"21 articles disputés sur l'aМ‚me" - читать интересную книгу автора (Aquinas St. Thomas)

Saint Thomas d'Aquin

LES 21 ARTICLES DISPUTЙS DE L'AME

Saint Thomas d'Aquin

Docteur des docteurs de l'Eglise

Traduction du site http://clerus.org

Йdition numйrique, http://docteurangelique.free.fr, 2004

Les њuvres complиtes de saint Thomas d'Aquin

 

 

Article 1: L'вme humaine peut-elle кtre а la fois forme du corps et rйalitй individuelle?_ 1

Article 2: L'кtre de l'вme humaine est-il sйparй du corps?_ 7

Article 3: N'y a-t-il qu'un seul intellect possible pour tous les hommes?_ 13

Article 4: Est-il nйcessaire de poser un intellect agent?_ 18

Article 5: L'intellect agent est-il unique et sйparй?_ 22

Article 6: L'вme est-elle composйe de matiиre et de forme?_ 26

Article 7: L'ange et l'вme diffиrent-ils selon l'espиce?_ 31

Article 8: L'вme humaine devait-elle кtre unie au corps?_ 38

Article 9: L'вme est-elle unie au corps par un intermйdiaire quelconque?_ 45

Article 10: L'вme humaine est-elle dans le corps tout entier et en chacune de ses parties?_ 52

Article 11: Chez l'homme, l'вme rationnelle, sensible et vйgйtative est-elle une unique?_ 57

Article 12: L'вme est-elle identique а ses puissances?_ 63

Article 13: Les puissances de l'вme sont-elles distinguйes par leurs objets?_ 67

Article 14: L'вme humaine est-elle immortelle?_ 74

Article 15: L'вme sйparйe du corps peut-elle faire acte d'intelligence?_ 79

Article 16: L'вme unie au corps peut-elle connaоtre les substances sйparйes?_ 86

Article 17: L'вme sйparйe peut-elle connaоtre les substances sйparйes?_ 92

Article 18: L'вme sйparйe connaоt-elle toutes les rйalitйs naturelles?_ 95

Article 19: Les puissances sensitives subsistent-elles dans l'вme sйparйe?_ 103

Article 20: L'вme sйparйe connaоt-elle les singuliers?_ 108

Article 21: L'вme sйparйe peut-elle souffrir du feu corporel?_ 114

 

 

Article 1: L'вme humaine peut-elle кtre а la fois forme du corps et rйalitй individuelle?

 

Objections: 1. Une rйalitй individuelle, possиde par soi un кtre complet, ce qui serait le cas de l'вme si elle est telle. Or ce qui advient а quelque chose qui est un кtre complet lui advient accidentellement, comme la blancheur а l'homme ou le vкtement au corps. Donc, dans ce cas, le corps serait uni а l'вme accidentellement. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, elle n'est pas forme substantielle du corps.

2. Si l'вme est une rйalitй individuelle, elle est nйcessairement quelque chose d'individuй parce qu'aucun des universaux n'est individuй. Dans ce cas, elle est individuйe ou par un autre ou par soi. Si c'est par un autre, en tant que forme du corps, il lui faut кtre individuйe par le corps, car les formes sont individuйes par leur matiиre propre, de sorte que, une fois qu'elle a quittй le corps, l'individuation de l'вme disparaоt, et ainsi l'вme ne pourra кtre ni une rйalitй individuelle ni subsistante par soi. Est-elle par contre individuйe par soi, elle est ou bien forme simple, ou bien un composй de matiиre et de forme. Si elle est une forme simple, alors une вme individuйe ne pourra diffйrer d'une autre que par la forme; or la diffйrence selon la forme fait la diversitй d'espиce; en consйquence, les вmes des divers hommes seront diffйrentes par l'espиce, а supposer l'вme forme du corps, puis­que chacun dйtient son espиce de sa propre forme. -Mais si l'вme est composйe de matiиre et de forme, il lui est impossible d'кtre toute entiиre forme d'un corps, car la matiиre n'est la forme d'aucune chose. Reste donc l'impossibilitй pour l'вme d'кtre simultanйment une rйalitй individuelle et forme.

3. Si l'вme est un une rйalitй individuelle, elle est dans cette hypothиse un individu. Or tout individu est d'une espиce et d'un genre dйterminйs. Il reste donc que l'вme possиde un genre et une espиce qui lui sont propres. Or il est impossible а ce qui possиde une espиce propre de recevoir, en vue de constituer son espиce, une addition supplйmentaire d'une autre chose, parce que, comme dit le Philosophe, les espиces des choses sont pareilles а des nombres: tout ce qui leur est ajoutй ou retranchй fait varier l'espиce. Or la matiиre et la forme sont unies pour constituer l'espиce. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, elle ne serait pas unie au corps comme la forme а la matiиre.

4. Puisque Dieu a crйй les choses en raison de sa bontй, qui se manifeste par les divers degrйs des choses, il a instituй autant de degrйs d'йtants que la nature a pu en supporter. Si donc l'вme humaine peut subsister par soi -ce qu'on doit dire si elle est une rйalitй individuelle -alors les вmes existant par soi sont un degrй particulier parmi les йtants. Or sans leur matiиre, les formes ne sont pas l'un de ces degrйs. Donc l'вme, si elle est une rйalitй individuelle, ne sera pas forme de quelque matiиre.

5. Si l'вme est une rйalitй individuelle et subsiste par soi, elle est incorruptible, puisqu'elle n'a pas de contraire et n'est pas composйe de contraires. Or si elle est incorruptible, elle ne peut кtre proportionnйe а un corps corruptible tel que le corps humain. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, elle ne sera pas forme du corps humain.

6. Hormis Dieu, rien de subsistant n'est acte pur. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, en tant que subsistant par soi, il y aura en elle composition d'acte et de puissance. Et ainsi elle ne pourra кtre forme, puisque la puissance n'est l'acte de quoi que ce soit. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, elle ne sera pas forme.

7. Si l'вme est une rйalitй individuelle, capable de subsister par soi, elle ne peut кtre unie au corps que pour son bien, soit essentiel, soit accidentel. Non pour son bien essentiel, puis­qu'elle peut subsister sans le corps; ni pour son bien accidentel, ce que semble bien кtre la connaissance de la vйritй acquise par l'вme au moyen des sens, lesquels ne peuvent exister sans les organes cor­porels, car les вmes des enfants morts avant de naоtre ont, au dire de certains, la connaissance certaine des choses naturelles, connaissance dont il est йvident qu'ils n'ont pu l'acquйrir par les sens. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, elle n'a aucune raison d'кtre unie au corps comme forme.

8. La forme et le une rйalitй individuelle se divisent par opposition. Le Philosophe dit en effet [3] que la substance se divise en trois acceptions: la forme, la matiиre et le une rйalitй individuelle. Or les opposйs ne se disent pas du mкme sujet. Donc L'вme ne peut кtre forme et "ce quel­que chose".

9. Le une rйalitй individuelle subsiste par soi; mais le propre de la forme est qu'elle soit dans un autre; on a donc affaire а des opposйs, semble-t-il. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, il ne semble pas qu'elle soit forme.

10. On a dit que l'вme, а la perte du corps, demeure une rйalitй individuelle et subsiste par soi. Mais alors pйrit en elle la raison de forme. En sens contraire: tout ce qui peut se retrancher de quelque chose alors que demeure la substance, est en elle accidentellement. Si donc la raison de forme pйrit dans l'вme qui demeure aprиs le corps, c'est que la raison de forme lui est acci­dentelle. Mais elle n'est unie au corps pour constituer l'homme qu'autant qu'elle est forme. Elle est donc unie au corps accidentellement et, par consйquent, l'homme sera un existant par acci­dent -ce qui ne convient pas.

11. Si l'вme est une rйalitй individuelle et qu'elle subsiste par soi, il faut qu'elle ait quelque opй­ra­tion propre, car pour toute chose existant par soi il y a une opйration qui lui est propre. Mais l'вme humaine n'a pas d'opйration propre puisque mкme l'acte d'intellection, qui semble au maximum lui кtre propre, n'est pas de l'вme mais de l'homme par l'вme, comme dit le Philoso­phe [4]. Donc l'вme humaine n'est pas une rйalitй individuelle.

12. Si l'вme humaine est la forme du corps, elle en dйpend nйcessairement. Car forme et matiиre dйpendent l'une de l'autre. Mais ce qui dйpend de quelque chose n'est pas "ce quel­que chose". Si donc l'вme est forme du corps, elle n'est pas une rйalitй individuelle.

13. Si l'вme est forme du corps, unique est l'кtre de l'вme et du corps, car c'est de la matiиre et de la forme que rйsulte quelque chose d'un du point de vue de l'кtre. Mais de l'вme et du corps il ne peut y avoir un unique кtre puisqu'ils relиvent de genres divers. L'вme est en effet dans le genre des substances incorporelles, et le corps dans le genre des substances corpo­relles. Donc l'вme ne peut кtre forme du corps.

13 bis. L'вme dйtient son кtre propre de ses propres principes. Aurait-elle un кtre commun avec le corps, elle aurait donc un double кtre, ce qui est impossible.

14. L'кtre du corps est corruptible et rйsulte de parties quantitatives. Or l'вme est incorrup­tible et simple. Il n'y a donc pas d'кtre unique de l'вme et du corps.

15. On a dit que le corps humain tire de l'вme l'кtre mкme du corps. En sens contraire: le Philosophe dit [5] que l'вme est l'acte du corps physique organisй. Donc ce que l'on compare а l'вme comme la matiиre а l'acte est dйjа un corps physique organisй, ce qui ne peut кtre que par quelque forme le constituant dans le genre du corps. Le corps humain a donc son кtre indйpen­damment de l'кtre de l'вme.

16. Les principes essentiels, matiиre et forme, sont ordonnйs а l'кtre. Mais lа oщ un  [prin­cipe] suffit, deux sont superflus. Si donc l'вme, au titre de une rйalitй individuelle, a en soi son кtre pro­pre, le corps ne lui sera pas adjoint par nature comme la matiиre а la forme.

17. L'кtre est en rapport а la substance de l'вme comme son acte, et ainsi il faut qu'il soit en elle ce qu'il y a de plus haut. Or l'infйrieur ne touche pas le supйrieur а son sommet mais plutфt а sa base. Denys dit en effet [6] que la divine sagesse a conjoint le terme des premiers au commen­cement des seconds. Donc le corps qui est infйrieur а l'вme ne touche pas а ce qui est en elle au plus haut, l'кtre.

18. A кtre unique, opйration unique. Si donc l'кtre de l'вme humaine est joint au corps, son opйration -l'intellection -sera commune а l'вme et au corps, ce qui est impossible, comme la prouve le Philosophe [7]. Il n'y a donc pas d'кtre unique de l'вme humaine et du corps. En consй­quence, l'вme n'est pas forme du corps et une rйalitй individuelle.

En sens contraire: 1. Chacun dйtient l'espиce de sa forme propre. Mais l'homme est homme en tant que douй de raison. Donc l'вme rationnelle est la forme propre de l'homme. Or elle est une rйalitй individuelle, et subsiste par soi, puisqu'elle opиre par soi: en effet l'intellect n'agit pas par un organe corporel [8]. Donc l'вme humaine est une rйalitй individuelle et forme.

2. L'ultime perfection de l'вme humaine consiste dans la connaissance de la vйritй qui se fait par l'intellect. Or pour que l'вme atteigne sa perfection dans la connaissance de la vйritй, elle a besoin d'кtre unie au corps, parce qu'elle pense par le moyen des images, lesquels n'exis­tent pas sans le corps. Il est donc nйcessaire qu'elle soit unie au corps comme forme, alors mкme qu'elle est une rйalitй individuelle.

Rйponse: On appelle une rйalitй individuelle l'individu dans le genre de la substance. Le Philosophe dit en effet [9] que les substances premiиres signifient indubitablement une rйalitй individuelle; quant aux substances secondes, bien qu'elles paraissent signifier une rйalitй individuelle, elles signifient plutфt "quel" est une rйalitй individuelle.

Or l'individu dans le genre de la substance non seulement a pour lui de pouvoir sub­sis­ter par soi, mais aussi d'кtre quelque chose de complet en quelque espиce et genre de la subs­tance. C'est pourquoi le Philosophe, dans le Traitй des Prйdicaments [10], dйnomme la main ou le pied et les choses semblables parties des substances plutфt que substances pre­miиres ou secon­des: parce que de telles choses, bien qu'elles ne soient pas dans une autre comme dans un sujet, ne partagent pas complиtement la nature de quelque espиce. De lа elles ne sont ni dans quelque espиce ni dans quelque genre, sauf par rйduction.

Ces deux composantes qui entrent dans la raison du une rйalitй individuelle, certains philo­sophes les ont йcartйes l'une et l'autre de l'вme humaine, disant que l'вme est une "harmonie", comme Empйdocle, ou une "complexion", comme Galien, ou quelque chose de ce genre. Alors en effet, l'вme ne pourrait ni subsister par soi, ni кtre quelque chose de complet en quelque espиce ou genre de la substance, mais elle ne serait qu'une forme, sembla­ble aux autres formes matйrielles. Mais cette position ne peut tenir (a) ni quant а l'вme vйgйtative, dont les opйrations doivent avoir quelque principe йmergeant des qualitйs acti­ves ou passives, qui n'ont qu'un rфle instrumental dans la nutrition ou la croissance, comme Aristote le prouve [11]: or "l'harmonie" ou la "complexion" ne transcendent pas les qualitйs йlйmentaires; (b) ni quant а l'вme sensitive dont les opйrations consistent а recevoir les espиces des choses sans la matiиre [12]: car les quali­tйs actives et passives, en tant qu'elles existent comme dispositions de la matiиre, ne s'йtendent pas au delа de la matiиre; (c) mais la thиse tient encore moins en ce qui concerne l'вme ration­nelle, dont les opйrations sont d'abstraire les espиces non seulement de la matiиre, mais de toutes les conditions matйrielles individuantes, ce qui est requis pour la connaissance de l'universel.

En outre, il faut prendre en considйration quelque chose de plus spйcifiquement pro­pre а l'вme rationnelle: c'est que non seulement elle reзoit les espиces intelligibles sans la matiиre et sans les conditions de la matiиre, mais encore il est impossible que quelque organe corporel prenne part а son opйration propre, comme s'il y avait quelque organe cor­porel de l'intellection, au sens oщ l'њil l'est de la vision. Il faut ainsi que l'вme intellective agisse par soi, en tant qu'elle a une opйration propre sans communion du corps.

Et puisque chacun agit selon qu'il est en acte, il faut que l'вme intellective ait l'кtre par soi, absolument, sans dйpendance au corps. Les formes qui ont en effet un кtre dйpen­dant de la matiиre ou d'un sujet n'ont pas d'opйration par soi: ce n'est pas la chaleur qui agit, mais le chaud. C'est pourquoi les philosophes postйrieurs jugиrent que la partie intellective de l'вme est quelque chose de subsistant par soi. Le Philosophe dit en effet [13] que l'вme est une certaine substance et ne se corrompt pas. Et lа il rappelle ce que dit Platon, affirmant que l'вme est immortelle et subsiste par soi du fait qu'elle se meut par soi. Il prend le mou­vement dans un sens large pour toute opйration, de telle sorte qu'il faut comprendre que l'intellect se meut lui-mкme parce qu'il agit par soi.

Mais par suite Platon affirma que l'вme humaine, non seulement subsisterait par soi, mais qu'elle possйderait en soi une nature spйcifique complиte. Il affirmait en effet que la nature de l'espиce est tout entiиre dans l'вme, disant que l'homme n'est pas quelque chose de composй d'une вme et d'un corps, mais une вme usant d'un corps, de telle sorte qu'elle serait compa­rable au corps comme le pilote а son navire, ou le vкtu au vкtement. Mais cette opinion ne peut tenir. Il est manifeste que l'вme est ce par quoi le corps vit, et que le vivre est l'кtre des vivants: l'вme est donc ce par quoi le corps humain a l'кtre en acte, ce qui est le fait d'une forme. L'вme humaine est donc la forme du corps. De plus, si l'вme йtait dans le corps comme le pilote dans le navire, elle ne spйcifierait pas le corps ni ses parties; mais le contraire apparaоt du fait que, l'вme s'йtant retirйe, aucune partie du corps ne retient plus le nom qu'elle avait, sinon de maniиre йquivoque. Car l'њil d'un mort est dit par йquivoque un њil, et de mкme l'њil peint ou sculptй, et il en va ainsi des autres parties du corps. De plus, si l'вme йtait dans le corps comme le pilote dans le navire, il s'ensuivrait que l'union de l'вme et du corps serait accidentelle et la mort, qui signifie leur sйparation, ne serait plus une cor­ruption substantielle, ce qui est manifestement faux. Il reste donc que l'вme est une rйalitй individuelle, comme pouvant subsister par soi; non comme si elle avait en soi l'espиce complиte de l'homme, mais comme menant а la perfection l'espиce humaine en tant que forme du corps. Elle est donc а la fois "forme" et une rйalitй individuelle.

C'est ce que l'on peut observer dans l'ordre des formes naturelles. On trouve en effet parmi les formes des corps infйrieurs que l'une ou l'autre sera d'autant plus йlevйe qu'elle sera plus semblable et proche des principes supйrieurs. On peut en juger d'aprиs les opйra­tions pro­pres des formes. Les formes des йlйments, qui sont au plus bas et les plus proches de la matiиre, n'ont pas d'opйration excйdant les qualitйs actives et passives, telles le rare et le dense, qui sont des dispositions de la matiиre. Au dessus sont les formes des corps mixtes qui, outre les opйrations susdites, ont quelque opйration consйcutive а l'espиce qu'elles reзoivent des corps cйlestes: que l'aimant attire le fer, c'est а cause, non pas de la chaleur ou du froid ou de quelque autre qualitй, mais de la participation d'une force cйleste. Au dessus sont les вmes des plantes qui ont ressemblance non seulement aux corps cйlestes mais а leurs moteurs, en tant qu'elles sont principes du mouvement par lequel elles se meuvent elles-mкmes. Au dessus encore sont les вmes des animaux qui ont ressemblance а la substance motrice des corps cйlestes, non seulement dans l'opйration par laquelle elles meu­vent les corps, mais encore en ce qu'elles sont en elles-mкmes capables de connaissance, bien que la connaissance des animaux ne portent que sur les choses matйrielles, et matйriel­lement, de sorte qu'elle a besoin d'organes corporels. Enfin, au dessus des formes matйrielles sont les вmes humaines, qui prйsentent une ressemblance avec les substances supйrieures dans l'ordre de la connaissance, parce qu'elles peuvent connaоtre des objets immatйriels par l'acte d'intellection. Elles leur sont infйrieures cependant en ce qu'il est de la nature de l'вme humaine d'acquйrir la connaissance immatйrielle propre а l'intellect de la connaissance des choses matйrielles, donc par l'intermйdiaire des sens.

Ainsi donc on peut connaоtre le mode d'кtre de l'вme humaine а partir de son opйra­tion. En tant qu'elle dispose d'une opйration qui transcende les choses matйrielles, son кtre est йlevй au dessus du corps, et ne dйpend pas de lui. Mais en tant que sa nature est d'acquйrir la connaissance immatйrielle а partir d'une connaissance matйrielle, il est manifeste que la com­plйtude de son espиce ne peut кtre sans l'union au corps. En effet, rien n'est complet selon l'espиce s'il n'a pas ce qui est requis а l'opйration propre de l'espиce. Si donc l'вme humaine, en tant qu'elle est unie au corps comme forme, a cependant un кtre qui s'йlиve au dessus du corps et ne dйpend pas de lui, il est manifeste qu'elle-mкme est йtablie aux con­fins des substances corporelles et des substances sйparйes.

Solutions: 1. Bien que l'вme ait un кtre complet, il ne s'ensuit pas cependant que le corps soit uni а l'вme accidentellement. D'une part, parce que ce mкme кtre de l'вme est communiquй au corps de telle sorte que soit unique l'кtre de la totalitй du composй; d'autre part, parce que l'вme, bien qu'elle puisse subsister par soi, n'a pas d'espиce complиte, mais le corps lui advient au titre de complйment de l'espиce.

2. Avoir l'кtre, avoir l'individuation vont de pair. Les universaux n'ont pas d'кtre dans la rйalitй comme universaux, а moins d'кtre individuйs. Or de mкme que l'вme procиde de Dieu comme d'un principe agent et qu'elle est dans le corps comme dans la matiиre et que cependant elle ne pйrit pas quand pйrit le corps, de mкme l'individuation de l'вme, bien qu'elle ait quelque relation au corps, ne pйrit pas quand pйrit le corps.

3. L'вme n'est pas une rйalitй individuelle en tant que substance complиte, mais en tant que par­tie de ce qui a une espиce complиte, on l'a dйjа dit.

4. Bien que l'вme humaine puisse subsister par soi, elle n'a pas par soi une espиce complиte. Dиs lors, les вmes sйparйes ne sauraient constituer un degrй quelconque parmi les йtants.

5. Le corps humain est la matiиre proportionnйe а l'вme humaine. Il se compare а elle comme la puissance а l'acte. Il ne s'ensuit pas qu'il lui soit йgal dans le pouvoir d'кtre, parce que l'вme humaine n'est pas une forme totalement captive de la matiиre: que telle de ses opйrations soit au dessus de la matiиre le montre assez. Cependant on peut dire autrement, d'aprиs la sentence de foi, que le corps humain fut йtabli au commencement incorruptible en quelque faзon et qu'il encourut par la pйchй la nйcessitй de mourir, ce dont il sera libйrй de nouveau а la rйsurrection. C'est donc par accident qu'il n'atteint pas а l'immortalitй de l'вme.

6. L'вme humaine, quoique subsistante, est composйe de puissance et d'acte, car la substance mкme de l'вme n'est pas son кtre mais lui est comparable comme la puissance а l'acte. Il ne suit pas cependant que l'вme ne puisse кtre forme du corps, parce que, mкme dans les autres formes, ce qui est forme et acte par rapport а ceci est puissance par rapport а cela: ainsi le dia­phane qui formellement advient а l'air est cependant en puissance au regard de la lumiиre.

7. Le corps est uni а l'вme et pour un bien de perfection substantielle, а savoir pour la com­plй­tude de l'espиce humaine, et pour un bien de perfection accidentelle, а savoir pour la perfection de la connaissance intellective, que l'вme acquiert des sens. Ce mode d'intellec­tion est en effet naturel а l'homme. Rien n'empкche que les вmes sйparйes des enfants ou d'autres hommes usent d'un autre mode d'intellection, mais celui-ci leur йchoit en raison de la sйparation plutфt qu'en raison de la nature spйcifique de l'homme.

8. Il n'est pas de la raison du une rйalitй individuelle qu'il soit composй de matiиre et de forme mais seulement qu'il puisse subsister par soi. De lа, bien que le composй soit une rйalitй individuelle, il n'est pas exclu cependant qu'а d'autres  [rйalitйs] puisse revenir d'кtre une rйalitй individuelle.

9. Etre dans un autre comme l'accident dans un sujet supprime la raison d'кtre une rйalitй individuelle. Mais кtre dans un autre а titre de partie, comme l'вme dans l'homme, n'exclut pas tout а fait que ce qui est dans un autre puisse кtre dit une rйalitй individuelle.

10. A la corruption du corps, n'est pas retirй а l'вme ce qui lui revient par nature d'кtre forme, bien qu'elle n'actualise pas la matiиre comme forme.

11. L'intellection est l'opйration propre de l'вme а considйrer le principe d'oщ procиde l'opй­ra­tion. En effet, elle ne procиde pas de l'вme par la mйdiation d'un organe corporel, comme la vision par la mйdiation de l'њil. Cependant le corps communique а cette opйration du cфtй de l'objet, car les images, objets de l'intellect, ne peuvent кtre sans les organes corpo­rels.

12. L'вme a quelque dйpendance au corps en tant que sans le corps elle ne parvient pas а la complйtude de son espиce. Cependant, elle ne dйpend pas du corps au point de ne pouvoir кtre sans le corps.

13. Il est nйcessaire, si l'вme est forme du corps, qu'il y ait un unique кtre commun de l'вme et du corps, а savoir l'кtre du composй. Que l'вme et le corps soient de genre divers ne l'in­terdit pas car ni l'вme ni le corps ne sont dans une espиce ou un genre sinon par rйduction, ainsi que sont rйduites les parties а l'espиce ou au genre du tout.

(13 bis: la solution manque)

14. Ce qui est au sens propre corrompu n'est ni la forme, ni la matiиre, ni l'кtre, mais le com­posй. On dit l'кtre du corps corruptible en tant que le corps fait dйfection а cet кtre qui lui йtait commun comme а l'вme, et qui demeure dans l'вme subsistante. Et l'on dit que l'кtre du corps tire consistance de ses parties pour autant que,  [de la rйunion] de ses parties, le corps est constituй tel qu'il puisse recevoir l'кtre de l'вme.

15. Dans la dйfinition des formes, tantфt le sujet est posй avant d'кtre informй, comme lors­qu'on dit "le mouvement est l'acte de ce qui existe en puissance"; et tantфt aprиs кtre informй, comme lorsqu'on dit "le mouvement est l'acte du mobile" et "la lumiиre l'acte du lumineux". Et l'on dit l'вme acte du corps organisй en ce sens que l'вme fait кtre le corps organisй comme la lumiиre fait quelque chose кtre lumineux.

16. Les principes essentiels d'une espиce quelconque sont ordonnйs non а l'кtre seulement, mais а l'кtre de cette espиce. Donc, bien que l'вme puisse кtre par soi, elle ne peut кtre sans le corps dans la complйtude de son espиce.

17. Quoique l'кtre soit ce qu'il y a de plus formel, il est cependant ce qu'il y a de plus com­muni­cable, encore qu'il ne le soit pas de la mкme faзon aux infйrieurs et aux supйrieurs. Ainsi le corps participe а l'кtre de l'вme, mais pas aussi noblement que l'вme.

18. Bien que l'кtre de l'вme soit en quelque faзon celui du corps, cependant le corps n'atteint pas а la participation de l'кtre de l'вme dans toute sa noblesse et sa force. Et ainsi, il y a quel­que opйration de l'вme oщ ne communique pas le corps.

 

 [1] "Ce quelque chose" est la traduction littйrale de l'expression "hoc aliquid" qui elle-mкme est la traduction littйrale de l'expression technique aristotйlicienne tode ti. Les oreilles souffrent mais pourquoi faudrait-il rendre littйraire ce qui est littйral? Le dйmonstratif "ce" indique qu'il s'agit d'un individu, "quelque chose" indique qu'il s'agit d'une substance.

 [2] On sait que le terme "кtre" en franзais est amphibologique, puisqu'il dйsigne tantфt comme substantif un кtre (ens), et tantфt comme verbe l'acte d'кtre (esse). Pour йviter toute йquivoque, "кtre" sera toujours employй au sens de acte d'кtre (actus essendi) et sera soulignй pour le rappeler; "un кtre" sera rendu par les termes йtant, existant (ens). Pour tout ce qui regarde le vocabulaire existentiel, nous renvoyons au livre de M. E. Gilson, L'кtre et l'essence, Paris, Vrin, 1962, 2e йd., p. 7-21.

 [3] Aristote, De anima II, 412 a 6-9.

 [4] Aristote, De anima I, 403 a 8.

 [5] Aristote, De anima I, 412 b 5-6.

 [6] De divinis nominibus VII,3.

 [7] Aristote, De anima II, 429 a 24-27.

 [8] Aristote, De anima II, 429 a 24-27.

 [9] Aristote, Categ. 3 b 10-23.

 [10] Aristote, Categ. 3 a 28-31.

 [11] Aristote, De anima II, 416 b 17-30.

 [12] Aristote, De anima II, 424 a 17-11.

 [13] Aristote, De anima I, 408 b 18-19.

 

 

Article 2: L'кtre de l'вme humaine est-il sйparй du corps?

 

Objections: 1. Il semble que oui: le philosophe dit en effet [1] que la sensitive n'est pas sans le corps alors que l'intellect en est sйparй. Or l'intellect, c'est l'вme humaine. Donc l'вme humaine est sйparйe du corps selon l'кtre.

2. L'вme est l'acte du corps organisй en tant que le corps est son organe. Si donc l'intellect est uni au corps comme sa forme du point de vue de l'кtre, il faut que le corps soit son organe, ce qui est impossible comme le prouve le philosophe [2].

3. La concrйtion de la forme а la matiиre est plus grande que celle de la puissance а son organe. Mais l'intellect, а cause de sa simplicitй, ne peut кtre concrйtisй au corps comme la puissance l'est а l'organe. Encore moins peut-il lui кtre uni comme la forme а la matiиre.

4. Il a йtй dit que l'intellect, c'est-а-dire la puissance intellective, n'a pas d'organe, mais que l'essence mкme de l'вme est unie au corps comme sa forme. En sens contraire: l'effet n'est pas plus simple que la cause. Or la puissance de l'вme est l'effet de son essence, puisque toutes les puissances dйcoulent de son essence. Aucune puissance de l'вme n'est donc plus simple que son essence. Si donc l'intellect ne peut кtre l'acte du corps, comme il est prouvй dans le De Anima [3], l'вme intellective ne pourra кtre unie au corps comme sa forme.

5. Toute forme unie а la matiиre est individuйe par la matiиre. Si donc l'вme intellective est unie au corps comme sa forme, il faut qu'elle soit individuйe. Par suite, les formes qu'elle reзoit en elle, le seront йgalement. L'вme intellective ne pourra donc pas connaоtre les uni­versels, ce qui est manifestement faux.

6. La forme universelle ne tire pas le fait d'кtre objet d'intellection de la chose hors de l'вme, car toutes les formes qui sont dans les choses hors de l'вme sont individuйes. Si donc les formes con­nues sont universelles, il faut qu'elles tirent cette qualitй de l'вme intellective. L'вme intellec­tive n'est donc pas une forme individuйe. Ainsi n'est-elle pas unie au corps selon l'кtre.

7. Il a йtй dit que les formes intelligibles, d'un cфtй, sont inhйrentes а l'вme, elles sont alors individuйes; mais, d'un autre cфtй, elles sont les similitudes des choses, elles sont alors uni­verselles, reprйsentant les choses d'aprиs leur nature commune et non d'aprиs les principes individuants. En sens contraire: comme la forme est principe d'opйration, l'opйration pro­cиde de la forme selon son mode d'inhйrence au sujet connaissant. Autant un corps est chaud, autant il chauffe. Si donc les espиces  [ou idйes] des choses qui sont dans l'вme sont individuйes par le cфtй oщ elles sont inhйrentes а l'вme, la connaissance qui en rйsulte ne sera qu' individuelle et non universelle.

8. Le Philosophe dit [4] que, de mкme que le trigone est dans le tйtragone, et le tйtragone dans le pentagone, de mкme la nutritive est dans la sensitive, et la sensitive dans l'intellective. Mais le trigone n'est pas en acte dans le tйtragone, il ne l'est qu'en puissance, et il en va de mкme du tйtragone dans le pentagone. Donc puisque la partie intellective de l'вme n'est unie au corps que par la mйdiation de la nutritive et de la sensitive, et que celles-ci ne sont pas en acte dans l'intellective, la part intellective de l'вme ne sera pas unie au corps.

9. Le Philosophe dit [5] qu'on n'est pas simultanйment animal et homme, mais d'abord animal, puis homme. Ce par quoi on est animal et ce par quoi on est homme, ce n'est pas la mкme chose; car animal, on l'est, par la sensitive, et homme par l'intellective. Donc la sensitive et l'intellective ne sont pas unie dans l'unique substance de l'вme. D'oщ mкme objection que prйcйdemment.

10. La forme est dans le mкme genre que la matiиre а laquelle elle est unie. Or l'intellect n'est pas du genre des rйalitйs corporelles. Donc l'intellect n'est pas uni au corps comme а la matiиre.

11. De deux substances existant en acte ne rйsulte rien de "un". Mais tant le corps que l'intellect sont des substances existant en acte. Donc l'intellect ne peut кtre uni au corps de telle sorte que d'eux rйsulte quelque chose de "un".

12. Toute forme unie а la matiиre est amenйe а l'acte par mouvement et mutation de la matiиre. Or l'вme intellective n'est pas amenйe а l'acte а partir de la matiиre, mais elle vient "d'ailleurs", comme dit le philosophe [6]. Elle n'est donc pas une forme unie а la matiиre.

13. Chacun agit selon son mode d'кtre. Or l'вme, en tant qu'elle fait acte d'intellection, agit sans le corps, -par soi. Elle n'est donc pas unie au corps selon l'кtre.

14. La moindre inconvenance est impossible а Dieu. Or il est inconvenant que l'вme inno­cente soit recluse dans le corps, lequel lui tient lieu de prison. Il est donc impossible а Dieu d'unir l'вme au corps.

15. Aucun artisan sensй ne met d'entrave а son њuvre. Or l'entrave maximum а ce que l'вme parvienne а la connaissance de la vйritй, qui fait sa perfection, c'est le corps, d'aprиs le livre de la Sagesse: "un corps corruptible appesantit l'вme, une habitation d'argile alourdit le sens aux multiples cogitations" (Sg 9,15).

16. Les choses qui sont unies ont entre elles une mutuelle affinitй. Or l'вme et le corps sont en conflit; car "la chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair" (Gal, 5,17). Donc l'вme intellective n'est pas unie au corps.

17. L'intellect est en puissance а toutes les formes intelligibles et n'en possиde aucune en acte, comme la matiиre premiиre est en puissance а toutes les formes sensibles et n'en pos­sиde aucune en acte. C'est pour cette raison que la matiиre est pour toutes les  [formes sen­sibles] unique, et donc est unique l'intellect pour  [toutes les formes intelligibles]. Voilа pourquoi il n'est pas uni а un corps qui l'individuerait.

18. Le Philosophe montre [7] que si l'intellect disposait d'un organe corporel, il aurait telle nature dйterminйe d'entre les natures sensibles, et qu'ainsi il ne serait rйceptif ni connaisseur de toutes les formes sensibles. Or la forme est plus fermement unie а la matiиre que la facultй а son organe. Donc, si l'intellect est uni au corps, il devrait avoir telle nature sensible dйterminйe et serait ainsi incapable de connaоtre et de percevoir toutes les formes sensibles, ce qui est impossible.

19. Toute forme unie а la matiиre est reзue dans la matiиre. Or tout ce qui est reзu l'est selon le mode de ce qui le reзoit. Donc toute forme unie а la matiиre est en elle selon le mode de la matiиre. Mais le mode de la matiиre sensible n'est pas apte а recevoir quelque chose selon le mode intelligible. Donc puisque l'intellect dispose d'un кtre intelligible, il ne peut кtre une forme unie а la matiиre.

20. Si l'вme est unie а la matiиre corporelle, il faut qu'elle soit reзue en elle. Or tout ce qui est reзu par ce qui a йtй reзu dans la matiиre, est dans la matiиre. Donc si l'вme est unie а la matiиre, tout ce qui est reзu dans l'вme le sera dans la matiиre. Mais les formes intelligi­bles ne peuvent кtre reзues dans la matiиre premiиre, au contraire elles ne deviennent intelli­gibles que par abstraction de la matiиre; et ainsi l'intellect, qui est capable de recevoir les for­mes intelligibles, ne sera pas uni а la matiиre corporelle.

En sens contraire: 1. Le Philosophe dit [8] qu'il n'y a pas а douter de l'union de l'вme et du corps, pas plus d'ailleurs que celle de la figure et de la cire. La figure ne peut en aucune faзon кtre sйparйe de la cire selon l'кtre. Donc l'вme n'est pas sйparйe du corps. Or l'intellect est une partie de l'вme, comme le dit le philosophe [9]. Donc l'intellect n'est pas sйparй du corps selon l'кtre.

2. Aucune forme substantielle n'est sйparйe de la matiиre selon l'кtre. Or l'вme intellective est forme du corps. Elle n'est donc pas sйparйe de la matiиre selon l'кtre.

Rйponse: Pour йlucider cette question, on doit considйrer que partout oщ l'on trouve qu'une chose est tantфt en puissance et tantфt en acte, il faut qu'il y ait un principe par quoi cette chose est en puissance. Par exemple, que l'homme tantфt sente en acte, et tantфt en puis­sance, il faut а cause de cela poser dans l'homme un principe sensitif qui soit en puissance rйfйrй aux objets sensibles. S'il йtait en effet toujours en acte de sensation, les formes sensibles seraient toujours en acte dans le principe du sentir. Pareillement, puisque l'homme se montre du point de vue de l'intellection tantфt en acte et tantфt en puissance, il faut considйrer qu'il y a dans l'homme un principe d'intellection qui soit en puissance aux objets intelligibles. Et ce principe, le Philosophe l'appelle intellect possible [10].

Cet intellect possible, il lui est nйcessaire d'кtre en puissance а tous les objets intelli­gibles par l'homme, d'кtre rйceptif а ces objets, et par consйquent d'en кtre dйpourvu; parce que, la condition pour recevoir des choses et leur кtre en puissance, c'est d'en кtre dйpourvu. Ainsi la pupille, qui pour recevoir toutes les couleurs en est totalement dйpourvue. Or l'homme est naturellement apte а connaоtre les formes de toutes les choses sensibles, il faut donc que l'intellect soit dйpourvu, quant а lui, de toutes les formes et natures sensibles. Il faut ainsi qu'il ne dispose d'aucun organe sensible. Sinon, il serait dйterminй а la connaissance de la nature sensible, comme la puissance visuelle l'est а la nature de l'њil.

Cette dйmonstration d'Aristote dйtruit la position des philosophes anciens affirmant que l'intellect ne diffиre pas des puissances sensitives, ou encore celle d'autres affirmant que le principe d'intellection chez l'homme est une certaine forme ou facultй mйlangйe au corps, comme le sont les autres formes ou facultйs matйrielles.

Mais en fuyant cette erreur, certains tombent dans l'erreur contraire. Ils estiment en effet que l'intellect est dйpourvu de toute nature sensible et non mкlй au corps, au sens qu'il serait une substance sйparйe du corps selon l'кtre et, pour cause, en puissance а toutes les formes intelligibles. Mais cette position est absolument intenable. Nous ne soulevons la question de l'intellect possible que pour autant que par lui l'homme fait acte d'intellection. C'est ainsi que Aristote aborde le problиme. C'est йvident par ce qu'il dit dans le De anima lorsqu'il commence а traiter de l'intellect possible: "Concernant la partie de l'вme par laquelle il connaоt et juge, etc... J'appelle intellect possible ce par quoi l'вme fait acte d'intellection" [11]. Or si l'intellect йtait une substance sйparйe, il serait impossible que par lui l'homme fasse acte d'intellection. Impossible en effet quand une substance opиre quelque opйration ou action, que cette opй­ration soit celle d'une autre substance qu'elle-mкme. Bien que de deux substances l'une puisse кtre pour l'autre cause d'opйration -ainsi l'agent principal pour l'instrument -cependant l'ac­tion de l'agent principal n'est pas numйriquement la mкme que celle de l'instrument, car l'ac­tion de l'agent principal est de mouvoir l'instrument, celle de l'instrument d'кtre mu et de mouvoir quelque chose d'autre. Si donc l'intellect possible est une substance sйparйe selon l'кtre de tel ou tel homme, il est impossible que l'intellection de l'intellect possible soit l'acte de cet homme-ci ou de celui-lа. Dиs lors, puisque cette opйration n'est imputable а nul autre prin­cipe en l'homme qu'а l'intellect possible, il s'ensuit qu'aucun homme ne connaоt quoi que ce soit. C'est pourquoi on doit observer un mкme mode de rйfutation contre cette position et contre ceux qui nient les  [premiers] principes, comme le montre la rйfutation d'Aristote [12].

Voulant йviter cet inconvйnient, Averroиs, adepte de cette position, soutint que l'In­tellect possible, bien que sйparй du corps selon l'кtre, reste en continuitй avec l'homme par la mйdiation des images. Car les images, comme dit le Philosophe [13], ont trait а l'intellect possible, comme les sensibles au sens, et les couleurs а la vision. Ainsi donc, l'es­pиce intelligible dispose d'un double sujet, l'un dans lequel elle existe selon l'кtre intelligible, l'autre dans lequel elle existe selon l'кtre rйel, et ce dernier sujet, ce sont les images eux-mкmes. Il y a donc contact de l'intellect possible avec les images en tant que l'espиce intelligible est d'une certaine faзon ici et lа, et par ce contact l'homme fait par l'intellect possible acte d'intellection.

Mais pour ce faire, un tel contact ne suffit pas. En effet un sujet n'est pas connaissant par la prйsence en lui de l'espиce intelligible, mais par la prйsence en lui de la puissance cognitive. Or il est йvident, d'aprиs ce que prйtend la thиse, que rien ne sera prйsent а l'homme hor­mis la seule espиce intelligible. Quant а la puissance d'intellection qu'est l'intellect, elle est,  [dit-on], complиtement sйparйe. L'homme tiendra donc, de la continuitй sus-dite, non pas d'кtre intelligent, mais d'кtre objet d'intellection, soit en lui-mкme, soit partie de lui-mкme, ce qui apparaоt manifestement par l'exemple citй plus haut. Si en effet les images sont par rapport а l'intellect comme les couleurs а la vue, il n'y aura pas, d'aprиs ce que l'on a dit, d'autre continuitй de l'intellect possible а nous-mкmes par les images que celle de la vue au mur par les couleurs. Or le mur, par le fait que les couleurs sont en lui, dispose, non pas de la possibilitй de voir, mais seulement d'кtre vu. Par consйquent l'homme, du fait que les images sont en lui, n'a pas de quoi faire acte d'intellection, mais seulement d'кtre objet d'intellection.

De plus, l'image n'est pas le sujet de l'espиce intelligible en tant que celle-ci est actuellement objet d'intellection, mais elle le devient plutфt en tant qu'elle est abstraite des images. Or l'intellect possible n'est sujet de l'espиce intelligible que pour autant qu'elle est actuellement objet d'intellection, une fois abstraite des images. Aucune unitй de continuitй de l'intellect aux images ne justifie la continuitй de l'intellect possible avec nous.

De plus, si personne ne devient intelligent par les espиces intelligibles а moins qu'el­les ne soient actuellement objet d'intellection, il s'ensuit que nous ne sommes nullement intelligent d'aprиs la position sus-dite. En effet, les espиces intelligibles ne nous sont prй­sentes que de leur immanence aux images, lа oщ elles ne sont objet d'intellection qu'en puissance.

Ainsi donc, de notre point de vue, la position sus-dite apparaоt impossible. Ce qui apparaоt encore а prendre la nature des substances sйparйes: йtant trиs parfaites, il leur est impossible, dans leurs opйrations propres, d'avoir besoin des choses matйrielles ou de leurs opйrations; ou encore d'кtre en puissance aux choses de cet ordre, alors que c'est dйjа manifeste des corps cйlestes qui sont  [pourtant] infйrieurs aux substances sus-dites. Dиs lors, comme l'intellect possible est en puissance aux espиces des choses sensibles, et que son opйration ne s'accomplit pas sans les images, qui elles--mкmes dйpendent de notre opй­ration, il est impossible et impensable que l'intellect possible soit l'une des substances sйpa­rйes.

D'oщ l'on doit dire que l'intellect possible est l'une des forces ou puissances de l'вme humaine. Puisqu'en effet l'вme humaine est une forme unie au corps, sans кtre cependant sous l'emprise du corps et immergйe en lui а l'instar des autres formes matйrielles, mais qu'elle excиde la capacitй de toute la matiиre corporelle, il lui appartient, prйcisйment quant а ce pouvoir d'excйder la matiиre corporelle, d'кtre en puissance aux intelligibles, ce qui relиve de l'intellect possible. Assurйment, de par son union au corps, elle a des opйrations et des forces auxquelles le corps prend part, telles les forces de la partie nutritive et sensitive. On sauve ainsi la nature de l'intellect possible dйcrite par Aristote: l'intellect possible n'est pas une puissance fondйe sur quelque organe corporel, et pourtant l'homme fait par lui for­mellement acte d'intellection en tant qu'il se fonde dans l'essence de l'вme humaine, laquelle est forme de l'homme.

Solutions: 1. L'intellect est dit sйparй, mais non les sens, parce que, aprиs la corruption du corps, l'intellect demeure dans l'вme sйparйe а la diffйrence des puissances sensitives. Ou mieux encore, parce que l'intellect n'utilise pas d'organe corporel pour son opйration а l'in­verse des sens.

2. L'вme humaine est l'acte du corps organisй du fait que le corps est son organe. Il ne faut pas cependant qu'il le soit pour toute puissance ou vertu de l'вme, car celle-ci excиde la mesure du corps, comme on l'a dit.

3. L'organe d'une puissance est principe de l'opйration de cette puissance. Si donc l'intellect possible йtait uni а quelque organe, son opйration serait l'opйration de cet organe. Et il serait ainsi impossible au principe de l'acte d'intellection d'кtre dйpourvu de toute nature sensible. Car ce principe, l'intellect possible, serait conjoint а son organe, comme le principe de la vue par lequel nous sentons, est la vue conjointe а la pupille. Mais que l'вme soit forme du corps, il ne s'ensuit pas que l'intellect possible soit bornй а quelque nature sensible, car l'вme humaine excиde la mesure du corps.

4. L'intellect possible procиde de l'вme humaine en tant qu'elle est йlevйe au-dessus de la nature corporelle. Par consйquent, du fait qu'il n'est pas l'acte de quelque organe corporel, il n'excиde pas l'essence de l'вme en sa totalitй, mais il est en elle ce qui est suprкme.

5. L'вme humaine est une forme individuйe, comme sont individuйes la puissance qu'on appelle intellect possible et les formes intelligibles qu'elle reзoit. Cela n'empкche pas celles-ci d'кtre en acte objet d'intellection. Un objet est intelligible en acte de ce qu'il est immatйriel, non de ce qu'il est universel; que l'universel soit intelligible rйsulte plutфt de ce qu'il est abstrait des principes matйriels qui l'individualisent. Car il est manifeste que les substances sйparйes sont intelligibles en acte et sont pourtant des individus. Aristote dit [14] que les substances sйparйes que posait Platon, йtaient des individus. D'oщ il ressort que, si l'individuation rйpu­gnait а l'intelligibilitй, la mкme difficultй demeurerait pour ceux qui affirment que l'intellect possible est une substance sйparйe. Ainsi, c'est un individu, individuant les espиces reзues en lui. Il faut donc le savoir: bien que les espиces reзues dans l'intellect possible soient individuйes en tant qu'elles sont immanentes а l'intellect possible, cependant, en tant qu'elles sont immatйrielles, c'est par elles qu'est connu l'universel conзu par abstraction des principes individuants. Les universels, dont s'occupent les sciences, sont connues moyennant les espиces intelligibles; quant а ces derniиres, il est йvident qu'elles sont l'objet, non pas de toutes les sciences, mais seulement de la physique et de la mйtaphysique. Car l'espиce intelligible est ce par quoi l'intellect fait acte d'intellection, et non pas son objet, sinon par rйflexion en tant que l'intellection porte sur l'acte d'intellection et sa forme.

6. L'intellect donne aux formes intelligibles l'universalitй en tant qu'il les abstrait des princi­pes matйriels individuants. Par consйquent, il faut, non pas que l'intellect soit universel, mais immatйriel.

7. L'espиce de l'opйration suit l'espиce de la forme, principe d'opйration, bien que l'ineffica­citй de l'opйration suive la forme en fonction de son inhйrence au sujet. Du fait que la chaleur est ce qu'elle est, elle chauffe; mais selon qu'elle perfectionne plus ou moins le sujet, elle chauffe plus ou moins efficacement. L'intellection des universels appartient а l'espиce de l'opйration intel­lectuelle. Elle suit donc l'espиce intelligible conformйment а sa raison propre. Mais en fonc­tion de son inhйrence plus ou moins parfaite а l'intelligence rйsulte un acte d'intellection plus moins parfait.

8. La comparaison des figures  [gйomйtriques] aux parties de l'вme envisagйe par le Philosophe doit s'entendre ainsi: de mкme que le tйtragone a tout ce qu'a le trigone et plus encore, et le pentagone tout ce qu'a le tйtragone, de mкme l'вme sensitive a tout ce qu'a la nutritive, et l'вme intellective tout ce qu'a la sensitive, et plus encore. Donc il n'est pas montrй par lа que la sensitive et la nutritive diffиrent essentiellement de l'intellective, mais plutфt que l'une d'entre elles inclut l'autre.

9. Comme dit le philosophe [15], de mкme qu'on ne conзoit pas simultanйment l'animal et l'homme, de mкme on ne conзoit pas simultanйment l'animal et le cheval. Ce n'est pas une raison pour dire que dans l'homme l'вme sensitive, qui fait l'animal, est un principe substan­tiellement autre que l'вme intellective, qui fait l'homme. Car on ne peut pas dire que dans le cheval il y a des principes substantiellement divers dont l'un fait l'animal et l'autre le cheval. Mais on parle d'une diversitй de principes pour la raison que dans l'animal conзu apparaissent d'abord les opйrations imparfaites, du fait que toute gйnйration est la transmutation de l'imparfait au parfait.

10. La forme ne relиve d'aucun genre, comme on l'a dit. Par consйquent, puisque l'вme intellective est la forme de l'homme, elle n'est pas dans un autre genre que le corps; mais l'un et l'autre est dans le genre de l'animal et, par rйduction, dans le genre de l'homme.

11. De deux substances, existant en acte et chacune parfaite dans son espиce et sa nature, ne rйsulte pas quelque chose de "un". Or l'вme et le corps ne sont pas ainsi, puisque ce sont des parties de la nature humaine. De lа, rien n'empкche que d'elles rйsulte quelque chose de "un".

12. L'вme humaine, bien que forme unie au corps, dйpasse la mesure de toute la matiиre corporelle. Elle ne peut donc кtre extraite de la puissance de la matiиre par quelque mouve­ment ou mutation а l'instar des autres formes qui sont immergйes dans la matiиre.

13. L'вme humaine possиde une opйration dans laquelle le corps n'a pas de part et, de ce point de vue, elle surpasse la mesure du corps. Cela ne l'empкche pas d'кtre en quelque faзon unie au corps.

14. Cette objection procиde de la position d'Origиne affirmant que les вmes furent crййes au commencement sans corps parmi les substances spirituelles, et qu'ensuite elles furent unies au corps pour y кtre enfermйes comme dans une prison. Mais il disait cela des вmes non innocentes, souffrant en vertu d'un pйchй prйcйdent. Origиne estimait en effet que l'вme humaine possиde une espиce complиte, selon l'opinion de Platon, et que le corps lui adve­nait par accident. Ceci йtant faux, comme on l'a montrй plus haut, ce n'est pas а son dйtri­ment que l'вme est unie au corps, mais c'est pour la perfection de sa nature. Que le corps lui soit une prison et une infection, c'est la sanction d'une prйvarication premiиre.

15. Le mode de connaissance naturelle а l'вme est de percevoir la vйritй intelligible sous un mode de perception infйrieur а celui des substances spirituelles supйrieures, а savoir en la recevant des sensibles. Mais lа encore, elle souffre empкchement de par la corruption du corps, qui provient du pйchй du premier parent.

16. Que la chair convoite contre l'esprit, cela mкme montre l'affinitй de l'вme et du corps. L'esprit, c'est la partie supйrieure de l'вme, par laquelle l'homme surpasse les autres animaux, comme le dit Augustin [16]. Quant а la chair, on dit qu'elle convoite par cela que les parties de l'вme fixйes а la chair convoitent les choses qui sont dйlectables а la chair; les­quelles convoitises rйpugnent cependant а l'esprit.

17. Que l'intellect possible n'ait pas de forme intelligible en acte mais seulement en puis­sance, comme la matiиre n'a pas de forme sensible en acte, ne montre pas que l'intellect pos­sible soit "un" en tous les hommes, mais qu'il est "un" au regard de toutes les formes intelli­gibles, comme la matiиre premiиre est "une" au regard de toutes les formes sensibles.

18. Si l'intellect disposait d'une organe corporel, il faudrait que cet organe soit avec l'intel­lect co-principe de l'acte d'intellection, comme la pupille est avec la puissance visuelle prin­cipe de vision. Et ainsi le principe d'intellection aurait une certaine nature sensible dйtermi­nйe, ce qui est йvidemment faux d'aprиs la dйmonstration d'Aristote rapportйe plus haut [17]. Cela ne dйcoule pas du fait que l'вme est forme du corps humain, parce que l'intellect possible est l'une de ses puissances en tant qu'elle excиde la mesure du corps.

19. L'вme, bien qu'elle soit unie au corps selon le mode du corps, cependant, du cфtй par lequel elle excиde la capacitй du corps, elle possиde une nature intellectuelle. Et ainsi les formes reзues en elle sont intelligibles et non matйrielles. La solution vaut йvidemment pour l'objection 20.

 

 [1] Aristote, De anima III, 4, 429 b 5.

 [2] Id. De anima III, 4, 429 a 24-27.

 [3] Id. ibid.

 [4] Id. De anima II, 414 b 28-32.

 [5] Id. De gener. anim. II, 736 b 2-4.

 [6] De gener. anim. II, 736 b 27-28.

 [7] De anima III, 429 a 18-27.

 [8] Ibid. II, 412 b 6-7.

 [9] Ibid. III, 429 a 10-11 et 23.

 [10] Ibid. III, 429 a 21-22.

 [11] Ibid. III, 429 a 10-11 et 23.

 [12] Metaph. IV, 1006 a 12-24.

 [13] De anima III, 431 a 14-15.

 [14] Metaph. VII, 1039 b 32.

 [15] De gener. animalium II, 736 b 2-3.

 [16] De Gen. contra Manich. II 8 (PL 34,202).

 [17] De anima III, 429 a 18-20.

 

 

Article 3: N'y a-t-il qu'un seul intellect possible pour tous les hommes?

 

Objections: 1. Il semble que oui. En effet, la perfection est proportionnйe au perfectible. Or la perfection de l'intellect, c'est la vйritй, car le vrai est le bien de l'intellect, comme dit le philosophe [1]. Comme la vйritй est unique tous ceux qui la conзoivent, il semble que l'intel­lect possible soit unique pour tous.

2. Augustin dit au livre Du nombre des вmes: "Au sujet du nombre des вmes, je ne sais que te rйpondre. Dirai-je en effet qu'il n'y a qu'une seule вme, tu seras troublй parce que dans l'un elle est heureuse et dans l'autre misйrable, et rien ne peut кtre simultanйment heu­reux et misйrable. Dirai-je qu'il y a simultanйment une вme et beaucoup d'вmes, tu riras et il n'est pas facile pour moi d'кtre en mesure rйprimer ton rire. Dirai-je seulement qu'elles sont beaucoup, je rirai de moi et j'aurai moins de peine а supporter mon dйplai­sir que le tien" [2]. Qu'il y ait plusieurs вmes en plusieurs hommes semble donc risible.

3. Tout ce qui est distinct d'un autre l'est par la possession de telle nature dйterminйe. Mais l'intellect possible est en puissance а toutes les formes, n'en possйdant aucune en acte. Donc l'intellect possible ne peut кtre distinct ni par consйquent кtre multipliй pour кtre multiple en divers sujets.

4. L'intellect possible est dйpourvu de tout objet d'intellection car il n'y a, avant l'acte d'in­tellection, ni intellect possible en acte, ni objet d'intellection en acte, ainsi que le dit le Philosophe au livre III De l'вme [3]. Or dans le mкme livre, il est dit que l'intellect est intelligi­ble tout comme les autres choses. Il est donc alors dйpouillй de lui-mкme, et ainsi il n'a pas de quoi кtre multipliй en plusieurs.

5. En toutes choses distinctes et multiples, il faut qu'il y ait quelque chose de commun. Entre plusieurs hommes "homme" leur est commun, entre plusieurs animaux, "animal". Mais l'intellect possible n'a rien de commun  [avec les choses а connaоtre], comme dit le philosophe [4]. Donc il ne peut кtre dis­tinguй ni multipliй en divers sujets.

6. En ce qui concerne les rйalitйs sйparйes de la matiиre, comme le dit Rabbi Moyses, elles ne se multiplient qu'en raison de la diffйrence entre la cause et le causй. Mais l'in­tellect d'un homme n'est pas la cause d'un autre. Puisque donc l'intellect possible est sйparй, comme il est dit au De anima [5], l'intellect ne sera pas dйmultipliй en divers sujets.

7. Le philosophe dit [6] que l'intellect et ce qui est conзu, c'est la mкme chose. Mais l'intelli­gible en acte est identique pour tous. Donc l'intellect possible est unique pour tous.

8. L'objet d'intellection en acte, c'est l'universel, lequel est le mкme dans le multiple. Mais cette uni­versalitй, la forme intelligible ne la tient pas de la chose. En effet, dans les choses, il n'y a de forme de l'homme qu'individuйe et multipliйe en divers sujets. Donc elle la tient de l'in­tellect. L'intellect est donc le mкme pour tous.

9. Le Philosophe dit [7] que l'вme est le lieu des espиces intelligibles. Or le lieu est commun aux diverses choses qui sont en lui. Donc l'вme n'est pas multipliйe en raison de la diversitй des hommes.

10. Il йtait dit que l'вme est le lieu des espиces par ce qu'elle en est le contenant. En sens contraire: de mкme que l'intellect est le contenant des espиces intelligibles, ainsi le sens est le contenant des espиces sensibles. Si donc l'intellect est le lieu des espиces parce qu'il en est le contenant, pour la mкme raison le sens est le lieu des espиces. Ce qui va contre le Philosophe disant [8] que l'вme est le lieu des espиces, sauf qu'il ne s'agit pas de toute l'вme mais seulement de l'intellective.

11. Rien n'opиre que lа oщ il existe. Mais c'est partout que l'intellect possible opиre. Il con­naоt en effet les rйalitйs qui sont au ciel, sur la terre, et partout. Donc l'intellect pos­sible est partout. Donc il est unique en tous.

12. Ce qui est limitй а un unique particulier possиde une matiиre dйterminйe, car le prin­cipe d'individuation, c'est la matiиre. Mais l'intellect possible n'est pas limitй а la matiиre, comme le montre le De anima [9]. N'йtant pas limitй а quelque chose de particu­lier, il est uni­que en tous.

13. On disait que l'intellect possible a une matiиre dans laquelle il est, а laquelle il est dйterminй, а savoir le corps humain. En sens inverse: Les principes individuants doivent appartenir а l'essence de l'individuй. Mais le corps n'appartient pas а l'essence de l'in­tellect possible: ce dernier ne peut donc кtre individuй par le corps, ni par consйquent кtre multi­pliй.

14. Le philosophe dit [10] que s'il y avait plusieurs mondes, il y aurait plusieurs premiers ciels; et si plusieurs premiers ciels, plusieurs premiers moteurs. Et ainsi les premiers moteurs seraient matйriels. Pour la mкme raison, s'il y avait plusieurs intellects possibles en plu­sieurs hommes, l'intellect possible serait matйriel, ce qui est impossible.

15. S'il y a plusieurs intellects possibles pour les hommes, il faut qu'ils demeurent en nom­bre а la corruption du corps. Mais alors, comme il ne peut y avoir de diffйrence sinon par la forme, il faut qu'ils diffйrent selon l'espиce. Puisque donc, а la corruption du corps, ils n'obtiennent pas d'espиce autre -car rien n'est transformй d'espиce en espиce sinon par corruption -avant la corruption des corps ils diffйraient aussi selon l'espиce. Mais l'homme tient son espиce de l'вme intellective. Donc les hommes, а les prendre dans leur diversitй, ne sont pas de la mкme espиce, ce qui est manifestement faux.

16. Ce qui est sйparй du corps ne peut кtre multipliй en raison du corps. Mais l'intellect possible est sйparй du corps, comme le prouve le Philosophe [11]. Il ne peut donc кtre multi­pliй ou distinguй par les corps. Il n'y en a donc pas plusieurs pour plusieurs hom­mes.

17. Si l'intellect possible se multiplie en divers sujets, il faut que les espиces intelligibles se multiplient йgalement. Il s'ensuit qu'elles sont ainsi formes individuelles. Mais les formes individuelles ne sont intelligibles qu'en puissance. Il faut en effet que l'universel, qui est proprement objet d'intellection, en soit abstrait. Les formes intйrieures а l'intel­lect seront donc intelligibles en puissance seulement, et ainsi l'intellect possible ne pourra faire acte d'intellection.

18. Agent et patient, moteur et mы ont quelque chose de commun. Or les phantasmes sont comparйs а l'intellect qui est en nous comme l'agent au patient, le moteur au mы. Donc l'intellect qui est en nous a quelque chose de commun avec les phantasmes. Mais l'intellect n'a rien de commun avec quoi que ce soit, comme le dit le De anima [12]. Donc l'intellect possi­ble est autre que l'intellect qui est en nous et ainsi l'intellect possible ne se multiplie pas en divers hommes.

19. Chacun, pour autant qu'il est, est un. Ce dont l'кtre ne dйpend pas d'un autre, son unitй non plus. Mais l'кtre de l'intellect possible ne dйpend pas du corps, sinon il se corromprait а la corruption du corps. Donc l'unitй de l'intellect possible ne dйpend pas du corps, ni par consйquent de sa multitude. L'intellect possible n'est donc pas multipliй en divers corps.

20. Le Philosophe dit [13] que dans les  [substances] de forme simple, identique est la chose et son essence, c'est-а-dire la nature spйcifique. Mais l'intellect possible est seu­lement forme. En effet, s'il йtait composй de matiиre et de forme, il ne serait pas la forme d'autre chose. L'вme intellective est donc la nature spйcifique mкme de son espиce. Si donc la nature spй­cifique est la mкme dans toutes les вmes intellectives, il ne peut se faire que l'вme intellec­tive se multiplie en divers sujets.

21. L'вme ne se multiplie selon les corps qu'en raison de son union au corps. Mais l'in­tel­lect possible ne dйcoule de l'вme que par le cфtй oщ l'вme excиde l'union du corps. Donc l'intel­lect possible ne se multiplie pas chez les hommes.

22. Si l'вme humaine se multiplie d'aprиs la division des corps, et l'intellect possible par la multiplication des вmes, comme il est manifeste que les espиces intelligibles sont а multi­plier autant que l'intellect possible est multipliй, reste que le premier principe de multipli­cation revient а la matiиre corporelle. Or ce qui est multipliй par la matiиre est individuel et non pas intelligible en acte. Les espиces qui sont dans l'intellect possible ne seront donc pas intelligibles en acte, ce qui est incohйrent. Donc ni l'вme ni l'intellect possible ne se multi­plie en divers sujets.

En sens contraire: 1. Par l'intellect possible, l'homme fait acte d'intelligence. Il est dit en effet dans le De anima [14] que l'intellect possible est ce par quoi l'вme fait acte d'intelli­gence. Si donc l'intellect possible est unique en tous, il s'ensuit que ce que pense l'un, l'autre le pense, ce qui est manifestement faux.

2. L'вme intellective se compare au corps comme la forme а la matiиre et comme le moteur а son instrument. Or toute forme requiert une matiиre dйterminйe et tout moteur des ins­truments dйterminйs. Il est donc impossible que soit unique l'вme intellective en la diver­sitй des hommes.

Rйponse: Disons que cette question dйpend de la prйcйdente. Si en effet l'intellect pos­sible est une substance sйparйe du corps selon l'кtre, il sera nйcessairement unique. Tout ce qui est sйparй du corps selon l'кtre ne peut en aucune faзon кtre multipliй par la mul­tiplication des corps. Cependant la thиse de l'unicitй de l'intellect appelle une considйra­tion spйciale parce qu'elle soulиve une difficultй spйciale. A premiиre vue, il semble qu'il est impossible pour l'in­tellect possible d'кtre unique pour tous les hommes. Il est manifeste que l'intellect possi­ble se compare aux perfections acquises par la science comme une perfection pre­miиre а une seconde, et que par l'intellect possible nous som­mes savants en puissance: c'est ce qui force а poser un intellect possible. Mais il est manifeste que les perfections en matiиre de sciences ne sont pas les mкmes en tous, puisqu'on trouve que certains possиdent des sciences qui font dйfaut aux autres. Or il paraоt incohйrent et impossible que la perfec­tion seconde ne soit pas unique en tous lа oщ la perfection premiиre est unique pour tous; comme il est impossible qu'un unique sujet premier soit en acte et en puissance vis-а-vis de la mкme forme, tout autant qu'une surface soit blanche en acte et en puissance simultanй­ment.

Cette incohйrence, ceux qui affirment un intellect unique pour tous, s'ef­forcent d'y йchap­per par le fait que les espиces intelligibles qui font la perfection de la science, ont un dou­ble sujet, comme on l'a dit plus haut, а savoir les images eux-mкmes et l'intellect possible. Et parce que les images ne sont pas les mкmes pour tous, de ce cфtй les espи­ces intelligi­bles ne sont pas non plus les mкmes pour tous. Mais du cфtй oщ elles sont dans l'Intellect, elles ne sont pas multipliйes. De lа vient que, vu la diversitй des images, l'un possиde la science dont l'autre est dйpourvu. Mais la frivolitй de cette position est patente d'aprиs ce qu'on a dit prйcйdemment. En effet les espиces ne sont intel­ligibles en acte que parce qu'elles sont abstraites des images pour кtre dans l'intellect possible. La diversitй des ima­ges ne peut кtre cause de l'unitй ou de la multitude de la perfection pro­pre а la science intelligible. Sans compter que les habitus des sciences ne sont pas comme en leur sujet dans quelque partie relevant de l'вme sensitive, ainsi qu'ils le disent.

Mais quelque chose de plus difficile encore s'attache а ceux qui affirment que l'in­tellect possible est unique en tous. Il est manifeste en effet que cette opйration -l'intel­lection -procиde de l'intellect possible comme du principe premier par quoi nous faisons acte d'in­tellection, de mкme que l'opйration de sentir procиde de la puissance sensitive. Et bien qu'on ait montrй plus haut que si l'intellect possible est sйparй de l'homme selon l'кtre, il n'est plus possible que l'acte d'intellection, qui relиve de l'intellect possible, soit l'opйration de cet homme-ci ou de cet homme-lа, cependant (hypothиse accordйe pour les besoins de l'enquкte) il s'ensuit que cet homme-ci et celui-lа font acte d'intelligence par l'acte mкme d'intellection de l'intellect possible. Or une opйration ne peut кtre multi­pliйe que de deux maniиres: ou bien du cфtй des objets, ou bien du cфtй du principe opй­rant; toutefois on peut ajouter une troisiиme: du cфtй du temps, par exemple lorsqu'une opйration quelconque subit une interruption. L'acte mкme d'intellection, qui est l'opйra­tion de l'intellect possible, peut donc кtre multipliй par les objets: autre chose concevoir l'homme, autre chose conce­voir le cheval; et encore, selon le temps, autre chose par le nombre concevoir ce qui fut hier, autre chose concevoir ce qui est aujourd'hui, si l'opй­ration est discontinue. Mais l'in­tellection ne peut кtre multipliйe de la part du principe opйrant, s'il n'y a qu'un unique intellect possible. Si donc l'intellection mкme de l'intel­lect possible est l'intellection de cet homme-ci et l'in­tellection de cet homme-lа, autre pourra кtre l'acte de celui-ci et autre l'acte de celui-lа, s'ils conзoivent des objets divers (et la raison peut en кtre la diversitй des images, comme ils disent). Et pareillement, pourra кtre multipliй l'acte mкme d'intellection, si l'un conзoit aujourd'hui et l'autre demain (ce qui peut кtre aussi rйfйrй а l'usage divers des images). Mais de deux hommes en acte d'intelligence de la mкme chose dans le mкme temps, il sera nйcessaire que l'acte d'intellection soit unique et numйriquement identique, ce qui est mani­festement impos­sible. Il est donc impossible que l'intellect possible, par quoi nous faisons formellement acte d'intelligence, soit unique en tous.

Si par l'intellect possible nous faisions acte d'intelligence comme par un principe actif qui nous ferait intelligents par quelque principe intellectif en nous, la position serait plus tolй­rable, car un unique moteur mouvrait divers sujets а leur opйration. Mais que divers sujets opиrent en vertu d'un principe formellement unique est tout а fait impossible.

De plus, les formes et espиces des choses naturelles sont connues par leurs opйra­tions pro­pres. L'opйration propre de l'homme, en tant qu'homme, est de faire acte d'intelli­gence et d'user de la raison. Il faut donc que le principe de cette opйration, а savoir l'in­tel­lect, soit celui par lequel l'homme dйtient sa nature spйcifique, et non pas en raison de l'вme sensi­tive ou de l'une quelconque de ses vertus. Si donc l'intellect possible est uni­que en tous, il s'ensui­vrait que tous les hommes dйtiendraient leur nature spйcifique par une unique subs­tance sйparйe, position semblable а celle des Idйes et recelant la mкme difficultй.

Il faut donc dire simplement qu'il n'y a pas un unique intellect pour tous, mais qu'il se mul­tiplie en divers sujets. Et comme il est une certaine force ou puissance de l'вme humaine, il se multiplie selon la multiplication de la substance mкme de l'вme, laquelle multiplication peut кtre considйrйe de la faзon suivante. En effet, si quelque chose dont la raison com­porte quelque йlйment commun, reзoit une multiplication matйrielle, il est nйcessaire que cet йlйment commun soit multipliй selon le nombre, l'espиce restant la mкme: ainsi "chairs" et "os" sont de la raison de l'animal, d'oщ la distinction des ani­maux qui existe en raison de cette chair-ci et de cette chair-lа, fait la diversitй selon le nombre, non selon l'espиce. Or il est manifeste, d'aprиs ce qu'on a dit plus haut, qu'il est de la raison de l'вme humaine de pouvoir кtre unie au corps humain, puisqu'elle n'est pas en elle-mкme une espиce complиte mais qu'elle est le complйment de l'espиce dans le composй lui-mкme. C'est pourquoi son aptitude а unie а ce corps-ci ou а ce corps-lа multiplie l'вme selon le nombre, mais non selon l'espиce, de mкme que cette blancheur-ci diffиre de celle-lа par le nombre du fait qu'elle affecte ce sujet-ci ou celui-lа. Mais l'вme humaine diffиre des autres formes en cela que son кtre ne dйpend pas du corps ni par consйquent son кtre individuй. De fait chacun, en tant qu'il est un, est en soi incom­municable et distinct de tout autre.

Solutions: 1. La vйritй est l'adйquation de l'intellection а la chose. Que plusieurs conзoi­vent la mкme vйritй vient de ce que leurs conceptions sont adйquates а une mкme chose.

2. Augustin prкte а rire de soi non pour avoir dit qu'il y a beaucoup d'вmes, mais seule­ment qu'il y en beaucoup, de telle sorte qu'elles soient multiples et selon le nombre et selon la nature spйcifique.

3. L'intellect possible ne se multiplie pas en divers sujets en raison d'une diffйrence for­melle mais en raison de la multitude des substances de l'вme dont il est une puissance.

4. Il n'est pas nйcessaire que tout intellect soit dйpourvu d'objet d'intellection, mais seule­ment l'intellect en puissance, comme tout rйcepteur l'est de la nature de ce qu'il reзoit. Dиs lors, s'il y a quelque intellect qui soit acte pur, comme l'intellect divin, il se conзoit par lui-mкme. Mais l'intellect possible est dit intelligible а l'instar des autres intelligibles, parce qu'il se conзoit moyennant l'espиce intelligible de choses intelligibles autres. C'est en effet а partir de l'objet qu'il connaоt son opйration et que par elle il vient а la connaissance de soi-mкme.

5. Il faut comprendre que l'intellect possible n'a rien de commun avec les natures sensi­bles d'oщ il reзoit ses intelligibles; un intellect possible cependant de commun avec un autre la nature spйcifique.

6. Pour les rйalitйs qui sont sйparйes de la matiиre selon l'кtre, il ne peut y avoir de dis­tinc­tion que selon l'espиce. D'autre part, les diverses espиces sont constituйes en divers degrйs. C'est par lа qu'elles sont assimilйes aux nombres, oщ les espиces sont diversifiйes par addi­tion et soustraction de l'unitй. Et ainsi, d'aprиs la position de ceux qui disent que parmi les йtants, les infйrieurs sont causйs par les supйrieurs, il s'ensuit que dans les cho­ses sйparйes de la matiиre, il y a multiplication selon la cause et le causй. Mais la foi ne soutient pas cette position. L'intellect possible n'est pas une substance sйparйe de la matiиre selon l'кtre. Le propos est donc sans raison.

7. Bien que l'espиce intelligible par laquelle l'intellect conзoit formellement, soit dans cet homme-ci ou cet homme-lа, ce qui implique la pluralitй des intellects possibles, cependant ce qui est conзu par les espиces de ce genre est un, si nous le considйrons d'aprиs le rapport а la chose conзue, parce que l'universel qui est conзu par l'un et l'autre est identique en tous. Et qu'une unique rйalitй puisse кtre conзue moyennant des espиces multipliйes selon la diversitй des sujets, c'est possible de par l'immatйrialitй des espиces, qui reprйsentent les choses sans les conditions matйrielles individuantes, par lesquelles une unique nature selon l'espиce est multipliйe numйriquement en divers sujets.

8. Concevoir l'un au sujet du multiple, la cause en revient pour les Platoniciens non pas а l'intellect, mais а la chose. Lorsqu'en effet l'intellect conзoit l'un dans le multiple, s'il n'y avait pas quelque chose d'un participй par le multiple, il semblerait que l'intellect soit vain, n'ayant pas de rйpondant dans le rйel. De lа, ils furent contraints de poser les Idйes, par la partici­pation desquelles et les choses naturelles dйtiennent leur espиce et nos intellects accиdent а l'intelligence des universaux. Mais d'aprиs l'opinion d'Aristote [15], c'est par l'abstrac­tion des principes individuants que l'intellect conзoit l'un dans le multi­ple. L'intel­lect n'est cepen­dant pas vain ou faux, bien que rien d'abstrait n'existe dans la nature des choses. Car de deux choses existant simultanйment, l'une peut кtre conзue ou nommйe sans que l'autre le soit, bien qu'on ne puisse concevoir ou dire en vйritй que de ces choses exis­tant simultanй­ment l'une soit sans l'autre. Ainsi donc on peut considйrer en vйritй ce qu'il en est pour tel individu de la nature spйcifique -en quoi il est sembla­ble aux autres -sans avoir а considй­rer en lui les principes individuants -d'aprиs quoi il se distingue de tous les autres. Ainsi donc, par son abstraction, l'intellect fait cette unitй de l'universel, non de ce qu'il est unique tous, mais en tant qu'il est immatйriel.

9. L'intellect est le lieu des espиces intelligibles parce qu'il les contient. Il ne s'ensuit pas que l'intellect possible soit unique pour tous les hommes, mais qu'il soit un au sens de commun pour toutes les espиces.

10. Le sens ne reзoit pas les espиces sensibles sans un organe, et ainsi on ne le dit pas le lieu des espиces comme on le dit de l'вme.

11. On peut dire que l'intellect possible opиre partout, non pas que son opйration soit par­tout, mais qu'elle porte sur les choses qui sont partout.

12. L'intellect possible ne comporte pas de matiиre dйterminйe. Cependant, la substance de l'вme dont il est la puissance, comporte une matiиre dйterminйe: elle ne vient pas d'elle, mais elle est en elle.

13. Les principes individuants de toutes les formes ne relиvent pas de leur essence; cela n'est vrai que dans les composйs.

14. Le premier moteur du ciel est tout а fait sйparй de la matiиre, y compris dans son кtre. Il ne peut donc en aucune faзon кtre multipliй en nombre. Il n'en va pas de mкme pour l'вme humaine.

15. Les вmes sйparйes ne diffиrent pas par l'espиce mais par le nombre, du fait de leur aptitude а кtre unies а tel ou tel corps.

16. L'intellect possible est sйparй du corps quant а son opйration. Il n'en reste pas moins une puissance de l'вme, laquelle est l'acte du corps.

17. Une chose est intelligible en puissance non parce qu'elle est individuйe mais parce qu'elle est matйrielle. C'est pourquoi les espиces intelligibles qui sont reзues immatй­rielle­ment dans l'intellect, bien qu'individuelles, sont intelligibles en acte. Ajoutons que la mкme consйquence vaut auprиs de ceux qui soutiennent que l'intellect possible est unique, parce que si l'intellect possible est unique, telle une substance sйparйe, il faut qu'il soit un indi­vidu, comme argumente Aristote а propos des Idйes de Platon [16]. Et par la mкme raison les espиces intelligibles seraient individuйes en lui-mкme et de plus diverses dans les divers intellects sйparйs, puisque toute Intelligence est "pleine de for­mes intelligibles" [17].

18. L'image meut l'intellect dans la mesure oщ il est rendu intelligible en acte par la vertu de l'intellect agent. A celui-ci l'intellect possible se compare comme la puissance а l'agent, et c'est ainsi qu'il communique avec lui.

19. Bien que l'кtre de l'вme intellective ne dйpende pas du corps, elle est cependant natu­rellement en relation au corps, eu йgard а la perfection de son espиce.

20. Bien que l'вme n'ait pas la matiиre premiиre en partage, elle est cependant forme du corps. Aussi son essence inclut-elle une relation au corps.

21. Bien que l'intellect possible soit йlevй au-dessus du corps, il n'est pas cependant йlevй au-dessus de toute la substance de l'вme, laquelle est multipliйe en raison de son rapport au corps.

22. Le raisonnement serait recevable si le corps йtait uni а l'вme de telle sorte qu'il en acca­parerait toute l'essence et le pouvoir. Alors il faudrait que tout ce qui est dans l'вme soit matйriel. Mais il n'en est pas ainsi comme on l'a montrй plus haut. Donc le rai­sonnement ne suit pas.

 

Article 4: Est-il nйcessaire de poser un intellect agent?

 

Objections: 1. Il semble que non. Ce qui dans la nature peut кtre fait par un seul ne l'est pas par plusieurs. Or pour pouvoir faire acte d'intellection, il suffit а l'homme d'un seul intellect: l'intellect possible. Il n'est donc pas nйcessaire de poser un intellect agent. Preuve de la mineure. Les puissances qui s'enracinent dans l'unique essence de l'вme se condition­nent mutuellement. Ainsi, du mouvement engendrй dans la puissance sensitive quelque chose reste dans l'imagination, car l'image est un mouvement causй par la sensation en acte, comme il est dit dans le De anima[i] [1]. Si donc l'intellect est dans notre вme et non dans une substance sйparйe, comme on l'a dit plus haut, il faut qu'il soit avec l'imagination dans la mкme essence de l'вme. C'est pourquoi le mouvement de l'imagination retentit dans l'in­tellect possible; et ainsi il n'est pas nйcessaire de poser un intellect agent qui mйnage la rйception des images dans l'intellect possible.

2. Le tact et la vision sont des puissances diverses. Mais il arrive chez un aveugle que du mouvement imprimй dans l'imagination par le sens en acte, l'imagination est poussйe а imaginer quelqu'une des choses qui relиvent du sens de la vision; et cela parce que la vue et le tact s'enracinent dans l'unique essence de l'вme. Si donc l'intellect possible est une puis­sance de l'вme, pour la mкme raison, du mouvement de l'imagination rйsultera quelque effet dans l'intellect possible; et ainsi il ne sera pas nйcessaire de poser un intellect agent.

3. On pose l'intellect agent de ce qu'il fait des intelligibles en puissance des intelligibles en acte. Or les choses deviennent intelligibles en acte parce qu'elles sont abstraites de la matiиre et des conditions matйrielles. C'est pour cette raison qu'on pose un intellect agent: pour que les espиces intelligibles soient abstraites de la matiиre. Mais cela peut se faire sans l'intellect agent, car l'intellect possible йtant immatйriel, il est nйcessaire qu'il reзoive immatйriellement, puisque tout ce qui est reзu est dans le recevant selon le mode du rece­vant.

4. Aristote assimile l'intellect agent а la lumiиre[ii] [2]. Mais la lumiиre n'est pas nйcessaire pour voir sauf а rendre le diaphane lumineux. En effet la couleur est visible par soi et a le pou­voir de mettre en mouvement le lumineux, comme il est dit dans le De anima[iii] [3]. Quant а l'intellect agent, il n'est pas nйcessaire pour rendre l'intellect possible apte а recevoir, puis­que celui-ci, en raison de ce qu'il est, est en puissance aux intelligibles. Il n'est donc pas nйcessaire de poser un intellect agent.

5. L'intellect se rapporte aux intelligibles comme le sens aux sensibles. Mais les sensibles pour mouvoir les sens n'ont pas besoin de quelque agent, bien qu'ils soient dans le sens selon un кtre spirituel. De fait, le sens reзoit les espиces sensibles sans la matiиre, comme il est dit dans le De anima[iv] [4], et de mкme le milieu intermйdiaire reзoit spirituellement les espиces des sensibles, comme il appert du fait qu'il reзoit en mкme place les espиces des contraires, tels le noir et le blanc. Donc les intelligibles non plus n'ont pas besoin d'un intellect agent.

6. Dans les choses naturelles, pour amener а l'acte ce qui est en puissance, il suffit de quel­que chose en acte dans le mкme genre; ainsi de la matiиre, qui est en puissance du feu, sur­vient l'acte du feu par le feu qui est en acte. Aussi, pour que l'intellect, qui chez nous est en puissance, devienne en acte, il n'est requis qu'un intellect en acte, c'est-а-dire ou bien celui-lа mкme qui exerce l'intellection, comme lorsque de la connaissance des principes nous venons а la connaissance des conclusions, ou bien l'intellect d'un autre comme lorsque quelqu'un apprend d'un maоtre. Il n'est donc pas nйcessaire de poser un intellect agent, comme on le voit.

7. On pose l'intellect agent pour la raison qu'il illumine nos images, comme la lumiиre du soleil illumine les couleurs. Mais pour notre illumination il suffit de la lumiиre divine "qui illumine tout homme venant en ce monde" (Jn, 1,9). Il n'est donc pas nйcessaire de poser un intellect agent.

8. L'acte de l'intellect, c'est l'intellection. S'il y a double intellect, а savoir agent et possible, il y aura une double intellection pour l'homme, ce qui paraоt incohйrent.

9. L'espиce intelligible se donne pour la perfection de l'intellect. S'il y a donc double intel­lect, а savoir agent et possible, il y aura double espиce intelligible, ce qui paraоt superflu.

 

En sens contraire: Se prйsente l'argument d'Aristote[v] [5]: en toute nature on distingue ce qui est agent et ce qui est en puissance; il faut donc que cette distinction se trouve aussi dans l'вme: c'est d'un cфtй l'intellect agent, de l'autre l'intellect possible.

 

Rйponse: Il est nйcessaire de poser un intellect agent. Pour en saisir l'йvidence, il faut considйrer que, puisque l'intellect possible est en puissance aux intelligibles, il est nйces­saire aux intelligibles de promouvoir l'intellect possible. Mais ce qui n'est pas ne saurait promouvoir quelque chose. Or ce qui est intelligible n'existe pas dans la nature des choses, en tant qu'intelligible. En effet, notre intellect possible conзoit son objet comme йtant un, tout en concernant le multiple. Un tel objet n'est pas donnй dans la nature des choses, comme le montre Aristote[vi] [6]. Il faut donc, si l'intellect possible doit кtre actualisй par l'intelligi­ble, qu'un tel intelligible le devienne par un intellect. Et comme ce qui est en puis­sance ne peut se promouvoir lui-mкme а l'acte, il faut poser en plus de l'intellect possible un intellect agent qui porte а l'acte les intelligibles qui meuvent l'intellect possible.

Il les rend tels par abstraction de la matiиre et des conditions matйrielles qui sont principes d'individuation. Puisqu'en effet la nature de l'espиce, pour ce qui appartient par soi а l'es­pиce, n'a pas de quoi se multiplier en [des sujets] divers et que les principes individuants n'entrent pas dans sa raison, l'intellect pourra la recevoir hors de toutes les conditions indi­viduantes. Et ainsi elle sera reзue comme quelque chose d'un. Et par la mкme raison l'in­tellect reзoit la nature du genre, en l'abstrayant des diffйrences spйcifiques, comme s'il йtait un dans et pour les multiples espиces.

Si les universaux subsistaient par soi dans la nature des choses, comme l'affirmиrent les Platoniciens, il n'y aurait aucune nйcessitй а poser un intellect agent, parce que les choses mкmes, intelligibles par soi, promouvraient par soi l'intellect possible. Aussi Aristote sem­ble avoir йtй conduit а la nйcessitй de poser un intellect agent parce qu'il n'admettait pas l'opinion de Platon quant а la thиse des Idйes.

Il y a cependant dans la nature des choses des [individus] subsistants qui sont par soi intel­ligibles en acte, telles les substances immatйrielles. Cependant l'intellect possible ne peut arriver а les connaоtre, mais il parvient dans une certaine mesure а les connaоtre quelque peu par les notions qu'il tire des choses matйrielles et sensibles.

 

Solutions: 1. Notre acte d'intellection ne peut кtre accompli par le seul intellect possible. En effet l'intellect possible ne peut concevoir а moins d'кtre promu par l'intelligible, lequel, puisqu'il ne prйexiste pas [en acte] dans la nature des choses, il faut qu'il le devienne par l'intellect agent. Il est vrai que deux puissances qui s'enracinent dans l'unique substance de l'вme se conditionnent l'une l'autre. Ce conditionnement entre deux puissan­ces peut кtre concevable, par exemple lorsque l'une des puissances est empкchйe ou tota­lement distraite de son acte quand l'autre opиre intensйment, mais ce n'est pas la question; ou encore quand l'une des puissances est mue par l'autre, comme l'imagination par le sens. Et c'est possible parce que les formes de l'imagination et du sens sont du mкme genre: en effet les deux sont individuelles. Et ainsi les formes qui sont dans le sens peuvent imprimer dans l'imagination, en mouvant celle-ci, des formes quasiment homogиnes. Mais les for­mes de l'imagination, parce qu'individuelles, ne peuvent causer les formes intelligibles, puisque ces derniиres sont universelles.

2. Partant des espиces reзues dans l'imagination par le sens du toucher, l'imagination ne suffirait pas а former les formes relevant de la vue, а moins que ne prйexistent des formes reзues par le moyen de la vue et conservйes dans le trйsor de la mйmoire ou de l'imagina­tion. En effet l'aveugle de naissance ne peut imaginer la couleur par d'autres espиces sensi­bles.

3. La condition du recevant ne peut transfйrer l'espиce reзue d'un genre а un autre. Elle peut cependant, le genre restant le mкme, varier l'espиce reзue selon tel mode d'exister. C'est pourquoi, comme les espиces universelles et particuliиres diffйrent selon le genre, la seule condition de l'intellect possible ne suffit pas а ce que les espиces qui, dans l'imagina­tion, sont particuliиres, deviennent universelles en lui, aussi l'intellect agent est-il requis pour faire cela.

4. Au sujet de la lumiиre, il y a une double opinion, d'aprиs le Commentateur[vii] [7]. Certains ont dit que la lumiиre est nйcessaire pour voir par le pouvoir qu'elle donne aux couleurs de mouvoir la vue, sous prйtexte que la couleur n'est pas visible par soi, mais par la lumiиre. Mais cela, Aristote semble le repousser lorsqu'il dit que la couleur est visible par soi[viii] [8], ce qui ne serait pas si elle tenait sa visibilitй seulement de la lumiиre. Aussi d'autres disent, et mieux, que la lumiиre est nйcessaire pour voir en tant qu'elle actualise le diaphane en le rendant translucide. C'est pourquoi le philosophe dit que la couleur qualifie le lumineux en acte[ix] [9]. Et cela n'empкche pas que celui qui est dans les tйnиbres voient les choses qui sont dans la lumiиre, alors que l'inverse n'est pas vrai. Ceci vient en effet de ce qu'il faut que soit illuminй le diaphane qui entoure la chose visible pour qu'il reзoive l'espиce de la chose visible. Et le visible est visible jusqu'oщ s'йtend l'acte de la lumiиre illuminant le diaphane, bien qu'elle illumine plus parfaitement de prиs que de loin. Aussi bien la comparaison de la lumiиre а l'intellect agent n'est pas valable en tout point, puisque l'intellect agent est nйces­saire de ce qu'il fait de l'intelligible en puissance de l'intelligible en acte. Et ceci, Aristote l'a signifiй lorsqu'il dit que l'intellect agent est en quelque faзon une quasi lumiиre [x] [10].

5. Le sensible, а titre de particulier, n'imprime ni dans le sens ni dans le milieu transparent une espиce d'un autre genre, puisque l'espиce dans le milieu et dans le sens n'est que parti­culiиre. Or l'intellect possible reзoit les espиces d'un autre genre que celles inhйrentes а l'imagination, puisque l'intellect possible reзoit des espиces universelles et que l'imagina­tion n'en contient que des particuliиres. C'est pourquoi nous avons besoin d'un intellect agent pour les intelligibles mais non de quelque puissance active pour les sensibles: toutes les puissances sensibles sont des puissances passives.

6. L'intellect possible mis en acte ne suffit pas а causer la science en nous, sauf а poser l'intellect agent. Si en effet nous parlons de l'intellect en acte de connaissance chez celui qui apprend, il arrive que l'intellect possible soit en puissance par rapport а tel objet et en acte par rapport а tel autre. Et par ce qu'il a d'actuel peut кtre amenй а l'acte mкme ce qui est en puissance. Par exemple, celui qui connaоt en acte les principes devient connaisseur en acte des conclusions que d'abord il connaissait en puissance. Toutefois, l'intellect possi­ble ne peut avoir une connaissance actuelle des principes si ce n'est par l'intellect agent. En effet, la connaissance des principes est reзue des sensibles, comme il est dit а la fin du livre des Analytiques postйrieurs[xi] [11]. Des sensibles on ne peut recevoir les intelligibles que par l'abstraction de l'intellect agent. Ainsi il est patent que l'intellect en acte des principes ne suffit pas а amener l'intellect possible de la puissance а l'acte sans l'intellect agent. Mais dans cette opйration, l'intellect agent se comporte comme un artisan et les principes de dйmonstration comme des instruments. En revanche si on parle de l'intellect en acte de connaissance chez l'enseignant, il est manifeste que l'enseignant ne cause pas la science chez l'йtudiant comme un agent intйrieur, mais comme une aide extйrieure; de mкme le mйdecin guйrit-il par une aide extйrieure, la nature agissant de l'intйrieur.

7. De mкme que dans les choses naturelles il y a en chaque genre des principes actifs pro­pres, bien que Dieu soit la cause premiиre et universelle, de mкme est requis une lumiиre intellectuelle propre, quoique Dieu soit la lumiиre premiиre qui illumine universellement tous les hommes.

8. Des deux intellects, le possible et l'agent, dйcoulent deux actions. Car l'acte de l'intellect possible est de recevoir les intelligibles, et l'acte de l'intellect agent est d'abstraire les intel­ligibles. Cependant, il ne s'ensuit pas qu'il y ait une double intellection dans l'homme, car, pour une unique intellection, il faut que concourent l'une et l'autre de ces actions.

9. La mкme espиce intelligible se rapporte а l'intellect agent et possible, mais а l'intellect possible comme а celui qui la reзoit et а l'intellect agent comme а celui qui cause, en les abstrayant, l'intelligibilitй actuelle des espиces.

 

Article 5: L'intellect agent est-il unique et sйparй?

 

Objections: 1. Il semble que oui. Car d'aprиs le Philosophe[xii] [1] on ne peut pas dire que l'intel­lect agent est tantфt en acte et tantфt ne l'est pas. Or il n'y a rien de tel en nous. Donc l'in­tellect agent est sйparй et par consйquent unique pour tous.

2. Il est impossible que quelque chose soit simultanйment en acte et en puissance sous le mкme rapport. Mais l'intellect possible est en puissance а tous les intelligibles; par contre l'intellect agent est а leur йgard en acte, puisqu'il est l'acte des espиces intelligibles. Il est donc impossible que dans la mкme substance de l'вme s'enracinent l'intellect possible et l'intellect agent; et ainsi, puisque l'intellect possible est dans l'essence de l'вme, comme on l'a dit, l'intellect agent sera sйparй.

3. On disait que l'intellect possible est en puissance aux intelligibles et que l'intellect agent est en acte а leur йgard mais, dans les deux cas, leur mode d'existence n'est pas le mкme. En sens contraire: l'intellect possible n'est pas en puissance aux intelligibles en tant qu'il les dйtient, parce que, sous cet angle, il est dйjа en acte par eux. Il est donc en puissance aux espиces intelligibles suivant qu'elles sont dans les images. Mais au regard des espиces sui­vant qu'elles sont dans les images, l'intellect agent est en acte, puisqu'il les rend par abs­tractions intelligibles en acte. Donc, par rapport а cet кtre, l'intellect possible est en puis­sance aux intelligibles tandis que l'intellect agent est par comparaison leur artisan.

4. Le Philosophe [xiii] [2] attribue а l'intellect agent des propriйtйs qui ne paraissent convenir qu'а une substance sйparйe, disant que "cela seul est perpйtuel et incorruptible et sйparй". L'in­tellect agent est donc une substance sйparйe, semble-t-il.

5. L'intellect ne dйpend pas de la complexion corporelle puisqu'il est libre d'organe corpo­rel. Mais la facultй de connaоtre varie chez nous selon les diversitйs des tempйraments. Donc cette facultй ne nous appartient pas par un intellect qui serait en nous, mais il semble que l'intellect agent soit sйparй.

6. Une action quelconque ne requiert qu'un agent et un patient. Si donc l'intellect possible, qui se comporte en patient dans l'acte d'intellection, fait partie de notre вme, comme on l'a montrй plus haut, et si l'intellect agent fait aussi partie de notre вme, nous avons en nous suffisamment de quoi faire acte d'intellection, et rien d'autre ne nous est nйcessaire, ce qui est manifestement faux. En effet, nous avons besoin des sens, а partir desquels nous rece­vons les faits d'expйrience а la base du savoir; c'est pourquoi celui qui est privй d'un seul sens, par exemple la vue, est privй d'une science, а savoir celle des couleurs; et encore nous avons besoin pour comprendre de l'enseignement doctrinal qui arrive par le maоtre; et enfin de l'illumination qui arrive par Dieu, selon qu'il est dit en Jean (1,9): "Il йtait la vraie lumiиre".

7. L'intellect agent se compare aux intelligibles comme la lumiиre aux visibles, ainsi que le montre le De anima. Mais une unique lumiиre sйparйe, а savoir le soleil, suffit а mettre en acte tous les visibles. Donc pour mettre en acte tous les intelligibles, une unique lumiиre sйparйe suffit: aucune nйcessitй par consйquent а poser un intellect agent en nous.

8. L'intellect agent est assimilй а l'art, comme le montre le De anima[xiv] [3]. Mais l'art est un prin­cipe sйparй des њuvres d'art. Donc l'intellect agent est un principe sйparй.

9. Pour toute nature, la perfection c'est de devenir semblable а son agent. En effet, l'engen­drй est parfait quand il atteint а la similitude du gйnйrateur, et l'њuvre d'art quand elle йpouse la similitude de la forme qui est dans l'artisan. Si donc l'intellect agent fait partie de notre вme, l'ultime perfection et bйatitude de notre вme sera immanente а son intimitй, ce qui est manifestement faux, car ainsi l'вme serait en jouissance d'elle-mкme. L'intellect agent n'est donc pas quelque chose en nous.

10. L'agent est d'une dignitй supйrieure а celle du patient, comme il est dit dans le De anima[xv] [4]. Si donc l'intellect possible est en quelque faзon sйparй, l'intellect agent le sera-t-il encore plus. Ce qui ne peut кtre, semble-t-il, а moins d'кtre posй tout а fait hors de la subs­tance de l'вme.

 

En sens contraire: 1. Il est dit dans le De anima[xvi] [5] que, de mкme qu'il y a en toute nature quelque chose de comparable а la matiиre et d'autre part quelque chose de productif, il est nйcessaire qu'il y ait dans l'вme de telles diffйrences, dont l'une [la passivitй] relиve de l'intellect possible et l'autre [la productivitй] de l'intellect agent. Donc l'un et l'autre intel­lect, possible et agent, est quelque chose en nous ou dans l'вme.

2. L'opйration de l'intellect agent, c'est d'abstraire les espиces intelligibles des phantasmes, exercice intermittent chez nous. On n'expliquerait pas pourquoi, semble-t-il, cette abstrac­tion tantфt se ferait, tantфt ne se ferait pas, si l'intellect agent йtait une substance sйparйe. Il n'est donc pas une substance sйparйe.

 

Rйponse: Il y a, semble-t-il, plus de raison а poser un intellect agent unique et sйparй que de l'affirmer de l'intellect possible. L'intellect possible, qui fait de nous une nature intelli­gente, est en effet tantфt en puissance et tantфt en acte, tandis que l'intellect agent est celui qui nous rend intelligents en acte. Mais l'agent se trouve sйparй des choses qu'il rйduit а l'acte. En revanche, ce par quoi quelque chose est en puissance semble кtre totalement intй­rieur а la chose. Aussi plusieurs philosophes ont-ils affirmй que l'intellect agent est une substance sйparйe tandis que l'intellect possible fait partie de notre вme. Et cet intellect agent, ils affirmиrent qu'il est une certaine substance sйparйe, qu'ils nomment "Intelli­gence", laquelle se comporte а l'йgard de nos вmes et de toute la sphиre des agents et des patients comme le font les substances supйrieures sйparйes, qu'ils appellent "Intelligences", а l'йgard des вmes des corps cйlestes, qu'ils prйtendent animйes, et aux corps cйlestes eux-mкmes. Ainsi, de mкme que les corps cйlestes reзoivent le mouvement des substances sйparйes susdites, et que nos вmes reзoivent des corps cйlestes la perfection intelligible, de mкme tous ces corps infйrieurs reзoivent formes et mouvements propres de l'intellect agent sйparй, tandis que nos вmes recevraient de lui leurs perfections intelligi­bles. Mais parce que la foi catholique affirme que Dieu -et non quelque autre substance sйparйe -opиre dans la nature et dans nos вmes, certains catholiques affirmиrent, pour cette raison, que l'intellect agent est Dieu lui-mкme qui est "la vraie lumiиre qui йclaire tout homme venant en ce monde" (Jn 1,9).

Mais une telle position, а la considйrer avec attention, ne paraоt pas cohйrente. Car elle compare les substances supйrieures а nos вmes comme les corps cйlestes aux corps infй­rieurs. Et comme les puissances des corps supйrieurs sont en quelque sorte des principes actifs universels а l'йgard des corps infйrieurs, ainsi la puissance divine et les puissances des autres substances supйrieures crййes, si quelque influence nous en arrive, se rapportent а nos вmes comme des principes actifs universels. Mais nous voyons qu'en dehors des principes universels, а savoir les puissances des corps cйlestes, il faut qu'il y ait des princi­pes actifs particuliers, а savoir les puissances des corps infйrieurs adaptйes aux opйrations propres de telles ou telles choses. C'est ce qui est requis principalement chez les animaux supй­rieurs. De fait, а la production des animaux infйrieurs suffit la puissance d'un corps cйleste, comme il appert des animaux engendrйs par la putrйfaction. Mais pour la gйnйra­tion des vivants supйrieurs, il est requis, outre la puissance cйleste, la puissance particuliиre intйrieure а la semence. Puisque donc ce qu'il y a de plus parfait dans l'ensemble des rйali­tйs infйrieures est l'opйration intellectuelle, il est requis qu'il y ait en nous, а cфtй des prin­cipes actifs uni­versels, а savoir la puissance du Dieu qui illumine ou de quelque autre substance sйparйe, un principe actif propre par lequel nous devenions effectivement intelli­gents en acte. Et c'est l'intellect agent.

Considйrons encore que si on tient l'intellect agent, en deза de Dieu, pour quelque subs­tance sйparйe, la consйquence qui en dйcoule rйpugne а notre foi, а savoir que notre per­fection ultime et fйlicitй soit d'une certaine faзon dans la conjonction de notre вme, non pas а Dieu, comme l'enseigne la doctrine йvangйlique qui dit: "la vie йternelle, c'est de te connaоtre toi le Dieu vйritable" (Jn 17,3), mais dans la conjonction а quelque autre subs­tance sйparйe. Il est manifeste en effet que la bйatitude ultime ou fйlicitй de l'homme con­siste dans son opйration la plus noble -l'acte d'intellection -dont il faut que la perfection ultime rйside dans la conjonction de notre intellect а son principe actif. En effet, tout ce qui est passif est au maximum de sa perfection quand il touche au principe actif propre qui lui est cause de perfection. Et, de fait, tous ceux qui affirment que l'intellect agent est une substance sйparйe, disent que la fйlicitй de l'homme consiste dans la possibilitй de contem­pler cette mкme intelligence agente.

En outre, а considйrer attentivement le problиme, nous dйcouvrons qu'il est impos­sible que l'intellect agent soit une substance sйparйe pour la mкme raison que nous avons exposйe а propos de l'intellect possible. Si l'opйration de l'intellect possible est de recevoir les intelli­gibles, l'opйration propre de l'intellect agent est de les abstraire. Ainsi promeut-il а l'acte les intelligibles. L'une et l'autre de ces opйrations, nous les expйrimentons en nous-mкmes, car c'est bien nous qui recevons et abstrayons les intelligibles. Or il faut qu'il y ait en cha­que opйrateur un principe formel par quoi il opиre. En effet, rien ne peut opйrer for­melle­ment par ce qui est sйparй de lui-mкme selon l'кtre. Sans doute ce qui est sйparй est-il prin­cipe moteur d'opйration, nйanmoins il faut qu'il y ait un [principe] intйrieur par quoi opйrer formellement, qu'il s'agisse d'une forme ou d'une influx quelconque. Il faut donc qu'il y ait en nous un principe formel par lequel nous recevions les intelligibles et un autre par lequel nous les abstrayons. On appelle de tels principes intellect agent et intellect patient. L'un et l'autre fait donc partie de nous-mкmes. Mais il ne suffit pas pour cela que l'action de l'in­tellect agent, qui est d'abstraire les intelligibles, nous revienne de par les images elles-mкmes qui sont en nous illuminйes par l'intellect agent. Jamais en effet l'њuvre d'art ne retourne а l'action de l'artisan, mкme si l'on compare l'intellect agent aux images illuminйes comme l'art а l'њuvre d'art.

Mais il n'est pas difficile de voir comment dans la mкme substance de l'вme l'un et l'autre peut se rencontrer, а savoir l'intellect possible, qui est en puissance а tous les intelli­gibles, et l'intellect agent, qui les rend tels. Il n'est pas impossible en effet pour un [sujet] donnй d'кtre en puissance par rapport а un objet et en acte par rapport au mкme objet, mais sous divers aspects. Si donc nous considйrons les images elles-mкmes par rapport а l'вme humaine, on les trouve sous un premier aspect en puissance, en tant qu'elles ne sont pas abstraites des conditions individuantes alors qu'on peut les en abstraire; et, sous un autre aspect, en acte, en tant qu'elles sont les similitudes de rйalitйs dйterminйes. On trouve donc dans l'вme une potentialitй par rapport aux images selon qu'elles sont reprйsentatives de rйalitйs dйterminйes. Et ceci appartient а l'intellect possible qui est, pour ce qui lui revient, en puissance а tous les intelligibles, mais se voit dйterminй а ceci ou cela par l'espиce abs­traite des images. De plus, on trouve dans l'вme une efficience productrice d'immatйrialitй qui abstrait les images elles-mкmes des conditions matйrielles. Et ceci appartient а l'intel­lect agent, pour autant que l'intellect agent est, en un certain sens, une sorte de pou­voir participй d'une substance supйrieure, а savoir Dieu. C'est pourquoi le Philosophe dit que l'intellect agent est une certaine qualitй pareille а la lumiиre[xvii] [6], et le Psaume dit par ailleurs: "est inscrite sur nous la lumiиre de ton visage" (Ps 4,7). Et quelque chose de com­parable apparaоt chez les animaux qui voient de nuit: leurs pupilles sont en puissance а toutes les couleurs en tant qu'ils ne dйtiennent aucune couleur dйterminйe mais que, par une certaine lumiиre intйrieure, ils rendent en quelque faзon les couleurs visibles en acte.

De fait, certains ont cru que l'intellect agent n'est rien d'autre en nous que l'habitus des principes indйmontrables. Mais c'est impossible vu que, s'agissant des principes indй­mon­trables, nous les connaissons en abstrayant [les formes intelligibles] des choses singu­liиres, comme l'enseigne le Philosophe а la fin des Analytiques Postйrieurs[xviii] [7]. Aussi faut-il que l'intellect agent prйexiste а l'habitus des principes comme sa cause. En vйritй les prin­cipes sont pour l'intellect agent comme ses instruments, puisque c'est par eux qu'il rend les autres choses singuliиres intelligibles en acte.

 

Solutions: 1. Le mot du Philosophe "on ne peut pas dire qu'il est tantфt en acte d'intellec­tion et tantфt non"[xix] [8] ne doit pas s'entendre de l'intellect agent mais de l'intellect en acte, car, aprиs qu'il eut traitй de l'intellect agent et patient, il lui fut nйcessaire de traiter de l'intellect en acte. Il en montre d'abord la diffйrence d'avec l'intellect possible: car l'intellect possible et les rйalitйs connues ne sont pas identiques, mais l'intellect ou la science en acte est iden­tique а la chose sue en acte; il avait dit la mкme chose а propos des sens: le sens et le sen­sible en puissance diffиrent, mais le sens et le sensible en acte sont identiques et ne font qu'un. Derechef il montre l'ordre de l'intellect possible а l'intellect agent, car dans un temps donnй l'intellect est en puissance avant que d'кtre en acte, non pas qu'une telle antйrioritй soit une rиgle absolue, comme il a souvent coutume de le dire des choses qui passent de la puissance а l'acte. Ensuite de quoi il ajoute le propos citй dans lequel il montre la diffй­rence entre l'intellect possible et l'intellect en acte, l'intellect possible йtant effectivement tantфt en acte d'intellection et tantфt non, ce qui ne peut кtre dit de l'intellect en acte. Et, dans les Physiques[xx] [9], il montre une diffйrence semblable entre les causes en puissance et les causes en acte.

2. La substance de l'вme est en puissance et en acte au regard des images, mais non sous le mкme rapport, comme on l'a exposй.

3.L'intellect possible est en puissance au regard des intelligibles selon l'кtre qu'ils ont dans les images; et, selon ce mкme кtre, l'intellect agent est en acte а leur йgard, mais pour des raisons diffйrentes, comme on l'a montrй.

4. Ces mots du Philosophe: "cela seul est sйparй et immortel et perpйtuel"[xxi] [10], ne peuvent s'entendre de l'intellect agent car il avait dit auparavant que l'intellect possible est sйparй. Mais ils doivent s'entendre de l'intellect en acte d'aprиs le contexte des propos antйrieurs, comme on l'a dit plus haut. En effet, l'intellect en acte comprend l'intellect possible et agent. Et "de l'вme, cela seul est sйparй, perpйtuel et immortel" qui contient l'intellect agent et l'intellect possible, car les autres parties de l'вme ne sont pas sans le corps.

5. La diversitй des tempйraments rend la facultй de comprendre plus ou moins bonne, en raison des puissances au dйpart de l'abstraction: de telles puissances usent d'organes corpo­rels, comme l'imagination, la mйmoire et autres du mкme genre.

6. Bien qu'il y ait dans notre вme un intellect agent et possible, quelque chose d'extйrieur est cependant requis pour que nous puissions faire acte d'intellection. Ce sont d'abord les images reзues des sens, par lesquelles sont reprйsentйes а l'intellect les similitudes des rйalitйs dйterminйes, car l'intellect agent n'est pas un acte tel qu'en lui puissent кtre recueil­lies les espиces dйterminйes de toutes les choses а connaоtre, de mкme que la lumiиre ne peut dйterminer la vue aux espиces dйterminйes des couleurs а moins que ne se prйsentent les couleurs dйterminant la vue. Mais de plus, comme nous avions posй que l'intellect agent йtait un certain pouvoir participй dans nos вmes ainsi qu'une certaine lumiиre, il est nйcessaire de poser une autre cause extйrieure d'oщ cette lumiиre est partici­pйe. Et cette cause, nous l'appelons Dieu, qui enseigne intйrieurement pour autant qu'il transmet а l'вme une lumiиre de ce type; et sur une lumiиre de ce type il ajoute en vertu de sa bienveillance une lumiиre plus abondante pour connaоtre les choses que la raison natu­relle ne peut attein­dre, telles la lumiиre de foi et la lumiиre de prophйtie.

7. Les couleurs, moteurs de la vue, sont hors de l'вme, mais les images qui meuvent l'in­tellect possible nous sont intйrieures. Et ainsi, bien que le lumiиre extйrieure du soleil suf­fise а rendre les couleurs en acte, cependant pour rendre les images intelligibles en acte, il est requis une lumiиre intйrieure et c'est la lumiиre de l'intellect agent. En outre, la partie intellective de l'вme est plus parfaite que la sensitive. D'oщ il est nйcessaire que lui soient davantage prйsents les principes aptes а sa propre opйration. En raison de quoi, et selon la partie intellective, nous nous trouvons aptes а recevoir les intelligibles et а les abstraire, pour autant que un pouvoir actif et passif de l'intellect existe en nous, ce qui n'est pas le cas des sens.

8. Bien qu'il existe une similitude entre l'intellect agent et l'art, il ne faut pas qu'une telle comparaison se vйrifie en tout.

9. L'intellect agent ne suffit pas а conduire parfaitement l'intellect possible en acte, puis­qu'en lui n'existent pas les raisons dйterminйes de toutes les choses, comme on l'a dit. Et ainsi il est requis pour la perfection ultime de l'intellect possible qu'il soit uni en quelque faзon а cet agent dans lequel existent les raisons de toutes les choses, а savoir Dieu.

10. L'intellect agent est plus noble que l'intellect possible, pour autant que la vertu active est plus noble que la passive, et plus sйparй, pour autant qu'il s'йloigne davantage de la res­semblance а la matiиre. Pas cependant au point d'кtre une substance sйparйe.

 

Article 6: L'вme est-elle composйe de matiиre et de forme?

 

Objections: 1. Il semble que oui а ce que dit Boиce dans le livre De Trinitate[xxii] [1]: une forme simple ne peut кtre sujet. Mais l'вme est sujet, а savoir des sciences et des vertus. Elle n'est donc pas une forme simple. Donc elle est composйe de matiиre et de forme.

2. Boиce dit dans le livre De Hebdomadibus [xxiii] [2]: ce qui est peut participer а quelque chose, mais l'кtre mкme ne participe а rien. Et, par le mкme raison, les sujets participent, mais non pas leurs formes: ainsi le blanc peut participer а quelque chose en dehors de la blancheur, mais non pas la blancheur. Or l'вme participe а quelque chose, а savoir а tout ce par quoi elle est informйe. L'вme n'est donc pas qu'une forme, elle est composйe de matiиre et de forme.

3. Si l'вme n'est que forme et pourtant en puissance а quelque chose, il est trиs йvident que l'кtre mкme est son acte: elle-mкme en effet n'est pas son кtre. Or d'une unique et simple puissance, unique est l'acte. Par consйquent, l'вme ne peut кtre sujet de rien d'autre que de l'кtre mкme. Or il est manifeste qu'elle est encore sujet de bien d'autres choses. Elle est donc, non pas une substance simple, mais composйe de matiиre et de forme.

4. Les accidents de la forme dйcoulent tout entiers de l'espиce, mais les accidents matйriels dйcoulent de cet individu-ci ou de celui-lа, car la forme est principe de l'espиce, la matiиre principe d'individuation. Par consйquent, si l'вme n'est que forme, ses accidents seront tout entiers consйcutifs а l'espиce. C'est йvidemment faux, car les qualitйs de musicien ou de grammairien et autres semblables, ne sont pas tout entiers consйcutifs а l'espиce. L'вme n'est donc pas que forme, mais elle est composйe de matiиre et de forme.

5. La forme est principe d'action, la matiиre principe de passivitй. Donc partout oщ il y a action et passion, il y a forme et matiиre. Mais dans l'вme il y a action et passion, car l'opй­ra­tion de l'intellect passif consiste а recevoir -c'est pourquoi le Philosophe dit que l'intel­lection est un certain pвtir[xxiv] [3] -tandis que l'opйration de l'intellect agent est dans l'agir -car il fait passer les intelligibles de la puissance а l'acte, comme le dit de De anima[xxv] [4]. Donc il y a dans l'вme composition de matiиre et de forme.

6. Partout oщ se trouvent les propriйtйs de la matiиre, il faut qu'elle entre dans le composй. Or dans l'вme se trouvent les propriйtйs de la matiиre, comme кtre en puissance, recevoir, subir, et autres choses semblables. Donc l'вme est composйe de matiиre et de forme.

 

7. Agents et patients exigent une matiиre commune, comme le montre le De generatione[xxvi] [5]. Tout ce qui peut pвtir d'un agent matйriel comporte en soi la matiиre. Or l'вme peut pвtir d'un agent matйriel, а savoir du feu infernal, qui est un feu corporel, comme le prouve Augustin dans le De civitate Dei[xxvii] [6]. Donc l'вme comporte en soi la matiиre.

8. L'action de l'agent ne se termine pas а la seule forme, mais au composй de matiиre et de forme, comme le montre la Mйtaphysique[xxviii] [7]. Mais l'action de cet agent qui est Dieu se ter­mine а l'вme. Donc l'вme est composйe de matiиre et de forme.

9. Ce qui est exclusivement forme est d'emblйe un йtant et une unitй, et n'a pas besoin d'une [cause] qui en fasse un йtant et une unitй, comme dit le Philosophe[xxix] [8]. Mais l'вme a besoin d'une [cause] qui en fasse un йtant et une unitй, а savoir Dieu crйateur. Elle n'est donc pas que forme.

10. L'agent est nйcessaire pour conduire quelque chose de la puissance а l'acte. Mais кtre con­duit de la puissance а l'acte ne convient qu'aux rйalitйs dans lesquelles il y a matiиre et forme. Si donc l'вme n'est pas composйe de matiиre et de forme, elle n'a pas besoin d'une cause agente, ce qui est manifestement faux.

11. Alexandre dit que l'вme a un intellect "ylйen" [matйriel][xxx] [9]. Or "ylйe" signifie la matiиre premiиre. Il y a donc dans l'вme quelque chose de la matiиre premiиre.

12. Tout ce qui est, ou bien est acte pur, ou bien puissance pure, ou bien composй de matiиre et de forme. Mais l'вme n'est pas acte pur, seul Dieu l'est; ni puissance pure, autre­ment elle ne diffйrerait pas de la matiиre premiиre. Elle est donc composйe de puissance pure et d'acte. Ainsi, elle n'est pas exclusivement forme, puisque la forme est acte.

13. Tout ce qui est individuй l'est en vertu de la matiиre. Mais l'вme n'est pas individuйe en vertu de la matiиre dans laquelle (in qua) elle est, а savoir le corps sinon, а la disparition du corps, cesserait son individuation. Elle est donc individuйe en vertu de la matiиre d'oщ (ex qua) elle est [composйe]. Elle comporte donc la matiиre pour partie.

14. Agent et patient ont quelque chose de commun, comme le montre le De generatione[xxxi] [10]. Mais l'вme pвtit des choses sensibles, qui sont matйrielles. Et il n'y a pas lieu de dire que dans l'вme autre est la substance de l'вme sensible, autre celle de l'вme intellectuelle. L'вme a donc quelque chose de commun avec les rйalitйs matйrielles; et ainsi, il faut qu'elle com­porte en soi la matiиre.

15. Puisque l'вme n'est pas plus simple que l'ange, il faut qu'elle soit dans le genre [esprit] au titre d'une espиce. Car cela convient а l'ange. Mais tout ce qui est dans un genre а titre d'es­pиce paraоt composй de matiиre et de forme, car le genre se comporte comme la matiиre, et la diffйrence comme la forme. Donc l'вme est composйe de matiиre et de forme.

16. La forme commune se diversifie dans le multiple par la division de la matiиre. Or l'intel­lectualitй est une sorte de forme commune non seulement aux вmes mais encore aux anges. Il faut donc qu'il y ait dans les anges et les вmes quelque matiиre, par la division de laquelle ce type de forme soit distribuй dans le multiple.

17. Tout ce qui est mы comporte de la matiиre. Or l'вme est mue: par lа Augustin[xxxii] [11] montre que l'вme n'est pas d'une nature divine, puisque soumise au changement. L'вme est donc composйe de matiиre et de forme.

 

En sens contraire: Tout composй de matiиre et de forme a une forme. Si donc l'вme est com­posйe de matiиre et de forme, elle a une forme. Mais l'вme est forme. La forme a donc une forme, ce qui paraоt impossible, car alors on procйderait а l'infini.

 

Rйponse: Il faut dire que sur cette question diverses opinions se font jour. Certains disent que l'вme, et en gйnйral toute substance en dehors de Dieu, est composйe de matiиre et de forme. Le premier inventeur de cette position est Avicebron, auteur du livre La fontaine de vie[xxxiii] [12]. La raison en est -elle est touchйe par les objections -qu'il faut que partout oщ se ren­contrent les propriйtйs de la matiиres se rencontre la matiиre. Par suite, puisque dans l'вme se rencontrent les propriйtйs de la matiиre, comme recevoir, subir, кtre en puissance, et autres choses sem­blables, on juge nйcessaire la prйsence de la matiиre dans l'вme. Mais la raison est frivole et la position intenable.

La faiblesse de ce raisonnement apparaоt du fait que recevoir, subir, et autres choses sem­blables, ne s'appliquent pas sous la mкme raison а l'вme et а la matiиre premiиre, car la matiиre premiиre ne reзoit rien sans transmutation et mouvement. Et parce que toute trans­mutation et mouvement se rйduit au mouvement local comme а ce qu'il y a de premier et de plus commun -les Physiques le montrent bien[xxxiv] [13] -il reste que la matiиre se rencontre seule­ment chez les [sujets] qui sont en puissance par rapport au lieu. Cette situation ne concerne que les choses corporelles qui sont assignйes au lieu. Par consйquent, on ne trouve la matiиre que dans les choses corporelles, d'aprиs ce qu'ont dit les philosophes de la matiиre, а moins que l'on veuille prendre la matiиre de faзon йquivoque. Or l'вme ne reзoit pas par transmuta­tion et mouvement, mais tout au contraire par sйparation du mouvement et des choses mou­vantes, d'aprиs ce que disent les Physiques[xxxv] [14]: c'est en se tenant au repos que l'вme devient savante et sage. C'est pourquoi le Philosophe dit que l'intellection est un pвtir d'un autre mode que la passion dans les choses corporelles. Si donc quelqu'un veut conclure que l'вme est composйe de matiиre parce qu'elle reзoit ou pвtit, manifestement il est abusй par l'йquivoque. Ainsi donc est-il manifeste que la raison susdite est frivole.

Qu'une telle position soit intenable, on peut le manifester de multiples faзons. Pre­miиre raison: en advenant а la matiиre, la forme constitue l'espиce. Si donc l'вme est compo­sйe de matiиre et de forme, de l'union mкme de la forme а la matiиre de l'вme rйsultera une espиce donnйe dans la nature des choses. Or ce qui par soi est espиce n'est pas uni а quel­que autre pour constituer une espиce, а moins que l'un ou l'autre ne soit corrompu en quelque faзon, comme lorsque des йlйments s'unissent pour composer l'espиce du mixte. L'вme humaine ne serait donc pas unie au corps pour constituer l'espиce humaine, mais l'espиce humaine tout entiиre consisterait dans l'вme, ce qui est йvidemment faux, car si le corps n'ap­parte­nait pas а l'espиce de l'homme, il adviendrait а l'вme par accident. On ne pourrait pas dire non plus dans cette hypothиse que la main est composйe de matiиre et de forme, puisqu'elle n'a pas d'espиce complиte, йtant partie de l'espиce: il est manifeste en effet que la matiиre de la main n'atteint pas sйparйment sa perfection, mais qu'il y a une forme unique qui simultanйment actualise la matiиre de tout le corps et de toutes ses parties; ce qu'on ne pour­rait dire de l'вme, si elle йtait composйe de matiиre et de forme, car il faudrait d'abord que la matiиre de l'вme soit, par ordre de nature, actualisйe par sa forme, et ensuite que le corps soit actualisй par l'вme; а moins de dire peut-кtre que la matiиre de l'вme fasse partie de la matiиre corporelle, ce qui est totalement absurde.

En outre, la position mentionnйe se rйvиle impossible du fait que dans tout composй de matiиre et de forme, la matiиre se comporte comme ce qui reзoit l'кtre, mais non comme ce par quoi quelque chose est: en effet cette derniиre [dйtermination] est le propre de la forme. Si donc l'вme est composйe de matiиre et de forme, il est impossible que l'вme en son tout soit principe formel d'кtre pour le corps. L'вme ne sera donc pas forme du corps, mais [le sera] quelque chose de l'вme. Or ce qui est forme de ce corps, quel qu'il soit, est вme. L'вme n'est donc pas le composй de matiиre et de forme que l'on imaginait, elle n'est que forme.

Une autre raison semble rendre l'hypothиse impossible. En effet, si l'вme est composйe de matiиre et de forme, et derechef le corps, l'une et l'autre aura par soi son unitй. Et ainsi il sera nйcessaire de poser un tiers par lequel l'вme soit unie au corps. Et cela, quelques uns de ceux qui suivent l'hypothиse susdite le concиdent. Ils disent en effet que l'вme est unie au corps par la mйdiation de la lumiиre: la vйgйtative par la mйdiation de la lumiиre du ciel sidй­ral, la sensible par celle de la lumiиre du ciel cristallin, la rationnelle par celle de la lumiиre du ciel empyrйe -toutes choses fabuleuses! Il faut en effet que l'вme soit unie au corps immй­diatement, comme l'acte а la puissance, ainsi que le montre la Mйtaphysique [xxxvi] [15]. Par lа devient manifeste que l'вme ne peut кtre composйe de matiиre et de forme. Il n'est pas exclu cepen­dant qu'il y ait dans l'вme acte et puissance, car la puissance et l'acte ne se trouvent pas seule­ment dans les rйalitйs sujettes au changement, mais leur distinction est plus universelle, comme dit le Philosophe [xxxvii] [16], alors que la matiиre n'est que dans les rйalitйs mouvantes.

Comment se trouvent acte et puissance dans l'вme, il faut l'examiner en procйdant des cho­ses matйrielles aux immatйrielles. Dans les substances composйes de matiиre et de forme, nous trouvons trois composantes: la matiиre, la forme, et en troisiиme l'кtre, dont le prin­cipe est la forme, car la matiиre participe а l'кtre de ce qu'elle reзoit la forme. Ainsi donc l'кtre suit la forme mкme, et cependant la forme n'est pas son кtre, puisqu'elle en est le principe. Et bien que la matiиre n'atteigne а l'кtre que par la forme, cependant la forme, en tant que forme, n'a pas besoin de la matiиre pour son кtre, йtant donnй que l'кtre suit la forme mкme, mais elle a besoin de la matiиre puisqu'elle est telle qu'elle ne subsiste pas par soi. Rien n'empкche cependant qu'il y ait une forme sйparйe de la matiиre qui possиde l'кtre; et dans une forme de ce genre, l'essence mкme de la forme se rapporte а l'кtre comme la puissance а son acte pro­pre. Et ainsi, dans les formes subsistant par soi, se ren­contrent et la puissance et l'acte pour autant que l'кtre mкme est acte de la forme subsis­tante, laquelle n'est pas son кtre. Mais s'il y a quelque chose qui soit son кtre -c'est le pro­pre de Dieu -lа, il n'y a pas puissance et acte, mais acte pur. De lа vient que Boиce dans le De hebdomadibus[xxxviii] [17] dit que dans les [йtants] qui sont autres que Dieu, diffиrent l'кtre et le "ce qui est", ou, comme disent certains, le "ce qui est" et le "ce par quoi c'est", car l'кtre mкme est ce par quoi quelque chose est, comme la course est ce par quoi quelqu'un court. Puisque donc l'вme est une forme pouvant subsister par soi, il y a en elle composition d'acte et de puissance, а savoir d'кtre et de "ce qui est", mais non composition de matiиre et de forme.

 

Solutions: 1. Boиce parle lа de la forme qui est absolument simple, а savoir de l'essence divine, dans laquelle, puisque rien ne sort de la puissance et qu'elle est acte pur, un sujet [dis­tinct de l'acte] ne peut кtre en aucune faзon. Les autres formes simples, si elles sont subsis­tantes, comme les anges et les вmes, peuvent cependant кtre des sujets pour autant qu'elles comportent de la puissance, en fonction de quoi il leur revient de recevoir quelque chose.

2. L'кtre mкme, c'est l'acte ultime qui peut кtre participй par tous alors que lui-mкme ne parti­cipe а rien. Par consйquent, supposй quelque chose qui soit l'кtre mкme subsistant, comme nous le disons de Dieu, nous disons qu'il ne participe а rien. Mais la raison ne vaut pas pour les autres formes subsistantes, qui participent nйcessairement а l'кtre mкme et se rapportent а lui comme la puissance а l'acte. Et ainsi, puisqu'elles sont sous un certain mode en puissance, elles peuvent participer а quelque chose d'autre.

3. Non seulement quelque forme se rapporte а l'кtre comme la puissance а l'acte, mais encore rien n'empкche qu'une forme se rapporte а une autre comme la puissance а l'acte, par exemple le diaphane а la lumiиre et les humeurs а la chaleur. Par consйquent si la dia­phanйitй йtait une forme sйparйe subsistant par soi, elle serait rйceptrice non seulement de l'кtre mкme, mais encore de la lumiиre. Pareillement, rien n'empкche les formes subsistan­tes que sont les anges et les вmes, non seulement d'кtre rйceptrices de l'кtre mкme, mais encore d'autres perfections. Toutefois, plus les formes subsistantes de ce genre seront par­faites, moins nombreuses sont les formes auxquelles elles participent pour atteindre а leur perfection, vu qu'elles ont plus de perfection dans l'essence de leur nature.

