Objections:1. Une rйalitй individuelle, possиde par soi un
кtrecomplet,
ce qui serait le cas de l'вme si elle est telle. Or ce qui advient а quelque
chose qui est un кtre complet lui advient accidentellement, comme la blancheur
а l'homme ou le vкtement au corps. Donc, dans ce cas, le corps serait uni а
l'вme accidentellement. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, elle n'est
pas forme substantielle du corps.
2. Si l'вme est une rйalitй individuelle, elle
est nйcessairement quelque chose d'individuй parce qu'aucun des universaux
n'est individuй. Dans ce cas, elle est individuйe ou par un autre ou par soi.
Si c'est par un autre, en tant que forme du corps, il lui faut кtre individuйe
par le corps, car les formes sont individuйes par leur matiиre propre, de sorte
que, une fois qu'elle a quittй le corps, l'individuation de l'вme disparaоt, et
ainsi l'вme ne pourra кtre ni une rйalitй individuelle ni subsistante par soi.
Est-elle par contre individuйe par soi, elle est ou bien forme simple, ou bien
un composй de matiиre et de forme. Si elle est une forme simple, alors une вme
individuйe ne pourra diffйrer d'une autre que par la forme; or la diffйrence selon
la forme fait la diversitй d'espиce; en consйquence, les вmes des divers hommes
seront diffйrentes par l'espиce, а supposer l'вme forme du corps, puisque
chacun dйtient son espиce de sa propre forme. -Mais si l'вme est composйe de
matiиre et de forme, il lui est impossible d'кtre toute entiиre forme d'un
corps, car la matiиre n'est la forme d'aucune chose. Reste donc l'impossibilitй
pour l'вme d'кtre simultanйment une rйalitй individuelle et forme.
3. Si l'вme est un une rйalitй individuelle, elle
est dans cette hypothиse un individu. Or tout individu est d'une espиce et d'un
genre dйterminйs. Il reste donc que l'вme possиde un genre et une espиce qui
lui sont propres. Or il est impossible а ce qui possиde une espиce propre de
recevoir, en vue de constituer son espиce, une addition supplйmentaire d'une
autre chose, parce que, comme dit le Philosophe, les espиces des choses sont
pareilles а des nombres: tout ce qui leur est ajoutй ou retranchй fait varier
l'espиce. Or la matiиre et la forme sont unies pour constituer l'espиce. Si
donc l'вme est une rйalitй individuelle, elle ne serait pas unie au corps comme
la forme а la matiиre.
4. Puisque Dieu a crйй les choses en raison de sa
bontй, qui se manifeste par les divers degrйs des choses, il a instituй autant
de degrйs d'йtants que la nature a pu en supporter.
Si donc l'вme humaine peut subsister par soi -ce qu'on doit dire si elle est une
rйalitй individuelle -alors les вmes existant par soi sont un degrй particulier
parmi les йtants. Or sans leur matiиre, les formes ne
sont pas l'un de ces degrйs. Donc l'вme, si elle est une rйalitй individuelle,
ne sera pas forme de quelque matiиre.
5. Si l'вme est une rйalitй individuelle et
subsiste par soi, elle est incorruptible, puisqu'elle n'a pas de contraire et n'est
pas composйe de contraires. Or si elle est incorruptible, elle ne peut кtre
proportionnйe а un corps corruptible tel que le corps humain. Si donc l'вme est
une rйalitй individuelle, elle ne sera pas forme du corps humain.
6. Hormis Dieu, rien de subsistant n'est acte
pur. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, en tant que subsistant par
soi, il y aura en elle composition d'acte et de puissance. Et ainsi elle ne
pourra кtre forme, puisque la puissance n'est l'acte de quoi que ce soit. Si
donc l'вme est une rйalitй individuelle, elle ne sera pas forme.
7. Si l'вme est une rйalitй individuelle, capable
de subsister par soi, elle ne peut кtre unie au corps que pour son bien, soit
essentiel, soit accidentel. Non pour son bien
essentiel, puisqu'elle peut subsister sans le corps; ni pour son bien accidentel, ce que semble bien кtre
la connaissance de la vйritй acquise par l'вme au moyen des sens, lesquels ne
peuvent exister sans les organes corporels, car les вmes des enfants morts
avant de naоtre ont, au dire de certains, la connaissance certaine des choses
naturelles, connaissance dont il est йvident qu'ils n'ont pu l'acquйrir par les
sens. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, elle n'a aucune raison d'кtre
unie au corps comme forme.
8. La forme et le une rйalitй individuelle se
divisent par opposition. Le Philosophe dit en effet[3] que la substance se divise en trois
acceptions: la forme, la matiиre et le une rйalitй individuelle. Or les opposйs
ne se disent pas du mкme sujet. Donc L'вme ne peut кtre forme et "ce
quelque chose".
9. Le une rйalitй individuelle subsiste par soi;
mais le propre de la forme est qu'elle soit dans un autre; on a donc affaire а
des opposйs, semble-t-il. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, il ne
semble pas qu'elle soit forme.
10. On a dit que l'вme, а la perte du corps,
demeure une rйalitй individuelle et subsiste par soi. Mais alors pйrit en elle
la raison de forme. En sens contraire:
tout ce qui peut se retrancher de quelque chose alors que demeure la substance,
est en elle accidentellement. Si donc la raison de forme pйrit dans l'вme qui
demeure aprиs le corps, c'est que la raison de forme lui est accidentelle.
Mais elle n'est unie au corps pour constituer l'homme qu'autant qu'elle est
forme. Elle est donc unie au corps accidentellement et, par consйquent, l'homme
sera un existant par accident -ce qui ne convient pas.
11. Si l'вme est une rйalitй individuelle et
qu'elle subsiste par soi, il faut qu'elle ait quelque opйration propre, car
pour toute chose existant par soi il y a une opйration qui lui est propre. Mais
l'вme humaine n'a pas d'opйration propre puisque mкme l'acte d'intellection,
qui semble au maximum lui кtre propre, n'est pas de l'вme mais de l'homme par
l'вme, comme dit le Philosophe[4].
Donc l'вme humaine n'est pas une rйalitй individuelle.
12. Si l'вme humaine est la forme du corps, elle
en dйpend nйcessairement. Car forme et matiиre dйpendent l'une de l'autre. Mais
ce qui dйpend de quelque chose n'est pas "ce quelque chose". Si donc
l'вme est forme du corps, elle n'est pas une rйalitй individuelle.
13. Si l'вme est forme du corps, unique est l'кtre
de l'вme et du corps, car c'est de la matiиre et de la forme que rйsulte
quelque chose d'un du point de vue de l'кtre. Mais de l'вme et du corps il ne
peut y avoir un unique кtre puisqu'ils relиvent de genres divers. L'вme est en
effet dans le genre des substances incorporelles, et le corps dans le genre des
substances corporelles. Donc l'вme ne peut кtre forme du corps.
13 bis. L'вme dйtient son кtre propre de ses propres principes.
Aurait-elle un кtre commun avec le corps, elle aurait donc un double кtre, ce
qui est impossible.
14. L'кtre du corps est corruptible et rйsulte de
parties quantitatives. Or l'вme est incorruptible et simple. Il n'y a donc pas
d'кtre unique de l'вme et du corps.
15. On a dit que le corps humain tire de l'вme
l'кtre mкme du corps. En sens contraire:
le Philosophe dit[5] que
l'вme est l'acte du corps physique organisй. Donc ce que l'on compare а l'вme
comme la matiиre а l'acte est dйjа un corps physique organisй, ce qui ne peut
кtre que par quelque forme le constituant dans le genre du corps. Le corps
humain a donc son кtre indйpendamment de l'кtre de l'вme.
16. Les principes essentiels, matiиre et forme,
sont ordonnйs а l'кtre. Mais lа oщ un[principe]
suffit, deux sont superflus. Si donc l'вme, au titre de une rйalitй
individuelle, a en soi son кtre propre, le corps ne lui sera pas adjoint par
nature comme la matiиre а la forme.
17. L'кtre est en rapport а la substance de l'вme
comme son acte, et ainsi il faut qu'il soit en elle ce qu'il y a de plus haut.
Or l'infйrieur ne touche pas le supйrieur а son sommet mais plutфt а sa base. Denys
dit en effet[6] que la
divine sagesse a conjoint le terme des premiers au commencement des seconds.
Donc le corps qui est infйrieur а l'вme ne touche pas а ce qui est en elle au
plus haut, l'кtre.
18. A кtre unique, opйration unique. Si donc
l'кtre de l'вme humaine est joint au corps, son opйration -l'intellection -sera
commune а l'вme et au corps, ce qui est impossible, comme la prouve le
Philosophe[7]. Il n'y a
donc pas d'кtre unique de l'вme humaine et du corps. En consйquence, l'вme
n'est pas forme du corps et une rйalitй individuelle.
En sens contraire:1. Chacun dйtient l'espиce de sa forme propre.
Mais l'homme est homme en tant que douй de raison. Donc l'вme rationnelle est
la forme propre de l'homme. Or elle est une rйalitй individuelle, et subsiste
par soi, puisqu'elle opиre par soi: en effet l'intellect n'agit pas par un
organe corporel[8]. Donc
l'вme humaine est une rйalitй individuelle et forme.
2. L'ultime perfection de l'вme humaine consiste
dans la connaissance de la vйritй qui se fait par l'intellect. Or pour que
l'вme atteigne sa perfection dans la connaissance de la vйritй, elle a besoin
d'кtre unie au corps, parce qu'elle pense par le moyen des images, lesquels
n'existent pas sans le corps. Il est donc nйcessaire qu'elle soit unie au
corps comme forme, alors mкme qu'elle est une rйalitй individuelle.
Rйponse: On appelle une rйalitй individuelle
l'individu dans le genre de la substance. Le Philosophe dit en effet[9] que
les substances premiиres signifient indubitablement une rйalitй individuelle;
quant aux substances secondes, bien qu'elles paraissent signifier une rйalitй
individuelle, elles signifient plutфt "quel" est une rйalitй
individuelle.
Or l'individu dans le genre de la substance non seulement a pour lui de
pouvoir subsister par soi, mais aussi d'кtre quelque chose de complet en
quelque espиce et genre de la substance. C'est pourquoi le Philosophe, dans le
Traitй des Prйdicaments[10],
dйnomme la main ou le pied et les choses semblables parties des substances
plutфt que substances premiиres ou secondes: parce que de telles choses, bien
qu'elles ne soient pas dans une autre comme dans un sujet, ne partagent pas
complиtement la nature de quelque espиce. De lа elles ne sont ni dans quelque
espиce ni dans quelque genre, sauf par rйduction.
Ces deux composantes qui entrent dans la raison du une rйalitй
individuelle, certains philosophes les ont йcartйes l'une et l'autre de l'вme
humaine, disant que l'вme est une "harmonie", comme Empйdocle, ou une
"complexion", comme Galien, ou quelque chose de ce genre. Alors en
effet, l'вme ne pourrait ni subsister par soi, ni кtre quelque chose de complet
en quelque espиce ou genre de la substance, mais elle ne serait qu'une forme,
semblable aux autres formes matйrielles. Mais cette position ne peut tenir (a)
ni quant а l'вme vйgйtative, dont les opйrations doivent avoir quelque principe
йmergeant des qualitйs actives ou passives, qui n'ont qu'un rфle instrumental
dans la nutrition ou la croissance, comme Aristote le prouve[11]:
or "l'harmonie" ou la "complexion" ne transcendent pas les
qualitйs йlйmentaires; (b) ni quant а l'вme sensitive dont les opйrations
consistent а recevoir les espиces des choses sans la matiиre[12]:
car les qualitйs actives et passives, en tant qu'elles existent comme
dispositions de la matiиre, ne s'йtendent pas au delа de la matiиre; (c) mais
la thиse tient encore moins en ce qui concerne l'вme rationnelle, dont les
opйrations sont d'abstraire les espиces non seulement de la matiиre, mais de
toutes les conditions matйrielles individuantes, ce qui est requis pour la
connaissance de l'universel.
En outre, il faut prendre en considйration quelque chose de plus
spйcifiquement propre а l'вme rationnelle: c'est que non seulement elle reзoit
les espиces intelligibles sans la matiиre et sans les conditions de la matiиre,
mais encore il est impossible que quelque organe corporel prenne part а son
opйration propre, comme s'il y avait quelque organe corporel de
l'intellection, au sens oщ l'њil l'est de la vision. Il faut ainsi que l'вme
intellective agisse par soi, en tant qu'elle a une opйration propre sans
communion du corps.
Et puisque chacun agit selon qu'il est en acte, il faut que l'вme
intellective ait l'кtre par soi, absolument, sans dйpendance au corps. Les
formes qui ont en effet un кtre dйpendant de la matiиre ou d'un sujet n'ont
pas d'opйration par soi: ce n'est pas la chaleur qui agit, mais le chaud. C'est
pourquoi les philosophes postйrieurs jugиrent que la partie intellective de
l'вme est quelque chose de subsistant par soi. Le Philosophe dit en effet[13]
que l'вme est une certaine substance et ne se corrompt pas. Et lа il rappelle
ce que dit Platon, affirmant que l'вme est immortelle et subsiste par soi du
fait qu'elle se meut par soi. Il prend le mouvement dans un sens large pour
toute opйration, de telle sorte qu'il faut comprendre que l'intellect se meut
lui-mкme parce qu'il agit par soi.
Mais par suite Platon affirma que l'вme humaine, non seulement
subsisterait par soi, mais qu'elle possйderait en soi une nature spйcifique
complиte. Il affirmait en effet que la nature de l'espиce est tout entiиre dans
l'вme, disant que l'homme n'est pas quelque chose de composй d'une вme et d'un
corps, mais une вme usant d'un corps, de telle sorte qu'elle serait comparable
au corps comme le pilote а son navire, ou le vкtu au vкtement. Mais cette
opinion ne peut tenir. Il est manifeste que l'вme est ce par quoi le corps vit,
et que le vivre est l'кtre des vivants: l'вme est donc ce par quoi le corps
humain a l'кtre en acte, ce qui est le fait d'une forme. L'вme humaine est donc
la forme du corps. De plus, si l'вme йtait dans le corps comme le pilote dans
le navire, elle ne spйcifierait pas le corps ni ses parties; mais le contraire
apparaоt du fait que, l'вme s'йtant retirйe, aucune partie du corps ne retient plus
le nom qu'elle avait, sinon de maniиre йquivoque. Car l'њil d'un mort est dit
par йquivoque un њil, et de mкme l'њil peint ou sculptй, et il en va ainsi des
autres parties du corps. De plus, si l'вme йtait dans le corps comme le pilote
dans le navire, il s'ensuivrait que l'union de l'вme et du corps serait
accidentelle et la mort, qui signifie leur sйparation, ne serait plus une
corruption substantielle, ce qui est manifestement faux. Il reste donc que
l'вme est une rйalitй individuelle, comme pouvant subsister par soi; non comme
si elle avait en soi l'espиce complиte de l'homme, mais comme menant а la
perfection l'espиce humaine en tant que forme du corps. Elle est donc а la fois
"forme" et une rйalitй individuelle.
C'est ce que l'on peut observer dans l'ordre des formes naturelles. On
trouve en effet parmi les formes des corps infйrieurs que l'une ou l'autre sera
d'autant plus йlevйe qu'elle sera plus semblable et proche des principes
supйrieurs. On peut en juger d'aprиs les opйrations propres des formes. Les
formes des йlйments, qui sont au plus bas et les plus proches de la matiиre,
n'ont pas d'opйration excйdant les qualitйs actives et passives, telles le rare
et le dense, qui sont des dispositions de la matiиre. Au dessus sont les formes
des corps mixtes qui, outre les opйrations susdites, ont quelque opйration
consйcutive а l'espиce qu'elles reзoivent des corps cйlestes: que l'aimant
attire le fer, c'est а cause, non pas de la chaleur ou du froid ou de quelque
autre qualitй, mais de la participation d'une force cйleste. Au dessus sont les
вmes des plantes qui ont ressemblance non seulement aux corps cйlestes mais а
leurs moteurs, en tant qu'elles sont principes du mouvement par lequel elles se
meuvent elles-mкmes. Au dessus encore sont les вmes des animaux qui ont
ressemblance а la substance motrice des corps cйlestes, non seulement dans
l'opйration par laquelle elles meuvent les corps, mais encore en ce qu'elles
sont en elles-mкmes capables de connaissance, bien que la connaissance des
animaux ne portent que sur les choses matйrielles, et matйriellement, de sorte
qu'elle a besoin d'organes corporels. Enfin, au dessus des formes matйrielles
sont les вmes humaines, qui prйsentent une ressemblance avec les substances
supйrieures dans l'ordre de la connaissance, parce qu'elles peuvent connaоtre
des objets immatйriels par l'acte d'intellection. Elles leur sont infйrieures
cependant en ce qu'il est de la nature de l'вme humaine d'acquйrir la
connaissance immatйrielle propre а l'intellect de la connaissance des choses
matйrielles, donc par l'intermйdiaire des sens.
Ainsi donc on peut connaоtre le mode d'кtre de l'вme humaine а partir
de son opйration. En tant qu'elle dispose d'une opйration qui transcende les
choses matйrielles, son кtre est йlevй au dessus du corps, et ne dйpend pas de
lui. Mais en tant que sa nature est d'acquйrir la connaissance immatйrielle а
partir d'une connaissance matйrielle, il est manifeste que la complйtude de
son espиce ne peut кtre sans l'union au corps. En effet, rien n'est complet
selon l'espиce s'il n'a pas ce qui est requis а l'opйration propre de l'espиce.
Si donc l'вme humaine, en tant qu'elle est unie au corps comme forme, a
cependant un кtre qui s'йlиve au dessus du corps et ne dйpend pas de lui, il
est manifeste qu'elle-mкme est йtablie aux confins des substances corporelles
et des substances sйparйes.
Solutions:1. Bien que l'вme ait un кtre complet, il ne
s'ensuit pas cependant que le corps soit uni а l'вme accidentellement. D'une
part, parce que ce mкme кtre de l'вme est communiquй au corps de telle sorte
que soit unique l'кtre de la totalitй du composй; d'autre part, parce que
l'вme, bien qu'elle puisse subsister par soi, n'a pas d'espиce complиte, mais
le corps lui advient au titre de complйment de l'espиce.
2. Avoir l'кtre, avoir l'individuation vont de
pair. Les universaux n'ont pas d'кtre dans la rйalitй comme universaux, а moins
d'кtre individuйs. Or de mкme que l'вme procиde de Dieu comme d'un principe
agent et qu'elle est dans le corps comme dans la matiиre et que cependant elle
ne pйrit pas quand pйrit le corps, de mкme l'individuation de l'вme, bien
qu'elle ait quelque relation au corps, ne pйrit pas quand pйrit le corps.
3. L'вme n'est pas une rйalitй individuelle en
tant que substance complиte, mais en tant que partie de ce qui a une espиce
complиte, on l'a dйjа dit.
4. Bien que l'вme humaine puisse subsister par
soi, elle n'a pas par soi une espиce complиte. Dиs lors, les вmes sйparйes ne
sauraient constituer un degrй quelconque parmi les йtants.
5. Le corps humain est la matiиre proportionnйe а
l'вme humaine. Il se compare а elle comme la puissance а l'acte. Il ne s'ensuit
pas qu'il lui soit йgal dans le pouvoir d'кtre, parce que l'вme humaine n'est
pas une forme totalement captive de la matiиre: que telle de ses opйrations
soit au dessus de la matiиre le montre assez. Cependant on peut dire autrement,
d'aprиs la sentence de foi, que le corps humain fut йtabli au commencement
incorruptible en quelque faзon et qu'il encourut par la pйchй la nйcessitй de
mourir, ce dont il sera libйrй de nouveau а la rйsurrection. C'est donc par
accident qu'il n'atteint pas а l'immortalitй de l'вme.
6. L'вme humaine, quoique subsistante, est
composйe de puissance et d'acte, car la substance mкme de l'вme n'est pas son кtre
mais lui est comparable comme la puissance а l'acte. Il ne suit pas cependant
que l'вme ne puisse кtre forme du corps, parce que, mкme dans les autres
formes, ce qui est forme et acte par rapport а ceci est puissance par rapport а
cela: ainsi le diaphane qui formellement advient а l'air est cependant en
puissance au regard de la lumiиre.
7. Le corps est uni а l'вme et pour un bien de
perfection substantielle, а savoir pour la complйtude de l'espиce humaine, et
pour un bien de perfection accidentelle, а savoir pour la perfection de la
connaissance intellective, que l'вme acquiert des sens. Ce mode d'intellection
est en effet naturel а l'homme. Rien n'empкche que les вmes sйparйes des
enfants ou d'autres hommes usent d'un autre mode d'intellection, mais celui-ci
leur йchoit en raison de la sйparation plutфt qu'en raison de la nature
spйcifique de l'homme.
8. Il n'est pas de la raison du une rйalitй
individuelle qu'il soit composй de matiиre et de forme mais seulement qu'il
puisse subsister par soi. De lа, bien que le composй soit une rйalitй
individuelle, il n'est pas exclu cependant qu'а d'autres[rйalitйs] puisse revenir d'кtre une rйalitй
individuelle.
9. Etre dans un autre comme l'accident dans un
sujet supprime la raison d'кtre une rйalitй individuelle. Mais кtre dans un
autre а titre de partie, comme l'вme dans l'homme, n'exclut pas tout а fait que
ce qui est dans un autre puisse кtre dit une rйalitй individuelle.
10. A la corruption du corps, n'est pas retirй а
l'вme ce qui lui revient par nature d'кtre forme, bien qu'elle n'actualise pas
la matiиre comme forme.
11. L'intellection est l'opйration propre de l'вme
а considйrer le principe d'oщ procиde l'opйration. En effet, elle ne procиde
pas de l'вme par la mйdiation d'un organe corporel, comme la vision par la
mйdiation de l'њil. Cependant le corps communique а cette opйration du cфtй de
l'objet, car les images, objets de l'intellect, ne peuvent кtre sans les
organes corporels.
12. L'вme a quelque dйpendance au corps en tant
que sans le corps elle ne parvient pas а la complйtude de son espиce.
Cependant, elle ne dйpend pas du corps au point de ne pouvoir кtre sans le
corps.
13. Il est nйcessaire, si l'вme est forme du
corps, qu'il y ait un unique кtre commun de l'вme et du corps, а savoir l'кtre
du composй. Que l'вme et le corps soient de genre divers ne l'interdit pas car
ni l'вme ni le corps ne sont dans une espиce ou un genre sinon par rйduction,
ainsi que sont rйduites les parties а l'espиce ou au genre du tout.
(13 bis: la solution manque)
14. Ce qui est au sens propre corrompu n'est ni la
forme, ni la matiиre, ni l'кtre, mais le composй. On dit l'кtre du corps
corruptible en tant que le corps fait dйfection а cet кtre qui lui йtait commun
comme а l'вme, et qui demeure dans l'вme subsistante. Et l'on dit que l'кtre du
corps tire consistance de ses parties pour autant que,[de la rйunion] de ses parties, le corps est
constituй tel qu'il puisse recevoir l'кtre de l'вme.
15. Dans la dйfinition des formes, tantфt le sujet
est posй avant d'кtre informй, comme lorsqu'on dit "le mouvement est
l'acte de ce qui existe en puissance"; et tantфt aprиs кtre informй, comme
lorsqu'on dit "le mouvement est l'acte du mobile" et "la lumiиre
l'acte du lumineux". Et l'on dit l'вme acte du corps organisй en ce sens
que l'вme fait кtre le corps organisй comme la lumiиre fait quelque chose кtre
lumineux.
16. Les principes essentiels d'une espиce
quelconque sont ordonnйs non а l'кtre seulement, mais а l'кtre de cette espиce.
Donc, bien que l'вme puisse кtre par soi, elle ne peut кtre sans le corps dans
la complйtude de son espиce.
17. Quoique l'кtre soit ce qu'il y a de plus
formel, il est cependant ce qu'il y a de plus communicable, encore qu'il ne
le soit pas de la mкme faзon aux infйrieurs et aux supйrieurs. Ainsi le corps
participe а l'кtre de l'вme, mais pas aussi noblement que l'вme.
18. Bien que l'кtre de l'вme soit en quelque faзon
celui du corps, cependant le corps n'atteint pas а la participation de l'кtre
de l'вme dans toute sa noblesse et sa force. Et ainsi, il y a quelque
opйration de l'вme oщ ne communique pas le corps.
[1] "Ce quelque chose" est la
traduction littйrale de l'expression "hoc aliquid"
qui elle-mкme est la traduction littйrale de l'expression technique
aristotйlicienne todeti.
Les oreilles souffrent mais pourquoi faudrait-il rendre littйraire ce qui est
littйral? Le dйmonstratif "ce" indique qu'il s'agit d'un individu,
"quelque chose" indique qu'il s'agit d'une substance.
[2] On sait que le terme "кtre" en
franзais est amphibologique, puisqu'il dйsigne tantфt comme substantif un кtre
(ens), et tantфt comme verbe l'acte d'кtre (esse).
Pour йviter toute йquivoque, "кtre" sera toujours employй au sens de
acte d'кtre (actus essendi) et sera soulignй pour le
rappeler; "un кtre" sera rendu par les termes йtant, existant (ens). Pour tout ce qui regarde le vocabulaire existentiel,
nous renvoyons au livre de M. E. Gilson, L'кtre et l'essence, Paris, Vrin, 1962, 2e йd., p. 7-21.
Objections:1. Il semble que oui: le philosophe dit en effet[1] que la sensitive n'est
pas sans le corps alors que l'intellect en est sйparй. Or l'intellect, c'est
l'вme humaine. Donc l'вme humaine est sйparйe du corps selon l'кtre.
2. L'вme est l'acte du corps organisй en tant que
le corps est son organe. Si donc l'intellect est uni au corps comme sa forme du
point de vue de l'кtre, il faut que le corps soit son organe, ce qui est
impossible comme le prouve le philosophe[2].
3. La concrйtion de la forme а la matiиre est
plus grande que celle de la puissance а son organe. Mais l'intellect, а cause
de sa simplicitй, ne peut кtre concrйtisй au corps comme la puissance l'est а
l'organe. Encore moins peut-il lui кtre uni comme la forme а la matiиre.
4. Il a йtй dit que l'intellect, c'est-а-dire la
puissance intellective, n'a pas d'organe, mais que l'essence mкme de l'вme est
unie au corps comme sa forme. En sens contraire: l'effet n'est pas plus simple
que la cause. Or la puissance de l'вme est l'effet de son essence, puisque
toutes les puissances dйcoulent de son essence. Aucune puissance de l'вme n'est
donc plus simple que son essence. Si donc l'intellect ne peut кtre l'acte du
corps, comme il est prouvй dans le De Anima[3], l'вme intellective ne pourra кtre unie au
corps comme sa forme.
5. Toute forme unie а la matiиre est individuйe
par la matiиre. Si donc l'вme intellective est unie au corps comme sa forme, il
faut qu'elle soit individuйe. Par suite, les formes qu'elle reзoit en elle, le
seront йgalement. L'вme intellective ne pourra donc pas connaоtre les
universels, ce qui est manifestement faux.
6. La forme universelle ne tire pas le fait d'кtre
objet d'intellection de la chose hors de l'вme, car toutes les formes qui sont
dans les choses hors de l'вme sont individuйes. Si donc les formes connues
sont universelles, il faut qu'elles tirent cette qualitй de l'вme intellective.
L'вme intellective n'est donc pas une forme individuйe. Ainsi n'est-elle pas
unie au corps selon l'кtre.
7. Il a йtй dit que les formes intelligibles,
d'un cфtй, sont inhйrentes а l'вme, elles sont alors individuйes; mais, d'un
autre cфtй, elles sont les similitudes des choses, elles sont alors
universelles, reprйsentant les choses d'aprиs leur nature commune et non
d'aprиs les principes individuants. En sens contraire: comme la forme est
principe d'opйration, l'opйration procиde de la forme selon son mode
d'inhйrence au sujet connaissant. Autant un corps est chaud, autant il chauffe.
Si donc les espиces[ou idйes] des
choses qui sont dans l'вme sont individuйes par le cфtй oщ elles sont
inhйrentes а l'вme, la connaissance qui en rйsulte ne sera qu' individuelle et
non universelle.
8. Le Philosophe dit[4] que, de mкme que le trigone est dans le
tйtragone, et le tйtragone dans le pentagone, de mкme la nutritive est dans la
sensitive, et la sensitive dans l'intellective. Mais le trigone n'est pas en
acte dans le tйtragone, il ne l'est qu'en puissance, et il en va de mкme du
tйtragone dans le pentagone. Donc puisque la partie intellective de l'вme n'est
unie au corps que par la mйdiation de la nutritive et de la sensitive, et que
celles-ci ne sont pas en acte dans l'intellective, la part intellective de
l'вme ne sera pas unie au corps.
9. Le Philosophe dit[5] qu'on n'est pas simultanйment animal et
homme, mais d'abord animal, puis homme. Ce par quoi on est animal et ce par
quoi on est homme, ce n'est pas la mкme chose; car animal, on l'est, par la
sensitive, et homme par l'intellective. Donc la sensitive et l'intellective ne
sont pas unie dans l'unique substance de l'вme. D'oщ mкme objection que
prйcйdemment.
10. La forme est dans le mкme genre que la matiиre
а laquelle elle est unie. Or l'intellect n'est pas du genre des rйalitйs
corporelles. Donc l'intellect n'est pas uni au corps comme а la matiиre.
11. De deux substances existant en acte ne rйsulte
rien de "un". Mais tant le corps que l'intellect sont des substances
existant en acte. Donc l'intellect ne peut кtre uni au corps de telle sorte que
d'eux rйsulte quelque chose de "un".
12. Toute forme unie а la matiиre est amenйe а
l'acte par mouvement et mutation de la matiиre. Or l'вme intellective n'est pas
amenйe а l'acte а partir de la matiиre, mais elle vient "d'ailleurs",
comme dit le philosophe[6].
Elle n'est donc pas une forme unie а la matiиre.
13. Chacun agit selon son mode d'кtre. Or l'вme,
en tant qu'elle fait acte d'intellection, agit sans le corps, -par soi. Elle
n'est donc pas unie au corps selon l'кtre.
14. La moindre inconvenance est impossible а Dieu.
Or il est inconvenant que l'вme innocente soit recluse dans le corps, lequel lui
tient lieu de prison. Il est donc impossible а Dieu d'unir l'вme au corps.
15. Aucun artisan sensй ne met d'entrave а son
њuvre. Or l'entrave maximum а ce que l'вme parvienne а la connaissance de la
vйritй, qui fait sa perfection, c'est le corps, d'aprиs le livre de la Sagesse:
"un corps corruptible appesantit l'вme, une habitation d'argile alourdit
le sens aux multiples cogitations" (Sg 9,15).
16. Les choses qui sont unies ont entre elles une
mutuelle affinitй. Or l'вme et le corps sont en conflit; car "la chair
convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair" (Gal, 5,17). Donc
l'вme intellective n'est pas unie au corps.
17. L'intellect est en puissance а toutes les
formes intelligibles et n'en possиde aucune en acte, comme la matiиre premiиre
est en puissance а toutes les formes sensibles et n'en possиde aucune en acte.
C'est pour cette raison que la matiиre est pour toutes les[formes sensibles] unique, et donc est
unique l'intellect pour[toutes les
formes intelligibles]. Voilа pourquoi il n'est pas uni а un corps qui l'individuerait.
18. Le Philosophe montre[7] que si l'intellect disposait d'un organe
corporel, il aurait telle nature dйterminйe d'entre les natures sensibles, et
qu'ainsi il ne serait rйceptif ni connaisseur de toutes les formes sensibles.
Or la forme est plus fermement unie а la matiиre que la facultй а son organe.
Donc, si l'intellect est uni au corps, il devrait avoir telle nature sensible
dйterminйe et serait ainsi incapable de connaоtre et de percevoir toutes les
formes sensibles, ce qui est impossible.
19. Toute forme unie а la matiиre est reзue dans
la matiиre. Or tout ce qui est reзu l'est selon le mode de ce qui le reзoit.
Donc toute forme unie а la matiиre est en elle selon le mode de la matiиre.
Mais le mode de la matiиre sensible n'est pas apte а recevoir quelque chose
selon le mode intelligible. Donc puisque l'intellect dispose d'un кtre
intelligible, il ne peut кtre une forme unie а la matiиre.
20. Si l'вme est unie а la matiиre corporelle, il
faut qu'elle soit reзue en elle. Or tout ce qui est reзu par ce qui a йtй reзu
dans la matiиre, est dans la matiиre. Donc si l'вme est unie а la matiиre, tout
ce qui est reзu dans l'вme le sera dans la matiиre. Mais les formes
intelligibles ne peuvent кtre reзues dans la matiиre premiиre, au contraire
elles ne deviennent intelligibles que par abstraction de la matiиre; et ainsi
l'intellect, qui est capable de recevoir les formes intelligibles, ne sera pas
uni а la matiиre corporelle.
En sens contraire: 1. Le Philosophe dit[8] qu'il n'y a pas а douter de l'union de l'вme
et du corps, pas plus d'ailleurs que celle de la figure et de la cire. La
figure ne peut en aucune faзon кtre sйparйe de la cire selon l'кtre. Donc l'вme
n'est pas sйparйe du corps. Or l'intellect est une partie de l'вme, comme le
dit le philosophe[9].
Donc l'intellect n'est pas sйparй du corps selon l'кtre.
2. Aucune forme substantielle n'est sйparйe de la
matiиre selon l'кtre. Or l'вme
intellective est forme du corps. Elle n'est donc pas sйparйe de la matiиre
selon l'кtre.
Rйponse: Pour йlucider cette question, on doit considйrer que partout
oщ l'on trouve qu'une chose est tantфt en puissance et tantфt en acte, il faut
qu'il y ait un principe par quoi cette chose est en puissance. Par exemple, que
l'homme tantфt sente en acte, et tantфt en puissance, il faut а cause de cela
poser dans l'homme un principe sensitif qui soit en puissance rйfйrй aux objets
sensibles. S'il йtait en effet toujours en acte de sensation, les formes
sensibles seraient toujours en acte dans le principe du sentir. Pareillement,
puisque l'homme se montre du point de vue de l'intellection tantфt en acte et
tantфt en puissance, il faut considйrer qu'il y a dans l'homme un principe
d'intellection qui soit en puissance aux objets intelligibles. Et ce principe,
le Philosophe l'appelle intellect possible[10].
Cet intellect possible, il lui est nйcessaire d'кtre en puissance а
tous les objets intelligibles par l'homme, d'кtre rйceptif а ces objets, et
par consйquent d'en кtre dйpourvu; parce que, la condition pour recevoir des
choses et leur кtre en puissance, c'est d'en кtre dйpourvu. Ainsi la pupille,
qui pour recevoir toutes les couleurs en est totalement dйpourvue. Or l'homme
est naturellement apte а connaоtre les formes de toutes les choses sensibles,
il faut donc que l'intellect soit dйpourvu, quant а lui, de toutes les formes
et natures sensibles. Il faut ainsi qu'il ne dispose d'aucun organe sensible.
Sinon, il serait dйterminй а la connaissance de la nature sensible, comme la
puissance visuelle l'est а la nature de l'њil.
Cette dйmonstration d'Aristote dйtruit la position des philosophes
anciens affirmant que l'intellect ne diffиre pas des puissances sensitives, ou
encore celle d'autres affirmant que le principe d'intellection chez l'homme est
une certaine forme ou facultй mйlangйe au corps, comme le sont les autres
formes ou facultйs matйrielles.
Mais en fuyant cette erreur, certains tombent dans l'erreur contraire.
Ils estiment en effet que l'intellect est dйpourvu de toute nature sensible et
non mкlй au corps, au sens qu'il serait une substance sйparйe du corps selon
l'кtre et, pour cause, en puissance а toutes les formes intelligibles. Mais
cette position est absolument intenable. Nous ne soulevons la question de
l'intellect possible que pour autant que par lui l'homme fait acte
d'intellection. C'est ainsi que Aristote aborde le problиme. C'est йvident par
ce qu'il dit dans le De anima lorsqu'il commence а traiter de l'intellect
possible: "Concernant la partie de l'вme par laquelle il connaоt et juge, etc... J'appelle intellect possible ce par quoi l'вme fait
acte d'intellection"[11].
Or si l'intellect йtait une substance sйparйe, il serait impossible que par lui
l'homme fasse acte d'intellection. Impossible en effet quand une substance
opиre quelque opйration ou action, que cette opйration soit celle d'une autre
substance qu'elle-mкme. Bien que de deux substances l'une puisse кtre pour
l'autre cause d'opйration -ainsi l'agent principal pour l'instrument -cependant
l'action de l'agent principal n'est pas numйriquement la mкme que celle de
l'instrument, car l'action de l'agent principal est de mouvoir l'instrument,
celle de l'instrument d'кtre mu et de mouvoir quelque chose d'autre. Si donc
l'intellect possible est une substance sйparйe selon l'кtre de tel ou tel
homme, il est impossible que l'intellection de l'intellect possible soit l'acte
de cet homme-ci ou de celui-lа. Dиs lors, puisque cette opйration n'est
imputable а nul autre principe en l'homme qu'а l'intellect possible, il
s'ensuit qu'aucun homme ne connaоt quoi que ce soit. C'est pourquoi on doit
observer un mкme mode de rйfutation contre cette position et contre ceux qui
nient les[premiers] principes, comme le
montre la rйfutation d'Aristote[12].
Voulant йviter cet inconvйnient, Averroиs, adepte de cette position,
soutint que l'Intellect possible, bien que sйparй du corps selon l'кtre, reste
en continuitй avec l'homme par la mйdiation des images. Car les images, comme
dit le Philosophe[13],
ont trait а l'intellect possible, comme les sensibles au sens, et les couleurs
а la vision. Ainsi donc, l'espиce intelligible dispose d'un double sujet, l'un
dans lequel elle existe selon l'кtre intelligible, l'autre dans lequel elle
existe selon l'кtre rйel, et ce dernier sujet, ce sont les images eux-mкmes. Il
y a donc contact de l'intellect possible avec les images en tant que l'espиce
intelligible est d'une certaine faзon ici et lа, et par ce contact l'homme fait
par l'intellect possible acte d'intellection.
Mais pour ce faire, un tel contact ne suffit pas. En effet un sujet
n'est pas connaissant par la prйsence en lui de l'espиce intelligible, mais par
la prйsence en lui de la puissance cognitive. Or il est йvident, d'aprиs ce que
prйtend la thиse, que rien ne sera prйsent а l'homme hormis la seule espиce
intelligible. Quant а la puissance d'intellection qu'est l'intellect, elle est,[dit-on], complиtement sйparйe. L'homme
tiendra donc, de la continuitй sus-dite, non pas
d'кtre intelligent, mais d'кtre objet d'intellection, soit en lui-mкme, soit
partie de lui-mкme, ce qui apparaоt manifestement par l'exemple citй plus haut.
Si en effet les images sont par rapport а l'intellect comme les couleurs а la
vue, il n'y aura pas, d'aprиs ce que l'on a dit, d'autre continuitй de
l'intellect possible а nous-mкmes par les images que celle de la vue au mur par
les couleurs. Or le mur, par le fait que les couleurs sont en lui, dispose, non
pas de la possibilitй de voir, mais seulement d'кtre vu. Par consйquent
l'homme, du fait que les images sont en lui, n'a pas de quoi faire acte
d'intellection, mais seulement d'кtre objet d'intellection.
De plus, l'image n'est pas le sujet de l'espиce intelligible en tant
que celle-ci est actuellement objet d'intellection, mais elle le devient plutфt
en tant qu'elle est abstraite des images. Or l'intellect possible n'est sujet
de l'espиce intelligible que pour autant qu'elle est actuellement objet
d'intellection, une fois abstraite des images. Aucune unitй de continuitй de
l'intellect aux images ne justifie la continuitй de l'intellect possible avec
nous.
De plus, si personne ne devient intelligent par les espиces
intelligibles а moins qu'elles ne soient actuellement objet d'intellection, il
s'ensuit que nous ne sommes nullement intelligent d'aprиs la position sus-dite. En effet, les espиces intelligibles ne nous sont
prйsentes que de leur immanence aux images, lа oщ elles ne sont objet
d'intellection qu'en puissance.
Ainsi donc, de notre point de vue, la position sus-dite
apparaоt impossible. Ce qui apparaоt encore а prendre la nature des substances
sйparйes: йtant trиs parfaites, il leur est impossible, dans leurs opйrations
propres, d'avoir besoin des choses matйrielles ou de leurs opйrations; ou
encore d'кtre en puissance aux choses de cet ordre, alors que c'est dйjа
manifeste des corps cйlestes qui sont[pourtant]
infйrieurs aux substances sus-dites. Dиs lors, comme
l'intellect possible est en puissance aux espиces des choses sensibles, et que
son opйration ne s'accomplit pas sans les images, qui elles--mкmes dйpendent de
notre opйration, il est impossible et impensable que l'intellect possible soit
l'une des substances sйparйes.
D'oщ l'on doit dire que l'intellect possible est l'une des forces ou
puissances de l'вme humaine. Puisqu'en effet l'вme humaine est une forme unie
au corps, sans кtre cependant sous l'emprise du corps et immergйe en lui а
l'instar des autres formes matйrielles, mais qu'elle excиde la capacitй de
toute la matiиre corporelle, il lui appartient, prйcisйment quant а ce pouvoir
d'excйder la matiиre corporelle, d'кtre en puissance aux intelligibles, ce qui
relиve de l'intellect possible. Assurйment, de par son union au corps, elle a
des opйrations et des forces auxquelles le corps prend part, telles les forces
de la partie nutritive et sensitive. On sauve ainsi la nature de l'intellect
possible dйcrite par Aristote: l'intellect possible n'est pas une puissance
fondйe sur quelque organe corporel, et pourtant l'homme fait par lui
formellement acte d'intellection en tant qu'il se fonde dans l'essence de
l'вme humaine, laquelle est forme de l'homme.
Solutions: 1. L'intellect est dit sйparй, mais non les sens,
parce que, aprиs la corruption du corps, l'intellect demeure dans l'вme sйparйe
а la diffйrence des puissances sensitives. Ou mieux encore, parce que
l'intellect n'utilise pas d'organe corporel pour son opйration а l'inverse des
sens.
2. L'вme humaine est l'acte du corps organisй du
fait que le corps est son organe. Il ne faut pas cependant qu'il le soit pour
toute puissance ou vertu de l'вme, car celle-ci excиde la mesure du corps,
comme on l'a dit.
3. L'organe d'une puissance est principe de
l'opйration de cette puissance. Si donc l'intellect possible йtait uni а
quelque organe, son opйration serait l'opйration de cet organe. Et il serait
ainsi impossible au principe de l'acte d'intellection d'кtre dйpourvu de toute
nature sensible. Car ce principe, l'intellect possible, serait conjoint а son
organe, comme le principe de la vue par lequel nous sentons, est la vue
conjointe а la pupille. Mais que l'вme soit forme du corps, il ne s'ensuit pas
que l'intellect possible soit bornй а quelque nature sensible, car l'вme
humaine excиde la mesure du corps.
4. L'intellect possible procиde de l'вme humaine
en tant qu'elle est йlevйe au-dessus de la nature corporelle. Par consйquent,
du fait qu'il n'est pas l'acte de quelque organe corporel, il n'excиde pas
l'essence de l'вme en sa totalitй, mais il est en elle ce qui est suprкme.
5. L'вme humaine est une forme individuйe, comme
sont individuйes la puissance qu'on appelle intellect possible et les formes
intelligibles qu'elle reзoit. Cela n'empкche pas celles-ci d'кtre en acte objet
d'intellection. Un objet est intelligible en acte de ce qu'il est immatйriel,
non de ce qu'il est universel; que l'universel soit intelligible rйsulte plutфt
de ce qu'il est abstrait des principes matйriels qui l'individualisent. Car il
est manifeste que les substances sйparйes sont intelligibles en acte et sont
pourtant des individus. Aristote dit[14]
que les substances sйparйes que posait Platon, йtaient des individus. D'oщ il
ressort que, si l'individuation rйpugnait а l'intelligibilitй, la mкme
difficultй demeurerait pour ceux qui affirment que l'intellect possible est une
substance sйparйe. Ainsi, c'est un individu, individuant les espиces reзues en
lui. Il faut donc le savoir: bien que les espиces reзues dans l'intellect
possible soient individuйes en tant qu'elles sont immanentes а l'intellect
possible, cependant, en tant qu'elles sont immatйrielles, c'est par elles
qu'est connu l'universel conзu par abstraction des principes individuants. Les
universels, dont s'occupent les sciences, sont connues moyennant les espиces
intelligibles; quant а ces derniиres, il est йvident qu'elles sont l'objet, non
pas de toutes les sciences, mais seulement de la physique et de la
mйtaphysique. Car l'espиce intelligible est ce par quoi l'intellect fait acte
d'intellection, et non pas son objet, sinon par rйflexion en tant que
l'intellection porte sur l'acte d'intellection et sa forme.
6. L'intellect donne aux formes intelligibles
l'universalitй en tant qu'il les abstrait des principes matйriels
individuants. Par consйquent, il faut, non pas que l'intellect soit universel,
mais immatйriel.
7. L'espиce de l'opйration suit l'espиce de la
forme, principe d'opйration, bien que l'inefficacitй de l'opйration suive la
forme en fonction de son inhйrence au sujet. Du fait que la chaleur est ce
qu'elle est, elle chauffe; mais selon qu'elle perfectionne plus ou moins le
sujet, elle chauffe plus ou moins efficacement. L'intellection des universels
appartient а l'espиce de l'opйration intellectuelle. Elle suit donc l'espиce
intelligible conformйment а sa raison propre. Mais en fonction de son
inhйrence plus ou moins parfaite а l'intelligence rйsulte un acte
d'intellection plus moins parfait.
8. La comparaison des figures[gйomйtriques] aux parties de l'вme envisagйe
par le Philosophe doit s'entendre ainsi: de mкme que le tйtragone a tout ce
qu'a le trigone et plus encore, et le pentagone tout ce qu'a le tйtragone, de
mкme l'вme sensitive a tout ce qu'a la nutritive, et l'вme intellective tout ce
qu'a la sensitive, et plus encore. Donc il n'est pas montrй par lа que la
sensitive et la nutritive diffиrent essentiellement de l'intellective, mais
plutфt que l'une d'entre elles inclut l'autre.
9. Comme dit le philosophe[15], de mкme qu'on ne conзoit pas simultanйment
l'animal et l'homme, de mкme on ne conзoit pas simultanйment l'animal et le
cheval. Ce n'est pas une raison pour dire que dans l'homme l'вme sensitive, qui
fait l'animal, est un principe substantiellement autre que l'вme intellective,
qui fait l'homme. Car on ne peut pas dire que dans le cheval il y a des
principes substantiellement divers dont l'un fait l'animal et l'autre le
cheval. Mais on parle d'une diversitй de principes pour la raison que dans
l'animal conзu apparaissent d'abord les opйrations imparfaites, du fait que
toute gйnйration est la transmutation de l'imparfait au parfait.
10. La forme ne relиve d'aucun genre, comme on l'a
dit. Par consйquent, puisque l'вme intellective est la forme de l'homme, elle
n'est pas dans un autre genre que le corps; mais l'un et l'autre est dans le
genre de l'animal et, par rйduction, dans le genre de l'homme.
11. De deux substances, existant en acte et chacune
parfaite dans son espиce et sa nature, ne rйsulte pas quelque chose de
"un". Or l'вme et le corps ne sont pas ainsi, puisque ce sont des
parties de la nature humaine. De lа, rien n'empкche que d'elles rйsulte quelque
chose de "un".
12. L'вme humaine, bien que forme unie au corps,
dйpasse la mesure de toute la matiиre corporelle. Elle ne peut donc кtre
extraite de la puissance de la matiиre par quelque mouvement ou mutation а
l'instar des autres formes qui sont immergйes dans la matiиre.
13. L'вme humaine possиde une opйration dans
laquelle le corps n'a pas de part et, de ce point de vue, elle surpasse la
mesure du corps. Cela ne l'empкche pas d'кtre en quelque faзon unie au corps.
14. Cette objection procиde de la position
d'Origиne affirmant que les вmes furent crййes au commencement sans corps parmi
les substances spirituelles, et qu'ensuite elles furent unies au corps pour y
кtre enfermйes comme dans une prison. Mais il disait cela des вmes non
innocentes, souffrant en vertu d'un pйchй prйcйdent. Origиne estimait en effet
que l'вme humaine possиde une espиce complиte, selon l'opinion de Platon, et
que le corps lui advenait par accident. Ceci йtant faux, comme on l'a montrй
plus haut, ce n'est pas а son dйtriment que l'вme est unie au corps, mais c'est
pour la perfection de sa nature. Que le corps lui soit une prison et une
infection, c'est la sanction d'une prйvarication premiиre.
15. Le mode de connaissance naturelle а l'вme est
de percevoir la vйritй intelligible sous un mode de perception infйrieur а
celui des substances spirituelles supйrieures, а savoir en la recevant des
sensibles. Mais lа encore, elle souffre empкchement de par la corruption du
corps, qui provient du pйchй du premier parent.
16. Que la chair convoite contre l'esprit, cela mкme
montre l'affinitй de l'вme et du corps. L'esprit, c'est la partie supйrieure de
l'вme, par laquelle l'homme surpasse les autres animaux, comme le dit Augustin[16]. Quant а la chair, on
dit qu'elle convoite par cela que les parties de l'вme fixйes а la chair
convoitent les choses qui sont dйlectables а la chair; lesquelles convoitises
rйpugnent cependant а l'esprit.
17. Que l'intellect possible n'ait pas de forme
intelligible en acte mais seulement en puissance, comme la matiиre n'a pas de
forme sensible en acte, ne montre pas que l'intellect possible soit
"un" en tous les hommes, mais qu'il est "un" au regard de
toutes les formes intelligibles, comme la matiиre premiиre est "une"
au regard de toutes les formes sensibles.
18. Si l'intellect disposait d'une organe
corporel, il faudrait que cet organe soit avec l'intellect co-principe de
l'acte d'intellection, comme la pupille est avec la puissance visuelle
principe de vision. Et ainsi le principe d'intellection aurait une certaine
nature sensible dйterminйe, ce qui est йvidemment faux d'aprиs la
dйmonstration d'Aristote rapportйe plus haut[17]. Cela ne dйcoule pas du fait que l'вme est
forme du corps humain, parce que l'intellect possible est l'une de ses
puissances en tant qu'elle excиde la mesure du corps.
19. L'вme, bien qu'elle soit unie au corps selon
le mode du corps, cependant, du cфtй par lequel elle excиde la capacitй du
corps, elle possиde une nature intellectuelle. Et ainsi les formes reзues en
elle sont intelligibles et non matйrielles. La solution vaut йvidemment pour
l'objection 20.
Objections: 1. Il semble que oui. En effet, la perfection est
proportionnйe au perfectible. Or la perfection de l'intellect, c'est la vйritй,
car le vrai est le bien de l'intellect, comme dit le philosophe[1]. Comme la vйritй est unique tous ceux
qui la conзoivent, il semble que l'intellect possible soit unique pour tous.
2. Augustin dit au livre Du nombre des вmes:
"Au sujet du nombre des вmes, je ne sais que te rйpondre. Dirai-je en
effet qu'il n'y a qu'une seule вme, tu seras troublй parce que dans l'un elle
est heureuse et dans l'autre misйrable, et rien ne peut кtre simultanйment
heureux et misйrable. Dirai-je qu'il y a simultanйment une вme et beaucoup
d'вmes, tu riras et il n'est pas facile pour moi d'кtre en mesure rйprimer ton
rire. Dirai-je seulement qu'elles sont beaucoup, je rirai de moi et j'aurai
moins de peine а supporter mon dйplaisir que le tien"[2]. Qu'il y ait plusieurs вmes en plusieurs
hommes semble donc risible.
3. Tout ce qui est distinct d'un autre l'est par
la possession de telle nature dйterminйe. Mais l'intellect possible est en
puissance а toutes les formes, n'en possйdant aucune en acte. Donc l'intellect
possible ne peut кtre distinct ni par consйquent кtre multipliй pour кtre
multiple en divers sujets.
4. L'intellect possible est dйpourvu de tout
objet d'intellection car il n'y a, avant l'acte d'intellection, ni intellect
possible en acte, ni objet d'intellection en acte, ainsi que le dit le
Philosophe au livre III De l'вme[3]. Or dans le mкme
livre, il est dit que l'intellect est intelligible tout comme les autres
choses. Il est donc alors dйpouillй de lui-mкme, et ainsi il n'a pas de quoi
кtre multipliй en plusieurs.
5. En toutes choses distinctes et multiples, il
faut qu'il y ait quelque chose de commun. Entre plusieurs hommes
"homme" leur est commun, entre plusieurs animaux, "animal".
Mais l'intellect possible n'a rien de commun[avec les choses а connaоtre], comme dit le philosophe[4]. Donc il ne peut кtre distinguй ni
multipliй en divers sujets.
6. En ce qui concerne les rйalitйs sйparйes de la
matiиre, comme le dit Rabbi Moyses, elles ne se
multiplient qu'en raison de la diffйrence entre la cause et le causй. Mais
l'intellect d'un homme n'est pas la cause d'un autre. Puisque donc l'intellect
possible est sйparй, comme il est dit au De anima[5], l'intellect ne sera pas dйmultipliй en
divers sujets.
7. Le philosophe dit[6] que l'intellect et ce qui est conзu, c'est
la mкme chose. Mais l'intelligible en acte est identique pour tous. Donc
l'intellect possible est unique pour tous.
8. L'objet d'intellection en acte, c'est
l'universel, lequel est le mкme dans le multiple. Mais cette universalitй, la
forme intelligible ne la tient pas de la chose. En effet, dans les choses, il
n'y a de forme de l'homme qu'individuйe et multipliйe en divers sujets. Donc
elle la tient de l'intellect. L'intellect est donc le mкme pour tous.
9. Le Philosophe dit[7] que l'вme est le lieu des espиces intelligibles.
Or le lieu est commun aux diverses choses qui sont en lui. Donc l'вme n'est pas
multipliйe en raison de la diversitй des hommes.
10. Il йtait dit que l'вme est le lieu des espиces
par ce qu'elle en est le contenant. En sens contraire: de mкme que l'intellect
est le contenant des espиces intelligibles, ainsi le sens est le contenant des
espиces sensibles. Si donc l'intellect est le lieu des espиces parce qu'il en
est le contenant, pour la mкme raison le sens est le lieu des espиces. Ce qui
va contre le Philosophe disant[8]
que l'вme est le lieu des espиces, sauf qu'il ne s'agit pas de toute l'вme mais
seulement de l'intellective.
11. Rien n'opиre que lа oщ il existe. Mais c'est
partout que l'intellect possible opиre. Il connaоt en effet les rйalitйs qui
sont au ciel, sur la terre, et partout. Donc l'intellect possible est partout.
Donc il est unique en tous.
12. Ce qui est limitй а un unique particulier possиde
une matiиre dйterminйe, car le principe d'individuation, c'est la matiиre.
Mais l'intellect possible n'est pas limitй а la matiиre, comme le montre le De
anima[9]. N'йtant pas
limitй а quelque chose de particulier, il est unique en tous.
13. On disait que l'intellect possible a une
matiиre dans laquelle il est, а laquelle il est dйterminй, а savoir le corps
humain. En sens inverse: Les principes individuants doivent appartenir а
l'essence de l'individuй. Mais le corps n'appartient pas а l'essence de
l'intellect possible: ce dernier ne peut donc кtre individuй par le corps, ni
par consйquent кtre multipliй.
14. Le philosophe dit[10] que s'il y avait plusieurs mondes, il y
aurait plusieurs premiers ciels; et si plusieurs premiers ciels, plusieurs
premiers moteurs. Et ainsi les premiers moteurs seraient matйriels. Pour la
mкme raison, s'il y avait plusieurs intellects possibles en plusieurs hommes,
l'intellect possible serait matйriel, ce qui est impossible.
15. S'il y a plusieurs intellects possibles pour
les hommes, il faut qu'ils demeurent en nombre а la corruption du corps. Mais
alors, comme il ne peut y avoir de diffйrence sinon par la forme, il faut
qu'ils diffйrent selon l'espиce. Puisque donc, а la corruption du corps, ils
n'obtiennent pas d'espиce autre -car rien n'est transformй d'espиce en espиce
sinon par corruption -avant la corruption des corps ils diffйraient aussi selon
l'espиce. Mais l'homme tient son espиce de l'вme intellective. Donc les hommes,
а les prendre dans leur diversitй, ne sont pas de la mкme espиce, ce qui est
manifestement faux.
16. Ce qui est sйparй du corps ne peut кtre
multipliй en raison du corps. Mais l'intellect possible est sйparй du corps,
comme le prouve le Philosophe[11].
Il ne peut donc кtre multipliй ou distinguй par les corps. Il n'y en a donc
pas plusieurs pour plusieurs hommes.
17. Si l'intellect possible se multiplie en divers
sujets, il faut que les espиces intelligibles se multiplient йgalement. Il
s'ensuit qu'elles sont ainsi formes individuelles. Mais les formes
individuelles ne sont intelligibles qu'en puissance. Il faut en effet que
l'universel, qui est proprement objet d'intellection, en soit abstrait. Les
formes intйrieures а l'intellect seront donc intelligibles en puissance
seulement, et ainsi l'intellect possible ne pourra faire acte d'intellection.
18. Agent et patient, moteur et mы ont quelque
chose de commun. Or les phantasmes sont comparйs а l'intellect qui est en nous
comme l'agent au patient, le moteur au mы. Donc l'intellect qui est en nous a
quelque chose de commun avec les phantasmes. Mais l'intellect n'a rien de
commun avec quoi que ce soit, comme le dit le De anima[12]. Donc l'intellect possible est autre que
l'intellect qui est en nous et ainsi l'intellect possible ne se multiplie pas
en divers hommes.
19. Chacun, pour autant qu'il est, est un. Ce dont
l'кtre ne dйpend pas d'un autre, son
unitй non plus. Mais l'кtre de l'intellect
possible ne dйpend pas du corps, sinon il se corromprait а la corruption du
corps. Donc l'unitй de l'intellect possible ne dйpend pas du corps, ni par
consйquent de sa multitude. L'intellect possible n'est donc pas multipliй en
divers corps.
20. Le Philosophe dit[13] que dans les[substances] de forme simple, identique est
la chose et son essence, c'est-а-dire la nature spйcifique. Mais l'intellect
possible est seulement forme. En effet, s'il йtait composй de matiиre et de
forme, il ne serait pas la forme d'autre chose. L'вme intellective est donc la
nature spйcifique mкme de son espиce. Si donc la nature spйcifique est la mкme
dans toutes les вmes intellectives, il ne peut se faire que l'вme intellective
se multiplie en divers sujets.
21. L'вme ne se multiplie selon les corps qu'en
raison de son union au corps. Mais l'intellect possible ne dйcoule de l'вme
que par le cфtй oщ l'вme excиde l'union du corps. Donc l'intellect possible ne
se multiplie pas chez les hommes.
22. Si l'вme humaine se multiplie d'aprиs la
division des corps, et l'intellect possible par la multiplication des вmes,
comme il est manifeste que les espиces intelligibles sont а multiplier autant
que l'intellect possible est multipliй, reste que le premier principe de
multiplication revient а la matiиre corporelle. Or ce qui est multipliй par la
matiиre est individuel et non pas intelligible en acte. Les espиces qui sont
dans l'intellect possible ne seront donc pas intelligibles en acte, ce qui est
incohйrent. Donc ni l'вme ni l'intellect possible ne se multiplie en divers
sujets.
En sens contraire: 1. Par l'intellect possible, l'homme fait acte
d'intelligence. Il est dit en effet dans le De anima[14] que l'intellect possible est ce par quoi
l'вme fait acte d'intelligence. Si donc l'intellect possible est unique en
tous, il s'ensuit que ce que pense l'un, l'autre le pense, ce qui est
manifestement faux.
2. L'вme intellective se compare au corps comme
la forme а la matiиre et comme le moteur а son instrument. Or toute forme
requiert une matiиre dйterminйe et tout moteur des instruments dйterminйs. Il
est donc impossible que soit unique l'вme intellective en la diversitй des
hommes.
Rйponse: Disons que cette question dйpend de la prйcйdente. Si en effet
l'intellect possible est une substance sйparйe du corps selon l'кtre, il sera nйcessairement unique.
Tout ce qui est sйparй du corps selon l'кtre
ne peut en aucune faзon кtre multipliй par la multiplication des corps. Cependant
la thиse de l'unicitй de l'intellect appelle une considйration spйciale parce
qu'elle soulиve une difficultй spйciale. A premiиre vue, il semble qu'il est
impossible pour l'intellect possible d'кtre unique pour tous les hommes. Il
est manifeste que l'intellect possible se compare aux perfections acquises par
la science comme une perfection premiиre а une seconde, et que par l'intellect
possible nous sommes savants en puissance: c'est ce qui force а poser un
intellect possible. Mais il est manifeste que les perfections en matiиre de
sciences ne sont pas les mкmes en tous, puisqu'on trouve que certains possиdent
des sciences qui font dйfaut aux autres. Or il paraоt incohйrent et impossible
que la perfection seconde ne soit pas unique en tous lа oщ la perfection
premiиre est unique pour tous; comme il est impossible qu'un unique sujet
premier soit en acte et en puissance vis-а-vis de la mкme forme, tout autant
qu'une surface soit blanche en acte et en puissance simultanйment.
Cette incohйrence, ceux qui affirment un intellect unique pour tous,
s'efforcent d'y йchapper par le fait que les espиces intelligibles qui font
la perfection de la science, ont un double sujet, comme on l'a dit plus haut,
а savoir les images eux-mкmes et l'intellect possible. Et parce que les images
ne sont pas les mкmes pour tous, de ce cфtй les espиces intelligibles ne sont
pas non plus les mкmes pour tous. Mais du cфtй oщ elles sont dans l'Intellect,
elles ne sont pas multipliйes. De lа vient que, vu la diversitй des images,
l'un possиde la science dont l'autre est dйpourvu. Mais la frivolitй de cette
position est patente d'aprиs ce qu'on a dit prйcйdemment. En effet les espиces
ne sont intelligibles en acte que parce qu'elles sont abstraites des images
pour кtre dans l'intellect possible. La diversitй des images ne peut кtre
cause de l'unitй ou de la multitude de la perfection propre а la science
intelligible. Sans compter que les habitus des sciences ne sont pas comme en
leur sujet dans quelque partie relevant de l'вme sensitive, ainsi qu'ils le
disent.
Mais quelque chose de plus difficile encore s'attache а ceux qui
affirment que l'intellect possible est unique en tous. Il est manifeste en
effet que cette opйration -l'intellection -procиde de l'intellect possible
comme du principe premier par quoi nous faisons acte d'intellection, de mкme
que l'opйration de sentir procиde de la puissance sensitive. Et bien qu'on ait
montrй plus haut que si l'intellect possible est sйparй de l'homme selon l'кtre, il n'est plus possible que l'acte
d'intellection, qui relиve de l'intellect possible, soit l'opйration de cet
homme-ci ou de cet homme-lа, cependant (hypothиse accordйe pour les besoins de
l'enquкte) il s'ensuit que cet homme-ci et celui-lа font acte d'intelligence par
l'acte mкme d'intellection de l'intellect possible. Or une opйration ne peut
кtre multipliйe que de deux maniиres: ou bien du cфtй des objets, ou bien du
cфtй du principe opйrant; toutefois on peut ajouter une troisiиme: du cфtй du
temps, par exemple lorsqu'une opйration quelconque subit une interruption.
L'acte mкme d'intellection, qui est l'opйration de l'intellect possible, peut
donc кtre multipliй par les objets: autre chose concevoir l'homme, autre chose
concevoir le cheval; et encore, selon le temps, autre chose par le nombre
concevoir ce qui fut hier, autre chose concevoir ce qui est aujourd'hui, si
l'opйration est discontinue. Mais l'intellection ne peut кtre multipliйe de
la part du principe opйrant, s'il n'y a qu'un unique intellect possible. Si
donc l'intellection mкme de l'intellect possible est l'intellection de cet
homme-ci et l'intellection de cet homme-lа, autre pourra кtre l'acte de
celui-ci et autre l'acte de celui-lа, s'ils conзoivent des objets divers (et la
raison peut en кtre la diversitй des images, comme ils disent). Et
pareillement, pourra кtre multipliй l'acte mкme d'intellection, si l'un conзoit
aujourd'hui et l'autre demain (ce qui peut кtre aussi rйfйrй а l'usage divers
des images). Mais de deux hommes en acte d'intelligence de la mкme chose dans
le mкme temps, il sera nйcessaire que l'acte d'intellection soit unique et
numйriquement identique, ce qui est manifestement impossible. Il est donc
impossible que l'intellect possible, par quoi nous faisons formellement acte d'intelligence,
soit unique en tous.
Si par l'intellect possible nous faisions acte d'intelligence comme par
un principe actif qui nous ferait intelligents par quelque principe intellectif
en nous, la position serait plus tolйrable, car un unique moteur mouvrait
divers sujets а leur opйration. Mais que divers sujets opиrent en vertu d'un
principe formellement unique est tout а fait impossible.
De plus, les formes et espиces des choses naturelles sont connues par
leurs opйrations propres. L'opйration propre de l'homme, en tant qu'homme,
est de faire acte d'intelligence et d'user de la raison. Il faut donc que le
principe de cette opйration, а savoir l'intellect, soit celui par lequel
l'homme dйtient sa nature spйcifique, et non pas en raison de l'вme sensitive
ou de l'une quelconque de ses vertus. Si donc l'intellect possible est unique
en tous, il s'ensuivrait que tous les hommes dйtiendraient leur nature
spйcifique par une unique substance sйparйe, position semblable а celle des
Idйes et recelant la mкme difficultй.
Il faut donc dire simplement qu'il n'y a pas un unique intellect pour
tous, mais qu'il se multiplie en divers sujets. Et comme il est une certaine
force ou puissance de l'вme humaine, il se multiplie selon la multiplication de
la substance mкme de l'вme, laquelle multiplication peut кtre considйrйe de la
faзon suivante. En effet, si quelque chose dont la raison comporte quelque
йlйment commun, reзoit une multiplication matйrielle, il est nйcessaire que cet
йlйment commun soit multipliй selon le nombre, l'espиce restant la mкme: ainsi
"chairs" et "os" sont de la raison de l'animal, d'oщ la
distinction des animaux qui existe en raison de cette chair-ci et de cette
chair-lа, fait la diversitй selon le nombre, non selon l'espиce. Or il est manifeste,
d'aprиs ce qu'on a dit plus haut, qu'il est de la raison de l'вme humaine de
pouvoir кtre unie au corps humain, puisqu'elle n'est pas en elle-mкme une
espиce complиte mais qu'elle est le complйment de l'espиce dans le composй
lui-mкme. C'est pourquoi son aptitude а unie а ce corps-ci ou а ce corps-lа
multiplie l'вme selon le nombre, mais non selon l'espиce, de mкme que cette
blancheur-ci diffиre de celle-lа par le nombre du fait qu'elle affecte ce
sujet-ci ou celui-lа. Mais l'вme humaine diffиre des autres formes en cela que
son кtre ne dйpend pas du corps ni par consйquent son кtre individuй. De fait
chacun, en tant qu'il est un, est en soi incommunicable et distinct de tout
autre.
Solutions: 1. La vйritй est l'adйquation de l'intellection а
la chose. Que plusieurs conзoivent la mкme vйritй vient de ce que leurs
conceptions sont adйquates а une mкme chose.
2. Augustin prкte а rire de soi non pour avoir
dit qu'il y a beaucoup d'вmes, mais seulement qu'il y en beaucoup, de telle
sorte qu'elles soient multiples et selon le nombre et selon la nature
spйcifique.
3. L'intellect possible ne se multiplie pas en
divers sujets en raison d'une diffйrence formelle mais en raison de la
multitude des substances de l'вme dont il est une puissance.
4. Il n'est pas nйcessaire que tout intellect
soit dйpourvu d'objet d'intellection, mais seulement l'intellect en puissance,
comme tout rйcepteur l'est de la nature de ce qu'il reзoit. Dиs lors, s'il y a
quelque intellect qui soit acte pur, comme l'intellect divin, il se conзoit par
lui-mкme. Mais l'intellect possible est dit intelligible а l'instar des autres
intelligibles, parce qu'il se conзoit moyennant l'espиce intelligible de choses
intelligibles autres. C'est en effet а partir de l'objet qu'il connaоt son opйration
et que par elle il vient а la connaissance de soi-mкme.
5. Il faut comprendre que l'intellect possible
n'a rien de commun avec les natures sensibles d'oщ il reзoit ses
intelligibles; un intellect possible cependant de commun avec un autre la nature
spйcifique.
6. Pour les rйalitйs qui sont sйparйes de la
matiиre selon l'кtre, il ne peut y avoir de distinction que selon l'espиce.
D'autre part, les diverses espиces sont constituйes en divers degrйs. C'est par
lа qu'elles sont assimilйes aux nombres, oщ les espиces sont diversifiйes par
addition et soustraction de l'unitй. Et ainsi, d'aprиs la position de ceux qui
disent que parmi les йtants, les infйrieurs sont
causйs par les supйrieurs, il s'ensuit que dans les choses sйparйes de la
matiиre, il y a multiplication selon la cause et le causй. Mais la foi ne
soutient pas cette position. L'intellect possible n'est pas une substance
sйparйe de la matiиre selon l'кtre. Le propos est donc sans raison.
7. Bien que l'espиce intelligible par laquelle l'intellect
conзoit formellement, soit dans cet homme-ci ou cet homme-lа, ce qui implique
la pluralitй des intellects possibles, cependant ce qui est conзu par les
espиces de ce genre est un, si nous le considйrons d'aprиs le rapport а la
chose conзue, parce que l'universel qui est conзu par l'un et l'autre est
identique en tous. Et qu'une unique rйalitй puisse кtre conзue moyennant des
espиces multipliйes selon la diversitй des sujets, c'est possible de par
l'immatйrialitй des espиces, qui reprйsentent les choses sans les conditions
matйrielles individuantes, par lesquelles une unique nature selon l'espиce est
multipliйe numйriquement en divers sujets.
8. Concevoir l'un au sujet du multiple, la cause
en revient pour les Platoniciens non pas а l'intellect, mais а la chose.
Lorsqu'en effet l'intellect conзoit l'un dans le multiple, s'il n'y avait pas
quelque chose d'un participй par le multiple, il semblerait que l'intellect
soit vain, n'ayant pas de rйpondant dans le rйel. De lа, ils furent contraints
de poser les Idйes, par la participation desquelles et les choses naturelles
dйtiennent leur espиce et nos intellects accиdent а l'intelligence des
universaux. Mais d'aprиs l'opinion d'Aristote[15], c'est par l'abstraction des principes
individuants que l'intellect conзoit l'un dans le multiple. L'intellect n'est
cependant pas vain ou faux, bien que rien d'abstrait n'existe dans la nature
des choses. Car de deux choses existant simultanйment, l'une peut кtre conзue
ou nommйe sans que l'autre le soit, bien qu'on ne puisse concevoir ou dire en
vйritй que de ces choses existant simultanйment l'une soit sans l'autre.
Ainsi donc on peut considйrer en vйritй ce qu'il en est pour tel individu de la
nature spйcifique -en quoi il est semblable aux autres -sans avoir а
considйrer en lui les principes individuants -d'aprиs quoi il se distingue de
tous les autres. Ainsi donc, par son abstraction, l'intellect fait cette unitй
de l'universel, non de ce qu'il est unique tous, mais en tant qu'il est
immatйriel.
9. L'intellect est le lieu des espиces
intelligibles parce qu'il les contient. Il ne s'ensuit pas que l'intellect
possible soit unique pour tous les hommes, mais qu'il soit un au sens de commun
pour toutes les espиces.
10. Le sens ne reзoit pas les espиces sensibles
sans un organe, et ainsi on ne le dit pas le lieu des espиces comme on le dit
de l'вme.
11. On peut dire que l'intellect possible opиre
partout, non pas que son opйration soit partout, mais qu'elle porte sur les
choses qui sont partout.
12. L'intellect possible ne comporte pas de
matiиre dйterminйe. Cependant, la substance de l'вme dont il est la puissance,
comporte une matiиre dйterminйe: elle ne vient pas d'elle, mais elle est en
elle.
13. Les principes individuants de toutes les
formes ne relиvent pas de leur essence; cela n'est vrai que dans les composйs.
14. Le premier moteur du ciel est tout а fait
sйparй de la matiиre, y compris dans son кtre. Il ne peut donc en aucune faзon
кtre multipliй en nombre. Il n'en va pas de mкme pour l'вme humaine.
15. Les вmes sйparйes ne diffиrent pas par
l'espиce mais par le nombre, du fait de leur aptitude а кtre unies а tel ou tel
corps.
16. L'intellect possible est sйparй du corps quant
а son opйration. Il n'en reste pas moins une puissance de l'вme, laquelle est
l'acte du corps.
17. Une chose est intelligible en puissance non
parce qu'elle est individuйe mais parce qu'elle est matйrielle. C'est pourquoi
les espиces intelligibles qui sont reзues immatйriellement dans l'intellect,
bien qu'individuelles, sont intelligibles en acte. Ajoutons que la mкme
consйquence vaut auprиs de ceux qui soutiennent que l'intellect possible est
unique, parce que si l'intellect possible est unique, telle une substance
sйparйe, il faut qu'il soit un individu, comme argumente Aristote а propos des
Idйes de Platon[16]. Et
par la mкme raison les espиces intelligibles seraient individuйes en lui-mкme
et de plus diverses dans les divers intellects sйparйs, puisque toute
Intelligence est "pleine de formes intelligibles"[17].
18. L'image meut l'intellect dans la mesure oщ il
est rendu intelligible en acte par la vertu de l'intellect agent. A celui-ci
l'intellect possible se compare comme la puissance а l'agent, et c'est ainsi
qu'il communique avec lui.
19. Bien que l'кtre de l'вme intellective ne
dйpende pas du corps, elle est cependant naturellement en relation au corps,
eu йgard а la perfection de son espиce.
20. Bien que l'вme n'ait pas la matiиre premiиre
en partage, elle est cependant forme du corps. Aussi son essence inclut-elle
une relation au corps.
21. Bien que l'intellect possible soit йlevй
au-dessus du corps, il n'est pas cependant йlevй au-dessus de toute la
substance de l'вme, laquelle est multipliйe en raison de son rapport au corps.
22. Le raisonnement serait recevable si le corps
йtait uni а l'вme de telle sorte qu'il en accaparerait toute l'essence et le
pouvoir. Alors il faudrait que tout ce qui est dans l'вme soit matйriel. Mais
il n'en est pas ainsi comme on l'a montrй plus haut. Donc le raisonnement ne
suit pas.
Objections:1. Il semble que non.
Ce qui dans la nature peut кtre fait par un seul ne l'est pas par plusieurs. Or
pour pouvoir faire acte d'intellection, il suffit а l'homme d'un seul
intellect: l'intellect possible. Il n'est donc pas nйcessaire de poser un
intellect agent. Preuve de la mineure. Les puissances qui s'enracinent dans
l'unique essence de l'вme se conditionnent mutuellement. Ainsi, du mouvement
engendrй dans la puissance sensitive quelque chose reste dans l'imagination,
car l'image est un mouvement causй par la sensation en acte, comme il est dit
dans le De anima[i] [1]. Si donc l'intellect est dans notre вme et non dans
une substance sйparйe, comme on l'a dit plus haut, il faut qu'il soit avec
l'imagination dans la mкme essence de l'вme. C'est pourquoi le mouvement de
l'imagination retentit dans l'intellect possible; et ainsi il n'est pas
nйcessaire de poser un intellect agent qui mйnage la rйception des images dans
l'intellect possible.
2. Le tact et la vision
sont des puissances diverses. Mais il arrive chez un aveugle que du mouvement
imprimй dans l'imagination par le sens en acte, l'imagination est poussйe а
imaginer quelqu'une des choses qui relиvent du sens de la vision; et cela parce
que la vue et le tact s'enracinent dans l'unique essence de l'вme. Si donc
l'intellect possible est une puissance de l'вme, pour la mкme raison, du
mouvement de l'imagination rйsultera quelque effet dans l'intellect possible;
et ainsi il ne sera pas nйcessaire de poser un intellect agent.
3. On pose l'intellect
agent de ce qu'il fait des intelligibles en puissance des intelligibles en
acte. Or les choses deviennent intelligibles en acte parce qu'elles sont
abstraites de la matiиre et des conditions matйrielles. C'est pour cette raison
qu'on pose un intellect agent: pour que les espиces intelligibles soient
abstraites de la matiиre. Mais cela peut se faire sans l'intellect agent, car
l'intellect possible йtant immatйriel, il est nйcessaire qu'il reзoive
immatйriellement, puisque tout ce qui est reзu est dans le recevant selon le
mode du recevant.
4. Aristote assimile
l'intellect agent а la lumiиre[ii] [2]. Mais la lumiиre n'est
pas nйcessaire pour voir sauf а rendre le diaphane lumineux. En effet la
couleur est visible par soi et a le pouvoir de mettre en mouvement le
lumineux, comme il est dit dans le De
anima[iii] [3]. Quant а l'intellect agent, il n'est pas nйcessaire
pour rendre l'intellect possible apte а recevoir, puisque celui-ci, en raison
de ce qu'il est, est en puissance aux intelligibles. Il n'est donc pas
nйcessaire de poser un intellect agent.
5. L'intellect se
rapporte aux intelligibles comme le sens aux sensibles. Mais les sensibles pour
mouvoir les sens n'ont pas besoin de quelque agent, bien qu'ils soient dans le
sens selon un кtre spirituel. De
fait, le sens reзoit les espиces sensibles sans la matiиre, comme il est dit
dans le De anima[iv] [4], et de mкme le milieu intermйdiaire reзoit
spirituellement les espиces des sensibles, comme il appert du fait qu'il reзoit
en mкme place les espиces des contraires, tels le noir et le blanc. Donc les
intelligibles non plus n'ont pas besoin d'un intellect agent.
6. Dans les choses
naturelles, pour amener а l'acte ce qui est en puissance, il suffit de quelque
chose en acte dans le mкme genre; ainsi de la matiиre, qui est en puissance du
feu, survient l'acte du feu par le feu qui est en acte. Aussi, pour que
l'intellect, qui chez nous est en puissance, devienne en acte, il n'est requis
qu'un intellect en acte, c'est-а-dire ou bien celui-lа mкme qui exerce
l'intellection, comme lorsque de la connaissance des principes nous venons а la
connaissance des conclusions, ou bien l'intellect d'un autre comme lorsque
quelqu'un apprend d'un maоtre. Il n'est donc pas nйcessaire de poser un
intellect agent, comme on le voit.
7. On pose l'intellect
agent pour la raison qu'il illumine nos images, comme la lumiиre du soleil
illumine les couleurs. Mais pour notre illumination il suffit de la lumiиre
divine "qui illumine tout homme venant en ce monde" (Jn, 1,9). Il n'est donc pas nйcessaire de poser un
intellect agent.
8. L'acte de
l'intellect, c'est l'intellection. S'il y a double intellect, а savoir agent et
possible, il y aura une double intellection pour l'homme, ce qui paraоt
incohйrent.
9. L'espиce
intelligible se donne pour la perfection de l'intellect. S'il y a donc double
intellect, а savoir agent et possible, il y aura double espиce intelligible,
ce qui paraоt superflu.
En sens contraire:Se prйsente l'argument
d'Aristote[v] [5]: en toute nature on
distingue ce qui est agent et ce qui est en puissance; il faut donc que cette
distinction se trouve aussi dans l'вme: c'est d'un cфtй l'intellect agent, de
l'autre l'intellect possible.
Rйponse:Il est nйcessaire de poser un intellect agent. Pour en saisir l'йvidence,
il faut considйrer que, puisque l'intellect possible est en puissance aux
intelligibles, il est nйcessaire aux intelligibles de promouvoir l'intellect
possible. Mais ce qui n'est pas ne saurait promouvoir quelque chose. Or ce qui
est intelligible n'existe pas dans la nature des choses, en tant
qu'intelligible. En effet, notre intellect possible conзoit son objet comme йtant
un, tout en concernant le multiple. Un tel objet n'est pas donnй
dans la nature des choses, comme le montre Aristote[vi] [6]. Il faut donc, si
l'intellect possible doit кtre actualisй par l'intelligible, qu'un tel
intelligible le devienne par un intellect. Et comme ce qui est en puissance ne
peut se promouvoir lui-mкme а l'acte, il faut poser en plus de l'intellect
possible un intellect agent qui porte а l'acte les intelligibles qui meuvent
l'intellect possible.
Il les rend tels par abstraction de la matiиre et des
conditions matйrielles qui sont principes d'individuation. Puisqu'en effet la
nature de l'espиce, pour ce qui appartient par soi а l'espиce, n'a pas de quoi
se multiplier en [des sujets] divers et que les principes individuants
n'entrent pas dans sa raison, l'intellect pourra la recevoir hors de toutes les
conditions individuantes. Et ainsi elle sera reзue comme quelque chose d'un.
Et par la mкme raison l'intellect reзoit la nature du genre, en l'abstrayant
des diffйrences spйcifiques, comme s'il йtait un dans et pour les multiples
espиces.
Si les universaux subsistaient par soi dans la nature
des choses, comme l'affirmиrent les Platoniciens, il n'y aurait aucune
nйcessitй а poser un intellect agent, parce que les choses mкmes, intelligibles
par soi, promouvraient par soi l'intellect possible. Aussi Aristote semble
avoir йtй conduit а la nйcessitй de poser un intellect agent parce qu'il
n'admettait pas l'opinion de Platon quant а la thиse des Idйes.
Il y a cependant dans la nature des choses des [individus]
subsistants qui sont par soi intelligibles en acte, telles les substances
immatйrielles. Cependant l'intellect possible ne peut arriver а les connaоtre,
mais il parvient dans une certaine mesure а les connaоtre quelque peu par les
notions qu'il tire des choses matйrielles et sensibles.
Solutions:1. Notre acte
d'intellection ne peut кtre accompli par le seul intellect possible. En effet
l'intellect possible ne peut concevoir а moins d'кtre promu par l'intelligible,
lequel, puisqu'il ne prйexiste pas [en acte] dans la nature des choses, il faut
qu'il le devienne par l'intellect agent. Il est vrai que deux puissances qui
s'enracinent dans l'unique substance de l'вme se conditionnent l'une l'autre.
Ce conditionnement entre deux puissances peut кtre concevable, par exemple
lorsque l'une des puissances est empкchйe ou totalement distraite de son acte
quand l'autre opиre intensйment, mais ce n'est pas la question; ou encore quand
l'une des puissances est mue par l'autre, comme l'imagination par le sens. Et
c'est possible parce que les formes de l'imagination et du sens sont du mкme
genre: en effet les deux sont individuelles. Et ainsi les formes qui sont dans
le sens peuvent imprimer dans l'imagination, en mouvant celle-ci, des formes
quasiment homogиnes. Mais les formes de l'imagination, parce qu'individuelles,
ne peuvent causer les formes intelligibles, puisque ces derniиres sont
universelles.
2. Partant des espиces
reзues dans l'imagination par le sens du toucher, l'imagination ne suffirait pas
а former les formes relevant de la vue, а moins que ne prйexistent des formes
reзues par le moyen de la vue et conservйes dans le trйsor de la mйmoire ou de
l'imagination. En effet l'aveugle de naissance ne peut imaginer la couleur par
d'autres espиces sensibles.
3. La condition du
recevant ne peut transfйrer l'espиce reзue d'un genre а un autre. Elle peut
cependant, le genre restant le mкme, varier l'espиce reзue selon tel mode
d'exister. C'est pourquoi, comme les espиces universelles et particuliиres
diffйrent selon le genre, la seule condition de l'intellect possible ne suffit
pas а ce que les espиces qui, dans l'imagination, sont particuliиres,
deviennent universelles en lui, aussi l'intellect agent est-il requis pour
faire cela.
4. Au sujet de la
lumiиre, il y a une double opinion, d'aprиs le Commentateur[vii] [7]. Certains ont dit
que la lumiиre est nйcessaire pour voir par le pouvoir qu'elle donne aux
couleurs de mouvoir la vue, sous prйtexte que la couleur n'est pas visible par
soi, mais par la lumiиre. Mais cela, Aristote semble le repousser lorsqu'il dit
que la couleur est visible par soi[viii] [8], ce qui ne serait
pas si elle tenait sa visibilitй seulement de la lumiиre. Aussi d'autres
disent, et mieux, que la lumiиre est nйcessaire pour voir en tant qu'elle
actualise le diaphane en le rendant translucide. C'est pourquoi le philosophe
dit que la couleur qualifie le lumineux en acte[ix] [9]. Et cela n'empкche
pas que celui qui est dans les tйnиbres voient les choses qui sont dans la
lumiиre, alors que l'inverse n'est pas vrai. Ceci vient en effet de ce qu'il
faut que soit illuminй le diaphane qui entoure la chose visible pour qu'il
reзoive l'espиce de la chose visible. Et le visible est visible jusqu'oщ
s'йtend l'acte de la lumiиre illuminant le diaphane, bien qu'elle illumine plus
parfaitement de prиs que de loin. Aussi bien la comparaison de la lumiиre а
l'intellect agent n'est pas valable en tout point, puisque l'intellect agent
est nйcessaire de ce qu'il fait de l'intelligible en puissance de l'intelligible
en acte. Et ceci, Aristote l'a signifiй lorsqu'il dit que l'intellect agent est
en quelque faзon une quasi lumiиre [x] [10].
5. Le sensible, а titre
de particulier, n'imprime ni dans le sens ni dans le milieu transparent une
espиce d'un autre genre, puisque l'espиce dans le milieu et dans le sens n'est
que particuliиre. Or l'intellect possible reзoit les espиces d'un autre genre
que celles inhйrentes а l'imagination, puisque l'intellect possible reзoit des
espиces universelles et que l'imagination n'en contient que des particuliиres.
C'est pourquoi nous avons besoin d'un intellect agent pour les intelligibles
mais non de quelque puissance active pour les sensibles: toutes les puissances
sensibles sont des puissances passives.
6. L'intellect possible
mis en acte ne suffit pas а causer la science en nous, sauf а poser l'intellect
agent. Si en effet nous parlons de l'intellect en acte de connaissance chez
celui qui apprend, il arrive que l'intellect possible soit en puissance par
rapport а tel objet et en acte par rapport а tel autre. Et par ce qu'il a
d'actuel peut кtre amenй а l'acte mкme ce qui est en puissance. Par exemple,
celui qui connaоt en acte les principes devient connaisseur en acte des
conclusions que d'abord il connaissait en puissance. Toutefois, l'intellect
possible ne peut avoir une connaissance actuelle des principes si ce n'est par
l'intellect agent. En effet, la connaissance des principes est reзue des
sensibles, comme il est dit а la fin du livre des Analytiques postйrieurs[xi] [11]. Des sensibles on ne peut recevoir les intelligibles
que par l'abstraction de l'intellect agent. Ainsi il est patent que l'intellect
en acte des principes ne suffit pas а amener l'intellect possible de la
puissance а l'acte sans l'intellect agent. Mais dans cette opйration,
l'intellect agent se comporte comme un artisan et les principes de
dйmonstration comme des instruments. En revanche si on parle de l'intellect en
acte de connaissance chez l'enseignant, il est manifeste que l'enseignant ne
cause pas la science chez l'йtudiant comme un agent intйrieur, mais comme une
aide extйrieure; de mкme le mйdecin guйrit-il par une aide extйrieure, la
nature agissant de l'intйrieur.
7. De mкme que dans les
choses naturelles il y a en chaque genre des principes actifs propres, bien
que Dieu soit la cause premiиre et universelle, de mкme est requis une lumiиre
intellectuelle propre, quoique Dieu soit la lumiиre premiиre qui illumine
universellement tous les hommes.
8. Des deux intellects,
le possible et l'agent, dйcoulent deux actions. Car l'acte de l'intellect
possible est de recevoir les intelligibles, et l'acte de l'intellect agent est
d'abstraire les intelligibles. Cependant, il ne s'ensuit pas qu'il y ait une
double intellection dans l'homme, car, pour une unique intellection, il faut
que concourent l'une et l'autre de ces actions.
9. La mкme espиce intelligible se rapporte а l'intellect agent et possible,
mais а l'intellect possible comme а celui qui la reзoit et а l'intellect agent
comme а celui qui cause, en les abstrayant, l'intelligibilitй actuelle des
espиces.
Objections:1. Il
semble que oui. Car d'aprиs le Philosophe[xii] [1] on ne peut pas dire
que l'intellect agent est tantфt en acte et tantфt ne l'est pas. Or il n'y a
rien de tel en nous. Donc l'intellect agent est sйparй et par consйquent
unique pour tous.
2. Il est impossible
que quelque chose soit simultanйment en acte et en puissance sous le mкme
rapport. Mais l'intellect possible est en puissance а tous les intelligibles;
par contre l'intellect agent est а leur йgard en acte, puisqu'il est l'acte des
espиces intelligibles. Il est donc impossible que dans la mкme substance de
l'вme s'enracinent l'intellect possible et l'intellect agent; et ainsi, puisque
l'intellect possible est dans l'essence de l'вme, comme on l'a dit, l'intellect
agent sera sйparй.
3. On disait que
l'intellect possible est en puissance aux intelligibles et que l'intellect
agent est en acte а leur йgard mais, dans les deux cas, leur mode d'existence
n'est pas le mкme. En sens contraire: l'intellect possible n'est pas en
puissance aux intelligibles en tant qu'il les dйtient, parce que, sous cet
angle, il est dйjа en acte par eux. Il est donc en puissance aux espиces
intelligibles suivant qu'elles sont dans les images. Mais au regard des espиces
suivant qu'elles sont dans les images, l'intellect agent est en acte,
puisqu'il les rend par abstractions intelligibles en acte. Donc, par rapport а
cet кtre, l'intellect possible est en puissance aux intelligibles tandis que
l'intellect agent est par comparaison leur artisan.
4. Le Philosophe [xiii] [2] attribue а
l'intellect agent des propriйtйs qui ne paraissent convenir qu'а une substance
sйparйe, disant que "cela seul est perpйtuel et incorruptible et
sйparй". L'intellect agent est donc une substance sйparйe, semble-t-il.
5. L'intellect ne
dйpend pas de la complexion corporelle puisqu'il est libre d'organe corporel.
Mais la facultй de connaоtre varie chez nous selon les diversitйs des tempйraments.
Donc cette facultй ne nous appartient pas par un intellect qui serait en nous,
mais il semble que l'intellect agent soit sйparй.
6. Une action
quelconque ne requiert qu'un agent et un patient. Si donc l'intellect possible,
qui se comporte en patient dans l'acte d'intellection, fait partie de notre
вme, comme on l'a montrй plus haut, et si l'intellect agent fait aussi partie
de notre вme, nous avons en nous suffisamment de quoi faire acte
d'intellection, et rien d'autre ne nous est nйcessaire, ce qui est
manifestement faux. En effet, nous avons besoin des sens, а partir desquels
nous recevons les faits d'expйrience а la base du savoir; c'est pourquoi celui
qui est privй d'un seul sens, par exemple la vue, est privй d'une science, а
savoir celle des couleurs; et encore nous avons besoin pour comprendre de
l'enseignement doctrinal qui arrive par le maоtre; et enfin de l'illumination
qui arrive par Dieu, selon qu'il est dit en Jean (1,9): "Il йtait la vraie
lumiиre".
7. L'intellect agent se
compare aux intelligibles comme la lumiиre aux visibles, ainsi que le montre le
De anima. Mais une unique lumiиre sйparйe, а savoir le soleil, suffit а mettre
en acte tous les visibles. Donc pour mettre en acte tous les intelligibles, une
unique lumiиre sйparйe suffit: aucune nйcessitй par consйquent а poser un
intellect agent en nous.
8. L'intellect agent
est assimilй а l'art, comme le montre le De anima[xiv] [3]. Mais l'art est un
principe sйparй des њuvres d'art. Donc l'intellect agent est un principe
sйparй.
9. Pour toute nature,
la perfection c'est de devenir semblable а son agent. En effet, l'engendrй est
parfait quand il atteint а la similitude du gйnйrateur, et l'њuvre d'art quand
elle йpouse la similitude de la forme qui est dans l'artisan. Si donc l'intellect
agent fait partie de notre вme, l'ultime perfection et bйatitude de notre вme
sera immanente а son intimitй, ce qui est manifestement faux, car ainsi l'вme
serait en jouissance d'elle-mкme. L'intellect agent n'est donc pas quelque
chose en nous.
10. L'agent est d'une
dignitй supйrieure а celle du patient, comme il est dit dans le Deanima[xv] [4]. Si donc
l'intellect possible est en quelque faзon sйparй, l'intellect agent le
sera-t-il encore plus. Ce qui ne peut кtre, semble-t-il, а moins d'кtre posй
tout а fait hors de la substance de l'вme.
En sens contraire:1. Il
est dit dans le De anima[xvi] [5] que, de mкme qu'il
y a en toute nature quelque chose de comparable а la matiиre et d'autre part
quelque chose de productif, il est nйcessaire qu'il y ait dans l'вme de telles
diffйrences, dont l'une [la passivitй] relиve de l'intellect possible et
l'autre [la productivitй] de l'intellect agent. Donc l'un et l'autre intellect,
possible et agent, est quelque chose en nous ou dans l'вme.
2. L'opйration de
l'intellect agent, c'est d'abstraire les espиces intelligibles des phantasmes,
exercice intermittent chez nous. On n'expliquerait pas pourquoi, semble-t-il,
cette abstraction tantфt se ferait, tantфt ne se ferait pas, si l'intellect
agent йtait une substance sйparйe. Il n'est donc pas une substance sйparйe.
Rйponse: Il y a,
semble-t-il, plus de raison а poser un intellect agent unique et sйparй que de
l'affirmer de l'intellect possible. L'intellect possible, qui fait de nous une
nature intelligente, est en effet tantфt en puissance et tantфt en acte,
tandis que l'intellect agent est celui qui nous rend intelligents en acte. Mais
l'agent se trouve sйparй des choses qu'il rйduit а l'acte. En revanche, ce par
quoi quelque chose est en puissance semble кtre totalement intйrieur а la
chose. Aussi plusieurs philosophes ont-ils affirmй que l'intellect agent est
une substance sйparйe tandis que l'intellect possible fait partie de notre вme.
Et cet intellect agent, ils affirmиrent qu'il est une certaine substance sйparйe,
qu'ils nomment "Intelligence", laquelle se comporte а l'йgard de nos
вmes et de toute la sphиre des agents et des patients comme le font les
substances supйrieures sйparйes, qu'ils appellent "Intelligences", а
l'йgard des вmes des corps cйlestes, qu'ils prйtendent animйes, et aux corps
cйlestes eux-mкmes. Ainsi, de mкme que les corps cйlestes reзoivent le
mouvement des substances sйparйes susdites, et que nos вmes reзoivent des corps
cйlestes la perfection intelligible, de mкme tous ces corps infйrieurs
reзoivent formes et mouvements propres de l'intellect agent sйparй, tandis que
nos вmes recevraient de lui leurs perfections intelligibles. Mais parce que la
foi catholique affirme que Dieu -et non quelque autre substance sйparйe -opиre
dans la nature et dans nos вmes, certains catholiques affirmиrent, pour cette
raison, que l'intellect agent est Dieu lui-mкme qui est "la vraie lumiиre
qui йclaire tout homme venant en ce monde" (Jn
1,9).
Mais une telle position, а la considйrer avec
attention, ne paraоt pas cohйrente. Car elle compare les substances supйrieures
а nos вmes comme les corps cйlestes aux corps infйrieurs. Et comme les
puissances des corps supйrieurs sont en quelque sorte des principes actifs
universels а l'йgard des corps infйrieurs, ainsi la puissance divine et les
puissances des autres substances supйrieures crййes, si quelque influence nous
en arrive, se rapportent а nos вmes comme des principes actifs universels. Mais
nous voyons qu'en dehors des principes universels, а savoir les puissances des
corps cйlestes, il faut qu'il y ait des principes actifs particuliers, а
savoir les puissances des corps infйrieurs adaptйes aux opйrations propres de
telles ou telles choses. C'est ce qui est requis principalement chez les
animaux supйrieurs. De fait, а la production des animaux infйrieurs suffit la
puissance d'un corps cйleste, comme il appert des animaux engendrйs par la
putrйfaction. Mais pour la gйnйration des vivants supйrieurs, il est requis,
outre la puissance cйleste, la puissance particuliиre intйrieure а la semence.
Puisque donc ce qu'il y a de plus parfait dans l'ensemble des rйalitйs
infйrieures est l'opйration intellectuelle, il est requis qu'il y ait en nous,
а cфtй des principes actifs universels, а savoir la puissance du Dieu qui
illumine ou de quelque autre substance sйparйe, un principe actif propre par
lequel nous devenions effectivement intelligents en acte. Et c'est l'intellect
agent.
Considйrons encore que si on tient l'intellect agent,
en deза de Dieu, pour quelque substance sйparйe, la consйquence qui en dйcoule
rйpugne а notre foi, а savoir que notre perfection ultime et fйlicitй soit
d'une certaine faзon dans la conjonction de notre вme, non pas а Dieu, comme
l'enseigne la doctrine йvangйlique qui dit: "la vie йternelle, c'est de te
connaоtre toi le Dieu vйritable" (Jn 17,3), mais
dans la conjonction а quelque autre substance sйparйe. Il est manifeste en
effet que la bйatitude ultime ou fйlicitй de l'homme consiste dans son
opйration la plus noble -l'acte d'intellection -dont il faut que la perfection
ultime rйside dans la conjonction de notre intellect а son principe actif. En
effet, tout ce qui est passif est au maximum de sa perfection quand il touche
au principe actif propre qui lui est cause de perfection. Et, de fait, tous
ceux qui affirment que l'intellect agent est une substance sйparйe, disent que
la fйlicitй de l'homme consiste dans la possibilitй de contempler cette mкme
intelligence agente.
En outre, а considйrer attentivement le problиme,
nous dйcouvrons qu'il est impossible que l'intellect agent soit une substance
sйparйe pour la mкme raison que nous avons exposйe а propos de l'intellect
possible. Si l'opйration de l'intellect possible est de recevoir les intelligibles,
l'opйration propre de l'intellect agent est de les abstraire. Ainsi promeut-il
а l'acte les intelligibles. L'une et l'autre de ces opйrations, nous les
expйrimentons en nous-mкmes, car c'est bien nous qui recevons et abstrayons les
intelligibles. Or il faut qu'il y ait en chaque opйrateur un principe formel
par quoi il opиre. En effet, rien ne peut opйrer formellement par ce qui est
sйparй de lui-mкme selon l'кtre. Sans doute ce qui est sйparй est-il principe
moteur d'opйration, nйanmoins il faut qu'il y ait un [principe] intйrieur par
quoi opйrer formellement, qu'il s'agisse d'une forme ou d'une influx
quelconque. Il faut donc qu'il y ait en nous un principe formel par lequel nous
recevions les intelligibles et un autre par lequel nous les abstrayons. On
appelle de tels principes intellect agent et intellect patient. L'un et l'autre
fait donc partie de nous-mкmes. Mais il ne suffit pas pour cela que l'action de
l'intellect agent, qui est d'abstraire les intelligibles, nous revienne de par
les images elles-mкmes qui sont en nous illuminйes par l'intellect agent.
Jamais en effet l'њuvre d'art ne retourne а l'action de l'artisan, mкme si l'on
compare l'intellect agent aux images illuminйes comme l'art а l'њuvre d'art.
Mais il n'est pas difficile de voir comment dans la
mкme substance de l'вme l'un et l'autre peut se rencontrer, а savoir
l'intellect possible, qui est en puissance а tous les intelligibles, et
l'intellect agent, qui les rend tels. Il n'est pas impossible en effet pour un
[sujet] donnй d'кtre en puissance par rapport а un objet et en acte par rapport
au mкme objet, mais sous divers aspects. Si donc nous considйrons les images
elles-mкmes par rapport а l'вme humaine, on les trouve sous un premier aspect
en puissance, en tant qu'elles ne sont pas abstraites des conditions individuantes
alors qu'on peut les en abstraire; et, sous un autre aspect, en acte, en tant
qu'elles sont les similitudes de rйalitйs dйterminйes. On trouve donc dans
l'вme une potentialitй par rapport aux images selon qu'elles sont
reprйsentatives de rйalitйs dйterminйes. Et ceci appartient а l'intellect
possible qui est, pour ce qui lui revient, en puissance а tous les
intelligibles, mais se voit dйterminй а ceci ou cela par l'espиce abstraite
des images. De plus, on trouve dans l'вme une efficience productrice
d'immatйrialitй qui abstrait les images elles-mкmes des conditions matйrielles.
Et ceci appartient а l'intellect agent, pour autant que l'intellect agent est,
en un certain sens, une sorte de pouvoir participй d'une substance supйrieure,
а savoir Dieu. C'est pourquoi le Philosophe dit que l'intellect agent est une
certaine qualitй pareille а la lumiиre[xvii] [6], et le Psaume dit
par ailleurs: "est inscrite sur nous la lumiиre de ton visage" (Ps
4,7). Et quelque chose de comparable apparaоt chez les animaux qui voient de
nuit: leurs pupilles sont en puissance а toutes les couleurs en tant qu'ils ne
dйtiennent aucune couleur dйterminйe mais que, par une certaine lumiиre
intйrieure, ils rendent en quelque faзon les couleurs visibles en acte.
De fait, certains ont cru que l'intellect agent n'est
rien d'autre en nous que l'habitus des principes indйmontrables. Mais c'est
impossible vu que, s'agissant des principes indйmontrables, nous les
connaissons en abstrayant [les formes intelligibles] des choses singuliиres,
comme l'enseigne le Philosophe а la fin des Analytiques Postйrieurs[xviii] [7]. Aussi faut-il que
l'intellect agent prйexiste а l'habitus des principes comme sa cause. En vйritй
les principes sont pour l'intellect agent comme ses instruments, puisque c'est
par eux qu'il rend les autres choses singuliиres intelligibles en acte.
Solutions:1. Le
mot du Philosophe "on ne peut pas dire qu'il est tantфt en acte d'intellection
et tantфt non"[xix] [8] ne doit pas
s'entendre de l'intellect agent mais de l'intellect en acte, car, aprиs qu'il
eut traitй de l'intellect agent et patient, il lui fut nйcessaire de traiter de
l'intellect en acte. Il en montre d'abord la diffйrence d'avec l'intellect
possible: car l'intellect possible et les rйalitйs connues ne sont pas
identiques, mais l'intellect ou la science en acte est identique а la chose
sue en acte; il avait dit la mкme chose а propos des sens: le sens et le sensible
en puissance diffиrent, mais le sens et le sensible en acte sont identiques et
ne font qu'un. Derechef il montre l'ordre de l'intellect possible а l'intellect
agent, car dans un temps donnй l'intellect est en puissance avant que d'кtre en
acte, non pas qu'une telle antйrioritй soit une rиgle absolue, comme il a
souvent coutume de le dire des choses qui passent de la puissance а l'acte.
Ensuite de quoi il ajoute le propos citй dans lequel il montre la diffйrence
entre l'intellect possible et l'intellect en acte, l'intellect possible йtant
effectivement tantфt en acte d'intellection et tantфt non, ce qui ne peut кtre
dit de l'intellect en acte. Et, dans les Physiques[xx] [9], il montre une
diffйrence semblable entre les causes en puissance et les causes en acte.
2. La substance de
l'вme est en puissance et en acte au regard des images, mais non sous le mкme
rapport, comme on l'a exposй.
3.L'intellect possible est en puissance au regard des
intelligibles selon l'кtre qu'ils ont dans les images; et, selon ce mкme кtre,
l'intellect agent est en acte а leur йgard, mais pour des raisons diffйrentes,
comme on l'a montrй.
4. Ces mots du
Philosophe: "cela seul est sйparй et immortel et perpйtuel"[xxi] [10], ne peuvent
s'entendre de l'intellect agent car il avait dit auparavant que l'intellect
possible est sйparй. Mais ils doivent s'entendre de l'intellect en acte d'aprиs
le contexte des propos antйrieurs, comme on l'a dit plus haut. En effet,
l'intellect en acte comprend l'intellect possible et agent. Et "de l'вme,
cela seul est sйparй, perpйtuel et immortel" qui contient l'intellect
agent et l'intellect possible, car les autres parties de l'вme ne sont pas sans
le corps.
5. La diversitй des
tempйraments rend la facultй de comprendre plus ou moins bonne, en raison des
puissances au dйpart de l'abstraction: de telles puissances usent d'organes
corporels, comme l'imagination, la mйmoire et autres du mкme genre.
6. Bien qu'il y ait
dans notre вme un intellect agent et possible, quelque chose d'extйrieur est
cependant requis pour que nous puissions faire acte d'intellection. Ce sont
d'abord les images reзues des sens, par lesquelles sont reprйsentйes а
l'intellect les similitudes des rйalitйs dйterminйes, car l'intellect agent
n'est pas un acte tel qu'en lui puissent кtre recueillies les espиces
dйterminйes de toutes les choses а connaоtre, de mкme que la lumiиre ne peut
dйterminer la vue aux espиces dйterminйes des couleurs а moins que ne se
prйsentent les couleurs dйterminant la vue. Mais de plus, comme nous avions
posй que l'intellect agent йtait un certain pouvoir participй dans nos вmes
ainsi qu'une certaine lumiиre, il est nйcessaire de poser une autre cause
extйrieure d'oщ cette lumiиre est participйe. Et cette cause, nous l'appelons
Dieu, qui enseigne intйrieurement pour autant qu'il transmet а l'вme une
lumiиre de ce type; et sur une lumiиre de ce type il ajoute en vertu de sa
bienveillance une lumiиre plus abondante pour connaоtre les choses que la
raison naturelle ne peut atteindre, telles la lumiиre de foi et la lumiиre de
prophйtie.
7. Les couleurs,
moteurs de la vue, sont hors de l'вme, mais les images qui meuvent l'intellect
possible nous sont intйrieures. Et ainsi, bien que le lumiиre extйrieure du
soleil suffise а rendre les couleurs en acte, cependant pour rendre les images
intelligibles en acte, il est requis une lumiиre intйrieure et c'est la lumiиre
de l'intellect agent. En outre, la partie intellective de l'вme est plus
parfaite que la sensitive. D'oщ il est nйcessaire que lui soient davantage
prйsents les principes aptes а sa propre opйration. En raison de quoi, et selon
la partie intellective, nous nous trouvons aptes а recevoir les intelligibles
et а les abstraire, pour autant que un pouvoir actif et passif de l'intellect
existe en nous, ce qui n'est pas le cas des sens.
8. Bien qu'il existe
une similitude entre l'intellect agent et l'art, il ne faut pas qu'une telle
comparaison se vйrifie en tout.
9. L'intellect agent ne
suffit pas а conduire parfaitement l'intellect possible en acte, puisqu'en lui
n'existent pas les raisons dйterminйes de toutes les choses, comme on l'a dit.
Et ainsi il est requis pour la perfection ultime de l'intellect possible qu'il
soit uni en quelque faзon а cet agent dans lequel existent les raisons de
toutes les choses, а savoir Dieu.
10. L'intellect agent
est plus noble que l'intellect possible, pour autant que la vertu active est
plus noble que la passive, et plus sйparй, pour autant qu'il s'йloigne
davantage de la ressemblance а la matiиre. Pas cependant au point d'кtre une
substance sйparйe.
Objections:1. Il
semble que oui а ce que dit Boиce dans le livre De Trinitate[xxii] [1]: une forme simple ne peut кtre sujet. Mais l'вme est
sujet, а savoir des sciences et des vertus. Elle n'est donc pas une forme
simple. Donc elle est composйe de matiиre et de forme.
2. Boиce dit dans le
livre De Hebdomadibus[xxiii] [2]: ce qui est peut participer а quelque chose, mais l'кtre
mкme ne participe а rien. Et, par le mкme raison, les sujets participent, mais
non pas leurs formes: ainsi le blanc peut participer а quelque chose en dehors
de la blancheur, mais non pas la blancheur. Or l'вme participe а quelque chose,
а savoir а tout ce par quoi elle est informйe. L'вme n'est donc pas qu'une
forme, elle est composйe de matiиre et de forme.
3. Si l'вme n'est que
forme et pourtant en puissance а quelque chose, il est trиs йvident que l'кtre mкme est son acte: elle-mкme en
effet n'est pas son кtre. Or d'une
unique et simple puissance, unique est l'acte. Par consйquent, l'вme ne peut
кtre sujet de rien d'autre que de l'кtre mкme. Or il est manifeste qu'elle est
encore sujet de bien d'autres choses. Elle est donc, non pas une substance
simple, mais composйe de matiиre et de forme.
4. Les accidents de la
forme dйcoulent tout entiers de l'espиce, mais les accidents matйriels
dйcoulent de cet individu-ci ou de celui-lа, car la forme est principe de
l'espиce, la matiиre principe d'individuation. Par consйquent, si l'вme n'est
que forme, ses accidents seront tout entiers consйcutifs а l'espиce. C'est
йvidemment faux, car les qualitйs de musicien ou de grammairien et autres
semblables, ne sont pas tout entiers consйcutifs а l'espиce. L'вme n'est donc
pas que forme, mais elle est composйe de matiиre et de forme.
5. La forme est
principe d'action, la matiиre principe de passivitй. Donc partout oщ il y a
action et passion, il y a forme et matiиre. Mais dans l'вme il y a action et
passion, car l'opйration de l'intellect passif consiste а recevoir -c'est
pourquoi le Philosophe dit que l'intellection est un certain pвtir[xxiv] [3]-tandis que
l'opйration de l'intellect agent est dans l'agir -car il fait passer les
intelligibles de la puissance а l'acte, comme le dit de De anima[xxv] [4]. Donc il y a dans l'вme composition de matiиre et de
forme.
6. Partout oщ se
trouvent les propriйtйs de la matiиre, il faut qu'elle entre dans le composй.
Or dans l'вme se trouvent les propriйtйs de la matiиre, comme кtre en
puissance, recevoir, subir, et autres choses semblables. Donc l'вme est
composйe de matiиre et de forme.
7. Agents et patients
exigent une matiиre commune, comme le montre le De generatione[xxvi] [5]. Tout ce qui peut pвtir d'un agent matйriel comporte
en soi la matiиre. Or l'вme peut pвtir d'un agent matйriel, а savoir du feu
infernal, qui est un feu corporel, comme le prouve Augustin dans le De civitate Dei[xxvii] [6]. Donc l'вme comporte en soi la matiиre.
8. L'action de l'agent
ne se termine pas а la seule forme, mais au composй de matiиre et de forme,
comme le montre la Mйtaphysique[xxviii] [7]. Mais l'action de cet agent qui est Dieu se termine а
l'вme. Donc l'вme est composйe de matiиre et de forme.
9. Ce qui est
exclusivement forme est d'emblйe un йtant et une unitй, et n'a pas besoin d'une
[cause] qui en fasse un йtant et une unitй, comme dit le Philosophe[xxix] [8]. Mais l'вme a
besoin d'une [cause] qui en fasse un йtant et une unitй, а savoir Dieu
crйateur. Elle n'est donc pas que forme.
10. L'agent est
nйcessaire pour conduire quelque chose de la puissance а l'acte. Mais кtre conduit
de la puissance а l'acte ne convient qu'aux rйalitйs dans lesquelles il y a
matiиre et forme. Si donc l'вme n'est pas composйe de matiиre et de forme, elle
n'a pas besoin d'une cause agente, ce qui est manifestement faux.
11. Alexandre dit que
l'вme a un intellect "ylйen" [matйriel][xxx] [9]. Or "ylйe" signifie la matiиre premiиre. Il y a donc dans
l'вme quelque chose de la matiиre premiиre.
12. Tout ce qui est, ou
bien est acte pur, ou bien puissance pure, ou bien composй de matiиre et de
forme. Mais l'вme n'est pas acte pur, seul Dieu l'est; ni puissance pure, autrement
elle ne diffйrerait pas de la matiиre premiиre. Elle est donc composйe de
puissance pure et d'acte. Ainsi, elle n'est pas exclusivement forme, puisque la
forme est acte.
13. Tout ce qui est
individuй l'est en vertu de la matiиre. Mais l'вme n'est pas individuйe en
vertu de la matiиre dans laquelle(in qua) elle est, а savoir le corps
sinon, а la disparition du corps, cesserait son individuation. Elle est donc
individuйe en vertu de la matiиre d'oщ
(ex qua) elle est [composйe]. Elle comporte donc la matiиre pour partie.
14. Agent et patient ont
quelque chose de commun, comme le montre le De
generatione[xxxi] [10]. Mais l'вme pвtit des choses sensibles, qui sont
matйrielles. Et il n'y a pas lieu de dire que dans l'вme autre est la substance
de l'вme sensible, autre celle de l'вme intellectuelle. L'вme a donc quelque
chose de commun avec les rйalitйs matйrielles; et ainsi, il faut qu'elle comporte
en soi la matiиre.
15. Puisque l'вme n'est
pas plus simple que l'ange, il faut qu'elle soit dans le genre [esprit] au
titre d'une espиce. Car cela convient а l'ange. Mais tout ce qui est dans un
genre а titre d'espиce paraоt composй de matiиre et de forme, car le genre se
comporte comme la matiиre, et la diffйrence comme la forme. Donc l'вme est
composйe de matiиre et de forme.
16. La forme commune se
diversifie dans le multiple par la division de la matiиre. Or l'intellectualitй
est une sorte de forme commune non seulement aux вmes mais encore aux anges. Il
faut donc qu'il y ait dans les anges et les вmes quelque matiиre, par la division
de laquelle ce type de forme soit distribuй dans le multiple.
17. Tout ce qui est mы
comporte de la matiиre. Or l'вme est mue: par lа Augustin[xxxii] [11] montre que l'вme
n'est pas d'une nature divine, puisque soumise au changement. L'вme est donc
composйe de matiиre et de forme.
En sens contraire: Tout composй de
matiиre et de forme a une forme. Si donc l'вme est composйe de matiиre et de
forme, elle a une forme. Mais l'вme est forme. La forme a donc une
forme, ce qui paraоt impossible, car alors on procйderait а l'infini.
Rйponse: Il faut dire que
sur cette question diverses opinions se font jour. Certains disent que l'вme,
et en gйnйral toute substance en dehors de Dieu, est composйe de matiиre et de
forme. Le premier inventeur de cette position est Avicebron,
auteur du livre La fontaine de vie[xxxiii] [12]. La raison en est -elle est touchйe par les objections
-qu'il faut que partout oщ se rencontrent les propriйtйs de la matiиres se
rencontre la matiиre. Par suite, puisque dans l'вme se rencontrent les
propriйtйs de la matiиre, comme recevoir, subir, кtre en puissance, et autres
choses semblables, on juge nйcessaire la prйsence de la matiиre dans l'вme.
Mais la raison est frivole et la position intenable.
La faiblesse de ce raisonnement apparaоt du fait que
recevoir, subir, et autres choses semblables, ne s'appliquent pas sous la mкme
raison а l'вme et а la matiиre premiиre, car la matiиre premiиre ne reзoit rien
sans transmutation et mouvement. Et parce que toute transmutation et mouvement
se rйduit au mouvement local comme а ce qu'il y a de premier et de plus commun -les
Physiques le montrent bien[xxxiv] [13]-il reste que la
matiиre se rencontre seulement chez les [sujets] qui sont en puissance par
rapport au lieu. Cette situation ne concerne que les choses corporelles qui
sont assignйes au lieu. Par consйquent, on ne trouve la matiиre que dans les
choses corporelles, d'aprиs ce qu'ont dit les philosophes de la matiиre, а
moins que l'on veuille prendre la matiиre de faзon йquivoque. Or l'вme ne
reзoit pas par transmutation et mouvement, mais tout au contraire par
sйparation du mouvement et des choses mouvantes, d'aprиs ce que disent les Physiques[xxxv] [14]: c'est en se tenant
au repos que l'вme devient savante et sage. C'est pourquoi le Philosophe dit
que l'intellection est un pвtir d'un autre mode que la passion dans les choses
corporelles. Si donc quelqu'un veut conclure que l'вme est composйe de matiиre
parce qu'elle reзoit ou pвtit, manifestement il est abusй par l'йquivoque.
Ainsi donc est-il manifeste que la raison susdite est frivole.
Qu'une telle position soit intenable, on peut le
manifester de multiples faзons. Premiиre raison: en advenant а la matiиre, la
forme constitue l'espиce. Si donc l'вme est composйe de matiиre et de forme,
de l'union mкme de la forme а la matiиre de l'вme rйsultera une espиce donnйe
dans la nature des choses. Or ce qui par soi est espиce n'est pas uni а quelque
autre pour constituer une espиce, а moins que l'un ou l'autre ne soit corrompu
en quelque faзon, comme lorsque des йlйments s'unissent pour composer l'espиce
du mixte. L'вme humaine ne serait donc pas unie au corps pour constituer
l'espиce humaine, mais l'espиce humaine tout entiиre consisterait dans l'вme,
ce qui est йvidemment faux, car si le corps n'appartenait pas а l'espиce de
l'homme, il adviendrait а l'вme par accident. On ne pourrait pas dire non plus
dans cette hypothиse que la main est composйe de matiиre et de forme,
puisqu'elle n'a pas d'espиce complиte, йtant partie de l'espиce: il est
manifeste en effet que la matiиre de la main n'atteint pas sйparйment sa
perfection, mais qu'il y a une forme unique qui simultanйment actualise la
matiиre de tout le corps et de toutes ses parties; ce qu'on ne pourrait dire
de l'вme, si elle йtait composйe de matiиre et de forme, car il faudrait
d'abord que la matiиre de l'вme soit, par ordre de nature, actualisйe par sa
forme, et ensuite que le corps soit actualisй par l'вme; а moins de dire
peut-кtre que la matiиre de l'вme fasse partie de la matiиre corporelle, ce qui
est totalement absurde.
En outre, la position mentionnйe se rйvиle impossible
du fait que dans tout composй de matiиre et de forme, la matiиre se comporte
comme ce qui reзoit l'кtre, mais non comme ce
par quoi quelque chose est: en effet cette derniиre [dйtermination]est le propre de la forme. Si donc
l'вme est composйe de matiиre et de forme, il est impossible que l'вme en son
tout soit principe formel d'кtre pour
le corps. L'вme ne sera donc pas forme du corps, mais [le sera] quelque chose
de l'вme. Or ce qui est forme de ce corps, quel qu'il soit, est вme. L'вme
n'est donc pas le composй de matiиre et de forme que l'on imaginait, elle n'est
que forme.
Une autre raison semble rendre l'hypothиse
impossible. En effet, si l'вme est composйe de matiиre et de forme, et derechef
le corps, l'une et l'autre aura par soi son unitй. Et ainsi il sera nйcessaire
de poser un tiers par lequel l'вme soit unie au corps. Et cela, quelques uns de
ceux qui suivent l'hypothиse susdite le concиdent. Ils disent en effet que
l'вme est unie au corps par la mйdiation de la lumiиre: la vйgйtative par la
mйdiation de la lumiиre du ciel sidйral, la sensible par celle de la lumiиre
du ciel cristallin, la rationnelle par celle de la lumiиre du ciel empyrйe -toutes
choses fabuleuses! Il faut en effet que l'вme soit unie au corps immйdiatement,
comme l'acte а la puissance, ainsi que le montre la Mйtaphysique [xxxvi] [15]. Par lа devient manifeste que l'вme ne peut кtre
composйe de matiиre et de forme. Il n'est pas exclu cependant qu'il y ait dans
l'вme acte et puissance, car la puissance et l'acte ne se trouvent pas seulement
dans les rйalitйs sujettes au changement, mais leur distinction est plus
universelle, comme dit le Philosophe [xxxvii] [16], alors que la
matiиre n'est que dans les rйalitйs mouvantes.
Comment se trouvent acte et puissance dans l'вme, il
faut l'examiner en procйdant des choses matйrielles aux immatйrielles. Dans
les substances composйes de matiиre et de forme, nous trouvons trois
composantes: la matiиre, la forme, et en troisiиme l'кtre, dont le principe est la forme, car la matiиre participe а l'кtre de ce qu'elle reзoit la forme.
Ainsi donc l'кtre suit la forme mкme,
et cependant la forme n'est pas son кtre,
puisqu'elle en est le principe. Et bien que la matiиre n'atteigne а l'кtre que par la forme, cependant la
forme, en tant que forme, n'a pas besoin de la matiиre pour son кtre, йtant donnй que l'кtre suit la forme mкme, mais elle a
besoin de la matiиre puisqu'elle est telle qu'elle ne subsiste pas par soi.
Rien n'empкche cependant qu'il y ait une forme sйparйe de la matiиre qui
possиde l'кtre; et dans une forme de
ce genre, l'essence mкme de la forme se rapporte а l'кtre comme la puissance а son acte propre. Et ainsi, dans les
formes subsistant par soi, se rencontrent et la puissance et l'acte pour
autant que l'кtre mкme est acte de la
forme subsistante, laquelle n'est pas son кtre.
Mais s'il y a quelque chose qui soit son кtre
-c'est le propre de Dieu -lа, il n'y a pas puissance et acte, mais acte
pur. De lа vient que Boиce dans le De hebdomadibus[xxxviii] [17] dit que dans les [йtants] qui sont autres que Dieu, diffиrent l'кtre et le "ce qui est", ou,
comme disent certains, le "ce qui est" et le "ce par quoi
c'est", car l'кtre mкme est ce par quoi quelque chose est, comme la course est ce par quoi
quelqu'un court. Puisque donc l'вme est une forme pouvant subsister par soi, il
y a en elle composition d'acte et de puissance, а savoir d'кtre et de "ce qui est", mais non composition de matiиre
et de forme.
