"Le concile de pierre" - читать интересную книгу автора (Grangé Jean-Christophe)

4

VOUS n’avez besoin de rien ?

— Non, merci.

— Sûr ?

Diane leva les yeux. L’hôtesse de l’air, costume bleu et sourire pourpre, l’enveloppait d’un regard compatissant. Un regard qui acheva de la mettre en rogne. Elle s’échinait à découper les beignets du " menu junior " qu’on avait proposé au garçonnet peu après le décollage de Bangkok. Elle sentait les couverts en plastique se tordre sous ses doigts, la nourriture s’écraser sous ses gestes trop brusques. Il lui semblait que tout le monde l’observait, remarquait sa maladresse, sa nervosité.

L’hôtesse s’éclipsa. Diane proposa une nouvelle bouchée à l’enfant. Il refusait d’ouvrir la bouche. Elle piqua un fard, totalement désemparée. Une nouvelle fois, elle songea au spectacle qu’elle offrait avec son visage en feu, ses mèches en bataille et son petit garçon aux yeux noirs. Combien de fois les hôtesses avaient-elles contemplé cette même scène ? Des Occidentales déboussolées, tremblantes, rapportant leur destin dans leurs bagages ?

La silhouette bleue revint à la charge. " Des bonbons peut-être ? " Diane s’efforça de sourire. " Non, vraiment tout va bien. " Elle tenta encore une ou deux cuillerées, en vain. Les yeux de l’enfant étaient rivés à l’écran qui diffusait des dessins animés. Elle se convainquit qu’un repas raté, ce n’était pas une affaire d’Etat. Elle écarta le plateau, plaça les écouteurs sur les oreilles de Lucien puis hésita. Devait-elle les régler sur l’anglais ? Le français ? Ou simplement sur la musique ? Chaque détail la plongeait dans l’incertitude. Elle opta pour le menu musical et régla le volume avec précaution.

L’atmosphère s’apaisa dans l’avion. On emporta les plateaux-repas, les lumières baissèrent. Lucien somnolait déjà. Diane l’allongea sur les deux sièges libres, à sa droite, et s’installa à son tour, se glissant sous le plaid réglementaire. D’habitude, durant les vols longue distance, c’était l’heure qu’elle préférait : la cabine plongée dans l’obscurité, l’écran lumineux brillant au loin, les passagers immobiles, froissés comme des cocons sous leur couverture et leur casque d’écoute… Tout semblait alors flotter, planer entre sommeil et altitude, quelque part au-dessus des nuages.

Diane appuya sa tête sur le dossier et s’efforça de demeurer immobile. Peu à peu, ses muscles se détendirent, ses épaules s’affaissèrent. Elle sentit le calme affluer de nouveau dans ses veines. Les yeux fermés, elle laissa défiler, sur la toile noire de ses paupières, les différentes étapes qui l’avaient menée jusqu’ici — à ce tournant capital de son existence.

Ses succès sportifs et ses prouesses mondaines étaient loin. Diane avait obtenu son doctorat d’éthologie avec les honneurs, en 1992 : " Les stratégies de chasse et l’organisation des aires de prédation chez les grands carnivores du parc national masai Mara, au Kenya ". Elle avait travaillé aussitôt pour plusieurs fondations privées, qui consacraient des fonds importants à l’étude et à la protection de la nature. Diane avait voyagé en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud-Est et en Inde, au Bengale notamment, dans le cadre d’un programme de sauvegarde du tigre des Sundarbands. Elle s’était également distinguée par une étude d’une année sur les mœurs des loups canadiens, qu’elle avait suivis et observés, seule, jusqu’aux confins des Territoires du Nord-Ouest, partie la plus septentrionale du pays.

Elle menait désormais une existence d’étude et de voyages à la fois nomade et solitaire, au plus près de la nature, et finalement assez conforme à ses espérances d’enfant. Envers et contre tout, malgré ses traumatismes, malgré ses tares secrètes, Diane s’était construit une sorte de bonheur bien à elle et s’était constituée en force d’indépendance.

Pourtant, en cette année 1997, elle voyait surgir une nouvelle échéance.

Elle aurait bientôt trente ans.

Cela ne signifiait rien en soi. Surtout pour une fille comme Diane : son physique de grande tige et sa vie en plein air la préservaient mieux que toute autre des corruptions du temps. Mais, du point de vue biologique, le chiffre 3 marquait un cap. En tant que spécialiste des sciences de la vie, elle savait que c’est à cet âge que la matrice féminine commençait, imperceptiblement, à dégénérer. En vérité, malgré les mœurs en cours dans les pays industrialisés, les organes génitaux de la femme étaient conçus pour fonctionner très tôt — à la manière de ces petites mamans africaines, à peine âgées de quinze ans, que Diane avait si souvent croisées. Ce passage à la trentaine lui rappelait, symboliquement, une de ses plus profondes vérités: jamais elle n’aurait d’enfant. Pour la simple et évidente raison qu’elle n’aurait jamais d’amant.