4. Bien que les вmes humaines soient seulement des formes, elles sont cependant des for­mes individuйes dans les corps et multipliйes selon la multitude des corps. Par consйquent, rien n'empкche que quelques accidents dйrivent selon leur individualitй alors qu'ils ne dйri­vent pas de toute l'espиce.

5. La passion de l'вme attribuйe а l'intellect possible n'est pas du genre de la passion attri­buйe а la matiиre, mais "passion" est dit d'une maniиre йquivoque dans l'un et l'autre cas, comme le montre le Philosophe[xxxix] [18], attendu que la passion de l'intellect possible consiste dans une rйcep­tion de type immatйriel. Et pareillement l'action de l'intellect agent ne relиve pas du mode d'action des formes matйrielles, car l'action de l'intellect agent procиde en abstrayant de la matiиre, celle des agents naturels en imprimant les formes dans la matiиre. Par consйquent, que passion et action de ce genre se trouvent dans l'вme, il ne s'ensuit pas que l'вme soit com­posйe de matiиre et de forme.

6. Recevoir et subir et autres choses de ce genre se rencontrent dans l'вme d'une autre faзon que dans la matiиre premiиre. Par consйquent il ne s'ensuit pas que les propriйtйs de la matiиre se trouvent dans l'вme.

7. Bien que le feu de l'enfer dont l'вme pвtit soit matйriel et corporel, cependant l'вme n'en pвtit pas matйriellement, а savoir suivant le mode des corps matйriels, mais elle pвtit de ce feu une affliction spirituelle, en ce qu'il est l'instrument de la divine justice du juge.

8. L'action du gйniteur se termine au composй de matiиre et de forme parce que le gйniteur naturel n'engendre qu'а partir de la matiиre. En revanche, l'action du crйateur ne procиde pas de la matiиre; et donc il ne faut pas que l'action du crйateur se termine au composй de matiиre et de forme.

9. Les [йtants] qui sont des formes subsistantes, dans la mesure oщ ils sont "un" et "йtant", ne requiиrent pas de cause formelle, puisqu'ils sont eux-mкmes des formes. Ils ont cepen­dant une cause agente externe qui leur donne l'кtre.

10. L'agent agissant par mouvement conduit quelque chose de la puissance а l'acte, mais l'agent qui agit sans mouvement ne conduit pas de la puissance а l'acte, mais il fait кtre en acte ce qui selon la nature est en puissance а кtre. Un tel agent est crйateur.

11. L'intellect possible est nommй par certains intellect "ylйal", c'est-а-dire matйriel, non pas qu'il soit une forme matйrielle, mais parce qu'il a une ressemblance а la matiиre, en tant qu'il est en puissance aux formes intelligibles comme la matiиre l'est aux formes sensibles.

12. Bien que l'вme ne soit ni acte pur, ni puissance pure, il ne s'ensuit pas qu'elle soit com­po­sйe de matiиre et de forme, comme il est manifeste d'aprиs ce qu'on a dit.

13. L'вme n'est pas individuйe par la matiиre d'oщ (ex qua) elle est, mais par son rapport а la matiиre dans laquelle (in qua) elle est. Comment cela peut кtre, les questions prйcйdentes l'ont manifestй.

14. L'вme sensitive ne pвtit pas des sensibles, mais le composй. En effet sentir, lequel est un certain pвtir, n'est pas de l'вme seulement, mais de l'organe animй.

15. L'вme n'est pas proprement dans le genre а titre d'espиce, mais comme partie de l'es­pиce humaine. De lа ne suit pas qu'elle soit composйe de matiиre et de forme.

16. L'intellectualitй ne convient pas а plusieurs comme l'unique forme de l'espиce se distri­bue en plusieurs par division de la matiиre; mais elle est plutфt diversifiйe par la diversitй des for­mes, que les formes soient diffйrentes par l'espиce, comme homme et ange, ou qu'elles soient diffйrentes par le nombre seul, comme les вmes des divers hommes.

17. L'вme et les anges sont dits des esprits sujets au changement pour autant qu'ils peuvent changer en fonction du choix opйrй: lequel changement va d'opйration en opйration. Pour ce changement, la matiиre n'est pas requise, elle ne l'est que pour les changements naturels, les­quels vont de forme а forme ou du lieu au lieu.

 

Article 7: L'ange et l'вme diffиrent-ils selon l'espиce?

 

Objections: 1. Il semble que non. Ceux dont l'opйration propre et naturelle est la mкme, ceux-lа sont les mкmes selon l'espиce, car c'est par l'opйration que la nature d'une chose est connue. Or l'ange et l'вme ont la mкme opйration propre et naturelle, а savoir l'acte d'intel­lection. Donc l'вme et l'ange sont de la mкme espиce.

2. On disait que l'opйration de l'вme comporte une activitй discursive, mais non pas celle de l'ange; et ainsi l'opйration de l'вme et celle de l'ange ne sont pas de la mкme espиce. A l'in­verse: une mкme puissance n'est pas au principe d'opйrations diverses selon l'espиce. Or nous, par la mкme puissance, а savoir l'intellect possible, nous concevons certains objets intelligi­bles sans discourir, а savoir les premiers principes, et d'autres en discourant, а savoir les conclusions. Donc concevoir avec ou sans discours ne diversifie pas l'espиce.

3. Les actes d'intellection avec ou sans discours paraissent diffйrer comme кtre en mouve­ment et кtre en repos, car le discours est un certain mouvement de l'intellect d'un point а un autre. Mais кtre en mouvement et en repos ne diversifient pas l'espиce, car le mouvement est rйduc­tible au genre dans lequel se trouve le terme du mouvement, comme dit le Com­mentateur en III Physique[xl] [1]; aussi le Philosophe dit-il en cet endroit [xli] [2] qu'il y a autant d'espи­ces de mouve­ment qu'il y a d'espиces d'йtants, pour autant qu'ils dйterminent le mouve­ment. Donc les actes d'intellection avec ou sans discours ne diffиrent pas l'espиce.

4. De mкme que les anges conзoivent les rйalitйs dans le Verbe, de mкme l'вme des bien­heu­reux. Mais dans le Verbe la connaissance est sans discours, aussi S. Augustin dit-il dans le De Trinitate[xlii] [3] que dans la patrie il n'y a aura pas de pensйes cursives. Donc l'вme ne diffиre pas de l'ange par une intellection avec discours opposйe а une intellection sans dis­cours.

5. Tous les anges ne se rйunissent pas en une [mкme] espиce, ainsi qu'on l'йtablit а partir du multiple; et cependant tous les anges conзoivent sans discours. Donc ce n'est pas l'intellec­tion avec ou sans discours qui fait la diversitй d'espиce dans les substances intellectuelles.

6. On disait que mкme chez les anges, les uns conзoivent plus parfaitement que les autres. En sens opposй: le plus et le moins ne diffйrencient pas l'espиce. Or concevoir plus ou moins parfaitement ne diffиre que par le plus et le moins. Donc les anges ne se diffйren­cient pas par l'espиce selon qu'ils conзoivent plus ou moins parfaitement.

7. Toutes les вmes humaines sont de mкme espиce. Toutes cependant ne sont pas йgale­ment intelligentes. Il n'y a donc pas de diffйrence d'espиce dans les substances intellec­tuelles par le fait de concevoir plus ou moins parfaitement.

8. On dit que l'вme humaine conзoit en discourant parce qu'elle conзoit la cause par l'effet et inversement. Mais ceci convient йgalement aux anges. Il est dit en effet dans le livre De Cau­sis[xliii] [4] que l'intelligence conзoit ce qui est au-dessus d'elle parce qu'elle en est l'effet, et ce qui est au-dessous d'elle parce qu'elle en est la cause. Donc l'ange ne diffиre pas de l'вme par le fait d'une intellection avec ou sans discours.

9. Tous ceux qui sont rendus parfaits par des perfections identiques, semblent кtre identi­ques selon l'espиce, car l'acte propre procиde d'une puissance propre. Or l'ange et l'вme sont rendus parfaits par des perfections identiques, а savoir par la grвce, la gloire, la cha­ritй. Ils sont donc de mкme espиce.

10. Ceux dont la fin est identique semble кtre de mкme espиce, car chacun est ordonnй а la fin par sa forme, laquelle est principe de l'espиce. Or identique est la fin de l'ange et de l'вme, а savoir la bйatitude йternelle, comme il ressort de ce que dit Matthieu: "Les fils de la rйsurrec­tion seront comme les anges dans le ciel"[xliv] [5]; et Grйgoire dit que les вmes seront йlevйes aux ordres des anges[xlv] [6]. Donc l'ange et l'вme sont de mкme espиce.

11. Si l'ange et l'вme diffиrent par l'espиce, il faut que l'ange soit supйrieur а l'вme dans l'ordre de la nature; il sera ainsi intermйdiaire entre l'вme et Dieu. Mais entre notre esprit et Dieu il n'y a pas d'intermйdiaire, comme dit Augustin[xlvi] [7]. Donc l'ange et l'вme ne diffиrent pas par l'es­pиce.

12. L'impression d'une mкme image en des [sujets] divers ne diversifie pas l'espиce. En effet l'image du cercle, qu'elle soit dans l'or ou l'argent, reste de mкme espиce. Or l'image de Dieu est dans l'вme autant que dans l'ange. Donc l'ange et l'вme ne diffиrent pas par l'espиce.

13. A dйfinition identique, espиce identique. Or la dйfinition de l'ange convient а l'вme. En effet Damascиne dit que "l'ange est une substance incorporelle, toujours en mouvement, de libre arbitre, ministre de Dieu, recevant par grвce, non par nature, l'immortalitй"[xlvii] [8]. Toutes ces choses conviennent а l'вme humaine. Donc l'ange et l'вme sont de mкme espиce.

14. Tout ce qui se rencontre dans la diffйrence ultime est de mкme espиce, car la diffйrence ultime est constitutive de l'espиce. Mais l'ange et l'вme se rencontrent dans la diffйrence ultime, а savoir dans l'кtre intellectuel, lequel doit кtre l'ultime diffйrence puisque rien n'est plus noble dans la nature de l'ange ou de l'homme; toujours en effet l'ultime diffйrence est ce qu'il y a de plus accompli. Donc l'ange et l'вme ne diffиrent pas par l'espиce.

15. Ce qui n'est pas identique а l'espиce, ne peut diffйrer par l'espиce. Or l'вme n'est pas iden­tique а l'espиce, elle est plutфt partie de l'espиce. Elle ne peut donc diffйrer de l'ange par l'es­pиce.

16. La dйfinition regarde proprement l'espиce. Ce qui n'est pas dйfinissable ne paraоt pas rele­ver de l'espиce. Mais l'ange et l'вme ne sont pas dйfinissables, puisqu'ils ne sont pas composйs de matiиre et de forme, comme on l'a montrй plus haut: dans toute dйfinition en effet, quelque chose joue le rфle de matiиre et quelque chose le rфle de forme, comme le montre le Philoso­phe dans la Mйtaphysique[xlviii] [9], oщ lui-mкme dit que si les espиces des choses йtaient sans matiиre, comme Platon le soutient, elles ne seraient pas dйfinissables. Donc l'ange et l'вme ne peuvent diffйrer par l'espиce а proprement parler.

17. Toute espиce est constituйe du genre et de la diffйrence. Or le genre et la diffйrence sont fondйs diversement: ainsi le genre de l'homme -l'animal -dans la nature sensible; la diffй­rence -le rationnel -dans la nature intellectuelle. Mais dans l'ange et l'вme, il n'est pas de diversitй sur quoi puissent se fonder le genre et la diffйrence: leur essence en effet est une forme simple; et leur кtre ne peut admettre ni genre ni diffйrence. Le Philosophe prouve en effet dans la Mйtaphysique que l'йtant n'est ni genre ni diffйrence. Donc l'ange et l'вme n'ont pas de genre ni de diffйrence, et ainsi ne peuvent diffйrer par l'espиce.

18. Tout ce qui diffиre par l'espиce, diffиre par diffйrence de contraires. Mais dans les subs­tances immatйrielles il n'y a pas de contrariйtй, car la contrariйtй est principe de corruption. Donc l'ange et l'вme ne diffиrent pas par l'espиce.

19. L'ange et l'вme semblent diffйrer principalement par cela que l'ange n'est pas uni а un corps, а l'inverse de l'вme. Mais cela ne peut faire que l'вme diffиre de l'ange par l'espиce: le corps en effet se rapporte а l'вme comme matiиre; mais la matiиre ne spйcifie pas la forme, c'est plutфt le contraire. Donc en aucune faзon l'ange et l'вme ne diffиrent par l'es­pиce.

 

En sens contraire: Ce qui ne diffиre pas par l'espиce ne diffиre pas non plus par le nom­bre, sinon par la matiиre. Mais l'ange et l'вme n'ont pas de matiиre, comme l'a montrй la question prйcйdente. Donc si l'ange et l'вme ne diffиrent pas par l'espиce, elles ne diffиrent pas non plus par le nombre, ce qui est manifestement faux. Reste donc qu'ils diffиrent par l'espиce.

 

Rйponse: Certains disent que l'вme humain et l'ange sont de mкme espиce. Et la thиse semble avoir йtй soutenue d'abord par Origиne[xlix] [10]. Voulant йviter les erreurs des anciens hйrйtiques, qui attribuaient la diversitй des choses а divers principes, ceux-ci introduisant la diversitй du bien et du mal, il soutint que la diversitй de toutes les choses procйdait du libre arbitre. Dieu, dit-il, fit en effet au commencement toutes les crйatures йgales; s'agissant des rationnelles, certaines, adhйrant а Dieu, progressиrent en mieux dans leur mode d'adhйsion а Dieu; mais d'autres, s'йloignant de Dieu en vertu de leur libre arbitre, tombиrent de pire en pire а la mesure de leur retrait de Dieu. Et ainsi, certaines d'entre elles furent incorpo­rйes aux corps cйlestes, d'autres aux corps humains, d'autres encore s'en retournиrent jus­qu'а la malignitй des dйmons, alors que cependant l'uniformitй rйgnait au commencement de leur crйation. Mais, autant que sa position le laisse voir, Origиne porta son attention au bien des crйatures singuliиres en nйgli­geant la considйration du tout. Pourtant un sage arti­san ne considиre pas dans la disposition des parties seulement le bien de telle ou telle par­tie, mais beaucoup plus le bien du tout. C'est pourquoi le bвtisseur ne fait pas toutes les parties йgalement prйcieuses, mais plus ou moins, selon leur concours а la bonne disposi­tion de la maison. Et pareillement dans le corps animal, toutes les parties n'ont pas la clartй de l'њil, car l'animal serait imparfait; mais il y a diversitй dans les parties animales pour que l'animal puisse кtre rendu parfait. Ainsi encore Dieu, dans sa sagesse, n'a pas produit toutes choses йgales: en effet l'univers serait imparfait si lui man­quaient les multiples degrйs des йtants. Donc chercher pourquoi l'opйration de Dieu fait telle crйature meilleure qu'une autre serait chercher pourquoi l'artisan institue dans son њuvre la diversitй des par­ties.

Une fois йcartй l'argument d'Origиne, quelques uns modifiиrent sa position en disant que toutes les substances intellectuelles sont de mкme espиce pour d'autres raisons (qui sont touchйes dans les objections). Mais la position semble impossible. Si en effet l'ange et l'вme ne sont pas composйs de matiиre et de forme mais ne sont que des formes, comme il a йtй dit dans la question prйcйdente, il faut que la diffйrence qui distingue les anges les uns des autres, ou encore de l'вme, soit une diffйrence formelle; а moins de supposer que les anges soient aussi unis а des corps comme les вmes: alors, du fait de leur rapport aux corps, une diffйrence matйrielle pourrait les distinguer, comme il a йtй dit des вmes prйcй­demment. Mais cela n'est pas admis gйnйralement, et si cela йtait, ne profiterait pas а cette position: car il est manifeste que de tels corps diffйreraient spйcifiquement des corps humains auxquels les вmes humaines sont unies; et des divers corps selon l'espиce, il faut qu'il y ait diverses perfections selon l'es­pиce. Donc une fois йcartйe la thиse que les anges ne sont pas formes des corps, s'ils ne sont pas composйs de matiиre et de forme, ne demeure entre les anges, ou entre les anges et l'вme, qu'une diffйrence formelle. Or une diffйrence formelle fait varier l'espиce, car c'est la forme qui donne l'espиce d'une chose. Reste ainsi que les anges diffйrent par l'espиce non seulement de l'вme mais encore entre eux.

Mais si quelqu'un soutient que les anges et l'вme sont composйs de matiиre et de forme, cette opinion non plus ne pourra tenir. Si en effet, dans les anges aussi bien que dans l'вme, unique est de soi la matiиre, comme unique est la matiиre de tous les corps infйrieurs, et diversifiйe seulement par les formes, il faudra encore que la division de cette matiиre uni­que et commune soit principe de distinction entre les anges et des anges а l'вme. Or comme il est de la raison de la matiиre d'кtre privйe de soi de toute forme, on ne pourra compren­dre la divi­sion de la matiиre avant la rйception de la forme, qui se multiplie selon la divi­sion de la matiиre, sinon par les dimensions quantitatives. C'est pourquoi le Philosophe dit dans les Phy­siques[l] [11] que, фtйe la quantitй, la substance demeure indivisible. Or tout ce qui est composй de matiиre sujette а la quantitй, est un corps, et non pas seule­ment uni а un corps. Ainsi donc les anges et l'вme sont des corps, ce qu'aucun homme sain d'esprit n'a dit, puisqu'il est notamment prouvй que l'intellection ne peut кtre l'acte d'aucun corps. En vйritй, si la matiиre des anges et de l'вme n'est pas unique et commune, mais [relиve] d'ordres divers, cela ne peut кtre qu'en fonction de sa rйfйrence а des formes diverses, de mкme qu'il n'y a pas, dit-on, de matiиre unique commune entre les corps cйlestes et les infйrieurs. C'est ainsi qu'une telle diffйrence de matiиre fait la diversitй des espиces. D'oщ il est impossible, semble-t-il, que les anges et l'вme soient de mкme espиce.

Reste а considйrer pour quelle raison ils diffиrent par l'espиce. Or il nous faut parvenir а la connaissance des substances intellectuelles par la considйration des substances matйriel­les. En celles-ci les divers degrйs de perfection de la nature institue la diversitй d'espиce. Ce qu'il est facile de montrer а considйrer les genres eux-mкmes des substances matйrielles; il est manifeste en effet que les corps mixtes surpassent en rang de perfection les йlйments; les plantes, les corps mixtes, et les animaux, les plantes. Et en chacun des genres, on trouve, selon les degrйs de perfection naturelle, diversitй d'espиces: car chez les йlйments, le terre est au plus bas, le feu ce qu'il y a de plus noble; pareillement dans les minйraux, on dйcouvre que la nature progresse graduellement а travers diverses espиces jusqu'а l'espиce de l'or; chez les plantes jusqu'а l'espиce des plantes parfaites; et chez les animaux jusqu'а l'espиce de l'homme; cependant, certains animaux, qui disposent seulement du tact, sont trиs proche des plantes par leur immobilitй, et pareillement certaines plantes sont proches des choses inanimйes, comme le montre le Philosophe dans le De Vegetabilibus[li] [12]. A cause de cela, le Philosophe dit dans la Mйtaphysique[lii] [13] que les espиces des choses naturelles sont comme les espиces des nombres, dans lesquelles une unitй ajoutйe ou soustraite fait varier l'espиce. Ainsi donc aussi dans les substances immatйrielles les divers degrйs de perfection de la nature fait la diffйrence d'es­pиce.

Mais sur un point il en va diffйremment dans les substances matйrielles et les immatй­riel­les. Partout en effet oщ il y a diversitй de degrйs, il faut que les degrйs soient disposйs en ordonnance а quelque principe unique. Dans les substances matйrielles, on observera que les divers degrйs diversifiant les espиces le sont par ordonnance а ce premier principe qu'est la matiиre. De lа vient que les premiиres espиces sont plus imparfaites et les suivan­tes plus par­faites, et se comparent aux premiиres par addition: ainsi les corps mixtes sont d'une espиce plus parfaite que celle des йlйments, attendu qu'ils ont en eux tout ce qu'ont les йlйments et quelque chose en plus; semblable est le rapport des plantes aux corps minй­raux, et des ani­maux aux plantes.

En revanche, dans les substances immatйrielles on observe une ordonnance des degrйs des diverses espиces, non par rapport а la matiиre, qu'ils n'ont pas, mais par rapport а l'agent premier, qui doit кtre trиs parfait. Et ainsi la premiиre espиce est chez elles plus parfaite que la seconde, parce que plus semblable au premier agent; et la perfection de la seconde en diminu­tion de la premiиre, et ainsi de suite jusqu'а la derniиre d'entre elles. D'autre part, la perfection la plus haute, celle du premier agent, consiste en ceci que dans une simplicitй unique il pos­sиde la bontй et la perfection sous toutes ses formes. C'est pourquoi, autant une substance immatйrielle sera proche du premier agent, autant elle sera dans la simplicitй de sa nature d'une bontй plus parfaite, et moins elle aura besoin de formes intйrieurement acquises pour son accomplissement. Et ceci se vйrifie graduellement jusqu'а l'вme humaine, qui tient le degrй le plus bas, comme la matiиre premiиre dans le genre des cho­ses sensibles. Aussi n'a-t-elle pas dans sa nature de formes intelligibles en acte, mais elle est en puissance aux intelligi­bles; c'est pourquoi elle a besoin pour son opйration propre d'кtre actualisйe par les formes intelligibles, les acquйrant des choses extйrieures par les puissances sensitives. Et comme l'opйration sensitive se fait par un organe corporel, il appartient а la condition mкme de sa nature d'кtre unie а un corps, et d'кtre partie de l'es­pиce humaine, n'ayant pas en soi la com­plйtude de l'espиce.

 

Solutions: 1. L'intellection de l'ange et celle de l'вme ne sont pas de mкme espиce. Il est manifeste en effet que si les formes au principe de l'opйration diffиrent par l'espиce, il en ira nйcessairement de mкme des opйrations: ainsi chauffer et refroidir diffиrent selon la diffй­rence de la chaleur et du froid. Or les espиces intelligibles par lesquelles les вmes font acte d'intellection sont abstraites des images. Et ainsi elles ne sont pas de mкme nature que les espиces intelligibles par lesquelles les anges font acte d'intellection: celles-ci leur sont innйes, et c'est pourquoi le livre De Causis[liii] [14] dit que chaque Intelligence est pleine de for­mes. Par consй­quence l'intellection de l'ange et celle de l'вme ne sont pas de mкme espиce. Cette diffйrence fait que l'ange conзoit sans discours, mais l'вme avec discours, car il lui est nйcessaire de par­venir au discernement des causes а partir des effets sensibles, et а par­tir des accidents sensi­bles а l'essence des choses, laquelle ne relиve pas du sens.

2. L'вme intellectuelle conзoit les principes et les conclusions par les espиces abstraites des images; et ainsi il n'y a pas de diversitй spйcifique d'intellection.

3. Le mouvement est rйductible au genre, et son espиce au terme du mouvement, en tant que la mкme forme est avant le mouvement seulement en puissance, dans le mouvement mкme intermйdiaire entre la puissance et l'acte, et au terme du mouvement complиtement en acte. Mais l'intellection de l'вme -avec discours -et celle de l'ange -sans discours -ne sont pas de mкme espиce quant а la forme. De lа ne s'impose pas l'unitй d'espиce.

4. L'espиce d'une chose se juge selon l'opйration qui lui revient en raison de sa nature pro­pre, mais non selon l'opйration qui lui revient en raison de sa participation а une autre nature. Par exemple on ne juge pas l'espиce du fer de par l'embrasement qui lui revient par la mise en feu: autrement on jugerait que le fer et le bois sont de mкme espиce parce qu'ils brыlent une fois enflammйs. Je dis donc que "voir dans le Verbe" est une opйration surnatu­relle de l'вme et de l'ange, leur revenant а l'une et а l'autre en raison de leur participation а une nature supйrieure, а savoir divine, par l'illumination de la gloire. D'oщ l'on ne peut conclure que l'ange et l'вme sont de mкme espиce.

5. Par rapport а la diversitй des anges les espиces intelligibles ne sont pas de mкme raison, car autant une substance intellectuelle est supйrieure et plus proche de Dieu, lequel com­prend toute chose par l'unitй de son essence, autant les formes intelligibles sont en elle plus йlevйes et plus aptes а devoir connaоtre la pluralitй. C'est pourquoi il est dit dans le De Causis[liv] [15] que les Intelligences supйrieures conзoivent par des formes plus universelles. Et Denys dit dans la Hiйrarchie cйleste[lv] [16] que les anges supйrieurs ont une science plus univer­selle. Et ainsi l'intel­lection n'est pas de mкme espиce selon la diversitй des anges, bien qu'elle soit sans discours pour les uns et pour les autres, parce qu'ils conзoivent par des espиces innйes, non reзues des choses qu'elles font connaоtre.

6. Le plus et le moins se disent en deux sens. Premiиrement suivant que la matiиre participe diversement а une mкme forme, ainsi le bois а la blancheur et alors le plus et le moins ne diversifient pas l'espиce. Secondement suivant les divers degrйs de perfection des formes, alors le plus et le moins diversifient l'espиce. En effet la diversitй des espиces de couleurs rйsulte de la proximitй plus ou moins grande qu'elles ont а la lumiиre. C'est ainsi que l'on ren­contre le plus ou le moins dans la diversitй des anges.

7. Bien que toutes les вmes ne fassent pas йgalement acte d'intellection, toutes cependant con­зoivent par des espиces de mкme nature, а savoir reзues des images. Et c'est pourquoi le fait qu'elles soient inйgales en intelligence vient de la diversitй des pouvoirs sensitifs d'oщ sont abstraites les espиces, diversitй qui provient elle-mкme de la diversitй des dispo­sitions des corps. Il apparaоt ainsi que ce plus et moins ne diversifie pas l'espиce puisqu'il suit la diversitй matйrielle.

8. Connaоtre quelque chose par une autre advient de deux faзons. Premiиrement quand on connaоt l'une par l'autre, de telle sorte que soit distincte la connaissance de l'une et de l'au­tre, comme lorsque l'homme connaоt la conclusion par le principe, en considйrant sйparй­ment l'un et l'autre. Secondement quand l'objet connu l'est par l'espиce qui le fait connaоtre, par exemple quand nous voyons la pierre par l'espиce de la pierre qui est dans l'њil. Selon la premiиre faзon, connaоtre l'un par l'autre fait le discours, mais non l'autre faзon. Or c'est de cette der­niиre faзon que l'ange connaоt l'effet par la cause et la cause par l'effet, en tant que l'essence mкme de l'ange est une certaine similitude de sa cause et qu'elle rend sembla­ble а soi son effet.

9. Les perfections de la grвce conviennent а l'вme et а l'ange par la participation а la divine nature, d'aprиs ce qui est dit dans la seconde йpоtre de Pierre: "Par elle [la puissance de Dieu], les plus grandes et prйcieuses promesses nous ont йtй donnйes, afin que vous deve­niez ainsi participants de la divine nature" etc. [lvi] [17]. Par consйquent on ne peut conclure de la concordance dans ces perfections а l'unitй d'espиce.

10. Les choses dont la fin immйdiate et naturelle est une, sont unes selon l'espиce. Mais la bйatitude est la fin ultime et surnaturelle. Donc la raison ne suit pas.

11. Augustin ne pense pas qu'il n'y ait rien d'intermйdiaire entre notre esprit et Dieu sous la raison du degrй de dignitй et de nature, puisque mкme une вme est plus noble qu'une autre; par contre il pense que notre вme est immйdiatement justifiйe par Dieu et bйatifiйe en lui. Il dirait aussi bien qu'un simple soldat est immйdiatement sous le roi, non pas que d'autres ne lui soient supйrieurs sous le roi, mais parce que nul n'a propriйtй sur lui sinon le roi.

12. Ni l'ange ni l'вme n'est l'image parfaite de Dieu, mais seul le Fils. Et ainsi il ne faut pas qu'ils soient de mкme espиce.

13. La dйfinition susdite ne convient pas de la mкme faзon а l'вme et а l'ange. L'ange est en effet une substance incorporelle, et parce qu'il n'est pas un corps et parce qu'il n'est pas uni а un corps, ce qui ne peut кtre dit de l'вme.

14. Ceux qui affirment que l'вme et l'ange sont de la mкme espиce confиrent une valeur maximale а ce raisonnement, mais il ne conclut pas nйcessairement. La diffйrence ultime en effet doit кtre plus noble non seulement quant а la noblesse de la nature mais encore quant а ce qu'elle dйtermine, parce que la diffйrence ultime est un quasi acte au regard de tout ce qui prйcиde. Ainsi donc l'intellectualitй n'est pas plus noble dans l'ange ou dans l'вme, mais elle ne l'est pas de la mкme faзon ici et lа; il en va manifestement de mкme du sensible: autrement tous les animaux bruts seraient de mкme espиce.

15. L'вme est partie de l'espиce, elle est cependant le principe donnant l'espиce; c'est en ce sens que porte la recherche sur l'espиce de l'вme.

16. Bien que la dйfinition porte sur la seule espиce а proprement parler, il s'en faut pourtant que toute espиce soit dйfinissable. Les espиces des choses immatйrielles ne sont pas connues par dйfinition ou dйmonstration, comme il en va dans les sciences spйculatives, mais elles sont connues par une simple intuition. Par consйquent l'ange ne peut кtre pro­prement dйfini -car nous ne savons pas de lui ce qu'il est -mais il peut кtre dйsignй par certaines nйgations. Quant а l'вme, elle est dйfinie comme forme du corps.

17. Le genre et la diffйrence peuvent кtre entendus en deux sens. En un premier sens, selon une considйration rйaliste, comme ils le sont par la Mйtaphysique ou la philosophie natu­relle; il faut alors que le genre et la diffйrence soient fondйs sur la diversitй des natures. De ce point de vue rien n'empкche de dire que dans les substances spirituelles il n'y ait pas de genre et de diffйrence, mais seulement des formes et des espиces simples. Au second sens, selon une con­sidйration logique: alors il n'importe pas que le genre et la diffйrence se fon­dent sur la diver­sitй des natures, mais sur une nature unique dans laquelle on considиre quelque chose de pro­pre et quelque chose de commun. Et ainsi rien n'empкche de poser le genre et la diffйrence dans les substances spirituelles.

18. Lorsqu'on parle du genre et de la diffйrence en philosophie des rйalitйs physiques, il faut que les diffйrences soient des contraires, car la matiиre sur laquelle est fondйe la nature du genre est de recevoir des formes contraires. Mais selon une considйration logique, il suffit de quelque opposition dans les diffйrences, comme on le voit dans les diffйrences des nombres, oщ il n'y a pas de contrariйtй. Et pareillement dans les substances spirituelles.

19. Bien que la matiиre ne donne pas l'espиce, toutefois le rapport de la matiиre а la forme concerne la nature de la forme.

Article 8: L'вme humaine devait-elle кtre unie au corps?      

 

Objections: 1. Il semble que non. L'вme humaine est la plus subtile des formes unies а un corps. La terre est le plus infime des corps. Il ne fut donc pas convenable qu'elle fыt unie а un corps terrestre.

2. On disait: ce corps terrestre, pour avoir йtй ramenй а l'йquilibre du tempйrament, pos­sиde une similitude avec le ciel, lequel est totalement dйpourvu de contraires; il en tire une noblesse telle que l'вme rationnelle puisse lui кtre unie convenablement. En sens contraire: si la noblesse du corps humain dйcoule de sa ressemblance au corps cйleste, il s'ensuit que le corps cйleste est plus noble que lui. Mais l'вme rationnelle est plus noble que n'importe quel corps, puisque par la capacitй de son intellect elle transcende tous les corps. Donc l'вme rationnelle devrait plutфt кtre unie а un corps cйleste.

3. On disait que le corps cйleste est en perfection plus noble que l'вme rationnelle. En sens contraire: si la perfection du corps cйleste est plus noble que l'вme rationnelle, il faut qu'il soit intelligent, car tout ce qui est intelligent, quel qu'il soit, est plus noble que ce qui ne l'est pas. Si donc un corps cйleste est rendu parfait par quelque substance intellectuelle, celle-ci en sera, ou bien seulement le moteur, ou bien la forme. Si seulement le moteur, il n'en reste pas moins que le corps humain possиde une modalitй de perfection plus noble que celle du corps cйleste: en effet la forme donne spйcification а ce dont elle est la forme, mais non le moteur. C'est pourquoi rien n'empкche que des rйalitйs dont la nature est dйpourvue de noblesse, ser­vent d'instruments а l'agent le plus noble. Mais si la substance intellectuelle est la forme du corps cйleste, ou bien une telle substance possиde seulement l'intellect, ou bien, avec l'intel­lect, le sens et les autres puissances. Si elle a le sens et les autres puissances, comme il est nйcessaire que de telles puissances soient l'acte des organes dont elles ont besoin pour agir, il s'ensuit que le corps cйleste est un corps organique, ce qui rйpugne а la simplicitй de son unitй formelle. En revanche, si elle possиde seulement l'intellect, un intellect ne recevant rien du sens, une telle substance n'a nul besoin d'union au corps, puisque l'opйration de l'intellect ne se fait pas par un organe corporel. Donc, puisque l'union du corps et de l'вme n'est pas pour le corps mais pour l'вme, (parce que les matiиres sont pour les formes et non l'inverse), il s'ensuit que la substance intellectuelle n'est pas unie au corps cйleste comme йtant sa forme.

4. Toute substance intellectuelle crййe a par nature la possibilitй de pйcher, parce qu'elle peut se dйtourner du bien suprкme qui est Dieu. Si donc des substances intellectuelles sont unies comme formes а des corps cйlestes, elles peuvent pйcher. Or la peine du pйchй, c'est la mort, c'est-а-dire la sйparation de l'вme et du corps, et le tourment des pйcheurs en enfer. Par consй­quent il a pu se faire que les corps cйlestes mourussent et que leur вme fыt rйtro­gradйe en enfer.

5. Toute substance intellectuelle est capable de la bйatitude. Si donc les corps cйlestes sont animйs par des вmes intellectuelles, de telles вmes sont capables de la bйatitude. Et ainsi dans la bйatitude йternelle il y a non seulement les anges et les hommes, mais encore cer­taines natures intermйdiaires, alors que pourtant les saints docteurs enseignent que la sociйtй des saints se compose des anges et des hommes.

6. Le corps d'Adam fut proportionnй а l'вme rationnelle. Mais notre corps est dissemblable а ce corps; ce corps en effet, avant le pйchй, fut immortel et impassible, ce qui n'est pas le cas de nos corps. Donc les corps, tels que nous les avons, ne sont pas proportionnйs а l'вme rationnelle.

7. Le moteur le plus noble exige les instruments les mieux disposйs et soumis а [son] opй­ra­tion. Or l'вme rationnelle est ce qu'il y a de plus noble entre les moteurs infйrieurs. Donc lui est dы pour ses opйrations un corps parfaitement soumis. Or nous ne disposons pas d'un corps d'une telle qualitй, car la chair rйsiste а l'esprit et l'вme est tirйe de ci de lа а cause de la guerre des concupiscences. Ainsi donc l'вme rationnelle n'a pas dы кtre unie а un tel corps.

8. A l'вme rationnelle convient l'abondance des esprits animaux dans un corps а parfaire. C'est pourquoi le corps de l'homme est le plus chaud parmi les autres animaux quant au pouvoir d'engendrer de telles forces: ce que signifie la station droite du corps humain pro­venant des forces de la chaleur et des esprits animaux. Ainsi donc il eыt йtй trиs convenable que l'вme rationnelle fыt unie а un corps totalement "spirituel".

9. L'вme est une substance incorruptible; mais nos corps sont corruptibles. Il n'est donc pas convenable que l'вme soit unie а de tels corps.

10. L'вme rationnelle est unie au corps pour constituer l'espиce. Mais celle-ci eыt йtй mieux conservйe si le corps а quoi l'вme est unie йtait incorruptible: il ne serait plus nйcessaire en effet que l'espиce fыt conservйe par la gйnйration, mais elle pourrait кtre conservйe en nombre dans les mкmes corps. Donc l'вme humaine a dы кtre unie а des corps incorrupti­ble.

11. Le corps humain, pour кtre le plus noble parmi les corps infйrieurs, doit кtre le plus sem­blable au corps cйleste, qui est le plus noble des corps. Or le corps cйleste est tout а fait exempt de contrariйtй. Donc le corps humain a dы avoir le minimum en fait de contrariйtй. Mais nos corps n'ont pas ce minimum: en effet d'autres corps, comme ceux des pierres et des arbres, sont plus durables, йtant donnй que la contrariйtй est principe de dissolution. Par con­sйquent l'вme rationnelle n'a pas dы кtre unie а des corps de mкme qualitй que les nфtres.

12. L'вme est une forme simple. A une forme simple revient une matiиre simple. Donc l'вme rationnelle a dы кtre unie а quelque corps simple, tel que le feu, l'air, ou tout autre de ce genre.

13. L'вme humaine semble кtre en communion avec les principes, aussi les philosophes anti­ques ont-ils affirmй que l'вme est de la nature des principes, comme le montre le De anima[lvii] [1]. Or les principes des corps sont les йlйments. Par consйquent, bien que l'вme ne soit pas un йlйment, ou [composйe] d'йlйments, elle a dы au moins кtre unie а un corps йlйmen­taire, comme le feu, l'air ou l'un des autres йlйments.

14. Les corps [composйs] de parties semblables s'йcartent moins de la simplicitй que les corps [composйs] de parties dissemblables. Comme l'вme est une forme simple, elle a dы кtre unie de prйfйrence а un corps composй de parties semblables qu'а un corps composй de parties dissemblables.

15. L'вme est unie au corps en tant que forme et moteur. Par consйquent l'вme rationnelle, qui est la plus noble des formes, a dы кtre unie au corps le plus agile а se mouvoir. Nous voyons le contraire de cela, car les corps des oiseaux sont plus agile а se mouvoir que les corps humains, et pareillement les corps de beaucoup d'animaux.

16. Platon dit[lviii] [2] que les formes sont donnйes par le Donateur selon les aptitudes (exigences) de la matiиre, c'est-а-dire les dispositions de la matiиre. Mais le corps humain n'a pas de disposi­tion au regard d'une forme si noble, car, visiblement, il est grossier et corruptible. L'вme n'au­rait donc pas dы кtre unie а un tel corps.

17. Dans l'вme humaine, les formes intelligibles sont trиs particularisйes par comparaison aux substances intelligibles supйrieures. Or de telles formes s'accorderaient а l'opйration du corps cйleste, qui est cause de gйnйration et de corruption de ces choses particuliиres. Donc l'вme humaine aurait dы кtre unie aux corps cйlestes.

18. Rien n'est mы naturellement tant qu'il est dans son lieu, mais seulement quand il est hors de son propre lieu. Mais le ciel est mы tout en existant dans son lieu. Donc il n'est pas mы naturellement. Il est donc mы par une вme, et ainsi il possиde une вme qui lui est unie.

19. Raconter est un acte de la substance intelligente. Or "les cieux racontent la gloire de Dieu", comme il est dit dans le psaume 18,1. Par consйquent les cieux sont intelligents; ils ont donc une вme intellective.

20. L'вme est la plus parfaite des formes. Par consйquent, elle a dы кtre unie а un corps parfait. Mais le corps humain paraоt trиs imparfait: en effet il n'a ni arme pour se dйfendre ou pour attaquer, ni couverture, ni rien des atouts que la nature attribue aux corps des autres animaux. Par consйquent l'вme n'aurait pas dы кtre unie а un tel corps.

 

En sens contraire: Il est dit dans l'Ecclйsiastique 17, 1-3: "Dieu a crйй l'homme de la terre et l'a fait а son image". Or les њuvres de Dieu sont sages. Il est dit en effet dans la Genиse: "Dieu vit que les choses qu'il avait faites йtaient trиs bonnes" (1,31). Il fut donc sage que l'вme rationnelle, oщ rйside l'image de Dieu, fыt unie а un corps terrestre.

 

Rйponse: Puisque la matiиre est pour la forme et non l'inverse, c'est du cфtй de l'вme qu'il faut apprendre а quel corps elle doit кtre unie. Car il est dit dans le De anima[lix] [3] que l'вme est non seulement la forme et le moteur du corps, mais encore la fin. Or les questions dispu­tйes prй­cйdentes l'ont manifestй: il est naturel а l'вme d'кtre unie au corps humain pour la raison que, йtant la derniиre dans l'ordre des substances intelligibles comme la matiиre l'est dans l'ordre des choses sensibles, l'вme humaine n'a pas d'espиces intelligibles innйes par lesquelles elle puisse mener а terme son opйration propre -l'intellection -comme font les substances intelli­gibles supйrieures, mais elle est en puissance а ces espиces, puisqu'elle est comme une table rase sur laquelle rien n'est inscrit, ainsi qu'il est dit dans le De anima[lx] [4]. C'est pourquoi il faut qu'elle reзoive les espиces intelligibles des choses extйrieures par la mйdiation des puissances sensibles, lesquelles ne peuvent avoir d'opйration propre sans les organes corporels. Pour cette raison il est nйcessaire que l'вme humaine soit unie а un corps.

En consйquence, si l'вme humaine est susceptible d'кtre unie а un corps pour la raison qu'elle a besoin de recevoir les espиces intelligibles des choses par la mйdiation des sens, il est nйcessaire que le corps, auquel l'вme rationnelle sera unie, soit tel qu'il puisse кtre le plus apte а reprйsenter les espиces sensibles d'oщ proviendront les espиces intelligibles dans l'intellect. Il faut donc que le corps auquel l'вme rationnelle est unie soit le mieux possible apte а sentir.

Or, s'il y a plusieurs sens, toutefois il en est un au fondement des autres, а savoir le tact, sur lequel repose en principe la nature sensible toute entiиre. Aussi est-il dit dans le De anima[lxi] [5] que c'est а cause de ce sens que l'on parle d'abord d'animalitй. Delа vient qu'en cas d'im­mobilisation de ce sens, comme il arrive dans le sommeil, tous les autres sens sont immo­bilisйs. De plus, tous les autres sens non seulement sont dйtruits par l'excиs de leurs propres sensibles, comme la vue par des choses trиs lumineuses, et l'ouпe par des sons trиs forts, mais encore par l'excиs des sensibles relatifs au tact, comme par une forte chaleur ou froid. Par consйquent, puisque le corps auquel l'вme rationnelle est unie, doit кtre disposй le mieux pos­sible envers la nature sensitive, il est nйcessaire que le sens du tact soit un organe adaptй au mieux. A cause de cela, il est dit dans le De anima[lxii] [6] que ce sens, nous l'avons plus prйcis que celui de tous les autres animaux, si bien qu'en raison de la qualitй de ce sens un homme sera plus habile qu'un autre aux opйrations intellectuelles. Ceux dont les chairs sont dйlicates, qui disposent par lа d'un tact excellent, on constate leur aptitude а la vie mentale.

Or puisque l'organe de chacun des sens ne doit pas avoir en acte les contraires dont le sens a la perception, mais leur кtre en puissance pour pouvoir les recevoir -car le rйcepteur doit кtre dйpourvu de ce qu'il reзoit -, il est nйcessaire que cela se produise dans le sens du tact autrement que dans les autres organes des sens. En effet, dans l'organe de la vue, а savoir la pupille, manquent totalement le blanc et le noir, et gйnйralement tout genre de couleur; et pareillement pour l'ouпe et l'odorat. Mais cela ne peut arriver dans le tact, car il est fait pour connaоtre ce qui est nйcessaire а la composition du corps animal, а savoir le chaud et le froid, l'humide et le sec. C'est pourquoi il est impossible que l'organe du tact soit dйpourvu du genre de son sensible, mais il faut qu'il soit placй en position mйdiane [de ces contrai­res]: c'est ainsi qu'il leur est en puissance. Donc, le corps auquel l'вme est uni, comme il doit кtre adaptй le mieux possible au sens du tact, il faut qu'il soit placй dans la position mйdiane la meilleure par l'йquilibre du tempйrament.

Il apparaоt en cela que toute l'opйration de la nature infйrieure se termine а l'homme comme а ce qu'il y a de plus parfait. Nous voyons en effet l'opйration de la nature procйder gra­duellement а partir des йlйments simples, en les combinant jusqu'а parvenir au dosage le plus parfait, celui du corps humain. Il faut donc que cette disposition soit communйment dans le corps auquel l'вme rationnelle est unie, а savoir qu'il soit d'un tempйrament trиs йquilibrй.

Or si quelqu'un veut encore considйrer les dispositions particuliиres du corps humain, il les trouvera ordonnйes а ceci que l'homme soit dotй de la meilleure sensibilitй. C'est ainsi que pour une bonne tenue des puissances sensitives intйrieures, comme l'imagination, la mйmoire, et la facultй cogitative, est nйcessaire une bonne disposition du cerveau. C'est pour­quoi l'homme a йtй dotй parmi les animaux d'un cerveau plus grand proportionnelle­ment а son poids. Et pour que son opйration soit plus libre, il a la tкte en position supй­rieure, car seul l'homme est un animal de station verticale, tandis que les autres animaux avancent la tкte courbйe. Et pour acquйrir et conserver cette verticalitй, fut nйcessaire l'abondance de la cha­leur dans le cњur, de telle sorte que par l'abondance de la chaleur et des esprits animaux soit soutenue la station verticale. Et c'est de cette faзon que l'on doit rendre compte de la disposition du corps humain quant aux singularitйs propres а l'homme.

Il faut cependant considйrer que dans les choses faites de matiиre, il y a certaines dis­posi­tions dans la matiиre mкme qui expliquent pourquoi telle matiиre est choisie pour telle forme; et il y en a d'autres qui dйcoulent des contraintes de la matiиre et non pas du choix de l'agent. Ainsi, pour faire une scie, l'artisan choisit la duretй du fer, pour que la scie soit apte а couper; mais que le tranchant du fer puisse кtre йmoussй ou devenir rouillй, cela vient des contraintes de la matiиre. En effet l'artisan prйfйrerait une matiиre а l'abri de ces consйquen­ces, s'il pouvait la trouver. Mais qu'il ne puisse la trouver, il n'omettra pas en raison de ces dйfauts inйvitables de faire son oeuvre avec la matiиre utilisable. Il en va donc ainsi du corps humain: qu'il soit de telle faзon combinй et disposй selon ses parties pour кtre adaptй le mieux possible aux opйrations sensitives, il a йtй choisi dans cette matiиre-ci par le Crйateur de l'homme; mais que ce corps soit corruptible, fatigable, et souffre d'autres dйfauts de ce genre, cela dйcoule des contraintes de la matiиre. Il est nйces­saire en effet que le corps ainsi combinй de contraires soit assujetti а de telles dйfauts. On ne peut objecter а cela que Dieu aurait pu faire autrement, car, dans l'institution de la nature, il n'y a pas а chercher ce que Dieu pourrait faire, mais ce qu'est la nature des choses pour qu'il la fasse, d'aprиs Augustin dans son com­mentaire sur la Genиse[lxiii] [7].

Il faut savoir cependant qu'en remиde а ces dйfauts, Dieu a confйrй а l'homme lors de son institution l'aide de la justice originelle par laquelle le corps йtait soumis а l'вme tant que l'вme serait soumise а Dieu; de telle sorte que ni la mort, ni quelque souffrance ou dйfaut n'ar­riveraient а l'homme а moins qu'auparavant l'вme ne se fыt sйparйe de Dieu. Mais l'вme s'йtant йloignйe de Dieu par le pйchй, l'homme a йtй privй de ce bienfait et soumis aux dйfauts qu'implique la nature de la matiиre.

 

Solutions: 1. L'вme est la plus subtile des formes en raison de son intelligence; elle est cependant la derniиre dans le genre des formes intellectives: elle a donc besoin d'кtre unie а un corps qui soit d'un tempйrament mйdian. En effet pour qu'elle puisse acquйrir par les sens les espиces intelligibles, il a йtй nйcessaire que le corps auquel elle est unie possйdвt en quan­titй plus d'йlйments lourds, а savoir plus de terre et d'eau. Comme en effet la vertu du feu est d'un agir plus efficace, si les йlйments infйrieurs ne le dйpassaient pas quantitй, le mйlange ne pourrait se faire ni surtout кtre ramenй а une position mйdiane, car le feu consumerait les autres йlйments. Aussi le Philosophe dit-il dans le De generatione[lxiv] [8] que dans les corps mixtes abondent davantage la terre et l'eau.

2. L'вme est unie а un tel corps, non pas parce qu'il est semblable au ciel, mais parce que d'un mйlange йquilibrй; en revanche quelque similitude au ciel dйcoule de l'йloignement des con­traires. Mais selon l'opinion d'Avicenne[lxv] [9], l'вme est unie а un tel corps en vertu de sa simili­tude au ciel. Il voulait en effet que les infйrieurs soient causйs par les supйrieurs, ainsi les corps infйrieurs par les corps cйlestes: et comme ils parviendraient а la similitude des corps cйlestes par l'йquilibre du tempйrament, ils choisiraient une forme semblable au corps cйleste, qu'il affirme кtre animй.

3. Au sujet de l'animation des corps cйlestes, il y a plusieurs opinions tant chez les philoso­phes que chez les docteurs de la foi. Car chez les philosophes, Anaxagore[lxvi] [10] soutint que l'In­tellect rйgissant toutes choses est totalement simple et sйparй, et que les corps cйlestes sont inanimйs. Il fut, dit-on, condamnй а mort pour avoir dit que le soleil йtait comme une pierre en feu, ainsi que le raconte Augustin. Mais d'autres philosophes affirmиrent que les corps cйlestes йtaient animйs. Parmi eux, certains dirent que Dieu йtait l'вme du ciel, ce qui fut la raison de l'idolвtrie, а savoir un culte divin dйcernй au ciel et aux corps cйlestes. Mais d'au­tres, comme Platon et Aristote[lxvii] [11], sans doute affirmaient que les corps cйlestes йtaient animйs, mais soutenaient cependant que Dieu йtait supйrieur а l'вme du ciel et tout а fait sйparй. Chez les docteurs de la foi aussi, Origиne[lxviii] [12] et ses disciples affirmиrent que les corps cйlestes йtaient animйs. Mais certains, comme Damascиne[lxix] [13], les dirent inanimйs: cette position est plus com­mune chez les thйologiens modernes. Augustin demeure dubita­tif[lxx] [14]. Tenant donc pour assurй que les corps cйlestes sont mus par quelque intellect, а tout le moins sйparй, et soutenant de par les arguments l'une et l'autre partie, nous disons qu'une substance intellectuelle est la per­fection du corps cйleste en tant que forme, laquelle, certes, possиde la seule puissance intel­lective, mais non la sensitive, comme on peut l'entendre des propos d'Aristote dans le De anima[lxxi] [15] et la Mйtaphysique[lxxii] [16]; а l'inverse, Avicenne soutient que l'вme du ciel possиde en plus de l'intellect l'imagination. Mais si elle ne possиde que l'intellect, elle est unie au corps en tant que forme, non pas en vue de l'opйration intellec­tuelle, mais pour l'exercice de sa puissance active, selon laquelle elle peut atteindre а une divine ressemblance en causant le mouvement du ciel.

4. Bien que par nature toutes les substances intellectuelles crййes puissent pйcher, cepen­dant plusieurs en ont йtй prйservйes par l'йlection divine et la prйdestination au moyen du secours de la grвce, parmi lesquelles on peut ranger les вmes des corps cйlestes; surtout si les dйmons qui pйchиrent furent, d'aprиs Damascиne[lxxiii] [17], d'un ordre infйrieur.

5. Si les corps cйlestes sont animйs, leurs вmes appartiennent а la sociйtй des anges. Augustin dit en effet dans l'Enchiridion: "Je ne tiens pas pour certain que le soleil et la lune et l'ensem­ble des astres appartiennent а la mкme sociйtй, а savoir celle des anges: encore que pour quel­ques uns ils paraissent кtre des corps lumineux, sans intelligence ni sensibi­litй" [lxxiv] [18].

6. Le corps d'Adam fut proportionnй а l'вme humaine, comme on l'a dit, non seulement selon ce que requiert la nature, mais selon ce que confиre la grвce, grвce dont nous sommes privйs, la nature restant la mкme.

7. Le combat qui rйsulte en l'homme de concupiscences contraires, provient des contraintes de la matiиre. Il йtait inйvitable que l'homme, possйdant une sensibilitй, sentоt les choses dйlecta­bles et que s'ensuivоt la concupiscence des choses dйlectables, laquelle rйpugne la plupart du temps а la raison. C'est contre cela que fut donnй а l'homme un remиde par grвce dans le sta­tut d'innocence, pour que les forces infйrieures ne s'йlиvent en rien contre la raison; mais ce statut, l'homme l'a perdu par le pйchй.

8. Les esprits animaux, bien qu'ils soient les vйhicules des forces, ne peuvent кtre cepen­dant les organes des sens. Par consйquent le corps humain n'a pu se maintenir par eux.

9. La corruptibilitй vient des dйfauts qui suivent le corps humain de par les contraintes de la matiиre, surtout aprиs le pйchй, qui a soustrait l'aide de la grвce.

10. Le mieux est а requйrir dans le rapport des dispositions а la fin, mais non dans celles qui proviennent des contraintes de la matiиre. Le mieux serait en effet que le corps humain fыt incorruptible, s'il йtait йvident selon la nature que la forme animale requiert une telle matiиre.

11. Les rйalitйs qui sont les plus proches des йlйments et qui ont un plus en matiиre de contrariйtй, comme la pierre et le mйtal, sont plus durables, car elles ont moins d'harmonie; aussi ne sont-elles pas facilement dissoutes. En effet l'harmonie des choses qui sont subti­lement proportionnйes est facilement dissoute. Nйanmoins chez les ani­maux, la cause de la longueur de vie rйside dans le fait que l'humide ne soit pas facilement dessicable ou congelable, et le chaud facilement йteint, parce que la vie consiste dans le chaud et l'hu­mide. Or cela se trouve dans l'homme selon la mesure requise par une complexion tenue en йquilibre. C'est pourquoi certaines conditions sont pour l'homme plus durables et les autres moins durables.

12. Le corps humain n'a pu кtre un corps simple: ni un corps cйleste, lequel n'a pu exister faute d'un organe de la sensibilitй, et principalement du tact; ni un corps simple йlйmen­taire, parce que dans l'йlйment les contraires sont en acte, tandis que le corps humain doit кtre promu а un tempйrament mйdian.

13. Les anciens physiciens estimиrent qu'il fallait que l'вme, qui connaоt toutes choses, soit semblable en acte а toutes choses. Et pour cette raison ils la pensaient de mкme nature que l'йlйment qu'ils posaient au principe, disaient-ils, de tout ce qui subsiste, de telle sorte que l'вme serait semblable а tout pour connaоtre tout. Mais Aristote montra[lxxv] [19] ensuite que l'вme connaоt toutes choses en tant qu'elle est semblable а toutes en puissance, non en acte. C'est pourquoi le corps auquel elle est unie n'est pas aux extrкmes mais dans un tempйrament mйdian, de telle sorte qu'il est ainsi en puissance aux contraires.

14. Bien que l'вme soit simple quant а son essence, elle est multiple par le pouvoir; et d'autant plus qu'elle aura йtй plus parfaite en capacitйs. Et par consйquent elle requiert un corps orga­nisй qui soit [composй] de parties dissemblables.

15. L'вme n'est pas unie au corps en vue du mouvement local, mais plutфt le mouvement local de l'homme, comme celui des autres animaux, est-il ordonnй а la conservation du corps uni а l'вme. Or l'вme est unie au corps en vue de l'intellection, qui est sa propre et principale opйra­tion. Par consйquent il est requis que le corps uni а l'вme rationnelle soit disposй le mieux possible pour servir l'вme dans ce qui est nйcessaire а son intellection et qu'elle possиde en matiиre d'agilitй et autres choses de ce genre autant que le supporte une telle disposition.

16. Platon soutenait[lxxvi] [20] que les formes subsistaient par soi et que la participation а des for­mes par les rйalitйs matйrielles avait pour fin la perfection de ces derniиres mais non celle des for­mes subsistant par soi. La consйquence, c'est que les formes seraient donnйes aux rйalitйs matйrielles selon leur aptitude. Mais selon l'opinion d'Aristote[lxxvii] [21], les formes naturel­les ne sub­sistent pas par soi, et par consйquent l'union de la forme а la matiиre n'est pas pour la matiиre mais pour la forme. Ce n'est donc pas parce que la matiиre est disposйe de telle faзon que telle forme lui sera donnйe; mais pour que la forme soit telle, il faut que la matiиre soit disposйe de telle faзon, et, comme on l'a dit plus haut, le corps de l'homme est ainsi disposй qu'il s'accorde а une telle forme.

17. Le corps cйleste est sans doute la cause des choses particuliиres en voie de gйnйration et de corruption, mais il est leur cause en tant qu'agent gйnйral. C'est pourquoi, au dessous de lui, sont requis des agents dйterminйs pour des espиces dйterminйes. Par suite il ne faut pas que le moteur de corps cйleste possиde des formes particuliиres mais des formes uni­verselles, qu'il soit вme ou moteur sйparй. Avicenne cependant soutint[lxxviii] [22] qu'il fallait que l'вme du ciel eыt l'imagination nйcessaire а l'apprйhension des particuliers. En effet, йtant la cause du ciel, selon laquelle le ciel fait rotation ici et lа, il faut que l'вme du ciel, cause du mouvement, connaisse l'ici et le maintenant; et donc il faut qu'elle possиde quelque puis­sance sensitive. Mais ceci n'est pas nйcessaire. Premiиrement parce que le mouvement du ciel est uniforme et ne connaоt pas d'empкchement; et par consйquent une conception uni­verselle suffit а causer un tel mou­vement (une conception particuliиre est requise dans les mouvements animaux а cause de l'irrйgularitй des mouvements et des empкchements qui peuvent survenir). Ensuite, parce que les substances spirituelles supйrieures peuvent connaоtre les particuliers sans puissance sensi­tive, comme on l'a montrй ailleurs.

18. Le mouvement du ciel est naturel en vertu du principe passif ou rйceptif du mouve­ment, car а tel corps correspond naturellement tel mouvement; mais le principe actif de ce mouve­ment est quelque substance intellectuelle. Qu'il soit dit qu'aucun corps existant dans son lieu ne soit mы naturellement, est а comprendre du corps mы d'un mouvement rectili­gne qui change de lieu en totalitй, non seulement en raison [d'кtre en tel lieu] mais encore en tant que sujet [du devenir]. Mais le corps qui est mы de faзon circulaire ne change pas de lieu comme sujet, mais seulement en raison. Par suite il n'est jamais hors de son lieu.

19. Cette preuve est frivole, bien que soutenue par Rabbi Moyses: si "raconter" est pris au sens propre, lorsqu'il est dit "Les cieux racontent la gloire de Dieu" (Ps 18,1), il faut que le ciel possиde non seulement l'intellect, mais encore la langue. En fait les cieux sont dits raconter la gloire de Dieu -а l'exposer au sens littйral -en tant que par eux est manifestйe la gloire de Dieu, mode suivant lequel mкme les crйatures insensibles sont dites louer Dieu.

20. Les autres animaux possиdent une estimative naturelle dйterminйe а des objets prйcis, et ainsi il leur a йtй possible d'кtre pourvus par la nature de ressources prйcises; ce n'est pas le cas des hommes qui disposent, en vertu de la raison, de conceptions illimitйes. Et par consй­quent, au lieu de toutes les ressources dont les autres animaux disposent naturelle­ment, l'homme possиde un intellect, qui est l'espиce des espиces, et des mains, qui sont l'organe des organes, par quoi il peut se mйnager par avance tout ce qui lui est nйcessaire.

Article 9: L'вme est-elle unie au corps par un intermйdiaire quelconque?

 

Objections: 1. Il semble que oui. Parce que dans le livre De spiritu et anima[lxxix] [1] il est dit que l'вme dispose de facultйs par lesquelles elle se mкle au corps. Mais les facultйs de l'вme sont autre chose que son essence. Donc l'вme est unie au corps par quelque mйdiation.

2. On disait que l'вme est unie au corps, moyennant les puissances, en tant que moteur, non en tant que forme. A l'inverse: l'вme est la forme du corps en tant qu'acte; son moteur en tant que principe d'opйration. Mais ce principe d'opйration, c'est la forme en acte, car cha­cun agit selon qu'il est en acte. C'est donc du mкme point de vue que l'вme est forme du corps et moteur. Il n'y a donc pas lieu de distinguer au sujet de l'вme [les rфles] de forme ou moteur du corps.

3. Comme moteur du corps l'вme n'est pas unie au corps par accident, autrement а partir de l'вme et du corps ne constituerait pas ce qui est un par soi. Elle lui est donc unie par soi. Mais ce qui est uni а un autre par soi-mкme, lui est uni sans mйdiation. L'вme, en tant que moteur, n'est donc pas unie au corps par une mйdiation.

4. L'вme est unie au corps en tant que principe des opйrations. Mais les opйrations de l'вme ne sont pas de l'вme seulement mais du composй, comme il est dit dans le De anima[lxxx] [2] ; ainsi entre l'вme et le corps n'intervient pas quelque mйdiation, s'agissant des opйrations. L'вme, en tant que moteur, n'est donc pas unie au corps par une mйdiation.

5. En revanche, en tant que forme, elle parait кtre unie au corps par une mйdiation. En effet la forme n'est pas unie а n'importe quelle matiиre, mais а une matiиre propre. Or la matiиre est appropriйe а cette forme-ci ou а celle-lа par des dispositions propres, а savoir les acci­dents propres de la chose. Ainsi le chaud et le sec sont les accidents propres du feu. Mais les accidents propres des [substances] animйes sont les puissances de l'вme. Donc l'вme est unie au corps par la mйdiation des puissances.

6. L'вme se meut soi-mкme. Or ce qui se meut soi-mкme est divisй en deux parties, dont l'une est motrice et l'autre mue, comme le montre les Physiques[lxxxi] [3]. La partie motrice, c'est l'вme. Mais la partie mue ne peut кtre la seule matiиre, car ce qui est seulement en puis­sance n'est pas mы, comme le dit les Physiques. Ainsi les corps lourds et lйgers, bien qu'ils aient en eux-mкmes le mouvement, cependant ne se meuvent pas par eux-mкmes, car ils ne sont divisйs qu'entre matiиre et forme, laquelle ne peut кtre mue. Reste donc que l'animal est divisй entre вme et quelque partie qui soit composйe de matiиre et de forme. Par consй­quent l'вme est unie а la matiиre corporelle par quelque forme.

7. Dans la dйfinition de chaque forme est inclue sa matiиre propre. Mais dans la dйfinition de l'вme, en tant que forme, est inclue le corps physique organisй, puissance ayant la vie, comme le montre le De anima [lxxxii] [4]. L'вme est donc unie а un corps de ce type comme а sa matiиre propre. Mais cela ne va pas sans quelque forme, а savoir sans quelque corps physi­que organisй ayant la vie en puissance. Donc l'вme est unie а la matiиre moyennant quel­que forme dйterminant prйalablement la matiиre.

8. Il est dit dans la Genиse: "Dieu a formй l'homme du limon de la terre et insufflй sur sa face une haleine de vie" (Gn 2,7). L'haleine de vie, c'est l'вme; donc quelque forme prйcиde dans la matiиre l'union de l'вme. Ainsi l'вme, par la mйdiation d'une autre forme, est-elle unie а la matiиre corporelle.

9. Les formes sont unies а la matiиre pour autant que la matiиre leur est en puissance. Mais la matiиre est unie aux formes des йlйments avant de l'кtre aux autres formes. Donc l'вme et les autres formes ne sont unies а la matiиre que par la mйdiation des formes йlйmentaires.

10. Le corps de l'homme, comme de n'importe quel animal, est un corps mixte. Mais dans le mixte il faut que demeurent les formes des йlйments selon leur essence. Donc l'вme est unie au corps par la mйdiation d'autres formes.

11. L'вme intellective est forme en tant qu'intellective. Or faire acte d'intellection suppose la mйdiation d'autres puissances. Donc l'вme est unie au corps moyennant d'autres puissan­ces.

12. L'вme n'est pas unie а n'importe quel corps mais а un corps qui lui soit proportionnй. Il faut donc une proportion entre l'вme et le corps. Ainsi l'вme est-elle unie au corps moyen­nant cette proportion.

13. Chacun agit au loin par ce qui lui est le plus proche. Mais les forces de l'вme se diffu­sent dans tout le corps par le cњur. Donc le cњur est proche de l'вme plus que les autres parties du corps. Ainsi l'вme est-elle unie au corps par la mйdiation du cњur.

14. Entre les parties du corps, on constate de la diversitй et de l'ordre. Mais l'вme est sim­ple quant а son essence. Puisque la forme s'unit en parachevant ce qui lui est proportionnй, il semble donc que l'вme est unie d'abord а une partie du corps et, par sa mйdiation, aux autres parties.

15. L'вme est supйrieure au corps. Mais les forces infйrieures de l'вme sont liйes aux forces supйrieures du corps. En effet l'intellect n'aurait pas besoin du corps, n'йtaient l'imagination et le sens d'oщ elle reзoit ses objets. A contrario, le corps est-il uni а l'вme par ce qu'il a de plus йlevй et de plus simple, tels les esprits animaux et les humeurs.

16. Ce qui par soustraction dissout l'union des [parties] unies entre elles constitue leur mйdiation. Or, que disparaissent les esprits animaux, que s'йteigne la chaleur naturelle et que se dessиchent les humeurs naturelles, l'union de l'вme et du corps se dissout. Les forces susdites sont donc mйdiatrices entre l'вme et le corps.

17. De mкme que l'вme est unie naturellement au corps, de mкme cette вme а ce corps. Mais ce corps est ce qu'il est par ses dimensions dйterminйes. L'вme est donc unie au corps par la mйdiation de ces dimensions dйterminйes.

18 Les choses а distance ne sont jointes que par un intermйdiaire. Mais l'вme et le corps sont distantes au maximum puisque l'une est incorporelle et simple, et l'autre corporel et trиs composй. Donc l'вme n'est pas unie au corps sans intermйdiaire.

19. L'вme humaine est par nature semblable aux substances intellectuelles sйparйes qui meuvent les corps cйlestes. Mais la relation des moteurs et des mobiles est dite identique. Il semble donc que le corps humain, qui est mы par l'вme, a quelque chose en soi de la nature du corps cйleste, par la mйdiation duquel l'вme lui est unie.

 

En sens contraire: le philosophe dit dans la Mйtaphysique VIII que la forme est unie а la matiиre immйdiatement. Or l'вme est unie au corps а titre de forme. Elle lui est donc unie immйdiatement.

 

Rйponse: Disons qu'en tout йtat de cause l'кtre est ce qui advient de plus immйdiat et de plus intime aux choses, comme il est dit dans le livre De causis [lxxxiii] [5]. C'est pourquoi, puisque la matiиre tient de la forme d'кtre en acte, il faut concevoir que la forme donnant l'кtre а la matiиre vient а la matiиre avant toute chose et lui est inhйrente plus immйdiatement que toute autre chose. De fait, c'est le propre de la forme de donner а la matiиre d'кtre purement et simplement -elle-mкme en effet est ce par quoi une chose est cela mкme qu'elle est. De fait, par les formes accidentelles elle n'a pas l'кtre absolument mais seulement selon telle modalitй, par exemple d'кtre grand ou colorй ou quelque chose de comparable. S'il y a donc une forme qui ne donne pas а la matiиre d'кtre absolument, mais qui arrive а une matiиre dйjа existant en acte par une autre forme, elle ne sera pas forme substantielle.

Il est manifeste par lа qu'entre la forme et la matiиre ne peut intervenir une forme substan­tielle intermйdiaire, comme certains le voulurent. Ceux-ci soutenaient qu'а l'instar de l'or­dre des genres, il y a un ordre des diverses formes dans la matiиre: par exemple, si nous disons que la matiиre est en fonction d'une premiиre forme substance en acte, en fonction d'une autre qu'elle est un corps, en fonction d'une autre encore qu'elle est un corps animй, et ainsi de suite. Mais dans cette hypothиse seule la premiиre forme, qui ferait que la subs­tance est en acte, serait substantielle; quant aux autres, elles seraient toutes accidentelles, parce que la forme substantielle est ce qui fait le une rйalitй individuelle, comme on l'a dйjа dit. Il faut donc dire que la forme est numйriquement la mкme celle par laquelle une chose a tout а la fois d'кtre une substance et d'appartenir а l'espиce ultime la plus spйcifique, et cela dans tous les genres intermйdiaires.

Reste donc а dire ceci: puisque les formes naturelles sont comme les nombres -oщ la diver­sitй d'espиce rйsulte d'une unitй ajoutйe ou soustraite -, il faut admettre que la diversitй des formes naturelles, d'aprиs lesquelles la matiиre est constituйe en diverses espиces, rйsulte de ce que l'une ajoute а l'autre une perfection supplйmentaire. Par exemple: telle forme constitue seulement [la matiиre] dans l'кtre corporel (celui-ci en effet ne peut кtre que le dernier degrй des formes matйrielles, parce que la matiиre n'est en puissance qu'aux formes corporelles; celles qui sont incorporelles sont immatйrielles, comme on l'a montrй prйcй­demment); plus parfaite une autre forme constitue la matiиre dans l'кtre corporel et dans l'кtre de vie; ultйrieurement, une autre forme lui donne et l'кtre corporel et l'кtre de vie et lа-dessus ajoute l'кtre sensitif, et ainsi de suite pour les autres.

Il faut donc admettre qu'une forme de perfection plus grande, pour autant qu'elle constitue la matiиre dans une perfection de degrй infйrieur, est а comprendre avec la matiиre qu'elle informe comme йtant matйrielle au regard d'une perfection ultйrieure, et ainsi de suite: par exemple, la matiиre premiиre, dans la mesure oщ elle est dйjа constituйe dans l'кtre corpo­rel, est matiиre au regard de la perfection suivante qu'est la vie. De lа vient que "corps" est le genre du corps vivant, et que "animй" ou "vivant", est la diffйrence, car le genre est pris de la matiиre et la diffйrence de la forme. Et ainsi, en quelque faзon, la mкme et unique forme, selon qu'elle constitue la matiиre en acte de degrй infйrieur, est mйdiatrice entre la matiиre et elle-mкme, selon qu'elle la constitue en un acte d'un degrй supйrieur.

Mais la matiиre, pour autant qu'on la suppose constituйe dans l'кtre substantiel selon une perfection de degrй infйrieur, peut кtre en consйquence pensйe comme sujette aux acci­dents, car la substance, selon ce degrй infйrieur de perfection, il lui est nйcessaire d'avoir quelques accidents propres qui, nйcessairement, lui sont inhйrents. Aussi, du fait que la matiиre est constituйe dans l'кtre corporel par la forme, il s'ensuit d'emblйe qu'existent les dimensions par lesquelles la matiиre est censйe divisible en diverses parties, de telle sorte que selon ses diverses parties elle puisse recevoir diverses formes. Ultйrieurement, du fait que la matiиre est censйe avoir йtй constituйe dans un certain кtre substantiel, elle est sus­ceptible, pensera-t-on, de recevoir les accidents par lesquelles elle se dispose а une perfec­tion ultйrieure, laquelle rend la matiиre propre а recevoir une perfection plus haute. Or les dispositions de ce genre sont prйconзues par la cause agente qui introduit la forme dans la matiиre, bien que certains accidents soient tellement propres а la forme qu'ils ne sont cau­sйs dans la matiиre que par la forme elle-mкme. C'est pourquoi on ne prйsupposera pas dans la matiиre des formes а titre de quasi dispositions, c'est bien plutфt la forme qui leur est prйsupposйe comme la cause а son effet.

Ainsi donc, puisque l'вme est une forme substantielle du fait qu'elle constitue l'homme dans une espиce dйterminйe de substance, il n'y a pas d'autre forme substantielle mйdiatrice entre l'вme et la matiиre premiиre; l'homme est rendu parfait par l'вme rationnelle selon les divers degrйs de ses perfections, а savoir qu'il est un corps, et un corps animй, et un animal rationnel. En revanche, il faut que la matiиre, dans la mesure oщ elle est censйe recevoir de l'вme rationnelle elle-mкme les perfections de degrй infйrieur, comme кtre un corps, et un corps animй, et un animal, soit en mкme temps pensйe avec les dispositions qui la rendent apte а кtre la matiиre appropriйe а l'вme rationnelle au moment oщ celle-ci lui donne l'ul­time perfection. Ainsi donc, l'вme, en tant que forme donnant d'кtre en acte, n'a pas de principe intermйdiaire entre elle et la matiиre.

Mais parce que la mкme forme qui donne l'кtre а la matiиre est de plus principe d'opйration -car chacun agit pour autant qu'il est en acte -il est nйcessaire que l'вme, comme toute autre forme, soit encore principe d'opйration. En outre, il est а considйrer que le degrй de perfection des formes dans l'acte d'кtre est identique au degrй de leur efficience dans l'acte d'opйrer, car l'opйration relиve de l'existant en acte. Et ainsi, autant une forme est de per­fection supйrieure dans la donation de l'acte d'кtre, autant elle est d'une efficience supй­rieure dans l'acte d'opйrer. C'est pourquoi les formes plus parfaites ont des opйrations mul­tiples et plus diverses que les formes moins parfaites. De lа vient qu'а la diversitй des opй­rations dans les rйalitйs moins parfaites suffit la diversitй des accidents; mais dans les cho­ses plus parfaites est requise de plus la diversitй des parties, et d'autant plus que la forme sera plus parfaite. Nous voyons en effet qu'au feu conviennent diverses opйrations suivant la diversitй des accidents, comme monter plus haut de par sa lйgиretй, chauffer de par sa chaleur, et ainsi pour d'autres choses de ce genre; toutefois chacune de ces opйrations appartient а n'importe quelle partie du feu. Mais dans les corps animйs, qui possиdent des formes plus nobles, aux opйrations diverses sont attribuйes des parties diverses: ainsi dans les plantes, autres sont les opйrations respectives des racines, du tronc et des rameaux. Et plus les corps animйs seront parfaits, plus il est nйcessaire, en raison de cette plus grande perfection, de trouver une plus grandes diversitй dans les parties. Voilа pourquoi, comme l'вme rationnelle est la plus parfaites des formes naturelles, on trouve chez l'homme, а cause de la diversitй des opйrations, une extrкme distinction des parties; et а chacune d'el­les l'вme donne l'кtre substantiel selon le mode convenable а leur opйration. Le signe en est que, фtйe l'вme, ne demeure ni chair, ni њil, sinon par йquivoque.

Mais comme il faut que l'ordre des instruments suive l'ordre des opйrations, entre les diver­ses opйrations qui procиdent de l'вme, l'une prйcиde naturellement l'autre; il est donc nйcessaire qu'une partie du corps soit mue par une autre а son opйration. C'est ainsi qu'en­tre l'вme, moteur et principe des opйrations, et le corps tout entier s'interpose quelque mйdiation, pour la raison que, par la mйdiation d'une premiиre partie, elle meut les autres а leur opйration: ainsi par la mйdiation du cњur elle meut les autres membres а leurs opйra­tions vitales. Mais pour autant qu'elle donne l'кtre au corps, elle donne immйdiatement l'кtre substantiel et spйcifique а toutes les parties du corps. En raison de quoi beaucoup disent que l'вme est comme forme unie au corps sans mйdiation, et comme moteur par mйdiation. Cette opinion procиde de la thиse d'Aristote, qui soutint que l'вme est la forme substantielle du corps. Mais comme certains soutenaient, selon l'opinion de Platon, que l'вme est unie au corps comme une substance а une autre, ils furent dans la nйcessitй de poser des mйdiations par lesquelles l'вme s'unit au corps. En effet, des substances diverses et distantes ne sont rйunies que si quelque lien les unit. Ainsi donc certains soutinrent que les esprits animaux vitaux et l'humeur intervenaient en mйdiateurs entre l'вme et le corps, pour d'autres c'йtait la lumiиre, pour d'autre encore les puissances de l'вme ou quelque chose de ce genre. Mais aucune de ces mйdiations n'est nйcessaire si l'вme est la forme du corps, car tout ce qui est, au titre d'йtant, est un. Voilа pourquoi, puisque la forme donne par elle-mкme l'кtre а la matiиre, elle est unie par elle-mкme а sa matiиre propre, et non par quelque autre lien.

 

Solutions: 1. Les forces de l'вme sont pour elle les qualitйs par lesquelles elle agit. Et ainsi elles sont mйdiatrices entre l'вme et le corps en tant que l'вme meut le corps, non pas en tant qu'elle lui donne l'кtre. A noter cependant que le livre De spiritu et anima n'est pas d'Augustin, et que l'auteur de ce livre pense que l'вme est [identique] а ses puissances. Par suite tombe complиtement l'objection.

2. Sans doute l'вme est-elle forme pour autant qu'elle est tout а la fois acte et moteur, et donc identiquement forme et moteur, cependant autre est son effet sous la raison de forme, autre son effet sous la raison de moteur.

3. Du mobile et du moteur comme tels ne rйsulte pas ce qui est un par soi; mais de ce moteur qu'est l'вme et de ce mobile qu'est le corps rйsulte l'un par soi, en tant que l'вme est forme du corps.

4. Quant а cette opйration de l'вme qui relиve du composй, ce n'est pas entre l'вme et n'im­porte quelle partie du corps qu'intervient une mйdiation; mais il y a une partie singuliиre du corps par laquelle l'вme exerce d'abord cette opйration qui vient en mйdiation entre l'вme, principe de cette opйration, et toutes les autres parties du corps qui participent а cette opй­ration.

5. Les dispositions accidentelles qui rendent la matiиre propre а quelque forme ne sont pas simplement des mйdiations entre la forme et la matiиre, mais entre la forme selon qu'elle donne la perfection ultime, et la matiиre selon qu'elle est dйjа parfaite d'une perfection de degrй infйrieur. En effet, la matiиre est par elle-mкme appropriйe au plus petit degrй de perfection, parce que la matiиre est par elle-mкme en puissance а l'кtre substantiel corporel, et pour cela ne requiert aucune disposition. En revanche, une fois cette perfection prйsup­posйe dans la matiиre, sont requises les dispositions а une perfection ultйrieure. Il faut savoir toutefois que les puissances de l'вme sont des accidents propres de l'вme qui n'exis­tent pas sans elle. Par consйquent, а titre de puissances, elles n'ont pas raison de disposi­tions а l'endroit de l'вme, а moins que les puissances de la partie infйrieure de l'вme ne soient dites dispositions а une partie supйrieure, comme le sont les puissances de l'вme vйgйtative envers l'вme sensitive, d'aprиs ce qu'on peut savoir des considйrations prйcй­dentes.

6. Cet argument conclut que l'animal est divisй en deux parties, dont l'une est le corps mobile et l'autre le moteur, ce qui est vrai. Mais il faut savoir que l'вme meut le corps selon l'apprйhension et l'appйtit. Or l'apprйhension, comme l'appйtit, est en l'homme double: l'une qui relиve de l'вme seulement, et non d'un organe corporel -elle appartient а la partie intellective; l'autre qui relиve du composй -elle appartient а la partie sensitive. La premiиre ne meut le corps que par la mйdiation de celle relevant de la partie sensitive: car il n'y a de mouvement que du singulier, et c'est pourquoi l'apprйhension universelle, qui relиve de l'intellect, ne peut mouvoir que par la mйdiation du particulier, objet du sens. Ainsi donc, que l'homme ou l'animal soit divisй en une partie motrice et une partie mue, cette division n'est pas entre la seule me et le seul corps, mais entre une partie du corps animй et une autre: car cette partie du corps animй dont l'opйration est d'apprйhender et de dйsirer meut tout le corps. Maintenant, supposй que la partie intellective meuve immйdiatement, de telle sorte que la partie motrice soit l'вme seulement, restera encore la rйponse faite plus haut: car l'вme humaine sera motrice en fonction de ce qu'il y a de plus йlevй en elle-mкme, а savoir en fonction de la partie intellective; mais le mы ne sera pas la matiиre premiиre seu­lement, mais la matiиre premiиre selon qu'elle est constituйe en кtre corporel et vital, et cela par l'вme elle-mкme et non par une autre forme. Il n'est donc pas nйcessaire de postu­ler une forme substantielle intermйdiaire entre l'вme et la matiиre.

Mais parce qu'il y a dans l'animal tel mouvement qui ne suit pas l'apprйhension et l'appйtit, comme le mouvement du cњur ou celui de la croissance, ou encore le mouvement de l'ali­ment diffus‚ par le corps (d'ailleurs commun aux plantes), il faut dire ceci au sujet de ces mouvements: l'вme ne donne pas seulement а l'animal ce qui lui est propre mais encore ce qui relиve des formes infйrieures, comme ce qu'on a dit le manifeste; par consйquent, de mкme que les formes infйrieures sont principes de mouvement naturel dans les corps natu­rels, de mкme aussi l'вme dans le corps de l'animal. C'est pourquoi le philosophe dit dans le De anima[lxxxiv] [6] que l'вme est la nature d'un tel corps. De ce fait, les opйrations de l'вme se distin­guent en opйrations animales et naturelles: sont dites animales celles qui dйcoulent de l'вme selon ce qui lui est propre; naturelles celles qui dйcoulent de l'вme selon qu'elle pro­duit l'effet des formes naturelles infйrieures. On dira donc que, de mкme que le feu par sa forme naturelle a un mouvement naturel par lequel il tend vers le haut, de mкme la partie du corps animй oщ se trouve le mouvement qui ne suit pas d'apprйhension, a naturellement ce mouvement de par l'вme. De fait, de mкme que le feu est naturellement mы vers le haut, de mкme le sang est naturellement mы а ses lieux propres et dйterminйs. Et pareillement le cњur est mы de son mouvement propre, encore qu'а cela coopиre le dйgagement des esprits animaux venus du sang et par lesquels le cњur est dilatй et contractй, comme le dit Aristote lа oщ il traite de la respiration et de l'expiration[lxxxv] [7]. Ainsi donc une premiиre partie oщ se trouve tel mouvement ne se meut pas soi-mкme mais est mue naturellement а l'exemple du feu; mais cette partie-lа en meut une autre; et ainsi tout l'animal se meut lui-mкme, puisque l'une de ses parties est motrice et l'autre mue.

7. Le corps physique organisй se rйfиre а l'вme comme la matiиre а la forme, non pas qu'il soit tel par une autre forme, mais parce qu'il est cela mкme par l'вme, comme on l'a montrй plus haut.

8. Ce qui est dit dans la Genиse: "Dieu a formй l'homme du limon de la terre", ne prйcиde pas dans le temps ce qui suit: "et il insuffla sur sa face un souffle de vie", mais seulement par ordre de nature.

9. La matiиre est selon son ordre en puissance aux formes, non pas qu'elle reзoive les diverses formes substantielles les unes sur les autres, mais parce qu'elle ne reзoit le propre d'une forme supйrieure que par ce qui fait le propre d'une forme infйrieure, comme on l'a exposй. Et suivant cette modalitй, elle est censйe recevoir les autres formes par la mйdia­tion des formes йlйmentaires.

10. Les formes йlйmentaires ne sont pas selon leur essence en acte dans le mixte, comme le soutiendra Avicenne: en effet elles ne peuvent кtre dans une seule partie de la matiиre. Mais si elles йtaient en diverses parties, il n'y aurait pas de mйlange du tout, c'est-а-dire un vrai mйlange, mais un mйlange apparent. Dire encore avec Averroиs que les formes des йlйments supportent le plus ou le moins est ridicule, puisque ce sont des formes substan­tielles qui ne peuvent supporter le plus et le moins. Car il n'y a pas d'intermйdiaire entre la substance et les accidents, comme lui-mкme l'imagine. Il ne faut pas dire non plus qu'elles sont totalement corrompues, mais, comme dit Aristote, elles demeurent virtuellement; et c'est possible tant que demeurent, en quelque faзon, les accidents propres des йlйments, car en eux demeurent la vertu des йlйments.

11. Bien que l'вme soit la forme du corps selon l'essence de l'вme intellectuelle, elle ne l'est pas selon l'opйration intellectuelle.

12. La proportion entre l'вme et le corps est dans les proportionnйs eux-mкmes; par consй­quent il ne faut qu'il y ait quelque chose d'intermйdiaire entre l'вme et le corps.

13. Le cњur est le premier instrument par lequel l'вme meut les autres parties du corps; et ainsi par sa mйdiation l'вme est-elle unie aux parties restantes du corps comme moteur, encore que la forme soit unie par soi et immйdiatement а chaque partie.

14. L'вme est sans doute une forme simple selon son essence, elle est cependant multiple en capacitй d'action, en tant que principe de diverses opйrations. Et parce que la forme parachиve la matiиre non seulement quant а l'кtre, mais encore quant а l'agir, il faut, bien que l'вme soit une forme une, que les diffйrentes parties du corps soient portйes par elle а leur perfection en divers faзons, et chacune en fonction de son opйration. En raison de quoi, il faut qu'il y ait un ordre dans les parties selon l'ordre des opйrations, comme on l'a dit. Mais cet ordre-lа rйsulte du rapport du corps а l'вme comme moteur.

15. S'agissant des forces infйrieures de l'вme, il faut rйpondre qu'elles relient les forces supйrieures du corps quant а l'opйration, pour autant que les forces supйrieures aient besoin des opйrations des infйrieures, qui s'exercent par le corps. C'est de cette faзon que le corps, par ses parties supйrieures, est joint а l'вme selon l'opйration et le mouvement.

16. De mкme que la forme n'advient pas а la matiиre si celle-ci n'est pas rendue propre par les dispositions requises, de mкme а la cessation de ces dispositions l'вme ne peut demeu­rer dans la matiиre. C'est ainsi que l'вme se dйtache du corps quand cessent la chaleur et les humeurs naturelles et autres choses de ce genre, en tant que par elles le corps est disposй а recevoir l'вme. C'est pourquoi les choses de ce genre interviennent en mйdiation entre l'вme et le corps, а titre de dispositions. Comment? on l'a dit plus haut.

17. On ne peut penser des dimensions dans la matiиre sans penser que la matiиre est cons­tituйe par la forme substantielle dans l'кtre substantiel corporel; ce qui n'arrive en vйritй par aucune autre forme que l'вme dans l'homme, comme on l'a dit. C'est pourquoi les dimen­sions de ce genre ne sont pas prйsupposйes avant la prйsence complиte de l'вme а la matiиre, mais seulement par rapport aux degrйs ultйrieurs de perfection, comme on l'a exposй.

18. L'вme et le corps ne sont pas distantes comme des choses de genres ou d'espиces divers, puisque ni l'une ni l'autre ne relиvent du genre ou de l'espиce, comme on le sait par les questions antйrieures, mais seulement leur composй. Or l'вme est par soi-mкme forme du corps, lui donnant l'кtre. Elle lui est donc unie par soi et immйdiatement.

19. Le corps humain a quelque chose de commun avec le corps cйleste; non pas qu'une propriйtй du corps cйleste, comme la lumiиre, intervienne en mйdiation entre l'вme et le corps; mais selon qu'il est constituй dans une certaine йgalitй de tempйrament, а l'йcart de la contrariйtй, comme on l'a exposй plus haut.

Article 10: L'вme humaine est-elle dans le corps tout entier et en chacune de ses parties?

 

Objections: 1. Il semble que non. L'вme est dans le tout le corps comme la perfection dans le sujet perfectible. Or celui-ci est le corps organisй: l'вme est en effet l'acte du corps phy­sique organisй‚ ayant la vie en puissance, comme il est dit dans le De anima[lxxxvi] [1]. Donc l'вme n'existe pas sans le corps organisй‚. Donc l'вme n'est pas en chaque partie du corps.

2. La forme est proportionnйe а la matiиre. Mais l'вme, pour autant qu'elle est forme du corps, est une certaine essence simple. Donc une matiиre multiple ne s'accorde pas а elle. Mais les diverses parties du corps, qu'elles soient de l'homme ou de l'animal, sont analo­gues а une matiиre multiple, puisqu'elles ont entre elles une grande diversitй. L'вme n'est donc pas la forme de chaque partie du corps. Aussi n'est-elle pas dans chaque partie du corps.

3. Hors du tout, pas de reste. Si donc l'вme est tout entiиre en chaque partie du corps, en dehors de celle-ci rien ne reste de l'вme. Il est donc impossible qu'elle soit tout entiиre en chaque partie du corps.

4. Le Philosophe dit dans le livre La cause des mouvements animaux: "Il faut se reprйsen­ter la constitution de l'animal sous le modиle de celle d'une citй bien rйgie par les lois. Dans la citй‚ en effet, une fois l'ordre consolidй‚ il n'est pas besoin d'un monarque а part qui doive intervenir dans chaque йventualitй, mais chaque citoyen exйcute pour sa part la tвche qui est la sienne conformйment а l'ordre йtabli, et tel acte suit tel autre selon la coutume. Chez les animaux le processus est le mкme de par la nature, du fait que chacune des parties est naturellement constituйe pour exercer sa fonction, si bien qu'il n'est pas besoin d'une вme en chacune. En revanche, du fait que l'вme existe en un certain principe du corps, les autres parties vivent grвce а leur union naturelle avec lui, et exercent par nature la tвche qui leur est propre"[lxxxvii] [2]. L'вme n'est donc pas en chaque partie du corps, mais en une seule­ment.

5. Le Philosophe dit dans les Physiques [lxxxviii] [3] que le moteur du ciel doit кtre ou dans le centre ou en quelque point de la circonfйrence, parce que l'un et l'autre sont principes dans le mouvement circulaire. Et il montre qu'il ne peut кtre dans le centre mais dans la circonfй­rence, parce que plus les principes sont proches de la circonfйrence et loin du centre, plus les mouvements sont rapides. Pareillement, il faut que le moteur animal soit dans cette partie oщ apparaоt principalement le mouvement. Or c'est le cњur. Donc l'вme est seule­ment dans le cњur.

6. Le Philosophe dit au livre De la jeunesse et de la vieillesse [lxxxix] [4] que les plantes ont leur prin­cipe nutritif entre le haut et le bas. Mais le haut et le bas dans les plantes se situent comme le haut et le bas, la droite et la gauche, l'avant et l'arriиre chez les animaux. Il faut donc que le principe de la vie qu'est l'вme, soit chez l'animal au milieu de ces repиres parti­culiers. Or c'est le cњur. Donc l'вme est seulement dans le cњur.

7. Toute forme existant dans un tout et en chacune de ses parties dйsigne de son nom le tout et chaque partie, comme le montre la forme du feu, car chaque partie du feu est feu. Mais chaque partie de l'animal n'est pas l'animal. L'вme n'est donc pas en chaque partie du corps.

8. L'acte d'intellection appartient а quelque partie de l'вme. Mais il n'est pas en quelque partie du corps. Donc l'вme n'est pas tout entiиre en chaque partie du corps.

9. Le Philosophe dit dans le De anima [xc] [5] que de mкme que l'вme se rapporte au corps, de mкme une partie de l'вme а une partie du corps. Si donc l'вme est dans le corps tout entier, elle ne sera pas tout entiиre en chaque partie du corps.

10. On disait que le Philosophe parle de l'вme et de ses parties en tant qu'elle est moteur, et non pas en tant qu'elle est forme. A l'inverse: Le Philosophe dit lа mкme[xci] [6] que si l'њil йtait l'animal, la vue serait son вme. Mais l'вme est la forme de l'animal. C'est donc comme forme et non comme moteur seulement qu'une partie de l'вme est dans le corps.

11. L'вme est le principe de vie de l'animal. Si donc l'вme йtait dans chaque partie du corps, chacune de ces parties recevrait immйdiatement la vie du corps; et ainsi aucune partie ne dйpendrait d'une autre pour vivre; ce qui est manifestement faux, car les autres parties dйpendent du cњur pour vivre.

12. L'вme est mue par accident selon le mouvement du corps oщ elle est; et pareillement en repos par accident quand le corps oщ elle est se repose. Mais il arrive, alors qu'une partie du corps est au repos, qu'une autre soit mue. Si donc l'вme est en chaque partie du corps, il faut que simultanйment elle soit mue et en repos, ce qui est impossible.

13. Toutes les puissances de l'вme s'enracinent dans l'essence de l'вme. Si donc l'essence de l'вme est dans chaque partie du corps, il faut que chaque partie de l'вme soit dans chaque partie du corps, ce qui est manifestement faux, car l'ouпe n'est pas dans l'њil mais dans l'oreille seulement, et ainsi des autres puissances.

14. Tout ce qui est dans un autre est dans cet autre selon le mode d'кtre de ce dernier. Si donc l'вme est dans le corps, il faut qu'elle soit en lui selon le mode d'кtre d'un corps. Mais le mode du corps est que lа oщ est une partie, l'autre n'est pas. Donc lа oщ est une partie de l'вme, l'autre n'est pas. Et ainsi elle n'est pas tout entiиre en chaque partie du corps.

15. Certains animaux imparfaits, dйnommйs annйlides, continuent а vivre une fois dйcou­pйs, parce que leur вme demeure en chaque partie du corps aprиs dйcoupage. Mais l'homme et les autres animaux supйrieurs ne vivent pas quand ils sont dйcoupйs. L'вme n'est donc pas en eux dans chaque partie du corps.

16. Comme l'homme ou l'animal est un tout composй de diverses parties, ainsi la maison. Mais la forme de la maison n'est pas en chacune des parties, mais dans le tout. Ainsi donc l'вme, forme de l'animal, n'est pas tout entiиre en chaque partie du corps, mais dans le tout.

17. L'вme donne l'кtre au corps en tant qu'elle est sa forme. Mais elle est sa forme en raison de son essence, laquelle est simple. Donc par son essence simple elle donne l'кtre au corps. Si donc l'вme est comme forme en chaque partie du corps, il s'en suivrait qu'а chaque partie du corps elle donnerait l'кtre uniformйment.

18. La forme est unie а la matiиre plus intimement que le localisй au lieu. Mais un singulier localisй ne peut кtre simultanйment en plusieurs lieux, fыt-il une substance spirituelle. En effet il n'est pas admis par les maоtres que l'ange soit simultanйment en divers lieux. Donc l'вme ne peut кtre en diverses parties du corps

 

En sens contraire: 1. Augustin dit dans le De Trinitate[xcii] [7] que l'вme est tout entiиre en tout le corps, et tout entiиre en chacune de ses parties.

2. L'вme ne donne l'кtre au corps qu'а la condition de lui кtre unie. Mais l'вme donne l'кtre а tout le corps et а chacune de ses parties. Donc l'вme est dans le corps tout entier et en chacune de ses parties.

3. L'вme n'opиre que lа oщ elle est. Mais les opйrations de l'вme apparaissent en chaque partie du corps. Donc l'вme est en chacune des parties du corps.

 

Rйponse: La vйritй de cette question dйpend de la prйcйdente. On a montrй en effet que l'вme, selon qu'elle est forme du corps, est unie а tout le corps immйdiatement et non pas par la mйdiation de l'une de ses parties. Elle est en effet la forme de tout le corps et de cha­cune de ses parties. Et cela, il est nйcessaire de le dire: йtant donnй que le corps de l'homme ou de tout autre animal est un certain tout naturel, on le dit "un" de ce qu'il a une forme "une", par laquelle il est rendu parfait, et pas seulement par agrйgation et composition, comme il arrive dans la maison et autres choses de ce genre. C'est pourquoi il faut que cha­que partie de l'homme et de l'animal reзoive l'кtre spйcifique de l'вme comme de sa forme propre. De lа, le Philosophe dit[xciii] [8] qu'au retrait de l'вme, ni l'њil ni la chair ni quelque partie ne demeure, sinon par йquivoque. Or il n'est pas possible qu'un sujet reзoive l'кtre spйcifi­que d'un agent sйparй tenant le rфle de forme (ceci s'apparenterait en effet а la position de Platon affirmant que les choses sensibles reзoivent l'кtre et l'espиce par participation а des formes sйparйes), mais il faut que la forme appartienne а ce а quoi elle donne l'кtre, car forme et matiиre sont les principes constituant intrinsиquement l'essence d'une chose. C'est pourquoi si, au jugement d'Aristote, l'вme comme forme donne l'кtre spйcifique а chaque partie du corps, il faut qu'elle soit en chaque partie du corps: de fait et pour la mкme raison, nous disons que l'вme est dans le tout parce qu'elle est la forme du tout. C'est pourquoi, si elle est la forme de chaque partie, il faut qu'elle soit en chaque partie, et non dans le tout seulement, ni dans une partie seulement. Ce que montre bien la dйfinition de l'вme: elle est en effet la forme du corps organisй. Or le corps organisй est constituй de divers organes. Si donc l'вme йtait en tant que forme dans une partie seulement, elle ne serait pas l'acte du corps organisй, mais l'acte du seul organe, par exemple du cњur ou de quelque autre organe, et les parties restantes seraient actualisйes par d'autres formes. Et ainsi le tout per­drait son unitй de nature pour une unitй de composition. Reste donc que l'вme soit dans le corps tout entier et en chacune des parties.

Mais а rechercher si l'вme est tout entiиre dans le tout et en chacune de ses parties, il faut considйrer en quel sens on le dit. La totalitй peut кtre attribuйe а une forme en un triple sens, suivant les trois faзons possibles pour quelque chose d'avoir des parties. D'une pre­miиre faзon, quelque chose a des parties selon la division de la quantitй, qu'il s'agisse du nombre ou de l'йtendue: mais l'unitй de la forme n'est pas concernйe par la totalitй du nom­bre ou de la grandeur, si ce n'est peut-кtre par accident, par exemple pour les formes qui sont divisйes accidentellement par la division du continu, comme la blancheur par la divi­sion d'une surface. D'une autre faзon, on attribuera le tout en rapport aux parties essentiel­les de l'espиce: ainsi la matiиre et la forme sont dites parties du composй, et le genre et la diffйrence parties de l'espиce. Ce mode de totalitй est encore attribuй aux essences simples en raison de leur perfection: en effet, de mкme que les substances composйes tirent leur perfection de la conjonction de leurs principes essentiels, de mкme les substances simples dйtiennent par elles-mкmes la perfection de leur espиce. D'une troisiиme faзon, le tout se dit de quelque chose par comparaison aux parties de l'efficience ou du pouvoir, parties qui se prennent de la division des opйrations.

Si donc il s'agit de la forme qui est divisйe par la division du continu, et que l'on cherche а son propos si elle est tout entiиre en chaque partie du corps, par exemple si la blancheur est tout entiиre en chaque partie d'une surface, et si la totalitй se prend de son rapport aux par­ties quantitatives -totalitй qui en vйritй appartient а la blancheur par accident -alors celle-ci n'est pas tout entiиre en chaque partie, mais tout entiиre dans le tout et en partie dans les parties. Mais si on s'interroge sur la totalitй qui appartient а l'espиce, alors elle est tout entiиre en chaque partie, car la blancheur est aussi intense dans les parties que dans le tout. Il est vrai que du point de vue de l'efficience elle n'est pas tout entiиre en chaque partie, car la blancheur qui recouvre une partie de la surface ne fait pas autant d'effet que celle qui recouvre toute la surface, comme la chaleur qui est dans un petit feu n'a pas autant de force pour chauffer que la chaleur qui est dans un grand feu.

Supposons а prйsent l'unitй de l'вme existant dans le corps (on s'interrogera а ce sujet par la suite), cette unitй n'est pas divisible par cette division de la quantitй qu'est le nombre. En outre, il est clair qu'elle n'est pas divisible par la division du continu, en particulier s'agis­sant de l'вme des animaux supйrieurs, qui perdent la vie une fois dйcoupйs; il en irait autrement des вmes des animaux annйlides, chez lesquels l'вme est une en acte, et plusieurs en puissance, comme l'enseigne le Philosophe[xciv] [9]. Reste donc que dans l'вme de l'homme comme de tout animal supйrieur on ne peut admettre la totalitй que selon la perfection spй­cifique et selon le pouvoir ou l'efficience.

Nous disons donc: puisque la perfection de l'espиce appartient а l'вme en raison de son essence, et que l'вme selon son essence est forme du corps, et qu'а titre de forme du corps elle est en chaque partie du corps, comme on l'a montrй, il reste que l'вme est tout entiиre en chaque partie du corps selon la totalitй de la perfection spйcifique.

Quant а la totalitй entendue selon le pouvoir ou l'efficience, elle n'est pas tout entiиre en chaque partie du corps, ni mкme tout entiиre dans le tout [du corps], si nous parlons de l'вme humaine. On a montrй en effet par les questions prйcйdentes que l'вme humaine, parce qu'elle excиde la capacitй du corps, se rйserve le pouvoir de produire des opйrations oщ le corps ne communique pas, comme penser et vouloir. C'est pourquoi l'intellect et la volontй n'actualisent pas d'organe corporel. Mais quant aux opйrations qu'elles exercent par les organes corporels, la totalitй du pouvoir et de l'efficience propre а l'вme est dans le corps tout entier, mais non dans chaque partie du corps, dans la mesure oщ les diverses parties du corps sont adaptйes aux diverses opйrations de l'вme. En consйquence, l'вme est selon tel pouvoir en telle partie du corps seulement, au regard de l'opйration qui s'exerce par telle partie du corps.

 

Solutions: 1. Puisque la matiиre est pour la forme, et la forme ordonnйe а son opйration propre, il faut que la matiиre d'une forme donnйe soit telle qu'elle s'accorde а l'opйration de cette forme: ainsi la matiиre de la scie sera le fer, parce qu'elle s'accorde а l'њuvre de la scie en vertu de sa duretй. Puisque donc l'вme est capable de diverses opйrations а cause de la perfection de son efficience, il est nйcessaire que sa matiиre soit un corps constituй de parties, appelйes organes, adaptйs aux diverses opйrations de l'вme: c'est pour cette raison que le corps tout entier, а quoi correspond l'вme comme forme, est organisй. Or les parties sont pour le tout. Par consйquent, ce qui correspond а l'вme, ce n'est pas telle partie du corps, tenue pour le sujet propre et principal qu'elle aurait а parfaire, mais c'est la partie en tant qu'ordonnйe au tout. Par consйquent, il ne faut pas qu'une partie quelconque du corps soit le corps organisй, mкme si l 'вme en est la forme.

2. Puisque la matiиre est pour la forme, la forme donne l'кtre spйcifique а la matiиre de faзon а l'accorder а l'opйration de l'вme. Et parce que le corps, que l'вme actualise, requiert une diversitй dans ses parties afin de s'accorder aux diverses opйrations de l'вme, ainsi l'вme, bien qu'elle soit une et simple selon son essence, actualise diversement les parties du corps.

3. Puisque l'вme est dans telle partie du corps de la faзon qu'on a dite, rien de l'вme n'est en dehors de l'вme prйsente en la dite partie du corps. Il ne s'ensuit pas cependant que rien de l'вme ne soit en dehors de cette partie du corps, mais que rien de l'вme ne soit йtranger а la totalitй du corps dont elle est, а tire principal, la perfection.

4. Le Philosophe parle ici de l'вme quant а sa puissance motrice. En effet le principe du mouvement du corps est dans une partie du corps, а savoir dans le cњur, et par cette partie il meut le corps tout entier. C'est manifeste par l'exemple du gouvernant qu'il propose.

5. Le moteur du ciel n'est pas circonscrit au lieu quant а sa substance. Mais le Philosophe veut montrer oщ il se situe du point de vue oщ il est principe du mouvement. Et, de cette faзon, quant au principe du mouvement, l'вme est dans le cњur.

6. Mкme dans les plantes, il est dit que l'вme est au milieu du haut et du bas, en tant qu'elle est principe de certaines opйrations; il en va de mкme chez les animaux.

7. Aucune partie de l'animal n'est l'animal alors que chaque partie du feu est du feu, parce que toute les opйrations du feu sont sauvegardйes en chaque partie du feu, tandis que les opйrations de l'animal ne le sont pas en chacune de ses parties, surtout chez les animaux supйrieurs.

8. Le raisonnement conclut que l'вme n'est pas tout entiиre en chaque partie du corps quant а son efficience, il est vrai de le dire.

9. Les parties de l'animal sont prises par le Philosophe, non pas quant а l'essence de l'вme, mais quant а son pouvoir. Il dit ainsi[xcv] [10] que de mкme que l'вme est dans le corps tout entier, de mкme une partie de l'вme dans une partie du corps. Car de mкme que tout le corps organisй a pour tвche de servir а toutes les opйrations de l'вme exercйes par le corps, de mкme un organe donnй celle de servir а telle opйration dйterminйe.

10. Les puissances de l'вme s'enracinent dans l'essence de telle sorte que lа oщ est quelque puissance de l'вme, lа est l'essence de l'вme. Que donc le Philosophe dise que, dans le cas oщ l'њil serait l'animal, la vue serait son вme, n'est pas а comprendre de la puissance de l'вme abstraction faite de son essence; а l'inverse, l'вme est la forme du corps tout entier par son essence, non par la puissance sensitive.

11. Etant donnй que l'вme opиre au moyen d'une partie premiиre dans les autres parties du corps, que d'autre part le corps est adaptй а l'вme du fait qu'elle en est la cause efficiente, comme dit le Philosophe au De anima[xcvi] [11], il est nйcessaire que la disposition des autres par­ties, dans la mesure oщ elles sont perfectibles par l'вme, dйpende de la partie premiиre. Et pour autant la vie des autres parties dйpend du cњur, car aprиs qu'une disposition due cesse d'кtre dans une partie quelconque, l'вme ne lui est plus unie comme forme. Il n'en reste pas moins que l'вme est immйdiatement la forme de chaque partie du corps.

12. L'вme n'est ni mue ni ne repose quand le corps est en mouvement ou en repos, si ce n'est par accident. Or il n'y a pas d'inconvйnient а кtre mы par accident par des mouvements contraires: par exemple si quelqu'un se dйplace dans le navire а l'encontre de la direction du navire.

13. Bien que toutes les puissances de l'вme s'enracinent dans son essence, nйanmoins cha­que  partie du corps la reзoit suivant son mode; l'вme est ainsi dans les diverses parties du corps selon ses diverses puissances, et il n'est pas nйcessaire qu'elle soit dans une seule partie selon toutes ses puissances.

14. Quand on dit que l'un est dans l'autre selon le mode du rйcepteur, c'est а entendre quant au mode de capacitй de ce dernier, mais non quant а sa nature. Il ne faut pas que ce qui est dans un autre prenne la nature et la propriйtй de ce qui le reзoit, mais qu'il soit reзu en lui а mesure de sa capacitй: il est йvident que l'eau ne prend pas la nature de l'amphore. Par consйquent il ne faut pas que l'вme prenne quelque chose de la nature du corps, de telle sorte que lа oщ est l'une de ses parties, l'autre n'y soit pas.

15. Les animaux annйlides vivent une fois coupйs, non seulement parce que l'вme est en chaque partie du corps, mais parce que leur вme, йtant imparfaite et de peu d'actions, requiert peu de diversitй dans les parties, et ce peu se retrouve dans la partie coupйe vivante. C'est pourquoi, comme cette derniиre conserve la disposition qui fait que tout le corps est perfectible par l'вme, l'вme demeure en elle. Mais il en va autrement chez les animaux supйrieurs.

16. La forme d'une maison, comme toute autre forme artificielle, est une forme acciden­telle. C'est pourquoi elle ne donne pas l'кtre spйcifique au tout et а chaque partie; ni le tout n'est simplement "un", mais "un" par agrйgation. Or l'вme est la forme substantielle du corps, donnant l'кtre spйcifique au tout et aux parties; et le tout constituй des parties est "un" absolument. Il n'y a donc pas de similitude.

17. L'вme, bien qu'elle soit une et simple en son essence, a cependant pouvoir d'exercer diverses opйrations. Et parce que naturellement elle donne l'кtre spйcifique а ce qu'elle actualise en tant qu'elle est la forme du corps selon son essence, que d'autre part tout ce qui est par nature est pour la fin, il faut que l'вme constitue dans le corps la diversitй des parties dans la mesure oщ celles-ci concourent aux diverses opйrations. A cause en vйritй d'une diversitй de ce genre, dont la raison vient de la fin et non de la forme seulement, il apparaоt que dans la constitution des vivants la nature opиre en vue d'une fin mieux que dans les autres rйalitйs physiques, dans lesquelles une seule forme actualise uniformйment tout ce qui est а parfaire.

18. La simplicitй de l'вme et de l'ange n'est pas а juger sur le modиle du point, avec son site dйterminй dans le continu, car alors il est impossible au simple d'кtre simultanйment en diverses parties du continu. Mais l'ange et l'вme sont dits simples du fait qu'il sont dйpour­vus tout а fait de la quantitй et ainsi ne sont pas liйs au continu, sauf au point touchй par l'efficience. C'est pourquoi le tout corporel touchй par l'efficience est corrйlatif de l'ange (lequel ne lui est pas uni comme forme) comme unitй de lieu, et а l'вme (laquelle lui est unie comme forme) en tant qu'unitй а parfaire. Et de mкme que l'ange est tout entier en chaque partie du corps localisй, de mкme l'вme est tout entiиre en chaque partie de ce qu'elle doit parfaire.


Article 11: Chez l'homme, l'вme rationnelle, sensible et vйgйtative est-elle une unique?

 

Objections: 1. Il semble que non. Lа oщ est l'acte de l'вme, lа est l'вme. Or dans l'embryon l'acte de l'вme vйgйtative prйcиde l'acte de l'вme sensible; et l'acte de l'вme sensible, l'acte de l'вme rationnelle. Donc, en ce qui est conзu, l'вme vйgйtative est antйrieure а l'вme sen­sible, et l'вme sensible antйrieure а l'вme rationnelle; et ainsi elles ne sont pas identiques en substance.

2. On disait que l'acte de l'вme vйgйtative et sensible n'est pas chez l'embryon le fait d'une вme immanente а l'embryon, mais d'une efficience existant en lui par l'вme d'un parent. A l'inverse: aucun agent fini n'agit par son efficience au-delа d'une distance dйterminйe, comme le manifeste le mouvement du lancer: le lanceur en effet projette а un lieu dйter­minй mesurй par sa force. Mais dans l'embryon apparaissent les mouvements et les opйra­tions de l'вme quelque grand que soit l'йloignement du parent, dont l'efficience est cepen­dant finie. Donc les opйrations de l'вme chez l'embryon ne sont pas causйes par l'efficience de l'вme du parent.

3. Le Philosophe dit, au livre De la gйnйration des animaux[xcvii] [1], que l'embryon est animal avant d'кtre homme. Mais il n'y a pas d'animal sans l'вme sensible; or l'homme est homme par l'вme rationnelle. Donc l'вme sensible -et non seulement son efficience -est dans l'em­bryon antйrieure а l'вme rationnelle.

4. Vivre et sentir sont des opйrations qui ne peuvent venir que d'un principe intrinsиque. Or ce sont des actes de l'вme. Comme l'embryon vit et sent avant d'avoir l'вme rationnelle, vivre et sentir ne procиdent pas de l'вme du parent extйrieur, mais de l'вme existant а l'intй­rieur.

5. Le Philosophe dit dans le De anima[xcviii] [2] que l'вme est cause du corps vivant, non seulement comme forme, mais comme cause efficiente et finale. Mais elle ne serait pas cause effi­ciente du corps si elle ne lui йtait pas prйsente au moment de sa formation. Or le corps est formй avant l'infusion de l'вme rationnelle. Donc avant cet йvйnement il y a dans l'embryon une вme, et pas seulement l'efficience de l'вme.

6. On disait que la formation du corps vient de l'вme, non pas de celle immanente а l'em­bryon, mais de l'вme du parent. A l'inverse: les corps vivants se meuvent de leur propre mouvement. Or la croissance d'un corps vivant est une sorte de mouvement qui lui est pro­pre, puisque son principe propre est un pouvoir de croissance. C'est donc par ce mouve­ment que la chose vivante se meut elle-mкme. Mais celui qui se meut lui-mкme est com­posй d'un moteur et d'un mы, comme le prouve le livre des Physiques[xcix] [3]. Donc le principe de la croissance, qui forme le corps vivant, c'est l'вme immanente а l'embryon.

7. Il est manifeste que l'embryon croоt. Or la croissance est mouvement local, comme il est dit dans les Physiques[c] [4]. Donc puisque l'animal se meut localement, il se mouvra aussi selon la croissance, et ainsi il faut que soit dans l'embryon le principe d'un tel mouvement et qu'il ne tienne pas celui-ci d'une вme extйrieure.

8. Le Philosophe dit expressйment dans le livre De la gйnйration des animaux[ci] [5], qu'on ne peut pas dire qu'il n'y ait point d'вme dans l'embryon: en lui il y a d'abord l'вme nutritive, puis la sensitive.

9. On disait, d'aprиs le Philosophe, que dans l'embryon l'вme n'est pas en acte, mais en puissance. A l'inverse: rien n'agit que pour autant qu'il est en acte. Mais c'est dans l'em­bryon que sont les actions de l'вme: c'est donc lа que l'вme est en acte. Reste par consй­quent qu'elle n'est pas une seule substance.

10. Il est impossible que le mкme soit de l'extйrieur et de l'intйrieur. Or l'вme rationnelle vient chez l'homme de l'extйrieur, l'вme vйgйtative et sensible de l'intйrieur, c'est-а-dire d'un principe immanent а la semence, comme le montre le Philosophe[cii] [6]. Donc chez l'homme, l'вme rationnelle, la sensible et la vйgйtative ne sont pas identiques en substance.

11. Il est impossible que ce qui est substance en l'un soit accident en l'autre; c'est pourquoi le Commentateur dit[ciii] [7] que la chaleur n'est pas la forme substantielle du feu, puisqu'elle est ailleurs un accident. Mais l'вme sensible est substance chez les animaux brutes. Elle n'est donc pas seulement puissance chez l'homme, puisque les puissances sont des propriйtйs et accidents de l'вme.

12. L'homme est un animal plus noble que les animaux brutes. Mais "animal" est dit en raison de l'вme sensible. Donc l'вme sensible est plus noble chez l'homme que chez les animaux brutes. Mais chez ceux-ci, elle est une substance, et non seulement une puissance de l'вme. A plus forte raison est-elle en l'homme une sorte de substance par soi.

13. Impossible qu'une mкme chose soit en substance corruptible et incorruptible. Mais l'вme rationnelle est incorruptible; en revanche, l'вme sensible et vйgйtative sont corrup­tibles. Il est donc impossible que l'вme rationnelle, la sensible et la vйgйtative soient iden­tiques en substance.

14. On disait que chez l'homme l'вme sensible est incorruptible. A l'inverse: corruptible et incorruptible diffиrent selon le genre comme dit le Philosophe[civ] [8]. Or l'вme sensible est chez les animaux brutes corruptible. Si donc chez l'homme l'вme sensible est incorruptible, elle ne sera pas du mкme genre pour l'homme et pour le cheval; et ainsi, puisqu'on parle de l'animal en raison de l'вme sensible, l'homme et le cheval ne seront pas dans le mкme genre animal, ce qui est manifestement faux.

15. Impossible qu'une mкme chose soit en substance rationnelle et irrationnelle, car la contradiction ne se vйrifie pas au sujet du mкme. Mais l'вme sensible et la vйgйtative sont irrationnelles. Elles ne peuvent s'identifier en substance avec l'вme rationnelle.

16. Le corps est proportionnй а l'вme. Mais dans le corps sont les divers principes des opй­rations de l'вme, appelйs membres principaux. Il n'y a donc pas une seule вme, mais plu­sieurs.

17. Les puissances de l'вme dйcoulent naturellement de son essence. Or de l'un ne procиde naturellement que de l'un. Si donc l'вme йtait simplement une en l'homme, ne procйderaient pas d'elle des facultйs, dont les unes sont incorporйes aux organes, les autres non.

18. Le genre est pris de la matiиre, mais la diffйrence de la forme. Or le genre de l'homme, c'est l'animal; la diffйrence, c'est le rationnel. Donc, puisque l'animal se prend de l'вme sensible, il semble que non seulement le corps mais encore l'вme sensible se rapportent а l'вme rationnelle sous la modalitй de matiиre. Donc l'вme rationnelle et l'вme sensible ne sont pas identiques en substance.

19. L'homme et le cheval se rejoignent dans le fait d'кtre animal. Animal se dit de l'вme sensible. Ils se rejoignent donc dans le fait d'кtre une вme sensible. Mais l'вme sensible chez le cheval n'est pas rationnelle. Elle ne l'est donc pas non plus chez l'homme.

20. Si l'вme rationnelle, la sensible et la vйgйtative sont identiques en substance chez l'homme, il faut que dans chaque partie oщ se trouve l'une d'entre elles, les autres y soient. Mais c'est faux, car dans les os se trouve l'вme vйgйtative, car ils se nourrissent et grandis­sent, mais non l'вme sensible, car ils sont privйs de sens. Par consйquent, elles ne sont pas identiques en substance.

 

En sens contraire: Il est dit dans le De ecclesiasticis dogmatibus: "Il n'y a pas deux вmes en un seul homme, comme l'йcrivent Jacques et d'autres syriens, l'une animale par laquelle le corps est animй, l'autre rationnelle au service de la raison; mais nous disons qu'il y a une seule et mкme вme dans l'homme: elle vivifie le corps par son union (association?), elle dispose d'elle-mкme par la raison"[cv] [9].

 

Rйponse: Sur cette question il y a diverses opinions, chez les modernes comme chez les anciens. Platon soutenait en effet qu'il y a plusieurs вmes dans le corps. Et ceci s'accordait а ses principes: il postulait en effet que l'вme est unie au corps а titre de moteur et non de forme, disant qu'elle йtait dans le corps comme le pilote dans le navire.

Mais oщ apparaissent des actions de genre divers, il faut poser des moteurs divers: ainsi dans le navire, autre est celui qui gouverne, autre celui qui rame; mais leur diversitй ne nuit pas а l'unitй du navire, car de mкme que les actions sont ordonnйes, de mкme les moteurs existant dans le navire sont-ils respectivement ordonnйs l'un а l'autre. Pareillement il ne semble pas rйpugner а l'unitй de l'homme ou de l'animal qu'il y ait plusieurs вmes en un seul corps, de telle sorte que des moteurs soient ordonnйs entre eux selon l'ordre des opй­rations.

Mais en consйquence, comme du moteur et du mobile ne rйsulte pas ce qui est simplement un par soi, l'homme ne serait pas absolument un par soi, ni l'animal; et il n'y aurait pas de gйnйration ou de corruption, absolument, quand le corps reзoit l'вme ou la perd. C'est pourquoi il faut dire que l'вme est unie au corps non seulement comme moteur, mais comme forme, ainsi qu'il est d'ailleurs manifeste par ce qui prйcиde.

Cela posй, il suit encore des principes de Platon qu'il y a plusieurs вmes chez l'homme et chez l'animal. Les platoniciens soutinrent en effet que les universaux sont des formes sйparйes qui sont affirmйes des sensibles en tant elles sont participйes par eux: par exemple Socrate est dit animal en tant qu'il participe а l'idйe d'animal; et homme en tant qu'il parti­cipe а l'idйe d'homme. Reste en fin de compte qu'autre par essence est la forme suivant laquelle Socrate est dit animal, autre la forme suivant laquelle il est dit homme. D'oщ cette consйquence que l'вme sensible et la rationnelle diffиrent en substance chez l'homme.

Mais cela ne peut tenir, car si les prйdicats de formes diverses sont affirmйs d'un sujet, l'un d'eux sera affirmй de l'autre par accident: par exemple on affirmera de Socrate qu'il est blanc en raison de la blancheur, et musicien en raison de la musique, mais c'est par acci­dent qu'on dire du blanc qu'il est musicien. Si donc Socrate est dit homme et animal selon l'une et l'autre forme, il s'ensuit que la proposition "l'homme est animal" est une proposi­tion accidentelle et que l'homme n'est pas vraiment ce qu'est un animal. Il arrive pourtant qu'une prйdication concernant des formes diverses soit faite par soi quand celles-ci sont ordonnйes entre elles: par exemple si l'on dit "ce qui a telle surface est colorй", car la cou­leur est dans la substance par la mйdiation de la surface. Mais ce mode de prйdication par soi ne vient pas de ce que le prйdicat est posй dans la dйfinition du sujet, mais plutфt l'in­verse. En effet, la surface est posйe dans la dйfinition de la couleur comme le nombre dans celle du pair. Si donc la prйdication de l'homme et de l'animal йtait sous ce mode du "par soi", comme l'вme sensible est ordonnйe а l'вme rationnelle quasi matйriellement (а suppo­ser qu'elles soient diverses), il s'ensuivrait que le prйdicat "animal" ne sera pas affirmй par soi de l'homme, mais plutфt l'inverse.

Suit encore un autre inconvйnient. De plusieurs choses existant en acte, ne rйsulte pas ce qui est absolument "un" а moins qu'il n'y ait un facteur d'union susceptible de les lier en quelque faзon. Ainsi donc, si Socrate йtait animal et rationnel en raison de formes diverses, ces deux-lа auraient besoin pour кtre unies absolument d'un principe qui les ferait "un". Par consйquent, comme ce principe n'a pas а кtre invoquй ici, il restera que l'homme n'est "un" que par agrйgation, comme le tas, qui est "un" d'un point de vue relatif mais "multiple" absolument, simplement; et ainsi l'homme ne sera pas absolument "йtant", car chacun est "йtant" pour autant qu'il est "un".

Suit de plus un autre inconvйnient. Le genre йtant un prйdicat substantiel, il faut que soit substantielle la forme selon laquelle l'individu substance reзoit l'attribution du genre et qu'ainsi l'вme sensible, selon laquelle Socrate est dit animal, soit une forme substantielle en lui; voilа comment il est nйcessaire qu'elle donne l'кtre au corps purement et simplement et le constitue en une rйalitй individuelle. Donc l'вme rationnelle, si elle est autre selon la subs­tance, ne fait pas le une rйalitй individuelle ni l'кtre absolument, mais seulement un certain кtre, puisqu'elle advient а une chose dйjа subsistante. Par consйquent, elle ne sera pas forme substantielle, mais accidentelle; et ainsi, elle ne donnera pas l'espиce а Socrate, puis­que l'espиce est aussi bien un prйdicat substantiel.

Reste donc que dans l'homme il y ait seulement une seule вme selon la substance, qui est rationnelle, sensible, vйgйtative. Et ceci est la consйquence de ce que nous avons montrй dans la question prйcйdente au sujet de l'ordre des formes substantielles: aucune forme substantielle n'est unie а la matiиre par la mйdiation d'une autre forme substantielle, mais la forme plus parfaite donne а la matiиre tout ce que donnait la forme infйrieure, et bien plus encore. Par consйquent, l'вme rationnelle donne au corps humain tout ce que donne l'вme vйgйtative aux plantes, et tout ce que donne l'вme sensible aux brutes, et quelque chose en plus. Pour cette raison elle est en l'homme et vйgйtative et sensible et rationnelle. Atteste encore cela le fait que lorsque l'opйration d'une puissance aura йtй intense, elle empкche une autre d'opйrer, et encore qu'il y a redondance d'une puissance sur l'autre, ce qui n'arri­verait pas si toutes les puissance ne s'enracinaient dans l'unique essence de l'вme.

 

Solutions: 1. Supposй qu'il n'y ait qu'une unique substance de l'вme dans le corps humain, divers sont les arguments apportйs par les divers auteurs. Les uns disent que dans l'em­bryon il n'y a pas d'вme avant l'вme rationnelle, mais une certaine efficience procйdant de l'вme des parents, et que de cette efficience, appelйe pouvoir formateur, proviennent les opйrations qui apparaissent dans l'embryon. Mais ceci ne peut кtre tout а fait vrai, parce que dans l'embryon apparaоt non seulement la formation du corps, qui pourrait кtre attri­buйe au pouvoir susdit, mais encore d'autres opйrations qui ne peuvent кtre attribuйes qu'а l'вme, comme croоtre, sentir, et autres opйrations de ce genre. On pourrait cependant soute­nir cette position si le principe actif йvoquй йtait dit dans l'embryon pouvoir de l'вme, et non вme, pour autant que l'вme n'est pas parfaite, ni l'embryon un parfait animal. Mais alors la mкme difficultй demeure. D'autre auteurs disent donc que, sans doute l'вme vйgй­tative prйcиde la sensible, et la sensible la rationnelle, mais il ne s'agit pas d'une autre вme, puis d'une autre encore; en vйritй, la semence est d'abord amenйe а l'acte de l'вme vйgйta­tive par le principe actif immanent а la semence; laquelle вme en vйritй est conduite, au cours du temps, а une perfection ultйrieure plus grande par le processus de gйnйration et devient elle-mкme вme sensible; laquelle en vйritй est conduite а une perfection plus grande par un principe externe, et survient alors l'вme rationnelle. Mais, selon cette posi­tion, il s'ensuivrait que la substance de l'вme rationnelle procйderait d'un principe actif immanent а la semence, mкme si а la fin quelque perfection lui advient d'un principe externe; il s'ensuivrait alors que l'вme rationnelle soit en substance corruptible: car ne peut кtre incorruptible ce qui est causй par une vertu immanente а la semence.