Solutions:1. Boиce
parle lа de la forme qui est absolument simple, а savoir de l'essence divine,
dans laquelle, puisque rien ne sort de la puissance et qu'elle est acte pur, un
sujet [distinct de l'acte] ne peut кtre en aucune faзon. Les autres formes
simples, si elles sont subsistantes, comme les anges et les вmes, peuvent
cependant кtre des sujets pour autant qu'elles comportent de la puissance, en
fonction de quoi il leur revient de recevoir quelque chose.
2. L'кtre mкme, c'est l'acte ultime qui peut
кtre participй par tous alors que lui-mкme ne participe а rien. Par
consйquent, supposй quelque chose qui soit l'кtre mкme subsistant, comme nous le disons de Dieu, nous disons
qu'il ne participe а rien. Mais la raison ne vaut pas pour les autres formes
subsistantes, qui participent nйcessairement а l'кtre mкme et se rapportent а lui comme la puissance а l'acte. Et
ainsi, puisqu'elles sont sous un certain mode en puissance, elles peuvent
participer а quelque chose d'autre.
3. Non seulement
quelque forme se rapporte а l'кtre
comme la puissance а l'acte, mais encore rien n'empкche qu'une forme se
rapporte а une autre comme la puissance а l'acte, par exemple le diaphane а la
lumiиre et les humeurs а la chaleur. Par consйquent si la diaphanйitй йtait
une forme sйparйe subsistant par soi, elle serait rйceptrice non seulement de
l'кtre mкme, mais encore de la
lumiиre. Pareillement, rien n'empкche les formes subsistantes que sont les
anges et les вmes, non seulement d'кtre rйceptrices de l'кtre mкme, mais encore
d'autres perfections. Toutefois, plus les formes subsistantes de ce genre
seront parfaites, moins nombreuses sont les formes auxquelles elles
participent pour atteindre а leur perfection, vu qu'elles ont plus de
perfection dans l'essence de leur nature.
4. Bien que les вmes
humaines soient seulement des formes, elles sont cependant des formes
individuйes dans les corps et multipliйes selon la multitude des corps. Par
consйquent, rien n'empкche que quelques accidents dйrivent selon leur
individualitй alors qu'ils ne dйrivent pas de toute l'espиce.
5. La passion de l'вme
attribuйe а l'intellect possible n'est pas du genre de la passion attribuйe а
la matiиre, mais "passion" est dit d'une maniиre йquivoque dans l'un
et l'autre cas, comme le montre le Philosophe[xxxix] [18], attendu que la
passion de l'intellect possible consiste dans une rйception de type
immatйriel. Et pareillement l'action de l'intellect agent ne relиve pas du mode
d'action des formes matйrielles, car l'action de l'intellect agent procиde en
abstrayant de la matiиre, celle des agents naturels en imprimant les formes
dans la matiиre. Par consйquent, que passion et action de ce genre se trouvent
dans l'вme, il ne s'ensuit pas que l'вme soit composйe de matiиre et de forme.
6. Recevoir et subir et
autres choses de ce genre se rencontrent dans l'вme d'une autre faзon que dans
la matiиre premiиre. Par consйquent il ne s'ensuit pas que les propriйtйs de la
matiиre se trouvent dans l'вme.
7. Bien que le feu de
l'enfer dont l'вme pвtit soit matйriel et corporel, cependant l'вme n'en pвtit
pas matйriellement, а savoir suivant le mode des corps matйriels, mais elle
pвtit de ce feu une affliction spirituelle, en ce qu'il est l'instrument de la
divine justice du juge.
8. L'action du gйniteur
se termine au composй de matiиre et de forme parce que le gйniteur naturel
n'engendre qu'а partir de la matiиre. En revanche, l'action du crйateur ne
procиde pas de la matiиre; et donc il ne faut pas que l'action du crйateur se
termine au composй de matiиre et de forme.
9. Les [йtants] qui sont des formes subsistantes, dans la mesure oщ
ils sont "un" et "йtant", ne requiиrent pas de cause
formelle, puisqu'ils sont eux-mкmes des formes. Ils ont cependant une cause
agente externe qui leur donne l'кtre.
10. L'agent agissant par
mouvement conduit quelque chose de la puissance а l'acte, mais l'agent qui agit
sans mouvement ne conduit pas de la puissance а l'acte, mais il fait кtre en acte ce qui selon la nature est
en puissance а кtre. Un tel agent est
crйateur.
11. L'intellect possible
est nommй par certains intellect "ylйal",
c'est-а-dire matйriel, non pas qu'il soit une forme matйrielle, mais parce
qu'il a une ressemblance а la matiиre, en tant qu'il est en puissance aux
formes intelligibles comme la matiиre l'est aux formes sensibles.
12. Bien que l'вme ne
soit ni acte pur, ni puissance pure, il ne s'ensuit pas qu'elle soit composйe
de matiиre et de forme, comme il est manifeste d'aprиs ce qu'on a dit.
13. L'вme n'est pas
individuйe par la matiиre d'oщ (ex qua) elle
est, mais par son rapport а la matiиre dans laquelle (in qua) elle est. Comment cela peut кtre, les questions
prйcйdentes l'ont manifestй.
14. L'вme sensitive ne
pвtit pas des sensibles, mais le composй. En effet sentir, lequel est un
certain pвtir, n'est pas de l'вme seulement, mais de l'organe animй.
15. L'вme n'est pas
proprement dans le genre а titre d'espиce, mais comme partie de l'espиce
humaine. De lа ne suit pas qu'elle soit composйe de matiиre et de forme.
16. L'intellectualitй ne
convient pas а plusieurs comme l'unique forme de l'espиce se distribue en
plusieurs par division de la matiиre; mais elle est plutфt diversifiйe par la
diversitй des formes, que les formes soient diffйrentes par l'espиce, comme
homme et ange, ou qu'elles soient diffйrentes par le nombre seul, comme les
вmes des divers hommes.
17. L'вme et les anges
sont dits des esprits sujets au changement pour autant qu'ils peuvent changer
en fonction du choix opйrй: lequel changement va d'opйration en opйration. Pour
ce changement, la matiиre n'est pas requise, elle ne l'est que pour les
changements naturels, lesquels vont de forme а forme ou du lieu au lieu.
Objections:1. Il semble que non. Ceux dont l'opйration
propre et naturelle est la mкme, ceux-lа sont les mкmes selon l'espиce, car
c'est par l'opйration que la nature d'une chose est connue. Or l'ange et l'вme
ont la mкme opйration propre et naturelle, а savoir l'acte d'intellection.
Donc l'вme et l'ange sont de la mкme espиce.
2. On disait que l'opйration de l'вme comporte une
activitй discursive, mais non pas celle de l'ange; et ainsi l'opйration de
l'вme et celle de l'ange ne sont pas de la mкme espиce. A l'inverse: une mкme
puissance n'est pas au principe d'opйrations diverses selon l'espиce. Or nous,
par la mкme puissance, а savoir l'intellect possible, nous concevons certains
objets intelligibles sans discourir, а savoir les premiers principes, et
d'autres en discourant, а savoir les conclusions. Donc concevoir avec ou sans
discours ne diversifie pas l'espиce.
3. Les actes d'intellection avec ou sans discours
paraissent diffйrer comme кtre en mouvement et кtre en repos, car le discours
est un certain mouvement de l'intellect d'un point а un autre. Mais кtre en
mouvement et en repos ne diversifient pas l'espиce, car le mouvement est rйductible
au genre dans lequel se trouve le terme du mouvement, comme dit le Commentateur
en III Physique[xl] [1]; aussi le Philosophe dit-il en cet
endroit [xli] [2] qu'il y a autant d'espиces de mouvement
qu'il y a d'espиces d'йtants, pour autant qu'ils
dйterminent le mouvement. Donc les actes d'intellection avec ou sans discours
ne diffиrent pas l'espиce.
4. De mкme que les anges conзoivent les rйalitйs dans
le Verbe, de mкme l'вme des bienheureux. Mais dans le Verbe la connaissance
est sans discours, aussi S. Augustin dit-il dans le De Trinitate[xlii] [3] que dans la patrie il n'y a aura pas de
pensйes cursives. Donc l'вme ne diffиre pas de l'ange par une intellection avec
discours opposйe а une intellection sans discours.
5. Tous les anges ne se rйunissent pas en une [mкme]
espиce, ainsi qu'on l'йtablit а partir du multiple; et cependant tous les anges
conзoivent sans discours. Donc ce n'est pas l'intellection avec ou sans
discours qui fait la diversitй d'espиce dans les substances intellectuelles.
6. On disait que mкme chez les anges, les uns
conзoivent plus parfaitement que les autres. En sens opposй: le plus et le
moins ne diffйrencient pas l'espиce. Or concevoir plus ou moins parfaitement ne
diffиre que par le plus et le moins. Donc les anges ne se diffйrencient pas
par l'espиce selon qu'ils conзoivent plus ou moins parfaitement.
7. Toutes les вmes humaines sont de mкme espиce.
Toutes cependant ne sont pas йgalement intelligentes. Il n'y a donc pas de
diffйrence d'espиce dans les substances intellectuelles par le fait de
concevoir plus ou moins parfaitement.
8. On dit que l'вme humaine conзoit en discourant
parce qu'elle conзoit la cause par l'effet et inversement. Mais ceci convient
йgalement aux anges. Il est dit en effet dans le livre De Causis[xliii] [4] que l'intelligence conзoit ce qui est
au-dessus d'elle parce qu'elle en est l'effet, et ce qui est au-dessous d'elle
parce qu'elle en est la cause. Donc l'ange ne diffиre pas de l'вme par le fait
d'une intellection avec ou sans discours.
9. Tous ceux qui sont rendus parfaits par des
perfections identiques, semblent кtre identiques selon l'espиce, car l'acte
propre procиde d'une puissance propre. Or l'ange et l'вme sont rendus parfaits
par des perfections identiques, а savoir par la grвce, la gloire, la charitй.
Ils sont donc de mкme espиce.
10. Ceux dont la fin est identique semble кtre de mкme
espиce, car chacun est ordonnй а la fin par sa forme, laquelle est principe de
l'espиce. Or identique est la fin de l'ange et de l'вme, а savoir la bйatitude
йternelle, comme il ressort de ce que dit Matthieu: "Les fils de la
rйsurrection seront comme les anges dans le ciel"[xliv] [5]; et Grйgoire dit que les вmes seront
йlevйes aux ordres des anges[xlv] [6]. Donc l'ange et l'вme sont de mкme
espиce.
11. Si l'ange et l'вme diffиrent par l'espиce, il faut
que l'ange soit supйrieur а l'вme dans l'ordre de la nature; il sera ainsi
intermйdiaire entre l'вme et Dieu. Mais entre notre esprit et Dieu il n'y a pas
d'intermйdiaire, comme dit Augustin[xlvi] [7]. Donc l'ange et l'вme ne diffиrent pas
par l'espиce.
12. L'impression d'une mкme image en des [sujets]
divers ne diversifie pas l'espиce. En effet l'image du cercle, qu'elle soit
dans l'or ou l'argent, reste de mкme espиce. Or l'image de Dieu est dans l'вme
autant que dans l'ange. Donc l'ange et l'вme ne diffиrent pas par l'espиce.
13. A dйfinition identique, espиce identique. Or la
dйfinition de l'ange convient а l'вme. En effet Damascиne dit que "l'ange
est une substance incorporelle, toujours en mouvement, de libre arbitre,
ministre de Dieu, recevant par grвce, non par nature, l'immortalitй"[xlvii] [8]. Toutes ces choses conviennent а l'вme
humaine. Donc l'ange et l'вme sont de mкme espиce.
14. Tout ce qui se rencontre dans la diffйrence ultime
est de mкme espиce, car la diffйrence ultime est constitutive de l'espиce. Mais
l'ange et l'вme se rencontrent dans la diffйrence ultime, а savoir dans l'кtre
intellectuel, lequel doit кtre l'ultime diffйrence puisque rien n'est plus
noble dans la nature de l'ange ou de l'homme; toujours en effet l'ultime
diffйrence est ce qu'il y a de plus accompli. Donc l'ange et l'вme ne diffиrent
pas par l'espиce.
15. Ce qui n'est pas identique а l'espиce, ne peut
diffйrer par l'espиce. Or l'вme n'est pas identique а l'espиce, elle est
plutфt partie de l'espиce. Elle ne peut donc diffйrer de l'ange par l'espиce.
16. La dйfinition regarde proprement l'espиce. Ce qui
n'est pas dйfinissable ne paraоt pas relever de l'espиce. Mais l'ange et l'вme
ne sont pas dйfinissables, puisqu'ils ne sont pas composйs de matiиre et de
forme, comme on l'a montrй plus haut: dans toute dйfinition en effet, quelque
chose joue le rфle de matiиre et quelque chose le rфle de forme, comme le
montre le Philosophe dans la Mйtaphysique[xlviii] [9], oщ lui-mкme dit que si les espиces des
choses йtaient sans matiиre, comme Platon le soutient, elles ne seraient pas
dйfinissables. Donc l'ange et l'вme ne peuvent diffйrer par l'espиce а
proprement parler.
17. Toute espиce est constituйe du genre et de la
diffйrence. Or le genre et la diffйrence sont fondйs diversement: ainsi le
genre de l'homme -l'animal -dans la nature sensible; la diffйrence -le
rationnel -dans la nature intellectuelle. Mais dans l'ange et l'вme, il n'est pas
de diversitй sur quoi puissent se fonder le genre et la diffйrence: leur
essence en effet est une forme simple; et leur кtre ne peut admettre ni genre
ni diffйrence. Le Philosophe prouve en effet dans la Mйtaphysique que l'йtant
n'est ni genre ni diffйrence. Donc l'ange et l'вme n'ont pas de genre ni de
diffйrence, et ainsi ne peuvent diffйrer par l'espиce.
18. Tout ce qui diffиre par l'espиce, diffиre par
diffйrence de contraires. Mais dans les substances immatйrielles il n'y a pas
de contrariйtй, car la contrariйtй est principe de corruption. Donc l'ange et
l'вme ne diffиrent pas par l'espиce.
19. L'ange et l'вme semblent diffйrer principalement
par cela que l'ange n'est pas uni а un corps, а l'inverse de l'вme. Mais cela
ne peut faire que l'вme diffиre de l'ange par l'espиce: le corps en effet se
rapporte а l'вme comme matiиre; mais la matiиre ne spйcifie pas la forme, c'est
plutфt le contraire. Donc en aucune faзon l'ange et l'вme ne diffиrent par l'espиce.
En sens contraire: Ce qui ne diffиre pas par l'espиce ne
diffиre pas non plus par le nombre, sinon par la matiиre. Mais l'ange et l'вme
n'ont pas de matiиre, comme l'a montrй la question prйcйdente. Donc si l'ange
et l'вme ne diffиrent pas par l'espиce, elles ne diffиrent pas non plus par le nombre,
ce qui est manifestement faux. Reste donc qu'ils diffиrent par l'espиce.
Rйponse: Certains disent que l'вme humain et l'ange sont
de mкme espиce. Et la thиse semble avoir йtй soutenue d'abord par Origиne[xlix] [10]. Voulant йviter les erreurs des anciens
hйrйtiques, qui attribuaient la diversitй des choses а divers principes,
ceux-ci introduisant la diversitй du bien et du mal, il soutint que la
diversitй de toutes les choses procйdait du libre arbitre. Dieu, dit-il, fit en
effet au commencement toutes les crйatures йgales; s'agissant des rationnelles,
certaines, adhйrant а Dieu, progressиrent en mieux dans leur mode d'adhйsion а
Dieu; mais d'autres, s'йloignant de Dieu en vertu de leur libre arbitre,
tombиrent de pire en pire а la mesure de leur retrait de Dieu. Et ainsi,
certaines d'entre elles furent incorporйes aux corps cйlestes, d'autres aux
corps humains, d'autres encore s'en retournиrent jusqu'а la malignitй des
dйmons, alors que cependant l'uniformitй rйgnait au commencement de leur
crйation. Mais, autant que sa position le laisse voir, Origиne porta son
attention au bien des crйatures singuliиres en nйgligeant la considйration du
tout. Pourtant un sage artisan ne considиre pas dans la disposition des
parties seulement le bien de telle ou telle partie, mais beaucoup plus le bien
du tout. C'est pourquoi le bвtisseur ne fait pas toutes les parties йgalement
prйcieuses, mais plus ou moins, selon leur concours а la bonne disposition de
la maison. Et pareillement dans le corps animal, toutes les parties n'ont pas
la clartй de l'њil, car l'animal serait imparfait; mais il y a diversitй dans
les parties animales pour que l'animal puisse кtre rendu parfait. Ainsi encore
Dieu, dans sa sagesse, n'a pas produit toutes choses йgales: en effet l'univers
serait imparfait si lui manquaient les multiples degrйs des йtants. Donc chercher pourquoi l'opйration de Dieu fait
telle crйature meilleure qu'une autre serait chercher pourquoi l'artisan
institue dans son њuvre la diversitй des parties.
Une fois йcartй l'argument d'Origиne, quelques uns modifiиrent sa position
en disant que toutes les substances intellectuelles sont de mкme espиce pour
d'autres raisons (qui sont touchйes dans les objections). Mais la position
semble impossible. Si en effet l'ange et l'вme ne sont pas composйs de matiиre
et de forme mais ne sont que des formes, comme il a йtй dit dans la question
prйcйdente, il faut que la diffйrence qui distingue les anges les uns des
autres, ou encore de l'вme, soit une diffйrence formelle; а moins de supposer
que les anges soient aussi unis а des corps comme les вmes: alors, du fait de
leur rapport aux corps, une diffйrence matйrielle pourrait les distinguer,
comme il a йtй dit des вmes prйcйdemment. Mais cela n'est pas admis
gйnйralement, et si cela йtait, ne profiterait pas а cette position: car il est
manifeste que de tels corps diffйreraient spйcifiquement des corps humains
auxquels les вmes humaines sont unies; et des divers corps selon l'espиce, il
faut qu'il y ait diverses perfections selon l'espиce. Donc une fois йcartйe la
thиse que les anges ne sont pas formes des corps, s'ils ne sont pas composйs de
matiиre et de forme, ne demeure entre les anges, ou entre les anges et l'вme,
qu'une diffйrence formelle. Or une diffйrence formelle fait varier l'espиce,
car c'est la forme qui donne l'espиce d'une chose. Reste ainsi que les anges
diffйrent par l'espиce non seulement de l'вme mais encore entre eux.
Mais si quelqu'un soutient que les anges et l'вme sont composйs de matiиre
et de forme, cette opinion non plus ne pourra tenir. Si en effet, dans les
anges aussi bien que dans l'вme, unique est de soi la matiиre, comme unique est
la matiиre de tous les corps infйrieurs, et diversifiйe seulement par les
formes, il faudra encore que la division de cette matiиre unique et commune
soit principe de distinction entre les anges et des anges а l'вme. Or comme il
est de la raison de la matiиre d'кtre privйe de soi de toute forme, on ne
pourra comprendre la division de la matiиre avant la rйception de la forme,
qui se multiplie selon la division de la matiиre, sinon par les dimensions
quantitatives. C'est pourquoi le Philosophe dit dans les Physiques[l] [11] que, фtйe la quantitй, la substance
demeure indivisible. Or tout ce qui est composй de matiиre sujette а la
quantitй, est un corps, et non pas seulement uni а un corps. Ainsi donc les
anges et l'вme sont des corps, ce qu'aucun homme sain d'esprit n'a dit,
puisqu'il est notamment prouvй que l'intellection ne peut кtre l'acte d'aucun
corps. En vйritй, si la matiиre des anges et de l'вme n'est pas unique et
commune, mais [relиve] d'ordres divers, cela ne peut кtre qu'en fonction de sa
rйfйrence а des formes diverses, de mкme qu'il n'y a pas, dit-on, de matiиre
unique commune entre les corps cйlestes et les infйrieurs. C'est ainsi qu'une
telle diffйrence de matiиre fait la diversitй des espиces. D'oщ il est
impossible, semble-t-il, que les anges et l'вme soient de mкme espиce.
Reste а considйrer pour quelle raison ils diffиrent par l'espиce. Or il
nous faut parvenir а la connaissance des substances intellectuelles par la
considйration des substances matйrielles. En celles-ci les divers degrйs de
perfection de la nature institue la diversitй d'espиce. Ce qu'il est facile de
montrer а considйrer les genres eux-mкmes des substances matйrielles; il est
manifeste en effet que les corps mixtes surpassent en rang de perfection les
йlйments; les plantes, les corps mixtes, et les animaux, les plantes. Et en
chacun des genres, on trouve, selon les degrйs de perfection naturelle,
diversitй d'espиces: car chez les йlйments, le terre est au plus bas, le feu ce
qu'il y a de plus noble; pareillement dans les minйraux, on dйcouvre que la
nature progresse graduellement а travers diverses espиces jusqu'а l'espиce de
l'or; chez les plantes jusqu'а l'espиce des plantes parfaites; et chez les
animaux jusqu'а l'espиce de l'homme; cependant, certains animaux, qui disposent
seulement du tact, sont trиs proche des plantes par leur immobilitй, et
pareillement certaines plantes sont proches des choses inanimйes, comme le
montre le Philosophe dans le De Vegetabilibus[li] [12]. A cause de cela, le Philosophe dit dans
la Mйtaphysique[lii] [13] que les espиces des choses naturelles
sont comme les espиces des nombres, dans lesquelles une unitй ajoutйe ou
soustraite fait varier l'espиce. Ainsi donc aussi dans les substances
immatйrielles les divers degrйs de perfection de la nature fait la diffйrence
d'espиce.
Mais sur un point il en va diffйremment dans les substances matйrielles et
les immatйrielles. Partout en effet oщ il y a diversitй de degrйs, il faut
que les degrйs soient disposйs en ordonnance а quelque principe unique. Dans
les substances matйrielles, on observera que les divers degrйs diversifiant les
espиces le sont par ordonnance а ce premier principe qu'est la matiиre. De lа
vient que les premiиres espиces sont plus imparfaites et les suivantes plus
parfaites, et se comparent aux premiиres par addition: ainsi les corps mixtes
sont d'une espиce plus parfaite que celle des йlйments, attendu qu'ils ont en
eux tout ce qu'ont les йlйments et quelque chose en plus; semblable est le
rapport des plantes aux corps minйraux, et des animaux aux plantes.
En revanche, dans les substances immatйrielles on observe une ordonnance
des degrйs des diverses espиces, non par rapport а la matiиre, qu'ils n'ont
pas, mais par rapport а l'agent premier, qui doit кtre trиs parfait. Et ainsi
la premiиre espиce est chez elles plus parfaite que la seconde, parce que plus
semblable au premier agent; et la perfection de la seconde en diminution de la
premiиre, et ainsi de suite jusqu'а la derniиre d'entre elles. D'autre part, la
perfection la plus haute, celle du premier agent, consiste en ceci que dans une
simplicitй unique il possиde la bontй et la perfection sous toutes ses formes.
C'est pourquoi, autant une substance immatйrielle sera proche du premier agent,
autant elle sera dans la simplicitй de sa nature d'une bontй plus parfaite, et
moins elle aura besoin de formes intйrieurement acquises pour son accomplissement.
Et ceci se vйrifie graduellement jusqu'а l'вme humaine, qui tient le degrй le
plus bas, comme la matiиre premiиre dans le genre des choses sensibles. Aussi
n'a-t-elle pas dans sa nature de formes intelligibles en acte, mais elle est en
puissance aux intelligibles; c'est pourquoi elle a besoin pour son opйration
propre d'кtre actualisйe par les formes intelligibles, les acquйrant des choses
extйrieures par les puissances sensitives. Et comme l'opйration sensitive se
fait par un organe corporel, il appartient а la condition mкme de sa nature
d'кtre unie а un corps, et d'кtre partie de l'espиce humaine, n'ayant pas en
soi la complйtude de l'espиce.
Solutions:1. L'intellection de l'ange et celle de l'вme ne
sont pas de mкme espиce. Il est manifeste en effet que si les formes au
principe de l'opйration diffиrent par l'espиce, il en ira nйcessairement de
mкme des opйrations: ainsi chauffer et refroidir diffиrent selon la diffйrence
de la chaleur et du froid. Or les espиces intelligibles par lesquelles les вmes
font acte d'intellection sont abstraites des images. Et ainsi elles ne sont pas
de mкme nature que les espиces intelligibles par lesquelles les anges font acte
d'intellection: celles-ci leur sont innйes, et c'est pourquoi le livre De Causis[liii] [14] dit que chaque Intelligence est pleine de
formes. Par consйquence l'intellection de l'ange et celle de l'вme ne sont
pas de mкme espиce. Cette diffйrence fait que l'ange conзoit sans discours,
mais l'вme avec discours, car il lui est nйcessaire de parvenir au
discernement des causes а partir des effets sensibles, et а partir des
accidents sensibles а l'essence des choses, laquelle ne relиve pas du sens.
2. L'вme intellectuelle conзoit les principes et les
conclusions par les espиces abstraites des images; et ainsi il n'y a pas de
diversitй spйcifique d'intellection.
3. Le mouvement est rйductible au genre, et son
espиce au terme du mouvement, en tant que la mкme forme est avant le mouvement
seulement en puissance, dans le mouvement mкme intermйdiaire entre la puissance
et l'acte, et au terme du mouvement complиtement en acte. Mais l'intellection
de l'вme -avec discours -et celle de l'ange -sans discours -ne sont pas de mкme
espиce quant а la forme. De lа ne s'impose pas l'unitй d'espиce.
4. L'espиce d'une chose se juge selon l'opйration qui
lui revient en raison de sa nature propre, mais non selon l'opйration qui lui
revient en raison de sa participation а une autre nature. Par exemple on ne
juge pas l'espиce du fer de par l'embrasement qui lui revient par la mise en
feu: autrement on jugerait que le fer et le bois sont de mкme espиce parce
qu'ils brыlent une fois enflammйs. Je dis donc que "voir dans le
Verbe" est une opйration surnaturelle de l'вme et de l'ange, leur
revenant а l'une et а l'autre en raison de leur participation а une nature
supйrieure, а savoir divine, par l'illumination de la gloire. D'oщ l'on ne peut
conclure que l'ange et l'вme sont de mкme espиce.
5. Par rapport а la diversitй des anges les espиces
intelligibles ne sont pas de mкme raison, car autant une substance
intellectuelle est supйrieure et plus proche de Dieu, lequel comprend toute
chose par l'unitй de son essence, autant les formes intelligibles sont en elle
plus йlevйes et plus aptes а devoir connaоtre la pluralitй. C'est pourquoi il
est dit dans le DeCausis[liv] [15] que les Intelligences supйrieures
conзoivent par des formes plus universelles. Et Denys dit dans la Hiйrarchie
cйleste[lv] [16] que les anges supйrieurs ont une science
plus universelle. Et ainsi l'intellection n'est pas de mкme espиce selon la
diversitй des anges, bien qu'elle soit sans discours pour les uns et pour les
autres, parce qu'ils conзoivent par des espиces innйes, non reзues des choses
qu'elles font connaоtre.
6. Le plus et le moins se disent en deux sens.
Premiиrement suivant que la matiиre participe diversement а une mкme forme,
ainsi le bois а la blancheur et alors le plus et le moins ne diversifient pas
l'espиce. Secondement suivant les divers degrйs de perfection des formes, alors
le plus et le moins diversifient l'espиce. En effet la diversitй des espиces de
couleurs rйsulte de la proximitй plus ou moins grande qu'elles ont а la
lumiиre. C'est ainsi que l'on rencontre le plus ou le moins dans la diversitй
des anges.
7. Bien que toutes les вmes ne fassent pas йgalement
acte d'intellection, toutes cependant conзoivent par des espиces de mкme
nature, а savoir reзues des images. Et c'est pourquoi le fait qu'elles soient
inйgales en intelligence vient de la diversitй des pouvoirs sensitifs d'oщ sont
abstraites les espиces, diversitй qui provient elle-mкme de la diversitй des
dispositions des corps. Il apparaоt ainsi que ce plus et moins ne diversifie
pas l'espиce puisqu'il suit la diversitй matйrielle.
8. Connaоtre quelque chose par une autre advient de
deux faзons. Premiиrement quand on connaоt l'une par l'autre, de telle sorte
que soit distincte la connaissance de l'une et de l'autre, comme lorsque
l'homme connaоt la conclusion par le principe, en considйrant sйparйment l'un
et l'autre. Secondement quand l'objet connu l'est par l'espиce qui le fait
connaоtre, par exemple quand nous voyons la pierre par l'espиce de la pierre
qui est dans l'њil. Selon la premiиre faзon, connaоtre l'un par l'autre fait le
discours, mais non l'autre faзon. Or c'est de cette derniиre faзon que l'ange
connaоt l'effet par la cause et la cause par l'effet, en tant que l'essence
mкme de l'ange est une certaine similitude de sa cause et qu'elle rend semblable
а soi son effet.
9. Les perfections de la grвce conviennent а l'вme et
а l'ange par la participation а la divine nature, d'aprиs ce qui est dit dans
la seconde йpоtre de Pierre: "Par elle [la puissance de Dieu], les plus
grandes et prйcieuses promesses nous ont йtй donnйes, afin que vous deveniez
ainsi participants de la divine nature" etc. [lvi] [17]. Par consйquent on ne peut conclure de la
concordance dans ces perfections а l'unitй d'espиce.
10. Les choses dont la fin immйdiate et naturelle est
une, sont unes selon l'espиce. Mais la bйatitude est la fin ultime et surnaturelle.
Donc la raison ne suit pas.
11. Augustin ne pense pas qu'il n'y ait rien
d'intermйdiaire entre notre esprit et Dieu sous la raison du degrй de dignitй
et de nature, puisque mкme une вme est plus noble qu'une autre; par contre il
pense que notre вme est immйdiatement justifiйe par Dieu et bйatifiйe en lui.
Il dirait aussi bien qu'un simple soldat est immйdiatement sous le roi, non pas
que d'autres ne lui soient supйrieurs sous le roi, mais parce que nul n'a
propriйtй sur lui sinon le roi.
12. Ni l'ange ni l'вme n'est l'image parfaite de Dieu,
mais seul le Fils. Et ainsi il ne faut pas qu'ils soient de mкme espиce.
13. La dйfinition susdite ne convient pas de la mкme
faзon а l'вme et а l'ange. L'ange est en effet une substance incorporelle, et
parce qu'il n'est pas un corps et parce qu'il n'est pas uni а un corps, ce qui
ne peut кtre dit de l'вme.
14. Ceux qui affirment que l'вme et l'ange sont de la
mкme espиce confиrent une valeur maximale а ce raisonnement, mais il ne conclut
pas nйcessairement. La diffйrence ultime en effet doit кtre plus noble non
seulement quant а la noblesse de la nature mais encore quant а ce qu'elle
dйtermine, parce que la diffйrence ultime est un quasi acte au regard de tout
ce qui prйcиde. Ainsi donc l'intellectualitй n'est pas plus noble dans l'ange
ou dans l'вme, mais elle ne l'est pas de la mкme faзon ici et lа; il en va
manifestement de mкme du sensible: autrement tous les animaux bruts seraient de
mкme espиce.
15. L'вme est partie de l'espиce, elle est cependant
le principe donnant l'espиce; c'est en ce sens que porte la recherche sur
l'espиce de l'вme.
16. Bien que la dйfinition porte sur la seule espиce а
proprement parler, il s'en faut pourtant que toute espиce soit dйfinissable.
Les espиces des choses immatйrielles ne sont pas connues par dйfinition ou
dйmonstration, comme il en va dans les sciences spйculatives, mais elles sont
connues par une simple intuition. Par consйquent l'ange ne peut кtre proprement
dйfini -car nous ne savons pas de lui ce qu'il est -mais il peut кtre dйsignй
par certaines nйgations. Quant а l'вme, elle est dйfinie comme forme du corps.
17. Le genre et la diffйrence peuvent кtre entendus en
deux sens. En un premier sens, selon une considйration rйaliste, comme ils le
sont par la Mйtaphysique ou la philosophie naturelle; il faut alors que le
genre et la diffйrence soient fondйs sur la diversitй des natures. De ce point
de vue rien n'empкche de dire que dans les substances spirituelles il n'y ait
pas de genre et de diffйrence, mais seulement des formes et des espиces
simples. Au second sens, selon une considйration logique: alors il n'importe
pas que le genre et la diffйrence se fondent sur la diversitй des natures,
mais sur une nature unique dans laquelle on considиre quelque chose de propre
et quelque chose de commun. Et ainsi rien n'empкche de poser le genre et la
diffйrence dans les substances spirituelles.
18. Lorsqu'on parle du genre et de la diffйrence en
philosophie des rйalitйs physiques, il faut que les diffйrences soient des contraires,
car la matiиre sur laquelle est fondйe la nature du genre est de recevoir des
formes contraires. Mais selon une considйration logique, il suffit de quelque
opposition dans les diffйrences, comme on le voit dans les diffйrences des
nombres, oщ il n'y a pas de contrariйtй. Et pareillement dans les substances
spirituelles.
19. Bien que la matiиre ne donne
pas l'espиce, toutefois le rapport de la matiиre а la forme concerne la nature
de la forme.
Objections:1. Il semble que non. L'вme humaine est la plus
subtile des formes unies а un corps. La terre est le plus infime des corps. Il
ne fut donc pas convenable qu'elle fыt unie а un corps terrestre.
2. On disait: ce corps terrestre, pour avoir йtй
ramenй а l'йquilibre du tempйrament, possиde une similitude avec le ciel,
lequel est totalement dйpourvu de contraires; il en tire une noblesse telle que
l'вme rationnelle puisse lui кtre unie convenablement. En sens contraire: si la
noblesse du corps humain dйcoule de sa ressemblance au corps cйleste, il
s'ensuit que le corps cйleste est plus noble que lui. Mais l'вme rationnelle
est plus noble que n'importe quel corps, puisque par la capacitй de son
intellect elle transcende tous les corps. Donc l'вme rationnelle devrait plutфt
кtre unie а un corps cйleste.
3. On disait que le corps cйleste est en perfection
plus noble que l'вme rationnelle. En sens contraire: si la perfection du corps
cйleste est plus noble que l'вme rationnelle, il faut qu'il soit intelligent,
car tout ce qui est intelligent, quel qu'il soit, est plus noble que ce qui ne
l'est pas. Si donc un corps cйleste est rendu parfait par quelque substance
intellectuelle, celle-ci en sera, ou bien seulement le moteur, ou bien la
forme. Si seulement le moteur, il n'en reste pas moins que le corps humain
possиde une modalitй de perfection plus noble que celle du corps cйleste: en
effet la forme donne spйcification а ce dont elle est la forme, mais non le
moteur. C'est pourquoi rien n'empкche que des rйalitйs dont la nature est
dйpourvue de noblesse, servent d'instruments а l'agent le plus noble. Mais si
la substance intellectuelle est la forme du corps cйleste, ou bien une telle
substance possиde seulement l'intellect, ou bien, avec l'intellect, le sens et
les autres puissances. Si elle a le sens et les autres puissances, comme il est
nйcessaire que de telles puissances soient l'acte des organes dont elles ont
besoin pour agir, il s'ensuit que le corps cйleste est un corps organique, ce
qui rйpugne а la simplicitй de son unitй formelle. En revanche, si elle possиde
seulement l'intellect, un intellect ne recevant rien du sens, une telle
substance n'a nul besoin d'union au corps, puisque l'opйration de l'intellect
ne se fait pas par un organe corporel. Donc, puisque l'union du corps et de
l'вme n'est pas pour le corps mais pour l'вme, (parce que les matiиres sont
pour les formes et non l'inverse), il s'ensuit que la substance intellectuelle
n'est pas unie au corps cйleste comme йtant sa forme.
4. Toute substance intellectuelle crййe a par nature
la possibilitй de pйcher, parce qu'elle peut se dйtourner du bien suprкme qui
est Dieu. Si donc des substances intellectuelles sont unies comme formes а des
corps cйlestes, elles peuvent pйcher. Or la peine du pйchй, c'est la mort,
c'est-а-dire la sйparation de l'вme et du corps, et le tourment des pйcheurs en
enfer. Par consйquent il a pu se faire que les corps cйlestes mourussent et
que leur вme fыt rйtrogradйe en enfer.
5. Toute substance intellectuelle est capable de la
bйatitude. Si donc les corps cйlestes sont animйs par des вmes intellectuelles,
de telles вmes sont capables de la bйatitude. Et ainsi dans la bйatitude
йternelle il y a non seulement les anges et les hommes, mais encore certaines
natures intermйdiaires, alors que pourtant les saints docteurs enseignent que
la sociйtй des saints se compose des anges et des hommes.
6. Le corps d'Adam fut proportionnй а l'вme
rationnelle. Mais notre corps est dissemblable а ce corps; ce corps en effet,
avant le pйchй, fut immortel et impassible, ce qui n'est pas le cas de nos
corps. Donc les corps, tels que nous les avons, ne sont pas proportionnйs а
l'вme rationnelle.
7. Le moteur le plus noble exige les instruments les
mieux disposйs et soumis а [son] opйration. Or l'вme rationnelle est ce qu'il
y a de plus noble entre les moteurs infйrieurs. Donc lui est dы pour ses
opйrations un corps parfaitement soumis. Or nous ne disposons pas d'un corps
d'une telle qualitй, car la chair rйsiste а l'esprit et l'вme est tirйe de ci
de lа а cause de la guerre des concupiscences. Ainsi donc l'вme rationnelle n'a
pas dы кtre unie а un tel corps.
8. A l'вme rationnelle convient l'abondance des
esprits animaux dans un corps а parfaire. C'est pourquoi le corps de l'homme
est le plus chaud parmi les autres animaux quant au pouvoir d'engendrer de
telles forces: ce que signifie la station droite du corps humain provenant des
forces de la chaleur et des esprits animaux. Ainsi donc il eыt йtй trиs
convenable que l'вme rationnelle fыt unie а un corps totalement
"spirituel".
9. L'вme est une substance incorruptible; mais nos
corps sont corruptibles. Il n'est donc pas convenable que l'вme soit unie а de
tels corps.
10. L'вme rationnelle est unie au corps pour
constituer l'espиce. Mais celle-ci eыt йtй mieux conservйe si le corps а quoi
l'вme est unie йtait incorruptible: il ne serait plus nйcessaire en effet que
l'espиce fыt conservйe par la gйnйration, mais elle pourrait кtre conservйe en
nombre dans les mкmes corps. Donc l'вme humaine a dы кtre unie а des corps
incorruptible.
11. Le corps humain, pour кtre le plus noble parmi les
corps infйrieurs, doit кtre le plus semblable au corps cйleste, qui est le
plus noble des corps. Or le corps cйleste est tout а fait exempt de contrariйtй.
Donc le corps humain a dы avoir le minimum en fait de contrariйtй. Mais nos
corps n'ont pas ce minimum: en effet d'autres corps, comme ceux des pierres et
des arbres, sont plus durables, йtant donnй que la contrariйtй est principe de
dissolution. Par consйquent l'вme rationnelle n'a pas dы кtre unie а des corps
de mкme qualitй que les nфtres.
12. L'вme est une forme simple. A une forme simple
revient une matiиre simple. Donc l'вme rationnelle a dы кtre unie а quelque
corps simple, tel que le feu, l'air, ou tout autre de ce genre.
13. L'вme humaine semble кtre en communion avec les
principes, aussi les philosophes antiques ont-ils affirmй que l'вme est de la
nature des principes, comme le montre le Deanima[lvii] [1]. Or les principes des corps sont les
йlйments. Par consйquent, bien que l'вme ne soit pas un йlйment, ou [composйe]
d'йlйments, elle a dы au moins кtre unie а un corps йlйmentaire, comme le feu,
l'air ou l'un des autres йlйments.
14. Les corps [composйs] de parties semblables s'йcartent
moins de la simplicitй que les corps [composйs] de parties dissemblables. Comme
l'вme est une forme simple, elle a dы кtre unie de prйfйrence а un corps
composй de parties semblables qu'а un corps composй de parties dissemblables.
15. L'вme est unie au corps en tant que forme et
moteur. Par consйquent l'вme rationnelle, qui est la plus noble des formes, a
dы кtre unie au corps le plus agile а se mouvoir. Nous voyons le contraire de
cela, car les corps des oiseaux sont plus agile а se mouvoir que les corps
humains, et pareillement les corps de beaucoup d'animaux.
16. Platon dit[lviii] [2] que les formes sont donnйes par le
Donateur selon les aptitudes (exigences) de la matiиre, c'est-а-dire les
dispositions de la matiиre. Mais le corps humain n'a pas de disposition au
regard d'une forme si noble, car, visiblement, il est grossier et corruptible.
L'вme n'aurait donc pas dы кtre unie а un tel corps.
17. Dans l'вme humaine, les formes intelligibles sont
trиs particularisйes par comparaison aux substances intelligibles supйrieures.
Or de telles formes s'accorderaient а l'opйration du corps cйleste, qui est
cause de gйnйration et de corruption de ces choses particuliиres. Donc l'вme
humaine aurait dы кtre unie aux corps cйlestes.
18. Rien n'est mы naturellement tant qu'il est dans
son lieu, mais seulement quand il est hors de son propre lieu. Mais le ciel est
mы tout en existant dans son lieu. Donc il n'est pas mы naturellement. Il est
donc mы par une вme, et ainsi il possиde une вme qui lui est unie.
19. Raconter est un acte de la substance intelligente.
Or "les cieux racontent la gloire de Dieu", comme il est dit dans le
psaume 18,1.Par consйquent les cieux sont intelligents; ils
ont donc une вme intellective.
20. L'вme est la plus parfaite des formes. Par consйquent,
elle a dы кtre unie а un corps parfait. Mais le corps humain paraоt trиs
imparfait: en effet il n'a ni arme pour se dйfendre ou pour attaquer, ni
couverture, ni rien des atouts que la nature attribue aux corps des autres
animaux. Par consйquent l'вme n'aurait pas dы кtre unie а un tel corps.
En sens contraire: Il est dit dans l'Ecclйsiastique 17, 1-3:
"Dieu a crйй l'homme de la terre et l'a fait а son image". Or les
њuvres de Dieu sont sages. Il est dit en effet dans la Genиse: "Dieu vit
que les choses qu'il avait faites йtaient trиs bonnes" (1,31). Il fut donc
sage que l'вme rationnelle, oщ rйside l'image de Dieu, fыt unie а un corps
terrestre.
Rйponse: Puisque la matiиre est pour la forme et non
l'inverse, c'est du cфtй de l'вme qu'il faut apprendre а quel corps elle doit
кtre unie. Car il est dit dans le De anima[lix] [3] que l'вme est non seulement la forme et
le moteur du corps, mais encore la fin. Or les questions disputйes prйcйdentes
l'ont manifestй: il est naturel а l'вme d'кtre unie au corps humain pour la
raison que, йtant la derniиre dans l'ordre des substances intelligibles comme
la matiиre l'est dans l'ordre des choses sensibles, l'вme humaine n'a pas
d'espиces intelligibles innйes par lesquelles elle puisse mener а terme son
opйration propre -l'intellection -comme font les substances intelligibles
supйrieures, mais elle est en puissance а ces espиces, puisqu'elle est comme
une table rase sur laquelle rien n'est inscrit, ainsi qu'il est dit dans le De
anima[lx] [4]. C'est pourquoi il faut qu'elle reзoive
les espиces intelligibles des choses extйrieures par la mйdiation des
puissances sensibles, lesquelles ne peuvent avoir d'opйration propre sans les
organes corporels. Pour cette raison il est nйcessaire que l'вme humaine soit
unie а un corps.
En consйquence, si l'вme humaine est susceptible d'кtre unie а un corps
pour la raison qu'elle a besoin de recevoir les espиces intelligibles des
choses par la mйdiation des sens, il est nйcessaire que le corps, auquel l'вme
rationnelle sera unie, soit tel qu'il puisse кtre le plus apte а reprйsenter
les espиces sensibles d'oщ proviendront les espиces intelligibles dans
l'intellect. Il faut donc que le corps auquel l'вme rationnelle est unie soit
le mieux possible apte а sentir.
Or, s'il y a plusieurs sens, toutefois il en est un au fondement des
autres, а savoir le tact, sur lequel repose en principe la nature sensible
toute entiиre. Aussi est-il dit dans le De anima[lxi] [5] que c'est а cause de ce sens que l'on
parle d'abord d'animalitй. Delа vient qu'en cas d'immobilisation de ce sens,
comme il arrive dans le sommeil, tous les autres sens sont immobilisйs. De
plus, tous les autres sens non seulement sont dйtruits par l'excиs de leurs
propres sensibles, comme la vue par des choses trиs lumineuses, et l'ouпe par
des sons trиs forts, mais encore par l'excиs des sensibles relatifs au tact,
comme par une forte chaleur ou froid. Par consйquent, puisque le corps auquel
l'вme rationnelle est unie, doit кtre disposй le mieux possible envers la
nature sensitive, il est nйcessaire que le sens du tact soit un organe adaptй
au mieux. A cause de cela, il est dit dans le De anima[lxii] [6] que ce sens, nous l'avons plus prйcis que
celui de tous les autres animaux, si bien qu'en raison de la qualitй de ce sens
un homme sera plus habile qu'un autre aux opйrations intellectuelles. Ceux dont
les chairs sont dйlicates, qui disposent par lа d'un tact excellent, on
constate leur aptitude а la vie mentale.
Or puisque l'organe de chacun des sens ne doit pas avoir en acte les contraires
dont le sens a la perception, mais leur кtre en puissance pour pouvoir les
recevoir -car le rйcepteur doit кtre dйpourvu de ce qu'il reзoit -, il est
nйcessaire que cela se produise dans le sens du tact autrement que dans les
autres organes des sens. En effet, dans l'organe de la vue, а savoir la
pupille, manquent totalement le blanc et le noir, et gйnйralement tout genre de
couleur; et pareillement pour l'ouпe et l'odorat. Mais cela ne peut arriver
dans le tact, car il est fait pour connaоtre ce qui est nйcessaire а la
composition du corps animal, а savoir le chaud et le froid, l'humide et le sec.
C'est pourquoi il est impossible que l'organe du tact soit dйpourvu du genre de
son sensible, mais il faut qu'il soit placй en position mйdiane [de ces contraires]:
c'est ainsi qu'il leur est en puissance. Donc, le corps auquel l'вme est uni,
comme il doit кtre adaptй le mieux possible au sens du tact, il faut qu'il soit
placй dans la position mйdiane la meilleure par l'йquilibre du tempйrament.
Il apparaоt en cela que toute l'opйration de la nature infйrieure se
termine а l'homme comme а ce qu'il y a de plus parfait. Nous voyons en effet
l'opйration de la nature procйder graduellement а partir des йlйments simples,
en les combinant jusqu'а parvenir au dosage le plus parfait, celui du corps
humain. Il faut donc que cette disposition soit communйment dans le corps
auquel l'вme rationnelle est unie, а savoir qu'il soit d'un tempйrament trиs
йquilibrй.
Or si quelqu'un veut encore considйrer les dispositions particuliиres du
corps humain, il les trouvera ordonnйes а ceci que l'homme soit dotй de la
meilleure sensibilitй. C'est ainsi que pour une bonne tenue des puissances
sensitives intйrieures, comme l'imagination, la mйmoire, et la facultй
cogitative, est nйcessaire une bonne disposition du cerveau. C'est pourquoi
l'homme a йtй dotй parmi les animaux d'un cerveau plus grand proportionnellement
а son poids. Et pour que son opйration soit plus libre, il a la tкte en
position supйrieure, car seul l'homme est un animal de station verticale,
tandis que les autres animaux avancent la tкte courbйe. Et pour acquйrir et
conserver cette verticalitй, fut nйcessaire l'abondance de la chaleur dans le
cњur, de telle sorte que par l'abondance de la chaleur et des esprits animaux
soit soutenue la station verticale. Et c'est de cette faзon que l'on doit
rendre compte de la disposition du corps humain quant aux singularitйs propres
а l'homme.
Il faut cependant considйrer que dans les choses faites de matiиre, il y a
certaines dispositions dans la matiиre mкme qui expliquent pourquoi telle
matiиre est choisie pour telle forme; et il y en a d'autres qui dйcoulent des
contraintes de la matiиre et non pas du choix de l'agent. Ainsi, pour faire une
scie, l'artisan choisit la duretй du fer, pour que la scie soit apte а couper;
mais que le tranchant du fer puisse кtre йmoussй ou devenir rouillй, cela vient
des contraintes de la matiиre. En effet l'artisan prйfйrerait une matiиre а
l'abri de ces consйquences, s'il pouvait la trouver. Mais qu'il ne puisse la
trouver, il n'omettra pas en raison de ces dйfauts inйvitables de faire son
oeuvre avec la matiиre utilisable. Il en va donc ainsi du corps humain: qu'il
soit de telle faзon combinй et disposй selon ses parties pour кtre adaptй le
mieux possible aux opйrations sensitives, il a йtй choisi dans cette matiиre-ci
par le Crйateur de l'homme; mais que ce corps soit corruptible, fatigable, et
souffre d'autres dйfauts de ce genre, cela dйcoule des contraintes de la
matiиre. Il est nйcessaire en effet que le corps ainsi combinй de contraires
soit assujetti а de telles dйfauts. On ne peut objecter а cela que Dieu aurait
pu faire autrement, car, dans l'institution de la nature, il n'y a pas а
chercher ce que Dieu pourrait faire, mais ce qu'est la nature des choses pour
qu'il la fasse, d'aprиs Augustin dans son commentaire sur la Genиse[lxiii] [7].
Il faut savoir cependant qu'en remиde а ces dйfauts, Dieu a confйrй а
l'homme lors de son institution l'aide de la justice originelle par laquelle le
corps йtait soumis а l'вme tant que l'вme serait soumise а Dieu; de telle sorte
que ni la mort, ni quelque souffrance ou dйfaut n'arriveraient а l'homme а
moins qu'auparavant l'вme ne se fыt sйparйe de Dieu. Mais l'вme s'йtant
йloignйe de Dieu par le pйchй, l'homme a йtй privй de ce bienfait et soumis aux
dйfauts qu'implique la nature de la matiиre.
Solutions:1. L'вme est la plus subtile des formes en raison
de son intelligence; elle est cependant la derniиre dans le genre des formes
intellectives: elle a donc besoin d'кtre unie а un corps qui soit d'un
tempйrament mйdian. En effet pour qu'elle puisse acquйrir par les sens les
espиces intelligibles, il a йtй nйcessaire que le corps auquel elle est unie
possйdвt en quantitй plus d'йlйments lourds, а savoir plus de terre et d'eau.
Comme en effet la vertu du feu est d'un agir plus efficace, si les йlйments
infйrieurs ne le dйpassaient pas quantitй, le mйlange ne pourrait se faire ni
surtout кtre ramenй а une position mйdiane, car le feu consumerait les autres
йlйments. Aussi le Philosophe dit-il dans le De generatione[lxiv] [8] que dans les corps mixtes abondent
davantage la terre et l'eau.
2. L'вme est unie а un tel corps, non pas parce qu'il
est semblable au ciel, mais parce que d'un mйlange йquilibrй; en revanche
quelque similitude au ciel dйcoule de l'йloignement des contraires. Mais selon
l'opinion d'Avicenne[lxv] [9], l'вme est unie а un tel corps en vertu
de sa similitude au ciel. Il voulait en effet que les infйrieurs soient causйs
par les supйrieurs, ainsi les corps infйrieurs par les corps cйlestes: et comme
ils parviendraient а la similitude des corps cйlestes par l'йquilibre du
tempйrament, ils choisiraient une forme semblable au corps cйleste, qu'il
affirme кtre animй.
3. Au sujet de l'animation des corps cйlestes, il y a
plusieurs opinions tant chez les philosophes que chez les docteurs de la foi.
Car chez les philosophes, Anaxagore[lxvi] [10] soutint que l'Intellect rйgissant toutes
choses est totalement simple et sйparй, et que les corps cйlestes sont inanimйs.
Il fut, dit-on, condamnй а mort pour avoir dit que le soleil йtait comme une
pierre en feu, ainsi que le raconte Augustin. Mais d'autres philosophes
affirmиrent que les corps cйlestes йtaient animйs. Parmi eux, certains dirent
que Dieu йtait l'вme du ciel, ce qui fut la raison de l'idolвtrie, а savoir un
culte divin dйcernй au ciel et aux corps cйlestes. Mais d'autres, comme Platon
et Aristote[lxvii] [11], sans doute affirmaient que les corps
cйlestes йtaient animйs, mais soutenaient cependant que Dieu йtait supйrieur а
l'вme du ciel et tout а fait sйparй. Chez les docteurs de la foi aussi, Origиne[lxviii] [12] et ses disciples affirmиrent que les
corps cйlestes йtaient animйs. Mais certains, comme Damascиne[lxix] [13], les dirent inanimйs: cette position est
plus commune chez les thйologiens modernes. Augustin demeure dubitatif[lxx] [14]. Tenant donc pour assurй que les corps
cйlestes sont mus par quelque intellect, а tout le moins sйparй, et soutenant
de par les arguments l'une et l'autre partie, nous disons qu'une substance
intellectuelle est la perfection du corps cйleste en tant que forme, laquelle,
certes, possиde la seule puissance intellective, mais non la sensitive, comme
on peut l'entendre des propos d'Aristote dans le De anima[lxxi] [15] et la Mйtaphysique[lxxii] [16]; а l'inverse, Avicenne soutient que l'вme
du ciel possиde en plus de l'intellect l'imagination. Mais si elle ne possиde
que l'intellect, elle est unie au corps en tant que forme, non pas en vue de
l'opйration intellectuelle, mais pour l'exercice de sa puissance active, selon
laquelle elle peut atteindre а une divine ressemblance en causant le mouvement
du ciel.
4. Bien que par nature toutes les substances
intellectuelles crййes puissent pйcher, cependant plusieurs en ont йtй
prйservйes par l'йlection divine et la prйdestination au moyen du secours de la
grвce, parmi lesquelles on peut ranger les вmes des corps cйlestes; surtout si
les dйmons qui pйchиrent furent, d'aprиs Damascиne[lxxiii] [17], d'un ordre infйrieur.
5. Si les corps cйlestes sont animйs, leurs вmes
appartiennent а la sociйtй des anges. Augustin dit en effet dans l'Enchiridion:
"Je ne tiens pas pour certain que le soleil et la lune et l'ensemble des
astres appartiennent а la mкme sociйtй, а savoir celle des anges: encore que
pour quelques uns ils paraissent кtre des corps lumineux, sans intelligence ni
sensibilitй" [lxxiv] [18].
6. Le corps d'Adam fut proportionnй а l'вme humaine,
comme on l'a dit, non seulement selon ce que requiert la nature, mais selon ce
que confиre la grвce, grвce dont nous sommes privйs, la nature restant la mкme.
7. Le combat qui rйsulte en l'homme de concupiscences
contraires, provient des contraintes de la matiиre. Il йtait inйvitable que
l'homme, possйdant une sensibilitй, sentоt les choses dйlectables et que
s'ensuivоt la concupiscence des choses dйlectables, laquelle rйpugne la plupart
du temps а la raison. C'est contre cela que fut donnй а l'homme un remиde par
grвce dans le statut d'innocence, pour que les forces infйrieures ne s'йlиvent
en rien contre la raison; mais ce statut, l'homme l'a perdu par le pйchй.
8. Les esprits animaux, bien qu'ils soient les
vйhicules des forces, ne peuvent кtre cependant les organes des sens. Par
consйquent le corps humain n'a pu se maintenir par eux.
9. La corruptibilitй vient des dйfauts qui suivent le
corps humain de par les contraintes de la matiиre, surtout aprиs le pйchй, qui
a soustrait l'aide de la grвce.
10. Le mieux est а requйrir dans le rapport des
dispositions а la fin, mais non dans celles qui proviennent des contraintes de
la matiиre. Le mieux serait en effet que le corps humain fыt incorruptible,
s'il йtait йvident selon la nature que la forme animale requiert une telle
matiиre.
11. Les rйalitйs qui sont les plus proches des
йlйments et qui ont un plus en matiиre de contrariйtй, comme la pierre et le
mйtal, sont plus durables, car elles ont moins d'harmonie; aussi ne sont-elles
pas facilement dissoutes. En effet l'harmonie des choses qui sont subtilement
proportionnйes est facilement dissoute. Nйanmoins chez les animaux, la cause
de la longueur de vie rйside dans le fait que l'humide ne soit pas facilement dessicable ou congelable, et le chaud facilement йteint,
parce que la vie consiste dans le chaud et l'humide. Or cela se trouve dans
l'homme selon la mesure requise par une complexion tenue en йquilibre. C'est
pourquoi certaines conditions sont pour l'homme plus durables et les autres
moins durables.
12. Le corps humain n'a pu кtre un corps simple: ni un
corps cйleste, lequel n'a pu exister faute d'un organe de la sensibilitй, et
principalement du tact; ni un corps simple йlйmentaire, parce que dans
l'йlйment les contraires sont en acte, tandis que le corps humain doit кtre
promu а un tempйrament mйdian.
13. Les anciens physiciens estimиrent qu'il fallait
que l'вme, qui connaоt toutes choses, soit semblable en acte а toutes choses.
Et pour cette raison ils la pensaient de mкme nature que l'йlйment qu'ils
posaient au principe, disaient-ils, de tout ce qui subsiste, de telle sorte que
l'вme serait semblable а tout pour connaоtre tout. Mais Aristote montra[lxxv] [19] ensuite que l'вme connaоt toutes choses
en tant qu'elle est semblable а toutes en puissance, non en acte. C'est
pourquoi le corps auquel elle est unie n'est pas aux extrкmes mais dans un
tempйrament mйdian, de telle sorte qu'il est ainsi en puissance aux contraires.
14. Bien que l'вme soit simple quant а son essence,
elle est multiple par le pouvoir; et d'autant plus qu'elle aura йtй plus
parfaite en capacitйs. Et par consйquent elle requiert un corps organisй qui
soit [composй] de parties dissemblables.
15. L'вme n'est pas unie au corps en vue du mouvement
local, mais plutфt le mouvement local de l'homme, comme celui des autres
animaux, est-il ordonnй а la conservation du corps uni а l'вme. Or l'вme est
unie au corps en vue de l'intellection, qui est sa propre et principale opйration.
Par consйquent il est requis que le corps uni а l'вme rationnelle soit disposй
le mieux possible pour servir l'вme dans ce qui est nйcessaire а son
intellection et qu'elle possиde en matiиre d'agilitй et autres choses de ce
genre autant que le supporte une telle disposition.
16. Platon soutenait[lxxvi] [20] que les formes subsistaient par soi et
que la participation а des formes par les rйalitйs matйrielles avait pour fin
la perfection de ces derniиres mais non celle des formes subsistant par soi.
La consйquence, c'est que les formes seraient donnйes aux rйalitйs matйrielles
selon leur aptitude. Mais selon l'opinion d'Aristote[lxxvii] [21], les formes naturelles ne subsistent
pas par soi, et par consйquent l'union de la forme а la matiиre n'est pas pour
la matiиre mais pour la forme. Ce n'est donc pas parce que la matiиre est
disposйe de telle faзon que telle forme lui sera donnйe; mais pour que la forme
soit telle, il faut que la matiиre soit disposйe de telle faзon, et, comme on
l'a dit plus haut, le corps de l'homme est ainsi disposй qu'il s'accorde а une
telle forme.
17. Le corps cйleste est sans doute la cause des
choses particuliиres en voie de gйnйration et de corruption, mais il est leur
cause en tant qu'agent gйnйral. C'est pourquoi, au dessous de lui, sont requis
des agents dйterminйs pour des espиces dйterminйes. Par suite il ne faut pas
que le moteur de corps cйleste possиde des formes particuliиres mais des formes
universelles, qu'il soit вme ou moteur sйparй. Avicenne cependant soutint[lxxviii] [22] qu'il fallait que l'вme du ciel eыt
l'imagination nйcessaire а l'apprйhension des particuliers. En effet, йtant la
cause du ciel, selon laquelle le ciel fait rotation ici et lа, il faut que l'вme
du ciel, cause du mouvement, connaisse l'ici et le maintenant; et donc il faut
qu'elle possиde quelque puissance sensitive. Mais ceci n'est pas nйcessaire.
Premiиrement parce que le mouvement du ciel est uniforme et ne connaоt pas
d'empкchement; et par consйquent une conception universelle suffit а causer un
tel mouvement (une conception particuliиre est requise dans les mouvements
animaux а cause de l'irrйgularitй des mouvements et des empкchements qui
peuvent survenir). Ensuite, parce que les substances spirituelles supйrieures
peuvent connaоtre les particuliers sans puissance sensitive, comme on l'a
montrй ailleurs.
18. Le mouvement du ciel est naturel en vertu du
principe passif ou rйceptif du mouvement, car а tel corps correspond
naturellement tel mouvement; mais le principe actif de ce mouvement est
quelque substance intellectuelle. Qu'il soit dit qu'aucun corps existant dans
son lieu ne soit mы naturellement, est а comprendre du corps mы d'un mouvement
rectiligne qui change de lieu en totalitй, non seulement en raison [d'кtre en
tel lieu] mais encore en tant que sujet [du devenir]. Mais le corps qui est mы
de faзon circulaire ne change pas de lieu comme sujet, mais seulement en
raison. Par suite il n'est jamais hors de son lieu.
19. Cette preuve est frivole, bien que soutenue par
Rabbi Moyses: si "raconter" est pris au
sens propre, lorsqu'il est dit "Les cieux racontent la gloire de
Dieu" (Ps 18,1), il faut que le ciel possиde non seulement l'intellect,
mais encore la langue. En fait les cieux sont dits raconter la gloire de Dieu -а
l'exposer au sens littйral -en tant que par eux est manifestйe la gloire de
Dieu, mode suivant lequel mкme les crйatures insensibles sont dites louer Dieu.
20. Les autres animaux possиdent une estimative naturelle
dйterminйe а des objets prйcis, et ainsi il leur a йtй possible d'кtre pourvus
par la nature de ressources prйcises; ce n'est pas le cas des hommes qui
disposent, en vertu de la raison, de conceptions illimitйes. Et par consйquent,
au lieu de toutes les ressources dont les autres animaux disposent naturellement,
l'homme possиde un intellect, qui est l'espиce des espиces, et des mains, qui
sont l'organe des organes, par quoi il peut se mйnager par avance tout ce qui
lui est nйcessaire.
Objections:1. Il
semble que oui. Parce que dans le livre De
spiritu et anima[lxxix] [1]il est dit que l'вme dispose de facultйs par
lesquelles elle se mкle au corps. Mais les facultйs de l'вme sont autre chose
que son essence. Donc l'вme est unie au corps par quelque mйdiation.
2. On disait que l'вme
est unie au corps, moyennant les puissances, en tant que moteur, non en tant
que forme. A l'inverse: l'вme est la forme du corps en tant qu'acte; son moteur
en tant que principe d'opйration. Mais ce principe d'opйration, c'est la forme
en acte, car chacun agit selon qu'il est en acte. C'est donc du mкme point de
vue que l'вme est forme du corps et moteur. Il n'y a donc pas lieu de
distinguer au sujet de l'вme [les rфles] de forme ou moteur du corps.
3. Comme moteur du
corps l'вme n'est pas unie au corps par accident, autrement а partir de l'вme
et du corps ne constituerait pas ce qui est un par soi. Elle lui est donc unie
par soi. Mais ce qui est uni а un autre par soi-mкme, lui est uni sans
mйdiation. L'вme, en tant que moteur, n'est donc pas unie au corps par une
mйdiation.
4. L'вme est unie au
corps en tant que principe des opйrations. Mais les opйrations de l'вme ne sont
pas de l'вme seulement mais du composй, comme il est dit dans le De anima[lxxx] [2]; ainsi entre l'вme
et le corps n'intervient pas quelque mйdiation, s'agissant des opйrations.
L'вme, en tant que moteur, n'est donc pas unie au corps par une mйdiation.
5. En revanche, en tant
que forme, elle parait кtre unie au corps par une mйdiation. En effet la forme
n'est pas unie а n'importe quelle matiиre, mais а une matiиre propre. Or la
matiиre est appropriйe а cette forme-ci ou а celle-lа par des dispositions
propres, а savoir les accidents propres de la chose. Ainsi le chaud et le sec
sont les accidents propres du feu. Mais les accidents propres des [substances]
animйes sont les puissances de l'вme. Donc l'вme est unie au corps par la
mйdiation des puissances.
6. L'вme se meut
soi-mкme. Or ce qui se meut soi-mкme est divisй en deux parties, dont l'une est
motrice et l'autre mue, comme le montre les Physiques[lxxxi] [3]. La partie motrice,
c'est l'вme. Mais la partie mue ne peut кtre la seule matiиre, car ce qui est
seulement en puissance n'est pas mы, comme le dit les Physiques. Ainsi
les corps lourds et lйgers, bien qu'ils aient en eux-mкmes le mouvement,
cependant ne se meuvent pas par eux-mкmes, car ils ne sont divisйs qu'entre
matiиre et forme, laquelle ne peut кtre mue. Reste donc que l'animal est divisй
entre вme et quelque partie qui soit composйe de matiиre et de forme. Par consйquent
l'вme est unie а la matiиre corporelle par quelque forme.
7. Dans la dйfinition
de chaque forme est inclue sa matiиre propre. Mais dans la dйfinition de l'вme,
en tant que forme, est inclue le corps physique organisй, puissance ayant la
vie, comme le montre le De anima [lxxxii] [4]. L'вme est donc
unie а un corps de ce type comme а sa matiиre propre. Mais cela ne va pas sans
quelque forme, а savoir sans quelque corps physique organisй ayant la vie en
puissance. Donc l'вme est unie а la matiиre moyennant quelque forme
dйterminant prйalablement la matiиre.
8. Il est dit dans la
Genиse: "Dieu a formй l'homme du limon de la terre et insufflй sur sa face
une haleine de vie" (Gn 2,7). L'haleine de vie,
c'est l'вme; donc quelque forme prйcиde dans la matiиre l'union de l'вme. Ainsi
l'вme, par la mйdiation d'une autre forme, est-elle unie а la matiиre
corporelle.
9. Les formes sont
unies а la matiиre pour autant que la matiиre leur est en puissance. Mais la
matiиre est unie aux formes des йlйments avant de l'кtre aux autres formes.
Donc l'вme et les autres formes ne sont unies а la matiиre que par la mйdiation
des formes йlйmentaires.
10. Le corps de l'homme,
comme de n'importe quel animal, est un corps mixte. Mais dans le mixte il faut
que demeurent les formes des йlйments selon leur essence. Donc l'вme est unie
au corps par la mйdiation d'autres formes.
11. L'вme intellective
est forme en tant qu'intellective. Or faire acte d'intellection suppose la
mйdiation d'autres puissances. Donc l'вme est unie au corps moyennant d'autres
puissances.
12. L'вme n'est pas unie
а n'importe quel corps mais а un corps qui lui soit proportionnй. Il faut donc
une proportion entre l'вme et le corps. Ainsi l'вme est-elle unie au corps
moyennant cette proportion.
13. Chacun agit au loin
par ce qui lui est le plus proche. Mais les forces de l'вme se diffusent dans
tout le corps par le cњur. Donc le cњur est proche de l'вme plus que les autres
parties du corps. Ainsi l'вme est-elle unie au corps par la mйdiation du cњur.
14. Entre les parties du
corps, on constate de la diversitй et de l'ordre. Mais l'вme est simple quant
а son essence. Puisque la forme s'unit en parachevant ce qui lui est proportionnй,
il semble donc que l'вme est unie d'abord а une partie du corps et, par sa
mйdiation, aux autres parties.
15. L'вme est supйrieure
au corps. Mais les forces infйrieures de l'вme sont liйes aux forces
supйrieures du corps. En effet l'intellect n'aurait pas besoin du corps,
n'йtaient l'imagination et le sens d'oщ elle reзoit ses objets. A contrario,
le corps est-il uni а l'вme par ce qu'il a de plus йlevй et de plus simple,
tels les esprits animaux et les humeurs.
16. Ce qui par
soustraction dissout l'union des [parties] unies entre elles constitue leur
mйdiation. Or, que disparaissent les esprits animaux, que s'йteigne la chaleur
naturelle et que se dessиchent les humeurs naturelles, l'union de l'вme et du
corps se dissout. Les forces susdites sont donc mйdiatrices entre l'вme et le
corps.
17. De mкme que l'вme
est unie naturellement au corps, de mкme cette вme а ce corps. Mais ce corps
est ce qu'il est par ses dimensions dйterminйes. L'вme est donc unie au corps
par la mйdiation de ces dimensions dйterminйes.
18 Les choses а distance ne sont jointes que par un
intermйdiaire. Mais l'вme et le corps sont distantes au maximum puisque l'une
est incorporelle et simple, et l'autre corporel et trиs composй. Donc l'вme
n'est pas unie au corps sans intermйdiaire.
19. L'вme humaine est
par nature semblable aux substances intellectuelles sйparйes qui meuvent les
corps cйlestes. Mais la relation des moteurs et des mobiles est dite identique.
Il semble donc que le corps humain, qui est mы par l'вme, a quelque chose en
soi de la nature du corps cйleste, par la mйdiation duquel l'вme lui est unie.
En sens contraire: le philosophe dit
dans la Mйtaphysique VIII que la forme est unie а la matiиre
immйdiatement. Or l'вme est unie au corps а titre de forme. Elle lui est donc
unie immйdiatement.
Rйponse: Disons qu'en tout
йtat de cause l'кtre est ce qui advient de plus immйdiat et de plus
intime aux choses, comme il est dit dans le livre De causis[lxxxiii] [5]. C'est pourquoi,
puisque la matiиre tient de la forme d'кtre en acte, il faut concevoir que la
forme donnant l'кtre а la matiиre vient а la matiиre avant toute chose
et lui est inhйrente plus immйdiatement que toute autre chose. De fait, c'est
le propre de la forme de donner а la matiиre d'кtre purement et
simplement -elle-mкme en effet est ce par quoi une chose est cela mкme qu'elle
est. De fait, par les formes accidentelles elle n'a pas l'кtre
absolument mais seulement selon telle modalitй, par exemple d'кtre grand ou
colorй ou quelque chose de comparable. S'il y a donc une forme qui ne donne pas
а la matiиre d'кtre absolument, mais qui arrive а une matiиre dйjа
existant en acte par une autre forme, elle ne sera pas forme substantielle.
Il est manifeste par lа qu'entre la forme et la
matiиre ne peut intervenir une forme substantielle intermйdiaire, comme
certains le voulurent. Ceux-ci soutenaient qu'а l'instar de l'ordre des
genres, il y a un ordre des diverses formes dans la matiиre: par exemple, si
nous disons que la matiиre est en fonction d'une premiиre forme substance en
acte, en fonction d'une autre qu'elle est un corps, en fonction d'une autre
encore qu'elle est un corps animй, et ainsi de suite. Mais dans cette hypothиse
seule la premiиre forme, qui ferait que la substance est en acte, serait
substantielle; quant aux autres, elles seraient toutes accidentelles, parce que
la forme substantielle est ce qui fait le une rйalitй individuelle, comme on
l'a dйjа dit. Il faut donc dire que la forme est numйriquement la mкme celle
par laquelle une chose a tout а la fois d'кtre une substance et d'appartenir а
l'espиce ultime la plus spйcifique, et cela dans tous les genres
intermйdiaires.
Reste donc а dire ceci: puisque les formes naturelles
sont comme les nombres -oщ la diversitй d'espиce rйsulte d'une unitй ajoutйe
ou soustraite -, il faut admettre que la diversitй des formes naturelles,
d'aprиs lesquelles la matiиre est constituйe en diverses espиces, rйsulte de ce
que l'une ajoute а l'autre une perfection supplйmentaire. Par exemple: telle
forme constitue seulement [la matiиre] dans l'кtre corporel (celui-ci en effet
ne peut кtre que le dernier degrй des formes matйrielles, parce que la matiиre
n'est en puissance qu'aux formes corporelles; celles qui sont incorporelles
sont immatйrielles, comme on l'a montrй prйcйdemment); plus parfaite une autre
forme constitue la matiиre dans l'кtre corporel et dans l'кtre de vie;
ultйrieurement, une autre forme lui donne et l'кtre corporel et l'кtre de vie
et lа-dessus ajoute l'кtre sensitif, et ainsi de suite pour les autres.
Il faut donc admettre qu'une forme de perfection plus
grande, pour autant qu'elle constitue la matiиre dans une perfection de degrй
infйrieur, est а comprendre avec la matiиre qu'elle informe comme йtant
matйrielle au regard d'une perfection ultйrieure, et ainsi de suite: par
exemple, la matiиre premiиre, dans la mesure oщ elle est dйjа constituйe dans
l'кtre corporel, est matiиre au regard de la perfection suivante qu'est la
vie. De lа vient que "corps" est le genre du corps vivant, et que
"animй" ou "vivant", est la diffйrence, car le genre est
pris de la matiиre et la diffйrence de la forme. Et ainsi, en quelque faзon, la
mкme et unique forme, selon qu'elle constitue la matiиre en acte de degrй
infйrieur, est mйdiatrice entre la matiиre et elle-mкme, selon qu'elle la
constitue en un acte d'un degrй supйrieur.
Mais la matiиre, pour autant qu'on la suppose
constituйe dans l'кtre substantiel selon une perfection de degrй infйrieur,
peut кtre en consйquence pensйe comme sujette aux accidents, car la substance,
selon ce degrй infйrieur de perfection, il lui est nйcessaire d'avoir quelques
accidents propres qui, nйcessairement, lui sont inhйrents. Aussi, du fait que
la matiиre est constituйe dans l'кtre corporel par la forme, il s'ensuit
d'emblйe qu'existent les dimensions par lesquelles la matiиre est censйe
divisible en diverses parties, de telle sorte que selon ses diverses parties
elle puisse recevoir diverses formes. Ultйrieurement, du fait que la matiиre
est censйe avoir йtй constituйe dans un certain кtre substantiel, elle est susceptible,
pensera-t-on, de recevoir les accidents par lesquelles elle se dispose а une
perfection ultйrieure, laquelle rend la matiиre propre а recevoir une
perfection plus haute. Or les dispositions de ce genre sont prйconзues par la
cause agente qui introduit la forme dans la matiиre, bien que certains
accidents soient tellement propres а la forme qu'ils ne sont causйs dans la
matiиre que par la forme elle-mкme. C'est pourquoi on ne prйsupposera pas dans
la matiиre des formes а titre de quasi dispositions, c'est bien plutфt la forme
qui leur est prйsupposйe comme la cause а son effet.
Ainsi donc, puisque l'вme est une forme substantielle
du fait qu'elle constitue l'homme dans une espиce dйterminйe de substance, il
n'y a pas d'autre forme substantielle mйdiatrice entre l'вme et la matiиre
premiиre; l'homme est rendu parfait par l'вme rationnelle selon les divers
degrйs de ses perfections, а savoir qu'il est un corps, et un corps animй, et
un animal rationnel. En revanche, il faut que la matiиre, dans la mesure oщ
elle est censйe recevoir de l'вme rationnelle elle-mкme les perfections de
degrй infйrieur, comme кtre un corps, et un corps animй, et un animal, soit en
mкme temps pensйe avec les dispositions qui la rendent apte а кtre la matiиre
appropriйe а l'вme rationnelle au moment oщ celle-ci lui donne l'ultime
perfection. Ainsi donc, l'вme, en tant que forme donnant d'кtre en acte, n'a
pas de principe intermйdiaire entre elle et la matiиre.
Mais parce que la mкme forme qui donne l'кtre
а la matiиre est de plus principe d'opйration -car chacun agit pour autant
qu'il est en acte -il est nйcessaire que l'вme, comme toute autre forme, soit
encore principe d'opйration. En outre, il est а considйrer que le degrй de
perfection des formes dans l'acte d'кtre est identique au degrй de leur
efficience dans l'acte d'opйrer, car l'opйration relиve de l'existant en acte.
Et ainsi, autant une forme est de perfection supйrieure dans la donation de
l'acte d'кtre, autant elle est d'une efficience supйrieure dans l'acte
d'opйrer. C'est pourquoi les formes plus parfaites ont des opйrations multiples
et plus diverses que les formes moins parfaites. De lа vient qu'а la diversitй
des opйrations dans les rйalitйs moins parfaites suffit la diversitй des
accidents; mais dans les choses plus parfaites est requise de plus la
diversitй des parties, et d'autant plus que la forme sera plus parfaite. Nous
voyons en effet qu'au feu conviennent diverses opйrations suivant la diversitй
des accidents, comme monter plus haut de par sa lйgиretй, chauffer de par sa
chaleur, et ainsi pour d'autres choses de ce genre; toutefois chacune de ces
opйrations appartient а n'importe quelle partie du feu. Mais dans les corps
animйs, qui possиdent des formes plus nobles, aux opйrations diverses sont
attribuйes des parties diverses: ainsi dans les plantes, autres sont les
opйrations respectives des racines, du tronc et des rameaux. Et plus les corps
animйs seront parfaits, plus il est nйcessaire, en raison de cette plus grande perfection,
de trouver une plus grandes diversitй dans les parties. Voilа pourquoi, comme
l'вme rationnelle est la plus parfaites des formes naturelles, on trouve chez
l'homme, а cause de la diversitй des opйrations, une extrкme distinction des
parties; et а chacune d'elles l'вme donne l'кtre substantiel selon le mode
convenable а leur opйration. Le signe en est que, фtйe l'вme, ne demeure ni
chair, ni њil, sinon par йquivoque.
Mais comme il faut que l'ordre des instruments suive
l'ordre des opйrations, entre les diverses opйrations qui procиdent de l'вme,
l'une prйcиde naturellement l'autre; il est donc nйcessaire qu'une partie du
corps soit mue par une autre а son opйration. C'est ainsi qu'entre l'вme,
moteur et principe des opйrations, et le corps tout entier s'interpose quelque
mйdiation, pour la raison que, par la mйdiation d'une premiиre partie, elle
meut les autres а leur opйration: ainsi par la mйdiation du cњur elle meut les
autres membres а leurs opйrations vitales. Mais pour autant qu'elle donne l'кtre
au corps, elle donne immйdiatement l'кtre substantiel et spйcifique а toutes
les parties du corps. En raison de quoi beaucoup disent que l'вme est comme
forme unie au corps sans mйdiation, et comme moteur par mйdiation. Cette
opinion procиde de la thиse d'Aristote, qui soutint que l'вme est la forme
substantielle du corps. Mais comme certains soutenaient, selon l'opinion de
Platon, que l'вme est unie au corps comme une substance а une autre, ils furent
dans la nйcessitй de poser des mйdiations par lesquelles l'вme s'unit au corps.
En effet, des substances diverses et distantes ne sont rйunies que si quelque
lien les unit. Ainsi donc certains soutinrent que les esprits animaux vitaux et
l'humeur intervenaient en mйdiateurs entre l'вme et le corps, pour d'autres
c'йtait la lumiиre, pour d'autre encore les puissances de l'вme ou quelque
chose de ce genre. Mais aucune de ces mйdiations n'est nйcessaire si l'вme est
la forme du corps, car tout ce qui est, au titre d'йtant, est un. Voilа
pourquoi, puisque la forme donne par elle-mкme l'кtre а la matiиre, elle est
unie par elle-mкme а sa matiиre propre, et non par quelque autre lien.
Solutions:1. Les
forces de l'вme sont pour elle les qualitйs par lesquelles elle agit. Et ainsi
elles sont mйdiatrices entre l'вme et le corps en tant que l'вme meut le corps,
non pas en tant qu'elle lui donne l'кtre. A noter cependant que le livre De spiritu et anima n'est pas d'Augustin, et que l'auteur
de ce livre pense que l'вme est [identique] а ses puissances. Par suite tombe
complиtement l'objection.
2. Sans doute l'вme
est-elle forme pour autant qu'elle est tout а la fois acte et moteur, et donc
identiquement forme et moteur, cependant autre est son effet sous la raison de
forme, autre son effet sous la raison de moteur.
3. Du mobile et du
moteur comme tels ne rйsulte pas ce qui est un par soi; mais de ce moteur
qu'est l'вme et de ce mobile qu'est le corps rйsulte l'un par soi, en tant que
l'вme est forme du corps.
4. Quant а cette
opйration de l'вme qui relиve du composй, ce n'est pas entre l'вme et n'importe
quelle partie du corps qu'intervient une mйdiation; mais il y a une partie
singuliиre du corps par laquelle l'вme exerce d'abord cette opйration qui vient
en mйdiation entre l'вme, principe de cette opйration, et toutes les autres
parties du corps qui participent а cette opйration.
5. Les dispositions
accidentelles qui rendent la matiиre propre а quelque forme ne sont pas
simplement des mйdiations entre la forme et la matiиre, mais entre la forme
selon qu'elle donne la perfection ultime, et la matiиre selon qu'elle est dйjа
parfaite d'une perfection de degrй infйrieur. En effet, la matiиre est par
elle-mкme appropriйe au plus petit degrй de perfection, parce que la matiиre
est par elle-mкme en puissance а l'кtre substantiel corporel, et pour cela ne
requiert aucune disposition. En revanche, une fois cette perfection prйsupposйe
dans la matiиre, sont requises les dispositions а une perfection ultйrieure. Il
faut savoir toutefois que les puissances de l'вme sont des accidents propres de
l'вme qui n'existent pas sans elle. Par consйquent, а titre de puissances,
elles n'ont pas raison de dispositions а l'endroit de l'вme, а moins que les
puissances de la partie infйrieure de l'вme ne soient dites dispositions а une
partie supйrieure, comme le sont les puissances de l'вme vйgйtative envers
l'вme sensitive, d'aprиs ce qu'on peut savoir des considйrations prйcйdentes.
6. Cet argument conclut
que l'animal est divisй en deux parties, dont l'une est le corps mobile et
l'autre le moteur, ce qui est vrai. Mais il faut savoir que l'вme meut le corps
selon l'apprйhension et l'appйtit. Or l'apprйhension, comme l'appйtit, est en
l'homme double: l'une qui relиve de l'вme seulement, et non d'un organe
corporel -elle appartient а la partie intellective; l'autre qui relиve du
composй -elle appartient а la partie sensitive. La premiиre ne meut le corps
que par la mйdiation de celle relevant de la partie sensitive: car il n'y a de
mouvement que du singulier, et c'est pourquoi l'apprйhension universelle, qui
relиve de l'intellect, ne peut mouvoir que par la mйdiation du particulier,
objet du sens. Ainsi donc, que l'homme ou l'animal soit divisй en une partie
motrice et une partie mue, cette division n'est pas entre la seule me et le seul
corps, mais entre une partie du corps animй et une autre: car cette partie du
corps animй dont l'opйration est d'apprйhender et de dйsirer meut tout le
corps. Maintenant, supposй que la partie intellective meuve immйdiatement, de
telle sorte que la partie motrice soit l'вme seulement, restera encore la
rйponse faite plus haut: car l'вme humaine sera motrice en fonction de ce qu'il
y a de plus йlevй en elle-mкme, а savoir en fonction de la partie intellective;
mais le mы ne sera pas la matiиre premiиre seulement, mais la matiиre premiиre
selon qu'elle est constituйe en кtre corporel et vital, et cela par l'вme
elle-mкme et non par une autre forme. Il n'est donc pas nйcessaire de postuler
une forme substantielle intermйdiaire entre l'вme et la matiиre.
Mais parce qu'il y a dans l'animal tel mouvement qui
ne suit pas l'apprйhension et l'appйtit, comme le mouvement du cњur ou celui de
la croissance, ou encore le mouvement de l'aliment diffus‚ par le corps
(d'ailleurs commun aux plantes), il faut dire ceci au sujet de ces mouvements:
l'вme ne donne pas seulement а l'animal ce qui lui est propre mais encore ce
qui relиve des formes infйrieures, comme ce qu'on a dit le manifeste; par
consйquent, de mкme que les formes infйrieures sont principes de mouvement naturel
dans les corps naturels, de mкme aussi l'вme dans le corps de l'animal. C'est
pourquoi le philosophe dit dans le De anima[lxxxiv] [6] que l'вme est la
nature d'un tel corps. De ce fait, les opйrations de l'вme se distinguent en
opйrations animales et naturelles: sont dites animales celles qui dйcoulent de
l'вme selon ce qui lui est propre; naturelles celles qui dйcoulent de l'вme
selon qu'elle produit l'effet des formes naturelles infйrieures. On dira donc
que, de mкme que le feu par sa forme naturelle a un mouvement naturel par
lequel il tend vers le haut, de mкme la partie du corps animй oщ se trouve le
mouvement qui ne suit pas d'apprйhension, a naturellement ce mouvement de par
l'вme. De fait, de mкme que le feu est naturellement mы vers le haut, de mкme
le sang est naturellement mы а ses lieux propres et dйterminйs. Et pareillement
le cњur est mы de son mouvement propre, encore qu'а cela coopиre le dйgagement
des esprits animaux venus du sang et par lesquels le cњur est dilatй et
contractй, comme le dit Aristote lа oщ il traite de la respiration et de
l'expiration[lxxxv] [7]. Ainsi donc une
premiиre partie oщ se trouve tel mouvement ne se meut pas soi-mкme mais est mue
naturellement а l'exemple du feu; mais cette partie-lа en meut une autre; et
ainsi tout l'animal se meut lui-mкme, puisque l'une de ses parties est motrice
et l'autre mue.
7. Le corps physique
organisй se rйfиre а l'вme comme la matiиre а la forme, non pas qu'il soit tel
par une autre forme, mais parce qu'il est cela mкme par l'вme, comme on l'a
montrй plus haut.
8. Ce qui est dit dans
la Genиse: "Dieu a formй l'homme du limon de la terre", ne prйcиde
pas dans le temps ce qui suit: "et il insuffla sur sa face un souffle de
vie", mais seulement par ordre de nature.
9. La matiиre est selon
son ordre en puissance aux formes, non pas qu'elle reзoive les diverses formes
substantielles les unes sur les autres, mais parce qu'elle ne reзoit le propre
d'une forme supйrieure que par ce qui fait le propre d'une forme infйrieure,
comme on l'a exposй. Et suivant cette modalitй, elle est censйe recevoir les
autres formes par la mйdiation des formes йlйmentaires.
10. Les formes
йlйmentaires ne sont pas selon leur essence en acte dans le mixte, comme le
soutiendra Avicenne: en effet elles ne peuvent кtre dans une seule partie de la
matiиre. Mais si elles йtaient en diverses parties, il n'y aurait pas de
mйlange du tout, c'est-а-dire un vrai mйlange, mais un mйlange apparent. Dire
encore avec Averroиs que les formes des йlйments supportent le plus ou le moins
est ridicule, puisque ce sont des formes substantielles qui ne peuvent
supporter le plus et le moins. Car il n'y a pas d'intermйdiaire entre la
substance et les accidents, comme lui-mкme l'imagine. Il ne faut pas dire non
plus qu'elles sont totalement corrompues, mais, comme dit Aristote, elles
demeurent virtuellement; et c'est possible tant que demeurent, en quelque
faзon, les accidents propres des йlйments, car en eux demeurent la vertu des
йlйments.
11. Bien que l'вme soit
la forme du corps selon l'essence de l'вme intellectuelle, elle ne l'est pas
selon l'opйration intellectuelle.
12. La proportion entre
l'вme et le corps est dans les proportionnйs eux-mкmes; par consйquent il ne
faut qu'il y ait quelque chose d'intermйdiaire entre l'вme et le corps.
13. Le cњur est le
premier instrument par lequel l'вme meut les autres parties du corps; et ainsi
par sa mйdiation l'вme est-elle unie aux parties restantes du corps comme
moteur, encore que la forme soit unie par soi et immйdiatement а chaque partie.
14. L'вme est sans doute
une forme simple selon son essence, elle est cependant multiple en capacitй
d'action, en tant que principe de diverses opйrations. Et parce que la forme
parachиve la matiиre non seulement quant а l'кtre, mais encore quant а l'agir,
il faut, bien que l'вme soit une forme une, que les diffйrentes parties du
corps soient portйes par elle а leur perfection en divers faзons, et chacune en
fonction de son opйration. En raison de quoi, il faut qu'il y ait un ordre dans
les parties selon l'ordre des opйrations, comme on l'a dit. Mais cet ordre-lа
rйsulte du rapport du corps а l'вme comme moteur.
15. S'agissant des
forces infйrieures de l'вme, il faut rйpondre qu'elles relient les forces
supйrieures du corps quant а l'opйration, pour autant que les forces
supйrieures aient besoin des opйrations des infйrieures, qui s'exercent par le
corps. C'est de cette faзon que le corps, par ses parties supйrieures, est
joint а l'вme selon l'opйration et le mouvement.
16. De mкme que la forme
n'advient pas а la matiиre si celle-ci n'est pas rendue propre par les
dispositions requises, de mкme а la cessation de ces dispositions l'вme ne peut
demeurer dans la matiиre. C'est ainsi que l'вme se dйtache du corps quand
cessent la chaleur et les humeurs naturelles et autres choses de ce genre, en
tant que par elles le corps est disposй а recevoir l'вme. C'est pourquoi les
choses de ce genre interviennent en mйdiation entre l'вme et le corps, а titre
de dispositions. Comment? on l'a dit plus haut.
17. On ne peut penser
des dimensions dans la matiиre sans penser que la matiиre est constituйe par
la forme substantielle dans l'кtre substantiel corporel; ce qui n'arrive
en vйritй par aucune autre forme que l'вme dans l'homme, comme on l'a dit.
C'est pourquoi les dimensions de ce genre ne sont pas prйsupposйes avant la
prйsence complиte de l'вme а la matiиre, mais seulement par rapport aux degrйs
ultйrieurs de perfection, comme on l'a exposй.
18. L'вme et le corps ne
sont pas distantes comme des choses de genres ou d'espиces divers, puisque ni
l'une ni l'autre ne relиvent du genre ou de l'espиce, comme on le sait par les
questions antйrieures, mais seulement leur composй. Or l'вme est par soi-mкme
forme du corps, lui donnant l'кtre. Elle lui est donc unie par soi et immйdiatement.
19. Le corps humain a
quelque chose de commun avec le corps cйleste; non pas qu'une propriйtй du
corps cйleste, comme la lumiиre, intervienne en mйdiation entre l'вme et le
corps; mais selon qu'il est constituй dans une certaine йgalitй de tempйrament,
а l'йcart de la contrariйtй, comme on l'a exposй plus haut.
Objections:1. Il
semble que non. L'вme est dans le tout le corps comme la perfection dans le
sujet perfectible. Or celui-ci est le corps organisй: l'вme est en effet l'acte
du corps physique organisй‚ ayant la vie en puissance, comme il est dit dans
le De anima[lxxxvi] [1]. Donc l'вme
n'existe pas sans le corps organisй‚. Donc l'вme n'est pas en chaque partie du
corps.
2. La forme est
proportionnйe а la matiиre. Mais l'вme, pour autant qu'elle est forme du corps,
est une certaine essence simple. Donc une matiиre multiple ne s'accorde pas а
elle. Mais les diverses parties du corps, qu'elles soient de l'homme ou de
l'animal, sont analogues а une matiиre multiple, puisqu'elles ont entre elles
une grande diversitй. L'вme n'est donc pas la forme de chaque partie du corps.
Aussi n'est-elle pas dans chaque partie du corps.
3. Hors du tout, pas de
reste. Si donc l'вme est tout entiиre en chaque partie du corps, en dehors de
celle-ci rien ne reste de l'вme. Il est donc impossible qu'elle soit tout
entiиre en chaque partie du corps.
4. Le Philosophe dit
dans le livre La cause des mouvements
animaux: "Il faut se reprйsenter la constitution de l'animal sous le
modиle de celle d'une citй bien rйgie par les lois. Dans la citй‚ en effet, une
fois l'ordre consolidй‚ il n'est pas besoin d'un monarque а part qui doive
intervenir dans chaque йventualitй, mais chaque citoyen exйcute pour sa part la
tвche qui est la sienne conformйment а l'ordre йtabli, et tel acte suit tel
autre selon la coutume. Chez les animaux le processus est le mкme de par la
nature, du fait que chacune des parties est naturellement constituйe pour exercer
sa fonction, si bien qu'il n'est pas besoin d'une вme en chacune. En revanche,
du fait que l'вme existe en un certain principe du corps, les autres parties
vivent grвce а leur union naturelle avec lui, et exercent par nature la tвche
qui leur est propre"[lxxxvii] [2]. L'вme n'est donc
pas en chaque partie du corps, mais en une seulement.
5. Le Philosophe dit
dans les Physiques[lxxxviii] [3] que le moteur du
ciel doit кtre ou dans le centre ou en quelque point de la circonfйrence, parce
que l'un et l'autre sont principes dans le mouvement circulaire. Et il montre
qu'il ne peut кtre dans le centre mais dans la circonfйrence, parce que plus
les principes sont proches de la circonfйrence et loin du centre, plus les
mouvements sont rapides. Pareillement, il faut que le moteur animal soit dans
cette partie oщ apparaоt principalement le mouvement. Or c'est le cњur. Donc
l'вme est seulement dans le cњur.
6. Le Philosophe dit au
livre De la jeunesse et de la vieillesse[lxxxix] [4] que les plantes ont
leur principe nutritif entre le haut et le bas. Mais le haut et le bas dans
les plantes se situent comme le haut et le bas, la droite et la gauche, l'avant
et l'arriиre chez les animaux. Il faut donc que le principe de la vie qu'est
l'вme, soit chez l'animal au milieu de ces repиres particuliers. Or c'est le
cњur. Donc l'вme est seulement dans le cњur.
7. Toute forme existant
dans un tout et en chacune de ses parties dйsigne de son nom le tout et chaque
partie, comme le montre la forme du feu, car chaque partie du feu est feu. Mais
chaque partie de l'animal n'est pas l'animal. L'вme n'est donc pas en chaque
partie du corps.
8. L'acte
d'intellection appartient а quelque partie de l'вme. Mais il n'est pas en
quelque partie du corps. Donc l'вme n'est pas tout entiиre en chaque partie du
corps.
9. Le Philosophe dit
dans le De anima[xc] [5] que de mкme que
l'вme se rapporte au corps, de mкme une partie de l'вme а une partie du corps.
Si donc l'вme est dans le corps tout entier, elle ne sera pas tout entiиre en
chaque partie du corps.
10. On disait que le
Philosophe parle de l'вme et de ses parties en tant qu'elle est moteur, et non
pas en tant qu'elle est forme. A
l'inverse: Le Philosophe dit lа mкme[xci] [6] que si l'њil йtait
l'animal, la vue serait son вme. Mais l'вme est la forme de l'animal. C'est
donc comme forme et non comme moteur seulement qu'une partie de l'вme est dans
le corps.
11. L'вme est le
principe de vie de l'animal. Si donc l'вme йtait dans chaque partie du corps,
chacune de ces parties recevrait immйdiatement la vie du corps; et ainsi aucune
partie ne dйpendrait d'une autre pour vivre; ce qui est manifestement faux, car
les autres parties dйpendent du cњur pour vivre.
12. L'вme est mue par
accident selon le mouvement du corps oщ elle est; et pareillement en repos par
accident quand le corps oщ elle est se repose. Mais il arrive, alors qu'une
partie du corps est au repos, qu'une autre soit mue. Si donc l'вme est en
chaque partie du corps, il faut que simultanйment elle soit mue et en repos, ce
qui est impossible.
13. Toutes les
puissances de l'вme s'enracinent dans l'essence de l'вme. Si donc l'essence de
l'вme est dans chaque partie du corps, il faut que chaque partie de l'вme soit
dans chaque partie du corps, ce qui est manifestement faux, car l'ouпe n'est
pas dans l'њil mais dans l'oreille seulement, et ainsi des autres puissances.
14. Tout ce qui est dans
un autre est dans cet autre selon le mode d'кtre de ce dernier. Si donc l'вme
est dans le corps, il faut qu'elle soit en lui selon le mode d'кtre d'un corps.
Mais le mode du corps est que lа oщ est une partie, l'autre n'est pas. Donc lа
oщ est une partie de l'вme, l'autre n'est pas. Et ainsi elle n'est pas tout
entiиre en chaque partie du corps.
15. Certains animaux
imparfaits, dйnommйs annйlides, continuent а vivre une fois dйcoupйs, parce
que leur вme demeure en chaque partie du corps aprиs dйcoupage. Mais l'homme et
les autres animaux supйrieurs ne vivent pas quand ils sont dйcoupйs. L'вme
n'est donc pas en eux dans chaque partie du corps.
16. Comme l'homme ou l'animal
est un tout composй de diverses parties, ainsi la maison. Mais la forme de la
maison n'est pas en chacune des parties, mais dans le tout. Ainsi donc l'вme,
forme de l'animal, n'est pas tout entiиre en chaque partie du corps, mais dans
le tout.
17. L'вme donne l'кtre au corps en tant qu'elle est sa
forme. Mais elle est sa forme en raison de son essence, laquelle est simple.
Donc par son essence simple elle donne l'кtre
au corps. Si donc l'вme est comme forme en chaque partie du corps, il s'en
suivrait qu'а chaque partie du corps elle donnerait l'кtre uniformйment.
18. La forme est unie а
la matiиre plus intimement que le localisй au lieu. Mais un singulier localisй
ne peut кtre simultanйment en plusieurs lieux, fыt-il une substance
spirituelle. En effet il n'est pas admis par les maоtres que l'ange soit
simultanйment en divers lieux. Donc l'вme ne peut кtre en diverses parties du
corps
En sens contraire: 1. Augustin
dit dans le De Trinitate[xcii] [7] que l'вme est tout
entiиre en tout le corps, et tout entiиre en chacune de ses parties.
2. L'вme ne donne l'кtre au corps qu'а la condition de lui
кtre unie. Mais l'вme donne l'кtre а
tout le corps et а chacune de ses parties. Donc l'вme est dans le corps tout
entier et en chacune de ses parties.
3. L'вme n'opиre que lа
oщ elle est. Mais les opйrations de l'вme apparaissent en chaque partie du
corps. Donc l'вme est en chacune des parties du corps.
Rйponse: La vйritй de cette
question dйpend de la prйcйdente. On a montrй en effet que l'вme, selon qu'elle
est forme du corps, est unie а tout le corps immйdiatement et non pas par la
mйdiation de l'une de ses parties. Elle est en effet la forme de tout le corps
et de chacune de ses parties. Et cela, il est nйcessaire de le dire: йtant
donnй que le corps de l'homme ou de tout autre animal est un certain tout
naturel, on le dit "un" de ce qu'il a une forme "une", par
laquelle il est rendu parfait, et pas seulement par agrйgation et composition,
comme il arrive dans la maison et autres choses de ce genre. C'est pourquoi il
faut que chaque partie de l'homme et de l'animal reзoive l'кtre spйcifique de
l'вme comme de sa forme propre. De lа, le Philosophe dit[xciii] [8] qu'au retrait de
l'вme, ni l'њil ni la chair ni quelque partie ne demeure, sinon par йquivoque.
Or il n'est pas possible qu'un sujet reзoive l'кtre spйcifique d'un agent
sйparй tenant le rфle de forme (ceci s'apparenterait en effet а la position de
Platon affirmant que les choses sensibles reзoivent l'кtre et l'espиce par
participation а des formes sйparйes), mais il faut que la forme appartienne а
ce а quoi elle donne l'кtre, car
forme et matiиre sont les principes constituant intrinsиquement l'essence d'une
chose. C'est pourquoi si, au jugement d'Aristote, l'вme comme forme donne
l'кtre spйcifique а chaque partie du corps, il faut qu'elle soit en chaque
partie du corps: de fait et pour la mкme raison, nous disons que l'вme est dans
le tout parce qu'elle est la forme du tout. C'est pourquoi, si elle est la
forme de chaque partie, il faut qu'elle soit en chaque partie, et non dans le
tout seulement, ni dans une partie seulement. Ce que montre bien la dйfinition
de l'вme: elle est en effet la forme du corps organisй. Or le corps organisй
est constituй de divers organes. Si donc l'вme йtait en tant que forme dans une
partie seulement, elle ne serait pas l'acte du corps organisй, mais l'acte du
seul organe, par exemple du cњur ou de quelque autre organe, et les parties
restantes seraient actualisйes par d'autres formes. Et ainsi le tout perdrait
son unitй de nature pour une unitй de composition. Reste donc que l'вme soit
dans le corps tout entier et en chacune des parties.
Mais а rechercher si l'вme est tout entiиre dans le
tout et en chacune de ses parties, il faut considйrer en quel sens on le dit.
La totalitй peut кtre attribuйe а une forme en un triple sens, suivant les
trois faзons possibles pour quelque chose d'avoir des parties. D'une premiиre
faзon, quelque chose a des parties selon la division de la quantitй, qu'il
s'agisse du nombre ou de l'йtendue: mais l'unitй de la forme n'est pas
concernйe par la totalitй du nombre ou de la grandeur, si ce n'est peut-кtre
par accident, par exemple pour les formes qui sont divisйes accidentellement
par la division du continu, comme la blancheur par la division d'une surface.
D'une autre faзon, on attribuera le tout en rapport aux parties essentielles
de l'espиce: ainsi la matiиre et la forme sont dites parties du composй, et le
genre et la diffйrence parties de l'espиce. Ce mode de totalitй est encore
attribuй aux essences simples en raison de leur perfection: en effet, de mкme
que les substances composйes tirent leur perfection de la conjonction de leurs
principes essentiels, de mкme les substances simples dйtiennent par elles-mкmes
la perfection de leur espиce. D'une troisiиme faзon, le tout se dit de quelque
chose par comparaison aux parties de l'efficience ou du pouvoir, parties qui se
prennent de la division des opйrations.
Si donc il s'agit de la forme qui est divisйe par la
division du continu, et que l'on cherche а son propos si elle est tout entiиre
en chaque partie du corps, par exemple si la blancheur est tout entiиre en
chaque partie d'une surface, et si la totalitй se prend de son rapport aux parties
quantitatives -totalitй qui en vйritй appartient а la blancheur par accident -alors
celle-ci n'est pas tout entiиre en chaque partie, mais tout entiиre dans le
tout et en partie dans les parties. Mais si on s'interroge sur la totalitй qui
appartient а l'espиce, alors elle est tout entiиre en chaque partie, car la
blancheur est aussi intense dans les parties que dans le tout. Il est vrai que
du point de vue de l'efficience elle n'est pas tout entiиre en chaque partie,
car la blancheur qui recouvre une partie de la surface ne fait pas autant
d'effet que celle qui recouvre toute la surface, comme la chaleur qui est dans
un petit feu n'a pas autant de force pour chauffer que la chaleur qui est dans
un grand feu.
Supposons а prйsent l'unitй de l'вme existant dans le
corps (on s'interrogera а ce sujet par la suite), cette unitй n'est pas
divisible par cette division de la quantitй qu'est le nombre. En outre, il est
clair qu'elle n'est pas divisible par la division du continu, en particulier
s'agissant de l'вme des animaux supйrieurs, qui perdent la vie une fois dйcoupйs;
il en irait autrement des вmes des animaux annйlides, chez lesquels l'вme est
une en acte, et plusieurs en puissance, comme l'enseigne le Philosophe[xciv] [9]. Reste donc que
dans l'вme de l'homme comme de tout animal supйrieur on ne peut admettre la
totalitй que selon la perfection spйcifique et selon le pouvoir ou
l'efficience.
Nous disons donc: puisque la perfection de l'espиce
appartient а l'вme en raison de son essence, et que l'вme selon son essence est
forme du corps, et qu'а titre de forme du corps elle est en chaque partie du
corps, comme on l'a montrй, il reste que l'вme est tout entiиre en chaque
partie du corps selon la totalitй de la perfection spйcifique.
Quant а la totalitй entendue selon le pouvoir ou
l'efficience, elle n'est pas tout entiиre en chaque partie du corps, ni mкme
tout entiиre dans le tout [du corps], si nous parlons de l'вme humaine. On a
montrй en effet par les questions prйcйdentes que l'вme humaine, parce qu'elle
excиde la capacitй du corps, se rйserve le pouvoir de produire des opйrations
oщ le corps ne communique pas, comme penser et vouloir. C'est pourquoi
l'intellect et la volontй n'actualisent pas d'organe corporel. Mais quant aux
opйrations qu'elles exercent par les organes corporels, la totalitй du pouvoir
et de l'efficience propre а l'вme est dans le corps tout entier, mais non dans
chaque partie du corps, dans la mesure oщ les diverses parties du corps sont
adaptйes aux diverses opйrations de l'вme. En consйquence, l'вme est selon tel
pouvoir en telle partie du corps seulement, au regard de l'opйration qui
s'exerce par telle partie du corps.
Solutions:1. Puisque
la matiиre est pour la forme, et la forme ordonnйe а son opйration propre, il
faut que la matiиre d'une forme donnйe soit telle qu'elle s'accorde а l'opйration
de cette forme: ainsi la matiиre de la scie sera le fer, parce qu'elle
s'accorde а l'њuvre de la scie en vertu de sa duretй. Puisque donc l'вme est
capable de diverses opйrations а cause de la perfection de son efficience, il
est nйcessaire que sa matiиre soit un corps constituй de parties, appelйes
organes, adaptйs aux diverses opйrations de l'вme: c'est pour cette raison que
le corps tout entier, а quoi correspond l'вme comme forme, est organisй. Or les
parties sont pour le tout. Par consйquent, ce qui correspond а l'вme, ce n'est
pas telle partie du corps, tenue pour le sujet propre et principal qu'elle
aurait а parfaire, mais c'est la partie en tant qu'ordonnйe au tout. Par
consйquent, il ne faut pas qu'une partie quelconque du corps soit le corps organisй,
mкme si l 'вme en est la forme.
2. Puisque la matiиre
est pour la forme, la forme donne l'кtre spйcifique а la matiиre de faзon а
l'accorder а l'opйration de l'вme. Et parce que le corps, que l'вme actualise,
requiert une diversitй dans ses parties afin de s'accorder aux diverses
opйrations de l'вme, ainsi l'вme, bien qu'elle soit une et simple selon son
essence, actualise diversement les parties du corps.
3. Puisque l'вme est
dans telle partie du corps de la faзon qu'on a dite, rien de l'вme n'est en
dehors de l'вme prйsente en la dite partie du corps. Il ne s'ensuit pas
cependant que rien de l'вme ne soit en dehors de cette partie du corps, mais
que rien de l'вme ne soit йtranger а la totalitй du corps dont elle est, а tire
principal, la perfection.
4. Le Philosophe parle
ici de l'вme quant а sa puissance motrice. En effet le principe du mouvement du
corps est dans une partie du corps, а savoir dans le cњur, et par cette partie
il meut le corps tout entier. C'est manifeste par l'exemple du gouvernant qu'il
propose.
5. Le moteur du ciel
n'est pas circonscrit au lieu quant а sa substance. Mais le Philosophe veut
montrer oщ il se situe du point de vue oщ il est principe du mouvement. Et, de
cette faзon, quant au principe du mouvement, l'вme est dans le cњur.
6. Mкme dans les
plantes, il est dit que l'вme est au milieu du haut et du bas, en tant qu'elle
est principe de certaines opйrations; il en va de mкme chez les animaux.
7. Aucune partie de
l'animal n'est l'animal alors que chaque partie du feu est du feu, parce que
toute les opйrations du feu sont sauvegardйes en chaque partie du feu, tandis
que les opйrations de l'animal ne le sont pas en chacune de ses parties,
surtout chez les animaux supйrieurs.
8. Le raisonnement
conclut que l'вme n'est pas tout entiиre en chaque partie du corps quant а son
efficience, il est vrai de le dire.
9. Les parties de
l'animal sont prises par le Philosophe, non pas quant а l'essence de l'вme,
mais quant а son pouvoir. Il dit ainsi[xcv] [10] que de mкme que
l'вme est dans le corps tout entier, de mкme une partie de l'вme dans une
partie du corps. Car de mкme que tout le corps organisй a pour tвche de servir
а toutes les opйrations de l'вme exercйes par le corps, de mкme un organe donnй
celle de servir а telle opйration dйterminйe.
10. Les puissances de
l'вme s'enracinent dans l'essence de telle sorte que lа oщ est quelque
puissance de l'вme, lа est l'essence de l'вme. Que donc le Philosophe dise que,
dans le cas oщ l'њil serait l'animal, la vue serait son вme, n'est pas а
comprendre de la puissance de l'вme abstraction faite de son essence; а
l'inverse, l'вme est la forme du corps tout entier par son essence, non par la
puissance sensitive.
11. Etant donnй que
l'вme opиre au moyen d'une partie premiиre dans les autres parties du corps,
que d'autre part le corps est adaptй а l'вme du fait qu'elle en est la cause
efficiente, comme dit le Philosophe au Deanima[xcvi] [11], il est nйcessaire
que la disposition des autres parties, dans la mesure oщ elles sont
perfectibles par l'вme, dйpende de la partie premiиre. Et pour autant la vie
des autres parties dйpend du cњur, car aprиs qu'une disposition due cesse
d'кtre dans une partie quelconque, l'вme ne lui est plus unie comme forme. Il
n'en reste pas moins que l'вme est immйdiatement la forme de chaque partie du
corps.
12. L'вme n'est ni mue
ni ne repose quand le corps est en mouvement ou en repos, si ce n'est par
accident. Or il n'y a pas d'inconvйnient а кtre mы par accident par des
mouvements contraires: par exemple si quelqu'un se dйplace dans le navire а
l'encontre de la direction du navire.
13. Bien que toutes les
puissances de l'вme s'enracinent dans son essence, nйanmoins chaquepartie du corps la reзoit suivant son mode;
l'вme est ainsi dans les diverses parties du corps selon ses diverses
puissances, et il n'est pas nйcessaire qu'elle soit dans une seule partie selon
toutes ses puissances.
14. Quand on dit que
l'un est dans l'autre selon le mode du rйcepteur, c'est а entendre quant au
mode de capacitй de ce dernier, mais non quant а sa nature. Il ne faut pas que
ce qui est dans un autre prenne la nature et la propriйtй de ce qui le reзoit,
mais qu'il soit reзu en lui а mesure de sa capacitй: il est йvident que l'eau
ne prend pas la nature de l'amphore. Par consйquent il ne faut pas que l'вme
prenne quelque chose de la nature du corps, de telle sorte que lа oщ est l'une
de ses parties, l'autre n'y soit pas.
15. Les animaux
annйlides vivent une fois coupйs, non seulement parce que l'вme est en chaque
partie du corps, mais parce que leur вme, йtant imparfaite et de peu d'actions,
requiert peu de diversitй dans les parties, et ce peu se retrouve dans la
partie coupйe vivante. C'est pourquoi, comme cette derniиre conserve la
disposition qui fait que tout le corps est perfectible par l'вme, l'вme demeure
en elle. Mais il en va autrement chez les animaux supйrieurs.
16. La forme d'une
maison, comme toute autre forme artificielle, est une forme accidentelle.
C'est pourquoi elle ne donne pas l'кtre spйcifique au tout et а chaque partie;
ni le tout n'est simplement "un", mais "un" par agrйgation.
Or l'вme est la forme substantielle du corps, donnant l'кtre spйcifique au tout
et aux parties; et le tout constituй des parties est "un" absolument.
Il n'y a donc pas de similitude.
17. L'вme, bien qu'elle
soit une et simple en son essence, a cependant pouvoir d'exercer diverses
opйrations. Et parce que naturellement elle donne l'кtre spйcifique а ce
qu'elle actualise en tant qu'elle est la forme du corps selon son essence, que
d'autre part tout ce qui est par nature est pour la fin, il faut que l'вme
constitue dans le corps la diversitй des parties dans la mesure oщ celles-ci
concourent aux diverses opйrations. A cause en vйritй d'une diversitй de ce
genre, dont la raison vient de la fin et non de la forme seulement, il apparaоt
que dans la constitution des vivants la nature opиre en vue d'une fin mieux que
dans les autres rйalitйs physiques, dans lesquelles une seule forme actualise
uniformйment tout ce qui est а parfaire.
18. La simplicitй de
l'вme et de l'ange n'est pas а juger sur le modиle du point, avec son site
dйterminй dans le continu, car alors il est impossible au simple d'кtre
simultanйment en diverses parties du continu. Mais l'ange et l'вme sont dits
simples du fait qu'il sont dйpourvus tout а fait de la quantitй et ainsi ne
sont pas liйs au continu, sauf au point touchй par l'efficience. C'est pourquoi
le tout corporel touchй par l'efficience est corrйlatif de l'ange (lequel ne
lui est pas uni comme forme) comme unitй de lieu, et а l'вme (laquelle lui est
unie comme forme) en tant qu'unitй а parfaire. Et de mкme que l'ange est tout
entier en chaque partie du corps localisй, de mкme l'вme est tout entiиre en
chaque partie de ce qu'elle doit parfaire.
Objections:1. Il
semble que non. Lа oщ est l'acte de l'вme, lа est l'вme. Or dans l'embryon
l'acte de l'вme vйgйtative prйcиde l'acte de l'вme sensible; et l'acte de l'вme
sensible, l'acte de l'вme rationnelle. Donc, en ce qui est conзu, l'вme
vйgйtative est antйrieure а l'вme sensible, et l'вme sensible antйrieure а
l'вme rationnelle; et ainsi elles ne sont pas identiques en substance.
2. On disait que l'acte
de l'вme vйgйtative et sensible n'est pas chez l'embryon le fait d'une вme
immanente а l'embryon, mais d'une efficience existant en lui par l'вme d'un
parent. A
l'inverse: aucun agent fini n'agit par son efficience au-delа
d'une distance dйterminйe, comme le manifeste le mouvement du lancer: le
lanceur en effet projette а un lieu dйterminй mesurй par sa force. Mais dans
l'embryon apparaissent les mouvements et les opйrations de l'вme quelque grand
que soit l'йloignement du parent, dont l'efficience est cependant finie. Donc
les opйrations de l'вme chez l'embryon ne sont pas causйes par l'efficience de
l'вme du parent.
3. Le Philosophe dit,
au livre De la gйnйration des animaux[xcvii] [1], que l'embryon est
animal avant d'кtre homme. Mais il n'y a pas d'animal sans l'вme sensible; or
l'homme est homme par l'вme rationnelle. Donc l'вme sensible -et non seulement
son efficience -est dans l'embryon antйrieure а l'вme rationnelle.
4. Vivre et sentir sont
des opйrations qui ne peuvent venir que d'un principe intrinsиque. Or ce sont
des actes de l'вme. Comme l'embryon vit et sent avant d'avoir l'вme
rationnelle, vivre et sentir ne procиdent pas de l'вme du parent extйrieur,
mais de l'вme existant а l'intйrieur.
5. Le Philosophe dit
dans le De anima[xcviii] [2] que l'вme est cause
du corps vivant, non seulement comme forme, mais comme cause efficiente et
finale. Mais elle ne serait pas cause efficiente du corps si elle ne lui йtait
pas prйsente au moment de sa formation. Or le corps est formй avant l'infusion
de l'вme rationnelle. Donc avant cet йvйnement il y a dans l'embryon une вme,
et pas seulement l'efficience de l'вme.
6. On disait que la
formation du corps vient de l'вme, non pas de celle immanente а l'embryon,
mais de l'вme du parent. A l'inverse: les corps vivants se meuvent de
leur propre mouvement. Or la croissance d'un corps vivant est une sorte de
mouvement qui lui est propre, puisque son principe propre est un pouvoir de
croissance. C'est donc par ce mouvement que la chose vivante se meut
elle-mкme. Mais celui qui se meut lui-mкme est composй d'un moteur et d'un mы,
comme le prouve le livre des Physiques[xcix] [3]. Donc le principe
de la croissance, qui forme le corps vivant, c'est l'вme immanente а l'embryon.
7. Il est manifeste que
l'embryon croоt. Or la croissance est mouvement local, comme il est dit dans
les Physiques[c] [4]. Donc puisque
l'animal se meut localement, il se mouvra aussi selon la croissance, et ainsi
il faut que soit dans l'embryon le principe d'un tel mouvement et qu'il ne
tienne pas celui-ci d'une вme extйrieure.
8. Le Philosophe dit
expressйment dans le livre De la
gйnйration des animaux[ci] [5], qu'on ne peut pas
dire qu'il n'y ait point d'вme dans l'embryon: en lui il y a d'abord l'вme
nutritive, puis la sensitive.
9. On disait, d'aprиs
le Philosophe, que dans l'embryon l'вme n'est pas en acte, mais en puissance. A
l'inverse: rien n'agit que pour autant qu'il est en acte. Mais c'est dans l'embryon
que sont les actions de l'вme: c'est donc lа que l'вme est en acte. Reste par
consйquent qu'elle n'est pas une seule substance.
10. Il est impossible
que le mкme soit de l'extйrieur et de l'intйrieur. Or l'вme rationnelle vient
chez l'homme de l'extйrieur, l'вme vйgйtative et sensible de l'intйrieur,
c'est-а-dire d'un principe immanent а la semence, comme le montre le Philosophe[cii] [6]. Donc chez l'homme,
l'вme rationnelle, la sensible et la vйgйtative ne sont pas identiques en
substance.
11. Il est impossible
que ce qui est substance en l'un soit accident en l'autre; c'est pourquoi le
Commentateur dit[ciii] [7] que la chaleur
n'est pas la forme substantielle du feu, puisqu'elle est ailleurs un accident.
Mais l'вme sensible est substance chez les animaux brutes. Elle n'est donc pas
seulement puissance chez l'homme, puisque les puissances sont des propriйtйs et
accidents de l'вme.
12. L'homme est un
animal plus noble que les animaux brutes. Mais "animal" est dit en
raison de l'вme sensible. Donc l'вme sensible est plus noble chez l'homme que
chez les animaux brutes. Mais chez ceux-ci, elle est une substance, et non
seulement une puissance de l'вme. A plus forte raison est-elle en l'homme une
sorte de substance par soi.
13. Impossible qu'une
mкme chose soit en substance corruptible et incorruptible. Mais l'вme
rationnelle est incorruptible; en revanche, l'вme sensible et vйgйtative sont corruptibles.
Il est donc impossible que l'вme rationnelle, la sensible et la vйgйtative
soient identiques en substance.
14. On disait que chez
l'homme l'вme sensible est incorruptible. A l'inverse: corruptible et
incorruptible diffиrent selon le genre comme dit le Philosophe[civ] [8]. Or l'вme sensible
est chez les animaux brutes corruptible. Si donc chez l'homme l'вme sensible
est incorruptible, elle ne sera pas du mкme genre pour l'homme et pour le
cheval; et ainsi, puisqu'on parle de l'animal en raison de l'вme sensible,
l'homme et le cheval ne seront pas dans le mкme genre animal, ce qui est
manifestement faux.
15. Impossible qu'une
mкme chose soit en substance rationnelle et irrationnelle, car la contradiction
ne se vйrifie pas au sujet du mкme. Mais l'вme sensible et la vйgйtative sont
irrationnelles. Elles ne peuvent s'identifier en substance avec l'вme
rationnelle.
16. Le corps est
proportionnй а l'вme. Mais dans le corps sont les divers principes des opйrations
de l'вme, appelйs membres principaux. Il n'y a donc pas une seule вme, mais plusieurs.
17. Les puissances de
l'вme dйcoulent naturellement de son essence. Or de l'un ne procиde
naturellement que de l'un. Si donc l'вme йtait simplement une en l'homme, ne
procйderaient pas d'elle des facultйs, dont les unes sont incorporйes aux
organes, les autres non.
18. Le genre est pris de
la matiиre, mais la diffйrence de la forme. Or le genre de l'homme, c'est
l'animal; la diffйrence, c'est le rationnel. Donc, puisque l'animal se prend de
l'вme sensible, il semble que non seulement le corps mais encore l'вme sensible
se rapportent а l'вme rationnelle sous la modalitй de matiиre. Donc l'вme
rationnelle et l'вme sensible ne sont pas identiques en substance.
19. L'homme et le cheval
se rejoignent dans le fait d'кtre animal. Animal se dit de l'вme sensible. Ils
se rejoignent donc dans le fait d'кtre une вme sensible. Mais l'вme sensible
chez le cheval n'est pas rationnelle. Elle ne l'est donc pas non plus chez
l'homme.
20. Si l'вme
rationnelle, la sensible et la vйgйtative sont identiques en substance chez
l'homme, il faut que dans chaque partie oщ se trouve l'une d'entre elles, les
autres y soient. Mais c'est faux, car dans les os se trouve l'вme vйgйtative,
car ils se nourrissent et grandissent, mais non l'вme sensible, car ils sont
privйs de sens. Par consйquent, elles ne sont pas identiques en substance.
En sens
contraire: Il est dit dans le De ecclesiasticisdogmatibus:
"Il n'y a pas deux вmes en un seul homme, comme l'йcrivent Jacques et
d'autres syriens, l'une animale par laquelle le corps est animй, l'autre
rationnelle au service de la raison; mais nous disons qu'il y a une seule et
mкme вme dans l'homme: elle vivifie le corps par son union (association?), elle
dispose d'elle-mкme par la raison"[cv] [9].
Rйponse: Sur cette question
il y a diverses opinions, chez les modernes comme chez les anciens. Platon
soutenait en effet qu'il y a plusieurs вmes dans le corps. Et ceci s'accordait
а ses principes: il postulait en effet que l'вme est unie au corps а titre de
moteur et non de forme, disant qu'elle йtait dans le corps comme le pilote dans
le navire.
Mais oщ apparaissent des actions de genre divers, il
faut poser des moteurs divers: ainsi dans le navire, autre est celui qui
gouverne, autre celui qui rame; mais leur diversitй ne nuit pas а l'unitй du
navire, car de mкme que les actions sont ordonnйes, de mкme les moteurs
existant dans le navire sont-ils respectivement ordonnйs l'un а l'autre.
Pareillement il ne semble pas rйpugner а l'unitй de l'homme ou de l'animal
qu'il y ait plusieurs вmes en un seul corps, de telle sorte que des moteurs
soient ordonnйs entre eux selon l'ordre des opйrations.
Mais en consйquence, comme du moteur et du mobile ne
rйsulte pas ce qui est simplement un par soi, l'homme ne serait pas absolument
un par soi, ni l'animal; et il n'y aurait pas de gйnйration ou de corruption,
absolument, quand le corps reзoit l'вme ou la perd. C'est pourquoi il faut dire
que l'вme est unie au corps non seulement comme moteur, mais comme forme, ainsi
qu'il est d'ailleurs manifeste par ce qui prйcиde.
