"Les Fourmis" - читать интересную книгу автора (Werber Bernard)4 Le bout du cheminAUGUSTA passa toute la journée devant six allumettes. Le mur était plus psychologique que réel, ça elle l'avait compris. Le fameux «Il faut penser différemment!» d'Edmond… Son fils avait découvert quelque chose, c'était certain, et il le cachait avec son intelligence. Elle se remémora ses nids d'enfance, ses «tanières». C'est peut-être parce qu'on les lui avait toutes détruites qu'il avait cherché à s'en fabriquer une qui serait inaccessible, un endroit où nul ne viendrait jamais le déranger… Comme un lieu intérieur, qui trouverait à projeter au-dehors sa paix… et son invisibilité. Augusta secoua l'engourdissement qui la gagnait. Un souvenir de sa propre jeunesse émergea. C'était une nuit d'hiver, elle était toute petite, et elle avait compris qu'il pouvait exister des nombres en dessous de zéro… 3, 2, 1, 0 et puis - 1, -2, - 3… Des nombres à l'envers! Comme si on retournait le gant des chiffres. Zéro n'était donc pas la fin ou le commencement de tout. Il existait un autre monde infini de l'autre côté. C'était comme si on avait fait éclater le mur du «zéro». Elle devait avoir sept ou huit ans, mais sa découverte l'avait bouleversée et elle n'avait pas dormi de la nuit. Les chiffres à l'envers… C'était l'ouverture d'une autre dimension. La troisième dimension. Le relief! Seigneur! Ses mains tremblent d'émotion, elle pleure, mais elle a la force de saisir les allumettes. Elle en pose trois en triangle puis place à chaque coin une allumette qu'elle dresse pour que toutes convergent en un point supérieur. Cela forme une pyramide. Une pyramide et quatre triangles équilatéraux. Voici la limite est de la Terre. Un lieu sidérant. Cela n'a plus rien de naturel, plus rien de terrien. Ce n'est pas comme 103 683 e se l'imaginait. Le bord du monde est noir, jamais elle n'a rien vu d'aussi noir! C'est dur, lisse, tiède et ça sent les huiles minérales. À défaut d'océan vertical, on trouve ici des courants aériens d'une violence inouïe. Elles restent longtemps à essayer de comprendre ce qui se passe. De temps en temps une vibration se fait sentir. Son intensité augmente de manière exponentielle. Puis soudain le sol tremble, un grand vent soulève les antennes, un bruit infernal fait claquer les tympans des tibias. On dirait un violent orage, mais à peine le phénomène se manifeste-t-il qu'il a déjà cessé, laissant juste retomber quelques volutes de poussières. Beaucoup d'exploratrices moissonneuses ont voulu franchir cette frontière, mais les Gardiens veillent. Car ce bruit, ce vent, cette vibration, ce sont eux: les Gardiens du bord du monde, frappant tout ce qui essaie d'avancer sur la terre noire. Ont-elles déjà vu ces Gardiens? Avant que les rousses aient pu obtenir une réponse, un nouveau fracas éclate, puis s'efface. L'une des six moissonneuses qui les accompagne affirme que personne n'est jamais arrivé à marcher sur la «terre maudite» et à en revenir vivant. Les Gardiens écrasent tout. Les Gardiens… ce doit être eux qui ont attaqué La-chola-kan et l'expédition du 327e mâle. Mais pourquoi ont-ils quitté le bout du monde pour s'avancer vers l'ouest? Veulent-ils envahir le monde? Les moissonneuses n'en savent pas plus que les rousses. Peuvent-elles au moins les décrire? Tout ce qu'elles savent, c'est que celles qui ont approché les Gardiens en sont mortes écrasées. On ignore même dans quelle catégorie d'êtres vivants ranger ceux-ci: sont-ils des insectes géants? des oiseaux? des plantes? Tout ce que les moissonneuses savent, c'est qu'ils sont très rapides, très puissants. C'est une force qui les dépasse et qui ne ressemble à rien de connu… A ce moment-là 4000e prend une initiative aussi soudaine qu'imprévue. Elle quitte le groupe et se risque en territoire tabou. Mourir pour mourir, elle veut tenter de franchir le bout du monde comme ça, au culot. Les autres la regardent, atterrées. Elle progresse lentement, guettant la moindre vibration, la moindre fragrance annonciatrice de mort dans l'extrémité sensible de ses pattes. Voilà… cinquante têtes, cent têtes, deux cents têtes, quatre cents, six cents, huit cents têtes de franchies. Rien. Saine et sauve! En face on l'acclame. D'où elle se trouve, elle voit des bandes blanches intermittentes filer à gauche et à droite. Sur la terre noire tout est mort; pas le moindre insecte, pas la moindre plante. Et le sol est si noir… ça n'est pas une vraie terre. Elle perçoit la présence de végétaux, loin devant. Serait-il possible qu'il existe un monde après le bord du monde? Elle lance quelques phéromones à ses collègues restées sur la berge pour leur raconter tout ça, mais on dialogue mal à si grande distance. Elle fait demi-tour, et c'est alors que se déclenchent à nouveau le tremblement et le bruit énormes. Le retour des Gardiens! Elle galope de toutes ses forces pour rejoindre ses compagnes. Celles-ci restent pétrifiées durant la brève fraction de temps où une stupéfiante masse traverse leur ciel dans un vrombissement énorme. Les Gardiens sont passés, exaltant les odeurs d'huiles minérales. Et 4000e a disparu. Les fourmis se rapprochent un peu du bord et comprennent. 4000e a été écrasée si densément que son corps ne fait plus qu'un dixième de tête d'épaisseur, comme incrusté dans le sol noir! Il ne reste plus rien de la vieille exploratrice belokanienne. Le supplice des œufs d'ichneumon prend fin par la même occasion. On voit d'ailleurs qu'une larve de cette guêpe venait de lui transpercer le dos, à peine un point blanc au milieu du corps roux aplati… C'est donc ainsi que frappent les Gardiens du bout du monde. On entend juste un vacarme, on perçoit un souffle et instantanément tout est détruit, pulvérisé, écrasé. 103 683e n'a pas fini d'analyser le phénomène qu'une autre déflagration se fait entendre. La mort frappe même lorsque personne ne traverse son seuil. La poussière retombe. 103 683e voudrait néanmoins tenter la traversée. Elle repense à Sateï. Le problème est similaire. Si ça ne marche pas pardessus, alors il faut y aller par-dessous… Il faut considérer cette terre noire comme un fleuve, et le meilleur moyen de passer les fleuves c'est de percer un tunnel en dessous: Elle en parle aux six moissonneuses, immédiatement enthousiasmées. C'est tellement évident qu'elles ne comprennent pas pourquoi elles n'y ont pas pensé plus tôt! Alors tout le monde se met à creuser à pleines mandibules. Jason Bragel et le Pr Rosenfeld n'avaient jamais été des fanatiques de verveine, mais étaient en train de le devenir. Augusta leur raconta tout par le menu. Elle leur expliqua qu'après elle, ils avaient été désignés par son fils pour hériter de l'appartement. Probablement, chacun aurait-il un jour envie d'explorer là-dessous, comme elle-même en était tentée. Aussi préférait-elle réunir toutes les énergies pour frapper avec un maximum d'efficacité. Une fois qu'Augusta eut fourni ces indispensables données préliminaires, tous trois parlèrent peu. Ils n'en avaient pas besoin pour se comprendre. Un regard, un sourire… Aucun des trois n'avait jamais ressenti osmose intellectuelle aussi immédiate. Cela dépassait d'ailleurs le seul intellect; on aurait dit qu'ils étaient nés pour se compléter, que leurs programmes génétiques s'emboîtaient et fusionnaient. C'était magique. Augusta était très vieille, et pourtant les deux autres la trouvaient extraordinairement belle… Ils évoquèrent Edmond; dépourvue de la plus petite arrière-pensée, leur affection pour le défunt les étonnait eux-mêmes. Jason Bragel ne parla pas de sa famille, Daniel Rosenfeld ne parla pas de son travail, Augusta ne parla pas de sa maladie. Ils décidèrent de descendre le soir même. Ils le savaient, c'était la seule chose qu'il y eût à faire, ici et maintenant. Chli-pou-kan grandit en taille et en intelligence, c'est maintenant une cité «adolescente». En poursuivant dans la voie des technologies aquatiques, on a installé tout un réseau de canaux sous l'étage - 12. Ces bras d'eau permettent le transport rapide d'aliments d'un bout à l'autre de la ville. Les Chlipoukaniennes ont eu tout loisir de mettre au point leurs techniques de transport aquatique. Le nec plus ultra est une feuille d'airelle flottante. Il suffit de prendre le courant dans le bon sens et on peut voyager sur plusieurs centaines de têtes de voie fluviale. Des champignonnières de l'est aux étables de l'ouest, par exemple. Les fourmis espèrent réussir un jour à dresser les dytiques. Ces gros coléoptères subaquatiques, pourvus de poches d'air sous leurs élytres, nagent en effet très vite. Si on pouvait les convaincre de pousser les feuilles d'airelle, les radeaux disposeraient d'un mode de propulsion moins aléatoire que les courants. Chli-pou-ni elle-même lance une autre idée futuriste. Elle se souvient du coléoptère rhinocéros qui l'a libérée de la toile d'araignée. Quelle machine de guerre parfaite! Non seulement les rhinocéros ont une grande corne frontale, non seulement ils ont une carapace blindée, mais ils volent aussi à vive allure. Mère imagine carrément une légion de ces bêtes, avec dix artilleuses posées sur la tête de chacune d'entre elles. Elle voit déjà ces équipages fondre, quasi invulnérables, sur les troupes ennemies qu'elles