C'est pourquoi il faut rйsoudre autrement la question: la gйnйration de l'animal n'est pas une genиse une et simple, mais que pour ce faire de multiples gйnйrations et corruptions se succиdent les unes aux autres: on dira par exemple qu'il prend d'abord la forme de la semence, deuxiиmement la forme du sang, et ainsi de suite jusqu'а ce que la gйnйration soit parachevйe. De la sorte, comme gйnйration et corruption ne vont pas sans abandon et addi­tion de forme, il faut que la forme imparfaite, d'abord inhйrente, soit abandonnйe, et qu'une plus parfaite soit induite, et cela jusqu'а ce que l'animal conзu acquiert la forme parfaite. Et ainsi, on doit dire que l'вme vйgйtative est d'abord dans la semence, qu'elle est abandonnйe dans le processus de la gйnйration, et qu'une autre lui succиde, qui est вme non seulement vйgйtative mais sensible, laquelle, йtant а nouveau abandonnйe, une autre est ajoutйe qui est а la fois vйgйtative, sensible et rationnelle.

2. L'efficience qui dans la semence vient du pиre, est une efficience permanente intrinsи­que, ne dйcoulant pas d'une source externe, telle l'efficience du moteur dans les projectiles, et ainsi, quelque grand que soit l'йloignement du pиre, l'efficience immanente а la semence opиre. (Celle-ci ne peut venir de la mиre, quoiqu'en disent certains, parce que la femme est dans la gйnйration un principe, non pas actif, mais passif). Il y a cependant quelque chose de semblable: en effet, de mкme que la vigueur du lanceur, qui est finie, meut d'un mou­vement local jusqu'а une distance dйterminйe, de mкme l'efficience du gйnйrateur meut du mouvement de la gйnйration jusqu'а une forme dйterminйe.

3. Cette efficience a raison d'вme, comme on l'a dit; et ainsi par elle l'embryon peut кtre dit animal.

4-8. La solution vaut pour les objections 4 а 8.

9. De mкme que l'вme est dans l'embryon en acte, mais en acte imparfait, de mкme elle opиre, mais par des opйrations imparfaites.

10. Bien que l'вme sensible vienne chez les brutes d'un principe intrinsиque, cependant chez l'homme la substance de l'вme, qui est tout а la fois vйgйtative, sensible et rationnelle, vient d'un principe transcendant.

11. L'вme sensible n'est pas un accident chez l'homme puisqu'elle est identique en subs­tance avec l'вme rationnelle; par contre la puissance sensitive est un accident chez homme, comme chez les autres animaux.

12. L'вme sensible est plus noble chez l'homme que chez les autres animaux parce qu'elle est non seulement sensible mais encore rationnelle.

13. L'вme sensible chez l'homme est en substance incorruptible, puisque sa substance est la substance de l'вme rationnelle; quoique peut-кtre les puissances sensitives, йtant les actes d'un corps, ne demeurent pas aprиs le corps, comme il paraоt а certains.

14. Si l'вme sensible chez les brutes et l'вme sensible chez les hommes relevaient de soi du genre ou de l'espиce, elles ne seraient pas du mкme genre, а moins peut-кtre de parler selon la logique du sens commun. Car ce qui est proprement dans le genre ou l'espиce, c'est le composй qui, dans l'un et l'autre cas, est corruptible.

15. L'вme sensible n'est pas chez l'homme une вme irrationnelle, mais elle est simultanй­ment sensible et rationnelle. Il est vrai que certaines puissances de l'вme sensible sont irra­tionnelles en soi, mais elles participent а la raison dans la mesure oщ elles lui obйissent. Les puissances de l'вme vйgйtative sont, elles, tout а fait irrationnelles, parce qu'elles n'obйissent pas а la raison, comme le montre le Philosophe dans les Ethiques[cvi] [10].

16. Bien qu'il y ait plusieurs membres principaux dans le corps oщ se manifestent les prin­cipes de certaines opйrations de l'вme, cependant tous dйpendent du cњur comme du pre­mier principe corporel.

17. De l'вme humaine, en tant qu'elle est unie au corps, dйcoulent les facultйs liйes aux organes; toutefois, en tant qu'elle excиde par son efficience la capacitй du corps, dйcoulent d'elle des facultйs non liйes aux organes.

18. Comme il apparaоt par les questions antйrieures, d'une mкme et unique forme la matiиre reзoit divers degrйs de perfection; et selon que la matiиre est actualisйe par un degrй de perfection infйrieur, elle reste encore matiиre pour un degrй de perfection plus haut. Et ainsi, selon que le corps est actualisй dans l'кtre sensible par l'вme humaine, il demeure encore matiиre au regard d'une perfection ultйrieure. Pour cette raison, "animal", qui est le genre, est pris de la matiиre, et "rationnel", la diffйrence, est pris de la forme.

19. De mкme que l'animal, en tant que tel, n'est ni rationnel ni irrationnel, mais que l'ani­mal rationnel lui-mкme est l'homme et que l'animal irrationnel est l'animal brute, de mкme l'вme sensible, en tant que sensible, n'est ni rationnelle ni irrationnelle, mais l'вme sensible elle-mкme est chez l'homme rationnelle, et chez l'animal irrationnelle.

20. Bien que l'вme sensible et la vйgйtative soit une, il ne faut pas cependant que partout oщ apparaоt l'opйration de l'une, apparaisse l'opйration de l'autre, а cause des dispositions diverses des parties; de lа vient encore que toutes les opйrations de l'вme ne sont pas exer­cйes par une seule partie, mais la vue par l'њil, l'ouпe par l'oreille, et ainsi des autres opйra­tions.

Article 12: L'вme est-elle identique а ses puissances?

 

Objections: 1. Il semble que oui. Il est dit en effet dans le De spiritu et anima: "L'вme pos­sиde les choses qui lui sont naturelles en totalitй: car ses puissances et facultйs sont identi­ques а elle-mкme. Elle n'est pas ses accidents; elle est ses forces; elle n'est pas ses vertus: elle n'est pas en effet sa prudence, sa tempйrance, sa justice, sa force."[cvii] [1] En consй­quence, il semble expressйment admis que l'вme soit ses puissances.

2. Il est dit dans le mкme livre: "L'вme est en fonction de ses tвches appelйe de noms diffй­rents. On la dit вme quand elle vivifie, sens quand elle sent, esprit quand elle goыte, enten­dement quand elle pense, raison quand elle discerne, mйmoire quand elle se rappelle, quand elle veut volontй. Tous ces aspects ne diffйrent pas en substance, comme ils le font par les noms, puisque а eux tous ils sont l'вme."[cviii] [2] Delа, mкme conclusion que prйcйdem­ment.

3. Bernard dit: "Je vois trois choses dans l'вme: la mйmoire, l'intelligence et la volontй, et ces trois sont une seule substance".[cix] [3] La mкme raison vaut pour les autres puissances. Donc l'вme est ses puissances.

4. Augustin dit dans le De Trinitate[cx] [4] que la mйmoire, l'intelligence et la volontй sont une seule vie, une seule вme. Donc les puissances de l'вme sont identiques а son essence.

5. Nul accident n'excиde son essence. Mais la mйmoire, l'intelligence et la volontй excи­dent l'вme: en effet l'вme ne se souvient pas que de soi, ni ne pense et ne veut que soi, mais encore bien d'autres choses. Donc ces trois [puissances] ne sont pas des accidents de l'вme; elles sont identiques а l'essence de l'вme ainsi que, par la mкme raison, les autres puissan­ces.

6. En fonction de ces trois puissances se signale l'image de la Trinitй dans l'вme. Mais l'вme est image de la Trinitй en raison de soi, et non seulement de ses accidents. Les puis­sances susdites ne sont donc pas des accidents de l'вme. Ils relиvent de son essence.

7. L'accident est ce qui peut кtre prйsent ou absent, indйpendamment de la corruption du sujet. Mais les puissances de l'вme ne peuvent en кtre absentes. Elles n'en sont donc pas les accidents. Ainsi, mкme conclusion qu'auparavant.

8. Aucun accident n'est principe d'une diffйrence substantielle, car la diffйrence complиte la dйfinition d'une chose en signifiant ce qu'elle est. Mais les puissances de l'вme sont prin­cipes de diffйrence substantielle: en effet, "sensible" se dit en fonction du sens, "rationnel" en fonction de la raison. Donc les puissances ne sont pas des accidents de l'вme, elles sont l'вme mкme qui est forme du corps, car la forme est principe de la diffйrence substantielle.

9. La forme substantielle a plus de vigueur que l'accidentelle. Mais la forme accidentelle agit de soi-mкme, et non par quelque puissance intermйdiaire. A fortiori la forme substan­tielle. Puisque donc l'вme est une forme substantielle, les puissances par lesquelles elle agit ne sont pas autres qu'elle-mкme.

10. Identiques sont les principes d'кtre et les principes de l'agir. Or l'вme est par elle-mкme principe d'кtre, parce que selon son essence elle est forme. Donc selon son essence elle est principe d'agir. Mais la puissance n'est rien d'autre qu'un principe d'agir. L'essence de l'вme est donc sa puissance.

11. La substance de l'вme, en tant qu'elle est en puissance aux intelligibles, est l'intellect possible; en tant qu'elle est en acte, l'intellect agent. Mais l'кtre en acte et l'кtre en puis­sance ne signifient rien d'autre que la rйalitй mкme qui est en puissance et en acte. Donc l'вme est l'intellect agent et l'intellect possible; et par la mкme raison elle est ses puissan­ces.

12. De mкme que la matiиre premiиre est en puissance aux formes sensibles, de mкme l'вme intellectuelle aux formes intelligibles. Mais la matiиre premiиre est sa puissance. Donc l'вme intellectuelle est sa puissance.

13. Le Philosophe dit au livre des Ethiques[cxi] [5] que l'homme, c'est l'intellect. Mais il ne l'est qu'en raison de l'вme. Donc l'вme est l'intellect et, par la mкme raison, les autres puissan­ces.

14. Le Philosophe dit dans le De anima[cxii] [6] que l'вme est acte premier, comme la science. Mais la science est le principe immйdiat de l'acte second, а savoir celui de considйrer. Donc l'вme est le principe immйdiat de ses opйrations. Or le principe immйdiat de l'opйra­tion est dit puissance. Donc l'вme est ses puissances.

15. Toutes les parties sont consubstantielles au tout, car le tout est constituй de ses parties. Mais les puissances de l'вme sont ses parties, comme le montre le De anima CXIII [7]. Elles sont donc les parties substantielles de l'вme, et non ses accidents.

16. La forme simple ne peut кtre sujet. Or l'вme est une forme simple, comme on l'a exposй plus haut. Elle ne peut donc кtre sujet des accidents. Donc les puissances qui sont dans l'вme ne sont pas ses accidents.

17. Si les puissances sont les accidents de l'вme, il faut qu'ils dйcoulent de son essence: les accidents propres sont en effet causйs а partir des principes du sujet. Mais l'essence de l'вme, du fait de sa simplicitй, ne peut кtre cause d'une aussi grande diversitй d'accidents qu'il paraоt dans les puissances de l'вme. Par consйquent les puissances de l'вme ne sont pas ses accidents. Reste donc que l'вme mкme est ses puissances.

 

En sens contraire: 1. L'essence est а l'кtre ce que la puissance est а l'agir. Donc, par per­mutation, l'кtre est а l'agir ce que l'essence est а la puissance. Mais en Dieu seul il y a iden­titй entre l'кtre et l'agir. Donc en Dieu seul il y a identitй entre la puissance et l'essence. L'вme n'est donc pas ses puissances.

2. Nulle qualitй n'est substance. Mais la puissance naturelle est une espиce de qualitй, comme le montre le livre des Prйdicaments. Donc les puissances de l'вme ne sont pas l'es­sence mкme de l'вme.

 

Rйponse: Sur cette question il y a diverses opinions. Les uns disent que l'вme est identi­que а ses puissances, les autres le nient, disant que les puissances de l'вme font partie de ses propriйtйs. Et pour saisir la diversitй de ces opinions, il faut savoir que la puissance n'est rien d'autre que le principe d'une opйration, action ou passion; non pas le principe qu'est le sujet, agent ou patient, mais le principe selon quoi l'agent agit et le patient pвtit, comme l'art de construire est chez le constructeur la puissance par laquelle il construit, et la chaleur dans le feu la puissance par laquelle il chauffe, et le sec dans les bois la puissance qui les rend combustibles. Ceux qui postulent que l'вme est ses puissances, pensent donc que l'вme elle-mкme est le principe immйdiat de toutes les opйrations de l'вme. Ils disent que c'est par l'essence de l'вme que l'homme fait acte d'intellection, acte de sensation et opиre de cette faзon toutes les opйrations de ce genre, et que c'est en fonction de la diver­sitй de ces opйrations qu'elle est appelйe de diffйrents noms: sens en tant que principe du sentir, intel­lect en tant que principe d'intellection, et de mкme pour les autres opйrations -comme si, par exemple, nous nommions la chaleur du feu puissance de liquйfaction, de calorification, de dessiccation, parce qu'elle opиre toutes ces actions.

Mais cette opinion ne peut tenir. D'abord parce que chacun agit selon qu'il est en acte ce que prйcisйment il effectue. En effet le feu chauffe, non pas en tant qu'il est lumi­neux en acte, mais en tant qu'il est chaud en acte. Ce qui fait que tout agent produit du semblable а soi. C'est pourquoi il faut partir de ce qui est fait pour considйrer ensuite ce par quoi il est fait. Il faut que les deux soient conformes. Delа il est dit dans les Phy­siques[cxiii] [8] que la forme et le gйniteur sont d'espиce identique. Quand donc ce qui est fait se distingue de l'кtre substantiel de la chose, il est impossible que le principe par quoi il est fait se confonde avec l'essence de la chose. Ce qui apparaоt manifestement dans les agents naturels: en effet, l'agent naturel de la gйnйration agit en transmuant la matiиre en quelque chose d'informй -ce qui se fait premiиrement par la disposition de la matiиre au regard de la forme, et secondement par l'acquisition de la forme selon laquelle il y a gйnйration au terme de l'altй­ration -, il est donc nйcessaire que, de la part de l'agent, ce qui agit immй­diatement soit la forme accidentelle, qui est en correspondance avec la disposition incul­quйe а la matiиre; mais il faut que [cette] forme accidentelle agisse en vertu de la forme substantielle, comme йtant son instrument, autrement l'action ne conduirait pas а la forme substantielle. C'est pourquoi n'apparaissent dans les йlйments aucun autre principe d'action que les qualitйs actives et passives, lesquelles agissent cependant en vertu des formes substantielles; et c'est pourquoi leur action se termine, non seulement aux dispositions accidentelles, mais encore aux formes substantielles, а l'instar des њuvres artificielles oщ l'action de l'instrument se termine а la forme visйe par l'artisan. Mais s'il y a quelque agent qui directement et immй­diatement produit par son action la substance, comme nous le disons de Dieu, qui en crйant produit la substance des choses, et comme Avicenne le dit de l'Intelligence agente, par laquelle, selon lui, dйcoulent les formes substantielles dans les rйalitйs infйrieures, un tel agent agit par son essence, de telle sorte qu'en lui la puissance active ne diffйrera pas de son essence.

S'agissant de la puissance passive, il est manifeste qu'elle est, quant а l'acte subs­tantiel, dans le genre de la substance, et, quant а l'acte accidentel, dans le genre de l'acci­dent -par rйduction -comme principe et non comme espиce complиte, car chaque genre se divise en puissance et acte. C'est pourquoi la puissance homme est dans le genre de la substance, et la puissance blanc dans le genre de la qualitй.

Or il est manifeste que les puissances de l'вme, qu'elles soient actives ou passives, ne se disent pas directement en rйfйrence а quelque chose de substantiel, mais а quelque chose d'accidentel: l'кtre de l'intellection ou de la sensation en acte est un кtre non pas substantiel mais accidentel, а quoi sont ordonnйs l'intellect et le sens; et pareillement l'кtre grand ou petit а quoi est ordonnйe la force de grandir; en revanche, la puissance gйnйrative et la nutritive sont ordonnйes а produire ou conserver la substance, mais par transmutation de la matiиre, si bien qu'une telle action, comme celle des autres agents naturels, rйsulte de la substance par la mйdiation d'un principe accidentel. Il est donc manifeste que l'essence de l'вme n'est pas le principe immйdiat de ses opйrations, mais qu'elle opиre par la mйdia­tion de principes accidentels. Ainsi les puissances de l'вme ne sont pas l'essence mкme de l'вme, mais ses propriйtйs.

Cela ressort enfin de la diversitй des actions de l'вme. Elles sont de genre divers et ne peu­vent кtre rйduites immйdiatement а un seul principe, car les unes sont des actions, les autres des passions, ou elles diffиrent par d'autres diffйrences de ce genre: il faut donc les attribuer а divers principes. Et ainsi, puisque l'essence de l'вme est un seul et mкme prin­cipe, elle ne peut кtre le principe immйdiat de toutes ses actions, mais il faut qu'elle dispose de plusieurs et diverses puissances correspondant а la diversitй de ses actions. En effet, la puissance est dite puissance par rйfйrence а l'acte. D'oщ selon la diver­sitй des actions il faut que soit la diversitй des puissances. De lа vient que le Philosophe dans les Ethiques[cxiv] [9] dit que la partie scientifique de l'вme, qui porte sur le nйcessaire, et la partie calculatrice qui porte sur le contingent, sont des puissances diverses, parce que le nйcessaire et le contin­gent diffиrent par le genre[cxv] [10].

 

Solutions: 1. Il faut dire que ce livre De spiritu et anima n'est pas d'Augustin, mais d'un certain cistercien, il ne faut pas s'inquiйter beaucoup de ce qui s'y dit. Si l'on en tient compte cependant, on peut dire que l'вme est ses puissances ou ses facultйs parce qu'elles sont ses propriйtйs naturelles. C'est pourquoi il est dit dans le mкme livre que toutes les puissances sont une seule вme, aux propriйtйs diverses, mais relevant d'une seule puis­sance. Faзon de parler: comme si on disait que le chaud, le sec et le lйger sont un seul feu.

2-4. On rйpondra de mкme aux objections 2,3 et 4.

5. L'accident n'excиde pas le sujet sous le rapport de l'acte d'кtre; il l'excиde cependant quant а l'agir: en effet la chaleur du feu chauffe les choses extйrieures. En ce sens, les puis­sances de l'вme l'excиdent en tant que l'вme connaоt et qu'elle aime, non seulement soi, mais les autres choses. Augustin introduit cette argumentation[cxvi] [11] en comparant la connais­sance et l'amour а l'esprit, non pas а l'esprit comme sujet, mais comme objet de connais­sance et d'amour. Si en effet [la connaissance et l'amour] se rapportaient а l'вme comme des accidents а leur sujet [d'existence], il s'ensuivrait que l'вme ne connaоtrait et n'aimerait que soi. De lа peut-кtre dit-il que la connaissance et l'amour sont une seule vie, une seule essence, en ce sens que la connaissance en acte est d'une certaine faзon le connu lui-mкme, et l'amour en acte l'aimй lui-mкme.

6. L'image de la Trinitй est а remarquer dans l'вme en raison, non seulement de la puis­sance mais de l'essence: en effet, c'est ainsi que se reprйsente une seule essence en trois personnes, quoique d'une maniиre dйficiente. Or si l'вme йtait ses puissances, il n'y aurait pas de distinction des personnes entre elles, sauf par les noms, et ainsi ne serait pas reprй­sentйe convenablement la distinction des personnes en Dieu.

7. Il y a trois genres d'accidents: certains sont causйs par les principes de l'espиce, comme la facultй de rire chez l'homme; certains sont causйs par les principes de l'individu, et cela d'une double faзon: ou bien ils ont dans le sujet une cause permanente, et ce sont des acci­dents insйparables, comme les dйterminations de masculin et de fйminin, et autres choses de ce genre; ou bien ils ont dans le sujet une cause intermittente, et ce sont des accidents sйparables, comme s'asseoir ou marcher. Mais il y a ceci de commun а tout accident qu'il n'est pas de l'essence de la chose, et qu'ainsi il ne tombe pas dans sa dйfinition. C'est pour­quoi nous connaissons de la chose ce qu'elle est sans connaоtre de ses accidents ce qu'ils sont. Mais l'espиce ne peut кtre connue sans les accidents qui suivent les principes de l'es­pиce; cependant elle peut кtre connue sans les accidents de l'individu, fussent-ils insйpara­bles. En revanche, sans les accidents sйparables, peuvent exister non seulement l'espиce mais encore l'individu. Or les puissances de l'вme sont des accidents а titre de propriйtйs. C'est pourquoi l'вme est-elle connue sans eux, mais sans eux elle n'est ni possible ni intelli­gible.

8. Le sensible et le rationnel, en tant que diffйrences essentielles, ne se prennent pas du sens ou de l'intellect, mais de l'вme sensitive et intellective.

9. Pourquoi la forme substantielle n'est pas principe immйdiat d'action chez les agents infй­rieurs, on l'a dйjа montrй.

10. L'вme est principe premier de l'agir, mais non principe prochain. En effet les puissan­ces agissent en vertu de l'вme, de mкme que les qualitйs des йlйments agissent en vertu des formes substantielles.

11. L'вme elle-mкme est en puissance aux formes intelligibles elles-mкmes. Mais cette puissance n'est pas l'essence de l'вme pas plus que la puissance а devenir une statue dans l'airain n'est en l'essence de l'airain. En effet, кtre en acte et en puissance ne sont pas de l'essence d'une chose, puisque l'acte n'est pas de l'ordre de l'essentiel.

12. La matiиre premiиre est en puissance relativement а l'acte substantiel qu'est la forme; et ainsi la puissance est comme telle son essence mкme.

13. L'homme est dit intellect parce que l'intellect est ce qu'il y a de supйrieur en l'homme, comme on dit de la citoyennetй qu'elle est la norme supйrieure de la citй. Mais cela ne dit pas que l'essence de l'вme soit la puissance mкme de l'intellect.

14. La similitude entre l'вme et la science tient en ce que l'une et l'autre est acte premier, mais non sous tout rapport. C'est pourquoi il ne faut pas que l'вme soit immйdiatement principe des opйrations de la science.

15. Les puissances de l'вme ne sont pas des parties essentielles de l'вme comme si elles constituaient son essence; ce sont des parties potentielles, parce que le pouvoir de l'вme se dйcouvre а partir des puissances de ce genre.

16. La forme simple qui n'est pas subsistante, ou qui si elle subsiste est acte pur, ne peut кtre sujet de l'accident. Or l'вme est une forme subsistante, et n'est pas acte pur, si l'on parle de l'вme humaine. Et ainsi elle peut кtre sujet de certaines puissances, а savoir de l'intellect et de la volontй. En revanche, les puissances de la partie sensitive et nutritive sont dans le composй comme dans un sujet; parce que ce dont il y a acte est sa puissance, comme le montre le Philosophe[cxvii] [12].

17. Bien que l'вme soit une en essence, il y a cependant en elle puissance et acte; et ses relations aux choses sont diverses; et de diverses faзons elle se compare au corps. A cause de cela, de l'unique essence de l'вme procиdent diverses puissances.


Article 13: Les puissances de l'вme sont-elles distinguйes par leurs objets?

 

Objections: 1. Il semble que non, car les contraires sont distants au maximum. Or la contrariйtй ne diversifie pas les puissances: en effet la mкme puissance est vision du noir et du blanc. Donc aucune diffйrence d'objet ne diversifie les puissances.

2. Il y a plus de diffйrence entre les substances qu'entre les accidents. Ainsi l'homme et la pierre diffйrent selon la substance, le sonore et le colorй selon l'accident. Or puisque l'homme et la pierre relиvent de la mкme puissance, beaucoup plus que le sonore et le colorй, c'est donc que la diffйrence des objets ne fait aucunement diffйrer les puissances.

3. Si la diffйrence des objets йtait cause de la diversitй des puissances, il faudrait que l'unitй de l'objet fыt cause de l'identitй des puissances. Mais nous voyons qu'un mкme objet se rapporte а diverses puissances: en effet c'est le mкme objet qui est connu et dйsirй (ainsi le bien intelligible est objet de la volontй). Donc la diffйrence des objets n'est pas cause de la diversitй des puissances.

4. A cause unique, effet identique. Si donc des objets divers diversifiaient certaines puis­sances, il faudrait qu'ils le fassent partout. Mais cela, nous ne le voyons pas: car de fait des objets divers se rapportent а diverses puissances, comme le son et la couleur а l'ouпe et а la vue, et de nouveau а une unique puissance, а savoir et а l'imagination et а l'intellect.

5. Les habitus sont la perfection des puissances. Ce qui est а parfaire se distingue en effet de par sa perfection propre. Donc les puissances se distinguent selon l'habitus et non pas selon les objets.

6. Tout ce qui est dans un autre est en lui selon le mode de celui qui le reзoit. Or les puis­sances de l'вme sont dans les organes du corps: elles sont en effet les actes de ces organes. Donc elles se distinguent par les organes du corps et non par les objets.

7. Les puissances de l'вme ne sont pas l'essence mкme de l'вme, mais ses propriйtйs. Or les propriйtйs d'une chose dйcoulent de son essence. Mais de l'un ne sort immйdiatement que de l'un. Donc une seule et unique puissance de l'вme dйcoule en premier de l'essence de l'вme, et, par sa mйdiation, dйcoulent les autres puissances suivant un ordre dйterminй. Donc les puissances de l'вme diffиrent par leur origine et non par leurs objets.

8. Si les puissances de l'вme sont diverses, il faut qu'elles naissent les unes des autres, car elles ne peuvent toutes naоtre immйdiatement de l'essence de l'вme, puisque celle-ci est une et simple. Mais il paraоt impossible qu'une puissance de l'вme naisse d'une autre, tant par le fait que toutes les puissances de l'вme existent simultanйment, que par le fait que l'accident naоt d'un sujet (car un accident ne peut кtre le sujet d'un autre). Donc il est impossible que la diversitй des objets soit la cause de la diversitй des puissances.

9. Plus une puissance est йlevйe, plus son efficience est grande, et par consйquent moins elle est dйmultipliйe, du fait que toute efficience gagne en infini quand elle est unifiйe plu­tфt que dйmultipliйe, comme il est dit au livre De Causis[cxviii] [1]. Or l'вme est ce qu'il y a de plus sublime entre toutes les rйalitйs infйrieures. Donc son efficience est plus unifiйe tout en se rapportant а la pluralitй. Elle n'est donc pas multipliйe selon la diffйrence des objets.

10. Si la diversitй des puissances est relative а la diffйrence des objets, il faut alors que l'ordre des puissances soit en raison de l'ordre des objets. Mais cela, nous ne le voyons pas. Car l'intellect dont l'objet est l'essence et la substance, est postйrieur au sens, dont les objets sont les accidents, comme la couleur et le son; et le tact est antйrieur а la vision, alors que cependant le visible est premier et plus gйnйral que le tangible. Donc la diversitй des puissances n'est pas relative а la diffйrence des objets.

11. Tout objet dйsirable est sensible ou intelligible. Or l'intelligible est la perfection de l'intellect, et le sensible celle du sens. Puisque donc chacun dйsire naturellement sa perfec­tion, il s'ensuit que l'intellect et le sens dйsirent naturellement tout ce qui est dйsirable. Donc il n'y a pas lieu de poser une puissance dйsirante en dehors de la puissance sensitive ou intellective.

12. Il n'y a pas d'appйtit en dehors de la volontй, de l'irascible et du concupiscible. Mais la volontй est dans l'intellect, l'irascible et le concupiscible dans le sens, comme il est dit dans le De anima[cxix] [2]. Donc la puissance appйtitive n'est pas а poser en dehors des puissances sensi­tive et intellective.

13. Le Philosophe dйmontre dans le De anima[cxx] [3] que les principes du mouvement local dans les espиces animйes sont les sens ou l'imagination, l'intellect et l'appйtit. Mais les puissan­ces motrices chez les animaux ne sont rien d'autre que le principe du mouvement des ani­maux. Donc il n'y a pas de puissance motrice en dehors des puissances cognitive et appйti­tive.

14. Les puissances de l'вme sont ordonnйes а quelque chose de plus haut que la nature, autrement les forces de l'вme se prйsenteraient dans tous les corps naturels. Mais les puis­sances attribuйes а l'вme vйgйtative ne semblent pas кtre ordonnйes а quelque chose de plus haut que la nature: de fait elles sont ordonnйes а la conservation de l'espиce par la gйnйration, а la conservation de l'individu par la nourriture, et а une taille parfaite par la croissance: la nature opиre tout cela dans les choses naturelles. Donc les puissances de l'вme n'ont pas а кtre ordonnйes aux opйrations de ce genre.

15. Plus une efficience est йlevйe, plus son unitй d'existence s'йtend а une pluralitй [d'ob­jets]. Mais l'efficience de l'вme est au-dessus de celle de la nature. Puisque donc la nature, par la mкme efficience, produit dans l'кtre le corps naturel, et lui donne la taille qui lui est due et le conserve dans l'кtre, il semble а plus forte raison que l'вme agisse en vertu d'une seule efficience. Il n'y a donc pas diversitй de puissances entre les forces gйnйrative, nutri­tive et de croissance.

16. Le sens est fait pour connaоtre les accidents. Mais parmi les accidents, certains diffиrent entre eux plus que le son et la couleur et les choses de ce genre, qui sont non seulement dans le mкme genre de qualitй, mais encore dans la mкme espиce, laquelle vient en tiers. Si donc les puissances se distinguent selon la diffйrence des objets, les puissances de l'вme ne devraient pas кtre distinguйes en raison des accidents de ce genre, mais plutфt en raison de ceux qui l'emportent en diffйrence.

17. Pour chaque genre il y a une seule contrariйtй premiиre. Si donc les puissances sensiti­ves se diversifient en raison des divers genres de qualitйs йprouvйes, il semble que partout oщ il y a diversitй de contraires, il y a diversitй de puissances sensitives. Or cela se produit quelque part: en effet la vue est du noir et du blanc, l'audition du grave et de l'aigu; mais ailleurs, non: en effet le tact porte sur le chaud et le froid, l'humide et le sec, les mou et le dur, et autres choses semblables. Donc les puissances ne se distinguent pas en raison de leurs objets.

18. La mйmoire ne semble pas кtre une puissance autre que le sens: elle est en effet passion d'une premiиre sensation, selon le Philosophe[cxxi] [4]. Cependant leurs objets diffиrent: car l'objet du sens est prйsent, mais celui de la mйmoire est passй. Donc les puissances ne se distin­guent pas en raison de leurs objets.

19. Toutes les choses connues par la sensibilitй sont connues par l'intellect, sans compter les autres. Si donc les puissances sensibles se distinguent selon la pluralitй de leurs objets, il faudrait que l'intellect se distingue en plusieurs puissances, comme la sensibilitй, ce qui est manifestement faux.

20. L'intellect agent et l'intellect possible sont des puissances diverses, comme on l'a mon­trй plus haut. Or identique est l'objet de l'un et de l'autre. Donc les puissances ne se distin­guent pas par la diffйrence des objets.

 

En sens contraire: 1. Il est dit dans le De anima[cxxii] [5] que les puissances se distinguent par leurs actes, et les actes par leurs objets.

2. Les choses perfectibles se distinguent en raison des perfections. Or les objets sont les perfections des puissances. Donc les puissances se distinguent en raison des objets.

 

Rйponse: La puissance -ce qu'elle est -se dit en rйfйrence а l'acte. D'oщ rйsulte que la puissance est dйfinie par l'acte, et c'est en raison de la diversitй des actes que les puissances se diversifient. Or les actes tirent leur spйcificitй des objets, car s'agissant des actes des puissances passives, les objets sont actifs; s'agissant des actes des puissances actives, les objets sont tels en tant que fins. Or c'est en fonction de ces deux aspects que sont considй­rйes les spйcificitйs des opйrations: car, de fait, chauffer ou refroidir se distinguent parce que le principe de celui-lа est la chaleur et le principe de celui-ci le froid; et derechef ils se terminent а des fins semblables, car l'agent agit prйcisйment pour induire dans un autre sa similitude. Reste donc que la distinction des puissances est а prendre de la distinction des objets.

Il faut cependant prendre la distinction de ces derniers pour autant qu'ils sont objets des actions de l'вme, et non pas autrement, car en aucun genre il n'y a diversification des espи­ces sinon par les diffйrences qui divisent par soi le genre. En effet les espиces animйes ne se distinguent pas par le noir et le blanc mais par le rationnel et l'irrationnel.

Or dans les actions de l'вme, il faut considйrer trois degrйs. En effet, l'action de l'вme trans­cende l'action de la nature physique opйrant dans les choses inanimйes. Ce qui arrive а deux points de vue: quant au mode d'agir et quant а l'effet produit. Quant au mode d'agir, il faut que toute action de l'вme transcende l'opйration ou l'action de la nature inanimйe, car, йtant donnй que l'action de l'вme est une action vitale, et que l'on dit vivant ce qui se meut soi-mкme а opйrer, il faut que toute action de l'вme soit fonction d'un agent intrinsиque. Mais quant а l'effet produit, les actions de l'вme ne transcendent pas toutes l'action de la nature inanimйe: car, en ce qui concerne l'кtre naturel et ce qu'il requiert, il faut qu'il soit dans les corps animйs comme il est dans les corps inanimйs; mais alors que dans les corps inanimйs, il vient d'un agent extrinsиque, dans les corps animйs il vient d'un agent intrinsи­que. De ce genre sont les actions auxquelles sont ordonnйes les puissances de l'вme vйgй­tative: ainsi la puissance gйnйrative est-elle ordonnйe а produire l'individu dans l'кtre, la force de croissance а ce qu'il atteigne la taille convenable, la force nutritive а ce qu'il soit conservй dans l'кtre. Mais de tels effets touchent les corps inanimйs par le fait d'un agent naturel extrinsиque. Cependant, et а cause de cela, les forces de l'вme susdites sont appe­lйes naturelles.

Mais il y a d'autres actions de l'вme et de plus hautes: celles qui transcendent les actions des corps physiques, y compris dans l'effet produit, en raison de la possibilitй pour toute chose d'exister dans l'вme selon l'кtre immatйriel. En effet, l'вme est en quelque faзon toute chose pour autant qu'elle sent et qu'elle pense. Mais on doit admettre des degrйs divers dans l'immatйrialitй. L'un de ces degrйs consiste dans le fait que les choses sont dans l'вme sans leurs matiиres propres, mais non cependant sans la singularitй et les conditions indivi­duelles qui suivent la matiиre. Et ce degrй, c'est le sens, qui est capable de recevoir les espиces individuelles sans la matiиre, mais cependant dans un organe corporel.

Un degrй plus haut et trиs parfait d'immatйrialitй, c'est l'intellect, qui reзoit les espиces totalement sйparйes de la matiиre et de ses conditions, et sans organe corporel.

En outre, de mкme que par la forme naturelle, une chose est inclinйe а quelque fin, et qu'elle dispose du mouvement et de l'action pour atteindre le terme de son inclination, de mкme, а la forme sensible ou intelligible, succиde une inclination а la chose intellectuel­lement connue, laquelle inclination relиve de la puissance appйtitive. Et par consйquent, il faut de plus qu'il y ait un mouvement par lequel [le dйsirant] parvienne а la chose dйsirйe, ce qui relиve de la puissance motrice.

Pour une parfaite connaissance du sens, qui suffit а l'animal, cinq conditions sont requises. Premiиrement que le sens reзoive l'espиce de [l'objet] sensible, ce qui appartient au sens propre. Deuxiиmement qu'il juge des sensibles perзus et les discerne les uns des autres, ce qui doit кtre fait par la puissance а laquelle parviennent tous les sensibles et qu'on appelle sens commun. Troisiиmement que soient conservйes les espиces reзues des sensibles: en effet l'animal a besoin de l'apprйhension des sensibles, non seulement en leur prйsence, mais encore en leur absence; il est donc nйcessaire qu'elles soient reconduites dans une puissance autre, car, dans les rйalitйs corporelles, autre est le principe de rйception, autre celui de conservation (car parfois ce qui reзoit bien conserve mal): une puissance de ce genre s'appelle imagination ou fantaisie. Quatriиmement que soient disponibles des infor­mations que le sens n'apprйhende pas, comme le nuisible et l'utile et autres choses de ce genre; et de fait l'homme parvient а les connaоtre en cherchant et en comparant, tandis que les autres animaux le font par un instinct naturel: ainsi la brebis fuit naturellement le loup comme nuisible; а cela chez les autres animaux, est ordonnйe naturellement l'estimative, mais chez l'homme la facultй cogitative, dont le rфle est de collecter les informations parti­culiиres, c'est pourquoi on l'appelle et raison particuliиre et intellect passif. Cinquiиme­ment, il est requis que les informations prйalablement saisies par les sens et conservйes intйrieurement puissent кtre convoquйes pour un examen prйsent; et ceci appartient а la facultй de mйmoration, laquelle s'exerce, chez les autres animaux, sans enquкte, mais chez les hommes par enquкte et examen, d'oщ l'existence chez les hommes non seulement de la mйmoire mais de la rйminiscence. Or il est nйcessaire qu'une puissance distincte de toute autre soit ordonnйe а cela, car si l'acte des autres puissances sensitives rйsulte du mouve­ment des choses vers l'вme, l'acte de la puissance de mйmoration rйsulte au contraire du mouvement de l'вme vers les choses: or la diversitй des mouvements requiert la diversitй des puissances, car les principes des mouvements sont appelйs puissances.

Mais parce que le sens propre, qui est premier dans l'ordre des puissances sensibles, est mu immйdiatement par les sensibles, il lui fut nйcessaire de se distinguer en divers puissances selon la diversitй des stimulations sensibles. En effet, comme le sens a le pouvoir de rece­voir les espиces sensibles sans la matiиre, il est nйcessaire d'йvaluer le degrй et l'ordre des mutations suivant lesquelles les sensibles meuvent les sens en les comparant aux mutations dans l'ordre matйriel.

C'est ainsi qu'il y a des sensibles dont les espиces, bien que reзues immatйriellement dans le sens, occasionnent cependant chez les vivants sensitifs une mutation matйrielle dans le moment de la sensation. Telles sont les qualitйs qui sont principes de mutation mкme dans les choses matйrielles, comme le chaud, le froid, l'humide et le sec, et autres choses de ce genre. Et parce que de tels sensibles nous meuvent aussi en agissant matйriellement, et que la mutation matйrielle se fait donc par contact, il est nйcessaire que les sensibles de ce genre soient perзus en les touchant: c'est pourquoi la puissance sensible qui les apprйhende est appelйe tact.

Mais il y a des sensibles qui en revanche ne meuvent pas matйriellement, mais dont la sti­mulation s'accompagne d'une mutation matйrielle annexe. Ce qui arrive de deux faзons. Du fait d'abord que la mutation matйrielle annexe vient de la part du sensible autant que de la part du sentant, et ceci caractйrise le goыt. En effet, bien que la saveur ne meuve pas l'or­gane du goыt en le rendant savoureux, cependant cette stimulation ne va pas sans quelque transmutation matйrielle annexe, et principalement en raison de l'humectage. Autre faзon: quand la transmutation matйrielle annexe vient de la part du sensible: c'est le cas lorsqu'elle entraоne une certaine dissolution ou altйration du sensible, comme il arrive dans le sens de l'odorat; ou bien lorsqu'elle implique une changement de lieu, comme il arrive dans le sens de l'ouпe. C'est pourquoi l'ouпe et l'odorat, parce qu'ils sont sans mutation matйrielle du cфtй du sujet de la sensation, encore qu'une telle mutation soit prйsente du cфtй du sensible, sentent, non par contact, mais par un moyen extrinsиque, alors que le goыt n'y parvient que par contact, parce qu'une mutation matйrielle est requise de la part du sujet de la sensation.

Mais il y a d'autres sensibles qui meuvent le sens sans mutation matйrielle annexe, comme la lumiиre et la couleur, objets de la vue. C'est pourquoi la vue est plus haute et plus uni­verselle que les autres sens parce que les sensibles qu'elle perзoit sont communs aux corps corruptibles et incorruptibles.

Pareillement la force appйtitive qui suit l'apprйhension du sens se divisera nйcessairement en deux. Car un objet est dйsirable, ou bien par cette raison qu'il est dйlectable et convient au sens -c'est а cela que tend la facultй concupiscible -, ou bien par cette raison que le pouvoir de jouir des choses dйlectables au sens est soumis au fait de l'atteindre par un moyen pйnible, comme lorsque l'animal atteint en combattant, ou en йcartant les obstacles, le pouvoir de jouir de l'objet propre de sa dйlectation, et c'est а cela qu'est ordonnйe la facultй irascible.

Quant а la force motrice, puisqu'elle est ordonnйe au mouvement, elle ne se diversifie que selon la diversitй des mouvements, parce que ceux-ci appartiennent ou bien а des animaux d'espиces diverses, tels les reptiles, les volatiles, les quadrupиdes, et tous ceux qui se dйplacent d'autre faзon, ou bien aux diverses parties d'un mкme animal, car les parties sin­guliиres disposent de certains mouvements propres.

Les degrйs des puissances intellectuelles se distinguent pareillement en cognitives et appй­titives. En revanche, la puissance motrice est commune et au sens et а l'intellect, car le mкme corps et du mкme mouvement est mu par l'un et par l'autre. La connaissance de l'in­tellect requiert deux puissances, а savoir l'intellect agent et l'intellect possible, comme on l'a montrй plus haut.

Ainsi donc, il est manifeste que les puissances de l'вme sont de trois degrйs, а savoir selon l'вme vйgйtative, sensitive et rationnelle. Mais il y a cinq genres de puissances, а savoir les puissances nutritives, sensitives, intellectives, appйtitives et motrices selon le lieu; et cha­cune contient sous elle plusieurs puissances, comme on l'a dit.

 

Solutions: 1. Les contraires diffиrent au maximum, mais dans le mкme genre. La diversitй des objets selon le genre s'accorde а la diversitй des puissances, parce que le genre est d'une certaine maniиre en puissance. Et ainsi les contraires se rйfиrent а la mкme puissance.

2. Bien que le son et la couleur soient des accidents divers, cependant ils diffиrent par soi quant а la stimulation du sens, comme on l'a dit, ce qui n'est pas le cas de l'homme et de la pierre, parce que ils stimulent le sens de la mкme faзon. C'est ainsi que l'homme et la pierre diffиrent par accident en tant qu'ils sont objets de sensation, encore qu'ils diffиrent par soi en tant que substances. Rien n'empкche en effet que ce qui diffиre par soi en raison d'un genre, diffиre par accident en raison d'un autre genre: ainsi le noir et le blanc diffиrent par soi dans le genre de la couleur, mais non dans celui de la substance.

3. Une mкme chose se rapporte а diverses puissances de l'вme, non pas suivant la mкme raison d'objet, mais suivant l'une et l'autre raison.

4. Plus une puissance est йlevйe, plus elle s'йtend а de multiples choses; c'est pourquoi plus synthйtique est la raison de son objet formel. De lа vient que se rassemblent sous la raison d'objet, chez une puissance supйrieure, des choses qui se distinguent sous la raison d'objet, chez les puissances infйrieures.

5. Les habitus ne sont pas perfections des puissances au point d'en кtre la raison, mais c'est en quelque sorte par eux que les puissances se rapportent а leur raison d'кtre, c'est-а-dire aux objets. Par consйquent les puissances ne se distinguent pas en raison des habitus, mais des objets, de mкme que les principes de l'art se distinguent non pas en raison des accidents mais des fins.

6. Les puissances ne sont pas pour les organes, mais plutфt l'inverse. Par suite, les organes se distinguent en raison des objets, et non les objets en raison des organes.

7. L'вme a une fin principale, ainsi pour l'вme humaine, le bien intelligible; mais elle a aussi d'autres fins ordonnйes а cette fin ultime, comme pour le sensible d'кtre ordonnй а l'intelligible. Et comme l'вme est ordonnйe а ses objets par les puissances, il s'ensuit que la puissance sensible est en l'homme en vue de la puissance intellective, et ainsi des autres puissances. C'est donc en raison de la fin, par rйfйrence aux objets, qu'une puissance tire son origine d'une autre; il n'y a donc pas de contrariйtй а ce que les puissances de l'вme se distinguent par leur origine et par leurs objets.

8. Bien que l'accident ne puisse par soi кtre sujet d'un accident, cependant le sujet est sous-jacent а tel accident par la mйdiation d'un autre, comme le corps l'est de la couleur par la mйdiation de l'йtendue. Et ainsi un accident naоt du sujet par la mйdiation d'un autre, une puissance de l'essence de l'вme par la mйdiation d'une autre.

9. L'вme par une seule de ses facultйs rйgit plus de choses qu'une rйalitй naturelle: ainsi la vue apprйhende tous les visibles. Or l'вme, а cause de sa noblesse, a plus d'opйrations qu'une chose inanimйe; il lui faut donc avoir plusieurs puissances.

10. L'ordre des puissances de l'вme suit l'ordre des objets. Mais l'ordre peut s'entendre en deux sens, -ou bien selon la perfection, alors l'intellect a prioritй sur le sens; -ou bien selon la voie de la gйnйration, et alors le sens a prioritй sur l'intellect, parce que dans la voie de la gйnйration la disposition accidentelle est induite avant la forme accidentelle.

11. L'intellect dйsire naturellement l'intelligible en tant que tel. De fait, l'intellect dйsire naturellement faire acte d'intelligence, et le sens acte de sensation. Mais parce que le rйel, sensible ou intelligible, est dйsirй non seulement pour faire acte de sensation ou d'intellec­tion, mais encore pour autre chose, il est donc nйcessaire qu'il y ait une puissance appйti­tive en dehors du sens et de l'intellect.

12. La volontй est dans la raison en tant qu'elle suit l'apprйhension de la raison: l'opйration de la volontй en effet appartient au mкme degrй que celui des puissances de l'вme, mais non au mкme genre. Et il en va pareillement de l'irascible et du concupiscible au regard du sens.

13. L'intellect et l'appйtit meuvent en commandant le mouvement; mais il faut une puis­sance motrice qui exйcute le mouvement, puissance qui fait que les membres suivent le commandement de l'appйtit et de l'intellect et du sens.

14. Les puissances de l'вme vйgйtative sont appelйes facultйs naturelles parce qu'elles n'opиrent rien d'autre que ce que fait la nature, mais elles sont appelйes facultйs de l'вme parce qu'elles le font sur un mode plus йlevй, comme on l'a dit pus haut.

15. Une chose inanimйe reзoit en mкme temps l'espиce et la quantitй due, ce qui n'est pas possible pour les choses vivantes, parce qu'il leur faut au principe peu de quantitй, car elles sont engendrйes de la semence. Et il faut ainsi qu'il y ait en elles, outre la facultй gйnйra­tive, une facultй de croissance, qui mиne а la taille optimale. Or il faut que cela se fasse par la conversion d'une chose quelconque en la substance en vue de son accroissement, et que ce quelque chose lui soit donc ajoutй. Or cette conversion se fait par la chaleur: c'est la chaleur qui convertit ce qui se prйsente de l'extйrieur et dissout ce qui est а l'intйrieur. C'est pourquoi, s'agissant de la conservation de l'individu, pour que soit continuellement restaurй ce qui se perd, et que soit ajoutй ce qui manque а la perfection de la taille comme aussi ce qui est nйcessaire а la gйnйration, aura йtй nйcessaire l'existence d'une facultй nutritive, qui dessert et la facultй de croissance et celle de gйnйration, et conserve l'individu pour ce faire.

16. Le son et la couleur et les choses de ce genre diffиrent selon les diverses faзons de sti­muler les sens, mais non les sensibles de genres divers. Ce n'est pas en raison de ces der­niers que diffиrent les puissances sensibles.

17. Etant donnй que les contraires dont le tact est connaisseur ne se rйduisent pas а un uni­que genre (comme les contraires que l'on peut observer dans le champ du visible sont rйductibles dans l'unique genre de la couleur), le Philosophe prйcise dans le De anima[cxxiii] [6] qu'il n'y a pas un unique sens du tact, mais plusieurs. Mais cependant ils se rencontrent tous sur le point de n'avoir pas а sentir par un mйdium extrinsиque, et donc tous sont appelйs "tact" en ce que ce sens est unique par le genre, mais d'un genre divisй en plusieurs espиces. On pourrait dire cependant qu'il est unique absolument, parce que tous les contrai­res dont le tact a connaissance, sont connus par soi les uns par les autres et sont rйductibles а un unique genre, mais un genre innommй, comme est innommй le genre prochain du chaud et du froid.

18. Puisque les puissances de l'вme sont des propriйtйs, dire que la mйmoire est passion d'une sensation premiиre n'exclut pas que la mйmoire soit une puissance autre que le sens, mais montre quel est son ordre par rapport au sens.

19. Le sens reзoit les espиces sensibles dans les organes corporels, et il est connaisseur des particuliers; mais l'intellect reзoit les espиces des choses sans organe corporel, et il est connaisseur des universels. Aussi une diversitй d'objets requiert-elle une diversitй de puis­sances dans la partie sensitive, alors qu'elle ne le requiert pas dans la partie intellective. En effet recevoir et retenir dans l'ordre matйriel ne sont pas identiques, mais ils le sont dans l'ordre immatйriel. Et pareillement, il faut que le sens se diversifie selon la diversitй des stimulations, mais non pas l'intellect.

20. Le mкme objet, а savoir l'intelligible en acte, se rapporte а l'intellect agent comme йtant fait pas lui, et а l'intellect possible comme l'informant. Il est donc manifeste qu'il ne se rap­porte pas selon la mкme raison а l'intellect agent et а l'intellect possible.


Article 14: L'вme humaine est-elle immortelle?

 

Objections: 1. Il semble que non. Il est dit en effet dans L'Ecclйsiaste: "Identique est la mort de l'homme et des bкtes, йgale leur condition". Mais lorsque les bкtes meurent, leur вme meurt aussi. Donc lorsque l'homme meurt, son вme est corrompue.

2. Corruptible et incorruptible diffиrent selon le genre, comme il est dit dans la Mйtaphysi­que[cxxiv] [1]. Or l'вme humaine et l'вme des bкtes ne diffиrent pas selon le genre, car l'homme ne diffиre pas des bкtes selon le genre. Donc l'вme de l'homme et celle des bкtes ne diffиrent pas selon le corruptible et l'incorruptible. Or l'вme des bкtes est corruptible. Donc l'вme humaine l'est aussi.

3. Damascиne dit que l'ange reзoit l'immortalitй par grвce et non par nature[cxxv] [2]. Mais l'ange n'est pas infйrieur а l'вme. Donc l'вme n'est pas naturellement immortelle.

4. Le Philosophe prouve dans les Physiques[cxxvi] [3] que le premier moteur est d'une efficience infinie car il meut durant un temps infini. Si donc l'вme a la capacitй de durer un temps infini, il s'en­suit que son efficience est infinie. Mais une efficience infinie n'existe pas dans une essence finie. Par consйquent l'essence de l'вme serait infinie si elle йtait incorruptible. Donc l'вme humaine n'est pas incorruptible.

5. On disait que l'вme humaine est incorruptible non par son essence propre, mais par l'ef­ficience divine. En sens contraire: ce qui n'appartient pas а un sujet quelconque en vertu de son essence propre, ne lui est pas essentiel. Mais corruptible et incorruptible sont attribuйs par essence а tout sujet porteur de ces prйdicats, comme dit le Philosophe dans la Mйtaphy­sique[cxxvii] [4]. Donc si l'вme est incorruptible, il faut qu'elle le soit par son essence.

6. Tout ce qui est, est ou bien corruptible, ou bien incorruptible. Si donc l'вme humaine n'est pas incorruptible selon sa nature, il s'ensuit qu'elle est corruptible selon sa nature.

7. Tout incorruptible a capacitй d'кtre toujours. Si donc l'вme humaine est incorruptible, il s'ensuit qu'elle a la capacitй d'кtre toujours. Donc l'вme n'a pas l'кtre aprиs le non-кtre; ce qui est contre la foi.

8. Au dire de S. Augustin[cxxviii] [5], de mкme que Dieu est la vie de l'вme, de mкme l'вme est la vie du corps. Mais la mort est la priva­tion de la vie. Donc par la mort l'вme est privйe de la vie et disparaоt.

9. La forme n'a pas l'кtre en dehors de ce en quoi elle est. Or l'вme est la forme du corps. Donc elle ne peut кtre que dans le corps; donc elle pйrit а la destruction du corps.

10. On disait: ce qui est vrai de l'вme du point de vue de la forme, ne l'est pas du point de vue de son essence. En sens contraire: l'вme n'est pas forme du corps par accident; autre­ment, puisque l'вme est constitutive de l'homme pour autant qu'elle est forme du corps, il s'ensuivrait que l'homme serait un йtant par accident. Or tout ce qui appartient а quelque [sujet] non par accident, lui convient selon son essence. Donc [l'вme] est forme de par son essence. Si donc elle est corruptible du fait qu'elle est forme, elle l'est aussi selon son essence.

11. Quand [deux parties] se rejoignent en un unique кtre, la corruption de l'un entraоne celle de l'autre. Or l'вme et le corps se rejoignent en un кtre unique, а savoir l'кtre de l'homme. Donc а la corruption du corps, l'вme est corrompue.

12. L'вme sensible et l'вme rationnelle sont un en l'homme selon la substance. Mais l'вme sensible est corruptible. Donc aussi l'вme rationnelle.

13. La forme doit кtre proportionnйe а la matiиre. Or l'вme humaine est dans le corps comme la forme dans la matiиre. Puis­que donc le corps est corruptible, l'вme le sera aussi.

14. Si l'вme peut кtre sйparйe du corps, il faut que l'une de ses opйrations s'exerce sans le corps, car aucune substance n'est inactive. Mais aucune opйration ne peut venir de l'вme sans le corps, y compris l'intellection car, а l'йvidence, il n'y a pas d'intellection sans image, comme dit le Philosophe[cxxix] [6], et pas d'image sans le corps. Donc l'вme ne peut кtre sйparйe du corps, mais elle se corrompt а la corruption du corps.

15. Si l'вme est incorruptible, ce ne sera qu'en vertu de son intelligence. Mais il semble que l'acte d'intellection ne lui convient pas, car ce qu'il y a de plus йlevй dans la nature infй­rieure imite en quelque faзon l'action de la nature supйrieure, mais sans y parvenir: c'est ainsi que les singes imitent l'opйration de l'homme sans pourtant y parvenir. Et pareille­ment, il semble que l'homme, puisqu'il est le plus йlevй dans l'ordre des choses matйrielles, imite en quelque faзon l'action des substances intellec­tuelles sйparйes, а savoir l'acte d'in­tellection, mais sans y parvenir. Donc aucune nйcessitй, semble-t-il, а soutenir l'immorta­litй de l'вme.

16. S'agissant de l'opйration propre а l'espиce, tous ou le plus grand nombre de ceux qui sont dans l'espиce y parviennent. Mais trиs peu d'hommes parviennent а кtre intelligents en acte. Donc l'acte d'intellection n'est pas l'opйration propre de l'вme humaine; et ainsi il ne faut pas que l'вme humaine soit incorruptible du fait qu'elle est intellectuelle.

17. Le Philosophe dit dans les Physiques[cxxx] [7] que tout [sujet] fini pйrit chaque fois qu'il lui manque quelque chose. Or le bien de nature de l'вme est un bien fini. Comme ce bien de nature se trouve diminuй par n'importe lequel des pйchйs, il semble en fin de compte qu'il soit totalement supprimй; et ainsi il arrivera а l'вme humaine d'кtre corrompue.

18. A corps dйbile, вme dйbile, comme le montre ses opйrations. Donc а la corruption du corps l'вme est corrompue.

19. Tout ce qui vient du nйant retournera au nйant. Or l'вme est crййe de rien. Donc elle retournera au nйant. Par consйquent, elle est corruptible.

20. Tant que demeure la cause, demeure l'effet. Mais l'вme est cause de la vie du corps. Si donc l'вme demeure toujours, il semble que le corps vive toujours, ce qui est manifeste­ment faux.

21. Tout ce qui subsiste par soi, est une rйalitй individuelle qui se range dans un genre ou une espиce. Mais l'вme humaine, sem­ble-t-il, n'est pas un une rйalitй individuelle ni ne se range dans une espиce ou un genre en tant qu'individu ou espиce, puisqu'elle est forme: en effet кtre dans un genre ou une espиce convient au composй, non а la matiиre ni а la forme, sauf par simplifica­tion. Donc l'вme humaine ne subsiste pas par soi; et ainsi а la corruption du corps elle ne peut demeurer.

 

En sens contraire: 1. Il est dit au livre de la Sagesse: "Dieu a fait l'homme impйrissable, il l'a fait а l'image de sa ressem­blance"[cxxxi] [8]. D'oщ l'on peut dйduire que l'homme est impйrissa­ble, c'est-а-dire incorruptible, pour la raison qu'il est а l'image de Dieu. Or il est а l'image de Dieu par son вme, comme Augustin le dit au livre du De Trinitate[cxxxii] [9]. Donc l'вme est incor­ruptible.

2. Tout ce qui se corrompt comporte des contraires ou est composй de contraires. Mais l'вme humaine est sans aucune contrariйtй, car les choses qui sont contraires en soi, ne sont pas contraires dans l'вme: en effet les idйes de contraires dans l'вme ne sont pas des contraires. Donc l'вme humaine est incorruptible.

3. Les corps cйlestes sont incorruptibles parce qu'ils ne comportent pas de matiиre sembla­ble а celle des corps susceptibles de gйnйration et de corruption. Mais l'вme humaine est totalement immatйrielle: ce que montre le fait qu'elle reзoit les espиces des choses immatй­riellement. Donc l'вme humaine est incorruptible.

4. Le Philosophe dit que l'intellect est sйparй comme l'est le perpйtuel du corruptible[cxxxiii] [10]. Or l'intellect est partie de l'вme, comme lui-mкme le dit[cxxxiv] [11]. Donc l'вme humaine est incorrupti­ble.

 

Rйponse: Il est nйcessaire que l'вme humaine soit totalement incorruptible. Pour en avoir l'йvidence, il faut considйrer que ce qui est par soi consйcutif а quelque chose ne peut en кtre йcartй: par exemple, on ne peut йcarter de l'homme le fait d'кtre animal, ni du nombre d'кtre pair ou impair. Or il est manifeste que l'кtre est par soi consйcutif а la forme; chacun possиde l'кtre selon sa propre forme. Par suite, l'кtre ne peut d'aucune faзon кtre sйparй de la forme. Sont donc corrompus les composйs de matiиre et de forme par cela qu'ils perdent la forme а laquelle l'кtre est consйcutif; mais la forme elle-mкme ne peut кtre corrompue par soi; elle l'est par accident, а la corruption du composй, en tant que fait dйfaut l'кtre du composй qui passe par la forme, quand la forme est telle qu'elle n'est pas "ce qui a l'кtre" mais qu'elle est seulement "ce par quoi est" le composй. Si donc il y a quel­que forme qui soit "ce qui a l'кtre", il est nйcessaire que cette forme soit incorruptible: en effet, l'кtre n'est pas sйparй de "ce qui a l'кtre" sinon par le fait que la forme est sйparйe de lui. C'est pour­quoi si "ce qui a l'кtre" est la forme mкme, il est impossible que l'кtre soit sйparй de lui.

Or il est manifeste que le principe selon quoi l'homme fait acte d'intellection est la "forme ayant l'кtre", et non seule­ment comme l'йtant selon quoi quelque chose est. L'intellection en effet, comme le Philosophe le prouve dans le De anima[cxxxv] [12], n'est pas un acte accompli par un organe corporel. Car on ne pourrait trouver un organe corporel capable de recevoir tou­tes les natures sensibles. Notamment parce que le recevant doit кtre dйpouillй de la nature du reзu, а l'exemple de la pupille qui est dйpourvue de couleur. Or tout organe corporel possиde une nature sensible. Mais l'intellect, par quoi nous faisons acte d'intel­lection, est capable de connaоtre toutes les natures sensibles. C'est pourquoi il est impossible que son opйration -l'intellection -s'exerce par quelque organe corporel. D'oщ il apparaоt que l'in­tellect dispose d'une opйration par soi oщ ne communique pas le corps. Maintenant chacun opиre dans la mesure oщ il est. Qui a l'кtre par soi, opиre par soi; en revanche, qui n'a pas l'кtre par soi, n'opиre point par soi: en effet la chaleur ne chauffe pas, mais le chaud. Ainsi donc, il est йvident que le principe intellectuel par lequel l'homme fait acte d'intellection, possиde un кtre йlevй au-dessus du corps -non dйpendant du corps.

De plus, il est manifeste qu'un tel principe intellectif n'est pas un composй de matiиre et de forme, car les espиces sont reзues en lui-mкme de faзon totalement immatйrielle. Ce qu'atteste le fait que l'intellect porte sur les universels, qui sont consi­dйrйs abstraction faite de la matiиre et des conditions matйrielles. Reste donc que le principe intellectuel par quoi l'homme fait acte d'intellection est la forme qui a l'кtre. C'est pourquoi il est nйcessaire qu'elle soit incorruptible. C'est justement ce que dit le Philosophe[cxxxvi] [13]: l'intellect est quelque chose de divin et de perpйtuel. On a montrй d'autre part dans les questions prйcйdentes que le principe intellectuel de l'intellection n'est pas une substance sйparйe, mais quelque chose de formellement inhйrent а l'homme, c'est-а-dire l'вme ou partie de l'вme. Reste, suite aux propositions susdites, que l'вme est incorruptible.

Tous ceux en effet qui ont soutenu que l'вme humaine est corruptible, ont supprimй quel­que chose des prйmisses. Les uns, faisant de l'вme un corps, ont soutenu qu'elle n'йtait pas une forme [substantielle], mais un composй de matiиre et de forme. Mais d'autres, suppo­sant que l'intellect n'est pas diffйrent du sens, ont soutenu en consйquence qu'il n'a pas d'opйration sans user d'un organe corporel, et ainsi ne possиde pas un кtre йlevй au-dessus du corps, et donc n'est pas une forme dispo­sant de l'кtre. En revanche, d'autres ont soutenu que l'intellect, principe d'intellection, йtait chez l'homme une substance sйpa­rйe. Toutes choses qui s'avиrent кtre fausses par ce qu'on a montrй plus haut. D'oщ il reste que l'вme humaine est incorruptible.

Une double constatation peut faire signe en ce sens. Du cфtй de l'intellect d'abord, car les choses qui sont en soi corrup­tibles, sont incorruptibles dans la pensйe qu'en prend l'intel­lect. Celui-ci en effet apprйhende les choses dans l'universel, mode sous lequel la corrup­tion ne les touche pas. Secondement du cфtй du dйsir naturel, lequel ne peut кtre frustrй en rien. Or nous voyons qu'il y a chez les hommes un dйsir de perpйtuitй. Et c'est raisonnable car, puisque l'кtre mкme est en soi dйsira­ble, il faut que l'intellect, qui apprйhende l'кtre absolument, et non pas ici et maintenant, dйsire кtre absolument et selon la totalitй du temps. C'est pourquoi il semble que ce dйsir n'est pas vain et que l'homme, selon l'вme intellectuelle, est incorrupti­ble.

 

Solutions: 1. Salomon, dans le livre de l'Ecclesiaste, parle comme interprиte, tantфt en reprйsentant des sages, tantфt en reprйsentant des insensйs. Les paroles citйes le sont d'un reprйsentant des insensйs. Ou bien on peut dire qu'il est question d'une unique destruction de l'homme et des bкtes quant а la destruction du composй, qui pour l'un comme pour les autres se fait par la sйparation de l'вme et du corps, bien qu'aprиs la sйparation l'вme humaine demeure, mais non l'вme des bкtes.

2. Si l'вme humaine et l'вme des bкtes se rangeaient dans le genre, il s'ensuivrait que divers genres tomberaient sous la consi­dйration d'un genre relatif а leur nature. C'est ainsi que le corruptible et l'incorruptible diffиrent par le genre, encore qu'ils puis­sent se rejoindre sous une raison commune, et de lа peuvent кtre dans un unique genre pour une considйration logique. Main­tenant l'вme n'est pas dans un genre au titre de l'espиce, mais au titre de par­tie de l'espиce. Or l'un et l'autre composй est corruptible: tant celui dont la partie est l'вme humaine, que celui dont la partie est l'вme des bкtes. C'est pourquoi rien ne les empкche d'кtre d'un unique genre.

3. Comme le dit Augustin[cxxxvii] [14], la vraie immortalitй, c'est la vraie immutabilitй. Or l'immutabi­litй qui rйsulte de l'йlection, а savoir de ne pouvoir кtre changй de bien en mal, l'ange autant que l'вme l'ont par grвce.

4. L'кtre se compare а la forme comme lui йtant consйcutif par soi, mais non comme un effet par rapport а l'efficience de l'agent, tel un mouvement par rapport а l'efficience du moteur. Aussi, bien que la capacitй de mouvoir en un temps infini dйmontre l'infinitй de l'efficience du moteur, cependant le fait de pouvoir кtre un temps infini ne dйmontre pas l'infinitй de la forme (par quoi quelque chose est), pas plus que le fait que la dualitй soit toujours paire, ne montre son infinitй. En revanche, le fait que quelque chose existe un temps infini dйmontre plutфt l'efficience infinie de Celui qui est cause de l'acte d'кtre.

5. Le corruptible et l'incorruptible sont des prйdicats essentiels qui suivent l'essence comme principe formel ou matйriel, mais non comme principe actif. Le principe actif de la perpй­tuitй des choses est extrinsиque.

6. Mкme solution pour la sixiиme objection.

7. L'вme a le pouvoir d'кtre toujours, mais ce pouvoir elle ne l'a pas toujours eu. Et ainsi il ne faut pas qu'elle ait toujours йtй, mais qu'elle ne cessera jamais dans le futur.

8. L'вme est forme du corps en tant que cause de la vie, comme la forme est principe d'кtre. En effet, vivre pour les vivants, c'est кtre, comme dit le Philosophe au De anima[cxxxviii] [15].

9. L'вme est une forme telle qu'elle possиde l'acte d'кtre indйpendamment de ce dont elle est la forme; ce que montre son opйration, comme on l'a dit.

10. Bien que l'вme soit forme du corps par son essence, toutefois telle propriйtй peut lui appartenir en tant qu'elle est telle forme, а savoir une forme subsistante, propriйtй qui ne lui appartient pas en tant que [simplement] forme: c'est ainsi que l'intel­lection ne convient pas а l'homme en tant qu'animal, bien que l'homme soit animal de par son essence.

11. Bien que l'вme et le corps se rejoignent sur l'unique кtre de l'homme, cependant cet кtre revient au corps par l'вme; de telle sorte que l'вme communique au corps l'кtre dans lequel elle subsiste, comme on l'a montrй dans les questions prйcйden­tes. Et ainsi, lors de la disparition du corps, l'вme demeure encore.

12. L'вme sensible est corruptible chez les bкtes; mais chez l'homme, comme elle est en substance la mкme que l'вme ration­nelle, elle est incorruptible.

13. Le corps humain est une matiиre proportionnйe а l'вme humaine quant а ses opйrations; mais la corruption et les autres dйfauts surviennent, par voie de consйquence, de la matiиre, comme on l'a montrй plus haut. On peut dire aussi bien que la corruption advient au corps en consйquence du pйchй, mais non pas de la premiиre institution de la nature.

14. Que le Philosophe dise qu'il n'y a pas d'intellection sans image[cxxxix] [16] est а comprendre en rйfйrence а l'йtat prйsent de notre vie, oщ l'homme exerce l'intellection par son вme. Mais autre sera le mode d'intellection de l'вme elle-mкme une fois sйparйe.

15. Bien que l'вme humaine ne parvienne pas au mode d'intellection propre aux substances supйrieures, elle parvient cepen­dant а ce mode d'intellection qui suffit а prouver son incor­ruptibilitй.

16. Bien que peu parviennent а un acte d'intellection parfait, cependant tous parviennent d'une certaine faзon а l'acte d'intellec­tion. Il est manifeste que les premiers principes du raisonnement sont des conceptions communes а tous, et sont perзus par l'intellect.

17. Le pйchй a totalement supprimй la grвce; mais il n'a rien фtй а l'essence de la rйalitй. Il a фtй cependant quelque chose de l'inclination ou de l'aptitude а la grвce; et pour autant qu'un pйchй, quel qu'il soit, introduit plus avant а une disposition contraire, on dit que tout pйchй retranche quelque chose au bien de la nature, а savoir l'aptitude а la grвce. Jamais cependant le bien de la nature n'est totalement supprimй, car toujours demeure la puissance sous les dispositions contraires, bien qu'elle soit de plus en plus йloignйe de l'acte.

18. L'вme n'est pas dйbilitйe par la dйbilitй du corps, ni mкme l'вme sensitive, comme le montre le Philosophe dans le De anima[cxl] [17]: qu'un vieillard reзoive l'њil d'un jeune, il verra tout а fait comme un jeune. D'oщ il est manifeste que la dйbilitй de l'ac­tion ne vient pas de la dйbilitй de l'вme, mais de celle de l'organe.

19. Ce qui vient du nйant retournera au nйant, а moins d'кtre conservй par la main de Celui qui nous gouverne. Mais on ne dйduira pas de cette condition qu'une chose est corruptible; elle l'est d'avoir en soi un principe de corruption: en effet, corrup­tible et incorruptible sont des prйdicats essentiels.

20. Bien que l'вme, cause de la vie, soit incorruptible, cependant le corps, qui reзoit la vie de l'вme, est sujet а transmutation; il s'йcarte par lа de la disposition qui le rend apte а recevoir la vie. Et c'est ainsi que survient la corruption de l'homme.

21. Bien que l'вme puisse кtre par soi, pourtant elle n'a pas l'espиce par soi, puisqu'elle est partie de l'espиce.


Article 15: L'вme sйparйe du corps peut-elle faire acte d'intelligence?

 

Objections: a. Il semble que non: aucune action du composй ne demeure dans l'вme sйpa­rйe. Or l'intellection est une action du composй. Le Philosophe l'affirme dans le De anima[cxli] [1]: dire que l'вme fait acte d'intelligence, c'est la mкme chose que de dire qu'elle tisse ou qu'elle construit. Donc l'intellection ne demeure pas dans l'вme sйparйe.

1. Le Philosophe dit dans le De anima[cxlii] [2] qu'il n'y a jamais d'intellection sans images. Mais les images sont inhйrentes aux orga­nes corporels. Elles ne peuvent exister dans l'вme sйpa­rйe. Il n'y a donc pas d'intellection dans l'вme sйparйe.

b. On disait que le Philosophe parle de l'вme dans son union au corps et non de l'вme sйpa­rйe. En sens contraire: L'вme sйparйe ne peut faire acte d'intelligence que par la puissance intellective...

c. Le Philosophe dit dans le De anima[cxliii] [3] que l'acte d'intelligence est ou bien imagination, ou bien n'est pas sans imagination. Or l'imagination n'est pas sans le corps, donc йgalement l'intellection. Donc pas d'intellection dans l'вme sйparйe.

2. Le Philosophe dit dans le De anima[cxliv] [4] que l'intellect se rapporte aux images comme la vue par rapport aux couleurs. Mais la vue ne peut voir sans les couleurs. Donc l'intellect ne peut agir sans les images, et par consйquent sans le corps.

3. Le Philosophe dit dans le De anima[cxlv] [5] que l'intellection se corrompt lorsqu'il y a corrup­tion intйrieure, soit du corps, soit de la chaleur naturelle; ce qui arrive en effet, une fois l'вme sйparйe du corps. Donc l'вme sйparйe du corps ne peut faire acte d'intel­ligence.

4. On disait que l'вme sйparйe du corps fait en vйritй acte d'intelligence, mais non pas sous la modalitй prйsente oщ elle le fait en abstrayant а partir des images. En sens contraire: la forme est unie а la matiиre non pour la matiиre mais pour la forme, car la forme est la fin et la perfection de la matiиre. Or la forme est unie а la matiиre pour le complйment de son opйration; c'est pourquoi la forme requiert telle matiиre: celle par laquelle l'opйration de la forme puisse aboutir а son achиvement (ainsi la forme de la scie requiert comme matiиre le fer pour accomplir l'opйration de couper). Or l'вme est la forme du corps. Elle est donc unie а tel corps pour le complйment de son opйration. Mais son opйration propre, c'est l'intellection. Si donc elle peut l'accomplir sans le corps, c'est en vain qu'elle serait unie au corps.

5. Si l'вme sйparйe peut faire acte d'intelligence, elle le fera plus noblement en йtant sйpa­rйe plutфt qu'unie au corps: car faire acte d'intelligence sans avoir besoin d'images, а l'ins­tar des substances sйparйes, c'est le faire sous un mode plus noble que de le faire, comme nous, par le moyen des images. Or le bien de l'вme est dans l'intellection, car la perfection de chaque subs­tance, c'est son opйration propre. Donc si l'вme peut faire acte d'intelligence sans le corps, en dehors des images, il lui serait dommageable d'кtre unie au corps, -cela ne lui serait pas naturel.

6. Les puissances se diversifient en raison des objets. Or les objets de l'вme intellective, ce sont les images, comme il est dit dans le De anima[cxlvi] [6]. Si donc l'вme sйparйe du corps connaоt sans les images, il faut qu'elle dispose de puissances autres, ce qui ne se peut, car les puis­sances appartiennent а l'вme par nature, et lui sont inhйrentes sans possibilitй de sйparation.

7. Si l'вme fait acte d'intelligence, il faut qu'elle le fasse par quelque puissance. Or les puis­sances intellectives ne sont dans l'вme qu'au nombre de deux, а savoir l'intellect agent et l'intellect possible. Or l'вme sйparйe ne peut faire acte d'intelligence ni par l'un ni par l'au­tre, semble-t-il, car l'opйration de l'un et de l'autre regarde les images: en effet, l'intellect agent fait des images des intelligibles en acte; quant а l'intellect possible, il reзoit les espи­ces intelligibles abstraites de la matiиre. Il semble que d'aucune faзon l'вme sйparйe ne puisse faire acte d'intelligence.

8. Pour une seule chose, une seule opйration propre; pour la parfaire, une seule perfection. Si donc l'opйration de l'вme est de faire acte d'intelligence en recevant [ses contenus] des images, il semble que son opйration propre ne puisse s'exercer en dehors des images; et ainsi, une fois sйparйe du corps, elle n'exercera plus son intelligence.

9. Si l'вme sйparйe fait acte d'intelligence, il faut qu'elle le fasse par quelque mйdiation, car l'intellection requiert la similitude de la chose connue dans le connaissant. Or on ne peut dire que l'вme sйparйe connaisse par son essence: cela n'appartient qu'а Dieu, car son essence est la similitude de toutes choses, ayant d'avance en soi, parce qu'infinie, toute per­fection. Pareillement elle ne peut connaоtre non plus par l'essence de la chose connue: car alors elle ne connaоtrait que les choses qui sont par leur essence dans l'вme. Ni davantage par quelques espиces. Ni par des espиces innйes ou con-crййes: ce serait semble-t-il revenir а l'opinion de Platon, qui soutenait que toutes les sciences sont naturellement insйrйes en nous.

10. C'est en vain, semble-t-il, que de telles espиces seraient innйes dans l'вme, puisque celle-ci ne peut connaоtre par leur moyen tant qu'elle est dans le corps: de fait les espиces ne semblent ordonnйes а rien d'autre que de permettre l'intellection.

11. On disait que l'вme, pour ce qui la regarde, peut connaоtre par des espиces innйes, mais qu'elle en est empкchйe par le corps. En sens contraire: autant une chose est plus parfaite en sa nature, autant est-elle plus parfaite en son opйration. Mais l'вme unie au corps est plus parfaite en sa nature que lorsqu'elle est sйparйe du corps, de mкme qu'une partie quel­conque est plus parfaite d'exister en son tout. Si donc l'вme sйparйe du corps peut connaоtre par des espиces innйes, elle le fera beaucoup mieux par elles en йtant unie au corps.

12. Rien de ce qui est naturel а une chose n'est totalement empкchй par ce qui relиve de sa nature. Or il appartient а la nature de l'вme d'кtre unie au corps, puisqu'elle en est la forme. Donc, si les espиces intelligibles sont naturellement insйrйes dans l'вme, rien ne l'empкche­rait de pouvoir faire par elles acte d'intelligence: ce qui est contraire а l'expйrience.

13. On ne peut dire non plus, semble-t-il, que l'вme sйparйe connaisse par les espиces prй­alablement acquises dans le corps. En effet beaucoup d'вmes humaines demeurent а l'йtat sйparй du corps qui n'ont acquis aucune espиce intelligible: comme le montrent les вmes des enfants, surtout de ceux qui sont morts dans le ventre maternel. Si donc les вmes sйpa­rйes ne pouvaient connaоtre que par des espиces acquises auparavant, il s'ensuivrait que toutes ne pourraient exercer l'intellection.

14. Si l'вme sйparйe ne connaоt que par les espиces prйalablement acquises, il s'ensuit, semble-t-il, qu'elle ne connaоt que celles qu'elle a connues auparavant durant son union au corps. Or ceci ne paraоt pas vrai: elle connaоt en effet beaucoup de choses concernant les peines et les rйcompenses qu'а prйsent elle ne connaоt pas. Donc l'вme sйparйe ne connaоt pas seulement par les espиces prйalablement acquises.

15. L'intellect est effectuй en acte par l'espиce intelligible existant en lui. Mais l'intellect en acte, est en acte d'intelligence. Donc l'intellect en acte connaоt toutes ces choses dont les espиces intelligibles sont en lui-mкme en acte. Il semble donc que les espи­ces intelligibles ne sont pas conservйes dans l'intellect aprиs qu'il a cessй d'кtre en acte d'intelligence; et ainsi elles ne demeurent pas dans l'вme aprиs la sйparation, de telle sorte qu'elles lui per­mettent de connaоtre.

16. Les habitus produisent en retour des actes semblables а ceux par lesquels ils sont acquis, le Philosophe le montre dans les Ethiques[cxlvii] [7]: en construisant l'homme devient cons­tructeur, et derechef le constructeur peut construire. Mais les espиces intelligi­bles sont acquises а l'intellect par le fait pour celui-ci de se tourner vers les images. Donc il ne peut jamais connaоtre par elles sauf а se tourner vers les images. Donc sйparйe du corps, l'вme ne peut connaоtre par les espиces acquises, semble-t-il.

17. On ne pourrait dire non plus que l'вme connaisse au moyen d'espиces infuses par quel­que substance supйrieure, car tout ce qui reзoit requiert un agent propre d'oщ il tient natu­rellement son aptitude а recevoir. Or s'agissant de l'intellect humain, son aptitude naturelle а recevoir est relatif aux choses sensibles. Donc il n'est pas relatif aux substances supйrieu­res.

18. En ce qui concerne l'aptitude des choses а кtre causйes par des agents infйrieurs, la seule action d'un agent supйrieur ne suffit pas: ainsi les animaux aptes а кtre engendrйs de la semence ne sont pas engendrйs par la seule action du soleil. Or l'apti­tude de l'вme humaine, c'est de recevoir les espиces des sensibles. Donc la seule influence des substances supйrieures ne suffit pas а lui faire acquйrir les espиces intelligibles.

19. L'agent doit кtre proportionnй au patient, et le donateur au destinataire. Mais l'intelli­gence des substances supйrieures n'est pas proportionnйe а l'intelligence de l'вme humaine, puisqu'elles possиdent une science plus universelle et d'ailleurs incomprйhensible par nous. Donc l'вme sйparйe ne pourra connaоtre par les espиces infuses des substances supйrieures, sem­ble-t-il. Et ainsi ne lui reste aucun mode par lequel elle puisse connaоtre.

 

En sens contraire: 1. L'intellection est au plus haut degrй une opйration de l'вme. Si donc l'intellection ne convient pas а l'вme sans le corps, aucune autre opйration ne lui convien­dra. Dans ce cas, il est impossible а l'вme d'кtre sйparйe. Or nous soute­nons le fait d'une вme sйparйe. Il est donc nйcessaire de soutenir la possibilitй de son intellection.

2. On lit dans les Ecritures que les ressuscitйs auront la mкme connaissance aprиs qu'avant. Donc la connaissance des choses que l'homme sait en ce monde ne sera pas фtйe aprиs leur mort. L'вme sйparйe peut donc faire acte d'intelligence au moyen des espиces prйalable­ment acquises.

3. On trouve une similitude des choses infйrieures dans les supйrieures, c'est ainsi que les mathйmaticiens prйdisent des йvйne­ments futurs en considйrant les similitudes des choses qui, sur ce point, se passent dans les corps cйlestes. Or l'вme est supй­rieure en nature а toutes les choses corporelles. Donc la similitude des choses corporelles est dans l'вme, et sur un mode intel­ligible, puisque elle-mкme est une substance intellective. Il semble donc qu'elle puisse connaоtre de par sa nature tous les corps, mкme lorsqu'elle sera sйparйe.

 

Rйponse: Si la question soulиve le doute, c'est que notre вme, dans l'йtat prйsent, a besoin des choses sensibles pour faire acte d'intelligence. Aussi faut-il juger la vйritй de cette question d'aprиs les diverses conceptions que l'on donne de ce besoin.

Certains -les Platoniciens -ont soutenu que les sens sont nйcessaires а l'вme pour connaо­tre, non par eux-mкmes, comme si la science йtait causйe en nous а partir des choses sensi­bles, mais par accident, en tant que les sens excitent notre вme, en quelque faзon, а se rap­peler ce qu'elle a connu prйcйdemment, et dont la science lui est naturellement communi­quйe. Pour comprendre cela, il faut savoir que Platon soutint que les espиces des choses йtaient subsistantes а l'йtat sйparй, intelligi­bles en acte, qu'il nomma "Idйes". C'est par la participation de ces Idйes et en quelque sorte grвce а leur influx, qu'il soutint que notre вme йtait savante et intelligente. Avant d'кtre unie au corps, l'вme pouvait librement utiliser cette science; mais du fait de son union au corps, elle s'est tellement alourdie et d'une cer­taine faзon embourbйe, qu'elle semblait avoir oubliй les choses qu'elle avait sues aupara­vant et dont elle avait une science naturelle. Mais d'кtre en quelque sorte excitйe par les sens, elle revenait а soi, et se remйmorait les choses qu'elle avait connues auparavant et dont elle eut la connaissance innйe -comme il nous arrive de nous souvenir clairement, sur l'observation de quelques sensibles, des choses que nous avions oubliйes. Cette position relative а la science et aux sensibles est, chez Platon, conforme а sa position concernant la gйnйration des choses naturelles: car il soutenait que les formes des choses naturelles, par lesquelles chaque individu se range dans une espиce, pro­venait de la participation des Idйes susdites, de telle sorte que les agents infйrieurs n'ont d'autre rфle que de disposer la matiиre а la participation des espиces sйparйes. Et, а soutenir cette opinion, la question devient facile а rйsoudre, vu que l'вme, en vertu de sa nature, n'a pas besoin des sens pour connaо­tre, sinon par accident. Encore cette derniиre contrainte sera-t-elle levйe lorsque l'вme aura йtй sйparйe du corps: alors en effet, la pesanteur du corps ayant cessй, elle n'aura plus besoin d'кtre excitйe, mais elle-mкme par elle-mкme sera йveillйe et prкte а connaоtre tou­tes choses.

Mais cette opinion ne permet pas, semble-t-il d'assigner une cause raisonnable а l'union de l'вme et du corps. L'union n'est pas favorable а l'вme, puisque celle-ci jouit d'une opйration propre parfaite lorsqu'elle n'est pas unie au corps, alors que son opйration propre est empк­chйe par l'union au corps. Egalement, l'union n'est pas favorable au corps: en effet l'вme n'est pas pour le corps, mais plutфt le corps pour l'вme, puisque l'вme est plus noble que le corps; c'est pourquoi il paraоt inconve­nant que l'вme, pour anoblir le corps, supporte un dйtriment dans son opйration.

De plus, а la suite de cette opinion, il semble que l'union de l'вme au corps ne soit pas natu­relle: car ce qui est naturel а un sujet n'entrave pas son opйration propre. Si donc l'union du corps entrave l'intelligence de l'вme, il ne sera pas naturel а l'вme d'кtre unie au corps, mais contre nature, -ce qui paraоt absurde.

Pareillement l'expйrience montre que la science ne provient pas en nous de la participation aux espиces sйparйes mais qu'elle est reзue des sens, car а qui fait dйfaut un seul sens, fait dйfaut la science des sensibles qui sont apprйhendйs par lui: ainsi l'aveugle-nй ne peut avoir la science des couleurs.

Autre position: les sens sont utiles а l'вme humaine pour connaоtre, non par accident, comme dans l'opinion prйcйdente, mais par soi. Non pas que nous recevions la science des sens, mais parce que le sens dispose l'вme а acquйrir la science d'une autre source, -c'est l'opinion d'Avicenne[cxlviii] [8]. Il soutient qu'il y a quelque substance sйparйe, qu'il appelle Intellect ou Intelligence agente, et que de celle-ci se rйpandent dans notre intellect les espиces intel­ligibles par lesquelles nous connaissons; mais que, par l'opйration de la partie sensitive, а savoir l'imagination et autres opйrations de ce genre, notre intellect est prйdisposй а se tourner vers l'Intelligence agente et а recevoir d'elle l'influence des espиces intelligibles. Et ceci consonne а ce qu'il pense de la gйnйration des choses naturelles: il soutient en effet que toutes les formes substantielles procиdent d'une Intelligence et que les agents naturels disposent seulement la matiиre а recevoir les formes issues de l'Intellect agent. Selon cette opinion, la question , semble-t-il, ne soulиve plus guиre de difficultйs. Si en effet les sens ne sont pas nйcessaires а l'intellection, sauf qu'ils disposent а recevoir les espиces de l'In­telligence agente en tournant notre вme vers celle-ci, quand elle sera sйparйe du corps, c'est par elle-mкme qu'elle se tournera vers l'Intelligence agente et recevra d'elle les espиces intelligibles. Les sens ne lui seront plus nйcessaires pour ce faire: ainsi le navire est nйces­saire au transport, mais si quelqu'un l'avait dйjа effectuй, il n'est plus nйces­saire.

Mais cette opinion semble avoir pour consйquence que l'homme acquiert aussitфt la science de toutes choses, tant celles qu'il perзoit par les sens, que les autres. Si en effet nous connaissons grвce aux espиces qui se rйpandent vers nous de l'Intelligence agente, et que pour la rйception de cet influx n'est requis que la conversion de notre вme vers l'Intel­ligence sus­dite, celle-ci pourrait, la conversion faite, recevoir l'influx de n'importe quelle des espиces sensibles (on ne peut dire qu'elle se convertisse quant а l'une et non quant а l'autre): ainsi un aveugle-nй, en imaginant les sons, pourra recevoir la science des cou­leurs ou de tout autre sensible, -ce qui paraоt faux.

De plus il est manifeste que les puissances sensibles sont nйcessaires а notre intellection, non seulement dans l'acquisi­tion de la science, mais encore dans l'usage de la science dйjа acquise. Car nous ne pouvons considйrer les choses dont nous avons dйjа la science sans nous tourner vers les images (bien qu'Avicenne dise le contraire). De lа vient que, une fois lйsйs les organes des puissances sensibles par lesquelles sont conservйes et apprйhendйes les images, l'exercice de l'вme se trouve empкchй, mкme dans la considйration des choses dont elle a la science.

De plus, il est manifeste que dans les rйvйlations qui nous arrivent divinement par l'influx des substances supйrieures, nous avons besoin des images. C'est pourquoi Denys dit dans la Hiйrarchie cйleste[cxlix] [9] qu'il est impossible а un rayon divin de luire pour nous autrement qu'enveloppй de la variйtй des voiles sacrйs; ce qui ne serait pas si les images ne servaient qu'а nous tourner vers les substances supйrieures.

Et ainsi il faut dire autrement: les puissances sensitives sont nйcessaires а l'вme pour faire acte d'intelligence, non par accident, comme excitant d'aprиs Platon, ou comme simple dispositif d'aprиs Avicenne, mais comme rendant prйsent l'objet propre de l'вme intellec­tive: Aristote dit en effet dans le De anima[cl] [10] que les images sont а l'вme intellective comme les sensi­bles au sens. Cependant comme les couleurs ne sont visibles en acte que par la lumiиre, de mкme les images ne sont intelligi­bles en acte que par l'intellect agent. Et ceci consonne а ce que nous soutenons au sujet de la gйnйration des choses naturelles. Voilа ce que nous soutenons en effet: de mкme que les agents supйrieurs, par la mйdiation des agents infйrieurs, causent les formes naturelles, de mкme l'intellect agent, par les ima­ges qu'il a rendu intelligibles en acte, cause la science dans notre intellect possible. On ne revient pas au propos de savoir si l'intellect agent est une substance sйparйe, comme quel­ques uns le soutien­nent, ou s'il est une lumiиre que notre вme participe а la ressemblance des substances supйrieures.

Mais dans cette hypothиse il est plus difficile de voir comment l'вme sйparйe peut faire acte d'intellection: car il n'y aura plus d'images -celles-ci ont besoin d'organes corporels pour leur apprйhension et comprйhension -; or, фtйes les images, l'вme ne peut faire acte d'in­telligence, de mкme que фtйes les couleurs, la vue ne peut voir.

Pour rйsoudre cette difficultй, il faut considйrer que, puisque l'вme est au degrй le plus bas dans l'ordre des substances intellectuelles, elle participe а la lumiиre intellectuelle, ou а la nature intellectuelle, selon le mode le plus bas et le plus faible. Car dans la premiиre Intel­ligence, c'est-а-dire en Dieu, la nature intellectuelle est si puissante qu'elle peut, par une unique forme intelligente, а savoir son essence, comprendre toute chose. Quant aux subs­tances intellectuelles infйrieures, elles le font grвce а des espиces multiples; et autant cha­cune est йlevйe, autant elle a des formes en moins grand nombre et plus d'efficience а connaоtre toutes choses avec ce peu de formes. Or si une substance intellectuelle infйrieure disposait de formes aussi univer­selles que les supйrieures, sans possйder autant d'efficience dans leur comprйhension, sa science resterait incomplиte, parce qu'elle ne connaоtrait les choses que dans l'universel et ne pourrait amener sa connaissance du peu de formes aux choses singu­liиres. Donc l'вme humaine, qui est au plus bas degrй, si elle recevait les for­mes appropriйes aux substances supйrieures par l'abstraction et l'universalitй, comme elle dispose d'une efficience minime dans la comprйhension, elle aurait une connaissance trиs imparfaite, vu qu'elle connaоtrait les choses dans une certaine confusion et gйnйralitй. Et ainsi, afin que sa connaissance soit rendue parfaite et distincte quant aux singuliers, il faut qu'elle recueille des choses singuliиres la science de la vйritй, la lumiиre de l'intellect agent suffisant а ce que les choses qui sont dans la matiиre soient reзues sous un mode йlevй. Donc il est nйces­saire а la perfection de l'opйration intellectuelle que l'вme soit unie au corps.

Il n'est pas douteux cependant que par les pulsions corporelles et l'occupation des sens, l'вme ne soit entravйe dans la rйception de l'influx venu des substances sйparйes; c'est pourquoi а ceux qui dorment et sont dйtachйs des sens, certaines rйvйlations surviennent qui n'arrivent pas а ceux qui usent de leurs sens. Quand donc l'вme sera totalement sйparйe du corps, elle pourra plus ouvertement percevoir l'influence des substances sйparйes, pour autant que par un influx de ce type elle com­prendra sans images, ce qu'elle ne peut а prй­sent. Toutefois, un influx de ce genre ne causera pas une science aussi parfaite et distincte quant aux singuliers que celle que nous recevons ici-bas par les sens, sauf dans les вmes qui, en plus de l'influx dit naturel, en recevront un autre, surnaturel, de grвce, pour connaо­tre toutes choses trиs pleinement et pour voir Dieu lui-mкme. De plus, les вmes sйparйes auront la connaissance de choses qu'elles surent auparavant ici-bas et dont les espиces intelligibles sont conservйes en elles.

 

Solutions: 1. Le Philosophe parle de l'opйration intellectuelle de l'вme selon qu'elle est unie au corps; alors en effet, elle n'est pas sans images, comme on l'a dit.

2. Dans l'йtat prйsent, oщ l'вme est unie au corps, elle ne participe pas aux espиces intelligi­bles venues des substances supй­rieures, mais seulement а la lumiиre intellectuelle. Et ainsi, elle a besoin des images comme des objets d'oщ elle tire les espиces intelligibles. Mais aprиs la sйparation, elle participera plus abondamment aux espиces intelligibles, aussi n'aura-t-elle pas besoin des objets extйrieurs.

3. Le Philosophe parle d'aprиs l'opinion de ceux qui soutiennent que l'intellect possиde un organe corporel, comme le montre ce qu'il avance prйcйdemment. Dans cette hypothиse, l'вme sйparйe ne pourrait absolument pas faire acte d'intelligence. Autre interprйtation pos­sible: le Philosophe parle de l'intellection selon le mode par lequel nous faisons maintenant acte d'intelligence.

4. L'вme est unie au corps а cause de son opйration d'intellection, non pas qu'elle ne puisse d'aucune maniиre faire acte d'intel­ligence sans le corps, mais parce que, selon l'ordre natu­rel, elle ne le peut parfaitement sans le corps, comme on l'a posй.

5. Mкme solution en rйponse а la 5me objection.

6. Les images ne sont objets de l'intellect que dans la mesure oщ elles deviennent intelligi­bles en acte par la lumiиre de l'intellect agent. C'est pourquoi, quelles que soient les espи­ces intelligibles reзues par l'intellect possible, et d'oщ qu'elles viennent, elles n'auront pas d'autre raison formelle d'objet, formalitй sous laquelle les objets diversifient les puissances.

7. L'opйration de l'intellect agent et de l'intellect possible regarde les images selon que l'вme est unie au corps. Mais lorsque l'вme sera sйparйe du corps, par l'intellect possible elle recevra les espиces venues des substances sйparйes, et par l'intellect agent elle aura le pouvoir de les comprendre.

8. L'opйration propre de l'вme est de connaоtre les intelligibles en acte. Or la nature spйcifi­que de l'opйration intellectuelle n'est pas diversifiйe par le fait que les intelligibles soient reзues des images ou d'ailleurs.

9. L'вme sйparйe ne comprend pas les choses par son essence, ni par l'essence des choses connues, mais par les espиces qu'infusent les substances sйparйes dans l'йtat de sйparation -et non pas au principe, quand elles commencent d'exister, comme le soutinrent les Platoni­ciens.

10. La rйponse vaut pour la dixiиme objection.

11. Si l'вme, lorsqu'elle est unie au corps, possйdait des espиces innйes, elle pourrait faire acte d'intelligence par elles comme par les espиces acquises. Mais, bien qu'elle lui soit supйrieure par nature, cependant, а cause des mouvements du corps et des occupations sen­sibles, elle est tirйe en arriиre, de telle sorte qu'elle ne peut librement se joindre aux subs­tances supйrieures pour recevoir leur influx, comme aprиs la sйparation.

12. Il n'est pas naturel а l'вme de connaоtre par des espиces infuses, mais seulement aprиs avoir йtй sйparйe, comme on l'a dit.

13. Les вmes sйparйes pourront encore faire acte d'intelligence par les espиces prйalable­ment acquises dans le corps, non pas seulement par elles, mais aussi par des espиces infu­ses.

14. Mкme rйponse а la 14me objection.

15. Quand les espиces intelligibles sont dans l'intellect possible seulement en puissance, l'homme est alors intelligent en puis­sance et a besoin de ce qui le ramиne а l'acte, soit par la doctrine, soit par l'invention. Et quand elles sont en lui parfaitement en acte, alors il fait acte d'intelligence. Et quand elles sont en lui entre la puissance et l'acte, en un mode mйdian, а savoir comme habitus, alors il peut connaоtre actuellement quand il le voudra; et de cette faзon, les espиces intelligibles sont acquises dans l'intellect possible quand il n'est pas en exercice d'intellection.

16. Comme on l'a dйjа dit, l'opйration intellectuelle ne diffиre pas en sa nature spйcifique, que l'intelligible en acte soit reзu des images, ou qu'il vienne d'ailleurs. En effet, l'opйration de la puissance reзoit distinction et spйcificitй de l'objet quant а la raison formelle de ce dernier, et non pas quant а sa rйalitй matйrielle. Et ainsi, si par les espиces intelligibles conservйes dans l'intel­lect, une fois tirйes des images, l'вme sйparйe connaоt sans avoir а se tourner vers les images, l'opйration causйe par les espи­ces acquises et celle par laquelle les espиces sont acquises, ne seront pas spйcifiquement dissemblables.

17. L'intellect possible n'est pas naturellement disposй а recevoir son objet des images, sauf dans la mesure oщ les images deviennent intelligibles en acte par la lumiиre de l'intellect agent, lequel est une certaine participation а la lumiиre des substances sйparйes; et ainsi, il n'est pas exclu qu'il puisse recevoir [des informations] des substances sйparйes.

18. La science est par nature causйe dans l'вme par les images dans son йtat d'union au corps, йtat selon lequel elle ne peut кtre causйe seulement par des agents supйrieurs. En revanche, cela pourra arriver lorsque l'вme aura йtй sйparйe du corps.

19. De ce que la science des substances sйparйes n'est pas proportionnйe а notre вme, il ne s'ensuit pas qu'aucune intelligence ne puisse percevoir leur influx, mais seulement qu'elle ne peut la recevoir parfaite et distincte, comme on l'a dit.

Article 16: L'вme unie au corps peut-elle connaоtre les substances sйpa­rйes?

 

Objections: 1. Il semble que oui. Aucune forme n'est empкchйe d'atteindre sa fin par la matiиre а laquelle elle est naturellement unie. La fin de l'вme intellective semble кtre d'avoir l'intelligence des substances sйparйes, qui sont intelligibles au plus haut degrй. En effet, la fin de chaque chose est de parvenir а la perfection dans son opйration. L'вme n'est donc pas йcartйe de l'intelligence des substances sйparйes par le fait d'кtre unie а tel corps, celui qui constitue sa matiиre propre.

2. La fin de l'homme est la fйlicitй. La fйlicitй, selon le Philosophe dans les Ethiques[cli] [1], consiste dans l'opйration de la puissance la plus haute, а savoir l'intellect, au regard de l'objet le plus noble, qui n'est autre, semble-t-il, qu'une substance sйparйe. Or il ne convient pas que l'homme soit complиtement privй de sa fin: il y tendrait alors en vain. L'homme a donc la pos­sibilitй de connaоtre les substances sйparйes. D'autre part, il est de la raison de l'homme que l'вme soit unie au corps. Donc l'вme unie au corps peut connaоtre les substan­ces sйparйes.

3. Toute gйnйration parvient а quelque terme: en effet rien n'est mы indйfiniment. Or il y a une certaine gйnйration de l'intellect selon laquelle il est rйduit de la puissance а l'acte, pour autant qu'il devient savant en acte. Le processus ne va donc pas а l'infini mais par­vient un jour а quelque terme, de telle sorte que l'intellect soit complиtement effectuй en acte, ce qui ne peut кtre sans qu'il connaisse tous les intelligibles, parmi lesquels sont prin­cipalement les substan­ces sйparйes. Donc l'intellect peut parvenir а cela: connaоtre les substances sйparйes.

4. Il est plus difficile de rendre sйparй ce qui ne l'est pas et de le connaоtre que de connaоtre ce qui de soi est sйparй. Mais notre intellect, mкme uni au corps, rend sйparй ce qui ne l'est pas de soi en abstrayant des choses matйrielles les espиces intelligibles par lesquelles il connaоt ces mкmes choses. A plus forte raison pourra-t-il connaоtre les substances sйparйes.

5. Les sensibles les plus intenses sont d'autant les moins sentis, car ils corrompent l'harmo­nie de l'organe. Mais s'il y avait un organe du sens qui ne soit pas corrompu par l'intensitй du sen­sible, plus le sensible serait intense, plus il le sentirait. Mais l'intellect n'est en aucune faзon corrompu par l'intelligible, il en retire au contraire son accomplissement. Donc plus les choses sont intelligibles, plus il en a d'intelligence. Mais les substances sйpa­rйes, qui sont de soi intelligibles, parce qu'immatйrielles, sont plus intelligibles que les substances matйrielles qui ne le sont qu'en puissance: donc, puisque l'вme intellective unie au corps connaоt les substan­ces matйrielles, beaucoup plus est-elle capable de connaоtre les substances sйparйes.

6. L'вme intellective, mкme unie au corps, abstrait la quidditй hors des choses qui la prй­sente. Et comme il n'est pas question d'aller а l'infini, il est nйcessaire qu'elle parvienne par l'abs­traction а une quidditй qui soit, non pas la chose possйdant la quidditй, mais seulement quid­ditй. Puisque donc les substances sйparйes ne sont rien d'autre que des quidditйs exis­tant par soi, il semble que l'вme intellective unie au corps puisse connaоtre les substances sйparйes.

7. Il nous est naturel de connaоtre les causes par les effets. Or il faut qu'il y ait quelques effets des substances sйparйes dans les choses sensibles et matйrielles, puisque toutes les choses corporelles sont administrйes par les anges, comme le montre Augustin dans le De Trinitate[clii] [2]. L'вme unie au corps est donc capable de connaоtre les substances sйparйes par le moyen des sensibles.

8. L'вme unie au corps se connaоt elle-mкme: en effet l'esprit se connaоt et s'aime, comme dit Augustin dans le De Trinitate[cliii] [3]. Or l'вme elle-mкme est de la nature des substances sйpa­rйes intellectuelles. Donc elle peut dans son union au corps avoir l'intelligence des substances sйparйes.

9. Rien dans les choses n'est en vain. Or l'intelligible serait en vain s'il n'йtait connu d'au­cun intellect. S'agissant des substances sйparйes, comme elles sont intelligibles, notre intellect peut les connaоtre.

10. La vue est aux visibles ce que l'intellect est aux intelligibles. Or notre vue peut connaо­tre tous les visibles, mкme les incorruptibles, quoique elle-mкme soit corruptible. Donc notre intellect, а supposer mкme qu'il soit corruptible, pourrait connaоtre les substances sйparйes incorruptibles, puisqu'elles sont intelligibles par soi

 

En sens contraire: L'вme ne connaоt rien sans les images, comme dit le Philosophe dans le De anima[cliv] [4]. Or les substances sйparйes ne peuvent кtre connues par les images. Donc l'вme unie au corps ne peut connaоtre les substances sйparйes.

 

Rйponse: Sur cette question Aristote a promis dans le De anima qu'il se dйterminerait, bien qu'on n'en trouve pas trace dans les livres qui nous sont parvenus de lui. De lа est venue pour ses sectateurs l'occasion de procйder de plusieurs maniиres а la solution de cette question.

Certains ont soutenu que notre вme, mкme unie au corps, est capable de connaоtre les substances sйparйes, et ils soutiennent que c'est lа l'ultime fйlicitй de l'homme. Il y a pour­tant chez eux plusieurs faзons de comprendre la chose.

Les uns ont soutenu que notre вme est capable de parvenir а connaоtre les substances sйpa­rйes, non pas en vйritй de la mкme faзon que nous parvenons а l'intelligence des autres intelligibles, dont nous instruisent les sciences spйculatives moyennant dйfinitions et dйmonstrations, mais par un contact de l'Intellect Agent avec nous. Ils affirment en effet que l'Intellect Agent est une substance sйparйe qui connaоt naturellement les substances sйparйes. De lа, comme cet Intellect Agent nous aurait йtй uni de telle sorte que nous fas­sions par lui acte d'intelligence (comme nous le faisons maintenant par l'habitus des scien­ces), il s'ensui­vrait pour nous la possibilitй d'avoir l'intelligence des substances sйparйes. Le mode par lequel cet Intellect Agent pourrait кtre en contact avec nous, ils le dйcrivent de la faзon suivante. Il est manifeste, d'aprиs le Philosophe[clv] [5], que dire d'une chose qu'elle est ou opиre а partir de deux [йlйments), l'un d'eux est une quasi forme et l'autre comme une matiиre: ainsi quand on dit кtre rйtabli de corps en  bonne santй, la santй se compare au corps comme la forme а la matiиre. Il est de plus manifeste que nous faisons acte d'in­telligence par l'intellect agent et les objets d'intellection spйculatifs; nous venons en effet а la connaissance des conclusions par les principes naturellement connus et par l'intellect agent. Il est donc nйcessaire que l'intellect agent se compare aux objets d'intellection spй­culatifs comme l'agent principal а son instru­ment et comme la forme а la matiиre, ou l'acte а la puissance: toujours en effet le plus parfait des deux est le quasi acte de l'autre. Or tout ce qui reзoit en soi ce qui correspond а la matiиre, reзoit en soi ce qui correspond а la forme: ainsi le corps recevant la superficie reзoit aussi la couleur, qui est une certaine forme de la superficie, et la pupille recevant la couleur reзoit de plus la lumiиre qui est l'acte de la couleur (par elle en effet le visible est en acte). Ainsi donc l'intellect passif, en tant qu'il reзoit les objets d'intellection spйculatifs (?), pour autant il les reзoit de l'Intellect Agent. Quand donc l'intellect possible aura reзu tous les objets de spйcu­lation, alors il recevra totalement en lui l'Intellect Agent; et ainsi l'Intellect Agent deviendra quasiment la forme de l'intellect possible, et par consйquent il en sera ainsi pour nous. C'est pourquoi, de mкme qu'а prйsent nous connaissons par l'intellect possible, de mкme alors nous connaо­trons par l'Intellect Agent, non seulement toutes les choses naturelles, mais encore les substances sйparйes.

Mais il existe sur ce point une certaine diversitй parmi ceux qui suivent cette opinion. Les uns, soutenant que l'intellect possible est corruptible, disent qu'en aucune faзon l'intellect possible ne peut avoir connaissance de l'Intellect Agent ni des substances sйparйes. Quant а nous, en cet йtat de continuitй avec l'Intellect Agent, nous connaissons l'Intellect Agent lui-mкme et les autres substances sйparйes, par l'Intellect Agent lui-mкme en tant qu'il nous est uni comme forme. En revanche, d'autres, soutenant que l'intellect possible est incorrupti­ble, disent que l'intellect possible peut connaоtre l'Intellect Agent et les autres substances sйparйes.

Mais cette opinion est impossible et vaine, et contre l'intention d'Aristote. Impossible en vйritй, parce qu'elle suppose deux impossibilitйs, а savoir que l'Intellect Agent est une substance sйparйe de nous de par son кtre, et que nous connaissons par l'Intellect Agent comme par une forme. En effet, nous agissons par quelque principe а titre de forme pour autant que par lui nous confйrons а quelque chose d'кtre en acte: ainsi le chaud chauffe par la chaleur en tant qu'il est chaud en acte. Rien n'agit en effet а moins d'кtre en acte. Il faut donc que ce par quoi un sujet agit ou opиre formellement lui soit uni selon l'кtre. C'est pourquoi il est impossible que de deux substances sйparйes selon l'кtre, l'une opиre for­mellement par l'autre. Et ainsi, il est impossible, si l'Intellect Agent est une substance sйpa­rйe de nous selon l'кtre, que nous connaissions formellement par elle; mais il pourrait se faire que par son assistance causale nous connaissions en acte, de mкme que nous disons voir par le soleil en tant que source de lumiиre.

De plus la position est vaine, car les raisons qui y conduisent ne concluent pas nйcessai­rement. C'est manifeste sur deux points. Premiиrement, parce que si l'Intellect est une substance sйparйe, comme ils l'affirment, la comparaison entre l'intellect agent et les objets d'intellection spйculatifs ne sera pas de la lumiиre aux couleurs, mais du soleil а la lumiиre. Par consйquent, l'intellect possible, par le fait de recevoir les principes intelligibles de spй­cu­lation, ne serait pas joint а sa substance, mais а quelqu'un de ses effets: ainsi l'њil, par le fait de recevoir les couleurs, n'est pas uni а la substance du soleil, mais а sa lumiиre. Seconde­ment, supposй que par le fait de recevoir les objets d'intellection spйculatifs, l'in­tellect possi­ble soit conjoint en quelque faзon а la substance mкme de l'intellect agent, il ne s'ensuit pas qu'en recevant tous les objets d'intellection spйculatifs, а savoir ceux qui sont abstraits des images et sont acquis par les principes des dйmonstrations, il soit parfaitement conjoint а la substance de l'intellect agent, sauf s'il йtait prouvй que tous les objets d'intel­lection spйculatifs de ce genre йgaleraient l'efficience et la substance de l'intellect agent; ce qui est йvidemment faux, car l'intellect agent (s'il est une substance sйparйe) est d'un degrй plus йlevй parmi les йtants que tout ce qui est rendu intelligible par lui dans les choses naturelles.

Il est de plus йtonnant qu'ils n'aient pas compris eux-mкmes le dйfaut de leur raisonne­ment. En effet, bien que soutenant que l'Intellect Agent nous soit uni par un, deux ou trois objets d'intellection spйculatifs, il ne s'ensuit pas cependant, d'aprиs eux, qu'а cause de cela nous connaissions tous les autres objets d'intellection spйculatifs. Or il est manifeste que les substances intelligibles sйparйes excиdent la totalitй des intelligibles susdits, qu'on dit objets d'intellection spйculatifs, beaucoup plus que tous ceux-lа pris ensemble excиdent un ou deux ou un nombre quelconque d'entre eux. Tous en effet relиvent du mкme genre et du mкme mode d'intelligibilitй, tandis que les substances sйparйes sont d'un genre plus йlevй et sont connues par un mode plus йlevй. C'est pourquoi, mкme si l'Intellect Agent est en contact avec nous а titre de forme et d'agent de ces intelligibles, il ne s'ensuit pas qu'il soit en continuitй avec nous selon qu'il connaоt les substances sйparйes.

Il est de plus manifeste que cette position est contraire а l'intention d'Aristote, qui dit dans les Ethiques[clvi] [6] que la fйlicitй est un certain bien commun qui peut advenir а tous ceux qui ne sont pas privйs de vertu. Or connaоtre tout ce qu'ils appellent principes intelligibles, ou bien est impossible а un homme, ou bien si rare que jamais ceci n'est arrivй а un homme en cette vie sauf au Christ, qui fut Dieu et homme. Il est donc impossible que ceci soit requis pour la fйlicitй humaine. En revanche, la fйlicitй humaine consiste dans l'intelligence des intelligibles les plus nobles, comme dit le Philosophe dans les Ethiques[clvii] [7]. Il n'est donc pas nйcessaire pour connaоtre les substances sйparйes qui sont les plus nobles des intelligibles, (c'est bien en cela que consiste la fйlicitй humaine), que quelqu'un connaisse tous les objets d'intellection spйcu­latifs.

Il apparaоt encore que la position prйcйdente est contraire d'une autre faзon а l'opinion d'Aristote. Il est dit en effet dans les Ethiques[clviii] [8] que la fйlicitй consiste dans l'opйration qui est conforme а la vertu parfaite. Et ainsi, pour qu'apparaisse en quoi consiste prйcisйment la fйli­citй, il lui a fallu dйfinir la nature des vertus, comme il le dit lui-mкme dans les Ethi­ques. Les unes sont dйfinies par lui-mкme vertus morales, comme la force, la tempйrance et autres du mкme genre; les autres sont dites intellectuelles, d'aprиs lui au nombre de cinq: la sagesse, la science, l'intellect, la prudence et l'art, parmi lesquelles il pose comme prin­cipale la sagesse, dans l'opйration de laquelle il faut poser l'ultime fйlicitй. Or la sagesse, c'est la philosophie elle-mкme, comme le montre la Mйtaphysique[clix] [9] au commencement. D'oщ il reste que la fйlicitй humaine ultime, celle qui est accessible en cette vie selon l'opi­nion d'Aristote, est la connais­sance des substances sйparйes telle qu'on peut l'obtenir par les principes de la philosophie, et non par le mode du contact dont rкvиrent certains.

D'oщ naquit une autre opinion: l'вme humaine par les principes de la philosophie est capa­ble d'en venir а l'intelligence des substances sйparйes elles-mкmes. Et pour le montrer ils procйdaient ainsi. Il est manifeste que l'вme humaine peut abstraire des choses naturelles leur quidditй et la concevoir. Cela arrive chaque fois que nous concevons d'une chose matйrielle ce qu'elle est. Si donc cette quidditй abstraite n'est pas quidditй pure, mais quel­que chose ayant la quidditй, de nouveau notre intellect peut l'abstraire. Et comme on ne peut procйder а l'infini, on en viendra а ceci que [l'вme] conзoit quelque quidditй simple, par la considйration de laquelle notre intellect conзoit les substances sйparйes, qui ne sont rien d'autre que des quid­ditйs simples.

Mais ce raisonnement est totalement insuffisant. D'abord parce que les quidditйs des cho­ses matйrielles sont d'un autre genre que les quidditйs sйparйes et qu'elles ont un autre mode d'кtre. Par consйquent, de ce que notre intellect connaоt les quidditйs des choses matй­rielles, il ne suit pas qu'il connaisse les quidditйs sйparйes. Ensuite, les diverses quid­ditйs connues diffиrent en espиce, et donc celui qui connaоt la quidditй d'une chose matй­rielle ne connaоt pas celle d'une autre: qui connaоt ce qu'est la pierre, ne connaоt pas ce qu'est l'animal. C'est pourquoi, supposй que les quidditйs sйparйes soient de mкme nature que les quidditйs matйrielles, il ne suivrait pas que, de connaоtre ces quidditйs des choses matйrielles, on connыt les substances sйparйes; а moins peut-кtre de souscrire а l'opinion de Platon qui soutint que les substances sйparйes йtaient les Formes de ces choses sensibles.

Et ainsi il faut dire autrement que l'вme intellective humaine, de par son union au corps a une face tournйe vers les images; par lа elle n'est informйe pour concevoir quelque objet que par les espиces recueillies des images. Et а cela consonne ce que dit Denys dans la Hiйrarchie Cйleste[clx] [10]. Il dйclare impossible en effet qu'un rayon divin luise pour nous sinon enveloppй par la variйtй des voiles sacrйs. Donc, tant qu'elle est unie au corps, l'вme peut s'йlever а la connaissance des substances sйparйes dans la mesure oщ elle peut y кtre guidйe par les espиces reзues des images. Mais non pas de telle sorte que soit connu ce que sont de telles substances, puisqu'elles excиdent toute comparaison а ces [espиces] intelligibles; mais nous pouvons de cette faзon connaоtre des substances sйparйes en quelque sorte qu'elles sont: de mкme que par des effets dйficients nous en venons aux causes transcen­dantes pour connaо­tre d'elles seulement qu'elles sont; et pendant que nous connaissons d'elles qu'elles sont des causes transcendantes, nous savons qu'elles ne sont pas telles que sont leurs effets. Et c'est lа savoir d'elles ce qu'elles ne sont pas plutфt que ce qu'elles sont. Et suivant cela, il est йgale­ment vrai que, dans la mesure oщ nous concevons les quidditйs que nous abstrayons des cho­ses matйrielles, notre intellect, en se tournant vers ces quiddi­tйs, peut connaоtre les substances sйparйes en ce sens qu'il discerne qu'elles sont immatй­rielles comme le sont elles-mкmes les quidditйs abstraites de la matiиre. Et ainsi par la considйration de notre intellect, nous sommes conduits а la connaissance des substances sйparйes intelligibles. Et il n'est pas йtonnant que nous puissions connaоtre en cette vie les substances sйparйes en comprenant, non pas ce qu'elles sont, mais ce qu'elles ne sont pas, puisque aussi bien, s'agissant de la quidditй et de la nature des corps cйlestes, nous ne pou­vons les connaоtre autrement. Aristote lui-mкme le noti­fie dans le De caelo et mundo[clxi] [11] en montrant qu'ils ne sont ni lourds ni lйgers, ni engendrйs ni corruptibles, n'ayant pas de contrariйtй.

 

Solutions: 1. La fin а laquelle s'йtend la possibilitй de l'вme humaine est de connaоtre les substances sйparйes selon le mode indiquй plus haut; et le fait d'кtre unie au corps ne l'en empкche pas. Bien plus, c'est dans une telle connaissance de la substance sйparйe que rйside l'ultime fйlicitй de l'homme а laquelle il peut parvenir par ses forces naturelles.

2. De lа est rendue manifeste la solution а la 2me objection.

3. Comme l'intellect est conduit progressivement de la puissance а l'acte en faisant de plus en plus acte d'intelligence, cependant la fin d'un achиvement ou gйnйration de ce type sera dans l'intellection du suprкme intelligible, qui est l'essence divine; mais а cela il ne peut parvenir par ses forces naturelles mais seulement par la grвce.

4. Il est plus difficile de rendre les choses sйparйes et de les connaоtre que de connaоtre celles qui sont sйparйes, s'il s'agit des mкmes choses; mais si c'en est d'autres, cela ne va pas de soi; car il peut y avoir une plus grande difficultй а concevoir certaines choses qui ne sont que sйparйes, qu'а abstraire et concevoir les autres.

5. Le sens souffre d'un double dйfaut au regard des sensibles trиs intenses: l'un parce qu'il ne peut les comprendre pour la raison qu'ils excиdent la capacitй du sens; l'autre parce que, suite aux sensibles trиs intenses, il ne perзoit plus les sensibles de moindre intensitй, en raison de la corruption de l'organe sensible. S'agissant de l'intellect, bien qu'il n'ait pas d'organe suscepti­ble d'кtre corrompu par l'intensitй de l'intelligible, cependant celui-ci peut excйder la facultй de notre intellect а le concevoir. Tel est le cas de la substance sйparйe: son intelligibilitй excиde la facultй de notre intellect qui, de par son union au corps, est naturellement apte а кtre informй par les espиces sйparйes des images. Cependant, si notre intellect concevait les subs­tances sйparйes, il n'en concevrait pas moins les autres qui ne le sont pas, il le ferait mieux.

6. Les quidditйs abstraites des choses matйrielles ne suffisent pas а nous faire connaоtre des substances sйparйes ce qu'elles sont, comme on l'a montrй.

7. Mкme solution а la 7me objection, car des effets dйficients, comme on l'a montrй plus haut, ne suffisent pas faire connaоtre ce qu'est la cause.

8. Notre intellect possible ne se connaоt pas lui-mкme directement, par apprйhension de son essence, mais par [la mйdiation de] l'espиce reзue des images. Aussi le Philosophe dit-il dans le De anima[clxii] [12] que l'intellect possible est intelligible а l'instar des autres objets. Et c'est ainsi parce que rien n'est intelligible tant qu'il demeure en puissance, il ne l'est qu'en acte, comme il est dit dans la Mйtaphysique[clxiii] [13]. C'est pourquoi l'intellect possible, qui est en puis­sance du point de vue de l'кtre intelligible, ne peut кtre intelligible que par la forme par laquelle il devient en acte, forme qui est l'espиce tirйe des images; de mкme que c'est par la forme qu'il connaоt toute autre chose. Il est d'ailleurs commun а toutes les puissances de l'вme que les actes sont connus par les objets, les puissances par les actes, et l'вme par ses puissances. Ainsi donc l'вme intellective est-elle connue par son [espиce] intelligible. Or l'espиce reзue des ima­ges n'est pas la forme de la substance sйparйe, de telle sorte que celle-ci puisse кtre connue par elle comme l'est en quelque sorte par elle l'intellect possible.

9. Cet argument est totalement inefficace pour deux raisons. Premiиrement parce que les intelligibles ne sont pas pour les intellects qui les conзoivent, mais ils sont plutфt les fins et perfections des intellects; c'est pourquoi, s'il y avait quelque substance intelligible incon­nue d'une autre, il ne s'ensuit pas qu'elle serait en vain, car "en vain" se dit de ce qui est pour une fin qu'il n'atteint pas. Secondement, parce que, bien que les substances sйparйes ne soient pas connues par notre intellect en raison de son union au corps, elles le sont cependant par les substances sйparйes.

10. Les espиces susceptibles d'кtre reзues par la vue peuvent кtre similitudes de n'importe quel corps, les corruptibles aussi bien que les incorruptibles. Mais les espиces abstraites des ima­ges, susceptibles d'кtre reзues par l'intellect possible, ne sont pas les similitudes des substan­ces sйparйes. Le cas n'est donc pas le mкme.


Article 17: L'вme sйparйe peut-elle connaоtre les substances sйparйes?

 

Objections: 1. Il semble que non. En effet, plus parfaite est la substance, plus parfaite l'opй­ration. Or l'вme unie au corps est plus parfaite que l'вme sйparйe, semble-t-il, car cha­que partie est plus parfaite d'кtre unie au tout que d'en кtre sйparйe. Si donc l'вme unie au corps ne peut connaоtre les substances sйparйes, il semble qu'elle ne le puisse une fois sйpa­rйe du corps.

2. Supposй que notre вme connaisse les substances sйparйes, elle le peut ou par nature ou par grвce. Si par nature, comme il est naturel а l'вme d'кtre unie au corps, elle ne serait pas empкchйe de par son union au corps de connaоtre les substances sйparйes; mais si c'est par grвce, comme les вmes sйparйes n'ont pas toutes la grвce, il s'ensuit au minimum que les вmes sйparйes n'aient pas toutes connaissance des substances sйparйes.

3. L'вme est unie au corps pour кtre menйe en lui а la perfection par les sciences et les ver­tus. Or la plus grande perfection de l'вme consiste dans la connaissance des substances sйpa­rйes. Si donc elle les connaissait par le seul fait d'кtre elle-mкme sйparйe du corps, c'est en vain que l'вme serait unie au corps.

4. Si l'вme connaоt une substance sйparйe, il faut qu'elle la connaisse ou par l'essence ou par une espиce de cette derniиre. Or ce n'est pas par l'essence, car l'essence de la substance sйpa­rйe ne fait pas un avec l'вme sйparйe; ni par une espиce, car on ne peut abstraire une espиce des substances sйparйes en raison de leur simplicitй. Donc l'вme sйparйe ne connaоt en aucune faзon les substances sйparйes.

5. Si l'вme connaоt la substance sйparйe, elle la connaоt ou par le sens ou par l'intellect. Or il est manifeste qu'elle ne la connaоt pas par le sens, car les substances sйparйes ne sont pas sensibles; et non plus par l'intellect, car l'intellection ne porte pas sur les singuliers, et les substances sйparйes sont des substances singuliиres. Donc l'вme sйparйe ne connaоt en aucune faзon la substance sйparйe.

6. L'intellect possible de notre вme est plus йloignйe de l'ange que notre imagination de l'in­tellect possible, car l'imagination et l'intellect possible se rejoignent dans la mкme subs­tance de l'вme. Mais l'imagination ne peut en aucune faзon connaоtre l'intellect possible. Donc l'intellect possible ne peut en aucune faзon connaоtre la substance sйparйe.

7. La volontй se rapporte au bien, comme l'intellect au vrai. Mais la volontй de quelques unes des вmes sйparйes, а savoir les damnйs, ne peut кtre ordonnйe au bien. Et donc leur intellect ne peut en aucune faзon кtre ordonnй au vrai, que par dessus tout l'intellect pour­suit dans la connaissance de la substance sйparйe. Donc n'importe quelle вme sйparйe ne peut connaоtre la substance sйparйe.

8. La fйlicitй ultime selon les philosophes se situe dans l'intellection des substances sйpa­rйes, comme on l'a dit. Or si l'вme des damnйs connaоt les substances sйparйes, que nous ne pou­vons connaоtre ici-bas, ils semble que les damnйs soient plus proches de la fйlicitй que nous-mкmes, -ce qui ne convient pas.

9. C'est par le mode de sa substance qu'une intelligence en connaоt une autre, comme il est dit dans le livre De causis[clxiv] [1]. Mais l'вme sйparйe ne peut connaоtre sa substance, semble-t-il, car l'intellect possible ne se connaоt que par une espиce reзue des images, comme il est dit dans le De anima[clxv] [2]. Donc l'вme sйparйe ne peut connaоtre les autres substances sйparйes.

10. Il existe un double mode de connaissance. L'un selon lequel nous allons des connaissan­ces consйquentes aux antйcйdentes: et ainsi les choses de soi plus intelligibles sont connues par celles qui sont de soi moins intelligibles. L'autre qui va des antйcйdentes aux consй­quentes: et ainsi les choses qui sont de soi plus intelligibles sont connues par nous en prio­ritй. Dans l'вme sйparйe le premier mode de connaissance est impossible: en effet, le mode qui nous revient, c'est de recevoir la connaissance des sens. Donc l'вme sйpa­rйe connaоt selon le second, а savoir en allant des antйcйdentes aux consйquentes; et ainsi les choses qui sont de soi plus intelligibles lui sont connues en prioritй. Or ce qu'il y a de plus intelligible est la substance divine. Si donc l'вme sйparйe connaоt naturellement les substances sйparйes, il semble que par les seules forces naturelles elle puisse voir l'essence divine, en quoi consiste la vie йternelle: ce qui est contraire а la parole de l'apфtre: "la vie йternelle est grвce de Dieu" (Rom. 6,23).

11. Une substance infйrieure en connaоt une autre par l'impression d'une substance supй­rieure sur l'infйrieure. Or l'impression d'une substance supйrieure ne se fait dans l'вme que de faзon dйficiente. Donc celle-ci ne peut la connaоtre.

 

En sens contraire: Le semblable est connu par le semblable. Or l'вme sйparйe est une substance sйparйe. Elle peut donc connaоtre les substances sйparйes.

 

Rйponse: D'aprиs ce que tient la foi, il semble convenable de dire que les вmes sйparйes connaissent les substances sйparйes. Sont appelйes ainsi les anges et les dйmons, а la sociйtй desquelles sont destinйes les вmes sйparйes des hommes, des bons ou des mauvais. Or il semble improbable que les вmes des damnйs ignorent les dйmons, а la sociйtй des­quels elles sont assignйes et dont on dit qu'ils sont terribles aux вmes. Mais encore plus improbable que les вmes des bons ignorent les anges dans la sociйtй desquels ils se rйjouis­sent.

