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La solitude de Machiavel
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La solitude de Machiavel

Permettez-moi avant toute chose de remercier l'association franзaise de science politique et M. J. Charlot qui m'a fait le grand honneur de m'inviter а cet йchange. Et laissez-moi vous confier sans attendre mon premier scrupule. Car votre association s'intйresse avant tout aux grands problиmes politiques actuels, et j'ai proposй un sujet qui sera peut-кtre jugй inactuel : Machiavel. Et de surcroоt, c'est mon second scrupule, vous кtes accoutumйs а entendre soit des hommes politiques connus, soit des historiens, soit des spйcialistes de la science politique. Or je ne suis qu'un philosophe, et c'est en tant que philosophe que je voudrais aborder devant vous ce que j'ai appelй la solitude de Machiavel. Se dйclarer simple philosophe, c'est dire qu'il y a quantitй de questions auxquelles je serais fort embarrassй de rйpondre, et vous voudrez bien peut-кtre m'en excuser, si je parviens du moins а me faire entendre sur les quelques points que je voudrais aborder. J'espиre que malgrй la diversitй de nos formations, de nos compйtences, et de nos intйrкts, un йchange sera possible, dont j'attends personnellement beaucoup.
Je sais que les usages de votre association veulent que l'invitй rйponde aux questions qui lui ont йtй adressйes au prйalable. Je pense que c'est le caractиre inactuel et un peu insolite de mon sujet qui a dы faire hйsiter mes interlocuteurs. Car je n'ai reзu que trois questions. L'une, de M. Pierre Favre, porte sur la conception de l'йpistйmologie que j'ai esquissйe dans des essais philosophiques dйjа anciens. Il me permettra de rйserver cette question pour une conversation particuliиre, car elle est trop personnelle et nous йcarterait de notre sujet. La seconde question, de Mme Ysmal, porte sur le jugement de Gramsci, que Machiavel est le thйoricien de l'Йtat national, donc de la monarchie absolue, comme Йtat de transition entre la fйodalitй et le capitalisme, - mais je crois qu'il l'est dans des conditions tout а fait exceptionnelles, dont nous allons parler. La troisiиme question, de M. Portelli concerne le rapport existant entre la pensйe de Machiavel et la tradition marxiste : oui, je crois а l'existence de ce rapport, mais il me semble de rencontre et de reprise, plutфt que de filiation directe. Nous pourrons aussi en parler.
Si vous le permettez, je voudrais donc introduire au dйbat par quelques rйflexions sur le thиme choisi : la solitude de Machiavel.
On ne manquera pas d'objecter que c'est un paradoxe de parler de solitude pour un auteur qui n'a cessй de hanter l'histoire, qui n'a cessй, depuis le XVIe siиcle jusqu'а nos jours, et sans arrкt, d'кtre soit condamnй comme le diable, comme le pire des cyniques, soit d'кtre pratiquй par les plus grands des politiques, soit d'кtre louй pour son audace et la profondeur de sa pensйe (sous l'Aufklдrung, le Risorgimento, par Gramsci, etc.). Comment prйtendre que l'on puisse parler de la solitude de Machiavel quand on le voit constamment entourй dans l'histoire d'une immense compagnie d'ennemis irrйductibles, de partisans, et de commentateurs attentifs ?
On peut pourtant parler de sa solitude si on remarque la division que fait rйgner la pensйe de Machiavel sur tous ceux qui s'intйressent а lui. Qu'il divise а ce point ces lecteurs en partisans et adversaires, et que, les circonstances historiques changeant, il ne cesse de les diviser, prouve qu'on peut difficilement lui assigner un camp, le classer, dire qui il est, et ce qu'il pense. Sa solitude c'est d'abord ce fait qu'il semble inclassable, qu'on ne peut le ranger dans un camp en compagnie d'autres penseurs, dans une tradition, comme on peut ranger tel auteur dans la tradition aristotйlicienne, ou tel autre dans la tradition du droit naturel. Et c'est sans doute aussi parce qu'il est inclassable que des partis aussi diffйrents et des auteurs aussi grands n'ont pu en venir а bout soit de le condamner, soit de l'adopter, sans qu'il leur йchappe en partie, comme s'il y avait toujours dans Machiavel de l'insaisissable. Et si nous excluons les partisans, si, avec le recul du temps, nous considйrons les commentateurs qui, depuis un siиcle, travaillent sur son oeuvre, nous retrouvons dans leur surprise quelque chose de cette vйritй. Je parlais а l'instant de la pensйe de Machiavel. Or les grands commentateurs modernes ont en fait repris а leur compte, mais de maniиre rйflйchie, comme appartenant en propre а la pensйe de Machiavel, un trait qui peut expliquer les violentes divisions que Machiavel a inspirйes dans l'histoire. Cette pensйe en effet a toutes les apparences d'une pensйe classique qui se donne un objet, par exemple Le Prince,\ les diffйrentes espиces de principautйs, qui analyse les formes de principautйs, la maniиre de les conquйrir et de les conserver, la maniиre de les gouverner. Avoir toutes les apparences d'une pensйe classique, c'est avoir toutes les apparences d'une pensйe reconnaissable, identifiable et rassurante, toutes les apparences d'une pensйe qui peut кtre comprise d'une maniиre non йquivoque, mкme si elle laisse des problиmes ouverts. Or les commentateurs s'accordent presque tous а reconnaоtre qu'il y a chez Machiavel tout autre chose que des problиmes ouverts mais une йnigme, et que cette йnigme est comme indйchiffrable. Croce, а la fin de sa vie, disait : la question de Machiavel ne sera jamais rйglйe. Cette йnigme peut prendre diffйrentes formes, par exemple la forme bien connue : Machiavel est-il monarchiste ou rйpublicain ? Elle peut prendre des formes plus subtiles : comment se fait-il que sa pensйe soit а la fois catйgorique et se dйrobe ? Pourquoi procиde-t-elle, comme l'a remarquablement montrй Claude Lefort dans sa thиse, par interruptions, digressions, contradictions laissйes en suspens ? Comment se fait-il qu'une pensйe apparemment si maоtrisйe soit en fait aussi prйsente et fuyante, achevйe et inachevйe dans son expression mкme ? Autant d'arguments dйconcertants pour soutenir l'idйe que la solitude de Machiavel tient au caractиre insolite de sa pensйe.
Et ce ne sont pas les seuls commentateurs qui peuvent en tйmoigner, mais les simples lecteurs. Aujourd'hui mкme, celui qui ouvre le Prince et les Discours, ces textes vieux de 350 ans, se trouve comme saisi de ce que Freud appelait une йtrange familiaritй, Unheimlichkeit. Voici que ces textes anciens nous interpellent comme s'ils йtaient de notre temps, et nous saisissent comme s'ils avaient йtй, en quelque faзon йcrits pour nous et pour nous disent quelque chose qui nous touche directement, sans que nous sachions exactement pourquoi. Cette impression йtrange, de Sanctis l'a bien notйe au XIXe siиcle, lorsqu'il a dit de Machiavel : « Il nous frappe par surprise, et nous laisse pensifs... » Pourquoi ce coup, pourquoi cette surprise ? Pourquoi pensifs ? Parce que sa pensйe se poursuit en nous, malgrй nous. Pourquoi pensifs ? Parce que cette pensйe ne peut se poursuivre en nous qu'en dйrangeant ce que nous pensons, nous ayant saisis par surprise. Comme une pensйe infiniment proche que nous n'aurions pourtant jusque-lа jamais rencontrйe, et. qui aurait sur nous ce pouvoir surprenant de nous laisser interdits. Interdits devant quoi ?
Interdits non devant une dйcouverte ordinaire, la dйcouverte de celui qui aurait йtй le fondateur de la science politique moderne et qui en aurait traitй, comme le dit par exemple Horkheimer, а l'exemple de ce que devait faire Galilйe, cherchant а йtablir les variations des йlйments unis dans un rapport constant, qui en aurait donc traitй sur le mode positif du « c'est ainsi » et « voici les lois » qui gouvernent le gouvernement des Etats. Non, ce n'est pas une dйcouverte de cet ordre qui nous laisse interdits, car si cette dйcouverte a passй dans notre culture et s'est prolongйe dans toute une tradition scientifique, alors nous y sommes habituйs, et elle n'a plus rien pour nous surprendre, pour « nous frapper de surprise ». Et pourtant Machiavel s'annonce lui-mкme а la maniиre de tous les grands dйcouvreurs politiques, comme le feront Vico et Montesquieu, comme l'inventeur d'une nouvelle connaissance galilйenne, et sa pensйe est comme restйe sans suite, isolйe dans le temps et l'individu qui l'ont vu naоtre, et fait naоtre.
Nous touchons ici а un point dйcisif de la solitude et de l'insolite chez Machiavel. Mais avant d'y venir et pour y parvenir, je voudrais montrer qu'il faut d'abord dissiper la forme classique de l'йnigme de Machiavel.
