"Hannibal" - читать интересную книгу автора (Harris Thomas)8Au FBI, la division Science du comportement est celle qui s’occupe des meurtriers en série. Dans ses locaux en sous-sol, l’air est froid, immobile. Au cours des dernières années, des décorateurs sont venus ici avec leurs palettes de couleurs dans l’espoir d’égayer un peu cet espace souterrain. Le résultat n’est pas plus probant qu’une intervention cosmétique dans un salon funéraire. Le bureau du chef de la division, lui, est resté dans les tons brun et cuir d’origine, ses hautes fenêtres dissimulées par des rideaux à carreaux café au lait. C’est là que Jack Crawford, au milieu de ses monstrueux dossiers, était assis à sa table, en train d’écrire. On frappa à la porte. Crawford leva les yeux et ce qu’il vit lui fit comme toujours plaisir : Clarice Starling se tenait sur le seuil. Il se leva avec un sourire. Ils avaient pris l’habitude de rester debout quand ils se parlaient. C’était l’une des formalités tacites qu’ils en étaient venus à imposer à leurs relations. Ils n’éprouvaient pas le besoin de se serrer la main, non plus. — On m’a dit que vous étiez passé à l’hôpital, commença Starling. Désolée de vous avoir raté. — J’ai été bien content qu’ils vous laissent sortir aussi vite. Alors, cette oreille, comment ça va ? — Très bien, si vous aimez le chou-fleur. Ils m’ont dit qu’elle allait désenfler, petit à petit. Ses cheveux la dissimulaient. Elle ne proposa pas de la lui montrer. Il y eut un court silence. — Ils ont cherché à me faire porter le chapeau du raid, Mr Crawford. Pour la mort d’Evelda Drumgo et pour tout le reste. Ils étaient autour de moi comme des chacals, et puis ça s’est arrêté d’un coup et ils se sont défilés. Quelque chose les a obligés à me lâcher. — C’est peut-être que vous avez un ange gardien, Starling. — Peut-être, oui. Qu’est-ce que ça vous a coûté, Mr Crawford ? — Vous voulez bien fermer la porte, Starling ? Il sortit un kleenex de sa poche et entreprit de nettoyer ses verres de lunettes. — Écoutez, si j’avais pu, je l’aurais fait. Mais à moi seul, je ne m’en sentais pas capable. Si au moins Martin avait été encore sénatrice, vous auriez pu avoir un certain soutien… Ils ont envoyé John Brigham à la boucherie, avec cette opération. Ce sont eux qui sont responsables de ce gâchis. S’ils vous avaient bousillée comme ils ont bousillé John, ç’aurait été une honte. J’aurais… Ç’aurait été comme si je devais vous ramasser et vous emporter sur le capot d’une jeep, John et vous. Ses joues s’étaient colorées. Elle se souvint de l’expression de son visage, dans le vent âpre, à l’enterrement de Brigham. Crawford ne lui avait jamais parlé de sa guerre. — Vous avez quand même fait quelque chose, Mr Crawford. Il hocha la tête. — C’est exact, oui. Et je ne suis pas certain que ça va vous plaire. Voilà, c’est un job. Un job. Dans le lexique personnel de Starling, c’était un mot qui sonnait agréablement. Qui signifiait un objectif concret, immédiat. De quoi renouveler l’air autour d’elle. Avec Crawford, ils s’abstenaient généralement d’évoquer les « affaires » qui agitaient la bureaucratie du FBI. Ils étaient comme les missionnaires médecins qui se préoccupent peu de théologie mais se dépensent sans compter pour sauver l’enfant couché devant eux, conscients, même s’ils ne le disent pas, que Dieu ne lèvera pas le petit doigt pour les aider. Sachant que même pour la vie de cinquante mille petits Ibos, le Seigneur ne se souciera pas d’envoyer la pluie. — En fait, Starling, c’est votre récent correspondant qui vous a protégée dans cette histoire. Indirectement, du moins. — Le docteur Lecter ? Elle avait remarqué depuis longtemps que Crawford répugnait à prononcer ce nom. — Oui, lui-même. Toutes ces années à nous esquiver, tranquillement dans son coin, et soudain il vous envoie une lettre. Pourquoi ? Sept ans s’étaient en effet écoulés depuis que le Dr Hannibal Lecter, convaincu du meurtre d’au moins dix personnes, avait échappé à ses gardiens à Memphis en emportant cinq autres vies dans sa fuite. Puis il avait disparu, il s’était évaporé dans les airs, aurait-on dit. Au FBI, son dossier restait ouvert et le demeurerait à jamais, ou jusqu’au moment où il serait à nouveau appréhendé. C’était également le cas dans le Tennessee et d’autres juridictions du continent. Mais il n’y avait plus d’équipe spéciale chargée de sa recherche, même si les parents de ses victimes avaient versé des larmes amères en réclamant des mesures énergiques aux autorités