"L'élégance du hérisson" - читать интересную книгу автора (Barbery Muriel)

Journal du mouvement du monde n° 1

Rester group#233; en soi sans perdre son short


C’est tr#232;s bien d’avoir r#233;guli#232;rement une pens#233;e profonde mais je pense que #231;a ne suffit pas. Enfin, je veux dire : je vais me suicider et mettre le feu #224; la maison dans quelques mois alors, #233;videmment, je ne peux pas consid#233;rer que j’ai le temps, il faut que je fasse quelque chose de consistant dans le peu qui me reste. Et puis surtout, je me suis lanc#233; un petit d#233;fi : si on se suicide, il faut #234;tre s#251;r de ce qu’on fait et on ne peut pas br#251;ler l’appartement « pour des prunes ». Alors s’il y a quelque chose dans ce monde qui vaut la peine de vivre, je ne dois pas le louper parce qu’une fois qu’on est mort, il est trop tard pour avoir des regrets et parce que mourir parce qu’on s’est tromp#233;, c’est vraiment trop b#234;te.

Alors #233;videmment, j’ai mes pens#233;es profondes. Mais dans mes pens#233;es profondes, je joue #224; ce que je suis, hein, finalement, une intello (qui se moque des autres intellos). Pas toujours tr#232;s glorieux mais tr#232;s r#233;cr#233;atif. Aussi j’ai pens#233; qu’il fallait compenser ce c#244;t#233; « gloire de l’esprit » par un autre journal qui parlerait du corps ou des choses. Non pas les pens#233;es profondes de l’esprit mais les chefs-d’#339;uvre de la mati#232;re. Quelque chose d’incarn#233;, de tangible. Mais de beau ou d’esth#233;tique aussi. #192; part l’amour, l’amiti#233; et la beaut#233; de l’Art, je ne vois pas grand-chose d’autre qui puisse nourrir la vie humaine. L’amour et l’amiti#233;, je suis trop jeune encore pour y pr#233;tendre vraiment. Mais l’Art... si j’avais d#251; vivre, c’aurait #233;t#233; toute ma vie. Enfin, quand je dis l’Art, il faut me comprendre : je ne parle pas que des chefs-d’#339;uvre de ma#238;tres. M#234;me pour Vermeer, je ne tiens pas #224; la vie. C’est sublime mais c’est mort. Non, moi je pense #224; la beaut#233; dans le monde, #224; ce qui peut nous #233;lever dans le mouvement de la vie. Le journal du mouvement du monde sera donc consacr#233; au mouvement des gens, des corps, voire, si vraiment il n’y a rien #224; dire, des choses, et #224; y trouver quelque chose qui soit suffisamment esth#233;tique pour donner un prix #224; la vie. De la gr#226;ce, de la beaut#233;, de l’harmonie, de l’intensit#233;. Si j’en trouve, alors je reconsid#233;rerai peut-#234;tre les options : si je trouve un beau mouvement des corps, #224; d#233;faut d’une belle id#233;e pour l’esprit, peut-#234;tre alors que je penserai que la vie vaut la peine d’#234;tre v#233;cue.