Que, d'autre part, les вmes sйparйes connaissent les substances sйparйes, quelle qu'en soit la maniиre, l'йventualitй est raisonnable. En effet, il est manifeste que l'вme humaine unie au corps a, du fait de cette union, le regard dirigй vers les rйalitйs infйrieures. Elle n'at­teint par consйquent sa perfection que par les informations qu'elle reзoit de celles-ci, а savoir par les espиces abstraites des images. C'est pourquoi, ni dans la connaissance de soi-mкme, ni dans celle des autres, ne peut-elle progresser qu'en йtant menйe par les espиces susdites, comme on l'a dit plus haut. Mais dиs lors que l'вme sera sйparйe du corps, son regard ne sera plus ordonnй aux rйalitйs infйrieures pour en recevoir quelque chose, mais il en sera dйliй, pou­vant recevoir l'influence des substances supйrieures sans avoir а observer les images -cel­les-ci seront alors totalement absentes -et par cette influence l'вme sera mise en acte. Et ainsi, elle se connaоtra elle-mкme directement, en voyant son essence intuitive­ment, et non a posteriori, comme а prйsent. De fait son essence appartient au genre des substances sйpa­rйes intellectuelles, elle en a le mкme mode de subsister (bien qu'elle soit la plus basse en ce genre): toutes en effet sont des formes subsistantes. Ainsi de mкme que pour les autres substances sйparйes, l'une connaоt l'autre en voyant sa propre substance, (en tant qu'existe en elle quelque similitude de l'autre substance а connaоtre, par cela qu'elle reзoit l'influence de celle-ci ou de quelque autre substance plus йlevйe, cause commune de l'une et de l'au­tre), de mкme l'вme sйparйe, en voyant directement son essence propre, connaоt les subs­tances sйparйes en raison de l'influence qu'elle reзoit d'elles ou d'une cause supйrieure, а savoir de Dieu. Cependant, elle ne connaоt pas les substances sйparйes d'une connaissance naturelle avec la perfection que celles-ci se connaissent entre elles, parce que l'вme est parmi elles la plus basse, et c'est sur le mode le plus bas qu'elle reзoit l'йmanation de la lumiиre intelligible.

 

Solutions: 1. L'вme unie au corps est d'une certaine faзon plus parfaite que la sйparйe, а savoir quant а la nature de l'espиce; mais, quant а l'acte intelligible, elle possиde, йtant sйpa­rйe du corps, quelque perfection qu'elle ne peut avoir tant qu'elle est unie au corps. Il n'y a pas d'inconvйnient а cela, car l'opйration intellectuelle revient а l'вme selon qu'elle dйpasse la mesure du corps. En effet l'intellect n'est l'acte d'aucun organe corporel.

2. Nous parlons de cette connaissance de l'вme sйparйe qui lui appartient de par sa nature (car s'agissant de la connaissance qui lui est donnйe par grвce, elle йgale celle des anges en qualitй de connaissance). Quant а cette connaissance, qui lui fait connaоtre selon le mode susdit, elle lui est naturelle, non pas dans l'absolu, mais pour autant qu'elle est sйparйe.

3. L'ultime perfection de la connaissance naturelle de l'вme humaine est de connaоtre les substances sйparйes. Mais quant а l'obtention de cette connaissance, elle peut y parvenir plus parfaitement en s'y disposant dans [son union au] corps par l'йtude et surtout par le mйrite. Par consйquent elle n'est pas unie au corps en vain.

4. L'вme sйparйe ne connaоt pas par son essence les substances sйparйes, mais par une espиce et similitude de celles-lа. Il faut savoir cependant que l'espиce par laquelle quelque chose est connue n'est pas toujours abstraite de la chose connue, mais seulement quand le connaissant reзoit l'espиce de la chose: alors cette espиce reзue est plus simple et plus immatйrielle dans le connaissant que dans la chose connue. Dans le cas contraire, а savoir quand la chose connue est plus immatйrielle et plus simple que le connaissant, alors l'es­pиce de la chose connue dans le connaissant n'est plus dite abstraite, mais plutфt imprimйe ou infuse. Il en est ainsi dans notre thиse.

5. Le singulier ne rйpugne pas а la connaissance de notre intellect si ce n'est en raison de son individuation par telle matiиre: il faut en effet que les espиces de notre intellect soient abs­traite de la matiиre. Si donc existaient des singuliers dans lesquels la nature de l'espиce n'est pas individuйe par la matiиre mais que chacun d'eux soit une certaine nature spйcifi­que sub­sistant immatйriellement, chacun d'eux sera par soi intelligible. Les substances sйparйes sont des singuliers de ce genre.

6. L'imagination et l'intellect possible humain se rejoignent par le sujet plus que l'intellect possible humain et l'intellect angйlique, lesquels se rejoignent cependant par l'espиce et la raison d'кtre, puisque l'un et l'autre appartiennent а l'кtre intellectuel. Car l'action tire sa forme de la nature de l'espиce et non du sujet. C'est pourquoi, quant а la conjonction dans l'action, ce qui doit retenir l'attention, c'est la conjonction de deux formes de mкme espиce dans des substances diverses plutфt qu'а celle de formes diffйrentes par l'espиce dans le mкme sujet.

7. Les damnйs se sont dйtournйs de la fin ultime. Par consйquent leur volontй n'est pas bonne en conformitй а cet ordre; elle tend cependant а quelque bien (car mкme les dйmons, comme dit Denys dans le De divinis nominibus, "convoitent le bien et le meilleur: кtre, vivre, connaоtre"[clxvi] [3]; mais ce bien ne les rйfиre au bien le plus йlevй, aussi leur volontй est-elle perverse. C'est pourquoi rien n'empкche que les вmes des damnйs connaissent beau­coup de choses vraies, mais non pas ce premier vrai, c'est-а-dire Dieu, dont la vision les rendraient bienheureux.

8. La fйlicitй ultime de l'homme ne consiste pas dans la connaissance de quelque crйature, mais seulement dans la connaissance de Dieu. C'est pourquoi Augustin dit dans le livre des Confessions: "Bienheureux celui qui t'a connu, mкme s'il ignore celles-ci (а savoir les crйa­tures); malheureux s'il les connaоt mais t'ignore. Mais qui t'a connu, toi et ces crйatures, n'est pas plus heureux par celles-ci, mais bienheureux а cause de toi seul"[clxvii] [4]. Donc, bien que les damnйs savent certaines choses que nous ignorons, ils sont pourtant plus йloignйs que nous de la vraie bйatitude, puisque nous pouvons parvenir jusqu'а elle alors qu'eux ne le peuvent pas.

9. Autre la maniиre dont l'вme humaine se connaоt elle-mкme lorsqu'elle sera sйparйe, autre la maniиre dont elle le fait а prйsent.

10. Les вmes sйparйes, bien que leur revienne le mode de connaissance par quoi les choses qui sont de soi plus intelligibles sont mieux connues par elles, il ne s'ensuit pas cependant que l'вme sйparйe, ni quelque autre substance sйparйe, puisse, par ses forces naturelles et par son essence, voir Dieu: en effet de mкme que les substances sйparйes sont d'un autre mode d'кtre que les substance matйrielles, de mкme Dieu possиde un кtre d'un autre mode que les substances sйparйes. En effet dans les substances matйrielles trois choses sont а considйrer, dont aucune n'est l'autre, а savoir l'individu, la nature spйcifique, et l'кtre. En effet il est impossible de dire que cet homme est son humanitй, car l'humanitй consiste seulement dans les principes de l'espиce; et cet homme ajoute aux principes spйcifiques principes indivi­duants, selon que la nature de l'espиce est reзue et individuйe dans la matiиre[clxviii] [5]. Pareillement l'humanitй n'est-elle pas l'кtre de l'homme. Mais dans les substances sйparйes, parce qu'elles sont immatйrielles, la nature spйcifique n'est pas reзue en quelque matiиre individuante, mais elle est la nature elle-mкme subsistant par soi. C'est pourquoi il n'y a pas en elle d'altй­ritй entre ce qui a la quidditй et la quidditй elle-mкme; mais cepen­dant autre est en elle l'кtre et autre la quidditй. Mais Dieu est son кtre subsistant. C'est pourquoi en connaissant les quidditйs matйrielles nous ne pouvons connaоtre les substances sйparйes, et de mкme les substances sйparйes ne peuvent, par la connaissance de leur subs­tance, connaоtre l'essence divine.

11. Par le fait que les impressions des substances sйparйes sont reзues dans l'вme sйparйe de faзon dйficiente, il ne suit pas qu'elle ne puisse les connaоtre en aucune faзon, mais qu'elle les connaоt imparfaitement.


Article 18: L'вme sйparйe connaоt-elle toutes les rйalitйs naturelles?

 

Objections: 1. Il semble que non. Ainsi que le dit Augustin[clxix] [1], les dйmons connaissent beau­coup de choses par suite d'une longue expйrience qu'йvidemment l'вme n'a pas peu aprиs avoir йtй sйparйe. Puisque le dйmon est d'un intellect plus perspicace que l'вme, parce que les donnйes naturelles demeurent chez eux claires et lucides, comme le dit Denys dans les Noms divins[clxx] [2], il semble donc que l'вme sйparйe ne connaisse pas toutes les rйalitйs naturel­les.

2. Lors de leur union au corps, les вmes ne connaissent pas toutes les rйalitйs naturelles. Si donc les вmes sйparйes les connaissent toutes, il semble que c'est aprиs sйparation qu'elles acquiиrent une connaissance de cette ampleur. Mais certaines вmes ont acquis en cette vie la science de quelques unes des choses naturelles. Donc aprиs sйparation elles auront une dou­ble science de ces mкmes choses, l'une acquise ici, l'autre lа, ce qui paraоt impossible, car deux formes d'une mкme espиce n'existent pas dans le mкme sujet.

3. Aucun pouvoir fini ne peut dominer des rйalitйs infinies. Or le pouvoir de l'вme est fini, car son essence est finie. Elle ne peut donc dominer des rйalitйs infinies. Mais les rйalitйs naturelles connues sont infinies, car les espиces des nombres et des figures et des propor­tions le sont. Donc l'вme sйparйe ne connaоt pas toutes les rйalitйs naturelles.

4. Toute connaissance se fait par l'assimilation du connaissant et du connu. mais il semble impossible que l'вme sйparйe, йtant immatйrielle, soit assimilйe aux choses naturelles, puis­que celles-ci sont matйrielles. Il est donc impossible que l'вme sйparйe connaisse les rйali­tйs naturelles.

5. L'intellect possible se rapporte aux intelligibles comme la matiиre premiиre aux sensi­bles. Or la matiиre premiиre, sous un unique rapport, n'est rйceptrice que d'une forme uni­que. Donc, comme l'intellect possible sйparй n'est apte qu'а un mode unique de rйfйrence[clxxi] [3], puis­qu'il n'est pas tirй par les sens а divers [objets], il semble qu'il ne puisse recevoir qu'une uni­que forme; et ainsi il ne peut connaоtre toutes les formes naturelles, mais rien qu'une seule.

6. Les choses qui sont spйcifiquement diverses ne peuvent кtre unies et rendues semblables au mкme selon la nature spйcifique. Or la connaissance se fait par assimilation de l'espиce intelligible. Donc une seule вme sйparйe ne peut connaоtre toutes les rйalitйs naturelles, puisqu'elles sont diverses selon la nature spйcifique.

7. Si les вmes sйparйes connaissent toutes les rйalitйs naturelles, il faut qu'elles aient en elles les formes qui en sont les similitudes. Ou bien similitude seulement quant aux genres et aux espиces: et alors elles ne connaissent pas les individus ni par consйquent toutes les rйalitйs naturelles, parce que ce qu'il y a de plus йvident dans la nature, ce sont les indivi­dus; ou bien encore similitude quant aux individus, et alors, comme les choses individuel­les sont infinies, il s'ensuivrait que leurs similitudes seraient infinies, ce qui paraоt impossi­ble. Donc l'вme sйparйe ne connaоt pas toutes les rйalitйs naturelles.

8. Il a йtй dit que dans l'вme sйparйe il y a seulement similitude des genres et des espиces, mais qu'en les appliquant aux singuliers, elle peut connaоtre les singuliers. En sens contraire: l'intellect ne peut appliquer la connaissance universelle en sa possession qu'aux particuliers qu'il a dйjа apprйhendйs: car si je sais que toute mule est stйrile, je ne puis appli­quer mon savoir qu'а cette mule que je connais. La connaissance des particuliers prй­cиde naturellement l'application de l'universel au particulier: en effet une application de ce genre ne peut кtre la cause de la connaissance des particuliers. Et ainsi les particuliers demeureront ignorйs de l'вme sйparйe.

9. Partout oщ il y a connaissance, il y a relation ordonnant le connaissant au connu. Mais les вmes des damnйs ne sont nullement ordonnйes: il est dit en effet en Job qu'il n'y a lа, c'est-а-dire en enfer, aucun ordre mais un horrible dйsordre. Donc pour le moins, les вmes des damnйs ne connaissent pas les rйalitйs naturelles.

10. Augustin dit dans le livre Des soins а apporter aux morts[clxxii] [4] que les вmes des morts sont lа oщ ils ne peuvent en rien savoir ce qui se passe ici. Or les rйalitйs naturelles se passent ici. Donc les вmes des morts ne connaissent pas les rйalitйs naturelles.

11. Tout ce qui est en puissance est mis en acte par ce qui est en acte. Or il est manifeste que l'вme humaine, tant qu'elle est unie au corps, est en puissance au regard ou de toutes, ou de plusieurs des choses qui peuvent naturellement кtre sues: car elle ne sait pas toutes les cho­ses en acte. Donc si aprиs la sйparation, elle connaоt toutes les choses naturelles, il faut qu'elle soit mise en acte par quelque agent. Or celui-ci ne peut кtre que l'intellect agent par lequel sont produits tous les intelligibles, comme il est dit dans le De anima[clxxiii] [5]. Mais par l'intel­lect agent [l'вme humaine] ne peut кtre mise en acte de tous les intelligibles qu'elle ne connaоt pas: en effet le Philosophe[clxxiv] [6] compare l'intellect agent а la lumiиre et les images aux couleurs; or la lumiиre ne suffit pas а rendre la vue en acte de tous les visibles, si les cou­leurs font dйfaut. Donc l'intellect agent ne pourra pas rendre l'intellect possible en acte au regard de tous les intelligibles, puisque les images ne peuvent se prйsenter а l'вme sйparйe: en effet elles n'existent que dans les organes corporels.

12 . On disait que l'вme humaine n'est pas mise en acte de toutes les rйalitйs naturellement connaissables par l'intellect agent, mais par quelque substance supйrieure. En sens contraire: chaque fois que quelque chose est mise en acte par un agent extйrieur qui n'est pas de son genre, une telle opйration n'est pas naturelle: par ex. si un malade est guйri par l'art ou par une force divine, la guйrison sera artificielle ou miraculeuse, mais non pas natu­relle; car naturelle elle ne l'est que lorsque la guйrison se fait en vertu d'un principe intrinsи­que. Or l'agent propre et connaturel au regard de l'intellect possible, c'est l'intellect agent. Si donc l'intellect possible est mis en acte par quelque agent supйrieur et non par l'intellect agent, la connaissance dont nous parlons maintenant ne sera pas naturelle, et donc ne s'exer­cera pas chez toutes les вmes sйparйes qui, elles, n'ont en commun que leur nature propre.

13. Si l'вme sйparйe est mise en acte de toutes les [formes] naturellement intelligibles, ce sera ou par Dieu, ou par un ange. Or ce n'est pas par un ange, semble-t-il, parce que l'ange n'est pas cause de la nature mкme de l'вme et, par consйquent, la connaissance naturelle de l'вme ne semble par provenir de l'action de l'ange. Pareillement, il ne semble pas convena­ble que les вmes des damnйs reзoivent de Dieu aprиs la mort une si grande perfection qu'elles connaissent toutes les rйalitйs naturelles. Donc en aucune faзon il ne semble que l'вme sйpa­rйe connaisse toutes les rйalitйs naturelles.

14. La perfection ultime de ce qui n'existe encore qu'en puissance est d'кtre mis en acte rela­tivement а toutes les choses auxquelles il est en puissance. Mais l'intellect possible humain n'est naturellement en puissance que de tous les intelligibles naturels, c'est-а-dire qui peu­vent кtre connus d'une connaissance naturelle. Si donc l'вme sйparйe connaоt toutes les rйalitйs naturelles, il semble que toute вme sйparйe tienne, du seul fait de la sйparation, son ultime perfection, qui est la fйlicitй. Sont donc vaines les aides apportйes pour atteindre а la fйlicitй, si la seule sйparation du corps peut l'accorder а l'вme, ce qui ne paraоt pas convenir.

15. La consйquence du savoir, c'est la dйlectation. Si donc toutes les вmes sйparйes connais­sent toutes les rйalitйs naturelles, il semble que les вmes des damnйs jouissent de la plus grande joie, ce qui paraоt inconvenant.

16. Sur cette parole d'Isaпe: "Abraham ne nous a pas connus" (Is. 63,16), la Glose dit: "les morts ne savent pas, fussent-ils des saints, ce que font les vivants, mкme pas leurs fils". Mais tout ce qui se fait entre les vivants sont choses naturelles. Donc les вmes sйparйes ne connaissent pas toutes les rйalitйs naturelles.

 

En sens contraire: 1. L'вme sйparйe connaоt les substances sйparйes. Mais dans les substan­ces sйparйes sont les espиces intelligibles de toutes les rйalitйs naturelles, Donc l'вme sйpa­rйe connaоt toutes les rйalitйs naturelles.

2. On disait qu'il est pas nйcessaire que celui qui voit la substance sйparйe voit toutes les espиces qui sont dans son intellect. En sens contraire: Grйgoire dit: " Que ne voient pas ceux qui voient celui qui voit toutes choses?"[clxxv] [7]. Donc ceux qui voient Dieu voient ce que Dieu voit. Donc, par la mкme raison, ceux qui voient les anges voient ce que les anges voient.

3. L'вme sйparйe connaоt la substance sйparйe en tant qu'intelligible; en effet elle ne la voit pas par la vue corporelle. Or de mкme qu'est intelligible la substance sйparйe, de mкme l'es­pиce intelligible qui est en son intellect. Donc l'вme sйparйe non seulement connaоt la subs­tance sйparйe, mais encore les espиces intelligibles existant en elle.

4. L'objet d'intellection en acte est forme du sujet connaissant et ne fait qu'un avec lui. Si donc l'вme sйparйe connaоt une substance sйparйe ayant l'intelligence de toutes les rйalitйs naturelles, il semble qu'elle connaisse elle-mкme toutes les rйalitйs naturelles.

5. Qui connaоt le plus intelligible, connaоt aussi le moins intelligible, comme il est dit dans le De anima[clxxvi] [8]. Si donc l'вme sйparйe connaоt les substances sйparйes, qui sont trиs intelligi­bles, comme on l'a dit plus haut, il s'ensuit, semble-t-il, qu'elle connaisse tous les autres intelligi­bles.

6. Si une chose est en puissance а diverses possibilitйs, elle est mise en acte а toutes celles-ci par un principe actif qui les possиde toutes en acte: par ex. la matiиre, qui est en puis­sance chaude et sиche, devient en acte chaude et sиche par le feu. Mais l'intellect possible de l'вme sйparйe est en puissance а tous les intelligibles; or le principe actif dont il reзoit l'influence, а savoir la substance sйparйe, est en acte au regard de tous ceux-lа. Donc, ou bien il fait pas­ser l'вme de la puissance а l'acte par rapport а tous ces intelligibles, ou bien il ne le fait par rapport а aucun. Mais il est manifeste que la seconde hypothиse ne joue pas, car les вmes sйparйes connaissent certaines choses qu'elles n'ont pas connues ici-bas. C'est donc par rap­port а toutes les rйalitйs naturelles intelligibles que l'вme sйparйe fait acte d'intelligence.

7. Denys dit dans les Noms divins[clxxvii] [9] que chez les йtants supйrieurs sont les exemplaires des infйrieurs. Or les substances sйparйes sont supйrieures aux choses naturelles. Elles sont donc exemplaires des choses corporelles; et ainsi les вmes sйparйes, par l'observation des substan­ces sйparйes, connaissent, semble-t-il, toutes les rйalitйs naturelles.

8. Les вmes sйparйes connaissent les choses par des formes infuses. Mais les formes infu­ses sont dites formes de l'ordre de l'univers. Donc les вmes sйparйes connaissent tout l'ordre de l'univers; et ainsi connaissent-elles toutes les rйalitйs naturelles.

9. Tout ce qui est dans la nature infйrieure se retrouve en totalitй dans la supйrieure. Mais l'вme sйparйe est supйrieure aux choses corporelles. Donc toutes les rйalitйs naturelles sont d'une certaine faзon dans l'вme, donc elle connaоt toutes les rйalitйs naturelles.

10. Ce qui est racontй de Lazare et du riche n'est pas une parabole, mais une histoire rйelle, au dire de Grйgoire[clxxviii] [10], ce qui ressort du fait que la personne est nommйe par son nom. Or il est dit que le riche situй dans l'enfer connaоt Abraham qu'auparavant il ne connaissait pas. Donc, pour la mкme raison, les вmes sйparйes, y compris celles des damnйs, connaissent certaines choses qu'elles n'ont pas connues en ce monde, et il semble ainsi qu'elles connais­sent toutes les rйalitйs naturelles.

Rйponse: En un sens, l'вme sйparйe connaоt toutes les rйalitйs naturelles, mais non pas absolument. Pour le montrer, il faut considйrer que l'ordre des choses entre elles est tel que tout ce que l'on trouve dans la nature infйrieure, se retrouve en plus йminent dans la nature supйrieure; ainsi, les qualitйs qui sont dans les individus soumis а gйnйration et corruption, se trouvent sous un mode plus noble dans les corps cйlestes comme en leurs causes univer­selles: en effet le chaud et le froid et autres [qualitйs] de ce genre sont dans les natures infй­rieures comme des qualitйs et formes particuliиres alors qu'elles sont dans les corps cйlestes comme des forces universelles, d'oщ elles sont dйrivйes dans les infйrieurs. Pareillement tout ce qui se trouve dans la nature corporelle se retrouve en plus йminent dans la nature intel­lectuelle: en effet, les formes des rйalitйs corporelles sont en celles-ci matйriellement et par­ticuliиrement, en revanche elles sont dans les substances intellectuelles immatйrielle­ment et sous un mode universel; c'est pourquoi il est dit dans le livre De causis[clxxix] [11] que cha­que Intelli­gence est pleine de formes. Plus avant: toute perfection prйsente dans la nature est plus йminente en Dieu mкme: dans les crйatures les formes des choses sont dйmulti­pliйes et divi­sйes, mais elles sont en Dieu ramenйes а la simplicitй et l'unitй. Ce triple кtre des choses est signifiй dans la Genиse par le fait d'кtre exprimй d'une triple faзon dans la production des choses. Car Dieu a dit premiиrement: "qu'il y ait un firmament", par quoi on entend que l'кtre des choses est dans le Verbe. Deuxiиmement, il est dit: "et Dieu fit le fir­mament", et par lа on entend que l'кtre du firmament est dans l'intelligence angйlique. Troi­siиmement, il est dit: "et il en fut ainsi", et par lа on entend que l'кtre du firmament est dans sa nature pro­pre, comme l'expose Augustin[clxxx] [12]. Il en va pareillement des autres crйatures. Au surplus, de mкme que les choses dйcoulent de la sagesse divine pour subsister dans leur nature propre, de mкme les formes des choses dйcoulent de la mкme sagesse dans les substances intellec­tuelles oщ elles leur permettraient de connaоtre les choses.

De lа faut-il considйrer que le mode par lequel quelque chose relиve de la perfection de la nature est le mode par lequel elle appartient а la perfection intelligible. Car les singu­liers ne relиvent pas de la perfection de la nature pour eux-mкmes mais pour une autre [fin]: pour que soit sauvйes les espиces, а quoi tend la nature. En effet la nature tend а engendrer l'homme, non cet homme (c'est-а-dire en tant que l'homme ne peut кtre sauf а кtre cet homme). De lа vient que le Philosophe dit, au livre Des animaux[clxxxi] [13], que dans l'assignation des causes concernant les accidents de l'espиce il nous faut revenir а la cause finale; en revanche, concernant les accidents de l'individu, а la cause efficiente ou matйrielle -comme si ce qui relиve uniquement de l'espиce йtait de l'intention de la nature. C'est pour­quoi connaоtre les espиces des choses appartient а la perfection intelligible, mais non la connais­sance des individus, sauf peut-кtre par accident.

Cette perfection intelligible, bien qu'elle soit prйsente а toutes les substances intellec­tuelles, elle ne l'est pas cependant de la mкme faзon. Car dans les substances supйrieures les for­mes intelligibles sont davantage unifiйes et universelles; dans les infйrieures en revanche elles sont davantage dйmultipliйes et moins universelles dans la mesure oщ elles s'йloignent davantage d'un premier unique et simple et s'approchent de la particularitй des choses matй­rielles. Cependant, parce que dans les substances supйrieures la capacitй d'intellection est plus vigoureuse, elles obtiennent la perfection intelligible en un petit nombre de formes univer­selles pour connaоtre la nature des chose jusque dans leurs dйterminations ultimes. Or, а supposer que dans les substances infйrieures les formes fussent non moins universel­les que dans les supй­rieures, du fait qu'elles ont une moindre capacitй intellective, elles ne tireraient pas des for­mes de ce genre l'ultime perfection intelligible pour connaоtre les cho­ses jusque dans les dйterminations indivisibles, mais leur connaissance demeurerait dans une certaine universa­litй et confusion, signe d'une connaissance imparfaite. Il est manifeste en effet que l'intellect aura йtй d'autant plus efficace, qu'il aura pu rassembler le multiple dans le peu: le signe en est que pour les gens frustres et lents il faut tout exposer en dйtail et venir aux singuliers par des exemples particuliers.

Il est manifeste que l'вme humaine est la plus humble parmi toutes les substances intellec­tuelles. Par suite sa capacitй naturelle est de recevoir les formes des choses confor­mйment aux choses matйrielles. Et ainsi l'вme humaine est unie au corps afin de recevoir selon l'in­tellect possible les espиces intelligibles tirйes des choses matйrielles. Il n'y a pas en elle de capacitй naturelle pour penser supйrieure а celle qui, selon les formes de la nature ainsi dйterminйes, la rend parfaite dans la connaissance intelligible. Et c'est pourquoi la lumiиre intelligible а laquelle elle participe, c'est-а-dire l'intellect agent, a pour opйration de rendre en acte les espиces intelligibles de ce genre.

Ainsi, tant que l'вme est unie au corps, elle a, de par son union mкme au corps, le regard tournй vers les [substances] infйrieures, desquelles elle reзoit les espиces intelligibles pro­portionnйes а sa capacitй intellectuelle et c'est ainsi qu'elle s'accomplit en [matiиre de] science. Mais lorsqu'elle aura йtй sйparйe du corps, elle aura le regard tournй vers les [substances] supй­rieures, d'oщ elle reзoit les espиces intelligibles universelles. Et bien que celles-ci soient reзues en elle-mкme d'une faзon moins universelle qu'elles ne le sont dans les substances supйrieures, cependant l'efficacitй de sa capacitй intellectuelle n'est pas si grande que par la connaissance des espиces intelligibles de ce genre elle puisse atteindre а une connaissance parfaite, en discernant chaque rйalitй d'une faзon spйciale et dйterminйe, mais [en opйrant] seulement dans une certaine gйnйralitй et confusion, comme lorsque les choses sont connues dans les principes universels. Cette connaissance, les вmes sйparйes l'acquiиrent subitement, par mode d'infusion, et non successivement, par mode d'instruc­tion, comme l'affirme Origиne[clxxxii] [14].

Ainsi donc il faut dire que les вmes sйparйes connaissent toutes les rйalitйs naturelles d'une connaissance naturelle sous un mode universel, mais non pas chaque chose de faзon spй­ciale. Mais au sujet de la connaissance que les вmes des saints ont par grвce, c'est une autre question, car selon cette connaissance, elles йgalent les anges, pour autant qu'elles voient toutes choses dans le Verbe.

 

Solutions aux deux sйries d'objections:

1. D'aprиs Augustin[clxxxiii] [15] les dйmons disposent d'une triple connaissance des choses. Les unes sont connues par rйvйlation des bons anges, а savoir celles qui sont au dessus de la connais­sance naturelle, comme les mystиres du Christ et de l'Eglise, et autres choses de ce genre; les autres par la pйnйtration de leur propre intellect, а savoir celles qui sont naturel­lement connaissables; les autres enfin par une expйrience de longue durйe, а savoir les йvй­nements des futurs contingents dans les [affaires] singuliиres. lesquels n'appartiennent pas par soi а la connaissance intelligible, comme on l'a dit (il n'est donc pas question de cette derniиre connaissance).

2. Chez ceux qui ont acquis en cette vie la science de quelques unes des choses naturelles susceptibles d'кtre connues, demeure une connaissance dйterminйe dans sa spйcificitй de ce qui a йtй acquis en ce monde, mais des autres une connaissance universelle et confuse. Par consйquent la science prйcйdemment acquise ne leur sera pas inutile. Et il n'y a pas d'in­convйnient а ce que l'une et l'autre science des mкmes choses connaissables soient prйsen­tes, puisque l'une et l'autre ne relиve pas du mкme point de vue.

3. Cette objection ne relиve pas de notre propos, parce que nous n'affirmons pas que l'вme sйparйe connaоt toutes les rйalitйs naturelles jusqu'en leur spйcificitй; c'est pourquoi l'infi­nitй des espиces propres aux nombres, figures et proportions ne rйpugne pas а leur connais­sance. Mais parce que le raisonnement pourrait argumenter contre la connaissance angйli­que, il faut dire que les espиces des figures et des nombres et autres choses de ce genre ne sont pas infi­nies en acte, mais en puissance seulement. Et il n'y a pas d'inconvйnient а ce que la capacitй de la substance intellectuelle finie s'йtende а des infinis de ce genre, parce que la capacitй d'intellection est d'une certaine faзon infinie (en tant qu'elle n'est pas limitйe par la matiиre); c'est par lа qu'elle peut connaоtre l'universel qui est en quelque sorte infini en tant qu'il appartient а sa raison de contenir virtuellement les infinis.

4. Les formes des choses matйrielles sont dans les substances immatйrielles sous un mode immatйriel. C'est ainsi que l'assimilation entre les unes et les autres se fait quant aux rai­sons des formes, non quant а leur mode d'кtre.

5. La matiиre ne se rapporte aux formes que de deux faзons: ou bien en puissance pure, ou bien en acte pur, parce que les formes naturelles, aussitфt qu'elles sont dans la matiиre, ont leurs opйrations, sauf empкchement -c'est ainsi, parce que la forme naturelle ne se rapporte qu'а une seule opйration dйterminйe. C'est pourquoi, aussitфt que la forme du feu est dans la matiиre, elle le meut vers le haut. Quant а l'intellect possible, il se rapporte aux espиces intelligibles d'une triple faзon: tantфt en puissance pure, par ex. avant d'apprendre; tantфt en acte pur, quand il considиre en acte; tantфt sur un mode intermйdiaire, quand la science est а l'йtat d'habitus et non en acte. La forme intellective se compare donc а l'intellect possible comme la forme naturelle а la matiиre premiиre, pour autant qu'elle est connue en acte, et non pas sous mode d'habitus. De lа vient que de mкme que la matiиre premiиre n'est infor­mйe dans le mкme temps et la mкme fois que par une forme unique, de mкme l'intellect n'a pour objet d'intellection qu'un unique intelligible; il peut cependant savoir de multiples cho­ses sous mode d'habitus.

­6. A la substance d'une sujet connaissant, une chose peut кtre assimilйe de deux faзons: ou bien selon l'кtre naturel, et ainsi ne lui sont pas assimilйes des rйalitйs spйcifiquement diver­ses puisque cette substance est spйcifiquement une; ou bien selon l'кtre intelligible, et ainsi, selon les diverses espиces intelligibles qu'elle a, peuvent lui кtre assimilйes diverses rйalitйs selon l'espиce.

7. Les вmes sйparйes connaissent non seulement les espиces intelligibles mais les indivi­dus; non pas tous cependant, mais quelques uns; et ainsi il ne faut pas qu'il y ait en elles des espиces en nombre infini.

8. L'application de la connaissance universelle aux singuliers n'est pas la cause de la connaissance des singuliers, elle la suit. Comment l'вme sйparйe connaоt les singuliers, la question sera posйe plus loin.

9. Puisque le bien consiste dans le mode, l'espиce et l'ordre au dire d'Augustin dans le livre De la nature du bien[clxxxiv] [16], pour autant que l'on trouve en quelque chose de l'ordre, pour autant on y trouve du bien. Or chez les damnйs il n'y a pas le bien de la grвce mais de la nature; aussi n'y a-t-il pas l'ordre de la grвce mais de la nature, laquelle suffit а une connaissance de ce type.

10. Augustin parle des singuliers qui arrivent en ce monde, au sujet desquels il est dit qu'ils n'appartiennent pas а la connaissance des intelligibles.

11. L'intellect possible ne peut кtre portй en acte а la connaissance de toutes les rйalitйs natu­relles par la seule lumiиre de l'intellect agent, mais par une substance supйrieure oщ la connaissance de toutes les rйalitйs naturelles est prйsente en acte. Et si, а bien considйrer le problиme, l'intellect agent, selon ce que le Philosophe enseigne[clxxxv] [17], n'actualise pas directe­ment l'intellect possible, mais plutфt les images qu'il rend intelligibles en acte, images par lesquelles l'intellect possible passe а l'acte quand son regard incline, en raison de son union au corps, vers les choses infйrieures. Et pour la mкme raison, quand son regard se porte vers les rйalitйs supйrieures а cause de la sйparation d'avec le corps, il est mis en acte par les espиces intelligibles qui, en acte dans la substance supйrieure, exercent quasiment la causa­litй d'un agent propre, et ainsi une telle connaissance reste naturelle.

12. La solution vaut pour l'objection 12.

13. Les вmes sйparйes reзoivent ce type de perfection de Dieu par la mйdiation des anges. En effet, bien que la substance de l'вme soit crййe immйdiatement par Dieu, cependant les perfections intelligibles proviennent de Dieu dans l'вme par la mйdiation des anges, non seulement les naturelles mais encore celles qui ressortissent aux aides de la grвce, comme il apparaоt chez Denys dans la Hiйrarchie cйleste[clxxxvi] [18].

14. L'вme sйparйe, ayant une connaissance universelle des rйalitйs naturelles susceptibles d'кtre connues, n'atteint pas а la perfection de l'acte, parce que connaоtre quelque chose de faзon universelle, c'est la connaоtre en puissance: c'est pourquoi elle n'atteint pas а la fйli­citй mкme naturelle. Par consйquent, les autres aides par lesquelles elle parvient а la bйati­tude, ne sont pas superflues.

15. Les damnйs s'attristent mкme de ce bien qu'est leur connaissance, en tant qu'ils savent qu'ils sont destituйs au bien suprкme, а quoi ils йtaient ordonnйs par les autres biens.

16. La Glose parle des choses particuliиres qui n'appartiennent pas а la perfection intelligi­ble, comme on l'a dit.

 

Solutions des objections contraires:

1. L'вme sйparйe ne comprend pas parfaitement la substance sйparйe; et ainsi il s'en faut qu'elle connaisse tout cela dont elle a en elle-mкme la similitude intelligible.

2. La parole de Grйgoire est vraie quant а l'efficience de l'objet intelligible que Dieu est, pour autant que cet objet reprйsente de soi tous les intelligibles. Il n'est cependant pas nйces­saire que quiconque voit Dieu sache tout ce que lui-mкme connaоt, sinon il le com­prendrait comme lui-mкme se comprend.

3. Les espиces qui sont dans l'intellect de l'ange sont intelligibles pour l'intellect dont elles sont les formes, non pour l'intellect de l'вme sйparйe.

4. Bien que l'objet d'intellection soit la forme de la substance intelligente, il ne faut pas cependant que l'вme sйparйe, faisant intellection de la substance sйparйe, connaisse ce mкme objet d'intellection [de faзon identique а celle de la substance sйparйe], parce qu'elle n'en pas une comprйhension exhaustive.

5. Bien que l'вme sйparйe connaisse en quelque faзon les substances sйparйes, il ne s'ensuit pas cependant qu'elle connaisse parfaitement toutes les autres rйalitйs, car elle ne connaоt pas parfaitement les substances sйparйes elles-mкmes.

6. L'вme sйparйe est mise en acte de toutes les rйalitйs intelligibles naturelles imparfaite­ment, mais sous un mode universel, comme on l'a dit.

7. Bien que les substances sйparйes soient en quelque sorte [causes] exemplaires de toutes les rйalitйs naturelles, il ne s'ensuit pas cependant que, une fois connues, toutes les rйalitйs le soient, sinon les substances sйparйes seraient elles-mкmes parfaitement comprises.

8. L'вme sйparйe connaоt les formes intelligibles infuses, lesquelles ne sont pas cependant les formes spйcifiques de l'ordre de l'univers, comme dans les substances supйrieures, mais seu­lement les formes en gйnйral, comme on l'a dit.

9. Les choses naturelles sont en quelque faзon et dans les substances sйparйes et dans l'вme, mais dans les substances sйparйes en acte, dans l'вme en puissance, pour autant qu'elle est en puissance d'intellection de toutes les formes naturelles.

10. L'вme d'Abraham йtait une substance sйparйe; c'est pourquoi l'вme du riche pouvait la connaоtre, au mкme titre que les autres substances sйparйes.


Article 19: Les puissances sensitives subsistent-elles dans l'вme sйparйe?

 

Objections: 1. Il semble que oui, parce que les puissances de l'вme ou bien sont identiques а son essence, ou bien en sont les propriйtйs naturelles. Or ni les [dйterminations] essen­tielles ne peuvent кtre sйparйes d'une chose (tant que la chose demeure), ni ses propriйtйs naturelles. Donc dans l'вme sйparйe demeurent les puissances sensibles.

2. Il a йtй dit qu'elles demeurent en elle а titre de racine. En sens contraire: кtre en un sujet а titre de racine, c'est кtre en lui а titre de principe: c'est-а-dire кtre en lui virtuellement et non en acte. Or s'agissant des [dйterminations] essentielles d'une chose et de ses propriйtйs naturelles, il faut qu'elles soient en elle en acte, et pas seulement virtuellement. Donc les puissances sensitives demeurent dans l'вme sйparйe.

3. Augustin dit au livre De l'esprit et de l'вme [clxxxvii] [1] que l'вme qui se retire du corps entraоne avec elle le sens et l'imagination, le concupiscible et l'irascible, qui sont dans la partie sen­sitive. Donc les puissances sensitives demeurent dans l'вme sйparйe.

4. Le tout а qui font dйfaut quelques unes de ses parties, n'est pas complet. Or les puissan­ces sensitives sont des parties de l'вme. Si donc elles n'йtaient pas dans l'вme sйparйe, celle-ci ne serait pas complиte.

5. De mкme que l'homme est homme par la raison et l'intellect, de mкme l'animal par la sensibilitй: le rationnel est la diffйrence constitutive de l'homme, et la sensibilitй celle de l'animal. Si donc la sensibilitй n'est pas la mкme, l'animal ne sera pas le mкme. Or si les puissances sen­sitives ne demeurent pas dans l'вme sйparйe, il n'y aura pas une mкme sensi­bilitй dans l'homme ressuscitй, qui est maintenant, parce que ce qui disparaоt dans le nйant ne peut resurgir en йtant le mкme en nombre. Donc l'homme qui ressuscite ne sera pas le mкme animal, ni par consйquent le mкme homme, ce qui va contre ce qui est dit dans Job: "Celui que je verrai, c'est moi qui le verra", et cetera Job (19, 27).

6. Augustin dit[clxxxviii] [2] des affections que les вmes souffrent en enfer, qu'elles sont presque sembla­bles aux visions des dormeurs, c'est-а-dire selon la similitude des rйalitйs corpo­relles. Or des visions de ce type sont pour les dormeurs fonction de l'imagination, qui relиve de la partie sensitive. Donc les puissances sensitives sont dans l'вme sйparйe.

7. Il est manifeste que la joie est dans le concupiscible et la colиre dans l'irascible. Or dans les вmes sйparйes des bons existe la joie et dans celles des mauvais la douleur et la colиre, chez ces derniиres en effet "pleurs et grincements de dents" (Mt. 8,12). Donc puisque le concupiscible et l'irascible sont dans la partie sensitive, ainsi que le dit le Philosophe[clxxxix] [3], il semble que les puissances sensitives soient dans l'вme sйparйe.

8. Denys dit[cxc] [4] que le mal des dйmons, c'est une fureur irrationnelle, une concupiscence dйmente, une imagination perverse. Or tout cela appartient aux puissances sensitives. Donc les puissances sensitives existent chez les dйmons, а plus forte raison dans les вmes sйpa­rйes.

9. Augustin dit[cxci] [5] que l'вme sent certaines choses sans le corps, а savoir la joie et la tristesse. Or ce qui convient а l'вme sans le corps convient а l'вme sйparйe. Donc la sensibilitй est dans l'вme sйparйe.

10. Il est dit dans le livre De causis[cxcii] [6] qu'en toute вme sont les choses sensibles. Or celles-ci sont senties par le fait d'кtre dans l'вme. Donc l'вme sйparйe sent le choses sensibles; et ainsi la sensibilitй existe en elle.

11. Grйgoire dit[cxciii] [7] que le rйcit du Seigneur en Luc 16, 23 -31, au sujet du riche et de Lazare, n'est pas une parabole mais une histoire vraie. Or il est dit que le riche placй en enfer, et sans nul doute en tant qu'вme sйparйe, vit et entendit Abraham lui parler. Donc son вme sйparйe a vu et entendu, et ainsi la sensibilitй est en elle.

12. Concernant les choses qui sont identiques selon l'кtre et la substance, l'une ne peut кtre sans l'autre. Or l'вme sensible et la rationnelle sont identiques selon l'кtre et la substance. Il est donc impossible que la sensibilitй ne demeure pas dans l'вme rationnelle.

13. Ce qui disparaоt dans le nйant ne peut resurgir identique en nombre. Or si les puissances sensitives ne demeurent pas dans l'вme sйparйe, il faut qu'elles disparaissent dans le nйant. Elles ne seront donc pas а la rйsurrection les mкmes numйriquement; et ainsi, puisque les puissances sensibles sont les actes des organes, les organes non plus ne seront pas les mкmes numйriquement, ni l'homme tout entier ne sera le mкme numйriquement -ce qui ne convient pas.

14. Rйcompense et peine correspondent au mйrite et au dйmйrite. Mais le mйrite et le dйmйrite de l'homme consiste dans la plupart des cas dans les actes des puissances sensiti­ves, soit que nous suivions les passions, soit que nous les refrйnions. Donc la justice sem­ble exiger que les actes des puissances sensitives soient dans les вmes sйparйes qui sont rйcompensйes ou punies.

15. La puissance n'est rien d'autre que le principe de l'action ou de la passion. Or l'вme est principe des opйrations sensitives. Donc les puissances sensitives sont dans l'вme comme en leur sujet; et ainsi il est impossible qu'elles ne demeurent pas dans l'вme sйparйe, puis­que les accidents dйpourvus de contrariйtй ne se corrompent pas par la corruption du sujet.

16. La mйmoire est dans la partie sensitive selon le Philosophe[cxciv] [8]. Mais la mйmoire est dans l'вme sйparйe; ce qui est йvident par le fait qu'Abraham dit au riche banqueteur: "souviens-toi que tu as reзu les biens dans ta vie" (Luc 16, 25). Donc les puissances sensitives sont dans l'вme sйparйe.

17. Les vertus et les vices demeurent dans les вmes sйparйes. Mais certaines vertus et vices sont dans la partie sensitive. Le Philosophe dit en effet dans les Ethiques[cxcv] [9] que la tempй­rance et la force relиvent des parties irrationnelles. Donc les puissances sensitives demeu­rent dans l'вme sйparйe.

18. Des morts qu'on dit ressuscitйs, on lit dans plusieurs histoires des saints qu'ils racontent avoir vu certaines visions imagйes, par ex. des maisons, champs, fleurs et autres. Donc les вmes sйparйes usent de l'imagination, qui est dans la partie sensitive.

19. Le sens aide la connaissance intellective, car а qui fait dйfaut un seul sens, fait dйfaut l'une des sciences. Mais la connaissance sera plus parfaite dans l'вme sйparйe que dans l'вme jointe au corps. Donc les sens lui seront d'autant plus prйsents.

20. Le Philosophe dit dans le De anima[cxcvi] [10] que si un vieillard reзoit l'њil d'un jeune homme, il verra absolument comme un jeune. De lа il semble que la dйbilitй des organes n'affecte pas les puissances sensitives. Donc а leur destruction ces derniиres ne seront pas dйtruites; et ainsi il semble que les puissances sensitives demeurent dans l'вme sйparйe.

 

En sens contraire: 1. Le Philosophe dit dans le De anima[cxcvii] [11] en parlant de l'intellect que lui seul est sйparй du reste comme le perpйtuel du corruptible. Donc les puissances sensitives ne demeurent pas dans l'вme sйparйe.

2. Le Philosophe dit dans le livre Des animaux[cxcviii] [12] que les principes dont les opйrations ne sont pas sans le corps, ne sont pas eux-mкmes pas sans le corps. Or les opйrations des puis­sances sensitives ne sont pas sans le corps: elles s'exercent en effet par les organes corpo­rels. Donc les puissances sensitives ne sont pas sans le corps.

3. Damascиne dit[cxcix] [13] qu'aucune chose n'est privйe de son opйration propre. Si donc les puissan­ces sensitives demeuraient dans l'вme sйparйe, elles auraient leurs opйrations pro­pres, ce qui est impossible.

4. Vaine est la puissance qui n'est pas portйe а l'acte. Mais rien n'est en vain dans les opй­rations de Dieu. Donc les puissances sensitives ne demeurent pas dans l'вme sйparйe, lа oщ elles ne peuvent кtre portйes а l'acte.

 

Rйponse: Les puissances de l'вme ne sont pas identiques а son essence, ce sont des pro­priйtйs natu­relles qui en dйcoulent, comme il ressort des questions prйcйdentes. Or l'acci­dent est corrompu de deux faзons. Premiиrement par son contraire, ainsi le froid est-il corrompu par le chaud. Secondement par la corruption de son sujet: en effet aucun accident ne peut demeurer aprиs la corruption de son sujet. Donc quels que soient les accidents ou formes n'ayant pas de contraire, ils ne sont dйtruits que par la destruction du sujet. Or il est mani­feste que rien n'est contraire aux puissances sensitives. Donc pour chercher а savoir si les puissances sensitives sont corrompues par la corruption du sujet ou demeurent dans l'вme sйparйe, il faut commencer la recherche en considйrant quel est le sujet des puissan­ces sus­dites. Or il est manifeste que le sujet de la puissance doit кtre celui que l'on dit puis­sant en raison de la puissance, car tout accident dйnomme son sujet. Or identique est ce qui a la capacitй d'agir ou de pвtir et ce qui est agent ou patient. C'est pourquoi il faut que soit sujet de la puissance cela qui est sujet de l'action ou de la passion dont la puissance est principe. C'est ce que dit le Philosophe au livre Du sommeil et de la veille[cc] [14]: le sujet de la puissance est le sujet de l'action.

Concernant les opйrations des sens, les opinions divergent. Platon soutient que l'вme sensi­tive aurait par soi une opйration propre. Il soutient en effet que l'вme, y compris la sensi­tive, se meut soi-mкme et qu'elle ne meut pas le corps а moins de se mouvoir soi-mкme. Ainsi donc il y a dans le sentir une double opйration: l'une par laquelle l'вme se meut soi-mкme, l'autre par laquelle elle meut le corps. C'est pourquoi les Platoniciens dйfi­nissent la sensation un mouvement de l'вme au moyen du corps. En raison de quoi certains adeptes de cette position distinguent un double type d'opйrations de la partie sensitive: les unes intй­rieures par lesquelles l'вme sent en se mouvant elle-mкme; les autres extйrieures, selon qu'elle meut le corps. Ils en concluent un double type de puissances sensitives: celles qui sont dans l'вme elle-mкme principes des actes intйrieurs, et celles-lа demeurent dans l'вme sйparйe avec leurs actes, une fois le corps dйtruit; celles en revanche qui sont princi­pes des actes extйrieurs, qui sont а la fois dans l'вme et le corps, et qui pйrissent а la dispa­rition du corps.

Mais cette position ne peut tenir. Il est manifeste en effet que la faзon d'opйrer suit la faзon d'кtre йtant. Ainsi, ceux qui ont l'кtre par soi opиrent par soi, tels les individus substantiels. Mais les formes qui ne peuvent кtre par soi et sont appelйes йtants pour autant que par elles quelque chose est, n'ont pas leur opйration par soi, mais on les dit opйrer en tant que par elles les sujets agissent. C'est ainsi que la chaleur n'est pas le chaud, mais ce par quoi quel­que chose est chaud, de telle sorte qu'elle ne chauffe pas mais qu'elle est ce par quoi le chaud chauffe. Si donc l'вme sensitive opйrait par soi, il s'ensuivrait qu'elle subsisterait par soi; et ainsi, elle ne serait pas corrompue avec la corruption du corps. Par consйquent mкme les вmes des bкtes seraient immortelles, ce qui est impossible. Et pourtant Platon, dit-on, l'aurait concйdй.

Il est donc manifeste qu'aucune opйration de la partie sensitive ne peut venir exclusi­vement de l'вme comme d'un sujet opйrateur, mais l'opйration vient du composй par l'вme, de mкme que l'action de chauffer vient du chaud par la chaleur. Donc le composй est celui qui voit, entend, et en gйnйral qui sent; et c'est pourquoi le composй est celui qui peut voir, entendre et sentir, mais par l'вme. Il est donc manifeste que les puissances de la partie sen­sitive sont dans le composй comme dans leur sujet, mais sont issues de l'вme comme de leur principe. Donc а la destruction du corps, les puissances sensitives sont dйtruites mais demeurent dans l'вme comme en leur principe. Et c'est ce que dit une autre opinion: les puissances sensitives demeurent dans l'вme sйparйe seulement comme en leur racine.

 

Solutions: 1. Les puissances sensitives ne sont pas de l'essence de l'вme, elles en sont les propriйtйs naturelles, а savoir du composй comme sujet, de l'вme comme principe.

2. Les puissances de ce genre sont dites demeurer dans l'вme sйparйe comme en leur racine, non qu'elles y soient en acte, mais parce que l'вme sйparйe garde un tel pouvoir, de telle sorte qu'elle pourrait, а condition d'кtre unie au corps, causer а nouveau ces puissances dans le corps, de mкme que la vie.

3. Nous n'avons pas а recevoir cette autoritй, puisque ce livre contient dans son titre une erreur sur l'auteur: en effet il n'est pas d'Augustin mais de quelqu'un d'autre. Cette autoritй pourrait cependant кtre exposйe de la maniиre suivante: il serait dit que l'вme emporte avec elle les puissances de ce genre sous un mode, non pas actuel, mais virtuel.

4. Les puissances de l'вme ne sont pas des parties essentielles ou intйgrales, mais poten­tielles, de telle sorte cependant que certaines d'entre elles sont de soi immanentes а l'вme, tandis que les autres sont dans le composй.

5. On parle de la sensibilitй sous deux aspects. Premiиrement, elle signifie l'вme sensitive elle-mкme qui est le principe des puissances de ce genre; et ainsi par la sensibilitй l'animal est animal par sa forme propre: sous cet aspect, le "sensible" s'entend de la sensibilitй pour autant qu'elle est la diffй­rence constitutive de l'animal. Secondement, la sensibilitй signifie la puissance sensitive elle-mкme, laquelle йtant une propriйtй naturelle, comme on l'a dit, n'est pas constitutive de l'espиce. Sous cet aspect, la sensibilitй ne demeure pas dans l'вme sйparйe; mais sous le premier aspect, la sensibilitй demeure, car dans l'homme identique est l'essence de l'вme sensible et de l'вme rationnelle. Aussi, rien n'empкche que l'homme soit en ressuscitant un animal identi­que par le nombre: en effet, pour que quelque chose soit identique par le nombre, il suffit que les principes essentiels soient identiques par le nom­bre; mais il n'est pas requis que les propriйtйs et les accidents soient identiques par le nom­bre.

6. Augustin s'est visiblement rйtractй sur ce point. Il suppose dans le commentaire sur la Genиse[cci] [15] que les peines de l'enfer relиvent d'une vision imaginaire et que le lieu de l'enfer n'est pas corporel mais imaginaire. Il fut par suite contraint de rendre raison de [cette objection]: si l'enfer n'est pas un lieu corporel, pourquoi dit-on que les enfers sont sous la terre. Et lui-mкme se reprend en disant: "Des enfers il me semble avoir dы enseigner qu'ils sont sous les terres plutфt que de rendre raison, si ils ne sont pas ainsi, pourquoi ils sont crus ou dits sous les terres". Ayant rйtractй ce qu'il avait dit du lieu de l'enfer, il semble l'avoir fait pour tout ce qui relиve de cette question.

7. Dans l'вme sйparйe il n'y a ni joie ni colиre en tant qu'elles sont des actes de l'irascible et du concupiscible, qui sont dans la partie sensitive; elles y sont en tant que par eux est dйsi­gnй le mouvement de la volontй, qui est dans la partie intellective.

8. Le mal de l'homme est consйcutif а ces trois choses: l'imagination dйbridйe (d'oщ vient le principe d'errance), la concupiscence dйmente, la fureur irrationnelle, en fonction de quoi Denys a dйcrit le mal de dйmon par similitude avec le mal humain; non pour qu'il soit entendu qu'existe chez les dйmons l'imagination, ou le concupiscible, ou l'irascible, qui sont dans la partie sensitive, mais pour faire entendre, proportionnй а tout cela, ce qui relиve de la nature intellectuelle.

9. Par ces paroles d'Augustin, on n'entend pas qu'une вme sente certaines choses sans organe corporel, mais qu'elle sent sans les corps sensibles eux-mкmes, comme la crainte et la tristesse, et quelques autres en revanche а mкme les corps, par ex. le chaud et le froid.

10. Tout ce qui est en quelque [sujet] est en lui selon le mode du recevant; par consйquent les choses sensibles sont dans l'вme sйparйe, non par mode sensible, mais par mode intelli­gible.

11. Rien n'empкche que dans la narration des faits historiques certaines donnйes soient prй­sentйes mйtaphoriquement. Donc, bien que ce qui est dit dans l'йvangile au sujet de Lazare et du riche soit historique, cependant c'est mйtaphoriquement qu'il est dit que Lazare voit et entend, de mкme qu'il ait une langue.

12. La substance de l'вme sensible demeure en l'homme aprиs la mort, mais non les puis­sances sensitives.

13. De mкme que le sens, pour autant qu'il dйsigne la puissance, n'est pas la forme de tout le corps (la forme c'est l'вme sensible, et la sensibilitй une propriйtй du composй), de mкme la puissance visuelle n'est pas l'acte de l'њil, mais c'est l'вme selon qu'elle est principe d'une telle puissance; on dirait aussi bien que l'вme visuelle est l'acte de l'њil, comme l'вme sen­sitive est l'acte du corps (mais la puissance visuelle, elle, est une propriйtй dйrivйe). C'est pourquoi il ne faut pas que soit autre l'њil du ressuscitй, bien que soit autre la puissance sensitive.

14. La rйcompense ne rйpond pas au mйrite comme а ce qui doit кtre rйcompensй, mais comme а celui pour qui quelque chose est donnй en rйcompense. Par suite il ne faut pas que tous les actes pour lesquels quelqu'un a mйritй soient requis dans la rйcompense mais il suffit qu'ils soient dans le souvenir divin; autrement il faudrait que les saints soient а nou­veau occis, ce qui est absurde.

15. L'вme est le principe du sentir non comme sentant, mais comme ce par quoi le sentant sent. Par suite, les puissances sensitives ne sont pas dans l'вme comme dans leur sujet, mais elles sont par l'вme comme par leur principe.

16. L'вme se rappelle par la mйmoire, non par celle de la partie sensitive, mais par celle de la partie intellective, dans la mesure oщ Augustin[ccii] [16] l'affirme partie de l'imagination.

17. Les vertus et les vices qui appartiennent aux parties irrationnelles ne demeurent dans l'вme sйparйe que dans ses principes: en effet les semences de toutes les vertus sont dans la volontй et la raison.

18. D'aprиs ce qu'on a dit, l'вme sйparйe du corps n'a pas le mкme mode de connaissance que lorsque elle est dans le corps. Parmi les choses que l'вme apprйhende selon son mode propre, c'est-а-dire sans images, leur connaissance demeure en elle quand elle revient а la situation premiиre, йtant jointe а nouveau au corps, selon le mode qui lui convenait alors, а savoir avec conversion aux images. Et ainsi ce qu'ils verront intelligiblement, ils le raconte­ront imaginairement.

19. L'intellect a besoins de l'aide des sens selon le statut de la connaissance imparfaite, а savoir pour autant qu'elle tire partie des images, mais non selon le mode de connaissance plus parfait qui appartient а l'вme sйparйe: de mкme l'homme a besoin de lait dans l'en­fance, mais non dans la perfection de l'вge.

20. Les puissances sensitives ne se dйbilitent pas de soi, avec la dйbilitй des organes, mais seulement par accident. Par suite, c'est par accident qu'elles sont corrompues, lors de la corruption des organes.


Article 20: L'вme sйparйe connaоt-elle les singuliers?

 

Objections: 1. Il semble que non: parmi les puissances de l'вme, seul l'intel­lect demeure dans l'вme sйparйe. Or l'objet de l'intellect, c'est l'universel et non le singulier: en effet la science porte sur les universels, tandis que le sens porte sur les singuliers, comme il est dit dans le De anima[cciii] [1]. Donc l'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers, mais seulement les universels.

2. Si l'вme sйparйe connaоt les singuliers, elle le fait ou bien par les formes prйcйdemment acquises pendant qu'elle йtait dans le corps, ou bien par des formes infuses. Ce n'est pas par les formes acquises auparavant, car au sujet des formes que l'вme acquiert quand elle est dans le corps, certaines sont des intentions [cognitives] qui sont conservйes dans les puis­sances de la partie sensitive, aussi ne peuvent-elles demeurer dans l'вme sйparйe, puisque des puissances de ce genre ne demeurent pas en elle, comme on l'a montrй; certai­nes autres sont des intentions [cognitives] qui sont dans l'intellect, et celles-lа seules peuvent demeu­rer, -mais par les intentions universelles on ne peut connaоtre les singuliers. Donc l'вme sйparйe ne peut connaоtre les singuliers par les idйes[cciv] [2] acquises autrefois dans le corps. Pareil­lement elle ne le peut par les idйes infuses, parce que les idйes de ce genre se rappor­tent йgalement а tous les singuliers: il s'ensuivrait que l'вme sйparйe connaоtrait tous les singu­liers -ce qui, semble-t-il, n'est pas vrai.

3. La connaissance de l'вme sйparйe est empкchйe par la distance du lieu: Augustin dit en effet dans le livre Des soins а donner aux morts[ccv] [3] que les вmes des morts sont lа oщ elles ne peuvent absolument pas savoir ce qui arrive ici-bas. Mais la distance du lieu n'empкche pas la connaissance qui vient par les espиces infuses. Donc l'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers par les idйes infuses.

4. Les idйes infuses se rapportent йgalement au prйsent et au futur, car l'infu­sion des espи­ces infuses n'est pas soumise au temps. Si donc l'вme sйparйe connaоt les singuliers par des idйes infuses, il semble que non seulement elle connaоt le prйsent et le passй, mais encore le futur. Cela ne peut кtre, semble-t-il, puisque connaоtre le futur est exclusivement le pro­pre de Dieu. Il est dit en effet dans Isaпe (41,23): "Annoncez ce qui doit arriver dans le futur, et nous dirons que vous кtes des dieux!".  

5. les singuliers sont en nombre infinis. Les idйes infuses ne sont pas infinies. Donc l'вme sйparйe ne peut connaоtre les singuliers par les idйes infuses.

6. Ce qui est indistinct ne peut кtre le principe d'une connaissance distincte. Or la connais­sance des singuliers est distincte. Comme les formes infuses sont indistinctes, il semble que par les idйes infuses l'вme sйparйe ne puisse connaоtre les singuliers.

7. Tout ce qui est reзu en un sujet est reзu en lui selon le mode du recevant. Or l'вme sйpa­rйe est immatйrielle. Donc les formes infuses sont reзues en elle de faзon immatйrielle. Mais ce qui est immatйriel ne peut кtre principe de la connaissance des singuliers, qui sont individuйs par la matiиre. Donc l'вme sйparйe ne peut connaоtre les singuliers par les for­mes infuses.

8. Il a йtй dit que par les formes infuses on peut connaоtre les singuliers, bien qu'elles soient immatйrielles, parce qu'elles sont les similitudes des raisons idйales par lesquelles Dieu connaоt et les universels et les singuliers. En sens inverse: Dieu par les raisons idйales connaоt les singuliers en tant qu'elles sont productrices de la matiиre, qui est principe d'in­dividuation. Mais les formes infuses de l'вme sйparйe ne sont pas productrices de la matiиre parce qu'elles ne sont pas crйatrices: cela en effet n'appartient qu'а Dieu. Donc l'вme sйpa­rйe ne peut connaоtre par les formes infuses les singuliers.

9. La similitude de la crйature а Dieu ne peut кtre de relation univoque mais seulement de relation analogique. Or la connaissance qui procиde par la simi­litude de l'analogie est trиs imparfaite: par exemple si quelque chose йtait connue par une autre en tant qu'elle a en commun avec elle d'кtre йtant. Si donc l'вme sйparйe connaоt les singuliers par les idйes infuses, en tant que semblables aux raisons idйales, il semble qu'elle connaisse les singu­liers trиs imparfaitement.

10. Il a йtй dit prйcйdemment que l'вme sйparйe ne connaоt pas les rйalitйs naturelles par les formes infuses, si ce n'est dans une certaine confusion et de faзon universelle. Mais ceci n'est pas connaоtre les singuliers. Donc l'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers par les espиces infuses.

11. Ces idйes infuses, par lesquelles on affirme que les вmes connaоt les sin­guliers, ne sont pas causйes par Dieu immйdiatement: parce que selon Denys la loi de la divinitй consiste а reconduire [а leur principe] les choses les plus basses par des intermйdiaires; elles ne sont pas non plus causйes par l'ange: parce que l'ange ne peut causer des idйes de ce genre, ni en les crйant, puisqu'il n'est crйateur d'aucune chose, ni en les transmettant, parce qu'il y fau­drait quel­que intermйdiaire transporteur. Il semble donc que l'вme sйparйe n'ait pas d'idйes infuses par lesquelles elles connaisse les singuliers.

12. Si l'вme connaоt les singuliers par des idйes infuses, cela ne peut se faire que de deux faзons: ou bien par application des idйes aux singuliers, ou bien par conversion aux idйes elles-mкmes. Si par application aux singuliers, il est йvident qu'une application de ce genre ne se fait pas en recevant quelque chose des singuliers, puisqu'elle ne dispose pas des puis­sances sensitives sus­ceptibles de recevoir [quelque stimulation] des singuliers. Reste donc que cette application se fasse en affirmant quelque chose а propos des singuliers; et ainsi elle ne connaоt pas les singuliers eux-mкmes, mais cela seulement qu'elle affirme а propos des singuliers. Mais si c'est par conversion а ces idйes infuses qu'elle connaоt les singuliers, il s'ensuivrait qu'elle ne connaоt les sin­guliers que pour autant qu'ils sont dans les idйes elles-mкmes. Or dans les idйes susdites les singuliers ne sont que sur un mode universel. Donc l'вme sйparйe ne connaоt les singuliers que dans l'universel.

13. Rien de fini n'a pouvoir sur les infinis. Mais les singuliers sont infinis. Puisque donc le pouvoir de l'вme sйparйe est fini, il semble que l'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers.

14. L'вme sйparйe ne peut rien connaоtre sans vision intellectuelle. Mais Augustin dit[ccvi] [4] que par la vision intellectuelle on ne connaоt ni les corps ni leurs similitu­des. Comme donc les singuliers sont des corps, il semble que l'вme sйparйe ne puisse les connaоtre.

15. Lа oщ la nature est identique, identique est le mode d'opйration. Mais l'вme sйparйe est de mкme nature que l'вme conjointe au corps. Comme cette der­niиre ne peut connaоtre les singuliers par l'intellect, il semble que non plus l'вme sйparйe.

16. Les puissances se distinguent par leurs objets. Mais le pourquoi de chaque chose, voilа ce qu'il y a de plus important. Les objets sont donc plus distincts que les puissances. Mais la sensibilitй ne devient jamais l'intellect. Donc le singulier qu'est le sensible jamais ne devient l'intelligible.

17. La puissance cognitive d'ordre supйrieur est moins dйmultipliйe au regard de ce qu'elle peut connaоtre que la puissance cognitive d'ordre infйrieur: en effet le sens commun est capable de connaоtre tous les objets qui sont apprй­hendйs par les cinq sens extйrieurs; et pareillement l'ange, par une puissance cognitive unique, а savoir par l'intellect, connaоt les universels et les singu­liers, que l'homme apprйhende par les sens et l'intellect. Mais jamais une puis­sance d'ordre infйrieur ne peut apprйhender ce qui se distingue d'elle par sa supй­rioritй, ainsi la vue [а la diffйrence du sens commun] ne peut jamais apprйhender l'objet de l'ouпe. Donc l'intellect de l'homme ne peut jamais apprйhender le singulier, qui est l'objet du sens, quoique l'intellect de l'ange connaisse l'un et l'autre.

18. Dans le livre De causis[ccvii] [5] il est dit que l'Intelligence connaоt les choses en tant qu'elle est leur cause et les rйgit. Mais l'вme sйparйe ne cause ni ne rйgit les singuliers. Donc elle ne les connaоt pas.

 

En sens contraire: Former des propositions n'appartient qu'а l'intellect. Or l'вme, bien que conjointe au corps, forme une proposition dont le sujet est le singulier et le prйdicat l'uni­versel, comme lorsque je dis: "Socrate est homme"; ce qu'il ne peut faire sans connaоtre le singulier et la comparaison de celui-ci а l'universel. Donc l'вme sйparйe selon l'intellect connaоt les singuliers.

2. L'вme est infйrieure selon la nature а tous les anges. Or les anges d'un rang infйrieur re­зoivent des illuminations sur des effets singuliers; et ils se distin­guent en cela des anges de rang intermйdiaire, qui reзoivent des illuminations selon les raisons universelles relative­ment а ces mкmes effets, et des anges du rang le plus йlevй, qui reзoivent des illuminations selon les raisons universel­les existant dans la Cause. Puisque donc la connaissance est d'autant plus par­ticularisйe que la substance connaissante est d'ordre infйrieur, il semble que l'вme sйparйe connaisse d'autant mieux les singuliers.

3. Tout ce que peut un pouvoir infйrieur, un pouvoir supйrieur le peut. Mais le sens peut connaоtre les singuliers, alors qu'il est infйrieur а l'intellect. Donc l'вme sйparйe peut aussi connaоtre, selon l'intellect, les singuliers.

 

Rйponse: Il est nйcessaire de dire que l'вme sйparйe connaоt quelques uns des singuliers, mais non pas tous. Elle connaоt d'abord certains singuliers dont elle a reзu connaissance auparavant durant le temps qu'elle йtait dans le corps: autrement elle ne se rappellerait rien de ce qu'elle a accompli dans sa vie, et ainsi disparaоtrait de l'вme sйparйe le ver de la cons­cience. Elle connaоt de plus certains singuliers dont elle reзoit connaissance aprиs la sйpa­ration du corps, autrement elle ne s'affligerait pas du feu de l'enfer et des autres peines cor­po­relles que l'on dit prйsentes en enfer. Mais que l'вme sйparйe ne connaisse pas tous les singuliers d'une connaissance naturelle, c'est manifeste du fait que les вmes des morts ne savent pas ce qui se passe ici-bas, comme le dit Augustin.

Cette question recиle donc deux difficultйs, l'une commune, l'autre pro­pre. La diffi­cultй commune vient du fait que notre intellect ne semble pas кtre capable de connaоtre les sin­guliers, mais seulement les universels. C'est pour­quoi, comme pour Dieu, les anges et l'вme sйparйe il n'est aucune autre puis­sance de connaоtre que l'intellect, il paraоt difficile que leur soit prйsente la connaissance des singuliers.

Par suite, certains allиrent si loin dans l'erreur qu'ils refusиrent а Dieu et aux anges la connaissance des singuliers. Ce qui est tout а fait impossible car, а le supposer, et la pro­vidence divine serait exclue du [gouvernement] des choses, et le jugement de Dieu concer­nant les actes humains serait supprimй; seraient йcartйs йgalement les services des anges, ceux-lа mкmes que nous croyons кtre sollicitйs au sujet du salut des hommes, selon le mot de l'apфtre: "Tous sont des esprits destinйs а servir, envoyйs en service pour ceux qui doi­vent hйriter du salut" (Heb 1,14).

C'est pour cette raison que d'autres ont dit que Dieu, les anges, et mкme les вmes sйparйes, connaissent les singuliers par la connaissance des causes universelles de tout l'or­dre de l'univers. En effet, il n'est rien dans les choses singuliиres qui ne dйrive de ces causes uni­verselles. Ils avancent un exemple: quelqu'un connaоtrait-il tout l'ordre du ciel et des йtoi­les, leur mesure et leur mouvement, il saurait par l'intellect toutes les йclipses futures, com­bien, en quels lieux et en quels temps elles devraient кtre. Mais cela ne suffit pas а la connaissance vraie des singuliers. Il est manifeste en effet que si grande soit la collection des universels, jamais de leur collection le singulier ne sortira comme tel. Par exemple, si je dis un homme blanc, musicien et que j'ajouterai n'importe quelle qualification de ce genre, il ne sera pas encore un singulier: il est possible en effet que toutes ces qualifications une fois rйunies conviennent а plusieurs. C'est pourquoi celui qui connaоt toutes les causes dans l'universel, jamais de ce fait ne connaоtra proprement quelque effet singulier; non plus celui qui connaоt tout l'ordre du ciel ne connaоt cette йclipse en tant qu'elle est cette йclipse: en effet bien qu'il connaisse que l'йclipse devra arriver en tel site du soleil et de la lune, et а telle heure, et si grandes soient les observations faites sur les йclipses, il reste possible cependant qu'une telle йclipse arrive plusieurs fois.

Aussi d'autres ont-ils dit, pour attribuer une vraie connaissance des singu­liers dans les anges et les вmes sйparйes, que ceux-ci reзoivent des sin­guliers eux-mкmes une connais­sance de ce genre. Mais cela ne convient absolument pas. Comme il y a en effet une dis­tance maximale entre l'кtre intelligible et l'кtre matйriel sensible, la forme de la chose matй­rielle n'est pas reзue sur le champ par l'intellect, mais elle est conduite vers lui par de multi­ples intermйdiaires. Par exemple, la forme d'un sensible quelconque passe par un milieu transmetteur oщ elle est plus intentionnelle qu'elle ne l'йtait dans la chose sensible; et ensuite dans l'organe du sens; et de lа, elle dйrive vers l'ima­gination et les autres facultйs intйrieures; et en fin de compte elle parvient а l'intellect. Or de tels intermйdiaires, il n'est pas possible de les attribuer aux anges et а l'вme sйparйe, ni mкme de les leur imaginer.

Il faut donc dire autrement: les idйes des choses par lesquelles l'intellect connaоt, s'y rap­portent de deux faзons. Les unes sont productrices des choses alors que les autres sont reзues des choses. Celles qui sont en vйritй productri­ces des choses conduisent а la connaissance de la chose pour autant qu'elles la font: c'est ainsi que l'artisan, en transmet­tant а son oeuvre forme et disposition de la matiиre, connaоt par la forme de l'art son oeuvre а la mesure de ce qu'il cause en elle. Et parce qu'aucun art humain ne cause la matiиre, mais la reзoit comme йtant dйjа prйexistante -elle qui est principe d'individuation-, l'artisan, le constructeur par exemple, connaоt la maison dans l'universel, mais non cette maison en tant que cette maison, sauf pour ce qu'il en reзoit de connaissance par les sens. Or Dieu, par son intellect, non seulement produit la forme, d'oщ se prend la raison universelle, mais encore la matiиre, laquelle est principe d'in­dividuation; c'est pourquoi par son art il connaоt et les universels et les singu­liers. Or de mкme que de l'art divin dйcoulent les choses matйrielles de telle sorte qu'elles subsistent dans leurs propres natures, ainsi de ce mкme art divin йma­nent dans les substances intellectuelles sйparйes les similitudes intelligi­bles des choses par lesquelles elles connaissent les choses en tant que produi­tes par Dieu. Et ainsi les substan­ces sйparйes connaissent non seulement les universels, mais encore les singuliers, en tant que les espиces intelligibles, йmanйes en elles de l'art divin, sont les similitudes des choses et selon la forme et selon la matiиre. Il n'y a pas d'inconvйnient а ce que la forme, qui est pro­ductrice de la chose, soit, bien qu'immatйrielle, la similitude de la chose et quant а la forme et quant а la matiиre: parce que toujours ce qui est en position plus йlevйe est plus simple qu'il ne l'est en la nature infйrieure. C'est pourquoi, bien que dans la nature sensible autre soit la forme et autre la matiиre, cepen­dant ce qui est plus йlevй et cause de l'une et de l'autre, se rapporte а titre d'unique principe а l'une et l'autre: en raison de quoi les substan­ces supйrieures connaissent les rйalitйs matйrielles sur un mode immatйriel et plus synthй­tique que les rйalitйs composйes, comme le dit Denys dans les Noms divins[ccviii] [6]. Quant aux formes intelligibles reзues des choses, elles le sont en vertu d'une certaine abstraction de ces choses; par suite elles ne conduisent pas а la connaissance de la chose comme а ce d'oщ vient l'abstraction, mais seulement comme а ce qui est abstrait. Et ainsi, comme les formes reзues des choses sont abstraites de la matiиre et des conditions de la matiиre, elles ne conduisent pas а la connaissance des singuliers, mais seulement de l'universel. C'est la rai­son pourquoi les substances sйparйes peuvent connaоtre les singuliers par l'intellect alors que notre intelligence ne connaоt que les universels.

Maintenant, concernant la connaissance des singuliers, autre est la faзon dont se comporte l'intellect de l'ange, autre celle de l'intellect de l'вme sйparйe. Nous avons dit plus haut que l'efficience du pouvoir de connaоtre propre aux anges est proportionnйe а l'univer­salitй des formes intelligibles existant en eux; et ainsi, par les formes universelles de ce genre, ils connaissent tout ce а quoi elles s'йtendent. Par consйquent, de mкme qu'ils connaissent toutes les idйes des choses naturelles comprises sous les genres, de mкme ils connaissent tous les singuliers des choses naturelles qui sont comprises sous les idйes. Mais l'efficience du pouvoir de connaоtre de l'вme sйparйe n'est pas propor­tionnйe а l'uni­versalitй des formes infuses, mais plutфt aux formes reзues des choses, parce qu'il est natu­rel а l'вme d'кtre unie au corps; en raison de quoi a-t-il йtй dit plus haut que l'вme sйparйe ne connaоt pas toutes les rйalitйs natu­relles, mкme quant а leur espиce, d'une faзon dйter­minйe et complиte, mais dans une certaine universalitй et confusion. Par suite, les idйes infuses ne suf­fisent pas non plus en elles а la connaissance des singuliers, de telle sorte que les вmes puissent connaоtre tous les singuliers comme les anges les connais­sent. Cepen­dant, les idйes infuses de ce genre sont limitйes dans l'вme а la connaissance de quelques singuliers envers lesquels l'вme entretient une rela­tion spйciale ou inclination, comme а ceux qu'elle souffre ou pour lesquels elle s'affecte, ou dont certaines impressions ou traces demeurent en elles: en effet tout ce qui est reзu est dйterminй dans le recevant selon le mode d'кtre de celui-ci. Par lа se dйcouvre pourquoi l'вme sйparйe connaоt les singuliers, non pas tous cependant, mais quel­ques uns.

 

Solutions: 1. Notre intellect connaоt а prйsent par les idйes reзues des choses, idйes qui sont abstraites de la matiиre et de toutes les conditions matйrielles; et ainsi il ne peut connaоtre les singuliers, dont le principe est la matiиre, mais seulement les universels; quant а l'intellect de l'вme sйparйe, il dispose des formes infuses par lesquelles il peut connaоtre les singuliers, pour la raison dйjа dite.

2. L'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers par les idйes prйcйdem­ment acquises dans le temps qu'elle йtait unie au corps, mais par les idйes infu­ses; il ne s'ensuit pas cepen­dant qu'elle connaisse tous les singuliers, comme on l'a montrй.

3. Les вmes sйparйes ne sont pas empкchйes de connaоtre les choses qui sont ici-bas а cause de la distance du lieu, mais parce qu'il n'y a pas en leur pouvoir une efficience telle qu'elles puissent, par les idйes infuses, connaоtre tous les singuliers.

4. Mкme les anges ne connaissent pas tous les futurs contingents: en effet, par les idйes infuses ils connaissent les singuliers en tant qu'ils participent de l'es­pиce. C'est pourquoi les futurs qui, en tant que futurs, ne participent pas encore de l'espиce, ne sont pas connus par eux, mais ils le sont seulement pour autant qu'ils sont prйsents dans leur cause.

5. Les anges qui connaissent les rйalitйs naturelles singuliиres n'ont pas autant d'espиces intelligibles qu'il y a de singuliers connus par eux, mais, par une seule idйe, ils en connais­sent plusieurs, comme on l'a montrй plus haut; en revanche l'вme sйparйe ne connaоt pas tous les singuliers. Donc, en ce qui les concerne, l'argument ne conclut pas.

6. La solution manque.

7. L'idйe infuse, bien qu'immatйrielle, est cependant exemplaire de la chose, et quant а la forme et quant а la matiиre, comme on l'a exposй.

8. Bien que les formes intelligibles ne soient pas crйatrices des choses, elles sont cependant semblables aux formes crйatrices, non pas en vйritй par le pou­voir de crйer, mais par celui de reprйsenter les choses crййes: en effet l'artisan peut transmettre l'art de faire quelque chose а qui cependant fait dйfaut le pou­voir de la parfaire.

9. Parce que les formes infuses ne ressemblent que par analogie aux raisons idйales imma­nentes а l'esprit divin, ces raisons idйales ne peuvent кtre connues parfaitement par les for­mes de ce genre. Il ne s'ensuit pas cependant que soient connues imparfaitement par elles les choses qui participent des raisons idйales: en effet les choses en cause ne l'emportent pas en excellence sur les formes infuses, c'est bien plutфt le contraire:. C'est pourquoi ces mкmes choses peuvent кtre parfaitement comprises par les formes infuses.

10. Les formes infuses sont limitйes а la connaissance de certains singuliers dans l'вme sйparйe, -limitйes en fonction de la disposition de l'вme, comme on l'a dit.

11. Les espиces infuses sont causйes dans l'вme sйparйe par Dieu moyennant la mйdiation des anges. (Nonobstant que certaines вmes sont supйrieures а certains anges; en effet, nous ne parlons pas а prйsent de la connaissance de gloire, selon laquelle l'вme est ou йgale ou supйrieure aux anges; mais nous parlons de la connaissance naturelle, oщ l'вme accuse un dйficit par rapport а l'ange). Or de telles formes sont causйes dans l'вme sйparйe par l'ange, non par mode de crйation, mais а la maniиre oщ ce qui est en acte mиne de la puissance а l'acte une chose relevant de son genre. Et comme une action de ce type n'est pas localisйe, il ne faut pas chercher un lieu oщ s'exerce ce milieu transporteur. Mais l'ordre de la nature [intellective] opиre ici de la mкme faзon que l'ordre du site dans les corps.

12. L'вme sйparйe connaоt les singuliers par les idйes infuses en tant qu'elles sont les simi­litudes des singuliers, selon le mode dйjа dit. Mais l'application et la conversion, dont il est fait question dans l'objection, accompagnent une connaissance de ce genre plutфt qu'elles ne la causent.

13. Les singuliers ne sont pas infinis en acte, ils le sont en puissance. Et rien n'empкche les intellects de l'ange et de l'вme sйparйe de connaоtre les singu­liers infinis un а un, puisque le sens le peut et que notre intellect connaоt de cette maniиre les espиces infinies des nombres: de mкme que l'infini n'est en effet dans la connaissance que successivement et selon un acte mкlй de puis­sance, de mкme aussi affirme-t-on que l'infini est dans les choses natu­relles.

14. Augustin n'a pas l'intention de dire que les corps et les similitudes des corps ne sont pas connus par l'intellect, mais que l'intellect n'est pas, comme les sens, stimulй dans sa vision par les corps, ni, comme l'imagination, par les similitudes des corps, mais par la vйritй intelligible.

15 Bien que l'вme sйparйe soit de mкme nature que l'вme jointe au corps, cependant, а cause de la sйparation du corps, elle dispose d'une libre relation aux substance sйparйes, de telle sorte qu'elle puisse recevoir d'elles l'influx des formes intelligibles par lesquelles elle connaоt les singuliers, ce qu'elle ne peut faire tant qu'elle est unie au corps, comme on l'a montrй plus haut.

16. Le singulier, pour autant qu'il est sensible, c'est-а-dire l'effet d'une muta­tion corporelle, jamais ne devient intelligible, mais il le devient pour autant que la forme immatйrielle peut le reprйsenter lui-mкme, comme on l'a montrй.

17. L'вme sйparйe reзoit les idйes par son intellect а la maniиre de la substance supйrieure: celle-ci, moyennant de telles idйes, connaоt par un unique pouvoir ce que l'homme connaоt par deux pouvoirs, а savoir par le sens et l'intellect; et ainsi l'вme sйparйe peut connaоtre l'un et l'autre.

18. L'вme sйparйe, bien qu'elle ne rйgit ni ne cause les choses, possиde pour­tant des formes semblables а celle de l'agent qui cause et rйgit; en effet celui qui cause et rйgit ne connaоt pas ce qui est causй et rйgi, sinon du fait qu'il en possиde la similitude.

 

Solutions aux objections contraires aboutissant а des conclusions erro­nйes: 1. L'вme conjointe au corps connaоt les singuliers, non pas directement, mais par une certaine rйflexion, а savoir: du fait qu'elle apprйhende son objet intelligible, elle en revient а consi­dйrer son acte, puis l'idйe qui est au principe de son opйration, puis l'origine de cette mкme idйe. Et ainsi elle en vient а la considйration des images, et des singuliers dont elles sont les images. Mais cette rйflexion ne peut aboutir que par l'adjonction du pouvoir de la cogita­tive et de l'imagination, lesquelles n'existent pas dans l'вme sйparйe: c'est pourquoi l'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers de cette maniиre.

2. Les anges de hiйrarchie infйrieure sont illuminйs sur les raisons concernant les effets singuliers, non par des idйes singuliиres, mais par des raisons univer­selles, а partir des­quelles ils peuvent connaоtre les singuliers а cause de l'effi­cience de leur pouvoir de connaоtre, et sur ce point ils surpassent l'вme sйpa­rйe. Et bien que les raisons perзues par eux soient purement et simplement universelles, on les dit pourtant particuliиres par com­paraison aux raisons plus universelles que perзoivent les anges supйrieurs.

3. Ce que peut un pouvoir infйrieur, un pouvoir supйrieur le peut, mais d'une faзon plus йminente; c'est pourquoi les mкmes choses que le sens perзoit matйriellement et singuliи­rement, l'intellect le connaоt immatйriellement et universellement.


Article 21: L'вme sйparйe peut-elle souffrir du feu corporel?

 

Objections: 1. Il semble que non. Rien ne peut pвtir qu'а la condition d'кtre en puissance. Or l'вme sйparйe n'est en puissance que selon l'intellect, puisque les puissances sensitives ne demeurent pas en elle, comme on l'a montrй. Donc l'вme sйparйe ne peut pвtir du feu corporel que selon l'intellect, а savoir par l'intellection qu'il en a. Or cette activitй n'est pas pйnale, mais plutфt dйlectable. Donc l'вme ne peut pвtir de la peine du feu corporel.

2. Agent et patient communiquent dans la matiиre, comme il est dit dans le De la gйnйra­tion[ccix] [1]. Or l'вme, puisqu'elle est immatйrielle, ne communique pas dans la matiиre avec le feu corporel. Donc l'вme ne peut pвtir du feu corporel.

3. Ce qui n'entre pas en contact n'agit pas. Mais le feu corporel ne peut venir au contact de l'вme, ni selon l'extrйmitй d'une quantitй, puisque l'вme est incorporelle, ni pas le contact d'une efficience, puisque l'efficience d'un corps ne peut rien imprimer dans une substance incorporelle, ce serait plutфt le contraire. Donc l'вme sйparйe ne peut en aucune faзon pвtir du feu corporel.

4. Pвtir se dit de quelque chose en deux sens: ou bien comme sujet, ainsi le bois pвtit du feu; ou bien comme contraire, ainsi le feu du froid. Mais l'вme ne peut pвtir du feu corporel comme sujet du pвtir, car il faudrait que la forme du feu devienne intйrieure а l'вme, et alors il s'ensuivrait que l'вme s'йchaufferait ou brыlerait, ce qui est impossible; et pareille­ment on ne peut dire que l'вme pвtit du feu corporel comme le contraire d'un contraire, car d'une part rien n'est contraire а l'вme et, d'autre part, il s'ensuivrait la destruction de l'вme par le feu, ce qui est impossible. Donc l'вme ne peut pвtir du feu corporel.

5. Entre l'agent et le patient il faut une proportion quelconque. Mais entre l'вme et le feu corporel il n'y a pas de proportion, semble-t-il, puisqu'ils relиvent de genres divers. Donc l'вme ne peut pвtir du feu corporel.

6. Tout ce qui pвtit est mы. L'вme n'est pas mue, puisqu'elle n'est pas un corps. Donc l'вme ne peut pвtir.

7. L'вme est plus digne que la quintessence du corps. Or celle-ci est totalement impassible. Donc а plus forte raison, l'вme.

8. Augustin dit dans le Commentaire littйral sur la genиse[ccx] [2] que l'agent est plus noble que le patient. Mais le feu corporel n'est pas plus noble que l'вme. Il ne peut donc agir sur l'вme.

9. Il йtait dit que le feu n'agit pas sur l'вme en vertu de son efficience propre et naturelle, mais en tant qu'instrument de la divine justice. En sens inverse: l'art du sage est d'utiliser les instruments convenables en vue de leur fin. Or le feu ne semble pas un instrument convenable pour punir l'вme, car cela ne lui convient pas en raison de sa forme. C'est par la forme qu'un instrument est adaptй а son effet, comme la hache pour hacher et la scie pour scier: de fait l'artisan n'agirait pas sagement en utilisant la scie pour hacher et la hache pour scier. Donc Dieu agirait encore beaucoup moins sagement, lui qui est trиs sage, s'il utilisait le feu corporel pour punir l'вme.

10. Dieu йtant auteur de la nature, il ne fait rien contre la nature, comme le dit la glose sur Rm. 11. Or il est contre nature que le corporel agisse sur l'incorporel. Donc Dieu ne fait pas cela.

11. Dieu ne peut faire que les contraires soient simultanйment vrais. Mais cela se produirait s'il retirait de quelque chose ce qui relиve de son essence: par ex. si l'homme n'йtait pas rationnel, il s'ensuivrait qu'il serait simultanйment homme et non-homme. Donc Dieu ne peut faire qu'une chose quelconque manque de ce qui lui est essentiel. Or l'impassibilitй est essentielle а l'вme: cela lui revient en raison de son immatйrialitй. Donc Dieu ne peut faire que l'вme pвtisse du feu corporel.

12. Chaque chose a le pouvoir d'agir selon sa nature. Une chose ne peut donc recevoir un pouvoir d'agir qui ne lui appartient pas, mais qui appartient plutфt а une autre chose, а moins d'кtre changйe de sa propre nature en une autre; ainsi l'eau ne chauffe pas sauf а кtre transformйe par le feu. Mais avoir le pouvoir d'agir sur les choses spirituelles n'appartient pas а la nature du feu corporel, comme on l'a montrй. Si donc le feu tient de Dieu le pou­voir d'agir sur l'вme sйparйe, а titre d'instrument de la divine justice, il ne s'agit plus, sem­ble-t-il, d'un feu corporel, mais d'une autre nature.

13. Ce qui produit du fait de l'efficience divine a raison propre et vйritable de rйalitй exis­tant dans la nature. En effet, lorsque l'aveugle est illuminй par l'efficience divine, il reзoit la vue selon la raison propre et vйritable de la vue, telle qu'elle existe dans la nature. Si donc l'вme pвtit en vertu de l'efficience divine du feu pour autant qu'il est l'instrument de la divine justice, il s'ensuit que l'вme pвtit selon la raison propre de la passion. Or pвtir se dit en deux sens: ou bien pвtir signifie seulement recevoir, comme l'intellect pвtit de l'intelli­gible, et le sens du sensible; ou bien pвtir signifie que quelque chose est retranchй de la substance du patient, comme lorsque le bois pвtit du feu. Si donc l'вme pвtit du feu en vertu de l'efficience divine au sens oщ la passion consiste dans la seule rйception, comme le reзu est dans le recevant selon le mode de ce dernier, il s'ensuit que l'вme reзoit ce qui vient du feu selon son mode а elle, c'est-а-dire de faзon immatйrielle et incorporelle. Une telle rйception ne punit pas l'вme, elle la parachиve. Donc cela n'apportera pas de peine а l'вme. Pareillement encore l'вme ne peut pвtir du feu au sens oщ la passion retire quelque chose de la substance, car alors la substance de l'вme serait corrompue. Donc il est impossible que l'вme pвtisse du feu corporel, mкme au sens d'instrument de la divine justice.

14. Aucun instrument n'agit instrumentalement si ce n'est en exerзant son opйration propre: ainsi la scie agit instrumentalement а la confection d'un coffre en sciant. Mais le feu ne peut agir sur l'вme en vertu de son action propre et naturelle: il ne peut en effet chauffer l'вme. Donc il ne peut agir sur l'вme en tant qu'instrument de la divine justice.

15. Il йtait dit que le feu agit sur l'вme par une action propre d'une autre nature, а savoir en tant qu'il la dйtient comme lui йtant attachйe. En sens contraire: si l'вme est enchaоnйe au feu et dйtenue par lui, il faut qu'elle lui soit unie en quelque maniиre. Mais elle ne peut lui кtre unie comme forme, parce que l'вme serait alors la vie du feu; ni comme moteur, parce qu'alors le feu pвtirait de l'вme plutфt que le contraire. Or il n'est pas d'autre faзon pour une substance d'кtre unie au corps. Donc, l'вme sйparйe ne peut кtre enchaоnйe par le feu corpo­rel ni dйtenue par lui.

16.­ Ce qui est attachй а quelque chose ne peut en кtre sйparй. Mais les esprits damnйs sont parfois sйparйs du feu corporel infernal: car on dit que les dйmons habitent dans les tйnи­bres; de mкme les вmes des damnйs sont apparues de temps en temps а quelques-uns. Donc l'вme sйparйe n'est pas punie par attachement au feu corporel.

17. Ce qui est liй а quelque chose et dйtenue par elle, est empкchй par ce fait d'exercer son opйration propre. Or l'opйration propre de l'вme est de faire acte d'intelligence, ce dont elle ne peut кtre empкchйe par un lien а quelque chose de corporel, car elle possиde en soi ses [objets] intelligibles, comme il est dit dans le De anima[ccxi] [3]; par consйquent elle n'a pas а les rechercher hors de soi. Donc l'вme sйparйe n'est pas punie par attachement au feu corporel.

18. De mкme que le feu peut dйtenir l'вme de la faзon qu'on a dite, de mкme les autres corps et d'autant mieux qu'ils sont plus grossiers et plus lourds. Si donc l'вme n'est punissa­ble que par dйtention et attachement, sa peine ne saurait кtre attribuйe de prйfйrence au seul feu, mais davantage aux autres corps.

19. Augustin dit dans le Commentaire littйral sur la Genиse[ccxii] [4] qu'il ne faut pas croire que la substance des rйalitйs infйrieures soit matйrielle, elle est spirituelle. Damascиne dit aussi que le feu de l'enfer n'est pas matйriel. Il semble donc que l'вme ne pвtit pas du feu corpo­rel.

20. Comme Grйgoire le dit dans les Moralia[ccxiii] [5], le serviteur dйlinquant est puni par le Maоtre en vue de sa correction. Mais ceux qui sont damnйs en enfer sont incorrigibles. Donc ils ne sauraient кtre punis par le feu corporel infernal.

21. Les peines arrivent par le contraire. Mais l'вme a pйchй en se subordonnant par l'affec­tion aux choses corporelles. Donc elle ne doit pas кtre punie par des choses corporelles, mais plutфt par la sйparation des choses corporelles.

22. De mкme que les peines sont retournйes aux pйcheurs par la divine justice, de mкme les rйcompenses aux justes. Mais aux justes sont retournйes non pas des rйcompenses corpo­relles mais seulement des spirituelles; par consйquent, si des rйcompense corporelles а ren­dre aux justes sont rapportйes dans les Ecritures, elles sont а comprendre mйtaphorique­ment, comme il est dit en Luc 22, 30: "De sorte que vous mangiez et buviez" etc. Donc aux pйcheurs aussi ne sont pas infligйes des peines corporelles, mais seulement des spirituelles; et tout ce qui est dit des peines corporelles dans les Ecritures seront а comprendre mйta­phoriquement. Et ainsi l'вme ne pвtit pas du feu corporel.

En sens contraire: C'est par le mкme feu que sont punis les corps des damnйs et les dйmons, comme il ressort de Mt. 25, 41: "Allez maudits" etc. Il est donc nйcessaire que les corps des damnйs soient punis par un feu corporel. Pour une pareille raison les вmes sйpa­rйes sont punies par le feu corporel.

 

Rйponse: Au sujet de la passion de l'вme par le feu, de multiples opinions se sont expri­mйes. Certains ont dit que l'вme ne pвtit pas la peine du feu corporel, mais que son afflic­tion spirituelle est dйsignйe mйtaphoriquement dans les Ecritures du nom de feu, et ce fut l'opinion d'Origиne. Mais pour autant ceci ne paraоt pas suffisant, parce que, comme le dit Augustin dans La Citй de Dieu[ccxiv] [6], il faut comprendre que le feu par lequel seront torturйs les corps des damnйs, est corporel; c'est par ce mкme feu que sont torturйs et les dйmons et les вmes selon le jugement du Seigneur.

C'est ainsi que d'autres virent dans le feu quelque chose de corporel, mais que l'вme ne pвtit pas la peine immйdiatement de lui mais de sa similitude, en fonction d'une vision imagi­naire: comme il arrive aux dormeurs d'кtre vraiment affligйs de la vision de choses terri­fiantes dont ils croient souffrir, bien que les choses par lesquelles ils sont affligйs ne soient pas de vrais corps, mais leurs similitudes. Mais cette position ne peut tenir, car on a montrй plus haut que les puissances de la partie sensitive, parmi lesquelles la facultй imaginative, ne demeurent pas dans l'вme sйparйe.

Et ainsi il faut dire que l'вme sйparйe pвtit du feu corporel lui-mкme. Mais comment? Il paraоt difficile de le lui imputer. En effet, certains ont dit que l'вme pвtit le feu par le seul fait de le voir; ce que touche Grйgoire, en disant dans les Dialogues: " L'вme pвtit le feu par le seul fait de le voir"[ccxv] [7]. Mais comme "voir" est pour le voyant un accomplissement, toute vision, comme telle, est dйlectable. Par consйquent rien de ce qui est proprement "vu" n'est affligeant, sauf а кtre tenu pour nocif.

C'est pourquoi d'autres ont dit que l'вme, en voyant le feu et le tenant pour nocif, en est affligйe. C'est а quoi se rйfиre Grйgoire dans le livre des Dialogues[ccxvi] [8] en disant que l'вme, du fait de s'apercevoir qu'elle brыle, brыle. Mais reste а considйrer si le feu est nocif selon la vйritй du rйel, ou non. S'il ne l'est pas, il s'ensuit que l'вme est abusйe dans son estimation en l'apprйhendant comme nocif. Consйquence inadmissible, semble-t-il, en ce qui concerne les dйmons, qui jouissent d'une grande pйnйtration d'esprit dans la connaissance de la nature des choses. Il faut donc dire que le feu corporel est nocif а l'вme selon la vйritй du rйel. C'est pourquoi Grйgoire conclut en disant: "Nous pouvons recueillir des dits йvangйli­ques que l'вme pвtit l'incendie non seulement en le voyant, mais en l'expйrimentant"[ccxvii] [9].

Pour chercher en quel sens le feu corporel serait nuisible а l'вme ou au dйmon, il faut considйrer que le nocif ne s'applique pas а quelque sujet dans le fait pour celui-ci de rece­voir ce qui l'accomplirait, mais dans le fait d'кtre entravй par son contraire. Par consйquent la passion de l'вme par le feu ne dйcoule pas de la seule rйception, comme l'intellect pвtit de l'intelligible et le sens du sensible; mais elle dйcoule de la passion qu'exerce un autre agent par voie de contrariйtй ou d'obstacle. Ce qui arrive de deux faзons. En premier lieu, une chose est empкchйe par son contraire quant а l'кtre qui est sien selon une forme inhй­rente quelconque, et ainsi quelque chose pвtit de son contraire par altйration et corruption, comme le bois se consume par le feu. En second lieu, quelque chose est empкchйe quant а ce qui entrave ou contrarie son inclination: par ex. l'inclination naturelle de la pierre la porte vers le bas, mais elle en est empкchйe par ce qui lui fait obstacle ou violence, vio­lence qui l'oblige а rester en repos ou а кtre dйplacйe.

Or ni l'un ni l'autre mode de passion n'est proprement pйnale pour un sujet dйpourvu de connaissance, car oщ ne peut exister douleur ou tristesse, la raison d'affliction ne se vйrifie pas. Mais pour celui qui dispose de la connaissance, affliction et peine sont consйcutives а l'un et l'autre mode de passion, quoique diversement. Car la passion qui rйsulte de l'altйra­tion d'un contraire, apporte affliction et peine suivant une douleur sensible, comme lorsque l'excиs de stimulation corrompe l'harmonie du sens: c'est ainsi que de tels excиs, surtout tangibles, infligent une douleur sensible; en revanche les mйlanges bien dosйs apportent dйlectation parce qu'ils sont proportionnйs au sens. Mais l'autre mode de passion n'apporte pas de peine selon une douleur sensible, mais selon une tristesse intйrieure: elle naоt chez l'homme ou l'animal de ce qu'une rйsistance, par une certaine violence intйrieure, est apprй­hendйe alors qu'elle lutte contre la volontй ou un appйtit quelconque. C'est pourquoi ce qui est contraire а la volontй ou а l'appйtit afflige, et parfois plus que ce qui est douloureux au sens; en effet, il en est qui prйfйreraient кtre battus de verges et gravement affligйs dans leur sensibilitй, plutфt que de supporter les blвmes et autres contrariйtйs de ce genre, qui rйpugnent а la volontй.

Donc selon le premier mode de passion, l'вme ne peut pвtir la peine du feu corporel: il lui est impossible en effet d'кtre altйrйe ou corrompue par lui; et ainsi elle ne peut кtre affligйe de cette faзon, de telle sorte qu'elle subisse de lui une douleur sensible. Mais l'вme peut pвtir du feu corporel suivant le second mode de passion dans la mesure oщ par un feu de ce genre elle est entravйe dans son inclination ou volontй. Ce qui se manifeste ainsi: effecti­vement l'вme, comme toute substance incorporelle, n'est pas liйe, quant а sa nature, а quel­que lieu, puisqu' elle transcende tout l'ordre des choses corporelles. Donc le fait d'кtre atta­chйe а l'une de ces choses et fixйe а quelque lieu par une contrainte quelconque va contre sa nature et contrarie son appйtit naturel. Je ne dis cela que pour autant qu'elle est conjointe au corps dont elle est la forme naturelle, et dans lequel elle poursuit un certain accomplis­sement.

Or qu'une substance spirituelle soit liйe а quelque corps ne vient pas du pouvoir de ce corps а dйtenir une substance incorporelle, mais du pouvoir de quelque substance incorporelle supйrieure qui conjoint la substance spirituelle а tel corps. De mкme encore, c'est par le pouvoir des dйmons supйrieurs que, en vertu d'artifices magiques, avec la permission divine, certains esprits sont enchaоnйs а certains йlйments, ou bagues amulettes, soit ima­ges, soit rйalitйs de ce genre. Et c'est de cette faзon que les вmes et les dйmons sont atta­chйs pour leur peine, par un pouvoir divin, au feu corporel. C'est pourquoi Augustin dit dans La Citй de Dieu: "Pourquoi ne dirions-nous pas que, d'une maniиre йtonnante, mais cependant vraie, mкme les esprits incorporels peuvent кtre affligйs par la peine d'un feu corporel, puisque les esprits humains, eux-mкmes incorporels assurйment, ont pu кtre enfermйs а prйsent dans des membres corporels et pourront кtre enchaоnйs indissoluble­ment par les liens de leurs corps? Bien qu'incorporels, les esprits-dйmons seront donc atta­chйs pour leurs supplices а des feux corporels, recevant leur chвtiment de ces feux, mais sans donner la vie aux feux"[ccxviii] [10].

Et ainsi, il est vrai que ce feu, dans la mesure oщ par le pouvoir divin il dйtient l'вme enchaоnйe, agit sur l'вme comme instrument de la divine justice; et, pour autant que l'вme apprйhende ce feu comme lui йtant nuisible, elle est affligйe d'une tristesse intйrieure, laquelle en vйritй est maximale quand elle se considиre soumise aux rйalitйs les plus bas­ses, elle qui fut appelйe а jouir de son union а Dieu. Donc l'affliction maximale (suprкme) des damnйs viendra de leur sйparation d'avec Dieu; mais l'affliction secondaire viendra de leur soumission aux choses corporelles, et ce en un lieu trиs bas et trиs abject.

 

Solutions: 1-7. Devient manifeste par lа la solution aux 7 premiиres objections: nous ne disons pas en effet que l'вme pвtit du feu corporel, soit en le recevant, soit par altйration d'un contraire, comme procиdent les objections susdites.

8. L'instrument n'agit pas en vertu de son efficience propre, mais en vertu de l'agent princi­pal; et puisque le feu agit sur l'вme comme instrument de la divine justice, il faut кtre attentif, non pas а la dignitй du feu, mais а celle de la divine justice.

9. Les corps sont les instruments adйquats pour punir les damnйs; il convient en effet а ceux qui n'ont pas voulu se soumettre а leur supйrieur, c'est-а-dire а Dieu, d'кtre soumis par la peine aux rйalitйs infйrieures.

10. Dieu, bien qu'il ne fasse rien contre la nature, opиre en dйpassant la nature tandis qu'il fait ce que ne peut la nature.

11. Ne pouvoir subir l'altйration d'une chose corporelle revient а l'вme en raison de son essence; mais elle ne pвtit pas l'efficience divine par mode d'altйration, comme on l'a dit.

12. Le feu, compte tenu de sa puissance d'agir, n'agit pas sur l'вme en vertu de son effi­cience propre, comme ceux qui agissent naturellement, mais il le fait instrumentalement; et ainsi il ne s'ensuit pas que sa nature soit changйe.

13. L'вme ne pвtit du feu corporel par aucun de ces modes, comme on l'a dit.

14. Le feu corporel, sans chauffer l'вme, dispose cependant d'une autre opйration ou rapport envers l'вme, rapport que les corps sont aptes а entretenir avec l'esprit, а savoir pour celui-ci de leur кtre uni en quelque faзon.

15. L'вme n'est pas unie au feu qui la punit en tant que forme, car elle ne lui donne pas la vie, comme le dit Augustin; mais elle lui est unie а la faзon dont l'esprit est attachй aux lieux corporels, par le contact de leur efficience, sans кtre pour autant leur moteur.

16. Comme on l'a dйjа dit, l'вme est affligйe par le feu en tant qu'elle l'apprйhende comme lui йtant nocif par mode d'attachement et de dйtention. Or cette apprйhension peut affliger, en dehors mкme de sa rйalisation, du seul fait que l'вme s'apprйhende comme destinйe а cet enchaоnement. C'est pourquoi les dйmons sont dits porter avec eux la gйhenne partout oщ ils vont.

17. Bien que l'вme ne soit pas entravйe par un tel lien de produire son opйration intellec­tuelle, elle est empкchйe cependant de jouir de cette libertй naturelle qui l'affranchit de toute astreinte а un lieu corporel.

18. La peine de la gйhenne concerne non seulement les вmes, mais aussi les corps; c'est pourquoi le feu est tenu pour la peine suprкme de la gйhenne, car le feu est l'affliction suprкme des corps. Nйanmoins d'autres corps seront sources d'affliction, selon les mots du Psaume 10,7: "Feu, souffre" etc. En outre, il correspond а l'amour dйsordonnй principe du pйchй: de mкme que le ciel empyrй rйpond au feu de l'amour, le feu de l'enfer rйpond а la convoitise dйsordonnйe.

19. Augustin a dit cela, non pas sous forme de conclusion, mais sous forme d'hypothиse, ou s'il l'a donnйe pour son opinion, il l'a rйvoquйe expressйment dans La Citй de Dieu[ccxix] [11]. Ou bien l'on peut dire que la substance des choses infernales est spirituelle quant а la cause prochaine de l'affliction, laquelle est l'apprйhension du feu comme nuisible par mode de dйtention et d'attachement.

20. Grйgoire introduit ceci а titre d'objection de la part de ceux qui croyaient que toutes les peines qui sont infligйes par Dieu йtaient purifiantes, et qu'aucune n'йtait perpйtuelle, ce qui est faux en vйritй. En effet, certaines peines sont imposйes par Dieu, ou bien en cette vie, ou bien aprиs cette vie, en vue de l'amendement ou de la purification; certaines autres par contre en vue de la damnation ultime. De telles peines ne sont pas infligйes par Dieu parce que lui-mкme se dйlecterait dans les peines, mais parce qu'il se dйlecte dans sa justice, selon laquelle la peine est due aux pйcheurs. Il en va de mкme chez les hommes: certaines peines sont infligйes en vue de la correction de celui qui est puni, comme lorsque le pиre fouette son fils; mais d'autres le sont en vue de la condamnation finale, comme lorsque le juge fait pendre le voleur.

21. Les peines sont subies par mode de contrariйtй quant а l'intention du pйcheur, car le pйcheur vise а satisfaire sa volontй tandis que la peine est contraire а sa volontй. Mais par­fois la peine procиde de la sagesse divine de telle sorte que ce en quoi le pйcheur cherche а combler sa volontй, lui soit retournй en contraire; ainsi est-il dit dans le livre de la Sagesse 11,16: "Le pйcheur est chвtiй par oщ il pиche ". C'est pourquoi, parce que l'вme pиche en s'attachant aux choses corporelles, il appartient а la sagesse divine de la punir par les cho­ses corporelles.

22. L'вme est rйcompensйe par le fait de jouir de ce qui est au-dessus d'elle, mais elle est punie par le fait d'кtre soumise а ce qui est au dessous d'elle; et ainsi, il convient que les rйcompenses des вmes ne soient comprises que spirituellement, mais que les peines peu­vent l'кtre corporellement.



 

 [1] Aristote, Eth. Nic., 1139 a 27-30.

 [2] Augustin, De quant. animae, PL 32,1073.

 [3] Aristote, De anima III, 429 a 24.

 [4] Id. ibid., 429 a 2-3.

 [5] Id. ibid. III, 429 b 5.

 [6] Id. ibid. III, 430 a 3-4; 19-20.

 [7] Id. ibid. III, 429 a 27-28.

 [8] Id. ibid. III, 429 a 27-28.

 [9] III, 429 a 18-27.

 [10] Aristote, De Coelo I, 276 a 18 b 25.

 [11] Aristote, De anima III, 429 a 24-27.

 [12] Id. ibid. III, 429 b 23-24.

 [13] Aristote, Metaph VIII, 1045 a 36 -b 7.

 [14] Aristote, De anima III, 429 a 23.

 [15] Id. ibid. III, 429 b 20-22.

 [16] Aristote, Metaph. VII, 1039 B 30-32.

 [17] Liber de Causis, prop. 9.

 



[i] [1] Aristote, De Anima III, 432 b 21-22.

[ii] [2] Id. ibid. III, 430 a 15-16.

[iii] [3] II, 418 a 31 -b 1.

[iv] [4] II, 424 a 18-19.

[v] [5] De Anima, 430 a 10-14.

[vi] [6] Metaph. VII, 1038 b 35.

[vii] [7] Averroиs, Super de anima II, 67.

[viii] [8] De Anima II, 418 a 29-31.

[ix] [9] Ibid. II, 418 a 31 -b 1.

[x] [10] Ibid. III, 430 a 15-16. Cf. S. Thomas, S. Th. I Pars, q. 78, a.3, ad 2.

[xi] [11] Aristote, Anal. Post. II, 100 a 9-11.

[xii] [1] Aristote, De anima III, 430 a 22.

[xiii] [2] Id. ibid. III, 430 a 17.

[xiv] [3] Id. ibid. III, 430 a 15-16.

[xv] [4] Id. ibid. III, 430 a 18-19.

[xvi] [5] Id. ibid. III, 430 a 10-14.

[xvii] [6] Id. ibid. III, 430 a 15.

[xviii] [7] Id. Anal. Post. II, 100 a 15 -100 b 5.

[xix] [8] Id. De anima III, 430 a 22.

[xx] [9] Id. Phys. II, 195 b 1-6.

[xxi] [10] Id. De anima III, 430 a 17 et 23.

[xxii] [1] De Trinitate, c.2, P.L. 64, 1250 D.

[xxiii] [2] De hebdomadibus, P.L. 64, 1311 B.

[xxiv] [3] De anima, III, 429 a 13-15.

[xxv] [4] Ibid. III, 430 a 14-16.

[xxvi] [5] De gener. et corr. I, 322 b 18-20.

[xxvii] [6] De civ. Dei XXI, 10, P.L. 41, 724-725.

[xxviii] [7] Metaph. VII, 1033 b 16-19.

[xxix] [8] Metaph. VIII, 1045 a 36 -b 7.

[xxx] [9] Cf. Albertus, Summa de homine, tr. 1, q.7, a. 3, arg. 13.

[xxxi] [10] De gener. et corr. I, 323 b 31-33.

[xxxii] [11] De libero arbitrio, II, 20; De civ. Dei XII, 8, P.L. 40, 809.

[xxxiii] [12] Fons vitae I, c.5; II c.24; IV c.1, c.5.

[xxxiv] [13] Phys. VIII, 260 a 27-261 a 27.

[xxxv] [14] Phys. VII, 247 b 23-24.

[xxxvi] [15] Metaph. VIII, 1045 b 7-22.

[xxxvii] [16] Metaph. IX, 1048 a 25-30.

[xxxviii] [17] De hebdom., P.L. 64, 1311 B.

[xxxix] [18] De anima III, 429 a 29-b 4.

[xl] [1] Averroиs, in Phys. III,4.

[xli] [2] Aristote, Phys, III, 201 a 8-9.

[xlii] [3] XV, XV1, 26 (PL 42, 1079).

[xliii] [4] Liber De causis, prop. 7.

[xliv] [5] Mt, 22,30.

[xlv] [6] Grйgoire le Grand, Homйlies sur l'Evangile, II,34 (PL 76, 1252).

[xlvi] [7] De utilitate credendi, XV, 34 (PL 42,82); De Trinitate, XV, I 1 (PL 42, 1057)

[xlvii] [8] J. Damascиne, De Fide Orthodoxa, II,3 (c. 17).

[xlviii] [9] Aristote, Mйtaphysique, VIII, 1043 b 23-32.

[xlix] [10] De principiis, II,5,4.

[l] [11] Aristote, Physiques, I, 185 a 32 -b 5.

[li] [12] Faussement attribuй а Aristote, cf. J. Damascиne, De Plantis, I,18.

[lii] [13] VIII, 1043 b 33 -1044 a 2.

[liii] [14] Prop. 9

[liv] [15] Ibid.

[lv] [16] XII,2.

[lvi] [17] 2 Pe, 1,4.

[lvii] [1] Aristote, De anima I, 403 b 31 -405 b 30.

[lviii] [2] Timйe, 51 A.

[lix] [3] Aristote, De anima II, 425 b 10-15.

[lx] [4] Id. ibid. III, 430 a 1.

[lxi] [5] Id. ibid. II, 413 b 2-5.

[lxii] [6] Id. ibid. II, 421 a 20-26.

[lxiii] [7] Augustin, De Gen. ad litt. II, 1 (PL 34,263).

[lxiv] [8] Aristote, De generatione, II, 334 b 31 -335 a 5.

[lxv] [9] Avicenne, Mйtaphysique, IX,4.

[lxvi] [10] Cf. Augustin, De civitate Dei, XVIII, 41, (PL41, 601).

[lxvii] [11] Platon, Timйe, 38 E et 39 E -40 B; Aristote, De caelo, II, 285 a 29-30.

[lxviii] [12] Origиne, De principiis, I, 7, 3-4.

[lxix] [13] J. Damascиne, De fide orthodoxa, II,6.

[lxx] [14] Augustin, De Gen. ad litt. II,18 (PL 34,279-280); Enchiridion, XV,18 (PL 40,259-260).

[lxxi] [15] De anima, 414 b 17-19.

[lxxii] [16] Mйtaphysique XII, 1072 a 20-b 1.

[lxxiii] [17] De Fide orthod. II,14.

[lxxiv] [18] Enchiridion XV, 58 (PL 40,260).

[lxxv] [19] De anima III, 429 a 18-24.

[lxxvi] [20] Timйe 50 B -51 C.

[lxxvii] [21] Mйtaphysique I, 990 b sq ; III, 997 b 5-12.

[lxxviii] [22] Mйtaphysique, X,1.

[lxxix] [1] Ps-Augustinus, De spiritu et anima, (PL 40, 794)

[lxxx] [2] Aristote, De anima I, 408 b 11-15.

[lxxxi] [3] Id. Physiques, VIII, 257 a 33-258 b 11-15.

[lxxxii] [4] Id. De anima II, 412 a 27-28; 412 b 5-6.

[lxxxiii] [5] De causis, prop. 4.

[lxxxiv] [6] Aristote, De anima II, 414 a 25-28.

[lxxxv] [7] Id. De respiratione, 499b b 26sq; De partibus animalium I, 642 a 31-b 3.

[lxxxvi] [1] Aristote, De anima II, 412 a 27-28.

[lxxxvii] [2] Id., La cause des mouvements des animaux X, 703 a 29-b 2.

[lxxxviii] [3] Id., Physiques VIII, 267 b 6-9.

[lxxxix] [4] Id., De la jeunesse et de la vieillesse II, 467 b 30 -468 a 5.

[xc] [5] Id., De anima II, 412 b 22-25.

[xci] [6] Id., De anima II, 412 b 18-19.

[xcii] [7] Augustin, De Trinitate VI, VI 8, PL 42,929.

[xciii] [8] Aristote, De anima II, 412 b 19-22.

[xciv] [9] Id., ibid. II, 413 b 16-22.  

[xcv] [10] Id., ibid. I, 402 b 1-2.

[xcvi] [11] Id., ibid. II, 415 b 8-12.

[xcvii] [1] Aristote, De la gйnйration des animaux II, 736 a 35 -b 5.

[xcviii] [2] Id. De anima II, 415 b 7-12.

[xcix] [3] Id. Phys. VIII, 257 b 12.

[c] [4] Id. ibid. IV, 211 a 14-17.

[ci] [5] Id. De la gйnйration des animaux II, 736 a 32-35.

[cii] [6] Id. ibid. II, 736 b 21-29.

[ciii] [7] Averroиs, In Metaph. VII, 5.

[civ] [8] Aristote, Metaph. X, 1058 b 26-29.

[cv] [9] Gennadius, De ecclesisticis dogmatibus, c. 15 (PL 42,1216).

[cvi] [10] Aristote, Ethic. Nic. I, 1102 b 28 -1103 a 3.

[cvii] [1] Ps.-Augustinus, De spiritu et anima, c. 13 (PL 40, 789)

[cviii] [2] Id. ibid. c.13 (PL 40, 788)

[cix] [3] Bernard, Sermones in Cantica canticorum, sermo 11 (PL 183, 826)

[cx] [4] Augustin, De Trinitate, X,XI 18 (PL 42,983)

[cxi] [5] Aristote, Ethic. Nic. IX, 1166 a 16-17 et 22-23; 1168 b 28-35; X, 1178 a 2.

[cxii] [6] Id. De anima II, 412 a 23.

[cxiii] [8] Id. Phys. II, 198 a 24-27.

[cxiv] [9] Id. Ethic. Nic. VI, 1139 a 6-15.

[cxv] [10] Somme Thйologique Ia, q. 79, a. 2, parlera d'une distinction de fonctions et non de facultйs.

[cxvi] [11] De Trinitate IX,V 8 (PL 42, 965).

[cxvii] [12] Aristote, De somno et vigilia, 454 a 8.

[cxviii] [1] Liber de Causis, prop. 16.

[cxix] [2] Aristote, De anima III, 432 b 5-7.

[cxx] [3] Id. ibid. III, 433 a 9-13.

[cxxi] [4] Id. De memoria et reminiscentia I, 450 a 14.

[cxxii] [5] Id. De anima II, 415 a 16-13.

[cxxiii] [6] Id. ibid. II, 422 b 17-33.

[cxxiv] [1] Aristote, Mйtaphysique, 1058 b 26-29.

[cxxv] [2] J. Damascиne, De fide orthodoxa II, 3.

[cxxvi] [3] Aristote, Physiques VIII, 267 b 24-26.

[cxxvii] [4] Aristote, Mйtaphysique X, 1058 b 26 -1059 a 10.

[cxxviii] [5] Augustin, De civitate Dei XIX, 26, PL 41, 656.

[cxxix] [6] Aristote, De anima III, 431 a 16-17.

[cxxx] [7] Id. Physiques I, 187 b 25-26.

[cxxxi] [8] Sagesse 2, 23.

[cxxxii] [9] Augustin, De Trinitate X, XII 19 PL 42 984.

[cxxxiii] [10] Aristote, De anima II, 413 b 26-27.

[cxxxiv] [11] Id. ibid. III, 429 a 10.

[cxxxv] [12] Id. ibid. III, 429 b 5.

[cxxxvi] [13] Id. ibid. I, 408 b 29.

[cxxxvii] [14] Augustin, De immortalitate animae, 1-5, PL 32 1021-1024.       

[cxxxviii] [15] Aristote, De anima II, 415 b 13.

[cxxxix] [16] Id. ibid. III, 431 a 16-17.

[cxl] [17] Id. ibid. I, 408 b 21-22.

[cxli] [1] Aristote, De anima I, 408 b 11-13.

[cxlii] [2] Id. ibid. III, 431 a 16-17.

[cxliii] [3] Id. ibid. I, 403 a 8-9.

[cxliv] [4] Id. ibid. III, 431 a 14-15.

[cxlv] [5] Id. ibid. I, 408 b 24-25.

[cxlvi] [6] Id. ibid. III, 431 a 14-15.

[cxlvii] [7] Id. Eth. Nic. II, 1103 a 26 -b 22.

[cxlviii] [8] Avicenne, De anima V, 5.

[cxlix] [9] Denys, Hiйrarchie cйleste I, 2.

[cl] [10] Aristote, De anima III, 431 a 14-15.

[cli] [1] Aristote, Ethique а Nicomaque X, 1177 a 12-21.

[clii] [2] Augustin, De Trinitate III, IV 9 (P.L. 42, 873).

[cliii] [3] Id. ibid. IX, IV 4-5 (P.L. 42, 963).

[cliv] [4] Aristote, De anima III, 431 a 16-17.

[clv] [5] Id. ibid. II, 414 a 4-14.

[clvi] [6] Aristote, Ethique а Nicomaque I, 1099 b 18-20.

[clvii] [7] Id. ibid. X, 1177 a 12-21.

[clviii] [8] Id. ibid. I, 1098 a 16-17.

[clix] [9] Id. Mйtaphysique I, 982 b 7-10.

[clx] [10] Denys, Hiйrarchie Cйleste I, 2.

[clxi] [11] Aristote, De caelo et mundo I, 269 b 30; 270 a 12-22.

[clxii] [12] Id. De anima III, 430 a 3-2.

[clxiii] [13] Id. Mйtaphysique IX, 1051 a 29-33.

[clxiv] [1] De causis, Prop. 7.  

[clxv] [2] Aristote, De anima III, 430 a 2-9.

[clxvi] [3] Denys, De divinis nominibus IV,23.

[clxvii] [4] Augustin, Confessions V, 4, 7 (PL 32, 708).

[clxviii] [5] La solution prйsente n'exclut pas que l'вme soit pour chaque homme un principe d'individuation, puisqu'elle est une forme subsistante (Cf. qu. 1). Mais s'il est vrai que chaque individu spirituel est individuй par l'вme, ce qui explique l'autonomie d'existence et d'action de l'individu-вme, il n'en reste pas moins que l'вme soit individuйe par un second principe d'individuation, le corps, ce qui explique qu'on l'on puisse parler d'une espиce humaine.

[clxix] [1] Augustin, De divinatione daemonum, c.3 n.7. (PL 40, 584).

[clxx] [2] Denys, Des noms divins IV, 23..

[clxxi] [3] La solution 5 dira rйfйrence а l'Acte pur.

[clxxii] [4] Augustin, De cura pro mortuis gerenda, c. XIII 16 (PL 40, 604-606).

[clxxiii] [5] Aristote, De anima III, 430 a 15.

[clxxiv] [6] Id. ibid. 430 a 14-17.

[clxxv] [7] Grйgoire (Pseudo ?), Dial. IV 34 n.5 (PL 77 376 B)

[clxxvi] [8] Aristote, De anima III, 429 b 3-4.

[clxxvii] [9] Denys, Des noms divins V, 9.

[clxxviii] [10] Grйgoire, Exposition sur l'йvangile de Luc VIII, 13 (PL 15, 1768 D)

[clxxix] [11] Liber De causis, prop. 9 [10].

[clxxx] [12] Augustin, Sur la Genиse II, 8 (PL 34, 269).

[clxxxi] [13] Aristote, De la gйnйration des animaux, V 778 a 29 b 1.

[clxxxii] [14] Origиne, Des principes I, 6, 3.

[clxxxiii] [15] Cf. note 1.

[clxxxiv] [16] Augustin, De la nature du bien, c. 3 (PL 42, 553).

[clxxxv] [17] Aristote, De anima III, 430 a 15.

[clxxxvi] [18] Denys, Hiйrarchie cйleste IV, 2.

[clxxxvii] [1] Ps -Augustin, De l'esprit et de l'вme, c. 25 (PL 40, 791).

[clxxxviii] [2] Augustin, De gen. ad litteram XII, 32 (PL 34, 480)

[clxxxix] [3] Aristote, De anima III, 432 b 5-7.

[cxc] [4] Denys, Des noms divins IV, 23.

[cxci] [5] Cf. note 2.

[cxcii] [6] Liber De causis, prop. 13, 26.

[cxciii] [7] Grйgoire, Exposition de l'йvangile selon Luc VIII, 13.

[cxciv] [8] Aristote, De mem. II, 450 a 14.

[cxcv] [9] Id. Eth. Nic. III, 1117 b 23-24.

[cxcvi] [10] Id., De anima I, 408 b 21-22.

[cxcvii] [11] Id. ibid. II, 413 b 24 -27.

[cxcviii] [12] Id. De la gйnйration des animaux II, 736 22-24.

[cxcix] [13] Jean Damascиne, De fide orth. II, 23 [c. 37].

[cc] [14] Aristote, De somno et uigilia I, 454 a 8.

[cci] [15] Cf. note 2.

[ccii] [16] Augustin, De Trinitate X, XI 18 (PL 42, 983).

[cciii] [1] Aristote, De anima II, 417 b 22-23.

[cciv] [2] Je traduis par "idйe" la species intellligibilis ou forma intelligibilis: celles-ci sont des qualitйs de l'intellect acquises par abstraction des rйalitйs matйrielles ou communiquйes par une substance supйrieure. Terme d'abstraction ou de communication, de telles qualitйs sont au principe de l'opйration intellectuelle aboutissant au concept ou verbe (Cf. De potentia, q. 8, a. 1 et q.9, a.5). On connaоt d'autre part la relation entre la species latine, ou "belle apparence" et l'idйa platonicienne.

[ccv] [3] Augustin, De cura pro mortuis gerenda, c. 13 (PL 40, 605).

[ccvi] [4] Augustin, De Gen. ad litteram XII, 24 (PL 34, 474).

[ccvii] [5] Liber de causis prop. 7 [8].

[ccviii] [6] Denys, Des noms divins VII, 2.

[ccix] [1] Aristote, De generatione I, 324 a 34-35.

[ccx] [2] Augustin, De gen. ad. litt. XII, 16 (PL 34, 467).

[ccxi] [3] Aristote, De anima II, 417 b 23-24.

[ccxii] [4] Augustin, De gen ad litt. XII, 32 (PL 34, 481).

[ccxiii] [5] Grйgoire, Moralia XXXIV, 19 (PL 76,738).

[ccxiv] [6] Augustin, De civitate Dei XXI, 10 (PL 41, 724-725).

[ccxv] [7] Grйgoire, Dial. IV, 29 (PL 77, 368 A).

[ccxvi] [8] Id. ibid. IV, 30 ( PL 77, 368 A)

[ccxvii] [9] Id. ibid.

[ccxviii] [10] Cf. note 6.

