Permettez-moi avant toute chose de
remercier l'association franзaise de science politique et M. J.
Charlot qui m'a fait le grand honneur de m'inviter а cet йchange. Et
laissez-moi vous confier sans attendre mon premier scrupule. Car votre
association s'intйresse avant tout aux grands problиmes politiques
actuels, et j'ai proposй un sujet qui sera peut-кtre jugй
inactuel : Machiavel. Et de surcroоt, c'est mon second scrupule,
vous кtes accoutumйs а entendre soit des hommes politiques connus, soit
des historiens, soit des spйcialistes de la science politique. Or je ne
suis qu'un philosophe, et c'est en tant que philosophe que je voudrais
aborder devant vous ce que j'ai appelй la solitude de Machiavel. Se
dйclarer simple philosophe, c'est dire qu'il y a quantitй de questions
auxquelles je serais fort embarrassй de rйpondre, et vous voudrez bien
peut-кtre m'en excuser, si je parviens du moins а me faire entendre sur
les quelques points que je voudrais aborder. J'espиre que malgrй la
diversitй de nos formations, de nos compйtences, et de nos intйrкts, un
йchange sera possible, dont j'attends personnellement beaucoup. Je
sais que les usages de votre association veulent que l'invitй rйponde
aux questions qui lui ont йtй adressйes au prйalable. Je pense que
c'est le caractиre inactuel et un peu insolite de mon sujet qui a dы
faire hйsiter mes interlocuteurs. Car je n'ai reзu que trois questions.
L'une, de M. Pierre Favre, porte sur la conception de
l'йpistйmologie que j'ai esquissйe dans des essais philosophiques dйjа
anciens. Il me permettra de rйserver cette question pour une
conversation particuliиre, car elle est trop personnelle et nous
йcarterait de notre sujet. La seconde question, de Mme Ysmal,
porte sur le jugement de Gramsci, que Machiavel est le thйoricien de
l'Йtat national, donc de la monarchie absolue, comme Йtat de transition
entre la fйodalitй et le capitalisme, - mais je crois qu'il l'est dans
des conditions tout а fait exceptionnelles, dont nous allons parler. La
troisiиme question, de M. Portelli concerne le rapport existant
entre la pensйe de Machiavel et la tradition marxiste : oui, je
crois а l'existence de ce rapport, mais il me semble de rencontre et de
reprise, plutфt que de filiation directe. Nous pourrons aussi en parler.
Si vous le permettez, je voudrais donc introduire au dйbat par quelques
rйflexions sur le thиme choisi : la solitude de Machiavel. On
ne manquera pas d'objecter que c'est un paradoxe de parler de solitude
pour un auteur qui n'a cessй de hanter l'histoire, qui n'a cessй,
depuis le XVIe siиcle jusqu'а nos jours, et sans arrкt, d'кtre
soit condamnй comme le diable, comme le pire des cyniques, soit d'кtre
pratiquй par les plus grands des politiques, soit d'кtre louй pour son
audace et la profondeur de sa pensйe (sous l'Aufklдrung, le
Risorgimento, par Gramsci, etc.). Comment prйtendre que l'on puisse
parler de la solitude de Machiavel quand on le voit constamment entourй
dans l'histoire d'une immense compagnie d'ennemis irrйductibles, de
partisans, et de commentateurs attentifs ? On peut pourtant parler de sa solitude si on remarque ladivision que
fait rйgner la pensйe de Machiavel sur tous ceux qui s'intйressent а
lui. Qu'il divise а ce point ces lecteurs en partisans et adversaires,
et que, les circonstances historiques changeant, il ne cesse de les
diviser, prouve qu'on peut difficilement lui assigner un camp, le classer, dire qui il est, et ce qu'il pense. Sa solitude c'est d'abord ce fait qu'il semble inclassable, qu'on
ne peut le ranger dans un camp en compagnie d'autres penseurs, dans une
tradition, comme on peut ranger tel auteur dans la tradition
aristotйlicienne, ou tel autre dans la tradition du droit naturel. Et
c'est sans doute aussi parce qu'il est inclassable que
des partis aussi diffйrents et des auteurs aussi grands n'ont pu en
venir а bout soit de le condamner, soit de l'adopter, sans qu'il leur
йchappe en partie, comme s'il y avait toujours dans Machiavel de l'insaisissable. Et si nous excluons les partisans, si, avec le recul du temps, nous considйrons les commentateurs qui,
depuis un siиcle, travaillent sur son oeuvre, nous retrouvons dans leur
surprise quelque chose de cette vйritй. Je parlais а l'instant de la
pensйe de Machiavel. Or les grands commentateurs modernes ont en fait
repris а leur compte, mais de maniиre rйflйchie, comme appartenant en
propre а la pensйe de Machiavel, un trait qui peut
expliquer les violentes divisions que Machiavel a inspirйes dans
l'histoire. Cette pensйe en effet a toutes les apparences d'une pensйe
classique qui se donne un objet, par exemple Le Prince,\ les
diffйrentes espиces de principautйs, qui analyse les formes de
principautйs, la maniиre de les conquйrir et de les conserver, la
maniиre de les gouverner. Avoir toutes les apparences d'une pensйe
classique, c'est avoir toutes les apparences d'une pensйe
reconnaissable, identifiable et rassurante, toutes les apparences d'une
pensйe qui peut кtre comprise d'une maniиre non йquivoque, mкme si elle
laisse des problиmes ouverts. Or les commentateurs s'accordent presque
tous а reconnaоtre qu'il y a chez Machiavel tout autre chose que des
problиmes ouverts mais une йnigme, et que cette йnigme est comme indйchiffrable. Croce, а la fin de sa vie, disait : la question de Machiavel ne sera jamais rйglйe. Cette
йnigme peut prendre diffйrentes formes, par exemple la forme bien
connue : Machiavel est-il monarchiste ou rйpublicain ? Elle
peut prendre des formes plus subtiles : comment se fait-il que sa
pensйe soit а la fois catйgorique et se dйrobe ? Pourquoi
procиde-t-elle, comme l'a remarquablement montrй Claude Lefort dans sa
thиse, par interruptions, digressions, contradictions laissйes en
suspens ? Comment se fait-il qu'une pensйe apparemment si
maоtrisйe soit en fait aussi prйsente et fuyante, achevйe et inachevйe
dans son expression mкme ? Autant d'arguments dйconcertants pour
soutenir l'idйe quela solitude de Machiavel tient au caractиre insolite de sa pensйe. Et
ce ne sont pas les seuls commentateurs qui peuvent en tйmoigner, mais
les simples lecteurs. Aujourd'hui mкme, celui qui ouvre le Prince et les Discours, ces textes vieux de 350 ans, se trouve comme saisi de ce que Freud appelait une йtrange familiaritй, Unheimlichkeit. Voici que
ces textes anciens nous interpellent comme s'ils йtaient de notre
temps, et nous saisissent comme s'ils avaient йtй, en quelque faзon
йcrits pour nous et pour nous disent quelque chose qui nous touche
directement, sans que nous sachions exactement pourquoi. Cette
impression йtrange, de Sanctis l'a bien notйe au XIXe siиcle, lorsqu'il
a dit de Machiavel : « Il nous frappe par surprise, et nous laisse pensifs... » Pourquoi
ce coup, pourquoi cette surprise ? Pourquoi pensifs ? Parce
que sa pensйe se poursuit en nous, malgrй nous. Pourquoi pensifs ?
Parce que cette pensйe ne peut se poursuivre en nous qu'en dйrangeant
ce que nous pensons, nous ayant saisis par surprise. Comme une pensйe
infiniment proche que nous n'aurions pourtant jusque-lа jamais
rencontrйe, et. qui aurait sur nous ce pouvoir surprenant de nous
laisser interdits. Interdits devant quoi ? Interdits non
devant une dйcouverte ordinaire, la dйcouverte de celui qui aurait йtй
le fondateur de la science politique moderne et qui en aurait traitй,
comme le dit par exemple Horkheimer, а l'exemple de ce que devait faire
Galilйe, cherchant а йtablir les variations des йlйments unis dans un
rapport constant, qui en aurait donc traitй sur le mode positif du « c'est ainsi » et « voici les lois » qui
gouvernent le gouvernement des Etats. Non, ce n'est pas une dйcouverte
de cet ordre qui nous laisse interdits, car si cette dйcouverte a passй
dans notre culture et s'est prolongйe dans toute une tradition
scientifique, alors nous y sommes habituйs, et elle n'a plus rien pour
nous surprendre, pour « nous frapper de surprise ». Et
pourtant Machiavel s'annonce lui-mкme а la maniиre de tous les grands
dйcouvreurs politiques, comme le feront Vico et Montesquieu, comme
l'inventeur d'une nouvelle connaissance galilйenne, et sa pensйe est
comme restйe sans suite, isolйe dans le temps et l'individu qui l'ont
vu naоtre, et fait naоtre. Nous touchons ici а un point dйcisif de
la solitude et de l'insolite chez Machiavel. Mais avant d'y venir et
pour y parvenir, je voudrais montrer qu'il faut d'abord dissiper la
forme classique de l'йnigme de Machiavel. Cette forme classique
peut s'йnoncer comme suit : Machiavel a-t-il йtй au fond de lui
monarchiste, comme semble l'indiquer le Prince, ou rйpublicain, comme
semblent l'indiquer les Discours sur le Xe Dйcade. C'est ainsi qu'on
pose couramment la question, mais poser la question ainsi, c'est
accepter comme allant de soi une classification prйalable des gouvernements, une typologie des gouvernements, classiquedepuis
Aristote qui considиre les diffйrentes formes de gouvernements, leur
normalitй et leur pathologie. Or justement, Machiavel n'accepte pas et
ne pratique pas cette typologie, et n'assigne pas а ses rйflexions de
dйterminer l'essence de tel type de gouvernement. Son propos est tout
diffйrent. Il consiste, comme l'a bien compris de Sanctis et, а la
suite Gramsci, non pas tant а faire la thйorie de l'Йtat national
existant en France ou en Espagne de son vivant sous la forme de la
monarchie absolue, mais de se poser la question politique des conditions de la fondation d'un Etat national dans un pays sans unitй, l'Italie, livrйe aux divisions intйrieures et aux invasions. Cette question, Machiavel la pose en termes politiques radicaux, c'est-а-dire
en constatant que cette tвche politique, la construction d'un Etat
national italien, ne peut кtre accomplie par aucun des Etats existants,
qu'ils soient gouvernйs par des princes, qu'ils soient des rйpubliques,
ou qu'ils soient enfin les Etats du pape, car ils sont tous anciens, disons-le
en termes modernes, tous encore pris dans la fйodalitй, - mкme les
villes libres. Cette question, Machiavel la pose en termes radicaux en dйclarant que seul un « prince nouveau dans une principautй nouvelle » pourra
venir а bout de cette tвche difficile. Un prince nouveau dans une
principautй nouvelle : car un prince nouveau dans une principautй
ancienne n'en pourrait rien tirer, puisqu'il le tiendrait prisonnier de
son anciennetй. Je crois qu'il est capital de bien saisir le sens
politique de ce refus et de l'indйtermination oщ Machiavel laisse son
lecteur. II est clair que Machiavel a cherchй le prince de ses espoirs,
mais il en a changй, et au fond il savait qu'il ne pouvait le trouver.