Cette forme classique peut s'йnoncer comme suit : Machiavel a-t-il йtй au fond de lui monarchiste, comme semble l'indiquer le Prince, ou rйpublicain, comme semblent l'indiquer les Discours sur le Xe Dйcade. C'est ainsi qu'on pose couramment la question, mais poser la question ainsi, c'est accepter comme allant de soi une classification prйalable des gouvernements, une typologie des gouvernements, classique depuis Aristote qui considиre les diffйrentes formes de gouvernements, leur normalitй et leur pathologie. Or justement, Machiavel n'accepte pas et ne pratique pas cette typologie, et n'assigne pas а ses rйflexions de dйterminer l'essence de tel type de gouvernement. Son propos est tout diffйrent. Il consiste, comme l'a bien compris de Sanctis et, а la suite Gramsci, non pas tant а faire la thйorie de l'Йtat national existant en France ou en Espagne de son vivant sous la forme de la monarchie absolue, mais de se poser la question politique des conditions de la fondation d'un Etat national dans un pays sans unitй, l'Italie, livrйe aux divisions intйrieures et aux invasions. Cette question, Machiavel la pose en termes politiques radicaux, c'est-а-dire en constatant que cette tвche politique, la construction d'un Etat national italien, ne peut кtre accomplie par aucun des Etats existants, qu'ils soient gouvernйs par des princes, qu'ils soient des rйpubliques, ou qu'ils soient enfin les Etats du pape, car ils sont tous anciens, disons-le en termes modernes, tous encore pris dans la fйodalitй, - mкme les villes libres. Cette question, Machiavel la pose en termes radicaux en dйclarant que seul un « prince nouveau dans une principautй nouvelle » pourra venir а bout de cette tвche difficile. Un prince nouveau dans une principautй nouvelle : car un prince nouveau dans une principautй ancienne n'en pourrait rien tirer, puisqu'il le tiendrait prisonnier de son anciennetй. Je crois qu'il est capital de bien saisir le sens politique de ce refus et de l'indйtermination oщ Machiavel laisse son lecteur. II est clair que Machiavel a cherchй le prince de ses espoirs, mais il en a changй, et au fond il savait qu'il ne pouvait le trouver. Il йtait convaincu par l'urgence de la tвche, par la misиre politique de l'Italie, par la qualitй du peuple italien, et l'appel montant de tous cфtйs, qu'un tel prince serait accueilli par l'accord populaire et il a trouvй des accents pathйtiques pour exprimer cette urgence. Que ce fыt nйcessaire et possible. L'aventure de Cйsar Borgia lui en donnait dйjа la preuve : il avait failli rйussir а fonder une principautй nouvelle, mais c'est parce qu'il n'йtait rien au dйpart qu'il n'йtait le prince d'aucun Йtat, qu'il n'йtait donc pas prisonnier des formes politiques d'Йtat dont la fйodalitй et la Papautй avaient couvert une Italie ravagйe par les invasions. Convaincu de l'urgence de la tвche politique et des moyens dont regorgeait l'Italie, Machiavel йtait йgalement convaincu que le prince а naоtre devait кtre libйrй de toutes les entraves fйodales et entreprendre cette tвche а partir de rien, c'est-а-dire sans se soumettre aux formes politiques existant. C'est pourquoi il parle en gйnйral « du prince nouveau dans une principautй nouvelle », en gйnйral, dans l'abstrait, sans donner ni nom ni lieu. Cet anonymat est faзon de rйcuser tous les princes existants, tous les Йtats existants, et d'appeler un inconnu а constituer un Йtat nouveau, а la limite comme Cйsar Borgia avait taillй le sien, en partant d'un morceau de province qui n'йtait pas un Йtat, et que son pиre le pape lui avait donnй pour le distrai-e. Qu'un inconnu parte ainsi de rien, et si la fortune se conjoint а sa vertu, alors il pourra rйussir, mais а condition qu'il fonde un Йtat nouveau, un Йtat capable de durer, et un Йtat capable de s'agrandir, c'est-а-dire d'unifier par la conquкte ou autrement l'Italie entiиre.
Toute la fameuse question du Machiavel monarchiste ou rйpublicain, qui est, en face de cette alternative, dйpassйe, s'йclaire а partir de ces conditions. Car, pour fonder un Йtat nouveau, il faut, dit Machiavel, « кtre seul », il faut кtre seul pour forger la force armйe indispensable а toute politique, seul pour йdicter les premiиres lois, seul pour jeter et assurer le « fondement ».
C'est le premier moment de l'Йtat, qui est nйcessairement le fait d'un seul homme, qui de particulier devient prince, c'est donc si l'on veut, le moment monarchiste, ou dictatorial.
Mais cette condition ne suffit pas. Car un Йtat ainsi formй est prodigieusement fragile. Deux dangers le guettent : il peut voir son maоtre tomber dans la tyrannie qui est aussi intolйrable а Machiavel que le sera le despotisme а Montesquieu, car la tyrannie dйchaоne la haine du peuple, et le prince est alors perdu, - et il peut кtre dйchirй par des factions internes qui le mettent а la merci d'une attaque du dehors.
Il faut donc que cet Йtat, une fois fondй, soit capable de durer. Pour cela le Prince, qui a йtй seul pour le fonder, doit, comme dit Machiavel « devenir plusieurs », et mettre en place un systиme de lois pour protйger le peuple contre les excиs des grands, et un gouvernement « composй » (c'est son mot) oщ le roi, le peuple et les grands seront reprйsentйs. C'est le second moment, le moment de l'enracinement du pouvoir dans le peuple, trиs prйcisйment, dans les contradictions de la lutte qui oppose le peuple aux grands, car Machiavel dйfend scandaleusement, contre les vйritйs toutes faites de son temps, l'idйe que le conflit des humeurs, des maigres contre les gras, bref la lutte des classes est absolument indispensable au renforcement et а l'agrandissement de l'Йtat.
On peut soutenir, si l'on veut, que ce second moment est le moment rйpublicain de Machiavel. Mais quand on compare ce qu'il dit des avantages du gouvernement de la France et du formidable exemple historique de Rome, qui prйsente ce paradoxe d'кtre une rйpublique fondйe par un roi, et qui a conservй la monarchie sous les institutions de la rйpublique, on voit qu'il n'est pas possible de dissocier chez lui le monarchiste du rйpublicain, ou plutфt que l'alternative de ces deux positions ne conviennent pas а sa pensйe. Car ce qu'il veut ce n'est pas la monarchie ou la rйpublique en tant que telles, - ce qu'il veut, c'est l'unitй nationale, la constitution d'un Йtat capable de rйaliser l'unitй nationale. Or cette constitution passe d'abord par la forme d'une individualitй, qu'on peut dire roi, qui soit capable de fonder un Etat nouveau, et le rende durable et propre а s'agrandir en lui donnant alors un gouvernement combinй et des lois : un gouvernement qui permette le jeu de la lutte des classes populaires, oщ le roi et le peuple seront du mкme cфtй pour renforcer l'Йtat, et le rendre apte а sa mission nationale. Telle est, je crois l'originalitй profonde de Machiavel sur cette question. On ne peut pas dire exactement qu'il soit, au sens d'une rйception moderne de la science politique, le thйoricien de la monarchie absolue. Bien entendu il pense en fonction d'elle, il prend appui sur l'exemple de l'Espagne et de la France. Je dirais qu'il est plutфt le thйoricien des conditions politiques de la constitution d'un Etat national, le thйoricien de la fondation d'un Etat nouveau sous un prince nouveau, le thйoricien de la durйe de cet Etat, le thйoricien du renforcement et de l'agrandissement de cet Etat. C'est une position tout а fait originale, puisqu'il ne pense pas le fait accompli des monarchies absolues, ni leur mйcanisme, mais il pense le fait а accomplir, ce que Gramsci appelle « le devoir кtre » d'un Etat national а fonder, et dans des conditions extraordinaires puisque ce sont les conditions de l'absence de toute forme politique propre а produire ce rйsultat.
Or, je rejoins par lа le caractиre insolite de la pensйe de Machiavel.

Car la petite phrase qui lui est si chиre « qu'il faut кtre seul pour fonder un Etat » rйsonne йtrangement dans son oeuvre, quand on en a compris la fonction critique. Pourquoi кtre seul ? Il faut кtre seul pour кtre libre d'accomplir la tвche historique de la constitution de l'Йtat national. C'est-а-dire qu'il faut se trouver, par fortune et vertu, comme arrachй radicalement, coupй de toutes racines, arrachй sans retour aux formes politiques du monde de l'Italie existante, car elles sont toutes anciennes, toutes marquйes par la fйodalitй, et on ne peut rien attendre. Le prince ne peut кtre nouveau que s'il est dotй de cette solitude, c'est-а-dire de cette libertй pour fonder l'Йtat nouveau. Je dis : il faut se trouver par fortune et vertu comme arrachй а tout ce passй, ses institutions, ses moeurs et ses idйes, se trouver, car paradoxalement Machiavel qui semble, par son manifeste, faire appel а la conscience de ses contemporains, ne compte pas sur la prise de conscience de l'individu. Si l'individu a de la virtu, а la limite ce n'est pas affaire de conscience et de volontй, s'il a de la virtu c'est qu'il se trouve possйdй et saisi par elle. Machiavel n'a pas йcrit un Traitй des passions ni de la rйforme de l'entendement. Pour lui ce n'est pas la conscience, mais la rencontre de la fortune et de la virtu qui font que tel individu se trouve arrachй aux conditions du monde ancien pour jeter le fondement de l'Йtat nouveau. Oui, cette phrase rйsonne йtrangement dans l'oeuvre de Machiavel. Comme il dit « qu'il faut кtre seul pour fonder un Etat nouveau », je dirais qu'il fallut que Machiavel fыt seul pour йcrire le Prince, et le Discours. Seul, c'est-а-dire qu'il se fыt trouvй comme arrachй aux йvidences qui rйgnaient dans l'ancien monde, dйtachй de son idйologie, pour avoir la libertй de fonder une thйorie nouvelle et de s'aventurer comme les navigateurs dont il parle, dans les eaux inconnues.