Elle n’était pas prête à ce nouveau renoncement. Elle se mit en quête de solutions. Elle acheta des livres spécialisés et plongea, la gorge serrée, dans la nuit rouge des techniques de procréation assistée. Il y avait d’abord l’insémination artificielle. Dans son cas, il faudrait envisager la formule IAD (insémination avec donneur). Les paillettes de sperme viendraient d’une banque spécialisée et seraient injectées soit au niveau de l’orifice interne du col, soit dans la cavité utérine, durant la période du cycle menstruel la plus favorable à la fécondation. Les médecins allaient donc pénétrer en elle avec leurs instruments pointus, crochetés, glacés. La substance d’un inconnu allait s’insinuer dans son ventre, se fondre au sein de ses mécanismes physiologiques. Elle imaginait ses organes — cavité utérine, trompes de Fallope, ovaires… — réagir, s’activer au contact de " l’autre ". Non. Jamais. A ses yeux, ç’aurait été une sorte de viol clinique.

Elle s’enquit de la seconde technique : la fécondation in vitro. Il s’agissait cette fois de prélever les ovules par ponction et de les féconder artificiellement en laboratoire. L’idée de cette opération à distance, dans les brumes glacées d’une salle stérile, la séduisait. Elle poursuivit sa lecture : on replaçait alors un ou plusieurs embryons dans l’utérus de la femme, par voie vaginale. Diane s’arrêta et comprit, une nouvelle fois, sa stupidité. Que s’était-elle imaginé : que sa grossesse se déroulerait en éprouvette, derrière une vitre étoilée de givre ? Qu’elle regarderait l’embryon se former peu à peu, en une mutation désincarnée ?

Ses phobies tenaces élevaient un mur, une paroi indestructible entre elle et tout projet d’enfantement. Son corps, son utérus resteraient toujours étrangers à ces enjeux, à ces développements merveilleux. Diane entra dans une période de dépression profonde. Elle passa un séjour en clinique de repos, puis partit se réfugier dans la villa que possédait Charles Helikian, le mari de sa mère, sur les coteaux du mont Ventoux, dans le Lubéron.

C’est là-bas, dans cette douce étuve de soleil et de grillons, qu’elle prit une nouvelle résolution. Quitte à s’exclure de toute tentative organique, autant choisir une autre voie : celle de l’adoption. En définitive, Diane préférait cette orientation, qui était un vrai engagement moral et non plus une tentative tordue d’imiter la nature. Dans sa situation, c’était la décision la plus cohérente et la plus sincère. Vis-à-vis d’elle-même. Vis-à-vis de l’enfant qui partagerait sa vie.

A l’automne 1997, elle effectua ses premières démarches. On chercha d’abord, par tous les moyens, à l’en dissuader. Sur le papier, l’adoption plénière était ouverte aux célibataires. Dans les faits, il était très difficile d’obtenir l’aval de la DDASS dans une telle situation, qui pouvait suggérer des mœurs homosexuelles. Diane refusa de se décourager et rédigea son dossier de demande d’agrément. Commencèrent alors de longs mois de rendez-vous, de requêtes, d’examens qui semblaient tourner en boucle et devoir ne jamais aboutir.

Près d’un an et demi après sa première requête, rien ne s’était éclairci. Son beau-père lui proposa d’intervenir en sa faveur. Il pouvait, disait-il, donner un coup de pouce à son dossier. Diane refusa tout net. Cette intervention aurait constitué une ingérence, même indirecte, de sa mère dans son propre destin. Puis elle se ravisa. Ses hantises et ses colères ne devaient pas interférer dans un projet aussi important. Elle ne sut jamais ce que fit Charles Helikian mais, un mois plus tard, elle décrochait l’assentiment de la DDASS.

Restait à trouver l’orphelinat qui lui proposerait l’enfant — Diane avait toujours imaginé qu’il s’agirait d’un petit garçon et qu’il viendrait d’un pays lointain. Elle consulta de multiples organisations, qui parrainaient des lieux d’accueil aux quatre coins du monde, et se sentit, encore une fois, perdue. De nouveau, Charles joua l’intercesseur. Mécène à ses heures, il allouait chaque année des fonds substantiels à la fondation Boria-Mundi, qui finançait plusieurs orphelinats en Asie du Sud-Est. Si Diane acceptait de s’orienter vers cette fondation, les dernières démarches pourraient aller très vite.

Trois mois plus tard, elle se rendait à l’orphelinat de Ra-Nong, après deux voyages successifs à Bangkok pour régler les procédures administratives. Charles avait supervisé le choix du pupille et tenu compte du fait que, contrairement à la plupart des mères adoptives, Diane souhaitait recueillir un enfant âgé de plus de cinq ans. En général, les femmes optaient pour un nouveau-né parce qu’elles supposaient que l’adaptation de ce dernier serait plus aisée. Cette tendance rebutait Diane — elle la révoltait même : l’idée que certains orphelins, privés de tout, avaient eu de surcroît la malchance de trop grandir ou d’être abandonnés trop tard l’amenait naturellement à s’intéresser à ces laissés-pour-compte…

Tout à coup, le petit garçon sursauta à ses côtés. Diane ouvrit les yeux et découvrit la cabine de l’avion ensoleillée. Elle comprit qu’ils étaient en train d’atterrir. Paniquée, elle serra contre elle son enfant et sentit le contact des trains d’atterrissage sur le tarmac. Ce n’étaient pas les pneus qui brûlaient la piste, c’étaient ses propres rêves, à elle, qui se frottaient maintenant à la réalité.