

Jean-François m’a fait signe de ne pas insister. J’ai failli proposer «Madone über ailes» comme signature mais je me suis dégonflé. Vous allez penser que j’exagère un peu, que ce n’est pas si grave. Mais regardez ce qui se joue dans la petite réunion de ce matin. Ce n’est pas juste une présentation de campagne anodine: c’est une réunion plus importante que les accords de Munich. (A Munich, en 1938, des chefs d’État français et anglais, Edouard Daladier et Neville Chamberlain, ont abandonné la Tchécoslovaquie aux nazis, comme ça, sur un coin de table.) Des centaines de réunions comme celle de chez Madone abandonnent le monde chaque jour. Des milliers de Munichs quotidiens! Ce qui se passe là est essentiel: le meurtre des idées, l’interdiction du changement. Vous êtes en face d’individus qui méprisent le public, qui veulent le maintenir dans un acte d’achat stupide et conditionné. Dans leur esprit ils s’adressent à la «mongolienne de moins de cinquante ans». Vous tentez de leur proposer quelque chose de marrant, qui respecte un peu les gens, qui tente de les tirer vers le haut, parce que c’est une question de politesse quand on interrompt un film à la télé. Et on vous en empêche. Et c’est toujours pareil, tout le temps, tous les jours, tous les jours… Des milliers de capitulations journalières, la queue basse dans des costumes de Tergal. Des milliers de «lâches soulagements» quotidiens. Petit à petit, ces centaines de milliers de meetings débiles organisent le triomphe de la connerie calculée et méprisante sur la simple et naïve recherche du progrès humain. Idéalement, en démocratie, on devrait avoir envie d’utiliser le formidable pouvoir de la communication pour faire bouger les mentalités au lieu de les écrabouiller. Cela n’arrive jamais car les personnes qui disposent de ce pouvoir préfèrent ne prendre aucun risque. Les annonceurs veulent du prémâché, prétesté, ils ne veulent pas faire fonctionner votre cerveau, ils veulent vous transformer en moutons, je ne plaisante pas, vous verrez qu’un jour ils vous tatoueront un codebarre sur le poignet. Ils savent que votre seul pouvoir réside dans votre Carte bleue. Ils ont besoin de vous empêcher de choisir. Il faut qu’ils transforment vos actes gratuits en actes d’achat.

La résistance au changement, c’est dans toutes ces salles de réunion impersonnelles qu’elle se pratique de la façon la plus violente. Le coeur de l’immobilisme réside dans cet immeuble, entre ces petits cadres à pellicules et talonnettes. On leur a confié les clés du pouvoir, personne ne sait pourquoi. Ils sont le centre du monde! Les hommes politiques ne contrôlent plus rien; c’est l’économie qui gouverne. Le marketing est une perversion de la démocratie: c’est l’orchestre qui gouverne le chef. Ce sont les sondages qui font la politique, les tests qui font la publicité, les panels qui choisissent les disques diffusés à la radio, les «sneak previews» qui déterminent la fin des films de cinéma, les audimats qui font la télévision, toutes ces études manipulées par tous les Alfreds Dulers de la terre. Plus personne n’est responsable, sauf les Alfreds Dulers. Les Alfreds Dulers tiennent les rênes, mais ne vont nulle part. Big Brother is not watching you, Big Brother is testing you. Mais le sondagisme est un conservatisme. C’est une abdication. On ne veut plus vous proposer quoi que ce soit qui puisse RISQUER de vous déplaire. C’est ainsi qu’on tue l’innovation, l’originalité, la création, la rébellion. Tout le reste en découle. Nos existences clonées… Notre hébétude somnambule… L’isolement des êtres… La laideur universelle anesthésiée… Non, ce n’est pas une petite réunion. C’est la fin du monde en marche. On ne peut pas à la fois obéir au monde et le transformer. Un jour, on étudiera à l’école comment la démocratie s’est autodétruite.

Dans cinquante ans, Alfred Duler sera poursuivi pour crimes contre l’humanité. Chaque fois que ce type emploie le mot «marché», il faut comprendre «gâteau». S’il dit «Études de marché», cela veut dire «Études du gâteau»; «économie de marché» signifie «économie du gâteau». Cet homme est favorable à la libéralisation du gâteau, il veut lancer de nouveaux produits sur le gâteau, se lancer à la conquête de nouveaux gâteaux, et n’oublie jamais de préciser que le gâteau est mondial. Il vous hait, sachez-le. Pour lui, vous n’êtes que du bétail à gaver, des chiens de Pavlov, tout ce qui l’intéresse c’est votre fric dans la poche de ses actionnaires (les fonds de pension américains, c’est-à-dire une bande de retraités liftés en train de crever au bord des piscines de Miami, Floride). Et que tourne le Meilleur des Mondes Matérialistes.

J’ai prié Alfred de m’excuser à nouveau car je sentais que j’étais sur le point de saigner du nez. C’est le problème avec la cocaïne parisienne: elle est tellement coupée qu’il faut avoir les narines solides. Je sentais le sang affluer. Je me suis levé en reniflant à toute berzingue pour foncer aux chiottes et là, mon nez s’est mis à pisser comme jamais, il n’arrêtait pas de dégouliner, il y avait du sang partout, sur le miroir, sur ma chemise, sur le rouleau de serviette automatisé, sur le carrelage, et mes narines faisaient de grosses bulles rouges. Heureusement que personne n’est entré à ce moment-là, je me suis regardé dans la glace et j’ai vu mon visage ensanglanté, du rouge partout, sur le menton, la bouche, le col, le lavabo cramoisi, et j’avais du sang sur les mains — cette fois ça y est, ils avaient gagné, j’avais littéralement du sang sur les mains — et ça m’a donné une idée, alors j’ai écrit sur les murs de leurs chiottes «Pigs», «PIGS» sur la porte, et je suis sorti dans le couloir, pigs sur le contreplaqué, pigs sur la moquette, pigs dans l’ascenseur, et je me suis enfui, je crois que les caméras de surveillance doivent avoir immortalisé cet instant glorieux. Le jour où j’ai baptisé le capitalisme de mon propre sang.