"Le concile de pierre" - читать интересную книгу автора (Grangé Jean-Christophe)2DIANE Thiberge avait été une petite fille comme les autres. Une enfant passionnée qui, à toute chose, s’appliquait, se concentrait, s’adonnait avec ferveur. Lorsqu’elle jouait, le front penché, c’était avec un tel air de gravité que les adultes hésitaient à la déranger. Lorsqu’elle regardait la télévision, c’était avec une telle concentration qu’on eût dit qu’elle cherchait à s’enfoncer les images au fond des yeux. Même son sommeil ressemblait à un acte de volonté, à un engagement de toute sa personne, comme si elle s’était juré de jaillir au matin, des replis de sa couette, plus vive et étincelante que jamais. Diane grandissait avec confiance. Elle se laissait bercer par les histoires qu’on murmure aux enfants quand vient le soir. Elle regardait son avenir à travers les filtres, colorés et trompeurs, des dessins animés, des livres pastel, des théâtres de marionnettes. Son cœur était empli de plumes et ses pensées cristallisaient, à la manière d’une neige d’avril, autour de certitudes heureuses. Elle savait qu’il y aurait toujours un prince pour l’emporter, une marraine pour la revêtir de lumière lorsque sonnerait l’heure du bal. Tout était écrit, quelque part. Il suffisait d’attendre. Alors Diane attendit. Mais ce furent d’autres forces qui vinrent la ravir. A douze ans, elle sentit monter en elle des désirs étranges. Elle éprouva l’impression que son corps se dilatait, s’emplissait de confusion. Elle n’éprouvait plus d’aspirations légères, mais des pulsions sombres, angoissantes, qui creusaient dans sa poitrine une douleur mystérieuse. Elle en parla à ses amies. Les filles ricanèrent, haussèrent les épaules, mais Diane comprit qu’elles éprouvaient exactement les mêmes sensations. Simplement, elles avaient choisi de se planquer derrière leurs tentatives incertaines de maquillage ou la fumée de leurs premières cigarettes. De telles stratégies ne convenaient pas à Diane. L’adolescente voulait regarder la réalité en face, quelle qu’elle fût. D’ailleurs, une lucidité implacable s’emparait d’elle. Elle se sentait maintenant capable de démasquer, instantanément, les mensonges, les compromis des personnes qui l’entouraient. L’univers des adultes s’écroulait de son piédestal. Les hommes et les femmes qu’on lui avait toujours désignés comme des modèles lui apparaissaient comme des êtres de compromis, veules, hypocrites, insidieux. A commencer par sa mère. Un matin, Diane décréta que la femme avec qui elle vivait seule depuis sa naissance ne l’aimait pas, ne l’avait jamais aimée. Sybille Thiberge avait beau dire, beau faire, l’adolescente ne croyait plus en son manège de mère modèle. Au contraire : elle s’en méfiait de plus en plus. Trop blonde. Trop belle. Trop sensuelle. Diane se repassait les petits détails qui constituaient à ses yeux les indices de sa nature artificielle, totalement tournée sur elle-même et ses pouvoirs de séduction. Cette façon de minauder dès qu’un homme la flattait d’un peu trop près. Cette manière de rire extravagante dès qu’un mâle rôdait aux alentours. Tout était bidon, calculé, affecté chez sa mère. Elle n’était qu’un bloc de mensonge — et leur vie commune, une imposture. Elle en eut la preuve quand survint l’accident, en juin 1983, alors que Diane rentrait, seule, du mariage d’Isabelle Ybert, sa marraine. Sybille avait préféré partir de son côté, au bras d’un nouvel amant. " L’accident ". Le terme ne convenait pas, mais c’était ainsi que Diane désignait mentalement ce qui lui était arrivé dans les ruelles de Nogent-sur-Marne. Même aujourd’hui, elle refusait de s’en souvenir. C’était juste un éclat de temps où brillaient des feuillages de saules, des lumières lointaines, et où on entendait, tout proche, le souffle d’une cagoule… Et lorsqu’elle finissait par douter de la réalité même de l’événement, il lui suffisait de palper les fines cicatrices qui gonflaient sa peau sous ses poils pubiens. L’adolescente ignorait comment un tel cauchemar avait pu devenir réel. Mais elle était convaincue d’une vérité : tout était arrivé à cause de sa mère. A cause de son égoïsme, de son indifférence radicale à l’égard de tout ce qui n’était pas ses fesses musclées et l’âpre désir de ses amants, qui constituait autour d’elle comme un