inondent d'acide… Seul écueil: tout comme les dytiques, les rhinocéros se montrent d'autant plus difficiles à apprivoiser qu'on n'arrive même pas à comprendre leur langue! Alors plusieurs dizaines d'ouvrières passent leur temps à décrypter leurs émissions olfactives et à essayer de leur faire comprendre le langage phéromonal fourmi. Si les résultats restent pour l'instant médiocres, les Chlipoukaniennes parviennent quand même à se les concilier en les gavant de miellat. La nourriture est finalement le langage insecte le mieux partagé. En dépit de ce dynamisme collectif, Chli-pou-ni est soucieuse. Trois escouades d'ambassadrices ont été envoyées en direction de la Fédération pour se faire reconnaître comme soixante-cinquième cité et il n'y a toujours pas de réponse. Belo-kiu-kiuni rejette-t-elle l'alliance? Plus elle y réfléchit, plus Chli-pou-ni se dit que ses ambassadrices espionnes ont dû commettre des maladresses, se faire intercepter par les guerrières au parfum de roche. À moins qu'elles ne se soient simplement laissé charmer par les effluves hallucinogènes de la lomechuse de l'étage -50… Ou quoi d'autre encore? Elle veut en avoir le cœur net. Elle n'a pas l'intention de renoncer ni à sa reconnaissance par la Fédération ni à la poursuite de l'enquête! Elle décide d'envoyer 801e, sa meilleure et plus subtile guerrière. Pour lui donner tous les atouts, la reine opère une CA avec la jeune soldate, qui en saura de la sorte autant qu'elle sur ce mystère. Elle deviendra L'œil qui voit L'antenne qui sent La griffe qui frappe de Chli-pou-kan. La vieille dame avait préparé un plein sac à dos de victuailles et de boissons, parmi lesquelles trois Thermos de verveine chaude. Surtout, ne pas faire comme cet antipathique de Leduc, contraint de remonter vite pour avoir négligé le facteur alimentation… Mais de toute façon, aurait-il jamais trouvé le mot code? Augusta se permettait d'en douter. Entre autres accessoires, Jason Bragel s'était muni d'une bombe lacrymogène grand modèle et de trois masques à gaz; Daniel Rosenfeld, lui, avait pris un appareil photo avec flash, un modèle dernier cri. Maintenant, ils tournaient à l'intérieur du manège de pierres. Comme cela avait été le cas pour tous ceux qui les avaient précédés, la descente faisait resurgir des souvenirs, des pensées enfouis. La petite enfance, les parents, les premières souffrances, les fautes commises, l'amour frustré, l'égoïsme, l'orgueil, les remords… Leurs corps se mouvaient machinalement, au-delà, toute possibilité de fatigue. Ils s'enfonçaient dans la chair de la planète, ils s'enfonçaient dans leur vie passée. Ah! combien était longue une vie, et comme elle pouvait être destructrice, bien plus facilement destructrice que créatrice… Ils parvinrent finalement devant une porte. Un texte s'y trouvait inscrit. Daniel prit une photo. – Je connais ce texte, affirma Jason. C'est de Plutarque. – Joli texte en vérité. – Ça ne vous fait pas peur? demanda Augusta. – Si, mais c'est fait exprès. Et de toute façon, il est dit qu'après la frayeur vient l'illumination. Alors opérons par étapes. Si un peu de frayeur est nécessaire, laissons-nous effrayer. – Justement, les rats… Ce fut comme s'il avait suffi d'en parler. Ils étaient là. Les trois explorateurs sentaient leurs présences furtives, appréhendaient le contact, au ras de leurs chaussures montantes. Daniel déclencha à nouveau son appareil. Le flash révéla l'image répulsive d'une moquette de boules grises et d'oreilles noires. Jason se hâta de distribuer les masques, avant de pulvériser généreusement son gaz lacrymogène aux alentours. Les rongeurs ne se le firent pas dire deux fois… La descente reprit et dura longtemps encore. – Et si l'on pique-niquait, messieurs? proposa Augusta. Ils pique-niquèrent donc. L'épisode des rats semblait oublié, tous trois étaient de la meilleure humeur. Comme il faisait un peu froid, ils terminèrent leur collation par une lampée d'alcool et un bon café brûlant. Normalement, la verveine n'était servie qu'au goûter. Elles creusent longuement avant de pouvoir remonter dans une zone où la terre est meuble. Une paire d'antennes émerge enfin, tel un périscope; des odeurs inconnues l'inondent. Air libre. Les voici de l'autre côté du bout du monde. Toujours pas de mur d'eau. Mais un univers qui, vraiment, ne ressemble en rien à l'autre. Si l'on dénombre encore quelques arbres et quelques places d'herbe, tout de suite après s'étale un désert gris, dur et lisse. Pas la moindre fourmilière ou termitière en vue. Elles font quelques pas. Mais d'énormes choses noires s'abattent autour d'elles. Un peu comme les Gardiens, sauf que celles-là tombent au petit bonheur la chance. Et ce n'est pas tout. Loin devant, se dresse un monolithe géant, tellement haut que leurs antennes n'arrivent pas à en percevoir les limites. Il assombrit le ciel, il écrase la terre. Ce doit être le mur du bout du monde, et derrière il y a de l'eau, pense 103 683e. Elles avancent encore un peu, pour tomber nez à nez avec un groupe de blattes agglutinées sur un morceau… d'on ne sait trop quoi. Leur carapace transparente laisse voir tous les viscères, tous les organes et même le sang qui bat dans les artères! Hideux! C'est en battant en retraite que trois moissonneuses sont pulvérisées par la chute d'une masse. 103683e et ses trois dernières camarades décident malgré tout de continuer. Elles passent des murets poreux, toujours en direction du monolithe à la taille infinie. Elles se trouvent soudain dans une région encore plus déroutante. Le sol y est rouge et a le grain d'une fraise. Elles repèrent une sorte de puits et pensent y descendre pour trouver un peu d'ombre, quand brusquement une grosse sphère blanche d'au moins dix têtes de diamètre surgit du ciel, rebondit et les pourchasse. Elles se jettent dans le puits… ont juste le temps de se plaquer contre les parois lorsque la sphère s'écrase au fond. Elles ressortent, affolées, et galopent. Alentour, le sol est bleu, vert ou jaune, et partout il y a ces puits et ces sphères blanches qui vous poursuivent. Cette fois c'en est trop, le courage a ses limites. Cet univers est bien trop différent pour être supportable. Alors elles fuient à perdre haleine, reprennent le souterrain et retournent vite vers le monde normal. Ils forent enfin devant le mur de Jonathan. Comment faire quatre triangles avec six allumettes? Daniel ne manqua pas de prendre une photo. Augusta tapa le mot «pyramide» et le mur bascula en douceur. Elle fut fière de son petit-fils. Ils passèrent, et ne tardèrent pas à entendre le mur qui se remettait en place. Jason éclaira les parois; partout de la roche, mais plus la même que tout à l'heure. Avant le mur elle était rouge, et jaune à présent, veinée de soufre. L'air restait pourtant respirable. On aurait même cru sentir un léger filet d'air. Le Pr Leduc avait-il raison? Ce tunnel débouchait-il en forêt de Fontainebleau? Ils tombèrent tout à coup sur une nouvelle horde de rats, beaucoup plus agressifs que ceux qu'ils avaient rencontrés auparavant. Jason comprit ce qui devait se passer mais n'eut pas le loisir de l'expliquer aux autres: ils avaient dû remettre les masques et balancer du gaz. Chaque fois que le mur basculait, ce qui certes n'était pas arrivé souvent, des rats de la «zone rouge» passaient dans la «zone jaune», à la recherche de nourriture. Mais si ceux de la zone rouge s'en tiraient encore à peu près, les autres - les migrants n'avaient rien trouvé de consistant et avaient dû s'entre-dévorer. Et Jason et ses amis avaient affaire aux survivants, autrement dit aux plus féroces. Avec eux, le gaz lacrymogène se révélait carrément inefficace. Ils attaquaient! Ils bondissaient, essayaient de s'accrocher aux bras… Au bord de l'hystérie, Daniel mitraillait à coups de flashes aveuglants, mais ces bestiaux de cauchemar pesaient des kilos et n'avaient pas peur des hommes. Les premières blessures apparurent. Jason tira son Opinel, poignarda deux rats et les lança en pâture aux autres. Augusta lâcha plusieurs coups d'un petit revolver… Ils purent ainsi prendre le large. Il était temps! Ils couraient dans ce tunnel zébré de jaune. Ils arrivèrent ensuite devant un grillage d'acier. Une ouverture en son centre donnait à l'ensemble l'allure d'une nasse de pêcheur. Cela formait un cône qui se rétrécissait de sorte à laisser transiter un corps humain d'une épaisseur moyenne mais sans possibilité de retour, vu les pointes placées à l'issue du cône. -C'est un bricolage récent… – Hum, on dirait que ceux qui ont fabriqué cette porte et cette nasse ne souhaitent pas qu'on revienne en arrière… Augusta reconnaissait encore le travail de Jonathan, le maître des portes et des métaux. – Regardez! Daniel éclaira une inscription Ils restèrent bouche bée. – Qu'est-ce qu'on fait? Tous pensaient à la même chose au même – Au point où l'on est, il serait dommage de renoncer. Je vous suggère qu'on continue! – Je passe le premier, lança Daniel en mettant sa queue de cheval à l'abri dans son col pour qu'elle n'accroche pas. Ils rampèrent chacun à tour de rôle à travers la nasse d acier. – C'est marrant, dit Augusta, j'ai l'impression d'avoir déjà vécu ce genre d'expérience. – Vous avez déjà été dans une nasse qui compresse et qui vous empêche de revenir en arrière? – Oui. C'était il y a très longtemps. – Qu'est-ce que vous appelez très longtemps?