[ccxix] [11] Cf. note 6.


Saint Thomas d'Aquin

LES 21 ARTICLES DISPUTЙS DE L'AME

Saint Thomas d'Aquin

Docteur des docteurs de l'Eglise

Traduction du site http://clerus.org

Йdition numйrique, http://docteurangelique.free.fr, 2004

Les њuvres complиtes de saint Thomas d'Aquin

 

 

Article 1: L'вme humaine peut-elle кtre а la fois forme du corps et rйalitй individuelle?_ 1

Article 2: L'кtre de l'вme humaine est-il sйparй du corps?_ 7

Article 3: N'y a-t-il qu'un seul intellect possible pour tous les hommes?_ 13

Article 4: Est-il nйcessaire de poser un intellect agent?_ 18

Article 5: L'intellect agent est-il unique et sйparй?_ 22

Article 6: L'вme est-elle composйe de matiиre et de forme?_ 26

Article 7: L'ange et l'вme diffиrent-ils selon l'espиce?_ 31

Article 8: L'вme humaine devait-elle кtre unie au corps?_ 38

Article 9: L'вme est-elle unie au corps par un intermйdiaire quelconque?_ 45

Article 10: L'вme humaine est-elle dans le corps tout entier et en chacune de ses parties?_ 52

Article 11: Chez l'homme, l'вme rationnelle, sensible et vйgйtative est-elle une unique?_ 57

Article 12: L'вme est-elle identique а ses puissances?_ 63

Article 13: Les puissances de l'вme sont-elles distinguйes par leurs objets?_ 67

Article 14: L'вme humaine est-elle immortelle?_ 74

Article 15: L'вme sйparйe du corps peut-elle faire acte d'intelligence?_ 79

Article 16: L'вme unie au corps peut-elle connaоtre les substances sйparйes?_ 86

Article 17: L'вme sйparйe peut-elle connaоtre les substances sйparйes?_ 92

Article 18: L'вme sйparйe connaоt-elle toutes les rйalitйs naturelles?_ 95

Article 19: Les puissances sensitives subsistent-elles dans l'вme sйparйe?_ 103

Article 20: L'вme sйparйe connaоt-elle les singuliers?_ 108

Article 21: L'вme sйparйe peut-elle souffrir du feu corporel?_ 114

 

 

Article 1: L'вme humaine peut-elle кtre а la fois forme du corps et rйalitй individuelle?

 

Objections: 1. Une rйalitй individuelle, possиde par soi un кtre complet, ce qui serait le cas de l'вme si elle est telle. Or ce qui advient а quelque chose qui est un кtre complet lui advient accidentellement, comme la blancheur а l'homme ou le vкtement au corps. Donc, dans ce cas, le corps serait uni а l'вme accidentellement. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, elle n'est pas forme substantielle du corps.

2. Si l'вme est une rйalitй individuelle, elle est nйcessairement quelque chose d'individuй parce qu'aucun des universaux n'est individuй. Dans ce cas, elle est individuйe ou par un autre ou par soi. Si c'est par un autre, en tant que forme du corps, il lui faut кtre individuйe par le corps, car les formes sont individuйes par leur matiиre propre, de sorte que, une fois qu'elle a quittй le corps, l'individuation de l'вme disparaоt, et ainsi l'вme ne pourra кtre ni une rйalitй individuelle ni subsistante par soi. Est-elle par contre individuйe par soi, elle est ou bien forme simple, ou bien un composй de matiиre et de forme. Si elle est une forme simple, alors une вme individuйe ne pourra diffйrer d'une autre que par la forme; or la diffйrence selon la forme fait la diversitй d'espиce; en consйquence, les вmes des divers hommes seront diffйrentes par l'espиce, а supposer l'вme forme du corps, puis­que chacun dйtient son espиce de sa propre forme. -Mais si l'вme est composйe de matiиre et de forme, il lui est impossible d'кtre toute entiиre forme d'un corps, car la matiиre n'est la forme d'aucune chose. Reste donc l'impossibilitй pour l'вme d'кtre simultanйment une rйalitй individuelle et forme.

3. Si l'вme est un une rйalitй individuelle, elle est dans cette hypothиse un individu. Or tout individu est d'une espиce et d'un genre dйterminйs. Il reste donc que l'вme possиde un genre et une espиce qui lui sont propres. Or il est impossible а ce qui possиde une espиce propre de recevoir, en vue de constituer son espиce, une addition supplйmentaire d'une autre chose, parce que, comme dit le Philosophe, les espиces des choses sont pareilles а des nombres: tout ce qui leur est ajoutй ou retranchй fait varier l'espиce. Or la matiиre et la forme sont unies pour constituer l'espиce. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, elle ne serait pas unie au corps comme la forme а la matiиre.

4. Puisque Dieu a crйй les choses en raison de sa bontй, qui se manifeste par les divers degrйs des choses, il a instituй autant de degrйs d'йtants que la nature a pu en supporter. Si donc l'вme humaine peut subsister par soi -ce qu'on doit dire si elle est une rйalitй individuelle -alors les вmes existant par soi sont un degrй particulier parmi les йtants. Or sans leur matiиre, les formes ne sont pas l'un de ces degrйs. Donc l'вme, si elle est une rйalitй individuelle, ne sera pas forme de quelque matiиre.

5. Si l'вme est une rйalitй individuelle et subsiste par soi, elle est incorruptible, puisqu'elle n'a pas de contraire et n'est pas composйe de contraires. Or si elle est incorruptible, elle ne peut кtre proportionnйe а un corps corruptible tel que le corps humain. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, elle ne sera pas forme du corps humain.

6. Hormis Dieu, rien de subsistant n'est acte pur. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, en tant que subsistant par soi, il y aura en elle composition d'acte et de puissance. Et ainsi elle ne pourra кtre forme, puisque la puissance n'est l'acte de quoi que ce soit. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, elle ne sera pas forme.

7. Si l'вme est une rйalitй individuelle, capable de subsister par soi, elle ne peut кtre unie au corps que pour son bien, soit essentiel, soit accidentel. Non pour son bien essentiel, puis­qu'elle peut subsister sans le corps; ni pour son bien accidentel, ce que semble bien кtre la connaissance de la vйritй acquise par l'вme au moyen des sens, lesquels ne peuvent exister sans les organes cor­porels, car les вmes des enfants morts avant de naоtre ont, au dire de certains, la connaissance certaine des choses naturelles, connaissance dont il est йvident qu'ils n'ont pu l'acquйrir par les sens. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, elle n'a aucune raison d'кtre unie au corps comme forme.

8. La forme et le une rйalitй individuelle se divisent par opposition. Le Philosophe dit en effet [3] que la substance se divise en trois acceptions: la forme, la matiиre et le une rйalitй individuelle. Or les opposйs ne se disent pas du mкme sujet. Donc L'вme ne peut кtre forme et "ce quel­que chose".

9. Le une rйalitй individuelle subsiste par soi; mais le propre de la forme est qu'elle soit dans un autre; on a donc affaire а des opposйs, semble-t-il. Si donc l'вme est une rйalitй individuelle, il ne semble pas qu'elle soit forme.

10. On a dit que l'вme, а la perte du corps, demeure une rйalitй individuelle et subsiste par soi. Mais alors pйrit en elle la raison de forme. En sens contraire: tout ce qui peut se retrancher de quelque chose alors que demeure la substance, est en elle accidentellement. Si donc la raison de forme pйrit dans l'вme qui demeure aprиs le corps, c'est que la raison de forme lui est acci­dentelle. Mais elle n'est unie au corps pour constituer l'homme qu'autant qu'elle est forme. Elle est donc unie au corps accidentellement et, par consйquent, l'homme sera un existant par acci­dent -ce qui ne convient pas.

11. Si l'вme est une rйalitй individuelle et qu'elle subsiste par soi, il faut qu'elle ait quelque opй­ra­tion propre, car pour toute chose existant par soi il y a une opйration qui lui est propre. Mais l'вme humaine n'a pas d'opйration propre puisque mкme l'acte d'intellection, qui semble au maximum lui кtre propre, n'est pas de l'вme mais de l'homme par l'вme, comme dit le Philoso­phe [4]. Donc l'вme humaine n'est pas une rйalitй individuelle.

12. Si l'вme humaine est la forme du corps, elle en dйpend nйcessairement. Car forme et matiиre dйpendent l'une de l'autre. Mais ce qui dйpend de quelque chose n'est pas "ce quel­que chose". Si donc l'вme est forme du corps, elle n'est pas une rйalitй individuelle.

13. Si l'вme est forme du corps, unique est l'кtre de l'вme et du corps, car c'est de la matiиre et de la forme que rйsulte quelque chose d'un du point de vue de l'кtre. Mais de l'вme et du corps il ne peut y avoir un unique кtre puisqu'ils relиvent de genres divers. L'вme est en effet dans le genre des substances incorporelles, et le corps dans le genre des substances corpo­relles. Donc l'вme ne peut кtre forme du corps.

13 bis. L'вme dйtient son кtre propre de ses propres principes. Aurait-elle un кtre commun avec le corps, elle aurait donc un double кtre, ce qui est impossible.

14. L'кtre du corps est corruptible et rйsulte de parties quantitatives. Or l'вme est incorrup­tible et simple. Il n'y a donc pas d'кtre unique de l'вme et du corps.

15. On a dit que le corps humain tire de l'вme l'кtre mкme du corps. En sens contraire: le Philosophe dit [5] que l'вme est l'acte du corps physique organisй. Donc ce que l'on compare а l'вme comme la matiиre а l'acte est dйjа un corps physique organisй, ce qui ne peut кtre que par quelque forme le constituant dans le genre du corps. Le corps humain a donc son кtre indйpen­damment de l'кtre de l'вme.

16. Les principes essentiels, matiиre et forme, sont ordonnйs а l'кtre. Mais lа oщ un  [prin­cipe] suffit, deux sont superflus. Si donc l'вme, au titre de une rйalitй individuelle, a en soi son кtre pro­pre, le corps ne lui sera pas adjoint par nature comme la matiиre а la forme.

17. L'кtre est en rapport а la substance de l'вme comme son acte, et ainsi il faut qu'il soit en elle ce qu'il y a de plus haut. Or l'infйrieur ne touche pas le supйrieur а son sommet mais plutфt а sa base. Denys dit en effet [6] que la divine sagesse a conjoint le terme des premiers au commen­cement des seconds. Donc le corps qui est infйrieur а l'вme ne touche pas а ce qui est en elle au plus haut, l'кtre.

18. A кtre unique, opйration unique. Si donc l'кtre de l'вme humaine est joint au corps, son opйration -l'intellection -sera commune а l'вme et au corps, ce qui est impossible, comme la prouve le Philosophe [7]. Il n'y a donc pas d'кtre unique de l'вme humaine et du corps. En consй­quence, l'вme n'est pas forme du corps et une rйalitй individuelle.

En sens contraire: 1. Chacun dйtient l'espиce de sa forme propre. Mais l'homme est homme en tant que douй de raison. Donc l'вme rationnelle est la forme propre de l'homme. Or elle est une rйalitй individuelle, et subsiste par soi, puisqu'elle opиre par soi: en effet l'intellect n'agit pas par un organe corporel [8]. Donc l'вme humaine est une rйalitй individuelle et forme.

2. L'ultime perfection de l'вme humaine consiste dans la connaissance de la vйritй qui se fait par l'intellect. Or pour que l'вme atteigne sa perfection dans la connaissance de la vйritй, elle a besoin d'кtre unie au corps, parce qu'elle pense par le moyen des images, lesquels n'exis­tent pas sans le corps. Il est donc nйcessaire qu'elle soit unie au corps comme forme, alors mкme qu'elle est une rйalitй individuelle.

Rйponse: On appelle une rйalitй individuelle l'individu dans le genre de la substance. Le Philosophe dit en effet [9] que les substances premiиres signifient indubitablement une rйalitй individuelle; quant aux substances secondes, bien qu'elles paraissent signifier une rйalitй individuelle, elles signifient plutфt "quel" est une rйalitй individuelle.

Or l'individu dans le genre de la substance non seulement a pour lui de pouvoir sub­sis­ter par soi, mais aussi d'кtre quelque chose de complet en quelque espиce et genre de la subs­tance. C'est pourquoi le Philosophe, dans le Traitй des Prйdicaments [10], dйnomme la main ou le pied et les choses semblables parties des substances plutфt que substances pre­miиres ou secon­des: parce que de telles choses, bien qu'elles ne soient pas dans une autre comme dans un sujet, ne partagent pas complиtement la nature de quelque espиce. De lа elles ne sont ni dans quelque espиce ni dans quelque genre, sauf par rйduction.

Ces deux composantes qui entrent dans la raison du une rйalitй individuelle, certains philo­sophes les ont йcartйes l'une et l'autre de l'вme humaine, disant que l'вme est une "harmonie", comme Empйdocle, ou une "complexion", comme Galien, ou quelque chose de ce genre. Alors en effet, l'вme ne pourrait ni subsister par soi, ni кtre quelque chose de complet en quelque espиce ou genre de la substance, mais elle ne serait qu'une forme, sembla­ble aux autres formes matйrielles. Mais cette position ne peut tenir (a) ni quant а l'вme vйgйtative, dont les opйrations doivent avoir quelque principe йmergeant des qualitйs acti­ves ou passives, qui n'ont qu'un rфle instrumental dans la nutrition ou la croissance, comme Aristote le prouve [11]: or "l'harmonie" ou la "complexion" ne transcendent pas les qualitйs йlйmentaires; (b) ni quant а l'вme sensitive dont les opйrations consistent а recevoir les espиces des choses sans la matiиre [12]: car les quali­tйs actives et passives, en tant qu'elles existent comme dispositions de la matiиre, ne s'йtendent pas au delа de la matiиre; (c) mais la thиse tient encore moins en ce qui concerne l'вme ration­nelle, dont les opйrations sont d'abstraire les espиces non seulement de la matiиre, mais de toutes les conditions matйrielles individuantes, ce qui est requis pour la connaissance de l'universel.

En outre, il faut prendre en considйration quelque chose de plus spйcifiquement pro­pre а l'вme rationnelle: c'est que non seulement elle reзoit les espиces intelligibles sans la matiиre et sans les conditions de la matiиre, mais encore il est impossible que quelque organe corporel prenne part а son opйration propre, comme s'il y avait quelque organe cor­porel de l'intellection, au sens oщ l'њil l'est de la vision. Il faut ainsi que l'вme intellective agisse par soi, en tant qu'elle a une opйration propre sans communion du corps.

Et puisque chacun agit selon qu'il est en acte, il faut que l'вme intellective ait l'кtre par soi, absolument, sans dйpendance au corps. Les formes qui ont en effet un кtre dйpen­dant de la matiиre ou d'un sujet n'ont pas d'opйration par soi: ce n'est pas la chaleur qui agit, mais le chaud. C'est pourquoi les philosophes postйrieurs jugиrent que la partie intellective de l'вme est quelque chose de subsistant par soi. Le Philosophe dit en effet [13] que l'вme est une certaine substance et ne se corrompt pas. Et lа il rappelle ce que dit Platon, affirmant que l'вme est immortelle et subsiste par soi du fait qu'elle se meut par soi. Il prend le mou­vement dans un sens large pour toute opйration, de telle sorte qu'il faut comprendre que l'intellect se meut lui-mкme parce qu'il agit par soi.

Mais par suite Platon affirma que l'вme humaine, non seulement subsisterait par soi, mais qu'elle possйderait en soi une nature spйcifique complиte. Il affirmait en effet que la nature de l'espиce est tout entiиre dans l'вme, disant que l'homme n'est pas quelque chose de composй d'une вme et d'un corps, mais une вme usant d'un corps, de telle sorte qu'elle serait compa­rable au corps comme le pilote а son navire, ou le vкtu au vкtement. Mais cette opinion ne peut tenir. Il est manifeste que l'вme est ce par quoi le corps vit, et que le vivre est l'кtre des vivants: l'вme est donc ce par quoi le corps humain a l'кtre en acte, ce qui est le fait d'une forme. L'вme humaine est donc la forme du corps. De plus, si l'вme йtait dans le corps comme le pilote dans le navire, elle ne spйcifierait pas le corps ni ses parties; mais le contraire apparaоt du fait que, l'вme s'йtant retirйe, aucune partie du corps ne retient plus le nom qu'elle avait, sinon de maniиre йquivoque. Car l'њil d'un mort est dit par йquivoque un њil, et de mкme l'њil peint ou sculptй, et il en va ainsi des autres parties du corps. De plus, si l'вme йtait dans le corps comme le pilote dans le navire, il s'ensuivrait que l'union de l'вme et du corps serait accidentelle et la mort, qui signifie leur sйparation, ne serait plus une cor­ruption substantielle, ce qui est manifestement faux. Il reste donc que l'вme est une rйalitй individuelle, comme pouvant subsister par soi; non comme si elle avait en soi l'espиce complиte de l'homme, mais comme menant а la perfection l'espиce humaine en tant que forme du corps. Elle est donc а la fois "forme" et une rйalitй individuelle.

C'est ce que l'on peut observer dans l'ordre des formes naturelles. On trouve en effet parmi les formes des corps infйrieurs que l'une ou l'autre sera d'autant plus йlevйe qu'elle sera plus semblable et proche des principes supйrieurs. On peut en juger d'aprиs les opйra­tions pro­pres des formes. Les formes des йlйments, qui sont au plus bas et les plus proches de la matiиre, n'ont pas d'opйration excйdant les qualitйs actives et passives, telles le rare et le dense, qui sont des dispositions de la matiиre. Au dessus sont les formes des corps mixtes qui, outre les opйrations susdites, ont quelque opйration consйcutive а l'espиce qu'elles reзoivent des corps cйlestes: que l'aimant attire le fer, c'est а cause, non pas de la chaleur ou du froid ou de quelque autre qualitй, mais de la participation d'une force cйleste. Au dessus sont les вmes des plantes qui ont ressemblance non seulement aux corps cйlestes mais а leurs moteurs, en tant qu'elles sont principes du mouvement par lequel elles se meuvent elles-mкmes. Au dessus encore sont les вmes des animaux qui ont ressemblance а la substance motrice des corps cйlestes, non seulement dans l'opйration par laquelle elles meu­vent les corps, mais encore en ce qu'elles sont en elles-mкmes capables de connaissance, bien que la connaissance des animaux ne portent que sur les choses matйrielles, et matйriel­lement, de sorte qu'elle a besoin d'organes corporels. Enfin, au dessus des formes matйrielles sont les вmes humaines, qui prйsentent une ressemblance avec les substances supйrieures dans l'ordre de la connaissance, parce qu'elles peuvent connaоtre des objets immatйriels par l'acte d'intellection. Elles leur sont infйrieures cependant en ce qu'il est de la nature de l'вme humaine d'acquйrir la connaissance immatйrielle propre а l'intellect de la connaissance des choses matйrielles, donc par l'intermйdiaire des sens.

Ainsi donc on peut connaоtre le mode d'кtre de l'вme humaine а partir de son opйra­tion. En tant qu'elle dispose d'une opйration qui transcende les choses matйrielles, son кtre est йlevй au dessus du corps, et ne dйpend pas de lui. Mais en tant que sa nature est d'acquйrir la connaissance immatйrielle а partir d'une connaissance matйrielle, il est manifeste que la com­plйtude de son espиce ne peut кtre sans l'union au corps. En effet, rien n'est complet selon l'espиce s'il n'a pas ce qui est requis а l'opйration propre de l'espиce. Si donc l'вme humaine, en tant qu'elle est unie au corps comme forme, a cependant un кtre qui s'йlиve au dessus du corps et ne dйpend pas de lui, il est manifeste qu'elle-mкme est йtablie aux con­fins des substances corporelles et des substances sйparйes.

Solutions: 1. Bien que l'вme ait un кtre complet, il ne s'ensuit pas cependant que le corps soit uni а l'вme accidentellement. D'une part, parce que ce mкme кtre de l'вme est communiquй au corps de telle sorte que soit unique l'кtre de la totalitй du composй; d'autre part, parce que l'вme, bien qu'elle puisse subsister par soi, n'a pas d'espиce complиte, mais le corps lui advient au titre de complйment de l'espиce.

2. Avoir l'кtre, avoir l'individuation vont de pair. Les universaux n'ont pas d'кtre dans la rйalitй comme universaux, а moins d'кtre individuйs. Or de mкme que l'вme procиde de Dieu comme d'un principe agent et qu'elle est dans le corps comme dans la matiиre et que cependant elle ne pйrit pas quand pйrit le corps, de mкme l'individuation de l'вme, bien qu'elle ait quelque relation au corps, ne pйrit pas quand pйrit le corps.

3. L'вme n'est pas une rйalitй individuelle en tant que substance complиte, mais en tant que par­tie de ce qui a une espиce complиte, on l'a dйjа dit.

4. Bien que l'вme humaine puisse subsister par soi, elle n'a pas par soi une espиce complиte. Dиs lors, les вmes sйparйes ne sauraient constituer un degrй quelconque parmi les йtants.

5. Le corps humain est la matiиre proportionnйe а l'вme humaine. Il se compare а elle comme la puissance а l'acte. Il ne s'ensuit pas qu'il lui soit йgal dans le pouvoir d'кtre, parce que l'вme humaine n'est pas une forme totalement captive de la matiиre: que telle de ses opйrations soit au dessus de la matiиre le montre assez. Cependant on peut dire autrement, d'aprиs la sentence de foi, que le corps humain fut йtabli au commencement incorruptible en quelque faзon et qu'il encourut par la pйchй la nйcessitй de mourir, ce dont il sera libйrй de nouveau а la rйsurrection. C'est donc par accident qu'il n'atteint pas а l'immortalitй de l'вme.

6. L'вme humaine, quoique subsistante, est composйe de puissance et d'acte, car la substance mкme de l'вme n'est pas son кtre mais lui est comparable comme la puissance а l'acte. Il ne suit pas cependant que l'вme ne puisse кtre forme du corps, parce que, mкme dans les autres formes, ce qui est forme et acte par rapport а ceci est puissance par rapport а cela: ainsi le dia­phane qui formellement advient а l'air est cependant en puissance au regard de la lumiиre.

7. Le corps est uni а l'вme et pour un bien de perfection substantielle, а savoir pour la com­plй­tude de l'espиce humaine, et pour un bien de perfection accidentelle, а savoir pour la perfection de la connaissance intellective, que l'вme acquiert des sens. Ce mode d'intellec­tion est en effet naturel а l'homme. Rien n'empкche que les вmes sйparйes des enfants ou d'autres hommes usent d'un autre mode d'intellection, mais celui-ci leur йchoit en raison de la sйparation plutфt qu'en raison de la nature spйcifique de l'homme.

8. Il n'est pas de la raison du une rйalitй individuelle qu'il soit composй de matiиre et de forme mais seulement qu'il puisse subsister par soi. De lа, bien que le composй soit une rйalitй individuelle, il n'est pas exclu cependant qu'а d'autres  [rйalitйs] puisse revenir d'кtre une rйalitй individuelle.

9. Etre dans un autre comme l'accident dans un sujet supprime la raison d'кtre une rйalitй individuelle. Mais кtre dans un autre а titre de partie, comme l'вme dans l'homme, n'exclut pas tout а fait que ce qui est dans un autre puisse кtre dit une rйalitй individuelle.

10. A la corruption du corps, n'est pas retirй а l'вme ce qui lui revient par nature d'кtre forme, bien qu'elle n'actualise pas la matiиre comme forme.

11. L'intellection est l'opйration propre de l'вme а considйrer le principe d'oщ procиde l'opй­ra­tion. En effet, elle ne procиde pas de l'вme par la mйdiation d'un organe corporel, comme la vision par la mйdiation de l'њil. Cependant le corps communique а cette opйration du cфtй de l'objet, car les images, objets de l'intellect, ne peuvent кtre sans les organes corpo­rels.

12. L'вme a quelque dйpendance au corps en tant que sans le corps elle ne parvient pas а la complйtude de son espиce. Cependant, elle ne dйpend pas du corps au point de ne pouvoir кtre sans le corps.

13. Il est nйcessaire, si l'вme est forme du corps, qu'il y ait un unique кtre commun de l'вme et du corps, а savoir l'кtre du composй. Que l'вme et le corps soient de genre divers ne l'in­terdit pas car ni l'вme ni le corps ne sont dans une espиce ou un genre sinon par rйduction, ainsi que sont rйduites les parties а l'espиce ou au genre du tout.

(13 bis: la solution manque)

14. Ce qui est au sens propre corrompu n'est ni la forme, ni la matiиre, ni l'кtre, mais le com­posй. On dit l'кtre du corps corruptible en tant que le corps fait dйfection а cet кtre qui lui йtait commun comme а l'вme, et qui demeure dans l'вme subsistante. Et l'on dit que l'кtre du corps tire consistance de ses parties pour autant que,  [de la rйunion] de ses parties, le corps est constituй tel qu'il puisse recevoir l'кtre de l'вme.

15. Dans la dйfinition des formes, tantфt le sujet est posй avant d'кtre informй, comme lors­qu'on dit "le mouvement est l'acte de ce qui existe en puissance"; et tantфt aprиs кtre informй, comme lorsqu'on dit "le mouvement est l'acte du mobile" et "la lumiиre l'acte du lumineux". Et l'on dit l'вme acte du corps organisй en ce sens que l'вme fait кtre le corps organisй comme la lumiиre fait quelque chose кtre lumineux.

16. Les principes essentiels d'une espиce quelconque sont ordonnйs non а l'кtre seulement, mais а l'кtre de cette espиce. Donc, bien que l'вme puisse кtre par soi, elle ne peut кtre sans le corps dans la complйtude de son espиce.

17. Quoique l'кtre soit ce qu'il y a de plus formel, il est cependant ce qu'il y a de plus com­muni­cable, encore qu'il ne le soit pas de la mкme faзon aux infйrieurs et aux supйrieurs. Ainsi le corps participe а l'кtre de l'вme, mais pas aussi noblement que l'вme.

18. Bien que l'кtre de l'вme soit en quelque faзon celui du corps, cependant le corps n'atteint pas а la participation de l'кtre de l'вme dans toute sa noblesse et sa force. Et ainsi, il y a quel­que opйration de l'вme oщ ne communique pas le corps.

 

 [1] "Ce quelque chose" est la traduction littйrale de l'expression "hoc aliquid" qui elle-mкme est la traduction littйrale de l'expression technique aristotйlicienne tode ti. Les oreilles souffrent mais pourquoi faudrait-il rendre littйraire ce qui est littйral? Le dйmonstratif "ce" indique qu'il s'agit d'un individu, "quelque chose" indique qu'il s'agit d'une substance.

 [2] On sait que le terme "кtre" en franзais est amphibologique, puisqu'il dйsigne tantфt comme substantif un кtre (ens), et tantфt comme verbe l'acte d'кtre (esse). Pour йviter toute йquivoque, "кtre" sera toujours employй au sens de acte d'кtre (actus essendi) et sera soulignй pour le rappeler; "un кtre" sera rendu par les termes йtant, existant (ens). Pour tout ce qui regarde le vocabulaire existentiel, nous renvoyons au livre de M. E. Gilson, L'кtre et l'essence, Paris, Vrin, 1962, 2e йd., p. 7-21.

 [3] Aristote, De anima II, 412 a 6-9.

 [4] Aristote, De anima I, 403 a 8.

 [5] Aristote, De anima I, 412 b 5-6.

 [6] De divinis nominibus VII,3.

 [7] Aristote, De anima II, 429 a 24-27.

 [8] Aristote, De anima II, 429 a 24-27.

 [9] Aristote, Categ. 3 b 10-23.

 [10] Aristote, Categ. 3 a 28-31.

 [11] Aristote, De anima II, 416 b 17-30.

 [12] Aristote, De anima II, 424 a 17-11.

 [13] Aristote, De anima I, 408 b 18-19.

 

 

Article 2: L'кtre de l'вme humaine est-il sйparй du corps?

 

Objections: 1. Il semble que oui: le philosophe dit en effet [1] que la sensitive n'est pas sans le corps alors que l'intellect en est sйparй. Or l'intellect, c'est l'вme humaine. Donc l'вme humaine est sйparйe du corps selon l'кtre.

2. L'вme est l'acte du corps organisй en tant que le corps est son organe. Si donc l'intellect est uni au corps comme sa forme du point de vue de l'кtre, il faut que le corps soit son organe, ce qui est impossible comme le prouve le philosophe [2].

3. La concrйtion de la forme а la matiиre est plus grande que celle de la puissance а son organe. Mais l'intellect, а cause de sa simplicitй, ne peut кtre concrйtisй au corps comme la puissance l'est а l'organe. Encore moins peut-il lui кtre uni comme la forme а la matiиre.

4. Il a йtй dit que l'intellect, c'est-а-dire la puissance intellective, n'a pas d'organe, mais que l'essence mкme de l'вme est unie au corps comme sa forme. En sens contraire: l'effet n'est pas plus simple que la cause. Or la puissance de l'вme est l'effet de son essence, puisque toutes les puissances dйcoulent de son essence. Aucune puissance de l'вme n'est donc plus simple que son essence. Si donc l'intellect ne peut кtre l'acte du corps, comme il est prouvй dans le De Anima [3], l'вme intellective ne pourra кtre unie au corps comme sa forme.

5. Toute forme unie а la matiиre est individuйe par la matiиre. Si donc l'вme intellective est unie au corps comme sa forme, il faut qu'elle soit individuйe. Par suite, les formes qu'elle reзoit en elle, le seront йgalement. L'вme intellective ne pourra donc pas connaоtre les uni­versels, ce qui est manifestement faux.

6. La forme universelle ne tire pas le fait d'кtre objet d'intellection de la chose hors de l'вme, car toutes les formes qui sont dans les choses hors de l'вme sont individuйes. Si donc les formes con­nues sont universelles, il faut qu'elles tirent cette qualitй de l'вme intellective. L'вme intellec­tive n'est donc pas une forme individuйe. Ainsi n'est-elle pas unie au corps selon l'кtre.

7. Il a йtй dit que les formes intelligibles, d'un cфtй, sont inhйrentes а l'вme, elles sont alors individuйes; mais, d'un autre cфtй, elles sont les similitudes des choses, elles sont alors uni­verselles, reprйsentant les choses d'aprиs leur nature commune et non d'aprиs les principes individuants. En sens contraire: comme la forme est principe d'opйration, l'opйration pro­cиde de la forme selon son mode d'inhйrence au sujet connaissant. Autant un corps est chaud, autant il chauffe. Si donc les espиces  [ou idйes] des choses qui sont dans l'вme sont individuйes par le cфtй oщ elles sont inhйrentes а l'вme, la connaissance qui en rйsulte ne sera qu' individuelle et non universelle.

8. Le Philosophe dit [4] que, de mкme que le trigone est dans le tйtragone, et le tйtragone dans le pentagone, de mкme la nutritive est dans la sensitive, et la sensitive dans l'intellective. Mais le trigone n'est pas en acte dans le tйtragone, il ne l'est qu'en puissance, et il en va de mкme du tйtragone dans le pentagone. Donc puisque la partie intellective de l'вme n'est unie au corps que par la mйdiation de la nutritive et de la sensitive, et que celles-ci ne sont pas en acte dans l'intellective, la part intellective de l'вme ne sera pas unie au corps.

9. Le Philosophe dit [5] qu'on n'est pas simultanйment animal et homme, mais d'abord animal, puis homme. Ce par quoi on est animal et ce par quoi on est homme, ce n'est pas la mкme chose; car animal, on l'est, par la sensitive, et homme par l'intellective. Donc la sensitive et l'intellective ne sont pas unie dans l'unique substance de l'вme. D'oщ mкme objection que prйcйdemment.

10. La forme est dans le mкme genre que la matiиre а laquelle elle est unie. Or l'intellect n'est pas du genre des rйalitйs corporelles. Donc l'intellect n'est pas uni au corps comme а la matiиre.

11. De deux substances existant en acte ne rйsulte rien de "un". Mais tant le corps que l'intellect sont des substances existant en acte. Donc l'intellect ne peut кtre uni au corps de telle sorte que d'eux rйsulte quelque chose de "un".

12. Toute forme unie а la matiиre est amenйe а l'acte par mouvement et mutation de la matiиre. Or l'вme intellective n'est pas amenйe а l'acte а partir de la matiиre, mais elle vient "d'ailleurs", comme dit le philosophe [6]. Elle n'est donc pas une forme unie а la matiиre.

13. Chacun agit selon son mode d'кtre. Or l'вme, en tant qu'elle fait acte d'intellection, agit sans le corps, -par soi. Elle n'est donc pas unie au corps selon l'кtre.

14. La moindre inconvenance est impossible а Dieu. Or il est inconvenant que l'вme inno­cente soit recluse dans le corps, lequel lui tient lieu de prison. Il est donc impossible а Dieu d'unir l'вme au corps.

15. Aucun artisan sensй ne met d'entrave а son њuvre. Or l'entrave maximum а ce que l'вme parvienne а la connaissance de la vйritй, qui fait sa perfection, c'est le corps, d'aprиs le livre de la Sagesse: "un corps corruptible appesantit l'вme, une habitation d'argile alourdit le sens aux multiples cogitations" (Sg 9,15).

16. Les choses qui sont unies ont entre elles une mutuelle affinitй. Or l'вme et le corps sont en conflit; car "la chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair" (Gal, 5,17). Donc l'вme intellective n'est pas unie au corps.

17. L'intellect est en puissance а toutes les formes intelligibles et n'en possиde aucune en acte, comme la matiиre premiиre est en puissance а toutes les formes sensibles et n'en pos­sиde aucune en acte. C'est pour cette raison que la matiиre est pour toutes les  [formes sen­sibles] unique, et donc est unique l'intellect pour  [toutes les formes intelligibles]. Voilа pourquoi il n'est pas uni а un corps qui l'individuerait.

18. Le Philosophe montre [7] que si l'intellect disposait d'un organe corporel, il aurait telle nature dйterminйe d'entre les natures sensibles, et qu'ainsi il ne serait rйceptif ni connaisseur de toutes les formes sensibles. Or la forme est plus fermement unie а la matiиre que la facultй а son organe. Donc, si l'intellect est uni au corps, il devrait avoir telle nature sensible dйterminйe et serait ainsi incapable de connaоtre et de percevoir toutes les formes sensibles, ce qui est impossible.

19. Toute forme unie а la matiиre est reзue dans la matiиre. Or tout ce qui est reзu l'est selon le mode de ce qui le reзoit. Donc toute forme unie а la matiиre est en elle selon le mode de la matiиre. Mais le mode de la matiиre sensible n'est pas apte а recevoir quelque chose selon le mode intelligible. Donc puisque l'intellect dispose d'un кtre intelligible, il ne peut кtre une forme unie а la matiиre.

20. Si l'вme est unie а la matiиre corporelle, il faut qu'elle soit reзue en elle. Or tout ce qui est reзu par ce qui a йtй reзu dans la matiиre, est dans la matiиre. Donc si l'вme est unie а la matiиre, tout ce qui est reзu dans l'вme le sera dans la matiиre. Mais les formes intelligi­bles ne peuvent кtre reзues dans la matiиre premiиre, au contraire elles ne deviennent intelli­gibles que par abstraction de la matiиre; et ainsi l'intellect, qui est capable de recevoir les for­mes intelligibles, ne sera pas uni а la matiиre corporelle.

En sens contraire: 1. Le Philosophe dit [8] qu'il n'y a pas а douter de l'union de l'вme et du corps, pas plus d'ailleurs que celle de la figure et de la cire. La figure ne peut en aucune faзon кtre sйparйe de la cire selon l'кtre. Donc l'вme n'est pas sйparйe du corps. Or l'intellect est une partie de l'вme, comme le dit le philosophe [9]. Donc l'intellect n'est pas sйparй du corps selon l'кtre.

2. Aucune forme substantielle n'est sйparйe de la matiиre selon l'кtre. Or l'вme intellective est forme du corps. Elle n'est donc pas sйparйe de la matiиre selon l'кtre.

Rйponse: Pour йlucider cette question, on doit considйrer que partout oщ l'on trouve qu'une chose est tantфt en puissance et tantфt en acte, il faut qu'il y ait un principe par quoi cette chose est en puissance. Par exemple, que l'homme tantфt sente en acte, et tantфt en puis­sance, il faut а cause de cela poser dans l'homme un principe sensitif qui soit en puissance rйfйrй aux objets sensibles. S'il йtait en effet toujours en acte de sensation, les formes sensibles seraient toujours en acte dans le principe du sentir. Pareillement, puisque l'homme se montre du point de vue de l'intellection tantфt en acte et tantфt en puissance, il faut considйrer qu'il y a dans l'homme un principe d'intellection qui soit en puissance aux objets intelligibles. Et ce principe, le Philosophe l'appelle intellect possible [10].

Cet intellect possible, il lui est nйcessaire d'кtre en puissance а tous les objets intelli­gibles par l'homme, d'кtre rйceptif а ces objets, et par consйquent d'en кtre dйpourvu; parce que, la condition pour recevoir des choses et leur кtre en puissance, c'est d'en кtre dйpourvu. Ainsi la pupille, qui pour recevoir toutes les couleurs en est totalement dйpourvue. Or l'homme est naturellement apte а connaоtre les formes de toutes les choses sensibles, il faut donc que l'intellect soit dйpourvu, quant а lui, de toutes les formes et natures sensibles. Il faut ainsi qu'il ne dispose d'aucun organe sensible. Sinon, il serait dйterminй а la connaissance de la nature sensible, comme la puissance visuelle l'est а la nature de l'њil.

Cette dйmonstration d'Aristote dйtruit la position des philosophes anciens affirmant que l'intellect ne diffиre pas des puissances sensitives, ou encore celle d'autres affirmant que le principe d'intellection chez l'homme est une certaine forme ou facultй mйlangйe au corps, comme le sont les autres formes ou facultйs matйrielles.

Mais en fuyant cette erreur, certains tombent dans l'erreur contraire. Ils estiment en effet que l'intellect est dйpourvu de toute nature sensible et non mкlй au corps, au sens qu'il serait une substance sйparйe du corps selon l'кtre et, pour cause, en puissance а toutes les formes intelligibles. Mais cette position est absolument intenable. Nous ne soulevons la question de l'intellect possible que pour autant que par lui l'homme fait acte d'intellection. C'est ainsi que Aristote aborde le problиme. C'est йvident par ce qu'il dit dans le De anima lorsqu'il commence а traiter de l'intellect possible: "Concernant la partie de l'вme par laquelle il connaоt et juge, etc... J'appelle intellect possible ce par quoi l'вme fait acte d'intellection" [11]. Or si l'intellect йtait une substance sйparйe, il serait impossible que par lui l'homme fasse acte d'intellection. Impossible en effet quand une substance opиre quelque opйration ou action, que cette opй­ration soit celle d'une autre substance qu'elle-mкme. Bien que de deux substances l'une puisse кtre pour l'autre cause d'opйration -ainsi l'agent principal pour l'instrument -cependant l'ac­tion de l'agent principal n'est pas numйriquement la mкme que celle de l'instrument, car l'ac­tion de l'agent principal est de mouvoir l'instrument, celle de l'instrument d'кtre mu et de mouvoir quelque chose d'autre. Si donc l'intellect possible est une substance sйparйe selon l'кtre de tel ou tel homme, il est impossible que l'intellection de l'intellect possible soit l'acte de cet homme-ci ou de celui-lа. Dиs lors, puisque cette opйration n'est imputable а nul autre prin­cipe en l'homme qu'а l'intellect possible, il s'ensuit qu'aucun homme ne connaоt quoi que ce soit. C'est pourquoi on doit observer un mкme mode de rйfutation contre cette position et contre ceux qui nient les  [premiers] principes, comme le montre la rйfutation d'Aristote [12].

Voulant йviter cet inconvйnient, Averroиs, adepte de cette position, soutint que l'In­tellect possible, bien que sйparй du corps selon l'кtre, reste en continuitй avec l'homme par la mйdiation des images. Car les images, comme dit le Philosophe [13], ont trait а l'intellect possible, comme les sensibles au sens, et les couleurs а la vision. Ainsi donc, l'es­pиce intelligible dispose d'un double sujet, l'un dans lequel elle existe selon l'кtre intelligible, l'autre dans lequel elle existe selon l'кtre rйel, et ce dernier sujet, ce sont les images eux-mкmes. Il y a donc contact de l'intellect possible avec les images en tant que l'espиce intelligible est d'une certaine faзon ici et lа, et par ce contact l'homme fait par l'intellect possible acte d'intellection.

Mais pour ce faire, un tel contact ne suffit pas. En effet un sujet n'est pas connaissant par la prйsence en lui de l'espиce intelligible, mais par la prйsence en lui de la puissance cognitive. Or il est йvident, d'aprиs ce que prйtend la thиse, que rien ne sera prйsent а l'homme hor­mis la seule espиce intelligible. Quant а la puissance d'intellection qu'est l'intellect, elle est,  [dit-on], complиtement sйparйe. L'homme tiendra donc, de la continuitй sus-dite, non pas d'кtre intelligent, mais d'кtre objet d'intellection, soit en lui-mкme, soit partie de lui-mкme, ce qui apparaоt manifestement par l'exemple citй plus haut. Si en effet les images sont par rapport а l'intellect comme les couleurs а la vue, il n'y aura pas, d'aprиs ce que l'on a dit, d'autre continuitй de l'intellect possible а nous-mкmes par les images que celle de la vue au mur par les couleurs. Or le mur, par le fait que les couleurs sont en lui, dispose, non pas de la possibilitй de voir, mais seulement d'кtre vu. Par consйquent l'homme, du fait que les images sont en lui, n'a pas de quoi faire acte d'intellection, mais seulement d'кtre objet d'intellection.

De plus, l'image n'est pas le sujet de l'espиce intelligible en tant que celle-ci est actuellement objet d'intellection, mais elle le devient plutфt en tant qu'elle est abstraite des images. Or l'intellect possible n'est sujet de l'espиce intelligible que pour autant qu'elle est actuellement objet d'intellection, une fois abstraite des images. Aucune unitй de continuitй de l'intellect aux images ne justifie la continuitй de l'intellect possible avec nous.

De plus, si personne ne devient intelligent par les espиces intelligibles а moins qu'el­les ne soient actuellement objet d'intellection, il s'ensuit que nous ne sommes nullement intelligent d'aprиs la position sus-dite. En effet, les espиces intelligibles ne nous sont prй­sentes que de leur immanence aux images, lа oщ elles ne sont objet d'intellection qu'en puissance.

Ainsi donc, de notre point de vue, la position sus-dite apparaоt impossible. Ce qui apparaоt encore а prendre la nature des substances sйparйes: йtant trиs parfaites, il leur est impossible, dans leurs opйrations propres, d'avoir besoin des choses matйrielles ou de leurs opйrations; ou encore d'кtre en puissance aux choses de cet ordre, alors que c'est dйjа manifeste des corps cйlestes qui sont  [pourtant] infйrieurs aux substances sus-dites. Dиs lors, comme l'intellect possible est en puissance aux espиces des choses sensibles, et que son opйration ne s'accomplit pas sans les images, qui elles--mкmes dйpendent de notre opй­ration, il est impossible et impensable que l'intellect possible soit l'une des substances sйpa­rйes.

D'oщ l'on doit dire que l'intellect possible est l'une des forces ou puissances de l'вme humaine. Puisqu'en effet l'вme humaine est une forme unie au corps, sans кtre cependant sous l'emprise du corps et immergйe en lui а l'instar des autres formes matйrielles, mais qu'elle excиde la capacitй de toute la matiиre corporelle, il lui appartient, prйcisйment quant а ce pouvoir d'excйder la matiиre corporelle, d'кtre en puissance aux intelligibles, ce qui relиve de l'intellect possible. Assurйment, de par son union au corps, elle a des opйrations et des forces auxquelles le corps prend part, telles les forces de la partie nutritive et sensitive. On sauve ainsi la nature de l'intellect possible dйcrite par Aristote: l'intellect possible n'est pas une puissance fondйe sur quelque organe corporel, et pourtant l'homme fait par lui for­mellement acte d'intellection en tant qu'il se fonde dans l'essence de l'вme humaine, laquelle est forme de l'homme.

Solutions: 1. L'intellect est dit sйparй, mais non les sens, parce que, aprиs la corruption du corps, l'intellect demeure dans l'вme sйparйe а la diffйrence des puissances sensitives. Ou mieux encore, parce que l'intellect n'utilise pas d'organe corporel pour son opйration а l'in­verse des sens.

2. L'вme humaine est l'acte du corps organisй du fait que le corps est son organe. Il ne faut pas cependant qu'il le soit pour toute puissance ou vertu de l'вme, car celle-ci excиde la mesure du corps, comme on l'a dit.

3. L'organe d'une puissance est principe de l'opйration de cette puissance. Si donc l'intellect possible йtait uni а quelque organe, son opйration serait l'opйration de cet organe. Et il serait ainsi impossible au principe de l'acte d'intellection d'кtre dйpourvu de toute nature sensible. Car ce principe, l'intellect possible, serait conjoint а son organe, comme le principe de la vue par lequel nous sentons, est la vue conjointe а la pupille. Mais que l'вme soit forme du corps, il ne s'ensuit pas que l'intellect possible soit bornй а quelque nature sensible, car l'вme humaine excиde la mesure du corps.

4. L'intellect possible procиde de l'вme humaine en tant qu'elle est йlevйe au-dessus de la nature corporelle. Par consйquent, du fait qu'il n'est pas l'acte de quelque organe corporel, il n'excиde pas l'essence de l'вme en sa totalitй, mais il est en elle ce qui est suprкme.

5. L'вme humaine est une forme individuйe, comme sont individuйes la puissance qu'on appelle intellect possible et les formes intelligibles qu'elle reзoit. Cela n'empкche pas celles-ci d'кtre en acte objet d'intellection. Un objet est intelligible en acte de ce qu'il est immatйriel, non de ce qu'il est universel; que l'universel soit intelligible rйsulte plutфt de ce qu'il est abstrait des principes matйriels qui l'individualisent. Car il est manifeste que les substances sйparйes sont intelligibles en acte et sont pourtant des individus. Aristote dit [14] que les substances sйparйes que posait Platon, йtaient des individus. D'oщ il ressort que, si l'individuation rйpu­gnait а l'intelligibilitй, la mкme difficultй demeurerait pour ceux qui affirment que l'intellect possible est une substance sйparйe. Ainsi, c'est un individu, individuant les espиces reзues en lui. Il faut donc le savoir: bien que les espиces reзues dans l'intellect possible soient individuйes en tant qu'elles sont immanentes а l'intellect possible, cependant, en tant qu'elles sont immatйrielles, c'est par elles qu'est connu l'universel conзu par abstraction des principes individuants. Les universels, dont s'occupent les sciences, sont connues moyennant les espиces intelligibles; quant а ces derniиres, il est йvident qu'elles sont l'objet, non pas de toutes les sciences, mais seulement de la physique et de la mйtaphysique. Car l'espиce intelligible est ce par quoi l'intellect fait acte d'intellection, et non pas son objet, sinon par rйflexion en tant que l'intellection porte sur l'acte d'intellection et sa forme.

6. L'intellect donne aux formes intelligibles l'universalitй en tant qu'il les abstrait des princi­pes matйriels individuants. Par consйquent, il faut, non pas que l'intellect soit universel, mais immatйriel.

7. L'espиce de l'opйration suit l'espиce de la forme, principe d'opйration, bien que l'ineffica­citй de l'opйration suive la forme en fonction de son inhйrence au sujet. Du fait que la chaleur est ce qu'elle est, elle chauffe; mais selon qu'elle perfectionne plus ou moins le sujet, elle chauffe plus ou moins efficacement. L'intellection des universels appartient а l'espиce de l'opйration intel­lectuelle. Elle suit donc l'espиce intelligible conformйment а sa raison propre. Mais en fonc­tion de son inhйrence plus ou moins parfaite а l'intelligence rйsulte un acte d'intellection plus moins parfait.

8. La comparaison des figures  [gйomйtriques] aux parties de l'вme envisagйe par le Philosophe doit s'entendre ainsi: de mкme que le tйtragone a tout ce qu'a le trigone et plus encore, et le pentagone tout ce qu'a le tйtragone, de mкme l'вme sensitive a tout ce qu'a la nutritive, et l'вme intellective tout ce qu'a la sensitive, et plus encore. Donc il n'est pas montrй par lа que la sensitive et la nutritive diffиrent essentiellement de l'intellective, mais plutфt que l'une d'entre elles inclut l'autre.

9. Comme dit le philosophe [15], de mкme qu'on ne conзoit pas simultanйment l'animal et l'homme, de mкme on ne conзoit pas simultanйment l'animal et le cheval. Ce n'est pas une raison pour dire que dans l'homme l'вme sensitive, qui fait l'animal, est un principe substan­tiellement autre que l'вme intellective, qui fait l'homme. Car on ne peut pas dire que dans le cheval il y a des principes substantiellement divers dont l'un fait l'animal et l'autre le cheval. Mais on parle d'une diversitй de principes pour la raison que dans l'animal conзu apparaissent d'abord les opйrations imparfaites, du fait que toute gйnйration est la transmutation de l'imparfait au parfait.

10. La forme ne relиve d'aucun genre, comme on l'a dit. Par consйquent, puisque l'вme intellective est la forme de l'homme, elle n'est pas dans un autre genre que le corps; mais l'un et l'autre est dans le genre de l'animal et, par rйduction, dans le genre de l'homme.

11. De deux substances, existant en acte et chacune parfaite dans son espиce et sa nature, ne rйsulte pas quelque chose de "un". Or l'вme et le corps ne sont pas ainsi, puisque ce sont des parties de la nature humaine. De lа, rien n'empкche que d'elles rйsulte quelque chose de "un".

12. L'вme humaine, bien que forme unie au corps, dйpasse la mesure de toute la matiиre corporelle. Elle ne peut donc кtre extraite de la puissance de la matiиre par quelque mouve­ment ou mutation а l'instar des autres formes qui sont immergйes dans la matiиre.

13. L'вme humaine possиde une opйration dans laquelle le corps n'a pas de part et, de ce point de vue, elle surpasse la mesure du corps. Cela ne l'empкche pas d'кtre en quelque faзon unie au corps.

14. Cette objection procиde de la position d'Origиne affirmant que les вmes furent crййes au commencement sans corps parmi les substances spirituelles, et qu'ensuite elles furent unies au corps pour y кtre enfermйes comme dans une prison. Mais il disait cela des вmes non innocentes, souffrant en vertu d'un pйchй prйcйdent. Origиne estimait en effet que l'вme humaine possиde une espиce complиte, selon l'opinion de Platon, et que le corps lui adve­nait par accident. Ceci йtant faux, comme on l'a montrй plus haut, ce n'est pas а son dйtri­ment que l'вme est unie au corps, mais c'est pour la perfection de sa nature. Que le corps lui soit une prison et une infection, c'est la sanction d'une prйvarication premiиre.

15. Le mode de connaissance naturelle а l'вme est de percevoir la vйritй intelligible sous un mode de perception infйrieur а celui des substances spirituelles supйrieures, а savoir en la recevant des sensibles. Mais lа encore, elle souffre empкchement de par la corruption du corps, qui provient du pйchй du premier parent.

16. Que la chair convoite contre l'esprit, cela mкme montre l'affinitй de l'вme et du corps. L'esprit, c'est la partie supйrieure de l'вme, par laquelle l'homme surpasse les autres animaux, comme le dit Augustin [16]. Quant а la chair, on dit qu'elle convoite par cela que les parties de l'вme fixйes а la chair convoitent les choses qui sont dйlectables а la chair; les­quelles convoitises rйpugnent cependant а l'esprit.

17. Que l'intellect possible n'ait pas de forme intelligible en acte mais seulement en puis­sance, comme la matiиre n'a pas de forme sensible en acte, ne montre pas que l'intellect pos­sible soit "un" en tous les hommes, mais qu'il est "un" au regard de toutes les formes intelli­gibles, comme la matiиre premiиre est "une" au regard de toutes les formes sensibles.

18. Si l'intellect disposait d'une organe corporel, il faudrait que cet organe soit avec l'intel­lect co-principe de l'acte d'intellection, comme la pupille est avec la puissance visuelle prin­cipe de vision. Et ainsi le principe d'intellection aurait une certaine nature sensible dйtermi­nйe, ce qui est йvidemment faux d'aprиs la dйmonstration d'Aristote rapportйe plus haut [17]. Cela ne dйcoule pas du fait que l'вme est forme du corps humain, parce que l'intellect possible est l'une de ses puissances en tant qu'elle excиde la mesure du corps.

19. L'вme, bien qu'elle soit unie au corps selon le mode du corps, cependant, du cфtй par lequel elle excиde la capacitй du corps, elle possиde une nature intellectuelle. Et ainsi les formes reзues en elle sont intelligibles et non matйrielles. La solution vaut йvidemment pour l'objection 20.

 

 [1] Aristote, De anima III, 4, 429 b 5.

 [2] Id. De anima III, 4, 429 a 24-27.

 [3] Id. ibid.

 [4] Id. De anima II, 414 b 28-32.

 [5] Id. De gener. anim. II, 736 b 2-4.

 [6] De gener. anim. II, 736 b 27-28.

 [7] De anima III, 429 a 18-27.

 [8] Ibid. II, 412 b 6-7.

 [9] Ibid. III, 429 a 10-11 et 23.

 [10] Ibid. III, 429 a 21-22.

 [11] Ibid. III, 429 a 10-11 et 23.

 [12] Metaph. IV, 1006 a 12-24.

 [13] De anima III, 431 a 14-15.

 [14] Metaph. VII, 1039 b 32.

 [15] De gener. animalium II, 736 b 2-3.

 [16] De Gen. contra Manich. II 8 (PL 34,202).

 [17] De anima III, 429 a 18-20.

 

 

Article 3: N'y a-t-il qu'un seul intellect possible pour tous les hommes?

 

Objections: 1. Il semble que oui. En effet, la perfection est proportionnйe au perfectible. Or la perfection de l'intellect, c'est la vйritй, car le vrai est le bien de l'intellect, comme dit le philosophe [1]. Comme la vйritй est unique tous ceux qui la conзoivent, il semble que l'intel­lect possible soit unique pour tous.

2. Augustin dit au livre Du nombre des вmes: "Au sujet du nombre des вmes, je ne sais que te rйpondre. Dirai-je en effet qu'il n'y a qu'une seule вme, tu seras troublй parce que dans l'un elle est heureuse et dans l'autre misйrable, et rien ne peut кtre simultanйment heu­reux et misйrable. Dirai-je qu'il y a simultanйment une вme et beaucoup d'вmes, tu riras et il n'est pas facile pour moi d'кtre en mesure rйprimer ton rire. Dirai-je seulement qu'elles sont beaucoup, je rirai de moi et j'aurai moins de peine а supporter mon dйplai­sir que le tien" [2]. Qu'il y ait plusieurs вmes en plusieurs hommes semble donc risible.

3. Tout ce qui est distinct d'un autre l'est par la possession de telle nature dйterminйe. Mais l'intellect possible est en puissance а toutes les formes, n'en possйdant aucune en acte. Donc l'intellect possible ne peut кtre distinct ni par consйquent кtre multipliй pour кtre multiple en divers sujets.

4. L'intellect possible est dйpourvu de tout objet d'intellection car il n'y a, avant l'acte d'in­tellection, ni intellect possible en acte, ni objet d'intellection en acte, ainsi que le dit le Philosophe au livre III De l'вme [3]. Or dans le mкme livre, il est dit que l'intellect est intelligi­ble tout comme les autres choses. Il est donc alors dйpouillй de lui-mкme, et ainsi il n'a pas de quoi кtre multipliй en plusieurs.

5. En toutes choses distinctes et multiples, il faut qu'il y ait quelque chose de commun. Entre plusieurs hommes "homme" leur est commun, entre plusieurs animaux, "animal". Mais l'intellect possible n'a rien de commun  [avec les choses а connaоtre], comme dit le philosophe [4]. Donc il ne peut кtre dis­tinguй ni multipliй en divers sujets.

6. En ce qui concerne les rйalitйs sйparйes de la matiиre, comme le dit Rabbi Moyses, elles ne se multiplient qu'en raison de la diffйrence entre la cause et le causй. Mais l'in­tellect d'un homme n'est pas la cause d'un autre. Puisque donc l'intellect possible est sйparй, comme il est dit au De anima [5], l'intellect ne sera pas dйmultipliй en divers sujets.

7. Le philosophe dit [6] que l'intellect et ce qui est conзu, c'est la mкme chose. Mais l'intelli­gible en acte est identique pour tous. Donc l'intellect possible est unique pour tous.

8. L'objet d'intellection en acte, c'est l'universel, lequel est le mкme dans le multiple. Mais cette uni­versalitй, la forme intelligible ne la tient pas de la chose. En effet, dans les choses, il n'y a de forme de l'homme qu'individuйe et multipliйe en divers sujets. Donc elle la tient de l'in­tellect. L'intellect est donc le mкme pour tous.

9. Le Philosophe dit [7] que l'вme est le lieu des espиces intelligibles. Or le lieu est commun aux diverses choses qui sont en lui. Donc l'вme n'est pas multipliйe en raison de la diversitй des hommes.

10. Il йtait dit que l'вme est le lieu des espиces par ce qu'elle en est le contenant. En sens contraire: de mкme que l'intellect est le contenant des espиces intelligibles, ainsi le sens est le contenant des espиces sensibles. Si donc l'intellect est le lieu des espиces parce qu'il en est le contenant, pour la mкme raison le sens est le lieu des espиces. Ce qui va contre le Philosophe disant [8] que l'вme est le lieu des espиces, sauf qu'il ne s'agit pas de toute l'вme mais seulement de l'intellective.

11. Rien n'opиre que lа oщ il existe. Mais c'est partout que l'intellect possible opиre. Il con­naоt en effet les rйalitйs qui sont au ciel, sur la terre, et partout. Donc l'intellect pos­sible est partout. Donc il est unique en tous.

12. Ce qui est limitй а un unique particulier possиde une matiиre dйterminйe, car le prin­cipe d'individuation, c'est la matiиre. Mais l'intellect possible n'est pas limitй а la matiиre, comme le montre le De anima [9]. N'йtant pas limitй а quelque chose de particu­lier, il est uni­que en tous.

13. On disait que l'intellect possible a une matiиre dans laquelle il est, а laquelle il est dйterminй, а savoir le corps humain. En sens inverse: Les principes individuants doivent appartenir а l'essence de l'individuй. Mais le corps n'appartient pas а l'essence de l'in­tellect possible: ce dernier ne peut donc кtre individuй par le corps, ni par consйquent кtre multi­pliй.

14. Le philosophe dit [10] que s'il y avait plusieurs mondes, il y aurait plusieurs premiers ciels; et si plusieurs premiers ciels, plusieurs premiers moteurs. Et ainsi les premiers moteurs seraient matйriels. Pour la mкme raison, s'il y avait plusieurs intellects possibles en plu­sieurs hommes, l'intellect possible serait matйriel, ce qui est impossible.

15. S'il y a plusieurs intellects possibles pour les hommes, il faut qu'ils demeurent en nom­bre а la corruption du corps. Mais alors, comme il ne peut y avoir de diffйrence sinon par la forme, il faut qu'ils diffйrent selon l'espиce. Puisque donc, а la corruption du corps, ils n'obtiennent pas d'espиce autre -car rien n'est transformй d'espиce en espиce sinon par corruption -avant la corruption des corps ils diffйraient aussi selon l'espиce. Mais l'homme tient son espиce de l'вme intellective. Donc les hommes, а les prendre dans leur diversitй, ne sont pas de la mкme espиce, ce qui est manifestement faux.

16. Ce qui est sйparй du corps ne peut кtre multipliй en raison du corps. Mais l'intellect possible est sйparй du corps, comme le prouve le Philosophe [11]. Il ne peut donc кtre multi­pliй ou distinguй par les corps. Il n'y en a donc pas plusieurs pour plusieurs hom­mes.

17. Si l'intellect possible se multiplie en divers sujets, il faut que les espиces intelligibles se multiplient йgalement. Il s'ensuit qu'elles sont ainsi formes individuelles. Mais les formes individuelles ne sont intelligibles qu'en puissance. Il faut en effet que l'universel, qui est proprement objet d'intellection, en soit abstrait. Les formes intйrieures а l'intel­lect seront donc intelligibles en puissance seulement, et ainsi l'intellect possible ne pourra faire acte d'intellection.

18. Agent et patient, moteur et mы ont quelque chose de commun. Or les phantasmes sont comparйs а l'intellect qui est en nous comme l'agent au patient, le moteur au mы. Donc l'intellect qui est en nous a quelque chose de commun avec les phantasmes. Mais l'intellect n'a rien de commun avec quoi que ce soit, comme le dit le De anima [12]. Donc l'intellect possi­ble est autre que l'intellect qui est en nous et ainsi l'intellect possible ne se multiplie pas en divers hommes.

19. Chacun, pour autant qu'il est, est un. Ce dont l'кtre ne dйpend pas d'un autre, son unitй non plus. Mais l'кtre de l'intellect possible ne dйpend pas du corps, sinon il se corromprait а la corruption du corps. Donc l'unitй de l'intellect possible ne dйpend pas du corps, ni par consйquent de sa multitude. L'intellect possible n'est donc pas multipliй en divers corps.

20. Le Philosophe dit [13] que dans les  [substances] de forme simple, identique est la chose et son essence, c'est-а-dire la nature spйcifique. Mais l'intellect possible est seu­lement forme. En effet, s'il йtait composй de matiиre et de forme, il ne serait pas la forme d'autre chose. L'вme intellective est donc la nature spйcifique mкme de son espиce. Si donc la nature spй­cifique est la mкme dans toutes les вmes intellectives, il ne peut se faire que l'вme intellec­tive se multiplie en divers sujets.

21. L'вme ne se multiplie selon les corps qu'en raison de son union au corps. Mais l'in­tel­lect possible ne dйcoule de l'вme que par le cфtй oщ l'вme excиde l'union du corps. Donc l'intel­lect possible ne se multiplie pas chez les hommes.

22. Si l'вme humaine se multiplie d'aprиs la division des corps, et l'intellect possible par la multiplication des вmes, comme il est manifeste que les espиces intelligibles sont а multi­plier autant que l'intellect possible est multipliй, reste que le premier principe de multipli­cation revient а la matiиre corporelle. Or ce qui est multipliй par la matiиre est individuel et non pas intelligible en acte. Les espиces qui sont dans l'intellect possible ne seront donc pas intelligibles en acte, ce qui est incohйrent. Donc ni l'вme ni l'intellect possible ne se multi­plie en divers sujets.

En sens contraire: 1. Par l'intellect possible, l'homme fait acte d'intelligence. Il est dit en effet dans le De anima [14] que l'intellect possible est ce par quoi l'вme fait acte d'intelli­gence. Si donc l'intellect possible est unique en tous, il s'ensuit que ce que pense l'un, l'autre le pense, ce qui est manifestement faux.

2. L'вme intellective se compare au corps comme la forme а la matiиre et comme le moteur а son instrument. Or toute forme requiert une matiиre dйterminйe et tout moteur des ins­truments dйterminйs. Il est donc impossible que soit unique l'вme intellective en la diver­sitй des hommes.

Rйponse: Disons que cette question dйpend de la prйcйdente. Si en effet l'intellect pos­sible est une substance sйparйe du corps selon l'кtre, il sera nйcessairement unique. Tout ce qui est sйparй du corps selon l'кtre ne peut en aucune faзon кtre multipliй par la mul­tiplication des corps. Cependant la thиse de l'unicitй de l'intellect appelle une considйra­tion spйciale parce qu'elle soulиve une difficultй spйciale. A premiиre vue, il semble qu'il est impossible pour l'in­tellect possible d'кtre unique pour tous les hommes. Il est manifeste que l'intellect possi­ble se compare aux perfections acquises par la science comme une perfection pre­miиre а une seconde, et que par l'intellect possible nous som­mes savants en puissance: c'est ce qui force а poser un intellect possible. Mais il est manifeste que les perfections en matiиre de sciences ne sont pas les mкmes en tous, puisqu'on trouve que certains possиdent des sciences qui font dйfaut aux autres. Or il paraоt incohйrent et impossible que la perfec­tion seconde ne soit pas unique en tous lа oщ la perfection premiиre est unique pour tous; comme il est impossible qu'un unique sujet premier soit en acte et en puissance vis-а-vis de la mкme forme, tout autant qu'une surface soit blanche en acte et en puissance simultanй­ment.

Cette incohйrence, ceux qui affirment un intellect unique pour tous, s'ef­forcent d'y йchap­per par le fait que les espиces intelligibles qui font la perfection de la science, ont un dou­ble sujet, comme on l'a dit plus haut, а savoir les images eux-mкmes et l'intellect possible. Et parce que les images ne sont pas les mкmes pour tous, de ce cфtй les espи­ces intelligi­bles ne sont pas non plus les mкmes pour tous. Mais du cфtй oщ elles sont dans l'Intellect, elles ne sont pas multipliйes. De lа vient que, vu la diversitй des images, l'un possиde la science dont l'autre est dйpourvu. Mais la frivolitй de cette position est patente d'aprиs ce qu'on a dit prйcйdemment. En effet les espиces ne sont intel­ligibles en acte que parce qu'elles sont abstraites des images pour кtre dans l'intellect possible. La diversitй des ima­ges ne peut кtre cause de l'unitй ou de la multitude de la perfection pro­pre а la science intelligible. Sans compter que les habitus des sciences ne sont pas comme en leur sujet dans quelque partie relevant de l'вme sensitive, ainsi qu'ils le disent.

Mais quelque chose de plus difficile encore s'attache а ceux qui affirment que l'in­tellect possible est unique en tous. Il est manifeste en effet que cette opйration -l'intel­lection -procиde de l'intellect possible comme du principe premier par quoi nous faisons acte d'in­tellection, de mкme que l'opйration de sentir procиde de la puissance sensitive. Et bien qu'on ait montrй plus haut que si l'intellect possible est sйparй de l'homme selon l'кtre, il n'est plus possible que l'acte d'intellection, qui relиve de l'intellect possible, soit l'opйration de cet homme-ci ou de cet homme-lа, cependant (hypothиse accordйe pour les besoins de l'enquкte) il s'ensuit que cet homme-ci et celui-lа font acte d'intelligence par l'acte mкme d'intellection de l'intellect possible. Or une opйration ne peut кtre multi­pliйe que de deux maniиres: ou bien du cфtй des objets, ou bien du cфtй du principe opй­rant; toutefois on peut ajouter une troisiиme: du cфtй du temps, par exemple lorsqu'une opйration quelconque subit une interruption. L'acte mкme d'intellection, qui est l'opйra­tion de l'intellect possible, peut donc кtre multipliй par les objets: autre chose concevoir l'homme, autre chose conce­voir le cheval; et encore, selon le temps, autre chose par le nombre concevoir ce qui fut hier, autre chose concevoir ce qui est aujourd'hui, si l'opй­ration est discontinue. Mais l'in­tellection ne peut кtre multipliйe de la part du principe opйrant, s'il n'y a qu'un unique intellect possible. Si donc l'intellection mкme de l'intel­lect possible est l'intellection de cet homme-ci et l'in­tellection de cet homme-lа, autre pourra кtre l'acte de celui-ci et autre l'acte de celui-lа, s'ils conзoivent des objets divers (et la raison peut en кtre la diversitй des images, comme ils disent). Et pareillement, pourra кtre multipliй l'acte mкme d'intellection, si l'un conзoit aujourd'hui et l'autre demain (ce qui peut кtre aussi rйfйrй а l'usage divers des images). Mais de deux hommes en acte d'intelligence de la mкme chose dans le mкme temps, il sera nйcessaire que l'acte d'intellection soit unique et numйriquement identique, ce qui est mani­festement impos­sible. Il est donc impossible que l'intellect possible, par quoi nous faisons formellement acte d'intelligence, soit unique en tous.

Si par l'intellect possible nous faisions acte d'intelligence comme par un principe actif qui nous ferait intelligents par quelque principe intellectif en nous, la position serait plus tolй­rable, car un unique moteur mouvrait divers sujets а leur opйration. Mais que divers sujets opиrent en vertu d'un principe formellement unique est tout а fait impossible.

De plus, les formes et espиces des choses naturelles sont connues par leurs opйra­tions pro­pres. L'opйration propre de l'homme, en tant qu'homme, est de faire acte d'intelli­gence et d'user de la raison. Il faut donc que le principe de cette opйration, а savoir l'in­tel­lect, soit celui par lequel l'homme dйtient sa nature spйcifique, et non pas en raison de l'вme sensi­tive ou de l'une quelconque de ses vertus. Si donc l'intellect possible est uni­que en tous, il s'ensui­vrait que tous les hommes dйtiendraient leur nature spйcifique par une unique subs­tance sйparйe, position semblable а celle des Idйes et recelant la mкme difficultй.

Il faut donc dire simplement qu'il n'y a pas un unique intellect pour tous, mais qu'il se mul­tiplie en divers sujets. Et comme il est une certaine force ou puissance de l'вme humaine, il se multiplie selon la multiplication de la substance mкme de l'вme, laquelle multiplication peut кtre considйrйe de la faзon suivante. En effet, si quelque chose dont la raison com­porte quelque йlйment commun, reзoit une multiplication matйrielle, il est nйcessaire que cet йlйment commun soit multipliй selon le nombre, l'espиce restant la mкme: ainsi "chairs" et "os" sont de la raison de l'animal, d'oщ la distinction des ani­maux qui existe en raison de cette chair-ci et de cette chair-lа, fait la diversitй selon le nombre, non selon l'espиce. Or il est manifeste, d'aprиs ce qu'on a dit plus haut, qu'il est de la raison de l'вme humaine de pouvoir кtre unie au corps humain, puisqu'elle n'est pas en elle-mкme une espиce complиte mais qu'elle est le complйment de l'espиce dans le composй lui-mкme. C'est pourquoi son aptitude а unie а ce corps-ci ou а ce corps-lа multiplie l'вme selon le nombre, mais non selon l'espиce, de mкme que cette blancheur-ci diffиre de celle-lа par le nombre du fait qu'elle affecte ce sujet-ci ou celui-lа. Mais l'вme humaine diffиre des autres formes en cela que son кtre ne dйpend pas du corps ni par consйquent son кtre individuй. De fait chacun, en tant qu'il est un, est en soi incom­municable et distinct de tout autre.

Solutions: 1. La vйritй est l'adйquation de l'intellection а la chose. Que plusieurs conзoi­vent la mкme vйritй vient de ce que leurs conceptions sont adйquates а une mкme chose.

2. Augustin prкte а rire de soi non pour avoir dit qu'il y a beaucoup d'вmes, mais seule­ment qu'il y en beaucoup, de telle sorte qu'elles soient multiples et selon le nombre et selon la nature spйcifique.

3. L'intellect possible ne se multiplie pas en divers sujets en raison d'une diffйrence for­melle mais en raison de la multitude des substances de l'вme dont il est une puissance.

4. Il n'est pas nйcessaire que tout intellect soit dйpourvu d'objet d'intellection, mais seule­ment l'intellect en puissance, comme tout rйcepteur l'est de la nature de ce qu'il reзoit. Dиs lors, s'il y a quelque intellect qui soit acte pur, comme l'intellect divin, il se conзoit par lui-mкme. Mais l'intellect possible est dit intelligible а l'instar des autres intelligibles, parce qu'il se conзoit moyennant l'espиce intelligible de choses intelligibles autres. C'est en effet а partir de l'objet qu'il connaоt son opйration et que par elle il vient а la connaissance de soi-mкme.

5. Il faut comprendre que l'intellect possible n'a rien de commun avec les natures sensi­bles d'oщ il reзoit ses intelligibles; un intellect possible cependant de commun avec un autre la nature spйcifique.

6. Pour les rйalitйs qui sont sйparйes de la matiиre selon l'кtre, il ne peut y avoir de dis­tinc­tion que selon l'espиce. D'autre part, les diverses espиces sont constituйes en divers degrйs. C'est par lа qu'elles sont assimilйes aux nombres, oщ les espиces sont diversifiйes par addi­tion et soustraction de l'unitй. Et ainsi, d'aprиs la position de ceux qui disent que parmi les йtants, les infйrieurs sont causйs par les supйrieurs, il s'ensuit que dans les cho­ses sйparйes de la matiиre, il y a multiplication selon la cause et le causй. Mais la foi ne soutient pas cette position. L'intellect possible n'est pas une substance sйparйe de la matiиre selon l'кtre. Le propos est donc sans raison.

7. Bien que l'espиce intelligible par laquelle l'intellect conзoit formellement, soit dans cet homme-ci ou cet homme-lа, ce qui implique la pluralitй des intellects possibles, cependant ce qui est conзu par les espиces de ce genre est un, si nous le considйrons d'aprиs le rapport а la chose conзue, parce que l'universel qui est conзu par l'un et l'autre est identique en tous. Et qu'une unique rйalitй puisse кtre conзue moyennant des espиces multipliйes selon la diversitй des sujets, c'est possible de par l'immatйrialitй des espиces, qui reprйsentent les choses sans les conditions matйrielles individuantes, par lesquelles une unique nature selon l'espиce est multipliйe numйriquement en divers sujets.

8. Concevoir l'un au sujet du multiple, la cause en revient pour les Platoniciens non pas а l'intellect, mais а la chose. Lorsqu'en effet l'intellect conзoit l'un dans le multiple, s'il n'y avait pas quelque chose d'un participй par le multiple, il semblerait que l'intellect soit vain, n'ayant pas de rйpondant dans le rйel. De lа, ils furent contraints de poser les Idйes, par la partici­pation desquelles et les choses naturelles dйtiennent leur espиce et nos intellects accиdent а l'intelligence des universaux. Mais d'aprиs l'opinion d'Aristote [15], c'est par l'abstrac­tion des principes individuants que l'intellect conзoit l'un dans le multi­ple. L'intel­lect n'est cepen­dant pas vain ou faux, bien que rien d'abstrait n'existe dans la nature des choses. Car de deux choses existant simultanйment, l'une peut кtre conзue ou nommйe sans que l'autre le soit, bien qu'on ne puisse concevoir ou dire en vйritй que de ces choses exis­tant simultanй­ment l'une soit sans l'autre. Ainsi donc on peut considйrer en vйritй ce qu'il en est pour tel individu de la nature spйcifique -en quoi il est sembla­ble aux autres -sans avoir а considй­rer en lui les principes individuants -d'aprиs quoi il se distingue de tous les autres. Ainsi donc, par son abstraction, l'intellect fait cette unitй de l'universel, non de ce qu'il est unique tous, mais en tant qu'il est immatйriel.

9. L'intellect est le lieu des espиces intelligibles parce qu'il les contient. Il ne s'ensuit pas que l'intellect possible soit unique pour tous les hommes, mais qu'il soit un au sens de commun pour toutes les espиces.

10. Le sens ne reзoit pas les espиces sensibles sans un organe, et ainsi on ne le dit pas le lieu des espиces comme on le dit de l'вme.

11. On peut dire que l'intellect possible opиre partout, non pas que son opйration soit par­tout, mais qu'elle porte sur les choses qui sont partout.

12. L'intellect possible ne comporte pas de matiиre dйterminйe. Cependant, la substance de l'вme dont il est la puissance, comporte une matiиre dйterminйe: elle ne vient pas d'elle, mais elle est en elle.

13. Les principes individuants de toutes les formes ne relиvent pas de leur essence; cela n'est vrai que dans les composйs.

14. Le premier moteur du ciel est tout а fait sйparй de la matiиre, y compris dans son кtre. Il ne peut donc en aucune faзon кtre multipliй en nombre. Il n'en va pas de mкme pour l'вme humaine.

15. Les вmes sйparйes ne diffиrent pas par l'espиce mais par le nombre, du fait de leur aptitude а кtre unies а tel ou tel corps.

16. L'intellect possible est sйparй du corps quant а son opйration. Il n'en reste pas moins une puissance de l'вme, laquelle est l'acte du corps.

17. Une chose est intelligible en puissance non parce qu'elle est individuйe mais parce qu'elle est matйrielle. C'est pourquoi les espиces intelligibles qui sont reзues immatй­rielle­ment dans l'intellect, bien qu'individuelles, sont intelligibles en acte. Ajoutons que la mкme consйquence vaut auprиs de ceux qui soutiennent que l'intellect possible est unique, parce que si l'intellect possible est unique, telle une substance sйparйe, il faut qu'il soit un indi­vidu, comme argumente Aristote а propos des Idйes de Platon [16]. Et par la mкme raison les espиces intelligibles seraient individuйes en lui-mкme et de plus diverses dans les divers intellects sйparйs, puisque toute Intelligence est "pleine de for­mes intelligibles" [17].

18. L'image meut l'intellect dans la mesure oщ il est rendu intelligible en acte par la vertu de l'intellect agent. A celui-ci l'intellect possible se compare comme la puissance а l'agent, et c'est ainsi qu'il communique avec lui.

19. Bien que l'кtre de l'вme intellective ne dйpende pas du corps, elle est cependant natu­rellement en relation au corps, eu йgard а la perfection de son espиce.

20. Bien que l'вme n'ait pas la matiиre premiиre en partage, elle est cependant forme du corps. Aussi son essence inclut-elle une relation au corps.

21. Bien que l'intellect possible soit йlevй au-dessus du corps, il n'est pas cependant йlevй au-dessus de toute la substance de l'вme, laquelle est multipliйe en raison de son rapport au corps.

22. Le raisonnement serait recevable si le corps йtait uni а l'вme de telle sorte qu'il en acca­parerait toute l'essence et le pouvoir. Alors il faudrait que tout ce qui est dans l'вme soit matйriel. Mais il n'en est pas ainsi comme on l'a montrй plus haut. Donc le rai­sonnement ne suit pas.

 

Article 4: Est-il nйcessaire de poser un intellect agent?

 

Objections: 1. Il semble que non. Ce qui dans la nature peut кtre fait par un seul ne l'est pas par plusieurs. Or pour pouvoir faire acte d'intellection, il suffit а l'homme d'un seul intellect: l'intellect possible. Il n'est donc pas nйcessaire de poser un intellect agent. Preuve de la mineure. Les puissances qui s'enracinent dans l'unique essence de l'вme se condition­nent mutuellement. Ainsi, du mouvement engendrй dans la puissance sensitive quelque chose reste dans l'imagination, car l'image est un mouvement causй par la sensation en acte, comme il est dit dans le De anima[i] [1]. Si donc l'intellect est dans notre вme et non dans une substance sйparйe, comme on l'a dit plus haut, il faut qu'il soit avec l'imagination dans la mкme essence de l'вme. C'est pourquoi le mouvement de l'imagination retentit dans l'in­tellect possible; et ainsi il n'est pas nйcessaire de poser un intellect agent qui mйnage la rйception des images dans l'intellect possible.

2. Le tact et la vision sont des puissances diverses. Mais il arrive chez un aveugle que du mouvement imprimй dans l'imagination par le sens en acte, l'imagination est poussйe а imaginer quelqu'une des choses qui relиvent du sens de la vision; et cela parce que la vue et le tact s'enracinent dans l'unique essence de l'вme. Si donc l'intellect possible est une puis­sance de l'вme, pour la mкme raison, du mouvement de l'imagination rйsultera quelque effet dans l'intellect possible; et ainsi il ne sera pas nйcessaire de poser un intellect agent.

3. On pose l'intellect agent de ce qu'il fait des intelligibles en puissance des intelligibles en acte. Or les choses deviennent intelligibles en acte parce qu'elles sont abstraites de la matiиre et des conditions matйrielles. C'est pour cette raison qu'on pose un intellect agent: pour que les espиces intelligibles soient abstraites de la matiиre. Mais cela peut se faire sans l'intellect agent, car l'intellect possible йtant immatйriel, il est nйcessaire qu'il reзoive immatйriellement, puisque tout ce qui est reзu est dans le recevant selon le mode du rece­vant.

4. Aristote assimile l'intellect agent а la lumiиre[ii] [2]. Mais la lumiиre n'est pas nйcessaire pour voir sauf а rendre le diaphane lumineux. En effet la couleur est visible par soi et a le pou­voir de mettre en mouvement le lumineux, comme il est dit dans le De anima[iii] [3]. Quant а l'intellect agent, il n'est pas nйcessaire pour rendre l'intellect possible apte а recevoir, puis­que celui-ci, en raison de ce qu'il est, est en puissance aux intelligibles. Il n'est donc pas nйcessaire de poser un intellect agent.

5. L'intellect se rapporte aux intelligibles comme le sens aux sensibles. Mais les sensibles pour mouvoir les sens n'ont pas besoin de quelque agent, bien qu'ils soient dans le sens selon un кtre spirituel. De fait, le sens reзoit les espиces sensibles sans la matiиre, comme il est dit dans le De anima[iv] [4], et de mкme le milieu intermйdiaire reзoit spirituellement les espиces des sensibles, comme il appert du fait qu'il reзoit en mкme place les espиces des contraires, tels le noir et le blanc. Donc les intelligibles non plus n'ont pas besoin d'un intellect agent.

6. Dans les choses naturelles, pour amener а l'acte ce qui est en puissance, il suffit de quel­que chose en acte dans le mкme genre; ainsi de la matiиre, qui est en puissance du feu, sur­vient l'acte du feu par le feu qui est en acte. Aussi, pour que l'intellect, qui chez nous est en puissance, devienne en acte, il n'est requis qu'un intellect en acte, c'est-а-dire ou bien celui-lа mкme qui exerce l'intellection, comme lorsque de la connaissance des principes nous venons а la connaissance des conclusions, ou bien l'intellect d'un autre comme lorsque quelqu'un apprend d'un maоtre. Il n'est donc pas nйcessaire de poser un intellect agent, comme on le voit.

7. On pose l'intellect agent pour la raison qu'il illumine nos images, comme la lumiиre du soleil illumine les couleurs. Mais pour notre illumination il suffit de la lumiиre divine "qui illumine tout homme venant en ce monde" (Jn, 1,9). Il n'est donc pas nйcessaire de poser un intellect agent.

8. L'acte de l'intellect, c'est l'intellection. S'il y a double intellect, а savoir agent et possible, il y aura une double intellection pour l'homme, ce qui paraоt incohйrent.

9. L'espиce intelligible se donne pour la perfection de l'intellect. S'il y a donc double intel­lect, а savoir agent et possible, il y aura double espиce intelligible, ce qui paraоt superflu.

 

En sens contraire: Se prйsente l'argument d'Aristote[v] [5]: en toute nature on distingue ce qui est agent et ce qui est en puissance; il faut donc que cette distinction se trouve aussi dans l'вme: c'est d'un cфtй l'intellect agent, de l'autre l'intellect possible.

 

Rйponse: Il est nйcessaire de poser un intellect agent. Pour en saisir l'йvidence, il faut considйrer que, puisque l'intellect possible est en puissance aux intelligibles, il est nйces­saire aux intelligibles de promouvoir l'intellect possible. Mais ce qui n'est pas ne saurait promouvoir quelque chose. Or ce qui est intelligible n'existe pas dans la nature des choses, en tant qu'intelligible. En effet, notre intellect possible conзoit son objet comme йtant un, tout en concernant le multiple. Un tel objet n'est pas donnй dans la nature des choses, comme le montre Aristote[vi] [6]. Il faut donc, si l'intellect possible doit кtre actualisй par l'intelligi­ble, qu'un tel intelligible le devienne par un intellect. Et comme ce qui est en puis­sance ne peut se promouvoir lui-mкme а l'acte, il faut poser en plus de l'intellect possible un intellect agent qui porte а l'acte les intelligibles qui meuvent l'intellect possible.

Il les rend tels par abstraction de la matiиre et des conditions matйrielles qui sont principes d'individuation. Puisqu'en effet la nature de l'espиce, pour ce qui appartient par soi а l'es­pиce, n'a pas de quoi se multiplier en [des sujets] divers et que les principes individuants n'entrent pas dans sa raison, l'intellect pourra la recevoir hors de toutes les conditions indi­viduantes. Et ainsi elle sera reзue comme quelque chose d'un. Et par la mкme raison l'in­tellect reзoit la nature du genre, en l'abstrayant des diffйrences spйcifiques, comme s'il йtait un dans et pour les multiples espиces.

Si les universaux subsistaient par soi dans la nature des choses, comme l'affirmиrent les Platoniciens, il n'y aurait aucune nйcessitй а poser un intellect agent, parce que les choses mкmes, intelligibles par soi, promouvraient par soi l'intellect possible. Aussi Aristote sem­ble avoir йtй conduit а la nйcessitй de poser un intellect agent parce qu'il n'admettait pas l'opinion de Platon quant а la thиse des Idйes.

Il y a cependant dans la nature des choses des [individus] subsistants qui sont par soi intel­ligibles en acte, telles les substances immatйrielles. Cependant l'intellect possible ne peut arriver а les connaоtre, mais il parvient dans une certaine mesure а les connaоtre quelque peu par les notions qu'il tire des choses matйrielles et sensibles.

 

Solutions: 1. Notre acte d'intellection ne peut кtre accompli par le seul intellect possible. En effet l'intellect possible ne peut concevoir а moins d'кtre promu par l'intelligible, lequel, puisqu'il ne prйexiste pas [en acte] dans la nature des choses, il faut qu'il le devienne par l'intellect agent. Il est vrai que deux puissances qui s'enracinent dans l'unique substance de l'вme se conditionnent l'une l'autre. Ce conditionnement entre deux puissan­ces peut кtre concevable, par exemple lorsque l'une des puissances est empкchйe ou tota­lement distraite de son acte quand l'autre opиre intensйment, mais ce n'est pas la question; ou encore quand l'une des puissances est mue par l'autre, comme l'imagination par le sens. Et c'est possible parce que les formes de l'imagination et du sens sont du mкme genre: en effet les deux sont individuelles. Et ainsi les formes qui sont dans le sens peuvent imprimer dans l'imagination, en mouvant celle-ci, des formes quasiment homogиnes. Mais les for­mes de l'imagination, parce qu'individuelles, ne peuvent causer les formes intelligibles, puisque ces derniиres sont universelles.

2. Partant des espиces reзues dans l'imagination par le sens du toucher, l'imagination ne suffirait pas а former les formes relevant de la vue, а moins que ne prйexistent des formes reзues par le moyen de la vue et conservйes dans le trйsor de la mйmoire ou de l'imagina­tion. En effet l'aveugle de naissance ne peut imaginer la couleur par d'autres espиces sensi­bles.

3. La condition du recevant ne peut transfйrer l'espиce reзue d'un genre а un autre. Elle peut cependant, le genre restant le mкme, varier l'espиce reзue selon tel mode d'exister. C'est pourquoi, comme les espиces universelles et particuliиres diffйrent selon le genre, la seule condition de l'intellect possible ne suffit pas а ce que les espиces qui, dans l'imagina­tion, sont particuliиres, deviennent universelles en lui, aussi l'intellect agent est-il requis pour faire cela.

4. Au sujet de la lumiиre, il y a une double opinion, d'aprиs le Commentateur[vii] [7]. Certains ont dit que la lumiиre est nйcessaire pour voir par le pouvoir qu'elle donne aux couleurs de mouvoir la vue, sous prйtexte que la couleur n'est pas visible par soi, mais par la lumiиre. Mais cela, Aristote semble le repousser lorsqu'il dit que la couleur est visible par soi[viii] [8], ce qui ne serait pas si elle tenait sa visibilitй seulement de la lumiиre. Aussi d'autres disent, et mieux, que la lumiиre est nйcessaire pour voir en tant qu'elle actualise le diaphane en le rendant translucide. C'est pourquoi le philosophe dit que la couleur qualifie le lumineux en acte[ix] [9]. Et cela n'empкche pas que celui qui est dans les tйnиbres voient les choses qui sont dans la lumiиre, alors que l'inverse n'est pas vrai. Ceci vient en effet de ce qu'il faut que soit illuminй le diaphane qui entoure la chose visible pour qu'il reзoive l'espиce de la chose visible. Et le visible est visible jusqu'oщ s'йtend l'acte de la lumiиre illuminant le diaphane, bien qu'elle illumine plus parfaitement de prиs que de loin. Aussi bien la comparaison de la lumiиre а l'intellect agent n'est pas valable en tout point, puisque l'intellect agent est nйces­saire de ce qu'il fait de l'intelligible en puissance de l'intelligible en acte. Et ceci, Aristote l'a signifiй lorsqu'il dit que l'intellect agent est en quelque faзon une quasi lumiиre [x] [10].

5. Le sensible, а titre de particulier, n'imprime ni dans le sens ni dans le milieu transparent une espиce d'un autre genre, puisque l'espиce dans le milieu et dans le sens n'est que parti­culiиre. Or l'intellect possible reзoit les espиces d'un autre genre que celles inhйrentes а l'imagination, puisque l'intellect possible reзoit des espиces universelles et que l'imagina­tion n'en contient que des particuliиres. C'est pourquoi nous avons besoin d'un intellect agent pour les intelligibles mais non de quelque puissance active pour les sensibles: toutes les puissances sensibles sont des puissances passives.

6. L'intellect possible mis en acte ne suffit pas а causer la science en nous, sauf а poser l'intellect agent. Si en effet nous parlons de l'intellect en acte de connaissance chez celui qui apprend, il arrive que l'intellect possible soit en puissance par rapport а tel objet et en acte par rapport а tel autre. Et par ce qu'il a d'actuel peut кtre amenй а l'acte mкme ce qui est en puissance. Par exemple, celui qui connaоt en acte les principes devient connaisseur en acte des conclusions que d'abord il connaissait en puissance. Toutefois, l'intellect possi­ble ne peut avoir une connaissance actuelle des principes si ce n'est par l'intellect agent. En effet, la connaissance des principes est reзue des sensibles, comme il est dit а la fin du livre des Analytiques postйrieurs[xi] [11]. Des sensibles on ne peut recevoir les intelligibles que par l'abstraction de l'intellect agent. Ainsi il est patent que l'intellect en acte des principes ne suffit pas а amener l'intellect possible de la puissance а l'acte sans l'intellect agent. Mais dans cette opйration, l'intellect agent se comporte comme un artisan et les principes de dйmonstration comme des instruments. En revanche si on parle de l'intellect en acte de connaissance chez l'enseignant, il est manifeste que l'enseignant ne cause pas la science chez l'йtudiant comme un agent intйrieur, mais comme une aide extйrieure; de mкme le mйdecin guйrit-il par une aide extйrieure, la nature agissant de l'intйrieur.

7. De mкme que dans les choses naturelles il y a en chaque genre des principes actifs pro­pres, bien que Dieu soit la cause premiиre et universelle, de mкme est requis une lumiиre intellectuelle propre, quoique Dieu soit la lumiиre premiиre qui illumine universellement tous les hommes.

8. Des deux intellects, le possible et l'agent, dйcoulent deux actions. Car l'acte de l'intellect possible est de recevoir les intelligibles, et l'acte de l'intellect agent est d'abstraire les intel­ligibles. Cependant, il ne s'ensuit pas qu'il y ait une double intellection dans l'homme, car, pour une unique intellection, il faut que concourent l'une et l'autre de ces actions.

9. La mкme espиce intelligible se rapporte а l'intellect agent et possible, mais а l'intellect possible comme а celui qui la reзoit et а l'intellect agent comme а celui qui cause, en les abstrayant, l'intelligibilitй actuelle des espиces.

 

Article 5: L'intellect agent est-il unique et sйparй?

 

Objections: 1. Il semble que oui. Car d'aprиs le Philosophe[xii] [1] on ne peut pas dire que l'intel­lect agent est tantфt en acte et tantфt ne l'est pas. Or il n'y a rien de tel en nous. Donc l'in­tellect agent est sйparй et par consйquent unique pour tous.

2. Il est impossible que quelque chose soit simultanйment en acte et en puissance sous le mкme rapport. Mais l'intellect possible est en puissance а tous les intelligibles; par contre l'intellect agent est а leur йgard en acte, puisqu'il est l'acte des espиces intelligibles. Il est donc impossible que dans la mкme substance de l'вme s'enracinent l'intellect possible et l'intellect agent; et ainsi, puisque l'intellect possible est dans l'essence de l'вme, comme on l'a dit, l'intellect agent sera sйparй.

3. On disait que l'intellect possible est en puissance aux intelligibles et que l'intellect agent est en acte а leur йgard mais, dans les deux cas, leur mode d'existence n'est pas le mкme. En sens contraire: l'intellect possible n'est pas en puissance aux intelligibles en tant qu'il les dйtient, parce que, sous cet angle, il est dйjа en acte par eux. Il est donc en puissance aux espиces intelligibles suivant qu'elles sont dans les images. Mais au regard des espиces sui­vant qu'elles sont dans les images, l'intellect agent est en acte, puisqu'il les rend par abs­tractions intelligibles en acte. Donc, par rapport а cet кtre, l'intellect possible est en puis­sance aux intelligibles tandis que l'intellect agent est par comparaison leur artisan.

4. Le Philosophe [xiii] [2] attribue а l'intellect agent des propriйtйs qui ne paraissent convenir qu'а une substance sйparйe, disant que "cela seul est perpйtuel et incorruptible et sйparй". L'in­tellect agent est donc une substance sйparйe, semble-t-il.

5. L'intellect ne dйpend pas de la complexion corporelle puisqu'il est libre d'organe corpo­rel. Mais la facultй de connaоtre varie chez nous selon les diversitйs des tempйraments. Donc cette facultй ne nous appartient pas par un intellect qui serait en nous, mais il semble que l'intellect agent soit sйparй.

6. Une action quelconque ne requiert qu'un agent et un patient. Si donc l'intellect possible, qui se comporte en patient dans l'acte d'intellection, fait partie de notre вme, comme on l'a montrй plus haut, et si l'intellect agent fait aussi partie de notre вme, nous avons en nous suffisamment de quoi faire acte d'intellection, et rien d'autre ne nous est nйcessaire, ce qui est manifestement faux. En effet, nous avons besoin des sens, а partir desquels nous rece­vons les faits d'expйrience а la base du savoir; c'est pourquoi celui qui est privй d'un seul sens, par exemple la vue, est privй d'une science, а savoir celle des couleurs; et encore nous avons besoin pour comprendre de l'enseignement doctrinal qui arrive par le maоtre; et enfin de l'illumination qui arrive par Dieu, selon qu'il est dit en Jean (1,9): "Il йtait la vraie lumiиre".

7. L'intellect agent se compare aux intelligibles comme la lumiиre aux visibles, ainsi que le montre le De anima. Mais une unique lumiиre sйparйe, а savoir le soleil, suffit а mettre en acte tous les visibles. Donc pour mettre en acte tous les intelligibles, une unique lumiиre sйparйe suffit: aucune nйcessitй par consйquent а poser un intellect agent en nous.

8. L'intellect agent est assimilй а l'art, comme le montre le De anima[xiv] [3]. Mais l'art est un prin­cipe sйparй des њuvres d'art. Donc l'intellect agent est un principe sйparй.

9. Pour toute nature, la perfection c'est de devenir semblable а son agent. En effet, l'engen­drй est parfait quand il atteint а la similitude du gйnйrateur, et l'њuvre d'art quand elle йpouse la similitude de la forme qui est dans l'artisan. Si donc l'intellect agent fait partie de notre вme, l'ultime perfection et bйatitude de notre вme sera immanente а son intimitй, ce qui est manifestement faux, car ainsi l'вme serait en jouissance d'elle-mкme. L'intellect agent n'est donc pas quelque chose en nous.

10. L'agent est d'une dignitй supйrieure а celle du patient, comme il est dit dans le De anima[xv] [4]. Si donc l'intellect possible est en quelque faзon sйparй, l'intellect agent le sera-t-il encore plus. Ce qui ne peut кtre, semble-t-il, а moins d'кtre posй tout а fait hors de la subs­tance de l'вme.

 

En sens contraire: 1. Il est dit dans le De anima[xvi] [5] que, de mкme qu'il y a en toute nature quelque chose de comparable а la matiиre et d'autre part quelque chose de productif, il est nйcessaire qu'il y ait dans l'вme de telles diffйrences, dont l'une [la passivitй] relиve de l'intellect possible et l'autre [la productivitй] de l'intellect agent. Donc l'un et l'autre intel­lect, possible et agent, est quelque chose en nous ou dans l'вme.

2. L'opйration de l'intellect agent, c'est d'abstraire les espиces intelligibles des phantasmes, exercice intermittent chez nous. On n'expliquerait pas pourquoi, semble-t-il, cette abstrac­tion tantфt se ferait, tantфt ne se ferait pas, si l'intellect agent йtait une substance sйparйe. Il n'est donc pas une substance sйparйe.

 

Rйponse: Il y a, semble-t-il, plus de raison а poser un intellect agent unique et sйparй que de l'affirmer de l'intellect possible. L'intellect possible, qui fait de nous une nature intelli­gente, est en effet tantфt en puissance et tantфt en acte, tandis que l'intellect agent est celui qui nous rend intelligents en acte. Mais l'agent se trouve sйparй des choses qu'il rйduit а l'acte. En revanche, ce par quoi quelque chose est en puissance semble кtre totalement intй­rieur а la chose. Aussi plusieurs philosophes ont-ils affirmй que l'intellect agent est une substance sйparйe tandis que l'intellect possible fait partie de notre вme. Et cet intellect agent, ils affirmиrent qu'il est une certaine substance sйparйe, qu'ils nomment "Intelli­gence", laquelle se comporte а l'йgard de nos вmes et de toute la sphиre des agents et des patients comme le font les substances supйrieures sйparйes, qu'ils appellent "Intelligences", а l'йgard des вmes des corps cйlestes, qu'ils prйtendent animйes, et aux corps cйlestes eux-mкmes. Ainsi, de mкme que les corps cйlestes reзoivent le mouvement des substances sйparйes susdites, et que nos вmes reзoivent des corps cйlestes la perfection intelligible, de mкme tous ces corps infйrieurs reзoivent formes et mouvements propres de l'intellect agent sйparй, tandis que nos вmes recevraient de lui leurs perfections intelligi­bles. Mais parce que la foi catholique affirme que Dieu -et non quelque autre substance sйparйe -opиre dans la nature et dans nos вmes, certains catholiques affirmиrent, pour cette raison, que l'intellect agent est Dieu lui-mкme qui est "la vraie lumiиre qui йclaire tout homme venant en ce monde" (Jn 1,9).

Mais une telle position, а la considйrer avec attention, ne paraоt pas cohйrente. Car elle compare les substances supйrieures а nos вmes comme les corps cйlestes aux corps infй­rieurs. Et comme les puissances des corps supйrieurs sont en quelque sorte des principes actifs universels а l'йgard des corps infйrieurs, ainsi la puissance divine et les puissances des autres substances supйrieures crййes, si quelque influence nous en arrive, se rapportent а nos вmes comme des principes actifs universels. Mais nous voyons qu'en dehors des principes universels, а savoir les puissances des corps cйlestes, il faut qu'il y ait des princi­pes actifs particuliers, а savoir les puissances des corps infйrieurs adaptйes aux opйrations propres de telles ou telles choses. C'est ce qui est requis principalement chez les animaux supй­rieurs. De fait, а la production des animaux infйrieurs suffit la puissance d'un corps cйleste, comme il appert des animaux engendrйs par la putrйfaction. Mais pour la gйnйra­tion des vivants supйrieurs, il est requis, outre la puissance cйleste, la puissance particuliиre intйrieure а la semence. Puisque donc ce qu'il y a de plus parfait dans l'ensemble des rйali­tйs infйrieures est l'opйration intellectuelle, il est requis qu'il y ait en nous, а cфtй des prin­cipes actifs uni­versels, а savoir la puissance du Dieu qui illumine ou de quelque autre substance sйparйe, un principe actif propre par lequel nous devenions effectivement intelli­gents en acte. Et c'est l'intellect agent.

Considйrons encore que si on tient l'intellect agent, en deза de Dieu, pour quelque subs­tance sйparйe, la consйquence qui en dйcoule rйpugne а notre foi, а savoir que notre per­fection ultime et fйlicitй soit d'une certaine faзon dans la conjonction de notre вme, non pas а Dieu, comme l'enseigne la doctrine йvangйlique qui dit: "la vie йternelle, c'est de te connaоtre toi le Dieu vйritable" (Jn 17,3), mais dans la conjonction а quelque autre subs­tance sйparйe. Il est manifeste en effet que la bйatitude ultime ou fйlicitй de l'homme con­siste dans son opйration la plus noble -l'acte d'intellection -dont il faut que la perfection ultime rйside dans la conjonction de notre intellect а son principe actif. En effet, tout ce qui est passif est au maximum de sa perfection quand il touche au principe actif propre qui lui est cause de perfection. Et, de fait, tous ceux qui affirment que l'intellect agent est une substance sйparйe, disent que la fйlicitй de l'homme consiste dans la possibilitй de contem­pler cette mкme intelligence agente.

En outre, а considйrer attentivement le problиme, nous dйcouvrons qu'il est impos­sible que l'intellect agent soit une substance sйparйe pour la mкme raison que nous avons exposйe а propos de l'intellect possible. Si l'opйration de l'intellect possible est de recevoir les intelli­gibles, l'opйration propre de l'intellect agent est de les abstraire. Ainsi promeut-il а l'acte les intelligibles. L'une et l'autre de ces opйrations, nous les expйrimentons en nous-mкmes, car c'est bien nous qui recevons et abstrayons les intelligibles. Or il faut qu'il y ait en cha­que opйrateur un principe formel par quoi il opиre. En effet, rien ne peut opйrer for­melle­ment par ce qui est sйparй de lui-mкme selon l'кtre. Sans doute ce qui est sйparй est-il prin­cipe moteur d'opйration, nйanmoins il faut qu'il y ait un [principe] intйrieur par quoi opйrer formellement, qu'il s'agisse d'une forme ou d'une influx quelconque. Il faut donc qu'il y ait en nous un principe formel par lequel nous recevions les intelligibles et un autre par lequel nous les abstrayons. On appelle de tels principes intellect agent et intellect patient. L'un et l'autre fait donc partie de nous-mкmes. Mais il ne suffit pas pour cela que l'action de l'in­tellect agent, qui est d'abstraire les intelligibles, nous revienne de par les images elles-mкmes qui sont en nous illuminйes par l'intellect agent. Jamais en effet l'њuvre d'art ne retourne а l'action de l'artisan, mкme si l'on compare l'intellect agent aux images illuminйes comme l'art а l'њuvre d'art.

Mais il n'est pas difficile de voir comment dans la mкme substance de l'вme l'un et l'autre peut se rencontrer, а savoir l'intellect possible, qui est en puissance а tous les intelli­gibles, et l'intellect agent, qui les rend tels. Il n'est pas impossible en effet pour un [sujet] donnй d'кtre en puissance par rapport а un objet et en acte par rapport au mкme objet, mais sous divers aspects. Si donc nous considйrons les images elles-mкmes par rapport а l'вme humaine, on les trouve sous un premier aspect en puissance, en tant qu'elles ne sont pas abstraites des conditions individuantes alors qu'on peut les en abstraire; et, sous un autre aspect, en acte, en tant qu'elles sont les similitudes de rйalitйs dйterminйes. On trouve donc dans l'вme une potentialitй par rapport aux images selon qu'elles sont reprйsentatives de rйalitйs dйterminйes. Et ceci appartient а l'intellect possible qui est, pour ce qui lui revient, en puissance а tous les intelligibles, mais se voit dйterminй а ceci ou cela par l'espиce abs­traite des images. De plus, on trouve dans l'вme une efficience productrice d'immatйrialitй qui abstrait les images elles-mкmes des conditions matйrielles. Et ceci appartient а l'intel­lect agent, pour autant que l'intellect agent est, en un certain sens, une sorte de pou­voir participй d'une substance supйrieure, а savoir Dieu. C'est pourquoi le Philosophe dit que l'intellect agent est une certaine qualitй pareille а la lumiиre[xvii] [6], et le Psaume dit par ailleurs: "est inscrite sur nous la lumiиre de ton visage" (Ps 4,7). Et quelque chose de com­parable apparaоt chez les animaux qui voient de nuit: leurs pupilles sont en puissance а toutes les couleurs en tant qu'ils ne dйtiennent aucune couleur dйterminйe mais que, par une certaine lumiиre intйrieure, ils rendent en quelque faзon les couleurs visibles en acte.

De fait, certains ont cru que l'intellect agent n'est rien d'autre en nous que l'habitus des principes indйmontrables. Mais c'est impossible vu que, s'agissant des principes indй­mon­trables, nous les connaissons en abstrayant [les formes intelligibles] des choses singu­liиres, comme l'enseigne le Philosophe а la fin des Analytiques Postйrieurs[xviii] [7]. Aussi faut-il que l'intellect agent prйexiste а l'habitus des principes comme sa cause. En vйritй les prin­cipes sont pour l'intellect agent comme ses instruments, puisque c'est par eux qu'il rend les autres choses singuliиres intelligibles en acte.

 

Solutions: 1. Le mot du Philosophe "on ne peut pas dire qu'il est tantфt en acte d'intellec­tion et tantфt non"[xix] [8] ne doit pas s'entendre de l'intellect agent mais de l'intellect en acte, car, aprиs qu'il eut traitй de l'intellect agent et patient, il lui fut nйcessaire de traiter de l'intellect en acte. Il en montre d'abord la diffйrence d'avec l'intellect possible: car l'intellect possible et les rйalitйs connues ne sont pas identiques, mais l'intellect ou la science en acte est iden­tique а la chose sue en acte; il avait dit la mкme chose а propos des sens: le sens et le sen­sible en puissance diffиrent, mais le sens et le sensible en acte sont identiques et ne font qu'un. Derechef il montre l'ordre de l'intellect possible а l'intellect agent, car dans un temps donnй l'intellect est en puissance avant que d'кtre en acte, non pas qu'une telle antйrioritй soit une rиgle absolue, comme il a souvent coutume de le dire des choses qui passent de la puissance а l'acte. Ensuite de quoi il ajoute le propos citй dans lequel il montre la diffй­rence entre l'intellect possible et l'intellect en acte, l'intellect possible йtant effectivement tantфt en acte d'intellection et tantфt non, ce qui ne peut кtre dit de l'intellect en acte. Et, dans les Physiques[xx] [9], il montre une diffйrence semblable entre les causes en puissance et les causes en acte.

2. La substance de l'вme est en puissance et en acte au regard des images, mais non sous le mкme rapport, comme on l'a exposй.

3.L'intellect possible est en puissance au regard des intelligibles selon l'кtre qu'ils ont dans les images; et, selon ce mкme кtre, l'intellect agent est en acte а leur йgard, mais pour des raisons diffйrentes, comme on l'a montrй.

4. Ces mots du Philosophe: "cela seul est sйparй et immortel et perpйtuel"[xxi] [10], ne peuvent s'entendre de l'intellect agent car il avait dit auparavant que l'intellect possible est sйparй. Mais ils doivent s'entendre de l'intellect en acte d'aprиs le contexte des propos antйrieurs, comme on l'a dit plus haut. En effet, l'intellect en acte comprend l'intellect possible et agent. Et "de l'вme, cela seul est sйparй, perpйtuel et immortel" qui contient l'intellect agent et l'intellect possible, car les autres parties de l'вme ne sont pas sans le corps.

5. La diversitй des tempйraments rend la facultй de comprendre plus ou moins bonne, en raison des puissances au dйpart de l'abstraction: de telles puissances usent d'organes corpo­rels, comme l'imagination, la mйmoire et autres du mкme genre.

6. Bien qu'il y ait dans notre вme un intellect agent et possible, quelque chose d'extйrieur est cependant requis pour que nous puissions faire acte d'intellection. Ce sont d'abord les images reзues des sens, par lesquelles sont reprйsentйes а l'intellect les similitudes des rйalitйs dйterminйes, car l'intellect agent n'est pas un acte tel qu'en lui puissent кtre recueil­lies les espиces dйterminйes de toutes les choses а connaоtre, de mкme que la lumiиre ne peut dйterminer la vue aux espиces dйterminйes des couleurs а moins que ne se prйsentent les couleurs dйterminant la vue. Mais de plus, comme nous avions posй que l'intellect agent йtait un certain pouvoir participй dans nos вmes ainsi qu'une certaine lumiиre, il est nйcessaire de poser une autre cause extйrieure d'oщ cette lumiиre est partici­pйe. Et cette cause, nous l'appelons Dieu, qui enseigne intйrieurement pour autant qu'il transmet а l'вme une lumiиre de ce type; et sur une lumiиre de ce type il ajoute en vertu de sa bienveillance une lumiиre plus abondante pour connaоtre les choses que la raison natu­relle ne peut attein­dre, telles la lumiиre de foi et la lumiиre de prophйtie.

7. Les couleurs, moteurs de la vue, sont hors de l'вme, mais les images qui meuvent l'in­tellect possible nous sont intйrieures. Et ainsi, bien que le lumiиre extйrieure du soleil suf­fise а rendre les couleurs en acte, cependant pour rendre les images intelligibles en acte, il est requis une lumiиre intйrieure et c'est la lumiиre de l'intellect agent. En outre, la partie intellective de l'вme est plus parfaite que la sensitive. D'oщ il est nйcessaire que lui soient davantage prйsents les principes aptes а sa propre opйration. En raison de quoi, et selon la partie intellective, nous nous trouvons aptes а recevoir les intelligibles et а les abstraire, pour autant que un pouvoir actif et passif de l'intellect existe en nous, ce qui n'est pas le cas des sens.

8. Bien qu'il existe une similitude entre l'intellect agent et l'art, il ne faut pas qu'une telle comparaison se vйrifie en tout.

9. L'intellect agent ne suffit pas а conduire parfaitement l'intellect possible en acte, puis­qu'en lui n'existent pas les raisons dйterminйes de toutes les choses, comme on l'a dit. Et ainsi il est requis pour la perfection ultime de l'intellect possible qu'il soit uni en quelque faзon а cet agent dans lequel existent les raisons de toutes les choses, а savoir Dieu.

10. L'intellect agent est plus noble que l'intellect possible, pour autant que la vertu active est plus noble que la passive, et plus sйparй, pour autant qu'il s'йloigne davantage de la res­semblance а la matiиre. Pas cependant au point d'кtre une substance sйparйe.

 

Article 6: L'вme est-elle composйe de matiиre et de forme?

 

Objections: 1. Il semble que oui а ce que dit Boиce dans le livre De Trinitate[xxii] [1]: une forme simple ne peut кtre sujet. Mais l'вme est sujet, а savoir des sciences et des vertus. Elle n'est donc pas une forme simple. Donc elle est composйe de matiиre et de forme.

2. Boиce dit dans le livre De Hebdomadibus [xxiii] [2]: ce qui est peut participer а quelque chose, mais l'кtre mкme ne participe а rien. Et, par le mкme raison, les sujets participent, mais non pas leurs formes: ainsi le blanc peut participer а quelque chose en dehors de la blancheur, mais non pas la blancheur. Or l'вme participe а quelque chose, а savoir а tout ce par quoi elle est informйe. L'вme n'est donc pas qu'une forme, elle est composйe de matiиre et de forme.

3. Si l'вme n'est que forme et pourtant en puissance а quelque chose, il est trиs йvident que l'кtre mкme est son acte: elle-mкme en effet n'est pas son кtre. Or d'une unique et simple puissance, unique est l'acte. Par consйquent, l'вme ne peut кtre sujet de rien d'autre que de l'кtre mкme. Or il est manifeste qu'elle est encore sujet de bien d'autres choses. Elle est donc, non pas une substance simple, mais composйe de matiиre et de forme.

4. Les accidents de la forme dйcoulent tout entiers de l'espиce, mais les accidents matйriels dйcoulent de cet individu-ci ou de celui-lа, car la forme est principe de l'espиce, la matiиre principe d'individuation. Par consйquent, si l'вme n'est que forme, ses accidents seront tout entiers consйcutifs а l'espиce. C'est йvidemment faux, car les qualitйs de musicien ou de grammairien et autres semblables, ne sont pas tout entiers consйcutifs а l'espиce. L'вme n'est donc pas que forme, mais elle est composйe de matiиre et de forme.

5. La forme est principe d'action, la matiиre principe de passivitй. Donc partout oщ il y a action et passion, il y a forme et matiиre. Mais dans l'вme il y a action et passion, car l'opй­ra­tion de l'intellect passif consiste а recevoir -c'est pourquoi le Philosophe dit que l'intel­lection est un certain pвtir[xxiv] [3] -tandis que l'opйration de l'intellect agent est dans l'agir -car il fait passer les intelligibles de la puissance а l'acte, comme le dit de De anima[xxv] [4]. Donc il y a dans l'вme composition de matiиre et de forme.

6. Partout oщ se trouvent les propriйtйs de la matiиre, il faut qu'elle entre dans le composй. Or dans l'вme se trouvent les propriйtйs de la matiиre, comme кtre en puissance, recevoir, subir, et autres choses semblables. Donc l'вme est composйe de matiиre et de forme.

 

7. Agents et patients exigent une matiиre commune, comme le montre le De generatione[xxvi] [5]. Tout ce qui peut pвtir d'un agent matйriel comporte en soi la matiиre. Or l'вme peut pвtir d'un agent matйriel, а savoir du feu infernal, qui est un feu corporel, comme le prouve Augustin dans le De civitate Dei[xxvii] [6]. Donc l'вme comporte en soi la matiиre.

8. L'action de l'agent ne se termine pas а la seule forme, mais au composй de matiиre et de forme, comme le montre la Mйtaphysique[xxviii] [7]. Mais l'action de cet agent qui est Dieu se ter­mine а l'вme. Donc l'вme est composйe de matiиre et de forme.

9. Ce qui est exclusivement forme est d'emblйe un йtant et une unitй, et n'a pas besoin d'une [cause] qui en fasse un йtant et une unitй, comme dit le Philosophe[xxix] [8]. Mais l'вme a besoin d'une [cause] qui en fasse un йtant et une unitй, а savoir Dieu crйateur. Elle n'est donc pas que forme.

10. L'agent est nйcessaire pour conduire quelque chose de la puissance а l'acte. Mais кtre con­duit de la puissance а l'acte ne convient qu'aux rйalitйs dans lesquelles il y a matiиre et forme. Si donc l'вme n'est pas composйe de matiиre et de forme, elle n'a pas besoin d'une cause agente, ce qui est manifestement faux.

11. Alexandre dit que l'вme a un intellect "ylйen" [matйriel][xxx] [9]. Or "ylйe" signifie la matiиre premiиre. Il y a donc dans l'вme quelque chose de la matiиre premiиre.

12. Tout ce qui est, ou bien est acte pur, ou bien puissance pure, ou bien composй de matiиre et de forme. Mais l'вme n'est pas acte pur, seul Dieu l'est; ni puissance pure, autre­ment elle ne diffйrerait pas de la matiиre premiиre. Elle est donc composйe de puissance pure et d'acte. Ainsi, elle n'est pas exclusivement forme, puisque la forme est acte.

13. Tout ce qui est individuй l'est en vertu de la matiиre. Mais l'вme n'est pas individuйe en vertu de la matiиre dans laquelle (in qua) elle est, а savoir le corps sinon, а la disparition du corps, cesserait son individuation. Elle est donc individuйe en vertu de la matiиre d'oщ (ex qua) elle est [composйe]. Elle comporte donc la matiиre pour partie.

14. Agent et patient ont quelque chose de commun, comme le montre le De generatione[xxxi] [10]. Mais l'вme pвtit des choses sensibles, qui sont matйrielles. Et il n'y a pas lieu de dire que dans l'вme autre est la substance de l'вme sensible, autre celle de l'вme intellectuelle. L'вme a donc quelque chose de commun avec les rйalitйs matйrielles; et ainsi, il faut qu'elle com­porte en soi la matiиre.

15. Puisque l'вme n'est pas plus simple que l'ange, il faut qu'elle soit dans le genre [esprit] au titre d'une espиce. Car cela convient а l'ange. Mais tout ce qui est dans un genre а titre d'es­pиce paraоt composй de matiиre et de forme, car le genre se comporte comme la matiиre, et la diffйrence comme la forme. Donc l'вme est composйe de matiиre et de forme.

16. La forme commune se diversifie dans le multiple par la division de la matiиre. Or l'intel­lectualitй est une sorte de forme commune non seulement aux вmes mais encore aux anges. Il faut donc qu'il y ait dans les anges et les вmes quelque matiиre, par la division de laquelle ce type de forme soit distribuй dans le multiple.

17. Tout ce qui est mы comporte de la matiиre. Or l'вme est mue: par lа Augustin[xxxii] [11] montre que l'вme n'est pas d'une nature divine, puisque soumise au changement. L'вme est donc composйe de matiиre et de forme.

 

En sens contraire: Tout composй de matiиre et de forme a une forme. Si donc l'вme est com­posйe de matiиre et de forme, elle a une forme. Mais l'вme est forme. La forme a donc une forme, ce qui paraоt impossible, car alors on procйderait а l'infini.

 

Rйponse: Il faut dire que sur cette question diverses opinions se font jour. Certains disent que l'вme, et en gйnйral toute substance en dehors de Dieu, est composйe de matiиre et de forme. Le premier inventeur de cette position est Avicebron, auteur du livre La fontaine de vie[xxxiii] [12]. La raison en est -elle est touchйe par les objections -qu'il faut que partout oщ se ren­contrent les propriйtйs de la matiиres se rencontre la matiиre. Par suite, puisque dans l'вme se rencontrent les propriйtйs de la matiиre, comme recevoir, subir, кtre en puissance, et autres choses sem­blables, on juge nйcessaire la prйsence de la matiиre dans l'вme. Mais la raison est frivole et la position intenable.

La faiblesse de ce raisonnement apparaоt du fait que recevoir, subir, et autres choses sem­blables, ne s'appliquent pas sous la mкme raison а l'вme et а la matiиre premiиre, car la matiиre premiиre ne reзoit rien sans transmutation et mouvement. Et parce que toute trans­mutation et mouvement se rйduit au mouvement local comme а ce qu'il y a de premier et de plus commun -les Physiques le montrent bien[xxxiv] [13] -il reste que la matiиre se rencontre seule­ment chez les [sujets] qui sont en puissance par rapport au lieu. Cette situation ne concerne que les choses corporelles qui sont assignйes au lieu. Par consйquent, on ne trouve la matiиre que dans les choses corporelles, d'aprиs ce qu'ont dit les philosophes de la matiиre, а moins que l'on veuille prendre la matiиre de faзon йquivoque. Or l'вme ne reзoit pas par transmuta­tion et mouvement, mais tout au contraire par sйparation du mouvement et des choses mou­vantes, d'aprиs ce que disent les Physiques[xxxv] [14]: c'est en se tenant au repos que l'вme devient savante et sage. C'est pourquoi le Philosophe dit que l'intellection est un pвtir d'un autre mode que la passion dans les choses corporelles. Si donc quelqu'un veut conclure que l'вme est composйe de matiиre parce qu'elle reзoit ou pвtit, manifestement il est abusй par l'йquivoque. Ainsi donc est-il manifeste que la raison susdite est frivole.

Qu'une telle position soit intenable, on peut le manifester de multiples faзons. Pre­miиre raison: en advenant а la matiиre, la forme constitue l'espиce. Si donc l'вme est compo­sйe de matiиre et de forme, de l'union mкme de la forme а la matiиre de l'вme rйsultera une espиce donnйe dans la nature des choses. Or ce qui par soi est espиce n'est pas uni а quel­que autre pour constituer une espиce, а moins que l'un ou l'autre ne soit corrompu en quelque faзon, comme lorsque des йlйments s'unissent pour composer l'espиce du mixte. L'вme humaine ne serait donc pas unie au corps pour constituer l'espиce humaine, mais l'espиce humaine tout entiиre consisterait dans l'вme, ce qui est йvidemment faux, car si le corps n'ap­parte­nait pas а l'espиce de l'homme, il adviendrait а l'вme par accident. On ne pourrait pas dire non plus dans cette hypothиse que la main est composйe de matiиre et de forme, puisqu'elle n'a pas d'espиce complиte, йtant partie de l'espиce: il est manifeste en effet que la matiиre de la main n'atteint pas sйparйment sa perfection, mais qu'il y a une forme unique qui simultanйment actualise la matiиre de tout le corps et de toutes ses parties; ce qu'on ne pour­rait dire de l'вme, si elle йtait composйe de matiиre et de forme, car il faudrait d'abord que la matiиre de l'вme soit, par ordre de nature, actualisйe par sa forme, et ensuite que le corps soit actualisй par l'вme; а moins de dire peut-кtre que la matiиre de l'вme fasse partie de la matiиre corporelle, ce qui est totalement absurde.

En outre, la position mentionnйe se rйvиle impossible du fait que dans tout composй de matiиre et de forme, la matiиre se comporte comme ce qui reзoit l'кtre, mais non comme ce par quoi quelque chose est: en effet cette derniиre [dйtermination] est le propre de la forme. Si donc l'вme est composйe de matiиre et de forme, il est impossible que l'вme en son tout soit principe formel d'кtre pour le corps. L'вme ne sera donc pas forme du corps, mais [le sera] quelque chose de l'вme. Or ce qui est forme de ce corps, quel qu'il soit, est вme. L'вme n'est donc pas le composй de matiиre et de forme que l'on imaginait, elle n'est que forme.

Une autre raison semble rendre l'hypothиse impossible. En effet, si l'вme est composйe de matiиre et de forme, et derechef le corps, l'une et l'autre aura par soi son unitй. Et ainsi il sera nйcessaire de poser un tiers par lequel l'вme soit unie au corps. Et cela, quelques uns de ceux qui suivent l'hypothиse susdite le concиdent. Ils disent en effet que l'вme est unie au corps par la mйdiation de la lumiиre: la vйgйtative par la mйdiation de la lumiиre du ciel sidй­ral, la sensible par celle de la lumiиre du ciel cristallin, la rationnelle par celle de la lumiиre du ciel empyrйe -toutes choses fabuleuses! Il faut en effet que l'вme soit unie au corps immй­diatement, comme l'acte а la puissance, ainsi que le montre la Mйtaphysique [xxxvi] [15]. Par lа devient manifeste que l'вme ne peut кtre composйe de matiиre et de forme. Il n'est pas exclu cepen­dant qu'il y ait dans l'вme acte et puissance, car la puissance et l'acte ne se trouvent pas seule­ment dans les rйalitйs sujettes au changement, mais leur distinction est plus universelle, comme dit le Philosophe [xxxvii] [16], alors que la matiиre n'est que dans les rйalitйs mouvantes.

Comment se trouvent acte et puissance dans l'вme, il faut l'examiner en procйdant des cho­ses matйrielles aux immatйrielles. Dans les substances composйes de matiиre et de forme, nous trouvons trois composantes: la matiиre, la forme, et en troisiиme l'кtre, dont le prin­cipe est la forme, car la matiиre participe а l'кtre de ce qu'elle reзoit la forme. Ainsi donc l'кtre suit la forme mкme, et cependant la forme n'est pas son кtre, puisqu'elle en est le principe. Et bien que la matiиre n'atteigne а l'кtre que par la forme, cependant la forme, en tant que forme, n'a pas besoin de la matiиre pour son кtre, йtant donnй que l'кtre suit la forme mкme, mais elle a besoin de la matiиre puisqu'elle est telle qu'elle ne subsiste pas par soi. Rien n'empкche cependant qu'il y ait une forme sйparйe de la matiиre qui possиde l'кtre; et dans une forme de ce genre, l'essence mкme de la forme se rapporte а l'кtre comme la puissance а son acte pro­pre. Et ainsi, dans les formes subsistant par soi, se ren­contrent et la puissance et l'acte pour autant que l'кtre mкme est acte de la forme subsis­tante, laquelle n'est pas son кtre. Mais s'il y a quelque chose qui soit son кtre -c'est le pro­pre de Dieu -lа, il n'y a pas puissance et acte, mais acte pur. De lа vient que Boиce dans le De hebdomadibus[xxxviii] [17] dit que dans les [йtants] qui sont autres que Dieu, diffиrent l'кtre et le "ce qui est", ou, comme disent certains, le "ce qui est" et le "ce par quoi c'est", car l'кtre mкme est ce par quoi quelque chose est, comme la course est ce par quoi quelqu'un court. Puisque donc l'вme est une forme pouvant subsister par soi, il y a en elle composition d'acte et de puissance, а savoir d'кtre et de "ce qui est", mais non composition de matiиre et de forme.

 

Solutions: 1. Boиce parle lа de la forme qui est absolument simple, а savoir de l'essence divine, dans laquelle, puisque rien ne sort de la puissance et qu'elle est acte pur, un sujet [dis­tinct de l'acte] ne peut кtre en aucune faзon. Les autres formes simples, si elles sont subsis­tantes, comme les anges et les вmes, peuvent cependant кtre des sujets pour autant qu'elles comportent de la puissance, en fonction de quoi il leur revient de recevoir quelque chose.

2. L'кtre mкme, c'est l'acte ultime qui peut кtre participй par tous alors que lui-mкme ne parti­cipe а rien. Par consйquent, supposй quelque chose qui soit l'кtre mкme subsistant, comme nous le disons de Dieu, nous disons qu'il ne participe а rien. Mais la raison ne vaut pas pour les autres formes subsistantes, qui participent nйcessairement а l'кtre mкme et se rapportent а lui comme la puissance а l'acte. Et ainsi, puisqu'elles sont sous un certain mode en puissance, elles peuvent participer а quelque chose d'autre.

3. Non seulement quelque forme se rapporte а l'кtre comme la puissance а l'acte, mais encore rien n'empкche qu'une forme se rapporte а une autre comme la puissance а l'acte, par exemple le diaphane а la lumiиre et les humeurs а la chaleur. Par consйquent si la dia­phanйitй йtait une forme sйparйe subsistant par soi, elle serait rйceptrice non seulement de l'кtre mкme, mais encore de la lumiиre. Pareillement, rien n'empкche les formes subsistan­tes que sont les anges et les вmes, non seulement d'кtre rйceptrices de l'кtre mкme, mais encore d'autres perfections. Toutefois, plus les formes subsistantes de ce genre seront par­faites, moins nombreuses sont les formes auxquelles elles participent pour atteindre а leur perfection, vu qu'elles ont plus de perfection dans l'essence de leur nature.