Cela posй, il suit encore des principes de Platon
qu'il y a plusieurs вmes chez l'homme et chez l'animal. Les platoniciens
soutinrent en effet que les universaux sont des formes sйparйes qui sont affirmйes
des sensibles en tant elles sont participйes par eux: par exemple Socrate est
dit animal en tant qu'il participe а l'idйe d'animal; et homme en tant qu'il
participe а l'idйe d'homme. Reste en fin de compte qu'autre par essence est la
forme suivant laquelle Socrate est dit animal, autre la forme suivant laquelle
il est dit homme. D'oщ cette consйquence que l'вme sensible et la rationnelle
diffиrent en substance chez l'homme.
Mais cela ne peut tenir, car si les prйdicats de
formes diverses sont affirmйs d'un sujet, l'un d'eux sera affirmй de l'autre
par accident: par exemple on affirmera de Socrate qu'il est blanc en raison de
la blancheur, et musicien en raison de la musique, mais c'est par accident
qu'on dire du blanc qu'il est musicien. Si donc Socrate est dit homme et animal
selon l'une et l'autre forme, il s'ensuit que la proposition "l'homme est
animal" est une proposition accidentelle et que l'homme n'est pas
vraiment ce qu'est un animal. Il arrive pourtant qu'une prйdication concernant
des formes diverses soit faite par soi quand celles-ci sont ordonnйes entre
elles: par exemple si l'on dit "ce qui a telle surface est colorй",
car la couleur est dans la substance par la mйdiation de la surface. Mais ce
mode de prйdication par soi ne vient pas de ce que le prйdicat est posй dans la
dйfinition du sujet, mais plutфt l'inverse. En effet, la surface est posйe
dans la dйfinition de la couleur comme le nombre dans celle du pair. Si donc la
prйdication de l'homme et de l'animal йtait sous ce mode du "par
soi", comme l'вme sensible est ordonnйe а l'вme rationnelle quasi
matйriellement (а supposer qu'elles soient diverses), il s'ensuivrait que le
prйdicat "animal" ne sera pas affirmй par soi de l'homme, mais plutфt
l'inverse.
Suit encore un autre inconvйnient. De plusieurs
choses existant en acte, ne rйsulte pas ce qui est absolument "un" а
moins qu'il n'y ait un facteur d'union susceptible de les lier en quelque
faзon. Ainsi donc, si Socrate йtait animal et rationnel en raison de formes diverses,
ces deux-lа auraient besoin pour кtre unies absolument d'un principe qui les
ferait "un". Par consйquent, comme ce principe n'a pas а кtre invoquй
ici, il restera que l'homme n'est "un" que par agrйgation, comme le
tas, qui est "un" d'un point de vue relatif mais "multiple"
absolument, simplement; et ainsi l'homme ne sera pas absolument
"йtant", car chacun est "йtant" pour autant qu'il est
"un".
Suit de plus un autre inconvйnient. Le genre йtant un
prйdicat substantiel, il faut que soit substantielle la forme selon laquelle
l'individu substance reзoit l'attribution du genre et qu'ainsi l'вme sensible,
selon laquelle Socrate est dit animal, soit une forme substantielle en lui;
voilа comment il est nйcessaire qu'elle donne l'кtre au corps purement et simplement et le constitue en une rйalitй
individuelle. Donc l'вme rationnelle, si elle est autre selon la substance, ne
fait pas le une rйalitй individuelle ni l'кtre
absolument, mais seulement un certain кtre,
puisqu'elle advient а une chose dйjа subsistante. Par consйquent, elle ne sera
pas forme substantielle, mais accidentelle; et ainsi, elle ne donnera pas
l'espиce а Socrate, puisque l'espиce est aussi bien un prйdicat substantiel.
Reste donc que dans l'homme il y ait seulement une
seule вme selon la substance, qui est rationnelle, sensible, vйgйtative. Et
ceci est la consйquence de ce que nous avons montrй dans la question prйcйdente
au sujet de l'ordre des formes substantielles: aucune forme substantielle n'est
unie а la matiиre par la mйdiation d'une autre forme substantielle, mais la
forme plus parfaite donne а la matiиre tout ce que donnait la forme infйrieure,
et bien plus encore. Par consйquent, l'вme rationnelle donne au corps humain
tout ce que donne l'вme vйgйtative aux plantes, et tout ce que donne l'вme
sensible aux brutes, et quelque chose en plus. Pour cette raison elle est en
l'homme et vйgйtative et sensible et rationnelle. Atteste encore cela le fait
que lorsque l'opйration d'une puissance aura йtй intense, elle empкche une
autre d'opйrer, et encore qu'il y a redondance d'une puissance sur l'autre, ce
qui n'arriverait pas si toutes les puissance ne s'enracinaient dans l'unique
essence de l'вme.
Solutions:
1. Supposй qu'il n'y
ait qu'une unique substance de l'вme dans le corps humain, divers sont les
arguments apportйs par les divers auteurs. Les uns disent que dans l'embryon
il n'y a pas d'вme avant l'вme rationnelle, mais une certaine efficience
procйdant de l'вme des parents, et que de cette efficience, appelйe pouvoir
formateur, proviennent les opйrations qui apparaissent dans l'embryon. Mais
ceci ne peut кtre tout а fait vrai, parce que dans l'embryon apparaоt non
seulement la formation du corps, qui pourrait кtre attribuйe au pouvoir
susdit, mais encore d'autres opйrations qui ne peuvent кtre attribuйes qu'а
l'вme, comme croоtre, sentir, et autres opйrations de ce genre. On pourrait
cependant soutenir cette position si le principe actif йvoquй йtait dit dans
l'embryon pouvoir de l'вme, et non вme, pour autant que l'вme n'est pas
parfaite, ni l'embryon un parfait animal. Mais alors la mкme difficultй
demeure. D'autre auteurs disent donc que, sans doute l'вme vйgйtative prйcиde
la sensible, et la sensible la rationnelle, mais il ne s'agit pas d'une autre
вme, puis d'une autre encore; en vйritй, la semence est d'abord amenйe а l'acte
de l'вme vйgйtative par le principe actif immanent а la semence; laquelle вme
en vйritй est conduite, au cours du temps, а une perfection ultйrieure plus
grande par le processus de gйnйration et devient elle-mкme вme sensible;
laquelle en vйritй est conduite а une perfection plus grande par un principe
externe, et survient alors l'вme rationnelle. Mais, selon cette position, il
s'ensuivrait que la substance de l'вme rationnelle procйderait d'un principe
actif immanent а la semence, mкme si а la fin quelque perfection lui advient
d'un principe externe; il s'ensuivrait alors que l'вme rationnelle soit en
substance corruptible: car ne peut кtre incorruptible ce qui est causй par une
vertu immanente а la semence.
C'est pourquoi il faut rйsoudre autrement la
question: la gйnйration de l'animal n'est pas une genиse une et simple, mais
que pour ce faire de multiples gйnйrations et corruptions se succиdent les unes
aux autres: on dira par exemple qu'il prend d'abord la forme de la semence,
deuxiиmement la forme du sang, et ainsi de suite jusqu'а ce que la gйnйration
soit parachevйe. De la sorte, comme gйnйration et corruption ne vont pas sans
abandon et addition de forme, il faut que la forme imparfaite, d'abord
inhйrente, soit abandonnйe, et qu'une plus parfaite soit induite, et cela
jusqu'а ce que l'animal conзu acquiert la forme parfaite. Et ainsi, on doit
dire que l'вme vйgйtative est d'abord dans la semence, qu'elle est abandonnйe
dans le processus de la gйnйration, et qu'une autre lui succиde, qui est вme
non seulement vйgйtative mais sensible, laquelle, йtant а nouveau abandonnйe,
une autre est ajoutйe qui est а la fois vйgйtative, sensible et rationnelle.
2. L'efficience qui
dans la semence vient du pиre, est une efficience permanente intrinsиque, ne
dйcoulant pas d'une source externe, telle l'efficience du moteur dans les
projectiles, et ainsi, quelque grand que soit l'йloignement du pиre,
l'efficience immanente а la semence opиre. (Celle-ci ne peut venir de la mиre,
quoiqu'en disent certains, parce que la femme est dans la gйnйration un
principe, non pas actif, mais passif). Il y a cependant quelque chose de
semblable: en effet, de mкme que la vigueur du lanceur, qui est finie, meut
d'un mouvement local jusqu'а une distance dйterminйe, de mкme l'efficience du
gйnйrateur meut du mouvement de la gйnйration jusqu'а une forme dйterminйe.
3. Cette efficience a
raison d'вme, comme on l'a dit; et ainsi par elle l'embryon peut кtre dit
animal.
4-8. La solution vaut pour les objections 4 а 8.
9. De mкme que l'вme
est dans l'embryon en acte, mais en acte imparfait, de mкme elle opиre, mais
par des opйrations imparfaites.
10. Bien que l'вme
sensible vienne chez les brutes d'un principe intrinsиque, cependant chez
l'homme la substance de l'вme, qui est tout а la fois vйgйtative, sensible et
rationnelle, vient d'un principe transcendant.
11. L'вme sensible n'est
pas un accident chez l'homme puisqu'elle est identique en substance avec l'вme
rationnelle; par contre la puissance sensitive est un accident chez homme,
comme chez les autres animaux.
12. L'вme sensible est
plus noble chez l'homme que chez les autres animaux parce qu'elle est non
seulement sensible mais encore rationnelle.
13. L'вme sensible chez
l'homme est en substance incorruptible, puisque sa substance est la substance
de l'вme rationnelle; quoique peut-кtre les puissances sensitives, йtant les
actes d'un corps, ne demeurent pas aprиs le corps, comme il paraоt а certains.
14. Si l'вme sensible
chez les brutes et l'вme sensible chez les hommes relevaient de soi du genre ou
de l'espиce, elles ne seraient pas du mкme genre, а moins peut-кtre de parler
selon la logique du sens commun. Car ce qui est proprement dans le genre ou
l'espиce, c'est le composй qui, dans l'un et l'autre cas, est corruptible.
15. L'вme sensible n'est
pas chez l'homme une вme irrationnelle, mais elle est simultanйment sensible
et rationnelle. Il est vrai que certaines puissances de l'вme sensible sont
irrationnelles en soi, mais elles participent а la raison dans la mesure oщ
elles lui obйissent. Les puissances de l'вme vйgйtative sont, elles, tout а
fait irrationnelles, parce qu'elles n'obйissent pas а la raison, comme le
montre le Philosophe dans les Ethiques[cvi] [10].
16. Bien qu'il y ait
plusieurs membres principaux dans le corps oщ se manifestent les principes de
certaines opйrations de l'вme, cependant tous dйpendent du cњur comme du premier
principe corporel.
17. De l'вme humaine, en
tant qu'elle est unie au corps, dйcoulent les facultйs liйes aux organes;
toutefois, en tant qu'elle excиde par son efficience la capacitй du corps,
dйcoulent d'elle des facultйs non liйes aux organes.
18. Comme il apparaоt
par les questions antйrieures, d'une mкme et unique forme la matiиre reзoit
divers degrйs de perfection; et selon que la matiиre est actualisйe par un
degrй de perfection infйrieur, elle reste encore matiиre pour un degrй de
perfection plus haut. Et ainsi, selon que le corps est actualisй dans l'кtre sensible par l'вme humaine, il
demeure encore matiиre au regard d'une perfection ultйrieure. Pour cette
raison, "animal", qui est le genre, est pris de la matiиre, et
"rationnel", la diffйrence, est pris de la forme.
19. De mкme que
l'animal, en tant que tel, n'est ni rationnel ni irrationnel, mais que l'animal
rationnel lui-mкme est l'homme et que l'animal irrationnel est l'animal brute,
de mкme l'вme sensible, en tant que sensible, n'est ni rationnelle ni
irrationnelle, mais l'вme sensible elle-mкme est chez l'homme rationnelle, et
chez l'animal irrationnelle.
20. Bien que l'вme
sensible et la vйgйtative soit une, il ne faut pas cependant que partout oщ
apparaоt l'opйration de l'une, apparaisse l'opйration de l'autre, а cause des
dispositions diverses des parties; de lа vient encore que toutes les opйrations
de l'вme ne sont pas exercйes par une seule partie, mais la vue par l'њil,
l'ouпe par l'oreille, et ainsi des autres opйrations.
Objections:1. Il
semble que oui. Il est dit en effet dans le De spiritu
et anima: "L'вme possиde les choses qui lui sont naturelles en
totalitй: car ses puissances et facultйs sont identiques а elle-mкme. Elle
n'est pas ses accidents; elle est ses forces; elle n'est pas ses vertus: elle
n'est pas en effet sa prudence, sa tempйrance, sa justice, sa force."[cvii] [1] En consйquence, il
semble expressйment admis que l'вme soit ses puissances.
2. Il est dit dans le
mкme livre: "L'вme est en fonction de ses tвches appelйe de noms diffйrents.
On la dit вme quand elle vivifie, sens quand elle sent, esprit quand elle
goыte, entendement quand elle pense, raison quand elle discerne, mйmoire quand
elle se rappelle, quand elle veut volontй. Tous ces aspects ne diffйrent pas en
substance, comme ils le font par les noms, puisque а eux tous ils sont
l'вme."[cviii] [2] Delа, mкme
conclusion que prйcйdemment.
3. Bernard dit:
"Je vois trois choses dans l'вme: la mйmoire, l'intelligence et la
volontй, et ces trois sont une seule substance".[cix] [3] La mкme raison vaut
pour les autres puissances. Donc l'вme est ses puissances.
4. Augustin dit dans le
De Trinitate[cx] [4] que la mйmoire,
l'intelligence et la volontй sont une seule vie, une seule вme. Donc les
puissances de l'вme sont identiques а son essence.
5. Nul accident n'excиde
son essence. Mais la mйmoire, l'intelligence et la volontй excиdent l'вme: en
effet l'вme ne se souvient pas que de soi, ni ne pense et ne veut que soi, mais
encore bien d'autres choses. Donc ces trois [puissances] ne sont pas des
accidents de l'вme; elles sont identiques а l'essence de l'вme ainsi que, par
la mкme raison, les autres puissances.
6. En fonction de ces
trois puissances se signale l'image de la Trinitй dans l'вme. Mais l'вme est
image de la Trinitй en raison de soi, et non seulement de ses accidents. Les
puissances susdites ne sont donc pas des accidents de l'вme. Ils relиvent de
son essence.
7. L'accident est ce
qui peut кtre prйsent ou absent, indйpendamment de la corruption du sujet. Mais
les puissances de l'вme ne peuvent en кtre absentes. Elles n'en sont donc pas
les accidents. Ainsi, mкme conclusion qu'auparavant.
8. Aucun accident n'est
principe d'une diffйrence substantielle, car la diffйrence complиte la
dйfinition d'une chose en signifiant ce qu'elle est. Mais les puissances de
l'вme sont principes de diffйrence substantielle: en effet,
"sensible" se dit en fonction du sens, "rationnel" en
fonction de la raison. Donc les puissances ne sont pas des accidents de l'вme,
elles sont l'вme mкme qui est forme du corps, car la forme est principe de la
diffйrence substantielle.
9. La forme
substantielle a plus de vigueur que l'accidentelle. Mais la forme accidentelle
agit de soi-mкme, et non par quelque puissance intermйdiaire. A fortiori la
forme substantielle. Puisque donc l'вme est une forme substantielle, les
puissances par lesquelles elle agit ne sont pas autres qu'elle-mкme.
10. Identiques sont les
principes d'кtre et les principes de l'agir. Or l'вme est par elle-mкme
principe d'кtre, parce que selon son essence elle est forme. Donc selon son
essence elle est principe d'agir. Mais la puissance n'est rien d'autre qu'un
principe d'agir. L'essence de l'вme est donc sa puissance.
11. La substance de
l'вme, en tant qu'elle est en puissance aux intelligibles, est l'intellect
possible; en tant qu'elle est en acte, l'intellect agent. Mais l'кtre en acte
et l'кtre en puissance ne signifient rien d'autre que la rйalitй mкme qui est
en puissance et en acte. Donc l'вme est l'intellect agent et l'intellect
possible; et par la mкme raison elle est ses puissances.
12. De mкme que la
matiиre premiиre est en puissance aux formes sensibles, de mкme l'вme
intellectuelle aux formes intelligibles. Mais la matiиre premiиre est sa
puissance. Donc l'вme intellectuelle est sa puissance.
13. Le Philosophe dit au
livre des Ethiques[cxi] [5] que l'homme, c'est
l'intellect. Mais il ne l'est qu'en raison de l'вme. Donc l'вme est l'intellect
et, par la mкme raison, les autres puissances.
14. Le Philosophe dit
dans le De anima[cxii] [6] que l'вme est acte
premier, comme la science. Mais la science est le principe immйdiat de l'acte
second, а savoir celui de considйrer. Donc l'вme est le principe immйdiat de
ses opйrations. Or le principe immйdiat de l'opйration est dit puissance. Donc
l'вme est ses puissances.
15. Toutes les parties
sont consubstantielles au tout, car le tout est constituй de ses parties. Mais
les puissances de l'вme sont ses parties, comme le montre le De anima CXIII [7]. Elles sont donc
les parties substantielles de l'вme, et non ses accidents.
16. La forme simple ne
peut кtre sujet. Or l'вme est une forme simple, comme on l'a exposй plus haut.
Elle ne peut donc кtre sujet des accidents. Donc les puissances qui sont dans
l'вme ne sont pas ses accidents.
17. Si les puissances
sont les accidents de l'вme, il faut qu'ils dйcoulent de son essence: les
accidents propres sont en effet causйs а partir des principes du sujet. Mais
l'essence de l'вme, du fait de sa simplicitй, ne peut кtre cause d'une aussi
grande diversitй d'accidents qu'il paraоt dans les puissances de l'вme. Par
consйquent les puissances de l'вme ne sont pas ses accidents. Reste donc que
l'вme mкme est ses puissances.
En sens contraire: 1. L'essence
est а l'кtre ce que la puissance est а l'agir. Donc, par permutation, l'кtre
est а l'agir ce que l'essence est а la puissance. Mais en Dieu seul il y a identitй
entre l'кtre et l'agir. Donc en Dieu seul il y a identitй entre la puissance et
l'essence. L'вme n'est donc pas ses puissances.
2. Nulle qualitй n'est
substance. Mais la puissance naturelle est une espиce de qualitй, comme le
montre le livre des Prйdicaments. Donc les puissances de l'вme ne sont pas l'essence
mкme de l'вme.
Rйponse: Sur cette question
il y a diverses opinions. Les uns disent que l'вme est identique а ses puissances,
les autres le nient, disant que les puissances de l'вme font partie de ses
propriйtйs. Et pour saisir la diversitй de ces opinions, il faut savoir que la
puissance n'est rien d'autre que le principe d'une opйration, action ou
passion; non pas le principe qu'est le sujet, agent ou patient, mais le
principe selon quoi l'agent agit et le patient pвtit, comme l'art de construire
est chez le constructeur la puissance par laquelle il construit, et la chaleur
dans le feu la puissance par laquelle il chauffe, et le sec dans les bois la
puissance qui les rend combustibles. Ceux qui postulent que l'вme est ses
puissances, pensent donc que l'вme elle-mкme est le principe immйdiat de toutes
les opйrations de l'вme. Ils disent que c'est par l'essence de l'вme que l'homme
fait acte d'intellection, acte de sensation et opиre de cette faзon toutes les
opйrations de ce genre, et que c'est en fonction de la diversitй de ces
opйrations qu'elle est appelйe de diffйrents noms: sens en tant que principe du
sentir, intellect en tant que principe d'intellection, et de mкme pour les
autres opйrations -comme si, par exemple, nous nommions la chaleur du feu
puissance de liquйfaction, de calorification, de dessiccation, parce qu'elle
opиre toutes ces actions.
Mais cette opinion ne peut tenir. D'abord parce que
chacun agit selon qu'il est en acte ce que prйcisйment il effectue. En effet le
feu chauffe, non pas en tant qu'il est lumineux en acte, mais en tant qu'il
est chaud en acte. Ce qui fait que tout agent produit du semblable а soi. C'est
pourquoi il faut partir de ce qui est fait pour considйrer ensuite ce par quoi
il est fait. Il faut que les deux soient conformes. Delа il est dit dans les Physiques[cxiii] [8] que la forme et le
gйniteur sont d'espиce identique. Quand donc ce qui est fait se distingue de
l'кtre substantiel de la chose, il est impossible que le principe par quoi il
est fait se confonde avec l'essence de la chose. Ce qui apparaоt manifestement
dans les agents naturels: en effet, l'agent naturel de la gйnйration agit en
transmuant la matiиre en quelque chose d'informй -ce qui se fait premiиrement
par la disposition de la matiиre au regard de la forme, et secondement par
l'acquisition de la forme selon laquelle il y a gйnйration au terme de l'altйration
-, il est donc nйcessaire que, de la part de l'agent, ce qui agit immйdiatement
soit la forme accidentelle, qui est en correspondance avec la disposition inculquйe
а la matiиre; mais il faut que [cette] forme accidentelle agisse en vertu de la
forme substantielle, comme йtant son instrument, autrement l'action ne
conduirait pas а la forme substantielle. C'est pourquoi n'apparaissent dans les
йlйments aucun autre principe d'action que les qualitйs actives et passives,
lesquelles agissent cependant en vertu des formes substantielles; et c'est
pourquoi leur action se termine, non seulement aux dispositions accidentelles,
mais encore aux formes substantielles, а l'instar des њuvres artificielles oщ
l'action de l'instrument se termine а la forme visйe par l'artisan. Mais s'il y
a quelque agent qui directement et immйdiatement produit par son action la
substance, comme nous le disons de Dieu, qui en crйant produit la substance des
choses, et comme Avicenne le dit de l'Intelligence agente, par laquelle, selon
lui, dйcoulent les formes substantielles dans les rйalitйs infйrieures, un tel
agent agit par son essence, de telle sorte qu'en lui la puissance active ne
diffйrera pas de son essence.
S'agissant de la puissance passive, il est manifeste
qu'elle est, quant а l'acte substantiel, dans le genre de la substance, et,
quant а l'acte accidentel, dans le genre de l'accident -par rйduction -comme
principe et non comme espиce complиte, car chaque genre se divise en puissance
et acte. C'est pourquoi la puissance homme est dans le genre de la substance,
et la puissance blanc dans le genre de la qualitй.
Or il est manifeste que les puissances de l'вme,
qu'elles soient actives ou passives, ne se disent pas directement en rйfйrence
а quelque chose de substantiel, mais а quelque chose d'accidentel: l'кtre de
l'intellection ou de la sensation en acte est un кtre non pas substantiel mais
accidentel, а quoi sont ordonnйs l'intellect et le sens; et pareillement l'кtre
grand ou petit а quoi est ordonnйe la force de grandir; en revanche, la puissance
gйnйrative et la nutritive sont ordonnйes а produire ou conserver la substance,
mais par transmutation de la matiиre, si bien qu'une telle action, comme celle
des autres agents naturels, rйsulte de la substance par la mйdiation d'un
principe accidentel. Il est donc manifeste que l'essence de l'вme n'est pas le
principe immйdiat de ses opйrations, mais qu'elle opиre par la mйdiation de
principes accidentels. Ainsi les puissances de l'вme ne sont pas l'essence mкme
de l'вme, mais ses propriйtйs.
Cela ressort enfin de la diversitй des actions de
l'вme. Elles sont de genre divers et ne peuvent кtre rйduites immйdiatement а
un seul principe, car les unes sont des actions, les autres des passions, ou
elles diffиrent par d'autres diffйrences de ce genre: il faut donc les
attribuer а divers principes. Et ainsi, puisque l'essence de l'вme est un seul
et mкme principe, elle ne peut кtre le principe immйdiat de toutes ses
actions, mais il faut qu'elle dispose de plusieurs et diverses puissances
correspondant а la diversitй de ses actions. En effet, la puissance est dite
puissance par rйfйrence а l'acte. D'oщ selon la diversitй des actions il faut
que soit la diversitй des puissances. De lа vient que le Philosophe dans les Ethiques[cxiv] [9] dit que la partie
scientifique de l'вme, qui porte sur le nйcessaire, et la partie calculatrice
qui porte sur le contingent, sont des puissances diverses, parce que le
nйcessaire et le contingent diffиrent par le genre[cxv] [10].
Solutions:1. Il
faut dire que ce livre De spiritu et anima n'est pas
d'Augustin, mais d'un certain cistercien, il ne faut pas s'inquiйter beaucoup
de ce qui s'y dit. Si l'on en tient compte cependant, on peut dire que l'вme
est ses puissances ou ses facultйs parce qu'elles sont ses propriйtйs naturelles.
C'est pourquoi il est dit dans le mкme livre que toutes les puissances sont une
seule вme, aux propriйtйs diverses, mais relevant d'une seule puissance. Faзon
de parler: comme si on disait que le chaud, le sec et le lйger sont un seul
feu.
2-4. On rйpondra de mкme aux objections 2,3 et 4.
5. L'accident n'excиde
pas le sujet sous le rapport de l'acte d'кtre; il l'excиde cependant quant а
l'agir: en effet la chaleur du feu chauffe les choses extйrieures. En ce sens,
les puissances de l'вme l'excиdent en tant que l'вme connaоt et qu'elle aime,
non seulement soi, mais les autres choses. Augustin introduit cette
argumentation[cxvi] [11] en comparant la
connaissance et l'amour а l'esprit, non pas а l'esprit comme sujet, mais comme
objet de connaissance et d'amour. Si en effet [la connaissance et l'amour] se
rapportaient а l'вme comme des accidents а leur sujet [d'existence], il
s'ensuivrait que l'вme ne connaоtrait et n'aimerait que soi. De lа peut-кtre
dit-il que la connaissance et l'amour sont une seule vie, une seule essence, en
ce sens que la connaissance en acte est d'une certaine faзon le connu lui-mкme,
et l'amour en acte l'aimй lui-mкme.
6. L'image de la
Trinitй est а remarquer dans l'вme en raison, non seulement de la puissance
mais de l'essence: en effet, c'est ainsi que se reprйsente une seule essence en
trois personnes, quoique d'une maniиre dйficiente. Or si l'вme йtait ses
puissances, il n'y aurait pas de distinction des personnes entre elles, sauf
par les noms, et ainsi ne serait pas reprйsentйe convenablement la distinction
des personnes en Dieu.
7. Il y a trois genres
d'accidents: certains sont causйs par les principes de l'espиce, comme la
facultй de rire chez l'homme; certains sont causйs par les principes de
l'individu, et cela d'une double faзon: ou bien ils ont dans le sujet une cause
permanente, et ce sont des accidents insйparables, comme les dйterminations de
masculin et de fйminin, et autres choses de ce genre; ou bien ils ont dans le
sujet une cause intermittente, et ce sont des accidents sйparables, comme
s'asseoir ou marcher. Mais il y a ceci de commun а tout accident qu'il n'est
pas de l'essence de la chose, et qu'ainsi il ne tombe pas dans sa dйfinition.
C'est pourquoi nous connaissons de la chose ce qu'elle est sans connaоtre de ses
accidents ce qu'ils sont. Mais l'espиce ne peut кtre connue sans les accidents
qui suivent les principes de l'espиce; cependant elle peut кtre connue sans
les accidents de l'individu, fussent-ils insйparables. En revanche, sans les
accidents sйparables, peuvent exister non seulement l'espиce mais encore
l'individu. Or les puissances de l'вme sont des accidents а titre de
propriйtйs. C'est pourquoi l'вme est-elle connue sans eux, mais sans eux elle
n'est ni possible ni intelligible.
8. Le sensible et le
rationnel, en tant que diffйrences essentielles, ne se prennent pas du sens ou
de l'intellect, mais de l'вme sensitive et intellective.
9. Pourquoi la forme
substantielle n'est pas principe immйdiat d'action chez les agents infйrieurs,
on l'a dйjа montrй.
10. L'вme est principe
premier de l'agir, mais non principe prochain. En effet les puissances
agissent en vertu de l'вme, de mкme que les qualitйs des йlйments agissent en
vertu des formes substantielles.
11. L'вme elle-mкme est
en puissance aux formes intelligibles elles-mкmes. Mais cette puissance n'est
pas l'essence de l'вme pas plus que la puissance а devenir une statue dans
l'airain n'est en l'essence de l'airain. En effet, кtre en acte et en puissance
ne sont pas de l'essence d'une chose, puisque l'acte n'est pas de l'ordre de
l'essentiel.
12. La matiиre premiиre
est en puissance relativement а l'acte substantiel qu'est la forme; et ainsi la
puissance est comme telle son essence mкme.
13. L'homme est dit
intellect parce que l'intellect est ce qu'il y a de supйrieur en l'homme, comme
on dit de la citoyennetй qu'elle est la norme supйrieure de la citй. Mais cela
ne dit pas que l'essence de l'вme soit la puissance mкme de l'intellect.
14. La similitude entre
l'вme et la science tient en ce que l'une et l'autre est acte premier, mais non
sous tout rapport. C'est pourquoi il ne faut pas que l'вme soit immйdiatement
principe des opйrations de la science.
15. Les puissances de
l'вme ne sont pas des parties essentielles de l'вme comme si elles constituaient
son essence; ce sont des parties potentielles, parce que le pouvoir de l'вme se
dйcouvre а partir des puissances de ce genre.
16. La forme simple qui
n'est pas subsistante, ou qui si elle subsiste est acte pur, ne peut кtre sujet
de l'accident. Or l'вme est une forme subsistante, et n'est pas acte pur, si
l'on parle de l'вme humaine. Et ainsi elle peut кtre sujet de certaines
puissances, а savoir de l'intellect et de la volontй. En revanche, les
puissances de la partie sensitive et nutritive sont dans le composй comme dans
un sujet; parce que ce dont il y a acte est sa puissance, comme le montre le
Philosophe[cxvii] [12].
17. Bien que l'вme soit
une en essence, il y a cependant en elle puissance et acte; et ses relations
aux choses sont diverses; et de diverses faзons elle se compare au corps. A
cause de cela, de l'unique essence de l'вme procиdent diverses puissances.
Objections:1. Il semble que non, car les contraires sont distants
au maximum. Or la contrariйtй ne diversifie pas les puissances: en effet la
mкme puissance est vision du noir et du blanc. Donc aucune diffйrence d'objet
ne diversifie les puissances.
2. Il y a plus de diffйrence entre les substances
qu'entre les accidents. Ainsi l'homme et la pierre diffйrent selon la
substance, le sonore et le colorй selon l'accident. Or puisque l'homme et la
pierre relиvent de la mкme puissance, beaucoup plus que le sonore et le colorй,
c'est donc que la diffйrence des objets ne fait aucunement diffйrer les
puissances.
3. Si la diffйrence des objets йtait cause de la diversitй des puissances, il
faudrait que l'unitй de l'objet fыt cause de l'identitй des puissances. Mais
nous voyons qu'un mкme objet se rapporte а diverses puissances: en effet c'est
le mкme objet qui est connu et dйsirй (ainsi le bien intelligible est objet de
la volontй). Donc la diffйrence des objets n'est pas cause de la diversitй des
puissances.
4. A cause unique, effet identique. Si donc des
objets divers diversifiaient certaines puissances, il faudrait qu'ils le
fassent partout. Mais cela, nous ne le voyons pas: car de fait des objets
divers se rapportent а diverses puissances, comme le son et la couleur а l'ouпe
et а la vue, et de nouveau а une unique puissance, а savoir et а l'imagination
et а l'intellect.
5. Les habitus sont la perfection des puissances. Ce
qui est а parfaire se distingue en effet de par sa perfection propre. Donc les
puissances se distinguent selon l'habitus et non pas selon les objets.
6. Tout ce qui est dans un autre est en lui selon le
mode de celui qui le reзoit. Or les puissances de l'вme sont dans les organes
du corps: elles sont en effet les actes de ces organes. Donc elles se
distinguent par les organes du corps et non par les objets.
7. Les puissances de l'вme ne sont pas l'essence mкme
de l'вme, mais ses propriйtйs. Or les propriйtйs d'une chose dйcoulent de son
essence. Mais de l'un ne sort immйdiatement que de l'un. Donc une seule et
unique puissance de l'вme dйcoule en premier de l'essence de l'вme, et, par sa
mйdiation, dйcoulent les autres puissances suivant un ordre dйterminй. Donc les
puissances de l'вme diffиrent par leur origine et non par leurs objets.
8. Si les puissances de l'вme sont diverses, il faut
qu'elles naissent les unes des autres, car elles ne peuvent toutes naоtre
immйdiatement de l'essence de l'вme, puisque celle-ci est une et simple. Mais
il paraоt impossible qu'une puissance de l'вme naisse d'une autre, tant par le
fait que toutes les puissances de l'вme existent simultanйment, que par le fait
que l'accident naоt d'un sujet (car un accident ne peut кtre le sujet d'un
autre). Donc il est impossible que la diversitй des objets soit la cause de la
diversitй des puissances.
9. Plus une puissance est йlevйe, plus son efficience
est grande, et par consйquent moins elle est dйmultipliйe, du fait que toute
efficience gagne en infini quand elle est unifiйe plutфt que dйmultipliйe,
comme il est dit au livre De Causis[cxviii] [1]. Or l'вme est ce qu'il y a de plus sublime entre
toutes les rйalitйs infйrieures. Donc son efficience est plus unifiйe tout en
se rapportant а la pluralitй. Elle n'est donc pas multipliйe selon la
diffйrence des objets.
10. Si la diversitй des puissances est relative а la
diffйrence des objets, il faut alors que l'ordre des puissances soit en raison
de l'ordre des objets. Mais cela, nous ne le voyons pas. Car l'intellect dont
l'objet est l'essence et la substance, est postйrieur au sens, dont les objets
sont les accidents, comme la couleur et le son; et le tact est antйrieur а la
vision, alors que cependant le visible est premier et plus gйnйral que le
tangible. Donc la diversitй des puissances n'est pas relative а la diffйrence
des objets.
11. Tout objet dйsirable est sensible ou intelligible.
Or l'intelligible est la perfection de l'intellect, et le sensible celle du
sens. Puisque donc chacun dйsire naturellement sa perfection, il s'ensuit que
l'intellect et le sens dйsirent naturellement tout ce qui est dйsirable. Donc
il n'y a pas lieu de poser une puissance dйsirante en dehors de la puissance
sensitive ou intellective.
12. Il n'y a pas d'appйtit en dehors de la volontй, de
l'irascible et du concupiscible. Mais la volontй est dans l'intellect,
l'irascible et le concupiscible dans le sens, comme il est dit dans le De
anima[cxix] [2]. Donc la puissance appйtitive n'est pas а poser en
dehors des puissances sensitive et intellective.
13. Le Philosophe dйmontre dans le De anima[cxx] [3] que les principes du mouvement local dans
les espиces animйes sont les sens ou l'imagination, l'intellect et l'appйtit.
Mais les puissances motrices chez les animaux ne sont rien d'autre que le
principe du mouvement des animaux. Donc il n'y a pas de puissance motrice en
dehors des puissances cognitive et appйtitive.
14. Les puissances de l'вme sont ordonnйes а quelque
chose de plus haut que la nature, autrement les forces de l'вme se
prйsenteraient dans tous les corps naturels. Mais les puissances attribuйes а
l'вme vйgйtative ne semblent pas кtre ordonnйes а quelque chose de plus haut
que la nature: de fait elles sont ordonnйes а la conservation de l'espиce par
la gйnйration, а la conservation de l'individu par la nourriture, et а une
taille parfaite par la croissance: la nature opиre tout cela dans les choses
naturelles. Donc les puissances de l'вme n'ont pas а кtre ordonnйes aux
opйrations de ce genre.
15. Plus une efficience est йlevйe, plus son unitй
d'existence s'йtend а une pluralitй [d'objets]. Mais l'efficience de l'вme est
au-dessus de celle de la nature. Puisque donc la nature, par la mкme
efficience, produit dans l'кtre le corps naturel, et lui donne la taille qui
lui est due et le conserve dans l'кtre, il semble а plus forte raison
que l'вme agisse en vertu d'une seule efficience. Il n'y a donc pas diversitй
de puissances entre les forces gйnйrative, nutritive et de croissance.
16. Le sens est fait pour connaоtre les accidents.
Mais parmi les accidents, certains diffиrent entre eux plus que le son et la
couleur et les choses de ce genre, qui sont non seulement dans le mкme genre de
qualitй, mais encore dans la mкme espиce, laquelle vient en tiers. Si donc les
puissances se distinguent selon la diffйrence des objets, les puissances de
l'вme ne devraient pas кtre distinguйes en raison des accidents de ce genre, mais
plutфt en raison de ceux qui l'emportent en diffйrence.
17. Pour chaque genre il y a une seule contrariйtй
premiиre. Si donc les puissances sensitives se diversifient en raison des
divers genres de qualitйs йprouvйes, il semble que partout oщ il y a diversitй
de contraires, il y a diversitй de puissances sensitives. Or cela se produit
quelque part: en effet la vue est du noir et du blanc, l'audition du grave et
de l'aigu; mais ailleurs, non: en effet le tact porte sur le chaud et le froid,
l'humide et le sec, les mou et le dur, et autres choses semblables. Donc les
puissances ne se distinguent pas en raison de leurs objets.
18. La mйmoire ne semble pas кtre une puissance autre
que le sens: elle est en effet passion d'une premiиre sensation, selon le Philosophe[cxxi] [4]. Cependant leurs objets diffиrent: car
l'objet du sens est prйsent, mais celui de la mйmoire est passй. Donc les
puissances ne se distinguent pas en raison de leurs objets.
19. Toutes les choses connues par la sensibilitй sont
connues par l'intellect, sans compter les autres. Si donc les puissances
sensibles se distinguent selon la pluralitй de leurs objets, il faudrait que
l'intellect se distingue en plusieurs puissances, comme la sensibilitй, ce qui
est manifestement faux.
20. L'intellect agent et l'intellect possible sont des
puissances diverses, comme on l'a montrй plus haut. Or identique est l'objet
de l'un et de l'autre. Donc les puissances ne se distinguent pas par la
diffйrence des objets.
En sens contraire:1. Il est dit dans le De anima[cxxii] [5]que les puissances se distinguent par leurs actes,
et les actes par leurs objets.
2. Les choses perfectibles se distinguent en raison
des perfections. Or les objets sont les perfections des puissances. Donc les
puissances se distinguent en raison des objets.
Rйponse: La puissance -ce qu'elle est -se dit en rйfйrence
а l'acte. D'oщ rйsulte que la puissance est dйfinie par l'acte, et c'est en
raison de la diversitй des actes que les puissances se diversifient. Or les
actes tirent leur spйcificitй des objets, car s'agissant des actes des
puissances passives, les objets sont actifs; s'agissant des actes des
puissances actives, les objets sont tels en tant que fins. Or c'est en fonction
de ces deux aspects que sont considйrйes les spйcificitйs des opйrations: car,
de fait, chauffer ou refroidir se distinguent parce que le principe de celui-lа
est la chaleur et le principe de celui-ci le froid; et derechef ils se
terminent а des fins semblables, car l'agent agit prйcisйment pour induire dans
un autre sa similitude. Reste donc que la distinction des puissances est а
prendre de la distinction des objets.
Il faut cependant prendre la distinction de ces derniers pour autant qu'ils
sont objets des actions de l'вme, et non pas autrement, car en aucun genre il
n'y a diversification des espиces sinon par les diffйrences qui divisent par
soi le genre. En effet les espиces animйes ne se distinguent pas par le noir et
le blanc mais par le rationnel et l'irrationnel.
Or dans les actions de l'вme, il faut considйrer trois degrйs. En effet,
l'action de l'вme transcende l'action de la nature physique opйrant dans les
choses inanimйes. Ce qui arrive а deux points de vue: quant au mode d'agir et
quant а l'effet produit. Quant au mode d'agir, il faut que toute action de
l'вme transcende l'opйration ou l'action de la nature inanimйe, car, йtant
donnй que l'action de l'вme est une action vitale, et que l'on dit vivant ce
qui se meut soi-mкme а opйrer, il faut que toute action de l'вme soit fonction
d'un agent intrinsиque. Mais quant а l'effet produit, les actions de l'вme ne
transcendent pas toutes l'action de la nature inanimйe: car, en ce qui concerne
l'кtre naturel et ce qu'il requiert, il faut qu'il soit dans les corps animйs
comme il est dans les corps inanimйs; mais alors que dans les corps inanimйs,
il vient d'un agent extrinsиque, dans les corps animйs il vient d'un agent
intrinsиque. De ce genre sont les actions auxquelles sont ordonnйes les
puissances de l'вme vйgйtative: ainsi la puissance gйnйrative est-elle
ordonnйe а produire l'individu dans l'кtre, la force de croissance а ce
qu'il atteigne la taille convenable, la force nutritive а ce qu'il soit
conservй dans l'кtre. Mais de tels effets touchent les corps inanimйs
par le fait d'un agent naturel extrinsиque. Cependant, et а cause de cela, les
forces de l'вme susdites sont appelйes naturelles.
Mais il y a d'autres actions de l'вme et de plus hautes: celles qui
transcendent les actions des corps physiques, y compris dans l'effet produit,
en raison de la possibilitй pour toute chose d'exister dans l'вme selon l'кtre
immatйriel. En effet, l'вme est en quelque faзon toute chose pour autant
qu'elle sent et qu'elle pense. Mais on doit admettre des degrйs divers dans
l'immatйrialitй. L'un de ces degrйs consiste dans le fait que les choses sont
dans l'вme sans leurs matiиres propres, mais non cependant sans la singularitй
et les conditions individuelles qui suivent la matiиre. Et ce degrй, c'est le
sens, qui est capable de recevoir les espиces individuelles sans la matiиre,
mais cependant dans un organe corporel.
Un degrй plus haut et trиs parfait d'immatйrialitй, c'est l'intellect, qui
reзoit les espиces totalement sйparйes de la matiиre et de ses conditions, et
sans organe corporel.
En outre, de mкme que par la forme naturelle, une chose est inclinйe а
quelque fin, et qu'elle dispose du mouvement et de l'action pour atteindre le
terme de son inclination, de mкme, а la forme sensible ou intelligible, succиde
une inclination а la chose intellectuellement connue, laquelle inclination
relиve de la puissance appйtitive. Et par consйquent, il faut de plus qu'il y
ait un mouvement par lequel [le dйsirant] parvienne а la chose dйsirйe, ce qui
relиve de la puissance motrice.
Pour une parfaite connaissance du sens, qui suffit а l'animal, cinq
conditions sont requises. Premiиrement que le sens reзoive l'espиce de [l'objet]
sensible, ce qui appartient au sens propre. Deuxiиmement qu'il juge des
sensibles perзus et les discerne les uns des autres, ce qui doit кtre fait par
la puissance а laquelle parviennent tous les sensibles et qu'on appelle sens
commun. Troisiиmement que soient conservйes les espиces reзues des sensibles:
en effet l'animal a besoin de l'apprйhension des sensibles, non seulement en
leur prйsence, mais encore en leur absence; il est donc nйcessaire qu'elles
soient reconduites dans une puissance autre, car, dans les rйalitйs
corporelles, autre est le principe de rйception, autre celui de conservation
(car parfois ce qui reзoit bien conserve mal): une puissance de ce genre
s'appelle imagination ou fantaisie. Quatriиmement que soient disponibles des
informations que le sens n'apprйhende pas, comme le nuisible et l'utile et
autres choses de ce genre; et de fait l'homme parvient а les connaоtre en
cherchant et en comparant, tandis que les autres animaux le font par un
instinct naturel: ainsi la brebis fuit naturellement le loup comme nuisible; а
cela chez les autres animaux, est ordonnйe naturellement l'estimative, mais
chez l'homme la facultй cogitative, dont le rфle est de collecter les
informations particuliиres, c'est pourquoi on l'appelle et raison particuliиre
et intellect passif. Cinquiиmement, il est requis que les informations
prйalablement saisies par les sens et conservйes intйrieurement puissent кtre
convoquйes pour un examen prйsent; et ceci appartient а la facultй de
mйmoration, laquelle s'exerce, chez les autres animaux, sans enquкte, mais chez
les hommes par enquкte et examen, d'oщ l'existence chez les hommes non
seulement de la mйmoire mais de la rйminiscence. Or il est nйcessaire qu'une
puissance distincte de toute autre soit ordonnйe а cela, car si l'acte des
autres puissances sensitives rйsulte du mouvement des choses vers l'вme,
l'acte de la puissance de mйmoration rйsulte au contraire du mouvement de l'вme
vers les choses: or la diversitй des mouvements requiert la diversitй des
puissances, car les principes des mouvements sont appelйs puissances.
Mais parce que le sens propre, qui est premier dans l'ordre des puissances
sensibles, est mu immйdiatement par les sensibles, il lui fut nйcessaire de se
distinguer en divers puissances selon la diversitй des stimulations sensibles.
En effet, comme le sens a le pouvoir de recevoir les espиces sensibles sans la
matiиre, il est nйcessaire d'йvaluer le degrй et l'ordre des mutations suivant
lesquelles les sensibles meuvent les sens en les comparant aux mutations dans
l'ordre matйriel.
C'est ainsi qu'il y a des sensibles dont les espиces, bien que reзues
immatйriellement dans le sens, occasionnent cependant chez les vivants
sensitifs une mutation matйrielle dans le moment de la sensation. Telles sont
les qualitйs qui sont principes de mutation mкme dans les choses matйrielles,
comme le chaud, le froid, l'humide et le sec, et autres choses de ce genre. Et
parce que de tels sensibles nous meuvent aussi en agissant matйriellement, et
que la mutation matйrielle se fait donc par contact, il est nйcessaire que les
sensibles de ce genre soient perзus en les touchant: c'est pourquoi la
puissance sensible qui les apprйhende est appelйe tact.
Mais il y a des sensibles qui en revanche ne meuvent pas matйriellement,
mais dont la stimulation s'accompagne d'une mutation matйrielle annexe. Ce qui
arrive de deux faзons. Du fait d'abord que la mutation matйrielle annexe vient
de la part du sensible autant que de la part du sentant, et ceci caractйrise le
goыt. En effet, bien que la saveur ne meuve pas l'organe du goыt en le rendant
savoureux, cependant cette stimulation ne va pas sans quelque transmutation
matйrielle annexe, et principalement en raison de l'humectage. Autre faзon:
quand la transmutation matйrielle annexe vient de la part du sensible: c'est le
cas lorsqu'elle entraоne une certaine dissolution ou altйration du sensible,
comme il arrive dans le sens de l'odorat; ou bien lorsqu'elle implique une
changement de lieu, comme il arrive dans le sens de l'ouпe. C'est pourquoi
l'ouпe et l'odorat, parce qu'ils sont sans mutation matйrielle du cфtй du sujet
de la sensation, encore qu'une telle mutation soit prйsente du cфtй du
sensible, sentent, non par contact, mais par un moyen extrinsиque, alors que le
goыt n'y parvient que par contact, parce qu'une mutation matйrielle est requise
de la part du sujet de la sensation.
Mais il y a d'autres sensibles qui meuvent le sens sans mutation matйrielle
annexe, comme la lumiиre et la couleur, objets de la vue. C'est pourquoi la vue
est plus haute et plus universelle que les autres sens parce que les sensibles
qu'elle perзoit sont communs aux corps corruptibles et incorruptibles.
Pareillement la force appйtitive qui suit l'apprйhension du sens se
divisera nйcessairement en deux. Car un objet est dйsirable, ou bien par cette
raison qu'il est dйlectable et convient au sens -c'est а cela que tend la
facultй concupiscible -, ou bien par cette raison que le pouvoir de jouir des
choses dйlectables au sens est soumis au fait de l'atteindre par un moyen
pйnible, comme lorsque l'animal atteint en combattant, ou en йcartant les
obstacles, le pouvoir de jouir de l'objet propre de sa dйlectation, et c'est а
cela qu'est ordonnйe la facultй irascible.
Quant а la force motrice, puisqu'elle est ordonnйe au mouvement, elle ne se
diversifie que selon la diversitй des mouvements, parce que ceux-ci
appartiennent ou bien а des animaux d'espиces diverses, tels les reptiles, les
volatiles, les quadrupиdes, et tous ceux qui se dйplacent d'autre faзon, ou
bien aux diverses parties d'un mкme animal, car les parties singuliиres
disposent de certains mouvements propres.
Les degrйs des puissances intellectuelles se distinguent pareillement en
cognitives et appйtitives. En revanche, la puissance motrice est commune et au
sens et а l'intellect, car le mкme corps et du mкme mouvement est mu par l'un
et par l'autre. La connaissance de l'intellect requiert deux puissances, а
savoir l'intellect agent et l'intellect possible, comme on l'a montrй plus
haut.
Ainsi donc, il est manifeste que les puissances de l'вme sont de trois
degrйs, а savoir selon l'вme vйgйtative, sensitive et rationnelle. Mais il y a
cinq genres de puissances, а savoir les puissances nutritives, sensitives,
intellectives, appйtitives et motrices selon le lieu; et chacune contient sous
elle plusieurs puissances, comme on l'a dit.
Solutions:1. Les contraires diffиrent au maximum, mais dans
le mкme genre. La diversitй des objets selon le genre s'accorde а la diversitй
des puissances, parce que le genre est d'une certaine maniиre en puissance. Et
ainsi les contraires se rйfиrent а la mкme puissance.
2. Bien que le son et la couleur soient des accidents
divers, cependant ils diffиrent par soi quant а la stimulation du sens, comme
on l'a dit, ce qui n'est pas le cas de l'homme et de la pierre, parce que ils
stimulent le sens de la mкme faзon. C'est ainsi que l'homme et la pierre
diffиrent par accident en tant qu'ils sont objets de sensation, encore qu'ils
diffиrent par soi en tant que substances. Rien n'empкche en effet que ce qui
diffиre par soi en raison d'un genre, diffиre par accident en raison d'un autre
genre: ainsi le noir et le blanc diffиrent par soi dans le genre de la couleur,
mais non dans celui de la substance.
3. Une mкme chose se rapporte а diverses puissances
de l'вme, non pas suivant la mкme raison d'objet, mais suivant l'une et l'autre
raison.
4. Plus une puissance est йlevйe, plus elle s'йtend а
de multiples choses; c'est pourquoi plus synthйtique est la raison de son objet
formel. De lа vient que se rassemblent sous la raison d'objet, chez une
puissance supйrieure, des choses qui se distinguent sous la raison d'objet,
chez les puissances infйrieures.
5. Les habitus ne sont pas perfections des puissances
au point d'en кtre la raison, mais c'est en quelque sorte par eux que les
puissances se rapportent а leur raison d'кtre, c'est-а-dire aux objets. Par
consйquent les puissances ne se distinguent pas en raison des habitus, mais des
objets, de mкme que les principes de l'art se distinguent non pas en raison des
accidents mais des fins.
6. Les puissances ne sont pas pour les organes, mais
plutфt l'inverse. Par suite, les organes se distinguent en raison des objets,
et non les objets en raison des organes.
7. L'вme a une fin principale, ainsi pour l'вme
humaine, le bien intelligible; mais elle a aussi d'autres fins ordonnйes а
cette fin ultime, comme pour le sensible d'кtre ordonnй а l'intelligible. Et
comme l'вme est ordonnйe а ses objets par les puissances, il s'ensuit que la
puissance sensible est en l'homme en vue de la puissance intellective, et ainsi
des autres puissances. C'est donc en raison de la fin, par rйfйrence aux objets,
qu'une puissance tire son origine d'une autre; il n'y a donc pas de contrariйtй
а ce que les puissances de l'вme se distinguent par leur origine et par leurs
objets.
8. Bien que l'accident ne puisse par soi кtre sujet
d'un accident, cependant le sujet est sous-jacent а tel accident par la
mйdiation d'un autre, comme le corps l'est de la couleur par la mйdiation de
l'йtendue. Et ainsi un accident naоt du sujet par la mйdiation d'un autre, une
puissance de l'essence de l'вme par la mйdiation d'une autre.
9. L'вme par une seule de ses facultйs rйgit plus de
choses qu'une rйalitй naturelle: ainsi la vue apprйhende tous les visibles. Or
l'вme, а cause de sa noblesse, a plus d'opйrations qu'une chose inanimйe; il
lui faut donc avoir plusieurs puissances.
10. L'ordre des puissances de l'вme suit l'ordre des
objets. Mais l'ordre peut s'entendre en deux sens, -ou bien selon la
perfection, alors l'intellect a prioritй sur le sens; -ou bien selon la voie de
la gйnйration, et alors le sens a prioritй sur l'intellect, parce que dans la
voie de la gйnйration la disposition accidentelle est induite avant la forme
accidentelle.
11. L'intellect dйsire naturellement l'intelligible en
tant que tel. De fait, l'intellect dйsire naturellement faire acte
d'intelligence, et le sens acte de sensation. Mais parce que le rйel, sensible
ou intelligible, est dйsirй non seulement pour faire acte de sensation ou
d'intellection, mais encore pour autre chose, il est donc nйcessaire qu'il y
ait une puissance appйtitive en dehors du sens et de l'intellect.
12. La volontй est dans la raison en tant qu'elle suit
l'apprйhension de la raison: l'opйration de la volontй en effet appartient au
mкme degrй que celui des puissances de l'вme, mais non au mкme genre. Et il en
va pareillement de l'irascible et du concupiscible au regard du sens.
13. L'intellect et l'appйtit meuvent en commandant le
mouvement; mais il faut une puissance motrice qui exйcute le mouvement,
puissance qui fait que les membres suivent le commandement de l'appйtit et de
l'intellect et du sens.
14. Les puissances de l'вme vйgйtative sont appelйes
facultйs naturelles parce qu'elles n'opиrent rien d'autre que ce que fait la
nature, mais elles sont appelйes facultйs de l'вme parce qu'elles le font sur
un mode plus йlevй, comme on l'a dit pus haut.
15. Une chose inanimйe reзoit en mкme temps l'espиce
et la quantitй due, ce qui n'est pas possible pour les choses vivantes, parce
qu'il leur faut au principe peu de quantitй, car elles sont engendrйes de la
semence. Et il faut ainsi qu'il y ait en elles, outre la facultй gйnйrative,
une facultй de croissance, qui mиne а la taille optimale. Or il faut que cela
se fasse par la conversion d'une chose quelconque en la substance en vue de son
accroissement, et que ce quelque chose lui soit donc ajoutй. Or cette
conversion se fait par la chaleur: c'est la chaleur qui convertit ce qui se
prйsente de l'extйrieur et dissout ce qui est а l'intйrieur. C'est pourquoi,
s'agissant de la conservation de l'individu, pour que soit continuellement restaurй
ce qui se perd, et que soit ajoutй ce qui manque а la perfection de la taille
comme aussi ce qui est nйcessaire а la gйnйration, aura йtй nйcessaire
l'existence d'une facultй nutritive, qui dessert et la facultй de croissance et
celle de gйnйration, et conserve l'individu pour ce faire.
16. Le son et la couleur et les choses de ce genre
diffиrent selon les diverses faзons de stimuler les sens, mais non les
sensibles de genres divers. Ce n'est pas en raison de ces derniers que
diffиrent les puissances sensibles.
17. Etant donnй que les contraires dont le tact est
connaisseur ne se rйduisent pas а un unique genre (comme les contraires que
l'on peut observer dans le champ du visible sont rйductibles dans l'unique
genre de la couleur), le Philosophe prйcise dans le De anima[cxxiii] [6] qu'il n'y a pas un unique sens du tact,
mais plusieurs. Mais cependant ils se rencontrent tous sur le point de n'avoir
pas а sentir par un mйdium extrinsиque, et donc tous sont appelйs
"tact" en ce que ce sens est unique par le genre, mais d'un genre
divisй en plusieurs espиces. On pourrait dire cependant qu'il est unique
absolument, parce que tous les contraires dont le tact a connaissance, sont
connus par soi les uns par les autres et sont rйductibles а un unique genre,
mais un genre innommй, comme est innommй le genre prochain du chaud et du
froid.
18. Puisque les puissances de l'вme sont des
propriйtйs, dire que la mйmoire est passion d'une sensation premiиre n'exclut
pas que la mйmoire soit une puissance autre que le sens, mais montre quel est
son ordre par rapport au sens.
19. Le sens reзoit les espиces sensibles dans les
organes corporels, et il est connaisseur des particuliers; mais l'intellect
reзoit les espиces des choses sans organe corporel, et il est connaisseur des universels.
Aussi une diversitй d'objets requiert-elle une diversitй de puissances dans la
partie sensitive, alors qu'elle ne le requiert pas dans la partie intellective.
En effet recevoir et retenir dans l'ordre matйriel ne sont pas identiques, mais
ils le sont dans l'ordre immatйriel. Et pareillement, il faut que le sens se
diversifie selon la diversitй des stimulations, mais non pas l'intellect.
20. Le mкme objet, а savoir l'intelligible en acte, se
rapporte а l'intellect agent comme йtant fait pas lui, et а l'intellect
possible comme l'informant. Il est donc manifeste qu'il ne se rapporte pas
selon la mкme raison а l'intellect agent et а l'intellect possible.
Objections:1. Il semble que non. Il est dit en effet dans L'Ecclйsiaste: "Identique est la mort de l'homme et
des bкtes, йgale leur condition". Mais lorsque les bкtes meurent, leur вme
meurt aussi. Donc lorsque l'homme meurt, son вme est corrompue.
2. Corruptible et incorruptible diffиrent selon le
genre, comme il est dit dans la Mйtaphysique[cxxiv] [1]. Or l'вme humaineet l'вme des bкtes ne
diffиrent pas selon le genre, car l'homme ne diffиre pas des bкtes selon le
genre. Donc l'вme de l'homme et celle des bкtes ne diffиrent pas selon le
corruptible et l'incorruptible. Or l'вme des bкtes est corruptible. Donc l'вme
humaine l'est aussi.
3. Damascиne dit que l'ange reзoit l'immortalitй par
grвce et non par nature[cxxv] [2]. Mais l'ange n'est pas infйrieur а l'вme.
Donc l'вme n'est pas naturellement immortelle.
4. Le Philosophe prouve dans les Physiques[cxxvi] [3] que le premier moteur est d'une
efficience infinie car il meut durant un temps infini. Si donc l'вme a la
capacitй de durer un temps infini, il s'ensuit que son efficience est infinie.
Mais une efficience infinie n'existe pas dans une essence finie. Par consйquent
l'essence de l'вme serait infinie si elle йtait incorruptible. Donc l'вme
humaine n'est pas incorruptible.
5. On disait que l'вme humaine est incorruptible non
par son essence propre, mais par l'efficience divine. En sens contraire: ce
qui n'appartient pas а un sujet quelconque en vertu de son essence propre, ne
lui est pas essentiel. Mais corruptible et incorruptible sont attribuйs par
essence а tout sujet porteur de ces prйdicats, comme dit le Philosophe dans la Mйtaphysique[cxxvii] [4].Donc si l'вme est incorruptible,
il faut qu'elle le soit par son essence.
6. Tout ce qui est, est ou bien corruptible, ou bien
incorruptible. Si donc l'вme humaine n'est pas incorruptible selon sa nature,
il s'ensuit qu'elle est corruptible selon sa nature.
7. Tout incorruptible a capacitй d'кtre toujours. Si
donc l'вme humaine est incorruptible, il s'ensuit qu'elle a la capacitй d'кtre
toujours. Donc l'вme n'a pas l'кtre aprиs le non-кtre; ce qui est
contre la foi.
8. Au dire de S. Augustin[cxxviii] [5], de mкme que Dieu est la vie de l'вme, de
mкme l'вme est la vie du corps. Mais la mort est la privation de la vie. Donc
par la mort l'вme est privйe de la vie et disparaоt.
9. La forme n'a pas l'кtre en dehors de ce en
quoi elle est. Or l'вme est la forme du corps. Donc elle ne peut кtre que dans
le corps; donc elle pйrit а la destruction du corps.
10. On disait: ce qui est vrai de l'вme du point de
vue de la forme, ne l'est pas du point de vue de son essence. En sens contraire:
l'вme n'est pas forme du corps par accident; autrement, puisque l'вme est
constitutive de l'homme pour autant qu'elle est forme du corps, il s'ensuivrait
que l'homme serait un йtant par accident. Or tout ce qui appartient а quelque [sujet]
non par accident, lui convient selon son essence. Donc [l'вme] est forme de par
son essence. Si donc elle est corruptible du fait qu'elle est forme, elle l'est
aussi selon son essence.
11. Quand [deux parties] se rejoignent en un unique кtre,
la corruption de l'un entraоne celle de l'autre. Or l'вme et le corps se
rejoignent en un кtre unique, а savoir l'кtre de l'homme. Donc а
la corruption du corps, l'вme est corrompue.
12. L'вme sensible et l'вme rationnelle sont un en
l'homme selon la substance. Mais l'вme sensible est corruptible. Donc aussi
l'вme rationnelle.
13. La forme doit кtre proportionnйe а la matiиre. Or
l'вme humaine est dans le corps comme la forme dans la matiиre. Puisque donc
le corps est corruptible, l'вme le sera aussi.
14. Si l'вme peut кtre sйparйe du corps, il faut que
l'une de ses opйrations s'exerce sans le corps, car aucune substance n'est
inactive. Mais aucune opйration ne peut venir de l'вme sans le corps, y compris
l'intellection car, а l'йvidence, il n'y a pas d'intellection sans image, comme
dit le Philosophe[cxxix] [6], et pas d'image sans le corps. Donc l'вme
ne peut кtre sйparйe du corps, mais elle se corrompt а la corruption du corps.
15. Si l'вme est incorruptible, ce ne sera qu'en vertu
de son intelligence. Mais il semble que l'acte d'intellection ne lui convient
pas, car ce qu'il y a de plus йlevй dans la nature infйrieure imite en quelque
faзon l'action de la nature supйrieure, mais sans y parvenir: c'est ainsi que
les singes imitent l'opйration de l'homme sans pourtant y parvenir. Et pareillement,
il semble que l'homme, puisqu'il est le plus йlevй dans l'ordre des choses
matйrielles, imite en quelque faзon l'action des substances intellectuelles
sйparйes, а savoir l'acte d'intellection, mais sans y parvenir. Donc aucune
nйcessitй, semble-t-il, а soutenir l'immortalitй de l'вme.
16. S'agissant de l'opйration propre а l'espиce, tous
ou le plus grand nombre de ceux qui sont dans l'espиce y parviennent. Mais trиs
peu d'hommes parviennent а кtre intelligents en acte. Donc l'acte d'intellection
n'est pas l'opйration propre de l'вme humaine; et ainsi il ne faut pas que
l'вme humaine soit incorruptible du fait qu'elle est intellectuelle.
17. Le Philosophe dit dans les Physiques[cxxx] [7]que tout [sujet] fini pйrit chaque fois qu'il lui
manque quelque chose. Or le bien de nature de l'вme est un bien fini. Comme ce
bien de nature se trouve diminuй par n'importe lequel des pйchйs, il semble en
fin de compte qu'il soit totalement supprimй; et ainsi il arrivera а l'вme
humaine d'кtre corrompue.
18. A corps dйbile, вme dйbile, comme le montre ses
opйrations. Donc а la corruption du corps l'вme est corrompue.
19. Tout ce qui vient du nйant retournera au nйant. Or
l'вme est crййe de rien. Donc elle retournera au nйant. Par consйquent, elle
est corruptible.
20. Tant que demeure la cause, demeure l'effet. Mais
l'вme est cause de la vie du corps. Si donc l'вme demeure toujours, il semble
que le corps vive toujours, ce qui est manifestement faux.
21. Tout ce qui subsiste par soi, est une rйalitй individuelle
qui se range dans un genre ou une espиce. Mais l'вme humaine, semble-t-il,
n'est pas un une rйalitй individuelle ni ne se range dans une espиce ou un
genre en tant qu'individu ou espиce, puisqu'elle est forme: en effet кtre dans
un genre ou une espиce convient au composй, non а la matiиre ni а la forme,
sauf par simplification. Donc l'вme humaine ne subsiste pas par soi; et ainsi
а la corruption du corps elle ne peut demeurer.
En sens contraire:1. Il est dit au livre de la Sagesse: "Dieu
a fait l'homme impйrissable, il l'a fait а l'image de sa ressemblance"[cxxxi] [8]. D'oщ l'on peut dйduire que l'homme est
impйrissable, c'est-а-dire incorruptible, pour la raison qu'il est а l'image
de Dieu. Or il est а l'image de Dieu par son вme, comme Augustin le dit au
livre du De Trinitate[cxxxii] [9].Donc l'вme est incorruptible.
2. Tout ce qui se corrompt comporte des contraires ou
est composй de contraires. Mais l'вme humaine est sans aucune contrariйtй, car
les choses qui sont contraires en soi, ne sont pas contraires dans l'вme: en
effet les idйes de contraires dans l'вme ne sont pas des contraires. Donc l'вme
humaine est incorruptible.
3. Les corps cйlestes sont incorruptibles parce
qu'ils ne comportent pas de matiиre semblable а celle des corps susceptibles
de gйnйration et de corruption. Mais l'вme humaine est totalement immatйrielle:
ce que montre le fait qu'elle reзoit les espиces des choses immatйriellement.
Donc l'вme humaine est incorruptible.
4. Le Philosophe dit que l'intellect est sйparй comme
l'est le perpйtuel du corruptible[cxxxiii] [10]. Or l'intellect est partie de l'вme,
comme lui-mкme le dit[cxxxiv] [11]. Donc l'вme humaine est incorruptible.
Rйponse: Il est nйcessaire que l'вme humaine soit
totalement incorruptible. Pour en avoir l'йvidence, il faut considйrer que ce
qui est par soi consйcutif а quelque chose ne peut en кtre йcartй: par exemple,
on ne peut йcarter de l'homme le fait d'кtre animal, ni du nombre d'кtre pair
ou impair. Or il est manifeste que l'кtre est par soi consйcutif а la
forme; chacun possиde l'кtre selon sa propre forme. Par suite, l'кtre ne
peut d'aucune faзon кtre sйparй de la forme. Sont donc corrompus les composйs
de matiиre et de forme par cela qu'ils perdent la forme а laquelle l'кtre est
consйcutif; mais la forme elle-mкme ne peut кtre corrompue par soi; elle l'est
par accident, а la corruption du composй, en tant que fait dйfaut l'кtre
du composй qui passe par la forme, quand la forme est telle qu'elle n'est pas
"ce qui a l'кtre"mais qu'elle est seulement "ce
par quoiest" le composй. Si donc il y a quelque forme qui
soit "ce qui al'кtre", il est nйcessaire que cette
forme soit incorruptible: en effet, l'кtre n'est pas sйparй de
"ce qui a l'кtre" sinon par le fait que la forme est sйparйe de
lui. C'est pourquoi si "ce qui a l'кtre" est la forme mкme,
il est impossible que l'кtre soit sйparй de lui.
Or il est manifeste que le principe selon quoi l'homme fait acte
d'intellection est la "forme ayant l'кtre", et non
seulement comme l'йtant selon quoi quelque chose est. L'intellection en effet,
comme le Philosophe le prouve dans le De anima[cxxxv] [12], n'est pas un acte accompli par un organe
corporel. Car on ne pourrait trouver un organe corporel capable de recevoir toutes
les natures sensibles. Notamment parce que le recevant doit кtre dйpouillй de
la nature du reзu, а l'exemple de la pupille qui est dйpourvue de couleur. Or
tout organe corporel possиde une nature sensible. Mais l'intellect, par quoi
nous faisons acte d'intellection, est capable de connaоtre toutes les natures
sensibles. C'est pourquoi il est impossible que son opйration -l'intellection -s'exerce
par quelque organe corporel. D'oщ il apparaоt que l'intellect dispose d'une
opйration par soi oщ ne communique pas le corps. Maintenant chacun opиre dans
la mesure oщ il est. Qui a l'кtre par soi, opиre par soi; en revanche,
qui n'a pas l'кtre par soi, n'opиre point par soi: en effet la chaleur
ne chauffe pas, mais le chaud. Ainsi donc, il est йvident que le principe
intellectuel par lequel l'homme fait acte d'intellection, possиde un кtre
йlevй au-dessus du corps -non dйpendant du corps.
De plus, il est manifeste qu'un tel principe intellectif n'est pas un
composй de matiиre et de forme, car les espиces sont reзues en lui-mкme de
faзon totalement immatйrielle. Ce qu'atteste le fait que l'intellect porte sur
les universels, qui sont considйrйs abstraction faite de la matiиre et des
conditions matйrielles. Reste donc que le principe intellectuel par quoi
l'homme fait acte d'intellection est la forme qui a l'кtre. C'est
pourquoi il est nйcessaire qu'elle soit incorruptible.C'est justement
ce que dit le Philosophe[cxxxvi] [13]: l'intellect est quelque chose de divin
et de perpйtuel.On a montrй d'autre part dans les questions prйcйdentes
que le principe intellectuel de l'intellection n'est pas une substance sйparйe,
mais quelque chose de formellement inhйrent а l'homme, c'est-а-dire l'вme ou
partie de l'вme. Reste, suite aux propositions susdites, que l'вme est
incorruptible.
Tous ceux en effet qui ont soutenu que l'вme humaine est corruptible, ont
supprimй quelque chose des prйmisses. Les uns, faisant de l'вme un corps, ont
soutenu qu'elle n'йtait pas une forme [substantielle], mais un composй de
matiиre et de forme. Mais d'autres, supposant que l'intellect n'est pas
diffйrent du sens, ont soutenu en consйquence qu'il n'a pas d'opйration sans
user d'un organe corporel, et ainsi ne possиde pas un кtre йlevй
au-dessus du corps, et donc n'est pas une forme disposant de l'кtre. En
revanche, d'autres ont soutenu que l'intellect, principe d'intellection, йtait
chez l'homme une substance sйparйe. Toutes choses qui s'avиrent кtre fausses
par ce qu'on a montrй plus haut. D'oщ il reste que l'вme humaine est
incorruptible.
Une double constatation peut faire signe en ce sens. Du cфtй de l'intellect
d'abord, car les choses qui sont en soi corruptibles, sont incorruptibles dans
la pensйe qu'en prend l'intellect. Celui-ci en effet apprйhende les choses
dans l'universel, mode sous lequel la corruption ne les touche pas.
Secondement du cфtй du dйsir naturel, lequel ne peut кtre frustrй en rien. Or
nous voyons qu'il y a chez les hommes un dйsir de perpйtuitй. Et c'est
raisonnable car, puisque l'кtre mкme est en soi dйsirable, il faut que
l'intellect, qui apprйhende l'кtre absolument, et non pas ici et
maintenant, dйsire кtre absolument et selon la totalitй du temps. C'est
pourquoi il semble que ce dйsir n'est pas vain et que l'homme, selon l'вme
intellectuelle, est incorruptible.
Solutions:1. Salomon, dans le livre de l'Ecclesiaste, parle comme interprиte, tantфt en
reprйsentant des sages, tantфt en reprйsentant des insensйs. Les paroles citйes
le sont d'un reprйsentant des insensйs. Ou bien on peut dire qu'il est question
d'une unique destruction de l'homme et des bкtes quant а la destruction du
composй, qui pour l'un comme pour les autres se fait par la sйparation de l'вme
et du corps, bien qu'aprиs la sйparation l'вme humaine demeure, mais non l'вme
des bкtes.
2. Si l'вme humaine et l'вme des bкtes se rangeaient
dans le genre, il s'ensuivrait que divers genres tomberaient sous la considйration
d'un genre relatif а leur nature. C'est ainsi que le corruptible et
l'incorruptible diffиrent par le genre, encore qu'ils puissent se rejoindre
sous une raison commune, et de lа peuvent кtre dans un unique genre pour une
considйration logique. Maintenant l'вme n'est pas dans un genre au titre de
l'espиce, mais au titre de partie de l'espиce. Or l'un et l'autre composй est
corruptible: tant celui dont la partie est l'вme humaine, que celui dont la
partie est l'вme des bкtes. C'est pourquoi rien ne les empкche d'кtre d'un
unique genre.
3. Comme le dit Augustin[cxxxvii] [14], la vraie immortalitй, c'est la vraie
immutabilitй. Or l'immutabilitй qui rйsulte de l'йlection, а savoir de ne
pouvoir кtre changй de bien en mal, l'ange autant que l'вme l'ont par grвce.
4. L'кtre se compare а la forme comme lui
йtant consйcutif par soi, mais non comme un effet par rapport а l'efficience de
l'agent, tel un mouvement par rapport а l'efficience du moteur. Aussi, bien que
la capacitй de mouvoir en un temps infini dйmontre l'infinitй de l'efficience
du moteur, cependant le fait de pouvoir кtre un temps infini ne dйmontre pas
l'infinitй de la forme (par quoi quelque chose est), pas plus que le fait que
la dualitй soit toujours paire, ne montre son infinitй. En revanche, le fait
que quelque chose existe un temps infini dйmontre plutфt l'efficience infinie
de Celui qui est cause de l'acte d'кtre.
5. Le corruptible et l'incorruptible sont des
prйdicats essentiels qui suivent l'essence comme principe formel ou matйriel,
mais non comme principe actif. Le principe actif de la perpйtuitй des choses
est extrinsиque.
6. Mкme solution pour la sixiиme objection.
7. L'вme a le pouvoir d'кtre toujours, mais ce
pouvoir elle ne l'a pas toujours eu. Et ainsi il ne faut pas qu'elle ait
toujours йtй, mais qu'elle ne cessera jamais dans le futur.
8. L'вme est forme du corps en tant que cause de la
vie, comme la forme est principe d'кtre. En effet, vivre pour les
vivants, c'est кtre, comme dit le Philosophe au De anima[cxxxviii] [15].
9. L'вme est une forme telle qu'elle possиde l'acte
d'кtre indйpendamment de ce dont elle est la forme; ce que montre son
opйration, comme on l'a dit.
10. Bien que l'вme soit forme du corps par son
essence, toutefois telle propriйtй peut lui appartenir en tant qu'elle est
telle forme, а savoir une forme subsistante, propriйtй qui ne lui appartient
pas en tant que [simplement] forme: c'est ainsi que l'intellection ne convient
pas а l'homme en tant qu'animal, bien que l'homme soit animal de par son
essence.
11. Bien que l'вme et le corps se rejoignent sur
l'unique кtre de l'homme, cependant cet кtre revient au corps par
l'вme; de telle sorte que l'вme communique au corps l'кtre dans lequel
elle subsiste, comme on l'a montrй dans les questions prйcйdentes. Et ainsi,
lors de la disparition du corps, l'вme demeure encore.
12. L'вme sensible est corruptible chez les bкtes;
mais chez l'homme, comme elle est en substance la mкme que l'вme rationnelle,
elle est incorruptible.
13. Le corps humain est une matiиre proportionnйe а
l'вme humaine quant а ses opйrations; mais la corruption et les autres dйfauts
surviennent, par voie de consйquence, de la matiиre, comme on l'a montrй plus
haut. On peut dire aussi bien que la corruption advient au corps en consйquence
du pйchй, mais non pas de la premiиre institution de la nature.
14. Que le Philosophe dise qu'il n'y a pas
d'intellection sans image[cxxxix] [16] est а comprendre en rйfйrence а l'йtat
prйsent de notre vie, oщ l'homme exerce l'intellection par son вme. Mais autre
sera le mode d'intellection de l'вme elle-mкme une fois sйparйe.
15. Bien que l'вme humaine ne parvienne pas au mode
d'intellection propre aux substances supйrieures, elle parvient cependant а ce
mode d'intellection qui suffit а prouver son incorruptibilitй.
16. Bien que peu parviennent а un acte d'intellection
parfait, cependant tous parviennent d'une certaine faзon а l'acte d'intellection.
Il est manifeste que les premiers principes du raisonnement sont des conceptions
communes а tous, et sont perзus par l'intellect.
17. Le pйchй a totalement supprimй la grвce; mais il
n'a rien фtй а l'essence de la rйalitй. Il a фtй cependant quelque chose de
l'inclination ou de l'aptitude а la grвce; et pour autant qu'un pйchй, quel
qu'il soit, introduit plus avant а une disposition contraire, on dit que tout
pйchй retranche quelque chose au bien de la nature, а savoir l'aptitude а la
grвce. Jamais cependant le bien de la nature n'est totalement supprimй, car
toujours demeure la puissance sous les dispositions contraires, bien qu'elle
soit de plus en plus йloignйe de l'acte.
18. L'вme n'est pas dйbilitйe par la dйbilitй du
corps, ni mкme l'вme sensitive, comme le montre le Philosophe dans le De
anima[cxl] [17]:qu'un vieillard reзoive l'њil
d'un jeune, il verra tout а fait comme un jeune. D'oщ il est manifeste que la
dйbilitй de l'action ne vient pas de la dйbilitй de l'вme, mais de celle de
l'organe.
19. Ce qui vient du nйant retournera au nйant, а moins
d'кtre conservй par la main de Celui qui nous gouverne. Mais on ne dйduira pas
de cette condition qu'une chose est corruptible; elle l'est d'avoir en soi un
principe de corruption: en effet, corruptible et incorruptible sont des
prйdicats essentiels.
20. Bien que l'вme, cause de la vie, soit
incorruptible, cependant le corps, qui reзoit la vie de l'вme, est sujet а
transmutation; il s'йcarte par lа de la disposition qui le rend apte а recevoir
la vie. Et c'est ainsi que survient la corruption de l'homme.
21. Bien que l'вme puisse кtre par soi,
pourtant elle n'a pas l'espиce par soi, puisqu'elle est partie de l'espиce.
Objections: a. Il semble que non: aucune action du
composй ne demeure dans l'вme sйparйe. Or l'intellection est une action du
composй. Le Philosophe l'affirme dans le De anima[cxli] [1]: dire que l'вme fait acte d'intelligence, c'est la
mкme chose que de dire qu'elle tisse ou qu'elle construit. Donc l'intellection ne
demeure pas dans l'вme sйparйe.
1. Le Philosophe dit dans le De anima[cxlii] [2] qu'il n'y a jamais d'intellection sans
images. Mais les images sont inhйrentes aux organes corporels. Elles ne
peuvent exister dans l'вme sйparйe. Il n'y a donc pas d'intellection dans
l'вme sйparйe.
b. On disait que le Philosophe parle de l'вme dans son union au corps et
non de l'вme sйparйe. En sens contraire: L'вme sйparйe ne peut faire acte
d'intelligence que par la puissance intellective...
c. Le Philosophe dit dans le De anima[cxliii] [3]que l'acte d'intelligence est ou bien imagination,
ou bien n'est pas sans imagination. Or l'imagination n'est pas sans le corps,
donc йgalement l'intellection. Donc pas d'intellection dans l'вme sйparйe.
2. Le Philosophe dit dans le De anima[cxliv] [4] que l'intellect se rapporte aux images
comme la vue par rapport aux couleurs. Mais la vue ne peut voir sans les
couleurs. Donc l'intellect ne peut agir sans les images, et par consйquent sans
le corps.
3. Le Philosophe dit dans le De anima[cxlv] [5] que l'intellection se corrompt lorsqu'il
y a corruption intйrieure, soit du corps, soit de la chaleur naturelle; ce qui
arrive en effet, une fois l'вme sйparйe du corps. Donc l'вme sйparйe du corps
ne peut faire acte d'intelligence.
4. On disait que l'вme sйparйe du corps fait en
vйritй acte d'intelligence, mais non pas sous la modalitй prйsente oщ elle le
fait en abstrayant а partir des images. En sens contraire: la forme est unie а
la matiиre non pour la matiиre mais pour la forme, car la forme est la fin et
la perfection de la matiиre. Or la forme est unie а la matiиre pour le
complйment de son opйration; c'est pourquoi la forme requiert telle matiиre:
celle par laquelle l'opйration de la forme puisse aboutir а son achиvement
(ainsi la forme de la scie requiert comme matiиre le fer pour accomplir
l'opйration de couper). Or l'вme est la forme du corps. Elle est donc unie а
tel corps pour le complйment de son opйration. Mais son opйration propre, c'est
l'intellection. Si donc elle peut l'accomplir sans le corps, c'est en vain
qu'elle serait unie au corps.
5. Si l'вme sйparйe peut faire acte d'intelligence,
elle le fera plus noblement en йtant sйparйe plutфt qu'unie au corps: car
faire acte d'intelligence sans avoir besoin d'images, а l'instar des
substances sйparйes, c'est le faire sous un mode plus noble que de le faire,
comme nous, par le moyen des images. Or le bien de l'вme est dans
l'intellection, car la perfection de chaque substance, c'est son opйration
propre. Donc si l'вme peut faire acte d'intelligence sans le corps, en dehors
des images, il lui serait dommageable d'кtre unie au corps, -cela ne lui serait
pas naturel.
6. Les puissances se diversifient en raison des
objets. Or les objets de l'вme intellective, ce sont les images, comme il est
dit dans le De anima[cxlvi] [6]. Si donc l'вme sйparйe du corps connaоt sans les
images, il faut qu'elle dispose de puissances autres, ce qui ne se peut, car
les puissances appartiennent а l'вme par nature, et lui sont inhйrentes sans
possibilitй de sйparation.
7. Si l'вme fait acte d'intelligence, il faut qu'elle
le fasse par quelque puissance. Or les puissances intellectives ne sont dans
l'вme qu'au nombre de deux, а savoir l'intellect agent et l'intellect possible.
Or l'вme sйparйe ne peut faire acte d'intelligence ni par l'un ni par l'autre,
semble-t-il, car l'opйration de l'un et de l'autre regarde les images: en
effet, l'intellect agent fait des images des intelligibles en acte; quant а
l'intellect possible, il reзoit les espиces intelligibles abstraites de la
matiиre. Il semble que d'aucune faзon l'вme sйparйe ne puisse faire acte
d'intelligence.
8. Pour une seule chose, une seule opйration propre;
pour la parfaire, une seule perfection. Si donc l'opйration de l'вme est de
faire acte d'intelligence en recevant [ses contenus] des images, il semble que
son opйration propre ne puisse s'exercer en dehors des images; et ainsi, une
fois sйparйe du corps, elle n'exercera plus son intelligence.
9. Si l'вme sйparйe fait acte d'intelligence, il faut
qu'elle le fasse par quelque mйdiation, car l'intellection requiert la
similitude de la chose connue dans le connaissant. Or on ne peut dire que l'вme
sйparйe connaisse par son essence: cela n'appartient qu'а Dieu, car son essence
est la similitude de toutes choses, ayant d'avance en soi, parce qu'infinie,
toute perfection. Pareillement elle ne peut connaоtre non plus par l'essence
de la chose connue: car alors elle ne connaоtrait que les choses qui sont par
leur essence dans l'вme. Ni davantage par quelques espиces. Ni par des espиces
innйes ou con-crййes: ce serait semble-t-il revenir а
l'opinion de Platon, qui soutenait que toutes les sciences sont naturellement
insйrйes en nous.
10. C'est en vain, semble-t-il, que de telles espиces
seraient innйes dans l'вme, puisque celle-ci ne peut connaоtre par leur moyen
tant qu'elle est dans le corps: de fait les espиces ne semblent ordonnйes а
rien d'autre que de permettre l'intellection.
11. On disait que l'вme, pour ce qui la regarde, peut
connaоtre par des espиces innйes, mais qu'elle en est empкchйe par le corps. En
sens contraire: autant une chose est plus parfaite en sa nature, autant
est-elle plus parfaite en son opйration. Mais l'вme unie au corps est plus
parfaite en sa nature que lorsqu'elle est sйparйe du corps, de mкme qu'une
partie quelconque est plus parfaite d'exister en son tout. Si donc l'вme
sйparйe du corps peut connaоtre par des espиces innйes, elle le fera beaucoup
mieux par elles en йtant unie au corps.
12. Rien de ce qui est naturel а une chose n'est
totalement empкchй par ce qui relиve de sa nature. Or il appartient а la nature
de l'вme d'кtre unie au corps, puisqu'elle en est la forme. Donc, si les
espиces intelligibles sont naturellement insйrйes dans l'вme, rien ne l'empкcherait
de pouvoir faire par elles acte d'intelligence: ce qui est contraire а
l'expйrience.
13. On ne peut dire non plus, semble-t-il, que l'вme
sйparйe connaisse par les espиces prйalablement acquises dans le corps. En
effet beaucoup d'вmes humaines demeurent а l'йtat sйparй du corps qui n'ont
acquis aucune espиce intelligible: comme le montrent les вmes des enfants,
surtout de ceux qui sont morts dans le ventre maternel. Si donc les вmes sйparйes
ne pouvaient connaоtre que par des espиces acquises auparavant, il s'ensuivrait
que toutes ne pourraient exercer l'intellection.
14. Si l'вme sйparйe ne connaоt que par les espиces
prйalablement acquises, il s'ensuit, semble-t-il, qu'elle ne connaоt que celles
qu'elle a connues auparavant durant son union au corps. Or ceci ne paraоt pas
vrai: elle connaоt en effet beaucoup de choses concernant les peines et les
rйcompenses qu'а prйsent elle ne connaоt pas. Donc l'вme sйparйe ne connaоt pas
seulement par les espиces prйalablement acquises.
15. L'intellect est effectuй en acte par l'espиce
intelligible existant en lui. Mais l'intellect en acte, est en acte
d'intelligence. Donc l'intellect en acte connaоt toutes ces choses dont les
espиces intelligibles sont en lui-mкme en acte. Il semble donc que les espиces
intelligibles ne sont pas conservйes dans l'intellect aprиs qu'il a cessй d'кtre
en acte d'intelligence; et ainsi elles ne demeurent pas dans l'вme aprиs la
sйparation, de telle sorte qu'elles lui permettent de connaоtre.
16. Les habitus produisent en retour des actes
semblables а ceux par lesquels ils sont acquis, le Philosophe le montre dans
les Ethiques[cxlvii] [7]: en construisant l'homme devient constructeur, et
derechef le constructeur peut construire. Mais les espиces intelligibles sont
acquises а l'intellect par le fait pour celui-ci de se tourner vers les images.
Donc il ne peut jamais connaоtre par elles sauf а se tourner vers les images.
Donc sйparйe du corps, l'вme ne peut connaоtre par les espиces acquises,
semble-t-il.
17. On ne pourrait dire non plus que l'вme connaisse
au moyen d'espиces infuses par quelque substance supйrieure, car tout ce qui
reзoit requiert un agent propre d'oщ il tient naturellement son aptitude а
recevoir. Or s'agissant de l'intellect humain, son aptitude naturelle а
recevoir est relatif aux choses sensibles. Donc il n'est pas relatif aux
substances supйrieures.
18. En ce qui concerne l'aptitude des choses а кtre
causйes par des agents infйrieurs, la seule action d'un agent supйrieur ne
suffit pas: ainsi les animaux aptes а кtre engendrйs de la semence ne sont pas
engendrйs par la seule action du soleil. Or l'aptitude de l'вme humaine, c'est
de recevoir les espиces des sensibles. Donc la seule influence des substances
supйrieures ne suffit pas а lui faire acquйrir les espиces intelligibles.
19. L'agent doit кtre proportionnй au patient, et le
donateur au destinataire. Mais l'intelligence des substances supйrieures n'est
pas proportionnйe а l'intelligence de l'вme humaine, puisqu'elles possиdent une
science plus universelle et d'ailleurs incomprйhensible par nous. Donc l'вme
sйparйe ne pourra connaоtre par les espиces infuses des substances supйrieures,
semble-t-il. Et ainsi ne lui reste aucun mode par lequel elle puisse
connaоtre.
En sens contraire:1. L'intellection est au plus haut degrй une
opйration de l'вme. Si donc l'intellection ne convient pas а l'вme sans le
corps, aucune autre opйration ne lui conviendra. Dans ce cas, il est
impossible а l'вme d'кtre sйparйe. Or nous soutenons le fait d'une вme
sйparйe. Il est donc nйcessaire de soutenir la possibilitй de son intellection.
2. On lit dans les Ecritures que les ressuscitйs
auront la mкme connaissance aprиs qu'avant. Donc la connaissance des choses que
l'homme sait en ce monde ne sera pas фtйe aprиs leur mort. L'вme sйparйe peut
donc faire acte d'intelligence au moyen des espиces prйalablement acquises.
3. On trouve une similitude des choses infйrieures
dans les supйrieures, c'est ainsi que les mathйmaticiens prйdisent des йvйnements
futurs en considйrant les similitudes des choses qui, sur ce point, se passent
dans les corps cйlestes. Or l'вme est supйrieure en nature а toutes les choses
corporelles. Donc la similitude des choses corporelles est dans l'вme, et sur
un mode intelligible, puisque elle-mкme est une substance intellective. Il
semble donc qu'elle puisse connaоtre de par sa nature tous les corps, mкme
lorsqu'elle sera sйparйe.
Rйponse: Si la question soulиve le doute, c'est que notre
вme, dans l'йtat prйsent, a besoin des choses sensibles pour faire acte
d'intelligence. Aussi faut-il juger la vйritй de cette question d'aprиs les
diverses conceptions que l'on donne de ce besoin.
Certains -les Platoniciens -ont soutenu que les sens sont nйcessaires а
l'вme pour connaоtre, non par eux-mкmes, comme si la science йtait causйe en
nous а partir des choses sensibles, mais par accident, en tant que les sens
excitent notre вme, en quelque faзon, а se rappeler ce qu'elle a connu
prйcйdemment, et dont la science lui est naturellement communiquйe. Pour
comprendre cela, il faut savoir que Platon soutint que les espиces des choses
йtaient subsistantes а l'йtat sйparй, intelligibles en acte, qu'il nomma
"Idйes". C'est par la participation de ces Idйes et en quelque sorte
grвce а leur influx, qu'il soutint que notre вme йtait savante et intelligente.
Avant d'кtre unie au corps, l'вme pouvait librement utiliser cette science;
mais du fait de son union au corps, elle s'est tellement alourdie et d'une certaine
faзon embourbйe, qu'elle semblait avoir oubliй les choses qu'elle avait sues
auparavant et dont elle avait une science naturelle. Mais d'кtre en quelque
sorte excitйe par les sens, elle revenait а soi, et se remйmorait les choses
qu'elle avait connues auparavant et dont elle eut la connaissance innйe -comme
il nous arrive de nous souvenir clairement, sur l'observation de quelques sensibles,
des choses que nous avions oubliйes. Cette position relative а la science et
aux sensibles est, chez Platon, conforme а sa position concernant la gйnйration
des choses naturelles: car il soutenait que les formes des choses naturelles,
par lesquelles chaque individu se range dans une espиce, provenait de la
participation des Idйes susdites, de telle sorte que les agents infйrieurs
n'ont d'autre rфle que de disposer la matiиre а la participation des espиces
sйparйes. Et, а soutenir cette opinion, la question devient facile а rйsoudre,
vu que l'вme, en vertu de sa nature, n'a pas besoin des sens pour connaоtre,
sinon par accident. Encore cette derniиre contrainte sera-t-elle levйe lorsque
l'вme aura йtй sйparйe du corps: alors en effet, la pesanteur du corps ayant
cessй, elle n'aura plus besoin d'кtre excitйe, mais elle-mкme par elle-mкme
sera йveillйe et prкte а connaоtre toutes choses.
Mais cette opinion ne permet pas, semble-t-il d'assigner une cause
raisonnable а l'union de l'вme et du corps. L'union n'est pas favorable а
l'вme, puisque celle-ci jouit d'une opйration propre parfaite lorsqu'elle n'est
pas unie au corps, alors que son opйration propre est empкchйe par l'union au
corps. Egalement, l'union n'est pas favorable au corps: en effet l'вme n'est
pas pour le corps, mais plutфt le corps pour l'вme, puisque l'вme est plus
noble que le corps; c'est pourquoi il paraоt inconvenant que l'вme, pour
anoblir le corps, supporte un dйtriment dans son opйration.
De plus, а la suite de cette opinion, il semble que l'union de l'вme au
corps ne soit pas naturelle: car ce qui est naturel а un sujet n'entrave pas
son opйration propre. Si donc l'union du corps entrave l'intelligence de l'вme,
il ne sera pas naturel а l'вme d'кtre unie au corps, mais contre nature, -ce
qui paraоt absurde.
Pareillement l'expйrience montre que la science ne provient pas en nous de
la participation aux espиces sйparйes mais qu'elle est reзue des sens, car а
qui fait dйfaut un seul sens, fait dйfaut la science des sensibles qui sont
apprйhendйs par lui: ainsi l'aveugle-nй ne peut avoir la science des couleurs.
Autre position: les sens sont utiles а l'вme humaine pour connaоtre, non
par accident, comme dans l'opinion prйcйdente, mais par soi. Non pas que nous
recevions la science des sens, mais parce que le sens dispose l'вme а acquйrir
la science d'une autre source, -c'est l'opinion d'Avicenne[cxlviii] [8]. Il soutient qu'il y a quelque substance
sйparйe, qu'il appelle Intellect ou Intelligence agente, et que de celle-ci se
rйpandent dans notre intellect les espиces intelligibles par lesquelles nous
connaissons; mais que, par l'opйration de la partie sensitive, а savoir
l'imagination et autres opйrations de ce genre, notre intellect est prйdisposй
а se tourner vers l'Intelligence agente et а recevoir d'elle l'influence des
espиces intelligibles. Et ceci consonne а ce qu'il pense de la gйnйration des
choses naturelles: il soutient en effet que toutes les formes substantielles
procиdent d'une Intelligence et que les agents naturels disposent seulement la
matiиre а recevoir les formes issues de l'Intellect agent. Selon cette opinion,
la question , semble-t-il, ne soulиve plus guиre de difficultйs. Si en effet
les sens ne sont pas nйcessaires а l'intellection, sauf qu'ils disposent а
recevoir les espиces de l'Intelligence agente en tournant notre вme vers
celle-ci, quand elle sera sйparйe du corps, c'est par elle-mкme qu'elle se
tournera vers l'Intelligence agente et recevra d'elle les espиces
intelligibles. Les sens ne lui seront plus nйcessaires pour ce faire: ainsi le
navire est nйcessaire au transport, mais si quelqu'un l'avait dйjа effectuй,
il n'est plus nйcessaire.
Mais cette opinion semble avoir pour consйquence que l'homme acquiert
aussitфt la science de toutes choses, tant celles qu'il perзoit par les sens,
que les autres. Si en effet nous connaissons grвce aux espиces qui se rйpandent
vers nous de l'Intelligence agente, et que pour la rйception de cet influx
n'est requis que la conversion de notre вme vers l'Intelligence susdite, celle-ci
pourrait, la conversion faite, recevoir l'influx de n'importe quelle des
espиces sensibles (on ne peut dire qu'elle se convertisse quant а l'une et non
quant а l'autre): ainsi un aveugle-nй, en imaginant les sons, pourra recevoir
la science des couleurs ou de tout autre sensible, -ce qui paraоt faux.
De plus il est manifeste que les puissances sensibles sont nйcessaires а
notre intellection, non seulement dans l'acquisition de la science, mais
encore dans l'usage de la science dйjа acquise. Car nous ne pouvons considйrer
les choses dont nous avons dйjа la science sans nous tourner vers les images
(bien qu'Avicenne dise le contraire). De lа vient que, une fois lйsйs les
organes des puissances sensibles par lesquelles sont conservйes et apprйhendйes
les images, l'exercice de l'вme se trouve empкchй, mкme dans la considйration
des choses dont elle a la science.
De plus, il est manifeste que dans les rйvйlations qui nous arrivent
divinement par l'influx des substances supйrieures, nous avons besoin des images.
C'est pourquoi Denys dit dans la Hiйrarchie cйleste[cxlix] [9] qu'il est impossible а un rayon divin de
luire pour nous autrement qu'enveloppй de la variйtй des voiles sacrйs; ce qui
ne serait pas si les images ne servaient qu'а nous tourner vers les substances
supйrieures.
Et ainsi il faut dire autrement: les puissances sensitives sont nйcessaires
а l'вme pour faire acte d'intelligence, non par accident, comme excitant
d'aprиs Platon, ou comme simple dispositif d'aprиs Avicenne, mais comme rendant
prйsent l'objet propre de l'вme intellective: Aristote dit en effet dans le De
anima[cl] [10] que les images sont а l'вme intellective
comme les sensibles au sens. Cependant comme les couleurs ne sont visibles en
acte que par la lumiиre, de mкme les images ne sont intelligibles en acte que
par l'intellect agent. Et ceci consonne а ce que nous soutenons au sujet de la
gйnйration des choses naturelles. Voilа ce que nous soutenons en effet: de mкme
que les agents supйrieurs, par la mйdiation des agents infйrieurs, causent les
formes naturelles, de mкme l'intellect agent, par les images qu'il a rendu
intelligibles en acte, cause la science dans notre intellect possible. On ne
revient pas au propos de savoir si l'intellect agent est une substance sйparйe,
comme quelques uns le soutiennent, ou s'il est une lumiиre que notre вme
participe а la ressemblance des substances supйrieures.
Mais dans cette hypothиse il est plus difficile de voir comment l'вme
sйparйe peut faire acte d'intellection: car il n'y aura plus d'images -celles-ci
ont besoin d'organes corporels pour leur apprйhension et comprйhension -; or,
фtйes les images, l'вme ne peut faire acte d'intelligence, de mкme que фtйes
les couleurs, la vue ne peut voir.
Pour rйsoudre cette difficultй, il faut considйrer que, puisque l'вme est
au degrй le plus bas dans l'ordre des substances intellectuelles, elle
participe а la lumiиre intellectuelle, ou а la nature intellectuelle, selon le
mode le plus bas et le plus faible. Car dans la premiиre Intelligence,
c'est-а-dire en Dieu, la nature intellectuelle est si puissante qu'elle peut,
par une unique forme intelligente, а savoir son essence, comprendre toute
chose. Quant aux substances intellectuelles infйrieures, elles le font grвce а
des espиces multiples; et autant chacune est йlevйe, autant elle a des formes
en moins grand nombre et plus d'efficience а connaоtre toutes choses avec ce
peu de formes. Or si une substance intellectuelle infйrieure disposait de
formes aussi universelles que les supйrieures, sans possйder autant
d'efficience dans leur comprйhension, sa science resterait incomplиte, parce
qu'elle ne connaоtrait les choses que dans l'universel et ne pourrait amener sa
connaissance du peu de formes aux choses singuliиres. Donc l'вme humaine, qui
est au plus bas degrй, si elle recevait les formes appropriйes aux substances
supйrieures par l'abstraction et l'universalitй, comme elle dispose d'une
efficience minime dans la comprйhension, elle aurait une connaissance trиs
imparfaite, vu qu'elle connaоtrait les choses dans une certaine confusion et
gйnйralitй. Et ainsi, afin que sa connaissance soit rendue parfaite et
distincte quant aux singuliers, il faut qu'elle recueille des choses
singuliиres la science de la vйritй, la lumiиre de l'intellect agent suffisant
а ce que les choses qui sont dans la matiиre soient reзues sous un mode йlevй.
Donc il est nйcessaire а la perfection de l'opйration intellectuelle que l'вme
soit unie au corps.
Il n'est pas douteux cependant que par les pulsions corporelles et l'occupation
des sens, l'вme ne soit entravйe dans la rйception de l'influx venu des
substances sйparйes; c'est pourquoi а ceux qui dorment et sont dйtachйs des
sens, certaines rйvйlations surviennent qui n'arrivent pas а ceux qui usent de
leurs sens. Quand donc l'вme sera totalement sйparйe du corps, elle pourra plus
ouvertement percevoir l'influence des substances sйparйes, pour autant que par
un influx de ce type elle comprendra sans images, ce qu'elle ne peut а prйsent.
Toutefois, un influx de ce genre ne causera pas une science aussi parfaite et
distincte quant aux singuliers que celle que nous recevons ici-bas par les
sens, sauf dans les вmes qui, en plus de l'influx dit naturel, en recevront un
autre, surnaturel, de grвce, pour connaоtre toutes choses trиs pleinement et
pour voir Dieu lui-mкme. De plus, les вmes sйparйes auront la connaissance de
choses qu'elles surent auparavant ici-bas et dont les espиces intelligibles
sont conservйes en elles.
Solutions:1. Le Philosophe parle de l'opйration intellectuelle
de l'вme selon qu'elle est unie au corps; alors en effet, elle n'est pas sans
images, comme on l'a dit.
2. Dans l'йtat prйsent, oщ l'вme est unie au corps,
elle ne participe pas aux espиces intelligibles venues des substances supйrieures,
mais seulement а la lumiиre intellectuelle. Et ainsi, elle a besoin des images
comme des objets d'oщ elle tire les espиces intelligibles. Mais aprиs la
sйparation, elle participera plus abondamment aux espиces intelligibles, aussi
n'aura-t-elle pas besoin des objets extйrieurs.
3. Le Philosophe parle d'aprиs l'opinion de ceux qui
soutiennent que l'intellect possиde un organe corporel, comme le montre ce
qu'il avance prйcйdemment. Dans cette hypothиse, l'вme sйparйe ne pourrait
absolument pas faire acte d'intelligence. Autre interprйtation possible: le
Philosophe parle de l'intellection selon le mode par lequel nous faisons
maintenant acte d'intelligence.
4. L'вme est unie au corps а cause de son opйration
d'intellection, non pas qu'elle ne puisse d'aucune maniиre faire acte d'intelligence
sans le corps, mais parce que, selon l'ordre naturel, elle ne le peut
parfaitement sans le corps, comme on l'a posй.
5. Mкme solution en rйponse а la 5me objection.
6. Les images ne sont objets de l'intellect que dans
la mesure oщ elles deviennent intelligibles en acte par la lumiиre de
l'intellect agent. C'est pourquoi, quelles que soient les espиces
intelligibles reзues par l'intellect possible, et d'oщ qu'elles viennent, elles
n'auront pas d'autre raison formelle d'objet, formalitй sous laquelle les
objets diversifient les puissances.
7. L'opйration de l'intellect agent et de l'intellect
possible regarde les images selon que l'вme est unie au corps. Mais lorsque
l'вme sera sйparйe du corps, par l'intellect possible elle recevra les espиces
venues des substances sйparйes, et par l'intellect agent elle aura le pouvoir
de les comprendre.
8. L'opйration propre de l'вme est de connaоtre les
intelligibles en acte. Or la nature spйcifique de l'opйration intellectuelle
n'est pas diversifiйe par le fait que les intelligibles soient reзues des
images ou d'ailleurs.
9. L'вme sйparйe ne comprend pas les choses par son
essence, ni par l'essence des choses connues, mais par les espиces qu'infusent
les substances sйparйes dans l'йtat de sйparation -et non pas au principe,
quand elles commencent d'exister, comme le soutinrent les Platoniciens.
10. La rйponse vaut pour la dixiиme objection.
11. Si l'вme, lorsqu'elle est unie au corps, possйdait
des espиces innйes, elle pourrait faire acte d'intelligence par elles comme par
les espиces acquises. Mais, bien qu'elle lui soit supйrieure par nature,
cependant, а cause des mouvements du corps et des occupations sensibles, elle
est tirйe en arriиre, de telle sorte qu'elle ne peut librement se joindre aux
substances supйrieures pour recevoir leur influx, comme aprиs la sйparation.
12. Il n'est pas naturel а l'вme de connaоtre par des
espиces infuses, mais seulement aprиs avoir йtй sйparйe, comme on l'a dit.
13. Les вmes sйparйes pourront encore faire acte
d'intelligence par les espиces prйalablement acquises dans le corps, non pas
seulement par elles, mais aussi par des espиces infuses.
14. Mкme rйponse а la 14me objection.
15. Quand les espиces intelligibles sont dans
l'intellect possible seulement en puissance, l'homme est alors intelligent en
puissance et a besoin de ce qui le ramиne а l'acte, soit par la doctrine, soit
par l'invention. Et quand elles sont en lui parfaitement en acte, alors il fait
acte d'intelligence. Et quand elles sont en lui entre la puissance et l'acte,
en un mode mйdian, а savoir comme habitus, alors il peut connaоtre actuellement
quand il le voudra; et de cette faзon, les espиces intelligibles sont acquises
dans l'intellect possible quand il n'est pas en exercice d'intellection.
16. Comme on l'a dйjа dit, l'opйration intellectuelle
ne diffиre pas en sa nature spйcifique, que l'intelligible en acte soit reзu
des images, ou qu'il vienne d'ailleurs. En effet, l'opйration de la puissance
reзoit distinction et spйcificitй de l'objet quant а la raison formelle de ce
dernier, et non pas quant а sa rйalitй matйrielle. Et ainsi, si par les espиces
intelligibles conservйes dans l'intellect, une fois tirйes des images, l'вme
sйparйe connaоt sans avoir а se tourner vers les images, l'opйration causйe par
les espиces acquises et celle par laquelle les espиces sont acquises, ne
seront pas spйcifiquement dissemblables.
17. L'intellect possible n'est pas naturellement
disposй а recevoir son objet des images, sauf dans la mesure oщ les images
deviennent intelligibles en acte par la lumiиre de l'intellect agent, lequel
est une certaine participation а la lumiиre des substances sйparйes; et ainsi,
il n'est pas exclu qu'il puisse recevoir [des informations] des substances
sйparйes.
18. La science est par nature causйe dans l'вme par
les images dans son йtat d'union au corps, йtat selon lequel elle ne peut кtre
causйe seulement par des agents supйrieurs. En revanche, cela pourra arriver
lorsque l'вme aura йtй sйparйe du corps.
19. De ce que la science des substances sйparйes n'est
pas proportionnйe а notre вme, il ne s'ensuit pas qu'aucune intelligence ne
puisse percevoir leur influx, mais seulement qu'elle ne peut la recevoir
parfaite et distincte, comme on l'a dit.
Objections:1. Il semble que oui. Aucune forme n'est empкchйe
d'atteindre sa fin par la matiиre а laquelle elle est naturellement unie. La
fin de l'вme intellective semble кtre d'avoir l'intelligence des substances
sйparйes, qui sont intelligibles au plus haut degrй. En effet, la fin de chaque
chose est de parvenir а la perfection dans son opйration. L'вme n'est donc pas
йcartйe de l'intelligence des substances sйparйes par le fait d'кtre unie а tel
corps, celui qui constitue sa matiиre propre.
2. La fin de l'homme est la fйlicitй. La fйlicitй,
selon le Philosophe dans les Ethiques[cli] [1], consiste dans l'opйration de la
puissance la plus haute, а savoir l'intellect, au regard de l'objet le plus
noble, qui n'est autre, semble-t-il, qu'une substance sйparйe. Or il ne
convient pas que l'homme soit complиtement privй de sa fin: il y tendrait alors
en vain. L'homme a donc la possibilitй de connaоtre les substances sйparйes.
D'autre part, il est de la raison de l'homme que l'вme soit unie au corps. Donc
l'вme unie au corps peut connaоtre les substances sйparйes.
3. Toute gйnйration parvient а quelque terme: en
effet rien n'est mы indйfiniment. Or il y a une certaine gйnйration de
l'intellect selon laquelle il est rйduit de la puissance а l'acte, pour autant
qu'il devient savant en acte. Le processus ne va donc pas а l'infini mais parvient
un jour а quelque terme, de telle sorte que l'intellect soit complиtement
effectuй en acte, ce qui ne peut кtre sans qu'il connaisse tous les
intelligibles, parmi lesquels sont principalement les substances sйparйes.
Donc l'intellect peut parvenir а cela: connaоtre les substances sйparйes.
4. Il est plus difficile de rendre sйparй ce qui ne
l'est pas et de le connaоtre que de connaоtre ce qui de soi est sйparй. Mais
notre intellect, mкme uni au corps, rend sйparй ce qui ne l'est pas de soi en
abstrayant des choses matйrielles les espиces intelligibles par lesquelles il
connaоt ces mкmes choses. A plus forte raison pourra-t-il connaоtre les
substances sйparйes.
5. Les sensibles les plus intenses sont d'autant les
moins sentis, car ils corrompent l'harmonie de l'organe. Mais s'il y avait un
organe du sens qui ne soit pas corrompu par l'intensitй du sensible, plus le
sensible serait intense, plus il le sentirait. Mais l'intellect n'est en aucune
faзon corrompu par l'intelligible, il en retire au contraire son
accomplissement. Donc plus les choses sont intelligibles, plus il en a
d'intelligence. Mais les substances sйparйes, qui sont de soi intelligibles,
parce qu'immatйrielles, sont plus intelligibles que les substances matйrielles
qui ne le sont qu'en puissance: donc, puisque l'вme intellective unie au corps
connaоt les substances matйrielles, beaucoup plus est-elle capable de
connaоtre les substances sйparйes.
6. L'вme intellective, mкme unie au corps, abstrait
la quidditй hors des choses qui la prйsente. Et comme il n'est pas question
d'aller а l'infini, il est nйcessaire qu'elle parvienne par l'abstraction а
une quidditй qui soit, non pas la chose possйdant la quidditй, mais seulement
quidditй. Puisque donc les substances sйparйes ne sont rien d'autre que des
quidditйs existant par soi, il semble que l'вme intellective unie au corps
puisse connaоtre les substances sйparйes.
7. Il nous est naturel de connaоtre les causes par
les effets. Or il faut qu'il y ait quelques effets des substances sйparйes dans
les choses sensibles et matйrielles, puisque toutes les choses corporelles sont
administrйes par les anges, comme le montre Augustin dans le De Trinitate[clii] [2]. L'вme unie au corps est donc capable de connaоtre
les substances sйparйes par le moyen des sensibles.
8. L'вme unie au corps se connaоt elle-mкme: en effet
l'esprit se connaоt et s'aime, comme dit Augustin dans le De Trinitate[cliii] [3]. Or l'вme elle-mкme est de la nature des substances
sйparйes intellectuelles.Donc elle peut dans son union au corps avoir
l'intelligence des substances sйparйes.
9. Rien dans les choses n'est en vain. Or
l'intelligible serait en vain s'il n'йtait connu d'aucun intellect. S'agissant
des substances sйparйes, comme elles sont intelligibles, notre intellect peut
les connaоtre.
10. La vue est aux visibles ce que l'intellect est aux
intelligibles. Or notre vue peut connaоtre tous les visibles, mкme les
incorruptibles, quoique elle-mкme soit corruptible. Donc notre intellect, а
supposer mкme qu'il soit corruptible, pourrait connaоtre les substances
sйparйes incorruptibles, puisqu'elles sont intelligibles par soi
En sens contraire: L'вme ne connaоt rien sans les images,
comme dit le Philosophe dans le De anima[cliv] [4]. Or les substances sйparйes ne peuvent кtre connues
par les images. Donc l'вme unie au corps ne peut connaоtre les substances
sйparйes.
Rйponse: Sur cette question Aristote a promis dans le De
anima qu'il se dйterminerait, bien qu'on n'en trouve pas trace dans les
livres qui nous sont parvenus de lui. De lа est venue pour ses sectateurs
l'occasion de procйder de plusieurs maniиres а la solution de cette question.
Certains ont soutenu que notre вme, mкme unie au corps, est capable de
connaоtre les substances sйparйes, et ils soutiennent que c'est lа l'ultime
fйlicitй de l'homme. Il y a pourtant chez eux plusieurs faзons de comprendre
la chose.
Les uns ont soutenu que notre вme est capable de parvenir а connaоtre les
substances sйparйes, non pas en vйritй de la mкme faзon que nous parvenons а
l'intelligence des autres intelligibles, dont nous instruisent les sciences
spйculatives moyennant dйfinitions et dйmonstrations, mais par un contact de
l'Intellect Agent avec nous. Ils affirment en effet que l'Intellect Agent est
une substance sйparйe qui connaоt naturellement les substances sйparйes. De lа,
comme cet Intellect Agent nous aurait йtй uni de telle sorte que nous fassions
par lui acte d'intelligence (comme nous le faisons maintenant par l'habitus des
sciences), il s'ensuivrait pour nous la possibilitй d'avoir l'intelligence
des substances sйparйes. Le mode par lequel cet Intellect Agent pourrait кtre
en contact avec nous, ils le dйcrivent de la faзon suivante. Il est manifeste,
d'aprиs le Philosophe[clv] [5], que dire d'une chose qu'elle est ou
opиre а partir de deux [йlйments), l'un d'eux est une quasi forme et l'autre
comme une matiиre: ainsi quand on dit кtre rйtabli de corps en bonne santй, la santй se compare au corps
comme la forme а la matiиre. Il est de plus manifeste que nous faisons acte
d'intelligence par l'intellect agent et les objets d'intellection spйculatifs;
nous venons en effet а la connaissance des conclusions par les principes
naturellement connus et par l'intellect agent. Il est donc nйcessaire que
l'intellect agent se compare aux objets d'intellection spйculatifs comme
l'agent principal а son instrument et comme la forme а la matiиre, ou l'acte а
la puissance: toujours en effet le plus parfait des deux est le quasi acte de
l'autre. Or tout ce qui reзoit en soi ce qui correspond а la matiиre, reзoit en
soi ce qui correspond а la forme: ainsi le corps recevant la superficie reзoit
aussi la couleur, qui est une certaine forme de la superficie, et la pupille
recevant la couleur reзoit de plus la lumiиre qui est l'acte de la couleur (par
elle en effet le visible est en acte). Ainsi donc l'intellect passif, en tant
qu'il reзoit les objets d'intellection spйculatifs (?), pour autant il les
reзoit de l'Intellect Agent. Quand donc l'intellect possible aura reзu tous les
objets de spйculation, alors il recevra totalement en lui l'Intellect Agent;
et ainsi l'Intellect Agent deviendra quasiment la forme de l'intellect
possible, et par consйquent il en sera ainsi pour nous. C'est pourquoi, de mкme
qu'а prйsent nous connaissons par l'intellect possible, de mкme alors nous
connaоtrons par l'Intellect Agent, non seulement toutes les choses naturelles,
mais encore les substances sйparйes.
Mais il existe sur ce point une certaine diversitй parmi ceux qui suivent
cette opinion. Les uns, soutenant que l'intellect possible est corruptible,
disent qu'en aucune faзon l'intellect possible ne peut avoir connaissance de
l'Intellect Agent ni des substances sйparйes. Quant а nous, en cet йtat de
continuitй avec l'Intellect Agent, nous connaissons l'Intellect Agent lui-mкme
et les autres substances sйparйes, par l'Intellect Agent lui-mкme en tant qu'il
nous est uni comme forme. En revanche, d'autres, soutenant que l'intellect
possible est incorruptible, disent que l'intellect possible peut connaоtre
l'Intellect Agent et les autres substances sйparйes.
Mais cette opinion est impossible et vaine, et contre l'intention
d'Aristote. Impossible en vйritй, parce qu'elle suppose deux
impossibilitйs, а savoir que l'Intellect Agent est une substance sйparйe de
nous de par son кtre, et que nous connaissons par l'Intellect Agent
comme par une forme. En effet, nous agissons par quelque principe а titre de
forme pour autant que par lui nous confйrons а quelque chose d'кtre en acte:
ainsi le chaud chauffe par la chaleur en tant qu'il est chaud en acte. Rien
n'agit en effet а moins d'кtre en acte. Il faut donc que ce par quoi un sujet
agit ou opиre formellement lui soit uni selon l'кtre. C'est pourquoi il
est impossible que de deux substances sйparйes selon l'кtre, l'une opиre
formellement par l'autre. Et ainsi, il est impossible, si l'Intellect Agent
est une substance sйparйe de nous selon l'кtre, que nous connaissions
formellement par elle; mais il pourrait se faire que par son assistance causale
nous connaissions en acte, de mкme que nous disons voir par le soleil en tant
que source de lumiиre.
De plus la position est vaine, car les raisons qui y conduisent ne
concluent pas nйcessairement. C'est manifeste sur deux points. Premiиrement,
parce que si l'Intellect est une substance sйparйe, comme ils l'affirment, la
comparaison entre l'intellect agent et les objets d'intellection spйculatifs ne
sera pas de la lumiиre aux couleurs, mais du soleil а la lumiиre. Par
consйquent, l'intellect possible, par le fait de recevoir les principes
intelligibles de spйculation, ne serait pas joint а sa substance, mais а
quelqu'un de ses effets: ainsi l'њil, par le fait de recevoir les couleurs,
n'est pas uni а la substance du soleil, mais а sa lumiиre. Secondement,
supposй que par le fait de recevoir les objets d'intellection spйculatifs, l'intellect
possible soit conjoint en quelque faзon а la substance mкme de l'intellect
agent, il ne s'ensuit pas qu'en recevant tous les objets d'intellection
spйculatifs, а savoir ceux qui sont abstraits des images et sont acquis par les
principes des dйmonstrations, il soit parfaitement conjoint а la substance de
l'intellect agent, sauf s'il йtait prouvй que tous les objets d'intellection
spйculatifs de ce genre йgaleraient l'efficience et la substance de l'intellect
agent; ce qui est йvidemment faux, car l'intellect agent (s'il est une
substance sйparйe) est d'un degrй plus йlevй parmi les йtants
que tout ce qui est rendu intelligible par lui dans les choses naturelles.
Il est de plus йtonnant qu'ils n'aient pas compris eux-mкmes le dйfaut de
leur raisonnement. En effet, bien que soutenant que l'Intellect Agent nous
soit uni par un, deux ou trois objets d'intellection spйculatifs, il ne
s'ensuit pas cependant, d'aprиs eux, qu'а cause de cela nous connaissions tous
les autres objets d'intellection spйculatifs. Or il est manifeste que les
substances intelligibles sйparйes excиdent la totalitй des intelligibles
susdits, qu'on dit objets d'intellection spйculatifs, beaucoup plus que tous
ceux-lа pris ensemble excиdent un ou deux ou un nombre quelconque d'entre eux.
Tous en effet relиvent du mкme genre et du mкme mode d'intelligibilitй, tandis
que les substances sйparйes sont d'un genre plus йlevй et sont connues par un
mode plus йlevй. C'est pourquoi, mкme si l'Intellect Agent est en contact avec
nous а titre de forme et d'agent de ces intelligibles, il ne s'ensuit pas qu'il
soit en continuitй avec nous selon qu'il connaоt les substances sйparйes.
Il est de plus manifeste que cette position est contraire а l'intention
d'Aristote, qui dit dans les Ethiques[clvi] [6]que la fйlicitй est un certain bien commun qui
peut advenir а tous ceux qui ne sont pas privйs de vertu. Or connaоtre tout ce
qu'ils appellent principes intelligibles, ou bien est impossible а un homme, ou
bien si rare que jamais ceci n'est arrivй а un homme en cette vie sauf au
Christ, qui fut Dieu et homme. Il est donc impossible que ceci soit requis pour
la fйlicitй humaine. En revanche, la fйlicitй humaine consiste dans
l'intelligence des intelligibles les plus nobles, comme dit le Philosophe dans
les Ethiques[clvii] [7]. Il n'est donc pas nйcessaire pour connaоtre les
substances sйparйes qui sont les plus nobles des intelligibles, (c'est bien en
cela que consiste la fйlicitй humaine), que quelqu'un connaisse tous les objets
d'intellection spйculatifs.
Il apparaоt encore que la position prйcйdente est contraire d'une autre faзon
а l'opinion d'Aristote. Il est dit en effet dans les Ethiques[clviii] [8] que la fйlicitй consiste dans l'opйration
qui est conforme а la vertu parfaite. Et ainsi, pour qu'apparaisse en quoi
consiste prйcisйment la fйlicitй, il lui a fallu dйfinir la nature des vertus,
comme il le dit lui-mкme dans les Ethiques. Les unes sont dйfinies par
lui-mкme vertus morales, comme la force, la tempйrance et autres du mкme genre;
les autres sont dites intellectuelles, d'aprиs lui au nombre de cinq: la
sagesse, la science, l'intellect, la prudence et l'art, parmi lesquelles il
pose comme principale la sagesse, dans l'opйration de laquelle il faut poser
l'ultime fйlicitй. Or la sagesse, c'est la philosophie elle-mкme, comme le
montre la Mйtaphysique[clix] [9] au commencement. D'oщ il reste que la
fйlicitй humaine ultime, celle qui est accessible en cette vie selon l'opinion
d'Aristote, est la connaissance des substances sйparйes telle qu'on peut
l'obtenir par les principes de la philosophie, et non par le mode du contact
dont rкvиrent certains.
D'oщ naquit une autre opinion: l'вme humaine par les principes de la
philosophie est capable d'en venir а l'intelligence des substances sйparйes
elles-mкmes. Et pour le montrer ils procйdaient ainsi. Il est manifeste que
l'вme humaine peut abstraire des choses naturelles leur quidditй et la
concevoir. Cela arrive chaque fois que nous concevons d'une chose matйrielle ce
qu'elle est. Si donc cette quidditй abstraite n'est pas quidditй pure, mais
quelque chose ayant la quidditй, de nouveau notre intellect peut l'abstraire.
Et comme on ne peut procйder а l'infini, on en viendra а ceci que [l'вme]
conзoit quelque quidditй simple, par la considйration de laquelle notre
intellect conзoit les substances sйparйes, qui ne sont rien d'autre que des
quidditйs simples.
Mais ce raisonnement est totalement insuffisant. D'abord parce que les
quidditйs des choses matйrielles sont d'un autre genre que les quidditйs
sйparйes et qu'elles ont un autre mode d'кtre. Par consйquent, de ce que
notre intellect connaоt les quidditйs des choses matйrielles, il ne suit pas
qu'il connaisse les quidditйs sйparйes. Ensuite, les diverses quidditйs
connues diffиrent en espиce, et donc celui qui connaоt la quidditй d'une chose
matйrielle ne connaоt pas celle d'une autre: qui connaоt ce qu'est la pierre,
ne connaоt pas ce qu'est l'animal. C'est pourquoi, supposй que les quidditйs
sйparйes soient de mкme nature que les quidditйs matйrielles, il ne suivrait
pas que, de connaоtre ces quidditйs des choses matйrielles, on connыt les
substances sйparйes; а moins peut-кtre de souscrire а l'opinion de Platon qui
soutint que les substances sйparйes йtaient les Formes de ces choses sensibles.
Et ainsi il faut dire autrement que l'вme intellective humaine, de par son
union au corps a une face tournйe vers les images; par lа elle n'est informйe
pour concevoir quelque objet que par les espиces recueillies des images. Et а
cela consonne ce que dit Denys dans la Hiйrarchie Cйleste[clx] [10]. Il dйclare impossible en effet qu'un
rayon divin luise pour nous sinon enveloppй par la variйtй des voiles sacrйs.