… – Oh! j'étais jeune, je devais avoir… une ou deux secondes. Les moissonneuses racontent dams leur cité leurs aventures de l'autre côté du monde, pays de monstres et de phénomènes incompréhensibles. Les blattes, les plaques noires, le monolithe géant, le puits, les boules blanches… C'est trop! Aucune possibilité de créer un village dans un univers aussi grotesque. 103 683e reste dans un coin à reprendre des forces. Elle réfléchit. Lorsque ses sœurs entendront son récit, elles devront refaire toutes les cartes et reconsidérer les principes de base de leur planétologie. Elle se dit qu'il est temps pour elle de rentrer à la Fédération. Depuis la nasse, ils avaient bien dû faire une dizaine de kilomètres… Enfin, comment savoir, et puis la fatigue devait quand même commencer à se faire sentir. Ils parvinrent à un mince ruisseau qui coupait le tunnel et dont l'eau était spécialement chaude et chargée de soufre. Daniel s'arrêta net. Il lui avait semblé apercevoir des fourmis sur un radeau de feuille au fil de l'eau! Il se reprit; sans doute les émanations de poussière soufrée qui «lui filaient des hallus»… Quelques centaines de mètres plus loin, Jason mit le pied sur un matériau craquant. Il éclaira. La cage thoracique d'un squelette! Il poussa un cri sonore. Daniel et Augusta balayèrent de leur torche les alentours et découvrirent deux nouveaux squelettes, dont un de la taille d'un enfant. Était-ce possible que ce fût Jonathan et sa famille? Ils se remirent en chemin, et durent bientôt courir: un froissement massif annonçait l'arrivée des rats. Le jaune des parois virait au blanc. De la chaux. Épuisés, ils furent enfin au bout du tunnel. Au pied d'un escalier en colimaçon qui remontait! Augusta tira ses deux dernières balles dans la direction des rats, puis ils se lancèrent dans l'escalier. Jason eut encore l'esprit assez vif pour noter qu'il était à l'inverse du premier, c'est-à-dire que montée comme descente se faisaient en tournant dans le sens des aiguilles d'une montre. La nouvelle fait sensation. Une Belokanienne vient de débarquer dans la Cité. On dit à la ronde que ce doit être une ambassadrice de la Fédération, venue annoncer le rattachement officiel de, Chli-pou-kan comme soixante-cinquième cité. Chli-pou-ni est moins optimiste que ses filles. Elle se méfie de cette arrivante. Et si c'était une guerrière au parfum de roche envoyée de Bel-o-kan pour infiltrer la cité de la reine subversive? Comment est-elle? Elle est surtout très fatiguée! Elle a dû courir depuis Bel-o-kan pour faire le trajet en quelques jours. Ce sont des bergères qui l'avaient aperçue, fourbue, errant aux environs. Elle n'avait pour l'instant rien émis, on l'avait directement amenée dans la salle des fourmis citernes pour qu'elle se ressource. Faites-la venir ici, je veux lui parler seule à seule, mais je veux que des gardes restent à l'entrée de la loge royale prêtes à intervenir à mon signal. Chli-pou-ni a toujours souhaité avoir des nouvelles de sa cité natale, mais maintenant qu'une représentante en débarque, la première idée qui lui traverse l'esprit est de la considérer comme une espionne et de la tuer. Elle attendra de la voir, mais si elle décèle la moindre molécule d'odeur de roche, elle la fera exécuter sans moindre hésitation. On amène la Belokanienne. Dès qu'elles se reconnaissent, les deux fourmis bondissent l'une sur l'autre, mandibules grandes ouvertes, et se livrent… à la plus onctueuse des trophallaxies. L'émotion est si forte qu'elles n'arrivent pas tout de suite à émettre. Chli-pou-ni lance la première phéromone. Où en est l'enquête? Est-ce que ce sont les termites? 103683e raconte qu'elle a traversé le fleuve de l'Est et visité la cité termite; que celle-ci a été anéantie et qu'il n'y a pas un seul survivant. Alors qui est derrière tout ça? Les vrais responsables de tous ces événements incompréhensibles, selon la guerrière, sont les Gardiens du bord oriental du monde. Des animaux tellement bizarres qu'on ne les voit pas, on ne les sent pas. Tout d'un coup, ils surgissent du ciel et tout le monde meurt! Chli-pou-ni écoute avec attention. Cependant, il reste un élément inexpliqué, ajoute 103 683e, comment les Gardiens du bout du monde ont-ils pu utiliser les soldâtes aux odeurs de roche? Chli-pou-ni a son idée là-dessus. Elle raconte que les soldâtes aux odeurs de roche ne sont ni des espionnes ni des mercenaires, mais une force clandestine chargée de surveiller le niveau de stress de l'organisme Cité. Elles étouffent toutes les informations qui seraient susceptibles d'angoisser la Cité… Elle narre comment ces tueuses ont assassiné 327e et comment elles ont tenté de l'assassiner elle-même. Et les réserves de nourriture sous la roche plancher? Et le couloir dans le granit? Pour cela, Chli-pou-ni n'a aucune réponse. Elle ajustement envoyé des ambassadrices espionnes qui vont essayer de résoudre cette double énigme. La jeune reine propose de faire visiter la Cité à son amie. Elle lui explique en chemin les formidables possibilités qu'offre l'eau. Le fleuve de l'Est, par exemple, a toujours été considéré comme mortel, mais ce n'est que de l'eau, la reine y est tombée et n'en est point morte. Peut-être qu'un jour on pourra descendre ce fleuve sur des radeaux de feuilles et découvrir le bord septentrional du monde… Chli-pou-ni s'exalte: des Gardiens du bord du nord existent sans doute, que l'on pourrait inciter à lutter contre ceux du bord oriental. 103683e n'est pas sans remarquer que Chli-pou-ni déborde de projets audacieux. Tous ne sont pas réalisables, mais ce qui a déjà été mis en œuvre est impressionnant: jamais la soldate n'avait vu de champignonnières ou d'étables aussi vastes, jamais elle n'avait vu de radeaux flottants sur les canaux souterrains… Mais ce qui la surprend le plus, c'est la dernière phéromone de la reine. Elle affirme que si ses ambassadrices ne sont pas rentrées dans quinze jours, elle déclarera la guerre à Bel-o-kan. Selon elle, la cité natale n'est plus adaptée à ce monde. La simple existence des guerrières au parfum de roche montre que c'est une ville qui n'aborde pas de front les réalités. C'est une ville frileuse comme un escargot. Jadis elle était révolutionnaire, maintenant elle est dépassée. Il faut une relève. Ici, à Chli-pou-kan, les fourmis progressent bien plus vite. Chli-pou-ni estime que, si elle prend la tête de la Fédération, elle pourrait la faire évoluer rapidement. Avec les 65 cités fédérées, ses initiatives verraient leurs résultats décuplés. Elle pense déjà à conquérir les cours d'eau et à mettre au point une légion volante utilisant des coléoptères rhinocéros. 103 683e hésite. Elle avait l'intention de rejoindre Bel-o-kan pour y raconter son odyssée, mais Chli-pou-ni lui demande de renoncer à ce dessein. Bel-o-kan a mis au point une armée «pour ne pas savoir», ne l'oblige pas à connaître ce qu'elle ne veut pas connaître. La cime de l'escalier en colimaçon se trouve prolongée par des marches en aluminium. Elles ne datent pas de la Renaissance, celles-là! Ils aboutissent à une porte blanche. Encore une inscription: Ils poussent la porte, remontent un couloir très en pente. Le sol s'enfonce tout à coup sous leurs pas - un plancher pivotant! Leur chute est si longue… que le temps d'avoir peur est déjà passé, ils ont l'impression de voler. Ils volent! Leur chute est amortie par un filet de trapéziste, un filet gigantesque aux mailles serrées. À quatre pattes, ils tâtonnent dans le noir. Jason Bragel identifie une nouvelle porte… avec non pas un nouveau code, mais une simple poignée. Il appelle ses compagnons, à voix basse. Puis il ouvre. L'endroit est baigné d'une lumière bleue. C'est un temple sans image, sans statue. Augusta repense aux propos du Pr Leduc. Les protestants devaient certainement se réfugier ici autrefois, quand les persécutions se faisaient trop vives. Sous de larges voûtes en pierre de taille, la salle est vaste, carrée, très belle. Le seul élément décoratif en est un petit orgue d'époque, placé au centre. Devant l'orgue, un lutrin sur lequel est posée une épaisse chemise. Les murs sont couverts d'inscriptions, dont beaucoup, même a un regard profane, semblent plus proches de la magie noire que de la magie blanche. Leduc avait raison, les sectes, ont dû se succéder dans ce refuge souterrain. Et jadis, il ne devait pas y avoir le mur basculant, la nasse et la trappe avec le filet. On entend un gazouillis, comme de l'eau qui coule. Ils n'en voient pas tout de suite l'origine. La lumière bleutée provient du côté droit. Là se trouve une sorte de laboratoire, rempli d'ordinateurs et d'éprouvettes. Toutes les machines sont encore allumées; ce sont les écrans d'ordinateurs qui produisent ce halo qui éclaire le temple. – Cela vous intrigue, hein? Ils se regardent. Aucun des trois n'a parlé. Une lampe s'allume au plafond. Ils se retournent. Jonathan Wells, en peignoir blanc, se dirige vers eux. Il est entré par une porte située dans le temple, de l'autre côté du labo. – Bonjour Grand-mère Augusta! Bonjour Jason Bragel! Bonjour Daniel Rosenfeld! Les trois interpellés demeurent bouche bée, incapables de répondre. Il