"Les 16 questions disputees sur le mal (de malo)" - читать интересную книгу автора (Aquinas St. Thomas)LES 16
QUESTIONS DISPUTЙES SUR LE MAL (De Malo) Saint Thomas d'Aquin Docteur
des Docteurs de l'Eglise Traduction par les moines de Fontgombault, 1992 Numйrisation http://docteurangelique.free.fr
2004
ARTICLE 1: LE
MAL EST-IL QUELQUE CHOSE? ARTICLE 2: LE
MAL EST-IL DANS LE BIEN? ARTICLE 3: LE
BIEN EST-IL CAUSE DU MAL? ARTICLE 4: LE
MAL SE DIVISE T-IL EN FAUTE ET EN PEINE DE FAЗON CONVENABLE? ARTICLE 5:
LAQUELLE, DE LA PEINE OU DE LA FAUTE, A-T-ELLE LE PLUS RAISON DE MAL? ARTICLE 1: Y
A-T-IL UN ACTE EN TOUT PЙCHЙ? ARTICLE 2: LE
PЙCHЙ SE TROUVE T-IL SEULEMENT DANS L'ACTE DE LA VOLONTЙ? ARTICLE 3: LE
PЙCHЙ SE TROUVE T-IL PRINCIPALEMENT DANS L'ACTE DE LA VOLONTЙ? ARTICLE 4: TOUT
ACTE EST-IL INDIFFЙRENT? ARTICLE 5:
CERTAINS ACTES SONT-ILS INDIFFЙRENTS? ARTICLE 7: UNE
CIRCONSTANCE AGGRAVE T-ELLE LE PЙCHЙ SANS LUI DONNER SON ESPИCE? ARTICLE 9: TOUS
LES PЙCHЙS SONT-ILS ЙGAUX? ARTICLE 10: LE
PЙCHЙ EST-IL D'AUTANT PLUS GRAVE QU'IL S'OPPOSE А UN BIEN PLUS GRAND? ARTICLE 11: LE
PЙCHЙ DIMINUE-T-IL LE BIEN DE LA NATURE? QUESTION III:
LA CAUSE DU PЙCHЙ ARTICLE 1: DIEU
EST-IL CAUSE DU PЙCHЙ? ARTICLE 2:
L'ACTE DU PЙCHЙ VIENT-IL DE DIEU? ARTICLE 3: LE
DIABLE EST-IL LA CAUSE DU PЙCHЙ? ARTICLE 4: LE
DЙMON PEUT-IL INDUIRE L'HOMME А PЙCHER EN LE PERSUADANT INTЙRIEUREMENT? ARTICLE 5: TOUS
LES PЙCHЙS VIENNENT-ILS DES SUGGESTIONS DU DIABLE? ARTICLE 6: LA
CAUSE DU PЙCHЙ DU CФTЙ DU PЙCHEUR LUI-MКME; L'IGNORANCE PEUT-ELLE КTRE CAUSE DE
PЙCHЙ? ARTICLE 7:
L'IGNORANCE EST-ELLE UN PЙCHЙ? ARTICLE 8:
L'IGNORANCE EXCUSE-T-ELLE LE PЙCHЙ OU LE DIMINUE-T-ELLE? ARTICLE 9:
EST-IL POSSIBLE QUE QUELQU'UN PИCHE SCIEMMENT PAR FAIBLESSE? ARTICLE 10: LE
PЙCHЙ DE FAIBLESSE PEUT-IL КTRE IMPUTЙ COMME UNE FAUTE MORTELLE? ARTICLE 11: LA
FAIBLESSE EST-ELLE CAUSE DE DIMINUTION OU D'AGGRAVATION DU PЙCHЙ? ARTICLE 12:
PEUT-ON PЙCHER PAR MALICE OU PAR SCIENCE CERTAINE? ARTICLE 13: LE
PЙCHЙ DE MALICE EST-IL PLUS GRAVE QUE CELUI DE FAIBLESSE? ARTICLE 14:
TOUT PЙCHЙ DE MALICE EST-IL LE PЙCHЙ CONTRE LE SAINT ESPRIT? ARTICLE 15: LE
PЙCHЙ CONTRE LE SAINT ESPRIT PEUT-IL КTRE REMIS?_ QUESTION IV: LE
PЙCHЙ ORIGINEL ARTICLE 1:
EXISTE-T-IL UN PЙCHЙ CONTRACTЙ DИS L'ORIGINE? ARTICLE 2: CE
QU'EST LE PЙCHЙ ORIGINEL ARTICLE 3: EN
QUEL SUJET SE TROUVE LE PЙCHЙ ORIGINEL, DANS LA CHAIR OU DANS L'ВME? ARTICLE 4: LE
PЙCHЙ ORIGINEL RЙSIDE-T-IL PLUTФT DANS LES PUISSANCES DE L'ВME QUE DANS SON
ESSENCE? ARTICLE 5: LE
PЙCHЙ ORIGINEL EST-IL PLUTФT DANS LA VOLONTЙ QUE DANS LES AUTRES PUISSANCES? ARTICLE 7: CEUX
QUI NAISSENT SEULEMENT MATЙRIELLEMENT D'ADAM CONTRACTENT-ILS LE PЙCHЙ ORIGINEL? QUESTION V: LA
PEINE DU PЙCHЙ ORIGINEL ARTICLE 1:
CONVIENT-IL QUE LA PEINE DU PЙCHЙ ORIGINEL SOIT LA PRIVATION DE LA VISION
DIVINE? ARTICLE 2: LE
PЙCHЙ ORIGINEL EST-IL PASSIBLE DE LA PEINE DU SENS? ARTICLE 3: CEUX
QUI MEURENT AVEC LE SEUL PЙCHЙ ORIGINEL SONT-ILS AFFLIGЙS D'UNE PEINE
INTЙRIEURE? ARTICLE 5: LA
MORT ET LES AUTRES MAUX DE CE TYPE SONT-ILS NATURELS A L'HOMME? QUESTION VI:
L'ЙLECTION HUMAINE ARTICLE UNIQUE:
L'HOMME A-T-IL LE LIBRE CHOIX DE SES ACTES OU CHOISIT-IL PAR NЙCESSITЙ? ARTICLE 1:
CONVIENT-IL D'OPPOSER LE PЙCHЙ VЙNIEL AU PЙCHЙ MORTEL? ARTICLE 2: LE
PЙCHЙ VЙNIEL DIMINUE-T-IL LA CHARITЙ? ARTICLE 3: LE
PЙCHЙ VЙNIEL PEUT-IL DEVENIR MORTEL? ARTICLE 4: LA
CIRCONSTANCE FAIT-ELLE DU PЙCHЙ VЙNIEL UN PЙCHЙ MORTEL? ARTICLE 5: LE
PЙCHЙ VЙNIEL PEUT-IL EXISTER DANS LA RAISON SUPЙRIEURE? ARTICLE 6:
PEUT-IL Y AVOIR PЙCHЙ VЙNIEL DANS LA SENSUALITЙ?_ ARTICLE 7: EN
L'ЙTAT D'INNOCENCE, L'HOMME AURAIT-IL PU PЙCHER VЙNIELLEMENT? ARTICLE 8: LES
PREMIERS MOUVEMENTS SONT-ILS DES PЙCHЙS VЙNIELS CHEZ LES INFIDИLES? ARTICLE 9:
L'ANGE BON OU MAUVAIS PEUT-IL PЙCHER VЙNIELLEMENT? ARTICLE 10: LE
PЙCHЙ VЙNIEL SANS LA CHARITЙ EST-IL PUNI DE LA PEINE ЙTERNELLE? ARTICLE 11: LES
PЙCHЙS VЙNIELS SONT-ILS REMIS APRИS CETTE VIE AU PURGATOIRE? QUESTION VIII:
LES VICES CAPITAUX ARTICLE 1:
COMBIEN Y A-T-IL DE PЙCHЙS CAPITAUX ET QUELS SONT-ILS? ARTICLE 2:
L'ORGUEIL EST-IL UN PЙCHЙ SPЙCIAL? ARTICLE 3:
L'ORGUEIL EST-IL DANS L'IRASCIBLE? ARTICLE 4: LES
ESPИCES D'ORGUEIL ARTICLE 1: LA
VAINE GLOIRE EST-ELLE UN PЙCHЙ? ARTICLE 2: LA
VAINE GLOIRE EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL? ARTICLE 1:
L'ENVIE EST-ELLE UN PЙCHЙ? ARTICLE 2:
L'ENVIE EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL? ARTICLE 3:
L'ENVIE EST-ELLE UN VICE CAPITAL? ARTICLE 1:
L'ACЙDIE EST-ELLE UN PЙCHЙ? ARTICLE 2:
L'ACЙDIE EST-ELLE UN PЙCHЙ SPЙCIAL? ARTICLE 3:
L'ACЙDIE EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL? ARTICLE 4:
L'ACЙDIE EST-ELLE UN VICE CAPITAL? ARTICLE 1: LA
COLИRE EST-ELLE TOUJOURS MAUVAISE OU EN EXISTE-T-IL UNE BONNE? ARTICLE 2: LA
COLИRE PEUT-ELLE OU NON КTRE UN PЙCHЙ? ARTICLE 3: LA
COLИRE EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL? ARTICLE 5: LA
COLИRE EST-ELLE UN VICE CAPITAL? ARTICLE 1:
L'AVARICE EST-ELLE UN PЙCHЙ SPЙCIAL? ARTICLE 2:
L'AVARICE EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL? ARTICLE 3:
L'AVARICE EST-ELLE UN PЙCHЙ CAPITAL? ARTICLE 4:
EST-CE UN PЙCHЙ MORTEL DE PRКTER А INTЙRКT? ARTICLE 1: LA
GOURMANDISE EST-ELLE TOUJOURS UN PЙCHЙ? ARTICLE 2: LA
GOURMANDISE EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL? ARTICLE 3: LES
ESPИCES DE GOURMANDISE ARTICLE 4: LA
GOURMANDISE EST-ELLE UN VICE CAPITAL? ARTICLE 1: TOUT
ACTE DE LUXURE EST-IL UN PЙCHЙ? ARTICLE 2: TOUT
ACTE DE LUXURE EST-IL PЙCHЙ MORTEL? ARTICLE 4: LA
LUXURE EST-ELLE UN VICE CAPITAL? ARTICLE 1: LES
DЙMONS ONT-ILS DES CORPS QUI LEUR SONT UNIS NATURELLEMENT? ARTICLE 2: LES
DЙMONS SONT-ILS MAUVAIS PAR NATURE, OU PAR VOLONTЙ? ARTICLE 3: LE
DIABLE, EN PЙCHANT, A-T-IL AMBITIONNЙ L'ЙGALITЙ DIVINE? ARTICLE 4: LE
DIABLE AURAIT-IL PЙCHЙ OU L'AURAIT-IL PU DИS LE PREMIER INSTANT DE SA CRЙATION? ARTICLE 5: CHEZ
LES DЙMONS, LE LIBRE ARBITRE PEUT-IL REVENIR AU BIEN APRИS LE PЙCHЙ? ARTICLE 7: LES
DЙMONS CONNAISSENT-ILS L'AVENIR? ARTICLE 8: LES
DЙMONS CONNAISSENT-ILS LES PENSЙES DE NOS CЊURS?_ ARTICLE 9: LES
DЙMONS PEUVENT-ILS TRANSFORMER LES CORPS PAR UN CHANGEMENT FORMEL? ARTICLE 10: LES
DЙMONS PEUVENT-ILS DЙPLACER LES CORPS? ARTICLE 12: LES
DЙMONS PEUVENT-ILS MODIFIER L'INTELLECT DE L'HOMME?
QUESTION I:
LE MAL
ARTICLE
1: LE MAL EST-IL QUELQUE CHOSE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia Question
48, article 1; III Contra Gentiles chapitre 7; Compend. Theol. chapitre 115;
De div. Nom. chapitre 4, lect. 14.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, tout ce
qui est crйй est quelque chose. Mais le mal est quelque chose de crйй, selon la
parole d'Isaпe 45, 6-7: "C'est moi le Seigneur qui fais la paix et crйe
le mal." Le mal est donc quelque chose. 2. De plus, l'un et l'autre
des contraires sont une certaine rйalitй naturelle, puisque les contraires
appartiennent au mкme genre. Or le mal est contraire au bien, selon cette
parole de l'Ecclйsiastique 33, 15: "Contre le bien, le mal". Donc le
mal est quelque chose. 3. Mais on peut dire
que le mal, pris dans l'abstrait, n'est pas un contraire, mais une privation
tandis qu'un certain mal, pris dans le concret, est а la fois un contraire et
quelque chose. -On objecte а cela qu'aucune rйalitй n'est contraire а une autre
en cela mкme par quoi elle s'accorde avec elle: le noir n'est pas contraire au
blanc en tant qu'il est une couleur. Or, selon la rйalitй qui est le sujet du
mal lui-mкme, il y a accord entre le mal et le bien. Donc ce n'est pas par rap
port а elle que le mal est contraire au bien, mais c'est selon cela mкme qui
est un mal; le mal, en tant qu'il est mal, est donc quelque chose. 4. De plus, l'opposition
entre la forme et sa privation se rencontre mкme dans les rйalitйs de la
nature. Pourtant, on ne dit pas dans ce domaine que le mal est contraire au
bien, mais seulement dans le domaine moral, parce que le bien et le mal, en
tant qu'ils sont contraires, englobent en eux la vertu et le vice. Donc la
contrariйtй entre le mal et le bien ne s'entend pas comme une opposition de
privation а possession. 5. De plus, Denys,
dans les Noms Divins IV, 32, et saint Jean Damascиne, dans la Foi
II, 4 disent que le mal est comme les tйnиbres. Or les tйnиbres sont contraires
а la lumiиre, comme on le dit dans l'Ame II, 14. Donc le mal aussi est
contraire au bien, et n'est pas seulement sa privation. 6. De plus, saint
Augustin, dans les Quatre-vingt-trois Questions Question 21, dit que ce
qui aune fois reзu l'existence ne retombe jamais totalement dans le nйant. Si
donc l'air est illuminй par le soleil, cette lumiиre causйe dans l'air ne cesse
pas totalement d'exister, et on ne peut pas dire non plus qu'elle soit rame nйe
а son principe. Il demeure donc quelque chose dans son sujet, qui est comme une
disposition imparfaite, et c'est ce que l'on nomme tйnиbres. Donc les tйnиbres
sont une chose contraire а la lumiиre, et non sa seule privation. Et il en va
de mкme du mal et du bien. Le mal n'est donc pas la seule privation du bien,
mais son contraire. 7. De plus, pour un
sujet, il n'existe pas de milieu entre le fait d'avoir une dйtermination et le
fait d'en кtre privй. Or, entre le bien et le mal, il existe un certain milieu,
et toutes les rйalitйs ne sont pas ou bonnes ou mauvaises, comme on le dit dans
les Prйdicaments 10. Donc le bien et le mal ne s'opposent pas comme des
rйalitйs opposйes selon la privation, mais comme des contraires entre lesquels
peut exister un milieu; et ainsi le mal est quelque chose. 8. De plus, tout ce
qui corrompt agit. Or le mal, en tant que mal, corrompt, comme le dit Denys
dans les Noms Divins IV, 20. Donc le mal, en tant que mal, agit. Or rien
n'agit sinon dans la mesure oщ il est quelque chose. Donc le mal, en tant que
mal, est quelque chose. 9. Mais on peut dire
que corrompre n'est pas agir, mais que c'est une dйficience dans l'action. -On
objecte а cela que, la corruption est un mouvement ou une mutation. Donc
corrompre, c'est mouvoir. Or mouvoir, c'est agir. Donc cor rompre, c'est agir. 10. De plus, il y a
une corruption naturelle comme il y a une gйnйration naturelle, ainsi que le
dit le Philosophe dans les Physiques V. 2. Or, dans tout mouvement
naturel, il existe une chose vers laquelle tend par soi la nature de ce qui
meut; donc, dans la corruption, il existe une chose vers laquelle tend de soi
la nature corruptrice. Or corrompre est le propre du mal, comme le dit Denys
dans les Noms Divins IV, 20. Donc le mal possиde une certaine nature qui
tend vers une certaine fin. 11. De plus, ce qui n'est
pas quelque chose ne peut кtre un genre, parce qu'il n'y a pas d'espиces pour
le non-кtre, comme le dit le Philosophe dans les Topiques IV, 6. Or le mal est
un genre, car il est dit dans les Prйdicaments 11, que le bien et le mal
ne se situent pas dans un genre, mais sont des genres par rapport aux autres
choses. Donc le mal est quelque chose. 12. De plus, ce qui n'est
pas quelque chose ne peut pas кtre une diffйrence constitutive d'une rйalitй,
parce que toute diffйrence a unitй et кtre, comme il est dit dans la
Mйtaphysique III, 8. Or le bien et le mal sont des diffйrences constitutives
de la vertu et du vice. Donc le mal est quelque chose. 13. De plus, ce qui n'est
pas quelque chose ne peut кtre augmentй et diminuй. Or le mal est augmentй et
diminuй, car l'homicide est un mal plus grand que l'adultиre. Et on ne peut pas
dire qu'on appelle plus grand un mal dans la mesure oщ il corrompt davantage de
bien, parce que la corruption du bien est l'effet du mal. Or la cause ne
connaоt pas accroissement ou diminution а cause de l'effet, mais c'est l'inverse.