Donc, tant qu'elle est unie au corps, l'вme peut s'йlever а la connaissance des
substances sйparйes dans la mesure oщ elle peut y кtre guidйe par les espиces
reзues des images. Mais non pas de telle sorte que soit connu ce que sont de
telles substances, puisqu'elles excиdent toute comparaison а ces [espиces]
intelligibles; mais nous pouvons de cette faзon connaоtre des substances
sйparйes en quelque sorte qu'elles sont: de mкme que par des effets dйficients
nous en venons aux causes transcendantes pour connaоtre d'elles seulement
qu'elles sont; et pendant que nous connaissons d'elles qu'elles sont des causes
transcendantes, nous savons qu'elles ne sont pas telles que sont leurs effets.
Et c'est lа savoir d'elles ce qu'elles ne sont pas plutфt que ce qu'elles sont.
Et suivant cela, il est йgalement vrai que, dans la mesure oщ nous concevons
les quidditйs que nous abstrayons des choses matйrielles, notre intellect, en
se tournant vers ces quidditйs, peut connaоtre les substances sйparйes en ce
sens qu'il discerne qu'elles sont immatйrielles comme le sont elles-mкmes les
quidditйs abstraites de la matiиre. Et ainsi par la considйration de notre
intellect, nous sommes conduits а la connaissance des substances sйparйes
intelligibles. Et il n'est pas йtonnant que nous puissions connaоtre en cette
vie les substances sйparйes en comprenant, non pas ce qu'elles sont, mais ce
qu'elles ne sont pas, puisque aussi bien, s'agissant de la quidditй et de la
nature des corps cйlestes, nous ne pouvons les connaоtre autrement. Aristote
lui-mкme le notifie dans le De caelo et mundo[clxi] [11]en montrant qu'ils ne sont ni lourds ni lйgers, ni
engendrйs ni corruptibles, n'ayant pas de contrariйtй.
Solutions:1. La fin а laquelle s'йtend la possibilitй de
l'вme humaine est de connaоtre les substances sйparйes selon le mode indiquй
plus haut; et le fait d'кtre unie au corps ne l'en empкche pas. Bien plus,
c'est dans une telle connaissance de la substance sйparйe que rйside l'ultime
fйlicitй de l'homme а laquelle il peut parvenir par ses forces naturelles.
2. De lа est rendue manifeste la solution а la 2me
objection.
3. Comme l'intellect est conduit progressivement de
la puissance а l'acte en faisant de plus en plus acte d'intelligence, cependant
la fin d'un achиvement ou gйnйration de ce type sera dans l'intellection du
suprкme intelligible, qui est l'essence divine; mais а cela il ne peut parvenir
par ses forces naturelles mais seulement par la grвce.
4. Il est plus difficile de rendre les choses
sйparйes et de les connaоtre que de connaоtre celles qui sont sйparйes, s'il
s'agit des mкmes choses; mais si c'en est d'autres, cela ne va pas de soi; car
il peut y avoir une plus grande difficultй а concevoir certaines choses qui ne
sont que sйparйes, qu'а abstraire et concevoir les autres.
5. Le sens souffre d'un double dйfaut au regard des
sensibles trиs intenses: l'un parce qu'il ne peut les comprendre pour la raison
qu'ils excиdent la capacitй du sens; l'autre parce que, suite aux sensibles
trиs intenses, il ne perзoit plus les sensibles de moindre intensitй, en raison
de la corruption de l'organe sensible. S'agissant de l'intellect, bien qu'il
n'ait pas d'organe susceptible d'кtre corrompu par l'intensitй de l'intelligible,
cependant celui-ci peut excйder la facultй de notre intellect а le concevoir.
Tel est le cas de la substance sйparйe: son intelligibilitй excиde la facultй
de notre intellect qui, de par son union au corps, est naturellement apte а
кtre informй par les espиces sйparйes des images. Cependant, si notre intellect
concevait les substances sйparйes, il n'en concevrait pas moins les autres qui
ne le sont pas, il le ferait mieux.
6. Les quidditйs abstraites des choses matйrielles ne
suffisent pas а nous faire connaоtre des substances sйparйes ce qu'elles sont,
comme on l'a montrй.
7. Mкme solution а la 7me objection, car des effets
dйficients, comme on l'a montrй plus haut, ne suffisent pas faire connaоtre ce
qu'est la cause.
8. Notre intellect possible ne se connaоt pas
lui-mкme directement, par apprйhension de son essence, mais par [la mйdiation
de] l'espиce reзue des images. Aussi le Philosophe dit-il dans le De anima[clxii] [12] que l'intellect possible est intelligible
а l'instar des autres objets. Et c'est ainsi parce que rien n'est intelligible
tant qu'il demeure en puissance, il ne l'est qu'en acte, comme il est dit dans
la Mйtaphysique[clxiii] [13]. C'est pourquoi l'intellect possible, qui
est en puissance du point de vue de l'кtre intelligible, ne peut кtre intelligible
que par la forme par laquelle il devient en acte, forme qui est l'espиce tirйe
des images; de mкme que c'est par la forme qu'il connaоt toute autre chose. Il
est d'ailleurs commun а toutes les puissances de l'вme que les actes sont
connus par les objets, les puissances par les actes, et l'вme par ses
puissances. Ainsi donc l'вme intellective est-elle connue par son [espиce]
intelligible. Or l'espиce reзue des images n'est pas la forme de la substance
sйparйe, de telle sorte que celle-ci puisse кtre connue par elle comme l'est en
quelque sorte par elle l'intellect possible.
9. Cet argument est totalement inefficace pour deux
raisons. Premiиrement parce que les intelligibles ne sont pas pour les
intellects qui les conзoivent, mais ils sont plutфt les fins et perfections des
intellects; c'est pourquoi, s'il y avait quelque substance intelligible inconnue
d'une autre, il ne s'ensuit pas qu'elle serait en vain, car "en vain"
se dit de ce qui est pour une fin qu'il n'atteint pas. Secondement, parce que,
bien que les substances sйparйes ne soient pas connues par notre intellect en
raison de son union au corps, elles le sont cependant par les substances
sйparйes.
10. Les espиces susceptibles d'кtre reзues par la vue
peuvent кtre similitudes de n'importe quel corps, les corruptibles aussi bien
que les incorruptibles. Mais les espиces abstraites des images, susceptibles
d'кtre reзues par l'intellect possible, ne sont pas les similitudes des substances
sйparйes. Le cas n'est donc pas le mкme.
Objections:1. Il semble que non. En effet, plus parfaite est
la substance, plus parfaite l'opйration. Or l'вme unie au corps est plus
parfaite que l'вme sйparйe, semble-t-il, car chaque partie est plus parfaite
d'кtre unie au tout que d'en кtre sйparйe. Si donc l'вme unie au corps ne peut
connaоtre les substances sйparйes, il semble qu'elle ne le puisse une fois sйparйe
du corps.
2. Supposй que notre вme connaisse les substances
sйparйes, elle le peut ou par nature ou par grвce. Si par nature, comme il est
naturel а l'вme d'кtre unie au corps, elle ne serait pas empкchйe de par son
union au corps de connaоtre les substances sйparйes; mais si c'est par grвce,
comme les вmes sйparйes n'ont pas toutes la grвce, il s'ensuit au minimum que
les вmes sйparйes n'aient pas toutes connaissance des substances sйparйes.
3. L'вme est unie au corps pour кtre menйe en lui а
la perfection par les sciences et les vertus. Or la plus grande perfection de
l'вme consiste dans la connaissance des substances sйparйes. Si donc elle les
connaissait par le seul fait d'кtre elle-mкme sйparйe du corps, c'est en vain
que l'вme serait unie au corps.
4. Si l'вme connaоt une substance sйparйe, il faut
qu'elle la connaisse ou par l'essence ou par une espиce de cette derniиre. Or
ce n'est pas par l'essence, car l'essence de la substance sйparйe ne fait pas
un avec l'вme sйparйe; ni par une espиce, car on ne peut abstraire une espиce
des substances sйparйes en raison de leur simplicitй. Donc l'вme sйparйe ne
connaоt en aucune faзon les substances sйparйes.
5. Si l'вme connaоt la substance sйparйe, elle la
connaоt ou par le sens ou par l'intellect. Or il est manifeste qu'elle ne la
connaоt pas par le sens, car les substances sйparйes ne sont pas sensibles; et
non plus par l'intellect, car l'intellection ne porte pas sur les singuliers,
et les substances sйparйes sont des substances singuliиres. Donc l'вme sйparйe
ne connaоt en aucune faзon la substance sйparйe.
6. L'intellect possible de notre вme est plus
йloignйe de l'ange que notre imagination de l'intellect possible, car
l'imagination et l'intellect possible se rejoignent dans la mкme substance de
l'вme. Mais l'imagination ne peut en aucune faзon connaоtre l'intellect
possible. Donc l'intellect possible ne peut en aucune faзon connaоtre la
substance sйparйe.
7. La volontй se rapporte au bien, comme l'intellect
au vrai. Mais la volontй de quelques unes des вmes sйparйes, а savoir les
damnйs, ne peut кtre ordonnйe au bien. Et donc leur intellect ne peut en aucune
faзon кtre ordonnй au vrai, que par dessus tout l'intellect poursuit dans la
connaissance de la substance sйparйe. Donc n'importe quelle вme sйparйe ne peut
connaоtre la substance sйparйe.
8. La fйlicitй ultime selon les philosophes se situe
dans l'intellection des substances sйparйes, comme on l'a dit. Or si l'вme des
damnйs connaоt les substances sйparйes, que nous ne pouvons connaоtre ici-bas,
ils semble que les damnйs soient plus proches de la fйlicitй que nous-mкmes, -ce
qui ne convient pas.
9. C'est par le mode de sa substance qu'une
intelligence en connaоt une autre, comme il est dit dans le livre De causis[clxiv] [1]. Mais l'вme sйparйe ne peut connaоtre sa
substance, semble-t-il, car l'intellect possible ne se connaоt que par une
espиce reзue des images, comme il est dit dans le De anima[clxv] [2].
Donc l'вme sйparйe ne
peut connaоtre les autres substances sйparйes.
10. Il existe un double mode de connaissance. L'un
selon lequel nous allons des connaissances consйquentes aux antйcйdentes: et
ainsi les choses de soi plus intelligibles sont connues par celles qui sont de
soi moins intelligibles. L'autre qui va des antйcйdentes aux consйquentes: et
ainsi les choses qui sont de soi plus intelligibles sont connues par nous en prioritй.
Dans l'вme sйparйe le premier mode de connaissance est impossible: en effet, le
mode qui nous revient, c'est de recevoir la connaissance des sens. Donc l'вme
sйparйe connaоt selon le second, а savoir en allant des antйcйdentes aux
consйquentes; et ainsi les choses qui sont de soi plus intelligibles lui sont
connues en prioritй. Or ce qu'il y a de plus intelligible est la substance
divine. Si donc l'вme sйparйe connaоt naturellement les substances sйparйes, il
semble que par les seules forces naturelles elle puisse voir l'essence divine,
en quoi consiste la vie йternelle: ce qui est contraire а la parole de
l'apфtre: "la vie йternelle est grвce de Dieu" (Rom. 6,23).
11. Une substance infйrieure en connaоt une autre par
l'impression d'une substance supйrieure sur l'infйrieure. Or l'impression
d'une substance supйrieure ne se fait dans l'вme que de faзon dйficiente. Donc
celle-ci ne peut la connaоtre.
En sens contraire: Le semblable est connu par le semblable.
Or l'вme sйparйe est une substance sйparйe. Elle peut donc connaоtre les
substances sйparйes.
Rйponse: D'aprиs ce que tient la foi, il semble convenable
de dire que les вmes sйparйes connaissent les substances sйparйes. Sont
appelйes ainsi les anges et les dйmons, а la sociйtй desquelles sont destinйes
les вmes sйparйes des hommes, des bons ou des mauvais. Or il semble improbable
que les вmes des damnйs ignorent les dйmons, а la sociйtй desquels elles sont
assignйes et dont on dit qu'ils sont terribles aux вmes. Mais encore plus
improbable que les вmes des bons ignorent les anges dans la sociйtй desquels
ils se rйjouissent.
Que, d'autre part, les вmes sйparйes connaissent les substances sйparйes,
quelle qu'en soit la maniиre, l'йventualitй est raisonnable. En effet, il est
manifeste que l'вme humaine unie au corps a, du fait de cette union, le regard
dirigй vers les rйalitйs infйrieures. Elle n'atteint par consйquent sa
perfection que par les informations qu'elle reзoit de celles-ci, а savoir par
les espиces abstraites des images. C'est pourquoi, ni dans la connaissance de
soi-mкme, ni dans celle des autres, ne peut-elle progresser qu'en йtant menйe
par les espиces susdites, comme on l'a dit plus haut. Mais dиs lors que l'вme
sera sйparйe du corps, son regard ne sera plus ordonnй aux rйalitйs infйrieures
pour en recevoir quelque chose, mais il en sera dйliй, pouvant recevoir
l'influence des substances supйrieures sans avoir а observer les images -celles-ci
seront alors totalement absentes -et par cette influence l'вme sera mise en
acte. Et ainsi, elle se connaоtra elle-mкme directement, en voyant son essence
intuitivement, et non a posteriori, comme
а prйsent. De fait son essence appartient au genre des substances sйparйes
intellectuelles, elle en a le mкme mode de subsister (bien qu'elle soit la plus
basse en ce genre): toutes en effet sont des formes subsistantes. Ainsi de mкme
que pour les autres substances sйparйes, l'une connaоt l'autre en voyant sa
propre substance, (en tant qu'existe en elle quelque similitude de l'autre
substance а connaоtre, par cela qu'elle reзoit l'influence de celle-ci ou de
quelque autre substance plus йlevйe, cause commune de l'une et de l'autre), de
mкme l'вme sйparйe, en voyant directement son essence propre, connaоt les substances
sйparйes en raison de l'influence qu'elle reзoit d'elles ou d'une cause
supйrieure, а savoir de Dieu. Cependant, elle ne connaоt pas les substances
sйparйes d'une connaissance naturelle avec la perfection que celles-ci se
connaissent entre elles, parce que l'вme est parmi elles la plus basse, et
c'est sur le mode le plus bas qu'elle reзoit l'йmanation de la lumiиre
intelligible.
Solutions:1. L'вme unie au corps est d'une certaine faзon
plus parfaite que la sйparйe, а savoir quant а la nature de l'espиce; mais,
quant а l'acte intelligible, elle possиde, йtant sйparйe du corps, quelque
perfection qu'elle ne peut avoir tant qu'elle est unie au corps. Il n'y a pas
d'inconvйnient а cela, car l'opйration intellectuelle revient а l'вme selon
qu'elle dйpasse la mesure du corps. En effet l'intellect n'est l'acte d'aucun
organe corporel.
2. Nous parlons de cette connaissance de l'вme
sйparйe qui lui appartient de par sa nature (car s'agissant de la connaissance
qui lui est donnйe par grвce, elle йgale celle des anges en qualitй de
connaissance). Quant а cette connaissance, qui lui fait connaоtre selon le mode
susdit, elle lui est naturelle, non pas dans l'absolu, mais pour autant qu'elle
est sйparйe.
3. L'ultime perfection de la connaissance naturelle
de l'вme humaine est de connaоtre les substances sйparйes. Mais quant а
l'obtention de cette connaissance, elle peut y parvenir plus parfaitement en
s'y disposant dans [son union au] corps par l'йtude et surtout par le mйrite.
Par consйquent elle n'est pas unie au corps en vain.
4. L'вme sйparйe ne connaоt pas par son essence les
substances sйparйes, mais par une espиce et similitude de celles-lа. Il faut
savoir cependant que l'espиce par laquelle quelque chose est connue n'est pas
toujours abstraite de la chose connue, mais seulement quand le connaissant
reзoit l'espиce de la chose: alors cette espиce reзue est plus simple et plus
immatйrielle dans le connaissant que dans la chose connue. Dans le cas
contraire, а savoir quand la chose connue est plus immatйrielle et plus simple
que le connaissant, alors l'espиce de la chose connue dans le connaissant
n'est plus dite abstraite, mais plutфt imprimйe ou infuse. Il en est ainsi dans
notre thиse.
5. Le singulier ne rйpugne pas а la connaissance de
notre intellect si ce n'est en raison de son individuation par telle matiиre:
il faut en effet que les espиces de notre intellect soient abstraite de la
matiиre. Si donc existaient des singuliers dans lesquels la nature de l'espиce
n'est pas individuйe par la matiиre mais que chacun d'eux soit une certaine nature
spйcifique subsistant immatйriellement, chacun d'eux sera par soi
intelligible. Les substances sйparйes sont des singuliers de ce genre.
6. L'imagination et l'intellect possible humain se
rejoignent par le sujet plus que l'intellect possible humain et l'intellect
angйlique, lesquels se rejoignent cependant par l'espиce et la raison d'кtre,
puisque l'un et l'autre appartiennent а l'кtre
intellectuel. Car l'action tire sa forme de la nature de l'espиce et non du
sujet. C'est pourquoi, quant а la conjonction dans l'action, ce qui doit
retenir l'attention, c'est la conjonction de deux formes de mкme espиce dans
des substances diverses plutфt qu'а celle de formes diffйrentes par l'espиce
dans le mкme sujet.
7. Les damnйs se sont dйtournйs de la fin ultime. Par
consйquent leur volontй n'est pas bonne en conformitй а cet ordre; elle tend
cependant а quelque bien (car mкme les dйmons, comme dit Denys dans le De divinisnominibus, "convoitent le bien et le meilleur:
кtre, vivre, connaоtre"[clxvi] [3]; mais ce bien ne les rйfиre au bien le
plus йlevй, aussi leur volontй est-elle perverse. C'est pourquoi rien n'empкche
que les вmes des damnйs connaissent beaucoup de choses vraies, mais non pas ce
premier vrai, c'est-а-dire Dieu, dont la vision les rendraient bienheureux.
8. La fйlicitй ultime de l'homme ne consiste pas dans
la connaissance de quelque crйature, mais seulement dans la connaissance de
Dieu. C'est pourquoi Augustin dit dans le livre des Confessions: "Bienheureux celui qui t'a connu, mкme s'il
ignore celles-ci (а savoir les crйatures); malheureux s'il les connaоt mais
t'ignore. Mais qui t'a connu, toi et ces crйatures, n'est pas plus heureux par
celles-ci, mais bienheureux а cause de toi seul"[clxvii] [4]. Donc, bien que les damnйs savent
certaines choses que nous ignorons, ils sont pourtant plus йloignйs que nous de
la vraie bйatitude, puisque nous pouvons parvenir jusqu'а elle alors qu'eux ne
le peuvent pas.
9. Autre la maniиre dont l'вme humaine se connaоt
elle-mкme lorsqu'elle sera sйparйe, autre la maniиre dont elle le fait а
prйsent.
10. Les вmes sйparйes, bien que leur revienne le mode
de connaissance par quoi les choses qui sont de soi plus intelligibles sont
mieux connues par elles, il ne s'ensuit pas cependant que l'вme sйparйe, ni
quelque autre substance sйparйe, puisse, par ses forces naturelles et par son
essence, voir Dieu: en effet de mкme que les substances sйparйes sont d'un
autre mode d'кtre que les substance
matйrielles, de mкme Dieu possиde un кtre
d'un autre mode que les substances sйparйes. En effet dans les substances
matйrielles trois choses sont а considйrer, dont aucune n'est l'autre, а savoir
l'individu, la nature spйcifique, et l'кtre.
En effet il est impossible de dire que cet
homme est son humanitй, car l'humanitй consiste seulement dans les principes de
l'espиce; et cet homme ajoute aux
principes spйcifiques principes individuants, selon que la nature de l'espиce
est reзue et individuйe dans la matiиre[clxviii] [5]. Pareillement l'humanitй n'est-elle pas
l'кtre de l'homme. Mais dans les
substances sйparйes, parce qu'elles sont immatйrielles, la nature spйcifique
n'est pas reзue en quelque matiиre individuante, mais elle est la nature
elle-mкme subsistant par soi. C'est pourquoi il n'y a pas en elle d'altйritй
entre ce qui a la quidditй et la quidditй elle-mкme; mais cependant autre est
en elle l'кtre et autre la quidditй.
Mais Dieu est son кtre subsistant.
C'est pourquoi en connaissant les quidditйs matйrielles nous ne pouvons
connaоtre les substances sйparйes, et de mкme les substances sйparйes ne
peuvent, par la connaissance de leur substance, connaоtre l'essence divine.
11. Par le fait que les impressions des substances
sйparйes sont reзues dans l'вme sйparйe de faзon dйficiente, il ne suit pas
qu'elle ne puisse les connaоtre en aucune faзon, mais qu'elle les connaоt
imparfaitement.
Objections:1. Il semble que non. Ainsi que le dit Augustin[clxix] [1], les dйmons connaissent beaucoup de
choses par suite d'une longue expйrience qu'йvidemment l'вme n'a pas peu aprиs
avoir йtй sйparйe. Puisque le dйmon est d'un intellect plus perspicace que
l'вme, parce que les donnйes naturelles demeurent chez eux claires et lucides,
comme le dit Denys dans les Noms divins[clxx] [2], il semble donc que l'вme sйparйe ne
connaisse pas toutes les rйalitйs naturelles.
2. Lors de leur union au corps, les вmes ne
connaissent pas toutes les rйalitйs naturelles. Si donc les вmes sйparйes les
connaissent toutes, il semble que c'est aprиs sйparation qu'elles acquiиrent
une connaissance de cette ampleur. Mais certaines вmes ont acquis en cette vie
la science de quelques unes des choses naturelles. Donc aprиs sйparation elles
auront une double science de ces mкmes choses, l'une acquise ici, l'autre lа,
ce qui paraоt impossible, car deux formes d'une mкme espиce n'existent pas dans
le mкme sujet.
3. Aucun pouvoir fini ne peut dominer des rйalitйs
infinies. Or le pouvoir de l'вme est fini, car son essence est finie. Elle ne
peut donc dominer des rйalitйs infinies. Mais les rйalitйs naturelles connues
sont infinies, car les espиces des nombres et des figures et des proportions
le sont. Donc l'вme sйparйe ne connaоt pas toutes les rйalitйs naturelles.
4. Toute connaissance se fait par l'assimilation du
connaissant et du connu. mais il semble impossible que l'вme sйparйe, йtant
immatйrielle, soit assimilйe aux choses naturelles, puisque celles-ci sont
matйrielles. Il est donc impossible que l'вme sйparйe connaisse les rйalitйs
naturelles.
5. L'intellect possible se rapporte aux intelligibles
comme la matiиre premiиre aux sensibles. Or la matiиre premiиre, sous un
unique rapport, n'est rйceptrice que d'une forme unique. Donc, comme
l'intellect possible sйparй n'est apte qu'а un mode unique de rйfйrence[clxxi] [3], puisqu'il n'est pas tirй par les sens а
divers [objets], il semble qu'il ne puisse recevoir qu'une unique forme; et
ainsi il ne peut connaоtre toutes les formes naturelles, mais rien qu'une
seule.
6. Les choses qui sont spйcifiquement diverses ne
peuvent кtre unies et rendues semblables au mкme selon la nature spйcifique. Or
la connaissance se fait par assimilation de l'espиce intelligible. Donc une
seule вme sйparйe ne peut connaоtre toutes les rйalitйs naturelles,
puisqu'elles sont diverses selon la nature spйcifique.
7. Si les вmes sйparйes connaissent toutes les
rйalitйs naturelles, il faut qu'elles aient en elles les formes qui en sont les
similitudes. Ou bien similitude seulement quant aux genres et aux espиces: et
alors elles ne connaissent pas les individus ni par consйquent toutes les
rйalitйs naturelles, parce que ce qu'il y a de plus йvident dans la nature, ce
sont les individus; ou bien encore similitude quant aux individus, et alors,
comme les choses individuelles sont infinies, il s'ensuivrait que leurs
similitudes seraient infinies, ce qui paraоt impossible. Donc l'вme sйparйe ne
connaоt pas toutes les rйalitйs naturelles.
8. Il a йtй dit que dans l'вme sйparйe il y a
seulement similitude des genres et des espиces, mais qu'en les appliquant aux
singuliers, elle peut connaоtre les singuliers. En sens contraire: l'intellect
ne peut appliquer la connaissance universelle en sa possession qu'aux
particuliers qu'il a dйjа apprйhendйs: car si je sais que toute mule est
stйrile, je ne puis appliquer mon savoir qu'а cette mule que je connais. La
connaissance des particuliers prйcиde naturellement l'application de
l'universel au particulier: en effet une application de ce genre ne peut кtre
la cause de la connaissance des particuliers. Et ainsi les particuliers
demeureront ignorйs de l'вme sйparйe.
9. Partout oщ il y a connaissance, il y a relation
ordonnant le connaissant au connu. Mais les вmes des damnйs ne sont nullement
ordonnйes: il est dit en effet en Job qu'il n'y a lа, c'est-а-dire en enfer, aucun
ordre mais un horrible dйsordre. Donc pour le moins, les вmes des damnйs ne
connaissent pas les rйalitйs naturelles.
10. Augustin dit dans le livre Des soins а apporter aux morts[clxxii] [4] que les вmes des morts sont lа oщ ils ne
peuvent en rien savoir ce qui se passe ici. Or les rйalitйs naturelles se
passent ici. Donc les вmes des morts ne connaissent pas les rйalitйs
naturelles.
11. Tout ce qui est en puissance est mis en acte par
ce qui est en acte. Or il est manifeste que l'вme humaine, tant qu'elle est
unie au corps, est en puissance au regard ou de toutes, ou de plusieurs des
choses qui peuvent naturellement кtre sues: car elle ne sait pas toutes les choses
en acte. Donc si aprиs la sйparation, elle connaоt toutes les choses
naturelles, il faut qu'elle soit mise en acte par quelque agent. Or celui-ci ne
peut кtre que l'intellect agent par lequel sont produits tous les
intelligibles, comme il est dit dans le De
anima[clxxiii] [5]. Mais par l'intellect agent [l'вme
humaine] ne peut кtre mise en acte de tous les intelligibles qu'elle ne connaоt
pas: en effet le Philosophe[clxxiv] [6] compare l'intellect agent а la lumiиre et
les images aux couleurs; or la lumiиre ne suffit pas а rendre la vue en acte de
tous les visibles, si les couleurs font dйfaut. Donc l'intellect agent ne
pourra pas rendre l'intellect possible en acte au regard de tous les
intelligibles, puisque les images ne peuvent se prйsenter а l'вme sйparйe: en
effet elles n'existent que dans les organes corporels.
12 . On disait que l'вme humaine n'est pas mise en acte de toutes les
rйalitйs naturellement connaissables par l'intellect agent, mais par quelque
substance supйrieure. En sens contraire: chaque fois que quelque chose est mise
en acte par un agent extйrieur qui n'est pas de son genre, une telle opйration
n'est pas naturelle: par ex. si un malade est guйri par l'art ou par une force
divine, la guйrison sera artificielle ou miraculeuse, mais non pas naturelle;
car naturelle elle ne l'est que lorsque la guйrison se fait en vertu d'un
principe intrinsиque. Or l'agent propre et connaturel au regard de l'intellect
possible, c'est l'intellect agent. Si donc l'intellect possible est mis en acte
par quelque agent supйrieur et non par l'intellect agent, la connaissance dont
nous parlons maintenant ne sera pas naturelle, et donc ne s'exercera pas chez
toutes les вmes sйparйes qui, elles, n'ont en commun que leur nature propre.
13. Si l'вme sйparйe est mise en acte de toutes les [formes]
naturellement intelligibles, ce sera ou par Dieu, ou par un ange. Or ce n'est
pas par un ange, semble-t-il, parce que l'ange n'est pas cause de la nature
mкme de l'вme et, par consйquent, la connaissance naturelle de l'вme ne semble
par provenir de l'action de l'ange. Pareillement, il ne semble pas convenable
que les вmes des damnйs reзoivent de Dieu aprиs la mort une si grande
perfection qu'elles connaissent toutes les rйalitйs naturelles. Donc en aucune
faзon il ne semble que l'вme sйparйe connaisse toutes les rйalitйs naturelles.
14. La perfection ultime de ce qui n'existe encore
qu'en puissance est d'кtre mis en acte relativement а toutes les choses
auxquelles il est en puissance. Mais l'intellect possible humain n'est
naturellement en puissance que de tous les intelligibles naturels, c'est-а-dire
qui peuvent кtre connus d'une connaissance naturelle. Si donc l'вme sйparйe
connaоt toutes les rйalitйs naturelles, il semble que toute вme sйparйe tienne,
du seul fait de la sйparation, son ultime perfection, qui est la fйlicitй. Sont
donc vaines les aides apportйes pour atteindre а la fйlicitй, si la seule
sйparation du corps peut l'accorder а l'вme, ce qui ne paraоt pas convenir.
15. La consйquence du savoir, c'est la dйlectation. Si
donc toutes les вmes sйparйes connaissent toutes les rйalitйs naturelles, il
semble que les вmes des damnйs jouissent de la plus grande joie, ce qui paraоt
inconvenant.
16. Sur cette parole d'Isaпe: "Abraham ne nous a
pas connus" (Is. 63,16), la Glose dit: "les
morts ne savent pas, fussent-ils des saints, ce que font les vivants, mкme pas
leurs fils". Mais tout ce qui se fait entre les vivants sont choses
naturelles. Donc les вmes sйparйes ne connaissent pas toutes les rйalitйs
naturelles.
En sens contraire:1. L'вme sйparйe connaоt les substances sйparйes.
Mais dans les substances sйparйes sont les espиces intelligibles de toutes les
rйalitйs naturelles, Donc l'вme sйparйe connaоt toutes les rйalitйs
naturelles.
2. On disait qu'il est pas nйcessaire que celui qui
voit la substance sйparйe voit toutes les espиces qui sont dans son intellect. En
sens contraire: Grйgoire dit: " Que ne voient pas ceux qui voient celui
qui voit toutes choses?"[clxxv] [7]. Donc ceux qui voient Dieu voient ce que
Dieu voit. Donc, par la mкme raison, ceux qui voient les anges voient ce que
les anges voient.
3. L'вme sйparйe connaоt la substance sйparйe en tant
qu'intelligible; en effet elle ne la voit pas par la vue corporelle. Or de mкme
qu'est intelligible la substance sйparйe, de mкme l'espиce intelligible qui
est en son intellect. Donc l'вme sйparйe non seulement connaоt la substance
sйparйe, mais encore les espиces intelligibles existant en elle.
4. L'objet d'intellection en acte est forme du sujet
connaissant et ne fait qu'un avec lui. Si donc l'вme sйparйe connaоt une
substance sйparйe ayant l'intelligence de toutes les rйalitйs naturelles, il
semble qu'elle connaisse elle-mкme toutes les rйalitйs naturelles.
5. Qui connaоt le plus intelligible, connaоt aussi le
moins intelligible, comme il est dit dans le De anima[clxxvi] [8]. Si donc l'вme sйparйe connaоt les
substances sйparйes, qui sont trиs intelligibles, comme on l'a dit plus haut,
il s'ensuit, semble-t-il, qu'elle connaisse tous les autres intelligibles.
6. Si une chose est en puissance а diverses
possibilitйs, elle est mise en acte а toutes celles-ci par un principe actif
qui les possиde toutes en acte: par ex. la matiиre, qui est en puissance
chaude et sиche, devient en acte chaude et sиche par le feu. Mais l'intellect
possible de l'вme sйparйe est en puissance а tous les intelligibles; or le
principe actif dont il reзoit l'influence, а savoir la substance sйparйe, est
en acte au regard de tous ceux-lа. Donc, ou bien il fait passer l'вme de la
puissance а l'acte par rapport а tous ces intelligibles, ou bien il ne le fait
par rapport а aucun. Mais il est manifeste que la seconde hypothиse ne joue
pas, car les вmes sйparйes connaissent certaines choses qu'elles n'ont pas
connues ici-bas. C'est donc par rapport а toutes les rйalitйs naturelles
intelligibles que l'вme sйparйe fait acte d'intelligence.
7. Denys dit dans les Noms divins[clxxvii] [9] que chez les йtants
supйrieurs sont les exemplaires des infйrieurs. Or les substances sйparйes sont
supйrieures aux choses naturelles. Elles sont donc exemplaires des choses
corporelles; et ainsi les вmes sйparйes, par l'observation des substances
sйparйes, connaissent, semble-t-il, toutes les rйalitйs naturelles.
8. Les вmes sйparйes connaissent les choses par des
formes infuses. Mais les formes infuses sont dites formes de l'ordre de
l'univers. Donc les вmes sйparйes connaissent tout l'ordre de l'univers; et
ainsi connaissent-elles toutes les rйalitйs naturelles.
9. Tout ce qui est dans la nature infйrieure se
retrouve en totalitй dans la supйrieure. Mais l'вme sйparйe est supйrieure aux
choses corporelles. Donc toutes les rйalitйs naturelles sont d'une certaine
faзon dans l'вme, donc elle connaоt toutes les rйalitйs naturelles.
10. Ce qui est racontй de Lazare et du riche n'est pas
une parabole, mais une histoire rйelle, au dire de Grйgoire[clxxviii] [10], ce qui ressort du fait que la personne
est nommйe par son nom. Or il est dit que le riche situй dans l'enfer connaоt
Abraham qu'auparavant il ne connaissait pas. Donc, pour la mкme raison, les
вmes sйparйes, y compris celles des damnйs, connaissent certaines choses
qu'elles n'ont pas connues en ce monde, et il semble ainsi qu'elles connaissent
toutes les rйalitйs naturelles.
Rйponse: En un sens, l'вme sйparйe connaоt toutes les
rйalitйs naturelles, mais non pas absolument. Pour le montrer, il faut
considйrer que l'ordre des choses entre elles est tel que tout ce que l'on
trouve dans la nature infйrieure, se retrouve en plus йminent dans la nature
supйrieure; ainsi, les qualitйs qui sont dans les individus soumis а gйnйration
et corruption, se trouvent sous un mode plus noble dans les corps cйlestes
comme en leurs causes universelles: en effet le chaud et le froid et autres [qualitйs]
de ce genre sont dans les natures infйrieures comme des qualitйs et formes
particuliиres alors qu'elles sont dans les corps cйlestes comme des forces universelles,
d'oщ elles sont dйrivйes dans les infйrieurs. Pareillement tout ce qui se
trouve dans la nature corporelle se retrouve en plus йminent dans la nature
intellectuelle: en effet, les formes des rйalitйs corporelles sont en
celles-ci matйriellement et particuliиrement, en revanche elles sont dans les
substances intellectuelles immatйriellement et sous un mode universel; c'est
pourquoi il est dit dans le livre Decausis[clxxix] [11] que chaque Intelligence est pleine de
formes. Plus avant: toute perfection prйsente dans la nature est plus йminente
en Dieu mкme: dans les crйatures les formes des choses sont dйmultipliйes et
divisйes, mais elles sont en Dieu ramenйes а la simplicitй et l'unitй. Ce
triple кtre des choses est signifiй
dans la Genиse par le fait d'кtre
exprimй d'une triple faзon dans la production des choses. Car Dieu a dit
premiиrement: "qu'il y ait un firmament", par quoi on entend que l'кtre des choses est dans le Verbe.
Deuxiиmement, il est dit: "et Dieu fit le firmament", et par lа on
entend que l'кtre du firmament est
dans l'intelligence angйlique. Troisiиmement, il est dit: "et il en fut
ainsi", et par lа on entend que l'кtre
du firmament est dans sa nature propre, comme l'expose Augustin[clxxx] [12]. Il en va pareillement des autres crйatures.
Au surplus, de mкme que les choses dйcoulent de la sagesse divine pour
subsister dans leur nature propre, de mкme les formes des choses dйcoulent de
la mкme sagesse dans les substances intellectuelles oщ elles leur
permettraient de connaоtre les choses.
De lа faut-il considйrer que le mode par lequel quelque chose relиve de la
perfection de la nature est le mode par lequel elle appartient а la perfection
intelligible. Car les singuliers ne relиvent pas de la perfection de la nature
pour eux-mкmes mais pour une autre [fin]: pour que soit sauvйes les espиces, а
quoi tend la nature. En effet la nature tend а engendrer l'homme, non cet homme (c'est-а-dire en tant que
l'homme ne peut кtre sauf а кtre cet
homme). De lа vient que le Philosophe dit, au livre Des animaux[clxxxi] [13],
que dans l'assignation
des causes concernant les accidents de l'espиce il nous faut revenir а la cause
finale; en revanche, concernant les accidents de l'individu, а la cause
efficiente ou matйrielle -comme si ce qui relиve uniquement de l'espиce йtait
de l'intention de la nature. C'est pourquoi connaоtre les espиces des choses
appartient а la perfection intelligible, mais non la connaissance des
individus, sauf peut-кtre par accident.
Cette perfection intelligible, bien qu'elle soit prйsente а toutes les
substances intellectuelles, elle ne l'est pas cependant de la mкme faзon. Car
dans les substances supйrieures les formes intelligibles sont davantage
unifiйes et universelles; dans les infйrieures en revanche elles sont davantage
dйmultipliйes et moins universelles dans la mesure oщ elles s'йloignent davantage
d'un premier unique et simple et s'approchent de la particularitй des choses
matйrielles. Cependant, parce que dans les substances supйrieures la capacitй
d'intellection est plus vigoureuse, elles obtiennent la perfection intelligible
en un petit nombre de formes universelles pour connaоtre la nature des chose
jusque dans leurs dйterminations ultimes. Or, а supposer que dans les
substances infйrieures les formes fussent non moins universelles que dans les
supйrieures, du fait qu'elles ont une moindre capacitй intellective, elles ne
tireraient pas des formes de ce genre l'ultime perfection intelligible pour
connaоtre les choses jusque dans les dйterminations indivisibles, mais leur
connaissance demeurerait dans une certaine universalitй et confusion, signe
d'une connaissance imparfaite. Il est manifeste en effet que l'intellect aura
йtй d'autant plus efficace, qu'il aura pu rassembler le multiple dans le peu:
le signe en est que pour les gens frustres et lents il faut tout exposer en
dйtail et venir aux singuliers par des exemples particuliers.
Il est manifeste que l'вme humaine est la plus humble parmi toutes les
substances intellectuelles. Par suite sa capacitй naturelle est de recevoir
les formes des choses conformйment aux choses matйrielles. Et ainsi l'вme
humaine est unie au corps afin de recevoir selon l'intellect possible les
espиces intelligibles tirйes des choses matйrielles. Il n'y a pas en elle de
capacitй naturelle pour penser supйrieure а celle qui, selon les formes de la
nature ainsi dйterminйes, la rend parfaite dans la connaissance intelligible.
Et c'est pourquoi la lumiиre intelligible а laquelle elle participe,
c'est-а-dire l'intellect agent, a pour opйration de rendre en acte les espиces
intelligibles de ce genre.
Ainsi, tant que l'вme est unie au corps, elle a, de par son union mкme au
corps, le regard tournй vers les [substances] infйrieures, desquelles elle
reзoit les espиces intelligibles proportionnйes а sa capacitй intellectuelle
et c'est ainsi qu'elle s'accomplit en [matiиre de] science. Mais lorsqu'elle
aura йtй sйparйe du corps, elle aura le regard tournй vers les [substances]
supйrieures, d'oщ elle reзoit les espиces intelligibles universelles. Et bien
que celles-ci soient reзues en elle-mкme d'une faзon moins universelle qu'elles
ne le sont dans les substances supйrieures, cependant l'efficacitй de sa
capacitй intellectuelle n'est pas si grande que par la connaissance des espиces
intelligibles de ce genre elle puisse atteindre а une connaissance parfaite, en
discernant chaque rйalitй d'une faзon spйciale et dйterminйe, mais [en opйrant]
seulement dans une certaine gйnйralitй et confusion, comme lorsque les choses
sont connues dans les principes universels. Cette connaissance, les вmes
sйparйes l'acquiиrent subitement, par mode d'infusion, et non successivement,
par mode d'instruction, comme l'affirme Origиne[clxxxii] [14].
Ainsi donc il faut dire que les вmes sйparйes connaissent toutes les
rйalitйs naturelles d'une connaissance naturelle sous un mode universel, mais
non pas chaque chose de faзon spйciale. Mais au sujet de la connaissance que
les вmes des saints ont par grвce, c'est une autre question, car selon cette
connaissance, elles йgalent les anges, pour autant qu'elles voient toutes
choses dans le Verbe.
Solutions aux deux sйries d'objections:
1. D'aprиs Augustin[clxxxiii] [15] les dйmons disposent d'une triple
connaissance des choses. Les unes sont connues par rйvйlation des bons anges, а
savoir celles qui sont au dessus de la connaissance naturelle, comme les
mystиres du Christ et de l'Eglise, et autres choses de ce genre; les autres par
la pйnйtration de leur propre intellect, а savoir celles qui sont naturellement
connaissables; les autres enfin par une expйrience de longue durйe, а savoir
les йvйnements des futurs contingents dans les [affaires] singuliиres.
lesquels n'appartiennent pas par soi а la connaissance intelligible, comme on
l'a dit (il n'est donc pas question de cette derniиre connaissance).
2. Chez ceux qui ont acquis en cette vie la science
de quelques unes des choses naturelles susceptibles d'кtre connues, demeure une
connaissance dйterminйe dans sa spйcificitй de ce qui a йtй acquis en ce monde,
mais des autres une connaissance universelle et confuse. Par consйquent la
science prйcйdemment acquise ne leur sera pas inutile. Et il n'y a pas d'inconvйnient
а ce que l'une et l'autre science des mкmes choses connaissables soient prйsentes,
puisque l'une et l'autre ne relиve pas du mкme point de vue.
3. Cette objection ne relиve pas de notre propos,
parce que nous n'affirmons pas que l'вme sйparйe connaоt toutes les rйalitйs
naturelles jusqu'en leur spйcificitй; c'est pourquoi l'infinitй des espиces
propres aux nombres, figures et proportions ne rйpugne pas а leur connaissance.
Mais parce que le raisonnement pourrait argumenter contre la connaissance
angйlique, il faut dire que les espиces des figures et des nombres et autres
choses de ce genre ne sont pas infinies en acte, mais en puissance seulement.
Et il n'y a pas d'inconvйnient а ce que la capacitй de la substance
intellectuelle finie s'йtende а des infinis de ce genre, parce que la capacitй
d'intellection est d'une certaine faзon infinie (en tant qu'elle n'est pas
limitйe par la matiиre); c'est par lа qu'elle peut connaоtre l'universel qui
est en quelque sorte infini en tant qu'il appartient а sa raison de contenir
virtuellement les infinis.
4. Les formes des choses matйrielles sont dans les
substances immatйrielles sous un mode immatйriel. C'est ainsi que
l'assimilation entre les unes et les autres se fait quant aux raisons des
formes, non quant а leur mode d'кtre.
5. La matiиre ne se rapporte aux formes que de deux
faзons: ou bien en puissance pure, ou bien en acte pur, parce que les formes
naturelles, aussitфt qu'elles sont dans la matiиre, ont leurs opйrations, sauf
empкchement -c'est ainsi, parce que la forme naturelle ne se rapporte qu'а une
seule opйration dйterminйe. C'est pourquoi, aussitфt que la forme du feu est dans
la matiиre, elle le meut vers le haut. Quant а l'intellect possible, il se
rapporte aux espиces intelligibles d'une triple faзon: tantфt en puissance
pure, par ex. avant d'apprendre; tantфt en acte pur, quand il considиre en
acte; tantфt sur un mode intermйdiaire, quand la science est а l'йtat d'habitus
et non en acte. La forme intellective se compare donc а l'intellect possible
comme la forme naturelle а la matiиre premiиre, pour autant qu'elle est connue
en acte, et non pas sous mode d'habitus. De lа vient que de mкme que la matiиre
premiиre n'est informйe dans le mкme temps et la mкme fois que par une forme
unique, de mкme l'intellect n'a pour objet d'intellection qu'un unique
intelligible; il peut cependant savoir de multiples choses sous mode d'habitus.
6. A
la substance d'une sujet connaissant, une chose peut кtre assimilйe de deux
faзons: ou bien selon l'кtre naturel, et ainsi ne lui sont pas assimilйes des
rйalitйs spйcifiquement diverses puisque cette substance est spйcifiquement
une; ou bien selon l'кtre intelligible, et ainsi, selon les diverses espиces
intelligibles qu'elle a, peuvent lui кtre assimilйes diverses rйalitйs selon
l'espиce.
7. Les вmes sйparйes connaissent non seulement les
espиces intelligibles mais les individus; non pas tous cependant, mais
quelques uns; et ainsi il ne faut pas qu'il y ait en elles des espиces en
nombre infini.
8. L'application de la connaissance universelle aux
singuliers n'est pas la cause de la connaissance des singuliers, elle la suit.
Comment l'вme sйparйe connaоt les singuliers, la question sera posйe plus loin.
9. Puisque le bien consiste dans le mode, l'espиce et
l'ordre au dire d'Augustin dans le livre Dela nature du bien[clxxxiv] [16],
pour autant que l'on
trouve en quelque chose de l'ordre, pour autant on y trouve du bien. Or chez
les damnйs il n'y a pas le bien de la grвce mais de la nature; aussi n'y a-t-il
pas l'ordre de la grвce mais de la nature, laquelle suffit а une connaissance
de ce type.
10. Augustin parle des singuliers qui arrivent en ce monde,
au sujet desquels il est dit qu'ils n'appartiennent pas а la connaissance des
intelligibles.
11. L'intellect possible ne peut кtre portй en acte а
la connaissance de toutes les rйalitйs naturelles par la seule lumiиre de
l'intellect agent, mais par une substance supйrieure oщ la connaissance de
toutes les rйalitйs naturelles est prйsente en acte. Et si, а bien considйrer
le problиme, l'intellect agent, selon ce que le Philosophe enseigne[clxxxv] [17], n'actualise pas directement l'intellect
possible, mais plutфt les images qu'il rend intelligibles en acte, images par
lesquelles l'intellect possible passe а l'acte quand son regard incline, en
raison de son union au corps, vers les choses infйrieures. Et pour la mкme
raison, quand son regard se porte vers les rйalitйs supйrieures а cause de la
sйparation d'avec le corps, il est mis en acte par les espиces intelligibles
qui, en acte dans la substance supйrieure, exercent quasiment la causalitй
d'un agent propre, et ainsi une telle connaissance reste naturelle.
12. La solution vaut pour l'objection 12.
13. Les вmes sйparйes reзoivent ce type de perfection
de Dieu par la mйdiation des anges. En effet, bien que la substance de l'вme
soit crййe immйdiatement par Dieu, cependant les perfections intelligibles
proviennent de Dieu dans l'вme par la mйdiation des anges, non seulement les
naturelles mais encore celles qui ressortissent aux aides de la grвce, comme il
apparaоt chez Denys dans la Hiйrarchie
cйleste[clxxxvi] [18].
14. L'вme sйparйe, ayant une connaissance universelle
des rйalitйs naturelles susceptibles d'кtre connues, n'atteint pas а la
perfection de l'acte, parce que connaоtre quelque chose de faзon universelle,
c'est la connaоtre en puissance: c'est pourquoi elle n'atteint pas а la fйlicitй
mкme naturelle. Par consйquent, les autres aides par lesquelles elle parvient а
la bйatitude, ne sont pas superflues.
15. Les damnйs s'attristent mкme de ce bien qu'est
leur connaissance, en tant qu'ils savent qu'ils sont destituйs au bien suprкme,
а quoi ils йtaient ordonnйs par les autres biens.
16. La Glose parle des choses particuliиres qui
n'appartiennent pas а la perfection intelligible, comme on l'a dit.
Solutions des objections contraires:
1. L'вme sйparйe ne comprend pas parfaitement la
substance sйparйe; et ainsi il s'en faut qu'elle connaisse tout cela dont elle
a en elle-mкme la similitude intelligible.
2. La parole de Grйgoire est vraie quant а
l'efficience de l'objet intelligible que Dieu est, pour autant que cet objet
reprйsente de soi tous les intelligibles. Il n'est cependant pas nйcessaire
que quiconque voit Dieu sache tout ce que lui-mкme connaоt, sinon il le comprendrait
comme lui-mкme se comprend.
3. Les espиces qui sont dans l'intellect de l'ange
sont intelligibles pour l'intellect dont elles sont les formes, non pour
l'intellect de l'вme sйparйe.
4. Bien que l'objet d'intellection soit la forme de
la substance intelligente, il ne faut pas cependant que l'вme sйparйe, faisant
intellection de la substance sйparйe, connaisse ce mкme objet d'intellection [de
faзon identique а celle de la substance sйparйe], parce qu'elle n'en pas une
comprйhension exhaustive.
5. Bien que l'вme sйparйe connaisse en quelque faзon
les substances sйparйes, il ne s'ensuit pas cependant qu'elle connaisse
parfaitement toutes les autres rйalitйs, car elle ne connaоt pas parfaitement
les substances sйparйes elles-mкmes.
6. L'вme sйparйe est mise en acte de toutes les
rйalitйs intelligibles naturelles imparfaitement, mais sous un mode universel,
comme on l'a dit.
7. Bien que les substances sйparйes soient en quelque
sorte [causes] exemplaires de toutes les rйalitйs naturelles, il ne s'ensuit
pas cependant que, une fois connues, toutes les rйalitйs le soient, sinon les
substances sйparйes seraient elles-mкmes parfaitement comprises.
8. L'вme sйparйe connaоt les formes intelligibles
infuses, lesquelles ne sont pas cependant les formes spйcifiques de l'ordre de
l'univers, comme dans les substances supйrieures, mais seulement les formes en
gйnйral, comme on l'a dit.
9. Les choses naturelles sont en quelque faзon et
dans les substances sйparйes et dans l'вme, mais dans les substances sйparйes
en acte, dans l'вme en puissance, pour autant qu'elle est en puissance
d'intellection de toutes les formes naturelles.
10. L'вme d'Abraham йtait une substance sйparйe; c'est
pourquoi l'вme du riche pouvait la connaоtre, au mкme titre que les autres
substances sйparйes.
Objections:1. Il semble que oui, parce que les puissances de
l'вme ou bien sont identiques а son essence, ou bien en sont les propriйtйs
naturelles. Or ni les [dйterminations] essentielles ne peuvent кtre sйparйes
d'une chose (tant que la chose demeure), ni ses propriйtйs naturelles. Donc
dans l'вme sйparйe demeurent les puissances sensibles.
2. Il a йtй dit qu'elles demeurent en elle а titre de
racine. En sens contraire: кtre en un sujet а titre de racine, c'est кtre en
lui а titre de principe: c'est-а-dire кtre en lui virtuellement et non en acte.
Or s'agissant des [dйterminations] essentielles d'une chose et de ses
propriйtйs naturelles, il faut qu'elles soient en elle en acte, et pas
seulement virtuellement. Donc les puissances sensitives demeurent dans l'вme
sйparйe.
3. Augustin dit au livre De l'esprit et de l'вme [clxxxvii] [1] que l'вme qui se retire du corps entraоne
avec elle le sens et l'imagination, le concupiscible et l'irascible, qui sont
dans la partie sensitive. Donc les puissances sensitives demeurent dans l'вme
sйparйe.
4. Le tout а qui font dйfaut quelques unes de ses
parties, n'est pas complet. Or les puissances sensitives sont des parties de
l'вme. Si donc elles n'йtaient pas dans l'вme sйparйe, celle-ci ne serait pas
complиte.
5. De mкme que l'homme est homme par la raison et
l'intellect, de mкme l'animal par la sensibilitй: le rationnel est la
diffйrence constitutive de l'homme, et la sensibilitй celle de l'animal. Si
donc la sensibilitй n'est pas la mкme, l'animal ne sera pas le mкme. Or si les
puissances sensitives ne demeurent pas dans l'вme sйparйe, il n'y aura pas une
mкme sensibilitй dans l'homme ressuscitй, qui est maintenant, parce que ce qui
disparaоt dans le nйant ne peut resurgir en йtant le mкme en nombre. Donc
l'homme qui ressuscite ne sera pas le mкme animal, ni par consйquent le mкme
homme, ce qui va contre ce qui est dit dans Job: "Celui que je verrai,
c'est moi qui le verra", et cetera Job (19, 27).
6. Augustin dit[clxxxviii] [2] des affections que les вmes souffrent en
enfer, qu'elles sont presque semblables aux visions des dormeurs, c'est-а-dire
selon la similitude des rйalitйs corporelles. Or des visions de ce type sont
pour les dormeurs fonction de l'imagination, qui relиve de la partie sensitive.
Donc les puissances sensitives sont dans l'вme sйparйe.
7. Il est manifeste que la joie est dans le
concupiscible et la colиre dans l'irascible. Or dans les вmes sйparйes des bons
existe la joie et dans celles des mauvais la douleur et la colиre, chez ces
derniиres en effet "pleurs et grincements de dents" (Mt. 8,12). Donc
puisque le concupiscible et l'irascible sont dans la partie sensitive, ainsi
que le dit le Philosophe[clxxxix] [3], il semble que les puissances sensitives
soient dans l'вme sйparйe.
8. Denys dit[cxc] [4] que le mal des dйmons, c'est une fureur
irrationnelle, une concupiscence dйmente, une imagination perverse. Or tout
cela appartient aux puissances sensitives. Donc les puissances sensitives
existent chez les dйmons, а plus forte raison dans les вmes sйparйes.
9. Augustin dit[cxci] [5] que l'вme sent certaines choses sans le
corps, а savoir la joie et la tristesse. Or ce qui convient а l'вme sans le
corps convient а l'вme sйparйe. Donc la sensibilitй est dans l'вme sйparйe.
10. Il est dit dans le livre De causis[cxcii] [6] qu'en toute вme sont les choses
sensibles. Or celles-ci sont senties par le fait d'кtre dans l'вme. Donc l'вme
sйparйe sent le choses sensibles; et ainsi la sensibilitй existe en elle.
11. Grйgoire dit[cxciii] [7] que le rйcit du Seigneur en Luc 16, 23 -31,
au sujet du riche et de Lazare, n'est pas une parabole mais une histoire vraie.
Or il est dit que le riche placй en enfer, et sans nul doute en tant qu'вme
sйparйe, vit et entendit Abraham lui parler. Donc son вme sйparйe a vu et
entendu, et ainsi la sensibilitй est en elle.
12. Concernant les choses qui sont identiques selon
l'кtre et la substance, l'une ne peut кtre sans l'autre. Or l'вme sensible et
la rationnelle sont identiques selon l'кtre et la substance. Il est donc
impossible que la sensibilitй ne demeure pas dans l'вme rationnelle.
13. Ce qui disparaоt dans le nйant ne peut resurgir
identique en nombre. Or si les puissances sensitives ne demeurent pas dans
l'вme sйparйe, il faut qu'elles disparaissent dans le nйant. Elles ne seront
donc pas а la rйsurrection les mкmes numйriquement; et ainsi, puisque les puissances
sensibles sont les actes des organes, les organes non plus ne seront pas les
mкmes numйriquement, ni l'homme tout entier ne sera le mкme numйriquement -ce
qui ne convient pas.
14. Rйcompense et peine correspondent au mйrite et au
dйmйrite. Mais le mйrite et le dйmйrite de l'homme consiste dans la plupart des
cas dans les actes des puissances sensitives, soit que nous suivions les
passions, soit que nous les refrйnions. Donc la justice semble exiger que les
actes des puissances sensitives soient dans les вmes sйparйes qui sont
rйcompensйes ou punies.
15. La puissance n'est rien d'autre que le principe de
l'action ou de la passion. Or l'вme est principe des opйrations sensitives.
Donc les puissances sensitives sont dans l'вme comme en leur sujet; et ainsi il
est impossible qu'elles ne demeurent pas dans l'вme sйparйe, puisque les
accidents dйpourvus de contrariйtй ne se corrompent pas par la corruption du
sujet.
16. La mйmoire est dans la partie sensitive selon le
Philosophe[cxciv] [8]. Mais la mйmoire est dans l'вme sйparйe;
ce qui est йvident par le fait qu'Abraham dit au riche banqueteur:
"souviens-toi que tu as reзu les biens dans ta vie" (Luc 16, 25).
Donc les puissances sensitives sont dans l'вme sйparйe.
17. Les vertus et les vices demeurent dans les вmes
sйparйes. Mais certaines vertus et vices sont dans la partie sensitive. Le
Philosophe dit en effet dans les Ethiques[cxcv] [9] que la tempйrance et la force relиvent
des parties irrationnelles. Donc les puissances sensitives demeurent dans
l'вme sйparйe.
18. Des morts qu'on dit ressuscitйs, on lit dans
plusieurs histoires des saints qu'ils racontent avoir vu certaines visions
imagйes, par ex. des maisons, champs, fleurs et autres. Donc les вmes sйparйes
usent de l'imagination, qui est dans la partie sensitive.
19. Le sens aide la connaissance intellective, car а
qui fait dйfaut un seul sens, fait dйfaut l'une des sciences. Mais la
connaissance sera plus parfaite dans l'вme sйparйe que dans l'вme jointe au corps.
Donc les sens lui seront d'autant plus prйsents.
20. Le Philosophe dit dans le De anima[cxcvi] [10] que si un vieillard reзoit l'њil d'un
jeune homme, il verra absolument comme un jeune. De lа il semble que la
dйbilitй des organes n'affecte pas les puissances sensitives. Donc а leur
destruction ces derniиres ne seront pas dйtruites; et ainsi il semble que les
puissances sensitives demeurent dans l'вme sйparйe.
En sens contraire:1. Le Philosophe dit dans le De anima[cxcvii] [11] en parlant de l'intellect que lui seul
est sйparй du reste comme le perpйtuel du corruptible. Donc les puissances
sensitives ne demeurent pas dans l'вme sйparйe.
2. Le Philosophe dit dans le livre Des animaux[cxcviii] [12] que les principes dont les opйrations ne
sont pas sans le corps, ne sont pas eux-mкmes pas sans le corps. Or les opйrations
des puissances sensitives ne sont pas sans le corps: elles s'exercent en effet
par les organes corporels. Donc les puissances sensitives ne sont pas sans le
corps.
3. Damascиne dit[cxcix] [13] qu'aucune chose n'est privйe de son
opйration propre. Si donc les puissances sensitives demeuraient dans l'вme
sйparйe, elles auraient leurs opйrations propres, ce qui est impossible.
4. Vaine est la puissance qui n'est pas portйe а
l'acte. Mais rien n'est en vain dans les opйrations de Dieu. Donc les
puissances sensitives ne demeurent pas dans l'вme sйparйe, lа oщ elles ne
peuvent кtre portйes а l'acte.
Rйponse: Les puissances de l'вme ne sont pas identiques а
son essence, ce sont des propriйtйs naturelles qui en dйcoulent, comme il
ressort des questions prйcйdentes. Or l'accident est corrompu de deux faзons.
Premiиrement par son contraire, ainsi le froid est-il corrompu par le chaud.
Secondement par la corruption de son sujet: en effet aucun accident ne peut
demeurer aprиs la corruption de son sujet. Donc quels que soient les accidents
ou formes n'ayant pas de contraire, ils ne sont dйtruits que par la destruction
du sujet. Or il est manifeste que rien n'est contraire aux puissances
sensitives. Donc pour chercher а savoir si les puissances sensitives sont corrompues
par la corruption du sujet ou demeurent dans l'вme sйparйe, il faut commencer
la recherche en considйrant quel est le sujet des puissances susdites. Or il
est manifeste que le sujet de la puissance doit кtre celui que l'on dit puissant
en raison de la puissance, car tout accident dйnomme son sujet. Or identique
est ce qui a la capacitй d'agir ou de pвtir et ce qui est agent ou patient.
C'est pourquoi il faut que soit sujet de la puissance cela qui est sujet de
l'action ou de la passion dont la puissance est principe. C'est ce que dit le
Philosophe au livre Du sommeil et de la
veille[cc] [14]: le sujet de la puissance est le sujet de
l'action.
Concernant les opйrations des sens, les opinions divergent. Platon soutient
que l'вme sensitive aurait par soi une opйration propre. Il soutient en effet
que l'вme, y compris la sensitive, se meut soi-mкme et qu'elle ne meut pas le
corps а moins de se mouvoir soi-mкme. Ainsi donc il y a dans le sentir une
double opйration: l'une par laquelle l'вme se meut soi-mкme, l'autre par
laquelle elle meut le corps. C'est pourquoi les Platoniciens dйfinissent la
sensation un mouvement de l'вme au moyen du corps. En raison de quoi certains
adeptes de cette position distinguent un double type d'opйrations de la partie
sensitive: les unes intйrieures par lesquelles l'вme sent en se mouvant
elle-mкme; les autres extйrieures, selon qu'elle meut le corps. Ils en
concluent un double type de puissances sensitives: celles qui sont dans l'вme
elle-mкme principes des actes intйrieurs, et celles-lа demeurent dans l'вme
sйparйe avec leurs actes, une fois le corps dйtruit; celles en revanche qui
sont principes des actes extйrieurs, qui sont а la fois dans l'вme et le
corps, et qui pйrissent а la disparition du corps.
Mais cette position ne peut tenir. Il est manifeste en effet que la faзon
d'opйrer suit la faзon d'кtre йtant. Ainsi, ceux qui ont l'кtre par soi opиrent
par soi, tels les individus substantiels. Mais les formes qui ne peuvent кtre
par soi et sont appelйes йtants pour autant que par
elles quelque chose est, n'ont pas leur opйration par soi, mais on les dit
opйrer en tant que par elles les sujets agissent. C'est ainsi que la chaleur
n'est pas le chaud, mais ce par quoi quelque chose est chaud, de telle sorte
qu'elle ne chauffe pas mais qu'elle est ce par quoi le chaud chauffe. Si donc
l'вme sensitive opйrait par soi, il s'ensuivrait qu'elle subsisterait par soi;
et ainsi, elle ne serait pas corrompue avec la corruption du corps. Par
consйquent mкme les вmes des bкtes seraient immortelles, ce qui est impossible.
Et pourtant Platon, dit-on, l'aurait concйdй.
Il est donc manifeste qu'aucune opйration de la partie sensitive ne peut
venir exclusivement de l'вme comme d'un sujet opйrateur, mais l'opйration
vient du composй par l'вme, de mкme que l'action de chauffer vient du chaud par
la chaleur. Donc le composй est celui qui voit, entend, et en gйnйral qui sent;
et c'est pourquoi le composй est celui qui peut voir, entendre et sentir, mais
par l'вme. Il est donc manifeste que les puissances de la partie sensitive
sont dans le composй comme dans leur sujet, mais sont issues de l'вme comme de
leur principe. Donc а la destruction du corps, les puissances sensitives sont
dйtruites mais demeurent dans l'вme comme en leur principe. Et c'est ce que dit
une autre opinion: les puissances sensitives demeurent dans l'вme sйparйe
seulement comme en leur racine.
Solutions:1. Les puissances sensitives ne sont pas de
l'essence de l'вme, elles en sont les propriйtйs naturelles, а savoir du
composй comme sujet, de l'вme comme principe.
2. Les puissances de ce genre sont dites demeurer
dans l'вme sйparйe comme en leur racine, non qu'elles y soient en acte, mais
parce que l'вme sйparйe garde un tel pouvoir, de telle sorte qu'elle pourrait, а
condition d'кtre unie au corps, causer а nouveau ces puissances dans le corps,
de mкme que la vie.
3. Nous n'avons pas а recevoir cette autoritй,
puisque ce livre contient dans son titre une erreur sur l'auteur: en effet il
n'est pas d'Augustin mais de quelqu'un d'autre. Cette autoritй pourrait
cependant кtre exposйe de la maniиre suivante: il serait dit que l'вme emporte
avec elle les puissances de ce genre sous un mode, non pas actuel, mais
virtuel.
4. Les puissances de l'вme ne sont pas des parties essentielles
ou intйgrales, mais potentielles, de telle sorte cependant que certaines
d'entre elles sont de soi immanentes а l'вme, tandis que les autres sont dans
le composй.
5. On parle de la sensibilitй sous deux aspects.
Premiиrement, elle signifie l'вme sensitive elle-mкme qui est le principe des
puissances de ce genre; et ainsi par la sensibilitй l'animal est animal par sa
forme propre: sous cet aspect, le "sensible" s'entend de la
sensibilitй pour autant qu'elle est la diffйrence constitutive de l'animal.
Secondement, la sensibilitй signifie la puissance sensitive elle-mкme, laquelle
йtant une propriйtй naturelle, comme on l'a dit, n'est pas constitutive de
l'espиce. Sous cet aspect, la sensibilitй ne demeure pas dans l'вme sйparйe;
mais sous le premier aspect, la sensibilitй demeure, car dans l'homme identique
est l'essence de l'вme sensible et de l'вme rationnelle. Aussi, rien n'empкche
que l'homme soit en ressuscitant un animal identique par le nombre: en effet,
pour que quelque chose soit identique par le nombre, il suffit que les
principes essentiels soient identiques par le nombre; mais il n'est pas requis
que les propriйtйs et les accidents soient identiques par le nombre.
6. Augustin s'est visiblement rйtractй sur ce point.
Il suppose dans le commentaire sur la Genиse[cci] [15] que les peines de l'enfer relиvent d'une
vision imaginaire et que le lieu de l'enfer n'est pas corporel mais imaginaire.
Il fut par suite contraint de rendre raison de [cette objection]: si l'enfer
n'est pas un lieu corporel, pourquoi dit-on que les enfers sont sous la terre.
Et lui-mкme se reprend en disant: "Des enfers il me semble avoir dы
enseigner qu'ils sont sous les terres plutфt que de rendre raison, si ils ne
sont pas ainsi, pourquoi ils sont crus ou dits sous les terres". Ayant
rйtractй ce qu'il avait dit du lieu de l'enfer, il semble l'avoir fait pour
tout ce qui relиve de cette question.
7. Dans l'вme sйparйe il n'y a ni joie ni colиre en
tant qu'elles sont des actes de l'irascible et du concupiscible, qui sont dans
la partie sensitive; elles y sont en tant que par eux est dйsignй le mouvement
de la volontй, qui est dans la partie intellective.
8. Le mal de l'homme est consйcutif а ces trois
choses: l'imagination dйbridйe (d'oщ vient le principe d'errance), la
concupiscence dйmente, la fureur irrationnelle, en fonction de quoi Denys a
dйcrit le mal de dйmon par similitude avec le mal humain; non pour qu'il soit
entendu qu'existe chez les dйmons l'imagination, ou le concupiscible, ou
l'irascible, qui sont dans la partie sensitive, mais pour faire entendre,
proportionnй а tout cela, ce qui relиve de la nature intellectuelle.
9. Par ces paroles d'Augustin, on n'entend pas qu'une
вme sente certaines choses sans organe corporel, mais qu'elle sent sans les
corps sensibles eux-mкmes, comme la crainte et la tristesse, et quelques autres
en revanche а mкme les corps, par ex. le chaud et le froid.
10. Tout ce qui est en quelque [sujet] est en lui
selon le mode du recevant; par consйquent les choses sensibles sont dans l'вme
sйparйe, non par mode sensible, mais par mode intelligible.
11. Rien n'empкche que dans la narration des faits
historiques certaines donnйes soient prйsentйes mйtaphoriquement. Donc, bien
que ce qui est dit dans l'йvangile au sujet de Lazare et du riche soit
historique, cependant c'est mйtaphoriquement qu'il est dit que Lazare voit et
entend, de mкme qu'il ait une langue.
12. La substance de l'вme sensible demeure en l'homme
aprиs la mort, mais non les puissances sensitives.
13. De mкme que le sens, pour autant qu'il dйsigne la
puissance, n'est pas la forme de tout le corps (la forme c'est l'вme sensible,
et la sensibilitй une propriйtй du composй), de mкme la puissance visuelle
n'est pas l'acte de l'њil, mais c'est l'вme selon qu'elle est principe d'une
telle puissance; on dirait aussi bien que l'вme visuelle est l'acte de l'њil,
comme l'вme sensitive est l'acte du corps (mais la puissance visuelle, elle,
est une propriйtй dйrivйe). C'est pourquoi il ne faut pas que soit autre l'њil
du ressuscitй, bien que soit autre la puissance sensitive.
14. La rйcompense ne rйpond pas au mйrite comme а ce
qui doit кtre rйcompensй, mais comme а celui pour qui quelque chose est donnй
en rйcompense. Par suite il ne faut pas que tous les actes pour lesquels quelqu'un
a mйritй soient requis dans la rйcompense mais il suffit qu'ils soient dans le
souvenir divin; autrement il faudrait que les saints soient а nouveau occis,
ce qui est absurde.
15. L'вme est le principe du sentir non comme sentant,
mais comme ce par quoi le sentant sent. Par suite, les puissances sensitives ne
sont pas dans l'вme comme dans leur sujet, mais elles sont par l'вme comme par
leur principe.
16. L'вme se rappelle par la mйmoire, non par celle de
la partie sensitive, mais par celle de la partie intellective, dans la mesure
oщ Augustin[ccii] [16] l'affirme partie de l'imagination.
17. Les vertus et les vices qui appartiennent aux
parties irrationnelles ne demeurent dans l'вme sйparйe que dans ses principes:
en effet les semences de toutes les vertus sont dans la volontй et la raison.
18. D'aprиs ce qu'on a dit, l'вme sйparйe du corps n'a
pas le mкme mode de connaissance que lorsque elle est dans le corps. Parmi les
choses que l'вme apprйhende selon son mode propre, c'est-а-dire sans images,
leur connaissance demeure en elle quand elle revient а la situation premiиre,
йtant jointe а nouveau au corps, selon le mode qui lui convenait alors, а
savoir avec conversion aux images. Et ainsi ce qu'ils verront intelligiblement,
ils le raconteront imaginairement.
19. L'intellect a besoins de l'aide des sens selon le
statut de la connaissance imparfaite, а savoir pour autant qu'elle tire partie
des images, mais non selon le mode de connaissance plus parfait qui appartient
а l'вme sйparйe: de mкme l'homme a besoin de lait dans l'enfance, mais non
dans la perfection de l'вge.
20. Les puissances sensitives ne se dйbilitent pas de
soi, avec la dйbilitй des organes, mais seulement par accident. Par suite,
c'est par accident qu'elles sont corrompues, lors de la corruption des organes.
Objections:1. Il semble que non: parmi les puissances de
l'вme, seul l'intellect demeure dans l'вme sйparйe. Or l'objet de l'intellect,
c'est l'universel et non le singulier: en effet la science porte sur les
universels, tandis que le sens porte sur les singuliers, comme il est dit dans
le De anima[cciii] [1]. Donc l'вme sйparйe ne connaоt pas les
singuliers, mais seulement les universels.
2. Si l'вme sйparйe connaоt les singuliers, elle le
fait ou bien par les formes prйcйdemment acquises pendant qu'elle йtait dans le
corps, ou bien par des formes infuses. Ce n'est pas par les formes acquises
auparavant, car au sujet des formes que l'вme acquiert quand elle est dans le
corps, certaines sont des intentions [cognitives] qui sont conservйes
dans les puissances de la partie sensitive, aussi ne peuvent-elles demeurer
dans l'вme sйparйe, puisque des puissances de ce genre ne demeurent pas en
elle, comme on l'a montrй; certaines autres sont des intentions [cognitives]
qui sont dans l'intellect, et celles-lа seules peuvent demeurer, -mais par les
intentions universelles on ne peut connaоtre les singuliers. Donc l'вme sйparйe
ne peut connaоtre les singuliers par les idйes[cciv] [2] acquises autrefois dans le corps. Pareillement
elle ne le peut par les idйes infuses, parce que les idйes de ce genre se
rapportent йgalement а tous les singuliers: il s'ensuivrait que l'вme sйparйe
connaоtrait tous les singuliers -ce qui, semble-t-il, n'est pas vrai.
3. La connaissance de l'вme sйparйe est empкchйe par
la distance du lieu: Augustin dit en effet dans le livre Des soins а donner aux morts[ccv] [3] que les вmes des morts sont lа oщ elles
ne peuvent absolument pas savoir ce qui arrive ici-bas. Mais la distance du
lieu n'empкche pas la connaissance qui vient par les espиces infuses. Donc
l'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers par les idйes infuses.
4. Les idйes infuses se rapportent йgalement au
prйsent et au futur, car l'infusion des espиces infuses n'est pas soumise au
temps. Si donc l'вme sйparйe connaоt les singuliers par des idйes infuses, il
semble que non seulement elle connaоt le prйsent et le passй, mais encore le
futur. Cela ne peut кtre, semble-t-il, puisque connaоtre le futur est exclusivement
le propre de Dieu. Il est dit en effet dans Isaпe (41,23): "Annoncez ce
qui doit arriver dans le futur, et nous dirons que vous кtes des dieux!".
5. les singuliers sont en nombre infinis. Les idйes
infuses ne sont pas infinies. Donc l'вme sйparйe ne peut connaоtre les
singuliers par les idйes infuses.
6. Ce qui est indistinct ne peut кtre le principe
d'une connaissance distincte. Or la connaissance des singuliers est distincte.
Comme les formes infuses sont indistinctes, il semble que par les idйes infuses
l'вme sйparйe ne puisse connaоtre les singuliers.
7. Tout ce qui est reзu en un sujet est reзu en lui
selon le mode du recevant. Or l'вme sйparйe est immatйrielle. Donc les formes
infuses sont reзues en elle de faзon immatйrielle. Mais ce qui est immatйriel
ne peut кtre principe de la connaissance des singuliers, qui sont individuйs
par la matiиre. Donc l'вme sйparйe ne peut connaоtre les singuliers par les formes
infuses.
8. Il a йtй dit que par les formes infuses on peut
connaоtre les singuliers, bien qu'elles soient immatйrielles, parce qu'elles
sont les similitudes des raisons idйales par lesquelles Dieu connaоt et les
universels et les singuliers. En sens inverse: Dieu par les raisons idйales
connaоt les singuliers en tant qu'elles sont productrices de la matiиre, qui
est principe d'individuation. Mais les formes infuses de l'вme sйparйe ne sont
pas productrices de la matiиre parce qu'elles ne sont pas crйatrices: cela en
effet n'appartient qu'а Dieu. Donc l'вme sйparйe ne peut connaоtre par les
formes infuses les singuliers.
9. La similitude de la crйature а Dieu ne peut кtre
de relation univoque mais seulement de relation analogique. Or la connaissance
qui procиde par la similitude de l'analogie est trиs imparfaite: par exemple
si quelque chose йtait connue par une autre en tant qu'elle a en commun avec
elle d'кtre йtant. Si donc l'вme
sйparйe connaоt les singuliers par les idйes infuses, en tant que semblables
aux raisons idйales, il semble qu'elle connaisse les singuliers trиs imparfaitement.
10. Il a йtй dit prйcйdemment que l'вme sйparйe ne
connaоt pas les rйalitйs naturelles par les formes infuses, si ce n'est dans
une certaine confusion et de faзon universelle. Mais ceci n'est pas connaоtre
les singuliers. Donc l'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers par les
espиces infuses.
11. Ces idйes infuses, par lesquelles on affirme que
les вmes connaоt les singuliers, ne sont pas causйes par Dieu immйdiatement:
parce que selon Denys la loi de la divinitй consiste а reconduire [а leur
principe] les choses les plus basses par des intermйdiaires; elles ne sont pas
non plus causйes par l'ange: parce que l'ange ne peut causer des idйes de ce
genre, ni en les crйant, puisqu'il n'est crйateur d'aucune chose, ni en les
transmettant, parce qu'il y faudrait quelque intermйdiaire transporteur. Il
semble donc que l'вme sйparйe n'ait pas d'idйes infuses par lesquelles elles
connaisse les singuliers.
12. Si l'вme connaоt les singuliers par des idйes
infuses, cela ne peut se faire que de deux faзons: ou bien par application des
idйes aux singuliers, ou bien par conversion aux idйes elles-mкmes. Si par
application aux singuliers, il est йvident qu'une application de ce genre ne se
fait pas en recevant quelque chose des singuliers, puisqu'elle ne dispose pas
des puissances sensitives susceptibles de recevoir [quelque stimulation] des
singuliers. Reste donc que cette application se fasse en affirmant quelque
chose а propos des singuliers; et ainsi elle ne connaоt pas les singuliers
eux-mкmes, mais cela seulement qu'elle affirme а propos des singuliers. Mais si
c'est par conversion а ces idйes infuses qu'elle connaоt les singuliers, il
s'ensuivrait qu'elle ne connaоt les singuliers que pour autant qu'ils sont
dans les idйes elles-mкmes. Or dans les idйes susdites les singuliers ne sont
que sur un mode universel. Donc l'вme sйparйe ne connaоt les singuliers que
dans l'universel.
13. Rien de fini n'a pouvoir sur les infinis. Mais les
singuliers sont infinis. Puisque donc le pouvoir de l'вme sйparйe est fini, il
semble que l'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers.
14. L'вme sйparйe ne peut rien connaоtre sans vision
intellectuelle. Mais Augustin dit[ccvi] [4] que par la vision intellectuelle on ne
connaоt ni les corps ni leurs similitudes. Comme donc les singuliers sont des
corps, il semble que l'вme sйparйe ne puisse les connaоtre.
15. Lа oщ la nature est identique, identique est le
mode d'opйration. Mais l'вme sйparйe est de mкme nature que l'вme conjointe au
corps. Comme cette derniиre ne peut connaоtre les singuliers par l'intellect,
il semble que non plus l'вme sйparйe.
16. Les puissances se distinguent par leurs objets.
Mais le pourquoi de chaque chose, voilа ce qu'il y a de plus important. Les
objets sont donc plus distincts que les puissances. Mais la sensibilitй ne
devient jamais l'intellect. Donc le singulier qu'est le sensible jamais ne
devient l'intelligible.
17. La puissance cognitive d'ordre supйrieur est moins
dйmultipliйe au regard de ce qu'elle peut connaоtre que la puissance cognitive
d'ordre infйrieur: en effet le sens commun est capable de connaоtre tous les
objets qui sont apprйhendйs par les cinq sens extйrieurs; et pareillement
l'ange, par une puissance cognitive unique, а savoir par l'intellect, connaоt
les universels et les singuliers, que l'homme apprйhende par les sens et
l'intellect. Mais jamais une puissance d'ordre infйrieur ne peut apprйhender
ce qui se distingue d'elle par sa supйrioritй, ainsi la vue [а la diffйrence
du sens commun] ne peut jamais apprйhender l'objet de l'ouпe. Donc l'intellect
de l'homme ne peut jamais apprйhender le singulier, qui est l'objet du sens,
quoique l'intellect de l'ange connaisse l'un et l'autre.
18. Dans le livre De
causis[ccvii] [5] il est dit que l'Intelligence connaоt les
choses en tant qu'elle est leur cause et les rйgit. Mais l'вme sйparйe ne cause
ni ne rйgit les singuliers. Donc elle ne les connaоt pas.
En sens contraire: Former des propositions n'appartient
qu'а l'intellect. Or l'вme, bien que conjointe au corps, forme une proposition dont
le sujet est le singulier et le prйdicat l'universel, comme lorsque je dis:
"Socrate est homme"; ce qu'il ne peut faire sans connaоtre le
singulier et la comparaison de celui-ci а l'universel. Donc l'вme sйparйe selon
l'intellect connaоt les singuliers.
2. L'вme est infйrieure selon la nature а tous les
anges. Or les anges d'un rang infйrieur reзoivent des illuminations sur des
effets singuliers; et ils se distinguent en cela des anges de rang
intermйdiaire, qui reзoivent des illuminations selon les raisons universelles
relativement а ces mкmes effets, et des anges du rang le plus йlevй, qui
reзoivent des illuminations selon les raisons universelles existant dans la
Cause. Puisque donc la connaissance est d'autant plus particularisйe que la
substance connaissante est d'ordre infйrieur, il semble que l'вme sйparйe
connaisse d'autant mieux les singuliers.
3. Tout ce que peut un pouvoir infйrieur, un pouvoir
supйrieur le peut. Mais le sens peut connaоtre les singuliers, alors qu'il est
infйrieur а l'intellect. Donc l'вme sйparйe peut aussi connaоtre, selon
l'intellect, les singuliers.
Rйponse: Il est nйcessaire de dire que l'вme sйparйe
connaоt quelques uns des singuliers, mais non pas tous. Elle connaоt d'abord
certains singuliers dont elle a reзu connaissance auparavant durant le temps
qu'elle йtait dans le corps: autrement elle ne se rappellerait rien de ce
qu'elle a accompli dans sa vie, et ainsi disparaоtrait de l'вme sйparйe le ver
de la conscience. Elle connaоt de plus certains singuliers dont elle reзoit
connaissance aprиs la sйparation du corps, autrement elle ne s'affligerait pas
du feu de l'enfer et des autres peines corporelles que l'on dit prйsentes en
enfer. Mais que l'вme sйparйe ne connaisse pas tous les singuliers d'une
connaissance naturelle, c'est manifeste du fait que les вmes des morts ne
savent pas ce qui se passe ici-bas, comme le dit Augustin.
Cette question recиle donc deux difficultйs, l'une commune, l'autre propre.
La difficultй commune vient du fait que notre intellect ne semble pas кtre
capable de connaоtre les singuliers, mais seulement les universels. C'est pourquoi,
comme pour Dieu, les anges et l'вme sйparйe il n'est aucune autre puissance de
connaоtre que l'intellect, il paraоt difficile que leur soit prйsente la
connaissance des singuliers.
Par suite, certains allиrent si loin dans l'erreur qu'ils refusиrent а Dieu
et aux anges la connaissance des singuliers. Ce qui est tout а fait impossible
car, а le supposer, et la providence divine serait exclue du [gouvernement]
des choses, et le jugement de Dieu concernant les actes humains serait
supprimй; seraient йcartйs йgalement les services des anges, ceux-lа mкmes que
nous croyons кtre sollicitйs au sujet du salut des hommes, selon le mot de
l'apфtre: "Tous sont des esprits destinйs а servir, envoyйs en service
pour ceux qui doivent hйriter du salut" (Heb
1,14).
C'est pour cette raison que d'autres ont dit que Dieu, les anges, et mкme
les вmes sйparйes, connaissent les singuliers par la connaissance des causes universelles
de tout l'ordre de l'univers. En effet, il n'est rien dans les choses
singuliиres qui ne dйrive de ces causes universelles. Ils avancent un exemple:
quelqu'un connaоtrait-il tout l'ordre du ciel et des йtoiles, leur mesure et
leur mouvement, il saurait par l'intellect toutes les йclipses futures, combien,
en quels lieux et en quels temps elles devraient кtre. Mais cela ne suffit pas
а la connaissance vraie des singuliers. Il est manifeste en effet que si grande
soit la collection des universels, jamais de leur collection le singulier ne
sortira comme tel. Par exemple, si je dis un homme blanc, musicien et que
j'ajouterai n'importe quelle qualification de ce genre, il ne sera pas encore
un singulier: il est possible en effet que toutes ces qualifications une fois
rйunies conviennent а plusieurs. C'est pourquoi celui qui connaоt toutes les
causes dans l'universel, jamais de ce fait ne connaоtra proprement quelque
effet singulier; non plus celui qui connaоt tout l'ordre du ciel ne connaоt
cette йclipse en tant qu'elle est cette
йclipse: en effet bien qu'il connaisse que l'йclipse devra arriver en tel site
du soleil et de la lune, et а telle heure, et si grandes soient les
observations faites sur les йclipses, il reste possible cependant qu'une telle
йclipse arrive plusieurs fois.
Aussi d'autres ont-ils dit, pour attribuer une vraie connaissance des singuliers
dans les anges et les вmes sйparйes, que ceux-ci reзoivent des singuliers
eux-mкmes une connaissance de ce genre. Mais cela ne convient absolument pas.
Comme il y a en effet une distance maximale entre l'кtre intelligible et
l'кtre matйriel sensible, la forme de la chose matйrielle n'est pas reзue sur
le champ par l'intellect, mais elle est conduite vers lui par de multiples
intermйdiaires. Par exemple, la forme d'un sensible quelconque passe par un
milieu transmetteur oщ elle est plus intentionnelle qu'elle ne l'йtait dans la
chose sensible; et ensuite dans l'organe du sens; et de lа, elle dйrive vers
l'imagination et les autres facultйs intйrieures; et en fin de compte elle
parvient а l'intellect. Or de tels intermйdiaires, il n'est pas possible de les
attribuer aux anges et а l'вme sйparйe, ni mкme de les leur imaginer.
Il faut donc dire autrement: les idйes des choses par lesquelles l'intellect
connaоt, s'y rapportent de deux faзons. Les unes sont productrices des choses
alors que les autres sont reзues des choses. Celles qui sont en vйritй
productrices des choses conduisent а la connaissance de la chose pour autant
qu'elles la font: c'est ainsi que l'artisan, en transmettant а son oeuvre
forme et disposition de la matiиre, connaоt par la forme de l'art son oeuvre а
la mesure de ce qu'il cause en elle. Et parce qu'aucun art humain ne cause la
matiиre, mais la reзoit comme йtant dйjа prйexistante -elle qui est principe
d'individuation-, l'artisan, le constructeur par exemple, connaоt la maison
dans l'universel, mais non cette maison en tant que cette maison, sauf pour ce qu'il en reзoit de connaissance par les
sens. Or Dieu, par son intellect, non seulement produit la forme, d'oщ se prend
la raison universelle, mais encore la matiиre, laquelle est principe d'individuation;
c'est pourquoi par son art il connaоt et les universels et les singuliers. Or
de mкme que de l'art divin dйcoulent les choses matйrielles de telle sorte
qu'elles subsistent dans leurs propres natures, ainsi de ce mкme art divin йmanent
dans les substances intellectuelles sйparйes les similitudes intelligibles des
choses par lesquelles elles connaissent les choses en tant que produites par
Dieu. Et ainsi les substances sйparйes connaissent non seulement les
universels, mais encore les singuliers, en tant que les espиces intelligibles,
йmanйes en elles de l'art divin, sont les similitudes des choses et selon la
forme et selon la matiиre. Il n'y a pas d'inconvйnient а ce que la forme, qui
est productrice de la chose, soit, bien qu'immatйrielle, la similitude de la
chose et quant а la forme et quant а la matiиre: parce que toujours ce qui est
en position plus йlevйe est plus simple qu'il ne l'est en la nature infйrieure.
C'est pourquoi, bien que dans la nature sensible autre soit la forme et autre
la matiиre, cependant ce qui est plus йlevй et cause de l'une et de l'autre,
se rapporte а titre d'unique principe а l'une et l'autre: en raison de quoi les
substances supйrieures connaissent les rйalitйs matйrielles sur un mode
immatйriel et plus synthйtique que les rйalitйs composйes, comme le dit Denys
dans les Noms divins[ccviii] [6].
Quant aux formes
intelligibles reзues des choses, elles le sont en vertu d'une certaine
abstraction de ces choses; par suite elles ne conduisent pas а la connaissance
de la chose comme а ce d'oщ vient l'abstraction, mais seulement comme а ce qui
est abstrait. Et ainsi, comme les formes reзues des choses sont abstraites de
la matiиre et des conditions de la matiиre, elles ne conduisent pas а la
connaissance des singuliers, mais seulement de l'universel. C'est la raison
pourquoi les substances sйparйes peuvent connaоtre les singuliers par
l'intellect alors que notre intelligence ne connaоt que les universels.
Maintenant, concernant la connaissance des singuliers, autre est la faзon
dont se comporte l'intellect de l'ange, autre celle de l'intellect de l'вme
sйparйe. Nous avons dit plus haut que l'efficience du pouvoir de connaоtre
propre aux anges est proportionnйe а l'universalitй des formes intelligibles
existant en eux; et ainsi, par les formes universelles de ce genre, ils
connaissent tout ce а quoi elles s'йtendent. Par consйquent, de mкme qu'ils
connaissent toutes les idйes des choses naturelles comprises sous les genres,
de mкme ils connaissent tous les singuliers des choses naturelles qui sont
comprises sous les idйes. Mais l'efficience du pouvoir de connaоtre de l'вme
sйparйe n'est pas proportionnйe а l'universalitй des formes infuses, mais
plutфt aux formes reзues des choses, parce qu'il est naturel а l'вme d'кtre
unie au corps; en raison de quoi a-t-il йtй dit plus haut que l'вme sйparйe ne
connaоt pas toutes les rйalitйs naturelles, mкme quant а leur espиce, d'une
faзon dйterminйe et complиte, mais dans une certaine universalitй et
confusion. Par suite, les idйes infuses ne suffisent pas non plus en elles а
la connaissance des singuliers, de telle sorte que les вmes puissent connaоtre
tous les singuliers comme les anges les connaissent. Cependant, les idйes
infuses de ce genre sont limitйes dans l'вme а la connaissance de quelques
singuliers envers lesquels l'вme entretient une relation spйciale ou
inclination, comme а ceux qu'elle souffre ou pour lesquels elle s'affecte, ou
dont certaines impressions ou traces demeurent en elles: en effet tout ce qui
est reзu est dйterminй dans le recevant selon le mode d'кtre de celui-ci. Par
lа se dйcouvre pourquoi l'вme sйparйe connaоt les singuliers, non pas tous
cependant, mais quelques uns.
Solutions:1. Notre intellect connaоt а prйsent par les
idйes reзues des choses, idйes qui sont abstraites de la matiиre et de toutes
les conditions matйrielles; et ainsi il ne peut connaоtre les singuliers, dont
le principe est la matiиre, mais seulement les universels; quant а l'intellect
de l'вme sйparйe, il dispose des formes infuses par lesquelles il peut
connaоtre les singuliers, pour la raison dйjа dite.
2. L'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers par
les idйes prйcйdemment acquises dans le temps qu'elle йtait unie au corps,
mais par les idйes infuses; il ne s'ensuit pas cependant qu'elle connaisse
tous les singuliers, comme on l'a montrй.
3. Les вmes sйparйes ne sont pas empкchйes de
connaоtre les choses qui sont ici-bas а cause de la distance du lieu, mais
parce qu'il n'y a pas en leur pouvoir une efficience telle qu'elles puissent,
par les idйes infuses, connaоtre tous les singuliers.
4. Mкme les anges ne connaissent pas tous les futurs
contingents: en effet, par les idйes infuses ils connaissent les singuliers en
tant qu'ils participent de l'espиce. C'est pourquoi les futurs qui, en tant
que futurs, ne participent pas encore de l'espиce, ne sont pas connus par eux,
mais ils le sont seulement pour autant qu'ils sont prйsents dans leur cause.
5. Les anges qui connaissent les rйalitйs naturelles
singuliиres n'ont pas autant d'espиces intelligibles qu'il y a de singuliers
connus par eux, mais, par une seule idйe, ils en connaissent plusieurs, comme
on l'a montrй plus haut; en revanche l'вme sйparйe ne connaоt pas tous les
singuliers. Donc, en ce qui les concerne, l'argument ne conclut pas.
6. La solution manque.
7. L'idйe infuse, bien qu'immatйrielle, est cependant
exemplaire de la chose, et quant а la forme et quant а la matiиre, comme on l'a
exposй.
8. Bien que les formes intelligibles ne soient pas
crйatrices des choses, elles sont cependant semblables aux formes crйatrices,
non pas en vйritй par le pouvoir de crйer, mais par celui de reprйsenter les
choses crййes: en effet l'artisan peut transmettre l'art de faire quelque chose
а qui cependant fait dйfaut le pouvoir de la parfaire.
9. Parce que les formes infuses ne ressemblent que
par analogie aux raisons idйales immanentes а l'esprit divin, ces raisons
idйales ne peuvent кtre connues parfaitement par les formes de ce genre. Il ne
s'ensuit pas cependant que soient connues imparfaitement par elles les choses
qui participent des raisons idйales: en effet les choses en cause ne l'emportent
pas en excellence sur les formes infuses, c'est bien plutфt le contraire:.
C'est pourquoi ces mкmes choses peuvent кtre parfaitement comprises par les
formes infuses.
10. Les formes infuses sont limitйes а la connaissance
de certains singuliers dans l'вme sйparйe, -limitйes en fonction de la
disposition de l'вme, comme on l'a dit.
11. Les espиces infuses sont causйes dans l'вme
sйparйe par Dieu moyennant la mйdiation des anges. (Nonobstant que certaines
вmes sont supйrieures а certains anges; en effet, nous ne parlons pas а prйsent
de la connaissance de gloire, selon laquelle l'вme est ou йgale ou supйrieure
aux anges; mais nous parlons de la connaissance naturelle, oщ l'вme accuse un
dйficit par rapport а l'ange). Or de telles formes sont causйes dans l'вme
sйparйe par l'ange, non par mode de crйation, mais а la maniиre oщ ce qui est
en acte mиne de la puissance а l'acte une chose relevant de son genre. Et comme
une action de ce type n'est pas localisйe, il ne faut pas chercher un lieu oщ
s'exerce ce milieu transporteur. Mais l'ordre de la nature [intellective] opиre
ici de la mкme faзon que l'ordre du site dans les corps.
12. L'вme sйparйe connaоt les singuliers par les idйes
infuses en tant qu'elles sont les similitudes des singuliers, selon le mode dйjа
dit. Mais l'application et la conversion, dont il est fait question dans
l'objection, accompagnent une connaissance de ce genre plutфt qu'elles ne la
causent.
13. Les singuliers ne sont pas infinis en acte, ils le
sont en puissance. Et rien n'empкche les intellects de l'ange et de l'вme
sйparйe de connaоtre les singuliers infinis un а un, puisque le sens le peut
et que notre intellect connaоt de cette maniиre les espиces infinies des
nombres: de mкme que l'infini n'est en effet dans la connaissance que
successivement et selon un acte mкlй de puissance, de mкme aussi affirme-t-on
que l'infini est dans les choses naturelles.
14. Augustin n'a pas l'intention de dire que les corps
et les similitudes des corps ne sont pas connus par l'intellect, mais que
l'intellect n'est pas, comme les sens, stimulй dans sa vision par les corps,
ni, comme l'imagination, par les similitudes des corps, mais par la vйritй
intelligible.
15 Bien que l'вme sйparйe soit de mкme nature que l'вme jointe au corps,
cependant, а cause de la sйparation du corps, elle dispose d'une libre relation
aux substance sйparйes, de telle sorte qu'elle puisse recevoir d'elles l'influx
des formes intelligibles par lesquelles elle connaоt les singuliers, ce qu'elle
ne peut faire tant qu'elle est unie au corps, comme on l'a montrй plus haut.
16. Le singulier, pour autant qu'il est sensible,
c'est-а-dire l'effet d'une mutation corporelle, jamais ne devient
intelligible, mais il le devient pour autant que la forme immatйrielle peut le
reprйsenter lui-mкme, comme on l'a montrй.
17. L'вme sйparйe reзoit les idйes par son intellect а
la maniиre de la substance supйrieure: celle-ci, moyennant de telles idйes,
connaоt par un unique pouvoir ce que l'homme connaоt par deux pouvoirs, а
savoir par le sens et l'intellect; et ainsi l'вme sйparйe peut connaоtre l'un
et l'autre.
18. L'вme sйparйe, bien qu'elle ne rйgit ni ne cause
les choses, possиde pourtant des formes semblables а celle de l'agent qui
cause et rйgit; en effet celui qui cause et rйgit ne connaоt pas ce qui est
causй et rйgi, sinon du fait qu'il en possиde la similitude.
Solutions aux objections contraires aboutissant а des conclusions erronйes: 1. L'вme
conjointe au corps connaоt les singuliers, non pas directement, mais par une
certaine rйflexion, а savoir: du fait qu'elle apprйhende son objet
intelligible, elle en revient а considйrer son acte, puis l'idйe qui est au
principe de son opйration, puis l'origine de cette mкme idйe. Et ainsi elle en
vient а la considйration des images, et des singuliers dont elles sont les
images. Mais cette rйflexion ne peut aboutir que par l'adjonction du pouvoir de
la cogitative et de l'imagination, lesquelles n'existent pas dans l'вme
sйparйe: c'est pourquoi l'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers de cette
maniиre.
2. Les anges de hiйrarchie infйrieure sont illuminйs
sur les raisons concernant les effets singuliers, non par des idйes
singuliиres, mais par des raisons universelles, а partir desquelles ils
peuvent connaоtre les singuliers а cause de l'efficience de leur pouvoir de
connaоtre, et sur ce point ils surpassent l'вme sйparйe. Et bien que les
raisons perзues par eux soient purement et simplement universelles, on les dit
pourtant particuliиres par comparaison aux raisons plus universelles que
perзoivent les anges supйrieurs.
3. Ce que peut un pouvoir infйrieur, un pouvoir
supйrieur le peut, mais d'une faзon plus йminente; c'est pourquoi les mкmes
choses que le sens perзoit matйriellement et singuliиrement, l'intellect le
connaоt immatйriellement et universellement.
Objections:1. Il semble que non. Rien ne peut pвtir qu'а la
condition d'кtre en puissance. Or l'вme sйparйe n'est en puissance que selon
l'intellect, puisque les puissances sensitives ne demeurent pas en elle, comme
on l'a montrй. Donc l'вme sйparйe ne peut pвtir du feu corporel que selon
l'intellect, а savoir par l'intellection qu'il en a. Or cette activitй n'est
pas pйnale, mais plutфt dйlectable. Donc l'вme ne peut pвtir de la peine du feu
corporel.
2. Agent et patient communiquent dans la matiиre,
comme il est dit dans le De la gйnйration[ccix] [1].
Or l'вme, puisqu'elle est
immatйrielle, ne communique pas dans la matiиre avec le feu corporel. Donc
l'вme ne peut pвtir du feu corporel.
3. Ce qui n'entre pas en contact n'agit pas. Mais le
feu corporel ne peut venir au contact de l'вme, ni selon l'extrйmitй d'une
quantitй, puisque l'вme est incorporelle, ni pas le contact d'une efficience,
puisque l'efficience d'un corps ne peut rien imprimer dans une substance
incorporelle, ce serait plutфt le contraire. Donc l'вme sйparйe ne peut en
aucune faзon pвtir du feu corporel.
4. Pвtir se dit de quelque chose en deux sens: ou
bien comme sujet, ainsi le bois pвtit du feu; ou bien comme contraire, ainsi le
feu du froid. Mais l'вme ne peut pвtir du feu corporel comme sujet du pвtir,
car il faudrait que la forme du feu devienne intйrieure а l'вme, et alors il
s'ensuivrait que l'вme s'йchaufferait ou brыlerait, ce qui est impossible; et
pareillement on ne peut dire que l'вme pвtit du feu corporel comme le
contraire d'un contraire, car d'une part rien n'est contraire а l'вme et,
d'autre part, il s'ensuivrait la destruction de l'вme par le feu, ce qui est
impossible. Donc l'вme ne peut pвtir du feu corporel.
5. Entre l'agent et le patient il faut une proportion
quelconque. Mais entre l'вme et le feu corporel il n'y a pas de proportion,
semble-t-il, puisqu'ils relиvent de genres divers. Donc l'вme ne peut pвtir du
feu corporel.
6. Tout ce qui pвtit est mы. L'вme n'est pas mue,
puisqu'elle n'est pas un corps. Donc l'вme ne peut pвtir.
7. L'вme est plus digne que la quintessence du corps.
Or celle-ci est totalement impassible. Donc а plus forte raison, l'вme.
8. Augustin dit dans le Commentaire littйral sur la genиse[ccx] [2] que l'agent est plus noble que le
patient. Mais le feu corporel n'est pas plus noble que l'вme. Il ne peut donc
agir sur l'вme.
9. Il йtait dit que le feu n'agit pas sur l'вme en
vertu de son efficience propre et naturelle, mais en tant qu'instrument de la
divine justice. En sens inverse: l'art du sage est d'utiliser les instruments
convenables en vue de leur fin. Or le feu ne semble pas un instrument
convenable pour punir l'вme, car cela ne lui convient pas en raison de sa
forme. C'est par la forme qu'un instrument est adaptй а son effet, comme la
hache pour hacher et la scie pour scier: de fait l'artisan n'agirait pas
sagement en utilisant la scie pour hacher et la hache pour scier. Donc Dieu
agirait encore beaucoup moins sagement, lui qui est trиs sage, s'il utilisait
le feu corporel pour punir l'вme.
10. Dieu йtant auteur de la nature, il ne fait rien
contre la nature, comme le dit la glose sur Rm. 11. Or
il est contre nature que le corporel agisse sur l'incorporel. Donc Dieu ne fait
pas cela.
11. Dieu ne peut faire que les contraires soient
simultanйment vrais. Mais cela se produirait s'il retirait de quelque chose ce
qui relиve de son essence: par ex. si l'homme n'йtait pas rationnel, il
s'ensuivrait qu'il serait simultanйment homme et non-homme.
Donc Dieu ne peut faire qu'une chose quelconque manque de ce qui lui est
essentiel. Or l'impassibilitй est essentielle а l'вme: cela lui revient en
raison de son immatйrialitй. Donc Dieu ne peut faire que l'вme pвtisse du feu
corporel.
12. Chaque chose a le pouvoir d'agir selon sa nature.
Une chose ne peut donc recevoir un pouvoir d'agir qui ne lui appartient pas,
mais qui appartient plutфt а une autre chose, а moins d'кtre changйe de sa
propre nature en une autre; ainsi l'eau ne chauffe pas sauf а кtre transformйe
par le feu. Mais avoir le pouvoir d'agir sur les choses spirituelles
n'appartient pas а la nature du feu corporel, comme on l'a montrй. Si donc le
feu tient de Dieu le pouvoir d'agir sur l'вme sйparйe, а titre d'instrument de
la divine justice, il ne s'agit plus, semble-t-il, d'un feu corporel, mais
d'une autre nature.
13. Ce qui produit du fait de l'efficience divine a
raison propre et vйritable de rйalitй existant dans la nature. En effet,
lorsque l'aveugle est illuminй par l'efficience divine, il reзoit la vue selon
la raison propre et vйritable de la vue, telle qu'elle existe dans la nature.
Si donc l'вme pвtit en vertu de l'efficience divine du feu pour autant qu'il
est l'instrument de la divine justice, il s'ensuit que l'вme pвtit selon la
raison propre de la passion. Or pвtir se dit en deux sens: ou bien pвtir
signifie seulement recevoir, comme
l'intellect pвtit de l'intelligible, et le sens du sensible; ou bien pвtir
signifie que quelque chose est retranchй
de la substance du patient, comme lorsque le bois pвtit du feu. Si donc l'вme
pвtit du feu en vertu de l'efficience divine au sens oщ la passion consiste
dans la seule rйception, comme le reзu est dans le recevant selon le mode de ce
dernier, il s'ensuit que l'вme reзoit ce qui vient du feu selon son mode а
elle, c'est-а-dire de faзon immatйrielle et incorporelle. Une telle rйception
ne punit pas l'вme, elle la parachиve. Donc cela n'apportera pas de peine а
l'вme. Pareillement encore l'вme ne peut pвtir du feu au sens oщ la passion
retire quelque chose de la substance, car alors la substance de l'вme serait
corrompue. Donc il est impossible que l'вme pвtisse du feu corporel, mкme au
sens d'instrument de la divine justice.
14. Aucun instrument n'agit instrumentalement si ce
n'est en exerзant son opйration propre: ainsi la scie agit instrumentalement а
la confection d'un coffre en sciant. Mais le feu ne peut agir sur l'вme en
vertu de son action propre et naturelle: il ne peut en effet chauffer l'вme. Donc
il ne peut agir sur l'вme en tant qu'instrument de la divine justice.
15. Il йtait dit que le feu agit sur l'вme par une
action propre d'une autre nature, а savoir en tant qu'il la dйtient comme lui
йtant attachйe. En sens contraire: si l'вme est enchaоnйe au feu et dйtenue par
lui, il faut qu'elle lui soit unie en quelque maniиre. Mais elle ne peut lui
кtre unie comme forme, parce que l'вme serait alors la vie du feu; ni comme
moteur, parce qu'alors le feu pвtirait de l'вme plutфt que le contraire. Or il
n'est pas d'autre faзon pour une substance d'кtre unie au corps. Donc, l'вme
sйparйe ne peut кtre enchaоnйe par le feu corporel ni dйtenue par lui.
16. Ce qui est attachй а quelque chose ne peut en кtre
sйparй. Mais les esprits damnйs sont parfois sйparйs du feu corporel infernal:
car on dit que les dйmons habitent dans les tйnиbres; de mкme les вmes des
damnйs sont apparues de temps en temps а quelques-uns. Donc l'вme sйparйe n'est
pas punie par attachement au feu corporel.
17. Ce qui est liй а quelque chose et dйtenue par
elle, est empкchй par ce fait d'exercer son opйration propre. Or l'opйration
propre de l'вme est de faire acte d'intelligence, ce dont elle ne peut кtre
empкchйe par un lien а quelque chose de corporel, car elle possиde en soi ses [objets]
intelligibles, comme il est dit dans le De
anima[ccxi] [3]; par consйquent elle n'a pas а les
rechercher hors de soi. Donc l'вme sйparйe n'est pas punie par attachement au
feu corporel.
18. De mкme que le feu peut dйtenir l'вme de la faзon
qu'on a dite, de mкme les autres corps et d'autant mieux qu'ils sont plus
grossiers et plus lourds. Si donc l'вme n'est punissable que par dйtention et
attachement, sa peine ne saurait кtre attribuйe de prйfйrence au seul feu, mais
davantage aux autres corps.
19. Augustin dit dans le Commentaire littйral sur la Genиse[ccxii] [4] qu'il ne faut pas croire que la substance
des rйalitйs infйrieures soit matйrielle, elle est spirituelle. Damascиne dit
aussi que le feu de l'enfer n'est pas matйriel. Il semble donc que l'вme ne
pвtit pas du feu corporel.
20. Comme Grйgoire le dit dans les Moralia[ccxiii] [5], le serviteur dйlinquant est puni par le
Maоtre en vue de sa correction. Mais ceux qui sont damnйs en enfer sont
incorrigibles. Donc ils ne sauraient кtre punis par le feu corporel infernal.
21. Les peines arrivent par le contraire. Mais l'вme a
pйchй en se subordonnant par l'affection aux choses corporelles. Donc elle ne
doit pas кtre punie par des choses corporelles, mais plutфt par la sйparation
des choses corporelles.
22. De mкme que les peines sont retournйes aux
pйcheurs par la divine justice, de mкme les rйcompenses aux justes. Mais aux
justes sont retournйes non pas des rйcompenses corporelles mais seulement des
spirituelles; par consйquent, si des rйcompense corporelles а rendre aux
justes sont rapportйes dans les Ecritures, elles sont а comprendre mйtaphoriquement,
comme il est dit en Luc 22, 30: "De sorte que vous mangiez et buviez"
etc. Donc aux pйcheurs aussi ne sont pas infligйes des peines corporelles, mais
seulement des spirituelles; et tout ce qui est dit des peines corporelles dans
les Ecritures seront а comprendre mйtaphoriquement. Et ainsi l'вme ne pвtit
pas du feu corporel.
En sens contraire: C'est par le mкme feu que sont punis les
corps des damnйs et les dйmons, comme il ressort de Mt. 25, 41: "Allez
maudits" etc. Il est donc nйcessaire que les corps des damnйs soient punis
par un feu corporel. Pour une pareille raison les вmes sйparйes sont punies
par le feu corporel.
Rйponse: Au sujet de la passion de l'вme par le feu, de
multiples opinions se sont exprimйes. Certains ont dit que l'вme ne pвtit pas
la peine du feu corporel, mais que son affliction spirituelle est dйsignйe
mйtaphoriquement dans les Ecritures du nom de feu, et ce fut l'opinion d'Origиne.
Mais pour autant ceci ne paraоt pas suffisant, parce que, comme le dit Augustin
dans LaCitй de Dieu[ccxiv] [6],
il faut comprendre que le
feu par lequel seront torturйs les corps des damnйs, est corporel; c'est par ce
mкme feu que sont torturйs et les dйmons et les вmes selon le jugement du
Seigneur.
C'est ainsi que d'autres virent dans le feu quelque chose de corporel, mais
que l'вme ne pвtit pas la peine immйdiatement de lui mais de sa similitude, en
fonction d'une vision imaginaire: comme il arrive aux dormeurs d'кtre vraiment
affligйs de la vision de choses terrifiantes dont ils croient souffrir, bien
que les choses par lesquelles ils sont affligйs ne soient pas de vrais corps,
mais leurs similitudes. Mais cette position ne peut tenir, car on a montrй plus
haut que les puissances de la partie sensitive, parmi lesquelles la facultй
imaginative, ne demeurent pas dans l'вme sйparйe.
Et ainsi il faut dire que l'вme sйparйe pвtit du feu corporel lui-mкme.
Mais comment? Il paraоt difficile de le lui imputer. En effet, certains ont dit
que l'вme pвtit le feu par le seul fait de le voir; ce que touche Grйgoire, en
disant dans les Dialogues: "
L'вme pвtit le feu par le seul fait de le voir"[ccxv] [7]. Mais comme "voir" est pour le
voyant un accomplissement, toute vision, comme telle, est dйlectable. Par
consйquent rien de ce qui est proprement "vu" n'est affligeant, sauf
а кtre tenu pour nocif.
C'est pourquoi d'autres ont dit que l'вme, en voyant le feu et le tenant
pour nocif, en est affligйe. C'est а quoi se rйfиre Grйgoire dans le livre des Dialogues[ccxvi] [8] en disant que l'вme, du fait de
s'apercevoir qu'elle brыle, brыle. Mais reste а considйrer si le feu est nocif
selon la vйritй du rйel, ou non. S'il ne l'est pas, il s'ensuit que l'вme est
abusйe dans son estimation en l'apprйhendant comme nocif. Consйquence
inadmissible, semble-t-il, en ce qui concerne les dйmons, qui jouissent d'une
grande pйnйtration d'esprit dans la connaissance de la nature des choses. Il
faut donc dire que le feu corporel est nocif а l'вme selon la vйritй du rйel.
C'est pourquoi Grйgoire conclut en disant: "Nous pouvons recueillir des
dits йvangйliques que l'вme pвtit l'incendie non seulement en le voyant, mais
en l'expйrimentant"[ccxvii] [9].
Pour chercher en quel sens le feu corporel serait nuisible а l'вme ou au
dйmon, il faut considйrer que le nocif ne s'applique pas а quelque sujet dans
le fait pour celui-ci de recevoir ce qui l'accomplirait, mais dans le fait
d'кtre entravй par son contraire. Par consйquent la passion de l'вme par le feu
ne dйcoule pas de la seule rйception, comme l'intellect pвtit de l'intelligible
et le sens du sensible; mais elle dйcoule de la passion qu'exerce un autre
agent par voie de contrariйtй ou d'obstacle. Ce qui arrive de deux faзons. En
premier lieu, une chose est empкchйe par son contraire quant а l'кtre qui est sien selon une forme inhйrente
quelconque, et ainsi quelque chose pвtit de son contraire par altйration et
corruption, comme le bois se consume par le feu. En second lieu, quelque chose
est empкchйe quant а ce qui entrave ou contrarie son inclination: par ex.
l'inclination naturelle de la pierre la porte vers le bas, mais elle en est
empкchйe par ce qui lui fait obstacle ou violence, violence qui l'oblige а
rester en repos ou а кtre dйplacйe.
Or ni l'un ni l'autre mode de passion n'est proprement pйnale pour un sujet
dйpourvu de connaissance, car oщ ne peut exister douleur ou tristesse, la
raison d'affliction ne se vйrifie pas. Mais pour celui qui dispose de la
connaissance, affliction et peine sont consйcutives а l'un et l'autre mode de
passion, quoique diversement. Car la passion qui rйsulte de l'altйration d'un
contraire, apporte affliction et peine suivant une douleur sensible, comme
lorsque l'excиs de stimulation corrompe l'harmonie du sens: c'est ainsi que de
tels excиs, surtout tangibles, infligent une douleur sensible; en revanche les
mйlanges bien dosйs apportent dйlectation parce qu'ils sont proportionnйs au
sens. Mais l'autre mode de passion n'apporte pas de peine selon une douleur
sensible, mais selon une tristesse intйrieure: elle naоt chez l'homme ou
l'animal de ce qu'une rйsistance, par une certaine violence intйrieure, est
apprйhendйe alors qu'elle lutte contre la volontй ou un appйtit quelconque.
C'est pourquoi ce qui est contraire а la volontй ou а l'appйtit afflige, et
parfois plus que ce qui est douloureux au sens; en effet, il en est qui
prйfйreraient кtre battus de verges et gravement affligйs dans leur
sensibilitй, plutфt que de supporter les blвmes et autres contrariйtйs de ce genre,
qui rйpugnent а la volontй.
Donc selon le premier mode de passion, l'вme ne peut pвtir la peine du feu
corporel: il lui est impossible en effet d'кtre altйrйe ou corrompue par lui;
et ainsi elle ne peut кtre affligйe de cette faзon, de telle sorte qu'elle
subisse de lui une douleur sensible. Mais l'вme peut pвtir du feu corporel
suivant le second mode de passion dans la mesure oщ par un feu de ce genre elle
est entravйe dans son inclination ou volontй. Ce qui se manifeste ainsi:
effectivement l'вme, comme toute substance incorporelle, n'est pas liйe, quant
а sa nature, а quelque lieu, puisqu' elle transcende tout l'ordre des choses
corporelles. Donc le fait d'кtre attachйe а l'une de ces choses et fixйe а
quelque lieu par une contrainte quelconque va contre sa nature et contrarie son
appйtit naturel. Je ne dis cela que pour autant qu'elle est conjointe au corps
dont elle est la forme naturelle, et dans lequel elle poursuit un certain
accomplissement.
Or qu'une substance spirituelle soit liйe а quelque corps ne vient pas du
pouvoir de ce corps а dйtenir une substance incorporelle, mais du pouvoir de
quelque substance incorporelle supйrieure qui conjoint la substance spirituelle
а tel corps. De mкme encore, c'est par le pouvoir des dйmons supйrieurs que, en
vertu d'artifices magiques, avec la permission divine, certains esprits sont
enchaоnйs а certains йlйments, ou bagues amulettes, soit images, soit rйalitйs
de ce genre. Et c'est de cette faзon que les вmes et les dйmons sont attachйs
pour leur peine, par un pouvoir divin, au feu corporel. C'est pourquoi Augustin
dit dans La Citй de Dieu:
"Pourquoi ne dirions-nous pas que, d'une maniиre йtonnante, mais cependant
vraie, mкme les esprits incorporels peuvent кtre affligйs par la peine d'un feu
corporel, puisque les esprits humains, eux-mкmes incorporels assurйment, ont pu
кtre enfermйs а prйsent dans des membres corporels et pourront кtre enchaоnйs
indissolublement par les liens de leurs corps? Bien qu'incorporels, les esprits-dйmons seront donc attachйs pour leurs supplices а
des feux corporels, recevant leur chвtiment de ces feux, mais sans donner la
vie aux feux"[ccxviii] [10].
Et ainsi, il est vrai que ce feu, dans la mesure oщ par le pouvoir divin il
dйtient l'вme enchaоnйe, agit sur l'вme comme instrument de la divine justice;
et, pour autant que l'вme apprйhende ce feu comme lui йtant nuisible, elle est
affligйe d'une tristesse intйrieure, laquelle en vйritй est maximale quand elle
se considиre soumise aux rйalitйs les plus basses, elle qui fut appelйe а jouir
de son union а Dieu. Donc l'affliction maximale (suprкme) des damnйs viendra de
leur sйparation d'avec Dieu; mais l'affliction secondaire viendra de leur
soumission aux choses corporelles, et ce en un lieu trиs bas et trиs abject.
Solutions: 1-7. Devient manifeste par lа la solution aux 7
premiиres objections: nous ne disons pas en effet que l'вme pвtit du feu
corporel, soit en le recevant, soit par altйration d'un contraire, comme
procиdent les objections susdites.
8. L'instrument n'agit pas en vertu de son efficience
propre, mais en vertu de l'agent principal; et puisque le feu agit sur l'вme
comme instrument de la divine justice, il faut кtre attentif, non pas а la
dignitй du feu, mais а celle de la divine justice.
9. Les corps sont les instruments adйquats pour punir
les damnйs; il convient en effet а ceux qui n'ont pas voulu se soumettre а leur
supйrieur, c'est-а-dire а Dieu, d'кtre soumis par la peine aux rйalitйs
infйrieures.
10. Dieu, bien qu'il ne fasse rien contre la nature,
opиre en dйpassant la nature tandis qu'il fait ce que ne peut la nature.
11. Ne pouvoir subir l'altйration d'une chose
corporelle revient а l'вme en raison de son essence; mais elle ne pвtit pas
l'efficience divine par mode d'altйration, comme on l'a dit.
12. Le feu, compte tenu de sa puissance d'agir, n'agit
pas sur l'вme en vertu de son efficience propre, comme ceux qui agissent
naturellement, mais il le fait instrumentalement; et ainsi il ne s'ensuit pas
que sa nature soit changйe.
13. L'вme ne pвtit du feu corporel par aucun de ces
modes, comme on l'a dit.
14. Le feu corporel, sans chauffer l'вme, dispose
cependant d'une autre opйration ou rapport envers l'вme, rapport que les corps
sont aptes а entretenir avec l'esprit, а savoir pour celui-ci de leur кtre uni
en quelque faзon.
15. L'вme n'est pas unie au feu qui la punit en tant
que forme, car elle ne lui donne pas la vie, comme le dit Augustin; mais elle
lui est unie а la faзon dont l'esprit est attachй aux lieux corporels, par le
contact de leur efficience, sans кtre pour autant leur moteur.
16. Comme on l'a dйjа dit, l'вme est affligйe par le
feu en tant qu'elle l'apprйhende comme lui йtant nocif par mode d'attachement
et de dйtention. Or cette apprйhension peut affliger, en dehors mкme de sa
rйalisation, du seul fait que l'вme s'apprйhende comme destinйe а cet
enchaоnement. C'est pourquoi les dйmons sont dits porter avec eux la gйhenne
partout oщ ils vont.
17. Bien que l'вme ne soit pas entravйe par un tel
lien de produire son opйration intellectuelle, elle est empкchйe cependant de
jouir de cette libertй naturelle qui l'affranchit de toute astreinte а un lieu
corporel.
18. La peine de la gйhenne concerne non seulement les
вmes, mais aussi les corps; c'est pourquoi le feu est tenu pour la peine
suprкme de la gйhenne, car le feu est l'affliction suprкme des corps. Nйanmoins
d'autres corps seront sources d'affliction, selon les mots du Psaume 10,7:
"Feu, souffre" etc. En outre, il correspond а l'amour dйsordonnй
principe du pйchй: de mкme que le ciel empyrй rйpond
au feu de l'amour, le feu de l'enfer rйpond а la convoitise dйsordonnйe.
19. Augustin a dit cela, non pas sous forme de
conclusion, mais sous forme d'hypothиse, ou s'il l'a donnйe pour son opinion,
il l'a rйvoquйe expressйment dans La Citй
de Dieu[ccxix] [11]. Ou bien l'on peut dire que la substance
des choses infernales est spirituelle quant а la cause prochaine de
l'affliction, laquelle est l'apprйhension du feu comme nuisible par mode de
dйtention et d'attachement.
20. Grйgoire introduit ceci а titre d'objection de la
part de ceux qui croyaient que toutes les peines qui sont infligйes par Dieu
йtaient purifiantes, et qu'aucune n'йtait perpйtuelle, ce qui est faux en
vйritй. En effet, certaines peines sont imposйes par Dieu, ou bien en cette
vie, ou bien aprиs cette vie, en vue de l'amendement ou de la purification;
certaines autres par contre en vue de la damnation ultime. De telles peines ne
sont pas infligйes par Dieu parce que lui-mкme se dйlecterait dans les peines,
mais parce qu'il se dйlecte dans sa justice, selon laquelle la peine est due
aux pйcheurs. Il en va de mкme chez les hommes: certaines peines sont infligйes
en vue de la correction de celui qui est puni, comme lorsque le pиre fouette
son fils; mais d'autres le sont en vue de la condamnation finale, comme lorsque
le juge fait pendre le voleur.
21. Les peines sont subies par mode de contrariйtй
quant а l'intention du pйcheur, car le pйcheur vise а satisfaire sa volontй
tandis que la peine est contraire а sa volontй. Mais parfois la peine procиde
de la sagesse divine de telle sorte que ce en quoi le pйcheur cherche а combler
sa volontй, lui soit retournй en contraire; ainsi est-il dit dans le livre de
la Sagesse 11,16: "Le pйcheur
est chвtiй par oщ il pиche ". C'est pourquoi, parce que l'вme pиche en
s'attachant aux choses corporelles, il appartient а la sagesse divine de la
punir par les choses corporelles.
22. L'вme est rйcompensйe par le fait de jouir de ce qui
est au-dessus d'elle, mais elle est punie par le fait d'кtre soumise а ce qui
est au dessous d'elle; et ainsi, il convient que les rйcompenses des вmes ne
soient comprises que spirituellement, mais que les peines peuvent l'кtre
corporellement.
[clxviii][5] La solution prйsente n'exclut pas que l'вme soit pour chaque homme un
principe d'individuation, puisqu'elle est une forme subsistante (Cf. qu. 1).
Mais s'il est vrai que chaque individu spirituel est individuй par l'вme, ce
qui explique l'autonomie d'existence et d'action de l'individu-вme,
il n'en reste pas moins que l'вme soit individuйe par un second principe
d'individuation, le corps, ce qui explique qu'on l'on puisse parler d'une
espиce humaine.
[clxix][1] Augustin, De divinationedaemonum, c.3 n.7. (PL 40, 584).
[cciv][2] Je traduis par "idйe" laspeciesintellligibilisou forma intelligibilis:
celles-ci sont des qualitйs de l'intellect acquises par abstraction des
rйalitйs matйrielles ou communiquйes par une substance supйrieure. Terme d'abstraction ou de communication,
de telles qualitйs sont au principe
de l'opйration intellectuelle aboutissant au concept ou verbe (Cf. De potentia,
q. 8, a. 1 et q.9, a.5). On connaоt d'autre part la relation entre la species latine,
ou "belle apparence" et l'idйa platonicienne.
[ccv][3] Augustin, De cura pro mortuisgerenda, c. 13 (PL
40, 605).
[ccvi][4] Augustin, De Gen.
ad litteram XII, 24 (PL 34, 474).