C'est bien le cas. En un temps oщ dominaient les grands thиmes de l'idйologie politique aristotйlicienne, revue par la tradition chrйtienne et l'idйalisme des йquivoques de l'humanisme, Machiavel rompt avec toutes ces idйes dominantes. Cette rupture n'est pas dйclarйe, mais elle est d'autant plus profonde. A-t-on rйflйchi que dans son oeuvre, oщ il йvoque constamment l'Antiquitй, ce n'est pas l'Antiquitй des lettres, de la philosophie et des arts, de la mйdecine et du droit, qui est en cours chez tous les intellectuels que Machiavel invoque, mais une tout autre antiquitй, dont personne ne parle, l'antiquitй de la pratique politique ? A-t-on assez rйflйchi que dans cette oeuvre qui parle constamment de la politique des anciens, il n'est pratiquement jamais question des grands thйoriciens politiques de l'Antiquitй, jamais question de Platon et d'Aristote, jamais question de Cicйron et des stoпciens ? A-t-on rйflйchi qu'il n'y a, dans cette oeuvre, nulle trace de l'influence de la tradition politique chrйtienne et l'idйalisme des humanistes ? Et s'il est manifeste que Machiavel se dйmarque radicalement de tout ce passй, qui domine pourtant son propre temps, a-t-on remarquй la discrйtion avec laquelle il le fait : sans йclat. Il dit simplement qu'il a prйfйrй aller а la rйalitй effective de la chose (della cosa) plutфt qu'а son imagination. Il n'a pas appelй l'imagination qu'il rejette par son nom, mais nous savons qu'elle porte de trиs grands noms de son temps. B fallait assurйment qu'il fыt seul, pour dissimuler comme il le fit sa dйcouverte, et taire le nom de ceux qu'il combattait.
Mais cela ne suffit pas а rendre compte de l'insolite de Machiavel. Car qu'il eыt йtй seul а йnoncer une vйritй nouvelle, ne suffit pas а le laisser dans sa solitude. Tous les grands inventeurs nous sont devenus cйlиbres, et leurs raisons nous sont devenues claires. Tel n'est pas son cas.
Machiavel est seul parce qu'il est restй isolй, il est restй isolй parce que, si on s'est battu sans arrкt sur sa pensйe, on n'a pas pensй dans sa pensйe. Et on ne l'a pas fait pour des raisons qui tiennent а la nature de sa pensйe, mais aussi pour des raisons qui tiennent а la pensйe dans laquelle on a pensй aprиs lui. Chacun sait que, dиs le XVIIe siиcle, les idйologues de la bourgeoisie ont йlaborй une philosophie politique impressionnante, la philosophie du droit naturel, qui a tout recouvert, et naturellement la pensйe de Machiavel. Cette philosophie a йtй construite а partir de notions relevant de l'idйologie juridique, а partir des droits de l'individu comme sujet, et elle a tentй de dйduire thйoriquement l'existence des droits positifs et de l'Йtat politique а partir des attributs que l'idйologie juridique confиre au sujet humain (libertй, йgalitй, propriйtй). Face а Machiavel et а sa question propre, nous sommes lа dans un tout autre monde de pensйe. Mais nous sommes aussi dans un tout autre monde idйologique et politique. Car, l'objet et l'enjeu n° 1 de la philosophie du droit naturel est la monarchie absolue : que les thйoriciens veuillent la fonder en droit (comme Hobbes) ou la rйfuter en droit (comme Locke et Rousseau), c'est d'elle qu'ils partent et parlent, c'est d'elle qu'il est question, soit de sa justification, soit de sa contestation. Ici la diffйrence saute aux yeux. Machiavel parle de la monarchie absolue existant en France ou en Espagne, mais comme exemple et argument pour traiter en tout autre objet : pour traiter de la constitution d'un Etat national en Italie : il parle donc de fait а accomplir. Les thйoriciens du droit naturel parlent dans le fait accompli, sous le fait accompli de la monarchie absolue. Ils se posent des problиmes de droit parce que le fait est accompli, que le fait est contestй ou problйmatique et qu'il faut le fonder en droit, que le fait est йtabli, et qu'il faut contester ses titres de droit. Mais ce faisant ils recouvrent tout autre discours sur la monarchie absolue et l'Йtat, et en particulier le discours de Machiavel, dont personne ne pense qu'il ait une portйe philosophique, car Machiavel ne parle а aucun moment le langage du droit naturel.
C'est peut-кtre lа le point extrкme de la solitude de Machiavel d'avoir occupй cette place unique et prйcaire dans l'histoire de la pensйe politique entre une longue tradition moralisante religieuse et idйaliste de la pensйe politique, qu'il a refusйe radicalement, et la nouvelle tradition de la philosophie politique du droit naturel qui allait tout submerger et dans laquelle la bourgeoisie montante s'est reconnue. La solitude de Machiavel c'est de s'кtre libйrй de la premiиre tradition avant que la seconde ne submerge tout. Dans cette seconde tradition, les idйologues bourgeois se sont mis pour trиs longtemps а raconter dans le droit naturel leur merveilleuse histoire de l'Йtat, celle qui commence par l'Йtat de nature, et continue par l'Йtat de guerre, avant de s'apaiser dans le contrat social par quoi naоt l'Йtat et le droit positif. Histoire complиtement mythique, mais qui fait plaisir а entendre, car finalement elle explique а ceux qui vivent dans l'Йtat qu'il n'y a aucune horreur а l'origine de l'Йtat, mais la nature et le droit, que l'Йtat n'est rien d'autre que du droit, est pur comme le droit, et comme ce droit est dans la nature humaine, quoi de plus naturel et de plus humain que l'Йtat ?
Nous connaissons tous la Section VIII du Livre I du Capital, oщ Marx s'attaque а la prйtendue « accumulation originelle » (traduite primitive). Dans cette accumulation originelle les idйologues du capitalisme racontaient l'histoire йdifiante du capital, comme les philosophes du droit naturel racontent l'histoire de l'Йtat. Au dйbut il y avait un travailleur indйpendant, qui avait tant d'ardeur au travail et d'esprit d'йconomie qu'il put йpargner puis йchanger. Comme un pauvre passait, il lui rendit le service de le nourrir en йchange de son travail, gйnйrositй qui lui permit d'accroоtre son acquis et de rendre par son bien accru d'autres services du mкme genre а d'autres malheureux. D'oщ l'accumulation du capital : par le travail, l'ascиse et la gйnйrositй. Nous savons comment Marx rйpond : par l'histoire des pillages, des vols, des exactions, par la dйpossession violente des paysans anglais chassйs de leurs terres et leurs fermes dйtruites pour qu'ils soient а la rue par une tout autre histoire autrement saisissante que la rengaine moralisante des idйologues du capitalisme.
Je dirais que toutes proportions gardйes, Machiavel rйpond un peu de cette maniиre au discours йdifiant que tiennent les philosophes du droit naturel sur l'histoire de l'Йtat. J'irais jusqu'а suggйrer que Machiavel est peut кtre un des rares tйmoins de ce que j'appellerai l'accumulation primitive politique, un des rares thйoriciens des commencements de l'Йtat national. Au lieu de dire que l'Йtat est nй du droit et de la nature, il nous dit comment doit naоtre un Etat s'il veut durer, et кtre assez fort pour devenir l'Йtat d'une nation. Il ne parle pas le langage du droit, il parle le langage de la force armйe indispensable а constituer tout Etat, il parle le langage de la cruautй nйcessaire aux dйbuts de l'Йtat, il parle le langage d'une politique sans religion qui doit а tout prix utiliser la religion, d'une politique qui doit кtre morale mais pouvoir ne pas l'кtre, d'une politique qui doit refuser la haine mais inspirer la crainte, il parle le langage de la lutte entre les classes, et quant au droit, aux lois et а la morale, il les met а leur place, subordonnйe. Quand nous le lisons, aussi instruits que nous soyons des violences de l'histoire, quelque chose en lui nous saisit : un homme qui, bien avant que tous les idйologues aient recouvert la rйalitй de leurs histoires, est capable non pas de vivre, non pas de supporter, mais de penser la violence de l'enfantement de l'Йtat. Par lа, Machiavel jette une lumiиre crue sur les commencements de notre temps celui des sociйtйs bourgeoises. Il jette aussi une lumiиre crue, par son utopisme mкme, par l'hypothиse а la fois nйcessaire mais impensable que l'Йtat nouveau pouvait commencer n'importe oщ, sur le caractиre alйatoire de la formation des Etats nationaux. Car pour nous ils sont inscrits sur la carte, comme а jamais fixйs dans un destin qui les aurait toujours prйcйdйs. Pour lui, au contraire, ils sont en grande partie alйatoires, les frontiиres ne sont pas fixйes, il faut des conquкtes mais jusqu'oщ ? aux limites des langues, au-delа ? aux limites de la force ? Nous avons oubliй tout cela. Quand nous le lisons, nous sommes saisis par lui comme par notre oubli. Par cette йtrange familiaritй comme dit Freud, celle d'un refoulй.
Je reviens а l'insolite de Machiavel, en йvoquant ce qui est peut-кtre le plus dйconcertant dans son discours. Je signalais tout а l'heure les effets de surprise que provoque sa lecture. Non seulement que veut-il dire ? mais aussi pourquoi raisonne-t-il ainsi, d'une maniиre aussi dйconcertante, passant d'un chapitre а l'autre sans que la nйcessitй n'en soit visible, interrompant un thиme, qu'il faut aller retrouver plus loin, mais transposй, et sans jamais en finir, reprenant les questions, mais sans jamais leur donner de rйponse dans la forme attendue ? Croce disait que la question de Machiavel ne serait jamais rйglйe : il serait peut-кtre bon de se demander si ce n'est pas le type de question qu'on lui pose qui ne peut recevoir la rйponse que ce type mкme de question requiert et attend.