4. Bien que les вmes humaines soient seulement des formes, elles sont cependant des for­mes individuйes dans les corps et multipliйes selon la multitude des corps. Par consйquent, rien n'empкche que quelques accidents dйrivent selon leur individualitй alors qu'ils ne dйri­vent pas de toute l'espиce.

5. La passion de l'вme attribuйe а l'intellect possible n'est pas du genre de la passion attri­buйe а la matiиre, mais "passion" est dit d'une maniиre йquivoque dans l'un et l'autre cas, comme le montre le Philosophe[xxxix] [18], attendu que la passion de l'intellect possible consiste dans une rйcep­tion de type immatйriel. Et pareillement l'action de l'intellect agent ne relиve pas du mode d'action des formes matйrielles, car l'action de l'intellect agent procиde en abstrayant de la matiиre, celle des agents naturels en imprimant les formes dans la matiиre. Par consйquent, que passion et action de ce genre se trouvent dans l'вme, il ne s'ensuit pas que l'вme soit com­posйe de matiиre et de forme.

6. Recevoir et subir et autres choses de ce genre se rencontrent dans l'вme d'une autre faзon que dans la matiиre premiиre. Par consйquent il ne s'ensuit pas que les propriйtйs de la matiиre se trouvent dans l'вme.

7. Bien que le feu de l'enfer dont l'вme pвtit soit matйriel et corporel, cependant l'вme n'en pвtit pas matйriellement, а savoir suivant le mode des corps matйriels, mais elle pвtit de ce feu une affliction spirituelle, en ce qu'il est l'instrument de la divine justice du juge.

8. L'action du gйniteur se termine au composй de matiиre et de forme parce que le gйniteur naturel n'engendre qu'а partir de la matiиre. En revanche, l'action du crйateur ne procиde pas de la matiиre; et donc il ne faut pas que l'action du crйateur se termine au composй de matiиre et de forme.

9. Les [йtants] qui sont des formes subsistantes, dans la mesure oщ ils sont "un" et "йtant", ne requiиrent pas de cause formelle, puisqu'ils sont eux-mкmes des formes. Ils ont cepen­dant une cause agente externe qui leur donne l'кtre.

10. L'agent agissant par mouvement conduit quelque chose de la puissance а l'acte, mais l'agent qui agit sans mouvement ne conduit pas de la puissance а l'acte, mais il fait кtre en acte ce qui selon la nature est en puissance а кtre. Un tel agent est crйateur.

11. L'intellect possible est nommй par certains intellect "ylйal", c'est-а-dire matйriel, non pas qu'il soit une forme matйrielle, mais parce qu'il a une ressemblance а la matiиre, en tant qu'il est en puissance aux formes intelligibles comme la matiиre l'est aux formes sensibles.

12. Bien que l'вme ne soit ni acte pur, ni puissance pure, il ne s'ensuit pas qu'elle soit com­po­sйe de matiиre et de forme, comme il est manifeste d'aprиs ce qu'on a dit.

13. L'вme n'est pas individuйe par la matiиre d'oщ (ex qua) elle est, mais par son rapport а la matiиre dans laquelle (in qua) elle est. Comment cela peut кtre, les questions prйcйdentes l'ont manifestй.

14. L'вme sensitive ne pвtit pas des sensibles, mais le composй. En effet sentir, lequel est un certain pвtir, n'est pas de l'вme seulement, mais de l'organe animй.

15. L'вme n'est pas proprement dans le genre а titre d'espиce, mais comme partie de l'es­pиce humaine. De lа ne suit pas qu'elle soit composйe de matiиre et de forme.

16. L'intellectualitй ne convient pas а plusieurs comme l'unique forme de l'espиce se distri­bue en plusieurs par division de la matiиre; mais elle est plutфt diversifiйe par la diversitй des for­mes, que les formes soient diffйrentes par l'espиce, comme homme et ange, ou qu'elles soient diffйrentes par le nombre seul, comme les вmes des divers hommes.

17. L'вme et les anges sont dits des esprits sujets au changement pour autant qu'ils peuvent changer en fonction du choix opйrй: lequel changement va d'opйration en opйration. Pour ce changement, la matiиre n'est pas requise, elle ne l'est que pour les changements naturels, les­quels vont de forme а forme ou du lieu au lieu.

 

Article 7: L'ange et l'вme diffиrent-ils selon l'espиce?

 

Objections: 1. Il semble que non. Ceux dont l'opйration propre et naturelle est la mкme, ceux-lа sont les mкmes selon l'espиce, car c'est par l'opйration que la nature d'une chose est connue. Or l'ange et l'вme ont la mкme opйration propre et naturelle, а savoir l'acte d'intel­lection. Donc l'вme et l'ange sont de la mкme espиce.

2. On disait que l'opйration de l'вme comporte une activitй discursive, mais non pas celle de l'ange; et ainsi l'opйration de l'вme et celle de l'ange ne sont pas de la mкme espиce. A l'in­verse: une mкme puissance n'est pas au principe d'opйrations diverses selon l'espиce. Or nous, par la mкme puissance, а savoir l'intellect possible, nous concevons certains objets intelligi­bles sans discourir, а savoir les premiers principes, et d'autres en discourant, а savoir les conclusions. Donc concevoir avec ou sans discours ne diversifie pas l'espиce.

3. Les actes d'intellection avec ou sans discours paraissent diffйrer comme кtre en mouve­ment et кtre en repos, car le discours est un certain mouvement de l'intellect d'un point а un autre. Mais кtre en mouvement et en repos ne diversifient pas l'espиce, car le mouvement est rйduc­tible au genre dans lequel se trouve le terme du mouvement, comme dit le Com­mentateur en III Physique[xl] [1]; aussi le Philosophe dit-il en cet endroit [xli] [2] qu'il y a autant d'espи­ces de mouve­ment qu'il y a d'espиces d'йtants, pour autant qu'ils dйterminent le mouve­ment. Donc les actes d'intellection avec ou sans discours ne diffиrent pas l'espиce.

4. De mкme que les anges conзoivent les rйalitйs dans le Verbe, de mкme l'вme des bien­heu­reux. Mais dans le Verbe la connaissance est sans discours, aussi S. Augustin dit-il dans le De Trinitate[xlii] [3] que dans la patrie il n'y a aura pas de pensйes cursives. Donc l'вme ne diffиre pas de l'ange par une intellection avec discours opposйe а une intellection sans dis­cours.

5. Tous les anges ne se rйunissent pas en une [mкme] espиce, ainsi qu'on l'йtablit а partir du multiple; et cependant tous les anges conзoivent sans discours. Donc ce n'est pas l'intellec­tion avec ou sans discours qui fait la diversitй d'espиce dans les substances intellectuelles.

6. On disait que mкme chez les anges, les uns conзoivent plus parfaitement que les autres. En sens opposй: le plus et le moins ne diffйrencient pas l'espиce. Or concevoir plus ou moins parfaitement ne diffиre que par le plus et le moins. Donc les anges ne se diffйren­cient pas par l'espиce selon qu'ils conзoivent plus ou moins parfaitement.

7. Toutes les вmes humaines sont de mкme espиce. Toutes cependant ne sont pas йgale­ment intelligentes. Il n'y a donc pas de diffйrence d'espиce dans les substances intellec­tuelles par le fait de concevoir plus ou moins parfaitement.

8. On dit que l'вme humaine conзoit en discourant parce qu'elle conзoit la cause par l'effet et inversement. Mais ceci convient йgalement aux anges. Il est dit en effet dans le livre De Cau­sis[xliii] [4] que l'intelligence conзoit ce qui est au-dessus d'elle parce qu'elle en est l'effet, et ce qui est au-dessous d'elle parce qu'elle en est la cause. Donc l'ange ne diffиre pas de l'вme par le fait d'une intellection avec ou sans discours.

9. Tous ceux qui sont rendus parfaits par des perfections identiques, semblent кtre identi­ques selon l'espиce, car l'acte propre procиde d'une puissance propre. Or l'ange et l'вme sont rendus parfaits par des perfections identiques, а savoir par la grвce, la gloire, la cha­ritй. Ils sont donc de mкme espиce.

10. Ceux dont la fin est identique semble кtre de mкme espиce, car chacun est ordonnй а la fin par sa forme, laquelle est principe de l'espиce. Or identique est la fin de l'ange et de l'вme, а savoir la bйatitude йternelle, comme il ressort de ce que dit Matthieu: "Les fils de la rйsurrec­tion seront comme les anges dans le ciel"[xliv] [5]; et Grйgoire dit que les вmes seront йlevйes aux ordres des anges[xlv] [6]. Donc l'ange et l'вme sont de mкme espиce.

11. Si l'ange et l'вme diffиrent par l'espиce, il faut que l'ange soit supйrieur а l'вme dans l'ordre de la nature; il sera ainsi intermйdiaire entre l'вme et Dieu. Mais entre notre esprit et Dieu il n'y a pas d'intermйdiaire, comme dit Augustin[xlvi] [7]. Donc l'ange et l'вme ne diffиrent pas par l'es­pиce.

12. L'impression d'une mкme image en des [sujets] divers ne diversifie pas l'espиce. En effet l'image du cercle, qu'elle soit dans l'or ou l'argent, reste de mкme espиce. Or l'image de Dieu est dans l'вme autant que dans l'ange. Donc l'ange et l'вme ne diffиrent pas par l'espиce.

13. A dйfinition identique, espиce identique. Or la dйfinition de l'ange convient а l'вme. En effet Damascиne dit que "l'ange est une substance incorporelle, toujours en mouvement, de libre arbitre, ministre de Dieu, recevant par grвce, non par nature, l'immortalitй"[xlvii] [8]. Toutes ces choses conviennent а l'вme humaine. Donc l'ange et l'вme sont de mкme espиce.

14. Tout ce qui se rencontre dans la diffйrence ultime est de mкme espиce, car la diffйrence ultime est constitutive de l'espиce. Mais l'ange et l'вme se rencontrent dans la diffйrence ultime, а savoir dans l'кtre intellectuel, lequel doit кtre l'ultime diffйrence puisque rien n'est plus noble dans la nature de l'ange ou de l'homme; toujours en effet l'ultime diffйrence est ce qu'il y a de plus accompli. Donc l'ange et l'вme ne diffиrent pas par l'espиce.

15. Ce qui n'est pas identique а l'espиce, ne peut diffйrer par l'espиce. Or l'вme n'est pas iden­tique а l'espиce, elle est plutфt partie de l'espиce. Elle ne peut donc diffйrer de l'ange par l'es­pиce.

16. La dйfinition regarde proprement l'espиce. Ce qui n'est pas dйfinissable ne paraоt pas rele­ver de l'espиce. Mais l'ange et l'вme ne sont pas dйfinissables, puisqu'ils ne sont pas composйs de matiиre et de forme, comme on l'a montrй plus haut: dans toute dйfinition en effet, quelque chose joue le rфle de matiиre et quelque chose le rфle de forme, comme le montre le Philoso­phe dans la Mйtaphysique[xlviii] [9], oщ lui-mкme dit que si les espиces des choses йtaient sans matiиre, comme Platon le soutient, elles ne seraient pas dйfinissables. Donc l'ange et l'вme ne peuvent diffйrer par l'espиce а proprement parler.

17. Toute espиce est constituйe du genre et de la diffйrence. Or le genre et la diffйrence sont fondйs diversement: ainsi le genre de l'homme -l'animal -dans la nature sensible; la diffй­rence -le rationnel -dans la nature intellectuelle. Mais dans l'ange et l'вme, il n'est pas de diversitй sur quoi puissent se fonder le genre et la diffйrence: leur essence en effet est une forme simple; et leur кtre ne peut admettre ni genre ni diffйrence. Le Philosophe prouve en effet dans la Mйtaphysique que l'йtant n'est ni genre ni diffйrence. Donc l'ange et l'вme n'ont pas de genre ni de diffйrence, et ainsi ne peuvent diffйrer par l'espиce.

18. Tout ce qui diffиre par l'espиce, diffиre par diffйrence de contraires. Mais dans les subs­tances immatйrielles il n'y a pas de contrariйtй, car la contrariйtй est principe de corruption. Donc l'ange et l'вme ne diffиrent pas par l'espиce.

19. L'ange et l'вme semblent diffйrer principalement par cela que l'ange n'est pas uni а un corps, а l'inverse de l'вme. Mais cela ne peut faire que l'вme diffиre de l'ange par l'espиce: le corps en effet se rapporte а l'вme comme matiиre; mais la matiиre ne spйcifie pas la forme, c'est plutфt le contraire. Donc en aucune faзon l'ange et l'вme ne diffиrent par l'es­pиce.

 

En sens contraire: Ce qui ne diffиre pas par l'espиce ne diffиre pas non plus par le nom­bre, sinon par la matiиre. Mais l'ange et l'вme n'ont pas de matiиre, comme l'a montrй la question prйcйdente. Donc si l'ange et l'вme ne diffиrent pas par l'espиce, elles ne diffиrent pas non plus par le nombre, ce qui est manifestement faux. Reste donc qu'ils diffиrent par l'espиce.

 

Rйponse: Certains disent que l'вme humain et l'ange sont de mкme espиce. Et la thиse semble avoir йtй soutenue d'abord par Origиne[xlix] [10]. Voulant йviter les erreurs des anciens hйrйtiques, qui attribuaient la diversitй des choses а divers principes, ceux-ci introduisant la diversitй du bien et du mal, il soutint que la diversitй de toutes les choses procйdait du libre arbitre. Dieu, dit-il, fit en effet au commencement toutes les crйatures йgales; s'agissant des rationnelles, certaines, adhйrant а Dieu, progressиrent en mieux dans leur mode d'adhйsion а Dieu; mais d'autres, s'йloignant de Dieu en vertu de leur libre arbitre, tombиrent de pire en pire а la mesure de leur retrait de Dieu. Et ainsi, certaines d'entre elles furent incorpo­rйes aux corps cйlestes, d'autres aux corps humains, d'autres encore s'en retournиrent jus­qu'а la malignitй des dйmons, alors que cependant l'uniformitй rйgnait au commencement de leur crйation. Mais, autant que sa position le laisse voir, Origиne porta son attention au bien des crйatures singuliиres en nйgli­geant la considйration du tout. Pourtant un sage arti­san ne considиre pas dans la disposition des parties seulement le bien de telle ou telle par­tie, mais beaucoup plus le bien du tout. C'est pourquoi le bвtisseur ne fait pas toutes les parties йgalement prйcieuses, mais plus ou moins, selon leur concours а la bonne disposi­tion de la maison. Et pareillement dans le corps animal, toutes les parties n'ont pas la clartй de l'њil, car l'animal serait imparfait; mais il y a diversitй dans les parties animales pour que l'animal puisse кtre rendu parfait. Ainsi encore Dieu, dans sa sagesse, n'a pas produit toutes choses йgales: en effet l'univers serait imparfait si lui man­quaient les multiples degrйs des йtants. Donc chercher pourquoi l'opйration de Dieu fait telle crйature meilleure qu'une autre serait chercher pourquoi l'artisan institue dans son њuvre la diversitй des par­ties.

Une fois йcartй l'argument d'Origиne, quelques uns modifiиrent sa position en disant que toutes les substances intellectuelles sont de mкme espиce pour d'autres raisons (qui sont touchйes dans les objections). Mais la position semble impossible. Si en effet l'ange et l'вme ne sont pas composйs de matiиre et de forme mais ne sont que des formes, comme il a йtй dit dans la question prйcйdente, il faut que la diffйrence qui distingue les anges les uns des autres, ou encore de l'вme, soit une diffйrence formelle; а moins de supposer que les anges soient aussi unis а des corps comme les вmes: alors, du fait de leur rapport aux corps, une diffйrence matйrielle pourrait les distinguer, comme il a йtй dit des вmes prйcй­demment. Mais cela n'est pas admis gйnйralement, et si cela йtait, ne profiterait pas а cette position: car il est manifeste que de tels corps diffйreraient spйcifiquement des corps humains auxquels les вmes humaines sont unies; et des divers corps selon l'espиce, il faut qu'il y ait diverses perfections selon l'es­pиce. Donc une fois йcartйe la thиse que les anges ne sont pas formes des corps, s'ils ne sont pas composйs de matiиre et de forme, ne demeure entre les anges, ou entre les anges et l'вme, qu'une diffйrence formelle. Or une diffйrence formelle fait varier l'espиce, car c'est la forme qui donne l'espиce d'une chose. Reste ainsi que les anges diffйrent par l'espиce non seulement de l'вme mais encore entre eux.

Mais si quelqu'un soutient que les anges et l'вme sont composйs de matiиre et de forme, cette opinion non plus ne pourra tenir. Si en effet, dans les anges aussi bien que dans l'вme, unique est de soi la matiиre, comme unique est la matiиre de tous les corps infйrieurs, et diversifiйe seulement par les formes, il faudra encore que la division de cette matiиre uni­que et commune soit principe de distinction entre les anges et des anges а l'вme. Or comme il est de la raison de la matiиre d'кtre privйe de soi de toute forme, on ne pourra compren­dre la divi­sion de la matiиre avant la rйception de la forme, qui se multiplie selon la divi­sion de la matiиre, sinon par les dimensions quantitatives. C'est pourquoi le Philosophe dit dans les Phy­siques[l] [11] que, фtйe la quantitй, la substance demeure indivisible. Or tout ce qui est composй de matiиre sujette а la quantitй, est un corps, et non pas seule­ment uni а un corps. Ainsi donc les anges et l'вme sont des corps, ce qu'aucun homme sain d'esprit n'a dit, puisqu'il est notamment prouvй que l'intellection ne peut кtre l'acte d'aucun corps. En vйritй, si la matiиre des anges et de l'вme n'est pas unique et commune, mais [relиve] d'ordres divers, cela ne peut кtre qu'en fonction de sa rйfйrence а des formes diverses, de mкme qu'il n'y a pas, dit-on, de matiиre unique commune entre les corps cйlestes et les infйrieurs. C'est ainsi qu'une telle diffйrence de matiиre fait la diversitй des espиces. D'oщ il est impossible, semble-t-il, que les anges et l'вme soient de mкme espиce.

Reste а considйrer pour quelle raison ils diffиrent par l'espиce. Or il nous faut parvenir а la connaissance des substances intellectuelles par la considйration des substances matйriel­les. En celles-ci les divers degrйs de perfection de la nature institue la diversitй d'espиce. Ce qu'il est facile de montrer а considйrer les genres eux-mкmes des substances matйrielles; il est manifeste en effet que les corps mixtes surpassent en rang de perfection les йlйments; les plantes, les corps mixtes, et les animaux, les plantes. Et en chacun des genres, on trouve, selon les degrйs de perfection naturelle, diversitй d'espиces: car chez les йlйments, le terre est au plus bas, le feu ce qu'il y a de plus noble; pareillement dans les minйraux, on dйcouvre que la nature progresse graduellement а travers diverses espиces jusqu'а l'espиce de l'or; chez les plantes jusqu'а l'espиce des plantes parfaites; et chez les animaux jusqu'а l'espиce de l'homme; cependant, certains animaux, qui disposent seulement du tact, sont trиs proche des plantes par leur immobilitй, et pareillement certaines plantes sont proches des choses inanimйes, comme le montre le Philosophe dans le De Vegetabilibus[li] [12]. A cause de cela, le Philosophe dit dans la Mйtaphysique[lii] [13] que les espиces des choses naturelles sont comme les espиces des nombres, dans lesquelles une unitй ajoutйe ou soustraite fait varier l'espиce. Ainsi donc aussi dans les substances immatйrielles les divers degrйs de perfection de la nature fait la diffйrence d'es­pиce.

Mais sur un point il en va diffйremment dans les substances matйrielles et les immatй­riel­les. Partout en effet oщ il y a diversitй de degrйs, il faut que les degrйs soient disposйs en ordonnance а quelque principe unique. Dans les substances matйrielles, on observera que les divers degrйs diversifiant les espиces le sont par ordonnance а ce premier principe qu'est la matiиre. De lа vient que les premiиres espиces sont plus imparfaites et les suivan­tes plus par­faites, et se comparent aux premiиres par addition: ainsi les corps mixtes sont d'une espиce plus parfaite que celle des йlйments, attendu qu'ils ont en eux tout ce qu'ont les йlйments et quelque chose en plus; semblable est le rapport des plantes aux corps minй­raux, et des ani­maux aux plantes.

En revanche, dans les substances immatйrielles on observe une ordonnance des degrйs des diverses espиces, non par rapport а la matiиre, qu'ils n'ont pas, mais par rapport а l'agent premier, qui doit кtre trиs parfait. Et ainsi la premiиre espиce est chez elles plus parfaite que la seconde, parce que plus semblable au premier agent; et la perfection de la seconde en diminu­tion de la premiиre, et ainsi de suite jusqu'а la derniиre d'entre elles. D'autre part, la perfection la plus haute, celle du premier agent, consiste en ceci que dans une simplicitй unique il pos­sиde la bontй et la perfection sous toutes ses formes. C'est pourquoi, autant une substance immatйrielle sera proche du premier agent, autant elle sera dans la simplicitй de sa nature d'une bontй plus parfaite, et moins elle aura besoin de formes intйrieurement acquises pour son accomplissement. Et ceci se vйrifie graduellement jusqu'а l'вme humaine, qui tient le degrй le plus bas, comme la matiиre premiиre dans le genre des cho­ses sensibles. Aussi n'a-t-elle pas dans sa nature de formes intelligibles en acte, mais elle est en puissance aux intelligi­bles; c'est pourquoi elle a besoin pour son opйration propre d'кtre actualisйe par les formes intelligibles, les acquйrant des choses extйrieures par les puissances sensitives. Et comme l'opйration sensitive se fait par un organe corporel, il appartient а la condition mкme de sa nature d'кtre unie а un corps, et d'кtre partie de l'es­pиce humaine, n'ayant pas en soi la com­plйtude de l'espиce.

 

Solutions: 1. L'intellection de l'ange et celle de l'вme ne sont pas de mкme espиce. Il est manifeste en effet que si les formes au principe de l'opйration diffиrent par l'espиce, il en ira nйcessairement de mкme des opйrations: ainsi chauffer et refroidir diffиrent selon la diffй­rence de la chaleur et du froid. Or les espиces intelligibles par lesquelles les вmes font acte d'intellection sont abstraites des images. Et ainsi elles ne sont pas de mкme nature que les espиces intelligibles par lesquelles les anges font acte d'intellection: celles-ci leur sont innйes, et c'est pourquoi le livre De Causis[liii] [14] dit que chaque Intelligence est pleine de for­mes. Par consй­quence l'intellection de l'ange et celle de l'вme ne sont pas de mкme espиce. Cette diffйrence fait que l'ange conзoit sans discours, mais l'вme avec discours, car il lui est nйcessaire de par­venir au discernement des causes а partir des effets sensibles, et а par­tir des accidents sensi­bles а l'essence des choses, laquelle ne relиve pas du sens.

2. L'вme intellectuelle conзoit les principes et les conclusions par les espиces abstraites des images; et ainsi il n'y a pas de diversitй spйcifique d'intellection.

3. Le mouvement est rйductible au genre, et son espиce au terme du mouvement, en tant que la mкme forme est avant le mouvement seulement en puissance, dans le mouvement mкme intermйdiaire entre la puissance et l'acte, et au terme du mouvement complиtement en acte. Mais l'intellection de l'вme -avec discours -et celle de l'ange -sans discours -ne sont pas de mкme espиce quant а la forme. De lа ne s'impose pas l'unitй d'espиce.

4. L'espиce d'une chose se juge selon l'opйration qui lui revient en raison de sa nature pro­pre, mais non selon l'opйration qui lui revient en raison de sa participation а une autre nature. Par exemple on ne juge pas l'espиce du fer de par l'embrasement qui lui revient par la mise en feu: autrement on jugerait que le fer et le bois sont de mкme espиce parce qu'ils brыlent une fois enflammйs. Je dis donc que "voir dans le Verbe" est une opйration surnatu­relle de l'вme et de l'ange, leur revenant а l'une et а l'autre en raison de leur participation а une nature supйrieure, а savoir divine, par l'illumination de la gloire. D'oщ l'on ne peut conclure que l'ange et l'вme sont de mкme espиce.

5. Par rapport а la diversitй des anges les espиces intelligibles ne sont pas de mкme raison, car autant une substance intellectuelle est supйrieure et plus proche de Dieu, lequel com­prend toute chose par l'unitй de son essence, autant les formes intelligibles sont en elle plus йlevйes et plus aptes а devoir connaоtre la pluralitй. C'est pourquoi il est dit dans le De Causis[liv] [15] que les Intelligences supйrieures conзoivent par des formes plus universelles. Et Denys dit dans la Hiйrarchie cйleste[lv] [16] que les anges supйrieurs ont une science plus univer­selle. Et ainsi l'intel­lection n'est pas de mкme espиce selon la diversitй des anges, bien qu'elle soit sans discours pour les uns et pour les autres, parce qu'ils conзoivent par des espиces innйes, non reзues des choses qu'elles font connaоtre.

6. Le plus et le moins se disent en deux sens. Premiиrement suivant que la matiиre participe diversement а une mкme forme, ainsi le bois а la blancheur et alors le plus et le moins ne diversifient pas l'espиce. Secondement suivant les divers degrйs de perfection des formes, alors le plus et le moins diversifient l'espиce. En effet la diversitй des espиces de couleurs rйsulte de la proximitй plus ou moins grande qu'elles ont а la lumiиre. C'est ainsi que l'on ren­contre le plus ou le moins dans la diversitй des anges.

7. Bien que toutes les вmes ne fassent pas йgalement acte d'intellection, toutes cependant con­зoivent par des espиces de mкme nature, а savoir reзues des images. Et c'est pourquoi le fait qu'elles soient inйgales en intelligence vient de la diversitй des pouvoirs sensitifs d'oщ sont abstraites les espиces, diversitй qui provient elle-mкme de la diversitй des dispo­sitions des corps. Il apparaоt ainsi que ce plus et moins ne diversifie pas l'espиce puisqu'il suit la diversitй matйrielle.

8. Connaоtre quelque chose par une autre advient de deux faзons. Premiиrement quand on connaоt l'une par l'autre, de telle sorte que soit distincte la connaissance de l'une et de l'au­tre, comme lorsque l'homme connaоt la conclusion par le principe, en considйrant sйparй­ment l'un et l'autre. Secondement quand l'objet connu l'est par l'espиce qui le fait connaоtre, par exemple quand nous voyons la pierre par l'espиce de la pierre qui est dans l'њil. Selon la premiиre faзon, connaоtre l'un par l'autre fait le discours, mais non l'autre faзon. Or c'est de cette der­niиre faзon que l'ange connaоt l'effet par la cause et la cause par l'effet, en tant que l'essence mкme de l'ange est une certaine similitude de sa cause et qu'elle rend sembla­ble а soi son effet.

9. Les perfections de la grвce conviennent а l'вme et а l'ange par la participation а la divine nature, d'aprиs ce qui est dit dans la seconde йpоtre de Pierre: "Par elle [la puissance de Dieu], les plus grandes et prйcieuses promesses nous ont йtй donnйes, afin que vous deve­niez ainsi participants de la divine nature" etc. [lvi] [17]. Par consйquent on ne peut conclure de la concordance dans ces perfections а l'unitй d'espиce.

10. Les choses dont la fin immйdiate et naturelle est une, sont unes selon l'espиce. Mais la bйatitude est la fin ultime et surnaturelle. Donc la raison ne suit pas.

11. Augustin ne pense pas qu'il n'y ait rien d'intermйdiaire entre notre esprit et Dieu sous la raison du degrй de dignitй et de nature, puisque mкme une вme est plus noble qu'une autre; par contre il pense que notre вme est immйdiatement justifiйe par Dieu et bйatifiйe en lui. Il dirait aussi bien qu'un simple soldat est immйdiatement sous le roi, non pas que d'autres ne lui soient supйrieurs sous le roi, mais parce que nul n'a propriйtй sur lui sinon le roi.

12. Ni l'ange ni l'вme n'est l'image parfaite de Dieu, mais seul le Fils. Et ainsi il ne faut pas qu'ils soient de mкme espиce.

13. La dйfinition susdite ne convient pas de la mкme faзon а l'вme et а l'ange. L'ange est en effet une substance incorporelle, et parce qu'il n'est pas un corps et parce qu'il n'est pas uni а un corps, ce qui ne peut кtre dit de l'вme.

14. Ceux qui affirment que l'вme et l'ange sont de la mкme espиce confиrent une valeur maximale а ce raisonnement, mais il ne conclut pas nйcessairement. La diffйrence ultime en effet doit кtre plus noble non seulement quant а la noblesse de la nature mais encore quant а ce qu'elle dйtermine, parce que la diffйrence ultime est un quasi acte au regard de tout ce qui prйcиde. Ainsi donc l'intellectualitй n'est pas plus noble dans l'ange ou dans l'вme, mais elle ne l'est pas de la mкme faзon ici et lа; il en va manifestement de mкme du sensible: autrement tous les animaux bruts seraient de mкme espиce.

15. L'вme est partie de l'espиce, elle est cependant le principe donnant l'espиce; c'est en ce sens que porte la recherche sur l'espиce de l'вme.

16. Bien que la dйfinition porte sur la seule espиce а proprement parler, il s'en faut pourtant que toute espиce soit dйfinissable. Les espиces des choses immatйrielles ne sont pas connues par dйfinition ou dйmonstration, comme il en va dans les sciences spйculatives, mais elles sont connues par une simple intuition. Par consйquent l'ange ne peut кtre pro­prement dйfini -car nous ne savons pas de lui ce qu'il est -mais il peut кtre dйsignй par certaines nйgations. Quant а l'вme, elle est dйfinie comme forme du corps.

17. Le genre et la diffйrence peuvent кtre entendus en deux sens. En un premier sens, selon une considйration rйaliste, comme ils le sont par la Mйtaphysique ou la philosophie natu­relle; il faut alors que le genre et la diffйrence soient fondйs sur la diversitй des natures. De ce point de vue rien n'empкche de dire que dans les substances spirituelles il n'y ait pas de genre et de diffйrence, mais seulement des formes et des espиces simples. Au second sens, selon une con­sidйration logique: alors il n'importe pas que le genre et la diffйrence se fon­dent sur la diver­sitй des natures, mais sur une nature unique dans laquelle on considиre quelque chose de pro­pre et quelque chose de commun. Et ainsi rien n'empкche de poser le genre et la diffйrence dans les substances spirituelles.

18. Lorsqu'on parle du genre et de la diffйrence en philosophie des rйalitйs physiques, il faut que les diffйrences soient des contraires, car la matiиre sur laquelle est fondйe la nature du genre est de recevoir des formes contraires. Mais selon une considйration logique, il suffit de quelque opposition dans les diffйrences, comme on le voit dans les diffйrences des nombres, oщ il n'y a pas de contrariйtй. Et pareillement dans les substances spirituelles.

19. Bien que la matiиre ne donne pas l'espиce, toutefois le rapport de la matiиre а la forme concerne la nature de la forme.

Article 8: L'вme humaine devait-elle кtre unie au corps?      

 

Objections: 1. Il semble que non. L'вme humaine est la plus subtile des formes unies а un corps. La terre est le plus infime des corps. Il ne fut donc pas convenable qu'elle fыt unie а un corps terrestre.

2. On disait: ce corps terrestre, pour avoir йtй ramenй а l'йquilibre du tempйrament, pos­sиde une similitude avec le ciel, lequel est totalement dйpourvu de contraires; il en tire une noblesse telle que l'вme rationnelle puisse lui кtre unie convenablement. En sens contraire: si la noblesse du corps humain dйcoule de sa ressemblance au corps cйleste, il s'ensuit que le corps cйleste est plus noble que lui. Mais l'вme rationnelle est plus noble que n'importe quel corps, puisque par la capacitй de son intellect elle transcende tous les corps. Donc l'вme rationnelle devrait plutфt кtre unie а un corps cйleste.

3. On disait que le corps cйleste est en perfection plus noble que l'вme rationnelle. En sens contraire: si la perfection du corps cйleste est plus noble que l'вme rationnelle, il faut qu'il soit intelligent, car tout ce qui est intelligent, quel qu'il soit, est plus noble que ce qui ne l'est pas. Si donc un corps cйleste est rendu parfait par quelque substance intellectuelle, celle-ci en sera, ou bien seulement le moteur, ou bien la forme. Si seulement le moteur, il n'en reste pas moins que le corps humain possиde une modalitй de perfection plus noble que celle du corps cйleste: en effet la forme donne spйcification а ce dont elle est la forme, mais non le moteur. C'est pourquoi rien n'empкche que des rйalitйs dont la nature est dйpourvue de noblesse, ser­vent d'instruments а l'agent le plus noble. Mais si la substance intellectuelle est la forme du corps cйleste, ou bien une telle substance possиde seulement l'intellect, ou bien, avec l'intel­lect, le sens et les autres puissances. Si elle a le sens et les autres puissances, comme il est nйcessaire que de telles puissances soient l'acte des organes dont elles ont besoin pour agir, il s'ensuit que le corps cйleste est un corps organique, ce qui rйpugne а la simplicitй de son unitй formelle. En revanche, si elle possиde seulement l'intellect, un intellect ne recevant rien du sens, une telle substance n'a nul besoin d'union au corps, puisque l'opйration de l'intellect ne se fait pas par un organe corporel. Donc, puisque l'union du corps et de l'вme n'est pas pour le corps mais pour l'вme, (parce que les matiиres sont pour les formes et non l'inverse), il s'ensuit que la substance intellectuelle n'est pas unie au corps cйleste comme йtant sa forme.

4. Toute substance intellectuelle crййe a par nature la possibilitй de pйcher, parce qu'elle peut se dйtourner du bien suprкme qui est Dieu. Si donc des substances intellectuelles sont unies comme formes а des corps cйlestes, elles peuvent pйcher. Or la peine du pйchй, c'est la mort, c'est-а-dire la sйparation de l'вme et du corps, et le tourment des pйcheurs en enfer. Par consй­quent il a pu se faire que les corps cйlestes mourussent et que leur вme fыt rйtro­gradйe en enfer.

5. Toute substance intellectuelle est capable de la bйatitude. Si donc les corps cйlestes sont animйs par des вmes intellectuelles, de telles вmes sont capables de la bйatitude. Et ainsi dans la bйatitude йternelle il y a non seulement les anges et les hommes, mais encore cer­taines natures intermйdiaires, alors que pourtant les saints docteurs enseignent que la sociйtй des saints se compose des anges et des hommes.

6. Le corps d'Adam fut proportionnй а l'вme rationnelle. Mais notre corps est dissemblable а ce corps; ce corps en effet, avant le pйchй, fut immortel et impassible, ce qui n'est pas le cas de nos corps. Donc les corps, tels que nous les avons, ne sont pas proportionnйs а l'вme rationnelle.

7. Le moteur le plus noble exige les instruments les mieux disposйs et soumis а [son] opй­ra­tion. Or l'вme rationnelle est ce qu'il y a de plus noble entre les moteurs infйrieurs. Donc lui est dы pour ses opйrations un corps parfaitement soumis. Or nous ne disposons pas d'un corps d'une telle qualitй, car la chair rйsiste а l'esprit et l'вme est tirйe de ci de lа а cause de la guerre des concupiscences. Ainsi donc l'вme rationnelle n'a pas dы кtre unie а un tel corps.

8. A l'вme rationnelle convient l'abondance des esprits animaux dans un corps а parfaire. C'est pourquoi le corps de l'homme est le plus chaud parmi les autres animaux quant au pouvoir d'engendrer de telles forces: ce que signifie la station droite du corps humain pro­venant des forces de la chaleur et des esprits animaux. Ainsi donc il eыt йtй trиs convenable que l'вme rationnelle fыt unie а un corps totalement "spirituel".

9. L'вme est une substance incorruptible; mais nos corps sont corruptibles. Il n'est donc pas convenable que l'вme soit unie а de tels corps.

10. L'вme rationnelle est unie au corps pour constituer l'espиce. Mais celle-ci eыt йtй mieux conservйe si le corps а quoi l'вme est unie йtait incorruptible: il ne serait plus nйcessaire en effet que l'espиce fыt conservйe par la gйnйration, mais elle pourrait кtre conservйe en nombre dans les mкmes corps. Donc l'вme humaine a dы кtre unie а des corps incorrupti­ble.

11. Le corps humain, pour кtre le plus noble parmi les corps infйrieurs, doit кtre le plus sem­blable au corps cйleste, qui est le plus noble des corps. Or le corps cйleste est tout а fait exempt de contrariйtй. Donc le corps humain a dы avoir le minimum en fait de contrariйtй. Mais nos corps n'ont pas ce minimum: en effet d'autres corps, comme ceux des pierres et des arbres, sont plus durables, йtant donnй que la contrariйtй est principe de dissolution. Par con­sйquent l'вme rationnelle n'a pas dы кtre unie а des corps de mкme qualitй que les nфtres.

12. L'вme est une forme simple. A une forme simple revient une matiиre simple. Donc l'вme rationnelle a dы кtre unie а quelque corps simple, tel que le feu, l'air, ou tout autre de ce genre.

13. L'вme humaine semble кtre en communion avec les principes, aussi les philosophes anti­ques ont-ils affirmй que l'вme est de la nature des principes, comme le montre le De anima[lvii] [1]. Or les principes des corps sont les йlйments. Par consйquent, bien que l'вme ne soit pas un йlйment, ou [composйe] d'йlйments, elle a dы au moins кtre unie а un corps йlйmen­taire, comme le feu, l'air ou l'un des autres йlйments.

14. Les corps [composйs] de parties semblables s'йcartent moins de la simplicitй que les corps [composйs] de parties dissemblables. Comme l'вme est une forme simple, elle a dы кtre unie de prйfйrence а un corps composй de parties semblables qu'а un corps composй de parties dissemblables.

15. L'вme est unie au corps en tant que forme et moteur. Par consйquent l'вme rationnelle, qui est la plus noble des formes, a dы кtre unie au corps le plus agile а se mouvoir. Nous voyons le contraire de cela, car les corps des oiseaux sont plus agile а se mouvoir que les corps humains, et pareillement les corps de beaucoup d'animaux.

16. Platon dit[lviii] [2] que les formes sont donnйes par le Donateur selon les aptitudes (exigences) de la matiиre, c'est-а-dire les dispositions de la matiиre. Mais le corps humain n'a pas de disposi­tion au regard d'une forme si noble, car, visiblement, il est grossier et corruptible. L'вme n'au­rait donc pas dы кtre unie а un tel corps.

17. Dans l'вme humaine, les formes intelligibles sont trиs particularisйes par comparaison aux substances intelligibles supйrieures. Or de telles formes s'accorderaient а l'opйration du corps cйleste, qui est cause de gйnйration et de corruption de ces choses particuliиres. Donc l'вme humaine aurait dы кtre unie aux corps cйlestes.

18. Rien n'est mы naturellement tant qu'il est dans son lieu, mais seulement quand il est hors de son propre lieu. Mais le ciel est mы tout en existant dans son lieu. Donc il n'est pas mы naturellement. Il est donc mы par une вme, et ainsi il possиde une вme qui lui est unie.

19. Raconter est un acte de la substance intelligente. Or "les cieux racontent la gloire de Dieu", comme il est dit dans le psaume 18,1. Par consйquent les cieux sont intelligents; ils ont donc une вme intellective.

20. L'вme est la plus parfaite des formes. Par consйquent, elle a dы кtre unie а un corps parfait. Mais le corps humain paraоt trиs imparfait: en effet il n'a ni arme pour se dйfendre ou pour attaquer, ni couverture, ni rien des atouts que la nature attribue aux corps des autres animaux. Par consйquent l'вme n'aurait pas dы кtre unie а un tel corps.

 

En sens contraire: Il est dit dans l'Ecclйsiastique 17, 1-3: "Dieu a crйй l'homme de la terre et l'a fait а son image". Or les њuvres de Dieu sont sages. Il est dit en effet dans la Genиse: "Dieu vit que les choses qu'il avait faites йtaient trиs bonnes" (1,31). Il fut donc sage que l'вme rationnelle, oщ rйside l'image de Dieu, fыt unie а un corps terrestre.

 

Rйponse: Puisque la matiиre est pour la forme et non l'inverse, c'est du cфtй de l'вme qu'il faut apprendre а quel corps elle doit кtre unie. Car il est dit dans le De anima[lix] [3] que l'вme est non seulement la forme et le moteur du corps, mais encore la fin. Or les questions dispu­tйes prй­cйdentes l'ont manifestй: il est naturel а l'вme d'кtre unie au corps humain pour la raison que, йtant la derniиre dans l'ordre des substances intelligibles comme la matiиre l'est dans l'ordre des choses sensibles, l'вme humaine n'a pas d'espиces intelligibles innйes par lesquelles elle puisse mener а terme son opйration propre -l'intellection -comme font les substances intelli­gibles supйrieures, mais elle est en puissance а ces espиces, puisqu'elle est comme une table rase sur laquelle rien n'est inscrit, ainsi qu'il est dit dans le De anima[lx] [4]. C'est pourquoi il faut qu'elle reзoive les espиces intelligibles des choses extйrieures par la mйdiation des puissances sensibles, lesquelles ne peuvent avoir d'opйration propre sans les organes corporels. Pour cette raison il est nйcessaire que l'вme humaine soit unie а un corps.

En consйquence, si l'вme humaine est susceptible d'кtre unie а un corps pour la raison qu'elle a besoin de recevoir les espиces intelligibles des choses par la mйdiation des sens, il est nйcessaire que le corps, auquel l'вme rationnelle sera unie, soit tel qu'il puisse кtre le plus apte а reprйsenter les espиces sensibles d'oщ proviendront les espиces intelligibles dans l'intellect. Il faut donc que le corps auquel l'вme rationnelle est unie soit le mieux possible apte а sentir.

Or, s'il y a plusieurs sens, toutefois il en est un au fondement des autres, а savoir le tact, sur lequel repose en principe la nature sensible toute entiиre. Aussi est-il dit dans le De anima[lxi] [5] que c'est а cause de ce sens que l'on parle d'abord d'animalitй. Delа vient qu'en cas d'im­mobilisation de ce sens, comme il arrive dans le sommeil, tous les autres sens sont immo­bilisйs. De plus, tous les autres sens non seulement sont dйtruits par l'excиs de leurs propres sensibles, comme la vue par des choses trиs lumineuses, et l'ouпe par des sons trиs forts, mais encore par l'excиs des sensibles relatifs au tact, comme par une forte chaleur ou froid. Par consйquent, puisque le corps auquel l'вme rationnelle est unie, doit кtre disposй le mieux pos­sible envers la nature sensitive, il est nйcessaire que le sens du tact soit un organe adaptй au mieux. A cause de cela, il est dit dans le De anima[lxii] [6] que ce sens, nous l'avons plus prйcis que celui de tous les autres animaux, si bien qu'en raison de la qualitй de ce sens un homme sera plus habile qu'un autre aux opйrations intellectuelles. Ceux dont les chairs sont dйlicates, qui disposent par lа d'un tact excellent, on constate leur aptitude а la vie mentale.

Or puisque l'organe de chacun des sens ne doit pas avoir en acte les contraires dont le sens a la perception, mais leur кtre en puissance pour pouvoir les recevoir -car le rйcepteur doit кtre dйpourvu de ce qu'il reзoit -, il est nйcessaire que cela se produise dans le sens du tact autrement que dans les autres organes des sens. En effet, dans l'organe de la vue, а savoir la pupille, manquent totalement le blanc et le noir, et gйnйralement tout genre de couleur; et pareillement pour l'ouпe et l'odorat. Mais cela ne peut arriver dans le tact, car il est fait pour connaоtre ce qui est nйcessaire а la composition du corps animal, а savoir le chaud et le froid, l'humide et le sec. C'est pourquoi il est impossible que l'organe du tact soit dйpourvu du genre de son sensible, mais il faut qu'il soit placй en position mйdiane [de ces contrai­res]: c'est ainsi qu'il leur est en puissance. Donc, le corps auquel l'вme est uni, comme il doit кtre adaptй le mieux possible au sens du tact, il faut qu'il soit placй dans la position mйdiane la meilleure par l'йquilibre du tempйrament.

Il apparaоt en cela que toute l'opйration de la nature infйrieure se termine а l'homme comme а ce qu'il y a de plus parfait. Nous voyons en effet l'opйration de la nature procйder gra­duellement а partir des йlйments simples, en les combinant jusqu'а parvenir au dosage le plus parfait, celui du corps humain. Il faut donc que cette disposition soit communйment dans le corps auquel l'вme rationnelle est unie, а savoir qu'il soit d'un tempйrament trиs йquilibrй.

Or si quelqu'un veut encore considйrer les dispositions particuliиres du corps humain, il les trouvera ordonnйes а ceci que l'homme soit dotй de la meilleure sensibilitй. C'est ainsi que pour une bonne tenue des puissances sensitives intйrieures, comme l'imagination, la mйmoire, et la facultй cogitative, est nйcessaire une bonne disposition du cerveau. C'est pour­quoi l'homme a йtй dotй parmi les animaux d'un cerveau plus grand proportionnelle­ment а son poids. Et pour que son opйration soit plus libre, il a la tкte en position supй­rieure, car seul l'homme est un animal de station verticale, tandis que les autres animaux avancent la tкte courbйe. Et pour acquйrir et conserver cette verticalitй, fut nйcessaire l'abondance de la cha­leur dans le cњur, de telle sorte que par l'abondance de la chaleur et des esprits animaux soit soutenue la station verticale. Et c'est de cette faзon que l'on doit rendre compte de la disposition du corps humain quant aux singularitйs propres а l'homme.

Il faut cependant considйrer que dans les choses faites de matiиre, il y a certaines dis­posi­tions dans la matiиre mкme qui expliquent pourquoi telle matiиre est choisie pour telle forme; et il y en a d'autres qui dйcoulent des contraintes de la matiиre et non pas du choix de l'agent. Ainsi, pour faire une scie, l'artisan choisit la duretй du fer, pour que la scie soit apte а couper; mais que le tranchant du fer puisse кtre йmoussй ou devenir rouillй, cela vient des contraintes de la matiиre. En effet l'artisan prйfйrerait une matiиre а l'abri de ces consйquen­ces, s'il pouvait la trouver. Mais qu'il ne puisse la trouver, il n'omettra pas en raison de ces dйfauts inйvitables de faire son oeuvre avec la matiиre utilisable. Il en va donc ainsi du corps humain: qu'il soit de telle faзon combinй et disposй selon ses parties pour кtre adaptй le mieux possible aux opйrations sensitives, il a йtй choisi dans cette matiиre-ci par le Crйateur de l'homme; mais que ce corps soit corruptible, fatigable, et souffre d'autres dйfauts de ce genre, cela dйcoule des contraintes de la matiиre. Il est nйces­saire en effet que le corps ainsi combinй de contraires soit assujetti а de telles dйfauts. On ne peut objecter а cela que Dieu aurait pu faire autrement, car, dans l'institution de la nature, il n'y a pas а chercher ce que Dieu pourrait faire, mais ce qu'est la nature des choses pour qu'il la fasse, d'aprиs Augustin dans son com­mentaire sur la Genиse[lxiii] [7].

Il faut savoir cependant qu'en remиde а ces dйfauts, Dieu a confйrй а l'homme lors de son institution l'aide de la justice originelle par laquelle le corps йtait soumis а l'вme tant que l'вme serait soumise а Dieu; de telle sorte que ni la mort, ni quelque souffrance ou dйfaut n'ar­riveraient а l'homme а moins qu'auparavant l'вme ne se fыt sйparйe de Dieu. Mais l'вme s'йtant йloignйe de Dieu par le pйchй, l'homme a йtй privй de ce bienfait et soumis aux dйfauts qu'implique la nature de la matiиre.

 

Solutions: 1. L'вme est la plus subtile des formes en raison de son intelligence; elle est cependant la derniиre dans le genre des formes intellectives: elle a donc besoin d'кtre unie а un corps qui soit d'un tempйrament mйdian. En effet pour qu'elle puisse acquйrir par les sens les espиces intelligibles, il a йtй nйcessaire que le corps auquel elle est unie possйdвt en quan­titй plus d'йlйments lourds, а savoir plus de terre et d'eau. Comme en effet la vertu du feu est d'un agir plus efficace, si les йlйments infйrieurs ne le dйpassaient pas quantitй, le mйlange ne pourrait se faire ni surtout кtre ramenй а une position mйdiane, car le feu consumerait les autres йlйments. Aussi le Philosophe dit-il dans le De generatione[lxiv] [8] que dans les corps mixtes abondent davantage la terre et l'eau.

2. L'вme est unie а un tel corps, non pas parce qu'il est semblable au ciel, mais parce que d'un mйlange йquilibrй; en revanche quelque similitude au ciel dйcoule de l'йloignement des con­traires. Mais selon l'opinion d'Avicenne[lxv] [9], l'вme est unie а un tel corps en vertu de sa simili­tude au ciel. Il voulait en effet que les infйrieurs soient causйs par les supйrieurs, ainsi les corps infйrieurs par les corps cйlestes: et comme ils parviendraient а la similitude des corps cйlestes par l'йquilibre du tempйrament, ils choisiraient une forme semblable au corps cйleste, qu'il affirme кtre animй.

3. Au sujet de l'animation des corps cйlestes, il y a plusieurs opinions tant chez les philoso­phes que chez les docteurs de la foi. Car chez les philosophes, Anaxagore[lxvi] [10] soutint que l'In­tellect rйgissant toutes choses est totalement simple et sйparй, et que les corps cйlestes sont inanimйs. Il fut, dit-on, condamnй а mort pour avoir dit que le soleil йtait comme une pierre en feu, ainsi que le raconte Augustin. Mais d'autres philosophes affirmиrent que les corps cйlestes йtaient animйs. Parmi eux, certains dirent que Dieu йtait l'вme du ciel, ce qui fut la raison de l'idolвtrie, а savoir un culte divin dйcernй au ciel et aux corps cйlestes. Mais d'au­tres, comme Platon et Aristote[lxvii] [11], sans doute affirmaient que les corps cйlestes йtaient animйs, mais soutenaient cependant que Dieu йtait supйrieur а l'вme du ciel et tout а fait sйparй. Chez les docteurs de la foi aussi, Origиne[lxviii] [12] et ses disciples affirmиrent que les corps cйlestes йtaient animйs. Mais certains, comme Damascиne[lxix] [13], les dirent inanimйs: cette position est plus com­mune chez les thйologiens modernes. Augustin demeure dubita­tif[lxx] [14]. Tenant donc pour assurй que les corps cйlestes sont mus par quelque intellect, а tout le moins sйparй, et soutenant de par les arguments l'une et l'autre partie, nous disons qu'une substance intellectuelle est la per­fection du corps cйleste en tant que forme, laquelle, certes, possиde la seule puissance intel­lective, mais non la sensitive, comme on peut l'entendre des propos d'Aristote dans le De anima[lxxi] [15] et la Mйtaphysique[lxxii] [16]; а l'inverse, Avicenne soutient que l'вme du ciel possиde en plus de l'intellect l'imagination. Mais si elle ne possиde que l'intellect, elle est unie au corps en tant que forme, non pas en vue de l'opйration intellec­tuelle, mais pour l'exercice de sa puissance active, selon laquelle elle peut atteindre а une divine ressemblance en causant le mouvement du ciel.

4. Bien que par nature toutes les substances intellectuelles crййes puissent pйcher, cepen­dant plusieurs en ont йtй prйservйes par l'йlection divine et la prйdestination au moyen du secours de la grвce, parmi lesquelles on peut ranger les вmes des corps cйlestes; surtout si les dйmons qui pйchиrent furent, d'aprиs Damascиne[lxxiii] [17], d'un ordre infйrieur.

5. Si les corps cйlestes sont animйs, leurs вmes appartiennent а la sociйtй des anges. Augustin dit en effet dans l'Enchiridion: "Je ne tiens pas pour certain que le soleil et la lune et l'ensem­ble des astres appartiennent а la mкme sociйtй, а savoir celle des anges: encore que pour quel­ques uns ils paraissent кtre des corps lumineux, sans intelligence ni sensibi­litй" [lxxiv] [18].

6. Le corps d'Adam fut proportionnй а l'вme humaine, comme on l'a dit, non seulement selon ce que requiert la nature, mais selon ce que confиre la grвce, grвce dont nous sommes privйs, la nature restant la mкme.

7. Le combat qui rйsulte en l'homme de concupiscences contraires, provient des contraintes de la matiиre. Il йtait inйvitable que l'homme, possйdant une sensibilitй, sentоt les choses dйlecta­bles et que s'ensuivоt la concupiscence des choses dйlectables, laquelle rйpugne la plupart du temps а la raison. C'est contre cela que fut donnй а l'homme un remиde par grвce dans le sta­tut d'innocence, pour que les forces infйrieures ne s'йlиvent en rien contre la raison; mais ce statut, l'homme l'a perdu par le pйchй.

8. Les esprits animaux, bien qu'ils soient les vйhicules des forces, ne peuvent кtre cepen­dant les organes des sens. Par consйquent le corps humain n'a pu se maintenir par eux.

9. La corruptibilitй vient des dйfauts qui suivent le corps humain de par les contraintes de la matiиre, surtout aprиs le pйchй, qui a soustrait l'aide de la grвce.

10. Le mieux est а requйrir dans le rapport des dispositions а la fin, mais non dans celles qui proviennent des contraintes de la matiиre. Le mieux serait en effet que le corps humain fыt incorruptible, s'il йtait йvident selon la nature que la forme animale requiert une telle matiиre.

11. Les rйalitйs qui sont les plus proches des йlйments et qui ont un plus en matiиre de contrariйtй, comme la pierre et le mйtal, sont plus durables, car elles ont moins d'harmonie; aussi ne sont-elles pas facilement dissoutes. En effet l'harmonie des choses qui sont subti­lement proportionnйes est facilement dissoute. Nйanmoins chez les ani­maux, la cause de la longueur de vie rйside dans le fait que l'humide ne soit pas facilement dessicable ou congelable, et le chaud facilement йteint, parce que la vie consiste dans le chaud et l'hu­mide. Or cela se trouve dans l'homme selon la mesure requise par une complexion tenue en йquilibre. C'est pourquoi certaines conditions sont pour l'homme plus durables et les autres moins durables.

12. Le corps humain n'a pu кtre un corps simple: ni un corps cйleste, lequel n'a pu exister faute d'un organe de la sensibilitй, et principalement du tact; ni un corps simple йlйmen­taire, parce que dans l'йlйment les contraires sont en acte, tandis que le corps humain doit кtre promu а un tempйrament mйdian.

13. Les anciens physiciens estimиrent qu'il fallait que l'вme, qui connaоt toutes choses, soit semblable en acte а toutes choses. Et pour cette raison ils la pensaient de mкme nature que l'йlйment qu'ils posaient au principe, disaient-ils, de tout ce qui subsiste, de telle sorte que l'вme serait semblable а tout pour connaоtre tout. Mais Aristote montra[lxxv] [19] ensuite que l'вme connaоt toutes choses en tant qu'elle est semblable а toutes en puissance, non en acte. C'est pourquoi le corps auquel elle est unie n'est pas aux extrкmes mais dans un tempйrament mйdian, de telle sorte qu'il est ainsi en puissance aux contraires.

14. Bien que l'вme soit simple quant а son essence, elle est multiple par le pouvoir; et d'autant plus qu'elle aura йtй plus parfaite en capacitйs. Et par consйquent elle requiert un corps orga­nisй qui soit [composй] de parties dissemblables.

15. L'вme n'est pas unie au corps en vue du mouvement local, mais plutфt le mouvement local de l'homme, comme celui des autres animaux, est-il ordonnй а la conservation du corps uni а l'вme. Or l'вme est unie au corps en vue de l'intellection, qui est sa propre et principale opйra­tion. Par consйquent il est requis que le corps uni а l'вme rationnelle soit disposй le mieux possible pour servir l'вme dans ce qui est nйcessaire а son intellection et qu'elle possиde en matiиre d'agilitй et autres choses de ce genre autant que le supporte une telle disposition.

16. Platon soutenait[lxxvi] [20] que les formes subsistaient par soi et que la participation а des for­mes par les rйalitйs matйrielles avait pour fin la perfection de ces derniиres mais non celle des for­mes subsistant par soi. La consйquence, c'est que les formes seraient donnйes aux rйalitйs matйrielles selon leur aptitude. Mais selon l'opinion d'Aristote[lxxvii] [21], les formes naturel­les ne sub­sistent pas par soi, et par consйquent l'union de la forme а la matiиre n'est pas pour la matiиre mais pour la forme. Ce n'est donc pas parce que la matiиre est disposйe de telle faзon que telle forme lui sera donnйe; mais pour que la forme soit telle, il faut que la matiиre soit disposйe de telle faзon, et, comme on l'a dit plus haut, le corps de l'homme est ainsi disposй qu'il s'accorde а une telle forme.

17. Le corps cйleste est sans doute la cause des choses particuliиres en voie de gйnйration et de corruption, mais il est leur cause en tant qu'agent gйnйral. C'est pourquoi, au dessous de lui, sont requis des agents dйterminйs pour des espиces dйterminйes. Par suite il ne faut pas que le moteur de corps cйleste possиde des formes particuliиres mais des formes uni­verselles, qu'il soit вme ou moteur sйparй. Avicenne cependant soutint[lxxviii] [22] qu'il fallait que l'вme du ciel eыt l'imagination nйcessaire а l'apprйhension des particuliers. En effet, йtant la cause du ciel, selon laquelle le ciel fait rotation ici et lа, il faut que l'вme du ciel, cause du mouvement, connaisse l'ici et le maintenant; et donc il faut qu'elle possиde quelque puis­sance sensitive. Mais ceci n'est pas nйcessaire. Premiиrement parce que le mouvement du ciel est uniforme et ne connaоt pas d'empкchement; et par consйquent une conception uni­verselle suffit а causer un tel mou­vement (une conception particuliиre est requise dans les mouvements animaux а cause de l'irrйgularitй des mouvements et des empкchements qui peuvent survenir). Ensuite, parce que les substances spirituelles supйrieures peuvent connaоtre les particuliers sans puissance sensi­tive, comme on l'a montrй ailleurs.

18. Le mouvement du ciel est naturel en vertu du principe passif ou rйceptif du mouve­ment, car а tel corps correspond naturellement tel mouvement; mais le principe actif de ce mouve­ment est quelque substance intellectuelle. Qu'il soit dit qu'aucun corps existant dans son lieu ne soit mы naturellement, est а comprendre du corps mы d'un mouvement rectili­gne qui change de lieu en totalitй, non seulement en raison [d'кtre en tel lieu] mais encore en tant que sujet [du devenir]. Mais le corps qui est mы de faзon circulaire ne change pas de lieu comme sujet, mais seulement en raison. Par suite il n'est jamais hors de son lieu.

19. Cette preuve est frivole, bien que soutenue par Rabbi Moyses: si "raconter" est pris au sens propre, lorsqu'il est dit "Les cieux racontent la gloire de Dieu" (Ps 18,1), il faut que le ciel possиde non seulement l'intellect, mais encore la langue. En fait les cieux sont dits raconter la gloire de Dieu -а l'exposer au sens littйral -en tant que par eux est manifestйe la gloire de Dieu, mode suivant lequel mкme les crйatures insensibles sont dites louer Dieu.

20. Les autres animaux possиdent une estimative naturelle dйterminйe а des objets prйcis, et ainsi il leur a йtй possible d'кtre pourvus par la nature de ressources prйcises; ce n'est pas le cas des hommes qui disposent, en vertu de la raison, de conceptions illimitйes. Et par consй­quent, au lieu de toutes les ressources dont les autres animaux disposent naturelle­ment, l'homme possиde un intellect, qui est l'espиce des espиces, et des mains, qui sont l'organe des organes, par quoi il peut se mйnager par avance tout ce qui lui est nйcessaire.

Article 9: L'вme est-elle unie au corps par un intermйdiaire quelconque?

 

Objections: 1. Il semble que oui. Parce que dans le livre De spiritu et anima[lxxix] [1] il est dit que l'вme dispose de facultйs par lesquelles elle se mкle au corps. Mais les facultйs de l'вme sont autre chose que son essence. Donc l'вme est unie au corps par quelque mйdiation.

2. On disait que l'вme est unie au corps, moyennant les puissances, en tant que moteur, non en tant que forme. A l'inverse: l'вme est la forme du corps en tant qu'acte; son moteur en tant que principe d'opйration. Mais ce principe d'opйration, c'est la forme en acte, car cha­cun agit selon qu'il est en acte. C'est donc du mкme point de vue que l'вme est forme du corps et moteur. Il n'y a donc pas lieu de distinguer au sujet de l'вme [les rфles] de forme ou moteur du corps.

3. Comme moteur du corps l'вme n'est pas unie au corps par accident, autrement а partir de l'вme et du corps ne constituerait pas ce qui est un par soi. Elle lui est donc unie par soi. Mais ce qui est uni а un autre par soi-mкme, lui est uni sans mйdiation. L'вme, en tant que moteur, n'est donc pas unie au corps par une mйdiation.

4. L'вme est unie au corps en tant que principe des opйrations. Mais les opйrations de l'вme ne sont pas de l'вme seulement mais du composй, comme il est dit dans le De anima[lxxx] [2] ; ainsi entre l'вme et le corps n'intervient pas quelque mйdiation, s'agissant des opйrations. L'вme, en tant que moteur, n'est donc pas unie au corps par une mйdiation.

5. En revanche, en tant que forme, elle parait кtre unie au corps par une mйdiation. En effet la forme n'est pas unie а n'importe quelle matiиre, mais а une matiиre propre. Or la matiиre est appropriйe а cette forme-ci ou а celle-lа par des dispositions propres, а savoir les acci­dents propres de la chose. Ainsi le chaud et le sec sont les accidents propres du feu. Mais les accidents propres des [substances] animйes sont les puissances de l'вme. Donc l'вme est unie au corps par la mйdiation des puissances.

6. L'вme se meut soi-mкme. Or ce qui se meut soi-mкme est divisй en deux parties, dont l'une est motrice et l'autre mue, comme le montre les Physiques[lxxxi] [3]. La partie motrice, c'est l'вme. Mais la partie mue ne peut кtre la seule matiиre, car ce qui est seulement en puis­sance n'est pas mы, comme le dit les Physiques. Ainsi les corps lourds et lйgers, bien qu'ils aient en eux-mкmes le mouvement, cependant ne se meuvent pas par eux-mкmes, car ils ne sont divisйs qu'entre matiиre et forme, laquelle ne peut кtre mue. Reste donc que l'animal est divisй entre вme et quelque partie qui soit composйe de matiиre et de forme. Par consй­quent l'вme est unie а la matiиre corporelle par quelque forme.

7. Dans la dйfinition de chaque forme est inclue sa matiиre propre. Mais dans la dйfinition de l'вme, en tant que forme, est inclue le corps physique organisй, puissance ayant la vie, comme le montre le De anima [lxxxii] [4]. L'вme est donc unie а un corps de ce type comme а sa matiиre propre. Mais cela ne va pas sans quelque forme, а savoir sans quelque corps physi­que organisй ayant la vie en puissance. Donc l'вme est unie а la matiиre moyennant quel­que forme dйterminant prйalablement la matiиre.

8. Il est dit dans la Genиse: "Dieu a formй l'homme du limon de la terre et insufflй sur sa face une haleine de vie" (Gn 2,7). L'haleine de vie, c'est l'вme; donc quelque forme prйcиde dans la matiиre l'union de l'вme. Ainsi l'вme, par la mйdiation d'une autre forme, est-elle unie а la matiиre corporelle.

9. Les formes sont unies а la matiиre pour autant que la matiиre leur est en puissance. Mais la matiиre est unie aux formes des йlйments avant de l'кtre aux autres formes. Donc l'вme et les autres formes ne sont unies а la matiиre que par la mйdiation des formes йlйmentaires.

10. Le corps de l'homme, comme de n'importe quel animal, est un corps mixte. Mais dans le mixte il faut que demeurent les formes des йlйments selon leur essence. Donc l'вme est unie au corps par la mйdiation d'autres formes.

11. L'вme intellective est forme en tant qu'intellective. Or faire acte d'intellection suppose la mйdiation d'autres puissances. Donc l'вme est unie au corps moyennant d'autres puissan­ces.

12. L'вme n'est pas unie а n'importe quel corps mais а un corps qui lui soit proportionnй. Il faut donc une proportion entre l'вme et le corps. Ainsi l'вme est-elle unie au corps moyen­nant cette proportion.

13. Chacun agit au loin par ce qui lui est le plus proche. Mais les forces de l'вme se diffu­sent dans tout le corps par le cњur. Donc le cњur est proche de l'вme plus que les autres parties du corps. Ainsi l'вme est-elle unie au corps par la mйdiation du cњur.

14. Entre les parties du corps, on constate de la diversitй et de l'ordre. Mais l'вme est sim­ple quant а son essence. Puisque la forme s'unit en parachevant ce qui lui est proportionnй, il semble donc que l'вme est unie d'abord а une partie du corps et, par sa mйdiation, aux autres parties.

15. L'вme est supйrieure au corps. Mais les forces infйrieures de l'вme sont liйes aux forces supйrieures du corps. En effet l'intellect n'aurait pas besoin du corps, n'йtaient l'imagination et le sens d'oщ elle reзoit ses objets. A contrario, le corps est-il uni а l'вme par ce qu'il a de plus йlevй et de plus simple, tels les esprits animaux et les humeurs.

16. Ce qui par soustraction dissout l'union des [parties] unies entre elles constitue leur mйdiation. Or, que disparaissent les esprits animaux, que s'йteigne la chaleur naturelle et que se dessиchent les humeurs naturelles, l'union de l'вme et du corps se dissout. Les forces susdites sont donc mйdiatrices entre l'вme et le corps.

17. De mкme que l'вme est unie naturellement au corps, de mкme cette вme а ce corps. Mais ce corps est ce qu'il est par ses dimensions dйterminйes. L'вme est donc unie au corps par la mйdiation de ces dimensions dйterminйes.

18 Les choses а distance ne sont jointes que par un intermйdiaire. Mais l'вme et le corps sont distantes au maximum puisque l'une est incorporelle et simple, et l'autre corporel et trиs composй. Donc l'вme n'est pas unie au corps sans intermйdiaire.

19. L'вme humaine est par nature semblable aux substances intellectuelles sйparйes qui meuvent les corps cйlestes. Mais la relation des moteurs et des mobiles est dite identique. Il semble donc que le corps humain, qui est mы par l'вme, a quelque chose en soi de la nature du corps cйleste, par la mйdiation duquel l'вme lui est unie.

 

En sens contraire: le philosophe dit dans la Mйtaphysique VIII que la forme est unie а la matiиre immйdiatement. Or l'вme est unie au corps а titre de forme. Elle lui est donc unie immйdiatement.

 

Rйponse: Disons qu'en tout йtat de cause l'кtre est ce qui advient de plus immйdiat et de plus intime aux choses, comme il est dit dans le livre De causis [lxxxiii] [5]. C'est pourquoi, puisque la matiиre tient de la forme d'кtre en acte, il faut concevoir que la forme donnant l'кtre а la matiиre vient а la matiиre avant toute chose et lui est inhйrente plus immйdiatement que toute autre chose. De fait, c'est le propre de la forme de donner а la matiиre d'кtre purement et simplement -elle-mкme en effet est ce par quoi une chose est cela mкme qu'elle est. De fait, par les formes accidentelles elle n'a pas l'кtre absolument mais seulement selon telle modalitй, par exemple d'кtre grand ou colorй ou quelque chose de comparable. S'il y a donc une forme qui ne donne pas а la matiиre d'кtre absolument, mais qui arrive а une matiиre dйjа existant en acte par une autre forme, elle ne sera pas forme substantielle.

Il est manifeste par lа qu'entre la forme et la matiиre ne peut intervenir une forme substan­tielle intermйdiaire, comme certains le voulurent. Ceux-ci soutenaient qu'а l'instar de l'or­dre des genres, il y a un ordre des diverses formes dans la matiиre: par exemple, si nous disons que la matiиre est en fonction d'une premiиre forme substance en acte, en fonction d'une autre qu'elle est un corps, en fonction d'une autre encore qu'elle est un corps animй, et ainsi de suite. Mais dans cette hypothиse seule la premiиre forme, qui ferait que la subs­tance est en acte, serait substantielle; quant aux autres, elles seraient toutes accidentelles, parce que la forme substantielle est ce qui fait le une rйalitй individuelle, comme on l'a dйjа dit. Il faut donc dire que la forme est numйriquement la mкme celle par laquelle une chose a tout а la fois d'кtre une substance et d'appartenir а l'espиce ultime la plus spйcifique, et cela dans tous les genres intermйdiaires.

Reste donc а dire ceci: puisque les formes naturelles sont comme les nombres -oщ la diver­sitй d'espиce rйsulte d'une unitй ajoutйe ou soustraite -, il faut admettre que la diversitй des formes naturelles, d'aprиs lesquelles la matiиre est constituйe en diverses espиces, rйsulte de ce que l'une ajoute а l'autre une perfection supplйmentaire. Par exemple: telle forme constitue seulement [la matiиre] dans l'кtre corporel (celui-ci en effet ne peut кtre que le dernier degrй des formes matйrielles, parce que la matiиre n'est en puissance qu'aux formes corporelles; celles qui sont incorporelles sont immatйrielles, comme on l'a montrй prйcй­demment); plus parfaite une autre forme constitue la matiиre dans l'кtre corporel et dans l'кtre de vie; ultйrieurement, une autre forme lui donne et l'кtre corporel et l'кtre de vie et lа-dessus ajoute l'кtre sensitif, et ainsi de suite pour les autres.

Il faut donc admettre qu'une forme de perfection plus grande, pour autant qu'elle constitue la matiиre dans une perfection de degrй infйrieur, est а comprendre avec la matiиre qu'elle informe comme йtant matйrielle au regard d'une perfection ultйrieure, et ainsi de suite: par exemple, la matiиre premiиre, dans la mesure oщ elle est dйjа constituйe dans l'кtre corpo­rel, est matiиre au regard de la perfection suivante qu'est la vie. De lа vient que "corps" est le genre du corps vivant, et que "animй" ou "vivant", est la diffйrence, car le genre est pris de la matiиre et la diffйrence de la forme. Et ainsi, en quelque faзon, la mкme et unique forme, selon qu'elle constitue la matiиre en acte de degrй infйrieur, est mйdiatrice entre la matiиre et elle-mкme, selon qu'elle la constitue en un acte d'un degrй supйrieur.

Mais la matiиre, pour autant qu'on la suppose constituйe dans l'кtre substantiel selon une perfection de degrй infйrieur, peut кtre en consйquence pensйe comme sujette aux acci­dents, car la substance, selon ce degrй infйrieur de perfection, il lui est nйcessaire d'avoir quelques accidents propres qui, nйcessairement, lui sont inhйrents. Aussi, du fait que la matiиre est constituйe dans l'кtre corporel par la forme, il s'ensuit d'emblйe qu'existent les dimensions par lesquelles la matiиre est censйe divisible en diverses parties, de telle sorte que selon ses diverses parties elle puisse recevoir diverses formes. Ultйrieurement, du fait que la matiиre est censйe avoir йtй constituйe dans un certain кtre substantiel, elle est sus­ceptible, pensera-t-on, de recevoir les accidents par lesquelles elle se dispose а une perfec­tion ultйrieure, laquelle rend la matiиre propre а recevoir une perfection plus haute. Or les dispositions de ce genre sont prйconзues par la cause agente qui introduit la forme dans la matiиre, bien que certains accidents soient tellement propres а la forme qu'ils ne sont cau­sйs dans la matiиre que par la forme elle-mкme. C'est pourquoi on ne prйsupposera pas dans la matiиre des formes а titre de quasi dispositions, c'est bien plutфt la forme qui leur est prйsupposйe comme la cause а son effet.

Ainsi donc, puisque l'вme est une forme substantielle du fait qu'elle constitue l'homme dans une espиce dйterminйe de substance, il n'y a pas d'autre forme substantielle mйdiatrice entre l'вme et la matiиre premiиre; l'homme est rendu parfait par l'вme rationnelle selon les divers degrйs de ses perfections, а savoir qu'il est un corps, et un corps animй, et un animal rationnel. En revanche, il faut que la matiиre, dans la mesure oщ elle est censйe recevoir de l'вme rationnelle elle-mкme les perfections de degrй infйrieur, comme кtre un corps, et un corps animй, et un animal, soit en mкme temps pensйe avec les dispositions qui la rendent apte а кtre la matiиre appropriйe а l'вme rationnelle au moment oщ celle-ci lui donne l'ul­time perfection. Ainsi donc, l'вme, en tant que forme donnant d'кtre en acte, n'a pas de principe intermйdiaire entre elle et la matiиre.

Mais parce que la mкme forme qui donne l'кtre а la matiиre est de plus principe d'opйration -car chacun agit pour autant qu'il est en acte -il est nйcessaire que l'вme, comme toute autre forme, soit encore principe d'opйration. En outre, il est а considйrer que le degrй de perfection des formes dans l'acte d'кtre est identique au degrй de leur efficience dans l'acte d'opйrer, car l'opйration relиve de l'existant en acte. Et ainsi, autant une forme est de per­fection supйrieure dans la donation de l'acte d'кtre, autant elle est d'une efficience supй­rieure dans l'acte d'opйrer. C'est pourquoi les formes plus parfaites ont des opйrations mul­tiples et plus diverses que les formes moins parfaites. De lа vient qu'а la diversitй des opй­rations dans les rйalitйs moins parfaites suffit la diversitй des accidents; mais dans les cho­ses plus parfaites est requise de plus la diversitй des parties, et d'autant plus que la forme sera plus parfaite. Nous voyons en effet qu'au feu conviennent diverses opйrations suivant la diversitй des accidents, comme monter plus haut de par sa lйgиretй, chauffer de par sa chaleur, et ainsi pour d'autres choses de ce genre; toutefois chacune de ces opйrations appartient а n'importe quelle partie du feu. Mais dans les corps animйs, qui possиdent des formes plus nobles, aux opйrations diverses sont attribuйes des parties diverses: ainsi dans les plantes, autres sont les opйrations respectives des racines, du tronc et des rameaux. Et plus les corps animйs seront parfaits, plus il est nйcessaire, en raison de cette plus grande perfection, de trouver une plus grandes diversitй dans les parties. Voilа pourquoi, comme l'вme rationnelle est la plus parfaites des formes naturelles, on trouve chez l'homme, а cause de la diversitй des opйrations, une extrкme distinction des parties; et а chacune d'el­les l'вme donne l'кtre substantiel selon le mode convenable а leur opйration. Le signe en est que, фtйe l'вme, ne demeure ni chair, ni њil, sinon par йquivoque.

Mais comme il faut que l'ordre des instruments suive l'ordre des opйrations, entre les diver­ses opйrations qui procиdent de l'вme, l'une prйcиde naturellement l'autre; il est donc nйcessaire qu'une partie du corps soit mue par une autre а son opйration. C'est ainsi qu'en­tre l'вme, moteur et principe des opйrations, et le corps tout entier s'interpose quelque mйdiation, pour la raison que, par la mйdiation d'une premiиre partie, elle meut les autres а leur opйration: ainsi par la mйdiation du cњur elle meut les autres membres а leurs opйra­tions vitales. Mais pour autant qu'elle donne l'кtre au corps, elle donne immйdiatement l'кtre substantiel et spйcifique а toutes les parties du corps. En raison de quoi beaucoup disent que l'вme est comme forme unie au corps sans mйdiation, et comme moteur par mйdiation. Cette opinion procиde de la thиse d'Aristote, qui soutint que l'вme est la forme substantielle du corps. Mais comme certains soutenaient, selon l'opinion de Platon, que l'вme est unie au corps comme une substance а une autre, ils furent dans la nйcessitй de poser des mйdiations par lesquelles l'вme s'unit au corps. En effet, des substances diverses et distantes ne sont rйunies que si quelque lien les unit. Ainsi donc certains soutinrent que les esprits animaux vitaux et l'humeur intervenaient en mйdiateurs entre l'вme et le corps, pour d'autres c'йtait la lumiиre, pour d'autre encore les puissances de l'вme ou quelque chose de ce genre. Mais aucune de ces mйdiations n'est nйcessaire si l'вme est la forme du corps, car tout ce qui est, au titre d'йtant, est un. Voilа pourquoi, puisque la forme donne par elle-mкme l'кtre а la matiиre, elle est unie par elle-mкme а sa matiиre propre, et non par quelque autre lien.

 

Solutions: 1. Les forces de l'вme sont pour elle les qualitйs par lesquelles elle agit. Et ainsi elles sont mйdiatrices entre l'вme et le corps en tant que l'вme meut le corps, non pas en tant qu'elle lui donne l'кtre. A noter cependant que le livre De spiritu et anima n'est pas d'Augustin, et que l'auteur de ce livre pense que l'вme est [identique] а ses puissances. Par suite tombe complиtement l'objection.

2. Sans doute l'вme est-elle forme pour autant qu'elle est tout а la fois acte et moteur, et donc identiquement forme et moteur, cependant autre est son effet sous la raison de forme, autre son effet sous la raison de moteur.

3. Du mobile et du moteur comme tels ne rйsulte pas ce qui est un par soi; mais de ce moteur qu'est l'вme et de ce mobile qu'est le corps rйsulte l'un par soi, en tant que l'вme est forme du corps.

4. Quant а cette opйration de l'вme qui relиve du composй, ce n'est pas entre l'вme et n'im­porte quelle partie du corps qu'intervient une mйdiation; mais il y a une partie singuliиre du corps par laquelle l'вme exerce d'abord cette opйration qui vient en mйdiation entre l'вme, principe de cette opйration, et toutes les autres parties du corps qui participent а cette opй­ration.

5. Les dispositions accidentelles qui rendent la matiиre propre а quelque forme ne sont pas simplement des mйdiations entre la forme et la matiиre, mais entre la forme selon qu'elle donne la perfection ultime, et la matiиre selon qu'elle est dйjа parfaite d'une perfection de degrй infйrieur. En effet, la matiиre est par elle-mкme appropriйe au plus petit degrй de perfection, parce que la matiиre est par elle-mкme en puissance а l'кtre substantiel corporel, et pour cela ne requiert aucune disposition. En revanche, une fois cette perfection prйsup­posйe dans la matiиre, sont requises les dispositions а une perfection ultйrieure. Il faut savoir toutefois que les puissances de l'вme sont des accidents propres de l'вme qui n'exis­tent pas sans elle. Par consйquent, а titre de puissances, elles n'ont pas raison de disposi­tions а l'endroit de l'вme, а moins que les puissances de la partie infйrieure de l'вme ne soient dites dispositions а une partie supйrieure, comme le sont les puissances de l'вme vйgйtative envers l'вme sensitive, d'aprиs ce qu'on peut savoir des considйrations prйcй­dentes.

6. Cet argument conclut que l'animal est divisй en deux parties, dont l'une est le corps mobile et l'autre le moteur, ce qui est vrai. Mais il faut savoir que l'вme meut le corps selon l'apprйhension et l'appйtit. Or l'apprйhension, comme l'appйtit, est en l'homme double: l'une qui relиve de l'вme seulement, et non d'un organe corporel -elle appartient а la partie intellective; l'autre qui relиve du composй -elle appartient а la partie sensitive. La premiиre ne meut le corps que par la mйdiation de celle relevant de la partie sensitive: car il n'y a de mouvement que du singulier, et c'est pourquoi l'apprйhension universelle, qui relиve de l'intellect, ne peut mouvoir que par la mйdiation du particulier, objet du sens. Ainsi donc, que l'homme ou l'animal soit divisй en une partie motrice et une partie mue, cette division n'est pas entre la seule me et le seul corps, mais entre une partie du corps animй et une autre: car cette partie du corps animй dont l'opйration est d'apprйhender et de dйsirer meut tout le corps. Maintenant, supposй que la partie intellective meuve immйdiatement, de telle sorte que la partie motrice soit l'вme seulement, restera encore la rйponse faite plus haut: car l'вme humaine sera motrice en fonction de ce qu'il y a de plus йlevй en elle-mкme, а savoir en fonction de la partie intellective; mais le mы ne sera pas la matiиre premiиre seu­lement, mais la matiиre premiиre selon qu'elle est constituйe en кtre corporel et vital, et cela par l'вme elle-mкme et non par une autre forme. Il n'est donc pas nйcessaire de postu­ler une forme substantielle intermйdiaire entre l'вme et la matiиre.

Mais parce qu'il y a dans l'animal tel mouvement qui ne suit pas l'apprйhension et l'appйtit, comme le mouvement du cњur ou celui de la croissance, ou encore le mouvement de l'ali­ment diffus‚ par le corps (d'ailleurs commun aux plantes), il faut dire ceci au sujet de ces mouvements: l'вme ne donne pas seulement а l'animal ce qui lui est propre mais encore ce qui relиve des formes infйrieures, comme ce qu'on a dit le manifeste; par consйquent, de mкme que les formes infйrieures sont principes de mouvement naturel dans les corps natu­rels, de mкme aussi l'вme dans le corps de l'animal. C'est pourquoi le philosophe dit dans le De anima[lxxxiv] [6] que l'вme est la nature d'un tel corps. De ce fait, les opйrations de l'вme se distin­guent en opйrations animales et naturelles: sont dites animales celles qui dйcoulent de l'вme selon ce qui lui est propre; naturelles celles qui dйcoulent de l'вme selon qu'elle pro­duit l'effet des formes naturelles infйrieures. On dira donc que, de mкme que le feu par sa forme naturelle a un mouvement naturel par lequel il tend vers le haut, de mкme la partie du corps animй oщ se trouve le mouvement qui ne suit pas d'apprйhension, a naturellement ce mouvement de par l'вme. De fait, de mкme que le feu est naturellement mы vers le haut, de mкme le sang est naturellement mы а ses lieux propres et dйterminйs. Et pareillement le cњur est mы de son mouvement propre, encore qu'а cela coopиre le dйgagement des esprits animaux venus du sang et par lesquels le cњur est dilatй et contractй, comme le dit Aristote lа oщ il traite de la respiration et de l'expiration[lxxxv] [7]. Ainsi donc une premiиre partie oщ se trouve tel mouvement ne se meut pas soi-mкme mais est mue naturellement а l'exemple du feu; mais cette partie-lа en meut une autre; et ainsi tout l'animal se meut lui-mкme, puisque l'une de ses parties est motrice et l'autre mue.

7. Le corps physique organisй se rйfиre а l'вme comme la matiиre а la forme, non pas qu'il soit tel par une autre forme, mais parce qu'il est cela mкme par l'вme, comme on l'a montrй plus haut.

8. Ce qui est dit dans la Genиse: "Dieu a formй l'homme du limon de la terre", ne prйcиde pas dans le temps ce qui suit: "et il insuffla sur sa face un souffle de vie", mais seulement par ordre de nature.

9. La matiиre est selon son ordre en puissance aux formes, non pas qu'elle reзoive les diverses formes substantielles les unes sur les autres, mais parce qu'elle ne reзoit le propre d'une forme supйrieure que par ce qui fait le propre d'une forme infйrieure, comme on l'a exposй. Et suivant cette modalitй, elle est censйe recevoir les autres formes par la mйdia­tion des formes йlйmentaires.

10. Les formes йlйmentaires ne sont pas selon leur essence en acte dans le mixte, comme le soutiendra Avicenne: en effet elles ne peuvent кtre dans une seule partie de la matiиre. Mais si elles йtaient en diverses parties, il n'y aurait pas de mйlange du tout, c'est-а-dire un vrai mйlange, mais un mйlange apparent. Dire encore avec Averroиs que les formes des йlйments supportent le plus ou le moins est ridicule, puisque ce sont des formes substan­tielles qui ne peuvent supporter le plus et le moins. Car il n'y a pas d'intermйdiaire entre la substance et les accidents, comme lui-mкme l'imagine. Il ne faut pas dire non plus qu'elles sont totalement corrompues, mais, comme dit Aristote, elles demeurent virtuellement; et c'est possible tant que demeurent, en quelque faзon, les accidents propres des йlйments, car en eux demeurent la vertu des йlйments.

11. Bien que l'вme soit la forme du corps selon l'essence de l'вme intellectuelle, elle ne l'est pas selon l'opйration intellectuelle.

12. La proportion entre l'вme et le corps est dans les proportionnйs eux-mкmes; par consй­quent il ne faut qu'il y ait quelque chose d'intermйdiaire entre l'вme et le corps.

13. Le cњur est le premier instrument par lequel l'вme meut les autres parties du corps; et ainsi par sa mйdiation l'вme est-elle unie aux parties restantes du corps comme moteur, encore que la forme soit unie par soi et immйdiatement а chaque partie.

14. L'вme est sans doute une forme simple selon son essence, elle est cependant multiple en capacitй d'action, en tant que principe de diverses opйrations. Et parce que la forme parachиve la matiиre non seulement quant а l'кtre, mais encore quant а l'agir, il faut, bien que l'вme soit une forme une, que les diffйrentes parties du corps soient portйes par elle а leur perfection en divers faзons, et chacune en fonction de son opйration. En raison de quoi, il faut qu'il y ait un ordre dans les parties selon l'ordre des opйrations, comme on l'a dit. Mais cet ordre-lа rйsulte du rapport du corps а l'вme comme moteur.

15. S'agissant des forces infйrieures de l'вme, il faut rйpondre qu'elles relient les forces supйrieures du corps quant а l'opйration, pour autant que les forces supйrieures aient besoin des opйrations des infйrieures, qui s'exercent par le corps. C'est de cette faзon que le corps, par ses parties supйrieures, est joint а l'вme selon l'opйration et le mouvement.

16. De mкme que la forme n'advient pas а la matiиre si celle-ci n'est pas rendue propre par les dispositions requises, de mкme а la cessation de ces dispositions l'вme ne peut demeu­rer dans la matiиre. C'est ainsi que l'вme se dйtache du corps quand cessent la chaleur et les humeurs naturelles et autres choses de ce genre, en tant que par elles le corps est disposй а recevoir l'вme. C'est pourquoi les choses de ce genre interviennent en mйdiation entre l'вme et le corps, а titre de dispositions. Comment? on l'a dit plus haut.

17. On ne peut penser des dimensions dans la matiиre sans penser que la matiиre est cons­tituйe par la forme substantielle dans l'кtre substantiel corporel; ce qui n'arrive en vйritй par aucune autre forme que l'вme dans l'homme, comme on l'a dit. C'est pourquoi les dimen­sions de ce genre ne sont pas prйsupposйes avant la prйsence complиte de l'вme а la matiиre, mais seulement par rapport aux degrйs ultйrieurs de perfection, comme on l'a exposй.

18. L'вme et le corps ne sont pas distantes comme des choses de genres ou d'espиces divers, puisque ni l'une ni l'autre ne relиvent du genre ou de l'espиce, comme on le sait par les questions antйrieures, mais seulement leur composй. Or l'вme est par soi-mкme forme du corps, lui donnant l'кtre. Elle lui est donc unie par soi et immйdiatement.

19. Le corps humain a quelque chose de commun avec le corps cйleste; non pas qu'une propriйtй du corps cйleste, comme la lumiиre, intervienne en mйdiation entre l'вme et le corps; mais selon qu'il est constituй dans une certaine йgalitй de tempйrament, а l'йcart de la contrariйtй, comme on l'a exposй plus haut.

Article 10: L'вme humaine est-elle dans le corps tout entier et en chacune de ses parties?

 

Objections: 1. Il semble que non. L'вme est dans le tout le corps comme la perfection dans le sujet perfectible. Or celui-ci est le corps organisй: l'вme est en effet l'acte du corps phy­sique organisй‚ ayant la vie en puissance, comme il est dit dans le De anima[lxxxvi] [1]. Donc l'вme n'existe pas sans le corps organisй‚. Donc l'вme n'est pas en chaque partie du corps.

2. La forme est proportionnйe а la matiиre. Mais l'вme, pour autant qu'elle est forme du corps, est une certaine essence simple. Donc une matiиre multiple ne s'accorde pas а elle. Mais les diverses parties du corps, qu'elles soient de l'homme ou de l'animal, sont analo­gues а une matiиre multiple, puisqu'elles ont entre elles une grande diversitй. L'вme n'est donc pas la forme de chaque partie du corps. Aussi n'est-elle pas dans chaque partie du corps.

3. Hors du tout, pas de reste. Si donc l'вme est tout entiиre en chaque partie du corps, en dehors de celle-ci rien ne reste de l'вme. Il est donc impossible qu'elle soit tout entiиre en chaque partie du corps.

4. Le Philosophe dit dans le livre La cause des mouvements animaux: "Il faut se reprйsen­ter la constitution de l'animal sous le modиle de celle d'une citй bien rйgie par les lois. Dans la citй‚ en effet, une fois l'ordre consolidй‚ il n'est pas besoin d'un monarque а part qui doive intervenir dans chaque йventualitй, mais chaque citoyen exйcute pour sa part la tвche qui est la sienne conformйment а l'ordre йtabli, et tel acte suit tel autre selon la coutume. Chez les animaux le processus est le mкme de par la nature, du fait que chacune des parties est naturellement constituйe pour exercer sa fonction, si bien qu'il n'est pas besoin d'une вme en chacune. En revanche, du fait que l'вme existe en un certain principe du corps, les autres parties vivent grвce а leur union naturelle avec lui, et exercent par nature la tвche qui leur est propre"[lxxxvii] [2]. L'вme n'est donc pas en chaque partie du corps, mais en une seule­ment.

5. Le Philosophe dit dans les Physiques [lxxxviii] [3] que le moteur du ciel doit кtre ou dans le centre ou en quelque point de la circonfйrence, parce que l'un et l'autre sont principes dans le mouvement circulaire. Et il montre qu'il ne peut кtre dans le centre mais dans la circonfй­rence, parce que plus les principes sont proches de la circonfйrence et loin du centre, plus les mouvements sont rapides. Pareillement, il faut que le moteur animal soit dans cette partie oщ apparaоt principalement le mouvement. Or c'est le cњur. Donc l'вme est seule­ment dans le cњur.

6. Le Philosophe dit au livre De la jeunesse et de la vieillesse [lxxxix] [4] que les plantes ont leur prin­cipe nutritif entre le haut et le bas. Mais le haut et le bas dans les plantes se situent comme le haut et le bas, la droite et la gauche, l'avant et l'arriиre chez les animaux. Il faut donc que le principe de la vie qu'est l'вme, soit chez l'animal au milieu de ces repиres parti­culiers. Or c'est le cњur. Donc l'вme est seulement dans le cњur.

7. Toute forme existant dans un tout et en chacune de ses parties dйsigne de son nom le tout et chaque partie, comme le montre la forme du feu, car chaque partie du feu est feu. Mais chaque partie de l'animal n'est pas l'animal. L'вme n'est donc pas en chaque partie du corps.

8. L'acte d'intellection appartient а quelque partie de l'вme. Mais il n'est pas en quelque partie du corps. Donc l'вme n'est pas tout entiиre en chaque partie du corps.

9. Le Philosophe dit dans le De anima [xc] [5] que de mкme que l'вme se rapporte au corps, de mкme une partie de l'вme а une partie du corps. Si donc l'вme est dans le corps tout entier, elle ne sera pas tout entiиre en chaque partie du corps.

10. On disait que le Philosophe parle de l'вme et de ses parties en tant qu'elle est moteur, et non pas en tant qu'elle est forme. A l'inverse: Le Philosophe dit lа mкme[xci] [6] que si l'њil йtait l'animal, la vue serait son вme. Mais l'вme est la forme de l'animal. C'est donc comme forme et non comme moteur seulement qu'une partie de l'вme est dans le corps.

11. L'вme est le principe de vie de l'animal. Si donc l'вme йtait dans chaque partie du corps, chacune de ces parties recevrait immйdiatement la vie du corps; et ainsi aucune partie ne dйpendrait d'une autre pour vivre; ce qui est manifestement faux, car les autres parties dйpendent du cњur pour vivre.

12. L'вme est mue par accident selon le mouvement du corps oщ elle est; et pareillement en repos par accident quand le corps oщ elle est se repose. Mais il arrive, alors qu'une partie du corps est au repos, qu'une autre soit mue. Si donc l'вme est en chaque partie du corps, il faut que simultanйment elle soit mue et en repos, ce qui est impossible.

13. Toutes les puissances de l'вme s'enracinent dans l'essence de l'вme. Si donc l'essence de l'вme est dans chaque partie du corps, il faut que chaque partie de l'вme soit dans chaque partie du corps, ce qui est manifestement faux, car l'ouпe n'est pas dans l'њil mais dans l'oreille seulement, et ainsi des autres puissances.

14. Tout ce qui est dans un autre est dans cet autre selon le mode d'кtre de ce dernier. Si donc l'вme est dans le corps, il faut qu'elle soit en lui selon le mode d'кtre d'un corps. Mais le mode du corps est que lа oщ est une partie, l'autre n'est pas. Donc lа oщ est une partie de l'вme, l'autre n'est pas. Et ainsi elle n'est pas tout entiиre en chaque partie du corps.

15. Certains animaux imparfaits, dйnommйs annйlides, continuent а vivre une fois dйcou­pйs, parce que leur вme demeure en chaque partie du corps aprиs dйcoupage. Mais l'homme et les autres animaux supйrieurs ne vivent pas quand ils sont dйcoupйs. L'вme n'est donc pas en eux dans chaque partie du corps.

16. Comme l'homme ou l'animal est un tout composй de diverses parties, ainsi la maison. Mais la forme de la maison n'est pas en chacune des parties, mais dans le tout. Ainsi donc l'вme, forme de l'animal, n'est pas tout entiиre en chaque partie du corps, mais dans le tout.

17. L'вme donne l'кtre au corps en tant qu'elle est sa forme. Mais elle est sa forme en raison de son essence, laquelle est simple. Donc par son essence simple elle donne l'кtre au corps. Si donc l'вme est comme forme en chaque partie du corps, il s'en suivrait qu'а chaque partie du corps elle donnerait l'кtre uniformйment.

18. La forme est unie а la matiиre plus intimement que le localisй au lieu. Mais un singulier localisй ne peut кtre simultanйment en plusieurs lieux, fыt-il une substance spirituelle. En effet il n'est pas admis par les maоtres que l'ange soit simultanйment en divers lieux. Donc l'вme ne peut кtre en diverses parties du corps

 

En sens contraire: 1. Augustin dit dans le De Trinitate[xcii] [7] que l'вme est tout entiиre en tout le corps, et tout entiиre en chacune de ses parties.

2. L'вme ne donne l'кtre au corps qu'а la condition de lui кtre unie. Mais l'вme donne l'кtre а tout le corps et а chacune de ses parties. Donc l'вme est dans le corps tout entier et en chacune de ses parties.

3. L'вme n'opиre que lа oщ elle est. Mais les opйrations de l'вme apparaissent en chaque partie du corps. Donc l'вme est en chacune des parties du corps.

 

Rйponse: La vйritй de cette question dйpend de la prйcйdente. On a montrй en effet que l'вme, selon qu'elle est forme du corps, est unie а tout le corps immйdiatement et non pas par la mйdiation de l'une de ses parties. Elle est en effet la forme de tout le corps et de cha­cune de ses parties. Et cela, il est nйcessaire de le dire: йtant donnй que le corps de l'homme ou de tout autre animal est un certain tout naturel, on le dit "un" de ce qu'il a une forme "une", par laquelle il est rendu parfait, et pas seulement par agrйgation et composition, comme il arrive dans la maison et autres choses de ce genre. C'est pourquoi il faut que cha­que partie de l'homme et de l'animal reзoive l'кtre spйcifique de l'вme comme de sa forme propre. De lа, le Philosophe dit[xciii] [8] qu'au retrait de l'вme, ni l'њil ni la chair ni quelque partie ne demeure, sinon par йquivoque. Or il n'est pas possible qu'un sujet reзoive l'кtre spйcifi­que d'un agent sйparй tenant le rфle de forme (ceci s'apparenterait en effet а la position de Platon affirmant que les choses sensibles reзoivent l'кtre et l'espиce par participation а des formes sйparйes), mais il faut que la forme appartienne а ce а quoi elle donne l'кtre, car forme et matiиre sont les principes constituant intrinsиquement l'essence d'une chose. C'est pourquoi si, au jugement d'Aristote, l'вme comme forme donne l'кtre spйcifique а chaque partie du corps, il faut qu'elle soit en chaque partie du corps: de fait et pour la mкme raison, nous disons que l'вme est dans le tout parce qu'elle est la forme du tout. C'est pourquoi, si elle est la forme de chaque partie, il faut qu'elle soit en chaque partie, et non dans le tout seulement, ni dans une partie seulement. Ce que montre bien la dйfinition de l'вme: elle est en effet la forme du corps organisй. Or le corps organisй est constituй de divers organes. Si donc l'вme йtait en tant que forme dans une partie seulement, elle ne serait pas l'acte du corps organisй, mais l'acte du seul organe, par exemple du cњur ou de quelque autre organe, et les parties restantes seraient actualisйes par d'autres formes. Et ainsi le tout per­drait son unitй de nature pour une unitй de composition. Reste donc que l'вme soit dans le corps tout entier et en chacune des parties.

Mais а rechercher si l'вme est tout entiиre dans le tout et en chacune de ses parties, il faut considйrer en quel sens on le dit. La totalitй peut кtre attribuйe а une forme en un triple sens, suivant les trois faзons possibles pour quelque chose d'avoir des parties. D'une pre­miиre faзon, quelque chose a des parties selon la division de la quantitй, qu'il s'agisse du nombre ou de l'йtendue: mais l'unitй de la forme n'est pas concernйe par la totalitй du nom­bre ou de la grandeur, si ce n'est peut-кtre par accident, par exemple pour les formes qui sont divisйes accidentellement par la division du continu, comme la blancheur par la divi­sion d'une surface. D'une autre faзon, on attribuera le tout en rapport aux parties essentiel­les de l'espиce: ainsi la matiиre et la forme sont dites parties du composй, et le genre et la diffйrence parties de l'espиce. Ce mode de totalitй est encore attribuй aux essences simples en raison de leur perfection: en effet, de mкme que les substances composйes tirent leur perfection de la conjonction de leurs principes essentiels, de mкme les substances simples dйtiennent par elles-mкmes la perfection de leur espиce. D'une troisiиme faзon, le tout se dit de quelque chose par comparaison aux parties de l'efficience ou du pouvoir, parties qui se prennent de la division des opйrations.

Si donc il s'agit de la forme qui est divisйe par la division du continu, et que l'on cherche а son propos si elle est tout entiиre en chaque partie du corps, par exemple si la blancheur est tout entiиre en chaque partie d'une surface, et si la totalitй se prend de son rapport aux par­ties quantitatives -totalitй qui en vйritй appartient а la blancheur par accident -alors celle-ci n'est pas tout entiиre en chaque partie, mais tout entiиre dans le tout et en partie dans les parties. Mais si on s'interroge sur la totalitй qui appartient а l'espиce, alors elle est tout entiиre en chaque partie, car la blancheur est aussi intense dans les parties que dans le tout. Il est vrai que du point de vue de l'efficience elle n'est pas tout entiиre en chaque partie, car la blancheur qui recouvre une partie de la surface ne fait pas autant d'effet que celle qui recouvre toute la surface, comme la chaleur qui est dans un petit feu n'a pas autant de force pour chauffer que la chaleur qui est dans un grand feu.

Supposons а prйsent l'unitй de l'вme existant dans le corps (on s'interrogera а ce sujet par la suite), cette unitй n'est pas divisible par cette division de la quantitй qu'est le nombre. En outre, il est clair qu'elle n'est pas divisible par la division du continu, en particulier s'agis­sant de l'вme des animaux supйrieurs, qui perdent la vie une fois dйcoupйs; il en irait autrement des вmes des animaux annйlides, chez lesquels l'вme est une en acte, et plusieurs en puissance, comme l'enseigne le Philosophe[xciv] [9]. Reste donc que dans l'вme de l'homme comme de tout animal supйrieur on ne peut admettre la totalitй que selon la perfection spй­cifique et selon le pouvoir ou l'efficience.

Nous disons donc: puisque la perfection de l'espиce appartient а l'вme en raison de son essence, et que l'вme selon son essence est forme du corps, et qu'а titre de forme du corps elle est en chaque partie du corps, comme on l'a montrй, il reste que l'вme est tout entiиre en chaque partie du corps selon la totalitй de la perfection spйcifique.

Quant а la totalitй entendue selon le pouvoir ou l'efficience, elle n'est pas tout entiиre en chaque partie du corps, ni mкme tout entiиre dans le tout [du corps], si nous parlons de l'вme humaine. On a montrй en effet par les questions prйcйdentes que l'вme humaine, parce qu'elle excиde la capacitй du corps, se rйserve le pouvoir de produire des opйrations oщ le corps ne communique pas, comme penser et vouloir. C'est pourquoi l'intellect et la volontй n'actualisent pas d'organe corporel. Mais quant aux opйrations qu'elles exercent par les organes corporels, la totalitй du pouvoir et de l'efficience propre а l'вme est dans le corps tout entier, mais non dans chaque partie du corps, dans la mesure oщ les diverses parties du corps sont adaptйes aux diverses opйrations de l'вme. En consйquence, l'вme est selon tel pouvoir en telle partie du corps seulement, au regard de l'opйration qui s'exerce par telle partie du corps.

 

Solutions: 1. Puisque la matiиre est pour la forme, et la forme ordonnйe а son opйration propre, il faut que la matiиre d'une forme donnйe soit telle qu'elle s'accorde а l'opйration de cette forme: ainsi la matiиre de la scie sera le fer, parce qu'elle s'accorde а l'њuvre de la scie en vertu de sa duretй. Puisque donc l'вme est capable de diverses opйrations а cause de la perfection de son efficience, il est nйcessaire que sa matiиre soit un corps constituй de parties, appelйes organes, adaptйs aux diverses opйrations de l'вme: c'est pour cette raison que le corps tout entier, а quoi correspond l'вme comme forme, est organisй. Or les parties sont pour le tout. Par consйquent, ce qui correspond а l'вme, ce n'est pas telle partie du corps, tenue pour le sujet propre et principal qu'elle aurait а parfaire, mais c'est la partie en tant qu'ordonnйe au tout. Par consйquent, il ne faut pas qu'une partie quelconque du corps soit le corps organisй, mкme si l 'вme en est la forme.

2. Puisque la matiиre est pour la forme, la forme donne l'кtre spйcifique а la matiиre de faзon а l'accorder а l'opйration de l'вme. Et parce que le corps, que l'вme actualise, requiert une diversitй dans ses parties afin de s'accorder aux diverses opйrations de l'вme, ainsi l'вme, bien qu'elle soit une et simple selon son essence, actualise diversement les parties du corps.

3. Puisque l'вme est dans telle partie du corps de la faзon qu'on a dite, rien de l'вme n'est en dehors de l'вme prйsente en la dite partie du corps. Il ne s'ensuit pas cependant que rien de l'вme ne soit en dehors de cette partie du corps, mais que rien de l'вme ne soit йtranger а la totalitй du corps dont elle est, а tire principal, la perfection.

4. Le Philosophe parle ici de l'вme quant а sa puissance motrice. En effet le principe du mouvement du corps est dans une partie du corps, а savoir dans le cњur, et par cette partie il meut le corps tout entier. C'est manifeste par l'exemple du gouvernant qu'il propose.

5. Le moteur du ciel n'est pas circonscrit au lieu quant а sa substance. Mais le Philosophe veut montrer oщ il se situe du point de vue oщ il est principe du mouvement. Et, de cette faзon, quant au principe du mouvement, l'вme est dans le cњur.

6. Mкme dans les plantes, il est dit que l'вme est au milieu du haut et du bas, en tant qu'elle est principe de certaines opйrations; il en va de mкme chez les animaux.

7. Aucune partie de l'animal n'est l'animal alors que chaque partie du feu est du feu, parce que toute les opйrations du feu sont sauvegardйes en chaque partie du feu, tandis que les opйrations de l'animal ne le sont pas en chacune de ses parties, surtout chez les animaux supйrieurs.

8. Le raisonnement conclut que l'вme n'est pas tout entiиre en chaque partie du corps quant а son efficience, il est vrai de le dire.

9. Les parties de l'animal sont prises par le Philosophe, non pas quant а l'essence de l'вme, mais quant а son pouvoir. Il dit ainsi[xcv] [10] que de mкme que l'вme est dans le corps tout entier, de mкme une partie de l'вme dans une partie du corps. Car de mкme que tout le corps organisй a pour tвche de servir а toutes les opйrations de l'вme exercйes par le corps, de mкme un organe donnй celle de servir а telle opйration dйterminйe.

10. Les puissances de l'вme s'enracinent dans l'essence de telle sorte que lа oщ est quelque puissance de l'вme, lа est l'essence de l'вme. Que donc le Philosophe dise que, dans le cas oщ l'њil serait l'animal, la vue serait son вme, n'est pas а comprendre de la puissance de l'вme abstraction faite de son essence; а l'inverse, l'вme est la forme du corps tout entier par son essence, non par la puissance sensitive.

11. Etant donnй que l'вme opиre au moyen d'une partie premiиre dans les autres parties du corps, que d'autre part le corps est adaptй а l'вme du fait qu'elle en est la cause efficiente, comme dit le Philosophe au De anima[xcvi] [11], il est nйcessaire que la disposition des autres par­ties, dans la mesure oщ elles sont perfectibles par l'вme, dйpende de la partie premiиre. Et pour autant la vie des autres parties dйpend du cњur, car aprиs qu'une disposition due cesse d'кtre dans une partie quelconque, l'вme ne lui est plus unie comme forme. Il n'en reste pas moins que l'вme est immйdiatement la forme de chaque partie du corps.

12. L'вme n'est ni mue ni ne repose quand le corps est en mouvement ou en repos, si ce n'est par accident. Or il n'y a pas d'inconvйnient а кtre mы par accident par des mouvements contraires: par exemple si quelqu'un se dйplace dans le navire а l'encontre de la direction du navire.

13. Bien que toutes les puissances de l'вme s'enracinent dans son essence, nйanmoins cha­que  partie du corps la reзoit suivant son mode; l'вme est ainsi dans les diverses parties du corps selon ses diverses puissances, et il n'est pas nйcessaire qu'elle soit dans une seule partie selon toutes ses puissances.

14. Quand on dit que l'un est dans l'autre selon le mode du rйcepteur, c'est а entendre quant au mode de capacitй de ce dernier, mais non quant а sa nature. Il ne faut pas que ce qui est dans un autre prenne la nature et la propriйtй de ce qui le reзoit, mais qu'il soit reзu en lui а mesure de sa capacitй: il est йvident que l'eau ne prend pas la nature de l'amphore. Par consйquent il ne faut pas que l'вme prenne quelque chose de la nature du corps, de telle sorte que lа oщ est l'une de ses parties, l'autre n'y soit pas.

15. Les animaux annйlides vivent une fois coupйs, non seulement parce que l'вme est en chaque partie du corps, mais parce que leur вme, йtant imparfaite et de peu d'actions, requiert peu de diversitй dans les parties, et ce peu se retrouve dans la partie coupйe vivante. C'est pourquoi, comme cette derniиre conserve la disposition qui fait que tout le corps est perfectible par l'вme, l'вme demeure en elle. Mais il en va autrement chez les animaux supйrieurs.

16. La forme d'une maison, comme toute autre forme artificielle, est une forme acciden­telle. C'est pourquoi elle ne donne pas l'кtre spйcifique au tout et а chaque partie; ni le tout n'est simplement "un", mais "un" par agrйgation. Or l'вme est la forme substantielle du corps, donnant l'кtre spйcifique au tout et aux parties; et le tout constituй des parties est "un" absolument. Il n'y a donc pas de similitude.

17. L'вme, bien qu'elle soit une et simple en son essence, a cependant pouvoir d'exercer diverses opйrations. Et parce que naturellement elle donne l'кtre spйcifique а ce qu'elle actualise en tant qu'elle est la forme du corps selon son essence, que d'autre part tout ce qui est par nature est pour la fin, il faut que l'вme constitue dans le corps la diversitй des parties dans la mesure oщ celles-ci concourent aux diverses opйrations. A cause en vйritй d'une diversitй de ce genre, dont la raison vient de la fin et non de la forme seulement, il apparaоt que dans la constitution des vivants la nature opиre en vue d'une fin mieux que dans les autres rйalitйs physiques, dans lesquelles une seule forme actualise uniformйment tout ce qui est а parfaire.

18. La simplicitй de l'вme et de l'ange n'est pas а juger sur le modиle du point, avec son site dйterminй dans le continu, car alors il est impossible au simple d'кtre simultanйment en diverses parties du continu. Mais l'ange et l'вme sont dits simples du fait qu'il sont dйpour­vus tout а fait de la quantitй et ainsi ne sont pas liйs au continu, sauf au point touchй par l'efficience. C'est pourquoi le tout corporel touchй par l'efficience est corrйlatif de l'ange (lequel ne lui est pas uni comme forme) comme unitй de lieu, et а l'вme (laquelle lui est unie comme forme) en tant qu'unitй а parfaire. Et de mкme que l'ange est tout entier en chaque partie du corps localisй, de mкme l'вme est tout entiиre en chaque partie de ce qu'elle doit parfaire.


Article 11: Chez l'homme, l'вme rationnelle, sensible et vйgйtative est-elle une unique?

 

Objections: 1. Il semble que non. Lа oщ est l'acte de l'вme, lа est l'вme. Or dans l'embryon l'acte de l'вme vйgйtative prйcиde l'acte de l'вme sensible; et l'acte de l'вme sensible, l'acte de l'вme rationnelle. Donc, en ce qui est conзu, l'вme vйgйtative est antйrieure а l'вme sen­sible, et l'вme sensible antйrieure а l'вme rationnelle; et ainsi elles ne sont pas identiques en substance.

2. On disait que l'acte de l'вme vйgйtative et sensible n'est pas chez l'embryon le fait d'une вme immanente а l'embryon, mais d'une efficience existant en lui par l'вme d'un parent. A l'inverse: aucun agent fini n'agit par son efficience au-delа d'une distance dйterminйe, comme le manifeste le mouvement du lancer: le lanceur en effet projette а un lieu dйter­minй mesurй par sa force. Mais dans l'embryon apparaissent les mouvements et les opйra­tions de l'вme quelque grand que soit l'йloignement du parent, dont l'efficience est cepen­dant finie. Donc les opйrations de l'вme chez l'embryon ne sont pas causйes par l'efficience de l'вme du parent.

3. Le Philosophe dit, au livre De la gйnйration des animaux[xcvii] [1], que l'embryon est animal avant d'кtre homme. Mais il n'y a pas d'animal sans l'вme sensible; or l'homme est homme par l'вme rationnelle. Donc l'вme sensible -et non seulement son efficience -est dans l'em­bryon antйrieure а l'вme rationnelle.

4. Vivre et sentir sont des opйrations qui ne peuvent venir que d'un principe intrinsиque. Or ce sont des actes de l'вme. Comme l'embryon vit et sent avant d'avoir l'вme rationnelle, vivre et sentir ne procиdent pas de l'вme du parent extйrieur, mais de l'вme existant а l'intй­rieur.

5. Le Philosophe dit dans le De anima[xcviii] [2] que l'вme est cause du corps vivant, non seulement comme forme, mais comme cause efficiente et finale. Mais elle ne serait pas cause effi­ciente du corps si elle ne lui йtait pas prйsente au moment de sa formation. Or le corps est formй avant l'infusion de l'вme rationnelle. Donc avant cet йvйnement il y a dans l'embryon une вme, et pas seulement l'efficience de l'вme.

6. On disait que la formation du corps vient de l'вme, non pas de celle immanente а l'em­bryon, mais de l'вme du parent. A l'inverse: les corps vivants se meuvent de leur propre mouvement. Or la croissance d'un corps vivant est une sorte de mouvement qui lui est pro­pre, puisque son principe propre est un pouvoir de croissance. C'est donc par ce mouve­ment que la chose vivante se meut elle-mкme. Mais celui qui se meut lui-mкme est com­posй d'un moteur et d'un mы, comme le prouve le livre des Physiques[xcix] [3]. Donc le principe de la croissance, qui forme le corps vivant, c'est l'вme immanente а l'embryon.

7. Il est manifeste que l'embryon croоt. Or la croissance est mouvement local, comme il est dit dans les Physiques[c] [4]. Donc puisque l'animal se meut localement, il se mouvra aussi selon la croissance, et ainsi il faut que soit dans l'embryon le principe d'un tel mouvement et qu'il ne tienne pas celui-ci d'une вme extйrieure.

8. Le Philosophe dit expressйment dans le livre De la gйnйration des animaux[ci] [5], qu'on ne peut pas dire qu'il n'y ait point d'вme dans l'embryon: en lui il y a d'abord l'вme nutritive, puis la sensitive.

9. On disait, d'aprиs le Philosophe, que dans l'embryon l'вme n'est pas en acte, mais en puissance. A l'inverse: rien n'agit que pour autant qu'il est en acte. Mais c'est dans l'em­bryon que sont les actions de l'вme: c'est donc lа que l'вme est en acte. Reste par consй­quent qu'elle n'est pas une seule substance.

10. Il est impossible que le mкme soit de l'extйrieur et de l'intйrieur. Or l'вme rationnelle vient chez l'homme de l'extйrieur, l'вme vйgйtative et sensible de l'intйrieur, c'est-а-dire d'un principe immanent а la semence, comme le montre le Philosophe[cii] [6]. Donc chez l'homme, l'вme rationnelle, la sensible et la vйgйtative ne sont pas identiques en substance.

11. Il est impossible que ce qui est substance en l'un soit accident en l'autre; c'est pourquoi le Commentateur dit[ciii] [7] que la chaleur n'est pas la forme substantielle du feu, puisqu'elle est ailleurs un accident. Mais l'вme sensible est substance chez les animaux brutes. Elle n'est donc pas seulement puissance chez l'homme, puisque les puissances sont des propriйtйs et accidents de l'вme.

12. L'homme est un animal plus noble que les animaux brutes. Mais "animal" est dit en raison de l'вme sensible. Donc l'вme sensible est plus noble chez l'homme que chez les animaux brutes. Mais chez ceux-ci, elle est une substance, et non seulement une puissance de l'вme. A plus forte raison est-elle en l'homme une sorte de substance par soi.

13. Impossible qu'une mкme chose soit en substance corruptible et incorruptible. Mais l'вme rationnelle est incorruptible; en revanche, l'вme sensible et vйgйtative sont corrup­tibles. Il est donc impossible que l'вme rationnelle, la sensible et la vйgйtative soient iden­tiques en substance.

14. On disait que chez l'homme l'вme sensible est incorruptible. A l'inverse: corruptible et incorruptible diffиrent selon le genre comme dit le Philosophe[civ] [8]. Or l'вme sensible est chez les animaux brutes corruptible. Si donc chez l'homme l'вme sensible est incorruptible, elle ne sera pas du mкme genre pour l'homme et pour le cheval; et ainsi, puisqu'on parle de l'animal en raison de l'вme sensible, l'homme et le cheval ne seront pas dans le mкme genre animal, ce qui est manifestement faux.

15. Impossible qu'une mкme chose soit en substance rationnelle et irrationnelle, car la contradiction ne se vйrifie pas au sujet du mкme. Mais l'вme sensible et la vйgйtative sont irrationnelles. Elles ne peuvent s'identifier en substance avec l'вme rationnelle.

16. Le corps est proportionnй а l'вme. Mais dans le corps sont les divers principes des opй­rations de l'вme, appelйs membres principaux. Il n'y a donc pas une seule вme, mais plu­sieurs.

17. Les puissances de l'вme dйcoulent naturellement de son essence. Or de l'un ne procиde naturellement que de l'un. Si donc l'вme йtait simplement une en l'homme, ne procйderaient pas d'elle des facultйs, dont les unes sont incorporйes aux organes, les autres non.

18. Le genre est pris de la matiиre, mais la diffйrence de la forme. Or le genre de l'homme, c'est l'animal; la diffйrence, c'est le rationnel. Donc, puisque l'animal se prend de l'вme sensible, il semble que non seulement le corps mais encore l'вme sensible se rapportent а l'вme rationnelle sous la modalitй de matiиre. Donc l'вme rationnelle et l'вme sensible ne sont pas identiques en substance.

19. L'homme et le cheval se rejoignent dans le fait d'кtre animal. Animal se dit de l'вme sensible. Ils se rejoignent donc dans le fait d'кtre une вme sensible. Mais l'вme sensible chez le cheval n'est pas rationnelle. Elle ne l'est donc pas non plus chez l'homme.

20. Si l'вme rationnelle, la sensible et la vйgйtative sont identiques en substance chez l'homme, il faut que dans chaque partie oщ se trouve l'une d'entre elles, les autres y soient. Mais c'est faux, car dans les os se trouve l'вme vйgйtative, car ils se nourrissent et grandis­sent, mais non l'вme sensible, car ils sont privйs de sens. Par consйquent, elles ne sont pas identiques en substance.

 

En sens contraire: Il est dit dans le De ecclesiasticis dogmatibus: "Il n'y a pas deux вmes en un seul homme, comme l'йcrivent Jacques et d'autres syriens, l'une animale par laquelle le corps est animй, l'autre rationnelle au service de la raison; mais nous disons qu'il y a une seule et mкme вme dans l'homme: elle vivifie le corps par son union (association?), elle dispose d'elle-mкme par la raison"[cv] [9].

 

Rйponse: Sur cette question il y a diverses opinions, chez les modernes comme chez les anciens. Platon soutenait en effet qu'il y a plusieurs вmes dans le corps. Et ceci s'accordait а ses principes: il postulait en effet que l'вme est unie au corps а titre de moteur et non de forme, disant qu'elle йtait dans le corps comme le pilote dans le navire.

Mais oщ apparaissent des actions de genre divers, il faut poser des moteurs divers: ainsi dans le navire, autre est celui qui gouverne, autre celui qui rame; mais leur diversitй ne nuit pas а l'unitй du navire, car de mкme que les actions sont ordonnйes, de mкme les moteurs existant dans le navire sont-ils respectivement ordonnйs l'un а l'autre. Pareillement il ne semble pas rйpugner а l'unitй de l'homme ou de l'animal qu'il y ait plusieurs вmes en un seul corps, de telle sorte que des moteurs soient ordonnйs entre eux selon l'ordre des opй­rations.

Mais en consйquence, comme du moteur et du mobile ne rйsulte pas ce qui est simplement un par soi, l'homme ne serait pas absolument un par soi, ni l'animal; et il n'y aurait pas de gйnйration ou de corruption, absolument, quand le corps reзoit l'вme ou la perd. C'est pourquoi il faut dire que l'вme est unie au corps non seulement comme moteur, mais comme forme, ainsi qu'il est d'ailleurs manifeste par ce qui prйcиde.

Cela posй, il suit encore des principes de Platon qu'il y a plusieurs вmes chez l'homme et chez l'animal. Les platoniciens soutinrent en effet que les universaux sont des formes sйparйes qui sont affirmйes des sensibles en tant elles sont participйes par eux: par exemple Socrate est dit animal en tant qu'il participe а l'idйe d'animal; et homme en tant qu'il parti­cipe а l'idйe d'homme. Reste en fin de compte qu'autre par essence est la forme suivant laquelle Socrate est dit animal, autre la forme suivant laquelle il est dit homme. D'oщ cette consйquence que l'вme sensible et la rationnelle diffиrent en substance chez l'homme.

Mais cela ne peut tenir, car si les prйdicats de formes diverses sont affirmйs d'un sujet, l'un d'eux sera affirmй de l'autre par accident: par exemple on affirmera de Socrate qu'il est blanc en raison de la blancheur, et musicien en raison de la musique, mais c'est par acci­dent qu'on dire du blanc qu'il est musicien. Si donc Socrate est dit homme et animal selon l'une et l'autre forme, il s'ensuit que la proposition "l'homme est animal" est une proposi­tion accidentelle et que l'homme n'est pas vraiment ce qu'est un animal. Il arrive pourtant qu'une prйdication concernant des formes diverses soit faite par soi quand celles-ci sont ordonnйes entre elles: par exemple si l'on dit "ce qui a telle surface est colorй", car la cou­leur est dans la substance par la mйdiation de la surface. Mais ce mode de prйdication par soi ne vient pas de ce que le prйdicat est posй dans la dйfinition du sujet, mais plutфt l'in­verse. En effet, la surface est posйe dans la dйfinition de la couleur comme le nombre dans celle du pair. Si donc la prйdication de l'homme et de l'animal йtait sous ce mode du "par soi", comme l'вme sensible est ordonnйe а l'вme rationnelle quasi matйriellement (а suppo­ser qu'elles soient diverses), il s'ensuivrait que le prйdicat "animal" ne sera pas affirmй par soi de l'homme, mais plutфt l'inverse.

Suit encore un autre inconvйnient. De plusieurs choses existant en acte, ne rйsulte pas ce qui est absolument "un" а moins qu'il n'y ait un facteur d'union susceptible de les lier en quelque faзon. Ainsi donc, si Socrate йtait animal et rationnel en raison de formes diverses, ces deux-lа auraient besoin pour кtre unies absolument d'un principe qui les ferait "un". Par consйquent, comme ce principe n'a pas а кtre invoquй ici, il restera que l'homme n'est "un" que par agrйgation, comme le tas, qui est "un" d'un point de vue relatif mais "multiple" absolument, simplement; et ainsi l'homme ne sera pas absolument "йtant", car chacun est "йtant" pour autant qu'il est "un".

Suit de plus un autre inconvйnient. Le genre йtant un prйdicat substantiel, il faut que soit substantielle la forme selon laquelle l'individu substance reзoit l'attribution du genre et qu'ainsi l'вme sensible, selon laquelle Socrate est dit animal, soit une forme substantielle en lui; voilа comment il est nйcessaire qu'elle donne l'кtre au corps purement et simplement et le constitue en une rйalitй individuelle. Donc l'вme rationnelle, si elle est autre selon la subs­tance, ne fait pas le une rйalitй individuelle ni l'кtre absolument, mais seulement un certain кtre, puisqu'elle advient а une chose dйjа subsistante. Par consйquent, elle ne sera pas forme substantielle, mais accidentelle; et ainsi, elle ne donnera pas l'espиce а Socrate, puis­que l'espиce est aussi bien un prйdicat substantiel.

Reste donc que dans l'homme il y ait seulement une seule вme selon la substance, qui est rationnelle, sensible, vйgйtative. Et ceci est la consйquence de ce que nous avons montrй dans la question prйcйdente au sujet de l'ordre des formes substantielles: aucune forme substantielle n'est unie а la matiиre par la mйdiation d'une autre forme substantielle, mais la forme plus parfaite donne а la matiиre tout ce que donnait la forme infйrieure, et bien plus encore. Par consйquent, l'вme rationnelle donne au corps humain tout ce que donne l'вme vйgйtative aux plantes, et tout ce que donne l'вme sensible aux brutes, et quelque chose en plus. Pour cette raison elle est en l'homme et vйgйtative et sensible et rationnelle. Atteste encore cela le fait que lorsque l'opйration d'une puissance aura йtй intense, elle empкche une autre d'opйrer, et encore qu'il y a redondance d'une puissance sur l'autre, ce qui n'arri­verait pas si toutes les puissance ne s'enracinaient dans l'unique essence de l'вme.

 

Solutions: 1. Supposй qu'il n'y ait qu'une unique substance de l'вme dans le corps humain, divers sont les arguments apportйs par les divers auteurs. Les uns disent que dans l'em­bryon il n'y a pas d'вme avant l'вme rationnelle, mais une certaine efficience procйdant de l'вme des parents, et que de cette efficience, appelйe pouvoir formateur, proviennent les opйrations qui apparaissent dans l'embryon. Mais ceci ne peut кtre tout а fait vrai, parce que dans l'embryon apparaоt non seulement la formation du corps, qui pourrait кtre attri­buйe au pouvoir susdit, mais encore d'autres opйrations qui ne peuvent кtre attribuйes qu'а l'вme, comme croоtre, sentir, et autres opйrations de ce genre. On pourrait cependant soute­nir cette position si le principe actif йvoquй йtait dit dans l'embryon pouvoir de l'вme, et non вme, pour autant que l'вme n'est pas parfaite, ni l'embryon un parfait animal. Mais alors la mкme difficultй demeure. D'autre auteurs disent donc que, sans doute l'вme vйgй­tative prйcиde la sensible, et la sensible la rationnelle, mais il ne s'agit pas d'une autre вme, puis d'une autre encore; en vйritй, la semence est d'abord amenйe а l'acte de l'вme vйgйta­tive par le principe actif immanent а la semence; laquelle вme en vйritй est conduite, au cours du temps, а une perfection ultйrieure plus grande par le processus de gйnйration et devient elle-mкme вme sensible; laquelle en vйritй est conduite а une perfection plus grande par un principe externe, et survient alors l'вme rationnelle. Mais, selon cette posi­tion, il s'ensuivrait que la substance de l'вme rationnelle procйderait d'un principe actif immanent а la semence, mкme si а la fin quelque perfection lui advient d'un principe externe; il s'ensuivrait alors que l'вme rationnelle soit en substance corruptible: car ne peut кtre incorruptible ce qui est causй par une vertu immanente а la semence.