Il йtait convaincu par l'urgence de la tвche, par la misиre politique
de l'Italie, par la qualitй du peuple italien, et l'appel montant de
tous cфtйs, qu'un tel prince serait accueilli par l'accord populaire et
il a trouvй des accents pathйtiques pour exprimer cette urgence. Que ce
fыt nйcessaire et possible. L'aventure de Cйsar Borgia lui en donnait
dйjа la preuve : il avait failli rйussir а fonder une principautй
nouvelle, mais c'est parce qu'il n'йtait rien au dйpart qu'il n'йtait
le prince d'aucun Йtat, qu'il n'йtait donc pas prisonnier des formes
politiques d'Йtat dont la fйodalitй et la Papautй avaient couvert une
Italie ravagйe par les invasions. Convaincu de l'urgence de la tвche
politique et des moyens dont regorgeait l'Italie, Machiavel йtait
йgalement convaincu que le prince а naоtre devait кtre libйrй de toutes les entraves fйodales et
entreprendre cette tвche а partir de rien, c'est-а-dire sans se
soumettre aux formes politiques existant. C'est pourquoi il parle en
gйnйral « du prince nouveau dans une principautй nouvelle »,
en gйnйral, dans l'abstrait, sans donner ni nom ni lieu. Cet anonymat
est faзon de rйcuser tous les princes existants, tous les Йtats
existants, et d'appeler un inconnu а constituer un Йtat nouveau, а la
limite comme Cйsar Borgia avait taillй le sien, en partant d'un morceau
de province qui n'йtait pas un Йtat, et que son pиre le pape lui avait
donnй pour le distrai-e. Qu'un inconnu parte ainsi de rien, et si la
fortune se conjoint а sa vertu, alors il pourra rйussir, mais а
condition qu'il fonde un Йtat nouveau, un Йtat capable de durer, et un Йtat capable de s'agrandir, c'est-а-dire d'unifier par la conquкte ou autrement l'Italie entiиre.
Toute la fameuse question du Machiavel monarchiste ou rйpublicain, qui
est, en face de cette alternative, dйpassйe, s'йclaire а partir de ces
conditions. Car, pour fonder un Йtat nouveau, il faut, dit Machiavel,
« кtre seul », il faut кtre seul pour forger la force armйe
indispensable а toute politique, seul pour йdicter les premiиres lois,
seul pour jeter et assurer le « fondement ». C'est le
premier moment de l'Йtat, qui est nйcessairement le fait d'un seul
homme, qui de particulier devient prince, c'est donc si l'on veut, le
moment monarchiste, ou dictatorial. Mais cette condition ne suffit
pas. Car un Йtat ainsi formй est prodigieusement fragile. Deux dangers
le guettent : il peut voir son maоtre tomber dans la tyrannie qui
est aussi intolйrable а Machiavel que le sera le despotisme а
Montesquieu, car la tyrannie dйchaоne la haine du peuple, et le prince
est alors perdu, - et il peut кtre dйchirй par des factions internes
qui le mettent а la merci d'une attaque du dehors. Il faut donc que
cet Йtat, une fois fondй, soit capable de durer. Pour cela le Prince,
qui a йtй seul pour le fonder, doit, comme dit Machiavel « devenir
plusieurs », et mettre en place un systиme de lois pour protйger
le peuple contre les excиs des grands, et un gouvernement
« composй » (c'est son mot) oщ le roi, le peuple et les
grands seront reprйsentйs. C'est le second moment, le moment de
l'enracinement du pouvoir dans le peuple, trиs prйcisйment, dans les
contradictions de la lutte qui oppose le peuple aux grands, car
Machiavel dйfend scandaleusement, contre les vйritйs toutes faites de
son temps, l'idйe que le conflit des humeurs, des maigres contre les
gras, bref la lutte des classes est absolument indispensable au
renforcement et а l'agrandissement de l'Йtat. On peut soutenir, si
l'on veut, que ce second moment est le moment rйpublicain de Machiavel.
Mais quand on compare ce qu'il dit des avantages du gouvernement de la
France et du formidable exemple historique de Rome, qui prйsente ce
paradoxe d'кtre une rйpublique fondйe par un roi, et qui a conservй la
monarchie sous les institutions de la rйpublique, on voit qu'il n'est
pas possible de dissocier chez lui le monarchiste du rйpublicain, ou
plutфt que l'alternative de ces deux positions ne
conviennent pas а sa pensйe. Car ce qu'il veut ce n'est pas la
monarchie ou la rйpublique en tant que telles, - ce qu'il veut, c'est
l'unitй nationale, la constitution d'un Йtat capable de rйaliser
l'unitй nationale. Or cette constitution passe d'abord par la forme
d'une individualitй, qu'on peut dire roi, qui soit capable de fonder un
Etat nouveau, et le rende durable et propre а s'agrandir en lui donnant
alors un gouvernement combinй et des lois : un gouvernement qui
permette le jeu de la lutte des classes populaires, oщ le roi et le
peuple seront du mкme cфtй pour renforcer l'Йtat, et le rendre apte а
sa mission nationale. Telle est, je crois l'originalitй profonde de
Machiavel sur cette question. On ne peut pas dire exactement qu'il
soit, au sens d'une rйception moderne de la science politique, le thйoricien de la monarchie absolue. Bien entendu il pense en fonction d'elle, il prend appui sur l'exemple de l'Espagne et de la France. Je dirais qu'il est plutфt le thйoricien des conditions politiques de la constitution d'un Etat national, le
thйoricien de la fondation d'un Etat nouveau sous un prince nouveau, le
thйoricien de la durйe de cet Etat, le thйoricien du renforcement et de
l'agrandissement de cet Etat. C'est une position tout а fait originale,
puisqu'il ne pense pas le fait accompli des monarchies absolues, ni leur mйcanisme, mais il pense le fait а accomplir, ce que Gramsci appelle « le devoir кtre » d'un Etat national а fonder, et dans des conditions extraordinaires puisque ce sont les conditions de l'absence de toute forme politique propre а produire ce rйsultat. Or, je rejoins par lа le caractиre insolite de la pensйe de Machiavel.