n'était donc pas mort! Il vivait là! Comment peut-on vivre ici? Ils ne savent par quelle question commencer… – Bienvenue dans notre petite communauté. – Où sommes-nous? – Vous êtes ici dans un temple protestant construit par Jean Androuet Du Cerceau au début du XVIIe siècle. Androuet s'est rendu célèbre en construisant l'hôtel Sully de la rue Saint-Antoine à Paris, mais je trouve que ce temple souterrain est son chef-d'œuvre. Des kilomètres de tunnels en pierre de taille. Vous avez vu, sur tout le trajet on trouve de l'air. Il a dû ménager des cheminées, ou bien il a su utiliser les poches d'air des galeries naturelles. On n'est même pas capable de comprendre comment il s'y est pris. Et ce n'est pas tout, il n'y a pas que de l'air il y a aussi de l'eau. Vous avez sûrement remarqué les ruisseaux qui traversent certaines portions du tunnel. Regardez, il y en a un qui débouche ici. Il montre l'origine du gazouillis permanent, une fontaine sculptée placée derrière l'orgue. – Beaucoup de gens, au fil des âges, se sont retirés ici pour trouver la paix et la sérénité d'entreprendre des choses qui demandaient, disons… beaucoup d'attention. Mon oncle Edmond avait découvert dans un vieux grimoire l'existence de cette tanière et c'est là qu'il travaillait. Jonathan s'approche encore; une douceur et une décontraction peu communes émanent de sa personne. Augusta en est sidérée. – Mais vous devez être exténués. Suivez-moi. Il pousse la porte par où il est apparu peu avant et les entraîne dans une pièce où plusieurs divans sont disposés en cercle. – Lucie, hèle-t-il, nous avons des visiteurs! – Lucie? Elle est avec toi? s'exclame avec bonheur Augusta. – Hum, combien êtes-vous ici? demande Daniel. – Nous étions jusqu'alors dix-huit: Lucie, Nicolas, les huit pompiers, l'inspecteur, les cinq gendarmes, le commissaire et moi. Bref, tous les gens qui se sont donné la peine de descendre. Vous allez les voir bientôt. Excusez-nous, mais pour notre communauté il est actuellement 4 heures du matin, et tout le monde dort. Il n'y a que moi qui ai été réveillé par votre arrivée. Qu'est-ce que vous avez fait comme boucan dans les couloirs, dites donc… Lucie apparaît, elle aussi en peignoir. – Bonjour! Elle s'avance, souriante, et les embrasse tous les trois. Derrière elle, des silhouettes en pyjama passent la tête par l'embrasure d'une porte pour voir les «nouveaux arrivants». Jonathan apporte une grande carafe d'eau de la fontaine et des verres. – Nous allons vous laisser un moment, pour nous habiller et nous préparer. Nous accueillons tous les nouveaux avec une petite fête, mais là on ne savait pas que vous débarqueriez en pleine nuit… A tout de suite! Augusta, Jason et Daniel ne bougent pas. Toute cette histoire est tellement énorme. Daniel se pince soudain l'avant-bras. Augusta et Jason trouvent l'idée excellente et font de même. Mais non, la réalité va parfois bien plus loin que le rêve. Ils se regardent, délicieusement déroutés, et se sourient. Quelques minutes plus tard, tous sont réunis, assis sur les divans. Augusta, Jason et Daniel ont repris leurs esprits et sont à présent avides d'informations. – Vous parliez tout à l'heure de cheminées, sommes-nous loin de la surface? – Non, trois ou quatre mètres au maximum. – Alors on peut ressortir à l'air libre? – Non, non. Jean Androuet Du Cerceau a situé et construit son temple juste en dessous d'un immense rocher plat d'une solidité à toute épreuve - du granit! – Il est pourtant percé d'un trou de la taille d'un bras, complète Lucie. Cet orifice servait là encore de cheminée de ventilation. – Servait? – Oui, maintenant ce passage est consacré à un autre usage. Ce n'est pas grave, il y a d'autres cheminées de ventilation latérales. Vous voyez bien, on n'étouffe pas ici… – On ne peut pas sortir? – Non. Ou en tout cas pas par là-haut. Jason semble vivement préoccupé. – Mais Jonathan, pourquoi alors as-tu construit ce mur pivotant, cette nasse, ce plancher qui se dérobe, ce filet?… Nous sommes totalement bloqués ici! – C'est précisément l'effet voulu. Cela m'a demandé beaucoup de moyens et d'efforts. Mais c'était nécessaire. Quand je suis arrivé la première fois dans ce temple, je suis tombé sur le lutrin. Outre l'Encyclopédie du savoir relatif et absolu, j'y ai trouvé une lettre de mon oncle qui m'était personnellement adressée. La voici. Ils lisent: – Jonathan a joué le jeu, expliqua Lucie. Il a construit tous les pièges prévus, et vous avez pu constater qu'ils fonctionnent. – Et les cadavres? Ce sont des gens qui se sont fait prendre par les rats? – Non. (Jonathan sourit.) Je vous assure qu'il n'y a eu aucun mort dans ce souterrain depuis qu'Edmond s'y est établi. Les cadavres que vous avez repérés datent d'au moins cinquante ans. On ne sait quels drames se sont déroulés ici à cette époque. Une secte quelconque… – Mais alors on ne pourra plus jamais remonter? s'inquiéta Jason. – Jamais. – Il faudrait atteindre le trou placé au-dessus du filet (à huit mètres de hauteur!), franchir la nasse dans l'autre sens, ce qui est impossible, et nous n'avons aucun matériel capable de la faire fondre, et encore passer le mur (or, Jonathan n'a pas prévu de système d'ouverture de ce côté-ci)… –Sans parler des rats… – Comment as-tu fait pour amener des rats là-dessous? demanda Daniel. – C'est une idée d'Edmond. Il avait installé un couple de rattus norvegicus spécialement gros et agressifs dans une anfractuosité de la roche, avec une grande réserve de nourriture. Il savait que c'était une bombe à retardement. Les rats lorsqu'ils sont bien nourris se reproduisent à une vitesse exponentielle. Six petits tous les mois, qui sont eux-mêmes prêts à procréer au bout de deux semaines… Pour s'en protéger, il utilisait un spray de phéromone d'agression insupportable pour ces rongeurs. – Alors ce sont eux qui ont tué Ouarzazate? demanda Augusta. – Malheureusement, oui. Et Jonathan n'avait pas prévu que les rats qui passeraient de l'autre côté du «mur de la pyramide» deviendraient encore plus féroces – L'un de nos copains, qui avait déjà la phobie des rats, a complètement disjoncté quand l'un de ces gros bestiaux lui a sauté au visage et lui a mangé un morceau de nez. Il est tout de suite remonté, le mur de la pyramide n'a même pas eu le temps de retomber. Vous avez de ses nouvelles en surface? questionna un gendarme. – J'ai entendu dire qu'il était devenu fou et qu'il avait été enfermé dans un asile, répondit Augusta, mais ce sont des «on-dit». Elle va pour prendre son verre d'eau, mais remarque qu'il y a plein de fourmis sur la table. Elle pousse un cri et, instinctivement, les balaie du revers de la main. Jonathan bondit, lui saisissant le poignet. Son regard dur contraste avec l'extrême sérénité qui régnait jusque là dans le groupe; et son vieux tic de la bouche, qui semblait bien guéri, a réapparu. -Ne fais plus… jamais… ça! Seule dans sa loge, Belo-kiu-kiuni dévore distraitement une portée de ses œufs; sa nourriture préférée, en fin de compte. Elle sait que cette soi-disant 801e n'est pas qu'une ambassadrice de la nouvelle cité. 56e, ou plutôt la reine Chli-pou-ni puisqu'elle veut se nommer ainsi, l'a envoyée pour qu'elle poursuive l'enquête. Elle n'a pas à se faire de soucis, ses guerrières au parfum de roche doivent en venir à bout sans problème. La boiteuse, notamment, est si douée dans l'art d'enlever le poids de la vie -une artiste! Pourtant, c'est la quatrième fois que Chli-pou-ni lui envoie des ambassadrices un peu trop curieuses. Les premières ont été tuées avant même de trouver la salle de la lomechuse. Les deuxièmes et les troisièmes ont succombé aux substances hallucinogènes du coléoptère empoisonné. Quant à cette 801e, il parait qu'elle est descendue à peine terminée l'entrevue avec Mère. Elles sont décidément de plus en plus impatientes de mourir! Mais aussi, à chaque fois, elles vont plus profond dans la Cité. Et si l'une d'entre elles parvenait malgré tout à trouver le passage? Et si elle découvrait le secret? Et si elle en répandait l'effluve?