Objections:1. Une rйalitй individuelle, possиde par soi un
кtrecomplet,
ce qui serait le cas de l'вme si elle est telle. Or ce qui advient а quelque
chose qui est un кtre complet lui advient accidentellement, comme la blancheur
а l'homme ou le vкtement au corps. Donc, dans ce cas, le corps serait uni а
l'вme accidentellement. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, elle n'est
pas forme substantielle du corps.
2. Si l'вme est une rйalitй individuelle, elle
est nйcessairement quelque chose d'individuй parce qu'aucun des universaux
n'est individuй. Dans ce cas, elle est individuйe ou par un autre ou par soi.
Si c'est par un autre, en tant que forme du corps, il lui faut кtre individuйe
par le corps, car les formes sont individuйes par leur matiиre propre, de sorte
que, une fois qu'elle a quittй le corps, l'individuation de l'вme disparaоt, et
ainsi l'вme ne pourra кtre ni une rйalitй individuelle ni subsistante par soi.
Est-elle par contre individuйe par soi, elle est ou bien forme simple, ou bien
un composй de matiиre et de forme. Si elle est une forme simple, alors une вme
individuйe ne pourra diffйrer d'une autre que par la forme; or la diffйrence selon
la forme fait la diversitй d'espиce; en consйquence, les вmes des divers hommes
seront diffйrentes par l'espиce, а supposer l'вme forme du corps, puisque
chacun dйtient son espиce de sa propre forme. -Mais si l'вme est composйe de
matiиre et de forme, il lui est impossible d'кtre toute entiиre forme d'un
corps, car la matiиre n'est la forme d'aucune chose. Reste donc l'impossibilitй
pour l'вme d'кtre simultanйment une rйalitй individuelle et forme.
3. Si l'вme est un une rйalitй individuelle, elle
est dans cette hypothиse un individu. Or tout individu est d'une espиce et d'un
genre dйterminйs. Il reste donc que l'вme possиde un genre et une espиce qui
lui sont propres. Or il est impossible а ce qui possиde une espиce propre de
recevoir, en vue de constituer son espиce, une addition supplйmentaire d'une
autre chose, parce que, comme dit le Philosophe, les espиces des choses sont
pareilles а des nombres: tout ce qui leur est ajoutй ou retranchй fait varier
l'espиce. Or la matiиre et la forme sont unies pour constituer l'espиce. Si
donc l'вme est une rйalitй individuelle, elle ne serait pas unie au corps comme
la forme а la matiиre.
4. Puisque Dieu a crйй les choses en raison de sa
bontй, qui se manifeste par les divers degrйs des choses, il a instituй autant
de degrйs d'йtants que la nature a pu en supporter.
Si donc l'вme humaine peut subsister par soi -ce qu'on doit dire si elle est une
rйalitй individuelle -alors les вmes existant par soi sont un degrй particulier
parmi les йtants. Or sans leur matiиre, les formes ne
sont pas l'un de ces degrйs. Donc l'вme, si elle est une rйalitй individuelle,
ne sera pas forme de quelque matiиre.
5. Si l'вme est une rйalitй individuelle et
subsiste par soi, elle est incorruptible, puisqu'elle n'a pas de contraire et n'est
pas composйe de contraires. Or si elle est incorruptible, elle ne peut кtre
proportionnйe а un corps corruptible tel que le corps humain. Si donc l'вme est
une rйalitй individuelle, elle ne sera pas forme du corps humain.
6. Hormis Dieu, rien de subsistant n'est acte
pur. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, en tant que subsistant par
soi, il y aura en elle composition d'acte et de puissance. Et ainsi elle ne
pourra кtre forme, puisque la puissance n'est l'acte de quoi que ce soit. Si
donc l'вme est une rйalitй individuelle, elle ne sera pas forme.
7. Si l'вme est une rйalitй individuelle, capable
de subsister par soi, elle ne peut кtre unie au corps que pour son bien, soit
essentiel, soit accidentel. Non pour son bien
essentiel, puisqu'elle peut subsister sans le corps; ni pour son bien accidentel, ce que semble bien кtre
la connaissance de la vйritй acquise par l'вme au moyen des sens, lesquels ne
peuvent exister sans les organes corporels, car les вmes des enfants morts
avant de naоtre ont, au dire de certains, la connaissance certaine des choses
naturelles, connaissance dont il est йvident qu'ils n'ont pu l'acquйrir par les
sens. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, elle n'a aucune raison d'кtre
unie au corps comme forme.
8. La forme et le une rйalitй individuelle se
divisent par opposition. Le Philosophe dit en effet[3] que la substance se divise en trois
acceptions: la forme, la matiиre et le une rйalitй individuelle. Or les opposйs
ne se disent pas du mкme sujet. Donc L'вme ne peut кtre forme et "ce
quelque chose".
9. Le une rйalitй individuelle subsiste par soi;
mais le propre de la forme est qu'elle soit dans un autre; on a donc affaire а
des opposйs, semble-t-il. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, il ne
semble pas qu'elle soit forme.
10. On a dit que l'вme, а la perte du corps,
demeure une rйalitй individuelle et subsiste par soi. Mais alors pйrit en elle
la raison de forme. En sens contraire:
tout ce qui peut se retrancher de quelque chose alors que demeure la substance,
est en elle accidentellement. Si donc la raison de forme pйrit dans l'вme qui
demeure aprиs le corps, c'est que la raison de forme lui est accidentelle.
Mais elle n'est unie au corps pour constituer l'homme qu'autant qu'elle est
forme. Elle est donc unie au corps accidentellement et, par consйquent, l'homme
sera un existant par accident -ce qui ne convient pas.
11. Si l'вme est une rйalitй individuelle et
qu'elle subsiste par soi, il faut qu'elle ait quelque opйration propre, car
pour toute chose existant par soi il y a une opйration qui lui est propre. Mais
l'вme humaine n'a pas d'opйration propre puisque mкme l'acte d'intellection,
qui semble au maximum lui кtre propre, n'est pas de l'вme mais de l'homme par
l'вme, comme dit le Philosophe[4].
Donc l'вme humaine n'est pas une rйalitй individuelle.
12. Si l'вme humaine est la forme du corps, elle
en dйpend nйcessairement. Car forme et matiиre dйpendent l'une de l'autre. Mais
ce qui dйpend de quelque chose n'est pas "ce quelque chose". Si donc
l'вme est forme du corps, elle n'est pas une rйalitй individuelle.
13. Si l'вme est forme du corps, unique est l'кtre
de l'вme et du corps, car c'est de la matiиre et de la forme que rйsulte
quelque chose d'un du point de vue de l'кtre. Mais de l'вme et du corps il ne
peut y avoir un unique кtre puisqu'ils relиvent de genres divers. L'вme est en
effet dans le genre des substances incorporelles, et le corps dans le genre des
substances corporelles. Donc l'вme ne peut кtre forme du corps.
13 bis. L'вme dйtient son кtre propre de ses propres principes.
Aurait-elle un кtre commun avec le corps, elle aurait donc un double кtre, ce
qui est impossible.
14. L'кtre du corps est corruptible et rйsulte de
parties quantitatives. Or l'вme est incorruptible et simple. Il n'y a donc pas
d'кtre unique de l'вme et du corps.
15. On a dit que le corps humain tire de l'вme
l'кtre mкme du corps. En sens contraire:
le Philosophe dit[5] que
l'вme est l'acte du corps physique organisй. Donc ce que l'on compare а l'вme
comme la matiиre а l'acte est dйjа un corps physique organisй, ce qui ne peut
кtre que par quelque forme le constituant dans le genre du corps. Le corps
humain a donc son кtre indйpendamment de l'кtre de l'вme.
16. Les principes essentiels, matiиre et forme,
sont ordonnйs а l'кtre. Mais lа oщ un[principe]
suffit, deux sont superflus. Si donc l'вme, au titre de une rйalitй
individuelle, a en soi son кtre propre, le corps ne lui sera pas adjoint par
nature comme la matiиre а la forme.
17. L'кtre est en rapport а la substance de l'вme
comme son acte, et ainsi il faut qu'il soit en elle ce qu'il y a de plus haut.
Or l'infйrieur ne touche pas le supйrieur а son sommet mais plutфt а sa base. Denys
dit en effet[6] que la
divine sagesse a conjoint le terme des premiers au commencement des seconds.
Donc le corps qui est infйrieur а l'вme ne touche pas а ce qui est en elle au
plus haut, l'кtre.
18. A кtre unique, opйration unique. Si donc
l'кtre de l'вme humaine est joint au corps, son opйration -l'intellection -sera
commune а l'вme et au corps, ce qui est impossible, comme la prouve le
Philosophe[7]. Il n'y a
donc pas d'кtre unique de l'вme humaine et du corps. En consйquence, l'вme
n'est pas forme du corps et une rйalitй individuelle.
En sens contraire:1. Chacun dйtient l'espиce de sa forme propre.
Mais l'homme est homme en tant que douй de raison. Donc l'вme rationnelle est
la forme propre de l'homme. Or elle est une rйalitй individuelle, et subsiste
par soi, puisqu'elle opиre par soi: en effet l'intellect n'agit pas par un
organe corporel[8]. Donc
l'вme humaine est une rйalitй individuelle et forme.
2. L'ultime perfection de l'вme humaine consiste
dans la connaissance de la vйritй qui se fait par l'intellect. Or pour que
l'вme atteigne sa perfection dans la connaissance de la vйritй, elle a besoin
d'кtre unie au corps, parce qu'elle pense par le moyen des images, lesquels
n'existent pas sans le corps. Il est donc nйcessaire qu'elle soit unie au
corps comme forme, alors mкme qu'elle est une rйalitй individuelle.
Rйponse: On appelle une rйalitй individuelle
l'individu dans le genre de la substance. Le Philosophe dit en effet[9] que
les substances premiиres signifient indubitablement une rйalitй individuelle;
quant aux substances secondes, bien qu'elles paraissent signifier une rйalitй
individuelle, elles signifient plutфt "quel" est une rйalitй
individuelle.
Or l'individu dans le genre de la substance non seulement a pour lui de
pouvoir subsister par soi, mais aussi d'кtre quelque chose de complet en
quelque espиce et genre de la substance. C'est pourquoi le Philosophe, dans le
Traitй des Prйdicaments[10],
dйnomme la main ou le pied et les choses semblables parties des substances
plutфt que substances premiиres ou secondes: parce que de telles choses, bien
qu'elles ne soient pas dans une autre comme dans un sujet, ne partagent pas
complиtement la nature de quelque espиce. De lа elles ne sont ni dans quelque
espиce ni dans quelque genre, sauf par rйduction.
Ces deux composantes qui entrent dans la raison du une rйalitй
individuelle, certains philosophes les ont йcartйes l'une et l'autre de l'вme
humaine, disant que l'вme est une "harmonie", comme Empйdocle, ou une
"complexion", comme Galien, ou quelque chose de ce genre. Alors en
effet, l'вme ne pourrait ni subsister par soi, ni кtre quelque chose de complet
en quelque espиce ou genre de la substance, mais elle ne serait qu'une forme,
semblable aux autres formes matйrielles. Mais cette position ne peut tenir (a)
ni quant а l'вme vйgйtative, dont les opйrations doivent avoir quelque principe
йmergeant des qualitйs actives ou passives, qui n'ont qu'un rфle instrumental
dans la nutrition ou la croissance, comme Aristote le prouve[11]:
or "l'harmonie" ou la "complexion" ne transcendent pas les
qualitйs йlйmentaires; (b) ni quant а l'вme sensitive dont les opйrations
consistent а recevoir les espиces des choses sans la matiиre[12]:
car les qualitйs actives et passives, en tant qu'elles existent comme
dispositions de la matiиre, ne s'йtendent pas au delа de la matiиre; (c) mais
la thиse tient encore moins en ce qui concerne l'вme rationnelle, dont les
opйrations sont d'abstraire les espиces non seulement de la matiиre, mais de
toutes les conditions matйrielles individuantes, ce qui est requis pour la
connaissance de l'universel.
En outre, il faut prendre en considйration quelque chose de plus
spйcifiquement propre а l'вme rationnelle: c'est que non seulement elle reзoit
les espиces intelligibles sans la matiиre et sans les conditions de la matiиre,
mais encore il est impossible que quelque organe corporel prenne part а son
opйration propre, comme s'il y avait quelque organe corporel de
l'intellection, au sens oщ l'њil l'est de la vision. Il faut ainsi que l'вme
intellective agisse par soi, en tant qu'elle a une opйration propre sans
communion du corps.
Et puisque chacun agit selon qu'il est en acte, il faut que l'вme
intellective ait l'кtre par soi, absolument, sans dйpendance au corps. Les
formes qui ont en effet un кtre dйpendant de la matiиre ou d'un sujet n'ont
pas d'opйration par soi: ce n'est pas la chaleur qui agit, mais le chaud. C'est
pourquoi les philosophes postйrieurs jugиrent que la partie intellective de
l'вme est quelque chose de subsistant par soi. Le Philosophe dit en effet[13]
que l'вme est une certaine substance et ne se corrompt pas. Et lа il rappelle
ce que dit Platon, affirmant que l'вme est immortelle et subsiste par soi du
fait qu'elle se meut par soi. Il prend le mouvement dans un sens large pour
toute opйration, de telle sorte qu'il faut comprendre que l'intellect se meut
lui-mкme parce qu'il agit par soi.
Mais par suite Platon affirma que l'вme humaine, non seulement
subsisterait par soi, mais qu'elle possйderait en soi une nature spйcifique
complиte. Il affirmait en effet que la nature de l'espиce est tout entiиre dans
l'вme, disant que l'homme n'est pas quelque chose de composй d'une вme et d'un
corps, mais une вme usant d'un corps, de telle sorte qu'elle serait comparable
au corps comme le pilote а son navire, ou le vкtu au vкtement. Mais cette
opinion ne peut tenir. Il est manifeste que l'вme est ce par quoi le corps vit,
et que le vivre est l'кtre des vivants: l'вme est donc ce par quoi le corps
humain a l'кtre en acte, ce qui est le fait d'une forme. L'вme humaine est donc
la forme du corps. De plus, si l'вme йtait dans le corps comme le pilote dans
le navire, elle ne spйcifierait pas le corps ni ses parties; mais le contraire
apparaоt du fait que, l'вme s'йtant retirйe, aucune partie du corps ne retient plus
le nom qu'elle avait, sinon de maniиre йquivoque. Car l'њil d'un mort est dit
par йquivoque un њil, et de mкme l'њil peint ou sculptй, et il en va ainsi des
autres parties du corps. De plus, si l'вme йtait dans le corps comme le pilote
dans le navire, il s'ensuivrait que l'union de l'вme et du corps serait
accidentelle et la mort, qui signifie leur sйparation, ne serait plus une
corruption substantielle, ce qui est manifestement faux. Il reste donc que
l'вme est une rйalitй individuelle, comme pouvant subsister par soi; non comme
si elle avait en soi l'espиce complиte de l'homme, mais comme menant а la
perfection l'espиce humaine en tant que forme du corps. Elle est donc а la fois
"forme" et une rйalitй individuelle.
C'est ce que l'on peut observer dans l'ordre des formes naturelles. On
trouve en effet parmi les formes des corps infйrieurs que l'une ou l'autre sera
d'autant plus йlevйe qu'elle sera plus semblable et proche des principes
supйrieurs. On peut en juger d'aprиs les opйrations propres des formes. Les
formes des йlйments, qui sont au plus bas et les plus proches de la matiиre,
n'ont pas d'opйration excйdant les qualitйs actives et passives, telles le rare
et le dense, qui sont des dispositions de la matiиre. Au dessus sont les formes
des corps mixtes qui, outre les opйrations susdites, ont quelque opйration
consйcutive а l'espиce qu'elles reзoivent des corps cйlestes: que l'aimant
attire le fer, c'est а cause, non pas de la chaleur ou du froid ou de quelque
autre qualitй, mais de la participation d'une force cйleste. Au dessus sont les
вmes des plantes qui ont ressemblance non seulement aux corps cйlestes mais а
leurs moteurs, en tant qu'elles sont principes du mouvement par lequel elles se
meuvent elles-mкmes. Au dessus encore sont les вmes des animaux qui ont
ressemblance а la substance motrice des corps cйlestes, non seulement dans
l'opйration par laquelle elles meuvent les corps, mais encore en ce qu'elles
sont en elles-mкmes capables de connaissance, bien que la connaissance des
animaux ne portent que sur les choses matйrielles, et matйriellement, de sorte
qu'elle a besoin d'organes corporels. Enfin, au dessus des formes matйrielles
sont les вmes humaines, qui prйsentent une ressemblance avec les substances
supйrieures dans l'ordre de la connaissance, parce qu'elles peuvent connaоtre
des objets immatйriels par l'acte d'intellection. Elles leur sont infйrieures
cependant en ce qu'il est de la nature de l'вme humaine d'acquйrir la
connaissance immatйrielle propre а l'intellect de la connaissance des choses
matйrielles, donc par l'intermйdiaire des sens.
Ainsi donc on peut connaоtre le mode d'кtre de l'вme humaine а partir
de son opйration. En tant qu'elle dispose d'une opйration qui transcende les
choses matйrielles, son кtre est йlevй au dessus du corps, et ne dйpend pas de
lui. Mais en tant que sa nature est d'acquйrir la connaissance immatйrielle а
partir d'une connaissance matйrielle, il est manifeste que la complйtude de
son espиce ne peut кtre sans l'union au corps. En effet, rien n'est complet
selon l'espиce s'il n'a pas ce qui est requis а l'opйration propre de l'espиce.
Si donc l'вme humaine, en tant qu'elle est unie au corps comme forme, a
cependant un кtre qui s'йlиve au dessus du corps et ne dйpend pas de lui, il
est manifeste qu'elle-mкme est йtablie aux confins des substances corporelles
et des substances sйparйes.
Solutions:1. Bien que l'вme ait un кtre complet, il ne
s'ensuit pas cependant que le corps soit uni а l'вme accidentellement. D'une
part, parce que ce mкme кtre de l'вme est communiquй au corps de telle sorte
que soit unique l'кtre de la totalitй du composй; d'autre part, parce que
l'вme, bien qu'elle puisse subsister par soi, n'a pas d'espиce complиte, mais
le corps lui advient au titre de complйment de l'espиce.
2. Avoir l'кtre, avoir l'individuation vont de
pair. Les universaux n'ont pas d'кtre dans la rйalitй comme universaux, а moins
d'кtre individuйs. Or de mкme que l'вme procиde de Dieu comme d'un principe
agent et qu'elle est dans le corps comme dans la matiиre et que cependant elle
ne pйrit pas quand pйrit le corps, de mкme l'individuation de l'вme, bien
qu'elle ait quelque relation au corps, ne pйrit pas quand pйrit le corps.
3. L'вme n'est pas une rйalitй individuelle en
tant que substance complиte, mais en tant que partie de ce qui a une espиce
complиte, on l'a dйjа dit.
4. Bien que l'вme humaine puisse subsister par
soi, elle n'a pas par soi une espиce complиte. Dиs lors, les вmes sйparйes ne
sauraient constituer un degrй quelconque parmi les йtants.
5. Le corps humain est la matiиre proportionnйe а
l'вme humaine. Il se compare а elle comme la puissance а l'acte. Il ne s'ensuit
pas qu'il lui soit йgal dans le pouvoir d'кtre, parce que l'вme humaine n'est
pas une forme totalement captive de la matiиre: que telle de ses opйrations
soit au dessus de la matiиre le montre assez. Cependant on peut dire autrement,
d'aprиs la sentence de foi, que le corps humain fut йtabli au commencement
incorruptible en quelque faзon et qu'il encourut par la pйchй la nйcessitй de
mourir, ce dont il sera libйrй de nouveau а la rйsurrection. C'est donc par
accident qu'il n'atteint pas а l'immortalitй de l'вme.
6. L'вme humaine, quoique subsistante, est
composйe de puissance et d'acte, car la substance mкme de l'вme n'est pas son кtre
mais lui est comparable comme la puissance а l'acte. Il ne suit pas cependant
que l'вme ne puisse кtre forme du corps, parce que, mкme dans les autres
formes, ce qui est forme et acte par rapport а ceci est puissance par rapport а
cela: ainsi le diaphane qui formellement advient а l'air est cependant en
puissance au regard de la lumiиre.
7. Le corps est uni а l'вme et pour un bien de
perfection substantielle, а savoir pour la complйtude de l'espиce humaine, et
pour un bien de perfection accidentelle, а savoir pour la perfection de la
connaissance intellective, que l'вme acquiert des sens. Ce mode d'intellection
est en effet naturel а l'homme. Rien n'empкche que les вmes sйparйes des
enfants ou d'autres hommes usent d'un autre mode d'intellection, mais celui-ci
leur йchoit en raison de la sйparation plutфt qu'en raison de la nature
spйcifique de l'homme.
8. Il n'est pas de la raison du une rйalitй
individuelle qu'il soit composй de matiиre et de forme mais seulement qu'il
puisse subsister par soi. De lа, bien que le composй soit une rйalitй
individuelle, il n'est pas exclu cependant qu'а d'autres[rйalitйs] puisse revenir d'кtre une rйalitй
individuelle.
9. Etre dans un autre comme l'accident dans un
sujet supprime la raison d'кtre une rйalitй individuelle. Mais кtre dans un
autre а titre de partie, comme l'вme dans l'homme, n'exclut pas tout а fait que
ce qui est dans un autre puisse кtre dit une rйalitй individuelle.
10. A la corruption du corps, n'est pas retirй а
l'вme ce qui lui revient par nature d'кtre forme, bien qu'elle n'actualise pas
la matiиre comme forme.
11. L'intellection est l'opйration propre de l'вme
а considйrer le principe d'oщ procиde l'opйration. En effet, elle ne procиde
pas de l'вme par la mйdiation d'un organe corporel, comme la vision par la
mйdiation de l'њil. Cependant le corps communique а cette opйration du cфtй de
l'objet, car les images, objets de l'intellect, ne peuvent кtre sans les
organes corporels.
12. L'вme a quelque dйpendance au corps en tant
que sans le corps elle ne parvient pas а la complйtude de son espиce.
Cependant, elle ne dйpend pas du corps au point de ne pouvoir кtre sans le
corps.
13. Il est nйcessaire, si l'вme est forme du
corps, qu'il y ait un unique кtre commun de l'вme et du corps, а savoir l'кtre
du composй. Que l'вme et le corps soient de genre divers ne l'interdit pas car
ni l'вme ni le corps ne sont dans une espиce ou un genre sinon par rйduction,
ainsi que sont rйduites les parties а l'espиce ou au genre du tout.
(13 bis: la solution manque)
14. Ce qui est au sens propre corrompu n'est ni la
forme, ni la matiиre, ni l'кtre, mais le composй. On dit l'кtre du corps
corruptible en tant que le corps fait dйfection а cet кtre qui lui йtait commun
comme а l'вme, et qui demeure dans l'вme subsistante. Et l'on dit que l'кtre du
corps tire consistance de ses parties pour autant que,[de la rйunion] de ses parties, le corps est
constituй tel qu'il puisse recevoir l'кtre de l'вme.
15. Dans la dйfinition des formes, tantфt le sujet
est posй avant d'кtre informй, comme lorsqu'on dit "le mouvement est
l'acte de ce qui existe en puissance"; et tantфt aprиs кtre informй, comme
lorsqu'on dit "le mouvement est l'acte du mobile" et "la lumiиre
l'acte du lumineux". Et l'on dit l'вme acte du corps organisй en ce sens
que l'вme fait кtre le corps organisй comme la lumiиre fait quelque chose кtre
lumineux.
16. Les principes essentiels d'une espиce
quelconque sont ordonnйs non а l'кtre seulement, mais а l'кtre de cette espиce.
Donc, bien que l'вme puisse кtre par soi, elle ne peut кtre sans le corps dans
la complйtude de son espиce.
17. Quoique l'кtre soit ce qu'il y a de plus
formel, il est cependant ce qu'il y a de plus communicable, encore qu'il ne
le soit pas de la mкme faзon aux infйrieurs et aux supйrieurs. Ainsi le corps
participe а l'кtre de l'вme, mais pas aussi noblement que l'вme.
18. Bien que l'кtre de l'вme soit en quelque faзon
celui du corps, cependant le corps n'atteint pas а la participation de l'кtre
de l'вme dans toute sa noblesse et sa force. Et ainsi, il y a quelque
opйration de l'вme oщ ne communique pas le corps.
[1] "Ce quelque chose" est la
traduction littйrale de l'expression "hoc aliquid"
qui elle-mкme est la traduction littйrale de l'expression technique
aristotйlicienne todeti.
Les oreilles souffrent mais pourquoi faudrait-il rendre littйraire ce qui est
littйral? Le dйmonstratif "ce" indique qu'il s'agit d'un individu,
"quelque chose" indique qu'il s'agit d'une substance.
[2] On sait que le terme "кtre" en
franзais est amphibologique, puisqu'il dйsigne tantфt comme substantif un кtre
(ens), et tantфt comme verbe l'acte d'кtre (esse).
Pour йviter toute йquivoque, "кtre" sera toujours employй au sens de
acte d'кtre (actus essendi) et sera soulignй pour le
rappeler; "un кtre" sera rendu par les termes йtant, existant (ens). Pour tout ce qui regarde le vocabulaire existentiel,
nous renvoyons au livre de M. E. Gilson, L'кtre et l'essence, Paris, Vrin, 1962, 2e йd., p. 7-21.
Objections:1. Il semble que oui: le philosophe dit en effet[1] que la sensitive n'est
pas sans le corps alors que l'intellect en est sйparй. Or l'intellect, c'est
l'вme humaine. Donc l'вme humaine est sйparйe du corps selon l'кtre.
2. L'вme est l'acte du corps organisй en tant que
le corps est son organe. Si donc l'intellect est uni au corps comme sa forme du
point de vue de l'кtre, il faut que le corps soit son organe, ce qui est
impossible comme le prouve le philosophe[2].
3. La concrйtion de la forme а la matiиre est
plus grande que celle de la puissance а son organe. Mais l'intellect, а cause
de sa simplicitй, ne peut кtre concrйtisй au corps comme la puissance l'est а
l'organe. Encore moins peut-il lui кtre uni comme la forme а la matiиre.
4. Il a йtй dit que l'intellect, c'est-а-dire la
puissance intellective, n'a pas d'organe, mais que l'essence mкme de l'вme est
unie au corps comme sa forme. En sens contraire: l'effet n'est pas plus simple
que la cause. Or la puissance de l'вme est l'effet de son essence, puisque
toutes les puissances dйcoulent de son essence. Aucune puissance de l'вme n'est
donc plus simple que son essence. Si donc l'intellect ne peut кtre l'acte du
corps, comme il est prouvй dans le De Anima[3], l'вme intellective ne pourra кtre unie au
corps comme sa forme.
5. Toute forme unie а la matiиre est individuйe
par la matiиre. Si donc l'вme intellective est unie au corps comme sa forme, il
faut qu'elle soit individuйe. Par suite, les formes qu'elle reзoit en elle, le
seront йgalement. L'вme intellective ne pourra donc pas connaоtre les
universels, ce qui est manifestement faux.
6. La forme universelle ne tire pas le fait d'кtre
objet d'intellection de la chose hors de l'вme, car toutes les formes qui sont
dans les choses hors de l'вme sont individuйes. Si donc les formes connues
sont universelles, il faut qu'elles tirent cette qualitй de l'вme intellective.
L'вme intellective n'est donc pas une forme individuйe. Ainsi n'est-elle pas
unie au corps selon l'кtre.
7. Il a йtй dit que les formes intelligibles,
d'un cфtй, sont inhйrentes а l'вme, elles sont alors individuйes; mais, d'un
autre cфtй, elles sont les similitudes des choses, elles sont alors
universelles, reprйsentant les choses d'aprиs leur nature commune et non
d'aprиs les principes individuants. En sens contraire: comme la forme est
principe d'opйration, l'opйration procиde de la forme selon son mode
d'inhйrence au sujet connaissant. Autant un corps est chaud, autant il chauffe.
Si donc les espиces[ou idйes] des
choses qui sont dans l'вme sont individuйes par le cфtй oщ elles sont
inhйrentes а l'вme, la connaissance qui en rйsulte ne sera qu' individuelle et
non universelle.
8. Le Philosophe dit[4] que, de mкme que le trigone est dans le
tйtragone, et le tйtragone dans le pentagone, de mкme la nutritive est dans la
sensitive, et la sensitive dans l'intellective. Mais le trigone n'est pas en
acte dans le tйtragone, il ne l'est qu'en puissance, et il en va de mкme du
tйtragone dans le pentagone. Donc puisque la partie intellective de l'вme n'est
unie au corps que par la mйdiation de la nutritive et de la sensitive, et que
celles-ci ne sont pas en acte dans l'intellective, la part intellective de
l'вme ne sera pas unie au corps.
9. Le Philosophe dit[5] qu'on n'est pas simultanйment animal et
homme, mais d'abord animal, puis homme. Ce par quoi on est animal et ce par
quoi on est homme, ce n'est pas la mкme chose; car animal, on l'est, par la
sensitive, et homme par l'intellective. Donc la sensitive et l'intellective ne
sont pas unie dans l'unique substance de l'вme. D'oщ mкme objection que
prйcйdemment.
10. La forme est dans le mкme genre que la matiиre
а laquelle elle est unie. Or l'intellect n'est pas du genre des rйalitйs
corporelles. Donc l'intellect n'est pas uni au corps comme а la matiиre.
11. De deux substances existant en acte ne rйsulte
rien de "un". Mais tant le corps que l'intellect sont des substances
existant en acte. Donc l'intellect ne peut кtre uni au corps de telle sorte que
d'eux rйsulte quelque chose de "un".
12. Toute forme unie а la matiиre est amenйe а
l'acte par mouvement et mutation de la matiиre. Or l'вme intellective n'est pas
amenйe а l'acte а partir de la matiиre, mais elle vient "d'ailleurs",
comme dit le philosophe[6].
Elle n'est donc pas une forme unie а la matiиre.
13. Chacun agit selon son mode d'кtre. Or l'вme,
en tant qu'elle fait acte d'intellection, agit sans le corps, -par soi. Elle
n'est donc pas unie au corps selon l'кtre.
14. La moindre inconvenance est impossible а Dieu.
Or il est inconvenant que l'вme innocente soit recluse dans le corps, lequel lui
tient lieu de prison. Il est donc impossible а Dieu d'unir l'вme au corps.
15. Aucun artisan sensй ne met d'entrave а son
њuvre. Or l'entrave maximum а ce que l'вme parvienne а la connaissance de la
vйritй, qui fait sa perfection, c'est le corps, d'aprиs le livre de la Sagesse:
"un corps corruptible appesantit l'вme, une habitation d'argile alourdit
le sens aux multiples cogitations" (Sg 9,15).
16. Les choses qui sont unies ont entre elles une
mutuelle affinitй. Or l'вme et le corps sont en conflit; car "la chair
convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair" (Gal, 5,17). Donc
l'вme intellective n'est pas unie au corps.
17. L'intellect est en puissance а toutes les
formes intelligibles et n'en possиde aucune en acte, comme la matiиre premiиre
est en puissance а toutes les formes sensibles et n'en possиde aucune en acte.
C'est pour cette raison que la matiиre est pour toutes les[formes sensibles] unique, et donc est
unique l'intellect pour[toutes les
formes intelligibles]. Voilа pourquoi il n'est pas uni а un corps qui l'individuerait.
18. Le Philosophe montre[7] que si l'intellect disposait d'un organe
corporel, il aurait telle nature dйterminйe d'entre les natures sensibles, et
qu'ainsi il ne serait rйceptif ni connaisseur de toutes les formes sensibles.
Or la forme est plus fermement unie а la matiиre que la facultй а son organe.
Donc, si l'intellect est uni au corps, il devrait avoir telle nature sensible
dйterminйe et serait ainsi incapable de connaоtre et de percevoir toutes les
formes sensibles, ce qui est impossible.
19. Toute forme unie а la matiиre est reзue dans
la matiиre. Or tout ce qui est reзu l'est selon le mode de ce qui le reзoit.
Donc toute forme unie а la matiиre est en elle selon le mode de la matiиre.
Mais le mode de la matiиre sensible n'est pas apte а recevoir quelque chose
selon le mode intelligible. Donc puisque l'intellect dispose d'un кtre
intelligible, il ne peut кtre une forme unie а la matiиre.
20. Si l'вme est unie а la matiиre corporelle, il
faut qu'elle soit reзue en elle. Or tout ce qui est reзu par ce qui a йtй reзu
dans la matiиre, est dans la matiиre. Donc si l'вme est unie а la matiиre, tout
ce qui est reзu dans l'вme le sera dans la matiиre. Mais les formes
intelligibles ne peuvent кtre reзues dans la matiиre premiиre, au contraire
elles ne deviennent intelligibles que par abstraction de la matiиre; et ainsi
l'intellect, qui est capable de recevoir les formes intelligibles, ne sera pas
uni а la matiиre corporelle.
En sens contraire: 1. Le Philosophe dit[8] qu'il n'y a pas а douter de l'union de l'вme
et du corps, pas plus d'ailleurs que celle de la figure et de la cire. La
figure ne peut en aucune faзon кtre sйparйe de la cire selon l'кtre. Donc l'вme
n'est pas sйparйe du corps. Or l'intellect est une partie de l'вme, comme le
dit le philosophe[9].
Donc l'intellect n'est pas sйparй du corps selon l'кtre.
2. Aucune forme substantielle n'est sйparйe de la
matiиre selon l'кtre. Or l'вme
intellective est forme du corps. Elle n'est donc pas sйparйe de la matiиre
selon l'кtre.
Rйponse: Pour йlucider cette question, on doit considйrer que partout
oщ l'on trouve qu'une chose est tantфt en puissance et tantфt en acte, il faut
qu'il y ait un principe par quoi cette chose est en puissance. Par exemple, que
l'homme tantфt sente en acte, et tantфt en puissance, il faut а cause de cela
poser dans l'homme un principe sensitif qui soit en puissance rйfйrй aux objets
sensibles. S'il йtait en effet toujours en acte de sensation, les formes
sensibles seraient toujours en acte dans le principe du sentir. Pareillement,
puisque l'homme se montre du point de vue de l'intellection tantфt en acte et
tantфt en puissance, il faut considйrer qu'il y a dans l'homme un principe
d'intellection qui soit en puissance aux objets intelligibles. Et ce principe,
le Philosophe l'appelle intellect possible[10].
Cet intellect possible, il lui est nйcessaire d'кtre en puissance а
tous les objets intelligibles par l'homme, d'кtre rйceptif а ces objets, et
par consйquent d'en кtre dйpourvu; parce que, la condition pour recevoir des
choses et leur кtre en puissance, c'est d'en кtre dйpourvu. Ainsi la pupille,
qui pour recevoir toutes les couleurs en est totalement dйpourvue. Or l'homme
est naturellement apte а connaоtre les formes de toutes les choses sensibles,
il faut donc que l'intellect soit dйpourvu, quant а lui, de toutes les formes
et natures sensibles. Il faut ainsi qu'il ne dispose d'aucun organe sensible.
Sinon, il serait dйterminй а la connaissance de la nature sensible, comme la
puissance visuelle l'est а la nature de l'њil.
Cette dйmonstration d'Aristote dйtruit la position des philosophes
anciens affirmant que l'intellect ne diffиre pas des puissances sensitives, ou
encore celle d'autres affirmant que le principe d'intellection chez l'homme est
une certaine forme ou facultй mйlangйe au corps, comme le sont les autres
formes ou facultйs matйrielles.
Mais en fuyant cette erreur, certains tombent dans l'erreur contraire.
Ils estiment en effet que l'intellect est dйpourvu de toute nature sensible et
non mкlй au corps, au sens qu'il serait une substance sйparйe du corps selon
l'кtre et, pour cause, en puissance а toutes les formes intelligibles. Mais
cette position est absolument intenable. Nous ne soulevons la question de
l'intellect possible que pour autant que par lui l'homme fait acte
d'intellection. C'est ainsi que Aristote aborde le problиme. C'est йvident par
ce qu'il dit dans le De anima lorsqu'il commence а traiter de l'intellect
possible: "Concernant la partie de l'вme par laquelle il connaоt et juge, etc... J'appelle intellect possible ce par quoi l'вme fait
acte d'intellection"[11].
Or si l'intellect йtait une substance sйparйe, il serait impossible que par lui
l'homme fasse acte d'intellection. Impossible en effet quand une substance
opиre quelque opйration ou action, que cette opйration soit celle d'une autre
substance qu'elle-mкme. Bien que de deux substances l'une puisse кtre pour
l'autre cause d'opйration -ainsi l'agent principal pour l'instrument -cependant
l'action de l'agent principal n'est pas numйriquement la mкme que celle de
l'instrument, car l'action de l'agent principal est de mouvoir l'instrument,
celle de l'instrument d'кtre mu et de mouvoir quelque chose d'autre. Si donc
l'intellect possible est une substance sйparйe selon l'кtre de tel ou tel
homme, il est impossible que l'intellection de l'intellect possible soit l'acte
de cet homme-ci ou de celui-lа. Dиs lors, puisque cette opйration n'est
imputable а nul autre principe en l'homme qu'а l'intellect possible, il
s'ensuit qu'aucun homme ne connaоt quoi que ce soit. C'est pourquoi on doit
observer un mкme mode de rйfutation contre cette position et contre ceux qui
nient les[premiers] principes, comme le
montre la rйfutation d'Aristote[12].
Voulant йviter cet inconvйnient, Averroиs, adepte de cette position,
soutint que l'Intellect possible, bien que sйparй du corps selon l'кtre, reste
en continuitй avec l'homme par la mйdiation des images. Car les images, comme
dit le Philosophe[13],
ont trait а l'intellect possible, comme les sensibles au sens, et les couleurs
а la vision. Ainsi donc, l'espиce intelligible dispose d'un double sujet, l'un
dans lequel elle existe selon l'кtre intelligible, l'autre dans lequel elle
existe selon l'кtre rйel, et ce dernier sujet, ce sont les images eux-mкmes. Il
y a donc contact de l'intellect possible avec les images en tant que l'espиce
intelligible est d'une certaine faзon ici et lа, et par ce contact l'homme fait
par l'intellect possible acte d'intellection.
Mais pour ce faire, un tel contact ne suffit pas. En effet un sujet
n'est pas connaissant par la prйsence en lui de l'espиce intelligible, mais par
la prйsence en lui de la puissance cognitive. Or il est йvident, d'aprиs ce que
prйtend la thиse, que rien ne sera prйsent а l'homme hormis la seule espиce
intelligible. Quant а la puissance d'intellection qu'est l'intellect, elle est,[dit-on], complиtement sйparйe. L'homme
tiendra donc, de la continuitй sus-dite, non pas
d'кtre intelligent, mais d'кtre objet d'intellection, soit en lui-mкme, soit
partie de lui-mкme, ce qui apparaоt manifestement par l'exemple citй plus haut.
Si en effet les images sont par rapport а l'intellect comme les couleurs а la
vue, il n'y aura pas, d'aprиs ce que l'on a dit, d'autre continuitй de
l'intellect possible а nous-mкmes par les images que celle de la vue au mur par
les couleurs. Or le mur, par le fait que les couleurs sont en lui, dispose, non
pas de la possibilitй de voir, mais seulement d'кtre vu. Par consйquent
l'homme, du fait que les images sont en lui, n'a pas de quoi faire acte
d'intellection, mais seulement d'кtre objet d'intellection.
De plus, l'image n'est pas le sujet de l'espиce intelligible en tant
que celle-ci est actuellement objet d'intellection, mais elle le devient plutфt
en tant qu'elle est abstraite des images. Or l'intellect possible n'est sujet
de l'espиce intelligible que pour autant qu'elle est actuellement objet
d'intellection, une fois abstraite des images. Aucune unitй de continuitй de
l'intellect aux images ne justifie la continuitй de l'intellect possible avec
nous.
De plus, si personne ne devient intelligent par les espиces
intelligibles а moins qu'elles ne soient actuellement objet d'intellection, il
s'ensuit que nous ne sommes nullement intelligent d'aprиs la position sus-dite. En effet, les espиces intelligibles ne nous sont
prйsentes que de leur immanence aux images, lа oщ elles ne sont objet
d'intellection qu'en puissance.
Ainsi donc, de notre point de vue, la position sus-dite
apparaоt impossible. Ce qui apparaоt encore а prendre la nature des substances
sйparйes: йtant trиs parfaites, il leur est impossible, dans leurs opйrations
propres, d'avoir besoin des choses matйrielles ou de leurs opйrations; ou
encore d'кtre en puissance aux choses de cet ordre, alors que c'est dйjа
manifeste des corps cйlestes qui sont[pourtant]
infйrieurs aux substances sus-dites. Dиs lors, comme
l'intellect possible est en puissance aux espиces des choses sensibles, et que
son opйration ne s'accomplit pas sans les images, qui elles--mкmes dйpendent de
notre opйration, il est impossible et impensable que l'intellect possible soit
l'une des substances sйparйes.
D'oщ l'on doit dire que l'intellect possible est l'une des forces ou
puissances de l'вme humaine. Puisqu'en effet l'вme humaine est une forme unie
au corps, sans кtre cependant sous l'emprise du corps et immergйe en lui а
l'instar des autres formes matйrielles, mais qu'elle excиde la capacitй de
toute la matiиre corporelle, il lui appartient, prйcisйment quant а ce pouvoir
d'excйder la matiиre corporelle, d'кtre en puissance aux intelligibles, ce qui
relиve de l'intellect possible. Assurйment, de par son union au corps, elle a
des opйrations et des forces auxquelles le corps prend part, telles les forces
de la partie nutritive et sensitive. On sauve ainsi la nature de l'intellect
possible dйcrite par Aristote: l'intellect possible n'est pas une puissance
fondйe sur quelque organe corporel, et pourtant l'homme fait par lui
formellement acte d'intellection en tant qu'il se fonde dans l'essence de
l'вme humaine, laquelle est forme de l'homme.
Solutions: 1. L'intellect est dit sйparй, mais non les sens,
parce que, aprиs la corruption du corps, l'intellect demeure dans l'вme sйparйe
а la diffйrence des puissances sensitives. Ou mieux encore, parce que
l'intellect n'utilise pas d'organe corporel pour son opйration а l'inverse des
sens.
2. L'вme humaine est l'acte du corps organisй du
fait que le corps est son organe. Il ne faut pas cependant qu'il le soit pour
toute puissance ou vertu de l'вme, car celle-ci excиde la mesure du corps,
comme on l'a dit.
3. L'organe d'une puissance est principe de
l'opйration de cette puissance. Si donc l'intellect possible йtait uni а
quelque organe, son opйration serait l'opйration de cet organe. Et il serait
ainsi impossible au principe de l'acte d'intellection d'кtre dйpourvu de toute
nature sensible. Car ce principe, l'intellect possible, serait conjoint а son
organe, comme le principe de la vue par lequel nous sentons, est la vue
conjointe а la pupille. Mais que l'вme soit forme du corps, il ne s'ensuit pas
que l'intellect possible soit bornй а quelque nature sensible, car l'вme
humaine excиde la mesure du corps.
4. L'intellect possible procиde de l'вme humaine
en tant qu'elle est йlevйe au-dessus de la nature corporelle. Par consйquent,
du fait qu'il n'est pas l'acte de quelque organe corporel, il n'excиde pas
l'essence de l'вme en sa totalitй, mais il est en elle ce qui est suprкme.
5. L'вme humaine est une forme individuйe, comme
sont individuйes la puissance qu'on appelle intellect possible et les formes
intelligibles qu'elle reзoit. Cela n'empкche pas celles-ci d'кtre en acte objet
d'intellection. Un objet est intelligible en acte de ce qu'il est immatйriel,
non de ce qu'il est universel; que l'universel soit intelligible rйsulte plutфt
de ce qu'il est abstrait des principes matйriels qui l'individualisent. Car il
est manifeste que les substances sйparйes sont intelligibles en acte et sont
pourtant des individus. Aristote dit[14]
que les substances sйparйes que posait Platon, йtaient des individus. D'oщ il
ressort que, si l'individuation rйpugnait а l'intelligibilitй, la mкme
difficultй demeurerait pour ceux qui affirment que l'intellect possible est une
substance sйparйe. Ainsi, c'est un individu, individuant les espиces reзues en
lui. Il faut donc le savoir: bien que les espиces reзues dans l'intellect
possible soient individuйes en tant qu'elles sont immanentes а l'intellect
possible, cependant, en tant qu'elles sont immatйrielles, c'est par elles
qu'est connu l'universel conзu par abstraction des principes individuants. Les
universels, dont s'occupent les sciences, sont connues moyennant les espиces
intelligibles; quant а ces derniиres, il est йvident qu'elles sont l'objet, non
pas de toutes les sciences, mais seulement de la physique et de la
mйtaphysique. Car l'espиce intelligible est ce par quoi l'intellect fait acte
d'intellection, et non pas son objet, sinon par rйflexion en tant que
l'intellection porte sur l'acte d'intellection et sa forme.
6. L'intellect donne aux formes intelligibles
l'universalitй en tant qu'il les abstrait des principes matйriels
individuants. Par consйquent, il faut, non pas que l'intellect soit universel,
mais immatйriel.
7. L'espиce de l'opйration suit l'espиce de la
forme, principe d'opйration, bien que l'inefficacitй de l'opйration suive la
forme en fonction de son inhйrence au sujet. Du fait que la chaleur est ce
qu'elle est, elle chauffe; mais selon qu'elle perfectionne plus ou moins le
sujet, elle chauffe plus ou moins efficacement. L'intellection des universels
appartient а l'espиce de l'opйration intellectuelle. Elle suit donc l'espиce
intelligible conformйment а sa raison propre. Mais en fonction de son
inhйrence plus ou moins parfaite а l'intelligence rйsulte un acte
d'intellection plus moins parfait.
8. La comparaison des figures[gйomйtriques] aux parties de l'вme envisagйe
par le Philosophe doit s'entendre ainsi: de mкme que le tйtragone a tout ce
qu'a le trigone et plus encore, et le pentagone tout ce qu'a le tйtragone, de
mкme l'вme sensitive a tout ce qu'a la nutritive, et l'вme intellective tout ce
qu'a la sensitive, et plus encore. Donc il n'est pas montrй par lа que la
sensitive et la nutritive diffиrent essentiellement de l'intellective, mais
plutфt que l'une d'entre elles inclut l'autre.
9. Comme dit le philosophe[15], de mкme qu'on ne conзoit pas simultanйment
l'animal et l'homme, de mкme on ne conзoit pas simultanйment l'animal et le
cheval. Ce n'est pas une raison pour dire que dans l'homme l'вme sensitive, qui
fait l'animal, est un principe substantiellement autre que l'вme intellective,
qui fait l'homme. Car on ne peut pas dire que dans le cheval il y a des
principes substantiellement divers dont l'un fait l'animal et l'autre le
cheval. Mais on parle d'une diversitй de principes pour la raison que dans
l'animal conзu apparaissent d'abord les opйrations imparfaites, du fait que
toute gйnйration est la transmutation de l'imparfait au parfait.
10. La forme ne relиve d'aucun genre, comme on l'a
dit. Par consйquent, puisque l'вme intellective est la forme de l'homme, elle
n'est pas dans un autre genre que le corps; mais l'un et l'autre est dans le
genre de l'animal et, par rйduction, dans le genre de l'homme.
11. De deux substances, existant en acte et chacune
parfaite dans son espиce et sa nature, ne rйsulte pas quelque chose de
"un". Or l'вme et le corps ne sont pas ainsi, puisque ce sont des
parties de la nature humaine. De lа, rien n'empкche que d'elles rйsulte quelque
chose de "un".
12. L'вme humaine, bien que forme unie au corps,
dйpasse la mesure de toute la matiиre corporelle. Elle ne peut donc кtre
extraite de la puissance de la matiиre par quelque mouvement ou mutation а
l'instar des autres formes qui sont immergйes dans la matiиre.
13. L'вme humaine possиde une opйration dans
laquelle le corps n'a pas de part et, de ce point de vue, elle surpasse la
mesure du corps. Cela ne l'empкche pas d'кtre en quelque faзon unie au corps.
14. Cette objection procиde de la position
d'Origиne affirmant que les вmes furent crййes au commencement sans corps parmi
les substances spirituelles, et qu'ensuite elles furent unies au corps pour y
кtre enfermйes comme dans une prison. Mais il disait cela des вmes non
innocentes, souffrant en vertu d'un pйchй prйcйdent. Origиne estimait en effet
que l'вme humaine possиde une espиce complиte, selon l'opinion de Platon, et
que le corps lui advenait par accident. Ceci йtant faux, comme on l'a montrй
plus haut, ce n'est pas а son dйtriment que l'вme est unie au corps, mais c'est
pour la perfection de sa nature. Que le corps lui soit une prison et une
infection, c'est la sanction d'une prйvarication premiиre.
15. Le mode de connaissance naturelle а l'вme est
de percevoir la vйritй intelligible sous un mode de perception infйrieur а
celui des substances spirituelles supйrieures, а savoir en la recevant des
sensibles. Mais lа encore, elle souffre empкchement de par la corruption du
corps, qui provient du pйchй du premier parent.
16. Que la chair convoite contre l'esprit, cela mкme
montre l'affinitй de l'вme et du corps. L'esprit, c'est la partie supйrieure de
l'вme, par laquelle l'homme surpasse les autres animaux, comme le dit Augustin[16]. Quant а la chair, on
dit qu'elle convoite par cela que les parties de l'вme fixйes а la chair
convoitent les choses qui sont dйlectables а la chair; lesquelles convoitises
rйpugnent cependant а l'esprit.
17. Que l'intellect possible n'ait pas de forme
intelligible en acte mais seulement en puissance, comme la matiиre n'a pas de
forme sensible en acte, ne montre pas que l'intellect possible soit
"un" en tous les hommes, mais qu'il est "un" au regard de
toutes les formes intelligibles, comme la matiиre premiиre est "une"
au regard de toutes les formes sensibles.
18. Si l'intellect disposait d'une organe
corporel, il faudrait que cet organe soit avec l'intellect co-principe de
l'acte d'intellection, comme la pupille est avec la puissance visuelle
principe de vision. Et ainsi le principe d'intellection aurait une certaine
nature sensible dйterminйe, ce qui est йvidemment faux d'aprиs la
dйmonstration d'Aristote rapportйe plus haut[17]. Cela ne dйcoule pas du fait que l'вme est
forme du corps humain, parce que l'intellect possible est l'une de ses
puissances en tant qu'elle excиde la mesure du corps.
19. L'вme, bien qu'elle soit unie au corps selon
le mode du corps, cependant, du cфtй par lequel elle excиde la capacitй du
corps, elle possиde une nature intellectuelle. Et ainsi les formes reзues en
elle sont intelligibles et non matйrielles. La solution vaut йvidemment pour
l'objection 20.
Objections: 1. Il semble que oui. En effet, la perfection est
proportionnйe au perfectible. Or la perfection de l'intellect, c'est la vйritй,
car le vrai est le bien de l'intellect, comme dit le philosophe[1]. Comme la vйritй est unique tous ceux
qui la conзoivent, il semble que l'intellect possible soit unique pour tous.
2. Augustin dit au livre Du nombre des вmes:
"Au sujet du nombre des вmes, je ne sais que te rйpondre. Dirai-je en
effet qu'il n'y a qu'une seule вme, tu seras troublй parce que dans l'un elle
est heureuse et dans l'autre misйrable, et rien ne peut кtre simultanйment
heureux et misйrable. Dirai-je qu'il y a simultanйment une вme et beaucoup
d'вmes, tu riras et il n'est pas facile pour moi d'кtre en mesure rйprimer ton
rire. Dirai-je seulement qu'elles sont beaucoup, je rirai de moi et j'aurai
moins de peine а supporter mon dйplaisir que le tien"[2]. Qu'il y ait plusieurs вmes en plusieurs
hommes semble donc risible.
3. Tout ce qui est distinct d'un autre l'est par
la possession de telle nature dйterminйe. Mais l'intellect possible est en
puissance а toutes les formes, n'en possйdant aucune en acte. Donc l'intellect
possible ne peut кtre distinct ni par consйquent кtre multipliй pour кtre
multiple en divers sujets.
4. L'intellect possible est dйpourvu de tout
objet d'intellection car il n'y a, avant l'acte d'intellection, ni intellect
possible en acte, ni objet d'intellection en acte, ainsi que le dit le
Philosophe au livre III De l'вme[3]. Or dans le mкme
livre, il est dit que l'intellect est intelligible tout comme les autres
choses. Il est donc alors dйpouillй de lui-mкme, et ainsi il n'a pas de quoi
кtre multipliй en plusieurs.
5. En toutes choses distinctes et multiples, il
faut qu'il y ait quelque chose de commun. Entre plusieurs hommes
"homme" leur est commun, entre plusieurs animaux, "animal".
Mais l'intellect possible n'a rien de commun[avec les choses а connaоtre], comme dit le philosophe[4]. Donc il ne peut кtre distinguй ni
multipliй en divers sujets.
6. En ce qui concerne les rйalitйs sйparйes de la
matiиre, comme le dit Rabbi Moyses, elles ne se
multiplient qu'en raison de la diffйrence entre la cause et le causй. Mais
l'intellect d'un homme n'est pas la cause d'un autre. Puisque donc l'intellect
possible est sйparй, comme il est dit au De anima[5], l'intellect ne sera pas dйmultipliй en
divers sujets.
7. Le philosophe dit[6] que l'intellect et ce qui est conзu, c'est
la mкme chose. Mais l'intelligible en acte est identique pour tous. Donc
l'intellect possible est unique pour tous.
8. L'objet d'intellection en acte, c'est
l'universel, lequel est le mкme dans le multiple. Mais cette universalitй, la
forme intelligible ne la tient pas de la chose. En effet, dans les choses, il
n'y a de forme de l'homme qu'individuйe et multipliйe en divers sujets. Donc
elle la tient de l'intellect. L'intellect est donc le mкme pour tous.
9. Le Philosophe dit[7] que l'вme est le lieu des espиces intelligibles.
Or le lieu est commun aux diverses choses qui sont en lui. Donc l'вme n'est pas
multipliйe en raison de la diversitй des hommes.
10. Il йtait dit que l'вme est le lieu des espиces
par ce qu'elle en est le contenant. En sens contraire: de mкme que l'intellect
est le contenant des espиces intelligibles, ainsi le sens est le contenant des
espиces sensibles. Si donc l'intellect est le lieu des espиces parce qu'il en
est le contenant, pour la mкme raison le sens est le lieu des espиces. Ce qui
va contre le Philosophe disant[8]
que l'вme est le lieu des espиces, sauf qu'il ne s'agit pas de toute l'вme mais
seulement de l'intellective.
11. Rien n'opиre que lа oщ il existe. Mais c'est
partout que l'intellect possible opиre. Il connaоt en effet les rйalitйs qui
sont au ciel, sur la terre, et partout. Donc l'intellect possible est partout.
Donc il est unique en tous.
12. Ce qui est limitй а un unique particulier possиde
une matiиre dйterminйe, car le principe d'individuation, c'est la matiиre.
Mais l'intellect possible n'est pas limitй а la matiиre, comme le montre le De
anima[9]. N'йtant pas
limitй а quelque chose de particulier, il est unique en tous.
13. On disait que l'intellect possible a une
matiиre dans laquelle il est, а laquelle il est dйterminй, а savoir le corps
humain. En sens inverse: Les principes individuants doivent appartenir а
l'essence de l'individuй. Mais le corps n'appartient pas а l'essence de
l'intellect possible: ce dernier ne peut donc кtre individuй par le corps, ni
par consйquent кtre multipliй.
14. Le philosophe dit[10] que s'il y avait plusieurs mondes, il y
aurait plusieurs premiers ciels; et si plusieurs premiers ciels, plusieurs
premiers moteurs. Et ainsi les premiers moteurs seraient matйriels. Pour la
mкme raison, s'il y avait plusieurs intellects possibles en plusieurs hommes,
l'intellect possible serait matйriel, ce qui est impossible.
15. S'il y a plusieurs intellects possibles pour
les hommes, il faut qu'ils demeurent en nombre а la corruption du corps. Mais
alors, comme il ne peut y avoir de diffйrence sinon par la forme, il faut
qu'ils diffйrent selon l'espиce. Puisque donc, а la corruption du corps, ils
n'obtiennent pas d'espиce autre -car rien n'est transformй d'espиce en espиce
sinon par corruption -avant la corruption des corps ils diffйraient aussi selon
l'espиce. Mais l'homme tient son espиce de l'вme intellective. Donc les hommes,
а les prendre dans leur diversitй, ne sont pas de la mкme espиce, ce qui est
manifestement faux.
16. Ce qui est sйparй du corps ne peut кtre
multipliй en raison du corps. Mais l'intellect possible est sйparй du corps,
comme le prouve le Philosophe[11].
Il ne peut donc кtre multipliй ou distinguй par les corps. Il n'y en a donc
pas plusieurs pour plusieurs hommes.
17. Si l'intellect possible se multiplie en divers
sujets, il faut que les espиces intelligibles se multiplient йgalement. Il
s'ensuit qu'elles sont ainsi formes individuelles. Mais les formes
individuelles ne sont intelligibles qu'en puissance. Il faut en effet que
l'universel, qui est proprement objet d'intellection, en soit abstrait. Les
formes intйrieures а l'intellect seront donc intelligibles en puissance
seulement, et ainsi l'intellect possible ne pourra faire acte d'intellection.
18. Agent et patient, moteur et mы ont quelque
chose de commun. Or les phantasmes sont comparйs а l'intellect qui est en nous
comme l'agent au patient, le moteur au mы. Donc l'intellect qui est en nous a
quelque chose de commun avec les phantasmes. Mais l'intellect n'a rien de
commun avec quoi que ce soit, comme le dit le De anima[12]. Donc l'intellect possible est autre que
l'intellect qui est en nous et ainsi l'intellect possible ne se multiplie pas
en divers hommes.
19. Chacun, pour autant qu'il est, est un. Ce dont
l'кtre ne dйpend pas d'un autre, son
unitй non plus. Mais l'кtre de l'intellect
possible ne dйpend pas du corps, sinon il se corromprait а la corruption du
corps. Donc l'unitй de l'intellect possible ne dйpend pas du corps, ni par
consйquent de sa multitude. L'intellect possible n'est donc pas multipliй en
divers corps.
20. Le Philosophe dit[13] que dans les[substances] de forme simple, identique est
la chose et son essence, c'est-а-dire la nature spйcifique. Mais l'intellect
possible est seulement forme. En effet, s'il йtait composй de matiиre et de
forme, il ne serait pas la forme d'autre chose. L'вme intellective est donc la
nature spйcifique mкme de son espиce. Si donc la nature spйcifique est la mкme
dans toutes les вmes intellectives, il ne peut se faire que l'вme intellective
se multiplie en divers sujets.
21. L'вme ne se multiplie selon les corps qu'en
raison de son union au corps. Mais l'intellect possible ne dйcoule de l'вme
que par le cфtй oщ l'вme excиde l'union du corps. Donc l'intellect possible ne
se multiplie pas chez les hommes.
22. Si l'вme humaine se multiplie d'aprиs la
division des corps, et l'intellect possible par la multiplication des вmes,
comme il est manifeste que les espиces intelligibles sont а multiplier autant
que l'intellect possible est multipliй, reste que le premier principe de
multiplication revient а la matiиre corporelle. Or ce qui est multipliй par la
matiиre est individuel et non pas intelligible en acte. Les espиces qui sont
dans l'intellect possible ne seront donc pas intelligibles en acte, ce qui est
incohйrent. Donc ni l'вme ni l'intellect possible ne se multiplie en divers
sujets.
En sens contraire: 1. Par l'intellect possible, l'homme fait acte
d'intelligence. Il est dit en effet dans le De anima[14] que l'intellect possible est ce par quoi
l'вme fait acte d'intelligence. Si donc l'intellect possible est unique en
tous, il s'ensuit que ce que pense l'un, l'autre le pense, ce qui est
manifestement faux.
2. L'вme intellective se compare au corps comme
la forme а la matiиre et comme le moteur а son instrument. Or toute forme
requiert une matiиre dйterminйe et tout moteur des instruments dйterminйs. Il
est donc impossible que soit unique l'вme intellective en la diversitй des
hommes.
Rйponse: Disons que cette question dйpend de la prйcйdente. Si en effet
l'intellect possible est une substance sйparйe du corps selon l'кtre, il sera nйcessairement unique.
Tout ce qui est sйparй du corps selon l'кtre
ne peut en aucune faзon кtre multipliй par la multiplication des corps. Cependant
la thиse de l'unicitй de l'intellect appelle une considйration spйciale parce
qu'elle soulиve une difficultй spйciale. A premiиre vue, il semble qu'il est
impossible pour l'intellect possible d'кtre unique pour tous les hommes. Il
est manifeste que l'intellect possible se compare aux perfections acquises par
la science comme une perfection premiиre а une seconde, et que par l'intellect
possible nous sommes savants en puissance: c'est ce qui force а poser un
intellect possible. Mais il est manifeste que les perfections en matiиre de
sciences ne sont pas les mкmes en tous, puisqu'on trouve que certains possиdent
des sciences qui font dйfaut aux autres. Or il paraоt incohйrent et impossible
que la perfection seconde ne soit pas unique en tous lа oщ la perfection
premiиre est unique pour tous; comme il est impossible qu'un unique sujet
premier soit en acte et en puissance vis-а-vis de la mкme forme, tout autant
qu'une surface soit blanche en acte et en puissance simultanйment.
Cette incohйrence, ceux qui affirment un intellect unique pour tous,
s'efforcent d'y йchapper par le fait que les espиces intelligibles qui font
la perfection de la science, ont un double sujet, comme on l'a dit plus haut,
а savoir les images eux-mкmes et l'intellect possible. Et parce que les images
ne sont pas les mкmes pour tous, de ce cфtй les espиces intelligibles ne sont
pas non plus les mкmes pour tous. Mais du cфtй oщ elles sont dans l'Intellect,
elles ne sont pas multipliйes. De lа vient que, vu la diversitй des images,
l'un possиde la science dont l'autre est dйpourvu. Mais la frivolitй de cette
position est patente d'aprиs ce qu'on a dit prйcйdemment. En effet les espиces
ne sont intelligibles en acte que parce qu'elles sont abstraites des images
pour кtre dans l'intellect possible. La diversitй des images ne peut кtre
cause de l'unitй ou de la multitude de la perfection propre а la science
intelligible. Sans compter que les habitus des sciences ne sont pas comme en
leur sujet dans quelque partie relevant de l'вme sensitive, ainsi qu'ils le
disent.
Mais quelque chose de plus difficile encore s'attache а ceux qui
affirment que l'intellect possible est unique en tous. Il est manifeste en
effet que cette opйration -l'intellection -procиde de l'intellect possible
comme du principe premier par quoi nous faisons acte d'intellection, de mкme
que l'opйration de sentir procиde de la puissance sensitive. Et bien qu'on ait
montrй plus haut que si l'intellect possible est sйparй de l'homme selon l'кtre, il n'est plus possible que l'acte
d'intellection, qui relиve de l'intellect possible, soit l'opйration de cet
homme-ci ou de cet homme-lа, cependant (hypothиse accordйe pour les besoins de
l'enquкte) il s'ensuit que cet homme-ci et celui-lа font acte d'intelligence par
l'acte mкme d'intellection de l'intellect possible. Or une opйration ne peut
кtre multipliйe que de deux maniиres: ou bien du cфtй des objets, ou bien du
cфtй du principe opйrant; toutefois on peut ajouter une troisiиme: du cфtй du
temps, par exemple lorsqu'une opйration quelconque subit une interruption.
L'acte mкme d'intellection, qui est l'opйration de l'intellect possible, peut
donc кtre multipliй par les objets: autre chose concevoir l'homme, autre chose
concevoir le cheval; et encore, selon le temps, autre chose par le nombre
concevoir ce qui fut hier, autre chose concevoir ce qui est aujourd'hui, si
l'opйration est discontinue. Mais l'intellection ne peut кtre multipliйe de
la part du principe opйrant, s'il n'y a qu'un unique intellect possible. Si
donc l'intellection mкme de l'intellect possible est l'intellection de cet
homme-ci et l'intellection de cet homme-lа, autre pourra кtre l'acte de
celui-ci et autre l'acte de celui-lа, s'ils conзoivent des objets divers (et la
raison peut en кtre la diversitй des images, comme ils disent). Et
pareillement, pourra кtre multipliй l'acte mкme d'intellection, si l'un conзoit
aujourd'hui et l'autre demain (ce qui peut кtre aussi rйfйrй а l'usage divers
des images). Mais de deux hommes en acte d'intelligence de la mкme chose dans
le mкme temps, il sera nйcessaire que l'acte d'intellection soit unique et
numйriquement identique, ce qui est manifestement impossible. Il est donc
impossible que l'intellect possible, par quoi nous faisons formellement acte d'intelligence,
soit unique en tous.
Si par l'intellect possible nous faisions acte d'intelligence comme par
un principe actif qui nous ferait intelligents par quelque principe intellectif
en nous, la position serait plus tolйrable, car un unique moteur mouvrait
divers sujets а leur opйration. Mais que divers sujets opиrent en vertu d'un
principe formellement unique est tout а fait impossible.
De plus, les formes et espиces des choses naturelles sont connues par
leurs opйrations propres. L'opйration propre de l'homme, en tant qu'homme,
est de faire acte d'intelligence et d'user de la raison. Il faut donc que le
principe de cette opйration, а savoir l'intellect, soit celui par lequel
l'homme dйtient sa nature spйcifique, et non pas en raison de l'вme sensitive
ou de l'une quelconque de ses vertus. Si donc l'intellect possible est unique
en tous, il s'ensuivrait que tous les hommes dйtiendraient leur nature
spйcifique par une unique substance sйparйe, position semblable а celle des
Idйes et recelant la mкme difficultй.
Il faut donc dire simplement qu'il n'y a pas un unique intellect pour
tous, mais qu'il se multiplie en divers sujets. Et comme il est une certaine
force ou puissance de l'вme humaine, il se multiplie selon la multiplication de
la substance mкme de l'вme, laquelle multiplication peut кtre considйrйe de la
faзon suivante. En effet, si quelque chose dont la raison comporte quelque
йlйment commun, reзoit une multiplication matйrielle, il est nйcessaire que cet
йlйment commun soit multipliй selon le nombre, l'espиce restant la mкme: ainsi
"chairs" et "os" sont de la raison de l'animal, d'oщ la
distinction des animaux qui existe en raison de cette chair-ci et de cette
chair-lа, fait la diversitй selon le nombre, non selon l'espиce. Or il est manifeste,
d'aprиs ce qu'on a dit plus haut, qu'il est de la raison de l'вme humaine de
pouvoir кtre unie au corps humain, puisqu'elle n'est pas en elle-mкme une
espиce complиte mais qu'elle est le complйment de l'espиce dans le composй
lui-mкme. C'est pourquoi son aptitude а unie а ce corps-ci ou а ce corps-lа
multiplie l'вme selon le nombre, mais non selon l'espиce, de mкme que cette
blancheur-ci diffиre de celle-lа par le nombre du fait qu'elle affecte ce
sujet-ci ou celui-lа. Mais l'вme humaine diffиre des autres formes en cela que
son кtre ne dйpend pas du corps ni par consйquent son кtre individuй. De fait
chacun, en tant qu'il est un, est en soi incommunicable et distinct de tout
autre.
Solutions: 1. La vйritй est l'adйquation de l'intellection а
la chose. Que plusieurs conзoivent la mкme vйritй vient de ce que leurs
conceptions sont adйquates а une mкme chose.
2. Augustin prкte а rire de soi non pour avoir
dit qu'il y a beaucoup d'вmes, mais seulement qu'il y en beaucoup, de telle
sorte qu'elles soient multiples et selon le nombre et selon la nature
spйcifique.
3. L'intellect possible ne se multiplie pas en
divers sujets en raison d'une diffйrence formelle mais en raison de la
multitude des substances de l'вme dont il est une puissance.
4. Il n'est pas nйcessaire que tout intellect
soit dйpourvu d'objet d'intellection, mais seulement l'intellect en puissance,
comme tout rйcepteur l'est de la nature de ce qu'il reзoit. Dиs lors, s'il y a
quelque intellect qui soit acte pur, comme l'intellect divin, il se conзoit par
lui-mкme. Mais l'intellect possible est dit intelligible а l'instar des autres
intelligibles, parce qu'il se conзoit moyennant l'espиce intelligible de choses
intelligibles autres. C'est en effet а partir de l'objet qu'il connaоt son opйration
et que par elle il vient а la connaissance de soi-mкme.
5. Il faut comprendre que l'intellect possible
n'a rien de commun avec les natures sensibles d'oщ il reзoit ses
intelligibles; un intellect possible cependant de commun avec un autre la nature
spйcifique.
6. Pour les rйalitйs qui sont sйparйes de la
matiиre selon l'кtre, il ne peut y avoir de distinction que selon l'espиce.
D'autre part, les diverses espиces sont constituйes en divers degrйs. C'est par
lа qu'elles sont assimilйes aux nombres, oщ les espиces sont diversifiйes par
addition et soustraction de l'unitй. Et ainsi, d'aprиs la position de ceux qui
disent que parmi les йtants, les infйrieurs sont
causйs par les supйrieurs, il s'ensuit que dans les choses sйparйes de la
matiиre, il y a multiplication selon la cause et le causй. Mais la foi ne
soutient pas cette position. L'intellect possible n'est pas une substance
sйparйe de la matiиre selon l'кtre. Le propos est donc sans raison.
7. Bien que l'espиce intelligible par laquelle l'intellect
conзoit formellement, soit dans cet homme-ci ou cet homme-lа, ce qui implique
la pluralitй des intellects possibles, cependant ce qui est conзu par les
espиces de ce genre est un, si nous le considйrons d'aprиs le rapport а la
chose conзue, parce que l'universel qui est conзu par l'un et l'autre est
identique en tous. Et qu'une unique rйalitй puisse кtre conзue moyennant des
espиces multipliйes selon la diversitй des sujets, c'est possible de par
l'immatйrialitй des espиces, qui reprйsentent les choses sans les conditions
matйrielles individuantes, par lesquelles une unique nature selon l'espиce est
multipliйe numйriquement en divers sujets.
8. Concevoir l'un au sujet du multiple, la cause
en revient pour les Platoniciens non pas а l'intellect, mais а la chose.
Lorsqu'en effet l'intellect conзoit l'un dans le multiple, s'il n'y avait pas
quelque chose d'un participй par le multiple, il semblerait que l'intellect
soit vain, n'ayant pas de rйpondant dans le rйel. De lа, ils furent contraints
de poser les Idйes, par la participation desquelles et les choses naturelles
dйtiennent leur espиce et nos intellects accиdent а l'intelligence des
universaux. Mais d'aprиs l'opinion d'Aristote[15], c'est par l'abstraction des principes
individuants que l'intellect conзoit l'un dans le multiple. L'intellect n'est
cependant pas vain ou faux, bien que rien d'abstrait n'existe dans la nature
des choses. Car de deux choses existant simultanйment, l'une peut кtre conзue
ou nommйe sans que l'autre le soit, bien qu'on ne puisse concevoir ou dire en
vйritй que de ces choses existant simultanйment l'une soit sans l'autre.
Ainsi donc on peut considйrer en vйritй ce qu'il en est pour tel individu de la
nature spйcifique -en quoi il est semblable aux autres -sans avoir а
considйrer en lui les principes individuants -d'aprиs quoi il se distingue de
tous les autres. Ainsi donc, par son abstraction, l'intellect fait cette unitй
de l'universel, non de ce qu'il est unique tous, mais en tant qu'il est
immatйriel.
9. L'intellect est le lieu des espиces
intelligibles parce qu'il les contient. Il ne s'ensuit pas que l'intellect
possible soit unique pour tous les hommes, mais qu'il soit un au sens de commun
pour toutes les espиces.
10. Le sens ne reзoit pas les espиces sensibles
sans un organe, et ainsi on ne le dit pas le lieu des espиces comme on le dit
de l'вme.
11. On peut dire que l'intellect possible opиre
partout, non pas que son opйration soit partout, mais qu'elle porte sur les
choses qui sont partout.
12. L'intellect possible ne comporte pas de
matiиre dйterminйe. Cependant, la substance de l'вme dont il est la puissance,
comporte une matiиre dйterminйe: elle ne vient pas d'elle, mais elle est en
elle.
13. Les principes individuants de toutes les
formes ne relиvent pas de leur essence; cela n'est vrai que dans les composйs.
14. Le premier moteur du ciel est tout а fait
sйparй de la matiиre, y compris dans son кtre. Il ne peut donc en aucune faзon
кtre multipliй en nombre. Il n'en va pas de mкme pour l'вme humaine.
15. Les вmes sйparйes ne diffиrent pas par
l'espиce mais par le nombre, du fait de leur aptitude а кtre unies а tel ou tel
corps.
16. L'intellect possible est sйparй du corps quant
а son opйration. Il n'en reste pas moins une puissance de l'вme, laquelle est
l'acte du corps.
17. Une chose est intelligible en puissance non
parce qu'elle est individuйe mais parce qu'elle est matйrielle. C'est pourquoi
les espиces intelligibles qui sont reзues immatйriellement dans l'intellect,
bien qu'individuelles, sont intelligibles en acte. Ajoutons que la mкme
consйquence vaut auprиs de ceux qui soutiennent que l'intellect possible est
unique, parce que si l'intellect possible est unique, telle une substance
sйparйe, il faut qu'il soit un individu, comme argumente Aristote а propos des
Idйes de Platon[16]. Et
par la mкme raison les espиces intelligibles seraient individuйes en lui-mкme
et de plus diverses dans les divers intellects sйparйs, puisque toute
Intelligence est "pleine de formes intelligibles"[17].
18. L'image meut l'intellect dans la mesure oщ il
est rendu intelligible en acte par la vertu de l'intellect agent. A celui-ci
l'intellect possible se compare comme la puissance а l'agent, et c'est ainsi
qu'il communique avec lui.
19. Bien que l'кtre de l'вme intellective ne
dйpende pas du corps, elle est cependant naturellement en relation au corps,
eu йgard а la perfection de son espиce.
20. Bien que l'вme n'ait pas la matiиre premiиre
en partage, elle est cependant forme du corps. Aussi son essence inclut-elle
une relation au corps.
21. Bien que l'intellect possible soit йlevй
au-dessus du corps, il n'est pas cependant йlevй au-dessus de toute la
substance de l'вme, laquelle est multipliйe en raison de son rapport au corps.
22. Le raisonnement serait recevable si le corps
йtait uni а l'вme de telle sorte qu'il en accaparerait toute l'essence et le
pouvoir. Alors il faudrait que tout ce qui est dans l'вme soit matйriel. Mais
il n'en est pas ainsi comme on l'a montrй plus haut. Donc le raisonnement ne
suit pas.
Objections:1. Il semble que non.
Ce qui dans la nature peut кtre fait par un seul ne l'est pas par plusieurs. Or
pour pouvoir faire acte d'intellection, il suffit а l'homme d'un seul
intellect: l'intellect possible. Il n'est donc pas nйcessaire de poser un
intellect agent. Preuve de la mineure. Les puissances qui s'enracinent dans
l'unique essence de l'вme se conditionnent mutuellement. Ainsi, du mouvement
engendrй dans la puissance sensitive quelque chose reste dans l'imagination,
car l'image est un mouvement causй par la sensation en acte, comme il est dit
dans le De anima[i] [1]. Si donc l'intellect est dans notre вme et non dans
une substance sйparйe, comme on l'a dit plus haut, il faut qu'il soit avec
l'imagination dans la mкme essence de l'вme. C'est pourquoi le mouvement de
l'imagination retentit dans l'intellect possible; et ainsi il n'est pas
nйcessaire de poser un intellect agent qui mйnage la rйception des images dans
l'intellect possible.
2. Le tact et la vision
sont des puissances diverses. Mais il arrive chez un aveugle que du mouvement
imprimй dans l'imagination par le sens en acte, l'imagination est poussйe а
imaginer quelqu'une des choses qui relиvent du sens de la vision; et cela parce
que la vue et le tact s'enracinent dans l'unique essence de l'вme. Si donc
l'intellect possible est une puissance de l'вme, pour la mкme raison, du
mouvement de l'imagination rйsultera quelque effet dans l'intellect possible;
et ainsi il ne sera pas nйcessaire de poser un intellect agent.
3. On pose l'intellect
agent de ce qu'il fait des intelligibles en puissance des intelligibles en
acte. Or les choses deviennent intelligibles en acte parce qu'elles sont
abstraites de la matiиre et des conditions matйrielles. C'est pour cette raison
qu'on pose un intellect agent: pour que les espиces intelligibles soient
abstraites de la matiиre. Mais cela peut se faire sans l'intellect agent, car
l'intellect possible йtant immatйriel, il est nйcessaire qu'il reзoive
immatйriellement, puisque tout ce qui est reзu est dans le recevant selon le
mode du recevant.
4. Aristote assimile
l'intellect agent а la lumiиre[ii] [2]. Mais la lumiиre n'est
pas nйcessaire pour voir sauf а rendre le diaphane lumineux. En effet la
couleur est visible par soi et a le pouvoir de mettre en mouvement le
lumineux, comme il est dit dans le De
anima[iii] [3]. Quant а l'intellect agent, il n'est pas nйcessaire
pour rendre l'intellect possible apte а recevoir, puisque celui-ci, en raison
de ce qu'il est, est en puissance aux intelligibles. Il n'est donc pas
nйcessaire de poser un intellect agent.
5. L'intellect se
rapporte aux intelligibles comme le sens aux sensibles. Mais les sensibles pour
mouvoir les sens n'ont pas besoin de quelque agent, bien qu'ils soient dans le
sens selon un кtre spirituel. De
fait, le sens reзoit les espиces sensibles sans la matiиre, comme il est dit
dans le De anima[iv] [4], et de mкme le milieu intermйdiaire reзoit
spirituellement les espиces des sensibles, comme il appert du fait qu'il reзoit
en mкme place les espиces des contraires, tels le noir et le blanc. Donc les
intelligibles non plus n'ont pas besoin d'un intellect agent.
6. Dans les choses
naturelles, pour amener а l'acte ce qui est en puissance, il suffit de quelque
chose en acte dans le mкme genre; ainsi de la matiиre, qui est en puissance du
feu, survient l'acte du feu par le feu qui est en acte. Aussi, pour que
l'intellect, qui chez nous est en puissance, devienne en acte, il n'est requis
qu'un intellect en acte, c'est-а-dire ou bien celui-lа mкme qui exerce
l'intellection, comme lorsque de la connaissance des principes nous venons а la
connaissance des conclusions, ou bien l'intellect d'un autre comme lorsque
quelqu'un apprend d'un maоtre. Il n'est donc pas nйcessaire de poser un
intellect agent, comme on le voit.
7. On pose l'intellect
agent pour la raison qu'il illumine nos images, comme la lumiиre du soleil
illumine les couleurs. Mais pour notre illumination il suffit de la lumiиre
divine "qui illumine tout homme venant en ce monde" (Jn, 1,9). Il n'est donc pas nйcessaire de poser un
intellect agent.
8. L'acte de
l'intellect, c'est l'intellection. S'il y a double intellect, а savoir agent et
possible, il y aura une double intellection pour l'homme, ce qui paraоt
incohйrent.
9. L'espиce
intelligible se donne pour la perfection de l'intellect. S'il y a donc double
intellect, а savoir agent et possible, il y aura double espиce intelligible,
ce qui paraоt superflu.
En sens contraire:Se prйsente l'argument
d'Aristote[v] [5]: en toute nature on
distingue ce qui est agent et ce qui est en puissance; il faut donc que cette
distinction se trouve aussi dans l'вme: c'est d'un cфtй l'intellect agent, de
l'autre l'intellect possible.
Rйponse:Il est nйcessaire de poser un intellect agent. Pour en saisir l'йvidence,
il faut considйrer que, puisque l'intellect possible est en puissance aux
intelligibles, il est nйcessaire aux intelligibles de promouvoir l'intellect
possible. Mais ce qui n'est pas ne saurait promouvoir quelque chose. Or ce qui
est intelligible n'existe pas dans la nature des choses, en tant
qu'intelligible. En effet, notre intellect possible conзoit son objet comme йtant
un, tout en concernant le multiple. Un tel objet n'est pas donnй
dans la nature des choses, comme le montre Aristote[vi] [6]. Il faut donc, si
l'intellect possible doit кtre actualisй par l'intelligible, qu'un tel
intelligible le devienne par un intellect. Et comme ce qui est en puissance ne
peut se promouvoir lui-mкme а l'acte, il faut poser en plus de l'intellect
possible un intellect agent qui porte а l'acte les intelligibles qui meuvent
l'intellect possible.
Il les rend tels par abstraction de la matiиre et des
conditions matйrielles qui sont principes d'individuation. Puisqu'en effet la
nature de l'espиce, pour ce qui appartient par soi а l'espиce, n'a pas de quoi
se multiplier en [des sujets] divers et que les principes individuants
n'entrent pas dans sa raison, l'intellect pourra la recevoir hors de toutes les
conditions individuantes. Et ainsi elle sera reзue comme quelque chose d'un.
Et par la mкme raison l'intellect reзoit la nature du genre, en l'abstrayant
des diffйrences spйcifiques, comme s'il йtait un dans et pour les multiples
espиces.
Si les universaux subsistaient par soi dans la nature
des choses, comme l'affirmиrent les Platoniciens, il n'y aurait aucune
nйcessitй а poser un intellect agent, parce que les choses mкmes, intelligibles
par soi, promouvraient par soi l'intellect possible. Aussi Aristote semble
avoir йtй conduit а la nйcessitй de poser un intellect agent parce qu'il
n'admettait pas l'opinion de Platon quant а la thиse des Idйes.
Il y a cependant dans la nature des choses des [individus]
subsistants qui sont par soi intelligibles en acte, telles les substances
immatйrielles. Cependant l'intellect possible ne peut arriver а les connaоtre,
mais il parvient dans une certaine mesure а les connaоtre quelque peu par les
notions qu'il tire des choses matйrielles et sensibles.
Solutions:1. Notre acte
d'intellection ne peut кtre accompli par le seul intellect possible. En effet
l'intellect possible ne peut concevoir а moins d'кtre promu par l'intelligible,
lequel, puisqu'il ne prйexiste pas [en acte] dans la nature des choses, il faut
qu'il le devienne par l'intellect agent. Il est vrai que deux puissances qui
s'enracinent dans l'unique substance de l'вme se conditionnent l'une l'autre.
Ce conditionnement entre deux puissances peut кtre concevable, par exemple
lorsque l'une des puissances est empкchйe ou totalement distraite de son acte
quand l'autre opиre intensйment, mais ce n'est pas la question; ou encore quand
l'une des puissances est mue par l'autre, comme l'imagination par le sens. Et
c'est possible parce que les formes de l'imagination et du sens sont du mкme
genre: en effet les deux sont individuelles. Et ainsi les formes qui sont dans
le sens peuvent imprimer dans l'imagination, en mouvant celle-ci, des formes
quasiment homogиnes. Mais les formes de l'imagination, parce qu'individuelles,
ne peuvent causer les formes intelligibles, puisque ces derniиres sont
universelles.
2. Partant des espиces
reзues dans l'imagination par le sens du toucher, l'imagination ne suffirait pas
а former les formes relevant de la vue, а moins que ne prйexistent des formes
reзues par le moyen de la vue et conservйes dans le trйsor de la mйmoire ou de
l'imagination. En effet l'aveugle de naissance ne peut imaginer la couleur par
d'autres espиces sensibles.
3. La condition du
recevant ne peut transfйrer l'espиce reзue d'un genre а un autre. Elle peut
cependant, le genre restant le mкme, varier l'espиce reзue selon tel mode
d'exister. C'est pourquoi, comme les espиces universelles et particuliиres
diffйrent selon le genre, la seule condition de l'intellect possible ne suffit
pas а ce que les espиces qui, dans l'imagination, sont particuliиres,
deviennent universelles en lui, aussi l'intellect agent est-il requis pour
faire cela.
4. Au sujet de la
lumiиre, il y a une double opinion, d'aprиs le Commentateur[vii] [7]. Certains ont dit
que la lumiиre est nйcessaire pour voir par le pouvoir qu'elle donne aux
couleurs de mouvoir la vue, sous prйtexte que la couleur n'est pas visible par
soi, mais par la lumiиre. Mais cela, Aristote semble le repousser lorsqu'il dit
que la couleur est visible par soi[viii] [8], ce qui ne serait
pas si elle tenait sa visibilitй seulement de la lumiиre. Aussi d'autres
disent, et mieux, que la lumiиre est nйcessaire pour voir en tant qu'elle
actualise le diaphane en le rendant translucide. C'est pourquoi le philosophe
dit que la couleur qualifie le lumineux en acte[ix] [9]. Et cela n'empкche
pas que celui qui est dans les tйnиbres voient les choses qui sont dans la
lumiиre, alors que l'inverse n'est pas vrai. Ceci vient en effet de ce qu'il
faut que soit illuminй le diaphane qui entoure la chose visible pour qu'il
reзoive l'espиce de la chose visible. Et le visible est visible jusqu'oщ
s'йtend l'acte de la lumiиre illuminant le diaphane, bien qu'elle illumine plus
parfaitement de prиs que de loin. Aussi bien la comparaison de la lumiиre а
l'intellect agent n'est pas valable en tout point, puisque l'intellect agent
est nйcessaire de ce qu'il fait de l'intelligible en puissance de l'intelligible
en acte. Et ceci, Aristote l'a signifiй lorsqu'il dit que l'intellect agent est
en quelque faзon une quasi lumiиre [x] [10].
5. Le sensible, а titre
de particulier, n'imprime ni dans le sens ni dans le milieu transparent une
espиce d'un autre genre, puisque l'espиce dans le milieu et dans le sens n'est
que particuliиre. Or l'intellect possible reзoit les espиces d'un autre genre
que celles inhйrentes а l'imagination, puisque l'intellect possible reзoit des
espиces universelles et que l'imagination n'en contient que des particuliиres.
C'est pourquoi nous avons besoin d'un intellect agent pour les intelligibles
mais non de quelque puissance active pour les sensibles: toutes les puissances
sensibles sont des puissances passives.
6. L'intellect possible
mis en acte ne suffit pas а causer la science en nous, sauf а poser l'intellect
agent. Si en effet nous parlons de l'intellect en acte de connaissance chez
celui qui apprend, il arrive que l'intellect possible soit en puissance par
rapport а tel objet et en acte par rapport а tel autre. Et par ce qu'il a
d'actuel peut кtre amenй а l'acte mкme ce qui est en puissance. Par exemple,
celui qui connaоt en acte les principes devient connaisseur en acte des
conclusions que d'abord il connaissait en puissance. Toutefois, l'intellect
possible ne peut avoir une connaissance actuelle des principes si ce n'est par
l'intellect agent. En effet, la connaissance des principes est reзue des
sensibles, comme il est dit а la fin du livre des Analytiques postйrieurs[xi] [11]. Des sensibles on ne peut recevoir les intelligibles
que par l'abstraction de l'intellect agent. Ainsi il est patent que l'intellect
en acte des principes ne suffit pas а amener l'intellect possible de la
puissance а l'acte sans l'intellect agent. Mais dans cette opйration,
l'intellect agent se comporte comme un artisan et les principes de
dйmonstration comme des instruments. En revanche si on parle de l'intellect en
acte de connaissance chez l'enseignant, il est manifeste que l'enseignant ne
cause pas la science chez l'йtudiant comme un agent intйrieur, mais comme une
aide extйrieure; de mкme le mйdecin guйrit-il par une aide extйrieure, la
nature agissant de l'intйrieur.
7. De mкme que dans les
choses naturelles il y a en chaque genre des principes actifs propres, bien
que Dieu soit la cause premiиre et universelle, de mкme est requis une lumiиre
intellectuelle propre, quoique Dieu soit la lumiиre premiиre qui illumine
universellement tous les hommes.
8. Des deux intellects,
le possible et l'agent, dйcoulent deux actions. Car l'acte de l'intellect
possible est de recevoir les intelligibles, et l'acte de l'intellect agent est
d'abstraire les intelligibles. Cependant, il ne s'ensuit pas qu'il y ait une
double intellection dans l'homme, car, pour une unique intellection, il faut
que concourent l'une et l'autre de ces actions.
9. La mкme espиce intelligible se rapporte а l'intellect agent et possible,
mais а l'intellect possible comme а celui qui la reзoit et а l'intellect agent
comme а celui qui cause, en les abstrayant, l'intelligibilitй actuelle des
espиces.
Objections:1. Il
semble que oui. Car d'aprиs le Philosophe[xii] [1] on ne peut pas dire
que l'intellect agent est tantфt en acte et tantфt ne l'est pas. Or il n'y a
rien de tel en nous. Donc l'intellect agent est sйparй et par consйquent
unique pour tous.
2. Il est impossible
que quelque chose soit simultanйment en acte et en puissance sous le mкme
rapport. Mais l'intellect possible est en puissance а tous les intelligibles;
par contre l'intellect agent est а leur йgard en acte, puisqu'il est l'acte des
espиces intelligibles. Il est donc impossible que dans la mкme substance de
l'вme s'enracinent l'intellect possible et l'intellect agent; et ainsi, puisque
l'intellect possible est dans l'essence de l'вme, comme on l'a dit, l'intellect
agent sera sйparй.
3. On disait que
l'intellect possible est en puissance aux intelligibles et que l'intellect
agent est en acte а leur йgard mais, dans les deux cas, leur mode d'existence
n'est pas le mкme. En sens contraire: l'intellect possible n'est pas en
puissance aux intelligibles en tant qu'il les dйtient, parce que, sous cet
angle, il est dйjа en acte par eux. Il est donc en puissance aux espиces
intelligibles suivant qu'elles sont dans les images. Mais au regard des espиces
suivant qu'elles sont dans les images, l'intellect agent est en acte,
puisqu'il les rend par abstractions intelligibles en acte. Donc, par rapport а
cet кtre, l'intellect possible est en puissance aux intelligibles tandis que
l'intellect agent est par comparaison leur artisan.
4. Le Philosophe [xiii] [2] attribue а
l'intellect agent des propriйtйs qui ne paraissent convenir qu'а une substance
sйparйe, disant que "cela seul est perpйtuel et incorruptible et
sйparй". L'intellect agent est donc une substance sйparйe, semble-t-il.
5. L'intellect ne
dйpend pas de la complexion corporelle puisqu'il est libre d'organe corporel.
Mais la facultй de connaоtre varie chez nous selon les diversitйs des tempйraments.
Donc cette facultй ne nous appartient pas par un intellect qui serait en nous,
mais il semble que l'intellect agent soit sйparй.
6. Une action
quelconque ne requiert qu'un agent et un patient. Si donc l'intellect possible,
qui se comporte en patient dans l'acte d'intellection, fait partie de notre
вme, comme on l'a montrй plus haut, et si l'intellect agent fait aussi partie
de notre вme, nous avons en nous suffisamment de quoi faire acte
d'intellection, et rien d'autre ne nous est nйcessaire, ce qui est
manifestement faux. En effet, nous avons besoin des sens, а partir desquels
nous recevons les faits d'expйrience а la base du savoir; c'est pourquoi celui
qui est privй d'un seul sens, par exemple la vue, est privй d'une science, а
savoir celle des couleurs; et encore nous avons besoin pour comprendre de
l'enseignement doctrinal qui arrive par le maоtre; et enfin de l'illumination
qui arrive par Dieu, selon qu'il est dit en Jean (1,9): "Il йtait la vraie
lumiиre".
7. L'intellect agent se
compare aux intelligibles comme la lumiиre aux visibles, ainsi que le montre le
De anima. Mais une unique lumiиre sйparйe, а savoir le soleil, suffit а mettre
en acte tous les visibles. Donc pour mettre en acte tous les intelligibles, une
unique lumiиre sйparйe suffit: aucune nйcessitй par consйquent а poser un
intellect agent en nous.
8. L'intellect agent
est assimilй а l'art, comme le montre le De anima[xiv] [3]. Mais l'art est un
principe sйparй des њuvres d'art. Donc l'intellect agent est un principe
sйparй.
9. Pour toute nature,
la perfection c'est de devenir semblable а son agent. En effet, l'engendrй est
parfait quand il atteint а la similitude du gйnйrateur, et l'њuvre d'art quand
elle йpouse la similitude de la forme qui est dans l'artisan. Si donc l'intellect
agent fait partie de notre вme, l'ultime perfection et bйatitude de notre вme
sera immanente а son intimitй, ce qui est manifestement faux, car ainsi l'вme
serait en jouissance d'elle-mкme. L'intellect agent n'est donc pas quelque
chose en nous.
10. L'agent est d'une
dignitй supйrieure а celle du patient, comme il est dit dans le Deanima[xv] [4]. Si donc
l'intellect possible est en quelque faзon sйparй, l'intellect agent le
sera-t-il encore plus. Ce qui ne peut кtre, semble-t-il, а moins d'кtre posй
tout а fait hors de la substance de l'вme.
En sens contraire:1. Il
est dit dans le De anima[xvi] [5] que, de mкme qu'il
y a en toute nature quelque chose de comparable а la matiиre et d'autre part
quelque chose de productif, il est nйcessaire qu'il y ait dans l'вme de telles
diffйrences, dont l'une [la passivitй] relиve de l'intellect possible et
l'autre [la productivitй] de l'intellect agent. Donc l'un et l'autre intellect,
possible et agent, est quelque chose en nous ou dans l'вme.
2. L'opйration de
l'intellect agent, c'est d'abstraire les espиces intelligibles des phantasmes,
exercice intermittent chez nous. On n'expliquerait pas pourquoi, semble-t-il,
cette abstraction tantфt se ferait, tantфt ne se ferait pas, si l'intellect
agent йtait une substance sйparйe. Il n'est donc pas une substance sйparйe.
Rйponse: Il y a,
semble-t-il, plus de raison а poser un intellect agent unique et sйparй que de
l'affirmer de l'intellect possible. L'intellect possible, qui fait de nous une
nature intelligente, est en effet tantфt en puissance et tantфt en acte,
tandis que l'intellect agent est celui qui nous rend intelligents en acte. Mais
l'agent se trouve sйparй des choses qu'il rйduit а l'acte. En revanche, ce par
quoi quelque chose est en puissance semble кtre totalement intйrieur а la
chose. Aussi plusieurs philosophes ont-ils affirmй que l'intellect agent est
une substance sйparйe tandis que l'intellect possible fait partie de notre вme.
Et cet intellect agent, ils affirmиrent qu'il est une certaine substance sйparйe,
qu'ils nomment "Intelligence", laquelle se comporte а l'йgard de nos
вmes et de toute la sphиre des agents et des patients comme le font les
substances supйrieures sйparйes, qu'ils appellent "Intelligences", а
l'йgard des вmes des corps cйlestes, qu'ils prйtendent animйes, et aux corps
cйlestes eux-mкmes. Ainsi, de mкme que les corps cйlestes reзoivent le
mouvement des substances sйparйes susdites, et que nos вmes reзoivent des corps
cйlestes la perfection intelligible, de mкme tous ces corps infйrieurs
reзoivent formes et mouvements propres de l'intellect agent sйparй, tandis que
nos вmes recevraient de lui leurs perfections intelligibles. Mais parce que la
foi catholique affirme que Dieu -et non quelque autre substance sйparйe -opиre
dans la nature et dans nos вmes, certains catholiques affirmиrent, pour cette
raison, que l'intellect agent est Dieu lui-mкme qui est "la vraie lumiиre
qui йclaire tout homme venant en ce monde" (Jn
1,9).
Mais une telle position, а la considйrer avec
attention, ne paraоt pas cohйrente. Car elle compare les substances supйrieures
а nos вmes comme les corps cйlestes aux corps infйrieurs. Et comme les
puissances des corps supйrieurs sont en quelque sorte des principes actifs
universels а l'йgard des corps infйrieurs, ainsi la puissance divine et les
puissances des autres substances supйrieures crййes, si quelque influence nous
en arrive, se rapportent а nos вmes comme des principes actifs universels. Mais
nous voyons qu'en dehors des principes universels, а savoir les puissances des
corps cйlestes, il faut qu'il y ait des principes actifs particuliers, а
savoir les puissances des corps infйrieurs adaptйes aux opйrations propres de
telles ou telles choses. C'est ce qui est requis principalement chez les
animaux supйrieurs. De fait, а la production des animaux infйrieurs suffit la
puissance d'un corps cйleste, comme il appert des animaux engendrйs par la
putrйfaction. Mais pour la gйnйration des vivants supйrieurs, il est requis,
outre la puissance cйleste, la puissance particuliиre intйrieure а la semence.
Puisque donc ce qu'il y a de plus parfait dans l'ensemble des rйalitйs
infйrieures est l'opйration intellectuelle, il est requis qu'il y ait en nous,
а cфtй des principes actifs universels, а savoir la puissance du Dieu qui
illumine ou de quelque autre substance sйparйe, un principe actif propre par
lequel nous devenions effectivement intelligents en acte. Et c'est l'intellect
agent.
Considйrons encore que si on tient l'intellect agent,
en deза de Dieu, pour quelque substance sйparйe, la consйquence qui en dйcoule
rйpugne а notre foi, а savoir que notre perfection ultime et fйlicitй soit
d'une certaine faзon dans la conjonction de notre вme, non pas а Dieu, comme
l'enseigne la doctrine йvangйlique qui dit: "la vie йternelle, c'est de te
connaоtre toi le Dieu vйritable" (Jn 17,3), mais
dans la conjonction а quelque autre substance sйparйe. Il est manifeste en
effet que la bйatitude ultime ou fйlicitй de l'homme consiste dans son
opйration la plus noble -l'acte d'intellection -dont il faut que la perfection
ultime rйside dans la conjonction de notre intellect а son principe actif. En
effet, tout ce qui est passif est au maximum de sa perfection quand il touche
au principe actif propre qui lui est cause de perfection. Et, de fait, tous
ceux qui affirment que l'intellect agent est une substance sйparйe, disent que
la fйlicitй de l'homme consiste dans la possibilitй de contempler cette mкme
intelligence agente.
En outre, а considйrer attentivement le problиme,
nous dйcouvrons qu'il est impossible que l'intellect agent soit une substance
sйparйe pour la mкme raison que nous avons exposйe а propos de l'intellect
possible. Si l'opйration de l'intellect possible est de recevoir les intelligibles,
l'opйration propre de l'intellect agent est de les abstraire. Ainsi promeut-il
а l'acte les intelligibles. L'une et l'autre de ces opйrations, nous les
expйrimentons en nous-mкmes, car c'est bien nous qui recevons et abstrayons les
intelligibles. Or il faut qu'il y ait en chaque opйrateur un principe formel
par quoi il opиre. En effet, rien ne peut opйrer formellement par ce qui est
sйparй de lui-mкme selon l'кtre. Sans doute ce qui est sйparй est-il principe
moteur d'opйration, nйanmoins il faut qu'il y ait un [principe] intйrieur par
quoi opйrer formellement, qu'il s'agisse d'une forme ou d'une influx
quelconque. Il faut donc qu'il y ait en nous un principe formel par lequel nous
recevions les intelligibles et un autre par lequel nous les abstrayons. On
appelle de tels principes intellect agent et intellect patient. L'un et l'autre
fait donc partie de nous-mкmes. Mais il ne suffit pas pour cela que l'action de
l'intellect agent, qui est d'abstraire les intelligibles, nous revienne de par
les images elles-mкmes qui sont en nous illuminйes par l'intellect agent.
Jamais en effet l'њuvre d'art ne retourne а l'action de l'artisan, mкme si l'on
compare l'intellect agent aux images illuminйes comme l'art а l'њuvre d'art.
Mais il n'est pas difficile de voir comment dans la
mкme substance de l'вme l'un et l'autre peut se rencontrer, а savoir
l'intellect possible, qui est en puissance а tous les intelligibles, et
l'intellect agent, qui les rend tels. Il n'est pas impossible en effet pour un
[sujet] donnй d'кtre en puissance par rapport а un objet et en acte par rapport
au mкme objet, mais sous divers aspects. Si donc nous considйrons les images
elles-mкmes par rapport а l'вme humaine, on les trouve sous un premier aspect
en puissance, en tant qu'elles ne sont pas abstraites des conditions individuantes
alors qu'on peut les en abstraire; et, sous un autre aspect, en acte, en tant
qu'elles sont les similitudes de rйalitйs dйterminйes. On trouve donc dans
l'вme une potentialitй par rapport aux images selon qu'elles sont
reprйsentatives de rйalitйs dйterminйes. Et ceci appartient а l'intellect
possible qui est, pour ce qui lui revient, en puissance а tous les
intelligibles, mais se voit dйterminй а ceci ou cela par l'espиce abstraite
des images. De plus, on trouve dans l'вme une efficience productrice
d'immatйrialitй qui abstrait les images elles-mкmes des conditions matйrielles.
Et ceci appartient а l'intellect agent, pour autant que l'intellect agent est,
en un certain sens, une sorte de pouvoir participй d'une substance supйrieure,
а savoir Dieu. C'est pourquoi le Philosophe dit que l'intellect agent est une
certaine qualitй pareille а la lumiиre[xvii] [6], et le Psaume dit
par ailleurs: "est inscrite sur nous la lumiиre de ton visage" (Ps
4,7). Et quelque chose de comparable apparaоt chez les animaux qui voient de
nuit: leurs pupilles sont en puissance а toutes les couleurs en tant qu'ils ne
dйtiennent aucune couleur dйterminйe mais que, par une certaine lumiиre
intйrieure, ils rendent en quelque faзon les couleurs visibles en acte.
De fait, certains ont cru que l'intellect agent n'est
rien d'autre en nous que l'habitus des principes indйmontrables. Mais c'est
impossible vu que, s'agissant des principes indйmontrables, nous les
connaissons en abstrayant [les formes intelligibles] des choses singuliиres,
comme l'enseigne le Philosophe а la fin des Analytiques Postйrieurs[xviii] [7]. Aussi faut-il que
l'intellect agent prйexiste а l'habitus des principes comme sa cause. En vйritй
les principes sont pour l'intellect agent comme ses instruments, puisque c'est
par eux qu'il rend les autres choses singuliиres intelligibles en acte.
Solutions:1. Le
mot du Philosophe "on ne peut pas dire qu'il est tantфt en acte d'intellection
et tantфt non"[xix] [8] ne doit pas
s'entendre de l'intellect agent mais de l'intellect en acte, car, aprиs qu'il
eut traitй de l'intellect agent et patient, il lui fut nйcessaire de traiter de
l'intellect en acte. Il en montre d'abord la diffйrence d'avec l'intellect
possible: car l'intellect possible et les rйalitйs connues ne sont pas
identiques, mais l'intellect ou la science en acte est identique а la chose
sue en acte; il avait dit la mкme chose а propos des sens: le sens et le sensible
en puissance diffиrent, mais le sens et le sensible en acte sont identiques et
ne font qu'un. Derechef il montre l'ordre de l'intellect possible а l'intellect
agent, car dans un temps donnй l'intellect est en puissance avant que d'кtre en
acte, non pas qu'une telle antйrioritй soit une rиgle absolue, comme il a
souvent coutume de le dire des choses qui passent de la puissance а l'acte.
Ensuite de quoi il ajoute le propos citй dans lequel il montre la diffйrence
entre l'intellect possible et l'intellect en acte, l'intellect possible йtant
effectivement tantфt en acte d'intellection et tantфt non, ce qui ne peut кtre
dit de l'intellect en acte. Et, dans les Physiques[xx] [9], il montre une
diffйrence semblable entre les causes en puissance et les causes en acte.
2. La substance de
l'вme est en puissance et en acte au regard des images, mais non sous le mкme
rapport, comme on l'a exposй.
3.L'intellect possible est en puissance au regard des
intelligibles selon l'кtre qu'ils ont dans les images; et, selon ce mкme кtre,
l'intellect agent est en acte а leur йgard, mais pour des raisons diffйrentes,
comme on l'a montrй.
4. Ces mots du
Philosophe: "cela seul est sйparй et immortel et perpйtuel"[xxi] [10], ne peuvent
s'entendre de l'intellect agent car il avait dit auparavant que l'intellect
possible est sйparй. Mais ils doivent s'entendre de l'intellect en acte d'aprиs
le contexte des propos antйrieurs, comme on l'a dit plus haut. En effet,
l'intellect en acte comprend l'intellect possible et agent. Et "de l'вme,
cela seul est sйparй, perpйtuel et immortel" qui contient l'intellect
agent et l'intellect possible, car les autres parties de l'вme ne sont pas sans
le corps.
5. La diversitй des
tempйraments rend la facultй de comprendre plus ou moins bonne, en raison des
puissances au dйpart de l'abstraction: de telles puissances usent d'organes
corporels, comme l'imagination, la mйmoire et autres du mкme genre.
6. Bien qu'il y ait
dans notre вme un intellect agent et possible, quelque chose d'extйrieur est
cependant requis pour que nous puissions faire acte d'intellection. Ce sont
d'abord les images reзues des sens, par lesquelles sont reprйsentйes а
l'intellect les similitudes des rйalitйs dйterminйes, car l'intellect agent
n'est pas un acte tel qu'en lui puissent кtre recueillies les espиces
dйterminйes de toutes les choses а connaоtre, de mкme que la lumiиre ne peut
dйterminer la vue aux espиces dйterminйes des couleurs а moins que ne se
prйsentent les couleurs dйterminant la vue. Mais de plus, comme nous avions
posй que l'intellect agent йtait un certain pouvoir participй dans nos вmes
ainsi qu'une certaine lumiиre, il est nйcessaire de poser une autre cause
extйrieure d'oщ cette lumiиre est participйe. Et cette cause, nous l'appelons
Dieu, qui enseigne intйrieurement pour autant qu'il transmet а l'вme une
lumiиre de ce type; et sur une lumiиre de ce type il ajoute en vertu de sa
bienveillance une lumiиre plus abondante pour connaоtre les choses que la
raison naturelle ne peut atteindre, telles la lumiиre de foi et la lumiиre de
prophйtie.
7. Les couleurs,
moteurs de la vue, sont hors de l'вme, mais les images qui meuvent l'intellect
possible nous sont intйrieures. Et ainsi, bien que le lumiиre extйrieure du
soleil suffise а rendre les couleurs en acte, cependant pour rendre les images
intelligibles en acte, il est requis une lumiиre intйrieure et c'est la lumiиre
de l'intellect agent. En outre, la partie intellective de l'вme est plus
parfaite que la sensitive. D'oщ il est nйcessaire que lui soient davantage
prйsents les principes aptes а sa propre opйration. En raison de quoi, et selon
la partie intellective, nous nous trouvons aptes а recevoir les intelligibles
et а les abstraire, pour autant que un pouvoir actif et passif de l'intellect
existe en nous, ce qui n'est pas le cas des sens.
8. Bien qu'il existe
une similitude entre l'intellect agent et l'art, il ne faut pas qu'une telle
comparaison se vйrifie en tout.
9. L'intellect agent ne
suffit pas а conduire parfaitement l'intellect possible en acte, puisqu'en lui
n'existent pas les raisons dйterminйes de toutes les choses, comme on l'a dit.
Et ainsi il est requis pour la perfection ultime de l'intellect possible qu'il
soit uni en quelque faзon а cet agent dans lequel existent les raisons de
toutes les choses, а savoir Dieu.
10. L'intellect agent
est plus noble que l'intellect possible, pour autant que la vertu active est
plus noble que la passive, et plus sйparй, pour autant qu'il s'йloigne
davantage de la ressemblance а la matiиre. Pas cependant au point d'кtre une
substance sйparйe.
Objections:1. Il
semble que oui а ce que dit Boиce dans le livre De Trinitate[xxii] [1]: une forme simple ne peut кtre sujet. Mais l'вme est
sujet, а savoir des sciences et des vertus. Elle n'est donc pas une forme
simple. Donc elle est composйe de matiиre et de forme.
2. Boиce dit dans le
livre De Hebdomadibus[xxiii] [2]: ce qui est peut participer а quelque chose, mais l'кtre
mкme ne participe а rien. Et, par le mкme raison, les sujets participent, mais
non pas leurs formes: ainsi le blanc peut participer а quelque chose en dehors
de la blancheur, mais non pas la blancheur. Or l'вme participe а quelque chose,
а savoir а tout ce par quoi elle est informйe. L'вme n'est donc pas qu'une
forme, elle est composйe de matiиre et de forme.
3. Si l'вme n'est que
forme et pourtant en puissance а quelque chose, il est trиs йvident que l'кtre mкme est son acte: elle-mкme en
effet n'est pas son кtre. Or d'une
unique et simple puissance, unique est l'acte. Par consйquent, l'вme ne peut
кtre sujet de rien d'autre que de l'кtre mкme. Or il est manifeste qu'elle est
encore sujet de bien d'autres choses. Elle est donc, non pas une substance
simple, mais composйe de matiиre et de forme.
4. Les accidents de la
forme dйcoulent tout entiers de l'espиce, mais les accidents matйriels
dйcoulent de cet individu-ci ou de celui-lа, car la forme est principe de
l'espиce, la matiиre principe d'individuation. Par consйquent, si l'вme n'est
que forme, ses accidents seront tout entiers consйcutifs а l'espиce. C'est
йvidemment faux, car les qualitйs de musicien ou de grammairien et autres
semblables, ne sont pas tout entiers consйcutifs а l'espиce. L'вme n'est donc
pas que forme, mais elle est composйe de matiиre et de forme.
5. La forme est
principe d'action, la matiиre principe de passivitй. Donc partout oщ il y a
action et passion, il y a forme et matiиre. Mais dans l'вme il y a action et
passion, car l'opйration de l'intellect passif consiste а recevoir -c'est
pourquoi le Philosophe dit que l'intellection est un certain pвtir[xxiv] [3]-tandis que
l'opйration de l'intellect agent est dans l'agir -car il fait passer les
intelligibles de la puissance а l'acte, comme le dit de De anima[xxv] [4]. Donc il y a dans l'вme composition de matiиre et de
forme.
6. Partout oщ se
trouvent les propriйtйs de la matiиre, il faut qu'elle entre dans le composй.
Or dans l'вme se trouvent les propriйtйs de la matiиre, comme кtre en
puissance, recevoir, subir, et autres choses semblables. Donc l'вme est
composйe de matiиre et de forme.
7. Agents et patients
exigent une matiиre commune, comme le montre le De generatione[xxvi] [5]. Tout ce qui peut pвtir d'un agent matйriel comporte
en soi la matiиre. Or l'вme peut pвtir d'un agent matйriel, а savoir du feu
infernal, qui est un feu corporel, comme le prouve Augustin dans le De civitate Dei[xxvii] [6]. Donc l'вme comporte en soi la matiиre.
8. L'action de l'agent
ne se termine pas а la seule forme, mais au composй de matiиre et de forme,
comme le montre la Mйtaphysique[xxviii] [7]. Mais l'action de cet agent qui est Dieu se termine а
l'вme. Donc l'вme est composйe de matiиre et de forme.
9. Ce qui est
exclusivement forme est d'emblйe un йtant et une unitй, et n'a pas besoin d'une
[cause] qui en fasse un йtant et une unitй, comme dit le Philosophe[xxix] [8]. Mais l'вme a
besoin d'une [cause] qui en fasse un йtant et une unitй, а savoir Dieu
crйateur. Elle n'est donc pas que forme.
10. L'agent est
nйcessaire pour conduire quelque chose de la puissance а l'acte. Mais кtre conduit
de la puissance а l'acte ne convient qu'aux rйalitйs dans lesquelles il y a
matiиre et forme. Si donc l'вme n'est pas composйe de matiиre et de forme, elle
n'a pas besoin d'une cause agente, ce qui est manifestement faux.
11. Alexandre dit que
l'вme a un intellect "ylйen" [matйriel][xxx] [9]. Or "ylйe" signifie la matiиre premiиre. Il y a donc dans
l'вme quelque chose de la matiиre premiиre.
12. Tout ce qui est, ou
bien est acte pur, ou bien puissance pure, ou bien composй de matiиre et de
forme. Mais l'вme n'est pas acte pur, seul Dieu l'est; ni puissance pure, autrement
elle ne diffйrerait pas de la matiиre premiиre. Elle est donc composйe de
puissance pure et d'acte. Ainsi, elle n'est pas exclusivement forme, puisque la
forme est acte.
13. Tout ce qui est
individuй l'est en vertu de la matiиre. Mais l'вme n'est pas individuйe en
vertu de la matiиre dans laquelle(in qua) elle est, а savoir le corps
sinon, а la disparition du corps, cesserait son individuation. Elle est donc
individuйe en vertu de la matiиre d'oщ
(ex qua) elle est [composйe]. Elle comporte donc la matiиre pour partie.
14. Agent et patient ont
quelque chose de commun, comme le montre le De
generatione[xxxi] [10]. Mais l'вme pвtit des choses sensibles, qui sont
matйrielles. Et il n'y a pas lieu de dire que dans l'вme autre est la substance
de l'вme sensible, autre celle de l'вme intellectuelle. L'вme a donc quelque
chose de commun avec les rйalitйs matйrielles; et ainsi, il faut qu'elle comporte
en soi la matiиre.
15. Puisque l'вme n'est
pas plus simple que l'ange, il faut qu'elle soit dans le genre [esprit] au
titre d'une espиce. Car cela convient а l'ange. Mais tout ce qui est dans un
genre а titre d'espиce paraоt composй de matiиre et de forme, car le genre se
comporte comme la matiиre, et la diffйrence comme la forme. Donc l'вme est
composйe de matiиre et de forme.
16. La forme commune se
diversifie dans le multiple par la division de la matiиre. Or l'intellectualitй
est une sorte de forme commune non seulement aux вmes mais encore aux anges. Il
faut donc qu'il y ait dans les anges et les вmes quelque matiиre, par la division
de laquelle ce type de forme soit distribuй dans le multiple.
17. Tout ce qui est mы
comporte de la matiиre. Or l'вme est mue: par lа Augustin[xxxii] [11] montre que l'вme
n'est pas d'une nature divine, puisque soumise au changement. L'вme est donc
composйe de matiиre et de forme.
En sens contraire: Tout composй de
matiиre et de forme a une forme. Si donc l'вme est composйe de matiиre et de
forme, elle a une forme. Mais l'вme est forme. La forme a donc une
forme, ce qui paraоt impossible, car alors on procйderait а l'infini.
Rйponse: Il faut dire que
sur cette question diverses opinions se font jour. Certains disent que l'вme,
et en gйnйral toute substance en dehors de Dieu, est composйe de matiиre et de
forme. Le premier inventeur de cette position est Avicebron,
auteur du livre La fontaine de vie[xxxiii] [12]. La raison en est -elle est touchйe par les objections
-qu'il faut que partout oщ se rencontrent les propriйtйs de la matiиres se
rencontre la matiиre. Par suite, puisque dans l'вme se rencontrent les
propriйtйs de la matiиre, comme recevoir, subir, кtre en puissance, et autres
choses semblables, on juge nйcessaire la prйsence de la matiиre dans l'вme.
Mais la raison est frivole et la position intenable.
La faiblesse de ce raisonnement apparaоt du fait que
recevoir, subir, et autres choses semblables, ne s'appliquent pas sous la mкme
raison а l'вme et а la matiиre premiиre, car la matiиre premiиre ne reзoit rien
sans transmutation et mouvement. Et parce que toute transmutation et mouvement
se rйduit au mouvement local comme а ce qu'il y a de premier et de plus commun -les
Physiques le montrent bien[xxxiv] [13]-il reste que la
matiиre se rencontre seulement chez les [sujets] qui sont en puissance par
rapport au lieu. Cette situation ne concerne que les choses corporelles qui
sont assignйes au lieu. Par consйquent, on ne trouve la matiиre que dans les
choses corporelles, d'aprиs ce qu'ont dit les philosophes de la matiиre, а
moins que l'on veuille prendre la matiиre de faзon йquivoque. Or l'вme ne
reзoit pas par transmutation et mouvement, mais tout au contraire par
sйparation du mouvement et des choses mouvantes, d'aprиs ce que disent les Physiques[xxxv] [14]: c'est en se tenant
au repos que l'вme devient savante et sage. C'est pourquoi le Philosophe dit
que l'intellection est un pвtir d'un autre mode que la passion dans les choses
corporelles. Si donc quelqu'un veut conclure que l'вme est composйe de matiиre
parce qu'elle reзoit ou pвtit, manifestement il est abusй par l'йquivoque.
Ainsi donc est-il manifeste que la raison susdite est frivole.
Qu'une telle position soit intenable, on peut le
manifester de multiples faзons. Premiиre raison: en advenant а la matiиre, la
forme constitue l'espиce. Si donc l'вme est composйe de matiиre et de forme,
de l'union mкme de la forme а la matiиre de l'вme rйsultera une espиce donnйe
dans la nature des choses. Or ce qui par soi est espиce n'est pas uni а quelque
autre pour constituer une espиce, а moins que l'un ou l'autre ne soit corrompu
en quelque faзon, comme lorsque des йlйments s'unissent pour composer l'espиce
du mixte. L'вme humaine ne serait donc pas unie au corps pour constituer
l'espиce humaine, mais l'espиce humaine tout entiиre consisterait dans l'вme,
ce qui est йvidemment faux, car si le corps n'appartenait pas а l'espиce de
l'homme, il adviendrait а l'вme par accident. On ne pourrait pas dire non plus
dans cette hypothиse que la main est composйe de matiиre et de forme,
puisqu'elle n'a pas d'espиce complиte, йtant partie de l'espиce: il est
manifeste en effet que la matiиre de la main n'atteint pas sйparйment sa
perfection, mais qu'il y a une forme unique qui simultanйment actualise la
matiиre de tout le corps et de toutes ses parties; ce qu'on ne pourrait dire
de l'вme, si elle йtait composйe de matiиre et de forme, car il faudrait
d'abord que la matiиre de l'вme soit, par ordre de nature, actualisйe par sa
forme, et ensuite que le corps soit actualisй par l'вme; а moins de dire
peut-кtre que la matiиre de l'вme fasse partie de la matiиre corporelle, ce qui
est totalement absurde.
En outre, la position mentionnйe se rйvиle impossible
du fait que dans tout composй de matiиre et de forme, la matiиre se comporte
comme ce qui reзoit l'кtre, mais non comme ce
par quoi quelque chose est: en effet cette derniиre [dйtermination]est le propre de la forme. Si donc
l'вme est composйe de matiиre et de forme, il est impossible que l'вme en son
tout soit principe formel d'кtre pour
le corps. L'вme ne sera donc pas forme du corps, mais [le sera] quelque chose
de l'вme. Or ce qui est forme de ce corps, quel qu'il soit, est вme. L'вme
n'est donc pas le composй de matiиre et de forme que l'on imaginait, elle n'est
que forme.
Une autre raison semble rendre l'hypothиse
impossible. En effet, si l'вme est composйe de matiиre et de forme, et derechef
le corps, l'une et l'autre aura par soi son unitй. Et ainsi il sera nйcessaire
de poser un tiers par lequel l'вme soit unie au corps. Et cela, quelques uns de
ceux qui suivent l'hypothиse susdite le concиdent. Ils disent en effet que
l'вme est unie au corps par la mйdiation de la lumiиre: la vйgйtative par la
mйdiation de la lumiиre du ciel sidйral, la sensible par celle de la lumiиre
du ciel cristallin, la rationnelle par celle de la lumiиre du ciel empyrйe -toutes
choses fabuleuses! Il faut en effet que l'вme soit unie au corps immйdiatement,
comme l'acte а la puissance, ainsi que le montre la Mйtaphysique [xxxvi] [15]. Par lа devient manifeste que l'вme ne peut кtre
composйe de matiиre et de forme. Il n'est pas exclu cependant qu'il y ait dans
l'вme acte et puissance, car la puissance et l'acte ne se trouvent pas seulement
dans les rйalitйs sujettes au changement, mais leur distinction est plus
universelle, comme dit le Philosophe [xxxvii] [16], alors que la
matiиre n'est que dans les rйalitйs mouvantes.
Comment se trouvent acte et puissance dans l'вme, il
faut l'examiner en procйdant des choses matйrielles aux immatйrielles. Dans
les substances composйes de matiиre et de forme, nous trouvons trois
composantes: la matiиre, la forme, et en troisiиme l'кtre, dont le principe est la forme, car la matiиre participe а l'кtre de ce qu'elle reзoit la forme.
Ainsi donc l'кtre suit la forme mкme,
et cependant la forme n'est pas son кtre,
puisqu'elle en est le principe. Et bien que la matiиre n'atteigne а l'кtre que par la forme, cependant la
forme, en tant que forme, n'a pas besoin de la matiиre pour son кtre, йtant donnй que l'кtre suit la forme mкme, mais elle a
besoin de la matiиre puisqu'elle est telle qu'elle ne subsiste pas par soi.
Rien n'empкche cependant qu'il y ait une forme sйparйe de la matiиre qui
possиde l'кtre; et dans une forme de
ce genre, l'essence mкme de la forme se rapporte а l'кtre comme la puissance а son acte propre. Et ainsi, dans les
formes subsistant par soi, se rencontrent et la puissance et l'acte pour
autant que l'кtre mкme est acte de la
forme subsistante, laquelle n'est pas son кtre.
Mais s'il y a quelque chose qui soit son кtre
-c'est le propre de Dieu -lа, il n'y a pas puissance et acte, mais acte
pur. De lа vient que Boиce dans le De hebdomadibus[xxxviii] [17] dit que dans les [йtants] qui sont autres que Dieu, diffиrent l'кtre et le "ce qui est", ou,
comme disent certains, le "ce qui est" et le "ce par quoi
c'est", car l'кtre mкme est ce par quoi quelque chose est, comme la course est ce par quoi
quelqu'un court. Puisque donc l'вme est une forme pouvant subsister par soi, il
y a en elle composition d'acte et de puissance, а savoir d'кtre et de "ce qui est", mais non composition de matiиre
et de forme.