Car la petite phrase qui lui est si chиre « qu'il faut кtre seul
pour fonder un Etat » rйsonne йtrangement dans son oeuvre, quand
on en a compris la fonction critique. Pourquoi кtre seul ? Il faut
кtre seul pour кtre libre d'accomplir la tвche historique de la
constitution de l'Йtat national. C'est-а-dire qu'il faut se trouver, par fortune et vertu, comme arrachй radicalement, coupй de toutes racines, arrachй sans retour aux
formes politiques du monde de l'Italie existante, car elles sont toutes
anciennes, toutes marquйes par la fйodalitй, et on ne peut rien
attendre. Le prince ne peut кtre nouveau que s'il est dotй de cette
solitude, c'est-а-dire de cette libertй pour fonder l'Йtat nouveau. Je
dis : il faut se trouver par fortune et vertu comme arrachй а tout ce passй, ses institutions, ses moeurs et ses idйes, se trouver, car
paradoxalement Machiavel qui semble, par son manifeste, faire appel а
la conscience de ses contemporains, ne compte pas sur la prise de conscience de
l'individu. Si l'individu a de la virtu, а la limite ce n'est pas
affaire de conscience et de volontй, s'il a de la virtu c'est qu'il se trouve
possйdй et saisi par elle. Machiavel n'a pas йcrit un Traitй des
passions ni de la rйforme de l'entendement. Pour lui ce n'est pas la
conscience, mais la rencontre de la fortune et de la virtu qui font que
tel individu se trouve arrachй aux conditions du monde ancien pour
jeter le fondement de l'Йtat nouveau. Oui, cette phrase rйsonne
йtrangement dans l'oeuvre de Machiavel. Comme il dit « qu'il faut
кtre seul pour fonder un Etat nouveau », je dirais qu'il fallut
que Machiavel fыt seul pour йcrire le Prince, et le Discours. Seul,
c'est-а-dire qu'il se fыt trouvй comme arrachй aux йvidences qui
rйgnaient dans l'ancien monde, dйtachй de son idйologie, pour avoir la
libertй de fonder une thйorie nouvelle et de s'aventurer comme les
navigateurs dont il parle, dans les eaux inconnues. C'est bien le
cas. En un temps oщ dominaient les grands thиmes de l'idйologie
politique aristotйlicienne, revue par la tradition chrйtienne et
l'idйalisme des йquivoques de l'humanisme, Machiavel rompt avec toutes
ces idйes dominantes. Cette rupture n'est pas dйclarйe, mais elle est
d'autant plus profonde. A-t-on rйflйchi que dans son oeuvre, oщ il
йvoque constamment l'Antiquitй, ce n'est pas l'Antiquitй des lettres,
de la philosophie et des arts, de la mйdecine et du droit, qui est en
cours chez tous les intellectuels que Machiavel invoque, mais une tout autre antiquitй, dont
personne ne parle, l'antiquitй de la pratique politique ? A-t-on
assez rйflйchi que dans cette oeuvre qui parle constamment de la
politique des anciens, il n'est pratiquement jamais question des grands thйoriciens politiques de l'Antiquitй, jamais
question de Platon et d'Aristote, jamais question de Cicйron et des
stoпciens ? A-t-on rйflйchi qu'il n'y a, dans cette oeuvre, nulle
trace de l'influence de la tradition politique chrйtienne et
l'idйalisme des humanistes ? Et s'il est manifeste que Machiavel
se dйmarque radicalement de tout ce passй, qui domine pourtant son
propre temps, a-t-on remarquй la discrйtion avec laquelle il le
fait : sans йclat. Il dit simplement qu'il a prйfйrй aller а la
rйalitй effective de la chose (della cosa) plutфt
qu'а son imagination. Il n'a pas appelй l'imagination qu'il rejette par
son nom, mais nous savons qu'elle porte de trиs grands noms de son
temps. B fallait assurйment qu'il fыt seul, pour dissimuler comme il le
fit sa dйcouverte, et taire le nom de ceux qu'il combattait. Mais
cela ne suffit pas а rendre compte de l'insolite de Machiavel. Car
qu'il eыt йtй seul а йnoncer une vйritй nouvelle, ne suffit pas а le
laisser dans sa solitude. Tous les grands inventeurs nous sont devenus
cйlиbres, et leurs raisons nous sont devenues claires. Tel n'est pas
son cas. Machiavel est seul parce qu'il est restй isolй, il est restй isolй parce que, si on s'est battu sans arrкt sur sa pensйe, on n'a pas pensй dans sa pensйe. Et
on ne l'a pas fait pour des raisons qui tiennent а la nature de sa
pensйe, mais aussi pour des raisons qui tiennent а la pensйe dans
laquelle on a pensй aprиs lui. Chacun sait que, dиs le XVIIe siиcle,
les idйologues de la bourgeoisie ont йlaborй une philosophie politique
impressionnante, la philosophie du droit naturel, qui a tout recouvert,
et naturellement la pensйe de Machiavel. Cette philosophie a йtй
construite а partir de notions relevant de l'idйologie juridique, а
partir des droits de l'individu comme sujet, et elle a tentй de dйduire
thйoriquement l'existence des droits positifs et de l'Йtat politique а
partir des attributs que l'idйologie juridique confиre au sujet humain
(libertй, йgalitй, propriйtй). Face а Machiavel et а sa question
propre, nous sommes lа dans un tout autre monde de pensйe. Mais nous
sommes aussi dans un tout autre monde idйologique et politique. Car,
l'objet et l'enjeu n° 1 de la philosophie du droit naturel est la
monarchie absolue : que les thйoriciens veuillent la fonder en
droit (comme Hobbes) ou la rйfuter en droit (comme Locke et Rousseau),
c'est d'elle qu'ils partent et parlent, c'est d'elle qu'il est
question, soit de sa justification, soit de sa contestation. Ici la
diffйrence saute aux yeux. Machiavel parle de la monarchie absolue
existant en France ou en Espagne, mais comme exemple et argument pour traiter en tout autre objet : pour traiter de la constitution d'un Etat national en Italie : il parle donc de fait а accomplir. Les thйoriciens du droit naturel parlent dans le fait accompli, sous le fait accompli de la monarchie absolue. Ils
se posent des problиmes de droit parce que le fait est accompli, que le
fait est contestй ou problйmatique et qu'il faut le fonder en droit,
que le fait est йtabli, et qu'il faut contester ses titres de droit.
Mais ce faisant ils recouvrent tout autre discours sur la monarchie
absolue et l'Йtat, et en particulier le discours de Machiavel, dont
personne ne pense qu'il ait une portйe philosophique, car Machiavel ne
parle а aucun moment le langage du droit naturel. C'est peut-кtre
lа le point extrкme de la solitude de Machiavel d'avoir occupй cette
place unique et prйcaire dans l'histoire de la pensйe politique entre
une longue tradition moralisante religieuse et idйaliste de la pensйe
politique, qu'il a refusйe radicalement, et la nouvelle tradition de la
philosophie politique du droit naturel qui allait tout submerger et
dans laquelle la bourgeoisie montante s'est reconnue. La solitude de
Machiavel c'est de s'кtre libйrй de la premiиre tradition avant que la
seconde ne submerge tout. Dans cette seconde tradition, les idйologues
bourgeois se sont mis pour trиs longtemps а raconter dans le droit
naturel leur merveilleuse histoire de l'Йtat, celle qui commence par
l'Йtat de nature, et continue par l'Йtat de guerre, avant de s'apaiser
dans le contrat social par quoi naоt l'Йtat et le droit positif.
Histoire complиtement mythique, mais qui fait plaisir а entendre, car
finalement elle explique а ceux qui vivent dans l'Йtat qu'il n'y a
aucune horreur а l'origine de l'Йtat, mais la nature et le droit, que
l'Йtat n'est rien d'autre que du droit, est pur comme le droit, et
comme ce droit est dans la nature humaine, quoi de plus naturel et de
plus humain que l'Йtat ? Nous connaissons tous la Section VIII du Livre I du Capital, oщ
Marx s'attaque а la prйtendue « accumulation originelle »
(traduite primitive). Dans cette accumulation originelle les idйologues
du capitalisme racontaient l'histoire йdifiante du capital, comme les
philosophes du droit naturel racontent l'histoire de l'Йtat. Au dйbut
il y avait un travailleur indйpendant, qui avait tant d'ardeur au
travail et d'esprit d'йconomie qu'il put йpargner puis йchanger. Comme
un pauvre passait, il lui rendit le service de le nourrir en йchange de
son travail, gйnйrositй qui lui permit d'accroоtre son acquis et de
rendre par son bien accru d'autres services du mкme genre а d'autres
malheureux. D'oщ l'accumulation du capital : par le travail,
l'ascиse et la gйnйrositй. Nous savons comment Marx rйpond : par
l'histoire des pillages, des vols, des exactions, par la dйpossession
violente des paysans anglais chassйs de leurs terres et leurs fermes
dйtruites pour qu'ils soient а la rue par une tout autre histoire
autrement saisissante que la rengaine moralisante des idйologues du
capitalisme. Je dirais que toutes proportions gardйes, Machiavel
rйpond un peu de cette maniиre au discours йdifiant que tiennent les
philosophes du droit naturel sur l'histoire de l'Йtat. J'irais jusqu'а
suggйrer que Machiavel est peut кtre un des rares tйmoins de ce que
j'appellerai l'accumulation primitive politique, un
des rares thйoriciens des commencements de l'Йtat national. Au lieu de
dire que l'Йtat est nй du droit et de la nature, il nous dit comment
doit naоtre un Etat s'il veut durer, et кtre assez fort pour devenir
l'Йtat d'une nation. Il ne parle pas le langage du droit, il parle le
langage de la force armйe indispensable а constituer tout Etat, il
parle le langage de la cruautй nйcessaire aux dйbuts de l'Йtat, il
parle le langage d'une politique sans religion qui doit а tout prix
utiliser la religion, d'une politique qui doit кtre morale mais pouvoir
ne pas l'кtre, d'une politique qui doit refuser la haine mais inspirer
la crainte, il parle le langage de la lutte entre les classes, et quant
au droit, aux lois et а la morale, il les met а leur place,
subordonnйe. Quand nous le lisons, aussi instruits que nous soyons des
violences de l'histoire, quelque chose en lui nous saisit : un
homme qui, bien avant que tous les idйologues aient recouvert la
rйalitй de leurs histoires, est capable non pas de vivre, non pas de
supporter, mais de penser la violence de
l'enfantement de l'Йtat. Par lа, Machiavel jette une lumiиre crue sur
les commencements de notre temps celui des sociйtйs bourgeoises. Il
jette aussi une lumiиre crue, par son utopisme mкme, par l'hypothиse а
la fois nйcessaire mais impensable que l'Йtat nouveau pouvait commencer
n'importe oщ, sur le caractиre alйatoire de la formation des Etats nationaux. Car
pour nous ils sont inscrits sur la carte, comme а jamais fixйs dans un