… La Meute ne comprendrait pas. Les guerrières anti-stress auraient peu de chances d'étouffer à temps l'information. Comment réagiraient ses filles? Une guerrière au parfum de roche entre précipitamment. L'espionne est arrivée à vaincre la lomechuse! Elle est en bas Et voilà, ça devait arriver… Jonathan lâche le poignet de sa grand-mère. Avant qu'une gêne ait pu s'installer, Daniel tente une diversion. – Et ce laboratoire à l'entrée, il sert à quoi? – C'est la Pierre de Rosette! Tous nos efforts ne sont qu'au service d'une seule ambition: communiquer avec elles! – Elles… qui ça, elles? – Elles: les fourmis. Suivez-moi. Ils quittent le salon pour le laboratoire. Jonathan, visiblement très à l'aise dans son rôle de continuateur d'Edmond, prend sur la paillasse une éprouvette emplie de fourmis et la lève à hauteur de regard. – Voyez, ce sont des êtres. Des êtres à part entière. Ce ne sont pas que des petits insectes de rien du tout, et ça, mon oncle l'a tout de suite compris… Les fourmis constituent la seconde grande civilisation terrienne. Quant à Edmond, c'est une sorte de Christophe Colomb qui a découvert un autre continent entre nos orteils. Il a compris le premier qu'avant de chercher des extraterrestres aux confins de l'espace, il convenait d'abord de faire la jonction avec les… intraterrestres. Personne ne dit mot. Augusta se souvient. Il y a de cela quelques jours, elle se promenait en forêt de Fontainebleau et elle a senti tout à coup des masses infimes craquer sous sa semelle. Elle venait de marcher sur un groupe de fourmis. Elle s'était penchée. Toutes étaient mortes, mais il y avait une énigme. Elles étaient alignées comme pour former une flèche dont la pointe serait à l'envers… Jonathan a reposé l'éprouvette. Il reprend son discours: – Lorsqu'il est rentré d'Afrique, Edmond a trouvé cet immeuble, son souterrain, puis le temple. C'était le lieu idéal, il y a installé son laboratoire… La première étape de ses recherches a consisté à décrypter les phéromones de dialogue des fourmis. Cette machine est un spectromètre de masse. Comme son nom l'indique, elle donne le spectre de la masse, elle décompose n'importe quelle matière en énumérant les atomes qui la composent… J'ai lu les notes de mon oncle. Au début, il plaçait ses fourmis cobayes sous une cloche de verre reliée par un tuyau aspirant au spectromètre de masse. Il mettait la fourmi en contact avec un morceau de pomme, celle-ci rencontrait une autre fourmi et lui disait fatalement: «Il y a de la pomme par là.» Enfin, c'est l'hypothèse de départ. Lui, aspirait les phéromones émises, les décryptait et aboutissait à une formule chimique… «Il y a de la pomme au nord» se dit par exemple: «méthyl-4 méthylpyrrole-2 carboxylate». Les quantités sont infimes, de l'ordre de 2 à 3 picogrammes (10e 12 g) par phrase… Mais c'était suffisant. On savait ainsi dire «pomme» et «au nord». Il poursuivit l'expérience avec une multitude d'objets, d'aliments ou de situations. Il obtint ainsi un véritable dictionnaire français-fourmi. Après n'avoir compris le nom que d'une centaine de fruits, d'une trentaine de fleurs, d'une dizaine de directions, il a su apprendre les phéromones d'alerte, les phéromones de plaisir, de suggestion, de description; et il a même rencontré des sexués qui lui ont enseigné comment exprimer les «émotions abstraites» du septième segment antennaire… Pourtant, savoir les «écouter» ne lui suffisait pas. Il voulait maintenant leur parler, établir un véritable dialogue. – Prodigieux! ne peut s'empêcher de murmurer le Pr Daniel Rosenfeld. – Il a commencé par faire correspondre chaque formule chimique à une sonorité de type syllabe. Méthyl-4 méthylpyrrole-2 carboxylate va par exemple se dire MT4MTP2CX, puis Miticamitipidicixou. Et enfin il a engrangé dans la mémoire de l'ordinateur: Miticamitipi = pomme; et: dicixou = se situe au nord. L'ordinateur fait la traduction dans les deux sens. Quand il perçoit «dicixou» il traduit en texte «se situe au nord». Et quand on tape «se situe au nord», il transforme cette phrase en «dicixou», ce qui déclenche l'émission de carboxylate par cet appareil émetteur… – Un appareil émetteur? – Oui, cette machine-ci. Il montre une sorte de bibliothèque composée de milliers de petites fioles, chacune terminée par un tube, lui-même branché sur une pompe électrique. – Les atomes contenus dans chaque fiole sont aspirés par cette pompe, puis projetés dans cet appareil qui les trie et les calibre au dosage précis indiqué par le dictionnaire informatique. – Extraordinaire, reprend Daniel Rosenfeld, tout simplement extraordinaire. Est-il vraiment arrivé à dialoguer? – Hum… à ce stade, le mieux est que je vous lise ses notes dans l'Encyclopédie. Jonathan interrompt sa lecture. – Comme vous le voyez, ce n'est pas simple! Accumuler du vocabulaire ne suffit pas pour leur parler. En outre, le langage fourmi ne fonctionne pas comme le nôtre. Il n'y a pas que les émissions de dialogue proprement dites qui sont perçues, il y a aussi les émissions envoyées par les onze autres segments antennaires. Ceux-ci donnent l'identification de l'individu, ses préoccupations, son psychisme… une sorte d'état d'esprit global qui est nécessaire à la bonne compréhension interindividuelle. C'est pourquoi Edmond a dû abandonner. Je vous lis ses notes. 801e n'a plus qu'un moignon d'abdomen. Même si elle a pu tuer à temps la lomechuse, ce combat contre les guerrières au parfum de roche dans les champignonnières l'a sacrement rétrécie. Tant pis, ou tant mieux: sans abdomen, elle est plus légère. Elle emprunte le large passage creusé dans le granit. Comment des mandibules de fourmis ont-elles pu aménager ce tunnel? En contrebas, elle découvre ce que Chli-pou-ni lui avait indiqué: une salle remplie de quantités d'aliments. À peine a-t-elle fait quelques pas dans cette salle qu'elle trouve une autre issue. Elle y pénètre et se trouve bientôt dans une ville, une ville entière aux odeurs de roche! Une cité sous la Cité. – Il a donc échoué? – Il est resté longtemps, en effet, à ruminer cet échec. Il pensait qu'il n'y avait aucune issue, que son ethnocentrisme l'avait aveuglé. Et puis ce sont les ennuis qui l'ont réveillé. Sa vieille misanthropie a été le facteur déclenchant. – Que s'est-il passé? – Vous vous rappelez, professeur, vous m'aviez dit qu'il travaillait dans une société qui se nommait «Sweetmilk Corporation» et qu'il avait eu maille à partir avec ses collègues. – En effet! – L'un de ses supérieurs avait fouillé dans son bureau. Et ce supérieur n'était autre que Marc Leduc, le frère du Pr Laurent Leduc! – L'entomologiste? – En personne. – C'est incroyable… Il est venu me voir, il se prétendait un ami d'Edmond, il est descendu. – Il est descendu dans la cave? – Oh! mais ne t'en fais pas, il n'est pas allé loin. Il n'a pas su passer le mur de la pyramide, alors il est remonté. – Mmmh, il était aussi venu voir Nicolas pour essayer de mettre la main sur l'Encyclopédie. Bon… Marc Leduc avait donc remarqué qu'Edmond travaillait avec passion sur des croquis de machines (en fait, les premières esquisses de la Pierre de Rosette). Il a réussi à ouvrir le placard du bureau d'Edmond et il est tombé sur une chemise, sur l'Encyclopédie du savoir relatif et absolu. Il y a trouvé tous les plans de la première machine à communiquer avec les fourmis. Quand il a saisi l'usage de cet appareil (et il y avait suffisamment d'annotations pour qu'il comprenne), il en a parlé à son frère. Celui-ci s'est montré évidemment très intéressé et lui a aussitôt demandé de voler les documents… Mais Edmond s'était aperçu qu'on avait fouillé dans ses affaires, et pour les protéger d'une nouvelle visite il a lâché quatre guêpes de type ichneumon dans le tiroir. Dès que Marc Leduc est revenu à la charge, il s'est fait piquer par ces insectes qui ont la fâcheuse habitude de déposer leurs larves voraces dans le corps où elles ont planté leur dard. Le lendemain, Edmond a repéré les traces de piqûres et a voulu démasquer publiquement le coupable. Vous savez la suite, c'est lui qui a été chassé. – Et les frères Leduc? – Marc Leduc a été bien puni! Les larves d'ichneumon le dévoraient de l'intérieur. Cela a duré très longtemps, plusieurs années à ce qu'il parait. Comme les larves n'arrivaient pas à sortir de cet immense corps pour se métamorphoser en guêpes, elles creusaient dans tous les sens pour chercher une issue. A la fin, la douleur était tellement insupportable qu'il s'est jeté sous une rame de métro. J'ai lu ça par hasard dans les journaux. – Et Laurent Leduc? – Il a tout tenté pour essayer de retrouver la machine. – Vous disiez que cela avait redonné envie à Edmond de s'y remettre. Quel rapport entre ces affaires assez anciennes et ses recherches? – Par la suite, Laurent Leduc a contacté directement Edmond. Il lui a avoué être au courant de sa machine à «discuter avec les fourmis». Il prétendait être intéressé et vouloir travailler avec lui. Edmond n'était pas forcément hostile à cette idée, de toute façon il piétinait, et il se demandait si une aide extérieure ne serait pas la bienvenue. «Vient un moment où l'on ne peut continuer seul», dit la Bible. Edmond était prêt à guider Leduc dans son antre, mais il voulait d'abord mieux le connaître. Ils ont discuté tant et plus. Lorsque Laurent a commencé à vanter l'ordre et la discipline des fourmis, en appuyant sur le fait que parler avec elles permettrait sûrement à l'homme de les imiter, Edmond a vu rouge. Il a piqué une crise et l'a prié de ne plus jamais remettre les pieds chez lui. – Pfff, ça ne m'étonne pas, soupire Daniel. Leduc fait partie d'une clique d'éthologistes, ce qu'il y a de pire au sein de l'école allemande, qui veut modifier l'humanité en copiant sous un certain angle les mœurs des animaux. Le sens du territoire, la discipline des fourmilières… ça fait toujours fantasmer. – Du coup, Edmond tenait un prétexte pour se mettre à l'œuvre. Il allait dialoguer avec les fourmis dans une perspective… politique; il pensait qu'elles vivaient selon un système anarchiste et voulait leur en demander confirmation. – Évidemment! murmura Bilsheim. – Cela devenait un défi d'homme. Mon oncle réfléchit encore longtemps et se dit que le meilleur moyen de communiquer était de fabriquer une «fourmi robot». Jonathan brandit des feuillets chargés de dessins. – En voici les plans. Edmond l'a baptisé «Docteur Livingstone». Il est en plastique. Je ne vous dis pas le travail d'horloger qui a été nécessaire à la fabrication de ce petit chef- d'œuvre! Non seulement toutes les articulations sont reconstituées et animées par de microscopiques moteurs électriques branchés sur une pile placée dans l'abdomen, mais l'antenne comporte réellement onze segments capables d'émettre simultanément onze phéromones différentes!