Donc le mal est quelque chose. 14. De plus, tout ce
qui existe de par sa position dans un lieu est quelque chose. Mais le mal est
dans ce cas, car saint Augustin dit dans l'Enchiridion XI que "le
mal qui occupe son lieu met davantage en valeur le bien". Et on ne peut
pas dire qu'il faut comprendre ce mal du point de vue du bien dans lequel il
existe, car le mal met en valeur le bien par l'opposition qu'il a avec lui,
йtant donnй que "les rйalitйs opposйes ressortent davantage, placйes l'une
prиs de l'autre". Donc le mal, en tant que tel, est quelque chose. 15. De plus, le
Philosophe dit, dans les Physiques V, 2, que toute mutation procиde d'un
sujet а un sujet, ou d'un sujet а un non-sujet, ou d'un non-sujet а un sujet;
et il appelle sujet ce qui est dйsignй par l'affirmation. Or, lorsque quel qu'un
change du bien au mal, il n'y a pas changement d'un sujet а un non-sujet ou d'un
non-sujet а un sujet, parce que ces mutations sont gйnйration et corruption.
Donc il y a changement d'un sujet а un sujet; et ainsi il semble que le mal
soit quelque chose qui existe positivement. 16. De plus, le
Philosophe dit dans la Gйnйration I, 7 que la corruption de l'un est la
gйnйration de l'autre. Or le mal, en tant que mal, produit la corruption, selon
ce que dit Denys dans les Noms Divins IV, 10; donc le mal, en tant que
mal, engendre quelque chose. Et ainsi, il faut qu'il soit quelque chose, car
tout ce qui est engendrй est engendrй par quelque chose. 17. De plus, le bien
a raison d'objet dйsirable, parce que le bien est ce que tous dйsirent, comme
il est dit dans l'Йthique I, 1; et, pour la mкme raison, le mal a raison
d'objet а fuir. Or il arrive que ce qui est signifiй de faзon nйgative soit
dйsirй naturellement, et que ce qui est signifiй de faзon affirmative soit fui
naturellement; ainsi, la brebis fuit naturellement la prйsence du loup, et elle
dйsire son absence. Donc le bien n'est pas davantage une rйalitй que le mal. 18. De plus, une
peine, en tant que peine, est juste, et ce qui est juste est bon. Donc une
peine, en tant que peine, est un certain bien. Mais la peine, en tant que
peine, est un certain mal, car le mal se divise entre la peine et la faute. Donc
un certain mal, en tant que tel, est un bien; mais tout bien est quelque chose.
Le mal, en tant que mal, est donc quelque chose. 19. De plus, si la
bontй n'йtait pas quelque chose, rien ne serait bon. Donc, de faзon semblable,
si la malice n'est pas quelque chose, rien n'est mal. Or on constate qu'il
existe de nombreux maux. Donc la malice est quelque chose. 20. Mais on peut dire
que le mal n'est pas un кtre de nature ni de moralitй, mais un кtre de raison. -On
objecte а cela que le Philosophe dit dans la Mйtaphysique VII, le bien
et le mal sont dans les choses, tandis que le vrai et le faux sont dans la
raison. Le mal n'est donc pas seulement un кtre de raison, mais il est quelque
chose dans les rйalitйs naturelles. (1) Malitia:
non au sens moral, simplement l'opposй de bonitas -caractиre de ce qui est mal
ou mauvais.
Cependant: 1. Il y a ce que dit
saint Augustin dans la Citй de Dieu XI, 9: le mal n'est pas une nature,
mais que c'est le dйfaut de bien qui reзoit ce nom. 2. De plus, il est
dit dans saint Jean I, 3: "Tout a йtй fait par lui." Or le mal n'a
pas йtй fait par le Verbe, comme le dit saint Augustin dans le Traitй sur saint
Jean I, 1. Donc le mal n'est pas quelque chose. 3. De plus, on ajoute
au mкme endroit: "Sans lui, le “rien” a йtй fait", c'est-а-dire le
pйchй, "parce que le pйchй n'est “rien” et que les hommes deviennent nйant
quand ils pиchent", comme le dit la Glose au mкme endroit; et, pour la
mкme raison, tout autre mal n'est rien. Le mal n'est donc pas quelque chose.
Rйponse: Comme pour le blanc, on parle de mal en
deux sens. En effet, lorsqu'on dit blanc, on peut l'entendre dans un sens de ce
qui est le sujet de la blancheur; dans un autre sens, on appelle blanc ce qui
est blanc en tant que blanc, а savoir l'accident lui-mкme. Et de mкme du mal,
on peut l'entendre dans un sens de ce qui est le sujet du mal, et c'est alors
quelque chose; on peut l'entendre dans un autre sens du mal lui-mкme, et alors
ce n'est pas quelque chose, mais la privation de quelque bien particulier. Pour
en avoir l'йvidence, il faut savoir qu'une rйalitй est bonne, au sens propre du
terme, en tant qu'elle est dйsirable, car, selon le Philosophe dans l'Йthique
I, 1, c'est d'une faзon excellente que l'on a dйfini le bien comme йtant ce que
tout кtre dйsire; or on appelle mal ce qui s'oppose au bien. Aussi, il faut que
le mal soit ce qui s'oppose au dйsirable en tant que tel. Or il est impossible que cela soit quelque
chose, et cela ressort d'une triple rai son. D'abord assurйment parce que le
dйsirable a raison de fin; or l'ordre des fins est comme l'ordre des agents. En
effet, plus un agent est йlevй et universel, plus aussi la fin pour laquelle il
agit est un bien universel, car tout agent agit en vue d'une fin et d'un
certain bien. Cela apparaоt de faзon manifeste dans les choses humaines, car
celui qui rйgit la citй vise un certain bien particulier, qui est le bien de la
citй. Mais le roi, qui est plus йlevй que lui, vise le bien universel, qui est
la paix de tout le royaume. Donc puisque, dans les causes qui agissent, on ne
peut remonter а l'infini, mais qu'il faut en venir а un кtre premier, qui est
la cause universelle de l'кtre, il faut qu'il y ait aussi un bien universel en
qui tous les biens se rйsument; et ce ne peut кtre rien d'autre que celui-lа
mкme qui est l'agent premier et universel; car, puisque le dйsirable meurt le
dйsir, et qu'il faut que le premier moteur ne soit pas mы, il est nйcessaire
que le premier et universel dйsirable soit le bien premier et universel, de
telle sorte que toute chose opиre en raison du dйsir de ce bien. De mкme donc
qu'il faut que tout ce qui existe dans les choses provienne de la cause
premiиre et universelle d'кtre, de la mкme faзon, il faut que tout ce qui
existe dans les choses provienne du bien premier et universel. Or ce qui
provient du bien premier et universel ne peut кtre seulement qu'un bien
particulier, de mкme que ce qui provient de la cause premiиre et universelle d'кtre
est un existant particulier. Donc il faut que tout ce qui a quelque rйalitй
soit un bien particulier; aussi on ne peut, en tant que cela est, l'opposer au
bien. Il en rйsulte que le mal, en tant que mal, n'est pas une rйalitй dans les
choses, mais qu'il est la privation d'un bien particulier, attachй а quelque
bien particulier. Deuxiиmement, la mкme conclusion apparaоt
du fait que tout ce qui existe dans les choses possиde une certaine inclination
et un dйsir de ce qui lui convient. Or tout ce qui a raison de dйsirable a
raison de bien. Donc tout ce qui existe dans les choses possиde une convenance
avec un certain bien; mais le mal, en tant que tel, ne s'accorde pas avec le
bien, mais s'oppose а lui; le mal n'est donc pas une rйalitй dans les choses.
Du reste, si le mal йtait une certaine rйalitй, il ne dйsirerait rien ni ne
serait dйsirй par personne; et, par consйquent, il n'aurait ni action ni
mouvement, car rien n'agit ou n'est mы, sinon en raison du dйsir de la fin. Troisiиmement, la mкme conclusion apparaоt
du fait que le fait mкme d'exister a par-dessus tout raison de dйsirable; aussi
nous voyons que chacun aspire naturellement а conserver son existence, repousse
ce qui la dйtruit, et y rйsiste autant qu'il le peut. Ainsi donc, le fait mкme
d'exister, en tant qu'il est dйsirable, est un bien. Il faut donc que le mal,
qui s'oppose universellement au bien, s'oppose aussi au fait d'exister. Or ce
qui est opposй au fait d'exister ne peut кtre une rйalitй existante. Aussi je dis que ce qui est mal n'est pas
quelque chose; cependant, celui а qui il arrive d'кtre mauvais est quelque
chose, dans la mesure oщ le mal ne le prive que d'un bien particulier; ainsi,
le fait mкme d'кtre aveugle n'est pas quelque chose, mais celui а qui il arrive
d'кtre aveugle est quelque chose.