destin qui les aurait toujours prйcйdйs. Pour lui, au contraire, ils
sont en grande partie alйatoires, les frontiиres ne sont pas fixйes, il
faut des conquкtes mais jusqu'oщ ? aux limites des langues,
au-delа ? aux limites de la force ? Nous avons oubliй tout
cela. Quand nous le lisons, nous sommes saisis par lui comme par notre
oubli. Par cette йtrange familiaritй comme dit Freud, celle d'un
refoulй. Je reviens а l'insolite de Machiavel, en йvoquant ce qui
est peut-кtre le plus dйconcertant dans son discours. Je signalais tout
а l'heure les effets de surprise que provoque sa lecture. Non seulement
que veut-il dire ? mais aussi pourquoi raisonne-t-il ainsi, d'une
maniиre aussi dйconcertante, passant d'un chapitre а l'autre sans que
la nйcessitй n'en soit visible, interrompant un thиme, qu'il faut aller
retrouver plus loin, mais transposй, et sans jamais en finir, reprenant
les questions, mais sans jamais leur donner de rйponse dans la forme
attendue ? Croce disait que la question de Machiavel ne serait
jamais rйglйe : il serait peut-кtre bon de se
demander si ce n'est pas le type de question qu'on lui pose qui ne peut
recevoir la rйponse que ce type mкme de question requiert et attend. On
a trop dit que Machiavel йtait le fondateur de la science politique, et
nombreux sont les commentateurs qui se sont donnй plaisir de retrouver
en lui une des premiиres figures de la positivitй moderne, avec celle
de la physique galilйenne, et de l'analyse cartйsienne, illustrant dans
toutes sortes de domaines une nouvelle rationalitй typique, celle de la science positive par
quoi la jeune lasse bourgeoise se met en йtat de maоtriser la nature
pour dйvelopper ses forces productives. En suivant cette voie, on peut
facilement trouver dans Machiavel tel ou tel passage, telle ou telle
forme d'expйrimentation mentale, telle forme de gйnйralisation йtablie
pour fixer lesvariationsd'unrapport, qui autorise cette vue. On peut
dire par exemple du Prince qu'il y procиde par une йnumйration
exhaustive de diffйrentes principautйs, qui anticipe sur la rиgle des
dйnombrements complets de Descartes, on peut dire que dans les rapports
de la vertu et de la fortune Machiavel йtablit comme une loi analogue а
celles qui fixeront les commencements de la physique moderne, etc. et
que d'une maniиre gйnйrale s'il abandonne l'imagination pour aller
droit а la vйritй effective de la chose, comme il dit, il procиde selon
l'esprit d'une science positive nouvelle qui ne se constitue et
dйveloppe sous la condition absolue de ne plus prendre l'apparence au
mot. Or je crois qu'а force de lui prкter ce discours de la
positivitй pure, on йchoue toujours devant le manque dйconcertant,
devant le suspens de ses thиses, et le caractиre, l'interminable d'une
pensйe qui reste йnigmatique. Je crois qu'il faut aborder Machiavel
d'un autre point de vue, et suivre en cela l'intuition de Gramsci. Gramsci a йcrit que le Prince йtait
un Manifeste politique. Or le propre d'un Manifeste politique si on
peut le considйrer dans son modиle idйal est de ne pas кtre un pur
discours thйorique, un pur traitй positif. Ce n'est pas que la thйorie
soit absente d'un Manifeste : s'il ne contenait des йlйments
positifs de savoir, il ne serait qu'une proclamation dans le vide. Mais
Manifeste politique, qui donc veut produire des effets historiques,
doit s'inscrire dans un tout autre champ que celui de la connaissance
pure : il doit s'inscrire dans la conjoncture politique oщ il veut
agir, et s'ordonner tout entier а la pratique politique provoquйe par
cette conjoncture, et par le rapport des forces qui la dйtermine. On
dira que c'est lа une recommandation tout а fait banale, mais la
question se complique sйrieusement quand on observe que cette
inscription dans la conjoncture politique objective, extйrieure, doit
aussi кtre reprйsentйe d l'intйrieur du texte mкme qui la pratique, si l'on veut inviter celui qui lit le texte du Manifeste, а se reporter lui-mкme а cette conjoncture en connaissance de cause, et а mesurer exactement la place qu'occupe ce Manifeste dans
cette conjoncture. Autrement dit, pour que le Manifeste soit vraiment
politique, et rйaliste-matйrialiste, il faut que la thйorie qu'il
йnonce soit non seulement йnoncйe par le Manifeste, mais
situйe par lui dans l'espace social oщ il intervient et oщ il pense. On
pourrait montrer qu'il en va ainsi du Manifeste communiste : aprиs
avoir fait la thйorie de la sociйtй existante, il situe la thйorie des
communistes quelque part dans cette sociйtй, dans la rйgion d'autres
thйories socialement actives. Pourquoi ce redoublement et ce double
enveloppement ? Pour situer dans la conjoncture historique
analysйe, dans l'espace des rapports de force analysйs, la place
idйologique qu'occupe cette thйorie. Il s'agit lа d'une double
volontй : la volontй de bien marquer le genre d'efficacitй qu'on
peut attendre de la thйorie, qu'on soumet ainsi aux conditions
d'existence de la thйorie dans le systиme social, et la volontй de
qualifier le sens de la thйorie par la position qu'elle occupe dans les
conflits de classe. Je dis lа en termes abstraits quelque chose qui
est assez simple et qui est impliquй dans tout ce que Marx a йcrit et
que Gramsci a bien compris. Je veux dire que si la pensйe de Machiavel
est tout entiиre ordonnйe а la rйflexion sur la tвche historique de la
constitution d'un Etat national, si le Prince se prйsente comme un
Manifeste, lui qui savait d'expйrience ce qu'йtait la pratique
politique, non seulement pour avoir couru les ambassades d'Europe,
conseillй des princes, connu Cesar Borgia, mais aussi levй et organisй
des troupes sur le terrain en Toscane, si Machiavel
prend en compte la pratique politique, - alors sa pensйe ne peut pas se
prйsenter sous les simples dehors de la positivitй d'un espace neutre. On
peut soutenir au contraire que, si la pensйe thйorique de Machiavel est
dйconcertante, c'est parce qu'elle distribue les йlйments thйoriques
qu'elle analyse sur un tout autre dispositif que le simple йnoncй des
rapports constants entre des choses. Cet autre dispositif est celui que
nous voyons dans le Prince et les Discours, un
dispositif constamment hantй non seulement par les conditions variables
de la pratique politique et par son alйatoire, par ce dispositif, mais
aussi par sa position dans les conflits politiques et la nйcessitй que
je viens d'indiquer de rйinscrire ce discours thйorique dans le champ
politique dont il parle. Que cette exigence soit parfaitement
consciente chez Machiavel, trop de passages en tйmoignent pour que je
les cite. Je n'en retiendrai qu'un, qu'on trouve dans la dйdicace du
Prince : « Je ne voudrais pas,[ ...1 qu'on m'imputвt а
prйsomption, qu'йtant de petite et basse condition, j'ose pourtant
discourir du gouvernement des Princes et en donner les rиgles ;
car comme ceux qui dessinent les paysages se tiennent dans la plaine
pour contempler l'aspect des montagnes et des lieux hauts, et se
juchent sur celles-ci pour contempler les lieux bas, de mкme pour bien
connaоtre la nature des peuples, il convient d'кtre Prince, et pour
bien connaоtre celle des Princes, il convient d'кtre populaire. »
Si l'on veut bien retenir que Machiavel n'a pas йcrit un traitй du
Peuple, mais un traitй du Prince, et qu'il annonce sans honte, tout au
contraire comme un argument positif, sa « condition petite et
basse », si on rapproche ces prises de position de tout ce qu'on
trouve dans le Prince et les Discours, ilest
clair que Machiavel parle du Prince en se faisant peuple, qu'il appelle
de tous ses voeux, et pense, la pratique d'un Prince qui fera l'unitй
italienne du point de vue du « populaire ». Or nous le savons
par toutes ces analyses, invoquer le peuple, c'est invoquer la lutte,
qui est une lutte de classe du peuple contre les grands, c'est donc
inviter le Prince а rйaliser sa mission historique en se gagnant
l'amitiй du peuple, c'est-а-dire, pour appeler les choses par leur nom,
l'alliance du peuple contre les gentilshommes, ces fйodaux que
Machiavel condamne en termes trиs durs, parce qu'ils ne travaillent pas.
C'est, entre bien d'autres choses, cela qui a frappй Gramsci dans
Machiavel. Il a l'un des tout premiers rapportй le caractиre insolite
du Prince, dont il a dit qu'il йtait une sorte de Manifeste, un
discours vivant et non systйmatique, а la position politique de
Machiavel et а sa conscience de la tвche politique qu'il plaidait. Je
dis bien а sa conscience, car c'est de savoir
quelle est sa position dans la lutte politique italienne, et d'en tirer
les consйquences dans ce qu'il йcrit, qui lui fait traiter la thйorie comme il la traite, а
la fois comme ce qui йclaire les grandes rйalitйs sociales qui
commandent la lutte politique, et comme un moment subordonnй de cette
lutte, inscrit quelque part dans cette lutte. Quelque part : pas
plus qu'il ne pouvait dire qui fonderait l'Йtat nouveau et en quel lieu
d'Italie, Machiavel ne pouvait dire oщ s'inscrirait son oeuvre dans les
luttes italiennes. Du moins savait-il qu'il se tenait en retrait, qu'il
s'agissait d'un simple йcrit, pas plus, qu'il abandonnait lui aussi, а
la chance d'une rencontre anonyme. Sa derniиre solitude, c'est
peut-кtre celle-lа. Il savait que si sa pensйe contribuait а faire un
peu d'histoire, il ne serait plus lа. Cet intellectuel ne croyait pas
que les intellectuels fassent l'histoire. Et il en avait trop dit, а
travers son utopie, sur les commencements de l'Йtat national bourgeois,
pour ne pas кtre dйmenti par cette histoire. Seule une autre pensйe,
proche de lui par ses refus et sa position pouvait le sauver de sa
solitude : celle de Marx.
• Le texte de Louis Althusser « Solitude de
Machiavel » reprend une confйrence tenue а la Fondation Nationale
des Sciences politiques en 1978. Ce texte est inйdit en franзais, mais
il a dйjа йtй publiй en Allemagne et en Grande-Bretagne.
Le recueil de textes d'Althusser regroupйs sous le titre Solitude de Machiavel(PUF,
1998) contient une version un peu diffйrente de ce texte, йditйe а
partir du tapuscrit original conservй dans les archives d'Althusser
dйposйes а l'Imec (Institut Mйmoires de l'Edition Contemporaine)
Permettez-moi avant toute chose de
remercier l'association franзaise de science politique et M. J.