C'est pourquoi il faut rйsoudre autrement la question: la gйnйration de l'animal n'est pas une genиse une et simple, mais que pour ce faire de multiples gйnйrations et corruptions se succиdent les unes aux autres: on dira par exemple qu'il prend d'abord la forme de la semence, deuxiиmement la forme du sang, et ainsi de suite jusqu'а ce que la gйnйration soit parachevйe. De la sorte, comme gйnйration et corruption ne vont pas sans abandon et addi­tion de forme, il faut que la forme imparfaite, d'abord inhйrente, soit abandonnйe, et qu'une plus parfaite soit induite, et cela jusqu'а ce que l'animal conзu acquiert la forme parfaite. Et ainsi, on doit dire que l'вme vйgйtative est d'abord dans la semence, qu'elle est abandonnйe dans le processus de la gйnйration, et qu'une autre lui succиde, qui est вme non seulement vйgйtative mais sensible, laquelle, йtant а nouveau abandonnйe, une autre est ajoutйe qui est а la fois vйgйtative, sensible et rationnelle.

2. L'efficience qui dans la semence vient du pиre, est une efficience permanente intrinsи­que, ne dйcoulant pas d'une source externe, telle l'efficience du moteur dans les projectiles, et ainsi, quelque grand que soit l'йloignement du pиre, l'efficience immanente а la semence opиre. (Celle-ci ne peut venir de la mиre, quoiqu'en disent certains, parce que la femme est dans la gйnйration un principe, non pas actif, mais passif). Il y a cependant quelque chose de semblable: en effet, de mкme que la vigueur du lanceur, qui est finie, meut d'un mou­vement local jusqu'а une distance dйterminйe, de mкme l'efficience du gйnйrateur meut du mouvement de la gйnйration jusqu'а une forme dйterminйe.

3. Cette efficience a raison d'вme, comme on l'a dit; et ainsi par elle l'embryon peut кtre dit animal.

4-8. La solution vaut pour les objections 4 а 8.

9. De mкme que l'вme est dans l'embryon en acte, mais en acte imparfait, de mкme elle opиre, mais par des opйrations imparfaites.

10. Bien que l'вme sensible vienne chez les brutes d'un principe intrinsиque, cependant chez l'homme la substance de l'вme, qui est tout а la fois vйgйtative, sensible et rationnelle, vient d'un principe transcendant.

11. L'вme sensible n'est pas un accident chez l'homme puisqu'elle est identique en subs­tance avec l'вme rationnelle; par contre la puissance sensitive est un accident chez homme, comme chez les autres animaux.

12. L'вme sensible est plus noble chez l'homme que chez les autres animaux parce qu'elle est non seulement sensible mais encore rationnelle.

13. L'вme sensible chez l'homme est en substance incorruptible, puisque sa substance est la substance de l'вme rationnelle; quoique peut-кtre les puissances sensitives, йtant les actes d'un corps, ne demeurent pas aprиs le corps, comme il paraоt а certains.

14. Si l'вme sensible chez les brutes et l'вme sensible chez les hommes relevaient de soi du genre ou de l'espиce, elles ne seraient pas du mкme genre, а moins peut-кtre de parler selon la logique du sens commun. Car ce qui est proprement dans le genre ou l'espиce, c'est le composй qui, dans l'un et l'autre cas, est corruptible.

15. L'вme sensible n'est pas chez l'homme une вme irrationnelle, mais elle est simultanй­ment sensible et rationnelle. Il est vrai que certaines puissances de l'вme sensible sont irra­tionnelles en soi, mais elles participent а la raison dans la mesure oщ elles lui obйissent. Les puissances de l'вme vйgйtative sont, elles, tout а fait irrationnelles, parce qu'elles n'obйissent pas а la raison, comme le montre le Philosophe dans les Ethiques[cvi] [10].

16. Bien qu'il y ait plusieurs membres principaux dans le corps oщ se manifestent les prin­cipes de certaines opйrations de l'вme, cependant tous dйpendent du cњur comme du pre­mier principe corporel.

17. De l'вme humaine, en tant qu'elle est unie au corps, dйcoulent les facultйs liйes aux organes; toutefois, en tant qu'elle excиde par son efficience la capacitй du corps, dйcoulent d'elle des facultйs non liйes aux organes.

18. Comme il apparaоt par les questions antйrieures, d'une mкme et unique forme la matiиre reзoit divers degrйs de perfection; et selon que la matiиre est actualisйe par un degrй de perfection infйrieur, elle reste encore matiиre pour un degrй de perfection plus haut. Et ainsi, selon que le corps est actualisй dans l'кtre sensible par l'вme humaine, il demeure encore matiиre au regard d'une perfection ultйrieure. Pour cette raison, "animal", qui est le genre, est pris de la matiиre, et "rationnel", la diffйrence, est pris de la forme.

19. De mкme que l'animal, en tant que tel, n'est ni rationnel ni irrationnel, mais que l'ani­mal rationnel lui-mкme est l'homme et que l'animal irrationnel est l'animal brute, de mкme l'вme sensible, en tant que sensible, n'est ni rationnelle ni irrationnelle, mais l'вme sensible elle-mкme est chez l'homme rationnelle, et chez l'animal irrationnelle.

20. Bien que l'вme sensible et la vйgйtative soit une, il ne faut pas cependant que partout oщ apparaоt l'opйration de l'une, apparaisse l'opйration de l'autre, а cause des dispositions diverses des parties; de lа vient encore que toutes les opйrations de l'вme ne sont pas exer­cйes par une seule partie, mais la vue par l'њil, l'ouпe par l'oreille, et ainsi des autres opйra­tions.

Article 12: L'вme est-elle identique а ses puissances?

 

Objections: 1. Il semble que oui. Il est dit en effet dans le De spiritu et anima: "L'вme pos­sиde les choses qui lui sont naturelles en totalitй: car ses puissances et facultйs sont identi­ques а elle-mкme. Elle n'est pas ses accidents; elle est ses forces; elle n'est pas ses vertus: elle n'est pas en effet sa prudence, sa tempйrance, sa justice, sa force."[cvii] [1] En consй­quence, il semble expressйment admis que l'вme soit ses puissances.

2. Il est dit dans le mкme livre: "L'вme est en fonction de ses tвches appelйe de noms diffй­rents. On la dit вme quand elle vivifie, sens quand elle sent, esprit quand elle goыte, enten­dement quand elle pense, raison quand elle discerne, mйmoire quand elle se rappelle, quand elle veut volontй. Tous ces aspects ne diffйrent pas en substance, comme ils le font par les noms, puisque а eux tous ils sont l'вme."[cviii] [2] Delа, mкme conclusion que prйcйdem­ment.

3. Bernard dit: "Je vois trois choses dans l'вme: la mйmoire, l'intelligence et la volontй, et ces trois sont une seule substance".[cix] [3] La mкme raison vaut pour les autres puissances. Donc l'вme est ses puissances.

4. Augustin dit dans le De Trinitate[cx] [4] que la mйmoire, l'intelligence et la volontй sont une seule vie, une seule вme. Donc les puissances de l'вme sont identiques а son essence.

5. Nul accident n'excиde son essence. Mais la mйmoire, l'intelligence et la volontй excи­dent l'вme: en effet l'вme ne se souvient pas que de soi, ni ne pense et ne veut que soi, mais encore bien d'autres choses. Donc ces trois [puissances] ne sont pas des accidents de l'вme; elles sont identiques а l'essence de l'вme ainsi que, par la mкme raison, les autres puissan­ces.

6. En fonction de ces trois puissances se signale l'image de la Trinitй dans l'вme. Mais l'вme est image de la Trinitй en raison de soi, et non seulement de ses accidents. Les puis­sances susdites ne sont donc pas des accidents de l'вme. Ils relиvent de son essence.

7. L'accident est ce qui peut кtre prйsent ou absent, indйpendamment de la corruption du sujet. Mais les puissances de l'вme ne peuvent en кtre absentes. Elles n'en sont donc pas les accidents. Ainsi, mкme conclusion qu'auparavant.

8. Aucun accident n'est principe d'une diffйrence substantielle, car la diffйrence complиte la dйfinition d'une chose en signifiant ce qu'elle est. Mais les puissances de l'вme sont prin­cipes de diffйrence substantielle: en effet, "sensible" se dit en fonction du sens, "rationnel" en fonction de la raison. Donc les puissances ne sont pas des accidents de l'вme, elles sont l'вme mкme qui est forme du corps, car la forme est principe de la diffйrence substantielle.

9. La forme substantielle a plus de vigueur que l'accidentelle. Mais la forme accidentelle agit de soi-mкme, et non par quelque puissance intermйdiaire. A fortiori la forme substan­tielle. Puisque donc l'вme est une forme substantielle, les puissances par lesquelles elle agit ne sont pas autres qu'elle-mкme.

10. Identiques sont les principes d'кtre et les principes de l'agir. Or l'вme est par elle-mкme principe d'кtre, parce que selon son essence elle est forme. Donc selon son essence elle est principe d'agir. Mais la puissance n'est rien d'autre qu'un principe d'agir. L'essence de l'вme est donc sa puissance.

11. La substance de l'вme, en tant qu'elle est en puissance aux intelligibles, est l'intellect possible; en tant qu'elle est en acte, l'intellect agent. Mais l'кtre en acte et l'кtre en puis­sance ne signifient rien d'autre que la rйalitй mкme qui est en puissance et en acte. Donc l'вme est l'intellect agent et l'intellect possible; et par la mкme raison elle est ses puissan­ces.

12. De mкme que la matiиre premiиre est en puissance aux formes sensibles, de mкme l'вme intellectuelle aux formes intelligibles. Mais la matiиre premiиre est sa puissance. Donc l'вme intellectuelle est sa puissance.

13. Le Philosophe dit au livre des Ethiques[cxi] [5] que l'homme, c'est l'intellect. Mais il ne l'est qu'en raison de l'вme. Donc l'вme est l'intellect et, par la mкme raison, les autres puissan­ces.

14. Le Philosophe dit dans le De anima[cxii] [6] que l'вme est acte premier, comme la science. Mais la science est le principe immйdiat de l'acte second, а savoir celui de considйrer. Donc l'вme est le principe immйdiat de ses opйrations. Or le principe immйdiat de l'opйra­tion est dit puissance. Donc l'вme est ses puissances.

15. Toutes les parties sont consubstantielles au tout, car le tout est constituй de ses parties. Mais les puissances de l'вme sont ses parties, comme le montre le De anima CXIII [7]. Elles sont donc les parties substantielles de l'вme, et non ses accidents.

16. La forme simple ne peut кtre sujet. Or l'вme est une forme simple, comme on l'a exposй plus haut. Elle ne peut donc кtre sujet des accidents. Donc les puissances qui sont dans l'вme ne sont pas ses accidents.

17. Si les puissances sont les accidents de l'вme, il faut qu'ils dйcoulent de son essence: les accidents propres sont en effet causйs а partir des principes du sujet. Mais l'essence de l'вme, du fait de sa simplicitй, ne peut кtre cause d'une aussi grande diversitй d'accidents qu'il paraоt dans les puissances de l'вme. Par consйquent les puissances de l'вme ne sont pas ses accidents. Reste donc que l'вme mкme est ses puissances.

 

En sens contraire: 1. L'essence est а l'кtre ce que la puissance est а l'agir. Donc, par per­mutation, l'кtre est а l'agir ce que l'essence est а la puissance. Mais en Dieu seul il y a iden­titй entre l'кtre et l'agir. Donc en Dieu seul il y a identitй entre la puissance et l'essence. L'вme n'est donc pas ses puissances.

2. Nulle qualitй n'est substance. Mais la puissance naturelle est une espиce de qualitй, comme le montre le livre des Prйdicaments. Donc les puissances de l'вme ne sont pas l'es­sence mкme de l'вme.

 

Rйponse: Sur cette question il y a diverses opinions. Les uns disent que l'вme est identi­que а ses puissances, les autres le nient, disant que les puissances de l'вme font partie de ses propriйtйs. Et pour saisir la diversitй de ces opinions, il faut savoir que la puissance n'est rien d'autre que le principe d'une opйration, action ou passion; non pas le principe qu'est le sujet, agent ou patient, mais le principe selon quoi l'agent agit et le patient pвtit, comme l'art de construire est chez le constructeur la puissance par laquelle il construit, et la chaleur dans le feu la puissance par laquelle il chauffe, et le sec dans les bois la puissance qui les rend combustibles. Ceux qui postulent que l'вme est ses puissances, pensent donc que l'вme elle-mкme est le principe immйdiat de toutes les opйrations de l'вme. Ils disent que c'est par l'essence de l'вme que l'homme fait acte d'intellection, acte de sensation et opиre de cette faзon toutes les opйrations de ce genre, et que c'est en fonction de la diver­sitй de ces opйrations qu'elle est appelйe de diffйrents noms: sens en tant que principe du sentir, intel­lect en tant que principe d'intellection, et de mкme pour les autres opйrations -comme si, par exemple, nous nommions la chaleur du feu puissance de liquйfaction, de calorification, de dessiccation, parce qu'elle opиre toutes ces actions.

Mais cette opinion ne peut tenir. D'abord parce que chacun agit selon qu'il est en acte ce que prйcisйment il effectue. En effet le feu chauffe, non pas en tant qu'il est lumi­neux en acte, mais en tant qu'il est chaud en acte. Ce qui fait que tout agent produit du semblable а soi. C'est pourquoi il faut partir de ce qui est fait pour considйrer ensuite ce par quoi il est fait. Il faut que les deux soient conformes. Delа il est dit dans les Phy­siques[cxiii] [8] que la forme et le gйniteur sont d'espиce identique. Quand donc ce qui est fait se distingue de l'кtre substantiel de la chose, il est impossible que le principe par quoi il est fait se confonde avec l'essence de la chose. Ce qui apparaоt manifestement dans les agents naturels: en effet, l'agent naturel de la gйnйration agit en transmuant la matiиre en quelque chose d'informй -ce qui se fait premiиrement par la disposition de la matiиre au regard de la forme, et secondement par l'acquisition de la forme selon laquelle il y a gйnйration au terme de l'altй­ration -, il est donc nйcessaire que, de la part de l'agent, ce qui agit immй­diatement soit la forme accidentelle, qui est en correspondance avec la disposition incul­quйe а la matiиre; mais il faut que [cette] forme accidentelle agisse en vertu de la forme substantielle, comme йtant son instrument, autrement l'action ne conduirait pas а la forme substantielle. C'est pourquoi n'apparaissent dans les йlйments aucun autre principe d'action que les qualitйs actives et passives, lesquelles agissent cependant en vertu des formes substantielles; et c'est pourquoi leur action se termine, non seulement aux dispositions accidentelles, mais encore aux formes substantielles, а l'instar des њuvres artificielles oщ l'action de l'instrument se termine а la forme visйe par l'artisan. Mais s'il y a quelque agent qui directement et immй­diatement produit par son action la substance, comme nous le disons de Dieu, qui en crйant produit la substance des choses, et comme Avicenne le dit de l'Intelligence agente, par laquelle, selon lui, dйcoulent les formes substantielles dans les rйalitйs infйrieures, un tel agent agit par son essence, de telle sorte qu'en lui la puissance active ne diffйrera pas de son essence.

S'agissant de la puissance passive, il est manifeste qu'elle est, quant а l'acte subs­tantiel, dans le genre de la substance, et, quant а l'acte accidentel, dans le genre de l'acci­dent -par rйduction -comme principe et non comme espиce complиte, car chaque genre se divise en puissance et acte. C'est pourquoi la puissance homme est dans le genre de la substance, et la puissance blanc dans le genre de la qualitй.

Or il est manifeste que les puissances de l'вme, qu'elles soient actives ou passives, ne se disent pas directement en rйfйrence а quelque chose de substantiel, mais а quelque chose d'accidentel: l'кtre de l'intellection ou de la sensation en acte est un кtre non pas substantiel mais accidentel, а quoi sont ordonnйs l'intellect et le sens; et pareillement l'кtre grand ou petit а quoi est ordonnйe la force de grandir; en revanche, la puissance gйnйrative et la nutritive sont ordonnйes а produire ou conserver la substance, mais par transmutation de la matiиre, si bien qu'une telle action, comme celle des autres agents naturels, rйsulte de la substance par la mйdiation d'un principe accidentel. Il est donc manifeste que l'essence de l'вme n'est pas le principe immйdiat de ses opйrations, mais qu'elle opиre par la mйdia­tion de principes accidentels. Ainsi les puissances de l'вme ne sont pas l'essence mкme de l'вme, mais ses propriйtйs.

Cela ressort enfin de la diversitй des actions de l'вme. Elles sont de genre divers et ne peu­vent кtre rйduites immйdiatement а un seul principe, car les unes sont des actions, les autres des passions, ou elles diffиrent par d'autres diffйrences de ce genre: il faut donc les attribuer а divers principes. Et ainsi, puisque l'essence de l'вme est un seul et mкme prin­cipe, elle ne peut кtre le principe immйdiat de toutes ses actions, mais il faut qu'elle dispose de plusieurs et diverses puissances correspondant а la diversitй de ses actions. En effet, la puissance est dite puissance par rйfйrence а l'acte. D'oщ selon la diver­sitй des actions il faut que soit la diversitй des puissances. De lа vient que le Philosophe dans les Ethiques[cxiv] [9] dit que la partie scientifique de l'вme, qui porte sur le nйcessaire, et la partie calculatrice qui porte sur le contingent, sont des puissances diverses, parce que le nйcessaire et le contin­gent diffиrent par le genre[cxv] [10].

 

Solutions: 1. Il faut dire que ce livre De spiritu et anima n'est pas d'Augustin, mais d'un certain cistercien, il ne faut pas s'inquiйter beaucoup de ce qui s'y dit. Si l'on en tient compte cependant, on peut dire que l'вme est ses puissances ou ses facultйs parce qu'elles sont ses propriйtйs naturelles. C'est pourquoi il est dit dans le mкme livre que toutes les puissances sont une seule вme, aux propriйtйs diverses, mais relevant d'une seule puis­sance. Faзon de parler: comme si on disait que le chaud, le sec et le lйger sont un seul feu.

2-4. On rйpondra de mкme aux objections 2,3 et 4.

5. L'accident n'excиde pas le sujet sous le rapport de l'acte d'кtre; il l'excиde cependant quant а l'agir: en effet la chaleur du feu chauffe les choses extйrieures. En ce sens, les puis­sances de l'вme l'excиdent en tant que l'вme connaоt et qu'elle aime, non seulement soi, mais les autres choses. Augustin introduit cette argumentation[cxvi] [11] en comparant la connais­sance et l'amour а l'esprit, non pas а l'esprit comme sujet, mais comme objet de connais­sance et d'amour. Si en effet [la connaissance et l'amour] se rapportaient а l'вme comme des accidents а leur sujet [d'existence], il s'ensuivrait que l'вme ne connaоtrait et n'aimerait que soi. De lа peut-кtre dit-il que la connaissance et l'amour sont une seule vie, une seule essence, en ce sens que la connaissance en acte est d'une certaine faзon le connu lui-mкme, et l'amour en acte l'aimй lui-mкme.

6. L'image de la Trinitй est а remarquer dans l'вme en raison, non seulement de la puis­sance mais de l'essence: en effet, c'est ainsi que se reprйsente une seule essence en trois personnes, quoique d'une maniиre dйficiente. Or si l'вme йtait ses puissances, il n'y aurait pas de distinction des personnes entre elles, sauf par les noms, et ainsi ne serait pas reprй­sentйe convenablement la distinction des personnes en Dieu.

7. Il y a trois genres d'accidents: certains sont causйs par les principes de l'espиce, comme la facultй de rire chez l'homme; certains sont causйs par les principes de l'individu, et cela d'une double faзon: ou bien ils ont dans le sujet une cause permanente, et ce sont des acci­dents insйparables, comme les dйterminations de masculin et de fйminin, et autres choses de ce genre; ou bien ils ont dans le sujet une cause intermittente, et ce sont des accidents sйparables, comme s'asseoir ou marcher. Mais il y a ceci de commun а tout accident qu'il n'est pas de l'essence de la chose, et qu'ainsi il ne tombe pas dans sa dйfinition. C'est pour­quoi nous connaissons de la chose ce qu'elle est sans connaоtre de ses accidents ce qu'ils sont. Mais l'espиce ne peut кtre connue sans les accidents qui suivent les principes de l'es­pиce; cependant elle peut кtre connue sans les accidents de l'individu, fussent-ils insйpara­bles. En revanche, sans les accidents sйparables, peuvent exister non seulement l'espиce mais encore l'individu. Or les puissances de l'вme sont des accidents а titre de propriйtйs. C'est pourquoi l'вme est-elle connue sans eux, mais sans eux elle n'est ni possible ni intelli­gible.

8. Le sensible et le rationnel, en tant que diffйrences essentielles, ne se prennent pas du sens ou de l'intellect, mais de l'вme sensitive et intellective.

9. Pourquoi la forme substantielle n'est pas principe immйdiat d'action chez les agents infй­rieurs, on l'a dйjа montrй.

10. L'вme est principe premier de l'agir, mais non principe prochain. En effet les puissan­ces agissent en vertu de l'вme, de mкme que les qualitйs des йlйments agissent en vertu des formes substantielles.

11. L'вme elle-mкme est en puissance aux formes intelligibles elles-mкmes. Mais cette puissance n'est pas l'essence de l'вme pas plus que la puissance а devenir une statue dans l'airain n'est en l'essence de l'airain. En effet, кtre en acte et en puissance ne sont pas de l'essence d'une chose, puisque l'acte n'est pas de l'ordre de l'essentiel.

12. La matiиre premiиre est en puissance relativement а l'acte substantiel qu'est la forme; et ainsi la puissance est comme telle son essence mкme.

13. L'homme est dit intellect parce que l'intellect est ce qu'il y a de supйrieur en l'homme, comme on dit de la citoyennetй qu'elle est la norme supйrieure de la citй. Mais cela ne dit pas que l'essence de l'вme soit la puissance mкme de l'intellect.

14. La similitude entre l'вme et la science tient en ce que l'une et l'autre est acte premier, mais non sous tout rapport. C'est pourquoi il ne faut pas que l'вme soit immйdiatement principe des opйrations de la science.

15. Les puissances de l'вme ne sont pas des parties essentielles de l'вme comme si elles constituaient son essence; ce sont des parties potentielles, parce que le pouvoir de l'вme se dйcouvre а partir des puissances de ce genre.

16. La forme simple qui n'est pas subsistante, ou qui si elle subsiste est acte pur, ne peut кtre sujet de l'accident. Or l'вme est une forme subsistante, et n'est pas acte pur, si l'on parle de l'вme humaine. Et ainsi elle peut кtre sujet de certaines puissances, а savoir de l'intellect et de la volontй. En revanche, les puissances de la partie sensitive et nutritive sont dans le composй comme dans un sujet; parce que ce dont il y a acte est sa puissance, comme le montre le Philosophe[cxvii] [12].

17. Bien que l'вme soit une en essence, il y a cependant en elle puissance et acte; et ses relations aux choses sont diverses; et de diverses faзons elle se compare au corps. A cause de cela, de l'unique essence de l'вme procиdent diverses puissances.


Article 13: Les puissances de l'вme sont-elles distinguйes par leurs objets?

 

Objections: 1. Il semble que non, car les contraires sont distants au maximum. Or la contrariйtй ne diversifie pas les puissances: en effet la mкme puissance est vision du noir et du blanc. Donc aucune diffйrence d'objet ne diversifie les puissances.

2. Il y a plus de diffйrence entre les substances qu'entre les accidents. Ainsi l'homme et la pierre diffйrent selon la substance, le sonore et le colorй selon l'accident. Or puisque l'homme et la pierre relиvent de la mкme puissance, beaucoup plus que le sonore et le colorй, c'est donc que la diffйrence des objets ne fait aucunement diffйrer les puissances.

3. Si la diffйrence des objets йtait cause de la diversitй des puissances, il faudrait que l'unitй de l'objet fыt cause de l'identitй des puissances. Mais nous voyons qu'un mкme objet se rapporte а diverses puissances: en effet c'est le mкme objet qui est connu et dйsirй (ainsi le bien intelligible est objet de la volontй). Donc la diffйrence des objets n'est pas cause de la diversitй des puissances.

4. A cause unique, effet identique. Si donc des objets divers diversifiaient certaines puis­sances, il faudrait qu'ils le fassent partout. Mais cela, nous ne le voyons pas: car de fait des objets divers se rapportent а diverses puissances, comme le son et la couleur а l'ouпe et а la vue, et de nouveau а une unique puissance, а savoir et а l'imagination et а l'intellect.

5. Les habitus sont la perfection des puissances. Ce qui est а parfaire se distingue en effet de par sa perfection propre. Donc les puissances se distinguent selon l'habitus et non pas selon les objets.

6. Tout ce qui est dans un autre est en lui selon le mode de celui qui le reзoit. Or les puis­sances de l'вme sont dans les organes du corps: elles sont en effet les actes de ces organes. Donc elles se distinguent par les organes du corps et non par les objets.

7. Les puissances de l'вme ne sont pas l'essence mкme de l'вme, mais ses propriйtйs. Or les propriйtйs d'une chose dйcoulent de son essence. Mais de l'un ne sort immйdiatement que de l'un. Donc une seule et unique puissance de l'вme dйcoule en premier de l'essence de l'вme, et, par sa mйdiation, dйcoulent les autres puissances suivant un ordre dйterminй. Donc les puissances de l'вme diffиrent par leur origine et non par leurs objets.

8. Si les puissances de l'вme sont diverses, il faut qu'elles naissent les unes des autres, car elles ne peuvent toutes naоtre immйdiatement de l'essence de l'вme, puisque celle-ci est une et simple. Mais il paraоt impossible qu'une puissance de l'вme naisse d'une autre, tant par le fait que toutes les puissances de l'вme existent simultanйment, que par le fait que l'accident naоt d'un sujet (car un accident ne peut кtre le sujet d'un autre). Donc il est impossible que la diversitй des objets soit la cause de la diversitй des puissances.

9. Plus une puissance est йlevйe, plus son efficience est grande, et par consйquent moins elle est dйmultipliйe, du fait que toute efficience gagne en infini quand elle est unifiйe plu­tфt que dйmultipliйe, comme il est dit au livre De Causis[cxviii] [1]. Or l'вme est ce qu'il y a de plus sublime entre toutes les rйalitйs infйrieures. Donc son efficience est plus unifiйe tout en se rapportant а la pluralitй. Elle n'est donc pas multipliйe selon la diffйrence des objets.

10. Si la diversitй des puissances est relative а la diffйrence des objets, il faut alors que l'ordre des puissances soit en raison de l'ordre des objets. Mais cela, nous ne le voyons pas. Car l'intellect dont l'objet est l'essence et la substance, est postйrieur au sens, dont les objets sont les accidents, comme la couleur et le son; et le tact est antйrieur а la vision, alors que cependant le visible est premier et plus gйnйral que le tangible. Donc la diversitй des puissances n'est pas relative а la diffйrence des objets.

11. Tout objet dйsirable est sensible ou intelligible. Or l'intelligible est la perfection de l'intellect, et le sensible celle du sens. Puisque donc chacun dйsire naturellement sa perfec­tion, il s'ensuit que l'intellect et le sens dйsirent naturellement tout ce qui est dйsirable. Donc il n'y a pas lieu de poser une puissance dйsirante en dehors de la puissance sensitive ou intellective.

12. Il n'y a pas d'appйtit en dehors de la volontй, de l'irascible et du concupiscible. Mais la volontй est dans l'intellect, l'irascible et le concupiscible dans le sens, comme il est dit dans le De anima[cxix] [2]. Donc la puissance appйtitive n'est pas а poser en dehors des puissances sensi­tive et intellective.

13. Le Philosophe dйmontre dans le De anima[cxx] [3] que les principes du mouvement local dans les espиces animйes sont les sens ou l'imagination, l'intellect et l'appйtit. Mais les puissan­ces motrices chez les animaux ne sont rien d'autre que le principe du mouvement des ani­maux. Donc il n'y a pas de puissance motrice en dehors des puissances cognitive et appйti­tive.

14. Les puissances de l'вme sont ordonnйes а quelque chose de plus haut que la nature, autrement les forces de l'вme se prйsenteraient dans tous les corps naturels. Mais les puis­sances attribuйes а l'вme vйgйtative ne semblent pas кtre ordonnйes а quelque chose de plus haut que la nature: de fait elles sont ordonnйes а la conservation de l'espиce par la gйnйration, а la conservation de l'individu par la nourriture, et а une taille parfaite par la croissance: la nature opиre tout cela dans les choses naturelles. Donc les puissances de l'вme n'ont pas а кtre ordonnйes aux opйrations de ce genre.

15. Plus une efficience est йlevйe, plus son unitй d'existence s'йtend а une pluralitй [d'ob­jets]. Mais l'efficience de l'вme est au-dessus de celle de la nature. Puisque donc la nature, par la mкme efficience, produit dans l'кtre le corps naturel, et lui donne la taille qui lui est due et le conserve dans l'кtre, il semble а plus forte raison que l'вme agisse en vertu d'une seule efficience. Il n'y a donc pas diversitй de puissances entre les forces gйnйrative, nutri­tive et de croissance.

16. Le sens est fait pour connaоtre les accidents. Mais parmi les accidents, certains diffиrent entre eux plus que le son et la couleur et les choses de ce genre, qui sont non seulement dans le mкme genre de qualitй, mais encore dans la mкme espиce, laquelle vient en tiers. Si donc les puissances se distinguent selon la diffйrence des objets, les puissances de l'вme ne devraient pas кtre distinguйes en raison des accidents de ce genre, mais plutфt en raison de ceux qui l'emportent en diffйrence.

17. Pour chaque genre il y a une seule contrariйtй premiиre. Si donc les puissances sensiti­ves se diversifient en raison des divers genres de qualitйs йprouvйes, il semble que partout oщ il y a diversitй de contraires, il y a diversitй de puissances sensitives. Or cela se produit quelque part: en effet la vue est du noir et du blanc, l'audition du grave et de l'aigu; mais ailleurs, non: en effet le tact porte sur le chaud et le froid, l'humide et le sec, les mou et le dur, et autres choses semblables. Donc les puissances ne se distinguent pas en raison de leurs objets.

18. La mйmoire ne semble pas кtre une puissance autre que le sens: elle est en effet passion d'une premiиre sensation, selon le Philosophe[cxxi] [4]. Cependant leurs objets diffиrent: car l'objet du sens est prйsent, mais celui de la mйmoire est passй. Donc les puissances ne se distin­guent pas en raison de leurs objets.

19. Toutes les choses connues par la sensibilitй sont connues par l'intellect, sans compter les autres. Si donc les puissances sensibles se distinguent selon la pluralitй de leurs objets, il faudrait que l'intellect se distingue en plusieurs puissances, comme la sensibilitй, ce qui est manifestement faux.

20. L'intellect agent et l'intellect possible sont des puissances diverses, comme on l'a mon­trй plus haut. Or identique est l'objet de l'un et de l'autre. Donc les puissances ne se distin­guent pas par la diffйrence des objets.

 

En sens contraire: 1. Il est dit dans le De anima[cxxii] [5] que les puissances se distinguent par leurs actes, et les actes par leurs objets.

2. Les choses perfectibles se distinguent en raison des perfections. Or les objets sont les perfections des puissances. Donc les puissances se distinguent en raison des objets.

 

Rйponse: La puissance -ce qu'elle est -se dit en rйfйrence а l'acte. D'oщ rйsulte que la puissance est dйfinie par l'acte, et c'est en raison de la diversitй des actes que les puissances se diversifient. Or les actes tirent leur spйcificitй des objets, car s'agissant des actes des puissances passives, les objets sont actifs; s'agissant des actes des puissances actives, les objets sont tels en tant que fins. Or c'est en fonction de ces deux aspects que sont considй­rйes les spйcificitйs des opйrations: car, de fait, chauffer ou refroidir se distinguent parce que le principe de celui-lа est la chaleur et le principe de celui-ci le froid; et derechef ils se terminent а des fins semblables, car l'agent agit prйcisйment pour induire dans un autre sa similitude. Reste donc que la distinction des puissances est а prendre de la distinction des objets.

Il faut cependant prendre la distinction de ces derniers pour autant qu'ils sont objets des actions de l'вme, et non pas autrement, car en aucun genre il n'y a diversification des espи­ces sinon par les diffйrences qui divisent par soi le genre. En effet les espиces animйes ne se distinguent pas par le noir et le blanc mais par le rationnel et l'irrationnel.

Or dans les actions de l'вme, il faut considйrer trois degrйs. En effet, l'action de l'вme trans­cende l'action de la nature physique opйrant dans les choses inanimйes. Ce qui arrive а deux points de vue: quant au mode d'agir et quant а l'effet produit. Quant au mode d'agir, il faut que toute action de l'вme transcende l'opйration ou l'action de la nature inanimйe, car, йtant donnй que l'action de l'вme est une action vitale, et que l'on dit vivant ce qui se meut soi-mкme а opйrer, il faut que toute action de l'вme soit fonction d'un agent intrinsиque. Mais quant а l'effet produit, les actions de l'вme ne transcendent pas toutes l'action de la nature inanimйe: car, en ce qui concerne l'кtre naturel et ce qu'il requiert, il faut qu'il soit dans les corps animйs comme il est dans les corps inanimйs; mais alors que dans les corps inanimйs, il vient d'un agent extrinsиque, dans les corps animйs il vient d'un agent intrinsи­que. De ce genre sont les actions auxquelles sont ordonnйes les puissances de l'вme vйgй­tative: ainsi la puissance gйnйrative est-elle ordonnйe а produire l'individu dans l'кtre, la force de croissance а ce qu'il atteigne la taille convenable, la force nutritive а ce qu'il soit conservй dans l'кtre. Mais de tels effets touchent les corps inanimйs par le fait d'un agent naturel extrinsиque. Cependant, et а cause de cela, les forces de l'вme susdites sont appe­lйes naturelles.

Mais il y a d'autres actions de l'вme et de plus hautes: celles qui transcendent les actions des corps physiques, y compris dans l'effet produit, en raison de la possibilitй pour toute chose d'exister dans l'вme selon l'кtre immatйriel. En effet, l'вme est en quelque faзon toute chose pour autant qu'elle sent et qu'elle pense. Mais on doit admettre des degrйs divers dans l'immatйrialitй. L'un de ces degrйs consiste dans le fait que les choses sont dans l'вme sans leurs matiиres propres, mais non cependant sans la singularitй et les conditions indivi­duelles qui suivent la matiиre. Et ce degrй, c'est le sens, qui est capable de recevoir les espиces individuelles sans la matiиre, mais cependant dans un organe corporel.

Un degrй plus haut et trиs parfait d'immatйrialitй, c'est l'intellect, qui reзoit les espиces totalement sйparйes de la matiиre et de ses conditions, et sans organe corporel.

En outre, de mкme que par la forme naturelle, une chose est inclinйe а quelque fin, et qu'elle dispose du mouvement et de l'action pour atteindre le terme de son inclination, de mкme, а la forme sensible ou intelligible, succиde une inclination а la chose intellectuel­lement connue, laquelle inclination relиve de la puissance appйtitive. Et par consйquent, il faut de plus qu'il y ait un mouvement par lequel [le dйsirant] parvienne а la chose dйsirйe, ce qui relиve de la puissance motrice.

Pour une parfaite connaissance du sens, qui suffit а l'animal, cinq conditions sont requises. Premiиrement que le sens reзoive l'espиce de [l'objet] sensible, ce qui appartient au sens propre. Deuxiиmement qu'il juge des sensibles perзus et les discerne les uns des autres, ce qui doit кtre fait par la puissance а laquelle parviennent tous les sensibles et qu'on appelle sens commun. Troisiиmement que soient conservйes les espиces reзues des sensibles: en effet l'animal a besoin de l'apprйhension des sensibles, non seulement en leur prйsence, mais encore en leur absence; il est donc nйcessaire qu'elles soient reconduites dans une puissance autre, car, dans les rйalitйs corporelles, autre est le principe de rйception, autre celui de conservation (car parfois ce qui reзoit bien conserve mal): une puissance de ce genre s'appelle imagination ou fantaisie. Quatriиmement que soient disponibles des infor­mations que le sens n'apprйhende pas, comme le nuisible et l'utile et autres choses de ce genre; et de fait l'homme parvient а les connaоtre en cherchant et en comparant, tandis que les autres animaux le font par un instinct naturel: ainsi la brebis fuit naturellement le loup comme nuisible; а cela chez les autres animaux, est ordonnйe naturellement l'estimative, mais chez l'homme la facultй cogitative, dont le rфle est de collecter les informations parti­culiиres, c'est pourquoi on l'appelle et raison particuliиre et intellect passif. Cinquiиme­ment, il est requis que les informations prйalablement saisies par les sens et conservйes intйrieurement puissent кtre convoquйes pour un examen prйsent; et ceci appartient а la facultй de mйmoration, laquelle s'exerce, chez les autres animaux, sans enquкte, mais chez les hommes par enquкte et examen, d'oщ l'existence chez les hommes non seulement de la mйmoire mais de la rйminiscence. Or il est nйcessaire qu'une puissance distincte de toute autre soit ordonnйe а cela, car si l'acte des autres puissances sensitives rйsulte du mouve­ment des choses vers l'вme, l'acte de la puissance de mйmoration rйsulte au contraire du mouvement de l'вme vers les choses: or la diversitй des mouvements requiert la diversitй des puissances, car les principes des mouvements sont appelйs puissances.

Mais parce que le sens propre, qui est premier dans l'ordre des puissances sensibles, est mu immйdiatement par les sensibles, il lui fut nйcessaire de se distinguer en divers puissances selon la diversitй des stimulations sensibles. En effet, comme le sens a le pouvoir de rece­voir les espиces sensibles sans la matiиre, il est nйcessaire d'йvaluer le degrй et l'ordre des mutations suivant lesquelles les sensibles meuvent les sens en les comparant aux mutations dans l'ordre matйriel.

C'est ainsi qu'il y a des sensibles dont les espиces, bien que reзues immatйriellement dans le sens, occasionnent cependant chez les vivants sensitifs une mutation matйrielle dans le moment de la sensation. Telles sont les qualitйs qui sont principes de mutation mкme dans les choses matйrielles, comme le chaud, le froid, l'humide et le sec, et autres choses de ce genre. Et parce que de tels sensibles nous meuvent aussi en agissant matйriellement, et que la mutation matйrielle se fait donc par contact, il est nйcessaire que les sensibles de ce genre soient perзus en les touchant: c'est pourquoi la puissance sensible qui les apprйhende est appelйe tact.

Mais il y a des sensibles qui en revanche ne meuvent pas matйriellement, mais dont la sti­mulation s'accompagne d'une mutation matйrielle annexe. Ce qui arrive de deux faзons. Du fait d'abord que la mutation matйrielle annexe vient de la part du sensible autant que de la part du sentant, et ceci caractйrise le goыt. En effet, bien que la saveur ne meuve pas l'or­gane du goыt en le rendant savoureux, cependant cette stimulation ne va pas sans quelque transmutation matйrielle annexe, et principalement en raison de l'humectage. Autre faзon: quand la transmutation matйrielle annexe vient de la part du sensible: c'est le cas lorsqu'elle entraоne une certaine dissolution ou altйration du sensible, comme il arrive dans le sens de l'odorat; ou bien lorsqu'elle implique une changement de lieu, comme il arrive dans le sens de l'ouпe. C'est pourquoi l'ouпe et l'odorat, parce qu'ils sont sans mutation matйrielle du cфtй du sujet de la sensation, encore qu'une telle mutation soit prйsente du cфtй du sensible, sentent, non par contact, mais par un moyen extrinsиque, alors que le goыt n'y parvient que par contact, parce qu'une mutation matйrielle est requise de la part du sujet de la sensation.

Mais il y a d'autres sensibles qui meuvent le sens sans mutation matйrielle annexe, comme la lumiиre et la couleur, objets de la vue. C'est pourquoi la vue est plus haute et plus uni­verselle que les autres sens parce que les sensibles qu'elle perзoit sont communs aux corps corruptibles et incorruptibles.

Pareillement la force appйtitive qui suit l'apprйhension du sens se divisera nйcessairement en deux. Car un objet est dйsirable, ou bien par cette raison qu'il est dйlectable et convient au sens -c'est а cela que tend la facultй concupiscible -, ou bien par cette raison que le pouvoir de jouir des choses dйlectables au sens est soumis au fait de l'atteindre par un moyen pйnible, comme lorsque l'animal atteint en combattant, ou en йcartant les obstacles, le pouvoir de jouir de l'objet propre de sa dйlectation, et c'est а cela qu'est ordonnйe la facultй irascible.

Quant а la force motrice, puisqu'elle est ordonnйe au mouvement, elle ne se diversifie que selon la diversitй des mouvements, parce que ceux-ci appartiennent ou bien а des animaux d'espиces diverses, tels les reptiles, les volatiles, les quadrupиdes, et tous ceux qui se dйplacent d'autre faзon, ou bien aux diverses parties d'un mкme animal, car les parties sin­guliиres disposent de certains mouvements propres.

Les degrйs des puissances intellectuelles se distinguent pareillement en cognitives et appй­titives. En revanche, la puissance motrice est commune et au sens et а l'intellect, car le mкme corps et du mкme mouvement est mu par l'un et par l'autre. La connaissance de l'in­tellect requiert deux puissances, а savoir l'intellect agent et l'intellect possible, comme on l'a montrй plus haut.

Ainsi donc, il est manifeste que les puissances de l'вme sont de trois degrйs, а savoir selon l'вme vйgйtative, sensitive et rationnelle. Mais il y a cinq genres de puissances, а savoir les puissances nutritives, sensitives, intellectives, appйtitives et motrices selon le lieu; et cha­cune contient sous elle plusieurs puissances, comme on l'a dit.

 

Solutions: 1. Les contraires diffиrent au maximum, mais dans le mкme genre. La diversitй des objets selon le genre s'accorde а la diversitй des puissances, parce que le genre est d'une certaine maniиre en puissance. Et ainsi les contraires se rйfиrent а la mкme puissance.

2. Bien que le son et la couleur soient des accidents divers, cependant ils diffиrent par soi quant а la stimulation du sens, comme on l'a dit, ce qui n'est pas le cas de l'homme et de la pierre, parce que ils stimulent le sens de la mкme faзon. C'est ainsi que l'homme et la pierre diffиrent par accident en tant qu'ils sont objets de sensation, encore qu'ils diffиrent par soi en tant que substances. Rien n'empкche en effet que ce qui diffиre par soi en raison d'un genre, diffиre par accident en raison d'un autre genre: ainsi le noir et le blanc diffиrent par soi dans le genre de la couleur, mais non dans celui de la substance.

3. Une mкme chose se rapporte а diverses puissances de l'вme, non pas suivant la mкme raison d'objet, mais suivant l'une et l'autre raison.

4. Plus une puissance est йlevйe, plus elle s'йtend а de multiples choses; c'est pourquoi plus synthйtique est la raison de son objet formel. De lа vient que se rassemblent sous la raison d'objet, chez une puissance supйrieure, des choses qui se distinguent sous la raison d'objet, chez les puissances infйrieures.

5. Les habitus ne sont pas perfections des puissances au point d'en кtre la raison, mais c'est en quelque sorte par eux que les puissances se rapportent а leur raison d'кtre, c'est-а-dire aux objets. Par consйquent les puissances ne se distinguent pas en raison des habitus, mais des objets, de mкme que les principes de l'art se distinguent non pas en raison des accidents mais des fins.

6. Les puissances ne sont pas pour les organes, mais plutфt l'inverse. Par suite, les organes se distinguent en raison des objets, et non les objets en raison des organes.

7. L'вme a une fin principale, ainsi pour l'вme humaine, le bien intelligible; mais elle a aussi d'autres fins ordonnйes а cette fin ultime, comme pour le sensible d'кtre ordonnй а l'intelligible. Et comme l'вme est ordonnйe а ses objets par les puissances, il s'ensuit que la puissance sensible est en l'homme en vue de la puissance intellective, et ainsi des autres puissances. C'est donc en raison de la fin, par rйfйrence aux objets, qu'une puissance tire son origine d'une autre; il n'y a donc pas de contrariйtй а ce que les puissances de l'вme se distinguent par leur origine et par leurs objets.

8. Bien que l'accident ne puisse par soi кtre sujet d'un accident, cependant le sujet est sous-jacent а tel accident par la mйdiation d'un autre, comme le corps l'est de la couleur par la mйdiation de l'йtendue. Et ainsi un accident naоt du sujet par la mйdiation d'un autre, une puissance de l'essence de l'вme par la mйdiation d'une autre.

9. L'вme par une seule de ses facultйs rйgit plus de choses qu'une rйalitй naturelle: ainsi la vue apprйhende tous les visibles. Or l'вme, а cause de sa noblesse, a plus d'opйrations qu'une chose inanimйe; il lui faut donc avoir plusieurs puissances.

10. L'ordre des puissances de l'вme suit l'ordre des objets. Mais l'ordre peut s'entendre en deux sens, -ou bien selon la perfection, alors l'intellect a prioritй sur le sens; -ou bien selon la voie de la gйnйration, et alors le sens a prioritй sur l'intellect, parce que dans la voie de la gйnйration la disposition accidentelle est induite avant la forme accidentelle.

11. L'intellect dйsire naturellement l'intelligible en tant que tel. De fait, l'intellect dйsire naturellement faire acte d'intelligence, et le sens acte de sensation. Mais parce que le rйel, sensible ou intelligible, est dйsirй non seulement pour faire acte de sensation ou d'intellec­tion, mais encore pour autre chose, il est donc nйcessaire qu'il y ait une puissance appйti­tive en dehors du sens et de l'intellect.

12. La volontй est dans la raison en tant qu'elle suit l'apprйhension de la raison: l'opйration de la volontй en effet appartient au mкme degrй que celui des puissances de l'вme, mais non au mкme genre. Et il en va pareillement de l'irascible et du concupiscible au regard du sens.

13. L'intellect et l'appйtit meuvent en commandant le mouvement; mais il faut une puis­sance motrice qui exйcute le mouvement, puissance qui fait que les membres suivent le commandement de l'appйtit et de l'intellect et du sens.

14. Les puissances de l'вme vйgйtative sont appelйes facultйs naturelles parce qu'elles n'opиrent rien d'autre que ce que fait la nature, mais elles sont appelйes facultйs de l'вme parce qu'elles le font sur un mode plus йlevй, comme on l'a dit pus haut.

15. Une chose inanimйe reзoit en mкme temps l'espиce et la quantitй due, ce qui n'est pas possible pour les choses vivantes, parce qu'il leur faut au principe peu de quantitй, car elles sont engendrйes de la semence. Et il faut ainsi qu'il y ait en elles, outre la facultй gйnйra­tive, une facultй de croissance, qui mиne а la taille optimale. Or il faut que cela se fasse par la conversion d'une chose quelconque en la substance en vue de son accroissement, et que ce quelque chose lui soit donc ajoutй. Or cette conversion se fait par la chaleur: c'est la chaleur qui convertit ce qui se prйsente de l'extйrieur et dissout ce qui est а l'intйrieur. C'est pourquoi, s'agissant de la conservation de l'individu, pour que soit continuellement restaurй ce qui se perd, et que soit ajoutй ce qui manque а la perfection de la taille comme aussi ce qui est nйcessaire а la gйnйration, aura йtй nйcessaire l'existence d'une facultй nutritive, qui dessert et la facultй de croissance et celle de gйnйration, et conserve l'individu pour ce faire.

16. Le son et la couleur et les choses de ce genre diffиrent selon les diverses faзons de sti­muler les sens, mais non les sensibles de genres divers. Ce n'est pas en raison de ces der­niers que diffиrent les puissances sensibles.

17. Etant donnй que les contraires dont le tact est connaisseur ne se rйduisent pas а un uni­que genre (comme les contraires que l'on peut observer dans le champ du visible sont rйductibles dans l'unique genre de la couleur), le Philosophe prйcise dans le De anima[cxxiii] [6] qu'il n'y a pas un unique sens du tact, mais plusieurs. Mais cependant ils se rencontrent tous sur le point de n'avoir pas а sentir par un mйdium extrinsиque, et donc tous sont appelйs "tact" en ce que ce sens est unique par le genre, mais d'un genre divisй en plusieurs espиces. On pourrait dire cependant qu'il est unique absolument, parce que tous les contrai­res dont le tact a connaissance, sont connus par soi les uns par les autres et sont rйductibles а un unique genre, mais un genre innommй, comme est innommй le genre prochain du chaud et du froid.

18. Puisque les puissances de l'вme sont des propriйtйs, dire que la mйmoire est passion d'une sensation premiиre n'exclut pas que la mйmoire soit une puissance autre que le sens, mais montre quel est son ordre par rapport au sens.

19. Le sens reзoit les espиces sensibles dans les organes corporels, et il est connaisseur des particuliers; mais l'intellect reзoit les espиces des choses sans organe corporel, et il est connaisseur des universels. Aussi une diversitй d'objets requiert-elle une diversitй de puis­sances dans la partie sensitive, alors qu'elle ne le requiert pas dans la partie intellective. En effet recevoir et retenir dans l'ordre matйriel ne sont pas identiques, mais ils le sont dans l'ordre immatйriel. Et pareillement, il faut que le sens se diversifie selon la diversitй des stimulations, mais non pas l'intellect.

20. Le mкme objet, а savoir l'intelligible en acte, se rapporte а l'intellect agent comme йtant fait pas lui, et а l'intellect possible comme l'informant. Il est donc manifeste qu'il ne se rap­porte pas selon la mкme raison а l'intellect agent et а l'intellect possible.


Article 14: L'вme humaine est-elle immortelle?

 

Objections: 1. Il semble que non. Il est dit en effet dans L'Ecclйsiaste: "Identique est la mort de l'homme et des bкtes, йgale leur condition". Mais lorsque les bкtes meurent, leur вme meurt aussi. Donc lorsque l'homme meurt, son вme est corrompue.

2. Corruptible et incorruptible diffиrent selon le genre, comme il est dit dans la Mйtaphysi­que[cxxiv] [1]. Or l'вme humaine et l'вme des bкtes ne diffиrent pas selon le genre, car l'homme ne diffиre pas des bкtes selon le genre. Donc l'вme de l'homme et celle des bкtes ne diffиrent pas selon le corruptible et l'incorruptible. Or l'вme des bкtes est corruptible. Donc l'вme humaine l'est aussi.

3. Damascиne dit que l'ange reзoit l'immortalitй par grвce et non par nature[cxxv] [2]. Mais l'ange n'est pas infйrieur а l'вme. Donc l'вme n'est pas naturellement immortelle.

4. Le Philosophe prouve dans les Physiques[cxxvi] [3] que le premier moteur est d'une efficience infinie car il meut durant un temps infini. Si donc l'вme a la capacitй de durer un temps infini, il s'en­suit que son efficience est infinie. Mais une efficience infinie n'existe pas dans une essence finie. Par consйquent l'essence de l'вme serait infinie si elle йtait incorruptible. Donc l'вme humaine n'est pas incorruptible.

5. On disait que l'вme humaine est incorruptible non par son essence propre, mais par l'ef­ficience divine. En sens contraire: ce qui n'appartient pas а un sujet quelconque en vertu de son essence propre, ne lui est pas essentiel. Mais corruptible et incorruptible sont attribuйs par essence а tout sujet porteur de ces prйdicats, comme dit le Philosophe dans la Mйtaphy­sique[cxxvii] [4]. Donc si l'вme est incorruptible, il faut qu'elle le soit par son essence.

6. Tout ce qui est, est ou bien corruptible, ou bien incorruptible. Si donc l'вme humaine n'est pas incorruptible selon sa nature, il s'ensuit qu'elle est corruptible selon sa nature.

7. Tout incorruptible a capacitй d'кtre toujours. Si donc l'вme humaine est incorruptible, il s'ensuit qu'elle a la capacitй d'кtre toujours. Donc l'вme n'a pas l'кtre aprиs le non-кtre; ce qui est contre la foi.

8. Au dire de S. Augustin[cxxviii] [5], de mкme que Dieu est la vie de l'вme, de mкme l'вme est la vie du corps. Mais la mort est la priva­tion de la vie. Donc par la mort l'вme est privйe de la vie et disparaоt.

9. La forme n'a pas l'кtre en dehors de ce en quoi elle est. Or l'вme est la forme du corps. Donc elle ne peut кtre que dans le corps; donc elle pйrit а la destruction du corps.

10. On disait: ce qui est vrai de l'вme du point de vue de la forme, ne l'est pas du point de vue de son essence. En sens contraire: l'вme n'est pas forme du corps par accident; autre­ment, puisque l'вme est constitutive de l'homme pour autant qu'elle est forme du corps, il s'ensuivrait que l'homme serait un йtant par accident. Or tout ce qui appartient а quelque [sujet] non par accident, lui convient selon son essence. Donc [l'вme] est forme de par son essence. Si donc elle est corruptible du fait qu'elle est forme, elle l'est aussi selon son essence.

11. Quand [deux parties] se rejoignent en un unique кtre, la corruption de l'un entraоne celle de l'autre. Or l'вme et le corps se rejoignent en un кtre unique, а savoir l'кtre de l'homme. Donc а la corruption du corps, l'вme est corrompue.

12. L'вme sensible et l'вme rationnelle sont un en l'homme selon la substance. Mais l'вme sensible est corruptible. Donc aussi l'вme rationnelle.

13. La forme doit кtre proportionnйe а la matiиre. Or l'вme humaine est dans le corps comme la forme dans la matiиre. Puis­que donc le corps est corruptible, l'вme le sera aussi.

14. Si l'вme peut кtre sйparйe du corps, il faut que l'une de ses opйrations s'exerce sans le corps, car aucune substance n'est inactive. Mais aucune opйration ne peut venir de l'вme sans le corps, y compris l'intellection car, а l'йvidence, il n'y a pas d'intellection sans image, comme dit le Philosophe[cxxix] [6], et pas d'image sans le corps. Donc l'вme ne peut кtre sйparйe du corps, mais elle se corrompt а la corruption du corps.

15. Si l'вme est incorruptible, ce ne sera qu'en vertu de son intelligence. Mais il semble que l'acte d'intellection ne lui convient pas, car ce qu'il y a de plus йlevй dans la nature infй­rieure imite en quelque faзon l'action de la nature supйrieure, mais sans y parvenir: c'est ainsi que les singes imitent l'opйration de l'homme sans pourtant y parvenir. Et pareille­ment, il semble que l'homme, puisqu'il est le plus йlevй dans l'ordre des choses matйrielles, imite en quelque faзon l'action des substances intellec­tuelles sйparйes, а savoir l'acte d'in­tellection, mais sans y parvenir. Donc aucune nйcessitй, semble-t-il, а soutenir l'immorta­litй de l'вme.

16. S'agissant de l'opйration propre а l'espиce, tous ou le plus grand nombre de ceux qui sont dans l'espиce y parviennent. Mais trиs peu d'hommes parviennent а кtre intelligents en acte. Donc l'acte d'intellection n'est pas l'opйration propre de l'вme humaine; et ainsi il ne faut pas que l'вme humaine soit incorruptible du fait qu'elle est intellectuelle.

17. Le Philosophe dit dans les Physiques[cxxx] [7] que tout [sujet] fini pйrit chaque fois qu'il lui manque quelque chose. Or le bien de nature de l'вme est un bien fini. Comme ce bien de nature se trouve diminuй par n'importe lequel des pйchйs, il semble en fin de compte qu'il soit totalement supprimй; et ainsi il arrivera а l'вme humaine d'кtre corrompue.

18. A corps dйbile, вme dйbile, comme le montre ses opйrations. Donc а la corruption du corps l'вme est corrompue.

19. Tout ce qui vient du nйant retournera au nйant. Or l'вme est crййe de rien. Donc elle retournera au nйant. Par consйquent, elle est corruptible.

20. Tant que demeure la cause, demeure l'effet. Mais l'вme est cause de la vie du corps. Si donc l'вme demeure toujours, il semble que le corps vive toujours, ce qui est manifeste­ment faux.

21. Tout ce qui subsiste par soi, est une rйalitй individuelle qui se range dans un genre ou une espиce. Mais l'вme humaine, sem­ble-t-il, n'est pas un une rйalitй individuelle ni ne se range dans une espиce ou un genre en tant qu'individu ou espиce, puisqu'elle est forme: en effet кtre dans un genre ou une espиce convient au composй, non а la matiиre ni а la forme, sauf par simplifica­tion. Donc l'вme humaine ne subsiste pas par soi; et ainsi а la corruption du corps elle ne peut demeurer.

 

En sens contraire: 1. Il est dit au livre de la Sagesse: "Dieu a fait l'homme impйrissable, il l'a fait а l'image de sa ressem­blance"[cxxxi] [8]. D'oщ l'on peut dйduire que l'homme est impйrissa­ble, c'est-а-dire incorruptible, pour la raison qu'il est а l'image de Dieu. Or il est а l'image de Dieu par son вme, comme Augustin le dit au livre du De Trinitate[cxxxii] [9]. Donc l'вme est incor­ruptible.

2. Tout ce qui se corrompt comporte des contraires ou est composй de contraires. Mais l'вme humaine est sans aucune contrariйtй, car les choses qui sont contraires en soi, ne sont pas contraires dans l'вme: en effet les idйes de contraires dans l'вme ne sont pas des contraires. Donc l'вme humaine est incorruptible.

3. Les corps cйlestes sont incorruptibles parce qu'ils ne comportent pas de matiиre sembla­ble а celle des corps susceptibles de gйnйration et de corruption. Mais l'вme humaine est totalement immatйrielle: ce que montre le fait qu'elle reзoit les espиces des choses immatй­riellement. Donc l'вme humaine est incorruptible.

4. Le Philosophe dit que l'intellect est sйparй comme l'est le perpйtuel du corruptible[cxxxiii] [10]. Or l'intellect est partie de l'вme, comme lui-mкme le dit[cxxxiv] [11]. Donc l'вme humaine est incorrupti­ble.

 

Rйponse: Il est nйcessaire que l'вme humaine soit totalement incorruptible. Pour en avoir l'йvidence, il faut considйrer que ce qui est par soi consйcutif а quelque chose ne peut en кtre йcartй: par exemple, on ne peut йcarter de l'homme le fait d'кtre animal, ni du nombre d'кtre pair ou impair. Or il est manifeste que l'кtre est par soi consйcutif а la forme; chacun possиde l'кtre selon sa propre forme. Par suite, l'кtre ne peut d'aucune faзon кtre sйparй de la forme. Sont donc corrompus les composйs de matiиre et de forme par cela qu'ils perdent la forme а laquelle l'кtre est consйcutif; mais la forme elle-mкme ne peut кtre corrompue par soi; elle l'est par accident, а la corruption du composй, en tant que fait dйfaut l'кtre du composй qui passe par la forme, quand la forme est telle qu'elle n'est pas "ce qui a l'кtre" mais qu'elle est seulement "ce par quoi est" le composй. Si donc il y a quel­que forme qui soit "ce qui a l'кtre", il est nйcessaire que cette forme soit incorruptible: en effet, l'кtre n'est pas sйparй de "ce qui a l'кtre" sinon par le fait que la forme est sйparйe de lui. C'est pour­quoi si "ce qui a l'кtre" est la forme mкme, il est impossible que l'кtre soit sйparй de lui.

Or il est manifeste que le principe selon quoi l'homme fait acte d'intellection est la "forme ayant l'кtre", et non seule­ment comme l'йtant selon quoi quelque chose est. L'intellection en effet, comme le Philosophe le prouve dans le De anima[cxxxv] [12], n'est pas un acte accompli par un organe corporel. Car on ne pourrait trouver un organe corporel capable de recevoir tou­tes les natures sensibles. Notamment parce que le recevant doit кtre dйpouillй de la nature du reзu, а l'exemple de la pupille qui est dйpourvue de couleur. Or tout organe corporel possиde une nature sensible. Mais l'intellect, par quoi nous faisons acte d'intel­lection, est capable de connaоtre toutes les natures sensibles. C'est pourquoi il est impossible que son opйration -l'intellection -s'exerce par quelque organe corporel. D'oщ il apparaоt que l'in­tellect dispose d'une opйration par soi oщ ne communique pas le corps. Maintenant chacun opиre dans la mesure oщ il est. Qui a l'кtre par soi, opиre par soi; en revanche, qui n'a pas l'кtre par soi, n'opиre point par soi: en effet la chaleur ne chauffe pas, mais le chaud. Ainsi donc, il est йvident que le principe intellectuel par lequel l'homme fait acte d'intellection, possиde un кtre йlevй au-dessus du corps -non dйpendant du corps.

De plus, il est manifeste qu'un tel principe intellectif n'est pas un composй de matiиre et de forme, car les espиces sont reзues en lui-mкme de faзon totalement immatйrielle. Ce qu'atteste le fait que l'intellect porte sur les universels, qui sont consi­dйrйs abstraction faite de la matiиre et des conditions matйrielles. Reste donc que le principe intellectuel par quoi l'homme fait acte d'intellection est la forme qui a l'кtre. C'est pourquoi il est nйcessaire qu'elle soit incorruptible. C'est justement ce que dit le Philosophe[cxxxvi] [13]: l'intellect est quelque chose de divin et de perpйtuel. On a montrй d'autre part dans les questions prйcйdentes que le principe intellectuel de l'intellection n'est pas une substance sйparйe, mais quelque chose de formellement inhйrent а l'homme, c'est-а-dire l'вme ou partie de l'вme. Reste, suite aux propositions susdites, que l'вme est incorruptible.

Tous ceux en effet qui ont soutenu que l'вme humaine est corruptible, ont supprimй quel­que chose des prйmisses. Les uns, faisant de l'вme un corps, ont soutenu qu'elle n'йtait pas une forme [substantielle], mais un composй de matiиre et de forme. Mais d'autres, suppo­sant que l'intellect n'est pas diffйrent du sens, ont soutenu en consйquence qu'il n'a pas d'opйration sans user d'un organe corporel, et ainsi ne possиde pas un кtre йlevй au-dessus du corps, et donc n'est pas une forme dispo­sant de l'кtre. En revanche, d'autres ont soutenu que l'intellect, principe d'intellection, йtait chez l'homme une substance sйpa­rйe. Toutes choses qui s'avиrent кtre fausses par ce qu'on a montrй plus haut. D'oщ il reste que l'вme humaine est incorruptible.

Une double constatation peut faire signe en ce sens. Du cфtй de l'intellect d'abord, car les choses qui sont en soi corrup­tibles, sont incorruptibles dans la pensйe qu'en prend l'intel­lect. Celui-ci en effet apprйhende les choses dans l'universel, mode sous lequel la corrup­tion ne les touche pas. Secondement du cфtй du dйsir naturel, lequel ne peut кtre frustrй en rien. Or nous voyons qu'il y a chez les hommes un dйsir de perpйtuitй. Et c'est raisonnable car, puisque l'кtre mкme est en soi dйsira­ble, il faut que l'intellect, qui apprйhende l'кtre absolument, et non pas ici et maintenant, dйsire кtre absolument et selon la totalitй du temps. C'est pourquoi il semble que ce dйsir n'est pas vain et que l'homme, selon l'вme intellectuelle, est incorrupti­ble.

 

Solutions: 1. Salomon, dans le livre de l'Ecclesiaste, parle comme interprиte, tantфt en reprйsentant des sages, tantфt en reprйsentant des insensйs. Les paroles citйes le sont d'un reprйsentant des insensйs. Ou bien on peut dire qu'il est question d'une unique destruction de l'homme et des bкtes quant а la destruction du composй, qui pour l'un comme pour les autres se fait par la sйparation de l'вme et du corps, bien qu'aprиs la sйparation l'вme humaine demeure, mais non l'вme des bкtes.

2. Si l'вme humaine et l'вme des bкtes se rangeaient dans le genre, il s'ensuivrait que divers genres tomberaient sous la consi­dйration d'un genre relatif а leur nature. C'est ainsi que le corruptible et l'incorruptible diffиrent par le genre, encore qu'ils puis­sent se rejoindre sous une raison commune, et de lа peuvent кtre dans un unique genre pour une considйration logique. Main­tenant l'вme n'est pas dans un genre au titre de l'espиce, mais au titre de par­tie de l'espиce. Or l'un et l'autre composй est corruptible: tant celui dont la partie est l'вme humaine, que celui dont la partie est l'вme des bкtes. C'est pourquoi rien ne les empкche d'кtre d'un unique genre.

3. Comme le dit Augustin[cxxxvii] [14], la vraie immortalitй, c'est la vraie immutabilitй. Or l'immutabi­litй qui rйsulte de l'йlection, а savoir de ne pouvoir кtre changй de bien en mal, l'ange autant que l'вme l'ont par grвce.

4. L'кtre se compare а la forme comme lui йtant consйcutif par soi, mais non comme un effet par rapport а l'efficience de l'agent, tel un mouvement par rapport а l'efficience du moteur. Aussi, bien que la capacitй de mouvoir en un temps infini dйmontre l'infinitй de l'efficience du moteur, cependant le fait de pouvoir кtre un temps infini ne dйmontre pas l'infinitй de la forme (par quoi quelque chose est), pas plus que le fait que la dualitй soit toujours paire, ne montre son infinitй. En revanche, le fait que quelque chose existe un temps infini dйmontre plutфt l'efficience infinie de Celui qui est cause de l'acte d'кtre.

5. Le corruptible et l'incorruptible sont des prйdicats essentiels qui suivent l'essence comme principe formel ou matйriel, mais non comme principe actif. Le principe actif de la perpй­tuitй des choses est extrinsиque.

6. Mкme solution pour la sixiиme objection.

7. L'вme a le pouvoir d'кtre toujours, mais ce pouvoir elle ne l'a pas toujours eu. Et ainsi il ne faut pas qu'elle ait toujours йtй, mais qu'elle ne cessera jamais dans le futur.

8. L'вme est forme du corps en tant que cause de la vie, comme la forme est principe d'кtre. En effet, vivre pour les vivants, c'est кtre, comme dit le Philosophe au De anima[cxxxviii] [15].

9. L'вme est une forme telle qu'elle possиde l'acte d'кtre indйpendamment de ce dont elle est la forme; ce que montre son opйration, comme on l'a dit.

10. Bien que l'вme soit forme du corps par son essence, toutefois telle propriйtй peut lui appartenir en tant qu'elle est telle forme, а savoir une forme subsistante, propriйtй qui ne lui appartient pas en tant que [simplement] forme: c'est ainsi que l'intel­lection ne convient pas а l'homme en tant qu'animal, bien que l'homme soit animal de par son essence.

11. Bien que l'вme et le corps se rejoignent sur l'unique кtre de l'homme, cependant cet кtre revient au corps par l'вme; de telle sorte que l'вme communique au corps l'кtre dans lequel elle subsiste, comme on l'a montrй dans les questions prйcйden­tes. Et ainsi, lors de la disparition du corps, l'вme demeure encore.

12. L'вme sensible est corruptible chez les bкtes; mais chez l'homme, comme elle est en substance la mкme que l'вme ration­nelle, elle est incorruptible.

13. Le corps humain est une matiиre proportionnйe а l'вme humaine quant а ses opйrations; mais la corruption et les autres dйfauts surviennent, par voie de consйquence, de la matiиre, comme on l'a montrй plus haut. On peut dire aussi bien que la corruption advient au corps en consйquence du pйchй, mais non pas de la premiиre institution de la nature.

14. Que le Philosophe dise qu'il n'y a pas d'intellection sans image[cxxxix] [16] est а comprendre en rйfйrence а l'йtat prйsent de notre vie, oщ l'homme exerce l'intellection par son вme. Mais autre sera le mode d'intellection de l'вme elle-mкme une fois sйparйe.

15. Bien que l'вme humaine ne parvienne pas au mode d'intellection propre aux substances supйrieures, elle parvient cepen­dant а ce mode d'intellection qui suffit а prouver son incor­ruptibilitй.

16. Bien que peu parviennent а un acte d'intellection parfait, cependant tous parviennent d'une certaine faзon а l'acte d'intellec­tion. Il est manifeste que les premiers principes du raisonnement sont des conceptions communes а tous, et sont perзus par l'intellect.

17. Le pйchй a totalement supprimй la grвce; mais il n'a rien фtй а l'essence de la rйalitй. Il a фtй cependant quelque chose de l'inclination ou de l'aptitude а la grвce; et pour autant qu'un pйchй, quel qu'il soit, introduit plus avant а une disposition contraire, on dit que tout pйchй retranche quelque chose au bien de la nature, а savoir l'aptitude а la grвce. Jamais cependant le bien de la nature n'est totalement supprimй, car toujours demeure la puissance sous les dispositions contraires, bien qu'elle soit de plus en plus йloignйe de l'acte.

18. L'вme n'est pas dйbilitйe par la dйbilitй du corps, ni mкme l'вme sensitive, comme le montre le Philosophe dans le De anima[cxl] [17]: qu'un vieillard reзoive l'њil d'un jeune, il verra tout а fait comme un jeune. D'oщ il est manifeste que la dйbilitй de l'ac­tion ne vient pas de la dйbilitй de l'вme, mais de celle de l'organe.

19. Ce qui vient du nйant retournera au nйant, а moins d'кtre conservй par la main de Celui qui nous gouverne. Mais on ne dйduira pas de cette condition qu'une chose est corruptible; elle l'est d'avoir en soi un principe de corruption: en effet, corrup­tible et incorruptible sont des prйdicats essentiels.

20. Bien que l'вme, cause de la vie, soit incorruptible, cependant le corps, qui reзoit la vie de l'вme, est sujet а transmutation; il s'йcarte par lа de la disposition qui le rend apte а recevoir la vie. Et c'est ainsi que survient la corruption de l'homme.

21. Bien que l'вme puisse кtre par soi, pourtant elle n'a pas l'espиce par soi, puisqu'elle est partie de l'espиce.


Article 15: L'вme sйparйe du corps peut-elle faire acte d'intelligence?

 

Objections: a. Il semble que non: aucune action du composй ne demeure dans l'вme sйpa­rйe. Or l'intellection est une action du composй. Le Philosophe l'affirme dans le De anima[cxli] [1]: dire que l'вme fait acte d'intelligence, c'est la mкme chose que de dire qu'elle tisse ou qu'elle construit. Donc l'intellection ne demeure pas dans l'вme sйparйe.

1. Le Philosophe dit dans le De anima[cxlii] [2] qu'il n'y a jamais d'intellection sans images. Mais les images sont inhйrentes aux orga­nes corporels. Elles ne peuvent exister dans l'вme sйpa­rйe. Il n'y a donc pas d'intellection dans l'вme sйparйe.

b. On disait que le Philosophe parle de l'вme dans son union au corps et non de l'вme sйpa­rйe. En sens contraire: L'вme sйparйe ne peut faire acte d'intelligence que par la puissance intellective...

c. Le Philosophe dit dans le De anima[cxliii] [3] que l'acte d'intelligence est ou bien imagination, ou bien n'est pas sans imagination. Or l'imagination n'est pas sans le corps, donc йgalement l'intellection. Donc pas d'intellection dans l'вme sйparйe.

2. Le Philosophe dit dans le De anima[cxliv] [4] que l'intellect se rapporte aux images comme la vue par rapport aux couleurs. Mais la vue ne peut voir sans les couleurs. Donc l'intellect ne peut agir sans les images, et par consйquent sans le corps.

3. Le Philosophe dit dans le De anima[cxlv] [5] que l'intellection se corrompt lorsqu'il y a corrup­tion intйrieure, soit du corps, soit de la chaleur naturelle; ce qui arrive en effet, une fois l'вme sйparйe du corps. Donc l'вme sйparйe du corps ne peut faire acte d'intel­ligence.

4. On disait que l'вme sйparйe du corps fait en vйritй acte d'intelligence, mais non pas sous la modalitй prйsente oщ elle le fait en abstrayant а partir des images. En sens contraire: la forme est unie а la matiиre non pour la matiиre mais pour la forme, car la forme est la fin et la perfection de la matiиre. Or la forme est unie а la matiиre pour le complйment de son opйration; c'est pourquoi la forme requiert telle matiиre: celle par laquelle l'opйration de la forme puisse aboutir а son achиvement (ainsi la forme de la scie requiert comme matiиre le fer pour accomplir l'opйration de couper). Or l'вme est la forme du corps. Elle est donc unie а tel corps pour le complйment de son opйration. Mais son opйration propre, c'est l'intellection. Si donc elle peut l'accomplir sans le corps, c'est en vain qu'elle serait unie au corps.

5. Si l'вme sйparйe peut faire acte d'intelligence, elle le fera plus noblement en йtant sйpa­rйe plutфt qu'unie au corps: car faire acte d'intelligence sans avoir besoin d'images, а l'ins­tar des substances sйparйes, c'est le faire sous un mode plus noble que de le faire, comme nous, par le moyen des images. Or le bien de l'вme est dans l'intellection, car la perfection de chaque subs­tance, c'est son opйration propre. Donc si l'вme peut faire acte d'intelligence sans le corps, en dehors des images, il lui serait dommageable d'кtre unie au corps, -cela ne lui serait pas naturel.

6. Les puissances se diversifient en raison des objets. Or les objets de l'вme intellective, ce sont les images, comme il est dit dans le De anima[cxlvi] [6]. Si donc l'вme sйparйe du corps connaоt sans les images, il faut qu'elle dispose de puissances autres, ce qui ne se peut, car les puis­sances appartiennent а l'вme par nature, et lui sont inhйrentes sans possibilitй de sйparation.

7. Si l'вme fait acte d'intelligence, il faut qu'elle le fasse par quelque puissance. Or les puis­sances intellectives ne sont dans l'вme qu'au nombre de deux, а savoir l'intellect agent et l'intellect possible. Or l'вme sйparйe ne peut faire acte d'intelligence ni par l'un ni par l'au­tre, semble-t-il, car l'opйration de l'un et de l'autre regarde les images: en effet, l'intellect agent fait des images des intelligibles en acte; quant а l'intellect possible, il reзoit les espи­ces intelligibles abstraites de la matiиre. Il semble que d'aucune faзon l'вme sйparйe ne puisse faire acte d'intelligence.

8. Pour une seule chose, une seule opйration propre; pour la parfaire, une seule perfection. Si donc l'opйration de l'вme est de faire acte d'intelligence en recevant [ses contenus] des images, il semble que son opйration propre ne puisse s'exercer en dehors des images; et ainsi, une fois sйparйe du corps, elle n'exercera plus son intelligence.

9. Si l'вme sйparйe fait acte d'intelligence, il faut qu'elle le fasse par quelque mйdiation, car l'intellection requiert la similitude de la chose connue dans le connaissant. Or on ne peut dire que l'вme sйparйe connaisse par son essence: cela n'appartient qu'а Dieu, car son essence est la similitude de toutes choses, ayant d'avance en soi, parce qu'infinie, toute per­fection. Pareillement elle ne peut connaоtre non plus par l'essence de la chose connue: car alors elle ne connaоtrait que les choses qui sont par leur essence dans l'вme. Ni davantage par quelques espиces. Ni par des espиces innйes ou con-crййes: ce serait semble-t-il revenir а l'opinion de Platon, qui soutenait que toutes les sciences sont naturellement insйrйes en nous.

10. C'est en vain, semble-t-il, que de telles espиces seraient innйes dans l'вme, puisque celle-ci ne peut connaоtre par leur moyen tant qu'elle est dans le corps: de fait les espиces ne semblent ordonnйes а rien d'autre que de permettre l'intellection.

11. On disait que l'вme, pour ce qui la regarde, peut connaоtre par des espиces innйes, mais qu'elle en est empкchйe par le corps. En sens contraire: autant une chose est plus parfaite en sa nature, autant est-elle plus parfaite en son opйration. Mais l'вme unie au corps est plus parfaite en sa nature que lorsqu'elle est sйparйe du corps, de mкme qu'une partie quel­conque est plus parfaite d'exister en son tout. Si donc l'вme sйparйe du corps peut connaоtre par des espиces innйes, elle le fera beaucoup mieux par elles en йtant unie au corps.

12. Rien de ce qui est naturel а une chose n'est totalement empкchй par ce qui relиve de sa nature. Or il appartient а la nature de l'вme d'кtre unie au corps, puisqu'elle en est la forme. Donc, si les espиces intelligibles sont naturellement insйrйes dans l'вme, rien ne l'empкche­rait de pouvoir faire par elles acte d'intelligence: ce qui est contraire а l'expйrience.

13. On ne peut dire non plus, semble-t-il, que l'вme sйparйe connaisse par les espиces prй­alablement acquises dans le corps. En effet beaucoup d'вmes humaines demeurent а l'йtat sйparй du corps qui n'ont acquis aucune espиce intelligible: comme le montrent les вmes des enfants, surtout de ceux qui sont morts dans le ventre maternel. Si donc les вmes sйpa­rйes ne pouvaient connaоtre que par des espиces acquises auparavant, il s'ensuivrait que toutes ne pourraient exercer l'intellection.

14. Si l'вme sйparйe ne connaоt que par les espиces prйalablement acquises, il s'ensuit, semble-t-il, qu'elle ne connaоt que celles qu'elle a connues auparavant durant son union au corps. Or ceci ne paraоt pas vrai: elle connaоt en effet beaucoup de choses concernant les peines et les rйcompenses qu'а prйsent elle ne connaоt pas. Donc l'вme sйparйe ne connaоt pas seulement par les espиces prйalablement acquises.

15. L'intellect est effectuй en acte par l'espиce intelligible existant en lui. Mais l'intellect en acte, est en acte d'intelligence. Donc l'intellect en acte connaоt toutes ces choses dont les espиces intelligibles sont en lui-mкme en acte. Il semble donc que les espи­ces intelligibles ne sont pas conservйes dans l'intellect aprиs qu'il a cessй d'кtre en acte d'intelligence; et ainsi elles ne demeurent pas dans l'вme aprиs la sйparation, de telle sorte qu'elles lui per­mettent de connaоtre.

16. Les habitus produisent en retour des actes semblables а ceux par lesquels ils sont acquis, le Philosophe le montre dans les Ethiques[cxlvii] [7]: en construisant l'homme devient cons­tructeur, et derechef le constructeur peut construire. Mais les espиces intelligi­bles sont acquises а l'intellect par le fait pour celui-ci de se tourner vers les images. Donc il ne peut jamais connaоtre par elles sauf а se tourner vers les images. Donc sйparйe du corps, l'вme ne peut connaоtre par les espиces acquises, semble-t-il.

17. On ne pourrait dire non plus que l'вme connaisse au moyen d'espиces infuses par quel­que substance supйrieure, car tout ce qui reзoit requiert un agent propre d'oщ il tient natu­rellement son aptitude а recevoir. Or s'agissant de l'intellect humain, son aptitude naturelle а recevoir est relatif aux choses sensibles. Donc il n'est pas relatif aux substances supйrieu­res.

18. En ce qui concerne l'aptitude des choses а кtre causйes par des agents infйrieurs, la seule action d'un agent supйrieur ne suffit pas: ainsi les animaux aptes а кtre engendrйs de la semence ne sont pas engendrйs par la seule action du soleil. Or l'apti­tude de l'вme humaine, c'est de recevoir les espиces des sensibles. Donc la seule influence des substances supйrieures ne suffit pas а lui faire acquйrir les espиces intelligibles.

19. L'agent doit кtre proportionnй au patient, et le donateur au destinataire. Mais l'intelli­gence des substances supйrieures n'est pas proportionnйe а l'intelligence de l'вme humaine, puisqu'elles possиdent une science plus universelle et d'ailleurs incomprйhensible par nous. Donc l'вme sйparйe ne pourra connaоtre par les espиces infuses des substances supйrieures, sem­ble-t-il. Et ainsi ne lui reste aucun mode par lequel elle puisse connaоtre.

 

En sens contraire: 1. L'intellection est au plus haut degrй une opйration de l'вme. Si donc l'intellection ne convient pas а l'вme sans le corps, aucune autre opйration ne lui convien­dra. Dans ce cas, il est impossible а l'вme d'кtre sйparйe. Or nous soute­nons le fait d'une вme sйparйe. Il est donc nйcessaire de soutenir la possibilitй de son intellection.

2. On lit dans les Ecritures que les ressuscitйs auront la mкme connaissance aprиs qu'avant. Donc la connaissance des choses que l'homme sait en ce monde ne sera pas фtйe aprиs leur mort. L'вme sйparйe peut donc faire acte d'intelligence au moyen des espиces prйalable­ment acquises.

3. On trouve une similitude des choses infйrieures dans les supйrieures, c'est ainsi que les mathйmaticiens prйdisent des йvйne­ments futurs en considйrant les similitudes des choses qui, sur ce point, se passent dans les corps cйlestes. Or l'вme est supй­rieure en nature а toutes les choses corporelles. Donc la similitude des choses corporelles est dans l'вme, et sur un mode intel­ligible, puisque elle-mкme est une substance intellective. Il semble donc qu'elle puisse connaоtre de par sa nature tous les corps, mкme lorsqu'elle sera sйparйe.

 

Rйponse: Si la question soulиve le doute, c'est que notre вme, dans l'йtat prйsent, a besoin des choses sensibles pour faire acte d'intelligence. Aussi faut-il juger la vйritй de cette question d'aprиs les diverses conceptions que l'on donne de ce besoin.

Certains -les Platoniciens -ont soutenu que les sens sont nйcessaires а l'вme pour connaо­tre, non par eux-mкmes, comme si la science йtait causйe en nous а partir des choses sensi­bles, mais par accident, en tant que les sens excitent notre вme, en quelque faзon, а se rap­peler ce qu'elle a connu prйcйdemment, et dont la science lui est naturellement communi­quйe. Pour comprendre cela, il faut savoir que Platon soutint que les espиces des choses йtaient subsistantes а l'йtat sйparй, intelligi­bles en acte, qu'il nomma "Idйes". C'est par la participation de ces Idйes et en quelque sorte grвce а leur influx, qu'il soutint que notre вme йtait savante et intelligente. Avant d'кtre unie au corps, l'вme pouvait librement utiliser cette science; mais du fait de son union au corps, elle s'est tellement alourdie et d'une cer­taine faзon embourbйe, qu'elle semblait avoir oubliй les choses qu'elle avait sues aupara­vant et dont elle avait une science naturelle. Mais d'кtre en quelque sorte excitйe par les sens, elle revenait а soi, et se remйmorait les choses qu'elle avait connues auparavant et dont elle eut la connaissance innйe -comme il nous arrive de nous souvenir clairement, sur l'observation de quelques sensibles, des choses que nous avions oubliйes. Cette position relative а la science et aux sensibles est, chez Platon, conforme а sa position concernant la gйnйration des choses naturelles: car il soutenait que les formes des choses naturelles, par lesquelles chaque individu se range dans une espиce, pro­venait de la participation des Idйes susdites, de telle sorte que les agents infйrieurs n'ont d'autre rфle que de disposer la matiиre а la participation des espиces sйparйes. Et, а soutenir cette opinion, la question devient facile а rйsoudre, vu que l'вme, en vertu de sa nature, n'a pas besoin des sens pour connaо­tre, sinon par accident. Encore cette derniиre contrainte sera-t-elle levйe lorsque l'вme aura йtй sйparйe du corps: alors en effet, la pesanteur du corps ayant cessй, elle n'aura plus besoin d'кtre excitйe, mais elle-mкme par elle-mкme sera йveillйe et prкte а connaоtre tou­tes choses.

Mais cette opinion ne permet pas, semble-t-il d'assigner une cause raisonnable а l'union de l'вme et du corps. L'union n'est pas favorable а l'вme, puisque celle-ci jouit d'une opйration propre parfaite lorsqu'elle n'est pas unie au corps, alors que son opйration propre est empк­chйe par l'union au corps. Egalement, l'union n'est pas favorable au corps: en effet l'вme n'est pas pour le corps, mais plutфt le corps pour l'вme, puisque l'вme est plus noble que le corps; c'est pourquoi il paraоt inconve­nant que l'вme, pour anoblir le corps, supporte un dйtriment dans son opйration.

De plus, а la suite de cette opinion, il semble que l'union de l'вme au corps ne soit pas natu­relle: car ce qui est naturel а un sujet n'entrave pas son opйration propre. Si donc l'union du corps entrave l'intelligence de l'вme, il ne sera pas naturel а l'вme d'кtre unie au corps, mais contre nature, -ce qui paraоt absurde.

Pareillement l'expйrience montre que la science ne provient pas en nous de la participation aux espиces sйparйes mais qu'elle est reзue des sens, car а qui fait dйfaut un seul sens, fait dйfaut la science des sensibles qui sont apprйhendйs par lui: ainsi l'aveugle-nй ne peut avoir la science des couleurs.

Autre position: les sens sont utiles а l'вme humaine pour connaоtre, non par accident, comme dans l'opinion prйcйdente, mais par soi. Non pas que nous recevions la science des sens, mais parce que le sens dispose l'вme а acquйrir la science d'une autre source, -c'est l'opinion d'Avicenne[cxlviii] [8]. Il soutient qu'il y a quelque substance sйparйe, qu'il appelle Intellect ou Intelligence agente, et que de celle-ci se rйpandent dans notre intellect les espиces intel­ligibles par lesquelles nous connaissons; mais que, par l'opйration de la partie sensitive, а savoir l'imagination et autres opйrations de ce genre, notre intellect est prйdisposй а se tourner vers l'Intelligence agente et а recevoir d'elle l'influence des espиces intelligibles. Et ceci consonne а ce qu'il pense de la gйnйration des choses naturelles: il soutient en effet que toutes les formes substantielles procиdent d'une Intelligence et que les agents naturels disposent seulement la matiиre а recevoir les formes issues de l'Intellect agent. Selon cette opinion, la question , semble-t-il, ne soulиve plus guиre de difficultйs. Si en effet les sens ne sont pas nйcessaires а l'intellection, sauf qu'ils disposent а recevoir les espиces de l'In­telligence agente en tournant notre вme vers celle-ci, quand elle sera sйparйe du corps, c'est par elle-mкme qu'elle se tournera vers l'Intelligence agente et recevra d'elle les espиces intelligibles. Les sens ne lui seront plus nйcessaires pour ce faire: ainsi le navire est nйces­saire au transport, mais si quelqu'un l'avait dйjа effectuй, il n'est plus nйces­saire.

Mais cette opinion semble avoir pour consйquence que l'homme acquiert aussitфt la science de toutes choses, tant celles qu'il perзoit par les sens, que les autres. Si en effet nous connaissons grвce aux espиces qui se rйpandent vers nous de l'Intelligence agente, et que pour la rйception de cet influx n'est requis que la conversion de notre вme vers l'Intel­ligence sus­dite, celle-ci pourrait, la conversion faite, recevoir l'influx de n'importe quelle des espиces sensibles (on ne peut dire qu'elle se convertisse quant а l'une et non quant а l'autre): ainsi un aveugle-nй, en imaginant les sons, pourra recevoir la science des cou­leurs ou de tout autre sensible, -ce qui paraоt faux.

De plus il est manifeste que les puissances sensibles sont nйcessaires а notre intellection, non seulement dans l'acquisi­tion de la science, mais encore dans l'usage de la science dйjа acquise. Car nous ne pouvons considйrer les choses dont nous avons dйjа la science sans nous tourner vers les images (bien qu'Avicenne dise le contraire). De lа vient que, une fois lйsйs les organes des puissances sensibles par lesquelles sont conservйes et apprйhendйes les images, l'exercice de l'вme se trouve empкchй, mкme dans la considйration des choses dont elle a la science.

De plus, il est manifeste que dans les rйvйlations qui nous arrivent divinement par l'influx des substances supйrieures, nous avons besoin des images. C'est pourquoi Denys dit dans la Hiйrarchie cйleste[cxlix] [9] qu'il est impossible а un rayon divin de luire pour nous autrement qu'enveloppй de la variйtй des voiles sacrйs; ce qui ne serait pas si les images ne servaient qu'а nous tourner vers les substances supйrieures.

Et ainsi il faut dire autrement: les puissances sensitives sont nйcessaires а l'вme pour faire acte d'intelligence, non par accident, comme excitant d'aprиs Platon, ou comme simple dispositif d'aprиs Avicenne, mais comme rendant prйsent l'objet propre de l'вme intellec­tive: Aristote dit en effet dans le De anima[cl] [10] que les images sont а l'вme intellective comme les sensi­bles au sens. Cependant comme les couleurs ne sont visibles en acte que par la lumiиre, de mкme les images ne sont intelligi­bles en acte que par l'intellect agent. Et ceci consonne а ce que nous soutenons au sujet de la gйnйration des choses naturelles. Voilа ce que nous soutenons en effet: de mкme que les agents supйrieurs, par la mйdiation des agents infйrieurs, causent les formes naturelles, de mкme l'intellect agent, par les ima­ges qu'il a rendu intelligibles en acte, cause la science dans notre intellect possible. On ne revient pas au propos de savoir si l'intellect agent est une substance sйparйe, comme quel­ques uns le soutien­nent, ou s'il est une lumiиre que notre вme participe а la ressemblance des substances supйrieures.

Mais dans cette hypothиse il est plus difficile de voir comment l'вme sйparйe peut faire acte d'intellection: car il n'y aura plus d'images -celles-ci ont besoin d'organes corporels pour leur apprйhension et comprйhension -; or, фtйes les images, l'вme ne peut faire acte d'in­telligence, de mкme que фtйes les couleurs, la vue ne peut voir.

Pour rйsoudre cette difficultй, il faut considйrer que, puisque l'вme est au degrй le plus bas dans l'ordre des substances intellectuelles, elle participe а la lumiиre intellectuelle, ou а la nature intellectuelle, selon le mode le plus bas et le plus faible. Car dans la premiиre Intel­ligence, c'est-а-dire en Dieu, la nature intellectuelle est si puissante qu'elle peut, par une unique forme intelligente, а savoir son essence, comprendre toute chose. Quant aux subs­tances intellectuelles infйrieures, elles le font grвce а des espиces multiples; et autant cha­cune est йlevйe, autant elle a des formes en moins grand nombre et plus d'efficience а connaоtre toutes choses avec ce peu de formes. Or si une substance intellectuelle infйrieure disposait de formes aussi univer­selles que les supйrieures, sans possйder autant d'efficience dans leur comprйhension, sa science resterait incomplиte, parce qu'elle ne connaоtrait les choses que dans l'universel et ne pourrait amener sa connaissance du peu de formes aux choses singu­liиres. Donc l'вme humaine, qui est au plus bas degrй, si elle recevait les for­mes appropriйes aux substances supйrieures par l'abstraction et l'universalitй, comme elle dispose d'une efficience minime dans la comprйhension, elle aurait une connaissance trиs imparfaite, vu qu'elle connaоtrait les choses dans une certaine confusion et gйnйralitй. Et ainsi, afin que sa connaissance soit rendue parfaite et distincte quant aux singuliers, il faut qu'elle recueille des choses singuliиres la science de la vйritй, la lumiиre de l'intellect agent suffisant а ce que les choses qui sont dans la matiиre soient reзues sous un mode йlevй. Donc il est nйces­saire а la perfection de l'opйration intellectuelle que l'вme soit unie au corps.

Il n'est pas douteux cependant que par les pulsions corporelles et l'occupation des sens, l'вme ne soit entravйe dans la rйception de l'influx venu des substances sйparйes; c'est pourquoi а ceux qui dorment et sont dйtachйs des sens, certaines rйvйlations surviennent qui n'arrivent pas а ceux qui usent de leurs sens. Quand donc l'вme sera totalement sйparйe du corps, elle pourra plus ouvertement percevoir l'influence des substances sйparйes, pour autant que par un influx de ce type elle com­prendra sans images, ce qu'elle ne peut а prй­sent. Toutefois, un influx de ce genre ne causera pas une science aussi parfaite et distincte quant aux singuliers que celle que nous recevons ici-bas par les sens, sauf dans les вmes qui, en plus de l'influx dit naturel, en recevront un autre, surnaturel, de grвce, pour connaо­tre toutes choses trиs pleinement et pour voir Dieu lui-mкme. De plus, les вmes sйparйes auront la connaissance de choses qu'elles surent auparavant ici-bas et dont les espиces intelligibles sont conservйes en elles.

 

Solutions: 1. Le Philosophe parle de l'opйration intellectuelle de l'вme selon qu'elle est unie au corps; alors en effet, elle n'est pas sans images, comme on l'a dit.

2. Dans l'йtat prйsent, oщ l'вme est unie au corps, elle ne participe pas aux espиces intelligi­bles venues des substances supй­rieures, mais seulement а la lumiиre intellectuelle. Et ainsi, elle a besoin des images comme des objets d'oщ elle tire les espиces intelligibles. Mais aprиs la sйparation, elle participera plus abondamment aux espиces intelligibles, aussi n'aura-t-elle pas besoin des objets extйrieurs.

3. Le Philosophe parle d'aprиs l'opinion de ceux qui soutiennent que l'intellect possиde un organe corporel, comme le montre ce qu'il avance prйcйdemment. Dans cette hypothиse, l'вme sйparйe ne pourrait absolument pas faire acte d'intelligence. Autre interprйtation pos­sible: le Philosophe parle de l'intellection selon le mode par lequel nous faisons maintenant acte d'intelligence.

4. L'вme est unie au corps а cause de son opйration d'intellection, non pas qu'elle ne puisse d'aucune maniиre faire acte d'intel­ligence sans le corps, mais parce que, selon l'ordre natu­rel, elle ne le peut parfaitement sans le corps, comme on l'a posй.

5. Mкme solution en rйponse а la 5me objection.

6. Les images ne sont objets de l'intellect que dans la mesure oщ elles deviennent intelligi­bles en acte par la lumiиre de l'intellect agent. C'est pourquoi, quelles que soient les espи­ces intelligibles reзues par l'intellect possible, et d'oщ qu'elles viennent, elles n'auront pas d'autre raison formelle d'objet, formalitй sous laquelle les objets diversifient les puissances.

7. L'opйration de l'intellect agent et de l'intellect possible regarde les images selon que l'вme est unie au corps. Mais lorsque l'вme sera sйparйe du corps, par l'intellect possible elle recevra les espиces venues des substances sйparйes, et par l'intellect agent elle aura le pouvoir de les comprendre.

8. L'opйration propre de l'вme est de connaоtre les intelligibles en acte. Or la nature spйcifi­que de l'opйration intellectuelle n'est pas diversifiйe par le fait que les intelligibles soient reзues des images ou d'ailleurs.

9. L'вme sйparйe ne comprend pas les choses par son essence, ni par l'essence des choses connues, mais par les espиces qu'infusent les substances sйparйes dans l'йtat de sйparation -et non pas au principe, quand elles commencent d'exister, comme le soutinrent les Platoni­ciens.

10. La rйponse vaut pour la dixiиme objection.

11. Si l'вme, lorsqu'elle est unie au corps, possйdait des espиces innйes, elle pourrait faire acte d'intelligence par elles comme par les espиces acquises. Mais, bien qu'elle lui soit supйrieure par nature, cependant, а cause des mouvements du corps et des occupations sen­sibles, elle est tirйe en arriиre, de telle sorte qu'elle ne peut librement se joindre aux subs­tances supйrieures pour recevoir leur influx, comme aprиs la sйparation.

12. Il n'est pas naturel а l'вme de connaоtre par des espиces infuses, mais seulement aprиs avoir йtй sйparйe, comme on l'a dit.

13. Les вmes sйparйes pourront encore faire acte d'intelligence par les espиces prйalable­ment acquises dans le corps, non pas seulement par elles, mais aussi par des espиces infu­ses.

14. Mкme rйponse а la 14me objection.

15. Quand les espиces intelligibles sont dans l'intellect possible seulement en puissance, l'homme est alors intelligent en puis­sance et a besoin de ce qui le ramиne а l'acte, soit par la doctrine, soit par l'invention. Et quand elles sont en lui parfaitement en acte, alors il fait acte d'intelligence. Et quand elles sont en lui entre la puissance et l'acte, en un mode mйdian, а savoir comme habitus, alors il peut connaоtre actuellement quand il le voudra; et de cette faзon, les espиces intelligibles sont acquises dans l'intellect possible quand il n'est pas en exercice d'intellection.

16. Comme on l'a dйjа dit, l'opйration intellectuelle ne diffиre pas en sa nature spйcifique, que l'intelligible en acte soit reзu des images, ou qu'il vienne d'ailleurs. En effet, l'opйration de la puissance reзoit distinction et spйcificitй de l'objet quant а la raison formelle de ce dernier, et non pas quant а sa rйalitй matйrielle. Et ainsi, si par les espиces intelligibles conservйes dans l'intel­lect, une fois tirйes des images, l'вme sйparйe connaоt sans avoir а se tourner vers les images, l'opйration causйe par les espи­ces acquises et celle par laquelle les espиces sont acquises, ne seront pas spйcifiquement dissemblables.

17. L'intellect possible n'est pas naturellement disposй а recevoir son objet des images, sauf dans la mesure oщ les images deviennent intelligibles en acte par la lumiиre de l'intellect agent, lequel est une certaine participation а la lumiиre des substances sйparйes; et ainsi, il n'est pas exclu qu'il puisse recevoir [des informations] des substances sйparйes.

18. La science est par nature causйe dans l'вme par les images dans son йtat d'union au corps, йtat selon lequel elle ne peut кtre causйe seulement par des agents supйrieurs. En revanche, cela pourra arriver lorsque l'вme aura йtй sйparйe du corps.

19. De ce que la science des substances sйparйes n'est pas proportionnйe а notre вme, il ne s'ensuit pas qu'aucune intelligence ne puisse percevoir leur influx, mais seulement qu'elle ne peut la recevoir parfaite et distincte, comme on l'a dit.

Article 16: L'вme unie au corps peut-elle connaоtre les substances sйpa­rйes?

 

Objections: 1. Il semble que oui. Aucune forme n'est empкchйe d'atteindre sa fin par la matiиre а laquelle elle est naturellement unie. La fin de l'вme intellective semble кtre d'avoir l'intelligence des substances sйparйes, qui sont intelligibles au plus haut degrй. En effet, la fin de chaque chose est de parvenir а la perfection dans son opйration. L'вme n'est donc pas йcartйe de l'intelligence des substances sйparйes par le fait d'кtre unie а tel corps, celui qui constitue sa matiиre propre.

2. La fin de l'homme est la fйlicitй. La fйlicitй, selon le Philosophe dans les Ethiques[cli] [1], consiste dans l'opйration de la puissance la plus haute, а savoir l'intellect, au regard de l'objet le plus noble, qui n'est autre, semble-t-il, qu'une substance sйparйe. Or il ne convient pas que l'homme soit complиtement privй de sa fin: il y tendrait alors en vain. L'homme a donc la pos­sibilitй de connaоtre les substances sйparйes. D'autre part, il est de la raison de l'homme que l'вme soit unie au corps. Donc l'вme unie au corps peut connaоtre les substan­ces sйparйes.

3. Toute gйnйration parvient а quelque terme: en effet rien n'est mы indйfiniment. Or il y a une certaine gйnйration de l'intellect selon laquelle il est rйduit de la puissance а l'acte, pour autant qu'il devient savant en acte. Le processus ne va donc pas а l'infini mais par­vient un jour а quelque terme, de telle sorte que l'intellect soit complиtement effectuй en acte, ce qui ne peut кtre sans qu'il connaisse tous les intelligibles, parmi lesquels sont prin­cipalement les substan­ces sйparйes. Donc l'intellect peut parvenir а cela: connaоtre les substances sйparйes.

4. Il est plus difficile de rendre sйparй ce qui ne l'est pas et de le connaоtre que de connaоtre ce qui de soi est sйparй. Mais notre intellect, mкme uni au corps, rend sйparй ce qui ne l'est pas de soi en abstrayant des choses matйrielles les espиces intelligibles par lesquelles il connaоt ces mкmes choses. A plus forte raison pourra-t-il connaоtre les substances sйparйes.

5. Les sensibles les plus intenses sont d'autant les moins sentis, car ils corrompent l'harmo­nie de l'organe. Mais s'il y avait un organe du sens qui ne soit pas corrompu par l'intensitй du sen­sible, plus le sensible serait intense, plus il le sentirait. Mais l'intellect n'est en aucune faзon corrompu par l'intelligible, il en retire au contraire son accomplissement. Donc plus les choses sont intelligibles, plus il en a d'intelligence. Mais les substances sйpa­rйes, qui sont de soi intelligibles, parce qu'immatйrielles, sont plus intelligibles que les substances matйrielles qui ne le sont qu'en puissance: donc, puisque l'вme intellective unie au corps connaоt les substan­ces matйrielles, beaucoup plus est-elle capable de connaоtre les substances sйparйes.

6. L'вme intellective, mкme unie au corps, abstrait la quidditй hors des choses qui la prй­sente. Et comme il n'est pas question d'aller а l'infini, il est nйcessaire qu'elle parvienne par l'abs­traction а une quidditй qui soit, non pas la chose possйdant la quidditй, mais seulement quid­ditй. Puisque donc les substances sйparйes ne sont rien d'autre que des quidditйs exis­tant par soi, il semble que l'вme intellective unie au corps puisse connaоtre les substances sйparйes.

7. Il nous est naturel de connaоtre les causes par les effets. Or il faut qu'il y ait quelques effets des substances sйparйes dans les choses sensibles et matйrielles, puisque toutes les choses corporelles sont administrйes par les anges, comme le montre Augustin dans le De Trinitate[clii] [2]. L'вme unie au corps est donc capable de connaоtre les substances sйparйes par le moyen des sensibles.

8. L'вme unie au corps se connaоt elle-mкme: en effet l'esprit se connaоt et s'aime, comme dit Augustin dans le De Trinitate[cliii] [3]. Or l'вme elle-mкme est de la nature des substances sйpa­rйes intellectuelles. Donc elle peut dans son union au corps avoir l'intelligence des substances sйparйes.

9. Rien dans les choses n'est en vain. Or l'intelligible serait en vain s'il n'йtait connu d'au­cun intellect. S'agissant des substances sйparйes, comme elles sont intelligibles, notre intellect peut les connaоtre.

10. La vue est aux visibles ce que l'intellect est aux intelligibles. Or notre vue peut connaо­tre tous les visibles, mкme les incorruptibles, quoique elle-mкme soit corruptible. Donc notre intellect, а supposer mкme qu'il soit corruptible, pourrait connaоtre les substances sйparйes incorruptibles, puisqu'elles sont intelligibles par soi

 

En sens contraire: L'вme ne connaоt rien sans les images, comme dit le Philosophe dans le De anima[cliv] [4]. Or les substances sйparйes ne peuvent кtre connues par les images. Donc l'вme unie au corps ne peut connaоtre les substances sйparйes.

 

Rйponse: Sur cette question Aristote a promis dans le De anima qu'il se dйterminerait, bien qu'on n'en trouve pas trace dans les livres qui nous sont parvenus de lui. De lа est venue pour ses sectateurs l'occasion de procйder de plusieurs maniиres а la solution de cette question.

Certains ont soutenu que notre вme, mкme unie au corps, est capable de connaоtre les substances sйparйes, et ils soutiennent que c'est lа l'ultime fйlicitй de l'homme. Il y a pour­tant chez eux plusieurs faзons de comprendre la chose.

Les uns ont soutenu que notre вme est capable de parvenir а connaоtre les substances sйpa­rйes, non pas en vйritй de la mкme faзon que nous parvenons а l'intelligence des autres intelligibles, dont nous instruisent les sciences spйculatives moyennant dйfinitions et dйmonstrations, mais par un contact de l'Intellect Agent avec nous. Ils affirment en effet que l'Intellect Agent est une substance sйparйe qui connaоt naturellement les substances sйparйes. De lа, comme cet Intellect Agent nous aurait йtй uni de telle sorte que nous fas­sions par lui acte d'intelligence (comme nous le faisons maintenant par l'habitus des scien­ces), il s'ensui­vrait pour nous la possibilitй d'avoir l'intelligence des substances sйparйes. Le mode par lequel cet Intellect Agent pourrait кtre en contact avec nous, ils le dйcrivent de la faзon suivante. Il est manifeste, d'aprиs le Philosophe[clv] [5], que dire d'une chose qu'elle est ou opиre а partir de deux [йlйments), l'un d'eux est une quasi forme et l'autre comme une matiиre: ainsi quand on dit кtre rйtabli de corps en  bonne santй, la santй se compare au corps comme la forme а la matiиre. Il est de plus manifeste que nous faisons acte d'in­telligence par l'intellect agent et les objets d'intellection spйculatifs; nous venons en effet а la connaissance des conclusions par les principes naturellement connus et par l'intellect agent. Il est donc nйcessaire que l'intellect agent se compare aux objets d'intellection spй­culatifs comme l'agent principal а son instru­ment et comme la forme а la matiиre, ou l'acte а la puissance: toujours en effet le plus parfait des deux est le quasi acte de l'autre. Or tout ce qui reзoit en soi ce qui correspond а la matiиre, reзoit en soi ce qui correspond а la forme: ainsi le corps recevant la superficie reзoit aussi la couleur, qui est une certaine forme de la superficie, et la pupille recevant la couleur reзoit de plus la lumiиre qui est l'acte de la couleur (par elle en effet le visible est en acte). Ainsi donc l'intellect passif, en tant qu'il reзoit les objets d'intellection spйculatifs (?), pour autant il les reзoit de l'Intellect Agent. Quand donc l'intellect possible aura reзu tous les objets de spйcu­lation, alors il recevra totalement en lui l'Intellect Agent; et ainsi l'Intellect Agent deviendra quasiment la forme de l'intellect possible, et par consйquent il en sera ainsi pour nous. C'est pourquoi, de mкme qu'а prйsent nous connaissons par l'intellect possible, de mкme alors nous connaо­trons par l'Intellect Agent, non seulement toutes les choses naturelles, mais encore les substances sйparйes.

Mais il existe sur ce point une certaine diversitй parmi ceux qui suivent cette opinion. Les uns, soutenant que l'intellect possible est corruptible, disent qu'en aucune faзon l'intellect possible ne peut avoir connaissance de l'Intellect Agent ni des substances sйparйes. Quant а nous, en cet йtat de continuitй avec l'Intellect Agent, nous connaissons l'Intellect Agent lui-mкme et les autres substances sйparйes, par l'Intellect Agent lui-mкme en tant qu'il nous est uni comme forme. En revanche, d'autres, soutenant que l'intellect possible est incorrupti­ble, disent que l'intellect possible peut connaоtre l'Intellect Agent et les autres substances sйparйes.

Mais cette opinion est impossible et vaine, et contre l'intention d'Aristote. Impossible en vйritй, parce qu'elle suppose deux impossibilitйs, а savoir que l'Intellect Agent est une substance sйparйe de nous de par son кtre, et que nous connaissons par l'Intellect Agent comme par une forme. En effet, nous agissons par quelque principe а titre de forme pour autant que par lui nous confйrons а quelque chose d'кtre en acte: ainsi le chaud chauffe par la chaleur en tant qu'il est chaud en acte. Rien n'agit en effet а moins d'кtre en acte. Il faut donc que ce par quoi un sujet agit ou opиre formellement lui soit uni selon l'кtre. C'est pourquoi il est impossible que de deux substances sйparйes selon l'кtre, l'une opиre for­mellement par l'autre. Et ainsi, il est impossible, si l'Intellect Agent est une substance sйpa­rйe de nous selon l'кtre, que nous connaissions formellement par elle; mais il pourrait se faire que par son assistance causale nous connaissions en acte, de mкme que nous disons voir par le soleil en tant que source de lumiиre.

De plus la position est vaine, car les raisons qui y conduisent ne concluent pas nйcessai­rement. C'est manifeste sur deux points. Premiиrement, parce que si l'Intellect est une substance sйparйe, comme ils l'affirment, la comparaison entre l'intellect agent et les objets d'intellection spйculatifs ne sera pas de la lumiиre aux couleurs, mais du soleil а la lumiиre. Par consйquent, l'intellect possible, par le fait de recevoir les principes intelligibles de spй­cu­lation, ne serait pas joint а sa substance, mais а quelqu'un de ses effets: ainsi l'њil, par le fait de recevoir les couleurs, n'est pas uni а la substance du soleil, mais а sa lumiиre. Seconde­ment, supposй que par le fait de recevoir les objets d'intellection spйculatifs, l'in­tellect possi­ble soit conjoint en quelque faзon а la substance mкme de l'intellect agent, il ne s'ensuit pas qu'en recevant tous les objets d'intellection spйculatifs, а savoir ceux qui sont abstraits des images et sont acquis par les principes des dйmonstrations, il soit parfaitement conjoint а la substance de l'intellect agent, sauf s'il йtait prouvй que tous les objets d'intel­lection spйculatifs de ce genre йgaleraient l'efficience et la substance de l'intellect agent; ce qui est йvidemment faux, car l'intellect agent (s'il est une substance sйparйe) est d'un degrй plus йlevй parmi les йtants que tout ce qui est rendu intelligible par lui dans les choses naturelles.

Il est de plus йtonnant qu'ils n'aient pas compris eux-mкmes le dйfaut de leur raisonne­ment. En effet, bien que soutenant que l'Intellect Agent nous soit uni par un, deux ou trois objets d'intellection spйculatifs, il ne s'ensuit pas cependant, d'aprиs eux, qu'а cause de cela nous connaissions tous les autres objets d'intellection spйculatifs. Or il est manifeste que les substances intelligibles sйparйes excиdent la totalitй des intelligibles susdits, qu'on dit objets d'intellection spйculatifs, beaucoup plus que tous ceux-lа pris ensemble excиdent un ou deux ou un nombre quelconque d'entre eux. Tous en effet relиvent du mкme genre et du mкme mode d'intelligibilitй, tandis que les substances sйparйes sont d'un genre plus йlevй et sont connues par un mode plus йlevй. C'est pourquoi, mкme si l'Intellect Agent est en contact avec nous а titre de forme et d'agent de ces intelligibles, il ne s'ensuit pas qu'il soit en continuitй avec nous selon qu'il connaоt les substances sйparйes.

Il est de plus manifeste que cette position est contraire а l'intention d'Aristote, qui dit dans les Ethiques[clvi] [6] que la fйlicitй est un certain bien commun qui peut advenir а tous ceux qui ne sont pas privйs de vertu. Or connaоtre tout ce qu'ils appellent principes intelligibles, ou bien est impossible а un homme, ou bien si rare que jamais ceci n'est arrivй а un homme en cette vie sauf au Christ, qui fut Dieu et homme. Il est donc impossible que ceci soit requis pour la fйlicitй humaine. En revanche, la fйlicitй humaine consiste dans l'intelligence des intelligibles les plus nobles, comme dit le Philosophe dans les Ethiques[clvii] [7]. Il n'est donc pas nйcessaire pour connaоtre les substances sйparйes qui sont les plus nobles des intelligibles, (c'est bien en cela que consiste la fйlicitй humaine), que quelqu'un connaisse tous les objets d'intellection spйcu­latifs.

Il apparaоt encore que la position prйcйdente est contraire d'une autre faзon а l'opinion d'Aristote. Il est dit en effet dans les Ethiques[clviii] [8] que la fйlicitй consiste dans l'opйration qui est conforme а la vertu parfaite. Et ainsi, pour qu'apparaisse en quoi consiste prйcisйment la fйli­citй, il lui a fallu dйfinir la nature des vertus, comme il le dit lui-mкme dans les Ethi­ques. Les unes sont dйfinies par lui-mкme vertus morales, comme la force, la tempйrance et autres du mкme genre; les autres sont dites intellectuelles, d'aprиs lui au nombre de cinq: la sagesse, la science, l'intellect, la prudence et l'art, parmi lesquelles il pose comme prin­cipale la sagesse, dans l'opйration de laquelle il faut poser l'ultime fйlicitй. Or la sagesse, c'est la philosophie elle-mкme, comme le montre la Mйtaphysique[clix] [9] au commencement. D'oщ il reste que la fйlicitй humaine ultime, celle qui est accessible en cette vie selon l'opi­nion d'Aristote, est la connais­sance des substances sйparйes telle qu'on peut l'obtenir par les principes de la philosophie, et non par le mode du contact dont rкvиrent certains.

D'oщ naquit une autre opinion: l'вme humaine par les principes de la philosophie est capa­ble d'en venir а l'intelligence des substances sйparйes elles-mкmes. Et pour le montrer ils procйdaient ainsi. Il est manifeste que l'вme humaine peut abstraire des choses naturelles leur quidditй et la concevoir. Cela arrive chaque fois que nous concevons d'une chose matйrielle ce qu'elle est. Si donc cette quidditй abstraite n'est pas quidditй pure, mais quel­que chose ayant la quidditй, de nouveau notre intellect peut l'abstraire. Et comme on ne peut procйder а l'infini, on en viendra а ceci que [l'вme] conзoit quelque quidditй simple, par la considйration de laquelle notre intellect conзoit les substances sйparйes, qui ne sont rien d'autre que des quid­ditйs simples.

Mais ce raisonnement est totalement insuffisant. D'abord parce que les quidditйs des cho­ses matйrielles sont d'un autre genre que les quidditйs sйparйes et qu'elles ont un autre mode d'кtre. Par consйquent, de ce que notre intellect connaоt les quidditйs des choses matй­rielles, il ne suit pas qu'il connaisse les quidditйs sйparйes. Ensuite, les diverses quid­ditйs connues diffиrent en espиce, et donc celui qui connaоt la quidditй d'une chose matй­rielle ne connaоt pas celle d'une autre: qui connaоt ce qu'est la pierre, ne connaоt pas ce qu'est l'animal. C'est pourquoi, supposй que les quidditйs sйparйes soient de mкme nature que les quidditйs matйrielles, il ne suivrait pas que, de connaоtre ces quidditйs des choses matйrielles, on connыt les substances sйparйes; а moins peut-кtre de souscrire а l'opinion de Platon qui soutint que les substances sйparйes йtaient les Formes de ces choses sensibles.

Et ainsi il faut dire autrement que l'вme intellective humaine, de par son union au corps a une face tournйe vers les images; par lа elle n'est informйe pour concevoir quelque objet que par les espиces recueillies des images. Et а cela consonne ce que dit Denys dans la Hiйrarchie Cйleste[clx] [10]. Il dйclare impossible en effet qu'un rayon divin luise pour nous sinon enveloppй par la variйtй des voiles sacrйs. Donc, tant qu'elle est unie au corps, l'вme peut s'йlever а la connaissance des substances sйparйes dans la mesure oщ elle peut y кtre guidйe par les espиces reзues des images. Mais non pas de telle sorte que soit connu ce que sont de telles substances, puisqu'elles excиdent toute comparaison а ces [espиces] intelligibles; mais nous pouvons de cette faзon connaоtre des substances sйparйes en quelque sorte qu'elles sont: de mкme que par des effets dйficients nous en venons aux causes transcen­dantes pour connaо­tre d'elles seulement qu'elles sont; et pendant que nous connaissons d'elles qu'elles sont des causes transcendantes, nous savons qu'elles ne sont pas telles que sont leurs effets. Et c'est lа savoir d'elles ce qu'elles ne sont pas plutфt que ce qu'elles sont. Et suivant cela, il est йgale­ment vrai que, dans la mesure oщ nous concevons les quidditйs que nous abstrayons des cho­ses matйrielles, notre intellect, en se tournant vers ces quiddi­tйs, peut connaоtre les substances sйparйes en ce sens qu'il discerne qu'elles sont immatй­rielles comme le sont elles-mкmes les quidditйs abstraites de la matiиre. Et ainsi par la considйration de notre intellect, nous sommes conduits а la connaissance des substances sйparйes intelligibles. Et il n'est pas йtonnant que nous puissions connaоtre en cette vie les substances sйparйes en comprenant, non pas ce qu'elles sont, mais ce qu'elles ne sont pas, puisque aussi bien, s'agissant de la quidditй et de la nature des corps cйlestes, nous ne pou­vons les connaоtre autrement. Aristote lui-mкme le noti­fie dans le De caelo et mundo[clxi] [11] en montrant qu'ils ne sont ni lourds ni lйgers, ni engendrйs ni corruptibles, n'ayant pas de contrariйtй.

 

Solutions: 1. La fin а laquelle s'йtend la possibilitй de l'вme humaine est de connaоtre les substances sйparйes selon le mode indiquй plus haut; et le fait d'кtre unie au corps ne l'en empкche pas. Bien plus, c'est dans une telle connaissance de la substance sйparйe que rйside l'ultime fйlicitй de l'homme а laquelle il peut parvenir par ses forces naturelles.

2. De lа est rendue manifeste la solution а la 2me objection.

3. Comme l'intellect est conduit progressivement de la puissance а l'acte en faisant de plus en plus acte d'intelligence, cependant la fin d'un achиvement ou gйnйration de ce type sera dans l'intellection du suprкme intelligible, qui est l'essence divine; mais а cela il ne peut parvenir par ses forces naturelles mais seulement par la grвce.

4. Il est plus difficile de rendre les choses sйparйes et de les connaоtre que de connaоtre celles qui sont sйparйes, s'il s'agit des mкmes choses; mais si c'en est d'autres, cela ne va pas de soi; car il peut y avoir une plus grande difficultй а concevoir certaines choses qui ne sont que sйparйes, qu'а abstraire et concevoir les autres.

5. Le sens souffre d'un double dйfaut au regard des sensibles trиs intenses: l'un parce qu'il ne peut les comprendre pour la raison qu'ils excиdent la capacitй du sens; l'autre parce que, suite aux sensibles trиs intenses, il ne perзoit plus les sensibles de moindre intensitй, en raison de la corruption de l'organe sensible. S'agissant de l'intellect, bien qu'il n'ait pas d'organe suscepti­ble d'кtre corrompu par l'intensitй de l'intelligible, cependant celui-ci peut excйder la facultй de notre intellect а le concevoir. Tel est le cas de la substance sйparйe: son intelligibilitй excиde la facultй de notre intellect qui, de par son union au corps, est naturellement apte а кtre informй par les espиces sйparйes des images. Cependant, si notre intellect concevait les subs­tances sйparйes, il n'en concevrait pas moins les autres qui ne le sont pas, il le ferait mieux.

6. Les quidditйs abstraites des choses matйrielles ne suffisent pas а nous faire connaоtre des substances sйparйes ce qu'elles sont, comme on l'a montrй.

7. Mкme solution а la 7me objection, car des effets dйficients, comme on l'a montrй plus haut, ne suffisent pas faire connaоtre ce qu'est la cause.

8. Notre intellect possible ne se connaоt pas lui-mкme directement, par apprйhension de son essence, mais par [la mйdiation de] l'espиce reзue des images. Aussi le Philosophe dit-il dans le De anima[clxii] [12] que l'intellect possible est intelligible а l'instar des autres objets. Et c'est ainsi parce que rien n'est intelligible tant qu'il demeure en puissance, il ne l'est qu'en acte, comme il est dit dans la Mйtaphysique[clxiii] [13]. C'est pourquoi l'intellect possible, qui est en puis­sance du point de vue de l'кtre intelligible, ne peut кtre intelligible que par la forme par laquelle il devient en acte, forme qui est l'espиce tirйe des images; de mкme que c'est par la forme qu'il connaоt toute autre chose. Il est d'ailleurs commun а toutes les puissances de l'вme que les actes sont connus par les objets, les puissances par les actes, et l'вme par ses puissances. Ainsi donc l'вme intellective est-elle connue par son [espиce] intelligible. Or l'espиce reзue des ima­ges n'est pas la forme de la substance sйparйe, de telle sorte que celle-ci puisse кtre connue par elle comme l'est en quelque sorte par elle l'intellect possible.

9. Cet argument est totalement inefficace pour deux raisons. Premiиrement parce que les intelligibles ne sont pas pour les intellects qui les conзoivent, mais ils sont plutфt les fins et perfections des intellects; c'est pourquoi, s'il y avait quelque substance intelligible incon­nue d'une autre, il ne s'ensuit pas qu'elle serait en vain, car "en vain" se dit de ce qui est pour une fin qu'il n'atteint pas. Secondement, parce que, bien que les substances sйparйes ne soient pas connues par notre intellect en raison de son union au corps, elles le sont cependant par les substances sйparйes.

10. Les espиces susceptibles d'кtre reзues par la vue peuvent кtre similitudes de n'importe quel corps, les corruptibles aussi bien que les incorruptibles. Mais les espиces abstraites des ima­ges, susceptibles d'кtre reзues par l'intellect possible, ne sont pas les similitudes des substan­ces sйparйes. Le cas n'est donc pas le mкme.


Article 17: L'вme sйparйe peut-elle connaоtre les substances sйparйes?

 

Objections: 1. Il semble que non. En effet, plus parfaite est la substance, plus parfaite l'opй­ration. Or l'вme unie au corps est plus parfaite que l'вme sйparйe, semble-t-il, car cha­que partie est plus parfaite d'кtre unie au tout que d'en кtre sйparйe. Si donc l'вme unie au corps ne peut connaоtre les substances sйparйes, il semble qu'elle ne le puisse une fois sйpa­rйe du corps.

2. Supposй que notre вme connaisse les substances sйparйes, elle le peut ou par nature ou par grвce. Si par nature, comme il est naturel а l'вme d'кtre unie au corps, elle ne serait pas empкchйe de par son union au corps de connaоtre les substances sйparйes; mais si c'est par grвce, comme les вmes sйparйes n'ont pas toutes la grвce, il s'ensuit au minimum que les вmes sйparйes n'aient pas toutes connaissance des substances sйparйes.

3. L'вme est unie au corps pour кtre menйe en lui а la perfection par les sciences et les ver­tus. Or la plus grande perfection de l'вme consiste dans la connaissance des substances sйpa­rйes. Si donc elle les connaissait par le seul fait d'кtre elle-mкme sйparйe du corps, c'est en vain que l'вme serait unie au corps.

4. Si l'вme connaоt une substance sйparйe, il faut qu'elle la connaisse ou par l'essence ou par une espиce de cette derniиre. Or ce n'est pas par l'essence, car l'essence de la substance sйpa­rйe ne fait pas un avec l'вme sйparйe; ni par une espиce, car on ne peut abstraire une espиce des substances sйparйes en raison de leur simplicitй. Donc l'вme sйparйe ne connaоt en aucune faзon les substances sйparйes.

5. Si l'вme connaоt la substance sйparйe, elle la connaоt ou par le sens ou par l'intellect. Or il est manifeste qu'elle ne la connaоt pas par le sens, car les substances sйparйes ne sont pas sensibles; et non plus par l'intellect, car l'intellection ne porte pas sur les singuliers, et les substances sйparйes sont des substances singuliиres. Donc l'вme sйparйe ne connaоt en aucune faзon la substance sйparйe.

6. L'intellect possible de notre вme est plus йloignйe de l'ange que notre imagination de l'in­tellect possible, car l'imagination et l'intellect possible se rejoignent dans la mкme subs­tance de l'вme. Mais l'imagination ne peut en aucune faзon connaоtre l'intellect possible. Donc l'intellect possible ne peut en aucune faзon connaоtre la substance sйparйe.

7. La volontй se rapporte au bien, comme l'intellect au vrai. Mais la volontй de quelques unes des вmes sйparйes, а savoir les damnйs, ne peut кtre ordonnйe au bien. Et donc leur intellect ne peut en aucune faзon кtre ordonnй au vrai, que par dessus tout l'intellect pour­suit dans la connaissance de la substance sйparйe. Donc n'importe quelle вme sйparйe ne peut connaоtre la substance sйparйe.

8. La fйlicitй ultime selon les philosophes se situe dans l'intellection des substances sйpa­rйes, comme on l'a dit. Or si l'вme des damnйs connaоt les substances sйparйes, que nous ne pou­vons connaоtre ici-bas, ils semble que les damnйs soient plus proches de la fйlicitй que nous-mкmes, -ce qui ne convient pas.

9. C'est par le mode de sa substance qu'une intelligence en connaоt une autre, comme il est dit dans le livre De causis[clxiv] [1]. Mais l'вme sйparйe ne peut connaоtre sa substance, semble-t-il, car l'intellect possible ne se connaоt que par une espиce reзue des images, comme il est dit dans le De anima[clxv] [2]. Donc l'вme sйparйe ne peut connaоtre les autres substances sйparйes.

10. Il existe un double mode de connaissance. L'un selon lequel nous allons des connaissan­ces consйquentes aux antйcйdentes: et ainsi les choses de soi plus intelligibles sont connues par celles qui sont de soi moins intelligibles. L'autre qui va des antйcйdentes aux consй­quentes: et ainsi les choses qui sont de soi plus intelligibles sont connues par nous en prio­ritй. Dans l'вme sйparйe le premier mode de connaissance est impossible: en effet, le mode qui nous revient, c'est de recevoir la connaissance des sens. Donc l'вme sйpa­rйe connaоt selon le second, а savoir en allant des antйcйdentes aux consйquentes; et ainsi les choses qui sont de soi plus intelligibles lui sont connues en prioritй. Or ce qu'il y a de plus intelligible est la substance divine. Si donc l'вme sйparйe connaоt naturellement les substances sйparйes, il semble que par les seules forces naturelles elle puisse voir l'essence divine, en quoi consiste la vie йternelle: ce qui est contraire а la parole de l'apфtre: "la vie йternelle est grвce de Dieu" (Rom. 6,23).

11. Une substance infйrieure en connaоt une autre par l'impression d'une substance supй­rieure sur l'infйrieure. Or l'impression d'une substance supйrieure ne se fait dans l'вme que de faзon dйficiente. Donc celle-ci ne peut la connaоtre.

 

En sens contraire: Le semblable est connu par le semblable. Or l'вme sйparйe est une substance sйparйe. Elle peut donc connaоtre les substances sйparйes.

 

Rйponse: D'aprиs ce que tient la foi, il semble convenable de dire que les вmes sйparйes connaissent les substances sйparйes. Sont appelйes ainsi les anges et les dйmons, а la sociйtй desquelles sont destinйes les вmes sйparйes des hommes, des bons ou des mauvais. Or il semble improbable que les вmes des damnйs ignorent les dйmons, а la sociйtй des­quels elles sont assignйes et dont on dit qu'ils sont terribles aux вmes. Mais encore plus improbable que les вmes des bons ignorent les anges dans la sociйtй desquels ils se rйjouis­sent.