… Seule différence entre Docteur Livingstone et une vraie fourmi: il est branché sur onze tuyaux, chacun de la taille d'un cheveu, eux-mêmes réunis en une sorte de cordon ombilical de la taille d'une ficelle. – Prodigieux! Tout simplement prodigieux! s'enthousiasme Jason. • Mais où est le Docteur Livingstone? demande Augusta. Des guerrières au parfum de roche la poursuivent. 801e, en train de détaler, repère soudain une très large galerie et s'y précipite. Elle parvient ainsi dans une salle énorme, au centre de laquelle se tient une drôle de fourmi, d'une taille nettement au-dessus de la moyenne. 801e s'en approche prudemment. Les odeurs de l'étrange fourmi solitaire ne sont qu'à moitié vraies. Ses yeux ne brillent pas, sa peau a l'air recouverte d'une teinture noire… La jeune Chlipoukanienne aimerait comprendre. Comment peut-on être aussi peu fourmi? Mais déjà les soldâtes l'ont débusquée. La boiteuse s'avance, seule, pour un duel. Elle lui saute aux antennes et se met à les mordre. Toutes deux roulent au sol. 801e se souvient des conseils de sa Mère: Regarde où l'adversaire te frappe avec prédilection, c'est souvent son propre point faible… De fait, dès qu'elle s'empare des antennes de la boiteuse, celle-ci se tord furieusement. Elle doit avoir les antennes hypersensibles, la pauvre! 801e les lui tranche net et parvient à s'enfuir. Mais c'est maintenant une meute de plus de cinquante tueuses qui se ruent à sa suite. – Vous voulez savoir où se trouve le Docteur Livingstone? Suivez les, fils qui partent du spectromètre de masse… Ils remarquent en effet une sorte de tube transparent qui, longeant la paillasse, rejoint le mur, monte jusqu'au plafond, pour enfin aller s'enfoncer dans une sorte de grosse caisse en bois, suspendue au centre du temple, à l'aplomb de l'orgue. Cette caisse est vraisemblablement remplie de terre. Les nouveaux arrivants se démanchent le cou pour mieux l'examiner. – Mais vous aviez dit qu'il y avait un rocher indestructible au-dessus de nos têtes, remarque Augusta. – Oui, mais je vous ai aussi signalé qu'il existe une cheminée de ventilation que nous n'utilisons plus… – Et si on ne l'utilise plus, continue l'inspecteur Galin, ce n'est pas parce que nous l'avons bouchée! –Alors si ce n'est pas vous… -… Ce sont elles! – Les fourmis? – Tout juste! Une gigantesque cité de fourmis rousses est implantée au-dessus de cette dalle rocheuse, vous savez, ces insectes qui construisent de grands dômes de branchettes dans les forêts… – Selon les évaluations d'Edmond, il y en a plus de dix millions! – Dix millions? Mais elles pourraient nous tuer tous! – Non, pas de panique, il n'y a rien à craindre. D'abord, parce qu'elles nous parlent et nous connaissent. Et aussi parce que toutes les fourmis de la Cité ne sont pas au courant de notre existence. Comme Jonathan dit cela, une fourmi tombe de la caisse du plafond et atterrit sur le front de Lucie. Celle-ci tente de la recueillir, mais 801e s'affole et va se perdre dans sa rousse chevelure, glisse sur le lobe de son oreille, dévale ensuite la nuque, s'enfonce dans le chemisier, contourne les seins et le nombril, galope sur la fine peau des cuisses, tombe jusqu'à la cheville et, de là, plonge vers le sol. Elle cherche un instant sa direction… et fonce vers l'une des bouches de ventilation latérale. – Qu'est-ce qu'il lui prend? – Va savoir. En tout cas, le courant d'air frais de la cheminée l'a attirée, elle n'aura aucun problème pour ressortir. • Mais là, elle ne retrouve pas sa Cité, elle va déboucher complètement à l'est de la Fédération, non? L'espionne a réussi à filer! Si cela continue nous devrons attaquer la prétendue soixante-cinquième cité… Des soldâtes au parfum de roche ont fait leur rapport, les antennes basses. Après qu'elles se sont retirées, Belo-kiu-kiuni remâche un instant ce grave échec de sa politique du secret. Puis, très lasse, elle se remémore la façon dont tout a commencé. Toute jeune, elle aussi avait été confrontée à l'un de ces phénomènes terrifiants qui laissent présumer l'existence d'entités géantes. C'était juste après son essaimage; elle avait vu une plaque noire écraser plusieurs reines fécondes, sans même les manger. Plus tard, après avoir engendré sa cité, elle était parvenue à organiser une rencontre à ce sujet, où la plupart des reines - mères ou filles - étaient présentes. Elle se souvenait. C'était Zoubi-zoubi-ni qui avait parlé la première. Elle avait raconté que plusieurs de ses expéditions avaient subi des pluies de boules roses causant plus d'une centaine de morts. Les autres sœurs avaient surenchéri. Chacune dressait sa liste de morts et d'estropiés dus aux boules roses et aux plaques noires. Cholb-gahi-ni, une vieille mère, remarque que selon les témoignages les boules roses avaient l'air de ne se déplacer que par troupeaux de cinq. Une autre sœur, Roubg-fayli-ni, avait trouvé une boule rose immobile à peu près à trois cents têtes sous le sol. La boule rose était prolongée par une substance molle à l'odeur assez forte. On avait alors percé à la mandibule et fini par déboucher sur des tiges dures et blanches… comme si ces animaux avaient une carapace à l'intérieur du corps au lieu de l'avoir à l'extérieur. Au terme de la réunion, chacune des reines étant tombée d'accord sur le fait que de tels phénomènes passaient l'entendement, elles avaient décidé d'observer un secret absolu afin d'éviter la panique dans les fourmilières. Belo-kiu-kiuni, de son côté, pensa très vite à monter sa propre «police secrète», une cellule de travail formée à l'époque d'une cinquantaine de soldâtes. Leur mission: éliminer les témoins des phénomènes de boules roses ou de plaques noires afin d'éviter toute crise de folie panique dans la Cité. Seulement, un jour, il s'était passé quelque chose d'incroyable. Une ouvrière d'une cité inconnue avait été capturée par ses guerrières au parfum de roche. Mère l'avait épargnée, tant ce qu'elle racontait était encore plus bizarre que tout ce qu'on avait jamais entendu. L'ouvrière prétendait avoir été kidnappée par des boules roses! Celles-ci l'avaient jetée dans une prison transparente, en compagnie de plusieurs centaines d'autres fourmis. On les y avait soumises à toutes sortes d'expériences. Le plus souvent, on les plaçait sous une cloche et elles recevaient des parfums très concentrés. Ce fut d'abord très douloureux, puis les parfums furent progressivement dilués, et les odeurs s'étaient alors transformées en mots! En fin de compte, par le truchement de ces parfums et de ces cloches, les boules roses leur avaient parlé, se présentant comme des animaux géants qui se baptisaient eux-mêmes «humains». Ils (ou elles?) déclarèrent qu'il existait un passage creusé dans le granit sous la Cité et qu'ils voulaient parler à la reine. Celle-ci pouvait être sûre qu'il ne lui serait fait aucun mal. Tout était allé très vite, ensuite. Belo-kiu-kiuni avait rencontré leur «fourmi ambassadrice», Doc-teur Li-ving-stone. C'était une étrange fourmi prolongée d'un intestin transparent. Mais on pouvait discuter avec elle. Elles avaient dialogué longtemps. Au début, elles ne se comprenaient pas du tout. Mais toutes deux partageaient manifestement la même exaltation. Et semblaient avoir tellement de choses à se dire… Les humains avaient par la suite installé la caisse pleine de terre à l'issue de la cheminée. Et Mère avait semé d'œufs cette nouvelle Cité. En cachette de tous ses autres enfants. Mais Bel-o-kan 2 était plus que la ville des guerrières au parfum de roche. Elle était devenue la Cité-liaison entre le monde des fourmis et le monde des humains. C'était là que se trouvait en permanence Doc-teur Living-stone (un nom tout de même assez ridicule). Mère se souvient de la fin de l'hu-main Edmond. Cela eut lieu lors de la première guerre contre les naines. Edmond avait voulu les aider. Il était sorti du souterrain. Mais à force de manipuler des phéromones, il en était complètement imprégné. Si bien que, sans le savoir, il passait dans la forêt pour… une fourmi rousse de la Fédération. Et lorsque les guêpes du sapin (avec qui elles étaient en guerre à l'époque) repérèrent ses odeurs passeports, elles se ruèrent toutes sur lui. Elles l'ont tué en le prenant pour un Belokanien. Il a dû mourir heureux. Plus tard, ce Jonathan et sa communauté avaient renoué le contact… Il verse encore un peu d'hydromel dans le verre des trois nouveaux, qui ne cessent de le presser de questions: – Mais alors, le Docteur Livingstone est capable de retranscrire nos paroles, là-haut? – Oui, et nous d'écouter les leurs. On voit apparaître leurs réponses sur cet écran. Edmond a bel et bien réussi! – Mais qu'est-ce qu'ils se disaient? Qu'est-ce que vous vous dites? – Hum… Après sa réussite, les notes d'Edmond se font un peu floues. On dirait qu'il ne tient pas à tout noter. Disons que, dans un premier temps, ils se sont décrits l'un à l'autre, chacun a décrit son monde. C'est ainsi que nous