Charlot qui m'a fait le grand honneur de m'inviter а cet йchange. Et
laissez-moi vous confier sans attendre mon premier scrupule. Car votre
association s'intйresse avant tout aux grands problиmes politiques
actuels, et j'ai proposй un sujet qui sera peut-кtre jugй
inactuel : Machiavel. Et de surcroоt, c'est mon second scrupule,
vous кtes accoutumйs а entendre soit des hommes politiques connus, soit
des historiens, soit des spйcialistes de la science politique. Or je ne
suis qu'un philosophe, et c'est en tant que philosophe que je voudrais
aborder devant vous ce que j'ai appelй la solitude de Machiavel. Se
dйclarer simple philosophe, c'est dire qu'il y a quantitй de questions
auxquelles je serais fort embarrassй de rйpondre, et vous voudrez bien
peut-кtre m'en excuser, si je parviens du moins а me faire entendre sur
les quelques points que je voudrais aborder. J'espиre que malgrй la
diversitй de nos formations, de nos compйtences, et de nos intйrкts, un
йchange sera possible, dont j'attends personnellement beaucoup. Je
sais que les usages de votre association veulent que l'invitй rйponde
aux questions qui lui ont йtй adressйes au prйalable. Je pense que
c'est le caractиre inactuel et un peu insolite de mon sujet qui a dы
faire hйsiter mes interlocuteurs. Car je n'ai reзu que trois questions.
L'une, de M. Pierre Favre, porte sur la conception de
l'йpistйmologie que j'ai esquissйe dans des essais philosophiques dйjа
anciens. Il me permettra de rйserver cette question pour une
conversation particuliиre, car elle est trop personnelle et nous
йcarterait de notre sujet. La seconde question, de Mme Ysmal,
porte sur le jugement de Gramsci, que Machiavel est le thйoricien de
l'Йtat national, donc de la monarchie absolue, comme Йtat de transition
entre la fйodalitй et le capitalisme, - mais je crois qu'il l'est dans
des conditions tout а fait exceptionnelles, dont nous allons parler. La
troisiиme question, de M. Portelli concerne le rapport existant
entre la pensйe de Machiavel et la tradition marxiste : oui, je
crois а l'existence de ce rapport, mais il me semble de rencontre et de
reprise, plutфt que de filiation directe. Nous pourrons aussi en parler.
Si vous le permettez, je voudrais donc introduire au dйbat par quelques
rйflexions sur le thиme choisi : la solitude de Machiavel. On
ne manquera pas d'objecter que c'est un paradoxe de parler de solitude
pour un auteur qui n'a cessй de hanter l'histoire, qui n'a cessй,
depuis le XVIe siиcle jusqu'а nos jours, et sans arrкt, d'кtre
soit condamnй comme le diable, comme le pire des cyniques, soit d'кtre
pratiquй par les plus grands des politiques, soit d'кtre louй pour son
audace et la profondeur de sa pensйe (sous l'Aufklдrung, le
Risorgimento, par Gramsci, etc.). Comment prйtendre que l'on puisse
parler de la solitude de Machiavel quand on le voit constamment entourй
dans l'histoire d'une immense compagnie d'ennemis irrйductibles, de
partisans, et de commentateurs attentifs ? On peut pourtant parler de sa solitude si on remarque ladivision que
fait rйgner la pensйe de Machiavel sur tous ceux qui s'intйressent а
lui. Qu'il divise а ce point ces lecteurs en partisans et adversaires,
et que, les circonstances historiques changeant, il ne cesse de les
diviser, prouve qu'on peut difficilement lui assigner un camp, le classer, dire qui il est, et ce qu'il pense. Sa solitude c'est d'abord ce fait qu'il semble inclassable, qu'on
ne peut le ranger dans un camp en compagnie d'autres penseurs, dans une
tradition, comme on peut ranger tel auteur dans la tradition
aristotйlicienne, ou tel autre dans la tradition du droit naturel. Et
c'est sans doute aussi parce qu'il est inclassable que
des partis aussi diffйrents et des auteurs aussi grands n'ont pu en
venir а bout soit de le condamner, soit de l'adopter, sans qu'il leur
йchappe en partie, comme s'il y avait toujours dans Machiavel de l'insaisissable. Et si nous excluons les partisans, si, avec le recul du temps, nous considйrons les commentateurs qui,
depuis un siиcle, travaillent sur son oeuvre, nous retrouvons dans leur
surprise quelque chose de cette vйritй. Je parlais а l'instant de la
pensйe de Machiavel. Or les grands commentateurs modernes ont en fait
repris а leur compte, mais de maniиre rйflйchie, comme appartenant en
propre а la pensйe de Machiavel, un trait qui peut
expliquer les violentes divisions que Machiavel a inspirйes dans
l'histoire. Cette pensйe en effet a toutes les apparences d'une pensйe
classique qui se donne un objet, par exemple Le Prince,\ les
diffйrentes espиces de principautйs, qui analyse les formes de
principautйs, la maniиre de les conquйrir et de les conserver, la
maniиre de les gouverner. Avoir toutes les apparences d'une pensйe
classique, c'est avoir toutes les apparences d'une pensйe
reconnaissable, identifiable et rassurante, toutes les apparences d'une
pensйe qui peut кtre comprise d'une maniиre non йquivoque, mкme si elle
laisse des problиmes ouverts. Or les commentateurs s'accordent presque
tous а reconnaоtre qu'il y a chez Machiavel tout autre chose que des
problиmes ouverts mais une йnigme, et que cette йnigme est comme indйchiffrable. Croce, а la fin de sa vie, disait : la question de Machiavel ne sera jamais rйglйe. Cette
йnigme peut prendre diffйrentes formes, par exemple la forme bien
connue : Machiavel est-il monarchiste ou rйpublicain ? Elle
peut prendre des formes plus subtiles : comment se fait-il que sa
pensйe soit а la fois catйgorique et se dйrobe ? Pourquoi
procиde-t-elle, comme l'a remarquablement montrй Claude Lefort dans sa
thиse, par interruptions, digressions, contradictions laissйes en
suspens ? Comment se fait-il qu'une pensйe apparemment si
maоtrisйe soit en fait aussi prйsente et fuyante, achevйe et inachevйe
dans son expression mкme ? Autant d'arguments dйconcertants pour
soutenir l'idйe quela solitude de Machiavel tient au caractиre insolite de sa pensйe. Et
ce ne sont pas les seuls commentateurs qui peuvent en tйmoigner, mais
les simples lecteurs. Aujourd'hui mкme, celui qui ouvre le Prince et les Discours, ces textes vieux de 350 ans, se trouve comme saisi de ce que Freud appelait une йtrange familiaritй, Unheimlichkeit. Voici que
ces textes anciens nous interpellent comme s'ils йtaient de notre
temps, et nous saisissent comme s'ils avaient йtй, en quelque faзon
йcrits pour nous et pour nous disent quelque chose qui nous touche
directement, sans que nous sachions exactement pourquoi. Cette
impression йtrange, de Sanctis l'a bien notйe au XIXe siиcle, lorsqu'il
a dit de Machiavel : « Il nous frappe par surprise, et nous laisse pensifs... » Pourquoi
ce coup, pourquoi cette surprise ? Pourquoi pensifs ? Parce
que sa pensйe se poursuit en nous, malgrй nous. Pourquoi pensifs ?
Parce que cette pensйe ne peut se poursuivre en nous qu'en dйrangeant
ce que nous pensons, nous ayant saisis par surprise. Comme une pensйe
infiniment proche que nous n'aurions pourtant jusque-lа jamais
rencontrйe, et. qui aurait sur nous ce pouvoir surprenant de nous
laisser interdits. Interdits devant quoi ? Interdits non
devant une dйcouverte ordinaire, la dйcouverte de celui qui aurait йtй
le fondateur de la science politique moderne et qui en aurait traitй,
comme le dit par exemple Horkheimer, а l'exemple de ce que devait faire
Galilйe, cherchant а йtablir les variations des йlйments unis dans un
rapport constant, qui en aurait donc traitй sur le mode positif du « c'est ainsi » et « voici les lois » qui
gouvernent le gouvernement des Etats. Non, ce n'est pas une dйcouverte
de cet ordre qui nous laisse interdits, car si cette dйcouverte a passй
dans notre culture et s'est prolongйe dans toute une tradition
scientifique, alors nous y sommes habituйs, et elle n'a plus rien pour
nous surprendre, pour « nous frapper de surprise ». Et
pourtant Machiavel s'annonce lui-mкme а la maniиre de tous les grands
dйcouvreurs politiques, comme le feront Vico et Montesquieu, comme
l'inventeur d'une nouvelle connaissance galilйenne, et sa pensйe est
comme restйe sans suite, isolйe dans le temps et l'individu qui l'ont
vu naоtre, et fait naоtre. Nous touchons ici а un point dйcisif de
la solitude et de l'insolite chez Machiavel. Mais avant d'y venir et
pour y parvenir, je voudrais montrer qu'il faut d'abord dissiper la
forme classique de l'йnigme de Machiavel. Cette forme classique
peut s'йnoncer comme suit : Machiavel a-t-il йtй au fond de lui
monarchiste, comme semble l'indiquer le Prince, ou rйpublicain, comme
semblent l'indiquer les Discours sur le Xe Dйcade. C'est ainsi qu'on
pose couramment la question, mais poser la question ainsi, c'est
accepter comme allant de soi une classification prйalable des gouvernements, une typologie des gouvernements, classiquedepuis
Aristote qui considиre les diffйrentes formes de gouvernements, leur
normalitй et leur pathologie. Or justement, Machiavel n'accepte pas et
ne pratique pas cette typologie, et n'assigne pas а ses rйflexions de
dйterminer l'essence de tel type de gouvernement. Son propos est tout
diffйrent. Il consiste, comme l'a bien compris de Sanctis et, а la
suite Gramsci, non pas tant а faire la thйorie de l'Йtat national
existant en France ou en Espagne de son vivant sous la forme de la
monarchie absolue, mais de se poser la question politique des conditions de la fondation d'un Etat national dans un pays sans unitй, l'Italie, livrйe aux divisions intйrieures et aux invasions. Cette question, Machiavel la pose en termes politiques radicaux, c'est-а-dire
en constatant que cette tвche politique, la construction d'un Etat
national italien, ne peut кtre accomplie par aucun des Etats existants,
qu'ils soient gouvernйs par des princes, qu'ils soient des rйpubliques,
ou qu'ils soient enfin les Etats du pape, car ils sont tous anciens, disons-le
en termes modernes, tous encore pris dans la fйodalitй, - mкme les
villes libres. Cette question, Machiavel la pose en termes radicaux en dйclarant que seul un « prince nouveau dans une principautй nouvelle » pourra
venir а bout de cette tвche difficile. Un prince nouveau dans une
principautй nouvelle : car un prince nouveau dans une principautй
ancienne n'en pourrait rien tirer, puisqu'il le tiendrait prisonnier de
son anciennetй. Je crois qu'il est capital de bien saisir le sens
politique de ce refus et de l'indйtermination oщ Machiavel laisse son
lecteur. II est clair que Machiavel a cherchй le prince de ses espoirs,
mais il en a changй, et au fond il savait qu'il ne pouvait le trouver.