Solutions:1. Boиce
parle lа de la forme qui est absolument simple, а savoir de l'essence divine,
dans laquelle, puisque rien ne sort de la puissance et qu'elle est acte pur, un
sujet [distinct de l'acte] ne peut кtre en aucune faзon. Les autres formes
simples, si elles sont subsistantes, comme les anges et les вmes, peuvent
cependant кtre des sujets pour autant qu'elles comportent de la puissance, en
fonction de quoi il leur revient de recevoir quelque chose.
2. L'кtre mкme, c'est l'acte ultime qui peut
кtre participй par tous alors que lui-mкme ne participe а rien. Par
consйquent, supposй quelque chose qui soit l'кtre mкme subsistant, comme nous le disons de Dieu, nous disons
qu'il ne participe а rien. Mais la raison ne vaut pas pour les autres formes
subsistantes, qui participent nйcessairement а l'кtre mкme et se rapportent а lui comme la puissance а l'acte. Et
ainsi, puisqu'elles sont sous un certain mode en puissance, elles peuvent
participer а quelque chose d'autre.
3. Non seulement
quelque forme se rapporte а l'кtre
comme la puissance а l'acte, mais encore rien n'empкche qu'une forme se
rapporte а une autre comme la puissance а l'acte, par exemple le diaphane а la
lumiиre et les humeurs а la chaleur. Par consйquent si la diaphanйitй йtait
une forme sйparйe subsistant par soi, elle serait rйceptrice non seulement de
l'кtre mкme, mais encore de la
lumiиre. Pareillement, rien n'empкche les formes subsistantes que sont les
anges et les вmes, non seulement d'кtre rйceptrices de l'кtre mкme, mais encore
d'autres perfections. Toutefois, plus les formes subsistantes de ce genre
seront parfaites, moins nombreuses sont les formes auxquelles elles
participent pour atteindre а leur perfection, vu qu'elles ont plus de
perfection dans l'essence de leur nature.
4. Bien que les вmes
humaines soient seulement des formes, elles sont cependant des formes
individuйes dans les corps et multipliйes selon la multitude des corps. Par
consйquent, rien n'empкche que quelques accidents dйrivent selon leur
individualitй alors qu'ils ne dйrivent pas de toute l'espиce.
5. La passion de l'вme
attribuйe а l'intellect possible n'est pas du genre de la passion attribuйe а
la matiиre, mais "passion" est dit d'une maniиre йquivoque dans l'un
et l'autre cas, comme le montre le Philosophe[xxxix] [18], attendu que la
passion de l'intellect possible consiste dans une rйception de type
immatйriel. Et pareillement l'action de l'intellect agent ne relиve pas du mode
d'action des formes matйrielles, car l'action de l'intellect agent procиde en
abstrayant de la matiиre, celle des agents naturels en imprimant les formes
dans la matiиre. Par consйquent, que passion et action de ce genre se trouvent
dans l'вme, il ne s'ensuit pas que l'вme soit composйe de matiиre et de forme.
6. Recevoir et subir et
autres choses de ce genre se rencontrent dans l'вme d'une autre faзon que dans
la matiиre premiиre. Par consйquent il ne s'ensuit pas que les propriйtйs de la
matiиre se trouvent dans l'вme.
7. Bien que le feu de
l'enfer dont l'вme pвtit soit matйriel et corporel, cependant l'вme n'en pвtit
pas matйriellement, а savoir suivant le mode des corps matйriels, mais elle
pвtit de ce feu une affliction spirituelle, en ce qu'il est l'instrument de la
divine justice du juge.
8. L'action du gйniteur
se termine au composй de matiиre et de forme parce que le gйniteur naturel
n'engendre qu'а partir de la matiиre. En revanche, l'action du crйateur ne
procиde pas de la matiиre; et donc il ne faut pas que l'action du crйateur se
termine au composй de matiиre et de forme.
9. Les [йtants] qui sont des formes subsistantes, dans la mesure oщ
ils sont "un" et "йtant", ne requiиrent pas de cause
formelle, puisqu'ils sont eux-mкmes des formes. Ils ont cependant une cause
agente externe qui leur donne l'кtre.
10. L'agent agissant par
mouvement conduit quelque chose de la puissance а l'acte, mais l'agent qui agit
sans mouvement ne conduit pas de la puissance а l'acte, mais il fait кtre en acte ce qui selon la nature est
en puissance а кtre. Un tel agent est
crйateur.
11. L'intellect possible
est nommй par certains intellect "ylйal",
c'est-а-dire matйriel, non pas qu'il soit une forme matйrielle, mais parce
qu'il a une ressemblance а la matiиre, en tant qu'il est en puissance aux
formes intelligibles comme la matiиre l'est aux formes sensibles.
12. Bien que l'вme ne
soit ni acte pur, ni puissance pure, il ne s'ensuit pas qu'elle soit composйe
de matiиre et de forme, comme il est manifeste d'aprиs ce qu'on a dit.
13. L'вme n'est pas
individuйe par la matiиre d'oщ (ex qua) elle
est, mais par son rapport а la matiиre dans laquelle (in qua) elle est. Comment cela peut кtre, les questions
prйcйdentes l'ont manifestй.
14. L'вme sensitive ne
pвtit pas des sensibles, mais le composй. En effet sentir, lequel est un
certain pвtir, n'est pas de l'вme seulement, mais de l'organe animй.
15. L'вme n'est pas
proprement dans le genre а titre d'espиce, mais comme partie de l'espиce
humaine. De lа ne suit pas qu'elle soit composйe de matiиre et de forme.
16. L'intellectualitй ne
convient pas а plusieurs comme l'unique forme de l'espиce se distribue en
plusieurs par division de la matiиre; mais elle est plutфt diversifiйe par la
diversitй des formes, que les formes soient diffйrentes par l'espиce, comme
homme et ange, ou qu'elles soient diffйrentes par le nombre seul, comme les
вmes des divers hommes.
17. L'вme et les anges
sont dits des esprits sujets au changement pour autant qu'ils peuvent changer
en fonction du choix opйrй: lequel changement va d'opйration en opйration. Pour
ce changement, la matiиre n'est pas requise, elle ne l'est que pour les
changements naturels, lesquels vont de forme а forme ou du lieu au lieu.
Objections:1. Il semble que non. Ceux dont l'opйration
propre et naturelle est la mкme, ceux-lа sont les mкmes selon l'espиce, car
c'est par l'opйration que la nature d'une chose est connue. Or l'ange et l'вme
ont la mкme opйration propre et naturelle, а savoir l'acte d'intellection.
Donc l'вme et l'ange sont de la mкme espиce.
2. On disait que l'opйration de l'вme comporte une
activitй discursive, mais non pas celle de l'ange; et ainsi l'opйration de
l'вme et celle de l'ange ne sont pas de la mкme espиce. A l'inverse: une mкme
puissance n'est pas au principe d'opйrations diverses selon l'espиce. Or nous,
par la mкme puissance, а savoir l'intellect possible, nous concevons certains
objets intelligibles sans discourir, а savoir les premiers principes, et
d'autres en discourant, а savoir les conclusions. Donc concevoir avec ou sans
discours ne diversifie pas l'espиce.
3. Les actes d'intellection avec ou sans discours
paraissent diffйrer comme кtre en mouvement et кtre en repos, car le discours
est un certain mouvement de l'intellect d'un point а un autre. Mais кtre en
mouvement et en repos ne diversifient pas l'espиce, car le mouvement est rйductible
au genre dans lequel se trouve le terme du mouvement, comme dit le Commentateur
en III Physique[xl] [1]; aussi le Philosophe dit-il en cet
endroit [xli] [2] qu'il y a autant d'espиces de mouvement
qu'il y a d'espиces d'йtants, pour autant qu'ils
dйterminent le mouvement. Donc les actes d'intellection avec ou sans discours
ne diffиrent pas l'espиce.
4. De mкme que les anges conзoivent les rйalitйs dans
le Verbe, de mкme l'вme des bienheureux. Mais dans le Verbe la connaissance
est sans discours, aussi S. Augustin dit-il dans le De Trinitate[xlii] [3] que dans la patrie il n'y a aura pas de
pensйes cursives. Donc l'вme ne diffиre pas de l'ange par une intellection avec
discours opposйe а une intellection sans discours.
5. Tous les anges ne se rйunissent pas en une [mкme]
espиce, ainsi qu'on l'йtablit а partir du multiple; et cependant tous les anges
conзoivent sans discours. Donc ce n'est pas l'intellection avec ou sans
discours qui fait la diversitй d'espиce dans les substances intellectuelles.
6. On disait que mкme chez les anges, les uns
conзoivent plus parfaitement que les autres. En sens opposй: le plus et le
moins ne diffйrencient pas l'espиce. Or concevoir plus ou moins parfaitement ne
diffиre que par le plus et le moins. Donc les anges ne se diffйrencient pas
par l'espиce selon qu'ils conзoivent plus ou moins parfaitement.
7. Toutes les вmes humaines sont de mкme espиce.
Toutes cependant ne sont pas йgalement intelligentes. Il n'y a donc pas de
diffйrence d'espиce dans les substances intellectuelles par le fait de
concevoir plus ou moins parfaitement.
8. On dit que l'вme humaine conзoit en discourant
parce qu'elle conзoit la cause par l'effet et inversement. Mais ceci convient
йgalement aux anges. Il est dit en effet dans le livre De Causis[xliii] [4] que l'intelligence conзoit ce qui est
au-dessus d'elle parce qu'elle en est l'effet, et ce qui est au-dessous d'elle
parce qu'elle en est la cause. Donc l'ange ne diffиre pas de l'вme par le fait
d'une intellection avec ou sans discours.
9. Tous ceux qui sont rendus parfaits par des
perfections identiques, semblent кtre identiques selon l'espиce, car l'acte
propre procиde d'une puissance propre. Or l'ange et l'вme sont rendus parfaits
par des perfections identiques, а savoir par la grвce, la gloire, la charitй.
Ils sont donc de mкme espиce.
10. Ceux dont la fin est identique semble кtre de mкme
espиce, car chacun est ordonnй а la fin par sa forme, laquelle est principe de
l'espиce. Or identique est la fin de l'ange et de l'вme, а savoir la bйatitude
йternelle, comme il ressort de ce que dit Matthieu: "Les fils de la
rйsurrection seront comme les anges dans le ciel"[xliv] [5]; et Grйgoire dit que les вmes seront
йlevйes aux ordres des anges[xlv] [6]. Donc l'ange et l'вme sont de mкme
espиce.
11. Si l'ange et l'вme diffиrent par l'espиce, il faut
que l'ange soit supйrieur а l'вme dans l'ordre de la nature; il sera ainsi
intermйdiaire entre l'вme et Dieu. Mais entre notre esprit et Dieu il n'y a pas
d'intermйdiaire, comme dit Augustin[xlvi] [7]. Donc l'ange et l'вme ne diffиrent pas
par l'espиce.
12. L'impression d'une mкme image en des [sujets]
divers ne diversifie pas l'espиce. En effet l'image du cercle, qu'elle soit
dans l'or ou l'argent, reste de mкme espиce. Or l'image de Dieu est dans l'вme
autant que dans l'ange. Donc l'ange et l'вme ne diffиrent pas par l'espиce.
13. A dйfinition identique, espиce identique. Or la
dйfinition de l'ange convient а l'вme. En effet Damascиne dit que "l'ange
est une substance incorporelle, toujours en mouvement, de libre arbitre,
ministre de Dieu, recevant par grвce, non par nature, l'immortalitй"[xlvii] [8]. Toutes ces choses conviennent а l'вme
humaine. Donc l'ange et l'вme sont de mкme espиce.
14. Tout ce qui se rencontre dans la diffйrence ultime
est de mкme espиce, car la diffйrence ultime est constitutive de l'espиce. Mais
l'ange et l'вme se rencontrent dans la diffйrence ultime, а savoir dans l'кtre
intellectuel, lequel doit кtre l'ultime diffйrence puisque rien n'est plus
noble dans la nature de l'ange ou de l'homme; toujours en effet l'ultime
diffйrence est ce qu'il y a de plus accompli. Donc l'ange et l'вme ne diffиrent
pas par l'espиce.
15. Ce qui n'est pas identique а l'espиce, ne peut
diffйrer par l'espиce. Or l'вme n'est pas identique а l'espиce, elle est
plutфt partie de l'espиce. Elle ne peut donc diffйrer de l'ange par l'espиce.
16. La dйfinition regarde proprement l'espиce. Ce qui
n'est pas dйfinissable ne paraоt pas relever de l'espиce. Mais l'ange et l'вme
ne sont pas dйfinissables, puisqu'ils ne sont pas composйs de matiиre et de
forme, comme on l'a montrй plus haut: dans toute dйfinition en effet, quelque
chose joue le rфle de matiиre et quelque chose le rфle de forme, comme le
montre le Philosophe dans la Mйtaphysique[xlviii] [9], oщ lui-mкme dit que si les espиces des
choses йtaient sans matiиre, comme Platon le soutient, elles ne seraient pas
dйfinissables. Donc l'ange et l'вme ne peuvent diffйrer par l'espиce а
proprement parler.
17. Toute espиce est constituйe du genre et de la
diffйrence. Or le genre et la diffйrence sont fondйs diversement: ainsi le
genre de l'homme -l'animal -dans la nature sensible; la diffйrence -le
rationnel -dans la nature intellectuelle. Mais dans l'ange et l'вme, il n'est pas
de diversitй sur quoi puissent se fonder le genre et la diffйrence: leur
essence en effet est une forme simple; et leur кtre ne peut admettre ni genre
ni diffйrence. Le Philosophe prouve en effet dans la Mйtaphysique que l'йtant
n'est ni genre ni diffйrence. Donc l'ange et l'вme n'ont pas de genre ni de
diffйrence, et ainsi ne peuvent diffйrer par l'espиce.
18. Tout ce qui diffиre par l'espиce, diffиre par
diffйrence de contraires. Mais dans les substances immatйrielles il n'y a pas
de contrariйtй, car la contrariйtй est principe de corruption. Donc l'ange et
l'вme ne diffиrent pas par l'espиce.
19. L'ange et l'вme semblent diffйrer principalement
par cela que l'ange n'est pas uni а un corps, а l'inverse de l'вme. Mais cela
ne peut faire que l'вme diffиre de l'ange par l'espиce: le corps en effet se
rapporte а l'вme comme matiиre; mais la matiиre ne spйcifie pas la forme, c'est
plutфt le contraire. Donc en aucune faзon l'ange et l'вme ne diffиrent par l'espиce.
En sens contraire: Ce qui ne diffиre pas par l'espиce ne
diffиre pas non plus par le nombre, sinon par la matiиre. Mais l'ange et l'вme
n'ont pas de matiиre, comme l'a montrй la question prйcйdente. Donc si l'ange
et l'вme ne diffиrent pas par l'espиce, elles ne diffиrent pas non plus par le nombre,
ce qui est manifestement faux. Reste donc qu'ils diffиrent par l'espиce.
Rйponse: Certains disent que l'вme humain et l'ange sont
de mкme espиce. Et la thиse semble avoir йtй soutenue d'abord par Origиne[xlix] [10]. Voulant йviter les erreurs des anciens
hйrйtiques, qui attribuaient la diversitй des choses а divers principes,
ceux-ci introduisant la diversitй du bien et du mal, il soutint que la
diversitй de toutes les choses procйdait du libre arbitre. Dieu, dit-il, fit en
effet au commencement toutes les crйatures йgales; s'agissant des rationnelles,
certaines, adhйrant а Dieu, progressиrent en mieux dans leur mode d'adhйsion а
Dieu; mais d'autres, s'йloignant de Dieu en vertu de leur libre arbitre,
tombиrent de pire en pire а la mesure de leur retrait de Dieu. Et ainsi,
certaines d'entre elles furent incorporйes aux corps cйlestes, d'autres aux
corps humains, d'autres encore s'en retournиrent jusqu'а la malignitй des
dйmons, alors que cependant l'uniformitй rйgnait au commencement de leur
crйation. Mais, autant que sa position le laisse voir, Origиne porta son
attention au bien des crйatures singuliиres en nйgligeant la considйration du
tout. Pourtant un sage artisan ne considиre pas dans la disposition des
parties seulement le bien de telle ou telle partie, mais beaucoup plus le bien
du tout. C'est pourquoi le bвtisseur ne fait pas toutes les parties йgalement
prйcieuses, mais plus ou moins, selon leur concours а la bonne disposition de
la maison. Et pareillement dans le corps animal, toutes les parties n'ont pas
la clartй de l'њil, car l'animal serait imparfait; mais il y a diversitй dans
les parties animales pour que l'animal puisse кtre rendu parfait. Ainsi encore
Dieu, dans sa sagesse, n'a pas produit toutes choses йgales: en effet l'univers
serait imparfait si lui manquaient les multiples degrйs des йtants. Donc chercher pourquoi l'opйration de Dieu fait
telle crйature meilleure qu'une autre serait chercher pourquoi l'artisan
institue dans son њuvre la diversitй des parties.
Une fois йcartй l'argument d'Origиne, quelques uns modifiиrent sa position
en disant que toutes les substances intellectuelles sont de mкme espиce pour
d'autres raisons (qui sont touchйes dans les objections). Mais la position
semble impossible. Si en effet l'ange et l'вme ne sont pas composйs de matiиre
et de forme mais ne sont que des formes, comme il a йtй dit dans la question
prйcйdente, il faut que la diffйrence qui distingue les anges les uns des
autres, ou encore de l'вme, soit une diffйrence formelle; а moins de supposer
que les anges soient aussi unis а des corps comme les вmes: alors, du fait de
leur rapport aux corps, une diffйrence matйrielle pourrait les distinguer,
comme il a йtй dit des вmes prйcйdemment. Mais cela n'est pas admis
gйnйralement, et si cela йtait, ne profiterait pas а cette position: car il est
manifeste que de tels corps diffйreraient spйcifiquement des corps humains
auxquels les вmes humaines sont unies; et des divers corps selon l'espиce, il
faut qu'il y ait diverses perfections selon l'espиce. Donc une fois йcartйe la
thиse que les anges ne sont pas formes des corps, s'ils ne sont pas composйs de
matiиre et de forme, ne demeure entre les anges, ou entre les anges et l'вme,
qu'une diffйrence formelle. Or une diffйrence formelle fait varier l'espиce,
car c'est la forme qui donne l'espиce d'une chose. Reste ainsi que les anges
diffйrent par l'espиce non seulement de l'вme mais encore entre eux.
Mais si quelqu'un soutient que les anges et l'вme sont composйs de matiиre
et de forme, cette opinion non plus ne pourra tenir. Si en effet, dans les
anges aussi bien que dans l'вme, unique est de soi la matiиre, comme unique est
la matiиre de tous les corps infйrieurs, et diversifiйe seulement par les
formes, il faudra encore que la division de cette matiиre unique et commune
soit principe de distinction entre les anges et des anges а l'вme. Or comme il
est de la raison de la matiиre d'кtre privйe de soi de toute forme, on ne
pourra comprendre la division de la matiиre avant la rйception de la forme,
qui se multiplie selon la division de la matiиre, sinon par les dimensions
quantitatives. C'est pourquoi le Philosophe dit dans les Physiques[l] [11] que, фtйe la quantitй, la substance
demeure indivisible. Or tout ce qui est composй de matiиre sujette а la
quantitй, est un corps, et non pas seulement uni а un corps. Ainsi donc les
anges et l'вme sont des corps, ce qu'aucun homme sain d'esprit n'a dit,
puisqu'il est notamment prouvй que l'intellection ne peut кtre l'acte d'aucun
corps. En vйritй, si la matiиre des anges et de l'вme n'est pas unique et
commune, mais [relиve] d'ordres divers, cela ne peut кtre qu'en fonction de sa
rйfйrence а des formes diverses, de mкme qu'il n'y a pas, dit-on, de matiиre
unique commune entre les corps cйlestes et les infйrieurs. C'est ainsi qu'une
telle diffйrence de matiиre fait la diversitй des espиces. D'oщ il est
impossible, semble-t-il, que les anges et l'вme soient de mкme espиce.
Reste а considйrer pour quelle raison ils diffиrent par l'espиce. Or il
nous faut parvenir а la connaissance des substances intellectuelles par la
considйration des substances matйrielles. En celles-ci les divers degrйs de
perfection de la nature institue la diversitй d'espиce. Ce qu'il est facile de
montrer а considйrer les genres eux-mкmes des substances matйrielles; il est
manifeste en effet que les corps mixtes surpassent en rang de perfection les
йlйments; les plantes, les corps mixtes, et les animaux, les plantes. Et en
chacun des genres, on trouve, selon les degrйs de perfection naturelle,
diversitй d'espиces: car chez les йlйments, le terre est au plus bas, le feu ce
qu'il y a de plus noble; pareillement dans les minйraux, on dйcouvre que la
nature progresse graduellement а travers diverses espиces jusqu'а l'espиce de
l'or; chez les plantes jusqu'а l'espиce des plantes parfaites; et chez les
animaux jusqu'а l'espиce de l'homme; cependant, certains animaux, qui disposent
seulement du tact, sont trиs proche des plantes par leur immobilitй, et
pareillement certaines plantes sont proches des choses inanimйes, comme le
montre le Philosophe dans le De Vegetabilibus[li] [12]. A cause de cela, le Philosophe dit dans
la Mйtaphysique[lii] [13] que les espиces des choses naturelles
sont comme les espиces des nombres, dans lesquelles une unitй ajoutйe ou
soustraite fait varier l'espиce. Ainsi donc aussi dans les substances
immatйrielles les divers degrйs de perfection de la nature fait la diffйrence
d'espиce.
Mais sur un point il en va diffйremment dans les substances matйrielles et
les immatйrielles. Partout en effet oщ il y a diversitй de degrйs, il faut
que les degrйs soient disposйs en ordonnance а quelque principe unique. Dans
les substances matйrielles, on observera que les divers degrйs diversifiant les
espиces le sont par ordonnance а ce premier principe qu'est la matiиre. De lа
vient que les premiиres espиces sont plus imparfaites et les suivantes plus
parfaites, et se comparent aux premiиres par addition: ainsi les corps mixtes
sont d'une espиce plus parfaite que celle des йlйments, attendu qu'ils ont en
eux tout ce qu'ont les йlйments et quelque chose en plus; semblable est le
rapport des plantes aux corps minйraux, et des animaux aux plantes.
En revanche, dans les substances immatйrielles on observe une ordonnance
des degrйs des diverses espиces, non par rapport а la matiиre, qu'ils n'ont
pas, mais par rapport а l'agent premier, qui doit кtre trиs parfait. Et ainsi
la premiиre espиce est chez elles plus parfaite que la seconde, parce que plus
semblable au premier agent; et la perfection de la seconde en diminution de la
premiиre, et ainsi de suite jusqu'а la derniиre d'entre elles. D'autre part, la
perfection la plus haute, celle du premier agent, consiste en ceci que dans une
simplicitй unique il possиde la bontй et la perfection sous toutes ses formes.
C'est pourquoi, autant une substance immatйrielle sera proche du premier agent,
autant elle sera dans la simplicitй de sa nature d'une bontй plus parfaite, et
moins elle aura besoin de formes intйrieurement acquises pour son accomplissement.
Et ceci se vйrifie graduellement jusqu'а l'вme humaine, qui tient le degrй le
plus bas, comme la matiиre premiиre dans le genre des choses sensibles. Aussi
n'a-t-elle pas dans sa nature de formes intelligibles en acte, mais elle est en
puissance aux intelligibles; c'est pourquoi elle a besoin pour son opйration
propre d'кtre actualisйe par les formes intelligibles, les acquйrant des choses
extйrieures par les puissances sensitives. Et comme l'opйration sensitive se
fait par un organe corporel, il appartient а la condition mкme de sa nature
d'кtre unie а un corps, et d'кtre partie de l'espиce humaine, n'ayant pas en
soi la complйtude de l'espиce.
Solutions:1. L'intellection de l'ange et celle de l'вme ne
sont pas de mкme espиce. Il est manifeste en effet que si les formes au
principe de l'opйration diffиrent par l'espиce, il en ira nйcessairement de
mкme des opйrations: ainsi chauffer et refroidir diffиrent selon la diffйrence
de la chaleur et du froid. Or les espиces intelligibles par lesquelles les вmes
font acte d'intellection sont abstraites des images. Et ainsi elles ne sont pas
de mкme nature que les espиces intelligibles par lesquelles les anges font acte
d'intellection: celles-ci leur sont innйes, et c'est pourquoi le livre De Causis[liii] [14] dit que chaque Intelligence est pleine de
formes. Par consйquence l'intellection de l'ange et celle de l'вme ne sont
pas de mкme espиce. Cette diffйrence fait que l'ange conзoit sans discours,
mais l'вme avec discours, car il lui est nйcessaire de parvenir au
discernement des causes а partir des effets sensibles, et а partir des
accidents sensibles а l'essence des choses, laquelle ne relиve pas du sens.
2. L'вme intellectuelle conзoit les principes et les
conclusions par les espиces abstraites des images; et ainsi il n'y a pas de
diversitй spйcifique d'intellection.
3. Le mouvement est rйductible au genre, et son
espиce au terme du mouvement, en tant que la mкme forme est avant le mouvement
seulement en puissance, dans le mouvement mкme intermйdiaire entre la puissance
et l'acte, et au terme du mouvement complиtement en acte. Mais l'intellection
de l'вme -avec discours -et celle de l'ange -sans discours -ne sont pas de mкme
espиce quant а la forme. De lа ne s'impose pas l'unitй d'espиce.
4. L'espиce d'une chose se juge selon l'opйration qui
lui revient en raison de sa nature propre, mais non selon l'opйration qui lui
revient en raison de sa participation а une autre nature. Par exemple on ne
juge pas l'espиce du fer de par l'embrasement qui lui revient par la mise en
feu: autrement on jugerait que le fer et le bois sont de mкme espиce parce
qu'ils brыlent une fois enflammйs. Je dis donc que "voir dans le
Verbe" est une opйration surnaturelle de l'вme et de l'ange, leur
revenant а l'une et а l'autre en raison de leur participation а une nature
supйrieure, а savoir divine, par l'illumination de la gloire. D'oщ l'on ne peut
conclure que l'ange et l'вme sont de mкme espиce.
5. Par rapport а la diversitй des anges les espиces
intelligibles ne sont pas de mкme raison, car autant une substance
intellectuelle est supйrieure et plus proche de Dieu, lequel comprend toute
chose par l'unitй de son essence, autant les formes intelligibles sont en elle
plus йlevйes et plus aptes а devoir connaоtre la pluralitй. C'est pourquoi il
est dit dans le DeCausis[liv] [15] que les Intelligences supйrieures
conзoivent par des formes plus universelles. Et Denys dit dans la Hiйrarchie
cйleste[lv] [16] que les anges supйrieurs ont une science
plus universelle. Et ainsi l'intellection n'est pas de mкme espиce selon la
diversitй des anges, bien qu'elle soit sans discours pour les uns et pour les
autres, parce qu'ils conзoivent par des espиces innйes, non reзues des choses
qu'elles font connaоtre.
6. Le plus et le moins se disent en deux sens.
Premiиrement suivant que la matiиre participe diversement а une mкme forme,
ainsi le bois а la blancheur et alors le plus et le moins ne diversifient pas
l'espиce. Secondement suivant les divers degrйs de perfection des formes, alors
le plus et le moins diversifient l'espиce. En effet la diversitй des espиces de
couleurs rйsulte de la proximitй plus ou moins grande qu'elles ont а la
lumiиre. C'est ainsi que l'on rencontre le plus ou le moins dans la diversitй
des anges.
7. Bien que toutes les вmes ne fassent pas йgalement
acte d'intellection, toutes cependant conзoivent par des espиces de mкme
nature, а savoir reзues des images. Et c'est pourquoi le fait qu'elles soient
inйgales en intelligence vient de la diversitй des pouvoirs sensitifs d'oщ sont
abstraites les espиces, diversitй qui provient elle-mкme de la diversitй des
dispositions des corps. Il apparaоt ainsi que ce plus et moins ne diversifie
pas l'espиce puisqu'il suit la diversitй matйrielle.
8. Connaоtre quelque chose par une autre advient de
deux faзons. Premiиrement quand on connaоt l'une par l'autre, de telle sorte
que soit distincte la connaissance de l'une et de l'autre, comme lorsque
l'homme connaоt la conclusion par le principe, en considйrant sйparйment l'un
et l'autre. Secondement quand l'objet connu l'est par l'espиce qui le fait
connaоtre, par exemple quand nous voyons la pierre par l'espиce de la pierre
qui est dans l'њil. Selon la premiиre faзon, connaоtre l'un par l'autre fait le
discours, mais non l'autre faзon. Or c'est de cette derniиre faзon que l'ange
connaоt l'effet par la cause et la cause par l'effet, en tant que l'essence
mкme de l'ange est une certaine similitude de sa cause et qu'elle rend semblable
а soi son effet.
9. Les perfections de la grвce conviennent а l'вme et
а l'ange par la participation а la divine nature, d'aprиs ce qui est dit dans
la seconde йpоtre de Pierre: "Par elle [la puissance de Dieu], les plus
grandes et prйcieuses promesses nous ont йtй donnйes, afin que vous deveniez
ainsi participants de la divine nature" etc. [lvi] [17]. Par consйquent on ne peut conclure de la
concordance dans ces perfections а l'unitй d'espиce.
10. Les choses dont la fin immйdiate et naturelle est
une, sont unes selon l'espиce. Mais la bйatitude est la fin ultime et surnaturelle.
Donc la raison ne suit pas.
11. Augustin ne pense pas qu'il n'y ait rien
d'intermйdiaire entre notre esprit et Dieu sous la raison du degrй de dignitй
et de nature, puisque mкme une вme est plus noble qu'une autre; par contre il
pense que notre вme est immйdiatement justifiйe par Dieu et bйatifiйe en lui.
Il dirait aussi bien qu'un simple soldat est immйdiatement sous le roi, non pas
que d'autres ne lui soient supйrieurs sous le roi, mais parce que nul n'a
propriйtй sur lui sinon le roi.
12. Ni l'ange ni l'вme n'est l'image parfaite de Dieu,
mais seul le Fils. Et ainsi il ne faut pas qu'ils soient de mкme espиce.
13. La dйfinition susdite ne convient pas de la mкme
faзon а l'вme et а l'ange. L'ange est en effet une substance incorporelle, et
parce qu'il n'est pas un corps et parce qu'il n'est pas uni а un corps, ce qui
ne peut кtre dit de l'вme.
14. Ceux qui affirment que l'вme et l'ange sont de la
mкme espиce confиrent une valeur maximale а ce raisonnement, mais il ne conclut
pas nйcessairement. La diffйrence ultime en effet doit кtre plus noble non
seulement quant а la noblesse de la nature mais encore quant а ce qu'elle
dйtermine, parce que la diffйrence ultime est un quasi acte au regard de tout
ce qui prйcиde. Ainsi donc l'intellectualitй n'est pas plus noble dans l'ange
ou dans l'вme, mais elle ne l'est pas de la mкme faзon ici et lа; il en va
manifestement de mкme du sensible: autrement tous les animaux bruts seraient de
mкme espиce.
15. L'вme est partie de l'espиce, elle est cependant
le principe donnant l'espиce; c'est en ce sens que porte la recherche sur
l'espиce de l'вme.
16. Bien que la dйfinition porte sur la seule espиce а
proprement parler, il s'en faut pourtant que toute espиce soit dйfinissable.
Les espиces des choses immatйrielles ne sont pas connues par dйfinition ou
dйmonstration, comme il en va dans les sciences spйculatives, mais elles sont
connues par une simple intuition. Par consйquent l'ange ne peut кtre proprement
dйfini -car nous ne savons pas de lui ce qu'il est -mais il peut кtre dйsignй
par certaines nйgations. Quant а l'вme, elle est dйfinie comme forme du corps.
17. Le genre et la diffйrence peuvent кtre entendus en
deux sens. En un premier sens, selon une considйration rйaliste, comme ils le
sont par la Mйtaphysique ou la philosophie naturelle; il faut alors que le
genre et la diffйrence soient fondйs sur la diversitй des natures. De ce point
de vue rien n'empкche de dire que dans les substances spirituelles il n'y ait
pas de genre et de diffйrence, mais seulement des formes et des espиces
simples. Au second sens, selon une considйration logique: alors il n'importe
pas que le genre et la diffйrence se fondent sur la diversitй des natures,
mais sur une nature unique dans laquelle on considиre quelque chose de propre
et quelque chose de commun. Et ainsi rien n'empкche de poser le genre et la
diffйrence dans les substances spirituelles.
18. Lorsqu'on parle du genre et de la diffйrence en
philosophie des rйalitйs physiques, il faut que les diffйrences soient des contraires,
car la matiиre sur laquelle est fondйe la nature du genre est de recevoir des
formes contraires. Mais selon une considйration logique, il suffit de quelque
opposition dans les diffйrences, comme on le voit dans les diffйrences des
nombres, oщ il n'y a pas de contrariйtй. Et pareillement dans les substances
spirituelles.
19. Bien que la matiиre ne donne
pas l'espиce, toutefois le rapport de la matiиre а la forme concerne la nature
de la forme.
Objections:1. Il semble que non. L'вme humaine est la plus
subtile des formes unies а un corps. La terre est le plus infime des corps. Il
ne fut donc pas convenable qu'elle fыt unie а un corps terrestre.
2. On disait: ce corps terrestre, pour avoir йtй
ramenй а l'йquilibre du tempйrament, possиde une similitude avec le ciel,
lequel est totalement dйpourvu de contraires; il en tire une noblesse telle que
l'вme rationnelle puisse lui кtre unie convenablement. En sens contraire: si la
noblesse du corps humain dйcoule de sa ressemblance au corps cйleste, il
s'ensuit que le corps cйleste est plus noble que lui. Mais l'вme rationnelle
est plus noble que n'importe quel corps, puisque par la capacitй de son
intellect elle transcende tous les corps. Donc l'вme rationnelle devrait plutфt
кtre unie а un corps cйleste.
3. On disait que le corps cйleste est en perfection
plus noble que l'вme rationnelle. En sens contraire: si la perfection du corps
cйleste est plus noble que l'вme rationnelle, il faut qu'il soit intelligent,
car tout ce qui est intelligent, quel qu'il soit, est plus noble que ce qui ne
l'est pas. Si donc un corps cйleste est rendu parfait par quelque substance
intellectuelle, celle-ci en sera, ou bien seulement le moteur, ou bien la
forme. Si seulement le moteur, il n'en reste pas moins que le corps humain
possиde une modalitй de perfection plus noble que celle du corps cйleste: en
effet la forme donne spйcification а ce dont elle est la forme, mais non le
moteur. C'est pourquoi rien n'empкche que des rйalitйs dont la nature est
dйpourvue de noblesse, servent d'instruments а l'agent le plus noble. Mais si
la substance intellectuelle est la forme du corps cйleste, ou bien une telle
substance possиde seulement l'intellect, ou bien, avec l'intellect, le sens et
les autres puissances. Si elle a le sens et les autres puissances, comme il est
nйcessaire que de telles puissances soient l'acte des organes dont elles ont
besoin pour agir, il s'ensuit que le corps cйleste est un corps organique, ce
qui rйpugne а la simplicitй de son unitй formelle. En revanche, si elle possиde
seulement l'intellect, un intellect ne recevant rien du sens, une telle
substance n'a nul besoin d'union au corps, puisque l'opйration de l'intellect
ne se fait pas par un organe corporel. Donc, puisque l'union du corps et de
l'вme n'est pas pour le corps mais pour l'вme, (parce que les matiиres sont
pour les formes et non l'inverse), il s'ensuit que la substance intellectuelle
n'est pas unie au corps cйleste comme йtant sa forme.
4. Toute substance intellectuelle crййe a par nature
la possibilitй de pйcher, parce qu'elle peut se dйtourner du bien suprкme qui
est Dieu. Si donc des substances intellectuelles sont unies comme formes а des
corps cйlestes, elles peuvent pйcher. Or la peine du pйchй, c'est la mort,
c'est-а-dire la sйparation de l'вme et du corps, et le tourment des pйcheurs en
enfer. Par consйquent il a pu se faire que les corps cйlestes mourussent et
que leur вme fыt rйtrogradйe en enfer.
5. Toute substance intellectuelle est capable de la
bйatitude. Si donc les corps cйlestes sont animйs par des вmes intellectuelles,
de telles вmes sont capables de la bйatitude. Et ainsi dans la bйatitude
йternelle il y a non seulement les anges et les hommes, mais encore certaines
natures intermйdiaires, alors que pourtant les saints docteurs enseignent que
la sociйtй des saints se compose des anges et des hommes.
6. Le corps d'Adam fut proportionnй а l'вme
rationnelle. Mais notre corps est dissemblable а ce corps; ce corps en effet,
avant le pйchй, fut immortel et impassible, ce qui n'est pas le cas de nos
corps. Donc les corps, tels que nous les avons, ne sont pas proportionnйs а
l'вme rationnelle.
7. Le moteur le plus noble exige les instruments les
mieux disposйs et soumis а [son] opйration. Or l'вme rationnelle est ce qu'il
y a de plus noble entre les moteurs infйrieurs. Donc lui est dы pour ses
opйrations un corps parfaitement soumis. Or nous ne disposons pas d'un corps
d'une telle qualitй, car la chair rйsiste а l'esprit et l'вme est tirйe de ci
de lа а cause de la guerre des concupiscences. Ainsi donc l'вme rationnelle n'a
pas dы кtre unie а un tel corps.
8. A l'вme rationnelle convient l'abondance des
esprits animaux dans un corps а parfaire. C'est pourquoi le corps de l'homme
est le plus chaud parmi les autres animaux quant au pouvoir d'engendrer de
telles forces: ce que signifie la station droite du corps humain provenant des
forces de la chaleur et des esprits animaux. Ainsi donc il eыt йtй trиs
convenable que l'вme rationnelle fыt unie а un corps totalement
"spirituel".
9. L'вme est une substance incorruptible; mais nos
corps sont corruptibles. Il n'est donc pas convenable que l'вme soit unie а de
tels corps.
10. L'вme rationnelle est unie au corps pour
constituer l'espиce. Mais celle-ci eыt йtй mieux conservйe si le corps а quoi
l'вme est unie йtait incorruptible: il ne serait plus nйcessaire en effet que
l'espиce fыt conservйe par la gйnйration, mais elle pourrait кtre conservйe en
nombre dans les mкmes corps. Donc l'вme humaine a dы кtre unie а des corps
incorruptible.
11. Le corps humain, pour кtre le plus noble parmi les
corps infйrieurs, doit кtre le plus semblable au corps cйleste, qui est le
plus noble des corps. Or le corps cйleste est tout а fait exempt de contrariйtй.
Donc le corps humain a dы avoir le minimum en fait de contrariйtй. Mais nos
corps n'ont pas ce minimum: en effet d'autres corps, comme ceux des pierres et
des arbres, sont plus durables, йtant donnй que la contrariйtй est principe de
dissolution. Par consйquent l'вme rationnelle n'a pas dы кtre unie а des corps
de mкme qualitй que les nфtres.
12. L'вme est une forme simple. A une forme simple
revient une matiиre simple. Donc l'вme rationnelle a dы кtre unie а quelque
corps simple, tel que le feu, l'air, ou tout autre de ce genre.
13. L'вme humaine semble кtre en communion avec les
principes, aussi les philosophes antiques ont-ils affirmй que l'вme est de la
nature des principes, comme le montre le Deanima[lvii] [1]. Or les principes des corps sont les
йlйments. Par consйquent, bien que l'вme ne soit pas un йlйment, ou [composйe]
d'йlйments, elle a dы au moins кtre unie а un corps йlйmentaire, comme le feu,
l'air ou l'un des autres йlйments.
14. Les corps [composйs] de parties semblables s'йcartent
moins de la simplicitй que les corps [composйs] de parties dissemblables. Comme
l'вme est une forme simple, elle a dы кtre unie de prйfйrence а un corps
composй de parties semblables qu'а un corps composй de parties dissemblables.
15. L'вme est unie au corps en tant que forme et
moteur. Par consйquent l'вme rationnelle, qui est la plus noble des formes, a
dы кtre unie au corps le plus agile а se mouvoir. Nous voyons le contraire de
cela, car les corps des oiseaux sont plus agile а se mouvoir que les corps
humains, et pareillement les corps de beaucoup d'animaux.
16. Platon dit[lviii] [2] que les formes sont donnйes par le
Donateur selon les aptitudes (exigences) de la matiиre, c'est-а-dire les
dispositions de la matiиre. Mais le corps humain n'a pas de disposition au
regard d'une forme si noble, car, visiblement, il est grossier et corruptible.
L'вme n'aurait donc pas dы кtre unie а un tel corps.
17. Dans l'вme humaine, les formes intelligibles sont
trиs particularisйes par comparaison aux substances intelligibles supйrieures.
Or de telles formes s'accorderaient а l'opйration du corps cйleste, qui est
cause de gйnйration et de corruption de ces choses particuliиres. Donc l'вme
humaine aurait dы кtre unie aux corps cйlestes.
18. Rien n'est mы naturellement tant qu'il est dans
son lieu, mais seulement quand il est hors de son propre lieu. Mais le ciel est
mы tout en existant dans son lieu. Donc il n'est pas mы naturellement. Il est
donc mы par une вme, et ainsi il possиde une вme qui lui est unie.
19. Raconter est un acte de la substance intelligente.
Or "les cieux racontent la gloire de Dieu", comme il est dit dans le
psaume 18,1.Par consйquent les cieux sont intelligents; ils
ont donc une вme intellective.
20. L'вme est la plus parfaite des formes. Par consйquent,
elle a dы кtre unie а un corps parfait. Mais le corps humain paraоt trиs
imparfait: en effet il n'a ni arme pour se dйfendre ou pour attaquer, ni
couverture, ni rien des atouts que la nature attribue aux corps des autres
animaux. Par consйquent l'вme n'aurait pas dы кtre unie а un tel corps.
En sens contraire: Il est dit dans l'Ecclйsiastique 17, 1-3:
"Dieu a crйй l'homme de la terre et l'a fait а son image". Or les
њuvres de Dieu sont sages. Il est dit en effet dans la Genиse: "Dieu vit
que les choses qu'il avait faites йtaient trиs bonnes" (1,31). Il fut donc
sage que l'вme rationnelle, oщ rйside l'image de Dieu, fыt unie а un corps
terrestre.
Rйponse: Puisque la matiиre est pour la forme et non
l'inverse, c'est du cфtй de l'вme qu'il faut apprendre а quel corps elle doit
кtre unie. Car il est dit dans le De anima[lix] [3] que l'вme est non seulement la forme et
le moteur du corps, mais encore la fin. Or les questions disputйes prйcйdentes
l'ont manifestй: il est naturel а l'вme d'кtre unie au corps humain pour la
raison que, йtant la derniиre dans l'ordre des substances intelligibles comme
la matiиre l'est dans l'ordre des choses sensibles, l'вme humaine n'a pas
d'espиces intelligibles innйes par lesquelles elle puisse mener а terme son
opйration propre -l'intellection -comme font les substances intelligibles
supйrieures, mais elle est en puissance а ces espиces, puisqu'elle est comme
une table rase sur laquelle rien n'est inscrit, ainsi qu'il est dit dans le De
anima[lx] [4]. C'est pourquoi il faut qu'elle reзoive
les espиces intelligibles des choses extйrieures par la mйdiation des
puissances sensibles, lesquelles ne peuvent avoir d'opйration propre sans les
organes corporels. Pour cette raison il est nйcessaire que l'вme humaine soit
unie а un corps.
En consйquence, si l'вme humaine est susceptible d'кtre unie а un corps
pour la raison qu'elle a besoin de recevoir les espиces intelligibles des
choses par la mйdiation des sens, il est nйcessaire que le corps, auquel l'вme
rationnelle sera unie, soit tel qu'il puisse кtre le plus apte а reprйsenter
les espиces sensibles d'oщ proviendront les espиces intelligibles dans
l'intellect. Il faut donc que le corps auquel l'вme rationnelle est unie soit
le mieux possible apte а sentir.
Or, s'il y a plusieurs sens, toutefois il en est un au fondement des
autres, а savoir le tact, sur lequel repose en principe la nature sensible
toute entiиre. Aussi est-il dit dans le De anima[lxi] [5] que c'est а cause de ce sens que l'on
parle d'abord d'animalitй. Delа vient qu'en cas d'immobilisation de ce sens,
comme il arrive dans le sommeil, tous les autres sens sont immobilisйs. De
plus, tous les autres sens non seulement sont dйtruits par l'excиs de leurs
propres sensibles, comme la vue par des choses trиs lumineuses, et l'ouпe par
des sons trиs forts, mais encore par l'excиs des sensibles relatifs au tact,
comme par une forte chaleur ou froid. Par consйquent, puisque le corps auquel
l'вme rationnelle est unie, doit кtre disposй le mieux possible envers la
nature sensitive, il est nйcessaire que le sens du tact soit un organe adaptй
au mieux. A cause de cela, il est dit dans le De anima[lxii] [6] que ce sens, nous l'avons plus prйcis que
celui de tous les autres animaux, si bien qu'en raison de la qualitй de ce sens
un homme sera plus habile qu'un autre aux opйrations intellectuelles. Ceux dont
les chairs sont dйlicates, qui disposent par lа d'un tact excellent, on
constate leur aptitude а la vie mentale.
Or puisque l'organe de chacun des sens ne doit pas avoir en acte les contraires
dont le sens a la perception, mais leur кtre en puissance pour pouvoir les
recevoir -car le rйcepteur doit кtre dйpourvu de ce qu'il reзoit -, il est
nйcessaire que cela se produise dans le sens du tact autrement que dans les
autres organes des sens. En effet, dans l'organe de la vue, а savoir la
pupille, manquent totalement le blanc et le noir, et gйnйralement tout genre de
couleur; et pareillement pour l'ouпe et l'odorat. Mais cela ne peut arriver
dans le tact, car il est fait pour connaоtre ce qui est nйcessaire а la
composition du corps animal, а savoir le chaud et le froid, l'humide et le sec.
C'est pourquoi il est impossible que l'organe du tact soit dйpourvu du genre de
son sensible, mais il faut qu'il soit placй en position mйdiane [de ces contraires]:
c'est ainsi qu'il leur est en puissance. Donc, le corps auquel l'вme est uni,
comme il doit кtre adaptй le mieux possible au sens du tact, il faut qu'il soit
placй dans la position mйdiane la meilleure par l'йquilibre du tempйrament.
Il apparaоt en cela que toute l'opйration de la nature infйrieure se
termine а l'homme comme а ce qu'il y a de plus parfait. Nous voyons en effet
l'opйration de la nature procйder graduellement а partir des йlйments simples,
en les combinant jusqu'а parvenir au dosage le plus parfait, celui du corps
humain. Il faut donc que cette disposition soit communйment dans le corps
auquel l'вme rationnelle est unie, а savoir qu'il soit d'un tempйrament trиs
йquilibrй.
Or si quelqu'un veut encore considйrer les dispositions particuliиres du
corps humain, il les trouvera ordonnйes а ceci que l'homme soit dotй de la
meilleure sensibilitй. C'est ainsi que pour une bonne tenue des puissances
sensitives intйrieures, comme l'imagination, la mйmoire, et la facultй
cogitative, est nйcessaire une bonne disposition du cerveau. C'est pourquoi
l'homme a йtй dotй parmi les animaux d'un cerveau plus grand proportionnellement
а son poids. Et pour que son opйration soit plus libre, il a la tкte en
position supйrieure, car seul l'homme est un animal de station verticale,
tandis que les autres animaux avancent la tкte courbйe. Et pour acquйrir et
conserver cette verticalitй, fut nйcessaire l'abondance de la chaleur dans le
cњur, de telle sorte que par l'abondance de la chaleur et des esprits animaux
soit soutenue la station verticale. Et c'est de cette faзon que l'on doit
rendre compte de la disposition du corps humain quant aux singularitйs propres
а l'homme.
Il faut cependant considйrer que dans les choses faites de matiиre, il y a
certaines dispositions dans la matiиre mкme qui expliquent pourquoi telle
matiиre est choisie pour telle forme; et il y en a d'autres qui dйcoulent des
contraintes de la matiиre et non pas du choix de l'agent. Ainsi, pour faire une
scie, l'artisan choisit la duretй du fer, pour que la scie soit apte а couper;
mais que le tranchant du fer puisse кtre йmoussй ou devenir rouillй, cela vient
des contraintes de la matiиre. En effet l'artisan prйfйrerait une matiиre а
l'abri de ces consйquences, s'il pouvait la trouver. Mais qu'il ne puisse la
trouver, il n'omettra pas en raison de ces dйfauts inйvitables de faire son
oeuvre avec la matiиre utilisable. Il en va donc ainsi du corps humain: qu'il
soit de telle faзon combinй et disposй selon ses parties pour кtre adaptй le
mieux possible aux opйrations sensitives, il a йtй choisi dans cette matiиre-ci
par le Crйateur de l'homme; mais que ce corps soit corruptible, fatigable, et
souffre d'autres dйfauts de ce genre, cela dйcoule des contraintes de la
matiиre. Il est nйcessaire en effet que le corps ainsi combinй de contraires
soit assujetti а de telles dйfauts. On ne peut objecter а cela que Dieu aurait
pu faire autrement, car, dans l'institution de la nature, il n'y a pas а
chercher ce que Dieu pourrait faire, mais ce qu'est la nature des choses pour
qu'il la fasse, d'aprиs Augustin dans son commentaire sur la Genиse[lxiii] [7].
Il faut savoir cependant qu'en remиde а ces dйfauts, Dieu a confйrй а
l'homme lors de son institution l'aide de la justice originelle par laquelle le
corps йtait soumis а l'вme tant que l'вme serait soumise а Dieu; de telle sorte
que ni la mort, ni quelque souffrance ou dйfaut n'arriveraient а l'homme а
moins qu'auparavant l'вme ne se fыt sйparйe de Dieu. Mais l'вme s'йtant
йloignйe de Dieu par le pйchй, l'homme a йtй privй de ce bienfait et soumis aux
dйfauts qu'implique la nature de la matiиre.
Solutions:1. L'вme est la plus subtile des formes en raison
de son intelligence; elle est cependant la derniиre dans le genre des formes
intellectives: elle a donc besoin d'кtre unie а un corps qui soit d'un
tempйrament mйdian. En effet pour qu'elle puisse acquйrir par les sens les
espиces intelligibles, il a йtй nйcessaire que le corps auquel elle est unie
possйdвt en quantitй plus d'йlйments lourds, а savoir plus de terre et d'eau.
Comme en effet la vertu du feu est d'un agir plus efficace, si les йlйments
infйrieurs ne le dйpassaient pas quantitй, le mйlange ne pourrait se faire ni
surtout кtre ramenй а une position mйdiane, car le feu consumerait les autres
йlйments. Aussi le Philosophe dit-il dans le De generatione[lxiv] [8] que dans les corps mixtes abondent
davantage la terre et l'eau.
2. L'вme est unie а un tel corps, non pas parce qu'il
est semblable au ciel, mais parce que d'un mйlange йquilibrй; en revanche
quelque similitude au ciel dйcoule de l'йloignement des contraires. Mais selon
l'opinion d'Avicenne[lxv] [9], l'вme est unie а un tel corps en vertu
de sa similitude au ciel. Il voulait en effet que les infйrieurs soient causйs
par les supйrieurs, ainsi les corps infйrieurs par les corps cйlestes: et comme
ils parviendraient а la similitude des corps cйlestes par l'йquilibre du
tempйrament, ils choisiraient une forme semblable au corps cйleste, qu'il
affirme кtre animй.
3. Au sujet de l'animation des corps cйlestes, il y a
plusieurs opinions tant chez les philosophes que chez les docteurs de la foi.
Car chez les philosophes, Anaxagore[lxvi] [10] soutint que l'Intellect rйgissant toutes
choses est totalement simple et sйparй, et que les corps cйlestes sont inanimйs.
Il fut, dit-on, condamnй а mort pour avoir dit que le soleil йtait comme une
pierre en feu, ainsi que le raconte Augustin. Mais d'autres philosophes
affirmиrent que les corps cйlestes йtaient animйs. Parmi eux, certains dirent
que Dieu йtait l'вme du ciel, ce qui fut la raison de l'idolвtrie, а savoir un
culte divin dйcernй au ciel et aux corps cйlestes. Mais d'autres, comme Platon
et Aristote[lxvii] [11], sans doute affirmaient que les corps
cйlestes йtaient animйs, mais soutenaient cependant que Dieu йtait supйrieur а
l'вme du ciel et tout а fait sйparй. Chez les docteurs de la foi aussi, Origиne[lxviii] [12] et ses disciples affirmиrent que les
corps cйlestes йtaient animйs. Mais certains, comme Damascиne[lxix] [13], les dirent inanimйs: cette position est
plus commune chez les thйologiens modernes. Augustin demeure dubitatif[lxx] [14]. Tenant donc pour assurй que les corps
cйlestes sont mus par quelque intellect, а tout le moins sйparй, et soutenant
de par les arguments l'une et l'autre partie, nous disons qu'une substance
intellectuelle est la perfection du corps cйleste en tant que forme, laquelle,
certes, possиde la seule puissance intellective, mais non la sensitive, comme
on peut l'entendre des propos d'Aristote dans le De anima[lxxi] [15] et la Mйtaphysique[lxxii] [16]; а l'inverse, Avicenne soutient que l'вme
du ciel possиde en plus de l'intellect l'imagination. Mais si elle ne possиde
que l'intellect, elle est unie au corps en tant que forme, non pas en vue de
l'opйration intellectuelle, mais pour l'exercice de sa puissance active, selon
laquelle elle peut atteindre а une divine ressemblance en causant le mouvement
du ciel.
4. Bien que par nature toutes les substances
intellectuelles crййes puissent pйcher, cependant plusieurs en ont йtй
prйservйes par l'йlection divine et la prйdestination au moyen du secours de la
grвce, parmi lesquelles on peut ranger les вmes des corps cйlestes; surtout si
les dйmons qui pйchиrent furent, d'aprиs Damascиne[lxxiii] [17], d'un ordre infйrieur.
5. Si les corps cйlestes sont animйs, leurs вmes
appartiennent а la sociйtй des anges. Augustin dit en effet dans l'Enchiridion:
"Je ne tiens pas pour certain que le soleil et la lune et l'ensemble des
astres appartiennent а la mкme sociйtй, а savoir celle des anges: encore que
pour quelques uns ils paraissent кtre des corps lumineux, sans intelligence ni
sensibilitй" [lxxiv] [18].
6. Le corps d'Adam fut proportionnй а l'вme humaine,
comme on l'a dit, non seulement selon ce que requiert la nature, mais selon ce
que confиre la grвce, grвce dont nous sommes privйs, la nature restant la mкme.
7. Le combat qui rйsulte en l'homme de concupiscences
contraires, provient des contraintes de la matiиre. Il йtait inйvitable que
l'homme, possйdant une sensibilitй, sentоt les choses dйlectables et que
s'ensuivоt la concupiscence des choses dйlectables, laquelle rйpugne la plupart
du temps а la raison. C'est contre cela que fut donnй а l'homme un remиde par
grвce dans le statut d'innocence, pour que les forces infйrieures ne s'йlиvent
en rien contre la raison; mais ce statut, l'homme l'a perdu par le pйchй.
8. Les esprits animaux, bien qu'ils soient les
vйhicules des forces, ne peuvent кtre cependant les organes des sens. Par
consйquent le corps humain n'a pu se maintenir par eux.
9. La corruptibilitй vient des dйfauts qui suivent le
corps humain de par les contraintes de la matiиre, surtout aprиs le pйchй, qui
a soustrait l'aide de la grвce.
10. Le mieux est а requйrir dans le rapport des
dispositions а la fin, mais non dans celles qui proviennent des contraintes de
la matiиre. Le mieux serait en effet que le corps humain fыt incorruptible,
s'il йtait йvident selon la nature que la forme animale requiert une telle
matiиre.
11. Les rйalitйs qui sont les plus proches des
йlйments et qui ont un plus en matiиre de contrariйtй, comme la pierre et le
mйtal, sont plus durables, car elles ont moins d'harmonie; aussi ne sont-elles
pas facilement dissoutes. En effet l'harmonie des choses qui sont subtilement
proportionnйes est facilement dissoute. Nйanmoins chez les animaux, la cause
de la longueur de vie rйside dans le fait que l'humide ne soit pas facilement dessicable ou congelable, et le chaud facilement йteint,
parce que la vie consiste dans le chaud et l'humide. Or cela se trouve dans
l'homme selon la mesure requise par une complexion tenue en йquilibre. C'est
pourquoi certaines conditions sont pour l'homme plus durables et les autres
moins durables.
12. Le corps humain n'a pu кtre un corps simple: ni un
corps cйleste, lequel n'a pu exister faute d'un organe de la sensibilitй, et
principalement du tact; ni un corps simple йlйmentaire, parce que dans
l'йlйment les contraires sont en acte, tandis que le corps humain doit кtre
promu а un tempйrament mйdian.
13. Les anciens physiciens estimиrent qu'il fallait
que l'вme, qui connaоt toutes choses, soit semblable en acte а toutes choses.
Et pour cette raison ils la pensaient de mкme nature que l'йlйment qu'ils
posaient au principe, disaient-ils, de tout ce qui subsiste, de telle sorte que
l'вme serait semblable а tout pour connaоtre tout. Mais Aristote montra[lxxv] [19] ensuite que l'вme connaоt toutes choses
en tant qu'elle est semblable а toutes en puissance, non en acte. C'est
pourquoi le corps auquel elle est unie n'est pas aux extrкmes mais dans un
tempйrament mйdian, de telle sorte qu'il est ainsi en puissance aux contraires.
14. Bien que l'вme soit simple quant а son essence,
elle est multiple par le pouvoir; et d'autant plus qu'elle aura йtй plus
parfaite en capacitйs. Et par consйquent elle requiert un corps organisй qui
soit [composй] de parties dissemblables.
15. L'вme n'est pas unie au corps en vue du mouvement
local, mais plutфt le mouvement local de l'homme, comme celui des autres
animaux, est-il ordonnй а la conservation du corps uni а l'вme. Or l'вme est
unie au corps en vue de l'intellection, qui est sa propre et principale opйration.
Par consйquent il est requis que le corps uni а l'вme rationnelle soit disposй
le mieux possible pour servir l'вme dans ce qui est nйcessaire а son
intellection et qu'elle possиde en matiиre d'agilitй et autres choses de ce
genre autant que le supporte une telle disposition.
16. Platon soutenait[lxxvi] [20] que les formes subsistaient par soi et
que la participation а des formes par les rйalitйs matйrielles avait pour fin
la perfection de ces derniиres mais non celle des formes subsistant par soi.
La consйquence, c'est que les formes seraient donnйes aux rйalitйs matйrielles
selon leur aptitude. Mais selon l'opinion d'Aristote[lxxvii] [21], les formes naturelles ne subsistent
pas par soi, et par consйquent l'union de la forme а la matiиre n'est pas pour
la matiиre mais pour la forme. Ce n'est donc pas parce que la matiиre est
disposйe de telle faзon que telle forme lui sera donnйe; mais pour que la forme
soit telle, il faut que la matiиre soit disposйe de telle faзon, et, comme on
l'a dit plus haut, le corps de l'homme est ainsi disposй qu'il s'accorde а une
telle forme.
17. Le corps cйleste est sans doute la cause des
choses particuliиres en voie de gйnйration et de corruption, mais il est leur
cause en tant qu'agent gйnйral. C'est pourquoi, au dessous de lui, sont requis
des agents dйterminйs pour des espиces dйterminйes. Par suite il ne faut pas
que le moteur de corps cйleste possиde des formes particuliиres mais des formes
universelles, qu'il soit вme ou moteur sйparй. Avicenne cependant soutint[lxxviii] [22] qu'il fallait que l'вme du ciel eыt
l'imagination nйcessaire а l'apprйhension des particuliers. En effet, йtant la
cause du ciel, selon laquelle le ciel fait rotation ici et lа, il faut que l'вme
du ciel, cause du mouvement, connaisse l'ici et le maintenant; et donc il faut
qu'elle possиde quelque puissance sensitive. Mais ceci n'est pas nйcessaire.
Premiиrement parce que le mouvement du ciel est uniforme et ne connaоt pas
d'empкchement; et par consйquent une conception universelle suffit а causer un
tel mouvement (une conception particuliиre est requise dans les mouvements
animaux а cause de l'irrйgularitй des mouvements et des empкchements qui
peuvent survenir). Ensuite, parce que les substances spirituelles supйrieures
peuvent connaоtre les particuliers sans puissance sensitive, comme on l'a
montrй ailleurs.
18. Le mouvement du ciel est naturel en vertu du
principe passif ou rйceptif du mouvement, car а tel corps correspond
naturellement tel mouvement; mais le principe actif de ce mouvement est
quelque substance intellectuelle. Qu'il soit dit qu'aucun corps existant dans
son lieu ne soit mы naturellement, est а comprendre du corps mы d'un mouvement
rectiligne qui change de lieu en totalitй, non seulement en raison [d'кtre en
tel lieu] mais encore en tant que sujet [du devenir]. Mais le corps qui est mы
de faзon circulaire ne change pas de lieu comme sujet, mais seulement en
raison. Par suite il n'est jamais hors de son lieu.
19. Cette preuve est frivole, bien que soutenue par
Rabbi Moyses: si "raconter" est pris au
sens propre, lorsqu'il est dit "Les cieux racontent la gloire de
Dieu" (Ps 18,1), il faut que le ciel possиde non seulement l'intellect,
mais encore la langue. En fait les cieux sont dits raconter la gloire de Dieu -а
l'exposer au sens littйral -en tant que par eux est manifestйe la gloire de
Dieu, mode suivant lequel mкme les crйatures insensibles sont dites louer Dieu.
20. Les autres animaux possиdent une estimative naturelle
dйterminйe а des objets prйcis, et ainsi il leur a йtй possible d'кtre pourvus
par la nature de ressources prйcises; ce n'est pas le cas des hommes qui
disposent, en vertu de la raison, de conceptions illimitйes. Et par consйquent,
au lieu de toutes les ressources dont les autres animaux disposent naturellement,
l'homme possиde un intellect, qui est l'espиce des espиces, et des mains, qui
sont l'organe des organes, par quoi il peut se mйnager par avance tout ce qui
lui est nйcessaire.
Objections:1. Il
semble que oui. Parce que dans le livre De
spiritu et anima[lxxix] [1]il est dit que l'вme dispose de facultйs par
lesquelles elle se mкle au corps. Mais les facultйs de l'вme sont autre chose
que son essence. Donc l'вme est unie au corps par quelque mйdiation.
2. On disait que l'вme
est unie au corps, moyennant les puissances, en tant que moteur, non en tant
que forme. A l'inverse: l'вme est la forme du corps en tant qu'acte; son moteur
en tant que principe d'opйration. Mais ce principe d'opйration, c'est la forme
en acte, car chacun agit selon qu'il est en acte. C'est donc du mкme point de
vue que l'вme est forme du corps et moteur. Il n'y a donc pas lieu de
distinguer au sujet de l'вme [les rфles] de forme ou moteur du corps.
3. Comme moteur du
corps l'вme n'est pas unie au corps par accident, autrement а partir de l'вme
et du corps ne constituerait pas ce qui est un par soi. Elle lui est donc unie
par soi. Mais ce qui est uni а un autre par soi-mкme, lui est uni sans
mйdiation. L'вme, en tant que moteur, n'est donc pas unie au corps par une
mйdiation.
4. L'вme est unie au
corps en tant que principe des opйrations. Mais les opйrations de l'вme ne sont
pas de l'вme seulement mais du composй, comme il est dit dans le De anima[lxxx] [2]; ainsi entre l'вme
et le corps n'intervient pas quelque mйdiation, s'agissant des opйrations.
L'вme, en tant que moteur, n'est donc pas unie au corps par une mйdiation.
5. En revanche, en tant
que forme, elle parait кtre unie au corps par une mйdiation. En effet la forme
n'est pas unie а n'importe quelle matiиre, mais а une matiиre propre. Or la
matiиre est appropriйe а cette forme-ci ou а celle-lа par des dispositions
propres, а savoir les accidents propres de la chose. Ainsi le chaud et le sec
sont les accidents propres du feu. Mais les accidents propres des [substances]
animйes sont les puissances de l'вme. Donc l'вme est unie au corps par la
mйdiation des puissances.
6. L'вme se meut
soi-mкme. Or ce qui se meut soi-mкme est divisй en deux parties, dont l'une est
motrice et l'autre mue, comme le montre les Physiques[lxxxi] [3]. La partie motrice,
c'est l'вme. Mais la partie mue ne peut кtre la seule matiиre, car ce qui est
seulement en puissance n'est pas mы, comme le dit les Physiques. Ainsi
les corps lourds et lйgers, bien qu'ils aient en eux-mкmes le mouvement,
cependant ne se meuvent pas par eux-mкmes, car ils ne sont divisйs qu'entre
matiиre et forme, laquelle ne peut кtre mue. Reste donc que l'animal est divisй
entre вme et quelque partie qui soit composйe de matiиre et de forme. Par consйquent
l'вme est unie а la matiиre corporelle par quelque forme.
7. Dans la dйfinition
de chaque forme est inclue sa matiиre propre. Mais dans la dйfinition de l'вme,
en tant que forme, est inclue le corps physique organisй, puissance ayant la
vie, comme le montre le De anima [lxxxii] [4]. L'вme est donc
unie а un corps de ce type comme а sa matiиre propre. Mais cela ne va pas sans
quelque forme, а savoir sans quelque corps physique organisй ayant la vie en
puissance. Donc l'вme est unie а la matiиre moyennant quelque forme
dйterminant prйalablement la matiиre.
8. Il est dit dans la
Genиse: "Dieu a formй l'homme du limon de la terre et insufflй sur sa face
une haleine de vie" (Gn 2,7). L'haleine de vie,
c'est l'вme; donc quelque forme prйcиde dans la matiиre l'union de l'вme. Ainsi
l'вme, par la mйdiation d'une autre forme, est-elle unie а la matiиre
corporelle.
9. Les formes sont
unies а la matiиre pour autant que la matiиre leur est en puissance. Mais la
matiиre est unie aux formes des йlйments avant de l'кtre aux autres formes.
Donc l'вme et les autres formes ne sont unies а la matiиre que par la mйdiation
des formes йlйmentaires.
10. Le corps de l'homme,
comme de n'importe quel animal, est un corps mixte. Mais dans le mixte il faut
que demeurent les formes des йlйments selon leur essence. Donc l'вme est unie
au corps par la mйdiation d'autres formes.
11. L'вme intellective
est forme en tant qu'intellective. Or faire acte d'intellection suppose la
mйdiation d'autres puissances. Donc l'вme est unie au corps moyennant d'autres
puissances.
12. L'вme n'est pas unie
а n'importe quel corps mais а un corps qui lui soit proportionnй. Il faut donc
une proportion entre l'вme et le corps. Ainsi l'вme est-elle unie au corps
moyennant cette proportion.
13. Chacun agit au loin
par ce qui lui est le plus proche. Mais les forces de l'вme se diffusent dans
tout le corps par le cњur. Donc le cњur est proche de l'вme plus que les autres
parties du corps. Ainsi l'вme est-elle unie au corps par la mйdiation du cњur.
14. Entre les parties du
corps, on constate de la diversitй et de l'ordre. Mais l'вme est simple quant
а son essence. Puisque la forme s'unit en parachevant ce qui lui est proportionnй,
il semble donc que l'вme est unie d'abord а une partie du corps et, par sa
mйdiation, aux autres parties.
15. L'вme est supйrieure
au corps. Mais les forces infйrieures de l'вme sont liйes aux forces
supйrieures du corps. En effet l'intellect n'aurait pas besoin du corps,
n'йtaient l'imagination et le sens d'oщ elle reзoit ses objets. A contrario,
le corps est-il uni а l'вme par ce qu'il a de plus йlevй et de plus simple,
tels les esprits animaux et les humeurs.
16. Ce qui par
soustraction dissout l'union des [parties] unies entre elles constitue leur
mйdiation. Or, que disparaissent les esprits animaux, que s'йteigne la chaleur
naturelle et que se dessиchent les humeurs naturelles, l'union de l'вme et du
corps se dissout. Les forces susdites sont donc mйdiatrices entre l'вme et le
corps.
17. De mкme que l'вme
est unie naturellement au corps, de mкme cette вme а ce corps. Mais ce corps
est ce qu'il est par ses dimensions dйterminйes. L'вme est donc unie au corps
par la mйdiation de ces dimensions dйterminйes.
18 Les choses а distance ne sont jointes que par un
intermйdiaire. Mais l'вme et le corps sont distantes au maximum puisque l'une
est incorporelle et simple, et l'autre corporel et trиs composй. Donc l'вme
n'est pas unie au corps sans intermйdiaire.
19. L'вme humaine est
par nature semblable aux substances intellectuelles sйparйes qui meuvent les
corps cйlestes. Mais la relation des moteurs et des mobiles est dite identique.
Il semble donc que le corps humain, qui est mы par l'вme, a quelque chose en
soi de la nature du corps cйleste, par la mйdiation duquel l'вme lui est unie.
En sens contraire: le philosophe dit
dans la Mйtaphysique VIII que la forme est unie а la matiиre
immйdiatement. Or l'вme est unie au corps а titre de forme. Elle lui est donc
unie immйdiatement.
Rйponse: Disons qu'en tout
йtat de cause l'кtre est ce qui advient de plus immйdiat et de plus
intime aux choses, comme il est dit dans le livre De causis[lxxxiii] [5]. C'est pourquoi,
puisque la matiиre tient de la forme d'кtre en acte, il faut concevoir que la
forme donnant l'кtre а la matiиre vient а la matiиre avant toute chose
et lui est inhйrente plus immйdiatement que toute autre chose. De fait, c'est
le propre de la forme de donner а la matiиre d'кtre purement et
simplement -elle-mкme en effet est ce par quoi une chose est cela mкme qu'elle
est. De fait, par les formes accidentelles elle n'a pas l'кtre
absolument mais seulement selon telle modalitй, par exemple d'кtre grand ou
colorй ou quelque chose de comparable. S'il y a donc une forme qui ne donne pas
а la matiиre d'кtre absolument, mais qui arrive а une matiиre dйjа
existant en acte par une autre forme, elle ne sera pas forme substantielle.
Il est manifeste par lа qu'entre la forme et la
matiиre ne peut intervenir une forme substantielle intermйdiaire, comme
certains le voulurent. Ceux-ci soutenaient qu'а l'instar de l'ordre des
genres, il y a un ordre des diverses formes dans la matiиre: par exemple, si
nous disons que la matiиre est en fonction d'une premiиre forme substance en
acte, en fonction d'une autre qu'elle est un corps, en fonction d'une autre
encore qu'elle est un corps animй, et ainsi de suite. Mais dans cette hypothиse
seule la premiиre forme, qui ferait que la substance est en acte, serait
substantielle; quant aux autres, elles seraient toutes accidentelles, parce que
la forme substantielle est ce qui fait le une rйalitй individuelle, comme on
l'a dйjа dit. Il faut donc dire que la forme est numйriquement la mкme celle
par laquelle une chose a tout а la fois d'кtre une substance et d'appartenir а
l'espиce ultime la plus spйcifique, et cela dans tous les genres
intermйdiaires.
Reste donc а dire ceci: puisque les formes naturelles
sont comme les nombres -oщ la diversitй d'espиce rйsulte d'une unitй ajoutйe
ou soustraite -, il faut admettre que la diversitй des formes naturelles,
d'aprиs lesquelles la matiиre est constituйe en diverses espиces, rйsulte de ce
que l'une ajoute а l'autre une perfection supplйmentaire. Par exemple: telle
forme constitue seulement [la matiиre] dans l'кtre corporel (celui-ci en effet
ne peut кtre que le dernier degrй des formes matйrielles, parce que la matiиre
n'est en puissance qu'aux formes corporelles; celles qui sont incorporelles
sont immatйrielles, comme on l'a montrй prйcйdemment); plus parfaite une autre
forme constitue la matiиre dans l'кtre corporel et dans l'кtre de vie;
ultйrieurement, une autre forme lui donne et l'кtre corporel et l'кtre de vie
et lа-dessus ajoute l'кtre sensitif, et ainsi de suite pour les autres.
Il faut donc admettre qu'une forme de perfection plus
grande, pour autant qu'elle constitue la matiиre dans une perfection de degrй
infйrieur, est а comprendre avec la matiиre qu'elle informe comme йtant
matйrielle au regard d'une perfection ultйrieure, et ainsi de suite: par
exemple, la matiиre premiиre, dans la mesure oщ elle est dйjа constituйe dans
l'кtre corporel, est matiиre au regard de la perfection suivante qu'est la
vie. De lа vient que "corps" est le genre du corps vivant, et que
"animй" ou "vivant", est la diffйrence, car le genre est
pris de la matiиre et la diffйrence de la forme. Et ainsi, en quelque faзon, la
mкme et unique forme, selon qu'elle constitue la matiиre en acte de degrй
infйrieur, est mйdiatrice entre la matiиre et elle-mкme, selon qu'elle la
constitue en un acte d'un degrй supйrieur.
Mais la matiиre, pour autant qu'on la suppose
constituйe dans l'кtre substantiel selon une perfection de degrй infйrieur,
peut кtre en consйquence pensйe comme sujette aux accidents, car la substance,
selon ce degrй infйrieur de perfection, il lui est nйcessaire d'avoir quelques
accidents propres qui, nйcessairement, lui sont inhйrents. Aussi, du fait que
la matiиre est constituйe dans l'кtre corporel par la forme, il s'ensuit
d'emblйe qu'existent les dimensions par lesquelles la matiиre est censйe
divisible en diverses parties, de telle sorte que selon ses diverses parties
elle puisse recevoir diverses formes. Ultйrieurement, du fait que la matiиre
est censйe avoir йtй constituйe dans un certain кtre substantiel, elle est susceptible,
pensera-t-on, de recevoir les accidents par lesquelles elle se dispose а une
perfection ultйrieure, laquelle rend la matiиre propre а recevoir une
perfection plus haute. Or les dispositions de ce genre sont prйconзues par la
cause agente qui introduit la forme dans la matiиre, bien que certains
accidents soient tellement propres а la forme qu'ils ne sont causйs dans la
matiиre que par la forme elle-mкme. C'est pourquoi on ne prйsupposera pas dans
la matiиre des formes а titre de quasi dispositions, c'est bien plutфt la forme
qui leur est prйsupposйe comme la cause а son effet.
Ainsi donc, puisque l'вme est une forme substantielle
du fait qu'elle constitue l'homme dans une espиce dйterminйe de substance, il
n'y a pas d'autre forme substantielle mйdiatrice entre l'вme et la matiиre
premiиre; l'homme est rendu parfait par l'вme rationnelle selon les divers
degrйs de ses perfections, а savoir qu'il est un corps, et un corps animй, et
un animal rationnel. En revanche, il faut que la matiиre, dans la mesure oщ
elle est censйe recevoir de l'вme rationnelle elle-mкme les perfections de
degrй infйrieur, comme кtre un corps, et un corps animй, et un animal, soit en
mкme temps pensйe avec les dispositions qui la rendent apte а кtre la matiиre
appropriйe а l'вme rationnelle au moment oщ celle-ci lui donne l'ultime
perfection. Ainsi donc, l'вme, en tant que forme donnant d'кtre en acte, n'a
pas de principe intermйdiaire entre elle et la matiиre.
Mais parce que la mкme forme qui donne l'кtre
а la matiиre est de plus principe d'opйration -car chacun agit pour autant
qu'il est en acte -il est nйcessaire que l'вme, comme toute autre forme, soit
encore principe d'opйration. En outre, il est а considйrer que le degrй de
perfection des formes dans l'acte d'кtre est identique au degrй de leur
efficience dans l'acte d'opйrer, car l'opйration relиve de l'existant en acte.
Et ainsi, autant une forme est de perfection supйrieure dans la donation de
l'acte d'кtre, autant elle est d'une efficience supйrieure dans l'acte
d'opйrer. C'est pourquoi les formes plus parfaites ont des opйrations multiples
et plus diverses que les formes moins parfaites. De lа vient qu'а la diversitй
des opйrations dans les rйalitйs moins parfaites suffit la diversitй des
accidents; mais dans les choses plus parfaites est requise de plus la
diversitй des parties, et d'autant plus que la forme sera plus parfaite. Nous
voyons en effet qu'au feu conviennent diverses opйrations suivant la diversitй
des accidents, comme monter plus haut de par sa lйgиretй, chauffer de par sa
chaleur, et ainsi pour d'autres choses de ce genre; toutefois chacune de ces
opйrations appartient а n'importe quelle partie du feu. Mais dans les corps
animйs, qui possиdent des formes plus nobles, aux opйrations diverses sont
attribuйes des parties diverses: ainsi dans les plantes, autres sont les
opйrations respectives des racines, du tronc et des rameaux. Et plus les corps
animйs seront parfaits, plus il est nйcessaire, en raison de cette plus grande perfection,
de trouver une plus grandes diversitй dans les parties. Voilа pourquoi, comme
l'вme rationnelle est la plus parfaites des formes naturelles, on trouve chez
l'homme, а cause de la diversitй des opйrations, une extrкme distinction des
parties; et а chacune d'elles l'вme donne l'кtre substantiel selon le mode
convenable а leur opйration. Le signe en est que, фtйe l'вme, ne demeure ni
chair, ni њil, sinon par йquivoque.
Mais comme il faut que l'ordre des instruments suive
l'ordre des opйrations, entre les diverses opйrations qui procиdent de l'вme,
l'une prйcиde naturellement l'autre; il est donc nйcessaire qu'une partie du
corps soit mue par une autre а son opйration. C'est ainsi qu'entre l'вme,
moteur et principe des opйrations, et le corps tout entier s'interpose quelque
mйdiation, pour la raison que, par la mйdiation d'une premiиre partie, elle
meut les autres а leur opйration: ainsi par la mйdiation du cњur elle meut les
autres membres а leurs opйrations vitales. Mais pour autant qu'elle donne l'кtre
au corps, elle donne immйdiatement l'кtre substantiel et spйcifique а toutes
les parties du corps. En raison de quoi beaucoup disent que l'вme est comme
forme unie au corps sans mйdiation, et comme moteur par mйdiation. Cette
opinion procиde de la thиse d'Aristote, qui soutint que l'вme est la forme
substantielle du corps. Mais comme certains soutenaient, selon l'opinion de
Platon, que l'вme est unie au corps comme une substance а une autre, ils furent
dans la nйcessitй de poser des mйdiations par lesquelles l'вme s'unit au corps.
En effet, des substances diverses et distantes ne sont rйunies que si quelque
lien les unit. Ainsi donc certains soutinrent que les esprits animaux vitaux et
l'humeur intervenaient en mйdiateurs entre l'вme et le corps, pour d'autres
c'йtait la lumiиre, pour d'autre encore les puissances de l'вme ou quelque
chose de ce genre. Mais aucune de ces mйdiations n'est nйcessaire si l'вme est
la forme du corps, car tout ce qui est, au titre d'йtant, est un. Voilа
pourquoi, puisque la forme donne par elle-mкme l'кtre а la matiиre, elle est
unie par elle-mкme а sa matiиre propre, et non par quelque autre lien.
Solutions:1. Les
forces de l'вme sont pour elle les qualitйs par lesquelles elle agit. Et ainsi
elles sont mйdiatrices entre l'вme et le corps en tant que l'вme meut le corps,
non pas en tant qu'elle lui donne l'кtre. A noter cependant que le livre De spiritu et anima n'est pas d'Augustin, et que l'auteur
de ce livre pense que l'вme est [identique] а ses puissances. Par suite tombe
complиtement l'objection.
2. Sans doute l'вme
est-elle forme pour autant qu'elle est tout а la fois acte et moteur, et donc
identiquement forme et moteur, cependant autre est son effet sous la raison de
forme, autre son effet sous la raison de moteur.
3. Du mobile et du
moteur comme tels ne rйsulte pas ce qui est un par soi; mais de ce moteur
qu'est l'вme et de ce mobile qu'est le corps rйsulte l'un par soi, en tant que
l'вme est forme du corps.
4. Quant а cette
opйration de l'вme qui relиve du composй, ce n'est pas entre l'вme et n'importe
quelle partie du corps qu'intervient une mйdiation; mais il y a une partie
singuliиre du corps par laquelle l'вme exerce d'abord cette opйration qui vient
en mйdiation entre l'вme, principe de cette opйration, et toutes les autres
parties du corps qui participent а cette opйration.
5. Les dispositions
accidentelles qui rendent la matiиre propre а quelque forme ne sont pas
simplement des mйdiations entre la forme et la matiиre, mais entre la forme
selon qu'elle donne la perfection ultime, et la matiиre selon qu'elle est dйjа
parfaite d'une perfection de degrй infйrieur. En effet, la matiиre est par
elle-mкme appropriйe au plus petit degrй de perfection, parce que la matiиre
est par elle-mкme en puissance а l'кtre substantiel corporel, et pour cela ne
requiert aucune disposition. En revanche, une fois cette perfection prйsupposйe
dans la matiиre, sont requises les dispositions а une perfection ultйrieure. Il
faut savoir toutefois que les puissances de l'вme sont des accidents propres de
l'вme qui n'existent pas sans elle. Par consйquent, а titre de puissances,
elles n'ont pas raison de dispositions а l'endroit de l'вme, а moins que les
puissances de la partie infйrieure de l'вme ne soient dites dispositions а une
partie supйrieure, comme le sont les puissances de l'вme vйgйtative envers
l'вme sensitive, d'aprиs ce qu'on peut savoir des considйrations prйcйdentes.
6. Cet argument conclut
que l'animal est divisй en deux parties, dont l'une est le corps mobile et
l'autre le moteur, ce qui est vrai. Mais il faut savoir que l'вme meut le corps
selon l'apprйhension et l'appйtit. Or l'apprйhension, comme l'appйtit, est en
l'homme double: l'une qui relиve de l'вme seulement, et non d'un organe
corporel -elle appartient а la partie intellective; l'autre qui relиve du
composй -elle appartient а la partie sensitive. La premiиre ne meut le corps
que par la mйdiation de celle relevant de la partie sensitive: car il n'y a de
mouvement que du singulier, et c'est pourquoi l'apprйhension universelle, qui
relиve de l'intellect, ne peut mouvoir que par la mйdiation du particulier,
objet du sens. Ainsi donc, que l'homme ou l'animal soit divisй en une partie
motrice et une partie mue, cette division n'est pas entre la seule me et le seul
corps, mais entre une partie du corps animй et une autre: car cette partie du
corps animй dont l'opйration est d'apprйhender et de dйsirer meut tout le
corps. Maintenant, supposй que la partie intellective meuve immйdiatement, de
telle sorte que la partie motrice soit l'вme seulement, restera encore la
rйponse faite plus haut: car l'вme humaine sera motrice en fonction de ce qu'il
y a de plus йlevй en elle-mкme, а savoir en fonction de la partie intellective;
mais le mы ne sera pas la matiиre premiиre seulement, mais la matiиre premiиre
selon qu'elle est constituйe en кtre corporel et vital, et cela par l'вme
elle-mкme et non par une autre forme. Il n'est donc pas nйcessaire de postuler
une forme substantielle intermйdiaire entre l'вme et la matiиre.
Mais parce qu'il y a dans l'animal tel mouvement qui
ne suit pas l'apprйhension et l'appйtit, comme le mouvement du cњur ou celui de
la croissance, ou encore le mouvement de l'aliment diffus‚ par le corps
(d'ailleurs commun aux plantes), il faut dire ceci au sujet de ces mouvements:
l'вme ne donne pas seulement а l'animal ce qui lui est propre mais encore ce
qui relиve des formes infйrieures, comme ce qu'on a dit le manifeste; par
consйquent, de mкme que les formes infйrieures sont principes de mouvement naturel
dans les corps naturels, de mкme aussi l'вme dans le corps de l'animal. C'est
pourquoi le philosophe dit dans le De anima[lxxxiv] [6] que l'вme est la
nature d'un tel corps. De ce fait, les opйrations de l'вme se distinguent en
opйrations animales et naturelles: sont dites animales celles qui dйcoulent de
l'вme selon ce qui lui est propre; naturelles celles qui dйcoulent de l'вme
selon qu'elle produit l'effet des formes naturelles infйrieures. On dira donc
que, de mкme que le feu par sa forme naturelle a un mouvement naturel par
lequel il tend vers le haut, de mкme la partie du corps animй oщ se trouve le
mouvement qui ne suit pas d'apprйhension, a naturellement ce mouvement de par
l'вme. De fait, de mкme que le feu est naturellement mы vers le haut, de mкme
le sang est naturellement mы а ses lieux propres et dйterminйs. Et pareillement
le cњur est mы de son mouvement propre, encore qu'а cela coopиre le dйgagement
des esprits animaux venus du sang et par lesquels le cњur est dilatй et
contractй, comme le dit Aristote lа oщ il traite de la respiration et de
l'expiration[lxxxv] [7]. Ainsi donc une
premiиre partie oщ se trouve tel mouvement ne se meut pas soi-mкme mais est mue
naturellement а l'exemple du feu; mais cette partie-lа en meut une autre; et
ainsi tout l'animal se meut lui-mкme, puisque l'une de ses parties est motrice
et l'autre mue.
7. Le corps physique
organisй se rйfиre а l'вme comme la matiиre а la forme, non pas qu'il soit tel
par une autre forme, mais parce qu'il est cela mкme par l'вme, comme on l'a
montrй plus haut.
8. Ce qui est dit dans
la Genиse: "Dieu a formй l'homme du limon de la terre", ne prйcиde
pas dans le temps ce qui suit: "et il insuffla sur sa face un souffle de
vie", mais seulement par ordre de nature.
9. La matiиre est selon
son ordre en puissance aux formes, non pas qu'elle reзoive les diverses formes
substantielles les unes sur les autres, mais parce qu'elle ne reзoit le propre
d'une forme supйrieure que par ce qui fait le propre d'une forme infйrieure,
comme on l'a exposй. Et suivant cette modalitй, elle est censйe recevoir les
autres formes par la mйdiation des formes йlйmentaires.
10. Les formes
йlйmentaires ne sont pas selon leur essence en acte dans le mixte, comme le
soutiendra Avicenne: en effet elles ne peuvent кtre dans une seule partie de la
matiиre. Mais si elles йtaient en diverses parties, il n'y aurait pas de
mйlange du tout, c'est-а-dire un vrai mйlange, mais un mйlange apparent. Dire
encore avec Averroиs que les formes des йlйments supportent le plus ou le moins
est ridicule, puisque ce sont des formes substantielles qui ne peuvent
supporter le plus et le moins. Car il n'y a pas d'intermйdiaire entre la
substance et les accidents, comme lui-mкme l'imagine. Il ne faut pas dire non
plus qu'elles sont totalement corrompues, mais, comme dit Aristote, elles
demeurent virtuellement; et c'est possible tant que demeurent, en quelque
faзon, les accidents propres des йlйments, car en eux demeurent la vertu des
йlйments.
11. Bien que l'вme soit
la forme du corps selon l'essence de l'вme intellectuelle, elle ne l'est pas
selon l'opйration intellectuelle.
12. La proportion entre
l'вme et le corps est dans les proportionnйs eux-mкmes; par consйquent il ne
faut qu'il y ait quelque chose d'intermйdiaire entre l'вme et le corps.
13. Le cњur est le
premier instrument par lequel l'вme meut les autres parties du corps; et ainsi
par sa mйdiation l'вme est-elle unie aux parties restantes du corps comme
moteur, encore que la forme soit unie par soi et immйdiatement а chaque partie.
14. L'вme est sans doute
une forme simple selon son essence, elle est cependant multiple en capacitй
d'action, en tant que principe de diverses opйrations. Et parce que la forme
parachиve la matiиre non seulement quant а l'кtre, mais encore quant а l'agir,
il faut, bien que l'вme soit une forme une, que les diffйrentes parties du
corps soient portйes par elle а leur perfection en divers faзons, et chacune en
fonction de son opйration. En raison de quoi, il faut qu'il y ait un ordre dans
les parties selon l'ordre des opйrations, comme on l'a dit. Mais cet ordre-lа
rйsulte du rapport du corps а l'вme comme moteur.
15. S'agissant des
forces infйrieures de l'вme, il faut rйpondre qu'elles relient les forces
supйrieures du corps quant а l'opйration, pour autant que les forces
supйrieures aient besoin des opйrations des infйrieures, qui s'exercent par le
corps. C'est de cette faзon que le corps, par ses parties supйrieures, est
joint а l'вme selon l'opйration et le mouvement.
16. De mкme que la forme
n'advient pas а la matiиre si celle-ci n'est pas rendue propre par les
dispositions requises, de mкme а la cessation de ces dispositions l'вme ne peut
demeurer dans la matiиre. C'est ainsi que l'вme se dйtache du corps quand
cessent la chaleur et les humeurs naturelles et autres choses de ce genre, en
tant que par elles le corps est disposй а recevoir l'вme. C'est pourquoi les
choses de ce genre interviennent en mйdiation entre l'вme et le corps, а titre
de dispositions. Comment? on l'a dit plus haut.
17. On ne peut penser
des dimensions dans la matiиre sans penser que la matiиre est constituйe par
la forme substantielle dans l'кtre substantiel corporel; ce qui n'arrive
en vйritй par aucune autre forme que l'вme dans l'homme, comme on l'a dit.
C'est pourquoi les dimensions de ce genre ne sont pas prйsupposйes avant la
prйsence complиte de l'вme а la matiиre, mais seulement par rapport aux degrйs
ultйrieurs de perfection, comme on l'a exposй.
18. L'вme et le corps ne
sont pas distantes comme des choses de genres ou d'espиces divers, puisque ni
l'une ni l'autre ne relиvent du genre ou de l'espиce, comme on le sait par les
questions antйrieures, mais seulement leur composй. Or l'вme est par soi-mкme
forme du corps, lui donnant l'кtre. Elle lui est donc unie par soi et immйdiatement.
19. Le corps humain a
quelque chose de commun avec le corps cйleste; non pas qu'une propriйtй du
corps cйleste, comme la lumiиre, intervienne en mйdiation entre l'вme et le
corps; mais selon qu'il est constituй dans une certaine йgalitй de tempйrament,
а l'йcart de la contrariйtй, comme on l'a exposй plus haut.
Objections:1. Il
semble que non. L'вme est dans le tout le corps comme la perfection dans le
sujet perfectible. Or celui-ci est le corps organisй: l'вme est en effet l'acte
du corps physique organisй‚ ayant la vie en puissance, comme il est dit dans
le De anima[lxxxvi] [1]. Donc l'вme
n'existe pas sans le corps organisй‚. Donc l'вme n'est pas en chaque partie du
corps.
2. La forme est
proportionnйe а la matiиre. Mais l'вme, pour autant qu'elle est forme du corps,
est une certaine essence simple. Donc une matiиre multiple ne s'accorde pas а
elle. Mais les diverses parties du corps, qu'elles soient de l'homme ou de
l'animal, sont analogues а une matiиre multiple, puisqu'elles ont entre elles
une grande diversitй. L'вme n'est donc pas la forme de chaque partie du corps.
Aussi n'est-elle pas dans chaque partie du corps.
3. Hors du tout, pas de
reste. Si donc l'вme est tout entiиre en chaque partie du corps, en dehors de
celle-ci rien ne reste de l'вme. Il est donc impossible qu'elle soit tout
entiиre en chaque partie du corps.
4. Le Philosophe dit
dans le livre La cause des mouvements
animaux: "Il faut se reprйsenter la constitution de l'animal sous le
modиle de celle d'une citй bien rйgie par les lois. Dans la citй‚ en effet, une
fois l'ordre consolidй‚ il n'est pas besoin d'un monarque а part qui doive
intervenir dans chaque йventualitй, mais chaque citoyen exйcute pour sa part la
tвche qui est la sienne conformйment а l'ordre йtabli, et tel acte suit tel
autre selon la coutume. Chez les animaux le processus est le mкme de par la
nature, du fait que chacune des parties est naturellement constituйe pour exercer
sa fonction, si bien qu'il n'est pas besoin d'une вme en chacune. En revanche,
du fait que l'вme existe en un certain principe du corps, les autres parties
vivent grвce а leur union naturelle avec lui, et exercent par nature la tвche
qui leur est propre"[lxxxvii] [2]. L'вme n'est donc
pas en chaque partie du corps, mais en une seulement.
5. Le Philosophe dit
dans les Physiques[lxxxviii] [3] que le moteur du
ciel doit кtre ou dans le centre ou en quelque point de la circonfйrence, parce
que l'un et l'autre sont principes dans le mouvement circulaire. Et il montre
qu'il ne peut кtre dans le centre mais dans la circonfйrence, parce que plus
les principes sont proches de la circonfйrence et loin du centre, plus les
mouvements sont rapides. Pareillement, il faut que le moteur animal soit dans
cette partie oщ apparaоt principalement le mouvement. Or c'est le cњur. Donc
l'вme est seulement dans le cњur.
6. Le Philosophe dit au
livre De la jeunesse et de la vieillesse[lxxxix] [4] que les plantes ont
leur principe nutritif entre le haut et le bas. Mais le haut et le bas dans
les plantes se situent comme le haut et le bas, la droite et la gauche, l'avant
et l'arriиre chez les animaux. Il faut donc que le principe de la vie qu'est
l'вme, soit chez l'animal au milieu de ces repиres particuliers. Or c'est le
cњur. Donc l'вme est seulement dans le cњur.
7. Toute forme existant
dans un tout et en chacune de ses parties dйsigne de son nom le tout et chaque
partie, comme le montre la forme du feu, car chaque partie du feu est feu. Mais
chaque partie de l'animal n'est pas l'animal. L'вme n'est donc pas en chaque
partie du corps.
8. L'acte
d'intellection appartient а quelque partie de l'вme. Mais il n'est pas en
quelque partie du corps. Donc l'вme n'est pas tout entiиre en chaque partie du
corps.
9. Le Philosophe dit
dans le De anima[xc] [5] que de mкme que
l'вme se rapporte au corps, de mкme une partie de l'вme а une partie du corps.
Si donc l'вme est dans le corps tout entier, elle ne sera pas tout entiиre en
chaque partie du corps.
10. On disait que le
Philosophe parle de l'вme et de ses parties en tant qu'elle est moteur, et non
pas en tant qu'elle est forme. A
l'inverse: Le Philosophe dit lа mкme[xci] [6] que si l'њil йtait
l'animal, la vue serait son вme. Mais l'вme est la forme de l'animal. C'est
donc comme forme et non comme moteur seulement qu'une partie de l'вme est dans
le corps.
11. L'вme est le
principe de vie de l'animal. Si donc l'вme йtait dans chaque partie du corps,
chacune de ces parties recevrait immйdiatement la vie du corps; et ainsi aucune
partie ne dйpendrait d'une autre pour vivre; ce qui est manifestement faux, car
les autres parties dйpendent du cњur pour vivre.
12. L'вme est mue par
accident selon le mouvement du corps oщ elle est; et pareillement en repos par
accident quand le corps oщ elle est se repose. Mais il arrive, alors qu'une
partie du corps est au repos, qu'une autre soit mue. Si donc l'вme est en
chaque partie du corps, il faut que simultanйment elle soit mue et en repos, ce
qui est impossible.
13. Toutes les
puissances de l'вme s'enracinent dans l'essence de l'вme. Si donc l'essence de
l'вme est dans chaque partie du corps, il faut que chaque partie de l'вme soit
dans chaque partie du corps, ce qui est manifestement faux, car l'ouпe n'est
pas dans l'њil mais dans l'oreille seulement, et ainsi des autres puissances.
14. Tout ce qui est dans
un autre est dans cet autre selon le mode d'кtre de ce dernier. Si donc l'вme
est dans le corps, il faut qu'elle soit en lui selon le mode d'кtre d'un corps.
Mais le mode du corps est que lа oщ est une partie, l'autre n'est pas. Donc lа
oщ est une partie de l'вme, l'autre n'est pas. Et ainsi elle n'est pas tout
entiиre en chaque partie du corps.
15. Certains animaux
imparfaits, dйnommйs annйlides, continuent а vivre une fois dйcoupйs, parce
que leur вme demeure en chaque partie du corps aprиs dйcoupage. Mais l'homme et
les autres animaux supйrieurs ne vivent pas quand ils sont dйcoupйs. L'вme
n'est donc pas en eux dans chaque partie du corps.
16. Comme l'homme ou l'animal
est un tout composй de diverses parties, ainsi la maison. Mais la forme de la
maison n'est pas en chacune des parties, mais dans le tout. Ainsi donc l'вme,
forme de l'animal, n'est pas tout entiиre en chaque partie du corps, mais dans
le tout.
17. L'вme donne l'кtre au corps en tant qu'elle est sa
forme. Mais elle est sa forme en raison de son essence, laquelle est simple.
Donc par son essence simple elle donne l'кtre
au corps. Si donc l'вme est comme forme en chaque partie du corps, il s'en
suivrait qu'а chaque partie du corps elle donnerait l'кtre uniformйment.
18. La forme est unie а
la matiиre plus intimement que le localisй au lieu. Mais un singulier localisй
ne peut кtre simultanйment en plusieurs lieux, fыt-il une substance
spirituelle. En effet il n'est pas admis par les maоtres que l'ange soit
simultanйment en divers lieux. Donc l'вme ne peut кtre en diverses parties du
corps
En sens contraire: 1. Augustin
dit dans le De Trinitate[xcii] [7] que l'вme est tout
entiиre en tout le corps, et tout entiиre en chacune de ses parties.
2. L'вme ne donne l'кtre au corps qu'а la condition de lui
кtre unie. Mais l'вme donne l'кtre а
tout le corps et а chacune de ses parties. Donc l'вme est dans le corps tout
entier et en chacune de ses parties.
3. L'вme n'opиre que lа
oщ elle est. Mais les opйrations de l'вme apparaissent en chaque partie du
corps. Donc l'вme est en chacune des parties du corps.
Rйponse: La vйritй de cette
question dйpend de la prйcйdente. On a montrй en effet que l'вme, selon qu'elle
est forme du corps, est unie а tout le corps immйdiatement et non pas par la
mйdiation de l'une de ses parties. Elle est en effet la forme de tout le corps
et de chacune de ses parties. Et cela, il est nйcessaire de le dire: йtant
donnй que le corps de l'homme ou de tout autre animal est un certain tout
naturel, on le dit "un" de ce qu'il a une forme "une", par
laquelle il est rendu parfait, et pas seulement par agrйgation et composition,
comme il arrive dans la maison et autres choses de ce genre. C'est pourquoi il
faut que chaque partie de l'homme et de l'animal reзoive l'кtre spйcifique de
l'вme comme de sa forme propre. De lа, le Philosophe dit[xciii] [8] qu'au retrait de
l'вme, ni l'њil ni la chair ni quelque partie ne demeure, sinon par йquivoque.
Or il n'est pas possible qu'un sujet reзoive l'кtre spйcifique d'un agent
sйparй tenant le rфle de forme (ceci s'apparenterait en effet а la position de
Platon affirmant que les choses sensibles reзoivent l'кtre et l'espиce par
participation а des formes sйparйes), mais il faut que la forme appartienne а
ce а quoi elle donne l'кtre, car
forme et matiиre sont les principes constituant intrinsиquement l'essence d'une
chose. C'est pourquoi si, au jugement d'Aristote, l'вme comme forme donne
l'кtre spйcifique а chaque partie du corps, il faut qu'elle soit en chaque
partie du corps: de fait et pour la mкme raison, nous disons que l'вme est dans
le tout parce qu'elle est la forme du tout. C'est pourquoi, si elle est la
forme de chaque partie, il faut qu'elle soit en chaque partie, et non dans le
tout seulement, ni dans une partie seulement. Ce que montre bien la dйfinition
de l'вme: elle est en effet la forme du corps organisй. Or le corps organisй
est constituй de divers organes. Si donc l'вme йtait en tant que forme dans une
partie seulement, elle ne serait pas l'acte du corps organisй, mais l'acte du
seul organe, par exemple du cњur ou de quelque autre organe, et les parties
restantes seraient actualisйes par d'autres formes. Et ainsi le tout perdrait
son unitй de nature pour une unitй de composition. Reste donc que l'вme soit
dans le corps tout entier et en chacune des parties.
Mais а rechercher si l'вme est tout entiиre dans le
tout et en chacune de ses parties, il faut considйrer en quel sens on le dit.
La totalitй peut кtre attribuйe а une forme en un triple sens, suivant les
trois faзons possibles pour quelque chose d'avoir des parties. D'une premiиre
faзon, quelque chose a des parties selon la division de la quantitй, qu'il
s'agisse du nombre ou de l'йtendue: mais l'unitй de la forme n'est pas
concernйe par la totalitй du nombre ou de la grandeur, si ce n'est peut-кtre
par accident, par exemple pour les formes qui sont divisйes accidentellement
par la division du continu, comme la blancheur par la division d'une surface.
D'une autre faзon, on attribuera le tout en rapport aux parties essentielles
de l'espиce: ainsi la matiиre et la forme sont dites parties du composй, et le
genre et la diffйrence parties de l'espиce. Ce mode de totalitй est encore
attribuй aux essences simples en raison de leur perfection: en effet, de mкme
que les substances composйes tirent leur perfection de la conjonction de leurs
principes essentiels, de mкme les substances simples dйtiennent par elles-mкmes
la perfection de leur espиce. D'une troisiиme faзon, le tout se dit de quelque
chose par comparaison aux parties de l'efficience ou du pouvoir, parties qui se
prennent de la division des opйrations.
Si donc il s'agit de la forme qui est divisйe par la
division du continu, et que l'on cherche а son propos si elle est tout entiиre
en chaque partie du corps, par exemple si la blancheur est tout entiиre en
chaque partie d'une surface, et si la totalitй se prend de son rapport aux parties
quantitatives -totalitй qui en vйritй appartient а la blancheur par accident -alors
celle-ci n'est pas tout entiиre en chaque partie, mais tout entiиre dans le
tout et en partie dans les parties. Mais si on s'interroge sur la totalitй qui
appartient а l'espиce, alors elle est tout entiиre en chaque partie, car la
blancheur est aussi intense dans les parties que dans le tout. Il est vrai que
du point de vue de l'efficience elle n'est pas tout entiиre en chaque partie,
car la blancheur qui recouvre une partie de la surface ne fait pas autant
d'effet que celle qui recouvre toute la surface, comme la chaleur qui est dans
un petit feu n'a pas autant de force pour chauffer que la chaleur qui est dans
un grand feu.
Supposons а prйsent l'unitй de l'вme existant dans le
corps (on s'interrogera а ce sujet par la suite), cette unitй n'est pas
divisible par cette division de la quantitй qu'est le nombre. En outre, il est
clair qu'elle n'est pas divisible par la division du continu, en particulier
s'agissant de l'вme des animaux supйrieurs, qui perdent la vie une fois dйcoupйs;
il en irait autrement des вmes des animaux annйlides, chez lesquels l'вme est
une en acte, et plusieurs en puissance, comme l'enseigne le Philosophe[xciv] [9]. Reste donc que
dans l'вme de l'homme comme de tout animal supйrieur on ne peut admettre la
totalitй que selon la perfection spйcifique et selon le pouvoir ou
l'efficience.
Nous disons donc: puisque la perfection de l'espиce
appartient а l'вme en raison de son essence, et que l'вme selon son essence est
forme du corps, et qu'а titre de forme du corps elle est en chaque partie du
corps, comme on l'a montrй, il reste que l'вme est tout entiиre en chaque
partie du corps selon la totalitй de la perfection spйcifique.
Quant а la totalitй entendue selon le pouvoir ou
l'efficience, elle n'est pas tout entiиre en chaque partie du corps, ni mкme
tout entiиre dans le tout [du corps], si nous parlons de l'вme humaine. On a
montrй en effet par les questions prйcйdentes que l'вme humaine, parce qu'elle
excиde la capacitй du corps, se rйserve le pouvoir de produire des opйrations
oщ le corps ne communique pas, comme penser et vouloir. C'est pourquoi
l'intellect et la volontй n'actualisent pas d'organe corporel. Mais quant aux
opйrations qu'elles exercent par les organes corporels, la totalitй du pouvoir
et de l'efficience propre а l'вme est dans le corps tout entier, mais non dans
chaque partie du corps, dans la mesure oщ les diverses parties du corps sont
adaptйes aux diverses opйrations de l'вme. En consйquence, l'вme est selon tel
pouvoir en telle partie du corps seulement, au regard de l'opйration qui
s'exerce par telle partie du corps.
Solutions:1. Puisque
la matiиre est pour la forme, et la forme ordonnйe а son opйration propre, il
faut que la matiиre d'une forme donnйe soit telle qu'elle s'accorde а l'opйration
de cette forme: ainsi la matiиre de la scie sera le fer, parce qu'elle
s'accorde а l'њuvre de la scie en vertu de sa duretй. Puisque donc l'вme est
capable de diverses opйrations а cause de la perfection de son efficience, il
est nйcessaire que sa matiиre soit un corps constituй de parties, appelйes
organes, adaptйs aux diverses opйrations de l'вme: c'est pour cette raison que
le corps tout entier, а quoi correspond l'вme comme forme, est organisй. Or les
parties sont pour le tout. Par consйquent, ce qui correspond а l'вme, ce n'est
pas telle partie du corps, tenue pour le sujet propre et principal qu'elle
aurait а parfaire, mais c'est la partie en tant qu'ordonnйe au tout. Par
consйquent, il ne faut pas qu'une partie quelconque du corps soit le corps organisй,
mкme si l 'вme en est la forme.
2. Puisque la matiиre
est pour la forme, la forme donne l'кtre spйcifique а la matiиre de faзon а
l'accorder а l'opйration de l'вme. Et parce que le corps, que l'вme actualise,
requiert une diversitй dans ses parties afin de s'accorder aux diverses
opйrations de l'вme, ainsi l'вme, bien qu'elle soit une et simple selon son
essence, actualise diversement les parties du corps.
3. Puisque l'вme est
dans telle partie du corps de la faзon qu'on a dite, rien de l'вme n'est en
dehors de l'вme prйsente en la dite partie du corps. Il ne s'ensuit pas
cependant que rien de l'вme ne soit en dehors de cette partie du corps, mais
que rien de l'вme ne soit йtranger а la totalitй du corps dont elle est, а tire
principal, la perfection.
4. Le Philosophe parle
ici de l'вme quant а sa puissance motrice. En effet le principe du mouvement du
corps est dans une partie du corps, а savoir dans le cњur, et par cette partie
il meut le corps tout entier. C'est manifeste par l'exemple du gouvernant qu'il
propose.
5. Le moteur du ciel
n'est pas circonscrit au lieu quant а sa substance. Mais le Philosophe veut
montrer oщ il se situe du point de vue oщ il est principe du mouvement. Et, de
cette faзon, quant au principe du mouvement, l'вme est dans le cњur.
6. Mкme dans les
plantes, il est dit que l'вme est au milieu du haut et du bas, en tant qu'elle
est principe de certaines opйrations; il en va de mкme chez les animaux.
7. Aucune partie de
l'animal n'est l'animal alors que chaque partie du feu est du feu, parce que
toute les opйrations du feu sont sauvegardйes en chaque partie du feu, tandis
que les opйrations de l'animal ne le sont pas en chacune de ses parties,
surtout chez les animaux supйrieurs.
8. Le raisonnement
conclut que l'вme n'est pas tout entiиre en chaque partie du corps quant а son
efficience, il est vrai de le dire.
9. Les parties de
l'animal sont prises par le Philosophe, non pas quant а l'essence de l'вme,
mais quant а son pouvoir. Il dit ainsi[xcv] [10] que de mкme que
l'вme est dans le corps tout entier, de mкme une partie de l'вme dans une
partie du corps. Car de mкme que tout le corps organisй a pour tвche de servir
а toutes les opйrations de l'вme exercйes par le corps, de mкme un organe donnй
celle de servir а telle opйration dйterminйe.
10. Les puissances de
l'вme s'enracinent dans l'essence de telle sorte que lа oщ est quelque
puissance de l'вme, lа est l'essence de l'вme. Que donc le Philosophe dise que,
dans le cas oщ l'њil serait l'animal, la vue serait son вme, n'est pas а
comprendre de la puissance de l'вme abstraction faite de son essence; а
l'inverse, l'вme est la forme du corps tout entier par son essence, non par la
puissance sensitive.
11. Etant donnй que
l'вme opиre au moyen d'une partie premiиre dans les autres parties du corps,
que d'autre part le corps est adaptй а l'вme du fait qu'elle en est la cause
efficiente, comme dit le Philosophe au Deanima[xcvi] [11], il est nйcessaire
que la disposition des autres parties, dans la mesure oщ elles sont
perfectibles par l'вme, dйpende de la partie premiиre. Et pour autant la vie
des autres parties dйpend du cњur, car aprиs qu'une disposition due cesse
d'кtre dans une partie quelconque, l'вme ne lui est plus unie comme forme. Il
n'en reste pas moins que l'вme est immйdiatement la forme de chaque partie du
corps.
12. L'вme n'est ni mue
ni ne repose quand le corps est en mouvement ou en repos, si ce n'est par
accident. Or il n'y a pas d'inconvйnient а кtre mы par accident par des
mouvements contraires: par exemple si quelqu'un se dйplace dans le navire а
l'encontre de la direction du navire.
13. Bien que toutes les
puissances de l'вme s'enracinent dans son essence, nйanmoins chaquepartie du corps la reзoit suivant son mode;
l'вme est ainsi dans les diverses parties du corps selon ses diverses
puissances, et il n'est pas nйcessaire qu'elle soit dans une seule partie selon
toutes ses puissances.
14. Quand on dit que
l'un est dans l'autre selon le mode du rйcepteur, c'est а entendre quant au
mode de capacitй de ce dernier, mais non quant а sa nature. Il ne faut pas que
ce qui est dans un autre prenne la nature et la propriйtй de ce qui le reзoit,
mais qu'il soit reзu en lui а mesure de sa capacitй: il est йvident que l'eau
ne prend pas la nature de l'amphore. Par consйquent il ne faut pas que l'вme
prenne quelque chose de la nature du corps, de telle sorte que lа oщ est l'une
de ses parties, l'autre n'y soit pas.
15. Les animaux
annйlides vivent une fois coupйs, non seulement parce que l'вme est en chaque
partie du corps, mais parce que leur вme, йtant imparfaite et de peu d'actions,
requiert peu de diversitй dans les parties, et ce peu se retrouve dans la
partie coupйe vivante. C'est pourquoi, comme cette derniиre conserve la
disposition qui fait que tout le corps est perfectible par l'вme, l'вme demeure
en elle. Mais il en va autrement chez les animaux supйrieurs.
16. La forme d'une
maison, comme toute autre forme artificielle, est une forme accidentelle.
C'est pourquoi elle ne donne pas l'кtre spйcifique au tout et а chaque partie;
ni le tout n'est simplement "un", mais "un" par agrйgation.
Or l'вme est la forme substantielle du corps, donnant l'кtre spйcifique au tout
et aux parties; et le tout constituй des parties est "un" absolument.
Il n'y a donc pas de similitude.
17. L'вme, bien qu'elle
soit une et simple en son essence, a cependant pouvoir d'exercer diverses
opйrations. Et parce que naturellement elle donne l'кtre spйcifique а ce
qu'elle actualise en tant qu'elle est la forme du corps selon son essence, que
d'autre part tout ce qui est par nature est pour la fin, il faut que l'вme
constitue dans le corps la diversitй des parties dans la mesure oщ celles-ci
concourent aux diverses opйrations. A cause en vйritй d'une diversitй de ce
genre, dont la raison vient de la fin et non de la forme seulement, il apparaоt
que dans la constitution des vivants la nature opиre en vue d'une fin mieux que
dans les autres rйalitйs physiques, dans lesquelles une seule forme actualise
uniformйment tout ce qui est а parfaire.
18. La simplicitй de
l'вme et de l'ange n'est pas а juger sur le modиle du point, avec son site
dйterminй dans le continu, car alors il est impossible au simple d'кtre
simultanйment en diverses parties du continu. Mais l'ange et l'вme sont dits
simples du fait qu'il sont dйpourvus tout а fait de la quantitй et ainsi ne
sont pas liйs au continu, sauf au point touchй par l'efficience. C'est pourquoi
le tout corporel touchй par l'efficience est corrйlatif de l'ange (lequel ne
lui est pas uni comme forme) comme unitй de lieu, et а l'вme (laquelle lui est
unie comme forme) en tant qu'unitй а parfaire. Et de mкme que l'ange est tout
entier en chaque partie du corps localisй, de mкme l'вme est tout entiиre en
chaque partie de ce qu'elle doit parfaire.
Objections:1. Il
semble que non. Lа oщ est l'acte de l'вme, lа est l'вme. Or dans l'embryon
l'acte de l'вme vйgйtative prйcиde l'acte de l'вme sensible; et l'acte de l'вme
sensible, l'acte de l'вme rationnelle. Donc, en ce qui est conзu, l'вme
vйgйtative est antйrieure а l'вme sensible, et l'вme sensible antйrieure а
l'вme rationnelle; et ainsi elles ne sont pas identiques en substance.
2. On disait que l'acte
de l'вme vйgйtative et sensible n'est pas chez l'embryon le fait d'une вme
immanente а l'embryon, mais d'une efficience existant en lui par l'вme d'un
parent. A
l'inverse: aucun agent fini n'agit par son efficience au-delа
d'une distance dйterminйe, comme le manifeste le mouvement du lancer: le
lanceur en effet projette а un lieu dйterminй mesurй par sa force. Mais dans
l'embryon apparaissent les mouvements et les opйrations de l'вme quelque grand
que soit l'йloignement du parent, dont l'efficience est cependant finie. Donc
les opйrations de l'вme chez l'embryon ne sont pas causйes par l'efficience de
l'вme du parent.
3. Le Philosophe dit,
au livre De la gйnйration des animaux[xcvii] [1], que l'embryon est
animal avant d'кtre homme. Mais il n'y a pas d'animal sans l'вme sensible; or
l'homme est homme par l'вme rationnelle. Donc l'вme sensible -et non seulement
son efficience -est dans l'embryon antйrieure а l'вme rationnelle.
4. Vivre et sentir sont
des opйrations qui ne peuvent venir que d'un principe intrinsиque. Or ce sont
des actes de l'вme. Comme l'embryon vit et sent avant d'avoir l'вme
rationnelle, vivre et sentir ne procиdent pas de l'вme du parent extйrieur,
mais de l'вme existant а l'intйrieur.
5. Le Philosophe dit
dans le De anima[xcviii] [2] que l'вme est cause
du corps vivant, non seulement comme forme, mais comme cause efficiente et
finale. Mais elle ne serait pas cause efficiente du corps si elle ne lui йtait
pas prйsente au moment de sa formation. Or le corps est formй avant l'infusion
de l'вme rationnelle. Donc avant cet йvйnement il y a dans l'embryon une вme,
et pas seulement l'efficience de l'вme.
6. On disait que la
formation du corps vient de l'вme, non pas de celle immanente а l'embryon,
mais de l'вme du parent. A l'inverse: les corps vivants se meuvent de
leur propre mouvement. Or la croissance d'un corps vivant est une sorte de
mouvement qui lui est propre, puisque son principe propre est un pouvoir de
croissance. C'est donc par ce mouvement que la chose vivante se meut
elle-mкme. Mais celui qui se meut lui-mкme est composй d'un moteur et d'un mы,
comme le prouve le livre des Physiques[xcix] [3]. Donc le principe
de la croissance, qui forme le corps vivant, c'est l'вme immanente а l'embryon.
7. Il est manifeste que
l'embryon croоt. Or la croissance est mouvement local, comme il est dit dans
les Physiques[c] [4]. Donc puisque
l'animal se meut localement, il se mouvra aussi selon la croissance, et ainsi
il faut que soit dans l'embryon le principe d'un tel mouvement et qu'il ne
tienne pas celui-ci d'une вme extйrieure.
8. Le Philosophe dit
expressйment dans le livre De la
gйnйration des animaux[ci] [5], qu'on ne peut pas
dire qu'il n'y ait point d'вme dans l'embryon: en lui il y a d'abord l'вme
nutritive, puis la sensitive.
9. On disait, d'aprиs
le Philosophe, que dans l'embryon l'вme n'est pas en acte, mais en puissance. A
l'inverse: rien n'agit que pour autant qu'il est en acte. Mais c'est dans l'embryon
que sont les actions de l'вme: c'est donc lа que l'вme est en acte. Reste par
consйquent qu'elle n'est pas une seule substance.
10. Il est impossible
que le mкme soit de l'extйrieur et de l'intйrieur. Or l'вme rationnelle vient
chez l'homme de l'extйrieur, l'вme vйgйtative et sensible de l'intйrieur,
c'est-а-dire d'un principe immanent а la semence, comme le montre le Philosophe[cii] [6]. Donc chez l'homme,
l'вme rationnelle, la sensible et la vйgйtative ne sont pas identiques en
substance.
11. Il est impossible
que ce qui est substance en l'un soit accident en l'autre; c'est pourquoi le
Commentateur dit[ciii] [7] que la chaleur
n'est pas la forme substantielle du feu, puisqu'elle est ailleurs un accident.
Mais l'вme sensible est substance chez les animaux brutes. Elle n'est donc pas
seulement puissance chez l'homme, puisque les puissances sont des propriйtйs et
accidents de l'вme.
12. L'homme est un
animal plus noble que les animaux brutes. Mais "animal" est dit en
raison de l'вme sensible. Donc l'вme sensible est plus noble chez l'homme que
chez les animaux brutes. Mais chez ceux-ci, elle est une substance, et non
seulement une puissance de l'вme. A plus forte raison est-elle en l'homme une
sorte de substance par soi.
13. Impossible qu'une
mкme chose soit en substance corruptible et incorruptible. Mais l'вme
rationnelle est incorruptible; en revanche, l'вme sensible et vйgйtative sont corruptibles.
Il est donc impossible que l'вme rationnelle, la sensible et la vйgйtative
soient identiques en substance.
14. On disait que chez
l'homme l'вme sensible est incorruptible. A l'inverse: corruptible et
incorruptible diffиrent selon le genre comme dit le Philosophe[civ] [8]. Or l'вme sensible
est chez les animaux brutes corruptible. Si donc chez l'homme l'вme sensible
est incorruptible, elle ne sera pas du mкme genre pour l'homme et pour le
cheval; et ainsi, puisqu'on parle de l'animal en raison de l'вme sensible,
l'homme et le cheval ne seront pas dans le mкme genre animal, ce qui est
manifestement faux.
15. Impossible qu'une
mкme chose soit en substance rationnelle et irrationnelle, car la contradiction
ne se vйrifie pas au sujet du mкme. Mais l'вme sensible et la vйgйtative sont
irrationnelles. Elles ne peuvent s'identifier en substance avec l'вme
rationnelle.
16. Le corps est
proportionnй а l'вme. Mais dans le corps sont les divers principes des opйrations
de l'вme, appelйs membres principaux. Il n'y a donc pas une seule вme, mais plusieurs.
17. Les puissances de
l'вme dйcoulent naturellement de son essence. Or de l'un ne procиde
naturellement que de l'un. Si donc l'вme йtait simplement une en l'homme, ne
procйderaient pas d'elle des facultйs, dont les unes sont incorporйes aux
organes, les autres non.
18. Le genre est pris de
la matiиre, mais la diffйrence de la forme. Or le genre de l'homme, c'est
l'animal; la diffйrence, c'est le rationnel. Donc, puisque l'animal se prend de
l'вme sensible, il semble que non seulement le corps mais encore l'вme sensible
se rapportent а l'вme rationnelle sous la modalitй de matiиre. Donc l'вme
rationnelle et l'вme sensible ne sont pas identiques en substance.
19. L'homme et le cheval
se rejoignent dans le fait d'кtre animal. Animal se dit de l'вme sensible. Ils
se rejoignent donc dans le fait d'кtre une вme sensible. Mais l'вme sensible
chez le cheval n'est pas rationnelle. Elle ne l'est donc pas non plus chez
l'homme.
20. Si l'вme
rationnelle, la sensible et la vйgйtative sont identiques en substance chez
l'homme, il faut que dans chaque partie oщ se trouve l'une d'entre elles, les
autres y soient. Mais c'est faux, car dans les os se trouve l'вme vйgйtative,
car ils se nourrissent et grandissent, mais non l'вme sensible, car ils sont
privйs de sens. Par consйquent, elles ne sont pas identiques en substance.
En sens
contraire: Il est dit dans le De ecclesiasticisdogmatibus:
"Il n'y a pas deux вmes en un seul homme, comme l'йcrivent Jacques et
d'autres syriens, l'une animale par laquelle le corps est animй, l'autre
rationnelle au service de la raison; mais nous disons qu'il y a une seule et
mкme вme dans l'homme: elle vivifie le corps par son union (association?), elle
dispose d'elle-mкme par la raison"[cv] [9].
Rйponse: Sur cette question
il y a diverses opinions, chez les modernes comme chez les anciens. Platon
soutenait en effet qu'il y a plusieurs вmes dans le corps. Et ceci s'accordait
а ses principes: il postulait en effet que l'вme est unie au corps а titre de
moteur et non de forme, disant qu'elle йtait dans le corps comme le pilote dans
le navire.
Mais oщ apparaissent des actions de genre divers, il
faut poser des moteurs divers: ainsi dans le navire, autre est celui qui
gouverne, autre celui qui rame; mais leur diversitй ne nuit pas а l'unitй du
navire, car de mкme que les actions sont ordonnйes, de mкme les moteurs
existant dans le navire sont-ils respectivement ordonnйs l'un а l'autre.
Pareillement il ne semble pas rйpugner а l'unitй de l'homme ou de l'animal
qu'il y ait plusieurs вmes en un seul corps, de telle sorte que des moteurs
soient ordonnйs entre eux selon l'ordre des opйrations.
Mais en consйquence, comme du moteur et du mobile ne
rйsulte pas ce qui est simplement un par soi, l'homme ne serait pas absolument
un par soi, ni l'animal; et il n'y aurait pas de gйnйration ou de corruption,
absolument, quand le corps reзoit l'вme ou la perd. C'est pourquoi il faut dire
que l'вme est unie au corps non seulement comme moteur, mais comme forme, ainsi
qu'il est d'ailleurs manifeste par ce qui prйcиde.