de cet État. Des volumes entiers avaient été consacrés à des conjectures sur son profil psychologique, la plupart rédigés par des spécialistes qui ne l’avaient jamais croisé une seule fois. Des psychiatres, qu’il avait jadis éreintés dans des revues scientifiques, avaient commis aussi quelques ouvrages, estimant sans doute qu’ils ne risquaient plus rien à rompre le silence. Certains soutenaient que ses aberrations le pousseraient inévitablement au suicide et qu’il était probablement mort, déjà. Dans le cyberespace, en tout cas, le docteur Lecter était resté très vivant. Sur l’humus de l’Internet, les théories à son sujet jaillissaient comme des champignons empoisonnés; on prétendait l’avoir vu partout, presque plus qu’Elvis Presley; les imposteurs se faisant passer pour lui pullulaient dans les forums de discussion et, dans les marécages phosphorescents du Web, les clichés de police des scènes de ses crimes s’échangeaient à prix d’or entre collectionneurs de turpitudes, seules les photos de l’exécution de Fou-Tchou-Li s’avérant plus cotées. Et là, après sept longues années, le docteur laissait une trace : sa lettre à Clarice Starling, arrivée alors que la jeune femme était crucifiée par la presse à sensation. On n’avait trouvé aucune empreinte digitale sur la missive, mais le FBI estimait son authenticité probable. Starling, elle, en était persuadée. — Pourquoi a-t-il fait ça, dites ? — Crawford paraissait presque fâché contre elle. — Moi, je n’ai jamais prétendu le comprendre mieux que tous ces psychiatres à la noix. Alors dites, vous ! — Il a pensé que ce qui m’est arrivé allait… détruire, non, me faire perdre mes illusions à propos du Bureau. Et il n’y a rien qu’il aime plus voir que la destruction de la confiance, de la foi. C’est comme ces histoires d’églises qui s’écroulent, ça le ravissait. L’amas de ruines en Italie quand une église est tombée sur toutes les mamies réunies pour la messe, et après quelqu’un a planté un arbre de Noël dessus: il adorait ça. Je l’amuse, il joue avec moi. Pendant nos entretiens, il prenait toujours plaisir à me faire remarquer mes lacunes, mon manque de culture. Il me juge plutôt cruche, en fait. Ce fut avec le recul de son âge et de sa solitude que Crawford risqua la question après un moment : — Vous n’avez jamais pensé qu’il pourrait avoir un faible pour vous, Starling ? — Je pense que je l’amuse. Ou bien quelque chose l’amuse, ou bien non. Et si c’est non… — Ou alors Crawford soulignait la différence entre analyse et sensation, de même qu’un baptiste insiste sur la nécessité de l’immersion totale. — Alors qu’il a eu vraiment très peu de temps pour me connaître, il a fait plusieurs réflexions à mon sujet qui tombaient juste. Je crois qu’on arrive facilement à confondre la compréhension et la sympathie. On en a tellement besoin, de la sympathie! Apprendre à faire cette distinction, c’est cela, entre autres, devenir adulte. C’est dur de savoir que quelqu’un peut vous comprendre sans même avoir la moindre affection pour vous. C’est dur, et c’est affreux. Et quand la compréhension est utilisée comme une arme de prédateur, c’est le pire. Moi, je… j’ignore totalement les sentiments que le docteur Lecter pourrait avoir envers moi. — Ces réflexions sur vous, c’était quoi, si je ne suis pas indiscret ? — Il m’a dit que j’étais une petite pécore aguicheuse et proprette, que mes yeux brillaient comme des billes de troisième qualité… Il m’a dit que je portais des chaussures bon marché mais que j’avais quand même du goût. Un peu. — Et… et vous avez trouvé ça vrai ? — Eh oui! Peut-être que ça l’est encore. Quoique, question chaussures, j’aie fait des progrès… — Vous ne pensez pas qu’il voulait voir si vous alliez le dénoncer quand il vous a envoyé cette lettre d’encouragement ? — Il savait que je le dénoncerais. Il avait intérêt à en être sûr, même. — Après son incarcération, il a encore tué six personnes, Starling. Il a liquidé Miggs à l’asile parce qu’il vous avait balancé son sperme à la figure, puis cinq autres pendant son évasion. Dans le contexte politique actuel, s’il se fait prendre, il est bon pour la seringue. Cette idée lui fit venir un sourire aux lèvres. Il avait été un pionnier dans l’étude des meurtriers en série, il approchait désormais de la retraite obligatoire et le monstre qui avait été le cas le plus éprouvant de sa carrière courait toujours. La perspective de voir le docteur Lecter exécuté lui procurait une incommensurable satisfaction. Starling savait