Solutions des objections: 1. On peut dire que
quelque chose est mauvais de deux faзons, d'une maniиre absolue, et d'une autre
faзon, sous un certain rapport. Or on appelle mal, absolu ment parlant, ce qui
est mal en lui-mкme. Et c'est ce qui est privй de quelque bien particulier qui
est dы а sa perfection propre; ainsi, la maladie est le mal de l'animal, parce
qu'elle empкche l'йgalitй des humeurs, qui est requise pour l'existence
parfaite de l'animal. Mais on dit qu'est mal sous un certain rapport ce qui n'est
pas mal en soi, mais pour un autre, parce qu'il n'est pas privй d'un bien qui
serait dы а sa perfection propre, mais d'un bien qui est dы а la perfection d'une
autre rйalitй; ainsi, dans le feu, il y a privation de la forme de l'eau, qui n'est
pas due а sa perfection de feu, mais qui est due а celle de l'eau; aussi, le
feu n'est pas un mal en soi, mais un mal pour l'eau. De mкme, l'ordre de la justice
comporte l'adjonction de la privation du bien particulier d'un pйcheur, pour
autant que l'ordre de la justice demande que celui qui pиche soit privй du bien
qu'il dйsire. Ainsi donc, la peine est en soi bonne, absolument parlant, mais
elle est un mal pour lui. Et on dit que Dieu crйe ce mal, mais qu'il fait la
paix, parce que le dйsir du pйcheur ne coopиre pas а la peine, tandis que
coopиre а la paix le dйsir de celui qui reзoit la paix. Or crйer, c'est faire
quelque chose sans rien de prйsupposй. Et de la sorte, il est йvident qu'on dit
que le mal est crйй, non pas en tant qu'il est mal, mais en tant qu'il est un
bien absolument parlant, et un mal sous un certain rapport. 2. Le bien et le mal
s'opposent proprement, comme la privation et la possession, parce que, comme le
dit Simplicius dans son Commentaire des Prйdicaments XI, on nomme contraires au
sens propre des йlйments dont l'un et l'autre sont des choses conformes а la
nature, comme le chaud et le froid, le blanc et le noir; mais les autres
йlйments, dont l'un est conforme а la nature et l'autre s'йcarte de la nature,
ne s'opposent pas au sens propre comme des contraires, mais comme la privation
et la possession. Mais il existe une double privation: l'une consiste dans la
privation accomplie, comme la mort ou la cйcitй, alors que l'autre consiste
dans la privation en voie de rйalisation, comme la maladie qui est le chemin
vers la mort, et l'ophtalmie qui est le chemin vers la cйcitй. Les privations
de ce genre sont appelйes parfois contraires en tant qu'elles possиdent encore
quelque chose de ce dont elles sont privйes, et c'est de cette maniиre qu'on
dit du mal qu'il est un contraire, parce qu'il ne prive pas du bien en sa
totalitй, mais qu'il reste quelque chose du bien. 3. Si le noir ne
retenait pas quelque chose de la nature de couleur, il ne pourrait кtre
contraire au blanc, parce qu'il faut que les contraires appartiennent au mкme
genre. Donc, bien que ce en quoi le blanc et le noir s'accordent ne suffise pas
а la notion de contrariйtй, il ne pourrait pourtant sans cela exister de
contrariйtй et, semblablement, bien que ce en quoi le mal et le bien s'accordent
ne suffise pas а la notion de contrariйtй, il ne pourrait pourtant, sans cela,
exister de contrariйtй. 4. La raison qui fait
que c'est davantage dans le domaine de la moralitй que dans celui de la nature
que le mal est dit contraire au bien, c'est que les choses morales dйpendent de
la volontй; l'objet de la volontй est, en effet, le bien et le mal. Or tout
acte reзoit son nom et son espиce de son objet. Ainsi donc, en tant que l'acte
de volontй porte sur un mal, il reзoit raison et nom de mal; et c'est ce mal
qui est proprement contraire au bien; et cette contrariйtй passe des actes а l'habitus,
pour autant que actes et habitus sont semblables. 5. Les tйnиbres ne
sont pas contraires а la lumiиre, mais sont sa privation; seulement, Aristote
emploie frйquemment le terme de contraire pour celui de privation, parce qu'il
dit lui-mкme que la privation est, d'une certaine maniиre, un contraire, et que
la premiиre contrariйtй est entre la privation et la forme. 6. Les tйnиbres
venues, il ne reste rien de la lumiиre, mais demeure seulement une puissance а
la lumiиre, qui n'est pas quelque chose des tйnиbres, mais leur sujet. C'est
ainsi, en effet, qu'avant que l'air ne soit illuminй, il йtait aussi seule ment
en puissance а la lumiиre. Et en parlant au sens propre, la lumiиre n'existe
pas, ni ne vient ou se corrompt; mais c'est l'air dont on dit qu'il est ou
devient illuminй, ou se corrompt au point de vue de la lumiиre. 7. Selon ce que dit
Simplicius dans son Commentaire sur les Prйdicaments, entre le mal et le bien,
entendus au sens de la moralitй, on trouve un certain milieu; ainsi, l'acte
indiffйrent est un milieu entre l'acte vertueux et l'acte vicieux. 8. On dit que le mal,
pris au sens abstrait, а savoir le mal en tant que tel, cor rompt, non certes
au sens actif, mais formellement, en tant qu'il est la corruption mкme d'un
bien, comme on dit aussi que la cйcitй corrompt la vue, en tant qu'elle est la
corruption mкme ou la privation de la vue; mais ce qui est mal, si c'est
vraiment un mal absolument parlant, а savoir si c'est un mal en soi, cor rompt
vraiment, c'est-а-dire qu'il conduit а l'acte et а son effet ce qui est cor
rompu, non pas en agissant, mais en manquant d'agir, c'est-а-dire par dйfaut de
puissance; ainsi la semence mal disposйe fait dйfaut dans la gйnйration et pro
duit un monstre, et c'est une corruption de l'ordre naturel. Mais ce qui n'est
pas un mal absolument parlant et en soi, rйalise, selon une puissance active
parfaite, une corruption parfaite, non pas absolument parlant, mais une
corruption en quelque maniиre. 9. Au sens formel,
corrompre n'est pas mouvoir ni agir, mais кtre corrompu; alors qu'au sens
actif, corrompre c'est mouvoir ou agir, en sorte pourtant que tout ce qu'il y a
en fait d'action ou de mouvement appartient а la puissance du bien, et que ce
qu'il y a en fait de dйficience appartient au mal, de quelque faзon qu'on le
considиre; ainsi, dans la claudication, tout ce qui est mouvement vient de la
force qui fait marcher, mais le dйfaut de rectitude vient de la courbure de la
jambe; et encore, le feu engendre le feu en tant qu'il possиde telle forme,
mais il corrompt l'eau, en tant qu'а cette forme de feu est jointe telle
privation. 10. La corruption qui
provient de ce qui est mal absolument parlant et par soi, ne peut кtre
naturelle, mais c'est plutфt un йcart par rapport а la nature; mais la corruption
qui provient de ce qui est un mal pour autrui peut кtre naturelle; ainsi le feu
corrompt l'eau; et alors, ce qui vise est un bien absolument parlant, а savoir
la forme du feu, mais ce qui est visй, c'est principalement l'existence du feu
ainsi engendrй et, secondairement, la non-existence de l'eau, dans la mesure oщ
elle est requise а l'existence du feu. 11. Cette parole du
Philosophe fait difficultй car, si le bien et le mal ne sont pas dans un genre,
mais sont des genres, la distinction des dix prйdicaments est anйantie. Et c'est
pourquoi, comme le dit Simplicius dans son Commentaire des Prйdicaments,
certains l'ont rйsolue en disant que la parole du Philosophe doit кtre entendue
en ce sens que le bien et le mal sont des genres pour les contraires, а savoir
le vice et la vertu; pourtant, ils ne se situent pas dans un genre contraire,
mais dans la qualitй. Mais cette explication ne paraоt pas convenable, parce
que ce troisiиme membre ne diffиre pas du premier membre de la division posйe
par Aristote, а savoir que certains contraires sont du mкme genre. Aussi
Porphyre a t-il dit que certains parmi les contraires sont univoques, et
ceux-ci sont ou bien dans un mкme genre immйdiat, comme le blanc et le noir
dans le genre couleur, ce qui est le premier йlйment de la division йtablie par
Aristote ou bien ils appartiennent а des genres contraires immйdiats, comme la
chastetй et l'impudicitй qui sont comprises sous la vertu et le vice, ce qui
est le deuxiиme йlйment; d'autres, au contraire, sont йquivoques, comme le bien,
qui enveloppe tous les genres, comme aussi l'кtre et, semblablement, le mal.
Aussi dit-il que le bien et le mal n'appartiennent ni а un seul genre, ni а
plusieurs, mais qu'ils sont eux-mкmes des genres, pour autant qu'on peut
appeler un genre ce qui transcende les genres, comme l'кtre et l'un. Quant а
Jamblique, il propose deux autres solutions: l'une, c'est qu'on appelle le bien
et le mal des genres pour les contraires, en tant que l'un des contraires est
en dйfaut par rapport а l'autre, comme le noir par rapport au blanc, et l'amer
par rapport au doux; et, de la sorte, tous les contraires se ramиnent d'une
certaine faзon au bien et au mal, dans la mesure oщ tout dйfaut a raison de
mal. De lа vient que, dans les Physiques I, 10, il est dit que les contraires
se comparent toujours entre eux comme le meilleur et le pire. L'autre solution,
c'est qu'Aristote s'est exprimй selon l'opinion de Pythagore, qui a posй deux
ordres des choses, l'un contenu sous le bien, l'autre sous le mal. Bien souvent
d'ailleurs, en logique, il se sert d'exemples qui ne sont pas vrais selon sa
propre opinion, mais sont considйrйs comme probables selon l'opinion d'autrui.
Et il est ainsi clair, selon ce qu'on vient de dire, qu'il ne faut pas admettre
que le mal soit quelque chose. 12. Le bien et le mal
ne sont des diffйrences que dans le domaine moral, dans lequel le mal signifie
quelque chose de positif, pour autant que l'acte de volontй lui-mкme est
dйnommй mauvais en raison de ce qui est voulu, bien que ce mal lui-mкme ne
puisse кtre voulu que sous la raison de bien. 13. Une chose est
dite plus mauvaise qu'une autre, non pas parce qu'elle se rapproche de ce qui
serait suprкmement mauvais, ni а cause de diverses faзons de participer d'une
certaine forme, comme on dit que quelque chose est plus ou moins blanc, selon
diverses participations de la blancheur; mais on dit que quelque chose est plus
ou moins mal, en tant qu'il est plus ou moins privй du bien, non pas par
maniиre de cause efficiente, mais formelle. On dit en effet que l'homicide est
un plus grand pйchй que l'adultиre, non pas parce qu'il corromprait davantage
le bien naturel de l'вme, mais parce qu'il йcarte davantage la bontй de l'acte
lui-mкme: l'homicide est plus opposй que l'adultиre au bien de la charitй qui
doit informer l'acte vertueux. 14. Rien n'empкche
que le mal occupe une position locale, selon ce qui reste de bien en lui, et qu'il
fasse valoir le bien par son opposition en tant qu'il est mal. 15. Le sujet qui est
dйsignй par l'affirmation est non seulement un contraire, mais aussi une
privation. En effet, le Philosophe dit au mкme endroit qu'une certaine
privation est indiquйe par l'affirmation, comme le nu; et, de plus, rien n'empкche
de dire qu'un changement du bien au mal est une certaine corruption, en sorte qu'on
peut l'appeler un changement d'un sujet а ce qui n'est pas un sujet. Pourtant,
lorsqu'un homme passe de la bontй de la vertu а la malice, c'est un mouvement
de qualitй а qualitй, comme cela est clair par ce qui a йtй dit prйcйdemment. 16. Comme Denys l'explique,
le mal corrompt en tant qu'il est mal, mais n'engendre pas en tant que mal,
mais pour autant qu'il garde quelque chose du bien. 17. Le non-кtre n'est
jamais dйsirй sinon dans la mesure oщ, grвce а un certain non-кtre, on conserve
sa propre existence; ainsi la brebis dйsire l'absence du loup en vue de la
conservation de sa propre vie, et elle ne fuit la prйsence du loup que pour
autant que celle-ci est nuisible а sa propre vie. Il ressort de lа que, de soi,
l'кtre est dйsirй, tandis qu'on le fuit par accident et le non-кtre est fui de
soi, et dйsirй par accident. Et c'est pourquoi le bien, en tant que bien, est
quelque chose, tandis que le mal, en tant que mal, est une privation. 18. Une peine, en
tant que peine, est le mal d'un sujet; en tant qu'elle est juste, elle est un
bien, absolument parlant. Or rien n'empкche que ce qui est un bien absolument
parlant soit le mal de quelque sujet, comme la forme du feu, qui est un bien
absolument parlant, est pourtant le mal de l'eau. 19. L'кtre peut se
dire d'une double maniиre: d'une premiиre maniиre, selon qu'il signifie une
nature comprise dans les dix genres, et, entendu de la sorte, ni le mal ni
aucune privation ne sont de l'кtre ou quelque chose. D'une autre maniиre, en
tant qu'il rйpond а la question: "est-il ?" et, de cette faзon, le
mal existe, comme la cйcitй existe. Cependant, le mal n'est pas quelque chose,
parce que кtre quelque chose ne signifie pas seulement ce qui rйpond а la
question: est-il ?", mais ce qui rйpond aussi а la question: "qu'est-il
?" 20. Le mal existe
bien dans les choses, mais comme une privation, non comme quelque chose de rйel;
mais dans la raison, il existe comme quelque chose de compris; et c'est
pourquoi on peut dire que le mal est un кtre de raison et non rйel, car il est
quelque chose dans l'intelligence, mais non dans la rйalitй. Et le fait mкme d'кtre
compris, selon lequel on dit que quelque chose est un кtre de raison, est bon,
car il est bon qu'une chose soit comprise.
ARTICLE
2: LE MAL EST-IL DANS LE BIEN?
Lieux parallиles
dans l'њuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, la, Question 48, article
3 II Sent. D. 34, Question 1, article 4; III Contra Gentils, chapitre 11;
Compendium Theologiae chapitre 118.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, Denys
dit dans les Noms Divins IV, 20 que le mal n'est ni existant, ni dans
les choses existantes; et il le prouve par le fait que tout ce qui existe est
un bien. Or, le mal n'est pas dans le bien, donc il n'est pas dans les choses existantes. 2. Mais on peut dire
que le mal est dans ce qui existe et dans le bien, non pas en tant que c'est un
existant ou un bien, mais en tant qu'il est dйficient. -On objecte а cela que
tout dйfaut a raison de mal. Si donc le mal affecte ce qui existe, en tant que
dйficient, le mal est dans l'existant, en tant que cet existant est mauvais. Un
certain mal est donc prйsupposй dans l'existant pour qu'il puisse кtre le sujet
du mal; la question reviendra а propos de ce mal, pour savoir quel est son
sujet; et si c'est l'existant, en tant que dйficient, qui est son sujet, il
faudra prйsupposer un autre mal et, de la sorte, remonter а l'infini. Il faut
donc s'en tenir а la premiиre solution, а savoir que, si le mal est dans ce qui
existe, il est en lui, non en tant qu'il est dйficient, mais en tant qu'il est
existant, ce qui va contre Denys. 3. De plus, le mal et
le bien sont des opposйs. Or l'un des opposйs n'est pas dans l'autre, ainsi le
froid n'est pas dans le feu. Le mal n'est donc pas dans le bien. 4. Mais on peut dire
que le mal n'existe pas dans le bien qui lui est opposй, mais dans un autre
bien. -On objecte а cela que, tout ce qui convient а plusieurs кtres leur
convient selon une nature unique. Or le bien convient а plusieurs кtres et, de
mкme, le mal. Donc c'est selon une nature commune unique que le bien convient а
tous les objets bons, et le mal а tous les objets mauvais. Or le mal, pris
communйment, est opposй au bien. Donc le mal, quel qu'il soit, est opposй au
bien, quel qu'il soit. Et ainsi, si quelque mal se trouve dans un bien, il en
rйsulte qu'un opposй se trouve dans son opposй. 5. De plus, saint
Augustin dit dans l'Enchiridion 14 que, du fait que le mal est dans le
bien, la rиgle des dialecticiens qui dit que des contraires ne peu vent exister
ensemble est fausse. Or elle ne serait pas fausse si le mal n'existait pas dans
le bien qui lui est opposй. Donc, du fait que le mal existe dans le bien, il en
rйsulte qu'un opposй existe dans son opposй. Et cela est absolument impossible,
parce que tous les opposйs incluent en eux une contradiction, et les contradictoires
ne peuvent absolument pas exister ensemble. Le mal n'est donc pas dans le bien. 6. De plus, tout ce
qui existe dans un кtre est causй ou bien par le sujet comme un accident
naturel, ainsi la chaleur causйe par le feu, ou bien par quelque agent
extйrieur, ainsi la chaleur de l'eau causйe par le feu, qui n'est pas un
accident naturel. Si donc le mal existe dans le bien, il est causй ou par le
bien ou par quelque chose d'autre. Or il n'est pas causй par le bien, parce que
le bien ne peut кtre la cause du mal, selon ce qui est йcrit en saint Matthieu
VII, 18: "Un bon arbre ne peut faire de mauvais fruits." Et il ne
peut pas davantage кtre causй par quelque chose d'autre, parce que ce sera,
soit un mal, soit le principe commun du mal et du bien. Or un mal non causй par
le bien ne peut pas кtre la cause du mal qui est dans le bien, car ainsi il s'ensuivrait
que la dualitй n'aurait pas toujours avant elle l'unitй. Et il n'est derechef
pas possible qu'il existe un principe commun du bien et du mal, parce que le
mкme agent, sous le mкme rapport, ne produit pas des effets divers et
difformes. Le mal ne peut donc en aucune maniиre exister dans le bien. 7. De plus, aucun
accident ne diminue ni ne corrompt le sujet dans lequel il existe. Or le mal
diminue et corrompt le bien. Donc le mal n'existe pas dans le bien. 8. De plus, de mкme
que le bien concerne l'acte, ainsi le mal concerne au contraire la puissance;
aussi le mal ne se trouve t-il que dans ce qui est en puissance, comme on le
dit dans la Mйtaphysique IX, 10. Or le mal est en puissance, de mкme que
toute privation. Le mal n'existe donc pas dans le bien, mais dans le mal. 9. De plus, le bien
et la fin sont une mкme chose, comme on le lit dans la Mйtaphysique V, 3
et les Physiques II, 5. Or la forme et la fin reviennent au mкme, comme
il est dit dans les Physiques II, 11. Mais la privation de la forme
substantielle exclut la forme de la matiиre; elle ne laisse donc nul bien.