cercle maléfique. Ne l’avait-elle pas laissée rentrer seule pour cette unique raison ? Ne l’avait-elle pas simplement oubliée ? Cette agression, c’était sa pièce à conviction. Sa preuve définitive. Diane allait avoir quatorze ans. Elle ne raconta rien à Sybille. Sa vengeance lui semblait plus parfaite, plus aboutie, si elle laissait sa mère dans l’ignorance du drame. Elle se soigna, seule, et scella son chagrin sur ce secret. En revanche, elle exigea, dès la rentrée suivante, d’entrer au pensionnat. Sybille discuta un peu, pour la forme, mais accéda à sa demande, trop heureuse, sans doute, de se débarrasser de cette grande bringue taciturne, qui commençait à lui faire de l’ombre sur le plan de la séduction. Taciturne, c’est exact, Diane l’était. C’était parce qu’elle réfléchissait. Elle tirait les leçons de son expérience. Le monde, le vrai, n’était donc que violence, trahison, maléfice. L’existence se fondait sur cette force irrépressible, ce noyau dur de haine, qui ne demandait qu’à s’embraser à la moindre occasion, à l’intérieur de chaque être humain. Diane décida d’étudier cette puissance. D’appréhender la violence structurelle du monde, de l’observer, de l’analyser. Elle prit deux résolutions. La première : se consacrer, après son bac, à la biologie et à l’éthologie — la science du comportement animal. Elle avait déjà choisi son domaine de spécialisation : les prédateurs. Et, plus particulièrement, les techniques de chasse et de combat qui permettaient aux fauves, aux reptiles, aux insectes même, de régner sur leur territoire et de survivre grâce à la destruction. C’était une façon pour elle de se plonger dans l’essence même de la violence. Une violence naturelle, débarrassée de toute conscience, de toute motivation extérieure à la simple logique de la vie. C’était aussi, peut-être, une manière de légitimer son propre accident, d’en atténuer l’horreur, en l’insérant dans une logique plus vaste, plus universelle. Voilà pour la tête. Pour le corps, Diane choisit le wing-chun. Littéralement : le " printemps éternel ". Le wing-chun était la plus rapide, la plus efficace des écoles de boxe shaolin. Une technique qui privilégiait le combat rapproché, et qui, disait-on, avait été initiée par une nonne bouddhiste. Dès la rentrée scolaire de 1983, Diane s’inscrivit dans une salle spécialisée, près de son internat, dans la région de Fontainebleau. En une année, elle manifesta des aptitudes hors du commun. A ce moment, elle mesurait déjà plus d’un mètre soixante-quinze et pesait à peine cinquante kilos. Malgré sa silhouette d’échassier, elle faisait preuve d’une souplesse d’acrobate et d’une force musculaire exceptionnelle. Repérant le phénomène, ses enseignants proposèrent de lui prodiguer une formation plus approfondie, incluant une initiation au " wou-te " (la vertu, la discipline martiale). Diane refusa. Elle ne voulait pas entendre parler de philosophie ni d’énergie cosmique. Elle voulait simplement forger son corps comme une arme, afin de ne plus être, jamais, la jeune fille qu’on pouvait surprendre. Les maîtres — sages et roides Asiatiques — furent déconcertés par ces réponses agressives. Mais ils tenaient là une championne, ils le savaient, et, philosophie ou pas, ces occasions étaient trop rares. L’entraînement s’intensifia. Les compétitions se succédèrent. En 1986, l’élève Thiberge remporta le championnat de France, catégorie juniors. En 87, elle obtint la ceinture d’argent aux championnats d’Europe, puis, en 88, la ceinture d’or. Ses victoires étaient fulgurantes. Les arbitres en restaient pantois et le public légèrement déçu. Toujours proche, toujours inclinée, Diane, le regard rivé sur leurs mains, ne lâchait pas ses adversaires. Les filles en étaient encore à chercher une ouverture qu’elles se retrouvaient plaquées, épaules au sol. Rien ne semblait pouvoir stopper l’ascension de la jeune athlète. Pourtant, en 1989, Diane renonça à la compétition. Elle était près d’avoir vingt ans et, par une sorte de miracle, son visage n’avait jamais été touché ni son corps atteint gravement. Tôt ou tard, cette chance finirait par tourner et, d’ailleurs, elle avait atteint son but. Elle était devenue ce qu’elle avait résolu de devenir. Une jeune fille dangereuse sous tous rapports, qu’il valait mieux ne plus approcher. |
||
|