En fait, j’ai eu cette id#233;e d’un double journal (un pour l’esprit, un pour le corps) hier, parce que papa regardait un match de rugby #224; la t#233;l#233;vision. Jusqu’#224; pr#233;sent, dans ces cas-l#224;, je regardais surtout papa. J’aime bien le regarder quand il a retrouss#233; ses manches de chemise, enlev#233; ses chaussures et quand il est bien install#233; dans le canap#233;, avec une bi#232;re et du saucisson, et qu’il regarde le match en clamant : « Voyez l’homme que je sais #234;tre aussi. » Il ne lui vient apparemment pas #224; l’esprit qu’un st#233;r#233;otype (Monsieur le tr#232;s s#233;rieux Ministre de la R#233;publique) plus un autre st#233;r#233;otype (bon gars tout de m#234;me et aimant la bi#232;re fra#238;che), #231;a fait du st#233;r#233;otype puissance 2. Bref, samedi, papa est rentr#233; plus t#244;t que d’habitude, a lanc#233; sa serviette au petit bonheur la chance, enlev#233; ses chaussures, retrouss#233; ses manches, pris une bi#232;re dans la cuisine et s’est affal#233; devant la t#233;l#233; en me disant : « Ma ch#233;rie, apporte-moi du saucisson s’il te pla#238;t, je ne veux pas rater le haka. » En fait de rater le haka, j’ai eu largement le temps de couper des tranches de saucisson et de les lui apporter et on en #233;tait encore aux publicit#233;s. Maman #233;tait assise en #233;quilibre pr#233;caire sur un bras du canap#233;, pour bien montrer son opposition #224; la chose (dans la famille st#233;r#233;otype, je demande la grenouille-intellectuelle-de-gauche), et elle assommait papa avec une histoire de d#238;ner compliqu#233;e o#249; il #233;tait question d’inviter deux couples f#226;ch#233;s pour les r#233;concilier. Quand on conna#238;t la subtilit#233; psychologique de maman, le projet a de quoi faire rigoler. Bref, j’ai donn#233; son saucisson #224; papa et, comme je savais que Colombe #233;tait dans sa chambre en train d’#233;couter de la musique cens#233;ment avant-garde #233;clair#233;e du Ve, je me suis dit : apr#232;s tout, pourquoi pas, faisons-nous un petit haka. Dans mon souvenir, le haka #233;tait un genre de danse un peu grotesque que font les joueurs de l’#233;quipe n#233;o-z#233;landaise avant le match. Du genre intimidation #224; la mani#232;re des grands singes. Et dans mon souvenir aussi, le rugby, c’est un jeu pesant, avec des gars qui se jettent sans cesse sur l’herbe et se rel#232;vent pour retomber et s’emm#234;ler trois pas plus loin.

Les publicit#233;s se sont enfin termin#233;es et apr#232;s un g#233;n#233;rique plein de gros malabars vautr#233;s sur l’herbe, on a eu vue sur le stade avec la voix off des commentateurs puis un gros plan des commentateurs (esclaves du cassoulet) puis retour au stade. Les joueurs sont entr#233;s sur le terrain et l#224;, j’ai commenc#233; #224; #234;tre happ#233;e. Je n’ai pas bien compris d’abord, c’#233;taient les m#234;mes images que d’habitude mais #231;a me faisait un effet nouveau, un genre de picotement, une attente, un « je retiens mon souffle ». #192; c#244;t#233; de moi, papa s’#233;tait d#233;j#224; siffl#233; sa premi#232;re cervoise et s’appr#234;tait #224; poursuivre dans la veine gauloise en demandant #224; maman qui venait de d#233;coller de son bras de canap#233; de lui en apporter une autre. Moi, je retenais mon souffle. « Qu’est-ce qui se passe ? » je me demandais en regardant l’#233;cran et je n’arrivais pas #224; savoir ce que je voyais et qui me picotait comme #231;a.