avons appris que leur ville se nomme Bel-o-kan; qu'elle est le pivot d'une fédération de plusieurs centaines de millions de fourmis. – Incroyable! – Par la suite, les deux parties ont jugé qu'il était trop tôt pour que l'information soit diffusée parmi leurs populations. Aussi ont-ils passé un accord garantissant le secret absolu sur leur «contact». – C'est pour ça qu'Edmond a tellement insisté pour que Jonathan bricole tous ces gadgets, intervient un pompier. Il ne voulait surtout pas que les gens sachent trop tôt. Il imaginait avec horreur le gâchis que la télévision, la radio ou les journaux feraient d'une telle nouvelle. Les fourmis devenues une mode! Il voyait déjà les spots publicitaires, les porte-clés, les tee-shirts, les shows de rock stars… toutes les conneries qu'on pourrait faire autour de cette découverte. – De son côté, Belo-kiu-kiuni, leur reine, pensait que ses filles voudraient aussitôt lutter contre ces dangereux étrangers, ajoute Lucie. – Non, les deux civilisations ne sont pas encore prêtes à se connaître et - ne rêvons pas - à se comprendre… Les fourmis ne sont ni fascistes, ni anarchistes, ni royalistes… elles sont fourmis, et tout ce qui concerne leur monde est différent du nôtre. C'est d'ailleurs ce qui en fait la richesse. Le commissaire Bilsheim est l'auteur de cette déclaration passionnée; il a décidément beaucoup changé depuis qu'il a quitté la surface - et son chef, Solange Doumeng. – L'école allemande et l'école italienne se trompent, dit Jonathan, car elles essaient de les englober dans un système de compréhension «humain». L'analyse reste forcément grossière. C'est comme si elles essayaient de comprendre notre vie en la comparant à la leur. Du myrmécomorphisme, en quelque sorte… Or, la moindre de leur spécificité est fascinante. On ne comprend pas les Japonais, les Tibétains ou les Hindous, mais leur culture, leur musique, leur philosophie sont passionnantes, même déformées par notre esprit occidental! Et l'avenir de notre terre est au métissage, c'est on ne peut plus clair. – Mais qu'est-ce que les fourmis peuvent bien nous apporter en fait de culture? s'étonne Augusta. Jonathan, sans répondre, fait un signe à Lucie; celle-ci s'éclipse quelques secondes et revient avec ce qui semble être un pot de confiture. – Regardez, rien que ça, c'est un trésor! Du miellat de puceron. Allez-y, goûtez! Augusta risque un index prudent. – Hmmm, c'est très sucré… mais c'est rudement bon! Ça n'a pas du tout le même goût que le miel d'abeilles. – Tu vois! Et tu ne t'es jamais demandé comment on faisait pour se nourrir tous les jours, dans cette double impasse en sous-sol? –Eh bien si, justement… – Ce sont les fourmis qui nous nourrissent, de leur miellat et de leur farine. Elles stockent des réserves pour nous, là-haut. Mais ce n'est pas tout, nous avons copié leur technique agricole pour faire pousser des champignons agarics. Il soulève le couvercle d'une grosse boîte en bois. En dessous on voit des champignons blancs qui poussent sur un lit de feuilles fermentées. – Galin est notre grand spécialiste en champignons. Ce dernier sourit modestement. – J'ai encore beaucoup à apprendre. – Mais des champignons, du miel… vous devez quand même avoir des carences en protéines? – Pour les protéines, c'est Max. L'un des pompiers montre le plafond du doigt. – Moi, je recueille tous les insectes que les fourmis mettent dans la petite boîte à droite de la caisse. On les fait bouillir pour que les cuticules se détachent; et pour le reste, c'est comme de toutes petites crevettes, d'ailleurs ça en a le goût et l'apparence. – Vous savez, ici, en se débrouillant bien, on a tout le confort qu'on veut, ajoute un gendarme. L'électricité est produite par une mini-centrale atomique, dont la durée de vie est de cinq cents ans. C'est Edmond qui l'avait installée dès les premiers jours de son arrivée… L'air passe par les cheminées, la nourriture nous parvient par les fourmis, on a notre source d'eau fraîche et, en plus, on a une occupation passionnante. On a l'impression d'être les pionniers de quelque chose de très important. – Nous sommes en fait comme des cosmonautes qui vivraient en permanence dans une base et dialogueraient parfois avec des extraterrestres voisins. Ils rient. Un courant de bonne humeur électrise les moelles épinières. Jonathan propose de revenir au salon. – Vous savez, longtemps j'ai cherché une manière de faire coexister mes amis autour de moi. J'ai tenté les communautés, les squatts, les phalanstères.:. Je n'y arrivais jamais. J'avais fini par penser que je n'étais qu'un doux utopiste, pour ne pas dire ~ un imbécile. Mais ici… ici il se passe des choses. Nous sommes bien obligés de cohabiter, de nous compléter, de penser ensemble. Nous n'avons pas le choix: si nous ne nous entendons pas, nous mourrons. Et il n'y a pas de fuite possible. Or, je ne sais pas si cela vient de la découverte de mon oncle ou de ce que nous apprennent les fourmis par leur simple existence au-dessus de nos têtes, mais pour l'instant notre communauté marche du feu de Dieu! – Ça marche, même malgré nous… – Nous avons parfois l'impression de produire une énergie commune où chacun peut librement puiser. C'est étrange. – J'ai déjà entendu parler de ça, à propos des rose-croix et de certains groupes francs-maçons, dit Jason. Ils nomment ça egregor: le capital spirituel du «troupeau». Comme une bassine où chacun déverse sa force pour en faire une soupe qui profite à chacun… En général, il y a toujours un voleur qui utilise l'énergie des autres à des fins personnelles. – Ici nous n'avons pas ce genre de problème. On ne peut avoir d'ambitions personnelles lorsqu'on vit en petit groupe sous la terre… Silence. – Et puis on parle de moins en moins, on n'a plus besoin de ça pour se comprendre. – Oui, il se passe des choses ici. Mais nous ne les comprenons et ne les contrôlons pas encore. Nous ne sommes pas encore arrivés, nous n'en sommes qu'au milieu du voyage. Silence à nouveau. – Bon, bref, j'espère que vous vous plairez dans notre petite communauté… 801' arrive épuisée dans sa cité natale. Elle a réussi! Elle a réussi! Chli-pou-ni opère tout de suite une CA pour savoir ce qui s'est passé. Ce qu'elle entend la confirme dans ses pires suppositions quant au secret caché sous la dalle de granit. Elle décide aussitôt d'attaquer militairement Bel-o-kan. Toute la nuit, ses soldâtes s'équipent. La toute nouvelle légion volante de rhinocéros est fin prête. 103 683e émet une suggestion de plan. Pendant qu'une partie de l'armée combattra de front, douze légions contourneront en douce la Cité pour tenter un assaut de la souche royale. – – Jean et Philippe n'aiment guère que la télé et, à la limite, les flippers. Même le tout nouveau mini-golf, récemment aménagé à grands frais, ne les intéresse plus. Quant aux balades en forêt… Pour eux, rien n'est pire que lorsque le pion les oblige à prendre l'air. La semaine dernière, ils se sont certes amusés à crever des crapauds, mais le plaisir a été un peu trop court. Aujourd'hui, toutefois, Jean semble avoir trouvé une activité vraiment digne d'intérêt. Il entraîne son copain à l'écart du groupe d'orphelins, en train de ramasser stupidement des feuilles mortes pour en faire des tableaux cucul la praline, et lui montre une sorte de cône en ciment. Une termitière. Ils se mettent aussitôt à la casser à coups de pied, mais rien ne sort, la termitière est vide. Philippe se penche et renifle. – Elle a été dézinguée par le cantonnier. Regarde, ça pue l'insecticide, ils sont tous crevés à l'intérieur. Ils s'apprêtent à rejoindre les autres, déçus, quand Jean repère de l'autre côté de la petite rivière une pyramide à demi cachée sous un arbuste. Cette fois-ci, c'est la bonne! Une fourmilière impressionnante, un dôme d'au moins un mètre de haut! De longues colonnes de fourmis entrent et sortent, des centaines, des milliers d'ouvrières, de soldâtes, d'exploratrices. Le DDT n'est pas encore passé par là. Jean en sautille d'excitation. – Dis donc, t'as vu ça? – Oh non! tu veux pas encore bouffer des fourmis… Les dernières avaient un goût dégueu. – Qui te parle de bouffer! Tu as devant toi une ville, rien que ce qui dépasse là c'est comme New York ou Mexico. Tu te rappelles ce qu'ils disaient à l'émission? Dedans ça grouille de populace. Regarde-moi toutes ces connes qui bossent comme des connes! – Ouais… Tu as vu comment Nicolas à force de s'intéresser aux fourmis a fini par disparaître? Moi je suis sûr qu'il y avait des fourmis au fond de sa cave et qu'elles l'ont bouffé. Et je vais te dire, je n'aime pas rester à côté de ce truc. Ça me plait pas! Saloperies de fourmis, hier j'en ai même vu qui sortaient d'un des trous du mini-golf, elles voulaient peut-être faire leur nid au fond… Saloperies de connes de fourmis de merde! Jean lui secoue l'épaule. – Eh bien justement! Tu n'aimes pas les fourmis, moi non plus. Tuons-les! Vengeons notre copain Nicolas! La suggestion retient l'intérêt de Philippe. – Les tuer? – Mais oui! pourquoi pas? Foutons le feu à cette ville! Tu t'imagines Mexico en flammes, rien que parce que ça nous botte? – OK, on va y mettre le feu. Ouais. Pour Nicolas… – Attends, j'ai même une meilleure idée: on va y fourrer du désherbant, comme ça, ça va faire un vrai feu d'artifice. – Génial… – Écoute, il est 11 heures, on se retrouve ici dans deux heures pile. Comme ça le pion nous fera pas chier et tout le monde sera à la cantine. Moi, je vais chercher le désherbant. Toi, tu te débrouilles pour amener une boîte d'allumettes, c'est mieux qu'un briquet. – Banco! Les légions d'infanterie avancent à bonne allure. Quand les autres cités fédérées demandent où elles vont, les Chlipoukaniennes répondent qu'on a repéré un lézard dans la région ouest et que la Cité centrale a réclamé leur aide. Au-dessus de leurs têtes, les coléoptères rhinocéros bourdonnent, à peine ralentis par le poids des artilleuses qui s'agitent sur leurs têtes. 