Il йtait convaincu par l'urgence de la tвche, par la misиre politique
de l'Italie, par la qualitй du peuple italien, et l'appel montant de
tous cфtйs, qu'un tel prince serait accueilli par l'accord populaire et
il a trouvй des accents pathйtiques pour exprimer cette urgence. Que ce
fыt nйcessaire et possible. L'aventure de Cйsar Borgia lui en donnait
dйjа la preuve : il avait failli rйussir а fonder une principautй
nouvelle, mais c'est parce qu'il n'йtait rien au dйpart qu'il n'йtait
le prince d'aucun Йtat, qu'il n'йtait donc pas prisonnier des formes
politiques d'Йtat dont la fйodalitй et la Papautй avaient couvert une
Italie ravagйe par les invasions. Convaincu de l'urgence de la tвche
politique et des moyens dont regorgeait l'Italie, Machiavel йtait
йgalement convaincu que le prince а naоtre devait кtre libйrй de toutes les entraves fйodales et
entreprendre cette tвche а partir de rien, c'est-а-dire sans se
soumettre aux formes politiques existant. C'est pourquoi il parle en
gйnйral « du prince nouveau dans une principautй nouvelle »,
en gйnйral, dans l'abstrait, sans donner ni nom ni lieu. Cet anonymat
est faзon de rйcuser tous les princes existants, tous les Йtats
existants, et d'appeler un inconnu а constituer un Йtat nouveau, а la
limite comme Cйsar Borgia avait taillй le sien, en partant d'un morceau
de province qui n'йtait pas un Йtat, et que son pиre le pape lui avait
donnй pour le distrai-e. Qu'un inconnu parte ainsi de rien, et si la
fortune se conjoint а sa vertu, alors il pourra rйussir, mais а
condition qu'il fonde un Йtat nouveau, un Йtat capable de durer, et un Йtat capable de s'agrandir, c'est-а-dire d'unifier par la conquкte ou autrement l'Italie entiиre.
Toute la fameuse question du Machiavel monarchiste ou rйpublicain, qui
est, en face de cette alternative, dйpassйe, s'йclaire а partir de ces
conditions. Car, pour fonder un Йtat nouveau, il faut, dit Machiavel,
« кtre seul », il faut кtre seul pour forger la force armйe
indispensable а toute politique, seul pour йdicter les premiиres lois,
seul pour jeter et assurer le « fondement ». C'est le
premier moment de l'Йtat, qui est nйcessairement le fait d'un seul
homme, qui de particulier devient prince, c'est donc si l'on veut, le
moment monarchiste, ou dictatorial. Mais cette condition ne suffit
pas. Car un Йtat ainsi formй est prodigieusement fragile. Deux dangers
le guettent : il peut voir son maоtre tomber dans la tyrannie qui
est aussi intolйrable а Machiavel que le sera le despotisme а
Montesquieu, car la tyrannie dйchaоne la haine du peuple, et le prince
est alors perdu, - et il peut кtre dйchirй par des factions internes
qui le mettent а la merci d'une attaque du dehors. Il faut donc que
cet Йtat, une fois fondй, soit capable de durer. Pour cela le Prince,
qui a йtй seul pour le fonder, doit, comme dit Machiavel « devenir
plusieurs », et mettre en place un systиme de lois pour protйger
le peuple contre les excиs des grands, et un gouvernement
« composй » (c'est son mot) oщ le roi, le peuple et les
grands seront reprйsentйs. C'est le second moment, le moment de
l'enracinement du pouvoir dans le peuple, trиs prйcisйment, dans les
contradictions de la lutte qui oppose le peuple aux grands, car
Machiavel dйfend scandaleusement, contre les vйritйs toutes faites de
son temps, l'idйe que le conflit des humeurs, des maigres contre les
gras, bref la lutte des classes est absolument indispensable au
renforcement et а l'agrandissement de l'Йtat. On peut soutenir, si
l'on veut, que ce second moment est le moment rйpublicain de Machiavel.
Mais quand on compare ce qu'il dit des avantages du gouvernement de la
France et du formidable exemple historique de Rome, qui prйsente ce
paradoxe d'кtre une rйpublique fondйe par un roi, et qui a conservй la
monarchie sous les institutions de la rйpublique, on voit qu'il n'est
pas possible de dissocier chez lui le monarchiste du rйpublicain, ou
plutфt que l'alternative de ces deux positions ne
conviennent pas а sa pensйe. Car ce qu'il veut ce n'est pas la
monarchie ou la rйpublique en tant que telles, - ce qu'il veut, c'est
l'unitй nationale, la constitution d'un Йtat capable de rйaliser
l'unitй nationale. Or cette constitution passe d'abord par la forme
d'une individualitй, qu'on peut dire roi, qui soit capable de fonder un
Etat nouveau, et le rende durable et propre а s'agrandir en lui donnant
alors un gouvernement combinй et des lois : un gouvernement qui
permette le jeu de la lutte des classes populaires, oщ le roi et le
peuple seront du mкme cфtй pour renforcer l'Йtat, et le rendre apte а
sa mission nationale. Telle est, je crois l'originalitй profonde de
Machiavel sur cette question. On ne peut pas dire exactement qu'il
soit, au sens d'une rйception moderne de la science politique, le thйoricien de la monarchie absolue. Bien entendu il pense en fonction d'elle, il prend appui sur l'exemple de l'Espagne et de la France. Je dirais qu'il est plutфt le thйoricien des conditions politiques de la constitution d'un Etat national, le
thйoricien de la fondation d'un Etat nouveau sous un prince nouveau, le
thйoricien de la durйe de cet Etat, le thйoricien du renforcement et de
l'agrandissement de cet Etat. C'est une position tout а fait originale,
puisqu'il ne pense pas le fait accompli des monarchies absolues, ni leur mйcanisme, mais il pense le fait а accomplir, ce que Gramsci appelle « le devoir кtre » d'un Etat national а fonder, et dans des conditions extraordinaires puisque ce sont les conditions de l'absence de toute forme politique propre а produire ce rйsultat. Or, je rejoins par lа le caractиre insolite de la pensйe de Machiavel.