Donc, puisque la privation se situe dans la matiиre et qu'elle a raison de mal,
il semble que tout mal n'existe pas dans un bien. 10. De plus, plus un
sujet est parfait, plus aussi un accident se trouve intensйment en lui; ainsi,
plus le feu est parfait, plus il est chaud. Si donc le mal rйsidait dans le
bien comme en son sujet, il en rйsulterait que plus un bien serait par fait,
plus le mal y serait grand, ce qui est impossible. 11. De plus, tout
sujet est enclin а conserver ses accidents. Or le mal n'est pas gardй par le
bien, mais plutфt dйtruit. Donc le mal n'est pas dans le bien comme dans son
sujet. 12. De plus, tout
accident donne son nom au sujet. Si donc le mal йtait dans le bien, il
donnerait son nom au bien, et il en rйsulterait que le bien serait mal, ce qui
va contre ce qui est dit dans Isaпe 5, 20: "Malheur а ceux qui appellent
le bien un mal." 13. De plus, ce qui n'est
pas, n'est pas dans un sujet. Or le mal est un non-кtre. Donc il n'est pas dans
le bien. 14. De plus, de mкme
que le dйfaut appartient а la raison de mal, de mкme la perfection а la raison
de bien. Or le mal n'existe pas dans un sujet parfait, puis qu'il est une
corruption. Donc le mal n'existe pas dans le bien. 15. De plus, le bien
est ce que tout кtre dйsire. Or ce qui est le sujet du mal n'est pas dйsirable,
car personne ne dйsire vivre dans la peine, comme il est dit dans l'Йthique
IX, 11. Donc ce qui est le sujet du mal n'est pas le bien. 16. De plus, nul кtre
ne nuit sinon а son opposй. Si donc le mal n'existe pas dans le bien qui lui
est opposй, mais dans un autre bien, il ne lui nuira pas; et, par le fait, il n'aura
pas raison de mal, parce qu'il est mal dans la mesure oщ il nuit au bien, comme
le dit saint Augustin dans l'Enchiridion 12 et dans la Nature du Bien
6. Or il ne peut exister dans le mal qui lui est opposй. Le mal n'existe donc
dans aucun bien.
Cependant: 1) Il y a ce que dit
saint Augustin dans l'Enchiridion 14: le mal ne peut exister que dans le
bien. 2. De plus, le mal
est la privation du bien, comme le dit saint Augustin dans l'Enchiridion
II. Or la privation exige un sujet, car elle est une nйgation dans une
substance, comme il est dit dans la Mйtaphysique IV, 3. Le mal implique
donc un sujet. Mais tout sujet est bon puisqu'il existe, parce que le bien et l'кtre
reviennent au mкme. Le mal est donc dans le bien.
Rйponse: Le mal ne peut exister que dans le bien.
Pour en avoir l'йvidence, il faut savoir que l'on peut parler du bien de deux
faзons: d'une premiиre faзon, on parle du bien absolument; d'une autre faзon,
en dйsignant ce bien-ci, ainsi un homme bon ou un oeil bon. Si nous parlons donc du bien absolument,
le bien possиde l'extension la plus йtendue, plus йtendue mкme que l'кtre,
comme c'йtait l'avis des Platoniciens. En effet, comme le bien est ce qui est
dйsirable, ce qui est dйsirable par soi est par soi un bien et c'est la fin.
Mais comme, du fait que nous dйsirons la fin, il s'ensuit que nous dйsirons ce
qui est ordonnй а cette fin, il en rйsulte que ce qui est ordonnй а la fin, du
seul fait de l'ordination а la fin ou au bien, a raison de bien: aussi les
choses utiles sont comprises sous la catйgorie du bien. Or tout ce qui est en
puissance au bien, du seul fait qu'il est en puissance au bien, a un ordre au
bien, йtant donnй qu'кtre en puissance n'est rien d'autre qu'кtre ordon nй а l'acte.
Il est donc йvident que ce qui est en puissance, du seul fait qu'il est en
puissance, a raison de bien. Tout sujet, par consйquent, en tant qu'il
est en puissance а l'йgard de n'importe quelle perfection, mкme la matiиre
premiиre, du seul fait qu'il est en puissance, a raison de bien. Et comme les
Platoniciens ne distinguaient pas entre matiиre et privation, rangeant la
matiиre avec le non-кtre, ils disaient que le bien s'йtend а plus d'objets que
l'кtre. Et c'est cette voie que Denys paraоt avoir
suivie dans les Noms Divins IV, 3, en plaзant le bien avant l'кtre. Et,
bien que la matiиre se distingue de la privation et ne soit pas du non-кtre,
sinon par accident, cette considйration demeure pour tant vraie а un certain
point de vue, parce que la matiиre premiиre n'est dite кtre qu'en puissance, et
elle a l'кtre absolument parlant grвce а la forme, alors qu'elle a par
elle-mкme la puissance; et, comme la puissance a raison de bien, comme on l'a
dit, il en rйsulte que c'est de par elle-mкme que le bien lui convient. Bien que tout ce qui existe, soit en acte,
soit en puissance, puisse кtre appelй un bien absolument parlant, il ne s'ensuit
pas pourtant que n'importe quelle rйa litй soit ce bien particulier; ainsi, si
un homme est bon absolument parlant, il ne s'ensuit pas qu'il soit un bon
joueur de cithare, mais il ne l'est que lorsqu'il possиde а la perfection l'art
de jouer de la cithare. Ainsi donc, bien qu'un homme, du fait mкme qu'il est
homme, soit un certain bien, il n'est pourtant pas de ce fait un homme bon, car
ce qui rend chacun bon, c'est sa propre vertu. La vertu, en effet, c'est ce qui
rend bon celui qui la possиde, selon le Philosophe dans l'Йthique II, 6.
Or la vertu est le stade ultime de la puissance d'une chose, comme il est dit
dans le Ciel 1, 25. Il est par lа йvident qu'une rйalitй n'est qualifiйe de
bonne que lorsqu'elle possиde sa perfection propre ainsi un homme est dit bon
lorsqu'il possиde sa perfection d'homme, et un oeil bon lorsqu'il possиde sa
perfection d'oeil. Il apparaоt donc, d'aprиs ce qu'on vient d'exposer,
qu'on parle de bien en trois sens; dans un premier sens, c'est la perfection
mкme de la chose qui est appelйe son bien; ainsi, on appelle l'acuitй visuelle
le bien de l'oeil, et la vertu le bien de l'homme. Dans un second sens, on
appelle bien une rйalitй qui possиde sa perfection, ainsi un homme vertueux et
un oeil perзant. On appelle bon dans un troisiиme sens le sujet lui-mкme, en
tant qu'il est en puissance а la perfection; ainsi, l'вme est en puissance а la
vertu et la substance de l'oeil а l'acuitй visuelle. Йtant donnй que le mal, comme on l'a dit
plus haut, n'est rien d'autre que la privation d'une perfection requise, et que
la perfection n'existe que dans un кtre en puissance, puisque nous disons qu'est
privй ce qui est fait pour avoir une chose et qui ne l'a pas, il en rйsulte que
le mal est dans le bien, du fait que l'кtre en puissance est appelй bien. En ce
qui concerne le bien qui est une perfection, il est supprimй par le mal, aussi
ne peut-il y avoir de mal en un tel bien. Quant au bien qui est composй d'un
sujet et d'une perfection, il est diminuй par le mal, dans la mesure oщ la
perfection est enlevйe et que le sujet demeure; ainsi la cйcitй supprime la vue
et diminue l'oeil qui voit, et elle existe dans la substance de l'oeil, ou mкme
dans l'animal lui-mкme, comme en son sujet. Aussi, s'il existe un bien qui est
acte pur et ne possиde aucun mйlange de puissance, et tel est le cas de Dieu,
le mal ne peut en aucune faзon exister dans un tel bien. 1. Denys n'entend pas
dire que le mal n'est pas dans ce qui existe comme la privation dans son sujet,
mais que, comme il n'est pas une rйalitй qui existe par soi, il n'est pas non
plus une rйalitй positive qui existe dans le sujet. 2. Lorsqu'on dit que
le mal se trouve dans l'existant en tant que dйficient, cela peut se comprendre
d'une double maniиre: dans un premier sens, l'expression "en tant que"
indique une certaine concomitance, et alors ce qui est dit est vrai, а la faзon
dont on peut dire que le blanc est dans un corps en tant que le corps est
blanc. Dans un autre sens, l'expression "en tant que" indique une
raison prйexistante dans le sujet, et c'est ainsi que l'argumentation se
dйveloppe. 3. Le mal ne s'oppose
pas au bien dans lequel il existe. Il existe en effet dans un bien ce qui est en
puissance; or le mal est une privation, et la puissance ne s'oppose ni а la
privation ni а la perfection, mais elle est sous-jacente а l'une et l'autre.
Cependant, Denys, dans les Noms Divins IV, 21, se sert de cette raison
pour montrer que le mal n'est pas dans le bien comme quelque chose qui existe. 4. Cet argument a de
nombreux dйfauts: en effet, ce qui est avancй en premier lieu -ce qui convient
а plusieurs leur convient selon une nature commune unique -est vrai pour ce qu'on
attribue de faзon univoque а plusieurs кtres. Or le bien n'est pas attribuй de
faзon univoque а tous les biens, pas plus que l'кtre а tous les кtres, puisque
l'un et l'autre englobent tous les genres. Et c'est par cette rai son qu'Aristote
montre dans l'Йthique I, 6 qu'il n'y a pas une idйe commune de bien.
Deuxiиmement, parce que mкme en accordant que le bien se dise d'une maniиre
univoque, et aussi le mal, comme cependant le mal est une privation, il ne se
dit pas de nombreux кtres selon une unique notion commune. Troisiиmement, parce
qu'en accordant que l'un et l'autre soient univoques et que tous les deux
signifient une certaine nature, on pourrait bien dire que la nature commune du
mal s'opposerait а la nature commune du bien, mais il ne s'impose rait pas que
n'importe quel mal fыt opposй а n'importe quel bien; ainsi, le vice en gйnйral
s'oppose а la vertu en gйnйral, mais n'importe quel vice ne s'oppose pas а n'importe
quelle vertu: l'intempйrance ne s'oppose pas а la libйralitй. 5. Du fait que le mal
est dans le bien, la rиgle des dialecticiens n'est pas fausse en toute vйritй,
parce que le mal n'existe pas dans le bien qui lui est opposй, comme on l'a dit;
mais elle est fausse selon une certaine apparence, dans la mesure oщ le mal,
pris absolument, et le bien paraissent avoir une opposition. 6. Le mal, n'йtant
pas dans le sujet comme un accident naturel, n'est pas causй p le sujet, ni non
plus la privation par la puissance; il ne possиde pas davantage а l'extйrieur
une cause par soi, mais seulement une cause par accident, comme cela apparaоtra
quand on йtudiera la cause du mal. 7. Le mal existe
comme dans son sujet dans le bien qu'il diminue ou corrompt, dans la mesure oщ
on appelle un bien l'кtre en puissance. 8. Bien que, en soi,
l'acte soit un bien, il ne s'ensuit pourtant pas que la puis sance soit en
elle-mкme un mal; mais c'est le cas de la privation qui s'oppose а l'acte. Au
contraire, du seul fait que la puissance possиde une ordination а l'acte, elle
a raison de bien, comme on l'a dit. 9. Dans cet argument,
les dйfauts sont nombreux; d'abord, bien que de soi la fin soit bonne, ce n'est
cependant pas la fin seule qui est un bien, mais ce qui est ordonnй а la fin a
aussi raison de bien, du fait mкme de cette ordination, comme on l'a dit.
Secondement, parce que, bien qu'une certaine fin s'identifie а la forme, il ne
s'ensuit pas cependant que toute fin soit une forme; dans certains cas, en
effet, c'est l'opйration mкme ou l'usage qui est une fin, comme on le dit dans
l'Ethique I, 1. Et, de nouveau, йtant donnй que l'кtre produit est d'une certaine
faзon la fin de celui qui produit, la disposition а la forme est la fin pour
les arts qui prйparent la matiиre; et la matiиre elle-mкme, en tant que
produite par l'art divin, est sous cette raison un bien et une fin, dans la
mesure oщ c'est а elle que l'action du crйateur se termine. 10. Cette raison se
dйveloppe en envisageant les accidents qui accompagnent la nature du sujet,
comme la chaleur accompagne la nature du feu; il en va cependant autrement d'un
accident qui est un йcart par rapport а la nature, comme la maladie. Car, si la
maladie est un accident de l'animal, il ne s'ensuit pas que, plus l'animal sera
fort, plus il sera malade, mais il en sera d'autant moins malade; il en va de
mкme pour tout mal. On peut dire cependant que, plus une chose est en puissance
et plus elle est apte au bien, plus il sera mauvais de la priver elle-mкme du
bien. Or le bien qui est sujet du mal est une puissance; et ainsi, d'une
certaine maniиre, plus le sujet du mal est bon, plus le mal est grand. 11. Un sujet conserve
l'accident qui inhиre naturellement en lui. Or le mal n'est pas dans le bien
comme s'il inhйrait naturellement dans le bien; et pour tant, le mal ne
pourrait exister si le bien faisait totalement dйfaut. 12. Comme le dit
saint Augustin dans l'Enchiridion, 13, cette phrase du prophиte va
contre ceux qui disent que le bien, en tant que bien, est mal; mais non contre
ceux qui disent que ce qui est bien sous un certain rapport est un mal sous un
autre rapport. 13. On ne dit pas que
le mal est dans le bien comme une rйalitй exprimйe de faзon positive, mais
comme une privation. 14. C'est non
seulement ce qui est parfait qui a raison de bien, mais aussi ce qui est en
puissance а la perfection; et c'est dans un tel bien qu'est le mal. 15. Bien que ce qui
est sujet de la privation ne soit pas dйsirable en tant que soumis а la
privation, il est cependant dйsirable, du fait qu'il est en puissance а la
perfection; et selon cette considйration, c'est un bien. 16. Le mal nuit au
bien composй de puissance et d'acte, en tant qu'il lui enlиve sa perfection; il
nuit aussi au bien qui est en puissance, non pas comme en lui enlevant quelque
chose qui lui appartiendrait, mais pour autant qu'il est la sous traction mкme
ou la privation de la perfection а laquelle il s'oppose.