13 heures. Bel-o-kan est en pleine activité. On profite de la chaleur pour accumuler les œufs, les nymphes et les pucerons dans le solarium. – J'ai amené de l'alcool à brûler pour que ça flambe encore mieux, annonce Philippe. – Parfait, dit Jean, moi j'ai acheté le désherbant. Vingt francs la dose, les fumiers! Mère joue avec ses plantes carnivores. Depuis le temps qu'elles sont là, elle se demande pourquoi elle n'en a jamais fait un mur de protection, comme elle le souhaitait au début. Et puis elle repense à la roue. Comment utiliser cette idée géniale? On pourrait peut-être fabriquer une grosse bille de ciment, qu'on pousserait à bout de pattes pour écraser les ennemies. Il faudrait qu'elle lance le projet. – Ça y est, j'ai tout mis, l'alcool à brûler et le désherbant. Pendant que Jean parle, une fourmi exploratrice l'escalade. Elle tapote le tissu de son pantalon du bout des antennes. Vous semblez une structure vivante géante, pouvez vous donner vos identifications? Il l'attrape et l'écrase entre le pouce et l'index. Pfout! Le jus jaune et noir coule sur ses doigts. – En voilà déjà une qui a son compte, annonce-t-il. Bon, maintenant pousse-toi, il va y avoir de l'étincelle! – Ça va faire un super méchoui, proclame Philippe. – L'Apocalypse selon Jean! ricane l'autre. – Combien elles peuvent être là-dedans? – Sûrement des millions. Il paraît que l'an dernier les fourmis ont attaqué une villa dans la région. – On va les venger eux aussi, dit Jean. Allez, va te planquer derrière cet arbre. Mère songe aux humains. Leur poser plus de questions la prochaine fois. Comment utilisent-ils la roue, eux? Jean craque une allumette et la lance vers le dôme de branchettes et d'aiguilles. Puis il se met à courir, de peur de se prendre des éclats. Ça y est, l'armée chlipoukanienne aperçoit la Cité centrale. Qu'elle est grande! L'allumette qui vole amorce une courbe descendante. Mère décide de leur parler sans plus attendre. Elle doit aussi leur dire qu'elle peut sans problème augmenter la quantité de miellat offerte; la production s'annonce excellente, cette année. L'allumette tombe sur les branchettes du dôme. L'armée chlipoukanienne est suffisamment proche. Elle s'apprête à charger. Jean saute derrière le grand pin, où Philippe est déjà à l'abri. L'allumette ne rencontre aucune zone imbibée d'alcool à brûler ou de désherbant. Alors, elle s'éteint. Les garçons se relèvent. – Merde, alors! – Je sais ce qu'on va faire. On va y mettre un bout de papier, comme ça on va avoir une grosse flamme qui touchera forcément l'alcool. – Tu as du papier sur toi? – Euh… juste un ticket de métro. – Donne. Une sentinelle du dôme repère quelque chose de mystérieux: non seulement depuis quelques minutes il y a plusieurs quartiers qui sentent l'alcool, mais de plus un morceau de bois jaune vient d'apparaître, planté au sommet. Elle contacte aussitôt une cellule de travail pour laver les branchettes de cet alcool et pour retirer la poutre jaune. Une autre sentinelle arrive en courant à la porte numéro 5. Alerte! Alerte! Une armée de fourmis rousses nous attaque! Le carton brûle. Les garçons vont à nouveau se cacher derrière le pin. Une troisième sentinelle voit une grande flamme se lever au bout de la pièce de bois jaune. Les Chlipoukaniennes galopent au pas de charge, comme elles ont vu les esclavagistesle faire. Première explosion. Tout le dôme s'embrase d'un coup. Déflagrations, flammèches. Jean et Philippe essayent de garder les yeux ouverts malgré la chaleur propagée. Le spectacle ne les déçoit pas. Le bois sec prend rapidement. Lorsque la flamme arrive aux flaques de désherbant, c'est l'explosion. Des détonations et des gerbes vertes, rouges, mauves jaillissent de la «Cité de la fourmi égarée». L'armée chlipoukanienne tombe en arrêt. Le solarium flambe en premier, avec tous les œufs, tout le bétail, puis l'incendie gagne l'ensemble du dôme. La souche de la Cité interdite a été touchée dès les premières secondes de la catastrophe. Les concierges ont explosé. Des guerrières foncent pour essayer de dégager la pondeuse unique. Mais trop tard, celle-ci a été étouffée par les gaz toxiques. Les alertes fusent à toute vitesse. Alerte phase 1: les phéromones excitatrices sont lâchées; alerte phase 2: ça tambourine de façon sinistre dans tous les couloirs; alerte phase 3: des «folles» courent dans les galeries et communiquent leur panique; alerte phase 4: tout ce qui est précieux (œufs, sexués, bétails, aliments…) s'enfonce vers les étages les plus profonds, tandis qu'en sens inverse les soldâtes montent faire front. Dans le dôme, on essaie de trouver des solutions. Des légions d'artilleuses arrivent à éteindre certaines zones en y jetant de l'acide formique concentré à moins de 10 pour cent. Ces pompiers improvisés, s'apercevant de l'efficacité de leurs soins, arrosent ensuite la Cité interdite. Peut-être qu'en l'humectant on pourra sauver la souche. Mais le feu gagne. Les citadins coincés sont étouffés par les fumées toxiques. Les arches de bois incandescent tombent sur les foules hébétées. Les carapaces fondent et se tordent comme du plastique dans une casserole. Rien ne résiste aux assauts de cette chaleur extrême. Le lendemain matin, le dôme a complètement disparu. La souche noire reste plantée au milieu de la ville, toute nue. Cinq millions de citoyennes sont mortes. En fait, toutes les fourmis qui se trouvaient dans le dôme et ses environs immédiats. Toutes celles qui ont eu la présence d'esprit de descendre sont indemnes. Les humains vivant sous la Cité ne se sont aperçus de rien. L'énorme dalle de granit les en a empêchés. Et tout cela s'est déroulé durant l'une de leurs nuits artificielles. La mort de Belo-kiu-kiuni demeure le fait le plus lourd de menaces; dépourvue de sa pondeuse, la Meute paraît bien menacée. L'armée chlipoukanienne, cependant, a participé à la lutte contre le feu. Dès que les guerrières apprennent la mort de Belo-kiu-kiuni, elles dépêchent des messagers vers leur Cité. Quelques heures plus tard, portée par un coléoptère rhinocéros, Chli-pou-ni vient en personne constater les dégâts. Lorsqu'elle parvient à la Cité interdite, des fourmis pompiers sont encore en train d'arroser les cendres. Il n'y a plus rien à combattre. Elle questionne, et on lui raconte l'incompréhensible désastre. Comme il n'y a plus de reines fécondes, elle devient naturellement la nouvelle Belo-kiu-kiuni et investit la loge royale de la Citécentrale. Jonathan se réveille le premier, est surprisd'entendre l'imprimante de l'ordinateur crépiter. Il y a un mot sur l'écran. Pourquoi? Elles ont donc émis pendant leur nuit. Elles veulent dialoguer. Il pianote la phrase précédant rituellement chaque dialogue. Puis la conversation est coupée. Maintenant elle sait tout. Ce sont eux, les humains, qui ont fait ça. Mère les connaissait. Elle les a toujours connus. Elle a gardé secrète l'information. Elle a ordonné l'exécution de tous ceux qui auraient pu dévoiler le moindre indice. Elle les a même soutenus, eux, contre ses propres cellules. La nouvelle Belo-kiu-kiuni contemple sa mère inerte. Lorsque les gardes viennent chercher la dépouille pour la jeter au dépotoir, elle a un sursaut. Non, il ne faut pas jeter ce cadavre. Elle scrute l'ancienne Belo-kiu-kiuni, dont déjà se dégagent des odeurs de mort. Elle suggère qu'on recolle les membres détruits avec de la résine. Qu'on vide le corps de ses chairs molles pour les remplacer par du sable. Elle veut le garder dans sa propre loge. Chli-pou-ni, nouvelle Belo-kiu-kiuni, réunit quelques guerrières. Elle propose qu'on reconstruise la Cité centrale de manière plus moderne. Selon elle, le dôme et la souche étaient trop vulnérables. Et l'on doit aussi se consacrer à la recherche de rivières souterraines, voire au percement de canaux reliant entre elles toutes les cités de la Fédération. Pour elle l'avenir est là, dans l'apprivoisement de l'eau. On pourra mieux se protéger des incendies, mais aussi voyager rapidement et sans danger. Et pour les humains? Elle émet une réponse évasive Ils ne présentent pas grand intérêt. La guerrière insiste: Et s'ils nous attaquent à nouveau avec leur feu? Plus l'adversaire est fort, plus il nous oblige à nous surpasser. Et ceux qui vivent sous la grande roche? Belo-kiu-kiuni ne répond pas. Elle demande à rester seule, puis se tourne vers le cadavre de l'ancienne Belokiu-kiuni. La nouvelle reine incline délicatement la tête et pose ses antennes contre le front de sa Mère. Elle demeure ensuite immobile, un temps très long, comme plongée en une CA d'éternité. |
||
|