Car la petite phrase qui lui est si chиre « qu'il faut кtre seul
pour fonder un Etat » rйsonne йtrangement dans son oeuvre, quand
on en a compris la fonction critique. Pourquoi кtre seul ? Il faut
кtre seul pour кtre libre d'accomplir la tвche historique de la
constitution de l'Йtat national. C'est-а-dire qu'il faut se trouver, par fortune et vertu, comme arrachй radicalement, coupй de toutes racines, arrachй sans retour aux
formes politiques du monde de l'Italie existante, car elles sont toutes
anciennes, toutes marquйes par la fйodalitй, et on ne peut rien
attendre. Le prince ne peut кtre nouveau que s'il est dotй de cette
solitude, c'est-а-dire de cette libertй pour fonder l'Йtat nouveau. Je
dis : il faut se trouver par fortune et vertu comme arrachй а tout ce passй, ses institutions, ses moeurs et ses idйes, se trouver, car
paradoxalement Machiavel qui semble, par son manifeste, faire appel а
la conscience de ses contemporains, ne compte pas sur la prise de conscience de
l'individu. Si l'individu a de la virtu, а la limite ce n'est pas
affaire de conscience et de volontй, s'il a de la virtu c'est qu'il se trouve
possйdй et saisi par elle. Machiavel n'a pas йcrit un Traitй des
passions ni de la rйforme de l'entendement. Pour lui ce n'est pas la
conscience, mais la rencontre de la fortune et de la virtu qui font que
tel individu se trouve arrachй aux conditions du monde ancien pour
jeter le fondement de l'Йtat nouveau. Oui, cette phrase rйsonne
йtrangement dans l'oeuvre de Machiavel. Comme il dit « qu'il faut
кtre seul pour fonder un Etat nouveau », je dirais qu'il fallut
que Machiavel fыt seul pour йcrire le Prince, et le Discours. Seul,
c'est-а-dire qu'il se fыt trouvй comme arrachй aux йvidences qui
rйgnaient dans l'ancien monde, dйtachй de son idйologie, pour avoir la
libertй de fonder une thйorie nouvelle et de s'aventurer comme les
navigateurs dont il parle, dans les eaux inconnues. C'est bien le
cas. En un temps oщ dominaient les grands thиmes de l'idйologie
politique aristotйlicienne, revue par la tradition chrйtienne et
l'idйalisme des йquivoques de l'humanisme, Machiavel rompt avec toutes
ces idйes dominantes. Cette rupture n'est pas dйclarйe, mais elle est
d'autant plus profonde. A-t-on rйflйchi que dans son oeuvre, oщ il
йvoque constamment l'Antiquitй, ce n'est pas l'Antiquitй des lettres,
de la philosophie et des arts, de la mйdecine et du droit, qui est en
cours chez tous les intellectuels que Machiavel invoque, mais une tout autre antiquitй, dont
personne ne parle, l'antiquitй de la pratique politique ? A-t-on
assez rйflйchi que dans cette oeuvre qui parle constamment de la
politique des anciens, il n'est pratiquement jamais question des grands thйoriciens politiques de l'Antiquitй, jamais
question de Platon et d'Aristote, jamais question de Cicйron et des
stoпciens ? A-t-on rйflйchi qu'il n'y a, dans cette oeuvre, nulle
trace de l'influence de la tradition politique chrйtienne et
l'idйalisme des humanistes ? Et s'il est manifeste que Machiavel
se dйmarque radicalement de tout ce passй, qui domine pourtant son
propre temps, a-t-on remarquй la discrйtion avec laquelle il le
fait : sans йclat. Il dit simplement qu'il a prйfйrй aller а la
rйalitй effective de la chose (della cosa) plutфt
qu'а son imagination. Il n'a pas appelй l'imagination qu'il rejette par
son nom, mais nous savons qu'elle porte de trиs grands noms de son
temps. B fallait assurйment qu'il fыt seul, pour dissimuler comme il le
fit sa dйcouverte, et taire le nom de ceux qu'il combattait. Mais
cela ne suffit pas а rendre compte de l'insolite de Machiavel. Car
qu'il eыt йtй seul а йnoncer une vйritй nouvelle, ne suffit pas а le
laisser dans sa solitude. Tous les grands inventeurs nous sont devenus
cйlиbres, et leurs raisons nous sont devenues claires. Tel n'est pas
son cas. Machiavel est seul parce qu'il est restй isolй, il est restй isolй parce que, si on s'est battu sans arrкt sur sa pensйe, on n'a pas pensй dans sa pensйe. Et
on ne l'a pas fait pour des raisons qui tiennent а la nature de sa
pensйe, mais aussi pour des raisons qui tiennent а la pensйe dans
laquelle on a pensй aprиs lui. Chacun sait que, dиs le XVIIe siиcle,
les idйologues de la bourgeoisie ont йlaborй une philosophie politique
impressionnante, la philosophie du droit naturel, qui a tout recouvert,
et naturellement la pensйe de Machiavel. Cette philosophie a йtй
construite а partir de notions relevant de l'idйologie juridique, а
partir des droits de l'individu comme sujet, et elle a tentй de dйduire
thйoriquement l'existence des droits positifs et de l'Йtat politique а
partir des attributs que l'idйologie juridique confиre au sujet humain
(libertй, йgalitй, propriйtй). Face а Machiavel et а sa question
propre, nous sommes lа dans un tout autre monde de pensйe. Mais nous
sommes aussi dans un tout autre monde idйologique et politique. Car,
l'objet et l'enjeu n° 1 de la philosophie du droit naturel est la
monarchie absolue : que les thйoriciens veuillent la fonder en
droit (comme Hobbes) ou la rйfuter en droit (comme Locke et Rousseau),
c'est d'elle qu'ils partent et parlent, c'est d'elle qu'il est
question, soit de sa justification, soit de sa contestation. Ici la
diffйrence saute aux yeux. Machiavel parle de la monarchie absolue
existant en France ou en Espagne, mais comme exemple et argument pour traiter en tout autre objet : pour traiter de la constitution d'un Etat national en Italie : il parle donc de fait а accomplir. Les thйoriciens du droit naturel parlent dans le fait accompli, sous le fait accompli de la monarchie absolue. Ils
se posent des problиmes de droit parce que le fait est accompli, que le
fait est contestй ou problйmatique et qu'il faut le fonder en droit,
que le fait est йtabli, et qu'il faut contester ses titres de droit.
Mais ce faisant ils recouvrent tout autre discours sur la monarchie
absolue et l'Йtat, et en particulier le discours de Machiavel, dont
personne ne pense qu'il ait une portйe philosophique, car Machiavel ne
parle а aucun moment le langage du droit naturel. C'est peut-кtre
lа le point extrкme de la solitude de Machiavel d'avoir occupй cette
place unique et prйcaire dans l'histoire de la pensйe politique entre
une longue tradition moralisante religieuse et idйaliste de la pensйe
politique, qu'il a refusйe radicalement, et la nouvelle tradition de la
philosophie politique du droit naturel qui allait tout submerger et
dans laquelle la bourgeoisie montante s'est reconnue. La solitude de
Machiavel c'est de s'кtre libйrй de la premiиre tradition avant que la
seconde ne submerge tout. Dans cette seconde tradition, les idйologues
bourgeois se sont mis pour trиs longtemps а raconter dans le droit
naturel leur merveilleuse histoire de l'Йtat, celle qui commence par
l'Йtat de nature, et continue par l'Йtat de guerre, avant de s'apaiser
dans le contrat social par quoi naоt l'Йtat et le droit positif.
Histoire complиtement mythique, mais qui fait plaisir а entendre, car
finalement elle explique а ceux qui vivent dans l'Йtat qu'il n'y a
aucune horreur а l'origine de l'Йtat, mais la nature et le droit, que
l'Йtat n'est rien d'autre que du droit, est pur comme le droit, et
comme ce droit est dans la nature humaine, quoi de plus naturel et de
plus humain que l'Йtat ? Nous connaissons tous la Section VIII du Livre I du Capital, oщ
Marx s'attaque а la prйtendue « accumulation originelle »
(traduite primitive). Dans cette accumulation originelle les idйologues
du capitalisme racontaient l'histoire йdifiante du capital, comme les
philosophes du droit naturel racontent l'histoire de l'Йtat. Au dйbut
il y avait un travailleur indйpendant, qui avait tant d'ardeur au
travail et d'esprit d'йconomie qu'il put йpargner puis йchanger. Comme
un pauvre passait, il lui rendit le service de le nourrir en йchange de
son travail, gйnйrositй qui lui permit d'accroоtre son acquis et de
rendre par son bien accru d'autres services du mкme genre а d'autres
malheureux. D'oщ l'accumulation du capital : par le travail,
l'ascиse et la gйnйrositй. Nous savons comment Marx rйpond : par
l'histoire des pillages, des vols, des exactions, par la dйpossession
violente des paysans anglais chassйs de leurs terres et leurs fermes
dйtruites pour qu'ils soient а la rue par une tout autre histoire
autrement saisissante que la rengaine moralisante des idйologues du
capitalisme. Je dirais que toutes proportions gardйes, Machiavel
rйpond un peu de cette maniиre au discours йdifiant que tiennent les
philosophes du droit naturel sur l'histoire de l'Йtat. J'irais jusqu'а
suggйrer que Machiavel est peut кtre un des rares tйmoins de ce que
j'appellerai l'accumulation primitive politique, un
des rares thйoriciens des commencements de l'Йtat national. Au lieu de
dire que l'Йtat est nй du droit et de la nature, il nous dit comment
doit naоtre un Etat s'il veut durer, et кtre assez fort pour devenir
l'Йtat d'une nation. Il ne parle pas le langage du droit, il parle le
langage de la force armйe indispensable а constituer tout Etat, il
parle le langage de la cruautй nйcessaire aux dйbuts de l'Йtat, il
parle le langage d'une politique sans religion qui doit а tout prix
utiliser la religion, d'une politique qui doit кtre morale mais pouvoir
ne pas l'кtre, d'une politique qui doit refuser la haine mais inspirer
la crainte, il parle le langage de la lutte entre les classes, et quant
au droit, aux lois et а la morale, il les met а leur place,
subordonnйe. Quand nous le lisons, aussi instruits que nous soyons des
violences de l'histoire, quelque chose en lui nous saisit : un
homme qui, bien avant que tous les idйologues aient recouvert la
rйalitй de leurs histoires, est capable non pas de vivre, non pas de
supporter, mais de penser la violence de
l'enfantement de l'Йtat. Par lа, Machiavel jette une lumiиre crue sur
les commencements de notre temps celui des sociйtйs bourgeoises. Il
jette aussi une lumiиre crue, par son utopisme mкme, par l'hypothиse а
la fois nйcessaire mais impensable que l'Йtat nouveau pouvait commencer
n'importe oщ, sur le caractиre alйatoire de la formation des Etats nationaux. Car
pour nous ils sont inscrits sur la carte, comme а jamais fixйs dans un