ARTICLE
3: LE BIEN EST-IL CAUSE DU MAL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia, Question
49, article 1; Ia-IIae, Question 75, article 1; II Commentaire des Sentences
D. 34, article 3; II Contra Gentiles chapitre 41; III, chapitres 10, 13;
De Pot. Question 3, article 6; De div. Nom. chapitre 4, lect. 22.
Objections: Il semble que non. 1. Il est dit en
effet dans saint Matthieu 7, 18: "Un bon arbre ne peut pas faire de
mauvais fruits." On appelle fruit l'effet d'une cause. Le bien ne peut
donc кtre cause du mal. 2. De plus, l'effet
possиde une ressemblance avec sa cause, car tout agent opиre un effet semblable
а lui. Or la ressemblance du mal ne prйexiste pas dans le bien. Le bien n'est
donc pas la cause du mal. 3. De plus, ce qui
fait partie des choses causйes se trouve d'avance substantiellement dans sa
cause. Si donc le mal est causй par le bien, il prйexiste substantiellement
dans le bien, ce qui est impossible. 4. De plus, un des
opposйs n'est pas cause de l'autre. Or le mal s'oppose au bien. Donc le bien n'est
pas cause du mal. 5. De plus, Denys dit
dans les Noms Divins IV, 19 que le mal ne vient pas du bien; et s'il
vient du bien, ce n'est pas un mal. 6. Mais on peut dire
que le bien, en tant qu'il est dйficient, est cause du mal. -On objecte а cela
que tout dйfaut a raison de mal. Si donc le bien, en tant que dйficient, est
cause du mal, il s'ensuit que le bien serait cause du mal, en tant qu'il
prйcontient en lui un certain mal; et alors reviendra la question sur l'origine
de ce mal. Ou bien on remontera donc а l'infini, ou bien il faudra en venir а
un mal premier qui soit cause du mal, ou bien il faudra dire que le bien, en
tant que tel, est cause du mal. 7. Mais on peut dire
que ce dйfaut qui prйexiste dans le bien, selon lequel il est cause du mal, n'est
pas un mal en acte, mais une possibilitй de dйfaillir, ou une puissance au
dйfaut. -On objecte а cela que le Philosophe dit, dans les Physiques II,
6, qu'on compare les causes selon leur puissance aux effets selon leur
puissance, et les causes selon leur acte aux effets selon leur acte. Du fait
donc qu'une chose a la possibilitй de dйfaillir, elle n'est pas la cause du
dйfaut en acte, qui est un mal en acte. 8. De plus, si on
pose une cause suffisante, on pose son effet, parce qu'il est de la raison de
la cause de faire que son effet doive кtre. Mais ce n'est pas toutes les fois
qu'une possibilitй de dйfaillir existe dans une crйature qu'on trouve en elle
le mal en acte. Supposons donc un кtre dйfectible, qui ne dйfaille pas encore а
l'instant A, mais qui dйfaille en acte а l'instant B. Donc, de deux choses l'une
ou quelque chose s'ajoute en l'instant B, qui n'existait pas dans l'instant A,
ou rien ne s'ajoute. Si rien ne s'ajoute, il ne dйfaillira pas en B, de mкme qu'il
ne dйfaillait pas en A; si, au contraire, quelque chose a йtй ajoutй, ou c'est
un bien ou c'est un mal. Si c'est un mal, il faudra remonter а l'infini, comme
plus haut; si c'est un bien, le bien est donc, en tant que tel, cause du mal,
et de la sorte, il s'ensuit qu'un bien plus grand est cause d'un mal plus
grand, et que le bien souverain est la cause du mal souverain. Ce n'est donc
pas le bien en tant que dйficient qui est la cause du mal. 9. De plus, tout
bien, en tant que crйй, peut dйfaillir. Si donc le bien, en tant qu'il peut
dйfaillir, est cause du mal, il s'ensuit que le bien, en tant que crйй, est
cause du mal. Or le bien crйй demeure toujours crйй, il sera donc toujours
cause du mal, ce qui ne convient pas. 10. De plus, si c'est
en tant que dйficient, en acte ou en puissance, que le bien est cause du mal,
il s'ensuit que Dieu, qui n'est en aucune faзon dйficient, ni en acte ni en
puissance, ne peut кtre la cause du mal. Cela va contre ce qui est dit en Isaпe
45,7: "Moi, le Seigneur, qui crйe le mal", et en Amos 3, 6: "Il
n'y a pas de mal dans la citй que Dieu n'ait fait." Donc le bien, en tant
que dйficient, n'est pas la cause du mal. 11. De plus, la
perfection est au bien ce que la dйfaillance est au mal. Donc, inversement, la
dйfaillance est au bien ce que la perfection est au mal. Mais il existe un
dйfaut qui, en tant que tel, est cause de bien; ainsi la foi, en tant qu'elle
est une vision en йnigme, ce qui relиve d'une dйfaillance de la vision, est
cause de mйrite. Le bien, en tant que parfait, et non pas en tant que
dйficient, peut donc кtre cause du mal. 12. De plus, pour
agir, trois йlйments sont requis: la raison qui dirige, la volontй qui
commande, la puissance qui exйcute. Or la dйfaillance dans la rai son, qui est
l'ignorance, excuse du mal, c'est-а-dire de la faute, et ainsi n'est pas cause
du mal; et, de mкme, la dйfaillance de la puissance, qui est la faiblesse, excuse.
Donc la dйfaillance qui est dans la volontй excuse aussi. Ce n'est donc pas la
volontй, en tant qu'elle est un bien dйficient, qui cause le mal. 13. De plus, si c'est
en tant que la volontй est dйficiente qu'elle cause le mal, c'est donc en tant
qu'elle est en dйfaut ou par rapport а un bien qui doit se trou ver en elle, et
c'est une peine, et alors la peine prйcйderait la faute; ou bien par rapport а
un bien qui ne doit pas se trouver en elle; et, d'un tel manque, aucun mal ne
rйsulte; en effet, aucun mal ne s'ensuit pour la pierre du fait qu'elle ne
possиde pas la vue. Le bien, en tant que dйficient, n'est donc en aucun cas la
cause du mal. 14. Mais on peut dire
que le bien, en tant que tel, peut кtre cause du mal, mais par accident. -On
objecte а cela que l'action de celui qui agit par accident atteint son effet
ainsi l'action de celui qui creuse une tombe parvient а la dйcouverte d'un
trйsor. Si donc le bien est cause du mal par accident, il en rйsulte que l'action
du bien atteint le mal lui-mкme; ce qui semble ne pas convenir. 15. De plus, celui
qui accomplit une action illicite non intentionnellement ne pиche pas; ainsi,
si quelqu'un a l'intention de frapper son ennemi et qu'il frappe aussi son
pиre. Or la cause par accident d'une chose est une cause qui ne vise pas cette
chose elle-mкme. Si donc le mal ne possиde qu'une cause par accident, il s'ensuivra
que personne ne pиche en faisant le mal, ce qui ne convient pas. 16. De plus, toute
cause par accident se ramиne а une cause par soi. Si donc le mal avait une
cause par accident, il semble s'ensuivre qu'il aurait une cause par soi. 17. De plus, ce qui
se produit de maniиre accidentelle se produit dans un petit nombre de cas; or
le mal se produit dans un grand nombre de cas, puisque, comme le dit l'Ecclйsiaste
1, 15: "Le nombre des sots est infini." Le mal a donc une cause par
soi et non seulement par accident. 18. De plus, la
nature est cause par soi de ce qui se produit naturellement, comme on le dit
dans les Physiques II, 1. Or certains maux se produisent de faзon
naturelle, comme se corrompre ou vieillir, comme on le dit dans les
Physiques V, 10. Il ne faut donc pas dire que le bien serait la cause par
accident du mal. 19. De plus, le bien
est acte et puissance. Or ni l'un ni l'autre ne sont cause du mal, car la
forme, qui est acte, est supprimйe par le mal; et le bien qui est puissance a
rapport aux deux, а savoir au bien et au mal; aucun bien n'est donc cause du
mal. Cependant: 1. Il y a ce que dit
saint Augustin dans l'Enchiridion 14: le mal ne peut venir que du bien. 2. De plus, Denys
dit, dans les Noms Divins IV, 31, que le principe et la fin de tous les
maux, c'est le bien.
Rйponse: La cause du mal, c'est le bien, а la faзon
dont le mal peut avoir une cause. Il faut savoir, en effet, que le mal ne peut
avoir de cause par soi; et cela est manifeste pour trois raisons. Premiиrement, parce que ce qui de soi a
une cause est visй par sa cause, car ce qui se produit en dehors de l'intention
de l'agent n'est pas un effet par soi, mais accidentel; ainsi, le fait de
creuser une tombe est la cause par accident de la dйcouverte d'un trйsor,
puisque celle-ci se produit en dehors de l'intention de celui qui creuse la
tombe. Or le mal, en tant que tel, ne peut pas кtre visй, ni voulu ou dйsirй d'aucune
faзon, parce que le fait d'кtre dйsirable a raison de bien, ce а quoi s'oppose
le mal en tant que tel. Nous voyons par lа que nul n'accomplit un mal sans
avoir en vue quelque bien, а ce qu'il lui semble; ainsi, il paraоt bon а l'adultиre
de jouir d'un plaisir sensible, et c'est pour ce motif qu'il commet l'adultиre.
Aussi il reste que le mal n'a pas de cause par soi. Deuxiиmement, la mкme conclusion apparaоt
du fait que tout effet par soi possиde de quelque maniиre une ressemblance avec
sa cause, ou bien selon la mкme raison, comme chez les agents univoques, ou
bien selon une raison dйficiente, comme chez les agents йquivoques; or toute
cause qui peut agir, agit pour autant qu'elle est en acte, ce qui a raison de
bien. De lа vient que le mal, en tant que tel, n'offre pas une similitude de la
cause qui agit en tant qu'elle agit. Il reste donc que le mal ne possиde pas de
cause par soi. Troisiиmement, la mкme conclusion apparaоt
du fait que toute cause par soi a un ordre certain et dйterminй а son effet
propre; or ce qui se produit selon l'ordre n'est pas un mal, mais c'est en
nйgligeant l'ordre que le mal peut se produire. Aussi le mal, en tant que tel, n'a pas de
cause par soi; il faut pourtant que le mal ait, d'une certaine faзon, une
cause. Il est йvident en effet que, puisque le mal n'est pas quelque chose qui
existe par soi, mais qu'il inhиre dans un sujet comme une privation qui
consiste dans le manque de ce qui doit naturellement s'y trouver et n'y est
pas, le fait d'кtre mauvais se trouve de faзon non naturelle en celui en qui il
inhиre. En effet, si un dйfaut est naturel а une chose, on ne peut pas dire que
ce soit un mal pour elle; ainsi ce n'est pas un mal pour l'homme de ne pas
avoir d'ailes, ni pour une pierre de ne pas avoir la vue, йtant donnй que c'est
conforme а la nature. Mais il faut que tout ce qui se trouve de faзon non
naturelle dans une chose ait une cause, car l'eau ne serait pas chaude sans l'action
d'une cause. Aussi il reste que tout mal a une cause, mais par accident, du
fait qu'il ne peut avoir de cause par soi. Or tout ce qui est par accident se
ramиne а ce qui est par soi, et si le mal n'a pas de cause par soi, comme on l'a
montrй, il reste que le bien seul a une cause par soi. Il n'y a que le bien qui
puis se кtre cause par soi d'un bien, puisque la cause par soi cause un effet
semblable а elle. Il reste donc que le bien est la cause par accident de tout
mal. Mais il arrive aussi que le mal, qui est
un bien dйficient, soit cause du mal cependant, il faut en arriver au fait que
la cause premiиre du mal n'est pas le mal, mais le bien. Il y a donc deux modes
selon lesquels le mal est causй par le bien; selon le premier mode, le bien est
cause du mal en tant qu'il est lui-mкme dйficient; selon le second, il en est
cause, en tant qu'il agit par accident. Et cela apparaоt aisйment dans les choses
naturelles. En effet, la cause de ce mal qu'est la corruption de l'eau, c'est
la puissance active du feu, qui n'a certes pas en vue principalement et par soi
le non-кtre de l'eau, mais qui a en vue principalement d'introduire dans la
matiиre la forme du feu, а laquelle est jointe de faзon nйcessaire le non-кtre
de l'eau; et ainsi, c'est par accident que le feu fait que l'eau n'existe pas.
Mais la cause de ce mal qu'est la naissance d'un monstre, c'est une dйficience
de la puissance de la semence. Et si on recherche la cause de cette dйficience
qui est le mal de la semence, il faudra bien en arriver а quelque bien, qui est
la cause du mal par accident, et non pas en tant qu'il est lui-mкme dйficient.
En effet, la cause de cette dйficience dans la semence, c'est un principe
altйrant qui introduit la qualitй contraire а celle qui est requise pour la
disposition convenable de la semence. Plus sera parfaite la puissance de cet
йlйment altйrant, plus il introduira cette qualitй contraire et, par
consйquent, la dйficience de la semence qui en est le rйsultat. Le mal de la semence
n'est donc pas causй par le bien en tant que dйficient, mais elle est causйe
par le bien en tant qu'il est parfait. Dans les actions volontaires, il en va de
mкme en quelque sorte, mais non en tout. Il est йvident, en effet, que ce qui
est agrйable aux sens meut la volontй de l'adultиre et la dispose а jouir d'un
tel plaisir, qui exclut l'ordre de la raison et de la loi divine, ce en quoi
consiste le mal moral. Si donc c'йtait de faзon nйcessaire que la volontй
recevait l'impression de l'objet agrйable qui l'attire, comme c'est de faзon
nйcessaire qu'un corps naturel reзoit l'impression de l'agent, le cas serait
absolument le mкme pour les actions volontaires et pour les choses naturelles.