Que, d'autre part, les вmes sйparйes connaissent les substances sйparйes, quelle qu'en soit la maniиre, l'йventualitй est raisonnable. En effet, il est manifeste que l'вme humaine unie au corps a, du fait de cette union, le regard dirigй vers les rйalitйs infйrieures. Elle n'at­teint par consйquent sa perfection que par les informations qu'elle reзoit de celles-ci, а savoir par les espиces abstraites des images. C'est pourquoi, ni dans la connaissance de soi-mкme, ni dans celle des autres, ne peut-elle progresser qu'en йtant menйe par les espиces susdites, comme on l'a dit plus haut. Mais dиs lors que l'вme sera sйparйe du corps, son regard ne sera plus ordonnй aux rйalitйs infйrieures pour en recevoir quelque chose, mais il en sera dйliй, pou­vant recevoir l'influence des substances supйrieures sans avoir а observer les images -cel­les-ci seront alors totalement absentes -et par cette influence l'вme sera mise en acte. Et ainsi, elle se connaоtra elle-mкme directement, en voyant son essence intuitive­ment, et non a posteriori, comme а prйsent. De fait son essence appartient au genre des substances sйpa­rйes intellectuelles, elle en a le mкme mode de subsister (bien qu'elle soit la plus basse en ce genre): toutes en effet sont des formes subsistantes. Ainsi de mкme que pour les autres substances sйparйes, l'une connaоt l'autre en voyant sa propre substance, (en tant qu'existe en elle quelque similitude de l'autre substance а connaоtre, par cela qu'elle reзoit l'influence de celle-ci ou de quelque autre substance plus йlevйe, cause commune de l'une et de l'au­tre), de mкme l'вme sйparйe, en voyant directement son essence propre, connaоt les subs­tances sйparйes en raison de l'influence qu'elle reзoit d'elles ou d'une cause supйrieure, а savoir de Dieu. Cependant, elle ne connaоt pas les substances sйparйes d'une connaissance naturelle avec la perfection que celles-ci se connaissent entre elles, parce que l'вme est parmi elles la plus basse, et c'est sur le mode le plus bas qu'elle reзoit l'йmanation de la lumiиre intelligible.

 

Solutions: 1. L'вme unie au corps est d'une certaine faзon plus parfaite que la sйparйe, а savoir quant а la nature de l'espиce; mais, quant а l'acte intelligible, elle possиde, йtant sйpa­rйe du corps, quelque perfection qu'elle ne peut avoir tant qu'elle est unie au corps. Il n'y a pas d'inconvйnient а cela, car l'opйration intellectuelle revient а l'вme selon qu'elle dйpasse la mesure du corps. En effet l'intellect n'est l'acte d'aucun organe corporel.

2. Nous parlons de cette connaissance de l'вme sйparйe qui lui appartient de par sa nature (car s'agissant de la connaissance qui lui est donnйe par grвce, elle йgale celle des anges en qualitй de connaissance). Quant а cette connaissance, qui lui fait connaоtre selon le mode susdit, elle lui est naturelle, non pas dans l'absolu, mais pour autant qu'elle est sйparйe.

3. L'ultime perfection de la connaissance naturelle de l'вme humaine est de connaоtre les substances sйparйes. Mais quant а l'obtention de cette connaissance, elle peut y parvenir plus parfaitement en s'y disposant dans [son union au] corps par l'йtude et surtout par le mйrite. Par consйquent elle n'est pas unie au corps en vain.

4. L'вme sйparйe ne connaоt pas par son essence les substances sйparйes, mais par une espиce et similitude de celles-lа. Il faut savoir cependant que l'espиce par laquelle quelque chose est connue n'est pas toujours abstraite de la chose connue, mais seulement quand le connaissant reзoit l'espиce de la chose: alors cette espиce reзue est plus simple et plus immatйrielle dans le connaissant que dans la chose connue. Dans le cas contraire, а savoir quand la chose connue est plus immatйrielle et plus simple que le connaissant, alors l'es­pиce de la chose connue dans le connaissant n'est plus dite abstraite, mais plutфt imprimйe ou infuse. Il en est ainsi dans notre thиse.

5. Le singulier ne rйpugne pas а la connaissance de notre intellect si ce n'est en raison de son individuation par telle matiиre: il faut en effet que les espиces de notre intellect soient abs­traite de la matiиre. Si donc existaient des singuliers dans lesquels la nature de l'espиce n'est pas individuйe par la matiиre mais que chacun d'eux soit une certaine nature spйcifi­que sub­sistant immatйriellement, chacun d'eux sera par soi intelligible. Les substances sйparйes sont des singuliers de ce genre.

6. L'imagination et l'intellect possible humain se rejoignent par le sujet plus que l'intellect possible humain et l'intellect angйlique, lesquels se rejoignent cependant par l'espиce et la raison d'кtre, puisque l'un et l'autre appartiennent а l'кtre intellectuel. Car l'action tire sa forme de la nature de l'espиce et non du sujet. C'est pourquoi, quant а la conjonction dans l'action, ce qui doit retenir l'attention, c'est la conjonction de deux formes de mкme espиce dans des substances diverses plutфt qu'а celle de formes diffйrentes par l'espиce dans le mкme sujet.

7. Les damnйs se sont dйtournйs de la fin ultime. Par consйquent leur volontй n'est pas bonne en conformitй а cet ordre; elle tend cependant а quelque bien (car mкme les dйmons, comme dit Denys dans le De divinis nominibus, "convoitent le bien et le meilleur: кtre, vivre, connaоtre"[clxvi] [3]; mais ce bien ne les rйfиre au bien le plus йlevй, aussi leur volontй est-elle perverse. C'est pourquoi rien n'empкche que les вmes des damnйs connaissent beau­coup de choses vraies, mais non pas ce premier vrai, c'est-а-dire Dieu, dont la vision les rendraient bienheureux.

8. La fйlicitй ultime de l'homme ne consiste pas dans la connaissance de quelque crйature, mais seulement dans la connaissance de Dieu. C'est pourquoi Augustin dit dans le livre des Confessions: "Bienheureux celui qui t'a connu, mкme s'il ignore celles-ci (а savoir les crйa­tures); malheureux s'il les connaоt mais t'ignore. Mais qui t'a connu, toi et ces crйatures, n'est pas plus heureux par celles-ci, mais bienheureux а cause de toi seul"[clxvii] [4]. Donc, bien que les damnйs savent certaines choses que nous ignorons, ils sont pourtant plus йloignйs que nous de la vraie bйatitude, puisque nous pouvons parvenir jusqu'а elle alors qu'eux ne le peuvent pas.

9. Autre la maniиre dont l'вme humaine se connaоt elle-mкme lorsqu'elle sera sйparйe, autre la maniиre dont elle le fait а prйsent.

10. Les вmes sйparйes, bien que leur revienne le mode de connaissance par quoi les choses qui sont de soi plus intelligibles sont mieux connues par elles, il ne s'ensuit pas cependant que l'вme sйparйe, ni quelque autre substance sйparйe, puisse, par ses forces naturelles et par son essence, voir Dieu: en effet de mкme que les substances sйparйes sont d'un autre mode d'кtre que les substance matйrielles, de mкme Dieu possиde un кtre d'un autre mode que les substances sйparйes. En effet dans les substances matйrielles trois choses sont а considйrer, dont aucune n'est l'autre, а savoir l'individu, la nature spйcifique, et l'кtre. En effet il est impossible de dire que cet homme est son humanitй, car l'humanitй consiste seulement dans les principes de l'espиce; et cet homme ajoute aux principes spйcifiques principes indivi­duants, selon que la nature de l'espиce est reзue et individuйe dans la matiиre[clxviii] [5]. Pareillement l'humanitй n'est-elle pas l'кtre de l'homme. Mais dans les substances sйparйes, parce qu'elles sont immatйrielles, la nature spйcifique n'est pas reзue en quelque matiиre individuante, mais elle est la nature elle-mкme subsistant par soi. C'est pourquoi il n'y a pas en elle d'altй­ritй entre ce qui a la quidditй et la quidditй elle-mкme; mais cepen­dant autre est en elle l'кtre et autre la quidditй. Mais Dieu est son кtre subsistant. C'est pourquoi en connaissant les quidditйs matйrielles nous ne pouvons connaоtre les substances sйparйes, et de mкme les substances sйparйes ne peuvent, par la connaissance de leur subs­tance, connaоtre l'essence divine.

11. Par le fait que les impressions des substances sйparйes sont reзues dans l'вme sйparйe de faзon dйficiente, il ne suit pas qu'elle ne puisse les connaоtre en aucune faзon, mais qu'elle les connaоt imparfaitement.


Article 18: L'вme sйparйe connaоt-elle toutes les rйalitйs naturelles?

 

Objections: 1. Il semble que non. Ainsi que le dit Augustin[clxix] [1], les dйmons connaissent beau­coup de choses par suite d'une longue expйrience qu'йvidemment l'вme n'a pas peu aprиs avoir йtй sйparйe. Puisque le dйmon est d'un intellect plus perspicace que l'вme, parce que les donnйes naturelles demeurent chez eux claires et lucides, comme le dit Denys dans les Noms divins[clxx] [2], il semble donc que l'вme sйparйe ne connaisse pas toutes les rйalitйs naturel­les.

2. Lors de leur union au corps, les вmes ne connaissent pas toutes les rйalitйs naturelles. Si donc les вmes sйparйes les connaissent toutes, il semble que c'est aprиs sйparation qu'elles acquiиrent une connaissance de cette ampleur. Mais certaines вmes ont acquis en cette vie la science de quelques unes des choses naturelles. Donc aprиs sйparation elles auront une dou­ble science de ces mкmes choses, l'une acquise ici, l'autre lа, ce qui paraоt impossible, car deux formes d'une mкme espиce n'existent pas dans le mкme sujet.

3. Aucun pouvoir fini ne peut dominer des rйalitйs infinies. Or le pouvoir de l'вme est fini, car son essence est finie. Elle ne peut donc dominer des rйalitйs infinies. Mais les rйalitйs naturelles connues sont infinies, car les espиces des nombres et des figures et des propor­tions le sont. Donc l'вme sйparйe ne connaоt pas toutes les rйalitйs naturelles.

4. Toute connaissance se fait par l'assimilation du connaissant et du connu. mais il semble impossible que l'вme sйparйe, йtant immatйrielle, soit assimilйe aux choses naturelles, puis­que celles-ci sont matйrielles. Il est donc impossible que l'вme sйparйe connaisse les rйali­tйs naturelles.

5. L'intellect possible se rapporte aux intelligibles comme la matiиre premiиre aux sensi­bles. Or la matiиre premiиre, sous un unique rapport, n'est rйceptrice que d'une forme uni­que. Donc, comme l'intellect possible sйparй n'est apte qu'а un mode unique de rйfйrence[clxxi] [3], puis­qu'il n'est pas tirй par les sens а divers [objets], il semble qu'il ne puisse recevoir qu'une uni­que forme; et ainsi il ne peut connaоtre toutes les formes naturelles, mais rien qu'une seule.

6. Les choses qui sont spйcifiquement diverses ne peuvent кtre unies et rendues semblables au mкme selon la nature spйcifique. Or la connaissance se fait par assimilation de l'espиce intelligible. Donc une seule вme sйparйe ne peut connaоtre toutes les rйalitйs naturelles, puisqu'elles sont diverses selon la nature spйcifique.

7. Si les вmes sйparйes connaissent toutes les rйalitйs naturelles, il faut qu'elles aient en elles les formes qui en sont les similitudes. Ou bien similitude seulement quant aux genres et aux espиces: et alors elles ne connaissent pas les individus ni par consйquent toutes les rйalitйs naturelles, parce que ce qu'il y a de plus йvident dans la nature, ce sont les indivi­dus; ou bien encore similitude quant aux individus, et alors, comme les choses individuel­les sont infinies, il s'ensuivrait que leurs similitudes seraient infinies, ce qui paraоt impossi­ble. Donc l'вme sйparйe ne connaоt pas toutes les rйalitйs naturelles.

8. Il a йtй dit que dans l'вme sйparйe il y a seulement similitude des genres et des espиces, mais qu'en les appliquant aux singuliers, elle peut connaоtre les singuliers. En sens contraire: l'intellect ne peut appliquer la connaissance universelle en sa possession qu'aux particuliers qu'il a dйjа apprйhendйs: car si je sais que toute mule est stйrile, je ne puis appli­quer mon savoir qu'а cette mule que je connais. La connaissance des particuliers prй­cиde naturellement l'application de l'universel au particulier: en effet une application de ce genre ne peut кtre la cause de la connaissance des particuliers. Et ainsi les particuliers demeureront ignorйs de l'вme sйparйe.

9. Partout oщ il y a connaissance, il y a relation ordonnant le connaissant au connu. Mais les вmes des damnйs ne sont nullement ordonnйes: il est dit en effet en Job qu'il n'y a lа, c'est-а-dire en enfer, aucun ordre mais un horrible dйsordre. Donc pour le moins, les вmes des damnйs ne connaissent pas les rйalitйs naturelles.

10. Augustin dit dans le livre Des soins а apporter aux morts[clxxii] [4] que les вmes des morts sont lа oщ ils ne peuvent en rien savoir ce qui se passe ici. Or les rйalitйs naturelles se passent ici. Donc les вmes des morts ne connaissent pas les rйalitйs naturelles.

11. Tout ce qui est en puissance est mis en acte par ce qui est en acte. Or il est manifeste que l'вme humaine, tant qu'elle est unie au corps, est en puissance au regard ou de toutes, ou de plusieurs des choses qui peuvent naturellement кtre sues: car elle ne sait pas toutes les cho­ses en acte. Donc si aprиs la sйparation, elle connaоt toutes les choses naturelles, il faut qu'elle soit mise en acte par quelque agent. Or celui-ci ne peut кtre que l'intellect agent par lequel sont produits tous les intelligibles, comme il est dit dans le De anima[clxxiii] [5]. Mais par l'intel­lect agent [l'вme humaine] ne peut кtre mise en acte de tous les intelligibles qu'elle ne connaоt pas: en effet le Philosophe[clxxiv] [6] compare l'intellect agent а la lumiиre et les images aux couleurs; or la lumiиre ne suffit pas а rendre la vue en acte de tous les visibles, si les cou­leurs font dйfaut. Donc l'intellect agent ne pourra pas rendre l'intellect possible en acte au regard de tous les intelligibles, puisque les images ne peuvent se prйsenter а l'вme sйparйe: en effet elles n'existent que dans les organes corporels.

12 . On disait que l'вme humaine n'est pas mise en acte de toutes les rйalitйs naturellement connaissables par l'intellect agent, mais par quelque substance supйrieure. En sens contraire: chaque fois que quelque chose est mise en acte par un agent extйrieur qui n'est pas de son genre, une telle opйration n'est pas naturelle: par ex. si un malade est guйri par l'art ou par une force divine, la guйrison sera artificielle ou miraculeuse, mais non pas natu­relle; car naturelle elle ne l'est que lorsque la guйrison se fait en vertu d'un principe intrinsи­que. Or l'agent propre et connaturel au regard de l'intellect possible, c'est l'intellect agent. Si donc l'intellect possible est mis en acte par quelque agent supйrieur et non par l'intellect agent, la connaissance dont nous parlons maintenant ne sera pas naturelle, et donc ne s'exer­cera pas chez toutes les вmes sйparйes qui, elles, n'ont en commun que leur nature propre.

13. Si l'вme sйparйe est mise en acte de toutes les [formes] naturellement intelligibles, ce sera ou par Dieu, ou par un ange. Or ce n'est pas par un ange, semble-t-il, parce que l'ange n'est pas cause de la nature mкme de l'вme et, par consйquent, la connaissance naturelle de l'вme ne semble par provenir de l'action de l'ange. Pareillement, il ne semble pas convena­ble que les вmes des damnйs reзoivent de Dieu aprиs la mort une si grande perfection qu'elles connaissent toutes les rйalitйs naturelles. Donc en aucune faзon il ne semble que l'вme sйpa­rйe connaisse toutes les rйalitйs naturelles.

14. La perfection ultime de ce qui n'existe encore qu'en puissance est d'кtre mis en acte rela­tivement а toutes les choses auxquelles il est en puissance. Mais l'intellect possible humain n'est naturellement en puissance que de tous les intelligibles naturels, c'est-а-dire qui peu­vent кtre connus d'une connaissance naturelle. Si donc l'вme sйparйe connaоt toutes les rйalitйs naturelles, il semble que toute вme sйparйe tienne, du seul fait de la sйparation, son ultime perfection, qui est la fйlicitй. Sont donc vaines les aides apportйes pour atteindre а la fйlicitй, si la seule sйparation du corps peut l'accorder а l'вme, ce qui ne paraоt pas convenir.

15. La consйquence du savoir, c'est la dйlectation. Si donc toutes les вmes sйparйes connais­sent toutes les rйalitйs naturelles, il semble que les вmes des damnйs jouissent de la plus grande joie, ce qui paraоt inconvenant.

16. Sur cette parole d'Isaпe: "Abraham ne nous a pas connus" (Is. 63,16), la Glose dit: "les morts ne savent pas, fussent-ils des saints, ce que font les vivants, mкme pas leurs fils". Mais tout ce qui se fait entre les vivants sont choses naturelles. Donc les вmes sйparйes ne connaissent pas toutes les rйalitйs naturelles.

 

En sens contraire: 1. L'вme sйparйe connaоt les substances sйparйes. Mais dans les substan­ces sйparйes sont les espиces intelligibles de toutes les rйalitйs naturelles, Donc l'вme sйpa­rйe connaоt toutes les rйalitйs naturelles.

2. On disait qu'il est pas nйcessaire que celui qui voit la substance sйparйe voit toutes les espиces qui sont dans son intellect. En sens contraire: Grйgoire dit: " Que ne voient pas ceux qui voient celui qui voit toutes choses?"[clxxv] [7]. Donc ceux qui voient Dieu voient ce que Dieu voit. Donc, par la mкme raison, ceux qui voient les anges voient ce que les anges voient.

3. L'вme sйparйe connaоt la substance sйparйe en tant qu'intelligible; en effet elle ne la voit pas par la vue corporelle. Or de mкme qu'est intelligible la substance sйparйe, de mкme l'es­pиce intelligible qui est en son intellect. Donc l'вme sйparйe non seulement connaоt la subs­tance sйparйe, mais encore les espиces intelligibles existant en elle.

4. L'objet d'intellection en acte est forme du sujet connaissant et ne fait qu'un avec lui. Si donc l'вme sйparйe connaоt une substance sйparйe ayant l'intelligence de toutes les rйalitйs naturelles, il semble qu'elle connaisse elle-mкme toutes les rйalitйs naturelles.

5. Qui connaоt le plus intelligible, connaоt aussi le moins intelligible, comme il est dit dans le De anima[clxxvi] [8]. Si donc l'вme sйparйe connaоt les substances sйparйes, qui sont trиs intelligi­bles, comme on l'a dit plus haut, il s'ensuit, semble-t-il, qu'elle connaisse tous les autres intelligi­bles.

6. Si une chose est en puissance а diverses possibilitйs, elle est mise en acte а toutes celles-ci par un principe actif qui les possиde toutes en acte: par ex. la matiиre, qui est en puis­sance chaude et sиche, devient en acte chaude et sиche par le feu. Mais l'intellect possible de l'вme sйparйe est en puissance а tous les intelligibles; or le principe actif dont il reзoit l'influence, а savoir la substance sйparйe, est en acte au regard de tous ceux-lа. Donc, ou bien il fait pas­ser l'вme de la puissance а l'acte par rapport а tous ces intelligibles, ou bien il ne le fait par rapport а aucun. Mais il est manifeste que la seconde hypothиse ne joue pas, car les вmes sйparйes connaissent certaines choses qu'elles n'ont pas connues ici-bas. C'est donc par rap­port а toutes les rйalitйs naturelles intelligibles que l'вme sйparйe fait acte d'intelligence.

7. Denys dit dans les Noms divins[clxxvii] [9] que chez les йtants supйrieurs sont les exemplaires des infйrieurs. Or les substances sйparйes sont supйrieures aux choses naturelles. Elles sont donc exemplaires des choses corporelles; et ainsi les вmes sйparйes, par l'observation des substan­ces sйparйes, connaissent, semble-t-il, toutes les rйalitйs naturelles.

8. Les вmes sйparйes connaissent les choses par des formes infuses. Mais les formes infu­ses sont dites formes de l'ordre de l'univers. Donc les вmes sйparйes connaissent tout l'ordre de l'univers; et ainsi connaissent-elles toutes les rйalitйs naturelles.

9. Tout ce qui est dans la nature infйrieure se retrouve en totalitй dans la supйrieure. Mais l'вme sйparйe est supйrieure aux choses corporelles. Donc toutes les rйalitйs naturelles sont d'une certaine faзon dans l'вme, donc elle connaоt toutes les rйalitйs naturelles.

10. Ce qui est racontй de Lazare et du riche n'est pas une parabole, mais une histoire rйelle, au dire de Grйgoire[clxxviii] [10], ce qui ressort du fait que la personne est nommйe par son nom. Or il est dit que le riche situй dans l'enfer connaоt Abraham qu'auparavant il ne connaissait pas. Donc, pour la mкme raison, les вmes sйparйes, y compris celles des damnйs, connaissent certaines choses qu'elles n'ont pas connues en ce monde, et il semble ainsi qu'elles connais­sent toutes les rйalitйs naturelles.

Rйponse: En un sens, l'вme sйparйe connaоt toutes les rйalitйs naturelles, mais non pas absolument. Pour le montrer, il faut considйrer que l'ordre des choses entre elles est tel que tout ce que l'on trouve dans la nature infйrieure, se retrouve en plus йminent dans la nature supйrieure; ainsi, les qualitйs qui sont dans les individus soumis а gйnйration et corruption, se trouvent sous un mode plus noble dans les corps cйlestes comme en leurs causes univer­selles: en effet le chaud et le froid et autres [qualitйs] de ce genre sont dans les natures infй­rieures comme des qualitйs et formes particuliиres alors qu'elles sont dans les corps cйlestes comme des forces universelles, d'oщ elles sont dйrivйes dans les infйrieurs. Pareillement tout ce qui se trouve dans la nature corporelle se retrouve en plus йminent dans la nature intel­lectuelle: en effet, les formes des rйalitйs corporelles sont en celles-ci matйriellement et par­ticuliиrement, en revanche elles sont dans les substances intellectuelles immatйrielle­ment et sous un mode universel; c'est pourquoi il est dit dans le livre De causis[clxxix] [11] que cha­que Intelli­gence est pleine de formes. Plus avant: toute perfection prйsente dans la nature est plus йminente en Dieu mкme: dans les crйatures les formes des choses sont dйmulti­pliйes et divi­sйes, mais elles sont en Dieu ramenйes а la simplicitй et l'unitй. Ce triple кtre des choses est signifiй dans la Genиse par le fait d'кtre exprimй d'une triple faзon dans la production des choses. Car Dieu a dit premiиrement: "qu'il y ait un firmament", par quoi on entend que l'кtre des choses est dans le Verbe. Deuxiиmement, il est dit: "et Dieu fit le fir­mament", et par lа on entend que l'кtre du firmament est dans l'intelligence angйlique. Troi­siиmement, il est dit: "et il en fut ainsi", et par lа on entend que l'кtre du firmament est dans sa nature pro­pre, comme l'expose Augustin[clxxx] [12]. Il en va pareillement des autres crйatures. Au surplus, de mкme que les choses dйcoulent de la sagesse divine pour subsister dans leur nature propre, de mкme les formes des choses dйcoulent de la mкme sagesse dans les substances intellec­tuelles oщ elles leur permettraient de connaоtre les choses.

De lа faut-il considйrer que le mode par lequel quelque chose relиve de la perfection de la nature est le mode par lequel elle appartient а la perfection intelligible. Car les singu­liers ne relиvent pas de la perfection de la nature pour eux-mкmes mais pour une autre [fin]: pour que soit sauvйes les espиces, а quoi tend la nature. En effet la nature tend а engendrer l'homme, non cet homme (c'est-а-dire en tant que l'homme ne peut кtre sauf а кtre cet homme). De lа vient que le Philosophe dit, au livre Des animaux[clxxxi] [13], que dans l'assignation des causes concernant les accidents de l'espиce il nous faut revenir а la cause finale; en revanche, concernant les accidents de l'individu, а la cause efficiente ou matйrielle -comme si ce qui relиve uniquement de l'espиce йtait de l'intention de la nature. C'est pour­quoi connaоtre les espиces des choses appartient а la perfection intelligible, mais non la connais­sance des individus, sauf peut-кtre par accident.

Cette perfection intelligible, bien qu'elle soit prйsente а toutes les substances intellec­tuelles, elle ne l'est pas cependant de la mкme faзon. Car dans les substances supйrieures les for­mes intelligibles sont davantage unifiйes et universelles; dans les infйrieures en revanche elles sont davantage dйmultipliйes et moins universelles dans la mesure oщ elles s'йloignent davantage d'un premier unique et simple et s'approchent de la particularitй des choses matй­rielles. Cependant, parce que dans les substances supйrieures la capacitй d'intellection est plus vigoureuse, elles obtiennent la perfection intelligible en un petit nombre de formes univer­selles pour connaоtre la nature des chose jusque dans leurs dйterminations ultimes. Or, а supposer que dans les substances infйrieures les formes fussent non moins universel­les que dans les supй­rieures, du fait qu'elles ont une moindre capacitй intellective, elles ne tireraient pas des for­mes de ce genre l'ultime perfection intelligible pour connaоtre les cho­ses jusque dans les dйterminations indivisibles, mais leur connaissance demeurerait dans une certaine universa­litй et confusion, signe d'une connaissance imparfaite. Il est manifeste en effet que l'intellect aura йtй d'autant plus efficace, qu'il aura pu rassembler le multiple dans le peu: le signe en est que pour les gens frustres et lents il faut tout exposer en dйtail et venir aux singuliers par des exemples particuliers.

Il est manifeste que l'вme humaine est la plus humble parmi toutes les substances intellec­tuelles. Par suite sa capacitй naturelle est de recevoir les formes des choses confor­mйment aux choses matйrielles. Et ainsi l'вme humaine est unie au corps afin de recevoir selon l'in­tellect possible les espиces intelligibles tirйes des choses matйrielles. Il n'y a pas en elle de capacitй naturelle pour penser supйrieure а celle qui, selon les formes de la nature ainsi dйterminйes, la rend parfaite dans la connaissance intelligible. Et c'est pourquoi la lumiиre intelligible а laquelle elle participe, c'est-а-dire l'intellect agent, a pour opйration de rendre en acte les espиces intelligibles de ce genre.

Ainsi, tant que l'вme est unie au corps, elle a, de par son union mкme au corps, le regard tournй vers les [substances] infйrieures, desquelles elle reзoit les espиces intelligibles pro­portionnйes а sa capacitй intellectuelle et c'est ainsi qu'elle s'accomplit en [matiиre de] science. Mais lorsqu'elle aura йtй sйparйe du corps, elle aura le regard tournй vers les [substances] supй­rieures, d'oщ elle reзoit les espиces intelligibles universelles. Et bien que celles-ci soient reзues en elle-mкme d'une faзon moins universelle qu'elles ne le sont dans les substances supйrieures, cependant l'efficacitй de sa capacitй intellectuelle n'est pas si grande que par la connaissance des espиces intelligibles de ce genre elle puisse atteindre а une connaissance parfaite, en discernant chaque rйalitй d'une faзon spйciale et dйterminйe, mais [en opйrant] seulement dans une certaine gйnйralitй et confusion, comme lorsque les choses sont connues dans les principes universels. Cette connaissance, les вmes sйparйes l'acquiиrent subitement, par mode d'infusion, et non successivement, par mode d'instruc­tion, comme l'affirme Origиne[clxxxii] [14].

Ainsi donc il faut dire que les вmes sйparйes connaissent toutes les rйalitйs naturelles d'une connaissance naturelle sous un mode universel, mais non pas chaque chose de faзon spй­ciale. Mais au sujet de la connaissance que les вmes des saints ont par grвce, c'est une autre question, car selon cette connaissance, elles йgalent les anges, pour autant qu'elles voient toutes choses dans le Verbe.

 

Solutions aux deux sйries d'objections:

1. D'aprиs Augustin[clxxxiii] [15] les dйmons disposent d'une triple connaissance des choses. Les unes sont connues par rйvйlation des bons anges, а savoir celles qui sont au dessus de la connais­sance naturelle, comme les mystиres du Christ et de l'Eglise, et autres choses de ce genre; les autres par la pйnйtration de leur propre intellect, а savoir celles qui sont naturel­lement connaissables; les autres enfin par une expйrience de longue durйe, а savoir les йvй­nements des futurs contingents dans les [affaires] singuliиres. lesquels n'appartiennent pas par soi а la connaissance intelligible, comme on l'a dit (il n'est donc pas question de cette derniиre connaissance).

2. Chez ceux qui ont acquis en cette vie la science de quelques unes des choses naturelles susceptibles d'кtre connues, demeure une connaissance dйterminйe dans sa spйcificitй de ce qui a йtй acquis en ce monde, mais des autres une connaissance universelle et confuse. Par consйquent la science prйcйdemment acquise ne leur sera pas inutile. Et il n'y a pas d'in­convйnient а ce que l'une et l'autre science des mкmes choses connaissables soient prйsen­tes, puisque l'une et l'autre ne relиve pas du mкme point de vue.

3. Cette objection ne relиve pas de notre propos, parce que nous n'affirmons pas que l'вme sйparйe connaоt toutes les rйalitйs naturelles jusqu'en leur spйcificitй; c'est pourquoi l'infi­nitй des espиces propres aux nombres, figures et proportions ne rйpugne pas а leur connais­sance. Mais parce que le raisonnement pourrait argumenter contre la connaissance angйli­que, il faut dire que les espиces des figures et des nombres et autres choses de ce genre ne sont pas infi­nies en acte, mais en puissance seulement. Et il n'y a pas d'inconvйnient а ce que la capacitй de la substance intellectuelle finie s'йtende а des infinis de ce genre, parce que la capacitй d'intellection est d'une certaine faзon infinie (en tant qu'elle n'est pas limitйe par la matiиre); c'est par lа qu'elle peut connaоtre l'universel qui est en quelque sorte infini en tant qu'il appartient а sa raison de contenir virtuellement les infinis.

4. Les formes des choses matйrielles sont dans les substances immatйrielles sous un mode immatйriel. C'est ainsi que l'assimilation entre les unes et les autres se fait quant aux rai­sons des formes, non quant а leur mode d'кtre.

5. La matiиre ne se rapporte aux formes que de deux faзons: ou bien en puissance pure, ou bien en acte pur, parce que les formes naturelles, aussitфt qu'elles sont dans la matiиre, ont leurs opйrations, sauf empкchement -c'est ainsi, parce que la forme naturelle ne se rapporte qu'а une seule opйration dйterminйe. C'est pourquoi, aussitфt que la forme du feu est dans la matiиre, elle le meut vers le haut. Quant а l'intellect possible, il se rapporte aux espиces intelligibles d'une triple faзon: tantфt en puissance pure, par ex. avant d'apprendre; tantфt en acte pur, quand il considиre en acte; tantфt sur un mode intermйdiaire, quand la science est а l'йtat d'habitus et non en acte. La forme intellective se compare donc а l'intellect possible comme la forme naturelle а la matiиre premiиre, pour autant qu'elle est connue en acte, et non pas sous mode d'habitus. De lа vient que de mкme que la matiиre premiиre n'est infor­mйe dans le mкme temps et la mкme fois que par une forme unique, de mкme l'intellect n'a pour objet d'intellection qu'un unique intelligible; il peut cependant savoir de multiples cho­ses sous mode d'habitus.

­6. A la substance d'une sujet connaissant, une chose peut кtre assimilйe de deux faзons: ou bien selon l'кtre naturel, et ainsi ne lui sont pas assimilйes des rйalitйs spйcifiquement diver­ses puisque cette substance est spйcifiquement une; ou bien selon l'кtre intelligible, et ainsi, selon les diverses espиces intelligibles qu'elle a, peuvent lui кtre assimilйes diverses rйalitйs selon l'espиce.

7. Les вmes sйparйes connaissent non seulement les espиces intelligibles mais les indivi­dus; non pas tous cependant, mais quelques uns; et ainsi il ne faut pas qu'il y ait en elles des espиces en nombre infini.

8. L'application de la connaissance universelle aux singuliers n'est pas la cause de la connaissance des singuliers, elle la suit. Comment l'вme sйparйe connaоt les singuliers, la question sera posйe plus loin.

9. Puisque le bien consiste dans le mode, l'espиce et l'ordre au dire d'Augustin dans le livre De la nature du bien[clxxxiv] [16], pour autant que l'on trouve en quelque chose de l'ordre, pour autant on y trouve du bien. Or chez les damnйs il n'y a pas le bien de la grвce mais de la nature; aussi n'y a-t-il pas l'ordre de la grвce mais de la nature, laquelle suffit а une connaissance de ce type.

10. Augustin parle des singuliers qui arrivent en ce monde, au sujet desquels il est dit qu'ils n'appartiennent pas а la connaissance des intelligibles.

11. L'intellect possible ne peut кtre portй en acte а la connaissance de toutes les rйalitйs natu­relles par la seule lumiиre de l'intellect agent, mais par une substance supйrieure oщ la connaissance de toutes les rйalitйs naturelles est prйsente en acte. Et si, а bien considйrer le problиme, l'intellect agent, selon ce que le Philosophe enseigne[clxxxv] [17], n'actualise pas directe­ment l'intellect possible, mais plutфt les images qu'il rend intelligibles en acte, images par lesquelles l'intellect possible passe а l'acte quand son regard incline, en raison de son union au corps, vers les choses infйrieures. Et pour la mкme raison, quand son regard se porte vers les rйalitйs supйrieures а cause de la sйparation d'avec le corps, il est mis en acte par les espиces intelligibles qui, en acte dans la substance supйrieure, exercent quasiment la causa­litй d'un agent propre, et ainsi une telle connaissance reste naturelle.

12. La solution vaut pour l'objection 12.

13. Les вmes sйparйes reзoivent ce type de perfection de Dieu par la mйdiation des anges. En effet, bien que la substance de l'вme soit crййe immйdiatement par Dieu, cependant les perfections intelligibles proviennent de Dieu dans l'вme par la mйdiation des anges, non seulement les naturelles mais encore celles qui ressortissent aux aides de la grвce, comme il apparaоt chez Denys dans la Hiйrarchie cйleste[clxxxvi] [18].

14. L'вme sйparйe, ayant une connaissance universelle des rйalitйs naturelles susceptibles d'кtre connues, n'atteint pas а la perfection de l'acte, parce que connaоtre quelque chose de faзon universelle, c'est la connaоtre en puissance: c'est pourquoi elle n'atteint pas а la fйli­citй mкme naturelle. Par consйquent, les autres aides par lesquelles elle parvient а la bйati­tude, ne sont pas superflues.

15. Les damnйs s'attristent mкme de ce bien qu'est leur connaissance, en tant qu'ils savent qu'ils sont destituйs au bien suprкme, а quoi ils йtaient ordonnйs par les autres biens.

16. La Glose parle des choses particuliиres qui n'appartiennent pas а la perfection intelligi­ble, comme on l'a dit.

 

Solutions des objections contraires:

1. L'вme sйparйe ne comprend pas parfaitement la substance sйparйe; et ainsi il s'en faut qu'elle connaisse tout cela dont elle a en elle-mкme la similitude intelligible.

2. La parole de Grйgoire est vraie quant а l'efficience de l'objet intelligible que Dieu est, pour autant que cet objet reprйsente de soi tous les intelligibles. Il n'est cependant pas nйces­saire que quiconque voit Dieu sache tout ce que lui-mкme connaоt, sinon il le com­prendrait comme lui-mкme se comprend.

3. Les espиces qui sont dans l'intellect de l'ange sont intelligibles pour l'intellect dont elles sont les formes, non pour l'intellect de l'вme sйparйe.

4. Bien que l'objet d'intellection soit la forme de la substance intelligente, il ne faut pas cependant que l'вme sйparйe, faisant intellection de la substance sйparйe, connaisse ce mкme objet d'intellection [de faзon identique а celle de la substance sйparйe], parce qu'elle n'en pas une comprйhension exhaustive.

5. Bien que l'вme sйparйe connaisse en quelque faзon les substances sйparйes, il ne s'ensuit pas cependant qu'elle connaisse parfaitement toutes les autres rйalitйs, car elle ne connaоt pas parfaitement les substances sйparйes elles-mкmes.

6. L'вme sйparйe est mise en acte de toutes les rйalitйs intelligibles naturelles imparfaite­ment, mais sous un mode universel, comme on l'a dit.

7. Bien que les substances sйparйes soient en quelque sorte [causes] exemplaires de toutes les rйalitйs naturelles, il ne s'ensuit pas cependant que, une fois connues, toutes les rйalitйs le soient, sinon les substances sйparйes seraient elles-mкmes parfaitement comprises.

8. L'вme sйparйe connaоt les formes intelligibles infuses, lesquelles ne sont pas cependant les formes spйcifiques de l'ordre de l'univers, comme dans les substances supйrieures, mais seu­lement les formes en gйnйral, comme on l'a dit.

9. Les choses naturelles sont en quelque faзon et dans les substances sйparйes et dans l'вme, mais dans les substances sйparйes en acte, dans l'вme en puissance, pour autant qu'elle est en puissance d'intellection de toutes les formes naturelles.

10. L'вme d'Abraham йtait une substance sйparйe; c'est pourquoi l'вme du riche pouvait la connaоtre, au mкme titre que les autres substances sйparйes.


Article 19: Les puissances sensitives subsistent-elles dans l'вme sйparйe?

 

Objections: 1. Il semble que oui, parce que les puissances de l'вme ou bien sont identiques а son essence, ou bien en sont les propriйtйs naturelles. Or ni les [dйterminations] essen­tielles ne peuvent кtre sйparйes d'une chose (tant que la chose demeure), ni ses propriйtйs naturelles. Donc dans l'вme sйparйe demeurent les puissances sensibles.

2. Il a йtй dit qu'elles demeurent en elle а titre de racine. En sens contraire: кtre en un sujet а titre de racine, c'est кtre en lui а titre de principe: c'est-а-dire кtre en lui virtuellement et non en acte. Or s'agissant des [dйterminations] essentielles d'une chose et de ses propriйtйs naturelles, il faut qu'elles soient en elle en acte, et pas seulement virtuellement. Donc les puissances sensitives demeurent dans l'вme sйparйe.

3. Augustin dit au livre De l'esprit et de l'вme [clxxxvii] [1] que l'вme qui se retire du corps entraоne avec elle le sens et l'imagination, le concupiscible et l'irascible, qui sont dans la partie sen­sitive. Donc les puissances sensitives demeurent dans l'вme sйparйe.

4. Le tout а qui font dйfaut quelques unes de ses parties, n'est pas complet. Or les puissan­ces sensitives sont des parties de l'вme. Si donc elles n'йtaient pas dans l'вme sйparйe, celle-ci ne serait pas complиte.

5. De mкme que l'homme est homme par la raison et l'intellect, de mкme l'animal par la sensibilitй: le rationnel est la diffйrence constitutive de l'homme, et la sensibilitй celle de l'animal. Si donc la sensibilitй n'est pas la mкme, l'animal ne sera pas le mкme. Or si les puissances sen­sitives ne demeurent pas dans l'вme sйparйe, il n'y aura pas une mкme sensi­bilitй dans l'homme ressuscitй, qui est maintenant, parce que ce qui disparaоt dans le nйant ne peut resurgir en йtant le mкme en nombre. Donc l'homme qui ressuscite ne sera pas le mкme animal, ni par consйquent le mкme homme, ce qui va contre ce qui est dit dans Job: "Celui que je verrai, c'est moi qui le verra", et cetera Job (19, 27).

6. Augustin dit[clxxxviii] [2] des affections que les вmes souffrent en enfer, qu'elles sont presque sembla­bles aux visions des dormeurs, c'est-а-dire selon la similitude des rйalitйs corpo­relles. Or des visions de ce type sont pour les dormeurs fonction de l'imagination, qui relиve de la partie sensitive. Donc les puissances sensitives sont dans l'вme sйparйe.

7. Il est manifeste que la joie est dans le concupiscible et la colиre dans l'irascible. Or dans les вmes sйparйes des bons existe la joie et dans celles des mauvais la douleur et la colиre, chez ces derniиres en effet "pleurs et grincements de dents" (Mt. 8,12). Donc puisque le concupiscible et l'irascible sont dans la partie sensitive, ainsi que le dit le Philosophe[clxxxix] [3], il semble que les puissances sensitives soient dans l'вme sйparйe.

8. Denys dit[cxc] [4] que le mal des dйmons, c'est une fureur irrationnelle, une concupiscence dйmente, une imagination perverse. Or tout cela appartient aux puissances sensitives. Donc les puissances sensitives existent chez les dйmons, а plus forte raison dans les вmes sйpa­rйes.

9. Augustin dit[cxci] [5] que l'вme sent certaines choses sans le corps, а savoir la joie et la tristesse. Or ce qui convient а l'вme sans le corps convient а l'вme sйparйe. Donc la sensibilitй est dans l'вme sйparйe.

10. Il est dit dans le livre De causis[cxcii] [6] qu'en toute вme sont les choses sensibles. Or celles-ci sont senties par le fait d'кtre dans l'вme. Donc l'вme sйparйe sent le choses sensibles; et ainsi la sensibilitй existe en elle.

11. Grйgoire dit[cxciii] [7] que le rйcit du Seigneur en Luc 16, 23 -31, au sujet du riche et de Lazare, n'est pas une parabole mais une histoire vraie. Or il est dit que le riche placй en enfer, et sans nul doute en tant qu'вme sйparйe, vit et entendit Abraham lui parler. Donc son вme sйparйe a vu et entendu, et ainsi la sensibilitй est en elle.

12. Concernant les choses qui sont identiques selon l'кtre et la substance, l'une ne peut кtre sans l'autre. Or l'вme sensible et la rationnelle sont identiques selon l'кtre et la substance. Il est donc impossible que la sensibilitй ne demeure pas dans l'вme rationnelle.

13. Ce qui disparaоt dans le nйant ne peut resurgir identique en nombre. Or si les puissances sensitives ne demeurent pas dans l'вme sйparйe, il faut qu'elles disparaissent dans le nйant. Elles ne seront donc pas а la rйsurrection les mкmes numйriquement; et ainsi, puisque les puissances sensibles sont les actes des organes, les organes non plus ne seront pas les mкmes numйriquement, ni l'homme tout entier ne sera le mкme numйriquement -ce qui ne convient pas.

14. Rйcompense et peine correspondent au mйrite et au dйmйrite. Mais le mйrite et le dйmйrite de l'homme consiste dans la plupart des cas dans les actes des puissances sensiti­ves, soit que nous suivions les passions, soit que nous les refrйnions. Donc la justice sem­ble exiger que les actes des puissances sensitives soient dans les вmes sйparйes qui sont rйcompensйes ou punies.

15. La puissance n'est rien d'autre que le principe de l'action ou de la passion. Or l'вme est principe des opйrations sensitives. Donc les puissances sensitives sont dans l'вme comme en leur sujet; et ainsi il est impossible qu'elles ne demeurent pas dans l'вme sйparйe, puis­que les accidents dйpourvus de contrariйtй ne se corrompent pas par la corruption du sujet.

16. La mйmoire est dans la partie sensitive selon le Philosophe[cxciv] [8]. Mais la mйmoire est dans l'вme sйparйe; ce qui est йvident par le fait qu'Abraham dit au riche banqueteur: "souviens-toi que tu as reзu les biens dans ta vie" (Luc 16, 25). Donc les puissances sensitives sont dans l'вme sйparйe.

17. Les vertus et les vices demeurent dans les вmes sйparйes. Mais certaines vertus et vices sont dans la partie sensitive. Le Philosophe dit en effet dans les Ethiques[cxcv] [9] que la tempй­rance et la force relиvent des parties irrationnelles. Donc les puissances sensitives demeu­rent dans l'вme sйparйe.

18. Des morts qu'on dit ressuscitйs, on lit dans plusieurs histoires des saints qu'ils racontent avoir vu certaines visions imagйes, par ex. des maisons, champs, fleurs et autres. Donc les вmes sйparйes usent de l'imagination, qui est dans la partie sensitive.

19. Le sens aide la connaissance intellective, car а qui fait dйfaut un seul sens, fait dйfaut l'une des sciences. Mais la connaissance sera plus parfaite dans l'вme sйparйe que dans l'вme jointe au corps. Donc les sens lui seront d'autant plus prйsents.

20. Le Philosophe dit dans le De anima[cxcvi] [10] que si un vieillard reзoit l'њil d'un jeune homme, il verra absolument comme un jeune. De lа il semble que la dйbilitй des organes n'affecte pas les puissances sensitives. Donc а leur destruction ces derniиres ne seront pas dйtruites; et ainsi il semble que les puissances sensitives demeurent dans l'вme sйparйe.

 

En sens contraire: 1. Le Philosophe dit dans le De anima[cxcvii] [11] en parlant de l'intellect que lui seul est sйparй du reste comme le perpйtuel du corruptible. Donc les puissances sensitives ne demeurent pas dans l'вme sйparйe.

2. Le Philosophe dit dans le livre Des animaux[cxcviii] [12] que les principes dont les opйrations ne sont pas sans le corps, ne sont pas eux-mкmes pas sans le corps. Or les opйrations des puis­sances sensitives ne sont pas sans le corps: elles s'exercent en effet par les organes corpo­rels. Donc les puissances sensitives ne sont pas sans le corps.

3. Damascиne dit[cxcix] [13] qu'aucune chose n'est privйe de son opйration propre. Si donc les puissan­ces sensitives demeuraient dans l'вme sйparйe, elles auraient leurs opйrations pro­pres, ce qui est impossible.

4. Vaine est la puissance qui n'est pas portйe а l'acte. Mais rien n'est en vain dans les opй­rations de Dieu. Donc les puissances sensitives ne demeurent pas dans l'вme sйparйe, lа oщ elles ne peuvent кtre portйes а l'acte.

 

Rйponse: Les puissances de l'вme ne sont pas identiques а son essence, ce sont des pro­priйtйs natu­relles qui en dйcoulent, comme il ressort des questions prйcйdentes. Or l'acci­dent est corrompu de deux faзons. Premiиrement par son contraire, ainsi le froid est-il corrompu par le chaud. Secondement par la corruption de son sujet: en effet aucun accident ne peut demeurer aprиs la corruption de son sujet. Donc quels que soient les accidents ou formes n'ayant pas de contraire, ils ne sont dйtruits que par la destruction du sujet. Or il est mani­feste que rien n'est contraire aux puissances sensitives. Donc pour chercher а savoir si les puissances sensitives sont corrompues par la corruption du sujet ou demeurent dans l'вme sйparйe, il faut commencer la recherche en considйrant quel est le sujet des puissan­ces sus­dites. Or il est manifeste que le sujet de la puissance doit кtre celui que l'on dit puis­sant en raison de la puissance, car tout accident dйnomme son sujet. Or identique est ce qui a la capacitй d'agir ou de pвtir et ce qui est agent ou patient. C'est pourquoi il faut que soit sujet de la puissance cela qui est sujet de l'action ou de la passion dont la puissance est principe. C'est ce que dit le Philosophe au livre Du sommeil et de la veille[cc] [14]: le sujet de la puissance est le sujet de l'action.

Concernant les opйrations des sens, les opinions divergent. Platon soutient que l'вme sensi­tive aurait par soi une opйration propre. Il soutient en effet que l'вme, y compris la sensi­tive, se meut soi-mкme et qu'elle ne meut pas le corps а moins de se mouvoir soi-mкme. Ainsi donc il y a dans le sentir une double opйration: l'une par laquelle l'вme se meut soi-mкme, l'autre par laquelle elle meut le corps. C'est pourquoi les Platoniciens dйfi­nissent la sensation un mouvement de l'вme au moyen du corps. En raison de quoi certains adeptes de cette position distinguent un double type d'opйrations de la partie sensitive: les unes intй­rieures par lesquelles l'вme sent en se mouvant elle-mкme; les autres extйrieures, selon qu'elle meut le corps. Ils en concluent un double type de puissances sensitives: celles qui sont dans l'вme elle-mкme principes des actes intйrieurs, et celles-lа demeurent dans l'вme sйparйe avec leurs actes, une fois le corps dйtruit; celles en revanche qui sont princi­pes des actes extйrieurs, qui sont а la fois dans l'вme et le corps, et qui pйrissent а la dispa­rition du corps.

Mais cette position ne peut tenir. Il est manifeste en effet que la faзon d'opйrer suit la faзon d'кtre йtant. Ainsi, ceux qui ont l'кtre par soi opиrent par soi, tels les individus substantiels. Mais les formes qui ne peuvent кtre par soi et sont appelйes йtants pour autant que par elles quelque chose est, n'ont pas leur opйration par soi, mais on les dit opйrer en tant que par elles les sujets agissent. C'est ainsi que la chaleur n'est pas le chaud, mais ce par quoi quel­que chose est chaud, de telle sorte qu'elle ne chauffe pas mais qu'elle est ce par quoi le chaud chauffe. Si donc l'вme sensitive opйrait par soi, il s'ensuivrait qu'elle subsisterait par soi; et ainsi, elle ne serait pas corrompue avec la corruption du corps. Par consйquent mкme les вmes des bкtes seraient immortelles, ce qui est impossible. Et pourtant Platon, dit-on, l'aurait concйdй.

Il est donc manifeste qu'aucune opйration de la partie sensitive ne peut venir exclusi­vement de l'вme comme d'un sujet opйrateur, mais l'opйration vient du composй par l'вme, de mкme que l'action de chauffer vient du chaud par la chaleur. Donc le composй est celui qui voit, entend, et en gйnйral qui sent; et c'est pourquoi le composй est celui qui peut voir, entendre et sentir, mais par l'вme. Il est donc manifeste que les puissances de la partie sen­sitive sont dans le composй comme dans leur sujet, mais sont issues de l'вme comme de leur principe. Donc а la destruction du corps, les puissances sensitives sont dйtruites mais demeurent dans l'вme comme en leur principe. Et c'est ce que dit une autre opinion: les puissances sensitives demeurent dans l'вme sйparйe seulement comme en leur racine.

 

Solutions: 1. Les puissances sensitives ne sont pas de l'essence de l'вme, elles en sont les propriйtйs naturelles, а savoir du composй comme sujet, de l'вme comme principe.

2. Les puissances de ce genre sont dites demeurer dans l'вme sйparйe comme en leur racine, non qu'elles y soient en acte, mais parce que l'вme sйparйe garde un tel pouvoir, de telle sorte qu'elle pourrait, а condition d'кtre unie au corps, causer а nouveau ces puissances dans le corps, de mкme que la vie.

3. Nous n'avons pas а recevoir cette autoritй, puisque ce livre contient dans son titre une erreur sur l'auteur: en effet il n'est pas d'Augustin mais de quelqu'un d'autre. Cette autoritй pourrait cependant кtre exposйe de la maniиre suivante: il serait dit que l'вme emporte avec elle les puissances de ce genre sous un mode, non pas actuel, mais virtuel.

4. Les puissances de l'вme ne sont pas des parties essentielles ou intйgrales, mais poten­tielles, de telle sorte cependant que certaines d'entre elles sont de soi immanentes а l'вme, tandis que les autres sont dans le composй.

5. On parle de la sensibilitй sous deux aspects. Premiиrement, elle signifie l'вme sensitive elle-mкme qui est le principe des puissances de ce genre; et ainsi par la sensibilitй l'animal est animal par sa forme propre: sous cet aspect, le "sensible" s'entend de la sensibilitй pour autant qu'elle est la diffй­rence constitutive de l'animal. Secondement, la sensibilitй signifie la puissance sensitive elle-mкme, laquelle йtant une propriйtй naturelle, comme on l'a dit, n'est pas constitutive de l'espиce. Sous cet aspect, la sensibilitй ne demeure pas dans l'вme sйparйe; mais sous le premier aspect, la sensibilitй demeure, car dans l'homme identique est l'essence de l'вme sensible et de l'вme rationnelle. Aussi, rien n'empкche que l'homme soit en ressuscitant un animal identi­que par le nombre: en effet, pour que quelque chose soit identique par le nombre, il suffit que les principes essentiels soient identiques par le nom­bre; mais il n'est pas requis que les propriйtйs et les accidents soient identiques par le nom­bre.

6. Augustin s'est visiblement rйtractй sur ce point. Il suppose dans le commentaire sur la Genиse[cci] [15] que les peines de l'enfer relиvent d'une vision imaginaire et que le lieu de l'enfer n'est pas corporel mais imaginaire. Il fut par suite contraint de rendre raison de [cette objection]: si l'enfer n'est pas un lieu corporel, pourquoi dit-on que les enfers sont sous la terre. Et lui-mкme se reprend en disant: "Des enfers il me semble avoir dы enseigner qu'ils sont sous les terres plutфt que de rendre raison, si ils ne sont pas ainsi, pourquoi ils sont crus ou dits sous les terres". Ayant rйtractй ce qu'il avait dit du lieu de l'enfer, il semble l'avoir fait pour tout ce qui relиve de cette question.

7. Dans l'вme sйparйe il n'y a ni joie ni colиre en tant qu'elles sont des actes de l'irascible et du concupiscible, qui sont dans la partie sensitive; elles y sont en tant que par eux est dйsi­gnй le mouvement de la volontй, qui est dans la partie intellective.

8. Le mal de l'homme est consйcutif а ces trois choses: l'imagination dйbridйe (d'oщ vient le principe d'errance), la concupiscence dйmente, la fureur irrationnelle, en fonction de quoi Denys a dйcrit le mal de dйmon par similitude avec le mal humain; non pour qu'il soit entendu qu'existe chez les dйmons l'imagination, ou le concupiscible, ou l'irascible, qui sont dans la partie sensitive, mais pour faire entendre, proportionnй а tout cela, ce qui relиve de la nature intellectuelle.

9. Par ces paroles d'Augustin, on n'entend pas qu'une вme sente certaines choses sans organe corporel, mais qu'elle sent sans les corps sensibles eux-mкmes, comme la crainte et la tristesse, et quelques autres en revanche а mкme les corps, par ex. le chaud et le froid.

10. Tout ce qui est en quelque [sujet] est en lui selon le mode du recevant; par consйquent les choses sensibles sont dans l'вme sйparйe, non par mode sensible, mais par mode intelli­gible.

11. Rien n'empкche que dans la narration des faits historiques certaines donnйes soient prй­sentйes mйtaphoriquement. Donc, bien que ce qui est dit dans l'йvangile au sujet de Lazare et du riche soit historique, cependant c'est mйtaphoriquement qu'il est dit que Lazare voit et entend, de mкme qu'il ait une langue.

12. La substance de l'вme sensible demeure en l'homme aprиs la mort, mais non les puis­sances sensitives.

13. De mкme que le sens, pour autant qu'il dйsigne la puissance, n'est pas la forme de tout le corps (la forme c'est l'вme sensible, et la sensibilitй une propriйtй du composй), de mкme la puissance visuelle n'est pas l'acte de l'њil, mais c'est l'вme selon qu'elle est principe d'une telle puissance; on dirait aussi bien que l'вme visuelle est l'acte de l'њil, comme l'вme sen­sitive est l'acte du corps (mais la puissance visuelle, elle, est une propriйtй dйrivйe). C'est pourquoi il ne faut pas que soit autre l'њil du ressuscitй, bien que soit autre la puissance sensitive.

14. La rйcompense ne rйpond pas au mйrite comme а ce qui doit кtre rйcompensй, mais comme а celui pour qui quelque chose est donnй en rйcompense. Par suite il ne faut pas que tous les actes pour lesquels quelqu'un a mйritй soient requis dans la rйcompense mais il suffit qu'ils soient dans le souvenir divin; autrement il faudrait que les saints soient а nou­veau occis, ce qui est absurde.

15. L'вme est le principe du sentir non comme sentant, mais comme ce par quoi le sentant sent. Par suite, les puissances sensitives ne sont pas dans l'вme comme dans leur sujet, mais elles sont par l'вme comme par leur principe.

16. L'вme se rappelle par la mйmoire, non par celle de la partie sensitive, mais par celle de la partie intellective, dans la mesure oщ Augustin[ccii] [16] l'affirme partie de l'imagination.

17. Les vertus et les vices qui appartiennent aux parties irrationnelles ne demeurent dans l'вme sйparйe que dans ses principes: en effet les semences de toutes les vertus sont dans la volontй et la raison.

18. D'aprиs ce qu'on a dit, l'вme sйparйe du corps n'a pas le mкme mode de connaissance que lorsque elle est dans le corps. Parmi les choses que l'вme apprйhende selon son mode propre, c'est-а-dire sans images, leur connaissance demeure en elle quand elle revient а la situation premiиre, йtant jointe а nouveau au corps, selon le mode qui lui convenait alors, а savoir avec conversion aux images. Et ainsi ce qu'ils verront intelligiblement, ils le raconte­ront imaginairement.

19. L'intellect a besoins de l'aide des sens selon le statut de la connaissance imparfaite, а savoir pour autant qu'elle tire partie des images, mais non selon le mode de connaissance plus parfait qui appartient а l'вme sйparйe: de mкme l'homme a besoin de lait dans l'en­fance, mais non dans la perfection de l'вge.

20. Les puissances sensitives ne se dйbilitent pas de soi, avec la dйbilitй des organes, mais seulement par accident. Par suite, c'est par accident qu'elles sont corrompues, lors de la corruption des organes.


Article 20: L'вme sйparйe connaоt-elle les singuliers?

 

Objections: 1. Il semble que non: parmi les puissances de l'вme, seul l'intel­lect demeure dans l'вme sйparйe. Or l'objet de l'intellect, c'est l'universel et non le singulier: en effet la science porte sur les universels, tandis que le sens porte sur les singuliers, comme il est dit dans le De anima[cciii] [1]. Donc l'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers, mais seulement les universels.

2. Si l'вme sйparйe connaоt les singuliers, elle le fait ou bien par les formes prйcйdemment acquises pendant qu'elle йtait dans le corps, ou bien par des formes infuses. Ce n'est pas par les formes acquises auparavant, car au sujet des formes que l'вme acquiert quand elle est dans le corps, certaines sont des intentions [cognitives] qui sont conservйes dans les puis­sances de la partie sensitive, aussi ne peuvent-elles demeurer dans l'вme sйparйe, puisque des puissances de ce genre ne demeurent pas en elle, comme on l'a montrй; certai­nes autres sont des intentions [cognitives] qui sont dans l'intellect, et celles-lа seules peuvent demeu­rer, -mais par les intentions universelles on ne peut connaоtre les singuliers. Donc l'вme sйparйe ne peut connaоtre les singuliers par les idйes[cciv] [2] acquises autrefois dans le corps. Pareil­lement elle ne le peut par les idйes infuses, parce que les idйes de ce genre se rappor­tent йgalement а tous les singuliers: il s'ensuivrait que l'вme sйparйe connaоtrait tous les singu­liers -ce qui, semble-t-il, n'est pas vrai.

3. La connaissance de l'вme sйparйe est empкchйe par la distance du lieu: Augustin dit en effet dans le livre Des soins а donner aux morts[ccv] [3] que les вmes des morts sont lа oщ elles ne peuvent absolument pas savoir ce qui arrive ici-bas. Mais la distance du lieu n'empкche pas la connaissance qui vient par les espиces infuses. Donc l'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers par les idйes infuses.

4. Les idйes infuses se rapportent йgalement au prйsent et au futur, car l'infu­sion des espи­ces infuses n'est pas soumise au temps. Si donc l'вme sйparйe connaоt les singuliers par des idйes infuses, il semble que non seulement elle connaоt le prйsent et le passй, mais encore le futur. Cela ne peut кtre, semble-t-il, puisque connaоtre le futur est exclusivement le pro­pre de Dieu. Il est dit en effet dans Isaпe (41,23): "Annoncez ce qui doit arriver dans le futur, et nous dirons que vous кtes des dieux!".  

5. les singuliers sont en nombre infinis. Les idйes infuses ne sont pas infinies. Donc l'вme sйparйe ne peut connaоtre les singuliers par les idйes infuses.

6. Ce qui est indistinct ne peut кtre le principe d'une connaissance distincte. Or la connais­sance des singuliers est distincte. Comme les formes infuses sont indistinctes, il semble que par les idйes infuses l'вme sйparйe ne puisse connaоtre les singuliers.

7. Tout ce qui est reзu en un sujet est reзu en lui selon le mode du recevant. Or l'вme sйpa­rйe est immatйrielle. Donc les formes infuses sont reзues en elle de faзon immatйrielle. Mais ce qui est immatйriel ne peut кtre principe de la connaissance des singuliers, qui sont individuйs par la matiиre. Donc l'вme sйparйe ne peut connaоtre les singuliers par les for­mes infuses.

8. Il a йtй dit que par les formes infuses on peut connaоtre les singuliers, bien qu'elles soient immatйrielles, parce qu'elles sont les similitudes des raisons idйales par lesquelles Dieu connaоt et les universels et les singuliers. En sens inverse: Dieu par les raisons idйales connaоt les singuliers en tant qu'elles sont productrices de la matiиre, qui est principe d'in­dividuation. Mais les formes infuses de l'вme sйparйe ne sont pas productrices de la matiиre parce qu'elles ne sont pas crйatrices: cela en effet n'appartient qu'а Dieu. Donc l'вme sйpa­rйe ne peut connaоtre par les formes infuses les singuliers.

9. La similitude de la crйature а Dieu ne peut кtre de relation univoque mais seulement de relation analogique. Or la connaissance qui procиde par la simi­litude de l'analogie est trиs imparfaite: par exemple si quelque chose йtait connue par une autre en tant qu'elle a en commun avec elle d'кtre йtant. Si donc l'вme sйparйe connaоt les singuliers par les idйes infuses, en tant que semblables aux raisons idйales, il semble qu'elle connaisse les singu­liers trиs imparfaitement.

10. Il a йtй dit prйcйdemment que l'вme sйparйe ne connaоt pas les rйalitйs naturelles par les formes infuses, si ce n'est dans une certaine confusion et de faзon universelle. Mais ceci n'est pas connaоtre les singuliers. Donc l'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers par les espиces infuses.

11. Ces idйes infuses, par lesquelles on affirme que les вmes connaоt les sin­guliers, ne sont pas causйes par Dieu immйdiatement: parce que selon Denys la loi de la divinitй consiste а reconduire [а leur principe] les choses les plus basses par des intermйdiaires; elles ne sont pas non plus causйes par l'ange: parce que l'ange ne peut causer des idйes de ce genre, ni en les crйant, puisqu'il n'est crйateur d'aucune chose, ni en les transmettant, parce qu'il y fau­drait quel­que intermйdiaire transporteur. Il semble donc que l'вme sйparйe n'ait pas d'idйes infuses par lesquelles elles connaisse les singuliers.

12. Si l'вme connaоt les singuliers par des idйes infuses, cela ne peut se faire que de deux faзons: ou bien par application des idйes aux singuliers, ou bien par conversion aux idйes elles-mкmes. Si par application aux singuliers, il est йvident qu'une application de ce genre ne se fait pas en recevant quelque chose des singuliers, puisqu'elle ne dispose pas des puis­sances sensitives sus­ceptibles de recevoir [quelque stimulation] des singuliers. Reste donc que cette application se fasse en affirmant quelque chose а propos des singuliers; et ainsi elle ne connaоt pas les singuliers eux-mкmes, mais cela seulement qu'elle affirme а propos des singuliers. Mais si c'est par conversion а ces idйes infuses qu'elle connaоt les singuliers, il s'ensuivrait qu'elle ne connaоt les sin­guliers que pour autant qu'ils sont dans les idйes elles-mкmes. Or dans les idйes susdites les singuliers ne sont que sur un mode universel. Donc l'вme sйparйe ne connaоt les singuliers que dans l'universel.

13. Rien de fini n'a pouvoir sur les infinis. Mais les singuliers sont infinis. Puisque donc le pouvoir de l'вme sйparйe est fini, il semble que l'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers.

14. L'вme sйparйe ne peut rien connaоtre sans vision intellectuelle. Mais Augustin dit[ccvi] [4] que par la vision intellectuelle on ne connaоt ni les corps ni leurs similitu­des. Comme donc les singuliers sont des corps, il semble que l'вme sйparйe ne puisse les connaоtre.

15. Lа oщ la nature est identique, identique est le mode d'opйration. Mais l'вme sйparйe est de mкme nature que l'вme conjointe au corps. Comme cette der­niиre ne peut connaоtre les singuliers par l'intellect, il semble que non plus l'вme sйparйe.

16. Les puissances se distinguent par leurs objets. Mais le pourquoi de chaque chose, voilа ce qu'il y a de plus important. Les objets sont donc plus distincts que les puissances. Mais la sensibilitй ne devient jamais l'intellect. Donc le singulier qu'est le sensible jamais ne devient l'intelligible.

17. La puissance cognitive d'ordre supйrieur est moins dйmultipliйe au regard de ce qu'elle peut connaоtre que la puissance cognitive d'ordre infйrieur: en effet le sens commun est capable de connaоtre tous les objets qui sont apprй­hendйs par les cinq sens extйrieurs; et pareillement l'ange, par une puissance cognitive unique, а savoir par l'intellect, connaоt les universels et les singu­liers, que l'homme apprйhende par les sens et l'intellect. Mais jamais une puis­sance d'ordre infйrieur ne peut apprйhender ce qui se distingue d'elle par sa supй­rioritй, ainsi la vue [а la diffйrence du sens commun] ne peut jamais apprйhender l'objet de l'ouпe. Donc l'intellect de l'homme ne peut jamais apprйhender le singulier, qui est l'objet du sens, quoique l'intellect de l'ange connaisse l'un et l'autre.

18. Dans le livre De causis[ccvii] [5] il est dit que l'Intelligence connaоt les choses en tant qu'elle est leur cause et les rйgit. Mais l'вme sйparйe ne cause ni ne rйgit les singuliers. Donc elle ne les connaоt pas.

 

En sens contraire: Former des propositions n'appartient qu'а l'intellect. Or l'вme, bien que conjointe au corps, forme une proposition dont le sujet est le singulier et le prйdicat l'uni­versel, comme lorsque je dis: "Socrate est homme"; ce qu'il ne peut faire sans connaоtre le singulier et la comparaison de celui-ci а l'universel. Donc l'вme sйparйe selon l'intellect connaоt les singuliers.

2. L'вme est infйrieure selon la nature а tous les anges. Or les anges d'un rang infйrieur re­зoivent des illuminations sur des effets singuliers; et ils se distin­guent en cela des anges de rang intermйdiaire, qui reзoivent des illuminations selon les raisons universelles relative­ment а ces mкmes effets, et des anges du rang le plus йlevй, qui reзoivent des illuminations selon les raisons universel­les existant dans la Cause. Puisque donc la connaissance est d'autant plus par­ticularisйe que la substance connaissante est d'ordre infйrieur, il semble que l'вme sйparйe connaisse d'autant mieux les singuliers.

3. Tout ce que peut un pouvoir infйrieur, un pouvoir supйrieur le peut. Mais le sens peut connaоtre les singuliers, alors qu'il est infйrieur а l'intellect. Donc l'вme sйparйe peut aussi connaоtre, selon l'intellect, les singuliers.

 

Rйponse: Il est nйcessaire de dire que l'вme sйparйe connaоt quelques uns des singuliers, mais non pas tous. Elle connaоt d'abord certains singuliers dont elle a reзu connaissance auparavant durant le temps qu'elle йtait dans le corps: autrement elle ne se rappellerait rien de ce qu'elle a accompli dans sa vie, et ainsi disparaоtrait de l'вme sйparйe le ver de la cons­cience. Elle connaоt de plus certains singuliers dont elle reзoit connaissance aprиs la sйpa­ration du corps, autrement elle ne s'affligerait pas du feu de l'enfer et des autres peines cor­po­relles que l'on dit prйsentes en enfer. Mais que l'вme sйparйe ne connaisse pas tous les singuliers d'une connaissance naturelle, c'est manifeste du fait que les вmes des morts ne savent pas ce qui se passe ici-bas, comme le dit Augustin.

Cette question recиle donc deux difficultйs, l'une commune, l'autre pro­pre. La diffi­cultй commune vient du fait que notre intellect ne semble pas кtre capable de connaоtre les sin­guliers, mais seulement les universels. C'est pour­quoi, comme pour Dieu, les anges et l'вme sйparйe il n'est aucune autre puis­sance de connaоtre que l'intellect, il paraоt difficile que leur soit prйsente la connaissance des singuliers.

Par suite, certains allиrent si loin dans l'erreur qu'ils refusиrent а Dieu et aux anges la connaissance des singuliers. Ce qui est tout а fait impossible car, а le supposer, et la pro­vidence divine serait exclue du [gouvernement] des choses, et le jugement de Dieu concer­nant les actes humains serait supprimй; seraient йcartйs йgalement les services des anges, ceux-lа mкmes que nous croyons кtre sollicitйs au sujet du salut des hommes, selon le mot de l'apфtre: "Tous sont des esprits destinйs а servir, envoyйs en service pour ceux qui doi­vent hйriter du salut" (Heb 1,14).

C'est pour cette raison que d'autres ont dit que Dieu, les anges, et mкme les вmes sйparйes, connaissent les singuliers par la connaissance des causes universelles de tout l'or­dre de l'univers. En effet, il n'est rien dans les choses singuliиres qui ne dйrive de ces causes uni­verselles. Ils avancent un exemple: quelqu'un connaоtrait-il tout l'ordre du ciel et des йtoi­les, leur mesure et leur mouvement, il saurait par l'intellect toutes les йclipses futures, com­bien, en quels lieux et en quels temps elles devraient кtre. Mais cela ne suffit pas а la connaissance vraie des singuliers. Il est manifeste en effet que si grande soit la collection des universels, jamais de leur collection le singulier ne sortira comme tel. Par exemple, si je dis un homme blanc, musicien et que j'ajouterai n'importe quelle qualification de ce genre, il ne sera pas encore un singulier: il est possible en effet que toutes ces qualifications une fois rйunies conviennent а plusieurs. C'est pourquoi celui qui connaоt toutes les causes dans l'universel, jamais de ce fait ne connaоtra proprement quelque effet singulier; non plus celui qui connaоt tout l'ordre du ciel ne connaоt cette йclipse en tant qu'elle est cette йclipse: en effet bien qu'il connaisse que l'йclipse devra arriver en tel site du soleil et de la lune, et а telle heure, et si grandes soient les observations faites sur les йclipses, il reste possible cependant qu'une telle йclipse arrive plusieurs fois.

Aussi d'autres ont-ils dit, pour attribuer une vraie connaissance des singu­liers dans les anges et les вmes sйparйes, que ceux-ci reзoivent des sin­guliers eux-mкmes une connais­sance de ce genre. Mais cela ne convient absolument pas. Comme il y a en effet une dis­tance maximale entre l'кtre intelligible et l'кtre matйriel sensible, la forme de la chose matй­rielle n'est pas reзue sur le champ par l'intellect, mais elle est conduite vers lui par de multi­ples intermйdiaires. Par exemple, la forme d'un sensible quelconque passe par un milieu transmetteur oщ elle est plus intentionnelle qu'elle ne l'йtait dans la chose sensible; et ensuite dans l'organe du sens; et de lа, elle dйrive vers l'ima­gination et les autres facultйs intйrieures; et en fin de compte elle parvient а l'intellect. Or de tels intermйdiaires, il n'est pas possible de les attribuer aux anges et а l'вme sйparйe, ni mкme de les leur imaginer.

Il faut donc dire autrement: les idйes des choses par lesquelles l'intellect connaоt, s'y rap­portent de deux faзons. Les unes sont productrices des choses alors que les autres sont reзues des choses. Celles qui sont en vйritй productri­ces des choses conduisent а la connaissance de la chose pour autant qu'elles la font: c'est ainsi que l'artisan, en transmet­tant а son oeuvre forme et disposition de la matiиre, connaоt par la forme de l'art son oeuvre а la mesure de ce qu'il cause en elle. Et parce qu'aucun art humain ne cause la matiиre, mais la reзoit comme йtant dйjа prйexistante -elle qui est principe d'individuation-, l'artisan, le constructeur par exemple, connaоt la maison dans l'universel, mais non cette maison en tant que cette maison, sauf pour ce qu'il en reзoit de connaissance par les sens. Or Dieu, par son intellect, non seulement produit la forme, d'oщ se prend la raison universelle, mais encore la matiиre, laquelle est principe d'in­dividuation; c'est pourquoi par son art il connaоt et les universels et les singu­liers. Or de mкme que de l'art divin dйcoulent les choses matйrielles de telle sorte qu'elles subsistent dans leurs propres natures, ainsi de ce mкme art divin йma­nent dans les substances intellectuelles sйparйes les similitudes intelligi­bles des choses par lesquelles elles connaissent les choses en tant que produi­tes par Dieu. Et ainsi les substan­ces sйparйes connaissent non seulement les universels, mais encore les singuliers, en tant que les espиces intelligibles, йmanйes en elles de l'art divin, sont les similitudes des choses et selon la forme et selon la matiиre. Il n'y a pas d'inconvйnient а ce que la forme, qui est pro­ductrice de la chose, soit, bien qu'immatйrielle, la similitude de la chose et quant а la forme et quant а la matiиre: parce que toujours ce qui est en position plus йlevйe est plus simple qu'il ne l'est en la nature infйrieure. C'est pourquoi, bien que dans la nature sensible autre soit la forme et autre la matiиre, cepen­dant ce qui est plus йlevй et cause de l'une et de l'autre, se rapporte а titre d'unique principe а l'une et l'autre: en raison de quoi les substan­ces supйrieures connaissent les rйalitйs matйrielles sur un mode immatйriel et plus synthй­tique que les rйalitйs composйes, comme le dit Denys dans les Noms divins[ccviii] [6]. Quant aux formes intelligibles reзues des choses, elles le sont en vertu d'une certaine abstraction de ces choses; par suite elles ne conduisent pas а la connaissance de la chose comme а ce d'oщ vient l'abstraction, mais seulement comme а ce qui est abstrait. Et ainsi, comme les formes reзues des choses sont abstraites de la matiиre et des conditions de la matiиre, elles ne conduisent pas а la connaissance des singuliers, mais seulement de l'universel. C'est la rai­son pourquoi les substances sйparйes peuvent connaоtre les singuliers par l'intellect alors que notre intelligence ne connaоt que les universels.

Maintenant, concernant la connaissance des singuliers, autre est la faзon dont se comporte l'intellect de l'ange, autre celle de l'intellect de l'вme sйparйe. Nous avons dit plus haut que l'efficience du pouvoir de connaоtre propre aux anges est proportionnйe а l'univer­salitй des formes intelligibles existant en eux; et ainsi, par les formes universelles de ce genre, ils connaissent tout ce а quoi elles s'йtendent. Par consйquent, de mкme qu'ils connaissent toutes les idйes des choses naturelles comprises sous les genres, de mкme ils connaissent tous les singuliers des choses naturelles qui sont comprises sous les idйes. Mais l'efficience du pouvoir de connaоtre de l'вme sйparйe n'est pas propor­tionnйe а l'uni­versalitй des formes infuses, mais plutфt aux formes reзues des choses, parce qu'il est natu­rel а l'вme d'кtre unie au corps; en raison de quoi a-t-il йtй dit plus haut que l'вme sйparйe ne connaоt pas toutes les rйalitйs natu­relles, mкme quant а leur espиce, d'une faзon dйter­minйe et complиte, mais dans une certaine universalitй et confusion. Par suite, les idйes infuses ne suf­fisent pas non plus en elles а la connaissance des singuliers, de telle sorte que les вmes puissent connaоtre tous les singuliers comme les anges les connais­sent. Cepen­dant, les idйes infuses de ce genre sont limitйes dans l'вme а la connaissance de quelques singuliers envers lesquels l'вme entretient une rela­tion spйciale ou inclination, comme а ceux qu'elle souffre ou pour lesquels elle s'affecte, ou dont certaines impressions ou traces demeurent en elles: en effet tout ce qui est reзu est dйterminй dans le recevant selon le mode d'кtre de celui-ci. Par lа se dйcouvre pourquoi l'вme sйparйe connaоt les singuliers, non pas tous cependant, mais quel­ques uns.

 

Solutions: 1. Notre intellect connaоt а prйsent par les idйes reзues des choses, idйes qui sont abstraites de la matiиre et de toutes les conditions matйrielles; et ainsi il ne peut connaоtre les singuliers, dont le principe est la matiиre, mais seulement les universels; quant а l'intellect de l'вme sйparйe, il dispose des formes infuses par lesquelles il peut connaоtre les singuliers, pour la raison dйjа dite.

2. L'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers par les idйes prйcйdem­ment acquises dans le temps qu'elle йtait unie au corps, mais par les idйes infu­ses; il ne s'ensuit pas cepen­dant qu'elle connaisse tous les singuliers, comme on l'a montrй.

3. Les вmes sйparйes ne sont pas empкchйes de connaоtre les choses qui sont ici-bas а cause de la distance du lieu, mais parce qu'il n'y a pas en leur pouvoir une efficience telle qu'elles puissent, par les idйes infuses, connaоtre tous les singuliers.

4. Mкme les anges ne connaissent pas tous les futurs contingents: en effet, par les idйes infuses ils connaissent les singuliers en tant qu'ils participent de l'es­pиce. C'est pourquoi les futurs qui, en tant que futurs, ne participent pas encore de l'espиce, ne sont pas connus par eux, mais ils le sont seulement pour autant qu'ils sont prйsents dans leur cause.

5. Les anges qui connaissent les rйalitйs naturelles singuliиres n'ont pas autant d'espиces intelligibles qu'il y a de singuliers connus par eux, mais, par une seule idйe, ils en connais­sent plusieurs, comme on l'a montrй plus haut; en revanche l'вme sйparйe ne connaоt pas tous les singuliers. Donc, en ce qui les concerne, l'argument ne conclut pas.

6. La solution manque.

7. L'idйe infuse, bien qu'immatйrielle, est cependant exemplaire de la chose, et quant а la forme et quant а la matiиre, comme on l'a exposй.

8. Bien que les formes intelligibles ne soient pas crйatrices des choses, elles sont cependant semblables aux formes crйatrices, non pas en vйritй par le pou­voir de crйer, mais par celui de reprйsenter les choses crййes: en effet l'artisan peut transmettre l'art de faire quelque chose а qui cependant fait dйfaut le pou­voir de la parfaire.

9. Parce que les formes infuses ne ressemblent que par analogie aux raisons idйales imma­nentes а l'esprit divin, ces raisons idйales ne peuvent кtre connues parfaitement par les for­mes de ce genre. Il ne s'ensuit pas cependant que soient connues imparfaitement par elles les choses qui participent des raisons idйales: en effet les choses en cause ne l'emportent pas en excellence sur les formes infuses, c'est bien plutфt le contraire:. C'est pourquoi ces mкmes choses peuvent кtre parfaitement comprises par les formes infuses.

10. Les formes infuses sont limitйes а la connaissance de certains singuliers dans l'вme sйparйe, -limitйes en fonction de la disposition de l'вme, comme on l'a dit.

11. Les espиces infuses sont causйes dans l'вme sйparйe par Dieu moyennant la mйdiation des anges. (Nonobstant que certaines вmes sont supйrieures а certains anges; en effet, nous ne parlons pas а prйsent de la connaissance de gloire, selon laquelle l'вme est ou йgale ou supйrieure aux anges; mais nous parlons de la connaissance naturelle, oщ l'вme accuse un dйficit par rapport а l'ange). Or de telles formes sont causйes dans l'вme sйparйe par l'ange, non par mode de crйation, mais а la maniиre oщ ce qui est en acte mиne de la puissance а l'acte une chose relevant de son genre. Et comme une action de ce type n'est pas localisйe, il ne faut pas chercher un lieu oщ s'exerce ce milieu transporteur. Mais l'ordre de la nature [intellective] opиre ici de la mкme faзon que l'ordre du site dans les corps.

12. L'вme sйparйe connaоt les singuliers par les idйes infuses en tant qu'elles sont les simi­litudes des singuliers, selon le mode dйjа dit. Mais l'application et la conversion, dont il est fait question dans l'objection, accompagnent une connaissance de ce genre plutфt qu'elles ne la causent.

13. Les singuliers ne sont pas infinis en acte, ils le sont en puissance. Et rien n'empкche les intellects de l'ange et de l'вme sйparйe de connaоtre les singu­liers infinis un а un, puisque le sens le peut et que notre intellect connaоt de cette maniиre les espиces infinies des nombres: de mкme que l'infini n'est en effet dans la connaissance que successivement et selon un acte mкlй de puis­sance, de mкme aussi affirme-t-on que l'infini est dans les choses natu­relles.

14. Augustin n'a pas l'intention de dire que les corps et les similitudes des corps ne sont pas connus par l'intellect, mais que l'intellect n'est pas, comme les sens, stimulй dans sa vision par les corps, ni, comme l'imagination, par les similitudes des corps, mais par la vйritй intelligible.

15 Bien que l'вme sйparйe soit de mкme nature que l'вme jointe au corps, cependant, а cause de la sйparation du corps, elle dispose d'une libre relation aux substance sйparйes, de telle sorte qu'elle puisse recevoir d'elles l'influx des formes intelligibles par lesquelles elle connaоt les singuliers, ce qu'elle ne peut faire tant qu'elle est unie au corps, comme on l'a montrй plus haut.

16. Le singulier, pour autant qu'il est sensible, c'est-а-dire l'effet d'une muta­tion corporelle, jamais ne devient intelligible, mais il le devient pour autant que la forme immatйrielle peut le reprйsenter lui-mкme, comme on l'a montrй.

17. L'вme sйparйe reзoit les idйes par son intellect а la maniиre de la substance supйrieure: celle-ci, moyennant de telles idйes, connaоt par un unique pouvoir ce que l'homme connaоt par deux pouvoirs, а savoir par le sens et l'intellect; et ainsi l'вme sйparйe peut connaоtre l'un et l'autre.

18. L'вme sйparйe, bien qu'elle ne rйgit ni ne cause les choses, possиde pour­tant des formes semblables а celle de l'agent qui cause et rйgit; en effet celui qui cause et rйgit ne connaоt pas ce qui est causй et rйgi, sinon du fait qu'il en possиde la similitude.

 

Solutions aux objections contraires aboutissant а des conclusions erro­nйes: 1. L'вme conjointe au corps connaоt les singuliers, non pas directement, mais par une certaine rйflexion, а savoir: du fait qu'elle apprйhende son objet intelligible, elle en revient а consi­dйrer son acte, puis l'idйe qui est au principe de son opйration, puis l'origine de cette mкme idйe. Et ainsi elle en vient а la considйration des images, et des singuliers dont elles sont les images. Mais cette rйflexion ne peut aboutir que par l'adjonction du pouvoir de la cogita­tive et de l'imagination, lesquelles n'existent pas dans l'вme sйparйe: c'est pourquoi l'вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers de cette maniиre.

2. Les anges de hiйrarchie infйrieure sont illuminйs sur les raisons concernant les effets singuliers, non par des idйes singuliиres, mais par des raisons univer­selles, а partir des­quelles ils peuvent connaоtre les singuliers а cause de l'effi­cience de leur pouvoir de connaоtre, et sur ce point ils surpassent l'вme sйpa­rйe. Et bien que les raisons perзues par eux soient purement et simplement universelles, on les dit pourtant particuliиres par com­paraison aux raisons plus universelles que perзoivent les anges supйrieurs.

3. Ce que peut un pouvoir infйrieur, un pouvoir supйrieur le peut, mais d'une faзon plus йminente; c'est pourquoi les mкmes choses que le sens perзoit matйriellement et singuliи­rement, l'intellect le connaоt immatйriellement et universellement.


Article 21: L'вme sйparйe peut-elle souffrir du feu corporel?

 

Objections: 1. Il semble que non. Rien ne peut pвtir qu'а la condition d'кtre en puissance. Or l'вme sйparйe n'est en puissance que selon l'intellect, puisque les puissances sensitives ne demeurent pas en elle, comme on l'a montrй. Donc l'вme sйparйe ne peut pвtir du feu corporel que selon l'intellect, а savoir par l'intellection qu'il en a. Or cette activitй n'est pas pйnale, mais plutфt dйlectable. Donc l'вme ne peut pвtir de la peine du feu corporel.

2. Agent et patient communiquent dans la matiиre, comme il est dit dans le De la gйnйra­tion[ccix] [1]. Or l'вme, puisqu'elle est immatйrielle, ne communique pas dans la matiиre avec le feu corporel. Donc l'вme ne peut pвtir du feu corporel.

3. Ce qui n'entre pas en contact n'agit pas. Mais le feu corporel ne peut venir au contact de l'вme, ni selon l'extrйmitй d'une quantitй, puisque l'вme est incorporelle, ni pas le contact d'une efficience, puisque l'efficience d'un corps ne peut rien imprimer dans une substance incorporelle, ce serait plutфt le contraire. Donc l'вme sйparйe ne peut en aucune faзon pвtir du feu corporel.

4. Pвtir se dit de quelque chose en deux sens: ou bien comme sujet, ainsi le bois pвtit du feu; ou bien comme contraire, ainsi le feu du froid. Mais l'вme ne peut pвtir du feu corporel comme sujet du pвtir, car il faudrait que la forme du feu devienne intйrieure а l'вme, et alors il s'ensuivrait que l'вme s'йchaufferait ou brыlerait, ce qui est impossible; et pareille­ment on ne peut dire que l'вme pвtit du feu corporel comme le contraire d'un contraire, car d'une part rien n'est contraire а l'вme et, d'autre part, il s'ensuivrait la destruction de l'вme par le feu, ce qui est impossible. Donc l'вme ne peut pвtir du feu corporel.

5. Entre l'agent et le patient il faut une proportion quelconque. Mais entre l'вme et le feu corporel il n'y a pas de proportion, semble-t-il, puisqu'ils relиvent de genres divers. Donc l'вme ne peut pвtir du feu corporel.

6. Tout ce qui pвtit est mы. L'вme n'est pas mue, puisqu'elle n'est pas un corps. Donc l'вme ne peut pвtir.

7. L'вme est plus digne que la quintessence du corps. Or celle-ci est totalement impassible. Donc а plus forte raison, l'вme.

8. Augustin dit dans le Commentaire littйral sur la genиse[ccx] [2] que l'agent est plus noble que le patient. Mais le feu corporel n'est pas plus noble que l'вme. Il ne peut donc agir sur l'вme.

9. Il йtait dit que le feu n'agit pas sur l'вme en vertu de son efficience propre et naturelle, mais en tant qu'instrument de la divine justice. En sens inverse: l'art du sage est d'utiliser les instruments convenables en vue de leur fin. Or le feu ne semble pas un instrument convenable pour punir l'вme, car cela ne lui convient pas en raison de sa forme. C'est par la forme qu'un instrument est adaptй а son effet, comme la hache pour hacher et la scie pour scier: de fait l'artisan n'agirait pas sagement en utilisant la scie pour hacher et la hache pour scier. Donc Dieu agirait encore beaucoup moins sagement, lui qui est trиs sage, s'il utilisait le feu corporel pour punir l'вme.

10. Dieu йtant auteur de la nature, il ne fait rien contre la nature, comme le dit la glose sur Rm. 11. Or il est contre nature que le corporel agisse sur l'incorporel. Donc Dieu ne fait pas cela.

11. Dieu ne peut faire que les contraires soient simultanйment vrais. Mais cela se produirait s'il retirait de quelque chose ce qui relиve de son essence: par ex. si l'homme n'йtait pas rationnel, il s'ensuivrait qu'il serait simultanйment homme et non-homme. Donc Dieu ne peut faire qu'une chose quelconque manque de ce qui lui est essentiel. Or l'impassibilitй est essentielle а l'вme: cela lui revient en raison de son immatйrialitй. Donc Dieu ne peut faire que l'вme pвtisse du feu corporel.

12. Chaque chose a le pouvoir d'agir selon sa nature. Une chose ne peut donc recevoir un pouvoir d'agir qui ne lui appartient pas, mais qui appartient plutфt а une autre chose, а moins d'кtre changйe de sa propre nature en une autre; ainsi l'eau ne chauffe pas sauf а кtre transformйe par le feu. Mais avoir le pouvoir d'agir sur les choses spirituelles n'appartient pas а la nature du feu corporel, comme on l'a montrй. Si donc le feu tient de Dieu le pou­voir d'agir sur l'вme sйparйe, а titre d'instrument de la divine justice, il ne s'agit plus, sem­ble-t-il, d'un feu corporel, mais d'une autre nature.

13. Ce qui produit du fait de l'efficience divine a raison propre et vйritable de rйalitй exis­tant dans la nature. En effet, lorsque l'aveugle est illuminй par l'efficience divine, il reзoit la vue selon la raison propre et vйritable de la vue, telle qu'elle existe dans la nature. Si donc l'вme pвtit en vertu de l'efficience divine du feu pour autant qu'il est l'instrument de la divine justice, il s'ensuit que l'вme pвtit selon la raison propre de la passion. Or pвtir se dit en deux sens: ou bien pвtir signifie seulement recevoir, comme l'intellect pвtit de l'intelli­gible, et le sens du sensible; ou bien pвtir signifie que quelque chose est retranchй de la substance du patient, comme lorsque le bois pвtit du feu. Si donc l'вme pвtit du feu en vertu de l'efficience divine au sens oщ la passion consiste dans la seule rйception, comme le reзu est dans le recevant selon le mode de ce dernier, il s'ensuit que l'вme reзoit ce qui vient du feu selon son mode а elle, c'est-а-dire de faзon immatйrielle et incorporelle. Une telle rйception ne punit pas l'вme, elle la parachиve. Donc cela n'apportera pas de peine а l'вme. Pareillement encore l'вme ne peut pвtir du feu au sens oщ la passion retire quelque chose de la substance, car alors la substance de l'вme serait corrompue. Donc il est impossible que l'вme pвtisse du feu corporel, mкme au sens d'instrument de la divine justice.

14. Aucun instrument n'agit instrumentalement si ce n'est en exerзant son opйration propre: ainsi la scie agit instrumentalement а la confection d'un coffre en sciant. Mais le feu ne peut agir sur l'вme en vertu de son action propre et naturelle: il ne peut en effet chauffer l'вme. Donc il ne peut agir sur l'вme en tant qu'instrument de la divine justice.

15. Il йtait dit que le feu agit sur l'вme par une action propre d'une autre nature, а savoir en tant qu'il la dйtient comme lui йtant attachйe. En sens contraire: si l'вme est enchaоnйe au feu et dйtenue par lui, il faut qu'elle lui soit unie en quelque maniиre. Mais elle ne peut lui кtre unie comme forme, parce que l'вme serait alors la vie du feu; ni comme moteur, parce qu'alors le feu pвtirait de l'вme plutфt que le contraire. Or il n'est pas d'autre faзon pour une substance d'кtre unie au corps. Donc, l'вme sйparйe ne peut кtre enchaоnйe par le feu corpo­rel ni dйtenue par lui.

16.­ Ce qui est attachй а quelque chose ne peut en кtre sйparй. Mais les esprits damnйs sont parfois sйparйs du feu corporel infernal: car on dit que les dйmons habitent dans les tйnи­bres; de mкme les вmes des damnйs sont apparues de temps en temps а quelques-uns. Donc l'вme sйparйe n'est pas punie par attachement au feu corporel.

17. Ce qui est liй а quelque chose et dйtenue par elle, est empкchй par ce fait d'exercer son opйration propre. Or l'opйration propre de l'вme est de faire acte d'intelligence, ce dont elle ne peut кtre empкchйe par un lien а quelque chose de corporel, car elle possиde en soi ses [objets] intelligibles, comme il est dit dans le De anima[ccxi] [3]; par consйquent elle n'a pas а les rechercher hors de soi. Donc l'вme sйparйe n'est pas punie par attachement au feu corporel.

18. De mкme que le feu peut dйtenir l'вme de la faзon qu'on a dite, de mкme les autres corps et d'autant mieux qu'ils sont plus grossiers et plus lourds. Si donc l'вme n'est punissa­ble que par dйtention et attachement, sa peine ne saurait кtre attribuйe de prйfйrence au seul feu, mais davantage aux autres corps.

19. Augustin dit dans le Commentaire littйral sur la Genиse[ccxii] [4] qu'il ne faut pas croire que la substance des rйalitйs infйrieures soit matйrielle, elle est spirituelle. Damascиne dit aussi que le feu de l'enfer n'est pas matйriel. Il semble donc que l'вme ne pвtit pas du feu corpo­rel.

20. Comme Grйgoire le dit dans les Moralia[ccxiii] [5], le serviteur dйlinquant est puni par le Maоtre en vue de sa correction. Mais ceux qui sont damnйs en enfer sont incorrigibles. Donc ils ne sauraient кtre punis par le feu corporel infernal.

21. Les peines arrivent par le contraire. Mais l'вme a pйchй en se subordonnant par l'affec­tion aux choses corporelles. Donc elle ne doit pas кtre punie par des choses corporelles, mais plutфt par la sйparation des choses corporelles.

22. De mкme que les peines sont retournйes aux pйcheurs par la divine justice, de mкme les rйcompenses aux justes. Mais aux justes sont retournйes non pas des rйcompenses corpo­relles mais seulement des spirituelles; par consйquent, si des rйcompense corporelles а ren­dre aux justes sont rapportйes dans les Ecritures, elles sont а comprendre mйtaphorique­ment, comme il est dit en Luc 22, 30: "De sorte que vous mangiez et buviez" etc. Donc aux pйcheurs aussi ne sont pas infligйes des peines corporelles, mais seulement des spirituelles; et tout ce qui est dit des peines corporelles dans les Ecritures seront а comprendre mйta­phoriquement. Et ainsi l'вme ne pвtit pas du feu corporel.

En sens contraire: C'est par le mкme feu que sont punis les corps des damnйs et les dйmons, comme il ressort de Mt. 25, 41: "Allez maudits" etc. Il est donc nйcessaire que les corps des damnйs soient punis par un feu corporel. Pour une pareille raison les вmes sйpa­rйes sont punies par le feu corporel.

 

Rйponse: Au sujet de la passion de l'вme par le feu, de multiples opinions se sont expri­mйes. Certains ont dit que l'вme ne pвtit pas la peine du feu corporel, mais que son afflic­tion spirituelle est dйsignйe mйtaphoriquement dans les Ecritures du nom de feu, et ce fut l'opinion d'Origиne. Mais pour autant ceci ne paraоt pas suffisant, parce que, comme le dit Augustin dans La Citй de Dieu[ccxiv] [6], il faut comprendre que le feu par lequel seront torturйs les corps des damnйs, est corporel; c'est par ce mкme feu que sont torturйs et les dйmons et les вmes selon le jugement du Seigneur.

C'est ainsi que d'autres virent dans le feu quelque chose de corporel, mais que l'вme ne pвtit pas la peine immйdiatement de lui mais de sa similitude, en fonction d'une vision imagi­naire: comme il arrive aux dormeurs d'кtre vraiment affligйs de la vision de choses terri­fiantes dont ils croient souffrir, bien que les choses par lesquelles ils sont affligйs ne soient pas de vrais corps, mais leurs similitudes. Mais cette position ne peut tenir, car on a montrй plus haut que les puissances de la partie sensitive, parmi lesquelles la facultй imaginative, ne demeurent pas dans l'вme sйparйe.

Et ainsi il faut dire que l'вme sйparйe pвtit du feu corporel lui-mкme. Mais comment? Il paraоt difficile de le lui imputer. En effet, certains ont dit que l'вme pвtit le feu par le seul fait de le voir; ce que touche Grйgoire, en disant dans les Dialogues: " L'вme pвtit le feu par le seul fait de le voir"[ccxv] [7]. Mais comme "voir" est pour le voyant un accomplissement, toute vision, comme telle, est dйlectable. Par consйquent rien de ce qui est proprement "vu" n'est affligeant, sauf а кtre tenu pour nocif.

C'est pourquoi d'autres ont dit que l'вme, en voyant le feu et le tenant pour nocif, en est affligйe. C'est а quoi se rйfиre Grйgoire dans le livre des Dialogues[ccxvi] [8] en disant que l'вme, du fait de s'apercevoir qu'elle brыle, brыle. Mais reste а considйrer si le feu est nocif selon la vйritй du rйel, ou non. S'il ne l'est pas, il s'ensuit que l'вme est abusйe dans son estimation en l'apprйhendant comme nocif. Consйquence inadmissible, semble-t-il, en ce qui concerne les dйmons, qui jouissent d'une grande pйnйtration d'esprit dans la connaissance de la nature des choses. Il faut donc dire que le feu corporel est nocif а l'вme selon la vйritй du rйel. C'est pourquoi Grйgoire conclut en disant: "Nous pouvons recueillir des dits йvangйli­ques que l'вme pвtit l'incendie non seulement en le voyant, mais en l'expйrimentant"[ccxvii] [9].

Pour chercher en quel sens le feu corporel serait nuisible а l'вme ou au dйmon, il faut considйrer que le nocif ne s'applique pas а quelque sujet dans le fait pour celui-ci de rece­voir ce qui l'accomplirait, mais dans le fait d'кtre entravй par son contraire. Par consйquent la passion de l'вme par le feu ne dйcoule pas de la seule rйception, comme l'intellect pвtit de l'intelligible et le sens du sensible; mais elle dйcoule de la passion qu'exerce un autre agent par voie de contrariйtй ou d'obstacle. Ce qui arrive de deux faзons. En premier lieu, une chose est empкchйe par son contraire quant а l'кtre qui est sien selon une forme inhй­rente quelconque, et ainsi quelque chose pвtit de son contraire par altйration et corruption, comme le bois se consume par le feu. En second lieu, quelque chose est empкchйe quant а ce qui entrave ou contrarie son inclination: par ex. l'inclination naturelle de la pierre la porte vers le bas, mais elle en est empкchйe par ce qui lui fait obstacle ou violence, vio­lence qui l'oblige а rester en repos ou а кtre dйplacйe.

Or ni l'un ni l'autre mode de passion n'est proprement pйnale pour un sujet dйpourvu de connaissance, car oщ ne peut exister douleur ou tristesse, la raison d'affliction ne se vйrifie pas. Mais pour celui qui dispose de la connaissance, affliction et peine sont consйcutives а l'un et l'autre mode de passion, quoique diversement. Car la passion qui rйsulte de l'altйra­tion d'un contraire, apporte affliction et peine suivant une douleur sensible, comme lorsque l'excиs de stimulation corrompe l'harmonie du sens: c'est ainsi que de tels excиs, surtout tangibles, infligent une douleur sensible; en revanche les mйlanges bien dosйs apportent dйlectation parce qu'ils sont proportionnйs au sens. Mais l'autre mode de passion n'apporte pas de peine selon une douleur sensible, mais selon une tristesse intйrieure: elle naоt chez l'homme ou l'animal de ce qu'une rйsistance, par une certaine violence intйrieure, est apprй­hendйe alors qu'elle lutte contre la volontй ou un appйtit quelconque. C'est pourquoi ce qui est contraire а la volontй ou а l'appйtit afflige, et parfois plus que ce qui est douloureux au sens; en effet, il en est qui prйfйreraient кtre battus de verges et gravement affligйs dans leur sensibilitй, plutфt que de supporter les blвmes et autres contrariйtйs de ce genre, qui rйpugnent а la volontй.

Donc selon le premier mode de passion, l'вme ne peut pвtir la peine du feu corporel: il lui est impossible en effet d'кtre altйrйe ou corrompue par lui; et ainsi elle ne peut кtre affligйe de cette faзon, de telle sorte qu'elle subisse de lui une douleur sensible. Mais l'вme peut pвtir du feu corporel suivant le second mode de passion dans la mesure oщ par un feu de ce genre elle est entravйe dans son inclination ou volontй. Ce qui se manifeste ainsi: effecti­vement l'вme, comme toute substance incorporelle, n'est pas liйe, quant а sa nature, а quel­que lieu, puisqu' elle transcende tout l'ordre des choses corporelles. Donc le fait d'кtre atta­chйe а l'une de ces choses et fixйe а quelque lieu par une contrainte quelconque va contre sa nature et contrarie son appйtit naturel. Je ne dis cela que pour autant qu'elle est conjointe au corps dont elle est la forme naturelle, et dans lequel elle poursuit un certain accomplis­sement.

Or qu'une substance spirituelle soit liйe а quelque corps ne vient pas du pouvoir de ce corps а dйtenir une substance incorporelle, mais du pouvoir de quelque substance incorporelle supйrieure qui conjoint la substance spirituelle а tel corps. De mкme encore, c'est par le pouvoir des dйmons supйrieurs que, en vertu d'artifices magiques, avec la permission divine, certains esprits sont enchaоnйs а certains йlйments, ou bagues amulettes, soit ima­ges, soit rйalitйs de ce genre. Et c'est de cette faзon que les вmes et les dйmons sont atta­chйs pour leur peine, par un pouvoir divin, au feu corporel. C'est pourquoi Augustin dit dans La Citй de Dieu: "Pourquoi ne dirions-nous pas que, d'une maniиre йtonnante, mais cependant vraie, mкme les esprits incorporels peuvent кtre affligйs par la peine d'un feu corporel, puisque les esprits humains, eux-mкmes incorporels assurйment, ont pu кtre enfermйs а prйsent dans des membres corporels et pourront кtre enchaоnйs indissoluble­ment par les liens de leurs corps? Bien qu'incorporels, les esprits-dйmons seront donc atta­chйs pour leurs supplices а des feux corporels, recevant leur chвtiment de ces feux, mais sans donner la vie aux feux"[ccxviii] [10].

Et ainsi, il est vrai que ce feu, dans la mesure oщ par le pouvoir divin il dйtient l'вme enchaоnйe, agit sur l'вme comme instrument de la divine justice; et, pour autant que l'вme apprйhende ce feu comme lui йtant nuisible, elle est affligйe d'une tristesse intйrieure, laquelle en vйritй est maximale quand elle se considиre soumise aux rйalitйs les plus bas­ses, elle qui fut appelйe а jouir de son union а Dieu. Donc l'affliction maximale (suprкme) des damnйs viendra de leur sйparation d'avec Dieu; mais l'affliction secondaire viendra de leur soumission aux choses corporelles, et ce en un lieu trиs bas et trиs abject.

 

Solutions: 1-7. Devient manifeste par lа la solution aux 7 premiиres objections: nous ne disons pas en effet que l'вme pвtit du feu corporel, soit en le recevant, soit par altйration d'un contraire, comme procиdent les objections susdites.

8. L'instrument n'agit pas en vertu de son efficience propre, mais en vertu de l'agent princi­pal; et puisque le feu agit sur l'вme comme instrument de la divine justice, il faut кtre attentif, non pas а la dignitй du feu, mais а celle de la divine justice.

9. Les corps sont les instruments adйquats pour punir les damnйs; il convient en effet а ceux qui n'ont pas voulu se soumettre а leur supйrieur, c'est-а-dire а Dieu, d'кtre soumis par la peine aux rйalitйs infйrieures.

10. Dieu, bien qu'il ne fasse rien contre la nature, opиre en dйpassant la nature tandis qu'il fait ce que ne peut la nature.

11. Ne pouvoir subir l'altйration d'une chose corporelle revient а l'вme en raison de son essence; mais elle ne pвtit pas l'efficience divine par mode d'altйration, comme on l'a dit.

12. Le feu, compte tenu de sa puissance d'agir, n'agit pas sur l'вme en vertu de son effi­cience propre, comme ceux qui agissent naturellement, mais il le fait instrumentalement; et ainsi il ne s'ensuit pas que sa nature soit changйe.

13. L'вme ne pвtit du feu corporel par aucun de ces modes, comme on l'a dit.

14. Le feu corporel, sans chauffer l'вme, dispose cependant d'une autre opйration ou rapport envers l'вme, rapport que les corps sont aptes а entretenir avec l'esprit, а savoir pour celui-ci de leur кtre uni en quelque faзon.

15. L'вme n'est pas unie au feu qui la punit en tant que forme, car elle ne lui donne pas la vie, comme le dit Augustin; mais elle lui est unie а la faзon dont l'esprit est attachй aux lieux corporels, par le contact de leur efficience, sans кtre pour autant leur moteur.

16. Comme on l'a dйjа dit, l'вme est affligйe par le feu en tant qu'elle l'apprйhende comme lui йtant nocif par mode d'attachement et de dйtention. Or cette apprйhension peut affliger, en dehors mкme de sa rйalisation, du seul fait que l'вme s'apprйhende comme destinйe а cet enchaоnement. C'est pourquoi les dйmons sont dits porter avec eux la gйhenne partout oщ ils vont.

17. Bien que l'вme ne soit pas entravйe par un tel lien de produire son opйration intellec­tuelle, elle est empкchйe cependant de jouir de cette libertй naturelle qui l'affranchit de toute astreinte а un lieu corporel.

18. La peine de la gйhenne concerne non seulement les вmes, mais aussi les corps; c'est pourquoi le feu est tenu pour la peine suprкme de la gйhenne, car le feu est l'affliction suprкme des corps. Nйanmoins d'autres corps seront sources d'affliction, selon les mots du Psaume 10,7: "Feu, souffre" etc. En outre, il correspond а l'amour dйsordonnй principe du pйchй: de mкme que le ciel empyrй rйpond au feu de l'amour, le feu de l'enfer rйpond а la convoitise dйsordonnйe.

19. Augustin a dit cela, non pas sous forme de conclusion, mais sous forme d'hypothиse, ou s'il l'a donnйe pour son opinion, il l'a rйvoquйe expressйment dans La Citй de Dieu[ccxix] [11]. Ou bien l'on peut dire que la substance des choses infernales est spirituelle quant а la cause prochaine de l'affliction, laquelle est l'apprйhension du feu comme nuisible par mode de dйtention et d'attachement.

20. Grйgoire introduit ceci а titre d'objection de la part de ceux qui croyaient que toutes les peines qui sont infligйes par Dieu йtaient purifiantes, et qu'aucune n'йtait perpйtuelle, ce qui est faux en vйritй. En effet, certaines peines sont imposйes par Dieu, ou bien en cette vie, ou bien aprиs cette vie, en vue de l'amendement ou de la purification; certaines autres par contre en vue de la damnation ultime. De telles peines ne sont pas infligйes par Dieu parce que lui-mкme se dйlecterait dans les peines, mais parce qu'il se dйlecte dans sa justice, selon laquelle la peine est due aux pйcheurs. Il en va de mкme chez les hommes: certaines peines sont infligйes en vue de la correction de celui qui est puni, comme lorsque le pиre fouette son fils; mais d'autres le sont en vue de la condamnation finale, comme lorsque le juge fait pendre le voleur.

21. Les peines sont subies par mode de contrariйtй quant а l'intention du pйcheur, car le pйcheur vise а satisfaire sa volontй tandis que la peine est contraire а sa volontй. Mais par­fois la peine procиde de la sagesse divine de telle sorte que ce en quoi le pйcheur cherche а combler sa volontй, lui soit retournй en contraire; ainsi est-il dit dans le livre de la Sagesse 11,16: "Le pйcheur est chвtiй par oщ il pиche ". C'est pourquoi, parce que l'вme pиche en s'attachant aux choses corporelles, il appartient а la sagesse divine de la punir par les cho­ses corporelles.

22. L'вme est rйcompensйe par le fait de jouir de ce qui est au-dessus d'elle, mais elle est punie par le fait d'кtre soumise а ce qui est au dessous d'elle; et ainsi, il convient que les rйcompenses des вmes ne soient comprises que spirituellement, mais que les peines peu­vent l'кtre corporellement.



 

 [1] Aristote, Eth. Nic., 1139 a 27-30.

 [2] Augustin, De quant. animae, PL 32,1073.

 [3] Aristote, De anima III, 429 a 24.

 [4] Id. ibid., 429 a 2-3.

 [5] Id. ibid. III, 429 b 5.

 [6] Id. ibid. III, 430 a 3-4; 19-20.

 [7] Id. ibid. III, 429 a 27-28.

 [8] Id. ibid. III, 429 a 27-28.

 [9] III, 429 a 18-27.

 [10] Aristote, De Coelo I, 276 a 18 b 25.

 [11] Aristote, De anima III, 429 a 24-27.

 [12] Id. ibid. III, 429 b 23-24.

 [13] Aristote, Metaph VIII, 1045 a 36 -b 7.

 [14] Aristote, De anima III, 429 a 23.

 [15] Id. ibid. III, 429 b 20-22.

 [16] Aristote, Metaph. VII, 1039 B 30-32.

 [17] Liber de Causis, prop. 9.

 



[i] [1] Aristote, De Anima III, 432 b 21-22.

[ii] [2] Id. ibid. III, 430 a 15-16.

[iii] [3] II, 418 a 31 -b 1.

[iv] [4] II, 424 a 18-19.

[v] [5] De Anima, 430 a 10-14.

[vi] [6] Metaph. VII, 1038 b 35.

[vii] [7] Averroиs, Super de anima II, 67.

[viii] [8] De Anima II, 418 a 29-31.

[ix] [9] Ibid. II, 418 a 31 -b 1.

[x] [10] Ibid. III, 430 a 15-16. Cf. S. Thomas, S. Th. I Pars, q. 78, a.3, ad 2.

[xi] [11] Aristote, Anal. Post. II, 100 a 9-11.

[xii] [1] Aristote, De anima III, 430 a 22.

[xiii] [2] Id. ibid. III, 430 a 17.

[xiv] [3] Id. ibid. III, 430 a 15-16.

[xv] [4] Id. ibid. III, 430 a 18-19.

[xvi] [5] Id. ibid. III, 430 a 10-14.

[xvii] [6] Id. ibid. III, 430 a 15.

[xviii] [7] Id. Anal. Post. II, 100 a 15 -100 b 5.

[xix] [8] Id. De anima III, 430 a 22.

[xx] [9] Id. Phys. II, 195 b 1-6.

[xxi] [10] Id. De anima III, 430 a 17 et 23.

[xxii] [1] De Trinitate, c.2, P.L. 64, 1250 D.

[xxiii] [2] De hebdomadibus, P.L. 64, 1311 B.

[xxiv] [3] De anima, III, 429 a 13-15.

[xxv] [4] Ibid. III, 430 a 14-16.

[xxvi] [5] De gener. et corr. I, 322 b 18-20.

[xxvii] [6] De civ. Dei XXI, 10, P.L. 41, 724-725.

[xxviii] [7] Metaph. VII, 1033 b 16-19.

[xxix] [8] Metaph. VIII, 1045 a 36 -b 7.

[xxx] [9] Cf. Albertus, Summa de homine, tr. 1, q.7, a. 3, arg. 13.

[xxxi] [10] De gener. et corr. I, 323 b 31-33.

[xxxii] [11] De libero arbitrio, II, 20; De civ. Dei XII, 8, P.L. 40, 809.

[xxxiii] [12] Fons vitae I, c.5; II c.24; IV c.1, c.5.

[xxxiv] [13] Phys. VIII, 260 a 27-261 a 27.

[xxxv] [14] Phys. VII, 247 b 23-24.

[xxxvi] [15] Metaph. VIII, 1045 b 7-22.

[xxxvii] [16] Metaph. IX, 1048 a 25-30.

[xxxviii] [17] De hebdom., P.L. 64, 1311 B.

[xxxix] [18] De anima III, 429 a 29-b 4.

[xl] [1] Averroиs, in Phys. III,4.

[xli] [2] Aristote, Phys, III, 201 a 8-9.

[xlii] [3] XV, XV1, 26 (PL 42, 1079).

[xliii] [4] Liber De causis, prop. 7.

[xliv] [5] Mt, 22,30.

[xlv] [6] Grйgoire le Grand, Homйlies sur l'Evangile, II,34 (PL 76, 1252).

[xlvi] [7] De utilitate credendi, XV, 34 (PL 42,82); De Trinitate, XV, I 1 (PL 42, 1057)

[xlvii] [8] J. Damascиne, De Fide Orthodoxa, II,3 (c. 17).

[xlviii] [9] Aristote, Mйtaphysique, VIII, 1043 b 23-32.

[xlix] [10] De principiis, II,5,4.

[l] [11] Aristote, Physiques, I, 185 a 32 -b 5.

[li] [12] Faussement attribuй а Aristote, cf. J. Damascиne, De Plantis, I,18.

[lii] [13] VIII, 1043 b 33 -1044 a 2.

[liii] [14] Prop. 9

[liv] [15] Ibid.

[lv] [16] XII,2.

[lvi] [17] 2 Pe, 1,4.

[lvii] [1] Aristote, De anima I, 403 b 31 -405 b 30.

[lviii] [2] Timйe, 51 A.

[lix] [3] Aristote, De anima II, 425 b 10-15.

[lx] [4] Id. ibid. III, 430 a 1.

[lxi] [5] Id. ibid. II, 413 b 2-5.

[lxii] [6] Id. ibid. II, 421 a 20-26.

[lxiii] [7] Augustin, De Gen. ad litt. II, 1 (PL 34,263).

[lxiv] [8] Aristote, De generatione, II, 334 b 31 -335 a 5.

[lxv] [9] Avicenne, Mйtaphysique, IX,4.

[lxvi] [10] Cf. Augustin, De civitate Dei, XVIII, 41, (PL41, 601).

[lxvii] [11] Platon, Timйe, 38 E et 39 E -40 B; Aristote, De caelo, II, 285 a 29-30.

[lxviii] [12] Origиne, De principiis, I, 7, 3-4.

[lxix] [13] J. Damascиne, De fide orthodoxa, II,6.

[lxx] [14] Augustin, De Gen. ad litt. II,18 (PL 34,279-280); Enchiridion, XV,18 (PL 40,259-260).

[lxxi] [15] De anima, 414 b 17-19.

[lxxii] [16] Mйtaphysique XII, 1072 a 20-b 1.

[lxxiii] [17] De Fide orthod. II,14.

[lxxiv] [18] Enchiridion XV, 58 (PL 40,260).

[lxxv] [19] De anima III, 429 a 18-24.

[lxxvi] [20] Timйe 50 B -51 C.

[lxxvii] [21] Mйtaphysique I, 990 b sq ; III, 997 b 5-12.

[lxxviii] [22] Mйtaphysique, X,1.

[lxxix] [1] Ps-Augustinus, De spiritu et anima, (PL 40, 794)

[lxxx] [2] Aristote, De anima I, 408 b 11-15.

[lxxxi] [3] Id. Physiques, VIII, 257 a 33-258 b 11-15.

[lxxxii] [4] Id. De anima II, 412 a 27-28; 412 b 5-6.

[lxxxiii] [5] De causis, prop. 4.

[lxxxiv] [6] Aristote, De anima II, 414 a 25-28.

[lxxxv] [7] Id. De respiratione, 499b b 26sq; De partibus animalium I, 642 a 31-b 3.

[lxxxvi] [1] Aristote, De anima II, 412 a 27-28.

[lxxxvii] [2] Id., La cause des mouvements des animaux X, 703 a 29-b 2.

[lxxxviii] [3] Id., Physiques VIII, 267 b 6-9.

[lxxxix] [4] Id., De la jeunesse et de la vieillesse II, 467 b 30 -468 a 5.

[xc] [5] Id., De anima II, 412 b 22-25.

[xci] [6] Id., De anima II, 412 b 18-19.

[xcii] [7] Augustin, De Trinitate VI, VI 8, PL 42,929.

[xciii] [8] Aristote, De anima II, 412 b 19-22.

[xciv] [9] Id., ibid. II, 413 b 16-22.  

[xcv] [10] Id., ibid. I, 402 b 1-2.

[xcvi] [11] Id., ibid. II, 415 b 8-12.

[xcvii] [1] Aristote, De la gйnйration des animaux II, 736 a 35 -b 5.

[xcviii] [2] Id. De anima II, 415 b 7-12.

[xcix] [3] Id. Phys. VIII, 257 b 12.

[c] [4] Id. ibid. IV, 211 a 14-17.

[ci] [5] Id. De la gйnйration des animaux II, 736 a 32-35.

[cii] [6] Id. ibid. II, 736 b 21-29.

[ciii] [7] Averroиs, In Metaph. VII, 5.

[civ] [8] Aristote, Metaph. X, 1058 b 26-29.

[cv] [9] Gennadius, De ecclesisticis dogmatibus, c. 15 (PL 42,1216).

[cvi] [10] Aristote, Ethic. Nic. I, 1102 b 28 -1103 a 3.

[cvii] [1] Ps.-Augustinus, De spiritu et anima, c. 13 (PL 40, 789)

[cviii] [2] Id. ibid. c.13 (PL 40, 788)

[cix] [3] Bernard, Sermones in Cantica canticorum, sermo 11 (PL 183, 826)

[cx] [4] Augustin, De Trinitate, X,XI 18 (PL 42,983)

[cxi] [5] Aristote, Ethic. Nic. IX, 1166 a 16-17 et 22-23; 1168 b 28-35; X, 1178 a 2.

[cxii] [6] Id. De anima II, 412 a 23.

[cxiii] [8] Id. Phys. II, 198 a 24-27.

[cxiv] [9] Id. Ethic. Nic. VI, 1139 a 6-15.

[cxv] [10] Somme Thйologique Ia, q. 79, a. 2, parlera d'une distinction de fonctions et non de facultйs.

[cxvi] [11] De Trinitate IX,V 8 (PL 42, 965).

[cxvii] [12] Aristote, De somno et vigilia, 454 a 8.

[cxviii] [1] Liber de Causis, prop. 16.

[cxix] [2] Aristote, De anima III, 432 b 5-7.

[cxx] [3] Id. ibid. III, 433 a 9-13.

[cxxi] [4] Id. De memoria et reminiscentia I, 450 a 14.

[cxxii] [5] Id. De anima II, 415 a 16-13.

[cxxiii] [6] Id. ibid. II, 422 b 17-33.

[cxxiv] [1] Aristote, Mйtaphysique, 1058 b 26-29.

[cxxv] [2] J. Damascиne, De fide orthodoxa II, 3.

[cxxvi] [3] Aristote, Physiques VIII, 267 b 24-26.

[cxxvii] [4] Aristote, Mйtaphysique X, 1058 b 26 -1059 a 10.

[cxxviii] [5] Augustin, De civitate Dei XIX, 26, PL 41, 656.

[cxxix] [6] Aristote, De anima III, 431 a 16-17.

[cxxx] [7] Id. Physiques I, 187 b 25-26.

[cxxxi] [8] Sagesse 2, 23.

[cxxxii] [9] Augustin, De Trinitate X, XII 19 PL 42 984.

[cxxxiii] [10] Aristote, De anima II, 413 b 26-27.

[cxxxiv] [11] Id. ibid. III, 429 a 10.

[cxxxv] [12] Id. ibid. III, 429 b 5.

[cxxxvi] [13] Id. ibid. I, 408 b 29.

[cxxxvii] [14] Augustin, De immortalitate animae, 1-5, PL 32 1021-1024.       

[cxxxviii] [15] Aristote, De anima II, 415 b 13.

[cxxxix] [16] Id. ibid. III, 431 a 16-17.

[cxl] [17] Id. ibid. I, 408 b 21-22.

[cxli] [1] Aristote, De anima I, 408 b 11-13.

[cxlii] [2] Id. ibid. III, 431 a 16-17.

[cxliii] [3] Id. ibid. I, 403 a 8-9.

[cxliv] [4] Id. ibid. III, 431 a 14-15.

[cxlv] [5] Id. ibid. I, 408 b 24-25.

[cxlvi] [6] Id. ibid. III, 431 a 14-15.

[cxlvii] [7] Id. Eth. Nic. II, 1103 a 26 -b 22.

[cxlviii] [8] Avicenne, De anima V, 5.

[cxlix] [9] Denys, Hiйrarchie cйleste I, 2.

[cl] [10] Aristote, De anima III, 431 a 14-15.

[cli] [1] Aristote, Ethique а Nicomaque X, 1177 a 12-21.

[clii] [2] Augustin, De Trinitate III, IV 9 (P.L. 42, 873).

[cliii] [3] Id. ibid. IX, IV 4-5 (P.L. 42, 963).

[cliv] [4] Aristote, De anima III, 431 a 16-17.

[clv] [5] Id. ibid. II, 414 a 4-14.

[clvi] [6] Aristote, Ethique а Nicomaque I, 1099 b 18-20.

[clvii] [7] Id. ibid. X, 1177 a 12-21.

[clviii] [8] Id. ibid. I, 1098 a 16-17.

[clix] [9] Id. Mйtaphysique I, 982 b 7-10.

[clx] [10] Denys, Hiйrarchie Cйleste I, 2.

[clxi] [11] Aristote, De caelo et mundo I, 269 b 30; 270 a 12-22.

[clxii] [12] Id. De anima III, 430 a 3-2.

[clxiii] [13] Id. Mйtaphysique IX, 1051 a 29-33.

[clxiv] [1] De causis, Prop. 7.  

[clxv] [2] Aristote, De anima III, 430 a 2-9.

[clxvi] [3] Denys, De divinis nominibus IV,23.

[clxvii] [4] Augustin, Confessions V, 4, 7 (PL 32, 708).

[clxviii] [5] La solution prйsente n'exclut pas que l'вme soit pour chaque homme un principe d'individuation, puisqu'elle est une forme subsistante (Cf. qu. 1). Mais s'il est vrai que chaque individu spirituel est individuй par l'вme, ce qui explique l'autonomie d'existence et d'action de l'individu-вme, il n'en reste pas moins que l'вme soit individuйe par un second principe d'individuation, le corps, ce qui explique qu'on l'on puisse parler d'une espиce humaine.

[clxix] [1] Augustin, De divinatione daemonum, c.3 n.7. (PL 40, 584).

[clxx] [2] Denys, Des noms divins IV, 23..

[clxxi] [3] La solution 5 dira rйfйrence а l'Acte pur.

[clxxii] [4] Augustin, De cura pro mortuis gerenda, c. XIII 16 (PL 40, 604-606).

[clxxiii] [5] Aristote, De anima III, 430 a 15.

[clxxiv] [6] Id. ibid. 430 a 14-17.

[clxxv] [7] Grйgoire (Pseudo ?), Dial. IV 34 n.5 (PL 77 376 B)

[clxxvi] [8] Aristote, De anima III, 429 b 3-4.

[clxxvii] [9] Denys, Des noms divins V, 9.

[clxxviii] [10] Grйgoire, Exposition sur l'йvangile de Luc VIII, 13 (PL 15, 1768 D)

[clxxix] [11] Liber De causis, prop. 9 [10].

[clxxx] [12] Augustin, Sur la Genиse II, 8 (PL 34, 269).

[clxxxi] [13] Aristote, De la gйnйration des animaux, V 778 a 29 b 1.

[clxxxii] [14] Origиne, Des principes I, 6, 3.

[clxxxiii] [15] Cf. note 1.

[clxxxiv] [16] Augustin, De la nature du bien, c. 3 (PL 42, 553).

[clxxxv] [17] Aristote, De anima III, 430 a 15.

[clxxxvi] [18] Denys, Hiйrarchie cйleste IV, 2.

[clxxxvii] [1] Ps -Augustin, De l'esprit et de l'вme, c. 25 (PL 40, 791).

[clxxxviii] [2] Augustin, De gen. ad litteram XII, 32 (PL 34, 480)

[clxxxix] [3] Aristote, De anima III, 432 b 5-7.

[cxc] [4] Denys, Des noms divins IV, 23.

[cxci] [5] Cf. note 2.

[cxcii] [6] Liber De causis, prop. 13, 26.

[cxciii] [7] Grйgoire, Exposition de l'йvangile selon Luc VIII, 13.

[cxciv] [8] Aristote, De mem. II, 450 a 14.

[cxcv] [9] Id. Eth. Nic. III, 1117 b 23-24.

[cxcvi] [10] Id., De anima I, 408 b 21-22.

[cxcvii] [11] Id. ibid. II, 413 b 24 -27.

[cxcviii] [12] Id. De la gйnйration des animaux II, 736 22-24.

[cxcix] [13] Jean Damascиne, De fide orth. II, 23 [c. 37].

[cc] [14] Aristote, De somno et uigilia I, 454 a 8.

[cci] [15] Cf. note 2.

[ccii] [16] Augustin, De Trinitate X, XI 18 (PL 42, 983).

[cciii] [1] Aristote, De anima II, 417 b 22-23.

[cciv] [2] Je traduis par "idйe" la species intellligibilis ou forma intelligibilis: celles-ci sont des qualitйs de l'intellect acquises par abstraction des rйalitйs matйrielles ou communiquйes par une substance supйrieure. Terme d'abstraction ou de communication, de telles qualitйs sont au principe de l'opйration intellectuelle aboutissant au concept ou verbe (Cf. De potentia, q. 8, a. 1 et q.9, a.5). On connaоt d'autre part la relation entre la species latine, ou "belle apparence" et l'idйa platonicienne.

[ccv] [3] Augustin, De cura pro mortuis gerenda, c. 13 (PL 40, 605).

[ccvi] [4] Augustin, De Gen. ad litteram XII, 24 (PL 34, 474).

[ccvii] [5] Liber de causis prop. 7 [8].

[ccviii] [6] Denys, Des noms divins VII, 2.

[ccix] [1] Aristote, De generatione I, 324 a 34-35.

[ccx] [2] Augustin, De gen. ad. litt. XII, 16 (PL 34, 467).

[ccxi] [3] Aristote, De anima II, 417 b 23-24.

[ccxii] [4] Augustin, De gen ad litt. XII, 32 (PL 34, 481).

[ccxiii] [5] Grйgoire, Moralia XXXIV, 19 (PL 76,738).

[ccxiv] [6] Augustin, De civitate Dei XXI, 10 (PL 41, 724-725).

[ccxv] [7] Grйgoire, Dial. IV, 29 (PL 77, 368 A).

[ccxvi] [8] Id. ibid. IV, 30 ( PL 77, 368 A)

[ccxvii] [9] Id. ibid.

[ccxviii] [10] Cf. note 6.

[ccxix] [11] Cf. note 6.