destin qui les aurait toujours prйcйdйs. Pour lui, au contraire, ils
sont en grande partie alйatoires, les frontiиres ne sont pas fixйes, il
faut des conquкtes mais jusqu'oщ ? aux limites des langues,
au-delа ? aux limites de la force ? Nous avons oubliй tout
cela. Quand nous le lisons, nous sommes saisis par lui comme par notre
oubli. Par cette йtrange familiaritй comme dit Freud, celle d'un
refoulй. Je reviens а l'insolite de Machiavel, en йvoquant ce qui
est peut-кtre le plus dйconcertant dans son discours. Je signalais tout
а l'heure les effets de surprise que provoque sa lecture. Non seulement
que veut-il dire ? mais aussi pourquoi raisonne-t-il ainsi, d'une
maniиre aussi dйconcertante, passant d'un chapitre а l'autre sans que
la nйcessitй n'en soit visible, interrompant un thиme, qu'il faut aller
retrouver plus loin, mais transposй, et sans jamais en finir, reprenant
les questions, mais sans jamais leur donner de rйponse dans la forme
attendue ? Croce disait que la question de Machiavel ne serait
jamais rйglйe : il serait peut-кtre bon de se
demander si ce n'est pas le type de question qu'on lui pose qui ne peut
recevoir la rйponse que ce type mкme de question requiert et attend. On
a trop dit que Machiavel йtait le fondateur de la science politique, et
nombreux sont les commentateurs qui se sont donnй plaisir de retrouver
en lui une des premiиres figures de la positivitй moderne, avec celle
de la physique galilйenne, et de l'analyse cartйsienne, illustrant dans
toutes sortes de domaines une nouvelle rationalitй typique, celle de la science positive par
quoi la jeune lasse bourgeoise se met en йtat de maоtriser la nature
pour dйvelopper ses forces productives. En suivant cette voie, on peut
facilement trouver dans Machiavel tel ou tel passage, telle ou telle
forme d'expйrimentation mentale, telle forme de gйnйralisation йtablie
pour fixer lesvariationsd'unrapport, qui autorise cette vue. On peut
dire par exemple du Prince qu'il y procиde par une йnumйration
exhaustive de diffйrentes principautйs, qui anticipe sur la rиgle des
dйnombrements complets de Descartes, on peut dire que dans les rapports
de la vertu et de la fortune Machiavel йtablit comme une loi analogue а
celles qui fixeront les commencements de la physique moderne, etc. et
que d'une maniиre gйnйrale s'il abandonne l'imagination pour aller
droit а la vйritй effective de la chose, comme il dit, il procиde selon
l'esprit d'une science positive nouvelle qui ne se constitue et
dйveloppe sous la condition absolue de ne plus prendre l'apparence au
mot. Or je crois qu'а force de lui prкter ce discours de la
positivitй pure, on йchoue toujours devant le manque dйconcertant,
devant le suspens de ses thиses, et le caractиre, l'interminable d'une
pensйe qui reste йnigmatique. Je crois qu'il faut aborder Machiavel
d'un autre point de vue, et suivre en cela l'intuition de Gramsci. Gramsci a йcrit que le Prince йtait
un Manifeste politique. Or le propre d'un Manifeste politique si on
peut le considйrer dans son modиle idйal est de ne pas кtre un pur
discours thйorique, un pur traitй positif. Ce n'est pas que la thйorie
soit absente d'un Manifeste : s'il ne contenait des йlйments
positifs de savoir, il ne serait qu'une proclamation dans le vide. Mais
Manifeste politique, qui donc veut produire des effets historiques,
doit s'inscrire dans un tout autre champ que celui de la connaissance
pure : il doit s'inscrire dans la conjoncture politique oщ il veut
agir, et s'ordonner tout entier а la pratique politique provoquйe par
cette conjoncture, et par le rapport des forces qui la dйtermine. On
dira que c'est lа une recommandation tout а fait banale, mais la
question se complique sйrieusement quand on observe que cette
inscription dans la conjoncture politique objective, extйrieure, doit
aussi кtre reprйsentйe d l'intйrieur du texte mкme qui la pratique, si l'on veut inviter celui qui lit le texte du Manifeste, а se reporter lui-mкme а cette conjoncture en connaissance de cause, et а mesurer exactement la place qu'occupe ce Manifeste dans
cette conjoncture. Autrement dit, pour que le Manifeste soit vraiment
politique, et rйaliste-matйrialiste, il faut que la thйorie qu'il
йnonce soit non seulement йnoncйe par le Manifeste, mais
situйe par lui dans l'espace social oщ il intervient et oщ il pense. On
pourrait montrer qu'il en va ainsi du Manifeste communiste : aprиs
avoir fait la thйorie de la sociйtй existante, il situe la thйorie des
communistes quelque part dans cette sociйtй, dans la rйgion d'autres
thйories socialement actives. Pourquoi ce redoublement et ce double
enveloppement ? Pour situer dans la conjoncture historique
analysйe, dans l'espace des rapports de force analysйs, la place
idйologique qu'occupe cette thйorie. Il s'agit lа d'une double
volontй : la volontй de bien marquer le genre d'efficacitй qu'on
peut attendre de la thйorie, qu'on soumet ainsi aux conditions
d'existence de la thйorie dans le systиme social, et la volontй de
qualifier le sens de la thйorie par la position qu'elle occupe dans les
conflits de classe. Je dis lа en termes abstraits quelque chose qui
est assez simple et qui est impliquй dans tout ce que Marx a йcrit et
que Gramsci a bien compris. Je veux dire que si la pensйe de Machiavel
est tout entiиre ordonnйe а la rйflexion sur la tвche historique de la
constitution d'un Etat national, si le Prince se prйsente comme un
Manifeste, lui qui savait d'expйrience ce qu'йtait la pratique
politique, non seulement pour avoir couru les ambassades d'Europe,
conseillй des princes, connu Cesar Borgia, mais aussi levй et organisй
des troupes sur le terrain en Toscane, si Machiavel
prend en compte la pratique politique, - alors sa pensйe ne peut pas se
prйsenter sous les simples dehors de la positivitй d'un espace neutre. On
peut soutenir au contraire que, si la pensйe thйorique de Machiavel est
dйconcertante, c'est parce qu'elle distribue les йlйments thйoriques
qu'elle analyse sur un tout autre dispositif que le simple йnoncй des
rapports constants entre des choses. Cet autre dispositif est celui que
nous voyons dans le Prince et les Discours, un
dispositif constamment hantй non seulement par les conditions variables
de la pratique politique et par son alйatoire, par ce dispositif, mais
aussi par sa position dans les conflits politiques et la nйcessitй que
je viens d'indiquer de rйinscrire ce discours thйorique dans le champ
politique dont il parle. Que cette exigence soit parfaitement
consciente chez Machiavel, trop de passages en tйmoignent pour que je
les cite. Je n'en retiendrai qu'un, qu'on trouve dans la dйdicace du
Prince : « Je ne voudrais pas,[ ...1 qu'on m'imputвt а
prйsomption, qu'йtant de petite et basse condition, j'ose pourtant
discourir du gouvernement des Princes et en donner les rиgles ;
car comme ceux qui dessinent les paysages se tiennent dans la plaine
pour contempler l'aspect des montagnes et des lieux hauts, et se
juchent sur celles-ci pour contempler les lieux bas, de mкme pour bien
connaоtre la nature des peuples, il convient d'кtre Prince, et pour
bien connaоtre celle des Princes, il convient d'кtre populaire. »
Si l'on veut bien retenir que Machiavel n'a pas йcrit un traitй du
Peuple, mais un traitй du Prince, et qu'il annonce sans honte, tout au
contraire comme un argument positif, sa « condition petite et
basse », si on rapproche ces prises de position de tout ce qu'on
trouve dans le Prince et les Discours, ilest
clair que Machiavel parle du Prince en se faisant peuple, qu'il appelle
de tous ses voeux, et pense, la pratique d'un Prince qui fera l'unitй
italienne du point de vue du « populaire ». Or nous le savons
par toutes ces analyses, invoquer le peuple, c'est invoquer la lutte,
qui est une lutte de classe du peuple contre les grands, c'est donc
inviter le Prince а rйaliser sa mission historique en se gagnant
l'amitiй du peuple, c'est-а-dire, pour appeler les choses par leur nom,
l'alliance du peuple contre les gentilshommes, ces fйodaux que
Machiavel condamne en termes trиs durs, parce qu'ils ne travaillent pas.
C'est, entre bien d'autres choses, cela qui a frappй Gramsci dans
Machiavel. Il a l'un des tout premiers rapportй le caractиre insolite
du Prince, dont il a dit qu'il йtait une sorte de Manifeste, un
discours vivant et non systйmatique, а la position politique de
Machiavel et а sa conscience de la tвche politique qu'il plaidait. Je
dis bien а sa conscience, car c'est de savoir
quelle est sa position dans la lutte politique italienne, et d'en tirer
les consйquences dans ce qu'il йcrit, qui lui fait traiter la thйorie comme il la traite, а
la fois comme ce qui йclaire les grandes rйalitйs sociales qui
commandent la lutte politique, et comme un moment subordonnй de cette
lutte, inscrit quelque part dans cette lutte. Quelque part : pas
plus qu'il ne pouvait dire qui fonderait l'Йtat nouveau et en quel lieu
d'Italie, Machiavel ne pouvait dire oщ s'inscrirait son oeuvre dans les
luttes italiennes. Du moins savait-il qu'il se tenait en retrait, qu'il
s'agissait d'un simple йcrit, pas plus, qu'il abandonnait lui aussi, а
la chance d'une rencontre anonyme. Sa derniиre solitude, c'est
peut-кtre celle-lа. Il savait que si sa pensйe contribuait а faire un
peu d'histoire, il ne serait plus lа. Cet intellectuel ne croyait pas
que les intellectuels fassent l'histoire. Et il en avait trop dit, а
travers son utopie, sur les commencements de l'Йtat national bourgeois,
pour ne pas кtre dйmenti par cette histoire. Seule une autre pensйe,
proche de lui par ses refus et sa position pouvait le sauver de sa
solitude : celle de Marx.
• Le texte de Louis Althusser « Solitude de
Machiavel » reprend une confйrence tenue а la Fondation Nationale
des Sciences politiques en 1978. Ce texte est inйdit en franзais, mais
il a dйjа йtй publiй en Allemagne et en Grande-Bretagne.
Le recueil de textes d'Althusser regroupйs sous le titre Solitude de Machiavel(PUF,
1998) contient une version un peu diffйrente de ce texte, йditйe а
partir du tapuscrit original conservй dans les archives d'Althusser
dйposйes а l'Imec (Institut Mйmoires de l'Edition Contemporaine)