Cela posй, il suit encore des principes de Platon
qu'il y a plusieurs вmes chez l'homme et chez l'animal. Les platoniciens
soutinrent en effet que les universaux sont des formes sйparйes qui sont affirmйes
des sensibles en tant elles sont participйes par eux: par exemple Socrate est
dit animal en tant qu'il participe а l'idйe d'animal; et homme en tant qu'il
participe а l'idйe d'homme. Reste en fin de compte qu'autre par essence est la
forme suivant laquelle Socrate est dit animal, autre la forme suivant laquelle
il est dit homme. D'oщ cette consйquence que l'вme sensible et la rationnelle
diffиrent en substance chez l'homme.
Mais cela ne peut tenir, car si les prйdicats de
formes diverses sont affirmйs d'un sujet, l'un d'eux sera affirmй de l'autre
par accident: par exemple on affirmera de Socrate qu'il est blanc en raison de
la blancheur, et musicien en raison de la musique, mais c'est par accident
qu'on dire du blanc qu'il est musicien. Si donc Socrate est dit homme et animal
selon l'une et l'autre forme, il s'ensuit que la proposition "l'homme est
animal" est une proposition accidentelle et que l'homme n'est pas
vraiment ce qu'est un animal. Il arrive pourtant qu'une prйdication concernant
des formes diverses soit faite par soi quand celles-ci sont ordonnйes entre
elles: par exemple si l'on dit "ce qui a telle surface est colorй",
car la couleur est dans la substance par la mйdiation de la surface. Mais ce
mode de prйdication par soi ne vient pas de ce que le prйdicat est posй dans la
dйfinition du sujet, mais plutфt l'inverse. En effet, la surface est posйe
dans la dйfinition de la couleur comme le nombre dans celle du pair. Si donc la
prйdication de l'homme et de l'animal йtait sous ce mode du "par
soi", comme l'вme sensible est ordonnйe а l'вme rationnelle quasi
matйriellement (а supposer qu'elles soient diverses), il s'ensuivrait que le
prйdicat "animal" ne sera pas affirmй par soi de l'homme, mais plutфt
l'inverse.
Suit encore un autre inconvйnient. De plusieurs
choses existant en acte, ne rйsulte pas ce qui est absolument "un" а
moins qu'il n'y ait un facteur d'union susceptible de les lier en quelque
faзon. Ainsi donc, si Socrate йtait animal et rationnel en raison de formes diverses,
ces deux-lа auraient besoin pour кtre unies absolument d'un principe qui les
ferait "un". Par consйquent, comme ce principe n'a pas а кtre invoquй
ici, il restera que l'homme n'est "un" que par agrйgation, comme le
tas, qui est "un" d'un point de vue relatif mais "multiple"
absolument, simplement; et ainsi l'homme ne sera pas absolument
"йtant", car chacun est "йtant" pour autant qu'il est
"un".
Suit de plus un autre inconvйnient. Le genre йtant un
prйdicat substantiel, il faut que soit substantielle la forme selon laquelle
l'individu substance reзoit l'attribution du genre et qu'ainsi l'вme sensible,
selon laquelle Socrate est dit animal, soit une forme substantielle en lui;
voilа comment il est nйcessaire qu'elle donne l'кtre au corps purement et simplement et le constitue en une rйalitй
individuelle. Donc l'вme rationnelle, si elle est autre selon la substance, ne
fait pas le une rйalitй individuelle ni l'кtre
absolument, mais seulement un certain кtre,
puisqu'elle advient а une chose dйjа subsistante. Par consйquent, elle ne sera
pas forme substantielle, mais accidentelle; et ainsi, elle ne donnera pas
l'espиce а Socrate, puisque l'espиce est aussi bien un prйdicat substantiel.
Reste donc que dans l'homme il y ait seulement une
seule вme selon la substance, qui est rationnelle, sensible, vйgйtative. Et
ceci est la consйquence de ce que nous avons montrй dans la question prйcйdente
au sujet de l'ordre des formes substantielles: aucune forme substantielle n'est
unie а la matiиre par la mйdiation d'une autre forme substantielle, mais la
forme plus parfaite donne а la matiиre tout ce que donnait la forme infйrieure,
et bien plus encore. Par consйquent, l'вme rationnelle donne au corps humain
tout ce que donne l'вme vйgйtative aux plantes, et tout ce que donne l'вme
sensible aux brutes, et quelque chose en plus. Pour cette raison elle est en
l'homme et vйgйtative et sensible et rationnelle. Atteste encore cela le fait
que lorsque l'opйration d'une puissance aura йtй intense, elle empкche une
autre d'opйrer, et encore qu'il y a redondance d'une puissance sur l'autre, ce
qui n'arriverait pas si toutes les puissance ne s'enracinaient dans l'unique
essence de l'вme.
Solutions:
1. Supposй qu'il n'y
ait qu'une unique substance de l'вme dans le corps humain, divers sont les
arguments apportйs par les divers auteurs. Les uns disent que dans l'embryon
il n'y a pas d'вme avant l'вme rationnelle, mais une certaine efficience
procйdant de l'вme des parents, et que de cette efficience, appelйe pouvoir
formateur, proviennent les opйrations qui apparaissent dans l'embryon. Mais
ceci ne peut кtre tout а fait vrai, parce que dans l'embryon apparaоt non
seulement la formation du corps, qui pourrait кtre attribuйe au pouvoir
susdit, mais encore d'autres opйrations qui ne peuvent кtre attribuйes qu'а
l'вme, comme croоtre, sentir, et autres opйrations de ce genre. On pourrait
cependant soutenir cette position si le principe actif йvoquй йtait dit dans
l'embryon pouvoir de l'вme, et non вme, pour autant que l'вme n'est pas
parfaite, ni l'embryon un parfait animal. Mais alors la mкme difficultй
demeure. D'autre auteurs disent donc que, sans doute l'вme vйgйtative prйcиde
la sensible, et la sensible la rationnelle, mais il ne s'agit pas d'une autre
вme, puis d'une autre encore; en vйritй, la semence est d'abord amenйe а l'acte
de l'вme vйgйtative par le principe actif immanent а la semence; laquelle вme
en vйritй est conduite, au cours du temps, а une perfection ultйrieure plus
grande par le processus de gйnйration et devient elle-mкme вme sensible;
laquelle en vйritй est conduite а une perfection plus grande par un principe
externe, et survient alors l'вme rationnelle. Mais, selon cette position, il
s'ensuivrait que la substance de l'вme rationnelle procйderait d'un principe
actif immanent а la semence, mкme si а la fin quelque perfection lui advient
d'un principe externe; il s'ensuivrait alors que l'вme rationnelle soit en
substance corruptible: car ne peut кtre incorruptible ce qui est causй par une
vertu immanente а la semence.
C'est pourquoi il faut rйsoudre autrement la
question: la gйnйration de l'animal n'est pas une genиse une et simple, mais
que pour ce faire de multiples gйnйrations et corruptions se succиdent les unes
aux autres: on dira par exemple qu'il prend d'abord la forme de la semence,
deuxiиmement la forme du sang, et ainsi de suite jusqu'а ce que la gйnйration
soit parachevйe. De la sorte, comme gйnйration et corruption ne vont pas sans
abandon et addition de forme, il faut que la forme imparfaite, d'abord
inhйrente, soit abandonnйe, et qu'une plus parfaite soit induite, et cela
jusqu'а ce que l'animal conзu acquiert la forme parfaite. Et ainsi, on doit
dire que l'вme vйgйtative est d'abord dans la semence, qu'elle est abandonnйe
dans le processus de la gйnйration, et qu'une autre lui succиde, qui est вme
non seulement vйgйtative mais sensible, laquelle, йtant а nouveau abandonnйe,
une autre est ajoutйe qui est а la fois vйgйtative, sensible et rationnelle.
2. L'efficience qui
dans la semence vient du pиre, est une efficience permanente intrinsиque, ne
dйcoulant pas d'une source externe, telle l'efficience du moteur dans les
projectiles, et ainsi, quelque grand que soit l'йloignement du pиre,
l'efficience immanente а la semence opиre. (Celle-ci ne peut venir de la mиre,
quoiqu'en disent certains, parce que la femme est dans la gйnйration un
principe, non pas actif, mais passif). Il y a cependant quelque chose de
semblable: en effet, de mкme que la vigueur du lanceur, qui est finie, meut
d'un mouvement local jusqu'а une distance dйterminйe, de mкme l'efficience du
gйnйrateur meut du mouvement de la gйnйration jusqu'а une forme dйterminйe.
3. Cette efficience a
raison d'вme, comme on l'a dit; et ainsi par elle l'embryon peut кtre dit
animal.
4-8. La solution vaut pour les objections 4 а 8.
9. De mкme que l'вme
est dans l'embryon en acte, mais en acte imparfait, de mкme elle opиre, mais
par des opйrations imparfaites.
10. Bien que l'вme
sensible vienne chez les brutes d'un principe intrinsиque, cependant chez
l'homme la substance de l'вme, qui est tout а la fois vйgйtative, sensible et
rationnelle, vient d'un principe transcendant.
11. L'вme sensible n'est
pas un accident chez l'homme puisqu'elle est identique en substance avec l'вme
rationnelle; par contre la puissance sensitive est un accident chez homme,
comme chez les autres animaux.
12. L'вme sensible est
plus noble chez l'homme que chez les autres animaux parce qu'elle est non
seulement sensible mais encore rationnelle.
13. L'вme sensible chez
l'homme est en substance incorruptible, puisque sa substance est la substance
de l'вme rationnelle; quoique peut-кtre les puissances sensitives, йtant les
actes d'un corps, ne demeurent pas aprиs le corps, comme il paraоt а certains.
14. Si l'вme sensible
chez les brutes et l'вme sensible chez les hommes relevaient de soi du genre ou
de l'espиce, elles ne seraient pas du mкme genre, а moins peut-кtre de parler
selon la logique du sens commun. Car ce qui est proprement dans le genre ou
l'espиce, c'est le composй qui, dans l'un et l'autre cas, est corruptible.
15. L'вme sensible n'est
pas chez l'homme une вme irrationnelle, mais elle est simultanйment sensible
et rationnelle. Il est vrai que certaines puissances de l'вme sensible sont
irrationnelles en soi, mais elles participent а la raison dans la mesure oщ
elles lui obйissent. Les puissances de l'вme vйgйtative sont, elles, tout а
fait irrationnelles, parce qu'elles n'obйissent pas а la raison, comme le
montre le Philosophe dans les Ethiques[cvi] [10].
16. Bien qu'il y ait
plusieurs membres principaux dans le corps oщ se manifestent les principes de
certaines opйrations de l'вme, cependant tous dйpendent du cњur comme du premier
principe corporel.
17. De l'вme humaine, en
tant qu'elle est unie au corps, dйcoulent les facultйs liйes aux organes;
toutefois, en tant qu'elle excиde par son efficience la capacitй du corps,
dйcoulent d'elle des facultйs non liйes aux organes.
18. Comme il apparaоt
par les questions antйrieures, d'une mкme et unique forme la matiиre reзoit
divers degrйs de perfection; et selon que la matiиre est actualisйe par un
degrй de perfection infйrieur, elle reste encore matiиre pour un degrй de
perfection plus haut. Et ainsi, selon que le corps est actualisй dans l'кtre sensible par l'вme humaine, il
demeure encore matiиre au regard d'une perfection ultйrieure. Pour cette
raison, "animal", qui est le genre, est pris de la matiиre, et
"rationnel", la diffйrence, est pris de la forme.
19. De mкme que
l'animal, en tant que tel, n'est ni rationnel ni irrationnel, mais que l'animal
rationnel lui-mкme est l'homme et que l'animal irrationnel est l'animal brute,
de mкme l'вme sensible, en tant que sensible, n'est ni rationnelle ni
irrationnelle, mais l'вme sensible elle-mкme est chez l'homme rationnelle, et
chez l'animal irrationnelle.
20. Bien que l'вme
sensible et la vйgйtative soit une, il ne faut pas cependant que partout oщ
apparaоt l'opйration de l'une, apparaisse l'opйration de l'autre, а cause des
dispositions diverses des parties; de lа vient encore que toutes les opйrations
de l'вme ne sont pas exercйes par une seule partie, mais la vue par l'њil,
l'ouпe par l'oreille, et ainsi des autres opйrations.
Objections:1. Il
semble que oui. Il est dit en effet dans le De spiritu
et anima: "L'вme possиde les choses qui lui sont naturelles en
totalitй: car ses puissances et facultйs sont identiques а elle-mкme. Elle
n'est pas ses accidents; elle est ses forces; elle n'est pas ses vertus: elle
n'est pas en effet sa prudence, sa tempйrance, sa justice, sa force."[cvii] [1] En consйquence, il
semble expressйment admis que l'вme soit ses puissances.
2. Il est dit dans le
mкme livre: "L'вme est en fonction de ses tвches appelйe de noms diffйrents.
On la dit вme quand elle vivifie, sens quand elle sent, esprit quand elle
goыte, entendement quand elle pense, raison quand elle discerne, mйmoire quand
elle se rappelle, quand elle veut volontй. Tous ces aspects ne diffйrent pas en
substance, comme ils le font par les noms, puisque а eux tous ils sont
l'вme."[cviii] [2] Delа, mкme
conclusion que prйcйdemment.
3. Bernard dit:
"Je vois trois choses dans l'вme: la mйmoire, l'intelligence et la
volontй, et ces trois sont une seule substance".[cix] [3] La mкme raison vaut
pour les autres puissances. Donc l'вme est ses puissances.
4. Augustin dit dans le
De Trinitate[cx] [4] que la mйmoire,
l'intelligence et la volontй sont une seule vie, une seule вme. Donc les
puissances de l'вme sont identiques а son essence.
5. Nul accident n'excиde
son essence. Mais la mйmoire, l'intelligence et la volontй excиdent l'вme: en
effet l'вme ne se souvient pas que de soi, ni ne pense et ne veut que soi, mais
encore bien d'autres choses. Donc ces trois [puissances] ne sont pas des
accidents de l'вme; elles sont identiques а l'essence de l'вme ainsi que, par
la mкme raison, les autres puissances.
6. En fonction de ces
trois puissances se signale l'image de la Trinitй dans l'вme. Mais l'вme est
image de la Trinitй en raison de soi, et non seulement de ses accidents. Les
puissances susdites ne sont donc pas des accidents de l'вme. Ils relиvent de
son essence.
7. L'accident est ce
qui peut кtre prйsent ou absent, indйpendamment de la corruption du sujet. Mais
les puissances de l'вme ne peuvent en кtre absentes. Elles n'en sont donc pas
les accidents. Ainsi, mкme conclusion qu'auparavant.
8. Aucun accident n'est
principe d'une diffйrence substantielle, car la diffйrence complиte la
dйfinition d'une chose en signifiant ce qu'elle est. Mais les puissances de
l'вme sont principes de diffйrence substantielle: en effet,
"sensible" se dit en fonction du sens, "rationnel" en
fonction de la raison. Donc les puissances ne sont pas des accidents de l'вme,
elles sont l'вme mкme qui est forme du corps, car la forme est principe de la
diffйrence substantielle.
9. La forme
substantielle a plus de vigueur que l'accidentelle. Mais la forme accidentelle
agit de soi-mкme, et non par quelque puissance intermйdiaire. A fortiori la
forme substantielle. Puisque donc l'вme est une forme substantielle, les
puissances par lesquelles elle agit ne sont pas autres qu'elle-mкme.
10. Identiques sont les
principes d'кtre et les principes de l'agir. Or l'вme est par elle-mкme
principe d'кtre, parce que selon son essence elle est forme. Donc selon son
essence elle est principe d'agir. Mais la puissance n'est rien d'autre qu'un
principe d'agir. L'essence de l'вme est donc sa puissance.
11. La substance de
l'вme, en tant qu'elle est en puissance aux intelligibles, est l'intellect
possible; en tant qu'elle est en acte, l'intellect agent. Mais l'кtre en acte
et l'кtre en puissance ne signifient rien d'autre que la rйalitй mкme qui est
en puissance et en acte. Donc l'вme est l'intellect agent et l'intellect
possible; et par la mкme raison elle est ses puissances.
12. De mкme que la
matiиre premiиre est en puissance aux formes sensibles, de mкme l'вme
intellectuelle aux formes intelligibles. Mais la matiиre premiиre est sa
puissance. Donc l'вme intellectuelle est sa puissance.
13. Le Philosophe dit au
livre des Ethiques[cxi] [5] que l'homme, c'est
l'intellect. Mais il ne l'est qu'en raison de l'вme. Donc l'вme est l'intellect
et, par la mкme raison, les autres puissances.
14. Le Philosophe dit
dans le De anima[cxii] [6] que l'вme est acte
premier, comme la science. Mais la science est le principe immйdiat de l'acte
second, а savoir celui de considйrer. Donc l'вme est le principe immйdiat de
ses opйrations. Or le principe immйdiat de l'opйration est dit puissance. Donc
l'вme est ses puissances.
15. Toutes les parties
sont consubstantielles au tout, car le tout est constituй de ses parties. Mais
les puissances de l'вme sont ses parties, comme le montre le De anima CXIII [7]. Elles sont donc
les parties substantielles de l'вme, et non ses accidents.
16. La forme simple ne
peut кtre sujet. Or l'вme est une forme simple, comme on l'a exposй plus haut.
Elle ne peut donc кtre sujet des accidents. Donc les puissances qui sont dans
l'вme ne sont pas ses accidents.
17. Si les puissances
sont les accidents de l'вme, il faut qu'ils dйcoulent de son essence: les
accidents propres sont en effet causйs а partir des principes du sujet. Mais
l'essence de l'вme, du fait de sa simplicitй, ne peut кtre cause d'une aussi
grande diversitй d'accidents qu'il paraоt dans les puissances de l'вme. Par
consйquent les puissances de l'вme ne sont pas ses accidents. Reste donc que
l'вme mкme est ses puissances.
En sens contraire: 1. L'essence
est а l'кtre ce que la puissance est а l'agir. Donc, par permutation, l'кtre
est а l'agir ce que l'essence est а la puissance. Mais en Dieu seul il y a identitй
entre l'кtre et l'agir. Donc en Dieu seul il y a identitй entre la puissance et
l'essence. L'вme n'est donc pas ses puissances.
2. Nulle qualitй n'est
substance. Mais la puissance naturelle est une espиce de qualitй, comme le
montre le livre des Prйdicaments. Donc les puissances de l'вme ne sont pas l'essence
mкme de l'вme.
Rйponse: Sur cette question
il y a diverses opinions. Les uns disent que l'вme est identique а ses puissances,
les autres le nient, disant que les puissances de l'вme font partie de ses
propriйtйs. Et pour saisir la diversitй de ces opinions, il faut savoir que la
puissance n'est rien d'autre que le principe d'une opйration, action ou
passion; non pas le principe qu'est le sujet, agent ou patient, mais le
principe selon quoi l'agent agit et le patient pвtit, comme l'art de construire
est chez le constructeur la puissance par laquelle il construit, et la chaleur
dans le feu la puissance par laquelle il chauffe, et le sec dans les bois la
puissance qui les rend combustibles. Ceux qui postulent que l'вme est ses
puissances, pensent donc que l'вme elle-mкme est le principe immйdiat de toutes
les opйrations de l'вme. Ils disent que c'est par l'essence de l'вme que l'homme
fait acte d'intellection, acte de sensation et opиre de cette faзon toutes les
opйrations de ce genre, et que c'est en fonction de la diversitй de ces
opйrations qu'elle est appelйe de diffйrents noms: sens en tant que principe du
sentir, intellect en tant que principe d'intellection, et de mкme pour les
autres opйrations -comme si, par exemple, nous nommions la chaleur du feu
puissance de liquйfaction, de calorification, de dessiccation, parce qu'elle
opиre toutes ces actions.
Mais cette opinion ne peut tenir. D'abord parce que
chacun agit selon qu'il est en acte ce que prйcisйment il effectue. En effet le
feu chauffe, non pas en tant qu'il est lumineux en acte, mais en tant qu'il
est chaud en acte. Ce qui fait que tout agent produit du semblable а soi. C'est
pourquoi il faut partir de ce qui est fait pour considйrer ensuite ce par quoi
il est fait. Il faut que les deux soient conformes. Delа il est dit dans les Physiques[cxiii] [8] que la forme et le
gйniteur sont d'espиce identique. Quand donc ce qui est fait se distingue de
l'кtre substantiel de la chose, il est impossible que le principe par quoi il
est fait se confonde avec l'essence de la chose. Ce qui apparaоt manifestement
dans les agents naturels: en effet, l'agent naturel de la gйnйration agit en
transmuant la matiиre en quelque chose d'informй -ce qui se fait premiиrement
par la disposition de la matiиre au regard de la forme, et secondement par
l'acquisition de la forme selon laquelle il y a gйnйration au terme de l'altйration
-, il est donc nйcessaire que, de la part de l'agent, ce qui agit immйdiatement
soit la forme accidentelle, qui est en correspondance avec la disposition inculquйe
а la matiиre; mais il faut que [cette] forme accidentelle agisse en vertu de la
forme substantielle, comme йtant son instrument, autrement l'action ne
conduirait pas а la forme substantielle. C'est pourquoi n'apparaissent dans les
йlйments aucun autre principe d'action que les qualitйs actives et passives,
lesquelles agissent cependant en vertu des formes substantielles; et c'est
pourquoi leur action se termine, non seulement aux dispositions accidentelles,
mais encore aux formes substantielles, а l'instar des њuvres artificielles oщ
l'action de l'instrument se termine а la forme visйe par l'artisan. Mais s'il y
a quelque agent qui directement et immйdiatement produit par son action la
substance, comme nous le disons de Dieu, qui en crйant produit la substance des
choses, et comme Avicenne le dit de l'Intelligence agente, par laquelle, selon
lui, dйcoulent les formes substantielles dans les rйalitйs infйrieures, un tel
agent agit par son essence, de telle sorte qu'en lui la puissance active ne
diffйrera pas de son essence.
S'agissant de la puissance passive, il est manifeste
qu'elle est, quant а l'acte substantiel, dans le genre de la substance, et,
quant а l'acte accidentel, dans le genre de l'accident -par rйduction -comme
principe et non comme espиce complиte, car chaque genre se divise en puissance
et acte. C'est pourquoi la puissance homme est dans le genre de la substance,
et la puissance blanc dans le genre de la qualitй.
Or il est manifeste que les puissances de l'вme,
qu'elles soient actives ou passives, ne se disent pas directement en rйfйrence
а quelque chose de substantiel, mais а quelque chose d'accidentel: l'кtre de
l'intellection ou de la sensation en acte est un кtre non pas substantiel mais
accidentel, а quoi sont ordonnйs l'intellect et le sens; et pareillement l'кtre
grand ou petit а quoi est ordonnйe la force de grandir; en revanche, la puissance
gйnйrative et la nutritive sont ordonnйes а produire ou conserver la substance,
mais par transmutation de la matiиre, si bien qu'une telle action, comme celle
des autres agents naturels, rйsulte de la substance par la mйdiation d'un
principe accidentel. Il est donc manifeste que l'essence de l'вme n'est pas le
principe immйdiat de ses opйrations, mais qu'elle opиre par la mйdiation de
principes accidentels. Ainsi les puissances de l'вme ne sont pas l'essence mкme
de l'вme, mais ses propriйtйs.
Cela ressort enfin de la diversitй des actions de
l'вme. Elles sont de genre divers et ne peuvent кtre rйduites immйdiatement а
un seul principe, car les unes sont des actions, les autres des passions, ou
elles diffиrent par d'autres diffйrences de ce genre: il faut donc les
attribuer а divers principes. Et ainsi, puisque l'essence de l'вme est un seul
et mкme principe, elle ne peut кtre le principe immйdiat de toutes ses
actions, mais il faut qu'elle dispose de plusieurs et diverses puissances
correspondant а la diversitй de ses actions. En effet, la puissance est dite
puissance par rйfйrence а l'acte. D'oщ selon la diversitй des actions il faut
que soit la diversitй des puissances. De lа vient que le Philosophe dans les Ethiques[cxiv] [9] dit que la partie
scientifique de l'вme, qui porte sur le nйcessaire, et la partie calculatrice
qui porte sur le contingent, sont des puissances diverses, parce que le
nйcessaire et le contingent diffиrent par le genre[cxv] [10].
Solutions:1. Il
faut dire que ce livre De spiritu et anima n'est pas
d'Augustin, mais d'un certain cistercien, il ne faut pas s'inquiйter beaucoup
de ce qui s'y dit. Si l'on en tient compte cependant, on peut dire que l'вme
est ses puissances ou ses facultйs parce qu'elles sont ses propriйtйs naturelles.
C'est pourquoi il est dit dans le mкme livre que toutes les puissances sont une
seule вme, aux propriйtйs diverses, mais relevant d'une seule puissance. Faзon
de parler: comme si on disait que le chaud, le sec et le lйger sont un seul
feu.
2-4. On rйpondra de mкme aux objections 2,3 et 4.
5. L'accident n'excиde
pas le sujet sous le rapport de l'acte d'кtre; il l'excиde cependant quant а
l'agir: en effet la chaleur du feu chauffe les choses extйrieures. En ce sens,
les puissances de l'вme l'excиdent en tant que l'вme connaоt et qu'elle aime,
non seulement soi, mais les autres choses. Augustin introduit cette
argumentation[cxvi] [11] en comparant la
connaissance et l'amour а l'esprit, non pas а l'esprit comme sujet, mais comme
objet de connaissance et d'amour. Si en effet [la connaissance et l'amour] se
rapportaient а l'вme comme des accidents а leur sujet [d'existence], il
s'ensuivrait que l'вme ne connaоtrait et n'aimerait que soi. De lа peut-кtre
dit-il que la connaissance et l'amour sont une seule vie, une seule essence, en
ce sens que la connaissance en acte est d'une certaine faзon le connu lui-mкme,
et l'amour en acte l'aimй lui-mкme.
6. L'image de la
Trinitй est а remarquer dans l'вme en raison, non seulement de la puissance
mais de l'essence: en effet, c'est ainsi que se reprйsente une seule essence en
trois personnes, quoique d'une maniиre dйficiente. Or si l'вme йtait ses
puissances, il n'y aurait pas de distinction des personnes entre elles, sauf
par les noms, et ainsi ne serait pas reprйsentйe convenablement la distinction
des personnes en Dieu.
7. Il y a trois genres
d'accidents: certains sont causйs par les principes de l'espиce, comme la
facultй de rire chez l'homme; certains sont causйs par les principes de
l'individu, et cela d'une double faзon: ou bien ils ont dans le sujet une cause
permanente, et ce sont des accidents insйparables, comme les dйterminations de
masculin et de fйminin, et autres choses de ce genre; ou bien ils ont dans le
sujet une cause intermittente, et ce sont des accidents sйparables, comme
s'asseoir ou marcher. Mais il y a ceci de commun а tout accident qu'il n'est
pas de l'essence de la chose, et qu'ainsi il ne tombe pas dans sa dйfinition.
C'est pourquoi nous connaissons de la chose ce qu'elle est sans connaоtre de ses
accidents ce qu'ils sont. Mais l'espиce ne peut кtre connue sans les accidents
qui suivent les principes de l'espиce; cependant elle peut кtre connue sans
les accidents de l'individu, fussent-ils insйparables. En revanche, sans les
accidents sйparables, peuvent exister non seulement l'espиce mais encore
l'individu. Or les puissances de l'вme sont des accidents а titre de
propriйtйs. C'est pourquoi l'вme est-elle connue sans eux, mais sans eux elle
n'est ni possible ni intelligible.
8. Le sensible et le
rationnel, en tant que diffйrences essentielles, ne se prennent pas du sens ou
de l'intellect, mais de l'вme sensitive et intellective.
9. Pourquoi la forme
substantielle n'est pas principe immйdiat d'action chez les agents infйrieurs,
on l'a dйjа montrй.
10. L'вme est principe
premier de l'agir, mais non principe prochain. En effet les puissances
agissent en vertu de l'вme, de mкme que les qualitйs des йlйments agissent en
vertu des formes substantielles.
11. L'вme elle-mкme est
en puissance aux formes intelligibles elles-mкmes. Mais cette puissance n'est
pas l'essence de l'вme pas plus que la puissance а devenir une statue dans
l'airain n'est en l'essence de l'airain. En effet, кtre en acte et en puissance
ne sont pas de l'essence d'une chose, puisque l'acte n'est pas de l'ordre de
l'essentiel.
12. La matiиre premiиre
est en puissance relativement а l'acte substantiel qu'est la forme; et ainsi la
puissance est comme telle son essence mкme.
13. L'homme est dit
intellect parce que l'intellect est ce qu'il y a de supйrieur en l'homme, comme
on dit de la citoyennetй qu'elle est la norme supйrieure de la citй. Mais cela
ne dit pas que l'essence de l'вme soit la puissance mкme de l'intellect.
14. La similitude entre
l'вme et la science tient en ce que l'une et l'autre est acte premier, mais non
sous tout rapport. C'est pourquoi il ne faut pas que l'вme soit immйdiatement
principe des opйrations de la science.
15. Les puissances de
l'вme ne sont pas des parties essentielles de l'вme comme si elles constituaient
son essence; ce sont des parties potentielles, parce que le pouvoir de l'вme se
dйcouvre а partir des puissances de ce genre.
16. La forme simple qui
n'est pas subsistante, ou qui si elle subsiste est acte pur, ne peut кtre sujet
de l'accident. Or l'вme est une forme subsistante, et n'est pas acte pur, si
l'on parle de l'вme humaine. Et ainsi elle peut кtre sujet de certaines
puissances, а savoir de l'intellect et de la volontй. En revanche, les
puissances de la partie sensitive et nutritive sont dans le composй comme dans
un sujet; parce que ce dont il y a acte est sa puissance, comme le montre le
Philosophe[cxvii] [12].
17. Bien que l'вme soit
une en essence, il y a cependant en elle puissance et acte; et ses relations
aux choses sont diverses; et de diverses faзons elle se compare au corps. A
cause de cela, de l'unique essence de l'вme procиdent diverses puissances.
Objections:1. Il semble que non, car les contraires sont distants
au maximum. Or la contrariйtй ne diversifie pas les puissances: en effet la
mкme puissance est vision du noir et du blanc. Donc aucune diffйrence d'objet
ne diversifie les puissances.
2. Il y a plus de diffйrence entre les substances
qu'entre les accidents. Ainsi l'homme et la pierre diffйrent selon la
substance, le sonore et le colorй selon l'accident. Or puisque l'homme et la
pierre relиvent de la mкme puissance, beaucoup plus que le sonore et le colorй,
c'est donc que la diffйrence des objets ne fait aucunement diffйrer les
puissances.
3. Si la diffйrence des objets йtait cause de la diversitй des puissances, il
faudrait que l'unitй de l'objet fыt cause de l'identitй des puissances. Mais
nous voyons qu'un mкme objet se rapporte а diverses puissances: en effet c'est
le mкme objet qui est connu et dйsirй (ainsi le bien intelligible est objet de
la volontй). Donc la diffйrence des objets n'est pas cause de la diversitй des
puissances.
4. A cause unique, effet identique. Si donc des
objets divers diversifiaient certaines puissances, il faudrait qu'ils le
fassent partout. Mais cela, nous ne le voyons pas: car de fait des objets
divers se rapportent а diverses puissances, comme le son et la couleur а l'ouпe
et а la vue, et de nouveau а une unique puissance, а savoir et а l'imagination
et а l'intellect.
5. Les habitus sont la perfection des puissances. Ce
qui est а parfaire se distingue en effet de par sa perfection propre. Donc les
puissances se distinguent selon l'habitus et non pas selon les objets.
6. Tout ce qui est dans un autre est en lui selon le
mode de celui qui le reзoit. Or les puissances de l'вme sont dans les organes
du corps: elles sont en effet les actes de ces organes. Donc elles se
distinguent par les organes du corps et non par les objets.
7. Les puissances de l'вme ne sont pas l'essence mкme
de l'вme, mais ses propriйtйs. Or les propriйtйs d'une chose dйcoulent de son
essence. Mais de l'un ne sort immйdiatement que de l'un. Donc une seule et
unique puissance de l'вme dйcoule en premier de l'essence de l'вme, et, par sa
mйdiation, dйcoulent les autres puissances suivant un ordre dйterminй. Donc les
puissances de l'вme diffиrent par leur origine et non par leurs objets.
8. Si les puissances de l'вme sont diverses, il faut
qu'elles naissent les unes des autres, car elles ne peuvent toutes naоtre
immйdiatement de l'essence de l'вme, puisque celle-ci est une et simple. Mais
il paraоt impossible qu'une puissance de l'вme naisse d'une autre, tant par le
fait que toutes les puissances de l'вme existent simultanйment, que par le fait
que l'accident naоt d'un sujet (car un accident ne peut кtre le sujet d'un
autre). Donc il est impossible que la diversitй des objets soit la cause de la
diversitй des puissances.
9. Plus une puissance est йlevйe, plus son efficience
est grande, et par consйquent moins elle est dйmultipliйe, du fait que toute
efficience gagne en infini quand elle est unifiйe plutфt que dйmultipliйe,
comme il est dit au livre De Causis[cxviii] [1]. Or l'вme est ce qu'il y a de plus sublime entre
toutes les rйalitйs infйrieures. Donc son efficience est plus unifiйe tout en
se rapportant а la pluralitй. Elle n'est donc pas multipliйe selon la
diffйrence des objets.
10. Si la diversitй des puissances est relative а la
diffйrence des objets, il faut alors que l'ordre des puissances soit en raison
de l'ordre des objets. Mais cela, nous ne le voyons pas. Car l'intellect dont
l'objet est l'essence et la substance, est postйrieur au sens, dont les objets
sont les accidents, comme la couleur et le son; et le tact est antйrieur а la
vision, alors que cependant le visible est premier et plus gйnйral que le
tangible. Donc la diversitй des puissances n'est pas relative а la diffйrence
des objets.
11. Tout objet dйsirable est sensible ou intelligible.
Or l'intelligible est la perfection de l'intellect, et le sensible celle du
sens. Puisque donc chacun dйsire naturellement sa perfection, il s'ensuit que
l'intellect et le sens dйsirent naturellement tout ce qui est dйsirable. Donc
il n'y a pas lieu de poser une puissance dйsirante en dehors de la puissance
sensitive ou intellective.
12. Il n'y a pas d'appйtit en dehors de la volontй, de
l'irascible et du concupiscible. Mais la volontй est dans l'intellect,
l'irascible et le concupiscible dans le sens, comme il est dit dans le De
anima[cxix] [2]. Donc la puissance appйtitive n'est pas а poser en
dehors des puissances sensitive et intellective.
13. Le Philosophe dйmontre dans le De anima[cxx] [3] que les principes du mouvement local dans
les espиces animйes sont les sens ou l'imagination, l'intellect et l'appйtit.
Mais les puissances motrices chez les animaux ne sont rien d'autre que le
principe du mouvement des animaux. Donc il n'y a pas de puissance motrice en
dehors des puissances cognitive et appйtitive.
14. Les puissances de l'вme sont ordonnйes а quelque
chose de plus haut que la nature, autrement les forces de l'вme se
prйsenteraient dans tous les corps naturels. Mais les puissances attribuйes а
l'вme vйgйtative ne semblent pas кtre ordonnйes а quelque chose de plus haut
que la nature: de fait elles sont ordonnйes а la conservation de l'espиce par
la gйnйration, а la conservation de l'individu par la nourriture, et а une
taille parfaite par la croissance: la nature opиre tout cela dans les choses
naturelles. Donc les puissances de l'вme n'ont pas а кtre ordonnйes aux
opйrations de ce genre.
15. Plus une efficience est йlevйe, plus son unitй
d'existence s'йtend а une pluralitй [d'objets]. Mais l'efficience de l'вme est
au-dessus de celle de la nature. Puisque donc la nature, par la mкme
efficience, produit dans l'кtre le corps naturel, et lui donne la taille qui
lui est due et le conserve dans l'кtre, il semble а plus forte raison
que l'вme agisse en vertu d'une seule efficience. Il n'y a donc pas diversitй
de puissances entre les forces gйnйrative, nutritive et de croissance.
16. Le sens est fait pour connaоtre les accidents.
Mais parmi les accidents, certains diffиrent entre eux plus que le son et la
couleur et les choses de ce genre, qui sont non seulement dans le mкme genre de
qualitй, mais encore dans la mкme espиce, laquelle vient en tiers. Si donc les
puissances se distinguent selon la diffйrence des objets, les puissances de
l'вme ne devraient pas кtre distinguйes en raison des accidents de ce genre, mais
plutфt en raison de ceux qui l'emportent en diffйrence.
17. Pour chaque genre il y a une seule contrariйtй
premiиre. Si donc les puissances sensitives se diversifient en raison des
divers genres de qualitйs йprouvйes, il semble que partout oщ il y a diversitй
de contraires, il y a diversitй de puissances sensitives. Or cela se produit
quelque part: en effet la vue est du noir et du blanc, l'audition du grave et
de l'aigu; mais ailleurs, non: en effet le tact porte sur le chaud et le froid,
l'humide et le sec, les mou et le dur, et autres choses semblables. Donc les
puissances ne se distinguent pas en raison de leurs objets.
18. La mйmoire ne semble pas кtre une puissance autre
que le sens: elle est en effet passion d'une premiиre sensation, selon le Philosophe[cxxi] [4]. Cependant leurs objets diffиrent: car
l'objet du sens est prйsent, mais celui de la mйmoire est passй. Donc les
puissances ne se distinguent pas en raison de leurs objets.
19. Toutes les choses connues par la sensibilitй sont
connues par l'intellect, sans compter les autres. Si donc les puissances
sensibles se distinguent selon la pluralitй de leurs objets, il faudrait que
l'intellect se distingue en plusieurs puissances, comme la sensibilitй, ce qui
est manifestement faux.
20. L'intellect agent et l'intellect possible sont des
puissances diverses, comme on l'a montrй plus haut. Or identique est l'objet
de l'un et de l'autre. Donc les puissances ne se distinguent pas par la
diffйrence des objets.
En sens contraire:1. Il est dit dans le De anima[cxxii] [5]que les puissances se distinguent par leurs actes,
et les actes par leurs objets.
2. Les choses perfectibles se distinguent en raison
des perfections. Or les objets sont les perfections des puissances. Donc les
puissances se distinguent en raison des objets.
Rйponse: La puissance -ce qu'elle est -se dit en rйfйrence
а l'acte. D'oщ rйsulte que la puissance est dйfinie par l'acte, et c'est en
raison de la diversitй des actes que les puissances se diversifient. Or les
actes tirent leur spйcificitй des objets, car s'agissant des actes des
puissances passives, les objets sont actifs; s'agissant des actes des
puissances actives, les objets sont tels en tant que fins. Or c'est en fonction
de ces deux aspects que sont considйrйes les spйcificitйs des opйrations: car,
de fait, chauffer ou refroidir se distinguent parce que le principe de celui-lа
est la chaleur et le principe de celui-ci le froid; et derechef ils se
terminent а des fins semblables, car l'agent agit prйcisйment pour induire dans
un autre sa similitude. Reste donc que la distinction des puissances est а
prendre de la distinction des objets.
Il faut cependant prendre la distinction de ces derniers pour autant qu'ils
sont objets des actions de l'вme, et non pas autrement, car en aucun genre il
n'y a diversification des espиces sinon par les diffйrences qui divisent par
soi le genre. En effet les espиces animйes ne se distinguent pas par le noir et
le blanc mais par le rationnel et l'irrationnel.
Or dans les actions de l'вme, il faut considйrer trois degrйs. En effet,
l'action de l'вme transcende l'action de la nature physique opйrant dans les
choses inanimйes. Ce qui arrive а deux points de vue: quant au mode d'agir et
quant а l'effet produit. Quant au mode d'agir, il faut que toute action de
l'вme transcende l'opйration ou l'action de la nature inanimйe, car, йtant
donnй que l'action de l'вme est une action vitale, et que l'on dit vivant ce
qui se meut soi-mкme а opйrer, il faut que toute action de l'вme soit fonction
d'un agent intrinsиque. Mais quant а l'effet produit, les actions de l'вme ne
transcendent pas toutes l'action de la nature inanimйe: car, en ce qui concerne
l'кtre naturel et ce qu'il requiert, il faut qu'il soit dans les corps animйs
comme il est dans les corps inanimйs; mais alors que dans les corps inanimйs,
il vient d'un agent extrinsиque, dans les corps animйs il vient d'un agent
intrinsиque. De ce genre sont les actions auxquelles sont ordonnйes les
puissances de l'вme vйgйtative: ainsi la puissance gйnйrative est-elle
ordonnйe а produire l'individu dans l'кtre, la force de croissance а ce
qu'il atteigne la taille convenable, la force nutritive а ce qu'il soit
conservй dans l'кtre. Mais de tels effets touchent les corps inanimйs
par le fait d'un agent naturel extrinsиque. Cependant, et а cause de cela, les
forces de l'вme susdites sont appelйes naturelles.
Mais il y a d'autres actions de l'вme et de plus hautes: celles qui
transcendent les actions des corps physiques, y compris dans l'effet produit,
en raison de la possibilitй pour toute chose d'exister dans l'вme selon l'кtre
immatйriel. En effet, l'вme est en quelque faзon toute chose pour autant
qu'elle sent et qu'elle pense. Mais on doit admettre des degrйs divers dans
l'immatйrialitй. L'un de ces degrйs consiste dans le fait que les choses sont
dans l'вme sans leurs matiиres propres, mais non cependant sans la singularitй
et les conditions individuelles qui suivent la matiиre. Et ce degrй, c'est le
sens, qui est capable de recevoir les espиces individuelles sans la matiиre,
mais cependant dans un organe corporel.
Un degrй plus haut et trиs parfait d'immatйrialitй, c'est l'intellect, qui
reзoit les espиces totalement sйparйes de la matiиre et de ses conditions, et
sans organe corporel.
En outre, de mкme que par la forme naturelle, une chose est inclinйe а
quelque fin, et qu'elle dispose du mouvement et de l'action pour atteindre le
terme de son inclination, de mкme, а la forme sensible ou intelligible, succиde
une inclination а la chose intellectuellement connue, laquelle inclination
relиve de la puissance appйtitive. Et par consйquent, il faut de plus qu'il y
ait un mouvement par lequel [le dйsirant] parvienne а la chose dйsirйe, ce qui
relиve de la puissance motrice.
Pour une parfaite connaissance du sens, qui suffit а l'animal, cinq
conditions sont requises. Premiиrement que le sens reзoive l'espиce de [l'objet]
sensible, ce qui appartient au sens propre. Deuxiиmement qu'il juge des
sensibles perзus et les discerne les uns des autres, ce qui doit кtre fait par
la puissance а laquelle parviennent tous les sensibles et qu'on appelle sens
commun. Troisiиmement que soient conservйes les espиces reзues des sensibles:
en effet l'animal a besoin de l'apprйhension des sensibles, non seulement en
leur prйsence, mais encore en leur absence; il est donc nйcessaire qu'elles
soient reconduites dans une puissance autre, car, dans les rйalitйs
corporelles, autre est le principe de rйception, autre celui de conservation
(car parfois ce qui reзoit bien conserve mal): une puissance de ce genre
s'appelle imagination ou fantaisie. Quatriиmement que soient disponibles des
informations que le sens n'apprйhende pas, comme le nuisible et l'utile et
autres choses de ce genre; et de fait l'homme parvient а les connaоtre en
cherchant et en comparant, tandis que les autres animaux le font par un
instinct naturel: ainsi la brebis fuit naturellement le loup comme nuisible; а
cela chez les autres animaux, est ordonnйe naturellement l'estimative, mais
chez l'homme la facultй cogitative, dont le rфle est de collecter les
informations particuliиres, c'est pourquoi on l'appelle et raison particuliиre
et intellect passif. Cinquiиmement, il est requis que les informations
prйalablement saisies par les sens et conservйes intйrieurement puissent кtre
convoquйes pour un examen prйsent; et ceci appartient а la facultй de
mйmoration, laquelle s'exerce, chez les autres animaux, sans enquкte, mais chez
les hommes par enquкte et examen, d'oщ l'existence chez les hommes non
seulement de la mйmoire mais de la rйminiscence. Or il est nйcessaire qu'une
puissance distincte de toute autre soit ordonnйe а cela, car si l'acte des
autres puissances sensitives rйsulte du mouvement des choses vers l'вme,
l'acte de la puissance de mйmoration rйsulte au contraire du mouvement de l'вme
vers les choses: or la diversitй des mouvements requiert la diversitй des
puissances, car les principes des mouvements sont appelйs puissances.
Mais parce que le sens propre, qui est premier dans l'ordre des puissances
sensibles, est mu immйdiatement par les sensibles, il lui fut nйcessaire de se
distinguer en divers puissances selon la diversitй des stimulations sensibles.
En effet, comme le sens a le pouvoir de recevoir les espиces sensibles sans la
matiиre, il est nйcessaire d'йvaluer le degrй et l'ordre des mutations suivant
lesquelles les sensibles meuvent les sens en les comparant aux mutations dans
l'ordre matйriel.
C'est ainsi qu'il y a des sensibles dont les espиces, bien que reзues
immatйriellement dans le sens, occasionnent cependant chez les vivants
sensitifs une mutation matйrielle dans le moment de la sensation. Telles sont
les qualitйs qui sont principes de mutation mкme dans les choses matйrielles,
comme le chaud, le froid, l'humide et le sec, et autres choses de ce genre. Et
parce que de tels sensibles nous meuvent aussi en agissant matйriellement, et
que la mutation matйrielle se fait donc par contact, il est nйcessaire que les
sensibles de ce genre soient perзus en les touchant: c'est pourquoi la
puissance sensible qui les apprйhende est appelйe tact.
Mais il y a des sensibles qui en revanche ne meuvent pas matйriellement,
mais dont la stimulation s'accompagne d'une mutation matйrielle annexe. Ce qui
arrive de deux faзons. Du fait d'abord que la mutation matйrielle annexe vient
de la part du sensible autant que de la part du sentant, et ceci caractйrise le
goыt. En effet, bien que la saveur ne meuve pas l'organe du goыt en le rendant
savoureux, cependant cette stimulation ne va pas sans quelque transmutation
matйrielle annexe, et principalement en raison de l'humectage. Autre faзon:
quand la transmutation matйrielle annexe vient de la part du sensible: c'est le
cas lorsqu'elle entraоne une certaine dissolution ou altйration du sensible,
comme il arrive dans le sens de l'odorat; ou bien lorsqu'elle implique une
changement de lieu, comme il arrive dans le sens de l'ouпe. C'est pourquoi
l'ouпe et l'odorat, parce qu'ils sont sans mutation matйrielle du cфtй du sujet
de la sensation, encore qu'une telle mutation soit prйsente du cфtй du
sensible, sentent, non par contact, mais par un moyen extrinsиque, alors que le
goыt n'y parvient que par contact, parce qu'une mutation matйrielle est requise
de la part du sujet de la sensation.
Mais il y a d'autres sensibles qui meuvent le sens sans mutation matйrielle
annexe, comme la lumiиre et la couleur, objets de la vue. C'est pourquoi la vue
est plus haute et plus universelle que les autres sens parce que les sensibles
qu'elle perзoit sont communs aux corps corruptibles et incorruptibles.
Pareillement la force appйtitive qui suit l'apprйhension du sens se
divisera nйcessairement en deux. Car un objet est dйsirable, ou bien par cette
raison qu'il est dйlectable et convient au sens -c'est а cela que tend la
facultй concupiscible -, ou bien par cette raison que le pouvoir de jouir des
choses dйlectables au sens est soumis au fait de l'atteindre par un moyen
pйnible, comme lorsque l'animal atteint en combattant, ou en йcartant les
obstacles, le pouvoir de jouir de l'objet propre de sa dйlectation, et c'est а
cela qu'est ordonnйe la facultй irascible.
Quant а la force motrice, puisqu'elle est ordonnйe au mouvement, elle ne se
diversifie que selon la diversitй des mouvements, parce que ceux-ci
appartiennent ou bien а des animaux d'espиces diverses, tels les reptiles, les
volatiles, les quadrupиdes, et tous ceux qui se dйplacent d'autre faзon, ou
bien aux diverses parties d'un mкme animal, car les parties singuliиres
disposent de certains mouvements propres.
Les degrйs des puissances intellectuelles se distinguent pareillement en
cognitives et appйtitives. En revanche, la puissance motrice est commune et au
sens et а l'intellect, car le mкme corps et du mкme mouvement est mu par l'un
et par l'autre. La connaissance de l'intellect requiert deux puissances, а
savoir l'intellect agent et l'intellect possible, comme on l'a montrй plus
haut.
Ainsi donc, il est manifeste que les puissances de l'вme sont de trois
degrйs, а savoir selon l'вme vйgйtative, sensitive et rationnelle. Mais il y a
cinq genres de puissances, а savoir les puissances nutritives, sensitives,
intellectives, appйtitives et motrices selon le lieu; et chacune contient sous
elle plusieurs puissances, comme on l'a dit.
Solutions:1. Les contraires diffиrent au maximum, mais dans
le mкme genre. La diversitй des objets selon le genre s'accorde а la diversitй
des puissances, parce que le genre est d'une certaine maniиre en puissance. Et
ainsi les contraires se rйfиrent а la mкme puissance.
2. Bien que le son et la couleur soient des accidents
divers, cependant ils diffиrent par soi quant а la stimulation du sens, comme
on l'a dit, ce qui n'est pas le cas de l'homme et de la pierre, parce que ils
stimulent le sens de la mкme faзon. C'est ainsi que l'homme et la pierre
diffиrent par accident en tant qu'ils sont objets de sensation, encore qu'ils
diffиrent par soi en tant que substances. Rien n'empкche en effet que ce qui
diffиre par soi en raison d'un genre, diffиre par accident en raison d'un autre
genre: ainsi le noir et le blanc diffиrent par soi dans le genre de la couleur,
mais non dans celui de la substance.
3. Une mкme chose se rapporte а diverses puissances
de l'вme, non pas suivant la mкme raison d'objet, mais suivant l'une et l'autre
raison.
4. Plus une puissance est йlevйe, plus elle s'йtend а
de multiples choses; c'est pourquoi plus synthйtique est la raison de son objet
formel. De lа vient que se rassemblent sous la raison d'objet, chez une
puissance supйrieure, des choses qui se distinguent sous la raison d'objet,
chez les puissances infйrieures.
5. Les habitus ne sont pas perfections des puissances
au point d'en кtre la raison, mais c'est en quelque sorte par eux que les
puissances se rapportent а leur raison d'кtre, c'est-а-dire aux objets. Par
consйquent les puissances ne se distinguent pas en raison des habitus, mais des
objets, de mкme que les principes de l'art se distinguent non pas en raison des
accidents mais des fins.
6. Les puissances ne sont pas pour les organes, mais
plutфt l'inverse. Par suite, les organes se distinguent en raison des objets,
et non les objets en raison des organes.
7. L'вme a une fin principale, ainsi pour l'вme
humaine, le bien intelligible; mais elle a aussi d'autres fins ordonnйes а
cette fin ultime, comme pour le sensible d'кtre ordonnй а l'intelligible. Et
comme l'вme est ordonnйe а ses objets par les puissances, il s'ensuit que la
puissance sensible est en l'homme en vue de la puissance intellective, et ainsi
des autres puissances. C'est donc en raison de la fin, par rйfйrence aux objets,
qu'une puissance tire son origine d'une autre; il n'y a donc pas de contrariйtй
а ce que les puissances de l'вme se distinguent par leur origine et par leurs
objets.
8. Bien que l'accident ne puisse par soi кtre sujet
d'un accident, cependant le sujet est sous-jacent а tel accident par la
mйdiation d'un autre, comme le corps l'est de la couleur par la mйdiation de
l'йtendue. Et ainsi un accident naоt du sujet par la mйdiation d'un autre, une
puissance de l'essence de l'вme par la mйdiation d'une autre.
9. L'вme par une seule de ses facultйs rйgit plus de
choses qu'une rйalitй naturelle: ainsi la vue apprйhende tous les visibles. Or
l'вme, а cause de sa noblesse, a plus d'opйrations qu'une chose inanimйe; il
lui faut donc avoir plusieurs puissances.
10. L'ordre des puissances de l'вme suit l'ordre des
objets. Mais l'ordre peut s'entendre en deux sens, -ou bien selon la
perfection, alors l'intellect a prioritй sur le sens; -ou bien selon la voie de
la gйnйration, et alors le sens a prioritй sur l'intellect, parce que dans la
voie de la gйnйration la disposition accidentelle est induite avant la forme
accidentelle.
11. L'intellect dйsire naturellement l'intelligible en
tant que tel. De fait, l'intellect dйsire naturellement faire acte
d'intelligence, et le sens acte de sensation. Mais parce que le rйel, sensible
ou intelligible, est dйsirй non seulement pour faire acte de sensation ou
d'intellection, mais encore pour autre chose, il est donc nйcessaire qu'il y
ait une puissance appйtitive en dehors du sens et de l'intellect.
12. La volontй est dans la raison en tant qu'elle suit
l'apprйhension de la raison: l'opйration de la volontй en effet appartient au
mкme degrй que celui des puissances de l'вme, mais non au mкme genre. Et il en
va pareillement de l'irascible et du concupiscible au regard du sens.
13. L'intellect et l'appйtit meuvent en commandant le
mouvement; mais il faut une puissance motrice qui exйcute le mouvement,
puissance qui fait que les membres suivent le commandement de l'appйtit et de
l'intellect et du sens.
14. Les puissances de l'вme vйgйtative sont appelйes
facultйs naturelles parce qu'elles n'opиrent rien d'autre que ce que fait la
nature, mais elles sont appelйes facultйs de l'вme parce qu'elles le font sur
un mode plus йlevй, comme on l'a dit pus haut.
15. Une chose inanimйe reзoit en mкme temps l'espиce
et la quantitй due, ce qui n'est pas possible pour les choses vivantes, parce
qu'il leur faut au principe peu de quantitй, car elles sont engendrйes de la
semence. Et il faut ainsi qu'il y ait en elles, outre la facultй gйnйrative,
une facultй de croissance, qui mиne а la taille optimale. Or il faut que cela
se fasse par la conversion d'une chose quelconque en la substance en vue de son
accroissement, et que ce quelque chose lui soit donc ajoutй. Or cette
conversion se fait par la chaleur: c'est la chaleur qui convertit ce qui se
prйsente de l'extйrieur et dissout ce qui est а l'intйrieur. C'est pourquoi,
s'agissant de la conservation de l'individu, pour que soit continuellement restaurй
ce qui se perd, et que soit ajoutй ce qui manque а la perfection de la taille
comme aussi ce qui est nйcessaire а la gйnйration, aura йtй nйcessaire
l'existence d'une facultй nutritive, qui dessert et la facultй de croissance et
celle de gйnйration, et conserve l'individu pour ce faire.
16. Le son et la couleur et les choses de ce genre
diffиrent selon les diverses faзons de stimuler les sens, mais non les
sensibles de genres divers. Ce n'est pas en raison de ces derniers que
diffиrent les puissances sensibles.
17. Etant donnй que les contraires dont le tact est
connaisseur ne se rйduisent pas а un unique genre (comme les contraires que
l'on peut observer dans le champ du visible sont rйductibles dans l'unique
genre de la couleur), le Philosophe prйcise dans le De anima[cxxiii] [6] qu'il n'y a pas un unique sens du tact,
mais plusieurs. Mais cependant ils se rencontrent tous sur le point de n'avoir
pas а sentir par un mйdium extrinsиque, et donc tous sont appelйs
"tact" en ce que ce sens est unique par le genre, mais d'un genre
divisй en plusieurs espиces. On pourrait dire cependant qu'il est unique
absolument, parce que tous les contraires dont le tact a connaissance, sont
connus par soi les uns par les autres et sont rйductibles а un unique genre,
mais un genre innommй, comme est innommй le genre prochain du chaud et du
froid.
18. Puisque les puissances de l'вme sont des
propriйtйs, dire que la mйmoire est passion d'une sensation premiиre n'exclut
pas que la mйmoire soit une puissance autre que le sens, mais montre quel est
son ordre par rapport au sens.
19. Le sens reзoit les espиces sensibles dans les
organes corporels, et il est connaisseur des particuliers; mais l'intellect
reзoit les espиces des choses sans organe corporel, et il est connaisseur des universels.
Aussi une diversitй d'objets requiert-elle une diversitй de puissances dans la
partie sensitive, alors qu'elle ne le requiert pas dans la partie intellective.
En effet recevoir et retenir dans l'ordre matйriel ne sont pas identiques, mais
ils le sont dans l'ordre immatйriel. Et pareillement, il faut que le sens se
diversifie selon la diversitй des stimulations, mais non pas l'intellect.
20. Le mкme objet, а savoir l'intelligible en acte, se
rapporte а l'intellect agent comme йtant fait pas lui, et а l'intellect
possible comme l'informant. Il est donc manifeste qu'il ne se rapporte pas
selon la mкme raison а l'intellect agent et а l'intellect possible.
Objections:1. Il semble que non. Il est dit en effet dans L'Ecclйsiaste: "Identique est la mort de l'homme et
des bкtes, йgale leur condition". Mais lorsque les bкtes meurent, leur вme
meurt aussi. Donc lorsque l'homme meurt, son вme est corrompue.
2. Corruptible et incorruptible diffиrent selon le
genre, comme il est dit dans la Mйtaphysique[cxxiv] [1]. Or l'вme humaineet l'вme des bкtes ne
diffиrent pas selon le genre, car l'homme ne diffиre pas des bкtes selon le
genre. Donc l'вme de l'homme et celle des bкtes ne diffиrent pas selon le
corruptible et l'incorruptible. Or l'вme des bкtes est corruptible. Donc l'вme
humaine l'est aussi.
3. Damascиne dit que l'ange reзoit l'immortalitй par
grвce et non par nature[cxxv] [2]. Mais l'ange n'est pas infйrieur а l'вme.
Donc l'вme n'est pas naturellement immortelle.
4. Le Philosophe prouve dans les Physiques[cxxvi] [3] que le premier moteur est d'une
efficience infinie car il meut durant un temps infini. Si donc l'вme a la
capacitй de durer un temps infini, il s'ensuit que son efficience est infinie.
Mais une efficience infinie n'existe pas dans une essence finie. Par consйquent
l'essence de l'вme serait infinie si elle йtait incorruptible. Donc l'вme
humaine n'est pas incorruptible.
5. On disait que l'вme humaine est incorruptible non
par son essence propre, mais par l'efficience divine. En sens contraire: ce
qui n'appartient pas а un sujet quelconque en vertu de son essence propre, ne
lui est pas essentiel. Mais corruptible et incorruptible sont attribuйs par
essence а tout sujet porteur de ces prйdicats, comme dit le Philosophe dans la Mйtaphysique[cxxvii] [4].Donc si l'вme est incorruptible,
il faut qu'elle le soit par son essence.
6. Tout ce qui est, est ou bien corruptible, ou bien
incorruptible. Si donc l'вme humaine n'est pas incorruptible selon sa nature,
il s'ensuit qu'elle est corruptible selon sa nature.
7. Tout incorruptible a capacitй d'кtre toujours. Si
donc l'вme humaine est incorruptible, il s'ensuit qu'elle a la capacitй d'кtre
toujours. Donc l'вme n'a pas l'кtre aprиs le non-кtre; ce qui est
contre la foi.
8. Au dire de S. Augustin[cxxviii] [5], de mкme que Dieu est la vie de l'вme, de
mкme l'вme est la vie du corps. Mais la mort est la privation de la vie. Donc
par la mort l'вme est privйe de la vie et disparaоt.
9. La forme n'a pas l'кtre en dehors de ce en
quoi elle est. Or l'вme est la forme du corps. Donc elle ne peut кtre que dans
le corps; donc elle pйrit а la destruction du corps.
10. On disait: ce qui est vrai de l'вme du point de
vue de la forme, ne l'est pas du point de vue de son essence. En sens contraire:
l'вme n'est pas forme du corps par accident; autrement, puisque l'вme est
constitutive de l'homme pour autant qu'elle est forme du corps, il s'ensuivrait
que l'homme serait un йtant par accident. Or tout ce qui appartient а quelque [sujet]
non par accident, lui convient selon son essence. Donc [l'вme] est forme de par
son essence. Si donc elle est corruptible du fait qu'elle est forme, elle l'est
aussi selon son essence.
11. Quand [deux parties] se rejoignent en un unique кtre,
la corruption de l'un entraоne celle de l'autre. Or l'вme et le corps se
rejoignent en un кtre unique, а savoir l'кtre de l'homme. Donc а
la corruption du corps, l'вme est corrompue.
12. L'вme sensible et l'вme rationnelle sont un en
l'homme selon la substance. Mais l'вme sensible est corruptible. Donc aussi
l'вme rationnelle.
13. La forme doit кtre proportionnйe а la matiиre. Or
l'вme humaine est dans le corps comme la forme dans la matiиre. Puisque donc
le corps est corruptible, l'вme le sera aussi.
14. Si l'вme peut кtre sйparйe du corps, il faut que
l'une de ses opйrations s'exerce sans le corps, car aucune substance n'est
inactive. Mais aucune opйration ne peut venir de l'вme sans le corps, y compris
l'intellection car, а l'йvidence, il n'y a pas d'intellection sans image, comme
dit le Philosophe[cxxix] [6], et pas d'image sans le corps. Donc l'вme
ne peut кtre sйparйe du corps, mais elle se corrompt а la corruption du corps.
15. Si l'вme est incorruptible, ce ne sera qu'en vertu
de son intelligence. Mais il semble que l'acte d'intellection ne lui convient
pas, car ce qu'il y a de plus йlevй dans la nature infйrieure imite en quelque
faзon l'action de la nature supйrieure, mais sans y parvenir: c'est ainsi que
les singes imitent l'opйration de l'homme sans pourtant y parvenir. Et pareillement,
il semble que l'homme, puisqu'il est le plus йlevй dans l'ordre des choses
matйrielles, imite en quelque faзon l'action des substances intellectuelles
sйparйes, а savoir l'acte d'intellection, mais sans y parvenir. Donc aucune
nйcessitй, semble-t-il, а soutenir l'immortalitй de l'вme.
16. S'agissant de l'opйration propre а l'espиce, tous
ou le plus grand nombre de ceux qui sont dans l'espиce y parviennent. Mais trиs
peu d'hommes parviennent а кtre intelligents en acte. Donc l'acte d'intellection
n'est pas l'opйration propre de l'вme humaine; et ainsi il ne faut pas que
l'вme humaine soit incorruptible du fait qu'elle est intellectuelle.
17. Le Philosophe dit dans les Physiques[cxxx] [7]que tout [sujet] fini pйrit chaque fois qu'il lui
manque quelque chose. Or le bien de nature de l'вme est un bien fini. Comme ce
bien de nature se trouve diminuй par n'importe lequel des pйchйs, il semble en
fin de compte qu'il soit totalement supprimй; et ainsi il arrivera а l'вme
humaine d'кtre corrompue.
18. A corps dйbile, вme dйbile, comme le montre ses
opйrations. Donc а la corruption du corps l'вme est corrompue.
19. Tout ce qui vient du nйant retournera au nйant. Or
l'вme est crййe de rien. Donc elle retournera au nйant. Par consйquent, elle
est corruptible.
20. Tant que demeure la cause, demeure l'effet. Mais
l'вme est cause de la vie du corps. Si donc l'вme demeure toujours, il semble
que le corps vive toujours, ce qui est manifestement faux.
21. Tout ce qui subsiste par soi, est une rйalitй individuelle
qui se range dans un genre ou une espиce. Mais l'вme humaine, semble-t-il,
n'est pas un une rйalitй individuelle ni ne se range dans une espиce ou un
genre en tant qu'individu ou espиce, puisqu'elle est forme: en effet кtre dans
un genre ou une espиce convient au composй, non а la matiиre ni а la forme,
sauf par simplification. Donc l'вme humaine ne subsiste pas par soi; et ainsi
а la corruption du corps elle ne peut demeurer.
En sens contraire:1. Il est dit au livre de la Sagesse: "Dieu
a fait l'homme impйrissable, il l'a fait а l'image de sa ressemblance"[cxxxi] [8]. D'oщ l'on peut dйduire que l'homme est
impйrissable, c'est-а-dire incorruptible, pour la raison qu'il est а l'image
de Dieu. Or il est а l'image de Dieu par son вme, comme Augustin le dit au
livre du De Trinitate[cxxxii] [9].Donc l'вme est incorruptible.
2. Tout ce qui se corrompt comporte des contraires ou
est composй de contraires. Mais l'вme humaine est sans aucune contrariйtй, car
les choses qui sont contraires en soi, ne sont pas contraires dans l'вme: en
effet les idйes de contraires dans l'вme ne sont pas des contraires. Donc l'вme
humaine est incorruptible.
3. Les corps cйlestes sont incorruptibles parce
qu'ils ne comportent pas de matiиre semblable а celle des corps susceptibles
de gйnйration et de corruption. Mais l'вme humaine est totalement immatйrielle:
ce que montre le fait qu'elle reзoit les espиces des choses immatйriellement.
Donc l'вme humaine est incorruptible.
4. Le Philosophe dit que l'intellect est sйparй comme
l'est le perpйtuel du corruptible[cxxxiii] [10]. Or l'intellect est partie de l'вme,
comme lui-mкme le dit[cxxxiv] [11]. Donc l'вme humaine est incorruptible.
Rйponse: Il est nйcessaire que l'вme humaine soit
totalement incorruptible. Pour en avoir l'йvidence, il faut considйrer que ce
qui est par soi consйcutif а quelque chose ne peut en кtre йcartй: par exemple,
on ne peut йcarter de l'homme le fait d'кtre animal, ni du nombre d'кtre pair
ou impair. Or il est manifeste que l'кtre est par soi consйcutif а la
forme; chacun possиde l'кtre selon sa propre forme. Par suite, l'кtre ne
peut d'aucune faзon кtre sйparй de la forme. Sont donc corrompus les composйs
de matiиre et de forme par cela qu'ils perdent la forme а laquelle l'кtre est
consйcutif; mais la forme elle-mкme ne peut кtre corrompue par soi; elle l'est
par accident, а la corruption du composй, en tant que fait dйfaut l'кtre
du composй qui passe par la forme, quand la forme est telle qu'elle n'est pas
"ce qui a l'кtre"mais qu'elle est seulement "ce
par quoiest" le composй. Si donc il y a quelque forme qui
soit "ce qui al'кtre", il est nйcessaire que cette
forme soit incorruptible: en effet, l'кtre n'est pas sйparй de
"ce qui a l'кtre" sinon par le fait que la forme est sйparйe de
lui. C'est pourquoi si "ce qui a l'кtre" est la forme mкme,
il est impossible que l'кtre soit sйparй de lui.
Or il est manifeste que le principe selon quoi l'homme fait acte
d'intellection est la "forme ayant l'кtre", et non
seulement comme l'йtant selon quoi quelque chose est. L'intellection en effet,
comme le Philosophe le prouve dans le De anima[cxxxv] [12], n'est pas un acte accompli par un organe
corporel. Car on ne pourrait trouver un organe corporel capable de recevoir toutes
les natures sensibles. Notamment parce que le recevant doit кtre dйpouillй de
la nature du reзu, а l'exemple de la pupille qui est dйpourvue de couleur. Or
tout organe corporel possиde une nature sensible. Mais l'intellect, par quoi
nous faisons acte d'intellection, est capable de connaоtre toutes les natures
sensibles. C'est pourquoi il est impossible que son opйration -l'intellection -s'exerce
par quelque organe corporel. D'oщ il apparaоt que l'intellect dispose d'une
opйration par soi oщ ne communique pas le corps. Maintenant chacun opиre dans
la mesure oщ il est. Qui a l'кtre par soi, opиre par soi; en revanche,
qui n'a pas l'кtre par soi, n'opиre point par soi: en effet la chaleur
ne chauffe pas, mais le chaud. Ainsi donc, il est йvident que le principe
intellectuel par lequel l'homme fait acte d'intellection, possиde un кtre
йlevй au-dessus du corps -non dйpendant du corps.
De plus, il est manifeste qu'un tel principe intellectif n'est pas un
composй de matiиre et de forme, car les espиces sont reзues en lui-mкme de
faзon totalement immatйrielle. Ce qu'atteste le fait que l'intellect porte sur
les universels, qui sont considйrйs abstraction faite de la matiиre et des
conditions matйrielles. Reste donc que le principe intellectuel par quoi
l'homme fait acte d'intellection est la forme qui a l'кtre. C'est
pourquoi il est nйcessaire qu'elle soit incorruptible.C'est justement
ce que dit le Philosophe[cxxxvi] [13]: l'intellect est quelque chose de divin
et de perpйtuel.On a montrй d'autre part dans les questions prйcйdentes
que le principe intellectuel de l'intellection n'est pas une substance sйparйe,
mais quelque chose de formellement inhйrent а l'homme, c'est-а-dire l'вme ou
partie de l'вme. Reste, suite aux propositions susdites, que l'вme est
incorruptible.
Tous ceux en effet qui ont soutenu que l'вme humaine est corruptible, ont
supprimй quelque chose des prйmisses. Les uns, faisant de l'вme un corps, ont
soutenu qu'elle n'йtait pas une forme [substantielle], mais un composй de
matiиre et de forme. Mais d'autres, supposant que l'intellect n'est pas
diffйrent du sens, ont soutenu en consйquence qu'il n'a pas d'opйration sans
user d'un organe corporel, et ainsi ne possиde pas un кtre йlevй
au-dessus du corps, et donc n'est pas une forme disposant de l'кtre. En
revanche, d'autres ont soutenu que l'intellect, principe d'intellection, йtait
chez l'homme une substance sйparйe. Toutes choses qui s'avиrent кtre fausses
par ce qu'on a montrй plus haut. D'oщ il reste que l'вme humaine est
incorruptible.
Une double constatation peut faire signe en ce sens. Du cфtй de l'intellect
d'abord, car les choses qui sont en soi corruptibles, sont incorruptibles dans
la pensйe qu'en prend l'intellect. Celui-ci en effet apprйhende les choses
dans l'universel, mode sous lequel la corruption ne les touche pas.
Secondement du cфtй du dйsir naturel, lequel ne peut кtre frustrй en rien. Or
nous voyons qu'il y a chez les hommes un dйsir de perpйtuitй. Et c'est
raisonnable car, puisque l'кtre mкme est en soi dйsirable, il faut que
l'intellect, qui apprйhende l'кtre absolument, et non pas ici et
maintenant, dйsire кtre absolument et selon la totalitй du temps. C'est
pourquoi il semble que ce dйsir n'est pas vain et que l'homme, selon l'вme
intellectuelle, est incorruptible.
Solutions:1. Salomon, dans le livre de l'Ecclesiaste, parle comme interprиte, tantфt en
reprйsentant des sages, tantфt en reprйsentant des insensйs. Les paroles citйes
le sont d'un reprйsentant des insensйs. Ou bien on peut dire qu'il est question
d'une unique destruction de l'homme et des bкtes quant а la destruction du
composй, qui pour l'un comme pour les autres se fait par la sйparation de l'вme
et du corps, bien qu'aprиs la sйparation l'вme humaine demeure, mais non l'вme
des bкtes.
2. Si l'вme humaine et l'вme des bкtes se rangeaient
dans le genre, il s'ensuivrait que divers genres tomberaient sous la considйration
d'un genre relatif а leur nature. C'est ainsi que le corruptible et
l'incorruptible diffиrent par le genre, encore qu'ils puissent se rejoindre
sous une raison commune, et de lа peuvent кtre dans un unique genre pour une
considйration logique. Maintenant l'вme n'est pas dans un genre au titre de
l'espиce, mais au titre de partie de l'espиce. Or l'un et l'autre composй est
corruptible: tant celui dont la partie est l'вme humaine, que celui dont la
partie est l'вme des bкtes. C'est pourquoi rien ne les empкche d'кtre d'un
unique genre.
3. Comme le dit Augustin[cxxxvii] [14], la vraie immortalitй, c'est la vraie
immutabilitй. Or l'immutabilitй qui rйsulte de l'йlection, а savoir de ne
pouvoir кtre changй de bien en mal, l'ange autant que l'вme l'ont par grвce.
4. L'кtre se compare а la forme comme lui
йtant consйcutif par soi, mais non comme un effet par rapport а l'efficience de
l'agent, tel un mouvement par rapport а l'efficience du moteur. Aussi, bien que
la capacitй de mouvoir en un temps infini dйmontre l'infinitй de l'efficience
du moteur, cependant le fait de pouvoir кtre un temps infini ne dйmontre pas
l'infinitй de la forme (par quoi quelque chose est), pas plus que le fait que
la dualitй soit toujours paire, ne montre son infinitй. En revanche, le fait
que quelque chose existe un temps infini dйmontre plutфt l'efficience infinie
de Celui qui est cause de l'acte d'кtre.
5. Le corruptible et l'incorruptible sont des
prйdicats essentiels qui suivent l'essence comme principe formel ou matйriel,
mais non comme principe actif. Le principe actif de la perpйtuitй des choses
est extrinsиque.
6. Mкme solution pour la sixiиme objection.
7. L'вme a le pouvoir d'кtre toujours, mais ce
pouvoir elle ne l'a pas toujours eu. Et ainsi il ne faut pas qu'elle ait
toujours йtй, mais qu'elle ne cessera jamais dans le futur.
8. L'вme est forme du corps en tant que cause de la
vie, comme la forme est principe d'кtre. En effet, vivre pour les
vivants, c'est кtre, comme dit le Philosophe au De anima[cxxxviii] [15].
9. L'вme est une forme telle qu'elle possиde l'acte
d'кtre indйpendamment de ce dont elle est la forme; ce que montre son
opйration, comme on l'a dit.
10. Bien que l'вme soit forme du corps par son
essence, toutefois telle propriйtй peut lui appartenir en tant qu'elle est
telle forme, а savoir une forme subsistante, propriйtй qui ne lui appartient
pas en tant que [simplement] forme: c'est ainsi que l'intellection ne convient
pas а l'homme en tant qu'animal, bien que l'homme soit animal de par son
essence.
11. Bien que l'вme et le corps se rejoignent sur
l'unique кtre de l'homme, cependant cet кtre revient au corps par
l'вme; de telle sorte que l'вme communique au corps l'кtre dans lequel
elle subsiste, comme on l'a montrй dans les questions prйcйdentes. Et ainsi,
lors de la disparition du corps, l'вme demeure encore.
12. L'вme sensible est corruptible chez les bкtes;
mais chez l'homme, comme elle est en substance la mкme que l'вme rationnelle,
elle est incorruptible.
13. Le corps humain est une matiиre proportionnйe а
l'вme humaine quant а ses opйrations; mais la corruption et les autres dйfauts
surviennent, par voie de consйquence, de la matiиre, comme on l'a montrй plus
haut. On peut dire aussi bien que la corruption advient au corps en consйquence
du pйchй, mais non pas de la premiиre institution de la nature.
14. Que le Philosophe dise qu'il n'y a pas
d'intellection sans image[cxxxix] [16] est а comprendre en rйfйrence а l'йtat
prйsent de notre vie, oщ l'homme exerce l'intellection par son вme. Mais autre
sera le mode d'intellection de l'вme elle-mкme une fois sйparйe.
15. Bien que l'вme humaine ne parvienne pas au mode
d'intellection propre aux substances supйrieures, elle parvient cependant а ce
mode d'intellection qui suffit а prouver son incorruptibilitй.
16. Bien que peu parviennent а un acte d'intellection
parfait, cependant tous parviennent d'une certaine faзon а l'acte d'intellection.
Il est manifeste que les premiers principes du raisonnement sont des conceptions
communes а tous, et sont perзus par l'intellect.
17. Le pйchй a totalement supprimй la grвce; mais il
n'a rien фtй а l'essence de la rйalitй. Il a фtй cependant quelque chose de
l'inclination ou de l'aptitude а la grвce; et pour autant qu'un pйchй, quel
qu'il soit, introduit plus avant а une disposition contraire, on dit que tout
pйchй retranche quelque chose au bien de la nature, а savoir l'aptitude а la
grвce. Jamais cependant le bien de la nature n'est totalement supprimй, car
toujours demeure la puissance sous les dispositions contraires, bien qu'elle
soit de plus en plus йloignйe de l'acte.
18. L'вme n'est pas dйbilitйe par la dйbilitй du
corps, ni mкme l'вme sensitive, comme le montre le Philosophe dans le De
anima[cxl] [17]:qu'un vieillard reзoive l'њil
d'un jeune, il verra tout а fait comme un jeune. D'oщ il est manifeste que la
dйbilitй de l'action ne vient pas de la dйbilitй de l'вme, mais de celle de
l'organe.
19. Ce qui vient du nйant retournera au nйant, а moins
d'кtre conservй par la main de Celui qui nous gouverne. Mais on ne dйduira pas
de cette condition qu'une chose est corruptible; elle l'est d'avoir en soi un
principe de corruption: en effet, corruptible et incorruptible sont des
prйdicats essentiels.
20. Bien que l'вme, cause de la vie, soit
incorruptible, cependant le corps, qui reзoit la vie de l'вme, est sujet а
transmutation; il s'йcarte par lа de la disposition qui le rend apte а recevoir
la vie. Et c'est ainsi que survient la corruption de l'homme.
21. Bien que l'вme puisse кtre par soi,
pourtant elle n'a pas l'espиce par soi, puisqu'elle est partie de l'espиce.
Objections: a. Il semble que non: aucune action du
composй ne demeure dans l'вme sйparйe. Or l'intellection est une action du
composй. Le Philosophe l'affirme dans le De anima[cxli] [1]: dire que l'вme fait acte d'intelligence, c'est la
mкme chose que de dire qu'elle tisse ou qu'elle construit. Donc l'intellection ne
demeure pas dans l'вme sйparйe.
1. Le Philosophe dit dans le De anima[cxlii] [2] qu'il n'y a jamais d'intellection sans
images. Mais les images sont inhйrentes aux organes corporels. Elles ne
peuvent exister dans l'вme sйparйe. Il n'y a donc pas d'intellection dans
l'вme sйparйe.
b. On disait que le Philosophe parle de l'вme dans son union au corps et
non de l'вme sйparйe. En sens contraire: L'вme sйparйe ne peut faire acte
d'intelligence que par la puissance intellective...
c. Le Philosophe dit dans le De anima[cxliii] [3]que l'acte d'intelligence est ou bien imagination,
ou bien n'est pas sans imagination. Or l'imagination n'est pas sans le corps,
donc йgalement l'intellection. Donc pas d'intellection dans l'вme sйparйe.
2. Le Philosophe dit dans le De anima[cxliv] [4] que l'intellect se rapporte aux images
comme la vue par rapport aux couleurs. Mais la vue ne peut voir sans les
couleurs. Donc l'intellect ne peut agir sans les images, et par consйquent sans
le corps.
3. Le Philosophe dit dans le De anima[cxlv] [5] que l'intellection se corrompt lorsqu'il
y a corruption intйrieure, soit du corps, soit de la chaleur naturelle; ce qui
arrive en effet, une fois l'вme sйparйe du corps. Donc l'вme sйparйe du corps
ne peut faire acte d'intelligence.
4. On disait que l'вme sйparйe du corps fait en
vйritй acte d'intelligence, mais non pas sous la modalitй prйsente oщ elle le
fait en abstrayant а partir des images. En sens contraire: la forme est unie а
la matiиre non pour la matiиre mais pour la forme, car la forme est la fin et
la perfection de la matiиre. Or la forme est unie а la matiиre pour le
complйment de son opйration; c'est pourquoi la forme requiert telle matiиre:
celle par laquelle l'opйration de la forme puisse aboutir а son achиvement
(ainsi la forme de la scie requiert comme matiиre le fer pour accomplir
l'opйration de couper). Or l'вme est la forme du corps. Elle est donc unie а
tel corps pour le complйment de son opйration. Mais son opйration propre, c'est
l'intellection. Si donc elle peut l'accomplir sans le corps, c'est en vain
qu'elle serait unie au corps.
5. Si l'вme sйparйe peut faire acte d'intelligence,
elle le fera plus noblement en йtant sйparйe plutфt qu'unie au corps: car
faire acte d'intelligence sans avoir besoin d'images, а l'instar des
substances sйparйes, c'est le faire sous un mode plus noble que de le faire,
comme nous, par le moyen des images. Or le bien de l'вme est dans
l'intellection, car la perfection de chaque substance, c'est son opйration
propre. Donc si l'вme peut faire acte d'intelligence sans le corps, en dehors
des images, il lui serait dommageable d'кtre unie au corps, -cela ne lui serait
pas naturel.
6. Les puissances se diversifient en raison des
objets. Or les objets de l'вme intellective, ce sont les images, comme il est
dit dans le De anima[cxlvi] [6]. Si donc l'вme sйparйe du corps connaоt sans les
images, il faut qu'elle dispose de puissances autres, ce qui ne se peut, car
les puissances appartiennent а l'вme par nature, et lui sont inhйrentes sans
possibilitй de sйparation.
7. Si l'вme fait acte d'intelligence, il faut qu'elle
le fasse par quelque puissance. Or les puissances intellectives ne sont dans
l'вme qu'au nombre de deux, а savoir l'intellect agent et l'intellect possible.
Or l'вme sйparйe ne peut faire acte d'intelligence ni par l'un ni par l'autre,
semble-t-il, car l'opйration de l'un et de l'autre regarde les images: en
effet, l'intellect agent fait des images des intelligibles en acte; quant а
l'intellect possible, il reзoit les espиces intelligibles abstraites de la
matiиre. Il semble que d'aucune faзon l'вme sйparйe ne puisse faire acte
d'intelligence.
8. Pour une seule chose, une seule opйration propre;
pour la parfaire, une seule perfection. Si donc l'opйration de l'вme est de
faire acte d'intelligence en recevant [ses contenus] des images, il semble que
son opйration propre ne puisse s'exercer en dehors des images; et ainsi, une
fois sйparйe du corps, elle n'exercera plus son intelligence.
9. Si l'вme sйparйe fait acte d'intelligence, il faut
qu'elle le fasse par quelque mйdiation, car l'intellection requiert la
similitude de la chose connue dans le connaissant. Or on ne peut dire que l'вme
sйparйe connaisse par son essence: cela n'appartient qu'а Dieu, car son essence
est la similitude de toutes choses, ayant d'avance en soi, parce qu'infinie,
toute perfection. Pareillement elle ne peut connaоtre non plus par l'essence
de la chose connue: car alors elle ne connaоtrait que les choses qui sont par
leur essence dans l'вme. Ni davantage par quelques espиces. Ni par des espиces
innйes ou con-crййes: ce serait semble-t-il revenir а
l'opinion de Platon, qui soutenait que toutes les sciences sont naturellement
insйrйes en nous.
10. C'est en vain, semble-t-il, que de telles espиces
seraient innйes dans l'вme, puisque celle-ci ne peut connaоtre par leur moyen
tant qu'elle est dans le corps: de fait les espиces ne semblent ordonnйes а
rien d'autre que de permettre l'intellection.
11. On disait que l'вme, pour ce qui la regarde, peut
connaоtre par des espиces innйes, mais qu'elle en est empкchйe par le corps. En
sens contraire: autant une chose est plus parfaite en sa nature, autant
est-elle plus parfaite en son opйration. Mais l'вme unie au corps est plus
parfaite en sa nature que lorsqu'elle est sйparйe du corps, de mкme qu'une
partie quelconque est plus parfaite d'exister en son tout. Si donc l'вme
sйparйe du corps peut connaоtre par des espиces innйes, elle le fera beaucoup
mieux par elles en йtant unie au corps.
12. Rien de ce qui est naturel а une chose n'est
totalement empкchй par ce qui relиve de sa nature. Or il appartient а la nature
de l'вme d'кtre unie au corps, puisqu'elle en est la forme. Donc, si les
espиces intelligibles sont naturellement insйrйes dans l'вme, rien ne l'empкcherait
de pouvoir faire par elles acte d'intelligence: ce qui est contraire а
l'expйrience.
13. On ne peut dire non plus, semble-t-il, que l'вme
sйparйe connaisse par les espиces prйalablement acquises dans le corps. En
effet beaucoup d'вmes humaines demeurent а l'йtat sйparй du corps qui n'ont
acquis aucune espиce intelligible: comme le montrent les вmes des enfants,
surtout de ceux qui sont morts dans le ventre maternel. Si donc les вmes sйparйes
ne pouvaient connaоtre que par des espиces acquises auparavant, il s'ensuivrait
que toutes ne pourraient exercer l'intellection.
14. Si l'вme sйparйe ne connaоt que par les espиces
prйalablement acquises, il s'ensuit, semble-t-il, qu'elle ne connaоt que celles
qu'elle a connues auparavant durant son union au corps. Or ceci ne paraоt pas
vrai: elle connaоt en effet beaucoup de choses concernant les peines et les
rйcompenses qu'а prйsent elle ne connaоt pas. Donc l'вme sйparйe ne connaоt pas
seulement par les espиces prйalablement acquises.
15. L'intellect est effectuй en acte par l'espиce
intelligible existant en lui. Mais l'intellect en acte, est en acte
d'intelligence. Donc l'intellect en acte connaоt toutes ces choses dont les
espиces intelligibles sont en lui-mкme en acte. Il semble donc que les espиces
intelligibles ne sont pas conservйes dans l'intellect aprиs qu'il a cessй d'кtre
en acte d'intelligence; et ainsi elles ne demeurent pas dans l'вme aprиs la
sйparation, de telle sorte qu'elles lui permettent de connaоtre.
16. Les habitus produisent en retour des actes
semblables а ceux par lesquels ils sont acquis, le Philosophe le montre dans
les Ethiques[cxlvii] [7]: en construisant l'homme devient constructeur, et
derechef le constructeur peut construire. Mais les espиces intelligibles sont
acquises а l'intellect par le fait pour celui-ci de se tourner vers les images.
Donc il ne peut jamais connaоtre par elles sauf а se tourner vers les images.
Donc sйparйe du corps, l'вme ne peut connaоtre par les espиces acquises,
semble-t-il.
17. On ne pourrait dire non plus que l'вme connaisse
au moyen d'espиces infuses par quelque substance supйrieure, car tout ce qui
reзoit requiert un agent propre d'oщ il tient naturellement son aptitude а
recevoir. Or s'agissant de l'intellect humain, son aptitude naturelle а
recevoir est relatif aux choses sensibles. Donc il n'est pas relatif aux
substances supйrieures.
18. En ce qui concerne l'aptitude des choses а кtre
causйes par des agents infйrieurs, la seule action d'un agent supйrieur ne
suffit pas: ainsi les animaux aptes а кtre engendrйs de la semence ne sont pas
engendrйs par la seule action du soleil. Or l'aptitude de l'вme humaine, c'est
de recevoir les espиces des sensibles. Donc la seule influence des substances
supйrieures ne suffit pas а lui faire acquйrir les espиces intelligibles.
19. L'agent doit кtre proportionnй au patient, et le
donateur au destinataire. Mais l'intelligence des substances supйrieures n'est
pas proportionnйe а l'intelligence de l'вme humaine, puisqu'elles possиdent une
science plus universelle et d'ailleurs incomprйhensible par nous. Donc l'вme
sйparйe ne pourra connaоtre par les espиces infuses des substances supйrieures,
semble-t-il. Et ainsi ne lui reste aucun mode par lequel elle puisse
connaоtre.
En sens contraire:1. L'intellection est au plus haut degrй une
opйration de l'вme. Si donc l'intellection ne convient pas а l'вme sans le
corps, aucune autre opйration ne lui conviendra. Dans ce cas, il est
impossible а l'вme d'кtre sйparйe. Or nous soutenons le fait d'une вme
sйparйe. Il est donc nйcessaire de soutenir la possibilitй de son intellection.
2. On lit dans les Ecritures que les ressuscitйs
auront la mкme connaissance aprиs qu'avant. Donc la connaissance des choses que
l'homme sait en ce monde ne sera pas фtйe aprиs leur mort. L'вme sйparйe peut
donc faire acte d'intelligence au moyen des espиces prйalablement acquises.
3. On trouve une similitude des choses infйrieures
dans les supйrieures, c'est ainsi que les mathйmaticiens prйdisent des йvйnements
futurs en considйrant les similitudes des choses qui, sur ce point, se passent
dans les corps cйlestes. Or l'вme est supйrieure en nature а toutes les choses
corporelles. Donc la similitude des choses corporelles est dans l'вme, et sur
un mode intelligible, puisque elle-mкme est une substance intellective. Il
semble donc qu'elle puisse connaоtre de par sa nature tous les corps, mкme
lorsqu'elle sera sйparйe.
Rйponse: Si la question soulиve le doute, c'est que notre
вme, dans l'йtat prйsent, a besoin des choses sensibles pour faire acte
d'intelligence. Aussi faut-il juger la vйritй de cette question d'aprиs les
diverses conceptions que l'on donne de ce besoin.
Certains -les Platoniciens -ont soutenu que les sens sont nйcessaires а
l'вme pour connaоtre, non par eux-mкmes, comme si la science йtait causйe en
nous а partir des choses sensibles, mais par accident, en tant que les sens
excitent notre вme, en quelque faзon, а se rappeler ce qu'elle a connu
prйcйdemment, et dont la science lui est naturellement communiquйe. Pour
comprendre cela, il faut savoir que Platon soutint que les espиces des choses
йtaient subsistantes а l'йtat sйparй, intelligibles en acte, qu'il nomma
"Idйes". C'est par la participation de ces Idйes et en quelque sorte
grвce а leur influx, qu'il soutint que notre вme йtait savante et intelligente.
Avant d'кtre unie au corps, l'вme pouvait librement utiliser cette science;
mais du fait de son union au corps, elle s'est tellement alourdie et d'une certaine
faзon embourbйe, qu'elle semblait avoir oubliй les choses qu'elle avait sues
auparavant et dont elle avait une science naturelle. Mais d'кtre en quelque
sorte excitйe par les sens, elle revenait а soi, et se remйmorait les choses
qu'elle avait connues auparavant et dont elle eut la connaissance innйe -comme
il nous arrive de nous souvenir clairement, sur l'observation de quelques sensibles,
des choses que nous avions oubliйes. Cette position relative а la science et
aux sensibles est, chez Platon, conforme а sa position concernant la gйnйration
des choses naturelles: car il soutenait que les formes des choses naturelles,
par lesquelles chaque individu se range dans une espиce, provenait de la
participation des Idйes susdites, de telle sorte que les agents infйrieurs
n'ont d'autre rфle que de disposer la matiиre а la participation des espиces
sйparйes. Et, а soutenir cette opinion, la question devient facile а rйsoudre,
vu que l'вme, en vertu de sa nature, n'a pas besoin des sens pour connaоtre,
sinon par accident. Encore cette derniиre contrainte sera-t-elle levйe lorsque
l'вme aura йtй sйparйe du corps: alors en effet, la pesanteur du corps ayant
cessй, elle n'aura plus besoin d'кtre excitйe, mais elle-mкme par elle-mкme
sera йveillйe et prкte а connaоtre toutes choses.
Mais cette opinion ne permet pas, semble-t-il d'assigner une cause
raisonnable а l'union de l'вme et du corps. L'union n'est pas favorable а
l'вme, puisque celle-ci jouit d'une opйration propre parfaite lorsqu'elle n'est
pas unie au corps, alors que son opйration propre est empкchйe par l'union au
corps. Egalement, l'union n'est pas favorable au corps: en effet l'вme n'est
pas pour le corps, mais plutфt le corps pour l'вme, puisque l'вme est plus
noble que le corps; c'est pourquoi il paraоt inconvenant que l'вme, pour
anoblir le corps, supporte un dйtriment dans son opйration.
De plus, а la suite de cette opinion, il semble que l'union de l'вme au
corps ne soit pas naturelle: car ce qui est naturel а un sujet n'entrave pas
son opйration propre. Si donc l'union du corps entrave l'intelligence de l'вme,
il ne sera pas naturel а l'вme d'кtre unie au corps, mais contre nature, -ce
qui paraоt absurde.
Pareillement l'expйrience montre que la science ne provient pas en nous de
la participation aux espиces sйparйes mais qu'elle est reзue des sens, car а
qui fait dйfaut un seul sens, fait dйfaut la science des sensibles qui sont
apprйhendйs par lui: ainsi l'aveugle-nй ne peut avoir la science des couleurs.
Autre position: les sens sont utiles а l'вme humaine pour connaоtre, non
par accident, comme dans l'opinion prйcйdente, mais par soi. Non pas que nous
recevions la science des sens, mais parce que le sens dispose l'вme а acquйrir
la science d'une autre source, -c'est l'opinion d'Avicenne[cxlviii] [8]. Il soutient qu'il y a quelque substance
sйparйe, qu'il appelle Intellect ou Intelligence agente, et que de celle-ci se
rйpandent dans notre intellect les espиces intelligibles par lesquelles nous
connaissons; mais que, par l'opйration de la partie sensitive, а savoir
l'imagination et autres opйrations de ce genre, notre intellect est prйdisposй
а se tourner vers l'Intelligence agente et а recevoir d'elle l'influence des
espиces intelligibles. Et ceci consonne а ce qu'il pense de la gйnйration des
choses naturelles: il soutient en effet que toutes les formes substantielles
procиdent d'une Intelligence et que les agents naturels disposent seulement la
matiиre а recevoir les formes issues de l'Intellect agent. Selon cette opinion,
la question , semble-t-il, ne soulиve plus guиre de difficultйs. Si en effet
les sens ne sont pas nйcessaires а l'intellection, sauf qu'ils disposent а
recevoir les espиces de l'Intelligence agente en tournant notre вme vers
celle-ci, quand elle sera sйparйe du corps, c'est par elle-mкme qu'elle se
tournera vers l'Intelligence agente et recevra d'elle les espиces
intelligibles. Les sens ne lui seront plus nйcessaires pour ce faire: ainsi le
navire est nйcessaire au transport, mais si quelqu'un l'avait dйjа effectuй,
il n'est plus nйcessaire.
Mais cette opinion semble avoir pour consйquence que l'homme acquiert
aussitфt la science de toutes choses, tant celles qu'il perзoit par les sens,
que les autres. Si en effet nous connaissons grвce aux espиces qui se rйpandent
vers nous de l'Intelligence agente, et que pour la rйception de cet influx
n'est requis que la conversion de notre вme vers l'Intelligence susdite, celle-ci
pourrait, la conversion faite, recevoir l'influx de n'importe quelle des
espиces sensibles (on ne peut dire qu'elle se convertisse quant а l'une et non
quant а l'autre): ainsi un aveugle-nй, en imaginant les sons, pourra recevoir
la science des couleurs ou de tout autre sensible, -ce qui paraоt faux.
De plus il est manifeste que les puissances sensibles sont nйcessaires а
notre intellection, non seulement dans l'acquisition de la science, mais
encore dans l'usage de la science dйjа acquise. Car nous ne pouvons considйrer
les choses dont nous avons dйjа la science sans nous tourner vers les images
(bien qu'Avicenne dise le contraire). De lа vient que, une fois lйsйs les
organes des puissances sensibles par lesquelles sont conservйes et apprйhendйes
les images, l'exercice de l'вme se trouve empкchй, mкme dans la considйration
des choses dont elle a la science.
De plus, il est manifeste que dans les rйvйlations qui nous arrivent
divinement par l'influx des substances supйrieures, nous avons besoin des images.
C'est pourquoi Denys dit dans la Hiйrarchie cйleste[cxlix] [9] qu'il est impossible а un rayon divin de
luire pour nous autrement qu'enveloppй de la variйtй des voiles sacrйs; ce qui
ne serait pas si les images ne servaient qu'а nous tourner vers les substances
supйrieures.
Et ainsi il faut dire autrement: les puissances sensitives sont nйcessaires
а l'вme pour faire acte d'intelligence, non par accident, comme excitant
d'aprиs Platon, ou comme simple dispositif d'aprиs Avicenne, mais comme rendant
prйsent l'objet propre de l'вme intellective: Aristote dit en effet dans le De
anima[cl] [10] que les images sont а l'вme intellective
comme les sensibles au sens. Cependant comme les couleurs ne sont visibles en
acte que par la lumiиre, de mкme les images ne sont intelligibles en acte que
par l'intellect agent. Et ceci consonne а ce que nous soutenons au sujet de la
gйnйration des choses naturelles. Voilа ce que nous soutenons en effet: de mкme
que les agents supйrieurs, par la mйdiation des agents infйrieurs, causent les
formes naturelles, de mкme l'intellect agent, par les images qu'il a rendu
intelligibles en acte, cause la science dans notre intellect possible. On ne
revient pas au propos de savoir si l'intellect agent est une substance sйparйe,
comme quelques uns le soutiennent, ou s'il est une lumiиre que notre вme
participe а la ressemblance des substances supйrieures.
Mais dans cette hypothиse il est plus difficile de voir comment l'вme
sйparйe peut faire acte d'intellection: car il n'y aura plus d'images -celles-ci
ont besoin d'organes corporels pour leur apprйhension et comprйhension -; or,
фtйes les images, l'вme ne peut faire acte d'intelligence, de mкme que фtйes
les couleurs, la vue ne peut voir.
Pour rйsoudre cette difficultй, il faut considйrer que, puisque l'вme est
au degrй le plus bas dans l'ordre des substances intellectuelles, elle
participe а la lumiиre intellectuelle, ou а la nature intellectuelle, selon le
mode le plus bas et le plus faible. Car dans la premiиre Intelligence,
c'est-а-dire en Dieu, la nature intellectuelle est si puissante qu'elle peut,
par une unique forme intelligente, а savoir son essence, comprendre toute
chose. Quant aux substances intellectuelles infйrieures, elles le font grвce а
des espиces multiples; et autant chacune est йlevйe, autant elle a des formes
en moins grand nombre et plus d'efficience а connaоtre toutes choses avec ce
peu de formes. Or si une substance intellectuelle infйrieure disposait de
formes aussi universelles que les supйrieures, sans possйder autant
d'efficience dans leur comprйhension, sa science resterait incomplиte, parce
qu'elle ne connaоtrait les choses que dans l'universel et ne pourrait amener sa
connaissance du peu de formes aux choses singuliиres. Donc l'вme humaine, qui
est au plus bas degrй, si elle recevait les formes appropriйes aux substances
supйrieures par l'abstraction et l'universalitй, comme elle dispose d'une
efficience minime dans la comprйhension, elle aurait une connaissance trиs
imparfaite, vu qu'elle connaоtrait les choses dans une certaine confusion et
gйnйralitй. Et ainsi, afin que sa connaissance soit rendue parfaite et
distincte quant aux singuliers, il faut qu'elle recueille des choses
singuliиres la science de la vйritй, la lumiиre de l'intellect agent suffisant
а ce que les choses qui sont dans la matiиre soient reзues sous un mode йlevй.
Donc il est nйcessaire а la perfection de l'opйration intellectuelle que l'вme
soit unie au corps.
Il n'est pas douteux cependant que par les pulsions corporelles et l'occupation
des sens, l'вme ne soit entravйe dans la rйception de l'influx venu des
substances sйparйes; c'est pourquoi а ceux qui dorment et sont dйtachйs des
sens, certaines rйvйlations surviennent qui n'arrivent pas а ceux qui usent de
leurs sens. Quand donc l'вme sera totalement sйparйe du corps, elle pourra plus
ouvertement percevoir l'influence des substances sйparйes, pour autant que par
un influx de ce type elle comprendra sans images, ce qu'elle ne peut а prйsent.
Toutefois, un influx de ce genre ne causera pas une science aussi parfaite et
distincte quant aux singuliers que celle que nous recevons ici-bas par les
sens, sauf dans les вmes qui, en plus de l'influx dit naturel, en recevront un
autre, surnaturel, de grвce, pour connaоtre toutes choses trиs pleinement et
pour voir Dieu lui-mкme. De plus, les вmes sйparйes auront la connaissance de
choses qu'elles surent auparavant ici-bas et dont les espиces intelligibles
sont conservйes en elles.
Solutions:1. Le Philosophe parle de l'opйration intellectuelle
de l'вme selon qu'elle est unie au corps; alors en effet, elle n'est pas sans
images, comme on l'a dit.
2. Dans l'йtat prйsent, oщ l'вme est unie au corps,
elle ne participe pas aux espиces intelligibles venues des substances supйrieures,
mais seulement а la lumiиre intellectuelle. Et ainsi, elle a besoin des images
comme des objets d'oщ elle tire les espиces intelligibles. Mais aprиs la
sйparation, elle participera plus abondamment aux espиces intelligibles, aussi
n'aura-t-elle pas besoin des objets extйrieurs.
3. Le Philosophe parle d'aprиs l'opinion de ceux qui
soutiennent que l'intellect possиde un organe corporel, comme le montre ce
qu'il avance prйcйdemment. Dans cette hypothиse, l'вme sйparйe ne pourrait
absolument pas faire acte d'intelligence. Autre interprйtation possible: le
Philosophe parle de l'intellection selon le mode par lequel nous faisons
maintenant acte d'intelligence.
4. L'вme est unie au corps а cause de son opйration
d'intellection, non pas qu'elle ne puisse d'aucune maniиre faire acte d'intelligence
sans le corps, mais parce que, selon l'ordre naturel, elle ne le peut
parfaitement sans le corps, comme on l'a posй.
5. Mкme solution en rйponse а la 5me objection.
6. Les images ne sont objets de l'intellect que dans
la mesure oщ elles deviennent intelligibles en acte par la lumiиre de
l'intellect agent. C'est pourquoi, quelles que soient les espиces
intelligibles reзues par l'intellect possible, et d'oщ qu'elles viennent, elles
n'auront pas d'autre raison formelle d'objet, formalitй sous laquelle les
objets diversifient les puissances.
7. L'opйration de l'intellect agent et de l'intellect
possible regarde les images selon que l'вme est unie au corps. Mais lorsque
l'вme sera sйparйe du corps, par l'intellect possible elle recevra les espиces
venues des substances sйparйes, et par l'intellect agent elle aura le pouvoir
de les comprendre.
8. L'opйration propre de l'вme est de connaоtre les
intelligibles en acte. Or la nature spйcifique de l'opйration intellectuelle
n'est pas diversifiйe par le fait que les intelligibles soient reзues des
images ou d'ailleurs.
9. L'вme sйparйe ne comprend pas les choses par son
essence, ni par l'essence des choses connues, mais par les espиces qu'infusent
les substances sйparйes dans l'йtat de sйparation -et non pas au principe,
quand elles commencent d'exister, comme le soutinrent les Platoniciens.
10. La rйponse vaut pour la dixiиme objection.
11. Si l'вme, lorsqu'elle est unie au corps, possйdait
des espиces innйes, elle pourrait faire acte d'intelligence par elles comme par
les espиces acquises. Mais, bien qu'elle lui soit supйrieure par nature,
cependant, а cause des mouvements du corps et des occupations sensibles, elle
est tirйe en arriиre, de telle sorte qu'elle ne peut librement se joindre aux
substances supйrieures pour recevoir leur influx, comme aprиs la sйparation.
12. Il n'est pas naturel а l'вme de connaоtre par des
espиces infuses, mais seulement aprиs avoir йtй sйparйe, comme on l'a dit.
13. Les вmes sйparйes pourront encore faire acte
d'intelligence par les espиces prйalablement acquises dans le corps, non pas
seulement par elles, mais aussi par des espиces infuses.
14. Mкme rйponse а la 14me objection.
15. Quand les espиces intelligibles sont dans
l'intellect possible seulement en puissance, l'homme est alors intelligent en
puissance et a besoin de ce qui le ramиne а l'acte, soit par la doctrine, soit
par l'invention. Et quand elles sont en lui parfaitement en acte, alors il fait
acte d'intelligence. Et quand elles sont en lui entre la puissance et l'acte,
en un mode mйdian, а savoir comme habitus, alors il peut connaоtre actuellement
quand il le voudra; et de cette faзon, les espиces intelligibles sont acquises
dans l'intellect possible quand il n'est pas en exercice d'intellection.
16. Comme on l'a dйjа dit, l'opйration intellectuelle
ne diffиre pas en sa nature spйcifique, que l'intelligible en acte soit reзu
des images, ou qu'il vienne d'ailleurs. En effet, l'opйration de la puissance
reзoit distinction et spйcificitй de l'objet quant а la raison formelle de ce
dernier, et non pas quant а sa rйalitй matйrielle. Et ainsi, si par les espиces
intelligibles conservйes dans l'intellect, une fois tirйes des images, l'вme
sйparйe connaоt sans avoir а se tourner vers les images, l'opйration causйe par
les espиces acquises et celle par laquelle les espиces sont acquises, ne
seront pas spйcifiquement dissemblables.
17. L'intellect possible n'est pas naturellement
disposй а recevoir son objet des images, sauf dans la mesure oщ les images
deviennent intelligibles en acte par la lumiиre de l'intellect agent, lequel
est une certaine participation а la lumiиre des substances sйparйes; et ainsi,
il n'est pas exclu qu'il puisse recevoir [des informations] des substances
sйparйes.
18. La science est par nature causйe dans l'вme par
les images dans son йtat d'union au corps, йtat selon lequel elle ne peut кtre
causйe seulement par des agents supйrieurs. En revanche, cela pourra arriver
lorsque l'вme aura йtй sйparйe du corps.
19. De ce que la science des substances sйparйes n'est
pas proportionnйe а notre вme, il ne s'ensuit pas qu'aucune intelligence ne
puisse percevoir leur influx, mais seulement qu'elle ne peut la recevoir
parfaite et distincte, comme on l'a dit.
Objections:1. Il semble que oui. Aucune forme n'est empкchйe
d'atteindre sa fin par la matiиre а laquelle elle est naturellement unie. La
fin de l'вme intellective semble кtre d'avoir l'intelligence des substances
sйparйes, qui sont intelligibles au plus haut degrй. En effet, la fin de chaque
chose est de parvenir а la perfection dans son opйration. L'вme n'est donc pas
йcartйe de l'intelligence des substances sйparйes par le fait d'кtre unie а tel
corps, celui qui constitue sa matiиre propre.
2. La fin de l'homme est la fйlicitй. La fйlicitй,
selon le Philosophe dans les Ethiques[cli] [1], consiste dans l'opйration de la
puissance la plus haute, а savoir l'intellect, au regard de l'objet le plus
noble, qui n'est autre, semble-t-il, qu'une substance sйparйe. Or il ne
convient pas que l'homme soit complиtement privй de sa fin: il y tendrait alors
en vain. L'homme a donc la possibilitй de connaоtre les substances sйparйes.
D'autre part, il est de la raison de l'homme que l'вme soit unie au corps. Donc
l'вme unie au corps peut connaоtre les substances sйparйes.
3. Toute gйnйration parvient а quelque terme: en
effet rien n'est mы indйfiniment. Or il y a une certaine gйnйration de
l'intellect selon laquelle il est rйduit de la puissance а l'acte, pour autant
qu'il devient savant en acte. Le processus ne va donc pas а l'infini mais parvient
un jour а quelque terme, de telle sorte que l'intellect soit complиtement
effectuй en acte, ce qui ne peut кtre sans qu'il connaisse tous les
intelligibles, parmi lesquels sont principalement les substances sйparйes.
Donc l'intellect peut parvenir а cela: connaоtre les substances sйparйes.
4. Il est plus difficile de rendre sйparй ce qui ne
l'est pas et de le connaоtre que de connaоtre ce qui de soi est sйparй. Mais
notre intellect, mкme uni au corps, rend sйparй ce qui ne l'est pas de soi en
abstrayant des choses matйrielles les espиces intelligibles par lesquelles il
connaоt ces mкmes choses. A plus forte raison pourra-t-il connaоtre les
substances sйparйes.
5. Les sensibles les plus intenses sont d'autant les
moins sentis, car ils corrompent l'harmonie de l'organe. Mais s'il y avait un
organe du sens qui ne soit pas corrompu par l'intensitй du sensible, plus le
sensible serait intense, plus il le sentirait. Mais l'intellect n'est en aucune
faзon corrompu par l'intelligible, il en retire au contraire son
accomplissement. Donc plus les choses sont intelligibles, plus il en a
d'intelligence. Mais les substances sйparйes, qui sont de soi intelligibles,
parce qu'immatйrielles, sont plus intelligibles que les substances matйrielles
qui ne le sont qu'en puissance: donc, puisque l'вme intellective unie au corps
connaоt les substances matйrielles, beaucoup plus est-elle capable de
connaоtre les substances sйparйes.
6. L'вme intellective, mкme unie au corps, abstrait
la quidditй hors des choses qui la prйsente. Et comme il n'est pas question
d'aller а l'infini, il est nйcessaire qu'elle parvienne par l'abstraction а
une quidditй qui soit, non pas la chose possйdant la quidditй, mais seulement
quidditй. Puisque donc les substances sйparйes ne sont rien d'autre que des
quidditйs existant par soi, il semble que l'вme intellective unie au corps
puisse connaоtre les substances sйparйes.
7. Il nous est naturel de connaоtre les causes par
les effets. Or il faut qu'il y ait quelques effets des substances sйparйes dans
les choses sensibles et matйrielles, puisque toutes les choses corporelles sont
administrйes par les anges, comme le montre Augustin dans le De Trinitate[clii] [2]. L'вme unie au corps est donc capable de connaоtre
les substances sйparйes par le moyen des sensibles.
8. L'вme unie au corps se connaоt elle-mкme: en effet
l'esprit se connaоt et s'aime, comme dit Augustin dans le De Trinitate[cliii] [3]. Or l'вme elle-mкme est de la nature des substances
sйparйes intellectuelles.Donc elle peut dans son union au corps avoir
l'intelligence des substances sйparйes.
9. Rien dans les choses n'est en vain. Or
l'intelligible serait en vain s'il n'йtait connu d'aucun intellect. S'agissant
des substances sйparйes, comme elles sont intelligibles, notre intellect peut
les connaоtre.
10. La vue est aux visibles ce que l'intellect est aux
intelligibles. Or notre vue peut connaоtre tous les visibles, mкme les
incorruptibles, quoique elle-mкme soit corruptible. Donc notre intellect, а
supposer mкme qu'il soit corruptible, pourrait connaоtre les substances
sйparйes incorruptibles, puisqu'elles sont intelligibles par soi
En sens contraire: L'вme ne connaоt rien sans les images,
comme dit le Philosophe dans le De anima[cliv] [4]. Or les substances sйparйes ne peuvent кtre connues
par les images. Donc l'вme unie au corps ne peut connaоtre les substances
sйparйes.
Rйponse: Sur cette question Aristote a promis dans le De
anima qu'il se dйterminerait, bien qu'on n'en trouve pas trace dans les
livres qui nous sont parvenus de lui. De lа est venue pour ses sectateurs
l'occasion de procйder de plusieurs maniиres а la solution de cette question.
Certains ont soutenu que notre вme, mкme unie au corps, est capable de
connaоtre les substances sйparйes, et ils soutiennent que c'est lа l'ultime
fйlicitй de l'homme. Il y a pourtant chez eux plusieurs faзons de comprendre
la chose.
Les uns ont soutenu que notre вme est capable de parvenir а connaоtre les
substances sйparйes, non pas en vйritй de la mкme faзon que nous parvenons а
l'intelligence des autres intelligibles, dont nous instruisent les sciences
spйculatives moyennant dйfinitions et dйmonstrations, mais par un contact de
l'Intellect Agent avec nous. Ils affirment en effet que l'Intellect Agent est
une substance sйparйe qui connaоt naturellement les substances sйparйes. De lа,
comme cet Intellect Agent nous aurait йtй uni de telle sorte que nous fassions
par lui acte d'intelligence (comme nous le faisons maintenant par l'habitus des
sciences), il s'ensuivrait pour nous la possibilitй d'avoir l'intelligence
des substances sйparйes. Le mode par lequel cet Intellect Agent pourrait кtre
en contact avec nous, ils le dйcrivent de la faзon suivante. Il est manifeste,
d'aprиs le Philosophe[clv] [5], que dire d'une chose qu'elle est ou
opиre а partir de deux [йlйments), l'un d'eux est une quasi forme et l'autre
comme une matiиre: ainsi quand on dit кtre rйtabli de corps en bonne santй, la santй se compare au corps
comme la forme а la matiиre. Il est de plus manifeste que nous faisons acte
d'intelligence par l'intellect agent et les objets d'intellection spйculatifs;
nous venons en effet а la connaissance des conclusions par les principes
naturellement connus et par l'intellect agent. Il est donc nйcessaire que
l'intellect agent se compare aux objets d'intellection spйculatifs comme
l'agent principal а son instrument et comme la forme а la matiиre, ou l'acte а
la puissance: toujours en effet le plus parfait des deux est le quasi acte de
l'autre. Or tout ce qui reзoit en soi ce qui correspond а la matiиre, reзoit en
soi ce qui correspond а la forme: ainsi le corps recevant la superficie reзoit
aussi la couleur, qui est une certaine forme de la superficie, et la pupille
recevant la couleur reзoit de plus la lumiиre qui est l'acte de la couleur (par
elle en effet le visible est en acte). Ainsi donc l'intellect passif, en tant
qu'il reзoit les objets d'intellection spйculatifs (?), pour autant il les
reзoit de l'Intellect Agent. Quand donc l'intellect possible aura reзu tous les
objets de spйculation, alors il recevra totalement en lui l'Intellect Agent;
et ainsi l'Intellect Agent deviendra quasiment la forme de l'intellect
possible, et par consйquent il en sera ainsi pour nous. C'est pourquoi, de mкme
qu'а prйsent nous connaissons par l'intellect possible, de mкme alors nous
connaоtrons par l'Intellect Agent, non seulement toutes les choses naturelles,
mais encore les substances sйparйes.
Mais il existe sur ce point une certaine diversitй parmi ceux qui suivent
cette opinion. Les uns, soutenant que l'intellect possible est corruptible,
disent qu'en aucune faзon l'intellect possible ne peut avoir connaissance de
l'Intellect Agent ni des substances sйparйes. Quant а nous, en cet йtat de
continuitй avec l'Intellect Agent, nous connaissons l'Intellect Agent lui-mкme
et les autres substances sйparйes, par l'Intellect Agent lui-mкme en tant qu'il
nous est uni comme forme. En revanche, d'autres, soutenant que l'intellect
possible est incorruptible, disent que l'intellect possible peut connaоtre
l'Intellect Agent et les autres substances sйparйes.
Mais cette opinion est impossible et vaine, et contre l'intention
d'Aristote. Impossible en vйritй, parce qu'elle suppose deux
impossibilitйs, а savoir que l'Intellect Agent est une substance sйparйe de
nous de par son кtre, et que nous connaissons par l'Intellect Agent
comme par une forme. En effet, nous agissons par quelque principe а titre de
forme pour autant que par lui nous confйrons а quelque chose d'кtre en acte:
ainsi le chaud chauffe par la chaleur en tant qu'il est chaud en acte. Rien
n'agit en effet а moins d'кtre en acte. Il faut donc que ce par quoi un sujet
agit ou opиre formellement lui soit uni selon l'кtre. C'est pourquoi il
est impossible que de deux substances sйparйes selon l'кtre, l'une opиre
formellement par l'autre. Et ainsi, il est impossible, si l'Intellect Agent
est une substance sйparйe de nous selon l'кtre, que nous connaissions
formellement par elle; mais il pourrait se faire que par son assistance causale
nous connaissions en acte, de mкme que nous disons voir par le soleil en tant
que source de lumiиre.
De plus la position est vaine, car les raisons qui y conduisent ne
concluent pas nйcessairement. C'est manifeste sur deux points. Premiиrement,
parce que si l'Intellect est une substance sйparйe, comme ils l'affirment, la
comparaison entre l'intellect agent et les objets d'intellection spйculatifs ne
sera pas de la lumiиre aux couleurs, mais du soleil а la lumiиre. Par
consйquent, l'intellect possible, par le fait de recevoir les principes
intelligibles de spйculation, ne serait pas joint а sa substance, mais а
quelqu'un de ses effets: ainsi l'њil, par le fait de recevoir les couleurs,
n'est pas uni а la substance du soleil, mais а sa lumiиre. Secondement,
supposй que par le fait de recevoir les objets d'intellection spйculatifs, l'intellect
possible soit conjoint en quelque faзon а la substance mкme de l'intellect
agent, il ne s'ensuit pas qu'en recevant tous les objets d'intellection
spйculatifs, а savoir ceux qui sont abstraits des images et sont acquis par les
principes des dйmonstrations, il soit parfaitement conjoint а la substance de
l'intellect agent, sauf s'il йtait prouvй que tous les objets d'intellection
spйculatifs de ce genre йgaleraient l'efficience et la substance de l'intellect
agent; ce qui est йvidemment faux, car l'intellect agent (s'il est une
substance sйparйe) est d'un degrй plus йlevй parmi les йtants
que tout ce qui est rendu intelligible par lui dans les choses naturelles.
Il est de plus йtonnant qu'ils n'aient pas compris eux-mкmes le dйfaut de
leur raisonnement. En effet, bien que soutenant que l'Intellect Agent nous
soit uni par un, deux ou trois objets d'intellection spйculatifs, il ne
s'ensuit pas cependant, d'aprиs eux, qu'а cause de cela nous connaissions tous
les autres objets d'intellection spйculatifs. Or il est manifeste que les
substances intelligibles sйparйes excиdent la totalitй des intelligibles
susdits, qu'on dit objets d'intellection spйculatifs, beaucoup plus que tous
ceux-lа pris ensemble excиdent un ou deux ou un nombre quelconque d'entre eux.
Tous en effet relиvent du mкme genre et du mкme mode d'intelligibilitй, tandis
que les substances sйparйes sont d'un genre plus йlevй et sont connues par un
mode plus йlevй. C'est pourquoi, mкme si l'Intellect Agent est en contact avec
nous а titre de forme et d'agent de ces intelligibles, il ne s'ensuit pas qu'il
soit en continuitй avec nous selon qu'il connaоt les substances sйparйes.
Il est de plus manifeste que cette position est contraire а l'intention
d'Aristote, qui dit dans les Ethiques[clvi] [6]que la fйlicitй est un certain bien commun qui
peut advenir а tous ceux qui ne sont pas privйs de vertu. Or connaоtre tout ce
qu'ils appellent principes intelligibles, ou bien est impossible а un homme, ou
bien si rare que jamais ceci n'est arrivй а un homme en cette vie sauf au
Christ, qui fut Dieu et homme. Il est donc impossible que ceci soit requis pour
la fйlicitй humaine. En revanche, la fйlicitй humaine consiste dans
l'intelligence des intelligibles les plus nobles, comme dit le Philosophe dans
les Ethiques[clvii] [7]. Il n'est donc pas nйcessaire pour connaоtre les
substances sйparйes qui sont les plus nobles des intelligibles, (c'est bien en
cela que consiste la fйlicitй humaine), que quelqu'un connaisse tous les objets
d'intellection spйculatifs.
Il apparaоt encore que la position prйcйdente est contraire d'une autre faзon
а l'opinion d'Aristote. Il est dit en effet dans les Ethiques[clviii] [8] que la fйlicitй consiste dans l'opйration
qui est conforme а la vertu parfaite. Et ainsi, pour qu'apparaisse en quoi
consiste prйcisйment la fйlicitй, il lui a fallu dйfinir la nature des vertus,
comme il le dit lui-mкme dans les Ethiques. Les unes sont dйfinies par
lui-mкme vertus morales, comme la force, la tempйrance et autres du mкme genre;
les autres sont dites intellectuelles, d'aprиs lui au nombre de cinq: la
sagesse, la science, l'intellect, la prudence et l'art, parmi lesquelles il
pose comme principale la sagesse, dans l'opйration de laquelle il faut poser
l'ultime fйlicitй. Or la sagesse, c'est la philosophie elle-mкme, comme le
montre la Mйtaphysique[clix] [9] au commencement. D'oщ il reste que la
fйlicitй humaine ultime, celle qui est accessible en cette vie selon l'opinion
d'Aristote, est la connaissance des substances sйparйes telle qu'on peut
l'obtenir par les principes de la philosophie, et non par le mode du contact
dont rкvиrent certains.
D'oщ naquit une autre opinion: l'вme humaine par les principes de la
philosophie est capable d'en venir а l'intelligence des substances sйparйes
elles-mкmes. Et pour le montrer ils procйdaient ainsi. Il est manifeste que
l'вme humaine peut abstraire des choses naturelles leur quidditй et la
concevoir. Cela arrive chaque fois que nous concevons d'une chose matйrielle ce
qu'elle est. Si donc cette quidditй abstraite n'est pas quidditй pure, mais
quelque chose ayant la quidditй, de nouveau notre intellect peut l'abstraire.
Et comme on ne peut procйder а l'infini, on en viendra а ceci que [l'вme]
conзoit quelque quidditй simple, par la considйration de laquelle notre
intellect conзoit les substances sйparйes, qui ne sont rien d'autre que des
quidditйs simples.
Mais ce raisonnement est totalement insuffisant. D'abord parce que les
quidditйs des choses matйrielles sont d'un autre genre que les quidditйs
sйparйes et qu'elles ont un autre mode d'кtre. Par consйquent, de ce que
notre intellect connaоt les quidditйs des choses matйrielles, il ne suit pas
qu'il connaisse les quidditйs sйparйes. Ensuite, les diverses quidditйs
connues diffиrent en espиce, et donc celui qui connaоt la quidditй d'une chose
matйrielle ne connaоt pas celle d'une autre: qui connaоt ce qu'est la pierre,
ne connaоt pas ce qu'est l'animal. C'est pourquoi, supposй que les quidditйs
sйparйes soient de mкme nature que les quidditйs matйrielles, il ne suivrait
pas que, de connaоtre ces quidditйs des choses matйrielles, on connыt les
substances sйparйes; а moins peut-кtre de souscrire а l'opinion de Platon qui
soutint que les substances sйparйes йtaient les Formes de ces choses sensibles.
Et ainsi il faut dire autrement que l'вme intellective humaine, de par son
union au corps a une face tournйe vers les images; par lа elle n'est informйe
pour concevoir quelque objet que par les espиces recueillies des images. Et а
cela consonne ce que dit Denys dans la Hiйrarchie Cйleste[clx] [10]. Il dйclare impossible en effet qu'un
rayon divin luise pour nous sinon enveloppй par la variйtй des voiles sacrйs.
