"Les rivières pourpres" - читать интересную книгу автора (Grangé Jean-Christophe)

Jean-Christophe Grang#233; Les rivi#232;res pourpres 1998

1

« GA-NA-MOS ! Ga-Na-mos ! »

Pierre Ni#233;mans, doigts crisp#233;s sur l’#233;metteur VHF, regardait en contrebas la foule descendre les rampes de b#233;ton du parc des Princes. Des milliers de cr#226;nes en feu, de chapeaux blancs, d’#233;charpes criardes, formant un ruban bigarr#233; et d#233;lirant. Une explosion de confettis. Ou une l#233;gion de d#233;mons hallucin#233;s. Et les trois notes, toujours, lentes et lancinantes : « Ga-Na-mos ! »

Le policier, debout sur le toit de l’#233;cole maternelle qui faisait face au Parc, cadra les man#339;uvres des troisi#232;me et quatri#232;me brigades des compagnies r#233;publicaines de s#233;curit#233;. Les hommes en bleu sombre couraient sous leurs casques noirs, prot#233;g#233;s par leurs boucliers de polycarbonate. La m#233;thode classique. Deux cents hommes de part et d’autre de chaque s#233;rie de portes, et des commandos « #233;crans », charg#233;s d’#233;viter que les supporteurs des deux #233;quipes ne se croisent, ne s’approchent, ne s’aper#231;oivent m#234;me...

Ce soir, pour la rencontre Saragosse-Arsenal, finale de la Coupe des Coupes 96, le seul match de l’ann#233;e o#249; deux #233;quipes non fran#231;aises s’affrontaient #224; Paris, plus de mille quatre cents policiers et gendarmes avaient #233;t#233; mobilis#233;s. Contr#244;les d’identit#233;, fouilles au corps, et encadrement des quarante mille supporteurs venus des deux pays. Le commissaire principal Pierre Ni#233;mans #233;tait l’un des responsables de ces man#339;uvres. Ce type d’op#233;rations ne correspondait pas #224; ses fonctions habituelles, mais le policier coiff#233; en brosse appr#233;ciait ces exercices. De la surveillance et de l’affrontement purs. Sans enqu#234;te ni proc#233;dure. D’une certaine fa#231;on, une telle gratuit#233; le reposait. Et il aimait l’aspect militaire de cette arm#233;e en marche.

Les supporteurs parvenaient au premier niveau – on pouvait les apercevoir, entre les fuselages b#233;tonn#233;s de la construction, au-dessus des portes H et G. Ni#233;mans regarda sa montre. Dans quatre minutes, ils seraient dehors, se d#233;versant sur la chauss#233;e. Alors commenceraient les risques de contacts, de d#233;rapages, de ruptures. Le policier gonfla ses poumons #224; bloc. La nuit d’octobre #233;tait charg#233;e de tension.

Deux minutes. Par r#233;flexe, Ni#233;mans se tourna et aper#231;ut au loin la place de la Porte de Saint-Cloud. Parfaitement d#233;serte. Les trois fontaines se dressaient dans la nuit, comme des totems d’inqui#233;tude. Le long de l’avenue, les cars de CRS se serraient en file indienne. Devant, des hommes roulaient des #233;paules, casques boucl#233;s #224; la ceinture et matraques cognant la jambe. Les brigades de r#233;serve.

Le brouhaha monta. La foule se d#233;ployait entre les grilles h#233;riss#233;es de pieux. Ni#233;mans ne put r#233;primer un sourire. C’#233;tait cela qu’il #233;tait venu chercher. Il y eut une houle. Des trompettes d#233;chir#232;rent le vacarme. Un grondement fit vibrer le moindre interstice du ciment. « Ga-Na-mos ! Ga-Na-mos ! » Ni#233;mans pressa le bouton de l’#233;metteur et parla #224; Joachim, le chef de la compagnie est. « Ici, Ni#233;mans. Ils sortent. Canalisez-les vers les cars, boulevard Murat, les parkings, les bouches de m#233;tro. »

De ses hauteurs, le policier #233;valua la situation : les risques de ce c#244;t#233;-l#224; #233;taient minimes. Ce soir, les supporteurs espagnols #233;taient les vainqueurs, donc les moins dangereux.