Mais il n'en va pas ainsi, parce que, quelle que soit l'intensitй avec laquelle
l'objet sensible extйrieur l'attire, il demeure cependant au pouvoir de la
volontй de l'accepter ou de ne pas l'accepter. Aussi, la cause du mal qui se
pro duit si elle l'accepte, n'est pas l'objet agrйable mкme qui la meut, mais
plutфt la volontй elle-mкme. Et c'est elle d'ailleurs qui est la cause du mal,
selon les deux modes exposйs plus haut: par accident, et en tant que le bien
est dйficient. Par accident, en tant que la volontй se porte sur un objet qui
est bien sous un certain rapport, mais qui est uni а ce qui est un mal
absolument parlant; et comme bien dйficient, dans la mesure oщ il faut
envisager d'abord un dйfaut dans la volontй, avant le choix dйficient qui lui
fait choisir un bien sous un certain rapport, qui est un mal absolument
parlant. Voici comment cela est йvident: dans tous
les cas oщ, de deux choses, l'une doit кtre la rиgle et la mesure de l'autre,
le bien dans la chose qui est rйglйe et mesurйe vient du fait qu'elle se rиgle
et se conforme а la rиgle et la mesure; le mal, au contraire, du fait de n'кtre
pas rйglй ni mesurй. Si donc un artisan qui doit couper une planche en ligne
droite, selon une certaine rиgle, ne la coupe pas droit, ce qui est mal couper,
cette mauvaise coupe sera causйe par un dйfaut consistant en ce que l'artisan
йtait sans rиgle ni mesure. Semblablement, le plaisir, et quoi que ce soit d'autre
dans les choses humaines, doit кtre mesurй et rйglй selon la rиgle de la raison
et de la loi divine; aussi, le fait de ne pas se servir de la rиgle de la raison
et de la loi divine est-il prйsupposй antйrieurement, dans la volontй, au choix
dйsordonnй. Mais il n'y a pas а chercher de cause au
fait de ne pas se servir de la rиgle en question, parce que la libertй de la
volontй y suffit, par laquelle on peut agir ou ne pas agir. Et le fait de ne
pas considйrer en acte une telle rиgle n'est pas de soi un mal, ni une faute,
ni une peine, car l'вme n'est pas tenue et ne peut considйrer toujours en acte
une rиgle de ce genre; mais il commence а recevoir caractиre de faute du fait
qu'on procиde а un choix de ce genre sans considйrer actuellement la rиgle;
ainsi, l'artisan ne pиche pas du fait qu'il ne tient pas toujours sa mesure,
maпs du fait qu'il commence а couper sans prendre sa mesure. Et, de mкme, la
faute de la volontй ne consiste pas dans le fait de ne pas considйrer en acte
la rиgle de la raison et de la loi divine, mais dans le fait de passer а l'йlection
sans avoir de rиgle ou de mesure de ce genre. De lа vient ce que dit saint
Augustin dans la Citй de Dieu XII, 7: la volontй est cause du pйchй en
tant qu'elle est dйficiente; mais il compare ce dйfaut au silence ou aux
tйnиbres, parce que ce dйfaut est une pure nйgation.
Solutions des objections: 1. Selon la solution
donnйe par saint Augustin dans l'Enchiridion 15, l'arbre s'entend de la
volontй, et le fruit de l'oeuvre extйrieure. Il faut donc comprendre ainsi qu'un
bon arbre ne peut pas faire de mauvais fruits, parce que d'une volontй bonne ne
provient pas une oeuvre mauvaise, pas plus que d'une volontй mauvaise une
oeuvre bonne. Et cependant, cette volontй mauvaise elle-mкme vient d'un certain
bien, comme l'arbre mauvais lui-mкme est produit par une terre bonne. En effet,
comme on l'a dit plus haut, s'il y a un effet mauvais qui est causй par une
cause mauvaise, qui est un bien dйficient, il faut cependant en arriver au fait
que le mal est causй par accident par un bien qui n'est pas dйficient. 2. Cette objection se
dйveloppe en envisageant une cause par soi car, dans une telle cause, la
similitude de l'effet prйexiste. Mais ce n'est pas ainsi que le bien est la
cause du mal, comme on l'a dit, mais par accident. 3. Cette objection
aussi envisage une cause et un effet par soi, car la cause qui prй contient
substantiellement ce qui se trouve dans l'effet est la cause par soi. 4. Un opposй n'est
pas par soi la cause de son opposй, mais rien ne s'oppose а ce qu'il en soit la
cause par accident; en effet, le froid est cause de chaud, "quand il se
dйplace ou quand il est ambiant", d'une certaine maniиre, comme on le dit
dans les Physiques VIII, 2. 5. Denys entend ici
que le mal ne vient pas du bien comme d'une cause par soi mais, par la suite,
il montre dans le mкme chapitre que le mal vient du bien par accident. 6. Un bien est cause
du mal en tant que dйficient; pourtant, ce n'est pas seule ment de cette faзon
que le bien est cause du mal, mais le bien est aussi, et non en tant que
dйficient, cause du mal par accident. Seulement, dans le domaine des actions
volontaires, la cause du mal, qui est ici le pйchй, c'est la volontй dйficiente
mais cette dйfaillance n'a raison ni de faute ni de peine, en tant qu'elle est
entendue comme prйcйdant le pйchй, comme il a йtй exposй. Et il ne faut pas
rechercher une autre cause а cette dйfaillance, aussi ne faut-il pas remonter а
l'infini. Donc, quand on dit que le bien en tant que dйficient est cause du
mal, si l'expression "en tant que" dйsigne une rйalitй prйexistante,
elle n'est pas alors vraie universellement, mais si elle dйsigne une
concomitance, alors elle est vraie universellement, parce que tout ce qui cause
le mal est dйficient, c'est-а-dire cause un dйfaut, comme si l'on disait que
tout corps qui chauffe, chauffe en tant qu'il est chauffant. 7. En tant que le
bien possиde une aptitude а dйfaillir, il n'est pas la cause suffisante du mal
en acte, mais il l'est en tant qu'il possиde quelque dйfaut en acte, comme cela
a dйjа йtй exposй а propos de la volontй. Cependant, il n'est m pas nйcessaire
que le bien ait quelque dйfaut pour кtre cause du mal, parce que, s'il n'est
pas dйficient, il peut кtre cause du mal par accident. 8. Et ainsi, la
rйponse а l'objection 8 est йgalement йvidente. 9. Du fait qu'il est
crйй, le bien peut dйfaillir de quelque faзon, par cette dйfaillance d'oщ
procиde le mal volontaire, parce que, du fait qu'il est crйй, il s'ensuit qu'il
est lui-mкme soumis а un autre comme а sa rиgle et а sa mesure. Mais s'il йtait
lui-mкme sa rиgle et sa mesure, il ne pourrait pas passer а l'action sans
rиgle. C'est pour cela que Dieu, qui est sa propre rиgle, ne peut pйcher, de
mкme que l'artisan ne pourrait pйcher en coupant une planche si sa main йtait
la rиgle de la coupe. 10. Comme on l'a dйjа
dit, il n'est pas nйcessaire que le bien qui est cause du mal par accident soit
un bien dйficient. C'est ainsi que Dieu est cause du mal de peine car, en
punissant, il ne vise pas le mal de celui qui est puni, mais il veut imprimer
dans les choses l'ordre de sa justice, qui a comme consйquence le mal de celui
qui est puni, de mкme que la forme du feu a comme consйquence la privation de
la forme de l'eau. 11. La foi n'est pas
mйritoire du fait qu'elle est une connaissance en йnigme, mais du fait que la
volontй use bien d'une telle connaissance, а savoir en acquiescant, а cause de
Dieu, а ce qu'elle ne voit pas. Mais rien ne s'oppose а ce que quelqu'un mйrite
en usant bien du mal, comme, au contraire, а ce que quel qu'un dйmйrite en
usant mal du bien. 12. La dйfaillance
elle-mкme de la volontй est une faute, de mкme que la dйfaillance de l'intelligence
est l'ignorance, et la dйfaillance de la puissance d'exйcution est la
faiblesse. Par consйquent, la dйfaillance de la volontй n'excuse pas de la
faute, comme la dйfaillance de l'intelligence n'exclut pas l'ignorance, et la
dйfaillance de la puissance n'exclut pas la faiblesse. 13. La dйfaillance,
prйsupposйe antйrieurement au pйchй dans la volontй, n'est ni une faute, ni une
peine, mais une pure nйgation; mais elle reзoit raison de faute du fait mкme qu'elle
s'applique а l'agir avec une telle nйgation. En effet, du fait mкme de cette application
а l'oeuvre, ce bien dont elle est privйe devient dы, а savoir considйrer en
acte la rиgle de la raison et de la loi divine. 14. Une chose est
dite la cause par accident d'une autre de deux faзons d'abord en se plaзant au
point de vue de la cause; ainsi, la cause par soi de la maison est le
constructeur, а qui il arrive d'кtre musicien; et ainsi, le fait d'кtre
musicien, qui s'ajoute а la cause par soi, est dit cause par accident de la
maison. D'une autre faзon, en se plaзant au point de vue de l'effet, en sorte
que, si l'on dit que le constructeur est la cause par soi de la maison, il est
pourtant cause par accident de ce qui arrive а la maison: par exemple, que la
maison ait un sort heureux ou malheureux, c'est-а-dire qu'il arrive quelque
chose en bien ou en mal dans la maison terminйe. Donc, quand on dit que le bien
est cause du mal par accident, il faut l'entendre selon l'accident qui survient
а l'effet, dans la mesure oщ un bien est cause d'un certain bien auquel
survient une privation que l'on nomme le mal. Or, bien que parfois l'action de
la cause atteigne jusqu'а l'effet accidentel lui-mкme, comme dans le cas de
celui qui creuse une tombe et qui, prйcisйment en creusant, trouve un trйsor,
cela n'est pourtant pas toujours vrai: en effet, l'opйration du constructeur ne
s'йtend pas jusqu'au fait qu'il arri ve des choses heureuses ou malheureuses а
celui qui habite la maison. Et ainsi, j'affirme que l'action du bien n'atteint
pas le terme qui est mauvais. C'est pour quoi Denys dit, dans les Noms Divins
IV, 32, que le mal est non seulement en dehors de l'intention, mais qu'il est
aussi en dehors de la route, parce que de soi le mouvement ne se termine pas au
mal. 15. Il arrive parfois
qu'un accident d'un effet soit liй а lui dans un petit nombre de cas et
rarement et, dans ce cas, lorsqu'un agent Vise l'effet par soi, il n'est pas
nйcessaire qu'il vise de quelque maniиre l'effet accidentel. Mais il arrive
parfois qu'un accident de ce genre accompagne toujours et dans la majoritй des
cas l'effet principalement visй, et alors, l'accident n'est pas йcartй par l'intention
de l'agent. Si donc il s'adjoint au bien que la volontй poursuit quelque mal en
un petit nombre de cas, on peut кtre excusй du pйchй; ainsi, si quelqu'un,
coupant un arbre dans une forкt rarement traversйe par l'homme, tuait un homme
en abattant cet arbre. Si au contraire c'est toujours ou dans la majoritй des
cas qu'un mal s'adjoint au bien qu'en soi on vise, on n'est pas excusй du
pйchй, bien qu'on ne vise pas le mal en soi. Or, au plaisir qui se trouve dans
l'adultиre, s'adjoint toujours un mal, celui de la privation de l'ordre de la
justice; aussi n'est-on pas excusй du pйchй, parce que, du seul fait que l'on
choisit un bien auquel un mal est toujours liй, mкme si on ne Veut pas le mal en
lui-mкme, on prйfиre cependant tomber dans ce mal que de se priver d'un tel
bien. 16. De mкme que ce
qui est accidentel en se plaзant au point de vue de la cause se ramиne а une
cause qui agit par soi, de mкme ce qui est accidentel au point de vue de l'effet
se ramиne а un autre effet par soi. Or, du fait que le mal est un effet
accidentel, il se ramиne au bien auquel il est uni, qui est un effet par soi. 17. Ce qui est
accidentel ne se produit pas toujours dans un petit nombre de cas car, parfois,
il se produit toujours ou dans la majoritй des cas ainsi celui qui va au marchй
pour des achats y trouve, ou toujours ou dans la plupart des cas, une multitude
d'hommes, bien qu'il ne l'ait pas cherchй. De faзon semblable, l'adultиre, en
visant un bien auquel est toujours joint un mal, tombe toujours dans le mal.
Quant а ce qui se produit parmi les hommes, а savoir que le bien n'existe que
dans un petit nombre et le mal dans la majoritй, cela vient de ce qu'il y a
davantage de faзons de s'йcarter du juste milieu que de le tenir, comme on le
dit dans l'Йthique II, 11, et parce que les biens sensibles sont plus
connus du grand nombre des hommes que ceux de la raison. 18. On dit que la
corruption est une mutation naturelle, non pas au point de vue de la nature
particuliиre de ce qui est corrompu, mais au point de vue de la nature
universelle, qui meut а la gйnйration et а la corruption, а la gйnйration en
raison d'elle-mкme, mais а la corruption pour autant qu'il ne peut y avoir de
gйnйration sans corruption. Et ainsi, ce n'est pas la corruption qui est visйe
en soi et principalement, mais seulement la gйnйration. 19. La cause
accidentelle du mal n'est pas le bien qui est supprimй par le mal, ni le bien
qui se trouve sous le mal, mais le bien qui agit, parce qu'en introduisant une
forme, il en supprime une autre. ARTICLE
4: LE MAL SE DIVISE T-IL EN FAUTE ET EN PEINE DE FAЗON CONVENABLE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia, Question
48, article 5; II Sent. D. 35, article 1. Objections: Il semble que non. 1. En effet, toute
bonne division se fait par des termes opposйs. Or peine et faute ne sont pas
des notions opposйes, parce qu'il existe un pйchй qui est la peine du pйchй,
comme le dit saint Grйgoire dans son Commentaire sur Ezйchiel I, hom. II, n°
24. Donc le mal ne se divise pas en peine et en faute de faзon convenable. 2. Mais on peut dire
que le pйchй n'est pas une peine en tant que pйchй, mais par une certaine
concomitance. -On objecte а cela qu ‘un acte est mauvais en tant qu'il est
dйsordonnй. Or, en tant qu'il est dйsordonnй, il est une peine, car saint
Augustin dit, dans les Confessions 1, 12: "Vous avez ordonnй,
Seigneur, et c'est ainsi, que toute вme dйsordonnйe soit а elle-mкme sa peine."
Le pйchй est donc une peine en tant que pйchй. 3. De plus, la
perfection seconde, qui est l'opйration, est meilleure que la perfection
premiиre, qui est la forme ou l'habitus; aussi le Philosophe prouve-t-il par lа
dans l'Йthique 1, 18 que le bien suprкme de l'homme, la bйatitude, n'est
pas un habitus mais une opйration. Si donc c'est une peine que d'кtre privй de
la perfection premiиre, a fortiori le pйchй est-il une peine, lui qui enlиve la
perfection seconde, c'est-а-dire l'opйration droite. 4. De plus, toute
passion qui amиne а l'anxiйtй paraоt contenir une peine. Or de nombreux pйchйs
sont liйs а des passions qui amиnent l'anxiйtй, comme l'envie, 1'acйdie, la
colиre et autres passions de ce genre; il en existe mкme de nombreux qui
comportent une difficultй dans l'exйcution, comme la Sagesse le dit par la
bouche des impies 5, 7: "Nous avons parcouru des chemins difficiles."
Il semble donc que le pйchй, en tant que tel, soit une peine. 5. De plus, si le
pйchй est une peine par concomitance, tout pйchй qui s'accompagne d'une peine
sera une peine. Mais le pйchй premier s'accompagne d'une certaine peine. Il s'ensuit
donc que le premier pйchй est une peine, ce qui va contre saint Augustin, qui
dit que seuls sont des peines les pйchйs qui sont intermйdiaires entre le
premier pйchй d'apostasie et la peine ultime de la gйhenne. 6. De plus, comme le
dit saint Augustin dans la Nature du Bien, le mal est la corruption de
la mesure, de l'espиce et de l'ordre naturel, et il parle du mal en gйnйral.