On a trop dit que Machiavel йtait le fondateur de la science politique, et nombreux sont les commentateurs qui se sont donnй plaisir de retrouver en lui une des premiиres figures de la positivitй moderne, avec celle de la physique galilйenne, et de l'analyse cartйsienne, illustrant dans toutes sortes de domaines une nouvelle rationalitй typique, celle de la science positive par quoi la jeune lasse bourgeoise se met en йtat de maоtriser la nature pour dйvelopper ses forces productives. En suivant cette voie, on peut facilement trouver dans Machiavel tel ou tel passage, telle ou telle forme d'expйrimentation mentale, telle forme de gйnйralisation йtablie pour fixer lesvariationsd'unrapport, qui autorise cette vue. On peut dire par exemple du Prince qu'il y procиde par une йnumйration exhaustive de diffйrentes principautйs, qui anticipe sur la rиgle des dйnombrements complets de Descartes, on peut dire que dans les rapports de la vertu et de la fortune Machiavel йtablit comme une loi analogue а celles qui fixeront les commencements de la physique moderne, etc. et que d'une maniиre gйnйrale s'il abandonne l'imagination pour aller droit а la vйritй effective de la chose, comme il dit, il procиde selon l'esprit d'une science positive nouvelle qui ne se constitue et dйveloppe sous la condition absolue de ne plus prendre l'apparence au mot.
Or je crois qu'а force de lui prкter ce discours de la positivitй pure, on йchoue toujours devant le manque dйconcertant, devant le suspens de ses thиses, et le caractиre, l'interminable d'une pensйe qui reste йnigmatique. Je crois qu'il faut aborder Machiavel d'un autre point de vue, et suivre en cela l'intuition de Gramsci.
Gramsci a йcrit que le Prince йtait un Manifeste politique. Or le propre d'un Manifeste politique si on peut le considйrer dans son modиle idйal est de ne pas кtre un pur discours thйorique, un pur traitй positif. Ce n'est pas que la thйorie soit absente d'un Manifeste : s'il ne contenait des йlйments positifs de savoir, il ne serait qu'une proclamation dans le vide. Mais Manifeste politique, qui donc veut produire des effets historiques, doit s'inscrire dans un tout autre champ que celui de la connaissance pure : il doit s'inscrire dans la conjoncture politique oщ il veut agir, et s'ordonner tout entier а la pratique politique provoquйe par cette conjoncture, et par le rapport des forces qui la dйtermine. On dira que c'est lа une recommandation tout а fait banale, mais la question se complique sйrieusement quand on observe que cette inscription dans la conjoncture politique objective, extйrieure, doit aussi кtre reprйsentйe d l'intйrieur du texte mкme qui la pratique, si l'on veut inviter celui qui lit le texte du Manifeste, а se reporter lui-mкme а cette conjoncture en connaissance de cause, et а mesurer exactement la place qu'occupe ce Manifeste dans cette conjoncture. Autrement dit, pour que le Manifeste soit vraiment politique, et rйaliste-matйrialiste, il faut que la thйorie qu'il йnonce soit non seulement йnoncйe par le Manifeste, mais situйe par lui dans l'espace social oщ il intervient et oщ il pense. On pourrait montrer qu'il en va ainsi du Manifeste communiste : aprиs avoir fait la thйorie de la sociйtй existante, il situe la thйorie des communistes quelque part dans cette sociйtй, dans la rйgion d'autres thйories socialement actives. Pourquoi ce redoublement et ce double enveloppement ? Pour situer dans la conjoncture historique analysйe, dans l'espace des rapports de force analysйs, la place idйologique qu'occupe cette thйorie. Il s'agit lа d'une double volontй : la volontй de bien marquer le genre d'efficacitй qu'on peut attendre de la thйorie, qu'on soumet ainsi aux conditions d'existence de la thйorie dans le systиme social, et la volontй de qualifier le sens de la thйorie par la position qu'elle occupe dans les conflits de classe.
Je dis lа en termes abstraits quelque chose qui est assez simple et qui est impliquй dans tout ce que Marx a йcrit et que Gramsci a bien compris. Je veux dire que si la pensйe de Machiavel est tout entiиre ordonnйe а la rйflexion sur la tвche historique de la constitution d'un Etat national, si le Prince se prйsente comme un Manifeste, lui qui savait d'expйrience ce qu'йtait la pratique politique, non seulement pour avoir couru les ambassades d'Europe, conseillй des princes, connu Cesar Borgia, mais aussi levй et organisй des troupes sur le terrain en Toscane, si Machiavel prend en compte la pratique politique, - alors sa pensйe ne peut pas se prйsenter sous les simples dehors de la positivitй d'un espace neutre. On peut soutenir au contraire que, si la pensйe thйorique de Machiavel est dйconcertante, c'est parce qu'elle distribue les йlйments thйoriques qu'elle analyse sur un tout autre dispositif que le simple йnoncй des rapports constants entre des choses. Cet autre dispositif est celui que nous voyons dans le Prince et les Discours, un dispositif constamment hantй non seulement par les conditions variables de la pratique politique et par son alйatoire, par ce dispositif, mais aussi par sa position dans les conflits politiques et la nйcessitй que je viens d'indiquer de rйinscrire ce discours thйorique dans le champ politique dont il parle. Que cette exigence soit parfaitement consciente chez Machiavel, trop de passages en tйmoignent pour que je les cite. Je n'en retiendrai qu'un, qu'on trouve dans la dйdicace du Prince :
« Je ne voudrais pas,[ ...1 qu'on m'imputвt а prйsomption, qu'йtant de petite et basse condition, j'ose pourtant discourir du gouvernement des Princes et en donner les rиgles ; car comme ceux qui dessinent les paysages se tiennent dans la plaine pour contempler l'aspect des montagnes et des lieux hauts, et se juchent sur celles-ci pour contempler les lieux bas, de mкme pour bien connaоtre la nature des peuples, il convient d'кtre Prince, et pour bien connaоtre celle des Princes, il convient d'кtre populaire. »
Si l'on veut bien retenir que Machiavel n'a pas йcrit un traitй du Peuple, mais un traitй du Prince, et qu'il annonce sans honte, tout au contraire comme un argument positif, sa « condition petite et basse », si on rapproche ces prises de position de tout ce qu'on trouve dans le Prince et les Discours, il est clair que Machiavel parle du Prince en se faisant peuple, qu'il appelle de tous ses voeux, et pense, la pratique d'un Prince qui fera l'unitй italienne du point de vue du « populaire ». Or nous le savons par toutes ces analyses, invoquer le peuple, c'est invoquer la lutte, qui est une lutte de classe du peuple contre les grands, c'est donc inviter le Prince а rйaliser sa mission historique en se gagnant l'amitiй du peuple, c'est-а-dire, pour appeler les choses par leur nom, l'alliance du peuple contre les gentilshommes, ces fйodaux que Machiavel condamne en termes trиs durs, parce qu'ils ne travaillent pas.
C'est, entre bien d'autres choses, cela qui a frappй Gramsci dans Machiavel. Il a l'un des tout premiers rapportй le caractиre insolite du Prince, dont il a dit qu'il йtait une sorte de Manifeste, un discours vivant et non systйmatique, а la position politique de Machiavel et а sa conscience de la tвche politique qu'il plaidait. Je dis bien а sa conscience, car c'est de savoir quelle est sa position dans la lutte politique italienne, et d'en tirer les consйquences dans ce qu'il йcrit, qui lui fait traiter la thйorie comme il la traite, а la fois comme ce qui йclaire les grandes rйalitйs sociales qui commandent la lutte politique, et comme un moment subordonnй de cette lutte, inscrit quelque part dans cette lutte. Quelque part : pas plus qu'il ne pouvait dire qui fonderait l'Йtat nouveau et en quel lieu d'Italie, Machiavel ne pouvait dire oщ s'inscrirait son oeuvre dans les luttes italiennes. Du moins savait-il qu'il se tenait en retrait, qu'il s'agissait d'un simple йcrit, pas plus, qu'il abandonnait lui aussi, а la chance d'une rencontre anonyme.
Sa derniиre solitude, c'est peut-кtre celle-lа. Il savait que si sa pensйe contribuait а faire un peu d'histoire, il ne serait plus lа. Cet intellectuel ne croyait pas que les intellectuels fassent l'histoire. Et il en avait trop dit, а travers son utopie, sur les commencements de l'Йtat national bourgeois, pour ne pas кtre dйmenti par cette histoire. Seule une autre pensйe, proche de lui par ses refus et sa position pouvait le sauver de sa solitude : celle de Marx.

• Le texte de Louis Althusser « Solitude de Machiavel » reprend une confйrence tenue а la Fondation Nationale des Sciences politiques en 1978. Ce texte est inйdit en franзais, mais il a dйjа йtй publiй en Allemagne et en Grande-Bretagne.