Les Anglais #233;taient en train de sortir #224; l’oppos#233;, portes A et K, vers la tribune de Boulogne – la tribune des b#234;tes f#233;roces. Ni#233;mans irait jeter un cil, d#232;s que cette op#233;ration serait bien engag#233;e.

Soudain, dans la lueur des r#233;verb#232;res, au-dessus de la foule, une bouteille de verre vola. Le policier vit s’abattre une matraque, des rangs serr#233;s reculer, des hommes tomber. Il hurla dans l’#233;metteur : « Joachim, putain ! Tenez vos hommes ! »

Ni#233;mans s’engouffra dans l’escalier de service et d#233;vala les huit #233;tages #224; pied. Lorsqu’il sortit sur l’avenue, deux lignes de CRS accouraient d#233;j#224;, pr#234;ts #224; ma#238;triser les hooligans. Ni#233;mans courut au-devant des hommes en armes et agita ses bras, en longs balayages circulaires. Les matraques #233;taient #224; quelques m#232;tres de son visage quand Joachim jaillit sur sa droite, le casque viss#233; sur le cr#226;ne. Il leva sa visi#232;re et d#233;cocha un regard de fureur :

— Bon Dieu, Ni#233;mans, vous #234;tes dingue ou quoi ? En civil, vous allez vous faire...

Le policier ignora la question :

— Qu’est-ce que c’est que cette merde ? Ma#238;trisez vos hommes, Joachim ! Sinon, dans trois minutes nous aurons une #233;meute.

Rond, rubicond, le capitaine haletait. Sa petite moustache, mod#232;le d#233;but du si#232;cle, vibrait au fil de sa respiration saccad#233;e. La VHF retentit : « A... Appel #224; toutes les unit#233;s... Appel #224; toutes les unit#233;s... Le virage de Boulogne... Rue du Commandant-Guilbaud... Je... Nous avons un probl#232;me ! » Ni#233;mans fixa Joachim comme s’il #233;tait le seul responsable du chaos g#233;n#233;ral. Ses doigts press#232;rent l’#233;metteur : « Ni#233;mans, ici. Nous arrivons. » Puis il ordonna au capitaine, d’une voix ma#238;tris#233;e :

— J’y vais. Envoyez l#224;-bas le maximum d’hommes. Et verrouillez la situation ici.

Sans attendre la r#233;ponse de l’officier, le commissaire courut #224; la recherche du stagiaire qui lui servait de chauffeur. Il traversa la place #224; longues enjamb#233;es, aper#231;ut au loin les serveurs de la Brasserie des Princes qui baissaient #224; la h#226;te leur rideau de fer. L’air #233;tait satur#233; d’angoisse.

Il rep#233;ra enfin le petit brun en blouson de cuir, qui battait la semelle, pr#232;s d’une berline noire. Ni#233;mans hurla, en cognant le capot de la voiture :

— Vite ! Le virage de Boulogne !

Les deux hommes mont#232;rent #224; la m#234;me seconde. Les roues fum#232;rent au d#233;marrage. Le stagiaire braqua #224; gauche du stade, afin de rejoindre la porte K au plus vite, le long d’une route m#233;nag#233;e pour la s#233;curit#233;. Ni#233;mans eut une intuition :

— Non, souffla-t-il, fais le tour. La baston va remonter vers nous.

La voiture effectua un t#234;te-#224;-queue, glissant dans les flaques des camions #224; eau, d#233;j#224; pr#234;ts pour les repr#233;sailles. Puis elle sillonna l’avenue du Parc-des-Princes, le long d’un couloir #233;troit form#233; par les cars gris de la garde mobile. Les hommes casqu#233;s qui couraient dans le m#234;me sens s’#233;cart#232;rent sans leur jeter un regard. Ni#233;mans avait plaqu#233; le gyrophare magn#233;tique sur le toit. Le stagiaire braqua #224; gauche aux abords du lyc#233;e Claude-Bernard et fit le tour du rond-point, afin de suivre le troisi#232;me pan du stade. Ils venaient de d#233;passer la tribune d’Auteuil.

Quand Ni#233;mans vit les premi#232;res nappes de gaz planer dans l’air, il sut qu’il avait eu raison : l’affrontement #233;tait d#233;j#224; parvenu place de l’Europe.