Or, par la suite, il dit qu'il appartient а la notion mкme de peine de s'opposer
а la nature. Il semble donc que tout mal soit une peine. Le mal donc ne doit
pas se diviser en peine et faute. 7. De plus, il arrive
qu'un homme qui n'a pas la grвce pиche. Or toute faute, vu qu'elle est un mal,
prive d'un certain bien, mais elle ne prive pas du bien de la grвce, puisqu'on
a supposй qu'il n'avait pas la grвce. Elle prive donc du bien de nature. Elle
est donc une peine, car il est de la raison de la peine de s'opposer а la
nature bonne, comme le dit saint Augustin. 8. De plus, l'acte
mкme du pйchй, en tant qu'il est un certain acte, est bon et vient de Dieu. Le
mal de la faute s'y trouve donc, en tant qu'il y a en lui une certaine
corruption. Mais toute corruption a raison de peine donc le mal de la faute, en
tant qu'il est un mal, est une peine. Et de la sorte la faute ne doit pas кtre
distinguйe d'avec la peine. 9. De plus, ce qui
est un bien en soi ne doit pas кtre employй comme subdivision du mal. Or la
peine, en tant que telle, est bonne, puisqu'elle est juste; de lа vient que
ceux qui font satisfaction sont louйs de vouloir subir une peine pour les
pйchйs. La peine ne doit donc pas кtre employйe comme subdivision du mal. 10. De plus, il
existe un mal qui n'est ni peine ni faute, le mal de nature. La division du mal
entre la peine et la faute est donc insuffisante. 11. De plus, il est
de la raison de la peine d'кtre contre la volontй, et de la rai son de la faute
d'кtre volontaire. Or l'homme endure certains maux qu'il ne veut pas et qui ne
sont pas non plus contre sa volontй; ainsi, si les biens de quelqu'un sont
pillйs en son absence, alors qu'il l'ignore. La division du mal entre la peine
et la faute n'est donc pas suffisante. 12. De plus, chaque
fois que l'on parle de l'un des termes opposйs, chaque fois on parle aussi de
celui qui reste, comme le dit le Philosophe dans les Topiques I, 15. Or le bien
se dit d'une triple faзon: le bien honnкte, l'utile et le dйlectable. Le mal
doit donc aussi se diviser en trois, et non en deux seulement. 13. De plus, selon le
Philosophe dans l'Йthique II, 7, le mal est encore plus diversifiй que
le bien. Or il existe un triple bien: celui de la nature, celui de la grвce et
celui de la gloire. Il semble donc que le mal doive кtre encore plus diversifiй
et, de la sorte, il semble qu'il ne convienne pas de le diviser en deux
йlйments seulement. Cependant: Il y ace que saint Augustin dit dans la
Foi а Pierre 21, 64: "Double est le mal de la crйature raisonnable, l'un
par lequel elle s'йcarte volontairement du souverain bien, l'autre par lequel
elle est punie malgrй elle." Par ces deux expressions, ce sont la peine et
la faute qui sont dйsignйes. Le mal se divise donc en peine et en faute.
Rйponse: La nature rationnelle ou intellectuelle,
comparativement aux autres crйatures, se rapporte d'une maniиre spйciale au
bien et au mal, parce que toute autre crйature est ordonnйe de faзon naturelle
а quelque bien particulier, alors que la nature intellectuelle est seule а
saisir la raison commune de bien elle-mкme, par l'intelligence, et а кtre mue
au bien en gйnйral, par le dйsir de la volontй. Et c'est pourquoi le mal de la
crйature raisonnable se divise d'une maniиre spйciale en faute et en peine. En effet, cette division ne vaut que pour
le mal qui se trouve dans la nature raisonnable, comme cela ressort de l'autoritй
de saint Augustin qu'on a citйe. Et on peut en tirer la raison de ce fait: c'est
qu'il est de la raison de la faute d'кtre conforme а la volontй, et de la
raison de la peine d'кtre opposйe а la volontй. Or la volontй ne se trouve que
dans la seule nature intellectuelle. Voici comment on peut entendre la
distinction entre ces deux йlйments. Comme en effet, le mal est opposй au bien,
il est nйcessaire que le mal se divise selon la division du bien. Or le bien
indique une certaine perfection. Et cette perfection est double la perfection
premiиre, qui est la forme ou l'habitus, et la perfection seconde, qui est l'opйration.
Or, а la perfection premiиre dont l'usage est l'opйration, peut кtre ramenй
tout ce dont on se sert en agissant. De lа vient qu'on trouve inversement un
double mal; l'un dans l'agent lui-mкme, en tant qu'il est privй ou de la forme
ou de l'habitus, ou de quoi que ce soit de nйcessaire а l'opйration; ainsi, la
cйcitй ou la courbure de la jambe est un certain mal l'autre mal se trouve dans
l'acte dйficient lui-mкme; ainsi, si nous disons que la claudication est un
certain mal. Mais, de mкme qu'il arrive que ces deux maux se rencontrent dans
les autres кtres, de mкme ils se rencontrent aussi dans la nature
intellectuelle qui agit par la volontй. En elle, il est manifeste que l'action
dйsordonnйe de la volontй a raison de faute: en effet, quelqu'un est blвmй et
se rend coupable du fait qu'il accomplit volontairement une action dйsordonnйe.
Dans la crйature intellectuelle aussi, on peut trouver le mal par privation de
la forme ou de l'habitus, ou de n'importe quel autre йlйment qui pourrait кtre
nйcessaire pour bien agir, que cela relиve du corps, de l'вme ou des choses
extйrieures; et il est nйcessaire d'appeler peine un tel mal, selon le
sentiment de la foi catholique. Trois йlйments, en effet, appartiennent а
la notion de peine. Le premier d'entre eux, c'est qu'elle ait une relation avec
une faute, car on dit que quelqu'un est puni, au sens propre, lorsqu'il endure
un mal pour une action qu'il a commise. Or la tradition de la foi tient que la
crйature raisonnable n'aurait pu subir aucun dommage, ni quant а l'вme, ni
quant au corps, ni quant а quelque bien extйrieur, si le pйchй n'avait prйcйdй,
ou dans la personne, ou du moins dans la nature. Et ainsi, il s'ensuit que
toute privation d'un tel bien dont on peut user pour bien agir, est appelйe une
peine chez les hommes, et chez les anges aussi, pour la mкme raison; et de la
sorte, tout mal de la crйature raisonnable est renfermй ou sous la faute, ou
sous la peine. Le second йlйment qui appartient а la notion de peine, c'est qu'elle
rйpugne а la volontй. La volontй de chacun, en effet, a une inclination pour
son bien propre, d'oщ il rйsulte qu'il rйpugne а la volontй d'кtre privйe de
son bien propre. Il faut savoir cependant que la peine rйpugne а la volontй d'une
triple faзon: parfois, elle rйpugne а la volontй actuelle, par exemple lorsque
quelqu'un endure une peine en le sachant; parfois, elle va seulement contre la
volontй habituelle, par exemple lorsqu'un bien est retirй а quelqu'un qui l'ignore,
mais qui en souffrirait s'il le savait; et parfois, elle va seule ment contre l'inclination
naturelle de la volontй, par exemple lorsque quelqu'un qui ne veut pas possйder
une vertu est privй de l'habitus de cette vertu, alors que pourtant l'inclination
naturelle de la volontй se porte vers le bien de la vertu. Un troisiиme йlйment
paraоt appartenir а la raison de la peine, c'est qu'elle consiste en une
certaine passion: en effet, les йvйnements qui arrivent contre la volontй ne
viennent pas du principe interne, qui est la volontй, mais d'un principe extйrieur,
dont l'effet est nommй passion. Ainsi donc, c'est d'une triple maniиre que
diffиrent la peine et la faute. D'abord, parce que la faute est le mal de l'action
elle-mкme, alors que la peine est le mal de l'agent. Mais ces deux maux s'ordonnent
diffйremment dans les domaines naturels et volontaires car, dans les domaines
naturels, le mal de l'action suit le mal de l'agent; la claudication, par
exemple, suit la courbure de la jambe; mais, dans les domaines volontaires, c'est
le contraire, c'est du mal de l'action qui est la faute que s'ensuit le mal de
l'agent qui est la peine, la divine Providence faisant rentrer la faute dans l'ordre
grвce а la peine. La peine diffиre de la faute d'une seconde faзon, du fait d'кtre
conforme а la volontй ou contre la volontй, comme il est clair selon l'autoritй
de saint Augustin rapportйe plus haut. Troisiиmement, elles diffиrent en ce que
la faute est dans l'agir, alors que la peine est dans le pвtir, comme saint
Augustin le montre avec йvidence dans le Libre Arbitre I, 1, oщ il
appelle faute le mal que nous faisons, et peine le mal que nous endurons.
Solutions des objections: 1. Puisqu'il est de
la raison de la faute qu'elle soit volontaire, et de la raison de la peine qu'elle
soit contre la volontй, comme on l'a dit, il est impossible que la mкme rйalitй
soit а la fois faute et peine selon le mкme point de vue, parce que la mкme
chose ne peut кtre volontaire et contre la volontй au mкme point de vue; mais
rien n'interdit qu'elle puisse l'кtre selon des points de vue diffйrents en
effet, а ce que nous voulons, peut кtre joint quelque chose qui rйpugne а notre
volontй et, en recherchant ce que nous voulons, nous tombons dans ce que nous
ne voulions pas. Et c'est ce qui arrive chez les pйcheurs, car lorsqu'ils s'attachent
de faзon dйsordonnйe а un bien crйй, ils encourent la sйparation du bien incrйй
et d'autres maux du mкme ordre qu'ils ne voulaient pas. Ainsi donc, une mкme
rйalitй peut кtre а la fois une faute et une peine, selon divers points de vue,
mais non au mкme point de vue. 2. Ce n'est pas en
tant que dйsordonnй que l'acte lui-mкme est voulu, mais pour une autre chose;
et, tandis que la volontй la recherche, elle tombe dans le dйsordre dont on
vient de parler et qu'elle ne voulait pas. Et, de la sorte, par ce qui est
voulu, l'acte a raison de faute, mais du fait que, d'une certaine faзon, on
souffre ce dйsordre involontairement, la notion de peine s'y mкle. 3. L'action
dйsordonnйe elle-mкme, en tant qu'elle procиde de la volontй, a raison de faute;
mais, en tant que l'agent s'attire par lа un empкchement а rйaliser l'action
requise, cela a raison de peine. Il en rйsulte que la mкme rйalitй peut кtre
une faute et une peine, mais non au mкme point de vue. 4. Mкme ce genre d'anxiйtйs
qui viennent des passions se produisent dans le pйcheur en dehors de sa
volontй, car l'homme en colиre prйfйrerait se dresser pour punir autrui en
sorte de n'en souffrir lui-mкme aucune angoisse ni aucun labeur; aussi, puisqu'il
les encourt en dehors de sa volontй, cela a raison de peine. 5. Une rйalitй reзoit
davantage son nom de ce dont elle dйpend que de ce qui dйpend d'elle. Or le
pйchй a une peine concomitante d'une double maniиre: d'abord, en tant qu'il
dйpend en quelque sorte d'une peine; ainsi lorsqu'un homme est, en raison d'une
faute prйcйdente, dйlaissй par la grвce, il s'ensuit qu'il pиche; aussi le
pйchй est-il appelй une peine, en raison de l'abandon de la grвce dont il
dйpend de quelque faзon. De la sorte, le premier pйchй ne peut кtre qualifiй de
peine, mais seulement les pйchйs suivants. D'une autre faзon, le pйchй possиde
une peine concomitante qui rйsulte de lui, comme la sйparation d'avec Dieu, la
privation de la grвce ou le dйsordre de l'agent, ou encore l'angoisse de la
passion ou du travail. Et, а cause d'une peine qui l'accompagne de cette faзon,
le pйchй n'est pas appelй aussi proprement une peine, bien que mкme ainsi, on
puisse l'appeler une peine par maniиre de cause, comme saint Augustin dit dans les
Confessions I, 12 que l'вme dйsordonnйe est а elle-mкme sa peine. 6. Le mal pris en
gйnйral est la corruption naturelle de la mesure, de l'espиce et de l'ordre en
gйnйral; mais le mal de la peine se trouve dans l'agent lui-mкme, alors que
celui de la faute, en tant que tel, se trouve dans l'action elle-mкme. 7. En celui qui ne
possиde pas la grвce, la faute prive de l'aptitude а la grвce, non en l'enlevant
complиtement, mais en la diminuant. Et cette privation n'est pas formellement
le mal de la faute, mais son effet, qui est une peine. Quant au mal de la
faute, c'est formellement la privation de la mesure, de l'espиce et de l'ordre
dans l'acte mкme de la volontй. 8. La corruption du
bien, dans l'action en tant que telle, n'est pas une peine de l'agent, а
proprement parler; mais elle serait une peine de l'action s'il convenait а l'action
d'кtre punie. Mais de cette corruption ou privation de l'action, il rйsulte une
certaine corruption ou privation dans l'agent, qui a raison de peine. 9. Si on rapporte la
peine au sujet, elle est un mal, dans la mesure oщ elle le prive en quelque
faзon; mais, si on la rapporte а l'agent qui inflige la peine, elle a parfois
raison de bien, lorsque celui qui punit le fait en raison de la justice. 10. Cette division,
comme il a йtй dit, ne doit pas s'entendre du mal pris en gйnйral, mais du mal
tel qu'on le trouve dans la crйature raisonnable; et en elle, il ne peut y
avoir de mal qui ne soit une faute ou une peine, comme on l'a dit. Il faut
pourtant comprendre que tout dйfaut n'a pas raison de mal, mais seulement le
dйfaut d'un bien que l'on doit possйder naturellement. Aussi, il n'y a pas de
dйfaut chez l'homme qui ne peut pas voler et, par consйquent, il n'y a ni faute
ni peine. 11. Bien que les
dйsagrйments et les prйjudices que quelqu'un supporte sans le savoir ne soient
pas contre sa volontй actuelle, ils sont cependant contre sa volontй habituelle
ou naturelle, comme on l'a dit. 12. Le bien utile est
ordonnй au bien dйlectable et honnкte comme а sa fin. Et, de la sorte, il y a
deux biens principaux, l'honnкte et le dйlectable, auxquels s'opposent deux
maux, la faute au bien honnкte, et la peine au bien dйlectable. 13. En chacun de ces
trois biens, de la nature, de la grвce et de la gloire, il faut considйrer la
forme et l'acte, diffйrence selon laquelle la faute se distingue de la peine,
comme on l'a dit.