Le recueil de textes d'Althusser regroupйs sous le titre Solitude de Machiavel(PUF, 1998) contient une version un peu diffйrente de ce texte, йditйe а partir du tapuscrit original conservй dans les archives d'Althusser dйposйes а l'Imec (Institut Mйmoires de l'Edition Contemporaine)


La solitude de Machiavel
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La solitude de Machiavel

Permettez-moi avant toute chose de remercier l'association franзaise de science politique et M. J. Charlot qui m'a fait le grand honneur de m'inviter а cet йchange. Et laissez-moi vous confier sans attendre mon premier scrupule. Car votre association s'intйresse avant tout aux grands problиmes politiques actuels, et j'ai proposй un sujet qui sera peut-кtre jugй inactuel : Machiavel. Et de surcroоt, c'est mon second scrupule, vous кtes accoutumйs а entendre soit des hommes politiques connus, soit des historiens, soit des spйcialistes de la science politique. Or je ne suis qu'un philosophe, et c'est en tant que philosophe que je voudrais aborder devant vous ce que j'ai appelй la solitude de Machiavel. Se dйclarer simple philosophe, c'est dire qu'il y a quantitй de questions auxquelles je serais fort embarrassй de rйpondre, et vous voudrez bien peut-кtre m'en excuser, si je parviens du moins а me faire entendre sur les quelques points que je voudrais aborder. J'espиre que malgrй la diversitй de nos formations, de nos compйtences, et de nos intйrкts, un йchange sera possible, dont j'attends personnellement beaucoup.
Je sais que les usages de votre association veulent que l'invitй rйponde aux questions qui lui ont йtй adressйes au prйalable. Je pense que c'est le caractиre inactuel et un peu insolite de mon sujet qui a dы faire hйsiter mes interlocuteurs. Car je n'ai reзu que trois questions. L'une, de M. Pierre Favre, porte sur la conception de l'йpistйmologie que j'ai esquissйe dans des essais philosophiques dйjа anciens. Il me permettra de rйserver cette question pour une conversation particuliиre, car elle est trop personnelle et nous йcarterait de notre sujet. La seconde question, de Mme Ysmal, porte sur le jugement de Gramsci, que Machiavel est le thйoricien de l'Йtat national, donc de la monarchie absolue, comme Йtat de transition entre la fйodalitй et le capitalisme, - mais je crois qu'il l'est dans des conditions tout а fait exceptionnelles, dont nous allons parler. La troisiиme question, de M. Portelli concerne le rapport existant entre la pensйe de Machiavel et la tradition marxiste : oui, je crois а l'existence de ce rapport, mais il me semble de rencontre et de reprise, plutфt que de filiation directe. Nous pourrons aussi en parler.
Si vous le permettez, je voudrais donc introduire au dйbat par quelques rйflexions sur le thиme choisi : la solitude de Machiavel.
On ne manquera pas d'objecter que c'est un paradoxe de parler de solitude pour un auteur qui n'a cessй de hanter l'histoire, qui n'a cessй, depuis le XVIe siиcle jusqu'а nos jours, et sans arrкt, d'кtre soit condamnй comme le diable, comme le pire des cyniques, soit d'кtre pratiquй par les plus grands des politiques, soit d'кtre louй pour son audace et la profondeur de sa pensйe (sous l'Aufklдrung, le Risorgimento, par Gramsci, etc.). Comment prйtendre que l'on puisse parler de la solitude de Machiavel quand on le voit constamment entourй dans l'histoire d'une immense compagnie d'ennemis irrйductibles, de partisans, et de commentateurs attentifs ?
On peut pourtant parler de sa solitude si on remarque la division que fait rйgner la pensйe de Machiavel sur tous ceux qui s'intйressent а lui. Qu'il divise а ce point ces lecteurs en partisans et adversaires, et que, les circonstances historiques changeant, il ne cesse de les diviser, prouve qu'on peut difficilement lui assigner un camp, le classer, dire qui il est, et ce qu'il pense. Sa solitude c'est d'abord ce fait qu'il semble inclassable, qu'on ne peut le ranger dans un camp en compagnie d'autres penseurs, dans une tradition, comme on peut ranger tel auteur dans la tradition aristotйlicienne, ou tel autre dans la tradition du droit naturel. Et c'est sans doute aussi parce qu'il est inclassable que des partis aussi diffйrents et des auteurs aussi grands n'ont pu en venir а bout soit de le condamner, soit de l'adopter, sans qu'il leur йchappe en partie, comme s'il y avait toujours dans Machiavel de l'insaisissable. Et si nous excluons les partisans, si, avec le recul du temps, nous considйrons les commentateurs qui, depuis un siиcle, travaillent sur son oeuvre, nous retrouvons dans leur surprise quelque chose de cette vйritй. Je parlais а l'instant de la pensйe de Machiavel. Or les grands commentateurs modernes ont en fait repris а leur compte, mais de maniиre rйflйchie, comme appartenant en propre а la pensйe de Machiavel, un trait qui peut expliquer les violentes divisions que Machiavel a inspirйes dans l'histoire. Cette pensйe en effet a toutes les apparences d'une pensйe classique qui se donne un objet, par exemple Le Prince,\ les diffйrentes espиces de principautйs, qui analyse les formes de principautйs, la maniиre de les conquйrir et de les conserver, la maniиre de les gouverner. Avoir toutes les apparences d'une pensйe classique, c'est avoir toutes les apparences d'une pensйe reconnaissable, identifiable et rassurante, toutes les apparences d'une pensйe qui peut кtre comprise d'une maniиre non йquivoque, mкme si elle laisse des problиmes ouverts. Or les commentateurs s'accordent presque tous а reconnaоtre qu'il y a chez Machiavel tout autre chose que des problиmes ouverts mais une йnigme, et que cette йnigme est comme indйchiffrable. Croce, а la fin de sa vie, disait : la question de Machiavel ne sera jamais rйglйe. Cette йnigme peut prendre diffйrentes formes, par exemple la forme bien connue : Machiavel est-il monarchiste ou rйpublicain ? Elle peut prendre des formes plus subtiles : comment se fait-il que sa pensйe soit а la fois catйgorique et se dйrobe ? Pourquoi procиde-t-elle, comme l'a remarquablement montrй Claude Lefort dans sa thиse, par interruptions, digressions, contradictions laissйes en suspens ? Comment se fait-il qu'une pensйe apparemment si maоtrisйe soit en fait aussi prйsente et fuyante, achevйe et inachevйe dans son expression mкme ? Autant d'arguments dйconcertants pour soutenir l'idйe que la solitude de Machiavel tient au caractиre insolite de sa pensйe.
Et ce ne sont pas les seuls commentateurs qui peuvent en tйmoigner, mais les simples lecteurs. Aujourd'hui mкme, celui qui ouvre le Prince et les Discours, ces textes vieux de 350 ans, se trouve comme saisi de ce que Freud appelait une йtrange familiaritй, Unheimlichkeit. Voici que ces textes anciens nous interpellent comme s'ils йtaient de notre temps, et nous saisissent comme s'ils avaient йtй, en quelque faзon йcrits pour nous et pour nous disent quelque chose qui nous touche directement, sans que nous sachions exactement pourquoi. Cette impression йtrange, de Sanctis l'a bien notйe au XIXe siиcle, lorsqu'il a dit de Machiavel : « Il nous frappe par surprise, et nous laisse pensifs... » Pourquoi ce coup, pourquoi cette surprise ? Pourquoi pensifs ? Parce que sa pensйe se poursuit en nous, malgrй nous. Pourquoi pensifs ? Parce que cette pensйe ne peut se poursuivre en nous qu'en dйrangeant ce que nous pensons, nous ayant saisis par surprise. Comme une pensйe infiniment proche que nous n'aurions pourtant jusque-lа jamais rencontrйe, et. qui aurait sur nous ce pouvoir surprenant de nous laisser interdits. Interdits devant quoi ?
Interdits non devant une dйcouverte ordinaire, la dйcouverte de celui qui aurait йtй le fondateur de la science politique moderne et qui en aurait traitй, comme le dit par exemple Horkheimer, а l'exemple de ce que devait faire Galilйe, cherchant а йtablir les variations des йlйments unis dans un rapport constant, qui en aurait donc traitй sur le mode positif du « c'est ainsi » et « voici les lois » qui gouvernent le gouvernement des Etats. Non, ce n'est pas une dйcouverte de cet ordre qui nous laisse interdits, car si cette dйcouverte a passй dans notre culture et s'est prolongйe dans toute une tradition scientifique, alors nous y sommes habituйs, et elle n'a plus rien pour nous surprendre, pour « nous frapper de surprise ». Et pourtant Machiavel s'annonce lui-mкme а la maniиre de tous les grands dйcouvreurs politiques, comme le feront Vico et Montesquieu, comme l'inventeur d'une nouvelle connaissance galilйenne, et sa pensйe est comme restйe sans suite, isolйe dans le temps et l'individu qui l'ont vu naоtre, et fait naоtre.
Nous touchons ici а un point dйcisif de la solitude et de l'insolite chez Machiavel. Mais avant d'y venir et pour y parvenir, je voudrais montrer qu'il faut d'abord dissiper la forme classique de l'йnigme de Machiavel.