La voiture traversa le brouillard blanch#226;tre et dut piler sur les premi#232;res victimes, qui fuyaient #224; toutes jambes. La bataille avait explos#233; juste devant la tribune pr#233;sidentielle. Des hommes en cravate, des femmes scintillantes couraient et tr#233;buchaient, le visage ruisselant de larmes. Certains cherchaient une faille vers les rues, d’autres remontaient au contraire les marches, vers les portiques du stade.

Ni#233;mans jaillit du v#233;hicule. Sur la place, des corps entrem#234;l#233;s se tabassaient #224; bras raccourcis. On distinguait vaguement les couleurs criardes de l’#233;quipe anglaise et les silhouettes sombres des CRS. Certains de ces derniers rampaient #224; terre – sortes de limaces ensanglant#233;es – tandis que d’autres, #224; distance, h#233;sitaient #224; utiliser leurs fusils anti-#233;meutes, #224; cause de leurs coll#232;gues bless#233;s.

Le commissaire rangea ses lunettes et s’attacha un foulard autour du visage. Il rep#233;ra le CRS le plus proche et lui arracha sa matraque en tendant dans le m#234;me geste sa carte tricolore. L’homme #233;tait stup#233;fait ; la bu#233;e brouillait la visi#232;re translucide de son casque.

Pierre Ni#233;mans courut vers l’affrontement. Les supporteurs d’Arsenal frappaient #224; coups de poing, de barres, de talons ferr#233;s et les CRS ripostaient en reculant, tentant de d#233;fendre les leurs, d#233;j#224; au tapis. Des corps gesticulaient, des visages se froissaient, des m#226;choires percutaient l’asphalte. Les b#226;tons se levaient et s’abattaient, se retroussant sous la violence des coups.

L’officier se rua dans la m#234;l#233;e.

Il joua du poing, de la matraque. Il faucha un gros type puis lui balan#231;a une s#233;rie de directs. Dans les c#244;tes, dans le bas-ventre, dans la figure. Soudain il amortit un coup de pied, surgi sur sa droite, puis se redressa en hurlant. Son b#226;ton se plia sur la gorge de l’agresseur. Le sang lui bourdonnait dans la t#234;te, un go#251;t de m#233;tal anesth#233;siait sa bouche. Il ne pensait plus #224; rien, n’#233;prouvait plus rien. Il #233;tait #224; la guerre, il le savait.

Tout #224; coup il aper#231;ut une sc#232;ne #233;trange. A cent m#232;tres de l#224;, un homme en civil, passablement amoch#233;, se d#233;battait, tenu par deux autres hooligans. Ni#233;mans scruta les marbrures de sang sur le visage du supporteur, les gestes m#233;caniques des deux autres, secou#233;s de haine. Une seconde encore, et Ni#233;mans comprit : le bless#233; et les deux autres arboraient sur leurs blousons des insignes de clubs rivaux.

Un r#232;glement de comptes.

Le temps qu’il comprenne, la victime avait d#233;j#224; #233;chapp#233; #224; ses assaillants et s’#233;chappait dans une rue transversale – la rue Nungesser-et-Coli. Les deux tabasseurs lui embo#238;t#232;rent le pas. Ni#233;mans jeta sa matraque, se fraya un passage et suivit le mouvement.

La poursuite s’engagea.

Ni#233;mans courait, souffle r#233;gulier, gagnant du terrain sur les deux poursuivants, qui eux-m#234;mes rattrapaient leur proie, le long de la rue silencieuse.

Ils tourn#232;rent #224; droite encore et acc#233;d#232;rent bient#244;t #224; la piscine Molitor, enti#232;rement mur#233;e. Cette fois, les salopards venaient d’attraper leur victime. Ni#233;mans parvint en vue de la place de la Porte-Molitor, qui surplombe le boulevard p#233;riph#233;rique, et n’en crut pas ses yeux : un des assaillants venait de sortir une machette.

Sous les lumi#232;res glauques de l’art#232;re, Ni#233;mans discerna la lame qui coupait sans tr#234;ve l’homme #224; genoux, absorbant les coups dans de petits tressautements. Les agresseurs soulev#232;rent le corps et le balanc#232;rent par-dessus la rambarde.