Donc, tant qu'elle est unie au corps, l'вme peut s'йlever а la connaissance des
substances sйparйes dans la mesure oщ elle peut y кtre guidйe par les espиces
reзues des images. Mais non pas de telle sorte que soit connu ce que sont de
telles substances, puisqu'elles excиdent toute comparaison а ces [espиces]
intelligibles; mais nous pouvons de cette faзon connaоtre des substances
sйparйes en quelque sorte qu'elles sont: de mкme que par des effets dйficients
nous en venons aux causes transcendantes pour connaоtre d'elles seulement
qu'elles sont; et pendant que nous connaissons d'elles qu'elles sont des causes
transcendantes, nous savons qu'elles ne sont pas telles que sont leurs effets.
Et c'est lа savoir d'elles ce qu'elles ne sont pas plutфt que ce qu'elles sont.
Et suivant cela, il est йgalement vrai que, dans la mesure oщ nous concevons
les quidditйs que nous abstrayons des choses matйrielles, notre intellect, en
se tournant vers ces quidditйs, peut connaоtre les substances sйparйes en ce
sens qu'il discerne qu'elles sont immatйrielles comme le sont elles-mкmes les
quidditйs abstraites de la matiиre. Et ainsi par la considйration de notre
intellect, nous sommes conduits а la connaissance des substances sйparйes
intelligibles. Et il n'est pas йtonnant que nous puissions connaоtre en cette
vie les substances sйparйes en comprenant, non pas ce qu'elles sont, mais ce
qu'elles ne sont pas, puisque aussi bien, s'agissant de la quidditй et de la
nature des corps cйlestes, nous ne pouvons les connaоtre autrement. Aristote
lui-mкme le notifie dans le De caelo et mundo[clxi] [11]en montrant qu'ils ne sont ni lourds ni lйgers, ni
engendrйs ni corruptibles, n'ayant pas de contrariйtй.
Solutions:1. La fin а laquelle s'йtend la possibilitй de
l'вme humaine est de connaоtre les substances sйparйes selon le mode indiquй
plus haut; et le fait d'кtre unie au corps ne l'en empкche pas. Bien plus,
c'est dans une telle connaissance de la substance sйparйe que rйside l'ultime
fйlicitй de l'homme а laquelle il peut parvenir par ses forces naturelles.
2. De lа est rendue manifeste la solution а la 2me
objection.
3. Comme l'intellect est conduit progressivement de
la puissance а l'acte en faisant de plus en plus acte d'intelligence, cependant
la fin d'un achиvement ou gйnйration de ce type sera dans l'intellection du
suprкme intelligible, qui est l'essence divine; mais а cela il ne peut parvenir
par ses forces naturelles mais seulement par la grвce.
4. Il est plus difficile de rendre les choses
sйparйes et de les connaоtre que de connaоtre celles qui sont sйparйes, s'il
s'agit des mкmes choses; mais si c'en est d'autres, cela ne va pas de soi; car
il peut y avoir une plus grande difficultй а concevoir certaines choses qui ne
sont que sйparйes, qu'а abstraire et concevoir les autres.
5. Le sens souffre d'un double dйfaut au regard des
sensibles trиs intenses: l'un parce qu'il ne peut les comprendre pour la raison
qu'ils excиdent la capacitй du sens; l'autre parce que, suite aux sensibles
trиs intenses, il ne perзoit plus les sensibles de moindre intensitй, en raison
de la corruption de l'organe sensible. S'agissant de l'intellect, bien qu'il
n'ait pas d'organe susceptible d'кtre corrompu par l'intensitй de l'intelligible,
cependant celui-ci peut excйder la facultй de notre intellect а le concevoir.
Tel est le cas de la substance sйparйe: son intelligibilitй excиde la facultй
de notre intellect qui, de par son union au corps, est naturellement apte а
кtre informй par les espиces sйparйes des images. Cependant, si notre intellect
concevait les substances sйparйes, il n'en concevrait pas moins les autres qui
ne le sont pas, il le ferait mieux.
6. Les quidditйs abstraites des choses matйrielles ne
suffisent pas а nous faire connaоtre des substances sйparйes ce qu'elles sont,
comme on l'a montrй.
7. Mкme solution а la 7me objection, car des effets
dйficients, comme on l'a montrй plus haut, ne suffisent pas faire connaоtre ce
qu'est la cause.
8. Notre intellect possible ne se connaоt pas
lui-mкme directement, par apprйhension de son essence, mais par [la mйdiation
de] l'espиce reзue des images. Aussi le Philosophe dit-il dans le De anima[clxii] [12] que l'intellect possible est intelligible
а l'instar des autres objets. Et c'est ainsi parce que rien n'est intelligible
tant qu'il demeure en puissance, il ne l'est qu'en acte, comme il est dit dans
la Mйtaphysique[clxiii] [13]. C'est pourquoi l'intellect possible, qui
est en puissance du point de vue de l'кtre intelligible, ne peut кtre intelligible
que par la forme par laquelle il devient en acte, forme qui est l'espиce tirйe
des images; de mкme que c'est par la forme qu'il connaоt toute autre chose. Il
est d'ailleurs commun а toutes les puissances de l'вme que les actes sont
connus par les objets, les puissances par les actes, et l'вme par ses
puissances. Ainsi donc l'вme intellective est-elle connue par son [espиce]
intelligible. Or l'espиce reзue des images n'est pas la forme de la substance
sйparйe, de telle sorte que celle-ci puisse кtre connue par elle comme l'est en
quelque sorte par elle l'intellect possible.
9. Cet argument est totalement inefficace pour deux
raisons. Premiиrement parce que les intelligibles ne sont pas pour les
intellects qui les conзoivent, mais ils sont plutфt les fins et perfections des
intellects; c'est pourquoi, s'il y avait quelque substance intelligible inconnue
d'une autre, il ne s'ensuit pas qu'elle serait en vain, car "en vain"
se dit de ce qui est pour une fin qu'il n'atteint pas. Secondement, parce que,
bien que les substances sйparйes ne soient pas connues par notre intellect en
raison de son union au corps, elles le sont cependant par les substances
sйparйes.
10. Les espиces susceptibles d'кtre reзues par la vue
peuvent кtre similitudes de n'importe quel corps, les corruptibles aussi bien
que les incorruptibles. Mais les espиces abstraites des images, susceptibles
d'кtre reзues par l'intellect possible, ne sont pas les similitudes des substances
sйparйes. Le cas n'est donc pas le mкme.
Objections:1. Il semble que non. En effet, plus parfaite est
la substance, plus parfaite l'opйration. Or l'вme unie au corps est plus
parfaite que l'вme sйparйe, semble-t-il, car chaque partie est plus parfaite
d'кtre unie au tout que d'en кtre sйparйe. Si donc l'вme unie au corps ne peut
connaоtre les substances sйparйes, il semble qu'elle ne le puisse une fois sйparйe
du corps.
2. Supposй que notre вme connaisse les substances
sйparйes, elle le peut ou par nature ou par grвce. Si par nature, comme il est
naturel а l'вme d'кtre unie au corps, elle ne serait pas empкchйe de par son
union au corps de connaоtre les substances sйparйes; mais si c'est par grвce,
comme les вmes sйparйes n'ont pas toutes la grвce, il s'ensuit au minimum que
les вmes sйparйes n'aient pas toutes connaissance des substances sйparйes.
3. L'вme est unie au corps pour кtre menйe en lui а
la perfection par les sciences et les vertus. Or la plus grande perfection de
l'вme consiste dans la connaissance des substances sйparйes. Si donc elle les
connaissait par le seul fait d'кtre elle-mкme sйparйe du corps, c'est en vain
que l'вme serait unie au corps.
4. Si l'вme connaоt une substance sйparйe, il faut
qu'elle la connaisse ou par l'essence ou par une espиce de cette derniиre. Or
ce n'est pas par l'essence, car l'essence de la substance sйparйe ne fait pas
un avec l'вme sйparйe; ni par une espиce, car on ne peut abstraire une espиce
des substances sйparйes en raison de leur simplicitй. Donc l'вme sйparйe ne
connaоt en aucune faзon les substances sйparйes.
5. Si l'вme connaоt la substance sйparйe, elle la
connaоt ou par le sens ou par l'intellect. Or il est manifeste qu'elle ne la
connaоt pas par le sens, car les substances sйparйes ne sont pas sensibles; et
non plus par l'intellect, car l'intellection ne porte pas sur les singuliers,
et les substances sйparйes sont des substances singuliиres. Donc l'вme sйparйe
ne connaоt en aucune faзon la substance sйparйe.
6. L'intellect possible de notre вme est plus
йloignйe de l'ange que notre imagination de l'intellect possible, car
l'imagination et l'intellect possible se rejoignent dans la mкme substance de
l'вme. Mais l'imagination ne peut en aucune faзon connaоtre l'intellect
possible. Donc l'intellect possible ne peut en aucune faзon connaоtre la
substance sйparйe.
7. La volontй se rapporte au bien, comme l'intellect
au vrai. Mais la volontй de quelques unes des вmes sйparйes, а savoir les
damnйs, ne peut кtre ordonnйe au bien. Et donc leur intellect ne peut en aucune
faзon кtre ordonnй au vrai, que par dessus tout l'intellect poursuit dans la
connaissance de la substance sйparйe. Donc n'importe quelle вme sйparйe ne peut
connaоtre la substance sйparйe.
8. La fйlicitй ultime selon les philosophes se situe
dans l'intellection des substances sйparйes, comme on l'a dit. Or si l'вme des
damnйs connaоt les substances sйparйes, que nous ne pouvons connaоtre ici-bas,
ils semble que les damnйs soient plus proches de la fйlicitй que nous-mкmes, -ce
qui ne convient pas.
9. C'est par le mode de sa substance qu'une
intelligence en connaоt une autre, comme il est dit dans le livre De causis[clxiv] [1]. Mais l'вme sйparйe ne peut connaоtre sa
substance, semble-t-il, car l'intellect possible ne se connaоt que par une
espиce reзue des images, comme il est dit dans le De anima[clxv] [2].
Donc l'вme sйparйe ne
peut connaоtre les autres substances sйparйes.
10. Il existe un double mode de connaissance. L'un
selon lequel nous allons des connaissances consйquentes aux antйcйdentes: et
ainsi les choses de soi plus intelligibles sont connues par celles qui sont de
soi moins intelligibles. L'autre qui va des antйcйdentes aux consйquentes: et
ainsi les choses qui sont de soi plus intelligibles sont connues par nous en prioritй.
Dans l'вme sйparйe le premier mode de connaissance est impossible: en effet, le
mode qui nous revient, c'est de recevoir la connaissance des sens. Donc l'вme
sйparйe connaоt selon le second, а savoir en allant des antйcйdentes aux
consйquentes; et ainsi les choses qui sont de soi plus intelligibles lui sont
connues en prioritй. Or ce qu'il y a de plus intelligible est la substance
divine. Si donc l'вme sйparйe connaоt naturellement les substances sйparйes, il
semble que par les seules forces naturelles elle puisse voir l'essence divine,
en quoi consiste la vie йternelle: ce qui est contraire а la parole de
l'apфtre: "la vie йternelle est grвce de Dieu" (Rom. 6,23).
11. Une substance infйrieure en connaоt une autre par
l'impression d'une substance supйrieure sur l'infйrieure. Or l'impression
d'une substance supйrieure ne se fait dans l'вme que de faзon dйficiente. Donc
celle-ci ne peut la connaоtre.
En sens contraire: Le semblable est connu par le semblable.
Or l'вme sйparйe est une substance sйparйe. Elle peut donc connaоtre les
substances sйparйes.
Rйponse: D'aprиs ce que tient la foi, il semble convenable
de dire que les вmes sйparйes connaissent les substances sйparйes. Sont
appelйes ainsi les anges et les dйmons, а la sociйtй desquelles sont destinйes
les вmes sйparйes des hommes, des bons ou des mauvais. Or il semble improbable
que les вmes des damnйs ignorent les dйmons, а la sociйtй desquels elles sont
assignйes et dont on dit qu'ils sont terribles aux вmes. Mais encore plus
improbable que les вmes des bons ignorent les anges dans la sociйtй desquels
ils se rйjouissent.
Que, d'autre part, les вmes sйparйes connaissent les substances sйparйes,
quelle qu'en soit la maniиre, l'йventualitй est raisonnable. En effet, il est
manifeste que l'вme humaine unie au corps a, du fait de cette union, le regard
dirigй vers les rйalitйs infйrieures. Elle n'atteint par consйquent sa
perfection que par les informations qu'elle reзoit de celles-ci, а savoir par
les espиces abstraites des images. C'est pourquoi, ni dans la connaissance de
soi-mкme, ni dans celle des autres, ne peut-elle progresser qu'en йtant menйe
par les espиces susdites, comme on l'a dit plus haut. Mais dиs lors que l'вme
sera sйparйe du corps, son regard ne sera plus ordonnй aux rйalitйs infйrieures
pour en recevoir quelque chose, mais il en sera dйliй, pouvant recevoir
l'influence des substances supйrieures sans avoir а observer les images -celles-ci
seront alors totalement absentes -et par cette influence l'вme sera mise en
acte. Et ainsi, elle se connaоtra elle-mкme directement, en voyant son essence
intuitivement, et non a posteriori, comme
а prйsent. De fait son essence appartient au genre des substances sйparйes
intellectuelles, elle en a le mкme mode de subsister (bien qu'elle soit la plus
basse en ce genre): toutes en effet sont des formes subsistantes. Ainsi de mкme
que pour les autres substances sйparйes, l'une connaоt l'autre en voyant sa
propre substance, (en tant qu'existe en elle quelque similitude de l'autre
substance а connaоtre, par cela qu'elle reзoit l'influence de celle-ci ou de
quelque autre substance plus йlevйe, cause commune de l'une et de l'autre), de
mкme l'вme sйparйe, en voyant directement son essence propre, connaоt les substances
sйparйes en raison de l'influence qu'elle reзoit d'elles ou d'une cause
supйrieure, а savoir de Dieu. Cependant, elle ne connaоt pas les substances
sйparйes d'une connaissance naturelle avec la perfection que celles-ci se
connaissent entre elles, parce que l'вme est parmi elles la plus basse, et
c'est sur le mode le plus bas qu'elle reзoit l'йmanation de la lumiиre
intelligible.
Solutions:1. L'вme unie au corps est d'une certaine faзon
plus parfaite que la sйparйe, а savoir quant а la nature de l'espиce; mais,
quant а l'acte intelligible, elle possиde, йtant sйparйe du corps, quelque
perfection qu'elle ne peut avoir tant qu'elle est unie au corps. Il n'y a pas
d'inconvйnient а cela, car l'opйration intellectuelle revient а l'вme selon
qu'elle dйpasse la mesure du corps. En effet l'intellect n'est l'acte d'aucun
organe corporel.
2. Nous parlons de cette connaissance de l'вme
sйparйe qui lui appartient de par sa nature (car s'agissant de la connaissance
qui lui est donnйe par grвce, elle йgale celle des anges en qualitй de
connaissance). Quant а cette connaissance, qui lui fait connaоtre selon le mode
susdit, elle lui est naturelle, non pas dans l'absolu, mais pour autant qu'elle
est sйparйe.
3. L'ultime perfection de la connaissance naturelle
de l'вme humaine est de connaоtre les substances sйparйes. Mais quant а
l'obtention de cette connaissance, elle peut y parvenir plus parfaitement en
s'y disposant dans [son union au] corps par l'йtude et surtout par le mйrite.
Par consйquent elle n'est pas unie au corps en vain.
4. L'вme sйparйe ne connaоt pas par son essence les
substances sйparйes, mais par une espиce et similitude de celles-lа. Il faut
savoir cependant que l'espиce par laquelle quelque chose est connue n'est pas
toujours abstraite de la chose connue, mais seulement quand le connaissant
reзoit l'espиce de la chose: alors cette espиce reзue est plus simple et plus
immatйrielle dans le connaissant que dans la chose connue. Dans le cas
contraire, а savoir quand la chose connue est plus immatйrielle et plus simple
que le connaissant, alors l'espиce de la chose connue dans le connaissant
n'est plus dite abstraite, mais plutфt imprimйe ou infuse. Il en est ainsi dans
notre thиse.
5. Le singulier ne rйpugne pas а la connaissance de
notre intellect si ce n'est en raison de son individuation par telle matiиre:
il faut en effet que les espиces de notre intellect soient abstraite de la
matiиre. Si donc existaient des singuliers dans lesquels la nature de l'espиce
n'est pas individuйe par la matiиre mais que chacun d'eux soit une certaine nature
spйcifique subsistant immatйriellement, chacun d'eux sera par soi
intelligible. Les substances sйparйes sont des singuliers de ce genre.
6. L'imagination et l'intellect possible humain se
rejoignent par le sujet plus que l'intellect possible humain et l'intellect
angйlique, lesquels se rejoignent cependant par l'espиce et la raison d'кtre,
puisque l'un et l'autre appartiennent а l'кtre
intellectuel. Car l'action tire sa forme de la nature de l'espиce et non du
sujet. C'est pourquoi, quant а la conjonction dans l'action, ce qui doit
retenir l'attention, c'est la conjonction de deux formes de mкme espиce dans
des substances diverses plutфt qu'а celle de formes diffйrentes par l'espиce
dans le mкme sujet.
7. Les damnйs se sont dйtournйs de la fin ultime. Par
consйquent leur volontй n'est pas bonne en conformitй а cet ordre; elle tend
cependant а quelque bien (car mкme les dйmons, comme dit Denys dans le De divinisnominibus, "convoitent le bien et le meilleur:
кtre, vivre, connaоtre"[clxvi] [3]; mais ce bien ne les rйfиre au bien le
plus йlevй, aussi leur volontй est-elle perverse. C'est pourquoi rien n'empкche
que les вmes des damnйs connaissent beaucoup de choses vraies, mais non pas ce
premier vrai, c'est-а-dire Dieu, dont la vision les rendraient bienheureux.
8. La fйlicitй ultime de l'homme ne consiste pas dans
la connaissance de quelque crйature, mais seulement dans la connaissance de
Dieu. C'est pourquoi Augustin dit dans le livre des Confessions: "Bienheureux celui qui t'a connu, mкme s'il
ignore celles-ci (а savoir les crйatures); malheureux s'il les connaоt mais
t'ignore. Mais qui t'a connu, toi et ces crйatures, n'est pas plus heureux par
celles-ci, mais bienheureux а cause de toi seul"[clxvii] [4]. Donc, bien que les damnйs savent
certaines choses que nous ignorons, ils sont pourtant plus йloignйs que nous de
la vraie bйatitude, puisque nous pouvons parvenir jusqu'а elle alors qu'eux ne
le peuvent pas.
9. Autre la maniиre dont l'вme humaine se connaоt
elle-mкme lorsqu'elle sera sйparйe, autre la maniиre dont elle le fait а
prйsent.
10. Les вmes sйparйes, bien que leur revienne le mode
de connaissance par quoi les choses qui sont de soi plus intelligibles sont
mieux connues par elles, il ne s'ensuit pas cependant que l'вme sйparйe, ni
quelque autre substance sйparйe, puisse, par ses forces naturelles et par son
essence, voir Dieu: en effet de mкme que les substances sйparйes sont d'un
autre mode d'кtre que les substance
matйrielles, de mкme Dieu possиde un кtre
d'un autre mode que les substances sйparйes. En effet dans les substances
matйrielles trois choses sont а considйrer, dont aucune n'est l'autre, а savoir
l'individu, la nature spйcifique, et l'кtre.
En effet il est impossible de dire que cet
homme est son humanitй, car l'humanitй consiste seulement dans les principes de
l'espиce; et cet homme ajoute aux
principes spйcifiques principes individuants, selon que la nature de l'espиce
est reзue et individuйe dans la matiиre[clxviii] [5]. Pareillement l'humanitй n'est-elle pas
l'кtre de l'homme. Mais dans les
substances sйparйes, parce qu'elles sont immatйrielles, la nature spйcifique
n'est pas reзue en quelque matiиre individuante, mais elle est la nature
elle-mкme subsistant par soi. C'est pourquoi il n'y a pas en elle d'altйritй
entre ce qui a la quidditй et la quidditй elle-mкme; mais cependant autre est
en elle l'кtre et autre la quidditй.
Mais Dieu est son кtre subsistant.
C'est pourquoi en connaissant les quidditйs matйrielles nous ne pouvons
connaоtre les substances sйparйes, et de mкme les substances sйparйes ne
peuvent, par la connaissance de leur substance, connaоtre l'essence divine.
11. Par le fait que les impressions des substances
sйparйes sont reзues dans l'вme sйparйe de faзon dйficiente, il ne suit pas
qu'elle ne puisse les connaоtre en aucune faзon, mais qu'elle les connaоt
imparfaitement.
Objections:1. Il semble que non. Ainsi que le dit Augustin[clxix] [1], les dйmons connaissent beaucoup de
choses par suite d'une longue expйrience qu'йvidemment l'вme n'a pas peu aprиs
avoir йtй sйparйe. Puisque le dйmon est d'un intellect plus perspicace que
l'вme, parce que les donnйes naturelles demeurent chez eux claires et lucides,
comme le dit Denys dans les Noms divins[clxx] [2], il semble donc que l'вme sйparйe ne
connaisse pas toutes les rйalitйs naturelles.
2. Lors de leur union au corps, les вmes ne
connaissent pas toutes les rйalitйs naturelles. Si donc les вmes sйparйes les
connaissent toutes, il semble que c'est aprиs sйparation qu'elles acquiиrent
une connaissance de cette ampleur. Mais certaines вmes ont acquis en cette vie
la science de quelques unes des choses naturelles. Donc aprиs sйparation elles
auront une double science de ces mкmes choses, l'une acquise ici, l'autre lа,
ce qui paraоt impossible, car deux formes d'une mкme espиce n'existent pas dans
le mкme sujet.
3. Aucun pouvoir fini ne peut dominer des rйalitйs
infinies. Or le pouvoir de l'вme est fini, car son essence est finie. Elle ne
peut donc dominer des rйalitйs infinies. Mais les rйalitйs naturelles connues
sont infinies, car les espиces des nombres et des figures et des proportions
le sont. Donc l'вme sйparйe ne connaоt pas toutes les rйalitйs naturelles.
4. Toute connaissance se fait par l'assimilation du
connaissant et du connu. mais il semble impossible que l'вme sйparйe, йtant
immatйrielle, soit assimilйe aux choses naturelles, puisque celles-ci sont
matйrielles. Il est donc impossible que l'вme sйparйe connaisse les rйalitйs
naturelles.
5. L'intellect possible se rapporte aux intelligibles
comme la matiиre premiиre aux sensibles. Or la matiиre premiиre, sous un
unique rapport, n'est rйceptrice que d'une forme unique. Donc, comme
l'intellect possible sйparй n'est apte qu'а un mode unique de rйfйrence[clxxi] [3], puisqu'il n'est pas tirй par les sens а
divers [objets], il semble qu'il ne puisse recevoir qu'une unique forme; et
ainsi il ne peut connaоtre toutes les formes naturelles, mais rien qu'une
seule.
6. Les choses qui sont spйcifiquement diverses ne
peuvent кtre unies et rendues semblables au mкme selon la nature spйcifique. Or
la connaissance se fait par assimilation de l'espиce intelligible. Donc une
seule вme sйparйe ne peut connaоtre toutes les rйalitйs naturelles,
puisqu'elles sont diverses selon la nature spйcifique.
7. Si les вmes sйparйes connaissent toutes les
rйalitйs naturelles, il faut qu'elles aient en elles les formes qui en sont les
similitudes. Ou bien similitude seulement quant aux genres et aux espиces: et
alors elles ne connaissent pas les individus ni par consйquent toutes les
rйalitйs naturelles, parce que ce qu'il y a de plus йvident dans la nature, ce
sont les individus; ou bien encore similitude quant aux individus, et alors,
comme les choses individuelles sont infinies, il s'ensuivrait que leurs
similitudes seraient infinies, ce qui paraоt impossible. Donc l'вme sйparйe ne
connaоt pas toutes les rйalitйs naturelles.
8. Il a йtй dit que dans l'вme sйparйe il y a
seulement similitude des genres et des espиces, mais qu'en les appliquant aux
singuliers, elle peut connaоtre les singuliers. En sens contraire: l'intellect
ne peut appliquer la connaissance universelle en sa possession qu'aux
particuliers qu'il a dйjа apprйhendйs: car si je sais que toute mule est
stйrile, je ne puis appliquer mon savoir qu'а cette mule que je connais. La
connaissance des particuliers prйcиde naturellement l'application de
l'universel au particulier: en effet une application de ce genre ne peut кtre
la cause de la connaissance des particuliers. Et ainsi les particuliers
demeureront ignorйs de l'вme sйparйe.
9. Partout oщ il y a connaissance, il y a relation
ordonnant le connaissant au connu. Mais les вmes des damnйs ne sont nullement
ordonnйes: il est dit en effet en Job qu'il n'y a lа, c'est-а-dire en enfer, aucun
ordre mais un horrible dйsordre. Donc pour le moins, les вmes des damnйs ne
connaissent pas les rйalitйs naturelles.
10. Augustin dit dans le livre Des soins а apporter aux morts[clxxii] [4] que les вmes des morts sont lа oщ ils ne
peuvent en rien savoir ce qui se passe ici. Or les rйalitйs naturelles se
passent ici. Donc les вmes des morts ne connaissent pas les rйalitйs
naturelles.
11. Tout ce qui est en puissance est mis en acte par
ce qui est en acte. Or il est manifeste que l'вme humaine, tant qu'elle est
unie au corps, est en puissance au regard ou de toutes, ou de plusieurs des
choses qui peuvent naturellement кtre sues: car elle ne sait pas toutes les choses
en acte. Donc si aprиs la sйparation, elle connaоt toutes les choses
naturelles, il faut qu'elle soit mise en acte par quelque agent. Or celui-ci ne
peut кtre que l'intellect agent par lequel sont produits tous les
intelligibles, comme il est dit dans le De
anima[clxxiii] [5]. Mais par l'intellect agent [l'вme
humaine] ne peut кtre mise en acte de tous les intelligibles qu'elle ne connaоt
pas: en effet le Philosophe[clxxiv] [6] compare l'intellect agent а la lumiиre et
les images aux couleurs; or la lumiиre ne suffit pas а rendre la vue en acte de
tous les visibles, si les couleurs font dйfaut. Donc l'intellect agent ne
pourra pas rendre l'intellect possible en acte au regard de tous les
intelligibles, puisque les images ne peuvent se prйsenter а l'вme sйparйe: en
effet elles n'existent que dans les organes corporels.
12 . On disait que l'вme humaine n'est pas mise en acte de toutes les
rйalitйs naturellement connaissables par l'intellect agent, mais par quelque
substance supйrieure. En sens contraire: chaque fois que quelque chose est mise
en acte par un agent extйrieur qui n'est pas de son genre, une telle opйration
n'est pas naturelle: par ex. si un malade est guйri par l'art ou par une force
divine, la guйrison sera artificielle ou miraculeuse, mais non pas naturelle;
car naturelle elle ne l'est que lorsque la guйrison se fait en vertu d'un
principe intrinsиque. Or l'agent propre et connaturel au regard de l'intellect
possible, c'est l'intellect agent. Si donc l'intellect possible est mis en acte
par quelque agent supйrieur et non par l'intellect agent, la connaissance dont
nous parlons maintenant ne sera pas naturelle, et donc ne s'exercera pas chez
toutes les вmes sйparйes qui, elles, n'ont en commun que leur nature propre.
13. Si l'вme sйparйe est mise en acte de toutes les [formes]
naturellement intelligibles, ce sera ou par Dieu, ou par un ange. Or ce n'est
pas par un ange, semble-t-il, parce que l'ange n'est pas cause de la nature
mкme de l'вme et, par consйquent, la connaissance naturelle de l'вme ne semble
par provenir de l'action de l'ange. Pareillement, il ne semble pas convenable
que les вmes des damnйs reзoivent de Dieu aprиs la mort une si grande
perfection qu'elles connaissent toutes les rйalitйs naturelles. Donc en aucune
faзon il ne semble que l'вme sйparйe connaisse toutes les rйalitйs naturelles.
14. La perfection ultime de ce qui n'existe encore
qu'en puissance est d'кtre mis en acte relativement а toutes les choses
auxquelles il est en puissance. Mais l'intellect possible humain n'est
naturellement en puissance que de tous les intelligibles naturels, c'est-а-dire
qui peuvent кtre connus d'une connaissance naturelle. Si donc l'вme sйparйe
connaоt toutes les rйalitйs naturelles, il semble que toute вme sйparйe tienne,
du seul fait de la sйparation, son ultime perfection, qui est la fйlicitй. Sont
donc vaines les aides apportйes pour atteindre а la fйlicitй, si la seule
sйparation du corps peut l'accorder а l'вme, ce qui ne paraоt pas convenir.
15. La consйquence du savoir, c'est la dйlectation. Si
donc toutes les вmes sйparйes connaissent toutes les rйalitйs naturelles, il
semble que les вmes des damnйs jouissent de la plus grande joie, ce qui paraоt
inconvenant.
16. Sur cette parole d'Isaпe: "Abraham ne nous a
pas connus" (Is. 63,16), la Glose dit: "les
morts ne savent pas, fussent-ils des saints, ce que font les vivants, mкme pas
leurs fils". Mais tout ce qui se fait entre les vivants sont choses
naturelles. Donc les вmes sйparйes ne connaissent pas toutes les rйalitйs
naturelles.
En sens contraire:1. L'вme sйparйe connaоt les substances sйparйes.
Mais dans les substances sйparйes sont les espиces intelligibles de toutes les
rйalitйs naturelles, Donc l'вme sйparйe connaоt toutes les rйalitйs
naturelles.
2. On disait qu'il est pas nйcessaire que celui qui
voit la substance sйparйe voit toutes les espиces qui sont dans son intellect. En
sens contraire: Grйgoire dit: " Que ne voient pas ceux qui voient celui
qui voit toutes choses?"[clxxv] [7]. Donc ceux qui voient Dieu voient ce que
Dieu voit. Donc, par la mкme raison, ceux qui voient les anges voient ce que
les anges voient.
3. L'вme sйparйe connaоt la substance sйparйe en tant
qu'intelligible; en effet elle ne la voit pas par la vue corporelle. Or de mкme
qu'est intelligible la substance sйparйe, de mкme l'espиce intelligible qui
est en son intellect. Donc l'вme sйparйe non seulement connaоt la substance
sйparйe, mais encore les espиces intelligibles existant en elle.
4. L'objet d'intellection en acte est forme du sujet
connaissant et ne fait qu'un avec lui. Si donc l'вme sйparйe connaоt une
substance sйparйe ayant l'intelligence de toutes les rйalitйs naturelles, il
semble qu'elle connaisse elle-mкme toutes les rйalitйs naturelles.
5. Qui connaоt le plus intelligible, connaоt aussi le
moins intelligible, comme il est dit dans le De anima[clxxvi] [8]. Si donc l'вme sйparйe connaоt les
substances sйparйes, qui sont trиs intelligibles, comme on l'a dit plus haut,
il s'ensuit, semble-t-il, qu'elle connaisse tous les autres intelligibles.
6. Si une chose est en puissance а diverses
possibilitйs, elle est mise en acte а toutes celles-ci par un principe actif
qui les possиde toutes en acte: par ex. la matiиre, qui est en puissance
chaude et sиche, devient en acte chaude et sиche par le feu. Mais l'intellect
possible de l'вme sйparйe est en puissance а tous les intelligibles; or le
principe actif dont il reзoit l'influence, а savoir la substance sйparйe, est
en acte au regard de tous ceux-lа. Donc, ou bien il fait passer l'вme de la
puissance а l'acte par rapport а tous ces intelligibles, ou bien il ne le fait
par rapport а aucun. Mais il est manifeste que la seconde hypothиse ne joue
pas, car les вmes sйparйes connaissent certaines choses qu'elles n'ont pas
connues ici-bas. C'est donc par rapport а toutes les rйalitйs naturelles
intelligibles que l'вme sйparйe fait acte d'intelligence.
7. Denys dit dans les Noms divins[clxxvii] [9] que chez les йtants
supйrieurs sont les exemplaires des infйrieurs. Or les substances sйparйes sont
supйrieures aux choses naturelles. Elles sont donc exemplaires des choses
corporelles; et ainsi les вmes sйparйes, par l'observation des substances
sйparйes, connaissent, semble-t-il, toutes les rйalitйs naturelles.
8. Les вmes sйparйes connaissent les choses par des
formes infuses. Mais les formes infuses sont dites formes de l'ordre de
l'univers. Donc les вmes sйparйes connaissent tout l'ordre de l'univers; et
ainsi connaissent-elles toutes les rйalitйs naturelles.
9. Tout ce qui est dans la nature infйrieure se
retrouve en totalitй dans la supйrieure. Mais l'вme sйparйe est supйrieure aux
choses corporelles. Donc toutes les rйalitйs naturelles sont d'une certaine
faзon dans l'вme, donc elle connaоt toutes les rйalitйs naturelles.
10. Ce qui est racontй de Lazare et du riche n'est pas
une parabole, mais une histoire rйelle, au dire de Grйgoire[clxxviii] [10], ce qui ressort du fait que la personne
est nommйe par son nom. Or il est dit que le riche situй dans l'enfer connaоt
Abraham qu'auparavant il ne connaissait pas. Donc, pour la mкme raison, les
вmes sйparйes, y compris celles des damnйs, connaissent certaines choses
qu'elles n'ont pas connues en ce monde, et il semble ainsi qu'elles connaissent
toutes les rйalitйs naturelles.
Rйponse: En un sens, l'вme sйparйe connaоt toutes les
rйalitйs naturelles, mais non pas absolument. Pour le montrer, il faut
considйrer que l'ordre des choses entre elles est tel que tout ce que l'on
trouve dans la nature infйrieure, se retrouve en plus йminent dans la nature
supйrieure; ainsi, les qualitйs qui sont dans les individus soumis а gйnйration
et corruption, se trouvent sous un mode plus noble dans les corps cйlestes
comme en leurs causes universelles: en effet le chaud et le froid et autres [qualitйs]
de ce genre sont dans les natures infйrieures comme des qualitйs et formes
particuliиres alors qu'elles sont dans les corps cйlestes comme des forces universelles,
d'oщ elles sont dйrivйes dans les infйrieurs. Pareillement tout ce qui se
trouve dans la nature corporelle se retrouve en plus йminent dans la nature
intellectuelle: en effet, les formes des rйalitйs corporelles sont en
celles-ci matйriellement et particuliиrement, en revanche elles sont dans les
substances intellectuelles immatйriellement et sous un mode universel; c'est
pourquoi il est dit dans le livre Decausis[clxxix] [11] que chaque Intelligence est pleine de
formes. Plus avant: toute perfection prйsente dans la nature est plus йminente
en Dieu mкme: dans les crйatures les formes des choses sont dйmultipliйes et
divisйes, mais elles sont en Dieu ramenйes а la simplicitй et l'unitй. Ce
triple кtre des choses est signifiй
dans la Genиse par le fait d'кtre
exprimй d'une triple faзon dans la production des choses. Car Dieu a dit
premiиrement: "qu'il y ait un firmament", par quoi on entend que l'кtre des choses est dans le Verbe.
Deuxiиmement, il est dit: "et Dieu fit le firmament", et par lа on
entend que l'кtre du firmament est
dans l'intelligence angйlique. Troisiиmement, il est dit: "et il en fut
ainsi", et par lа on entend que l'кtre
du firmament est dans sa nature propre, comme l'expose Augustin[clxxx] [12]. Il en va pareillement des autres crйatures.
Au surplus, de mкme que les choses dйcoulent de la sagesse divine pour
subsister dans leur nature propre, de mкme les formes des choses dйcoulent de
la mкme sagesse dans les substances intellectuelles oщ elles leur
permettraient de connaоtre les choses.
De lа faut-il considйrer que le mode par lequel quelque chose relиve de la
perfection de la nature est le mode par lequel elle appartient а la perfection
intelligible. Car les singuliers ne relиvent pas de la perfection de la nature
pour eux-mкmes mais pour une autre [fin]: pour que soit sauvйes les espиces, а
quoi tend la nature. En effet la nature tend а engendrer l'homme, non cet homme (c'est-а-dire en tant que
l'homme ne peut кtre sauf а кtre cet
homme). De lа vient que le Philosophe dit, au livre Des animaux[clxxxi] [13],
que dans l'assignation
des causes concernant les accidents de l'espиce il nous faut revenir а la cause
finale; en revanche, concernant les accidents de l'individu, а la cause
efficiente ou matйrielle -comme si ce qui relиve uniquement de l'espиce йtait
de l'intention de la nature. C'est pourquoi connaоtre les espиces des choses
appartient а la perfection intelligible, mais non la connaissance des
individus, sauf peut-кtre par accident.
Cette perfection intelligible, bien qu'elle soit prйsente а toutes les
substances intellectuelles, elle ne l'est pas cependant de la mкme faзon. Car
dans les substances supйrieures les formes intelligibles sont davantage
unifiйes et universelles; dans les infйrieures en revanche elles sont davantage
dйmultipliйes et moins universelles dans la mesure oщ elles s'йloignent davantage
d'un premier unique et simple et s'approchent de la particularitй des choses
matйrielles. Cependant, parce que dans les substances supйrieures la capacitй
d'intellection est plus vigoureuse, elles obtiennent la perfection intelligible
en un petit nombre de formes universelles pour connaоtre la nature des chose
jusque dans leurs dйterminations ultimes. Or, а supposer que dans les
substances infйrieures les formes fussent non moins universelles que dans les
supйrieures, du fait qu'elles ont une moindre capacitй intellective, elles ne
tireraient pas des formes de ce genre l'ultime perfection intelligible pour
connaоtre les choses jusque dans les dйterminations indivisibles, mais leur
connaissance demeurerait dans une certaine universalitй et confusion, signe
d'une connaissance imparfaite. Il est manifeste en effet que l'intellect aura
йtй d'autant plus efficace, qu'il aura pu rassembler le multiple dans le peu:
le signe en est que pour les gens frustres et lents il faut tout exposer en
dйtail et venir aux singuliers par des exemples particuliers.
Il est manifeste que l'вme humaine est la plus humble parmi toutes les
substances intellectuelles. Par suite sa capacitй naturelle est de recevoir
les formes des choses conformйment aux choses matйrielles. Et ainsi l'вme
humaine est unie au corps afin de recevoir selon l'intellect possible les
espиces intelligibles tirйes des choses matйrielles. Il n'y a pas en elle de
capacitй naturelle pour penser supйrieure а celle qui, selon les formes de la
nature ainsi dйterminйes, la rend parfaite dans la connaissance intelligible.
Et c'est pourquoi la lumiиre intelligible а laquelle elle participe,
c'est-а-dire l'intellect agent, a pour opйration de rendre en acte les espиces
intelligibles de ce genre.
Ainsi, tant que l'вme est unie au corps, elle a, de par son union mкme au
corps, le regard tournй vers les [substances] infйrieures, desquelles elle
reзoit les espиces intelligibles proportionnйes а sa capacitй intellectuelle
et c'est ainsi qu'elle s'accomplit en [matiиre de] science. Mais lorsqu'elle
aura йtй sйparйe du corps, elle aura le regard tournй vers les [substances]
supйrieures, d'oщ elle reзoit les espиces intelligibles universelles. Et bien
que celles-ci soient reзues en elle-mкme d'une faзon moins universelle qu'elles
ne le sont dans les substances supйrieures, cependant l'efficacitй de sa
capacitй intellectuelle n'est pas si grande que par la connaissance des espиces
intelligibles de ce genre elle puisse atteindre а une connaissance parfaite, en
discernant chaque rйalitй d'une faзon spйciale et dйterminйe, mais [en opйrant]
seulement dans une certaine gйnйralitй et confusion, comme lorsque les choses
sont connues dans les principes universels. Cette connaissance, les вmes
sйparйes l'acquiиrent subitement, par mode d'infusion, et non successivement,
par mode d'instruction, comme l'affirme Origиne[clxxxii] [14].
Ainsi donc il faut dire que les вmes sйparйes connaissent toutes les
rйalitйs naturelles d'une connaissance naturelle sous un mode universel, mais
non pas chaque chose de faзon spйciale. Mais au sujet de la connaissance que
les вmes des saints ont par grвce, c'est une autre question, car selon cette
connaissance, elles йgalent les anges, pour autant qu'elles voient toutes
choses dans le Verbe.
Solutions aux deux sйries d'objections:
1. D'aprиs Augustin[clxxxiii] [15] les dйmons disposent d'une triple
connaissance des choses. Les unes sont connues par rйvйlation des bons anges, а
savoir celles qui sont au dessus de la connaissance naturelle, comme les
mystиres du Christ et de l'Eglise, et autres choses de ce genre; les autres par
la pйnйtration de leur propre intellect, а savoir celles qui sont naturellement
connaissables; les autres enfin par une expйrience de longue durйe, а savoir
les йvйnements des futurs contingents dans les [affaires] singuliиres.
lesquels n'appartiennent pas par soi а la connaissance intelligible, comme on
l'a dit (il n'est donc pas question de cette derniиre connaissance).
2. Chez ceux qui ont acquis en cette vie la science
de quelques unes des choses naturelles susceptibles d'кtre connues, demeure une
connaissance dйterminйe dans sa spйcificitй de ce qui a йtй acquis en ce monde,
mais des autres une connaissance universelle et confuse. Par consйquent la
science prйcйdemment acquise ne leur sera pas inutile. Et il n'y a pas d'inconvйnient
а ce que l'une et l'autre science des mкmes choses connaissables soient prйsentes,
puisque l'une et l'autre ne relиve pas du mкme point de vue.
3. Cette objection ne relиve pas de notre propos,
parce que nous n'affirmons pas que l'вme sйparйe connaоt toutes les rйalitйs
naturelles jusqu'en leur spйcificitй; c'est pourquoi l'infinitй des espиces
propres aux nombres, figures et proportions ne rйpugne pas а leur connaissance.
Mais parce que le raisonnement pourrait argumenter contre la connaissance
angйlique, il faut dire que les espиces des figures et des nombres et autres
choses de ce genre ne sont pas infinies en acte, mais en puissance seulement.
Et il n'y a pas d'inconvйnient а ce que la capacitй de la substance
intellectuelle finie s'йtende а des infinis de ce genre, parce que la capacitй
d'intellection est d'une certaine faзon infinie (en tant qu'elle n'est pas
limitйe par la matiиre); c'est par lа qu'elle peut connaоtre l'universel qui
est en quelque sorte infini en tant qu'il appartient а sa raison de contenir
virtuellement les infinis.
4. Les formes des choses matйrielles sont dans les
substances immatйrielles sous un mode immatйriel. C'est ainsi que
l'assimilation entre les unes et les autres se fait quant aux raisons des
formes, non quant а leur mode d'кtre.
5. La matiиre ne se rapporte aux formes que de deux
faзons: ou bien en puissance pure, ou bien en acte pur, parce que les formes
naturelles, aussitфt qu'elles sont dans la matiиre, ont leurs opйrations, sauf
empкchement -c'est ainsi, parce que la forme naturelle ne se rapporte qu'а une
seule opйration dйterminйe. C'est pourquoi, aussitфt que la forme du feu est dans
la matiиre, elle le meut vers le haut. Quant а l'intellect possible, il se
rapporte aux espиces intelligibles d'une triple faзon: tantфt en puissance
pure, par ex. avant d'apprendre; tantфt en acte pur, quand il considиre en
acte; tantфt sur un mode intermйdiaire, quand la science est а l'йtat d'habitus
et non en acte. La forme intellective se compare donc а l'intellect possible
comme la forme naturelle а la matiиre premiиre, pour autant qu'elle est connue
en acte, et non pas sous mode d'habitus. De lа vient que de mкme que la matiиre
premiиre n'est informйe dans le mкme temps et la mкme fois que par une forme
unique, de mкme l'intellect n'a pour objet d'intellection qu'un unique
intelligible; il peut cependant savoir de multiples choses sous mode d'habitus.
6. A
la substance d'une sujet connaissant, une chose peut кtre assimilйe de deux
faзons: ou bien selon l'кtre naturel, et ainsi ne lui sont pas assimilйes des
rйalitйs spйcifiquement diverses puisque cette substance est spйcifiquement
une; ou bien selon l'кtre intelligible, et ainsi, selon les diverses espиces
intelligibles qu'elle a, peuvent lui кtre assimilйes diverses rйalitйs selon
l'espиce.
7. Les вmes sйparйes connaissent non seulement les
espиces intelligibles mais les individus; non pas tous cependant, mais
quelques uns; et ainsi il ne faut pas qu'il y ait en elles des espиces en
nombre infini.
8. L'application de la connaissance universelle aux
singuliers n'est pas la cause de la connaissance des singuliers, elle la suit.
Comment l'вme sйparйe connaоt les singuliers, la question sera posйe plus loin.
9. Puisque le bien consiste dans le mode, l'espиce et
l'ordre au dire d'Augustin dans le livre Dela nature du bien[clxxxiv] [16],
pour autant que l'on
trouve en quelque chose de l'ordre, pour autant on y trouve du bien. Or chez
les damnйs il n'y a pas le bien de la grвce mais de la nature; aussi n'y a-t-il
pas l'ordre de la grвce mais de la nature, laquelle suffit а une connaissance
de ce type.
10. Augustin parle des singuliers qui arrivent en ce monde,
au sujet desquels il est dit qu'ils n'appartiennent pas а la connaissance des
intelligibles.
11. L'intellect possible ne peut кtre portй en acte а
la connaissance de toutes les rйalitйs naturelles par la seule lumiиre de
l'intellect agent, mais par une substance supйrieure oщ la connaissance de
toutes les rйalitйs naturelles est prйsente en acte. Et si, а bien considйrer
le problиme, l'intellect agent, selon ce que le Philosophe enseigne[clxxxv] [17], n'actualise pas directement l'intellect
possible, mais plutфt les images qu'il rend intelligibles en acte, images par
lesquelles l'intellect possible passe а l'acte quand son regard incline, en
raison de son union au corps, vers les choses infйrieures. Et pour la mкme
raison, quand son regard se porte vers les rйalitйs supйrieures а cause de la
sйparation d'avec le corps, il est mis en acte par les espиces intelligibles
qui, en acte dans la substance supйrieure, exercent quasiment la causalitй
d'un agent propre, et ainsi une telle connaissance reste naturelle.
12. La solution vaut pour l'objection 12.
13. Les вmes sйparйes reзoivent ce type de perfection
de Dieu par la mйdiation des anges. En effet, bien que la substance de l'вme
soit crййe immйdiatement par Dieu, cependant les perfections intelligibles
proviennent de Dieu dans l'вme par la mйdiation des anges, non seulement les
naturelles mais encore celles qui ressortissent aux aides de la grвce, comme il
apparaоt chez Denys dans la Hiйrarchie
cйleste[clxxxvi] [18].
14. L'вme sйparйe, ayant une connaissance universelle
des rйalitйs naturelles susceptibles d'кtre connues, n'atteint pas а la
perfection de l'acte, parce que connaоtre quelque chose de faзon universelle,
c'est la connaоtre en puissance: c'est pourquoi elle n'atteint pas а la fйlicitй
mкme naturelle. Par consйquent, les autres aides par lesquelles elle parvient а
la bйatitude, ne sont pas superflues.
15. Les damnйs s'attristent mкme de ce bien qu'est
leur connaissance, en tant qu'ils savent qu'ils sont destituйs au bien suprкme,
а quoi ils йtaient ordonnйs par les autres biens.
16. La Glose parle des choses particuliиres qui
n'appartiennent pas а la perfection intelligible, comme on l'a dit.
Solutions des objections contraires:
1. L'вme sйparйe ne comprend pas parfaitement la
substance sйparйe; et ainsi il s'en faut qu'elle connaisse tout cela dont elle
a en elle-mкme la similitude intelligible.
2. La parole de Grйgoire est vraie quant а
l'efficience de l'objet intelligible que Dieu est, pour autant que cet objet
reprйsente de soi tous les intelligibles. Il n'est cependant pas nйcessaire
que quiconque voit Dieu sache tout ce que lui-mкme connaоt, sinon il le comprendrait
comme lui-mкme se comprend.
3. Les espиces qui sont dans l'intellect de l'ange
sont intelligibles pour l'intellect dont elles sont les formes, non pour
l'intellect de l'вme sйparйe.
4. Bien que l'objet d'intellection soit la forme de
la substance intelligente, il ne faut pas cependant que l'вme sйparйe, faisant
intellection de la substance sйparйe, connaisse ce mкme objet d'intellection [de
faзon identique а celle de la substance sйparйe], parce qu'elle n'en pas une
comprйhension exhaustive.
5. Bien que l'вme sйparйe connaisse en quelque faзon
les substances sйparйes, il ne s'ensuit pas cependant qu'elle connaisse
parfaitement toutes les autres rйalitйs, car elle ne connaоt pas parfaitement
les substances sйparйes elles-mкmes.
6. L'вme sйparйe est mise en acte de toutes les
rйalitйs intelligibles naturelles imparfaitement, mais sous un mode universel,
comme on l'a dit.
7. Bien que les substances sйparйes soient en quelque
sorte [causes] exemplaires de toutes les rйalitйs naturelles, il ne s'ensuit
pas cependant que, une fois connues, toutes les rйalitйs le soient, sinon les
substances sйparйes seraient elles-mкmes parfaitement comprises.
8. L'вme sйparйe connaоt les formes intelligibles
infuses, lesquelles ne sont pas cependant les formes spйcifiques de l'ordre de
l'univers, comme dans les substances supйrieures, mais seulement les formes en
gйnйral, comme on l'a dit.
9. Les choses naturelles sont en quelque faзon et
dans les substances sйparйes et dans l'вme, mais dans les substances sйparйes
en acte, dans l'вme en puissance, pour autant qu'elle est en puissance
d'intellection de toutes les formes naturelles.
10. L'вme d'Abraham йtait une substance sйparйe; c'est
pourquoi l'вme du riche pouvait la connaоtre, au mкme titre que les autres
substances sйparйes.
Objections:1. Il semble que oui, parce que les puissances de
l'вme ou bien sont identiques а son essence, ou bien en sont les propriйtйs
naturelles. Or ni les [dйterminations] essentielles ne peuvent кtre sйparйes
d'une chose (tant que la chose demeure), ni ses propriйtйs naturelles. Donc
dans l'вme sйparйe demeurent les puissances sensibles.
2. Il a йtй dit qu'elles demeurent en elle а titre de
racine. En sens contraire: кtre en un sujet а titre de racine, c'est кtre en
lui а titre de principe: c'est-а-dire кtre en lui virtuellement et non en acte.
Or s'agissant des [dйterminations] essentielles d'une chose et de ses
propriйtйs naturelles, il faut qu'elles soient en elle en acte, et pas
seulement virtuellement. Donc les puissances sensitives demeurent dans l'вme
sйparйe.
3. Augustin dit au livre De l'esprit et de l'вme [clxxxvii] [1] que l'вme qui se retire du corps entraоne
avec elle le sens et l'imagination, le concupiscible et l'irascible, qui sont
dans la partie sensitive. Donc les puissances sensitives demeurent dans l'вme
sйparйe.
4. Le tout а qui font dйfaut quelques unes de ses
parties, n'est pas complet. Or les puissances sensitives sont des parties de
l'вme. Si donc elles n'йtaient pas dans l'вme sйparйe, celle-ci ne serait pas
complиte.
5. De mкme que l'homme est homme par la raison et
l'intellect, de mкme l'animal par la sensibilitй: le rationnel est la
diffйrence constitutive de l'homme, et la sensibilitй celle de l'animal. Si
donc la sensibilitй n'est pas la mкme, l'animal ne sera pas le mкme. Or si les
puissances sensitives ne demeurent pas dans l'вme sйparйe, il n'y aura pas une
mкme sensibilitй dans l'homme ressuscitй, qui est maintenant, parce que ce qui
disparaоt dans le nйant ne peut resurgir en йtant le mкme en nombre. Donc
l'homme qui ressuscite ne sera pas le mкme animal, ni par consйquent le mкme
homme, ce qui va contre ce qui est dit dans Job: "Celui que je verrai,
c'est moi qui le verra", et cetera Job (19, 27).
6. Augustin dit[clxxxviii] [2] des affections que les вmes souffrent en
enfer, qu'elles sont presque semblables aux visions des dormeurs, c'est-а-dire
selon la similitude des rйalitйs corporelles. Or des visions de ce type sont
pour les dormeurs fonction de l'imagination, qui relиve de la partie sensitive.
Donc les puissances sensitives sont dans l'вme sйparйe.
7. Il est manifeste que la joie est dans le
concupiscible et la colиre dans l'irascible. Or dans les вmes sйparйes des bons
existe la joie et dans celles des mauvais la douleur et la colиre, chez ces
derniиres en effet "pleurs et grincements de dents" (Mt. 8,12). Donc
puisque le concupiscible et l'irascible sont dans la partie sensitive, ainsi
que le dit le Philosophe[clxxxix] [3], il semble que les puissances sensitives
soient dans l'вme sйparйe.
8. Denys dit[cxc] [4] que le mal des dйmons, c'est une fureur
irrationnelle, une concupiscence dйmente, une imagination perverse. Or tout
cela appartient aux puissances sensitives. Donc les puissances sensitives
existent chez les dйmons, а plus forte raison dans les вmes sйparйes.
9. Augustin dit[cxci] [5] que l'вme sent certaines choses sans le
corps, а savoir la joie et la tristesse. Or ce qui convient а l'вme sans le
corps convient а l'вme sйparйe. Donc la sensibilitй est dans l'вme sйparйe.
10. Il est dit dans le livre De causis[cxcii] [6] qu'en toute вme sont les choses
sensibles. Or celles-ci sont senties par le fait d'кtre dans l'вme. Donc l'вme
sйparйe sent le choses sensibles; et ainsi la sensibilitй existe en elle.
11. Grйgoire dit[cxciii] [7] que le rйcit du Seigneur en Luc 16, 23 -31,
au sujet du riche et de Lazare, n'est pas une parabole mais une histoire vraie.
Or il est dit que le riche placй en enfer, et sans nul doute en tant qu'вme
sйparйe, vit et entendit Abraham lui parler. Donc son вme sйparйe a vu et
entendu, et ainsi la sensibilitй est en elle.
12. Concernant les choses qui sont identiques selon
l'кtre et la substance, l'une ne peut кtre sans l'autre. Or l'вme sensible et
la rationnelle sont identiques selon l'кtre et la substance. Il est donc
impossible que la sensibilitй ne demeure pas dans l'вme rationnelle.
13. Ce qui disparaоt dans le nйant ne peut resurgir
identique en nombre. Or si les puissances sensitives ne demeurent pas dans
l'вme sйparйe, il faut qu'elles disparaissent dans le nйant. Elles ne seront
donc pas а la rйsurrection les mкmes numйriquement; et ainsi, puisque les puissances
sensibles sont les actes des organes, les organes non plus ne seront pas les
mкmes numйriquement, ni l'homme tout entier ne sera le mкme numйriquement -ce
qui ne convient pas.
14. Rйcompense et peine correspondent au mйrite et au
dйmйrite. Mais le mйrite et le dйmйrite de l'homme consiste dans la plupart des
cas dans les actes des puissances sensitives, soit que nous suivions les
passions, soit que nous les refrйnions. Donc la justice semble exiger que les
actes des puissances sensitives soient dans les вmes sйparйes qui sont
rйcompensйes ou punies.
15. La puissance n'est rien d'autre que le principe de
l'action ou de la passion. Or l'вme est principe des opйrations sensitives.
Donc les puissances sensitives sont dans l'вme comme en leur sujet; et ainsi il
est impossible qu'elles ne demeurent pas dans l'вme sйparйe, puisque les
accidents dйpourvus de contrariйtй ne se corrompent pas par la corruption du
sujet.
16. La mйmoire est dans la partie sensitive selon le
Philosophe[cxciv] [8]. Mais la mйmoire est dans l'вme sйparйe;
ce qui est йvident par le fait qu'Abraham dit au riche banqueteur:
"souviens-toi que tu as reзu les biens dans ta vie" (Luc 16, 25).
Donc les puissances sensitives sont dans l'вme sйparйe.
17. Les vertus et les vices demeurent dans les вmes
sйparйes. Mais certaines vertus et vices sont dans la partie sensitive. Le
Philosophe dit en effet dans les Ethiques[cxcv] [9] que la tempйrance et la force relиvent
des parties irrationnelles. Donc les puissances sensitives demeurent dans
l'вme sйparйe.
18. Des morts qu'on dit ressuscitйs, on lit dans
plusieurs histoires des saints qu'ils racontent avoir vu certaines visions
imagйes, par ex. des maisons, champs, fleurs et autres. Donc les вmes sйparйes
usent de l'imagination, qui est dans la partie sensitive.
19. Le sens aide la connaissance intellective, car а
qui fait dйfaut un seul sens, fait dйfaut l'une des sciences. Mais la
connaissance sera plus parfaite dans l'вme sйparйe que dans l'вme jointe au corps.
Donc les sens lui seront d'autant plus prйsents.
20. Le Philosophe dit dans le De anima[cxcvi] [10] que si un vieillard reзoit l'њil d'un
jeune homme, il verra absolument comme un jeune. De lа il semble que la
dйbilitй des organes n'affecte pas les puissances sensitives. Donc а leur
destruction ces derniиres ne seront pas dйtruites; et ainsi il semble que les
puissances sensitives demeurent dans l'вme sйparйe.
En sens contraire:1. Le Philosophe dit dans le De anima[cxcvii] [11] en parlant de l'intellect que lui seul
est sйparй du reste comme le perpйtuel du corruptible. Donc les puissances
sensitives ne demeurent pas dans l'вme sйparйe.
2. Le Philosophe dit dans le livre Des animaux[cxcviii] [12] que les principes dont les opйrations ne
sont pas sans le corps, ne sont pas eux-mкmes pas sans le corps. Or les opйrations
des puissances sensitives ne sont pas sans le corps: elles s'exercent en effet
par les organes corporels. Donc les puissances sensitives ne sont pas sans le
corps.
3. Damascиne dit[cxcix] [13] qu'aucune chose n'est privйe de son
opйration propre. Si donc les puissances sensitives demeuraient dans l'вme
sйparйe, elles auraient leurs opйrations propres, ce qui est impossible.
4. Vaine est la puissance qui n'est pas portйe а
l'acte. Mais rien n'est en vain dans les opйrations de Dieu. Donc les
puissances sensitives ne demeurent pas dans l'вme sйparйe, lа oщ elles ne
peuvent кtre portйes а l'acte.
Rйponse: Les puissances de l'вme ne sont pas identiques а
son essence, ce sont des propriйtйs naturelles qui en dйcoulent, comme il
ressort des questions prйcйdentes. Or l'accident est corrompu de deux faзons.
Premiиrement par son contraire, ainsi le froid est-il corrompu par le chaud.
Secondement par la corruption de son sujet: en effet aucun accident ne peut
demeurer aprиs la corruption de son sujet. Donc quels que soient les accidents
ou formes n'ayant pas de contraire, ils ne sont dйtruits que par la destruction
du sujet. Or il est manifeste que rien n'est contraire aux puissances
sensitives. Donc pour chercher а savoir si les puissances sensitives sont corrompues
par la corruption du sujet ou demeurent dans l'вme sйparйe, il faut commencer
la recherche en considйrant quel est le sujet des puissances susdites. Or il
est manifeste que le sujet de la puissance doit кtre celui que l'on dit puissant
en raison de la puissance, car tout accident dйnomme son sujet. Or identique
est ce qui a la capacitй d'agir ou de pвtir et ce qui est agent ou patient.
C'est pourquoi il faut que soit sujet de la puissance cela qui est sujet de
l'action ou de la passion dont la puissance est principe. C'est ce que dit le
Philosophe au livre Du sommeil et de la
veille[cc] [14]: le sujet de la puissance est le sujet de
l'action.
Concernant les opйrations des sens, les opinions divergent. Platon soutient
que l'вme sensitive aurait par soi une opйration propre. Il soutient en effet
que l'вme, y compris la sensitive, se meut soi-mкme et qu'elle ne meut pas le
corps а moins de se mouvoir soi-mкme. Ainsi donc il y a dans le sentir une
double opйration: l'une par laquelle l'вme se meut soi-mкme, l'autre par
laquelle elle meut le corps. C'est pourquoi les Platoniciens dйfinissent la
sensation un mouvement de l'вme au moyen du corps. En raison de quoi certains
adeptes de cette position distinguent un double type d'opйrations de la partie
sensitive: les unes intйrieures par lesquelles l'вme sent en se mouvant
elle-mкme; les autres extйrieures, selon qu'elle meut le corps. Ils en
concluent un double type de puissances sensitives: celles qui sont dans l'вme
elle-mкme principes des actes intйrieurs, et celles-lа demeurent dans l'вme
sйparйe avec leurs actes, une fois le corps dйtruit; celles en revanche qui
sont principes des actes extйrieurs, qui sont а la fois dans l'вme et le
corps, et qui pйrissent а la disparition du corps.
Mais cette position ne peut tenir. Il est manifeste en effet que la faзon
d'opйrer suit la faзon d'кtre йtant. Ainsi, ceux qui ont l'кtre par soi opиrent
par soi, tels les individus substantiels. Mais les formes qui ne peuvent кtre
par soi et sont appelйes йtants pour autant que par
elles quelque chose est, n'ont pas leur opйration par soi, mais on les dit
opйrer en tant que par elles les sujets agissent. C'est ainsi que la chaleur
n'est pas le chaud, mais ce par quoi quelque chose est chaud, de telle sorte
qu'elle ne chauffe pas mais qu'elle est ce par quoi le chaud chauffe. Si donc
l'вme sensitive opйrait par soi, il s'ensuivrait qu'elle subsisterait par soi;
et ainsi, elle ne serait pas corrompue avec la corruption du corps. Par
consйquent mкme les вmes des bкtes seraient immortelles, ce qui est impossible.
Et pourtant Platon, dit-on, l'aurait concйdй.
Il est donc manifeste qu'aucune opйration de la partie sensitive ne peut
venir exclusivement de l'вme comme d'un sujet opйrateur, mais l'opйration
vient du composй par l'вme, de mкme que l'action de chauffer vient du chaud par
la chaleur. Donc le composй est celui qui voit, entend, et en gйnйral qui sent;
et c'est pourquoi le composй est celui qui peut voir, entendre et sentir, mais
par l'вme. Il est donc manifeste que les puissances de la partie sensitive
sont dans le composй comme dans leur sujet, mais sont issues de l'вme comme de
leur principe. Donc а la destruction du corps, les puissances sensitives sont
dйtruites mais demeurent dans l'вme comme en leur principe. Et c'est ce que dit
une autre opinion: les puissances sensitives demeurent dans l'вme sйparйe
seulement comme en leur racine.
Solutions:1. Les puissances sensitives ne sont pas de
l'essence de l'вme, elles en sont les propriйtйs naturelles, а savoir du
composй comme sujet, de l'вme comme principe.
2. Les puissances de ce genre sont dites demeurer
dans l'вme sйparйe comme en leur racine, non qu'elles y soient en acte, mais
parce que l'вme sйparйe garde un tel pouvoir, de telle sorte qu'elle pourrait, а
condition d'кtre unie au corps, causer а nouveau ces puissances dans le corps,
de mкme que la vie.
3. Nous n'avons pas а recevoir cette autoritй,
puisque ce livre contient dans son titre une erreur sur l'auteur: en effet il
n'est pas d'Augustin mais de quelqu'un d'autre. Cette autoritй pourrait
cependant кtre exposйe de la maniиre suivante: il serait dit que l'вme emporte
avec elle les puissances de ce genre sous un mode, non pas actuel, mais
virtuel.
4. Les puissances de l'вme ne sont pas des parties essentielles
ou intйgrales, mais potentielles, de telle sorte cependant que certaines
d'entre elles sont de soi immanentes а l'вme, tandis que les autres sont dans
le composй.
5. On parle de la sensibilitй sous deux aspects.
Premiиrement, elle signifie l'вme sensitive elle-mкme qui est le principe des
puissances de ce genre; et ainsi par la sensibilitй l'animal est animal par sa
forme propre: sous cet aspect, le "sensible" s'entend de la
sensibilitй pour autant qu'elle est la diffйrence constitutive de l'animal.
Secondement, la sensibilitй signifie la puissance sensitive elle-mкme, laquelle
йtant une propriйtй naturelle, comme on l'a dit, n'est pas constitutive de
l'espиce. Sous cet aspect, la sensibilitй ne demeure pas dans l'вme sйparйe;
mais sous le premier aspect, la sensibilitй demeure, car dans l'homme identique
est l'essence de l'вme sensible et de l'вme rationnelle. Aussi, rien n'empкche
que l'homme soit en ressuscitant un animal identique par le nombre: en effet,
pour que quelque chose soit identique par le nombre, il suffit que les
principes essentiels soient identiques par le nombre; mais il n'est pas requis
que les propriйtйs et les accidents soient identiques par le nombre.
6. Augustin s'est visiblement rйtractй sur ce point.
Il suppose dans le commentaire sur la Genиse[cci] [15] que les peines de l'enfer relиvent d'une
vision imaginaire et que le lieu de l'enfer n'est pas corporel mais imaginaire.
Il fut par suite contraint de rendre raison de [cette objection]: si l'enfer
n'est pas un lieu corporel, pourquoi dit-on que les enfers sont sous la terre.
Et lui-mкme se reprend en disant: "Des enfers il me semble avoir dы
enseigner qu'ils sont sous les terres plutфt que de rendre raison, si ils ne
sont pas ainsi, pourquoi ils sont crus ou dits sous les terres". Ayant
rйtractй ce qu'il avait dit du lieu de l'enfer, il semble l'avoir fait pour
tout ce qui relиve de cette question.
7. Dans l'вme sйparйe il n'y a ni joie ni colиre en
tant qu'elles sont des actes de l'irascible et du concupiscible, qui sont dans
la partie sensitive; elles y sont en tant que par eux est dйsignй le mouvement
de la volontй, qui est dans la partie intellective.
8. Le mal de l'homme est consйcutif а ces trois
choses: l'imagination dйbridйe (d'oщ vient le principe d'errance), la
concupiscence dйmente, la fureur irrationnelle, en fonction de quoi Denys a
dйcrit le mal de dйmon par similitude avec le mal humain; non pour qu'il soit
entendu qu'existe chez les dйmons l'imagination, ou le concupiscible, ou
l'irascible, qui sont dans la partie sensitive, mais pour faire entendre,
proportionnй а tout cela, ce qui relиve de la nature intellectuelle.
9. Par ces paroles d'Augustin, on n'entend pas qu'une
вme sente certaines choses sans organe corporel, mais qu'elle sent sans les
corps sensibles eux-mкmes, comme la crainte et la tristesse, et quelques autres
en revanche а mкme les corps, par ex. le chaud et le froid.
10. Tout ce qui est en quelque [sujet] est en lui
selon le mode du recevant; par consйquent les choses sensibles sont dans l'вme
sйparйe, non par mode sensible, mais par mode intelligible.
11. Rien n'empкche que dans la narration des faits
historiques certaines donnйes soient prйsentйes mйtaphoriquement. Donc, bien
que ce qui est dit dans l'йvangile au sujet de Lazare et du riche soit
historique, cependant c'est mйtaphoriquement qu'il est dit que Lazare voit et
entend, de mкme qu'il ait une langue.
12. La substance de l'вme sensible demeure en l'homme
aprиs la mort, mais non les puissances sensitives.
13. De mкme que le sens, pour autant qu'il dйsigne la
puissance, n'est pas la forme de tout le corps (la forme c'est l'вme sensible,
et la sensibilitй une propriйtй du composй), de mкme la puissance visuelle
n'est pas l'acte de l'њil, mais c'est l'вme selon qu'elle est principe d'une
telle puissance; on dirait aussi bien que l'вme visuelle est l'acte de l'њil,
comme l'вme sensitive est l'acte du corps (mais la puissance visuelle, elle,
est une propriйtй dйrivйe). C'est pourquoi il ne faut pas que soit autre l'њil
du ressuscitй, bien que soit autre la puissance sensitive.
14. La rйcompense ne rйpond pas au mйrite comme а ce
qui doit кtre rйcompensй, mais comme а celui pour qui quelque chose est donnй
en rйcompense. Par suite il ne faut pas que tous les actes pour lesquels quelqu'un
a mйritй soient requis dans la rйcompense mais il suffit qu'ils soient dans le
souvenir divin; autrement il faudrait que les saints soient а nouveau occis,
ce qui est absurde.
15. L'вme est le principe du sentir non comme sentant,
mais comme ce par quoi le sentant sent. Par suite, les puissances sensitives ne
sont pas dans l'вme comme dans leur sujet, mais elles sont par l'вme comme par
leur principe.
16. L'вme se rappelle par la mйmoire, non par celle de
la partie sensitive, mais par celle de la partie intellective, dans la mesure
oщ Augustin[ccii] [16] l'affirme partie de l'imagination.
17. Les vertus et les vices qui appartiennent aux
parties irrationnelles ne demeurent dans l'вme sйparйe que dans ses principes:
en effet les semences de toutes les vertus sont dans la volontй et la raison.
18. D'aprиs ce qu'on a dit, l'вme sйparйe du corps n'a
pas le mкme mode de connaissance que lorsque elle est dans le corps. Parmi les
choses que l'вme apprйhende selon son mode propre, c'est-а-dire sans images,
leur connaissance demeure en elle quand elle revient а la situation premiиre,
йtant jointe а nouveau au corps, selon le mode qui lui convenait alors, а
savoir avec conversion aux images. Et ainsi ce qu'ils verront intelligiblement,
ils le raconteront imaginairement.
19. L'intellect a besoins de l'aide des sens selon le
statut de la connaissance imparfaite, а savoir pour autant qu'elle tire partie
des images, mais non selon le mode de connaissance plus parfait qui appartient
а l'вme sйparйe: de mкme l'homme a besoin de lait dans l'enfance, mais non
dans la perfection de l'вge.
20. Les puissances sensitives ne se dйbilitent pas de
soi, avec la dйbilitй des organes, mais seulement par accident. Par suite,
c'est par accident qu'elles sont corrompues, lors de la corruption des organes.
Objections:1. Il semble que non: parmi les puissances de
l'вme, seul l'intellect demeure dans l'вme sйparйe. Or l'objet de l'intellect,
c'est l'universel et non le singulier: en effet la science porte sur les
universels, tandis que le sens porte sur les singuliers, comme il est dit dans
le De anima[cciii] [1]. Donc l'вme sйparйe ne connaоt pas les
singuliers, mais seulement les universels.
2. Si l'вme sйparйe connaоt les singuliers, elle le
fait ou bien par les formes prйcйdemment acquises pendant qu'elle йtait dans le
corps, ou bien par des formes infuses. Ce n'est pas par les formes acquises
auparavant, car au sujet des formes que l'вme acquiert quand elle est dans le
corps, certaines sont des intentions [cognitives] qui sont conservйes
dans les puissances de la partie sensitive, aussi ne peuvent-elles demeurer
dans l'вme sйparйe, puisque des puissances de ce genre ne demeurent pas en
elle, comme on l'a montrй; certaines autres sont des intentions [cognitives]
qui sont dans l'intellect, et celles-lа seules peuvent demeurer, -mais par les
intentions universelles on ne peut connaоtre les singuliers. Donc l'вme sйparйe
ne peut connaоtre les singuliers par les idйes[cciv] [2] acquises autrefois dans le corps. Pareillement
elle ne le peut par les idйes infuses, parce que les idйes de ce genre se
rapportent йgalement а tous les singuliers: il s'ensuivrait que l'вme sйparйe
connaоtrait tous les singuliers -ce qui, semble-t-il, n'est pas vrai.
3. La connaissance de l'вme sйparйe est empкchйe par
la distance du lieu: Augustin dit en effet dans le livre Des soins а donner aux morts[ccv] [3] que les вmes des morts sont lа oщ elles
ne peuvent absolument pas savoir ce qui arrive ici-bas. Mais la distance du
lieu n'empкche pas la connaissance qui vient par les espиces infuses. Donc
l'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers par les idйes infuses.
4. Les idйes infuses se rapportent йgalement au
prйsent et au futur, car l'infusion des espиces infuses n'est pas soumise au
temps. Si donc l'вme sйparйe connaоt les singuliers par des idйes infuses, il
semble que non seulement elle connaоt le prйsent et le passй, mais encore le
futur. Cela ne peut кtre, semble-t-il, puisque connaоtre le futur est exclusivement
le propre de Dieu. Il est dit en effet dans Isaпe (41,23): "Annoncez ce
qui doit arriver dans le futur, et nous dirons que vous кtes des dieux!".
5. les singuliers sont en nombre infinis. Les idйes
infuses ne sont pas infinies. Donc l'вme sйparйe ne peut connaоtre les
singuliers par les idйes infuses.
6. Ce qui est indistinct ne peut кtre le principe
d'une connaissance distincte. Or la connaissance des singuliers est distincte.
Comme les formes infuses sont indistinctes, il semble que par les idйes infuses
l'вme sйparйe ne puisse connaоtre les singuliers.
7. Tout ce qui est reзu en un sujet est reзu en lui
selon le mode du recevant. Or l'вme sйparйe est immatйrielle. Donc les formes
infuses sont reзues en elle de faзon immatйrielle. Mais ce qui est immatйriel
ne peut кtre principe de la connaissance des singuliers, qui sont individuйs
par la matiиre. Donc l'вme sйparйe ne peut connaоtre les singuliers par les formes
infuses.
8. Il a йtй dit que par les formes infuses on peut
connaоtre les singuliers, bien qu'elles soient immatйrielles, parce qu'elles
sont les similitudes des raisons idйales par lesquelles Dieu connaоt et les
universels et les singuliers. En sens inverse: Dieu par les raisons idйales
connaоt les singuliers en tant qu'elles sont productrices de la matiиre, qui
est principe d'individuation. Mais les formes infuses de l'вme sйparйe ne sont
pas productrices de la matiиre parce qu'elles ne sont pas crйatrices: cela en
effet n'appartient qu'а Dieu. Donc l'вme sйparйe ne peut connaоtre par les
formes infuses les singuliers.
9. La similitude de la crйature а Dieu ne peut кtre
de relation univoque mais seulement de relation analogique. Or la connaissance
qui procиde par la similitude de l'analogie est trиs imparfaite: par exemple
si quelque chose йtait connue par une autre en tant qu'elle a en commun avec
elle d'кtre йtant. Si donc l'вme
sйparйe connaоt les singuliers par les idйes infuses, en tant que semblables
aux raisons idйales, il semble qu'elle connaisse les singuliers trиs imparfaitement.
10. Il a йtй dit prйcйdemment que l'вme sйparйe ne
connaоt pas les rйalitйs naturelles par les formes infuses, si ce n'est dans
une certaine confusion et de faзon universelle. Mais ceci n'est pas connaоtre
les singuliers. Donc l'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers par les
espиces infuses.
11. Ces idйes infuses, par lesquelles on affirme que
les вmes connaоt les singuliers, ne sont pas causйes par Dieu immйdiatement:
parce que selon Denys la loi de la divinitй consiste а reconduire [а leur
principe] les choses les plus basses par des intermйdiaires; elles ne sont pas
non plus causйes par l'ange: parce que l'ange ne peut causer des idйes de ce
genre, ni en les crйant, puisqu'il n'est crйateur d'aucune chose, ni en les
transmettant, parce qu'il y faudrait quelque intermйdiaire transporteur. Il
semble donc que l'вme sйparйe n'ait pas d'idйes infuses par lesquelles elles
connaisse les singuliers.
12. Si l'вme connaоt les singuliers par des idйes
infuses, cela ne peut se faire que de deux faзons: ou bien par application des
idйes aux singuliers, ou bien par conversion aux idйes elles-mкmes. Si par
application aux singuliers, il est йvident qu'une application de ce genre ne se
fait pas en recevant quelque chose des singuliers, puisqu'elle ne dispose pas
des puissances sensitives susceptibles de recevoir [quelque stimulation] des
singuliers. Reste donc que cette application se fasse en affirmant quelque
chose а propos des singuliers; et ainsi elle ne connaоt pas les singuliers
eux-mкmes, mais cela seulement qu'elle affirme а propos des singuliers. Mais si
c'est par conversion а ces idйes infuses qu'elle connaоt les singuliers, il
s'ensuivrait qu'elle ne connaоt les singuliers que pour autant qu'ils sont
dans les idйes elles-mкmes. Or dans les idйes susdites les singuliers ne sont
que sur un mode universel. Donc l'вme sйparйe ne connaоt les singuliers que
dans l'universel.
13. Rien de fini n'a pouvoir sur les infinis. Mais les
singuliers sont infinis. Puisque donc le pouvoir de l'вme sйparйe est fini, il
semble que l'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers.
14. L'вme sйparйe ne peut rien connaоtre sans vision
intellectuelle. Mais Augustin dit[ccvi] [4] que par la vision intellectuelle on ne
connaоt ni les corps ni leurs similitudes. Comme donc les singuliers sont des
corps, il semble que l'вme sйparйe ne puisse les connaоtre.
15. Lа oщ la nature est identique, identique est le
mode d'opйration. Mais l'вme sйparйe est de mкme nature que l'вme conjointe au
corps. Comme cette derniиre ne peut connaоtre les singuliers par l'intellect,
il semble que non plus l'вme sйparйe.
16. Les puissances se distinguent par leurs objets.
Mais le pourquoi de chaque chose, voilа ce qu'il y a de plus important. Les
objets sont donc plus distincts que les puissances. Mais la sensibilitй ne
devient jamais l'intellect. Donc le singulier qu'est le sensible jamais ne
devient l'intelligible.
17. La puissance cognitive d'ordre supйrieur est moins
dйmultipliйe au regard de ce qu'elle peut connaоtre que la puissance cognitive
d'ordre infйrieur: en effet le sens commun est capable de connaоtre tous les
objets qui sont apprйhendйs par les cinq sens extйrieurs; et pareillement
l'ange, par une puissance cognitive unique, а savoir par l'intellect, connaоt
les universels et les singuliers, que l'homme apprйhende par les sens et
l'intellect. Mais jamais une puissance d'ordre infйrieur ne peut apprйhender
ce qui se distingue d'elle par sa supйrioritй, ainsi la vue [а la diffйrence
du sens commun] ne peut jamais apprйhender l'objet de l'ouпe. Donc l'intellect
de l'homme ne peut jamais apprйhender le singulier, qui est l'objet du sens,
quoique l'intellect de l'ange connaisse l'un et l'autre.
18. Dans le livre De
causis[ccvii] [5] il est dit que l'Intelligence connaоt les
choses en tant qu'elle est leur cause et les rйgit. Mais l'вme sйparйe ne cause
ni ne rйgit les singuliers. Donc elle ne les connaоt pas.
En sens contraire: Former des propositions n'appartient
qu'а l'intellect. Or l'вme, bien que conjointe au corps, forme une proposition dont
le sujet est le singulier et le prйdicat l'universel, comme lorsque je dis:
"Socrate est homme"; ce qu'il ne peut faire sans connaоtre le
singulier et la comparaison de celui-ci а l'universel. Donc l'вme sйparйe selon
l'intellect connaоt les singuliers.
2. L'вme est infйrieure selon la nature а tous les
anges. Or les anges d'un rang infйrieur reзoivent des illuminations sur des
effets singuliers; et ils se distinguent en cela des anges de rang
intermйdiaire, qui reзoivent des illuminations selon les raisons universelles
relativement а ces mкmes effets, et des anges du rang le plus йlevй, qui
reзoivent des illuminations selon les raisons universelles existant dans la
Cause. Puisque donc la connaissance est d'autant plus particularisйe que la
substance connaissante est d'ordre infйrieur, il semble que l'вme sйparйe
connaisse d'autant mieux les singuliers.
3. Tout ce que peut un pouvoir infйrieur, un pouvoir
supйrieur le peut. Mais le sens peut connaоtre les singuliers, alors qu'il est
infйrieur а l'intellect. Donc l'вme sйparйe peut aussi connaоtre, selon
l'intellect, les singuliers.
Rйponse: Il est nйcessaire de dire que l'вme sйparйe
connaоt quelques uns des singuliers, mais non pas tous. Elle connaоt d'abord
certains singuliers dont elle a reзu connaissance auparavant durant le temps
qu'elle йtait dans le corps: autrement elle ne se rappellerait rien de ce
qu'elle a accompli dans sa vie, et ainsi disparaоtrait de l'вme sйparйe le ver
de la conscience. Elle connaоt de plus certains singuliers dont elle reзoit
connaissance aprиs la sйparation du corps, autrement elle ne s'affligerait pas
du feu de l'enfer et des autres peines corporelles que l'on dit prйsentes en
enfer. Mais que l'вme sйparйe ne connaisse pas tous les singuliers d'une
connaissance naturelle, c'est manifeste du fait que les вmes des morts ne
savent pas ce qui se passe ici-bas, comme le dit Augustin.
Cette question recиle donc deux difficultйs, l'une commune, l'autre propre.
La difficultй commune vient du fait que notre intellect ne semble pas кtre
capable de connaоtre les singuliers, mais seulement les universels. C'est pourquoi,
comme pour Dieu, les anges et l'вme sйparйe il n'est aucune autre puissance de
connaоtre que l'intellect, il paraоt difficile que leur soit prйsente la
connaissance des singuliers.
Par suite, certains allиrent si loin dans l'erreur qu'ils refusиrent а Dieu
et aux anges la connaissance des singuliers. Ce qui est tout а fait impossible
car, а le supposer, et la providence divine serait exclue du [gouvernement]
des choses, et le jugement de Dieu concernant les actes humains serait
supprimй; seraient йcartйs йgalement les services des anges, ceux-lа mкmes que
nous croyons кtre sollicitйs au sujet du salut des hommes, selon le mot de
l'apфtre: "Tous sont des esprits destinйs а servir, envoyйs en service
pour ceux qui doivent hйriter du salut" (Heb
1,14).
C'est pour cette raison que d'autres ont dit que Dieu, les anges, et mкme
les вmes sйparйes, connaissent les singuliers par la connaissance des causes universelles
de tout l'ordre de l'univers. En effet, il n'est rien dans les choses
singuliиres qui ne dйrive de ces causes universelles. Ils avancent un exemple:
quelqu'un connaоtrait-il tout l'ordre du ciel et des йtoiles, leur mesure et
leur mouvement, il saurait par l'intellect toutes les йclipses futures, combien,
en quels lieux et en quels temps elles devraient кtre. Mais cela ne suffit pas
а la connaissance vraie des singuliers. Il est manifeste en effet que si grande
soit la collection des universels, jamais de leur collection le singulier ne
sortira comme tel. Par exemple, si je dis un homme blanc, musicien et que
j'ajouterai n'importe quelle qualification de ce genre, il ne sera pas encore
un singulier: il est possible en effet que toutes ces qualifications une fois
rйunies conviennent а plusieurs. C'est pourquoi celui qui connaоt toutes les
causes dans l'universel, jamais de ce fait ne connaоtra proprement quelque
effet singulier; non plus celui qui connaоt tout l'ordre du ciel ne connaоt
cette йclipse en tant qu'elle est cette
йclipse: en effet bien qu'il connaisse que l'йclipse devra arriver en tel site
du soleil et de la lune, et а telle heure, et si grandes soient les
observations faites sur les йclipses, il reste possible cependant qu'une telle
йclipse arrive plusieurs fois.
Aussi d'autres ont-ils dit, pour attribuer une vraie connaissance des singuliers
dans les anges et les вmes sйparйes, que ceux-ci reзoivent des singuliers
eux-mкmes une connaissance de ce genre. Mais cela ne convient absolument pas.
Comme il y a en effet une distance maximale entre l'кtre intelligible et
l'кtre matйriel sensible, la forme de la chose matйrielle n'est pas reзue sur
le champ par l'intellect, mais elle est conduite vers lui par de multiples
intermйdiaires. Par exemple, la forme d'un sensible quelconque passe par un
milieu transmetteur oщ elle est plus intentionnelle qu'elle ne l'йtait dans la
chose sensible; et ensuite dans l'organe du sens; et de lа, elle dйrive vers
l'imagination et les autres facultйs intйrieures; et en fin de compte elle
parvient а l'intellect. Or de tels intermйdiaires, il n'est pas possible de les
attribuer aux anges et а l'вme sйparйe, ni mкme de les leur imaginer.
Il faut donc dire autrement: les idйes des choses par lesquelles l'intellect
connaоt, s'y rapportent de deux faзons. Les unes sont productrices des choses
alors que les autres sont reзues des choses. Celles qui sont en vйritй
productrices des choses conduisent а la connaissance de la chose pour autant
qu'elles la font: c'est ainsi que l'artisan, en transmettant а son oeuvre
forme et disposition de la matiиre, connaоt par la forme de l'art son oeuvre а
la mesure de ce qu'il cause en elle. Et parce qu'aucun art humain ne cause la
matiиre, mais la reзoit comme йtant dйjа prйexistante -elle qui est principe
d'individuation-, l'artisan, le constructeur par exemple, connaоt la maison
dans l'universel, mais non cette maison en tant que cette maison, sauf pour ce qu'il en reзoit de connaissance par les
sens. Or Dieu, par son intellect, non seulement produit la forme, d'oщ se prend
la raison universelle, mais encore la matiиre, laquelle est principe d'individuation;
c'est pourquoi par son art il connaоt et les universels et les singuliers. Or
de mкme que de l'art divin dйcoulent les choses matйrielles de telle sorte
qu'elles subsistent dans leurs propres natures, ainsi de ce mкme art divin йmanent
dans les substances intellectuelles sйparйes les similitudes intelligibles des
choses par lesquelles elles connaissent les choses en tant que produites par
Dieu. Et ainsi les substances sйparйes connaissent non seulement les
universels, mais encore les singuliers, en tant que les espиces intelligibles,
йmanйes en elles de l'art divin, sont les similitudes des choses et selon la
forme et selon la matiиre. Il n'y a pas d'inconvйnient а ce que la forme, qui
est productrice de la chose, soit, bien qu'immatйrielle, la similitude de la
chose et quant а la forme et quant а la matiиre: parce que toujours ce qui est
en position plus йlevйe est plus simple qu'il ne l'est en la nature infйrieure.
C'est pourquoi, bien que dans la nature sensible autre soit la forme et autre
la matiиre, cependant ce qui est plus йlevй et cause de l'une et de l'autre,
se rapporte а titre d'unique principe а l'une et l'autre: en raison de quoi les
substances supйrieures connaissent les rйalitйs matйrielles sur un mode
immatйriel et plus synthйtique que les rйalitйs composйes, comme le dit Denys
dans les Noms divins[ccviii] [6].
Quant aux formes
intelligibles reзues des choses, elles le sont en vertu d'une certaine
abstraction de ces choses; par suite elles ne conduisent pas а la connaissance
de la chose comme а ce d'oщ vient l'abstraction, mais seulement comme а ce qui
est abstrait. Et ainsi, comme les formes reзues des choses sont abstraites de
la matiиre et des conditions de la matiиre, elles ne conduisent pas а la
connaissance des singuliers, mais seulement de l'universel. C'est la raison
pourquoi les substances sйparйes peuvent connaоtre les singuliers par
l'intellect alors que notre intelligence ne connaоt que les universels.
Maintenant, concernant la connaissance des singuliers, autre est la faзon
dont se comporte l'intellect de l'ange, autre celle de l'intellect de l'вme
sйparйe. Nous avons dit plus haut que l'efficience du pouvoir de connaоtre
propre aux anges est proportionnйe а l'universalitй des formes intelligibles
existant en eux; et ainsi, par les formes universelles de ce genre, ils
connaissent tout ce а quoi elles s'йtendent. Par consйquent, de mкme qu'ils
connaissent toutes les idйes des choses naturelles comprises sous les genres,
de mкme ils connaissent tous les singuliers des choses naturelles qui sont
comprises sous les idйes. Mais l'efficience du pouvoir de connaоtre de l'вme
sйparйe n'est pas proportionnйe а l'universalitй des formes infuses, mais
plutфt aux formes reзues des choses, parce qu'il est naturel а l'вme d'кtre
unie au corps; en raison de quoi a-t-il йtй dit plus haut que l'вme sйparйe ne
connaоt pas toutes les rйalitйs naturelles, mкme quant а leur espиce, d'une
faзon dйterminйe et complиte, mais dans une certaine universalitй et
confusion. Par suite, les idйes infuses ne suffisent pas non plus en elles а
la connaissance des singuliers, de telle sorte que les вmes puissent connaоtre
tous les singuliers comme les anges les connaissent. Cependant, les idйes
infuses de ce genre sont limitйes dans l'вme а la connaissance de quelques
singuliers envers lesquels l'вme entretient une relation spйciale ou
inclination, comme а ceux qu'elle souffre ou pour lesquels elle s'affecte, ou
dont certaines impressions ou traces demeurent en elles: en effet tout ce qui
est reзu est dйterminй dans le recevant selon le mode d'кtre de celui-ci. Par
lа se dйcouvre pourquoi l'вme sйparйe connaоt les singuliers, non pas tous
cependant, mais quelques uns.
Solutions:1. Notre intellect connaоt а prйsent par les
idйes reзues des choses, idйes qui sont abstraites de la matiиre et de toutes
les conditions matйrielles; et ainsi il ne peut connaоtre les singuliers, dont
le principe est la matiиre, mais seulement les universels; quant а l'intellect
de l'вme sйparйe, il dispose des formes infuses par lesquelles il peut
connaоtre les singuliers, pour la raison dйjа dite.
2. L'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers par
les idйes prйcйdemment acquises dans le temps qu'elle йtait unie au corps,
mais par les idйes infuses; il ne s'ensuit pas cependant qu'elle connaisse
tous les singuliers, comme on l'a montrй.
3. Les вmes sйparйes ne sont pas empкchйes de
connaоtre les choses qui sont ici-bas а cause de la distance du lieu, mais
parce qu'il n'y a pas en leur pouvoir une efficience telle qu'elles puissent,
par les idйes infuses, connaоtre tous les singuliers.
4. Mкme les anges ne connaissent pas tous les futurs
contingents: en effet, par les idйes infuses ils connaissent les singuliers en
tant qu'ils participent de l'espиce. C'est pourquoi les futurs qui, en tant
que futurs, ne participent pas encore de l'espиce, ne sont pas connus par eux,
mais ils le sont seulement pour autant qu'ils sont prйsents dans leur cause.
5. Les anges qui connaissent les rйalitйs naturelles
singuliиres n'ont pas autant d'espиces intelligibles qu'il y a de singuliers
connus par eux, mais, par une seule idйe, ils en connaissent plusieurs, comme
on l'a montrй plus haut; en revanche l'вme sйparйe ne connaоt pas tous les
singuliers. Donc, en ce qui les concerne, l'argument ne conclut pas.
6. La solution manque.
7. L'idйe infuse, bien qu'immatйrielle, est cependant
exemplaire de la chose, et quant а la forme et quant а la matiиre, comme on l'a
exposй.
8. Bien que les formes intelligibles ne soient pas
crйatrices des choses, elles sont cependant semblables aux formes crйatrices,
non pas en vйritй par le pouvoir de crйer, mais par celui de reprйsenter les
choses crййes: en effet l'artisan peut transmettre l'art de faire quelque chose
а qui cependant fait dйfaut le pouvoir de la parfaire.
9. Parce que les formes infuses ne ressemblent que
par analogie aux raisons idйales immanentes а l'esprit divin, ces raisons
idйales ne peuvent кtre connues parfaitement par les formes de ce genre. Il ne
s'ensuit pas cependant que soient connues imparfaitement par elles les choses
qui participent des raisons idйales: en effet les choses en cause ne l'emportent
pas en excellence sur les formes infuses, c'est bien plutфt le contraire:.
C'est pourquoi ces mкmes choses peuvent кtre parfaitement comprises par les
formes infuses.
10. Les formes infuses sont limitйes а la connaissance
de certains singuliers dans l'вme sйparйe, -limitйes en fonction de la
disposition de l'вme, comme on l'a dit.
11. Les espиces infuses sont causйes dans l'вme
sйparйe par Dieu moyennant la mйdiation des anges. (Nonobstant que certaines
вmes sont supйrieures а certains anges; en effet, nous ne parlons pas а prйsent
de la connaissance de gloire, selon laquelle l'вme est ou йgale ou supйrieure
aux anges; mais nous parlons de la connaissance naturelle, oщ l'вme accuse un
dйficit par rapport а l'ange). Or de telles formes sont causйes dans l'вme
sйparйe par l'ange, non par mode de crйation, mais а la maniиre oщ ce qui est
en acte mиne de la puissance а l'acte une chose relevant de son genre. Et comme
une action de ce type n'est pas localisйe, il ne faut pas chercher un lieu oщ
s'exerce ce milieu transporteur. Mais l'ordre de la nature [intellective] opиre
ici de la mкme faзon que l'ordre du site dans les corps.
12. L'вme sйparйe connaоt les singuliers par les idйes
infuses en tant qu'elles sont les similitudes des singuliers, selon le mode dйjа
dit. Mais l'application et la conversion, dont il est fait question dans
l'objection, accompagnent une connaissance de ce genre plutфt qu'elles ne la
causent.
13. Les singuliers ne sont pas infinis en acte, ils le
sont en puissance. Et rien n'empкche les intellects de l'ange et de l'вme
sйparйe de connaоtre les singuliers infinis un а un, puisque le sens le peut
et que notre intellect connaоt de cette maniиre les espиces infinies des
nombres: de mкme que l'infini n'est en effet dans la connaissance que
successivement et selon un acte mкlй de puissance, de mкme aussi affirme-t-on
que l'infini est dans les choses naturelles.
14. Augustin n'a pas l'intention de dire que les corps
et les similitudes des corps ne sont pas connus par l'intellect, mais que
l'intellect n'est pas, comme les sens, stimulй dans sa vision par les corps,
ni, comme l'imagination, par les similitudes des corps, mais par la vйritй
intelligible.
15 Bien que l'вme sйparйe soit de mкme nature que l'вme jointe au corps,
cependant, а cause de la sйparation du corps, elle dispose d'une libre relation
aux substance sйparйes, de telle sorte qu'elle puisse recevoir d'elles l'influx
des formes intelligibles par lesquelles elle connaоt les singuliers, ce qu'elle
ne peut faire tant qu'elle est unie au corps, comme on l'a montrй plus haut.
16. Le singulier, pour autant qu'il est sensible,
c'est-а-dire l'effet d'une mutation corporelle, jamais ne devient
intelligible, mais il le devient pour autant que la forme immatйrielle peut le
reprйsenter lui-mкme, comme on l'a montrй.
17. L'вme sйparйe reзoit les idйes par son intellect а
la maniиre de la substance supйrieure: celle-ci, moyennant de telles idйes,
connaоt par un unique pouvoir ce que l'homme connaоt par deux pouvoirs, а
savoir par le sens et l'intellect; et ainsi l'вme sйparйe peut connaоtre l'un
et l'autre.
18. L'вme sйparйe, bien qu'elle ne rйgit ni ne cause
les choses, possиde pourtant des formes semblables а celle de l'agent qui
cause et rйgit; en effet celui qui cause et rйgit ne connaоt pas ce qui est
causй et rйgi, sinon du fait qu'il en possиde la similitude.
Solutions aux objections contraires aboutissant а des conclusions erronйes: 1. L'вme
conjointe au corps connaоt les singuliers, non pas directement, mais par une
certaine rйflexion, а savoir: du fait qu'elle apprйhende son objet
intelligible, elle en revient а considйrer son acte, puis l'idйe qui est au
principe de son opйration, puis l'origine de cette mкme idйe. Et ainsi elle en
vient а la considйration des images, et des singuliers dont elles sont les
images. Mais cette rйflexion ne peut aboutir que par l'adjonction du pouvoir de
la cogitative et de l'imagination, lesquelles n'existent pas dans l'вme
sйparйe: c'est pourquoi l'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers de cette
maniиre.
2. Les anges de hiйrarchie infйrieure sont illuminйs
sur les raisons concernant les effets singuliers, non par des idйes
singuliиres, mais par des raisons universelles, а partir desquelles ils
peuvent connaоtre les singuliers а cause de l'efficience de leur pouvoir de
connaоtre, et sur ce point ils surpassent l'вme sйparйe. Et bien que les
raisons perзues par eux soient purement et simplement universelles, on les dit
pourtant particuliиres par comparaison aux raisons plus universelles que
perзoivent les anges supйrieurs.
3. Ce que peut un pouvoir infйrieur, un pouvoir
supйrieur le peut, mais d'une faзon plus йminente; c'est pourquoi les mкmes
choses que le sens perзoit matйriellement et singuliиrement, l'intellect le
connaоt immatйriellement et universellement.
Objections:1. Il semble que non. Rien ne peut pвtir qu'а la
condition d'кtre en puissance. Or l'вme sйparйe n'est en puissance que selon
l'intellect, puisque les puissances sensitives ne demeurent pas en elle, comme
on l'a montrй. Donc l'вme sйparйe ne peut pвtir du feu corporel que selon
l'intellect, а savoir par l'intellection qu'il en a. Or cette activitй n'est
pas pйnale, mais plutфt dйlectable. Donc l'вme ne peut pвtir de la peine du feu
corporel.
2. Agent et patient communiquent dans la matiиre,
comme il est dit dans le De la gйnйration[ccix] [1].
Or l'вme, puisqu'elle est
immatйrielle, ne communique pas dans la matiиre avec le feu corporel. Donc
l'вme ne peut pвtir du feu corporel.
3. Ce qui n'entre pas en contact n'agit pas. Mais le
feu corporel ne peut venir au contact de l'вme, ni selon l'extrйmitй d'une
quantitй, puisque l'вme est incorporelle, ni pas le contact d'une efficience,
puisque l'efficience d'un corps ne peut rien imprimer dans une substance
incorporelle, ce serait plutфt le contraire. Donc l'вme sйparйe ne peut en
aucune faзon pвtir du feu corporel.
4. Pвtir se dit de quelque chose en deux sens: ou
bien comme sujet, ainsi le bois pвtit du feu; ou bien comme contraire, ainsi le
feu du froid. Mais l'вme ne peut pвtir du feu corporel comme sujet du pвtir,
car il faudrait que la forme du feu devienne intйrieure а l'вme, et alors il
s'ensuivrait que l'вme s'йchaufferait ou brыlerait, ce qui est impossible; et
pareillement on ne peut dire que l'вme pвtit du feu corporel comme le
contraire d'un contraire, car d'une part rien n'est contraire а l'вme et,
d'autre part, il s'ensuivrait la destruction de l'вme par le feu, ce qui est
impossible. Donc l'вme ne peut pвtir du feu corporel.
5. Entre l'agent et le patient il faut une proportion
quelconque. Mais entre l'вme et le feu corporel il n'y a pas de proportion,
semble-t-il, puisqu'ils relиvent de genres divers. Donc l'вme ne peut pвtir du
feu corporel.
6. Tout ce qui pвtit est mы. L'вme n'est pas mue,
puisqu'elle n'est pas un corps. Donc l'вme ne peut pвtir.
7. L'вme est plus digne que la quintessence du corps.
Or celle-ci est totalement impassible. Donc а plus forte raison, l'вme.
8. Augustin dit dans le Commentaire littйral sur la genиse[ccx] [2] que l'agent est plus noble que le
patient. Mais le feu corporel n'est pas plus noble que l'вme. Il ne peut donc
agir sur l'вme.
9. Il йtait dit que le feu n'agit pas sur l'вme en
vertu de son efficience propre et naturelle, mais en tant qu'instrument de la
divine justice. En sens inverse: l'art du sage est d'utiliser les instruments
convenables en vue de leur fin. Or le feu ne semble pas un instrument
convenable pour punir l'вme, car cela ne lui convient pas en raison de sa
forme. C'est par la forme qu'un instrument est adaptй а son effet, comme la
hache pour hacher et la scie pour scier: de fait l'artisan n'agirait pas
sagement en utilisant la scie pour hacher et la hache pour scier. Donc Dieu
agirait encore beaucoup moins sagement, lui qui est trиs sage, s'il utilisait
le feu corporel pour punir l'вme.
10. Dieu йtant auteur de la nature, il ne fait rien
contre la nature, comme le dit la glose sur Rm. 11. Or
il est contre nature que le corporel agisse sur l'incorporel. Donc Dieu ne fait
pas cela.
11. Dieu ne peut faire que les contraires soient
simultanйment vrais. Mais cela se produirait s'il retirait de quelque chose ce
qui relиve de son essence: par ex. si l'homme n'йtait pas rationnel, il
s'ensuivrait qu'il serait simultanйment homme et non-homme.
Donc Dieu ne peut faire qu'une chose quelconque manque de ce qui lui est
essentiel. Or l'impassibilitй est essentielle а l'вme: cela lui revient en
raison de son immatйrialitй. Donc Dieu ne peut faire que l'вme pвtisse du feu
corporel.
12. Chaque chose a le pouvoir d'agir selon sa nature.
Une chose ne peut donc recevoir un pouvoir d'agir qui ne lui appartient pas,
mais qui appartient plutфt а une autre chose, а moins d'кtre changйe de sa
propre nature en une autre; ainsi l'eau ne chauffe pas sauf а кtre transformйe
par le feu. Mais avoir le pouvoir d'agir sur les choses spirituelles
n'appartient pas а la nature du feu corporel, comme on l'a montrй. Si donc le
feu tient de Dieu le pouvoir d'agir sur l'вme sйparйe, а titre d'instrument de
la divine justice, il ne s'agit plus, semble-t-il, d'un feu corporel, mais
d'une autre nature.
13. Ce qui produit du fait de l'efficience divine a
raison propre et vйritable de rйalitй existant dans la nature. En effet,
lorsque l'aveugle est illuminй par l'efficience divine, il reзoit la vue selon
la raison propre et vйritable de la vue, telle qu'elle existe dans la nature.
Si donc l'вme pвtit en vertu de l'efficience divine du feu pour autant qu'il
est l'instrument de la divine justice, il s'ensuit que l'вme pвtit selon la
raison propre de la passion. Or pвtir se dit en deux sens: ou bien pвtir
signifie seulement recevoir, comme
l'intellect pвtit de l'intelligible, et le sens du sensible; ou bien pвtir
signifie que quelque chose est retranchй
de la substance du patient, comme lorsque le bois pвtit du feu. Si donc l'вme
pвtit du feu en vertu de l'efficience divine au sens oщ la passion consiste
dans la seule rйception, comme le reзu est dans le recevant selon le mode de ce
dernier, il s'ensuit que l'вme reзoit ce qui vient du feu selon son mode а
elle, c'est-а-dire de faзon immatйrielle et incorporelle. Une telle rйception
ne punit pas l'вme, elle la parachиve. Donc cela n'apportera pas de peine а
l'вme. Pareillement encore l'вme ne peut pвtir du feu au sens oщ la passion
retire quelque chose de la substance, car alors la substance de l'вme serait
corrompue. Donc il est impossible que l'вme pвtisse du feu corporel, mкme au
sens d'instrument de la divine justice.
14. Aucun instrument n'agit instrumentalement si ce
n'est en exerзant son opйration propre: ainsi la scie agit instrumentalement а
la confection d'un coffre en sciant. Mais le feu ne peut agir sur l'вme en
vertu de son action propre et naturelle: il ne peut en effet chauffer l'вme. Donc
il ne peut agir sur l'вme en tant qu'instrument de la divine justice.
15. Il йtait dit que le feu agit sur l'вme par une
action propre d'une autre nature, а savoir en tant qu'il la dйtient comme lui
йtant attachйe. En sens contraire: si l'вme est enchaоnйe au feu et dйtenue par
lui, il faut qu'elle lui soit unie en quelque maniиre. Mais elle ne peut lui
кtre unie comme forme, parce que l'вme serait alors la vie du feu; ni comme
moteur, parce qu'alors le feu pвtirait de l'вme plutфt que le contraire. Or il
n'est pas d'autre faзon pour une substance d'кtre unie au corps. Donc, l'вme
sйparйe ne peut кtre enchaоnйe par le feu corporel ni dйtenue par lui.
16. Ce qui est attachй а quelque chose ne peut en кtre
sйparй. Mais les esprits damnйs sont parfois sйparйs du feu corporel infernal:
car on dit que les dйmons habitent dans les tйnиbres; de mкme les вmes des
damnйs sont apparues de temps en temps а quelques-uns. Donc l'вme sйparйe n'est
pas punie par attachement au feu corporel.
17. Ce qui est liй а quelque chose et dйtenue par
elle, est empкchй par ce fait d'exercer son opйration propre. Or l'opйration
propre de l'вme est de faire acte d'intelligence, ce dont elle ne peut кtre
empкchйe par un lien а quelque chose de corporel, car elle possиde en soi ses [objets]
intelligibles, comme il est dit dans le De
anima[ccxi] [3]; par consйquent elle n'a pas а les
rechercher hors de soi. Donc l'вme sйparйe n'est pas punie par attachement au
feu corporel.
18. De mкme que le feu peut dйtenir l'вme de la faзon
qu'on a dite, de mкme les autres corps et d'autant mieux qu'ils sont plus
grossiers et plus lourds. Si donc l'вme n'est punissable que par dйtention et
attachement, sa peine ne saurait кtre attribuйe de prйfйrence au seul feu, mais
davantage aux autres corps.
19. Augustin dit dans le Commentaire littйral sur la Genиse[ccxii] [4] qu'il ne faut pas croire que la substance
des rйalitйs infйrieures soit matйrielle, elle est spirituelle. Damascиne dit
aussi que le feu de l'enfer n'est pas matйriel. Il semble donc que l'вme ne
pвtit pas du feu corporel.
20. Comme Grйgoire le dit dans les Moralia[ccxiii] [5], le serviteur dйlinquant est puni par le
Maоtre en vue de sa correction. Mais ceux qui sont damnйs en enfer sont
incorrigibles. Donc ils ne sauraient кtre punis par le feu corporel infernal.
21. Les peines arrivent par le contraire. Mais l'вme a
pйchй en se subordonnant par l'affection aux choses corporelles. Donc elle ne
doit pas кtre punie par des choses corporelles, mais plutфt par la sйparation
des choses corporelles.
22. De mкme que les peines sont retournйes aux
pйcheurs par la divine justice, de mкme les rйcompenses aux justes. Mais aux
justes sont retournйes non pas des rйcompenses corporelles mais seulement des
spirituelles; par consйquent, si des rйcompense corporelles а rendre aux
justes sont rapportйes dans les Ecritures, elles sont а comprendre mйtaphoriquement,
comme il est dit en Luc 22, 30: "De sorte que vous mangiez et buviez"
etc. Donc aux pйcheurs aussi ne sont pas infligйes des peines corporelles, mais
seulement des spirituelles; et tout ce qui est dit des peines corporelles dans
les Ecritures seront а comprendre mйtaphoriquement. Et ainsi l'вme ne pвtit
pas du feu corporel.
En sens contraire: C'est par le mкme feu que sont punis les
corps des damnйs et les dйmons, comme il ressort de Mt. 25, 41: "Allez
maudits" etc. Il est donc nйcessaire que les corps des damnйs soient punis
par un feu corporel. Pour une pareille raison les вmes sйparйes sont punies
par le feu corporel.
Rйponse: Au sujet de la passion de l'вme par le feu, de
multiples opinions se sont exprimйes. Certains ont dit que l'вme ne pвtit pas
la peine du feu corporel, mais que son affliction spirituelle est dйsignйe
mйtaphoriquement dans les Ecritures du nom de feu, et ce fut l'opinion d'Origиne.
Mais pour autant ceci ne paraоt pas suffisant, parce que, comme le dit Augustin
dans LaCitй de Dieu[ccxiv] [6],
il faut comprendre que le
feu par lequel seront torturйs les corps des damnйs, est corporel; c'est par ce
mкme feu que sont torturйs et les dйmons et les вmes selon le jugement du
Seigneur.
C'est ainsi que d'autres virent dans le feu quelque chose de corporel, mais
que l'вme ne pвtit pas la peine immйdiatement de lui mais de sa similitude, en
fonction d'une vision imaginaire: comme il arrive aux dormeurs d'кtre vraiment
affligйs de la vision de choses terrifiantes dont ils croient souffrir, bien
que les choses par lesquelles ils sont affligйs ne soient pas de vrais corps,
mais leurs similitudes. Mais cette position ne peut tenir, car on a montrй plus
haut que les puissances de la partie sensitive, parmi lesquelles la facultй
imaginative, ne demeurent pas dans l'вme sйparйe.
Et ainsi il faut dire que l'вme sйparйe pвtit du feu corporel lui-mкme.
Mais comment? Il paraоt difficile de le lui imputer. En effet, certains ont dit
que l'вme pвtit le feu par le seul fait de le voir; ce que touche Grйgoire, en
disant dans les Dialogues: "
L'вme pвtit le feu par le seul fait de le voir"[ccxv] [7]. Mais comme "voir" est pour le
voyant un accomplissement, toute vision, comme telle, est dйlectable. Par
consйquent rien de ce qui est proprement "vu" n'est affligeant, sauf
а кtre tenu pour nocif.
C'est pourquoi d'autres ont dit que l'вme, en voyant le feu et le tenant
pour nocif, en est affligйe. C'est а quoi se rйfиre Grйgoire dans le livre des Dialogues[ccxvi] [8] en disant que l'вme, du fait de
s'apercevoir qu'elle brыle, brыle. Mais reste а considйrer si le feu est nocif
selon la vйritй du rйel, ou non. S'il ne l'est pas, il s'ensuit que l'вme est
abusйe dans son estimation en l'apprйhendant comme nocif. Consйquence
inadmissible, semble-t-il, en ce qui concerne les dйmons, qui jouissent d'une
grande pйnйtration d'esprit dans la connaissance de la nature des choses. Il
faut donc dire que le feu corporel est nocif а l'вme selon la vйritй du rйel.
C'est pourquoi Grйgoire conclut en disant: "Nous pouvons recueillir des
dits йvangйliques que l'вme pвtit l'incendie non seulement en le voyant, mais
en l'expйrimentant"[ccxvii] [9].
Pour chercher en quel sens le feu corporel serait nuisible а l'вme ou au
dйmon, il faut considйrer que le nocif ne s'applique pas а quelque sujet dans
le fait pour celui-ci de recevoir ce qui l'accomplirait, mais dans le fait
d'кtre entravй par son contraire. Par consйquent la passion de l'вme par le feu
ne dйcoule pas de la seule rйception, comme l'intellect pвtit de l'intelligible
et le sens du sensible; mais elle dйcoule de la passion qu'exerce un autre
agent par voie de contrariйtй ou d'obstacle. Ce qui arrive de deux faзons. En
premier lieu, une chose est empкchйe par son contraire quant а l'кtre qui est sien selon une forme inhйrente
quelconque, et ainsi quelque chose pвtit de son contraire par altйration et
corruption, comme le bois se consume par le feu. En second lieu, quelque chose
est empкchйe quant а ce qui entrave ou contrarie son inclination: par ex.
l'inclination naturelle de la pierre la porte vers le bas, mais elle en est
empкchйe par ce qui lui fait obstacle ou violence, violence qui l'oblige а
rester en repos ou а кtre dйplacйe.
Or ni l'un ni l'autre mode de passion n'est proprement pйnale pour un sujet
dйpourvu de connaissance, car oщ ne peut exister douleur ou tristesse, la
raison d'affliction ne se vйrifie pas. Mais pour celui qui dispose de la
connaissance, affliction et peine sont consйcutives а l'un et l'autre mode de
passion, quoique diversement. Car la passion qui rйsulte de l'altйration d'un
contraire, apporte affliction et peine suivant une douleur sensible, comme
lorsque l'excиs de stimulation corrompe l'harmonie du sens: c'est ainsi que de
tels excиs, surtout tangibles, infligent une douleur sensible; en revanche les
mйlanges bien dosйs apportent dйlectation parce qu'ils sont proportionnйs au
sens. Mais l'autre mode de passion n'apporte pas de peine selon une douleur
sensible, mais selon une tristesse intйrieure: elle naоt chez l'homme ou
l'animal de ce qu'une rйsistance, par une certaine violence intйrieure, est
apprйhendйe alors qu'elle lutte contre la volontй ou un appйtit quelconque.
C'est pourquoi ce qui est contraire а la volontй ou а l'appйtit afflige, et
parfois plus que ce qui est douloureux au sens; en effet, il en est qui
prйfйreraient кtre battus de verges et gravement affligйs dans leur
sensibilitй, plutфt que de supporter les blвmes et autres contrariйtйs de ce genre,
qui rйpugnent а la volontй.
Donc selon le premier mode de passion, l'вme ne peut pвtir la peine du feu
corporel: il lui est impossible en effet d'кtre altйrйe ou corrompue par lui;
et ainsi elle ne peut кtre affligйe de cette faзon, de telle sorte qu'elle
subisse de lui une douleur sensible. Mais l'вme peut pвtir du feu corporel
suivant le second mode de passion dans la mesure oщ par un feu de ce genre elle
est entravйe dans son inclination ou volontй. Ce qui se manifeste ainsi:
effectivement l'вme, comme toute substance incorporelle, n'est pas liйe, quant
а sa nature, а quelque lieu, puisqu' elle transcende tout l'ordre des choses
corporelles. Donc le fait d'кtre attachйe а l'une de ces choses et fixйe а
quelque lieu par une contrainte quelconque va contre sa nature et contrarie son
appйtit naturel. Je ne dis cela que pour autant qu'elle est conjointe au corps
dont elle est la forme naturelle, et dans lequel elle poursuit un certain
accomplissement.
Or qu'une substance spirituelle soit liйe а quelque corps ne vient pas du
pouvoir de ce corps а dйtenir une substance incorporelle, mais du pouvoir de
quelque substance incorporelle supйrieure qui conjoint la substance spirituelle
а tel corps. De mкme encore, c'est par le pouvoir des dйmons supйrieurs que, en
vertu d'artifices magiques, avec la permission divine, certains esprits sont
enchaоnйs а certains йlйments, ou bagues amulettes, soit images, soit rйalitйs
de ce genre. Et c'est de cette faзon que les вmes et les dйmons sont attachйs
pour leur peine, par un pouvoir divin, au feu corporel. C'est pourquoi Augustin
dit dans La Citй de Dieu:
"Pourquoi ne dirions-nous pas que, d'une maniиre йtonnante, mais cependant
vraie, mкme les esprits incorporels peuvent кtre affligйs par la peine d'un feu
corporel, puisque les esprits humains, eux-mкmes incorporels assurйment, ont pu
кtre enfermйs а prйsent dans des membres corporels et pourront кtre enchaоnйs
indissolublement par les liens de leurs corps? Bien qu'incorporels, les esprits-dйmons seront donc attachйs pour leurs supplices а
des feux corporels, recevant leur chвtiment de ces feux, mais sans donner la
vie aux feux"[ccxviii] [10].
Et ainsi, il est vrai que ce feu, dans la mesure oщ par le pouvoir divin il
dйtient l'вme enchaоnйe, agit sur l'вme comme instrument de la divine justice;
et, pour autant que l'вme apprйhende ce feu comme lui йtant nuisible, elle est
affligйe d'une tristesse intйrieure, laquelle en vйritй est maximale quand elle
se considиre soumise aux rйalitйs les plus basses, elle qui fut appelйe а jouir
de son union а Dieu. Donc l'affliction maximale (suprкme) des damnйs viendra de
leur sйparation d'avec Dieu; mais l'affliction secondaire viendra de leur
soumission aux choses corporelles, et ce en un lieu trиs bas et trиs abject.
Solutions: 1-7. Devient manifeste par lа la solution aux 7
premiиres objections: nous ne disons pas en effet que l'вme pвtit du feu
corporel, soit en le recevant, soit par altйration d'un contraire, comme
procиdent les objections susdites.
8. L'instrument n'agit pas en vertu de son efficience
propre, mais en vertu de l'agent principal; et puisque le feu agit sur l'вme
comme instrument de la divine justice, il faut кtre attentif, non pas а la
dignitй du feu, mais а celle de la divine justice.
9. Les corps sont les instruments adйquats pour punir
les damnйs; il convient en effet а ceux qui n'ont pas voulu se soumettre а leur
supйrieur, c'est-а-dire а Dieu, d'кtre soumis par la peine aux rйalitйs
infйrieures.
10. Dieu, bien qu'il ne fasse rien contre la nature,
opиre en dйpassant la nature tandis qu'il fait ce que ne peut la nature.
11. Ne pouvoir subir l'altйration d'une chose
corporelle revient а l'вme en raison de son essence; mais elle ne pвtit pas
l'efficience divine par mode d'altйration, comme on l'a dit.
12. Le feu, compte tenu de sa puissance d'agir, n'agit
pas sur l'вme en vertu de son efficience propre, comme ceux qui agissent
naturellement, mais il le fait instrumentalement; et ainsi il ne s'ensuit pas
que sa nature soit changйe.
13. L'вme ne pвtit du feu corporel par aucun de ces
modes, comme on l'a dit.
14. Le feu corporel, sans chauffer l'вme, dispose
cependant d'une autre opйration ou rapport envers l'вme, rapport que les corps
sont aptes а entretenir avec l'esprit, а savoir pour celui-ci de leur кtre uni
en quelque faзon.
15. L'вme n'est pas unie au feu qui la punit en tant
que forme, car elle ne lui donne pas la vie, comme le dit Augustin; mais elle
lui est unie а la faзon dont l'esprit est attachй aux lieux corporels, par le
contact de leur efficience, sans кtre pour autant leur moteur.
16. Comme on l'a dйjа dit, l'вme est affligйe par le
feu en tant qu'elle l'apprйhende comme lui йtant nocif par mode d'attachement
et de dйtention. Or cette apprйhension peut affliger, en dehors mкme de sa
rйalisation, du seul fait que l'вme s'apprйhende comme destinйe а cet
enchaоnement. C'est pourquoi les dйmons sont dits porter avec eux la gйhenne
partout oщ ils vont.
17. Bien que l'вme ne soit pas entravйe par un tel
lien de produire son opйration intellectuelle, elle est empкchйe cependant de
jouir de cette libertй naturelle qui l'affranchit de toute astreinte а un lieu
corporel.
18. La peine de la gйhenne concerne non seulement les
вmes, mais aussi les corps; c'est pourquoi le feu est tenu pour la peine
suprкme de la gйhenne, car le feu est l'affliction suprкme des corps. Nйanmoins
d'autres corps seront sources d'affliction, selon les mots du Psaume 10,7:
"Feu, souffre" etc. En outre, il correspond а l'amour dйsordonnй
principe du pйchй: de mкme que le ciel empyrй rйpond
au feu de l'amour, le feu de l'enfer rйpond а la convoitise dйsordonnйe.
19. Augustin a dit cela, non pas sous forme de
conclusion, mais sous forme d'hypothиse, ou s'il l'a donnйe pour son opinion,
il l'a rйvoquйe expressйment dans La Citй
de Dieu[ccxix] [11]. Ou bien l'on peut dire que la substance
des choses infernales est spirituelle quant а la cause prochaine de
l'affliction, laquelle est l'apprйhension du feu comme nuisible par mode de
dйtention et d'attachement.
20. Grйgoire introduit ceci а titre d'objection de la
part de ceux qui croyaient que toutes les peines qui sont infligйes par Dieu
йtaient purifiantes, et qu'aucune n'йtait perpйtuelle, ce qui est faux en
vйritй. En effet, certaines peines sont imposйes par Dieu, ou bien en cette
vie, ou bien aprиs cette vie, en vue de l'amendement ou de la purification;
certaines autres par contre en vue de la damnation ultime. De telles peines ne
sont pas infligйes par Dieu parce que lui-mкme se dйlecterait dans les peines,
mais parce qu'il se dйlecte dans sa justice, selon laquelle la peine est due
aux pйcheurs. Il en va de mкme chez les hommes: certaines peines sont infligйes
en vue de la correction de celui qui est puni, comme lorsque le pиre fouette
son fils; mais d'autres le sont en vue de la condamnation finale, comme lorsque
le juge fait pendre le voleur.
21. Les peines sont subies par mode de contrariйtй
quant а l'intention du pйcheur, car le pйcheur vise а satisfaire sa volontй
tandis que la peine est contraire а sa volontй. Mais parfois la peine procиde
de la sagesse divine de telle sorte que ce en quoi le pйcheur cherche а combler
sa volontй, lui soit retournй en contraire; ainsi est-il dit dans le livre de
la Sagesse 11,16: "Le pйcheur
est chвtiй par oщ il pиche ". C'est pourquoi, parce que l'вme pиche en
s'attachant aux choses corporelles, il appartient а la sagesse divine de la
punir par les choses corporelles.
22. L'вme est rйcompensйe par le fait de jouir de ce qui
est au-dessus d'elle, mais elle est punie par le fait d'кtre soumise а ce qui
est au dessous d'elle; et ainsi, il convient que les rйcompenses des вmes ne
soient comprises que spirituellement, mais que les peines peuvent l'кtre
corporellement.
[clxviii][5] La solution prйsente n'exclut pas que l'вme soit pour chaque homme un
principe d'individuation, puisqu'elle est une forme subsistante (Cf. qu. 1).
Mais s'il est vrai que chaque individu spirituel est individuй par l'вme, ce
qui explique l'autonomie d'existence et d'action de l'individu-вme,
il n'en reste pas moins que l'вme soit individuйe par un second principe
d'individuation, le corps, ce qui explique qu'on l'on puisse parler d'une
espиce humaine.
[clxix][1] Augustin, De divinationedaemonum, c.3 n.7. (PL 40, 584).
[cciv][2] Je traduis par "idйe" laspeciesintellligibilisou forma intelligibilis:
celles-ci sont des qualitйs de l'intellect acquises par abstraction des
rйalitйs matйrielles ou communiquйes par une substance supйrieure. Terme d'abstraction ou de communication,
de telles qualitйs sont au principe
de l'opйration intellectuelle aboutissant au concept ou verbe (Cf. De potentia,
q. 8, a. 1 et q.9, a.5). On connaоt d'autre part la relation entre la species latine,
ou "belle apparence" et l'idйa platonicienne.
[ccv][3] Augustin, De cura pro mortuisgerenda, c. 13 (PL
40, 605).
[ccvi][4] Augustin, De Gen.
ad litteram XII, 24 (PL 34, 474).