Cette forme classique peut s'йnoncer comme suit : Machiavel a-t-il йtй au fond de lui monarchiste, comme semble l'indiquer le Prince, ou rйpublicain, comme semblent l'indiquer les Discours sur le Xe Dйcade. C'est ainsi qu'on pose couramment la question, mais poser la question ainsi, c'est accepter comme allant de soi une classification prйalable des gouvernements, une typologie des gouvernements, classique depuis Aristote qui considиre les diffйrentes formes de gouvernements, leur normalitй et leur pathologie. Or justement, Machiavel n'accepte pas et ne pratique pas cette typologie, et n'assigne pas а ses rйflexions de dйterminer l'essence de tel type de gouvernement. Son propos est tout diffйrent. Il consiste, comme l'a bien compris de Sanctis et, а la suite Gramsci, non pas tant а faire la thйorie de l'Йtat national existant en France ou en Espagne de son vivant sous la forme de la monarchie absolue, mais de se poser la question politique des conditions de la fondation d'un Etat national dans un pays sans unitй, l'Italie, livrйe aux divisions intйrieures et aux invasions. Cette question, Machiavel la pose en termes politiques radicaux, c'est-а-dire en constatant que cette tвche politique, la construction d'un Etat national italien, ne peut кtre accomplie par aucun des Etats existants, qu'ils soient gouvernйs par des princes, qu'ils soient des rйpubliques, ou qu'ils soient enfin les Etats du pape, car ils sont tous anciens, disons-le en termes modernes, tous encore pris dans la fйodalitй, - mкme les villes libres. Cette question, Machiavel la pose en termes radicaux en dйclarant que seul un « prince nouveau dans une principautй nouvelle » pourra venir а bout de cette tвche difficile. Un prince nouveau dans une principautй nouvelle : car un prince nouveau dans une principautй ancienne n'en pourrait rien tirer, puisqu'il le tiendrait prisonnier de son anciennetй. Je crois qu'il est capital de bien saisir le sens politique de ce refus et de l'indйtermination oщ Machiavel laisse son lecteur. II est clair que Machiavel a cherchй le prince de ses espoirs, mais il en a changй, et au fond il savait qu'il ne pouvait le trouver. Il йtait convaincu par l'urgence de la tвche, par la misиre politique de l'Italie, par la qualitй du peuple italien, et l'appel montant de tous cфtйs, qu'un tel prince serait accueilli par l'accord populaire et il a trouvй des accents pathйtiques pour exprimer cette urgence. Que ce fыt nйcessaire et possible. L'aventure de Cйsar Borgia lui en donnait dйjа la preuve : il avait failli rйussir а fonder une principautй nouvelle, mais c'est parce qu'il n'йtait rien au dйpart qu'il n'йtait le prince d'aucun Йtat, qu'il n'йtait donc pas prisonnier des formes politiques d'Йtat dont la fйodalitй et la Papautй avaient couvert une Italie ravagйe par les invasions. Convaincu de l'urgence de la tвche politique et des moyens dont regorgeait l'Italie, Machiavel йtait йgalement convaincu que le prince а naоtre devait кtre libйrй de toutes les entraves fйodales et entreprendre cette tвche а partir de rien, c'est-а-dire sans se soumettre aux formes politiques existant. C'est pourquoi il parle en gйnйral « du prince nouveau dans une principautй nouvelle », en gйnйral, dans l'abstrait, sans donner ni nom ni lieu. Cet anonymat est faзon de rйcuser tous les princes existants, tous les Йtats existants, et d'appeler un inconnu а constituer un Йtat nouveau, а la limite comme Cйsar Borgia avait taillй le sien, en partant d'un morceau de province qui n'йtait pas un Йtat, et que son pиre le pape lui avait donnй pour le distrai-e. Qu'un inconnu parte ainsi de rien, et si la fortune se conjoint а sa vertu, alors il pourra rйussir, mais а condition qu'il fonde un Йtat nouveau, un Йtat capable de durer, et un Йtat capable de s'agrandir, c'est-а-dire d'unifier par la conquкte ou autrement l'Italie entiиre.
Toute la fameuse question du Machiavel monarchiste ou rйpublicain, qui est, en face de cette alternative, dйpassйe, s'йclaire а partir de ces conditions. Car, pour fonder un Йtat nouveau, il faut, dit Machiavel, « кtre seul », il faut кtre seul pour forger la force armйe indispensable а toute politique, seul pour йdicter les premiиres lois, seul pour jeter et assurer le « fondement ».
C'est le premier moment de l'Йtat, qui est nйcessairement le fait d'un seul homme, qui de particulier devient prince, c'est donc si l'on veut, le moment monarchiste, ou dictatorial.
Mais cette condition ne suffit pas. Car un Йtat ainsi formй est prodigieusement fragile. Deux dangers le guettent : il peut voir son maоtre tomber dans la tyrannie qui est aussi intolйrable а Machiavel que le sera le despotisme а Montesquieu, car la tyrannie dйchaоne la haine du peuple, et le prince est alors perdu, - et il peut кtre dйchirй par des factions internes qui le mettent а la merci d'une attaque du dehors.
Il faut donc que cet Йtat, une fois fondй, soit capable de durer. Pour cela le Prince, qui a йtй seul pour le fonder, doit, comme dit Machiavel « devenir plusieurs », et mettre en place un systиme de lois pour protйger le peuple contre les excиs des grands, et un gouvernement « composй » (c'est son mot) oщ le roi, le peuple et les grands seront reprйsentйs. C'est le second moment, le moment de l'enracinement du pouvoir dans le peuple, trиs prйcisйment, dans les contradictions de la lutte qui oppose le peuple aux grands, car Machiavel dйfend scandaleusement, contre les vйritйs toutes faites de son temps, l'idйe que le conflit des humeurs, des maigres contre les gras, bref la lutte des classes est absolument indispensable au renforcement et а l'agrandissement de l'Йtat.
On peut soutenir, si l'on veut, que ce second moment est le moment rйpublicain de Machiavel. Mais quand on compare ce qu'il dit des avantages du gouvernement de la France et du formidable exemple historique de Rome, qui prйsente ce paradoxe d'кtre une rйpublique fondйe par un roi, et qui a conservй la monarchie sous les institutions de la rйpublique, on voit qu'il n'est pas possible de dissocier chez lui le monarchiste du rйpublicain, ou plutфt que l'alternative de ces deux positions ne conviennent pas а sa pensйe. Car ce qu'il veut ce n'est pas la monarchie ou la rйpublique en tant que telles, - ce qu'il veut, c'est l'unitй nationale, la constitution d'un Йtat capable de rйaliser l'unitй nationale. Or cette constitution passe d'abord par la forme d'une individualitй, qu'on peut dire roi, qui soit capable de fonder un Etat nouveau, et le rende durable et propre а s'agrandir en lui donnant alors un gouvernement combinй et des lois : un gouvernement qui permette le jeu de la lutte des classes populaires, oщ le roi et le peuple seront du mкme cфtй pour renforcer l'Йtat, et le rendre apte а sa mission nationale. Telle est, je crois l'originalitй profonde de Machiavel sur cette question. On ne peut pas dire exactement qu'il soit, au sens d'une rйception moderne de la science politique, le thйoricien de la monarchie absolue. Bien entendu il pense en fonction d'elle, il prend appui sur l'exemple de l'Espagne et de la France. Je dirais qu'il est plutфt le thйoricien des conditions politiques de la constitution d'un Etat national, le thйoricien de la fondation d'un Etat nouveau sous un prince nouveau, le thйoricien de la durйe de cet Etat, le thйoricien du renforcement et de l'agrandissement de cet Etat. C'est une position tout а fait originale, puisqu'il ne pense pas le fait accompli des monarchies absolues, ni leur mйcanisme, mais il pense le fait а accomplir, ce que Gramsci appelle « le devoir кtre » d'un Etat national а fonder, et dans des conditions extraordinaires puisque ce sont les conditions de l'absence de toute forme politique propre а produire ce rйsultat.
Or, je rejoins par lа le caractиre insolite de la pensйe de Machiavel.
Car la petite phrase qui lui est si chиre « qu'il faut кtre seul pour fonder un Etat » rйsonne йtrangement dans son oeuvre, quand on en a compris la fonction critique. Pourquoi кtre seul ? Il faut кtre seul pour кtre libre d'accomplir la tвche historique de la constitution de l'Йtat national. C'est-а-dire qu'il faut se trouver, par fortune et vertu, comme arrachй radicalement, coupй de toutes racines, arrachй sans retour aux formes politiques du monde de l'Italie existante, car elles sont toutes anciennes, toutes marquйes par la fйodalitй, et on ne peut rien attendre. Le prince ne peut кtre nouveau que s'il est dotй de cette solitude, c'est-а-dire de cette libertй pour fonder l'Йtat nouveau. Je dis : il faut se trouver par fortune et vertu comme arrachй а tout ce passй, ses institutions, ses moeurs et ses idйes, se trouver, car paradoxalement Machiavel qui semble, par son manifeste, faire appel а la conscience de ses contemporains, ne compte pas sur la prise de conscience de l'individu. Si l'individu a de la virtu, а la limite ce n'est pas affaire de conscience et de volontй, s'il a de la virtu c'est qu'il se trouve possйdй et saisi par elle. Machiavel n'a pas йcrit un Traitй des passions ni de la rйforme de l'entendement. Pour lui ce n'est pas la conscience, mais la rencontre de la fortune et de la virtu qui font que tel individu se trouve arrachй aux conditions du monde ancien pour jeter le fondement de l'Йtat nouveau. Oui, cette phrase rйsonne йtrangement dans l'oeuvre de Machiavel. Comme il dit « qu'il faut кtre seul pour fonder un Etat nouveau », je dirais qu'il fallut que Machiavel fыt seul pour йcrire le Prince, et le Discours. Seul, c'est-а-dire qu'il se fыt trouvй comme arrachй aux йvidences qui rйgnaient dans l'ancien monde, dйtachй de son idйologie, pour avoir la libertй de fonder une thйorie nouvelle et de s'aventurer comme les navigateurs dont il parle, dans les eaux inconnues.