J’ai compris quand les joueurs n#233;o-z#233;landais ont commenc#233; leur haka. Parmi eux, il y avait un tr#232;s grand joueur maori, un tout jeune. C’est lui que mon #339;il avait accroch#233; d#232;s le d#233;but, sans doute #224; cause de sa taille au d#233;part mais ensuite #224; cause de sa mani#232;re de bouger. Un genre de mouvement tr#232;s curieux, tr#232;s fluide mais surtout tr#232;s concentr#233;, je veux dire tr#232;s concentr#233; en lui-m#234;me. La plupart des gens, quand ils bougent, eh bien ils bougent en fonction de ce qu’il y a autour d’eux. Juste en ce moment, quand j’#233;cris, il y a Constitution qui passe avec le ventre qui tra#238;ne par terre. Cette chatte n’a aucun projet construit dans la vie mais elle se dirige pourtant vers quelque chose, probablement un fauteuil. Et #231;a se voit dans sa fa#231;on de bouger : elle va vers. Maman vient de passer en direction de la porte d’entr#233;e, elle sort faire des courses et en fait, elle est d#233;j#224; dehors, son mouvement s’anticipe lui-m#234;me. Je ne sais pas tr#232;s bien comment expliquer #231;a mais quand nous nous d#233;pla#231;ons, nous sommes en quelque sorte d#233;structur#233;s par ce mouvement vers : on est #224; la fois l#224; et en m#234;me temps pas l#224; parce qu’on est d#233;j#224; en train d’aller ailleurs, si vous voyez ce que je veux dire. Pour arr#234;ter de se d#233;structurer, il faut ne plus bouger du tout. Soit tu bouges et tu n’es plus entier, soit tu es entier et tu ne peux pas bouger. Mais ce joueur, d#233;j#224;, quand je l’avais vu entrer sur le terrain, j’avais senti quelque chose de diff#233;rent. L’impression de le voir bouger, oui, mais en restant l#224;. Insens#233;, non ? Quand le haka a commenc#233;, c’est surtout lui que j’ai regard#233;. C’#233;tait clair qu’il n’#233;tait pas comme les autres. D’ailleurs, Cassoulet n° 1 a dit : « Et Somu, le redoutable arri#232;re n#233;o-z#233;landais, nous impressionne toujours autant par sa carrure de colosse ; deux m#232;tres z#233;ro sept, cent dix-huit kilos, onze secondes aux cent m#232;tres, un beau b#233;b#233;, oui, Madame ! » Tout le monde #233;tait hypnotis#233; par lui mais personne ne semblait vraiment savoir pourquoi. Pourtant, c’est devenu #233;vident dans le haka : il bougeait, il faisait les m#234;mes gestes que les autres (se taper les paumes de mains sur les cuisses, marteler le sol en cadence, se toucher les coudes, le tout en regardant l’adversaire dans les yeux avec un air de guerrier #233;nerv#233;) mais, alors que les gestes des autres allaient vers leurs adversaires et tout le stade qui les regardait, les gestes de ce joueur restaient en lui-m#234;me, restaient concentr#233;s sur lui, et #231;a lui donnait une pr#233;sence, une intensit#233; incroyables. Et du coup, le haka, qui est un chant guerrier, prenait toute sa force. Ce qui fait la force du soldat, ce n’est pas l’#233;nergie qu’il d#233;ploie #224; intimider l’autre en lui envoyant tout un tas de signaux, c’est la force qu’il est capable de concentrer en lui-m#234;me, en restant centr#233; sur soi. Le joueur maori, il devenait un arbre, un grand ch#234;ne indestructible avec des racines profondes, un rayonnement puissant, et tout le monde le sentait. Et pourtant, on avait la certitude que le grand ch#234;ne, il pouvait aussi voler, qu’il allait #234;tre aussi rapide que l’air, malgr#233; ou gr#226;ce #224; ses grandes racines.

Du coup, j’ai regard#233; le match avec attention en cherchant toujours la m#234;me chose : des moments compacts o#249; un joueur devenait son propre mouvement sans avoir besoin de se fragmenter en se dirigeant vers. Et j’en ai vu ! J’en ai vu dans toutes les phases de jeu : dans les m#234;l#233;es, avec un point d’#233;quilibre #233;vident, un joueur qui trouvait ses racines, qui devenait une petite ancre solide qui donnait sa force au groupe ; dans les phases de d#233;ploiement, avec un joueur qui trouvait la bonne vitesse en arr#234;tant de penser au but, en se concentrant sur son propre mouvement et qui courait comme en #233;tat de gr#226;ce, le ballon coll#233; au corps ; dans la transe des buteurs, qui se coupaient du reste du monde pour trouver le mouvement parfait du pied. Mais aucun n’arrivait #224; la perfection du grand joueur maori. Quand il a marqu#233; le premier essai n#233;o-z#233;landais, papa est rest#233; tout b#234;te, la bouche ouverte, en oubliant sa bi#232;re. Il aurait d#251; #234;tre f#226;ch#233; parce qu’il soutenait l’#233;quipe fran#231;aise mais au lieu de #231;a, il a dit : « Quel joueur I » en se passant une main sur le front. Les commentateurs avaient un peu la gueule de bois mais ils n’arrivaient pas #224; cacher qu’on avait vraiment vu quelque chose de beau : un joueur qui courait sans bouger en laissant tout le monde derri#232;re lui. C’est les autres qui avaient l’air d’avoir des mouvements fr#233;n#233;tiques et maladroits et qui pourtant #233;taient incapables de le rattraper.

Alors je me suis dit : #231;a y est, j’ai #233;t#233; capable de rep#233;rer dans le monde des mouvements immobiles ; est-ce que #231;a, #231;a vaut la peine de continuer ? #192; ce moment-l#224;, un joueur fran#231;ais a perdu son short dans un maul et, tout d’un coup, je me suis sentie compl#232;tement d#233;prim#233;e parce que #231;a a fait rire tout le monde aux larmes, y compris papa qui s’en est retap#233; une petite bi#232;re, malgr#233; deux si#232;cles de protestantisme familial. Moi, j’avais l’impression d’une profanation.

Alors non, #231;a ne suffit pas. Il faudra d’autres mouvements pour me convaincre. Mais au moins, #231;a m’en aura donn#233; l’id#233;e.