que Crawford n’avait mentionné l’incident avec Miggs que pour mieux piquer son attention, pour la ramener à cette période terrible où elle essayait d’interroger « Hannibal le Cannibale » dans sa cellule de haute sécurité à l’hôpital de Baltimore, où Lecter avait joué au chat et à la souris avec elle, tandis qu’une fille prise au piège dans les oubliettes de Jame Gumb attendait la mort. C’était bien son style, de forcer son interlocuteur à la plus grande concentration avant d’en arriver à ce qu’il voulait dire, comme c’était le cas maintenant. — Starling ? Vous saviez qu’une de ses premières victimes est toujours en vie ? — Le richard, oui. La famille a offert une grosse récompense. — Exact. Mason Verger. Il vit dans le Maryland, avec un poumon artificiel. Son père est mort cette année en lui laissant la fortune qu’il avait accumulée dans la viande de boucherie. Il lui a aussi légué un membre du Congrès et un type de la commission juridique de la Chambre des représentants qui n’auraient tout simplement jamais pu boucler leurs fins de mois sans lui. Mason raconte qu’il est tombé sur quelque chose qui pourrait nous aider à trouver le docteur. Il veut vous parler. — A moi? — A vous, oui. C’est ça qu’il veut, et d’un coup tout le monde s’accorde à trouver que c’est une excellente idée. — Ou c’est ce que veut Mason depuis que vous le lui avez suggéré ? — Ils étaient prêts à vous jeter, Starling. A se servir de vous comme d’une vulgaire serpillière pour nettoyer derrière eux. Un gâchis de plus, comme Brigham. Juste pour sauver la peau de quelques bureaucrates du BATF. La peur, la pression, il n’y a plus que ça qu’ils comprennent. Je me suis arrangé pour faire passer le message à Verger que les chances de mettre la main sur son bourreau seraient sacrément compromises si jamais vous étiez saquée. Ce qui s’est passé ensuite, qui Mason a pu appeler, je ne veux pas le savoir. Le député Vollmore, probablement. Encore un an plus tôt, Crawford n’aurait jamais joué ce genre de jeu. Starling le dévisagea, à la recherche d’un signe de cette démence passagère qui s’empare parfois de ceux qui vont bientôt partir à la retraite. Elle n’en trouva pas, mais il paraissait épuisé. — Mason n’est pas joli à voir, Starling. Et je ne parle pas seulement de sa figure. Découvrez ce qu’il a trouvé, rapportez-le ici et on se débrouillera avec. Ce ne sera pas trop tôt… Elle savait que depuis des années, depuis le jour où elle avait quitté l’École du FBI pratiquement, Crawford avait tenté en vain de la faire nommer dans sa division. Avec l’expérience qu’elle avait accumulée, avec sa carrière mouvementée, elle comprenait désormais que son coup de maître, la neutralisation du serial killer Jame Gumb, était venu trop tôt et expliquait en grande partie son échec au sein du Bureau. Elle avait été une étoile montante dont l’ascension avait été bloquée. En attrapant Gumb, elle s’était fait au moins un ennemi puissant et elle s’était attiré la jalousie d’une bonne partie de ses collègues masculins. C’était cela, ajouté à un caractère parfois difficile, qui l’avait conduite à des années de missions ingrates, d’interventions sur des holdup, d’arrestations mouvementées, à une existence de porteuse de flingue. Et puis, jugée trop irascible pour travailler en équipe, elle avait été affectée à la section technique, plaçant sur écoute les téléphones et les voitures des mafieux ou des trafiquants de pornographie infantile, montant une garde solitaire devant ses appareils d’espionnage. Et elle était toujours disponible lorsqu’une agence associée avait besoin d’une fine gâchette pour une opération. Elle avait une force féline, elle était rapide et elle utilisait toujours son arme à bon escient. Crawford avait vu là une chance pour elle. Il présumait qu’elle avait toujours voulu reprendre la chasse au docteur Lecter. La réalité était bien plus compliquée que cela. Il l’observa un instant. — Cette trace de poudre sur la joue, vous ne vous l’êtes jamais fait enlever… C’était une petite tache noire qu’un tir du revolver de Jame Gumb lui avait laissée. — Jamais eu le temps, répondit-elle. — Vous savez comment les Français appellent un grain de beauté quand il est placé comme ça, en haut de la joue ? La signification qu’ils donnent à une Il possédait une solide bibliothèque d’ouvrages consacrés aux tatouages, à la symbolique corporelle, aux mutilations rituelles. Elle fit non de la tête. — Ils appellent ça |
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