C'est bien le cas. En un temps oщ dominaient les grands thиmes de l'idйologie politique aristotйlicienne, revue par la tradition chrйtienne et l'idйalisme des йquivoques de l'humanisme, Machiavel rompt avec toutes ces idйes dominantes. Cette rupture n'est pas dйclarйe, mais elle est d'autant plus profonde. A-t-on rйflйchi que dans son oeuvre, oщ il йvoque constamment l'Antiquitй, ce n'est pas l'Antiquitй des lettres, de la philosophie et des arts, de la mйdecine et du droit, qui est en cours chez tous les intellectuels que Machiavel invoque, mais une tout autre antiquitй, dont personne ne parle, l'antiquitй de la pratique politique ? A-t-on assez rйflйchi que dans cette oeuvre qui parle constamment de la politique des anciens, il n'est pratiquement jamais question des grands thйoriciens politiques de l'Antiquitй, jamais question de Platon et d'Aristote, jamais question de Cicйron et des stoпciens ? A-t-on rйflйchi qu'il n'y a, dans cette oeuvre, nulle trace de l'influence de la tradition politique chrйtienne et l'idйalisme des humanistes ? Et s'il est manifeste que Machiavel se dйmarque radicalement de tout ce passй, qui domine pourtant son propre temps, a-t-on remarquй la discrйtion avec laquelle il le fait : sans йclat. Il dit simplement qu'il a prйfйrй aller а la rйalitй effective de la chose (della cosa) plutфt qu'а son imagination. Il n'a pas appelй l'imagination qu'il rejette par son nom, mais nous savons qu'elle porte de trиs grands noms de son temps. B fallait assurйment qu'il fыt seul, pour dissimuler comme il le fit sa dйcouverte, et taire le nom de ceux qu'il combattait.
Mais cela ne suffit pas а rendre compte de l'insolite de Machiavel. Car qu'il eыt йtй seul а йnoncer une vйritй nouvelle, ne suffit pas а le laisser dans sa solitude. Tous les grands inventeurs nous sont devenus cйlиbres, et leurs raisons nous sont devenues claires. Tel n'est pas son cas.
Machiavel est seul parce qu'il est restй isolй, il est restй isolй parce que, si on s'est battu sans arrкt sur sa pensйe, on n'a pas pensй dans sa pensйe. Et on ne l'a pas fait pour des raisons qui tiennent а la nature de sa pensйe, mais aussi pour des raisons qui tiennent а la pensйe dans laquelle on a pensй aprиs lui. Chacun sait que, dиs le XVIIe siиcle, les idйologues de la bourgeoisie ont йlaborй une philosophie politique impressionnante, la philosophie du droit naturel, qui a tout recouvert, et naturellement la pensйe de Machiavel. Cette philosophie a йtй construite а partir de notions relevant de l'idйologie juridique, а partir des droits de l'individu comme sujet, et elle a tentй de dйduire thйoriquement l'existence des droits positifs et de l'Йtat politique а partir des attributs que l'idйologie juridique confиre au sujet humain (libertй, йgalitй, propriйtй). Face а Machiavel et а sa question propre, nous sommes lа dans un tout autre monde de pensйe. Mais nous sommes aussi dans un tout autre monde idйologique et politique. Car, l'objet et l'enjeu n° 1 de la philosophie du droit naturel est la monarchie absolue : que les thйoriciens veuillent la fonder en droit (comme Hobbes) ou la rйfuter en droit (comme Locke et Rousseau), c'est d'elle qu'ils partent et parlent, c'est d'elle qu'il est question, soit de sa justification, soit de sa contestation. Ici la diffйrence saute aux yeux. Machiavel parle de la monarchie absolue existant en France ou en Espagne, mais comme exemple et argument pour traiter en tout autre objet : pour traiter de la constitution d'un Etat national en Italie : il parle donc de fait а accomplir. Les thйoriciens du droit naturel parlent dans le fait accompli, sous le fait accompli de la monarchie absolue. Ils se posent des problиmes de droit parce que le fait est accompli, que le fait est contestй ou problйmatique et qu'il faut le fonder en droit, que le fait est йtabli, et qu'il faut contester ses titres de droit. Mais ce faisant ils recouvrent tout autre discours sur la monarchie absolue et l'Йtat, et en particulier le discours de Machiavel, dont personne ne pense qu'il ait une portйe philosophique, car Machiavel ne parle а aucun moment le langage du droit naturel.
C'est peut-кtre lа le point extrкme de la solitude de Machiavel d'avoir occupй cette place unique et prйcaire dans l'histoire de la pensйe politique entre une longue tradition moralisante religieuse et idйaliste de la pensйe politique, qu'il a refusйe radicalement, et la nouvelle tradition de la philosophie politique du droit naturel qui allait tout submerger et dans laquelle la bourgeoisie montante s'est reconnue. La solitude de Machiavel c'est de s'кtre libйrй de la premiиre tradition avant que la seconde ne submerge tout. Dans cette seconde tradition, les idйologues bourgeois se sont mis pour trиs longtemps а raconter dans le droit naturel leur merveilleuse histoire de l'Йtat, celle qui commence par l'Йtat de nature, et continue par l'Йtat de guerre, avant de s'apaiser dans le contrat social par quoi naоt l'Йtat et le droit positif. Histoire complиtement mythique, mais qui fait plaisir а entendre, car finalement elle explique а ceux qui vivent dans l'Йtat qu'il n'y a aucune horreur а l'origine de l'Йtat, mais la nature et le droit, que l'Йtat n'est rien d'autre que du droit, est pur comme le droit, et comme ce droit est dans la nature humaine, quoi de plus naturel et de plus humain que l'Йtat ?
Nous connaissons tous la Section VIII du Livre I du Capital, oщ Marx s'attaque а la prйtendue « accumulation originelle » (traduite primitive). Dans cette accumulation originelle les idйologues du capitalisme racontaient l'histoire йdifiante du capital, comme les philosophes du droit naturel racontent l'histoire de l'Йtat. Au dйbut il y avait un travailleur indйpendant, qui avait tant d'ardeur au travail et d'esprit d'йconomie qu'il put йpargner puis йchanger. Comme un pauvre passait, il lui rendit le service de le nourrir en йchange de son travail, gйnйrositй qui lui permit d'accroоtre son acquis et de rendre par son bien accru d'autres services du mкme genre а d'autres malheureux. D'oщ l'accumulation du capital : par le travail, l'ascиse et la gйnйrositй. Nous savons comment Marx rйpond : par l'histoire des pillages, des vols, des exactions, par la dйpossession violente des paysans anglais chassйs de leurs terres et leurs fermes dйtruites pour qu'ils soient а la rue par une tout autre histoire autrement saisissante que la rengaine moralisante des idйologues du capitalisme.
Je dirais que toutes proportions gardйes, Machiavel rйpond un peu de cette maniиre au discours йdifiant que tiennent les philosophes du droit naturel sur l'histoire de l'Йtat. J'irais jusqu'а suggйrer que Machiavel est peut кtre un des rares tйmoins de ce que j'appellerai l'accumulation primitive politique, un des rares thйoriciens des commencements de l'Йtat national. Au lieu de dire que l'Йtat est nй du droit et de la nature, il nous dit comment doit naоtre un Etat s'il veut durer, et кtre assez fort pour devenir l'Йtat d'une nation. Il ne parle pas le langage du droit, il parle le langage de la force armйe indispensable а constituer tout Etat, il parle le langage de la cruautй nйcessaire aux dйbuts de l'Йtat, il parle le langage d'une politique sans religion qui doit а tout prix utiliser la religion, d'une politique qui doit кtre morale mais pouvoir ne pas l'кtre, d'une politique qui doit refuser la haine mais inspirer la crainte, il parle le langage de la lutte entre les classes, et quant au droit, aux lois et а la morale, il les met а leur place, subordonnйe. Quand nous le lisons, aussi instruits que nous soyons des violences de l'histoire, quelque chose en lui nous saisit : un homme qui, bien avant que tous les idйologues aient recouvert la rйalitй de leurs histoires, est capable non pas de vivre, non pas de supporter, mais de penser la violence de l'enfantement de l'Йtat. Par lа, Machiavel jette une lumiиre crue sur les commencements de notre temps celui des sociйtйs bourgeoises. Il jette aussi une lumiиre crue, par son utopisme mкme, par l'hypothиse а la fois nйcessaire mais impensable que l'Йtat nouveau pouvait commencer n'importe oщ, sur le caractиre alйatoire de la formation des Etats nationaux. Car pour nous ils sont inscrits sur la carte, comme а jamais fixйs dans un destin qui les aurait toujours prйcйdйs. Pour lui, au contraire, ils sont en grande partie alйatoires, les frontiиres ne sont pas fixйes, il faut des conquкtes mais jusqu'oщ ? aux limites des langues, au-delа ? aux limites de la force ? Nous avons oubliй tout cela. Quand nous le lisons, nous sommes saisis par lui comme par notre oubli. Par cette йtrange familiaritй comme dit Freud, celle d'un refoulй.
Je reviens а l'insolite de Machiavel, en йvoquant ce qui est peut-кtre le plus dйconcertant dans son discours. Je signalais tout а l'heure les effets de surprise que provoque sa lecture. Non seulement que veut-il dire ? mais aussi pourquoi raisonne-t-il ainsi, d'une maniиre aussi dйconcertante, passant d'un chapitre а l'autre sans que la nйcessitй n'en soit visible, interrompant un thиme, qu'il faut aller retrouver plus loin, mais transposй, et sans jamais en finir, reprenant les questions, mais sans jamais leur donner de rйponse dans la forme attendue ? Croce disait que la question de Machiavel ne serait jamais rйglйe : il serait peut-кtre bon de se demander si ce n'est pas le type de question qu'on lui pose qui ne peut recevoir la rйponse que ce type mкme de question requiert et attend.
On a trop dit que Machiavel йtait le fondateur de la science politique, et nombreux sont les commentateurs qui se sont donnй plaisir de retrouver en lui une des premiиres figures de la positivitй moderne, avec celle de la physique galilйenne, et de l'analyse cartйsienne, illustrant dans toutes sortes de domaines une nouvelle rationalitй typique, celle de la science positive par quoi la jeune lasse bourgeoise se met en йtat de maоtriser la nature pour dйvelopper ses forces productives. En suivant cette voie, on peut facilement trouver dans Machiavel tel ou tel passage, telle ou telle forme d'expйrimentation mentale, telle forme de gйnйralisation йtablie pour fixer lesvariationsd'unrapport, qui autorise cette vue. On peut dire par exemple du Prince qu'il y procиde par une йnumйration exhaustive de diffйrentes principautйs, qui anticipe sur la rиgle des dйnombrements complets de Descartes, on peut dire que dans les rapports de la vertu et de la fortune Machiavel йtablit comme une loi analogue а celles qui fixeront les commencements de la physique moderne, etc. et que d'une maniиre gйnйrale s'il abandonne l'imagination pour aller droit а la vйritй effective de la chose, comme il dit, il procиde selon l'esprit d'une science positive nouvelle qui ne se constitue et dйveloppe sous la condition absolue de ne plus prendre l'apparence au mot.
Or je crois qu'а force de lui prкter ce discours de la positivitй pure, on йchoue toujours devant le manque dйconcertant, devant le suspens de ses thиses, et le caractиre, l'interminable d'une pensйe qui reste йnigmatique. Je crois qu'il faut aborder Machiavel d'un autre point de vue, et suivre en cela l'intuition de Gramsci.
Gramsci a йcrit que le Prince йtait un Manifeste politique. Or le propre d'un Manifeste politique si on peut le considйrer dans son modиle idйal est de ne pas кtre un pur discours thйorique, un pur traitй positif. Ce n'est pas que la thйorie soit absente d'un Manifeste : s'il ne contenait des йlйments positifs de savoir, il ne serait qu'une proclamation dans le vide. Mais Manifeste politique, qui donc veut produire des effets historiques, doit s'inscrire dans un tout autre champ que celui de la connaissance pure : il doit s'inscrire dans la conjoncture politique oщ il veut agir, et s'ordonner tout entier а la pratique politique provoquйe par cette conjoncture, et par le rapport des forces qui la dйtermine. On dira que c'est lа une recommandation tout а fait banale, mais la question se complique sйrieusement quand on observe que cette inscription dans la conjoncture politique objective, extйrieure, doit aussi кtre reprйsentйe d l'intйrieur du texte mкme qui la pratique, si l'on veut inviter celui qui lit le texte du Manifeste, а se reporter lui-mкme а cette conjoncture en connaissance de cause, et а mesurer exactement la place qu'occupe ce Manifeste dans cette conjoncture. Autrement dit, pour que le Manifeste soit vraiment politique, et rйaliste-matйrialiste, il faut que la thйorie qu'il йnonce soit non seulement йnoncйe par le Manifeste, mais situйe par lui dans l'espace social oщ il intervient et oщ il pense. On pourrait montrer qu'il en va ainsi du Manifeste communiste : aprиs avoir fait la thйorie de la sociйtй existante, il situe la thйorie des communistes quelque part dans cette sociйtй, dans la rйgion d'autres thйories socialement actives. Pourquoi ce redoublement et ce double enveloppement ? Pour situer dans la conjoncture historique analysйe, dans l'espace des rapports de force analysйs, la place idйologique qu'occupe cette thйorie. Il s'agit lа d'une double volontй : la volontй de bien marquer le genre d'efficacitй qu'on peut attendre de la thйorie, qu'on soumet ainsi aux conditions d'existence de la thйorie dans le systиme social, et la volontй de qualifier le sens de la thйorie par la position qu'elle occupe dans les conflits de classe.
Je dis lа en termes abstraits quelque chose qui est assez simple et qui est impliquй dans tout ce que Marx a йcrit et que Gramsci a bien compris. Je veux dire que si la pensйe de Machiavel est tout entiиre ordonnйe а la rйflexion sur la tвche historique de la constitution d'un Etat national, si le Prince se prйsente comme un Manifeste, lui qui savait d'expйrience ce qu'йtait la pratique politique, non seulement pour avoir couru les ambassades d'Europe, conseillй des princes, connu Cesar Borgia, mais aussi levй et organisй des troupes sur le terrain en Toscane, si Machiavel prend en compte la pratique politique, - alors sa pensйe ne peut pas se prйsenter sous les simples dehors de la positivitй d'un espace neutre. On peut soutenir au contraire que, si la pensйe thйorique de Machiavel est dйconcertante, c'est parce qu'elle distribue les йlйments thйoriques qu'elle analyse sur un tout autre dispositif que le simple йnoncй des rapports constants entre des choses. Cet autre dispositif est celui que nous voyons dans le Prince et les Discours, un dispositif constamment hantй non seulement par les conditions variables de la pratique politique et par son alйatoire, par ce dispositif, mais aussi par sa position dans les conflits politiques et la nйcessitй que je viens d'indiquer de rйinscrire ce discours thйorique dans le champ politique dont il parle. Que cette exigence soit parfaitement consciente chez Machiavel, trop de passages en tйmoignent pour que je les cite. Je n'en retiendrai qu'un, qu'on trouve dans la dйdicace du Prince :
« Je ne voudrais pas,[ ...1 qu'on m'imputвt а prйsomption, qu'йtant de petite et basse condition, j'ose pourtant discourir du gouvernement des Princes et en donner les rиgles ; car comme ceux qui dessinent les paysages se tiennent dans la plaine pour contempler l'aspect des montagnes et des lieux hauts, et se juchent sur celles-ci pour contempler les lieux bas, de mкme pour bien connaоtre la nature des peuples, il convient d'кtre Prince, et pour bien connaоtre celle des Princes, il convient d'кtre populaire. »
Si l'on veut bien retenir que Machiavel n'a pas йcrit un traitй du Peuple, mais un traitй du Prince, et qu'il annonce sans honte, tout au contraire comme un argument positif, sa « condition petite et basse », si on rapproche ces prises de position de tout ce qu'on trouve dans le Prince et les Discours, il est clair que Machiavel parle du Prince en se faisant peuple, qu'il appelle de tous ses voeux, et pense, la pratique d'un Prince qui fera l'unitй italienne du point de vue du « populaire ». Or nous le savons par toutes ces analyses, invoquer le peuple, c'est invoquer la lutte, qui est une lutte de classe du peuple contre les grands, c'est donc inviter le Prince а rйaliser sa mission historique en se gagnant l'amitiй du peuple, c'est-а-dire, pour appeler les choses par leur nom, l'alliance du peuple contre les gentilshommes, ces fйodaux que Machiavel condamne en termes trиs durs, parce qu'ils ne travaillent pas.
C'est, entre bien d'autres choses, cela qui a frappй Gramsci dans Machiavel. Il a l'un des tout premiers rapportй le caractиre insolite du Prince, dont il a dit qu'il йtait une sorte de Manifeste, un discours vivant et non systйmatique, а la position politique de Machiavel et а sa conscience de la tвche politique qu'il plaidait. Je dis bien а sa conscience, car c'est de savoir quelle est sa position dans la lutte politique italienne, et d'en tirer les consйquences dans ce qu'il йcrit, qui lui fait traiter la thйorie comme il la traite, а la fois comme ce qui йclaire les grandes rйalitйs sociales qui commandent la lutte politique, et comme un moment subordonnй de cette lutte, inscrit quelque part dans cette lutte. Quelque part : pas plus qu'il ne pouvait dire qui fonderait l'Йtat nouveau et en quel lieu d'Italie, Machiavel ne pouvait dire oщ s'inscrirait son oeuvre dans les luttes italiennes. Du moins savait-il qu'il se tenait en retrait, qu'il s'agissait d'un simple йcrit, pas plus, qu'il abandonnait lui aussi, а la chance d'une rencontre anonyme.
Sa derniиre solitude, c'est peut-кtre celle-lа. Il savait que si sa pensйe contribuait а faire un peu d'histoire, il ne serait plus lа. Cet intellectuel ne croyait pas que les intellectuels fassent l'histoire. Et il en avait trop dit, а travers son utopie, sur les commencements de l'Йtat national bourgeois, pour ne pas кtre dйmenti par cette histoire. Seule une autre pensйe, proche de lui par ses refus et sa position pouvait le sauver de sa solitude : celle de Marx.

• Le texte de Louis Althusser « Solitude de Machiavel » reprend une confйrence tenue а la Fondation Nationale des Sciences politiques en 1978. Ce texte est inйdit en franзais, mais il a dйjа йtй publiй en Allemagne et en Grande-Bretagne.



Le recueil de textes d'Althusser regroupйs sous le titre Solitude de Machiavel(PUF, 1998) contient une version un peu diffйrente de ce texte, йditйe а partir du tapuscrit original conservй dans les archives d'Althusser dйposйes а l'Imec (Institut Mйmoires de l'Edition Contemporaine)