ARTICLE
5: LAQUELLE, DE LA PEINE OU DE LA FAUTE, A-T-ELLE LE PLUS RAISON DE MAL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia, Question
48, article 6; Ia-lIae, Question 19, article 1; II Commentaire des Sentences
D. 37, Question 3, article 2.
Objections: Il semble que ce soit la peine. 1. En effet, ce que
le mйrite est а la rйcompense, la faute l'est а la peine. Or la rйcompense est
un plus grand bien que le mйrite. La peine est donc un plus grand mal que la
faute. 2. De plus, ce qui s'oppose
davantage au bien est un plus grand mal. Or la peine s'oppose au bien de l'agent,
et la faute au bien de l'action. Donc, puisque l'agent est meilleur que l'action,
il semble que la peine soit pire que la faute. 3. Mais on peut dire
que la faute est un mal plus grand que la peine, en tant qu'elle sйpare du
souverain bien. -On objecte а cela que rien ne sйpare davantage du souverain
bien que la sйparation mкme du souverain bien. Or cette sйparation mкme du
souverain bien est une peine. C'est donc encore la peine qui est un mal plus
grand que la faute. 4. De plus, la fin
est un bien plus grand que l'ordre а cette fin. Or la privation mкme de la fin
est cette peine qu'on nomme l'absence de la vision divine, alors que le mal de
la faute se produit par privation de l'ordre а la fin. La peine est donc un mal
plus grand que la faute. 5. De plus, c'est un
mal plus grand d'кtre privй de la possibilitй d'un acte, que d'кtre privй d'un
acte seul; ainsi, la cйcitй, qui prive de la facultй visuelle, est un mal plus
grand que les tйnиbres qui empкchent la vision elle-mкme. Mais la faute s'oppose
au mйrite lui-mкme, alors que la privation de la grвce, par laquelle on a la
possibilitй de mйriter, est une peine. Donc la peine est un mal plus grand que
la faute. 6. Mais on peut dire
que la faute est un mal plus grand que la peine, parce que c'est la faute qui
est la cause de cette peine elle-mкme. -On objecte а cela que, bien que dans
les causes par soi la cause soit plus importante que l'effet, cela n'est pas
nйcessaire pourtant dans les causes par accident; il arrive en effet qu'une
cause par accident soit moins bonne que son effet; ainsi, le fait de creuser
une tombe est la cause par accident de la dйcouverte d'un trйsor. Et
semblablement, il arrive qu'une cause par accident soit moins mauvaise que son
effet ainsi, heurter une pierre est un mal moindre que de tomber aux mains de l'ennemi
qui vous poursuit, ce qui en est la consйquence par accident. Or la peine est l'effet
par accident de la faute, car celui qui pиche n'a pas l'intention d'кtre
passible d'une peine. Il ne suffit donc pas que la faute soit la cause de la
peine pour que la faute soit un mal plus grand que la peine. 7. De plus, si la
faute a raison de mal parce qu'elle est la cause de la peine, la malice de la
faute vient donc de la malice de la peine. Mais ce par quoi une chose est telle
l'est lui-mкme davantage. La peine sera donc un mal plus grand que la faute. 8. De plus, ce qui
est dit d'un sujet d'une maniиre formelle lui convient avec plus de vйritй que
ce qui est dit d'un autre d'une maniиre causale; ainsi, on parle avec plus de
vйritй de la santй d'un animal que de celle d'un remиde. Si donc la malice de
la faute s'йvalue en tant qu'elle est cause de la peine, il s'ensuit que la
peine est un plus grand mal que la faute, parce que le mal est dit de la faute
de faзon causale, tandis qu'il est dit formellement de la peine. 9. Mais on peut dire
que le mal est dit aussi formellement de la faute. -On objecte а cela qu'on
appelle formellement quelque chose un mal en tant qu'il existe en lui une
privation de bien. Or c'est un plus grand bien qui est enlevй par la privation
mкme en quoi consiste la peine, а savoir la fin elle-mкme, que celui qui est
retirй par le mal qui se trouve dans la faute, qui est l'ordre а la fin. La
peine sera donc encore un mal plus grand que la faute. 10. De plus, comme le
dit Denys dans les Noms Divins IV, 19, nul n'agit en ayant le mal en vue;
et le mкme dit encore que le mal est en dehors de la volontй. Donc ce qui est
davantage en dehors de la volontй est plus mal. Or la peine est davantage en
dehors de la volontй que la faute, parce qu'il est de la raison de la peine d'кtre
contre la volontй, comme on l'a dit. La peine est donc un mal plus grand que la
faute. 11. De plus, de mкme
qu'il est de la raison du bien d'кtre dйsirable, il est aussi de la raison du
mal d'кtre fui. Donc ce qu'il faut fuir davantage est un mal plus grand. Or on
fuit la faute en raison de la peine et, de la sorte, c'est la peine qu'on fuit
davantage, parce que ce par quoi une chose est telle l'est lui-mкme davantage.
La peine est donc un mal plus grand que la faute. 12. De plus, la
privation qui suit nuit davantage que la premiиre; ainsi, une blessure qui suit
la premiиre nuit plus que celle-ci. Or la peine suit la faute, donc elle nuit
plus que la faute; c'est donc un plus grand mal parce que, selon saint Augustin
dans l'Enchiridion 12, on appelle une chose un mal dans la mesure oщ
elle nuit. 13. De plus, la peine
dйtruit le sujet, car la mort est une peine, alors que la fau ne le dйtruit
pas, mais le souille seulement. La peine nuit donc plus que la faute; c'est
donc un mal plus grand. 14. De plus, ce qui
est prйfйrй par un homme juste est prйsumй кtre un mal moindre. Or, alors que
Lot йtait juste, il a prйfйrй la faute а la peine en offrant ses filles а la
passion des Sodomites, ce qui йtait une faute, pour ne pas souffrir une
injustice dans sa propre maison, alors qu'on ferait violence а ses hфtes, ce qui
est une peine. La peine est donc un mal plus grand que la faute. 15. De plus, Dieu
inflige une peine йternelle pour un pйchй temporel, parce que, comme le dit
saint Grйgoire, ce qui tourmente est йternel, ce qui dйlecte est temporaire. Or
un mal йternel est pire qu'un mal temporaire, de mкme qu'un bien йternel est
meilleur qu'un bien temporaire. La peine est donc un mal plus grand que la
faute. 16. De plus, selon le
Philosophe dans les Topiques II, le mal se trouve dans un plus grand
nombre de sujets que le bien. Or la peine se trouve dans un plus grand nombre
de sujets que la faute, car beaucoup sont punis sans faute, alors que toute
faute possиde du moins une peine qui lui est attachйe. La peine est donc un mal
plus grand que la faute. 17. De plus, de mкme
que, dans les choses bonnes, la fin est meilleure que ce qui est ordonnй а
cette fin, de mкme, dans les choses mauvaises, elle est pire. Or la peine est
la fin de la faute. Donc la peine est un mal plus grand que la faute. 18. De plus, en n'importe
quelle faute, l'homme peut кtre libйrй de lа vient que Caпn a йtй blвmй d'avoir
dit Gen., 4, 13: "Mon pйchй est trop йnorme pour que je mйrite le pardon."
Or il existe une peine dont l'homme ne peut кtre libйrй la peine de l'enfer. La
peine est donc un mal plus grand que la faute. 19. De plus, lorsque
quelque chose se dit analogiquement de plusieurs кtres, il semble qu'on le dise
par prioritй de ce qui est le plus reconnu comme tel. Or la peine est davantage
reconnue comme un mal que la faute, parce que sont plus nombreux ceux qui
tiennent pour un mal la peine plutфt que la faute. Le mal se dit donc par
prioritй de la peine plutфt que de la faute. 20. De plus, le foyer
de pйchй est la source d'oщ naissent tous les pйchйs et, а ce point de vue, il
est plus mauvais que tout pйchй. Or ce foyer est une certaine peine. Donc la
peine est un mal plus grand que la faute.
Cependant: 1. Ce que les bons
haпssent davantage est un plus grand mal que ce que les mйchants haпssent
davantage. Or, comme le dit saint Augustin dans la Citй de Dieu III, 1,
les mйchants haпssent davantage le mal de la peine, les bons au contraire le
mal de la faute. La faute est donc un plus grand mal que la peine. 2. De plus, selon
saint Augustin dans la Nature du Bien IV, le mal est la privation de l'ordre.
Or la faute s'йloigne plus de l'ordre que la peine, parce que la faute est de
soi dйsordonnйe, mais elle rentre dans l'ordre grвce а la peine. La faute est
donc un plus grand mal que la peine. 3. De plus, le mal de
la faute s'oppose au bien honnкte, alors que le mal de la peine s'oppose au
bien dйlectable. Or le bien honnкte est meilleur que le bien dйlectable. Le mal
de la faute est donc pire que le mal de la faute.
Rйponse: En apparence certes, cette question paraоt
facile, du fait que beaucoup n'envisagent que les peines corporelles ou celles
qui infligent une souffrance aux sens, peines qui, sans aucun doute, ont moins
raison de mal que la faute, qui s'oppose а la grвce et а la gloire. Mais, comme
la privation de la grвce et de la gloire est aussi une peine, elle semble avoir
йgalement raison de mal; car la privation de la fin derniиre elle-mкme, qui est
ce qu'il y a de meilleur, a aussi raison de peine. Pourtant, on peut montrer
par des raisons йvidentes que c'est la faute qui, absolument parlant, a
davantage raison de mal. D'abord, parce que tout ce qui fait qu'un
sujet est tel possиde davantage cette qualification que ce qui ne peut pas
rendre tel le sujet; ainsi, si la blancheur se trouve en une chose de sorte que
le sujet ne puisse pas кtre dit blanc, de ce fait, elle possиde moins la raison
de blanc que si, par elle, le sujet devenait blanc. En effet, ce qui se trouve
en une chose de sorte que cela n'affecte pas ni ne donne son nom au sujet
semble se trouver en lui sous un certain rapport, alors que s'y trouve de faзon
absolue ce qui affecte et donne son nom au sujet. Or il est manifeste que c'est
en raison du mal de la faute qu'on appelle mauvais celui en qui il se trouve,
et non en raison du mal de la peine en tant que tel; de lа vient que Denys dit
dans les Noms Divins IV, 22 "qu'кtre puni n'est pas un mal, mais c'est
de devenir digne d'une peine". La consйquence qui en dйcoule est que le
mal de la faute a plus raison de mal que le mal de la peine. Quant а la cause
qui fait que quelqu'un est dit mauvais en raison du mat de la faute, et non en
raison du mal de la peine, voilа oщ il faut la prendre: on parle de bien et de
mal de faзon absolue selon l'acte, et de faзon relative selon la puissance; car
pouvoir кtre bien ou mal, ce n'est pas кtre bien ou mal absolument, mais sous
un certain rapport. Or il y a un double acte, l'acte premier, qui est l'habitus
ou la forme, et l'acte second, qui est l'opйration; ainsi, il y a la science et
le fait de considйrer. Or, а supposer que l'acte premier existe dans le sujet,
il y a encore une Puissance а l'acte second; ainsi, celui qui sait ne considиre
pas encore en acte, mais peut considйrer. On envisage donc le bien et le mal d'une
faзon absolue, d'aprиs l'acte second, qui est l'opйration; tandis que, d'aprиs
l'acte premier, on considиre le bien et le mal d'une faзon relative en quelque
sorte. Or il est manifeste que, chez les кtres
douйs de volontй, c'est par un acte de volontй que toute puissance ou habitus
est amenй а un acte bon, parce que la volontй a pour objet le bien universel,
qui contient tous les biens particuliers en vue desquels agissent toutes les
puissances et tous les habitus. Or la puissance qui tend а la fin principale
meut toujours par son commandement celle qui tend а une fin secondaire; ainsi,
l'art de la navigation commande а celui de la construction navale, et l'art
militaire а l'art йquestre. Ce n'est pas, en effet, du seul fait qu'un homme
possиde l'habitus de la grammaire qu'il parle correctement: car, tout en
possйdant l'habitus, il peut ne pas se servir de cet habitus ou agir contre
lui, ainsi quand le grammairien fait sciemment un solйcisme; mais quand il le
veut, alors il agit droitement, conformйment а son art. Et c'est pourquoi on
dit de l'homme qui possиde une volontй bonne qu'il est un homme bon, absolument
parlant, en tant que, par l'action de cette volontй bonne, il use en bien de
tout ce qu'il possиde; mais, du fait qu'il possиde l'habitus de la grammaire,
on ne dit pas que c'est un homme bon, mais un bon grammairien; et il en va de
mкme du mal. Donc, puisque le mal de la faute est un mal dans l'acte de la
volontй, tandis que celui de la peine est la privation de ce dont la volontй
peut user de n'importe quelle faзon en vue d'une opйration bonne, c'est le mal
de la faute qui rend l'homme mauvais absolument parlant, mais non le mal de la
peine. La seconde raison en est que, comme Dieu
est l'essence mкme de la bontй, plus une rйalitй est йloignйe de Dieu, plus
elle a raison de mal. Or la faute est plus йloignйe de Dieu que la peine, car
Dieu est l'auteur de la peine, mais il n'est pas l'auteur de la faute. Il
ressort donc de cela que la faute est un mal plus grand que la peine. Et la
cause pour laquelle Dieu est l'auteur de la peine, mais non de la faute, se
prend ainsi: le mal de faute, qui se situe dans l'acte de volontй, s'oppose
directement а l'acte de charitй, qui est la perfection premiиre et principale
de la volontй. Or la charitй ordonne vers Dieu l'acte de volontй, non pas
seulement en sorte que l'homme jouisse du bien divin, cela appartient en effet
а l'amour qu'on appelle de concupiscence, mais en tant que le bien divin est en
Dieu lui-mкme, ce qui appartient а l'amour d'amitiй. Or il n'est pas possible
que vienne de Dieu le fait que quelqu'un ne veuille pas le bien divin selon qu'il
est en Dieu lui-mкme, puisqu'au contraire, Dieu incline toute volontй а vouloir
ce qu'il veut, et il veut son souverain bien en tant qu'il est en lui-mкme. Par
consйquent, le mal de la faute ne peut pas venir de Dieu. Mais Dieu peut vouloir que le bien divin
lui-mкme, ou tout autre bien qui lui est subordonnй, soit retirй а quelqu'un
qui ne possиde pas de disposition favorable; le bien de l'ordre exige en effet
que rien n'ait ce dont il n'est pas digne. Or le fait mкme de retirer le bien
incrйй ou tout autre bien а celui qui en est indigne a raison de peine. Dieu
est donc l'auteur de la peine, mais il ne peut кtre l'auteur de la faute. La troisiиme raison est que le mal qu'un
sage artisan introduit pour йviter un autre mal a moins raison de mal que celui
qu'on a voulu йviter en l'introduisant; ainsi, si un sage mйdecin coupe une
main pour que le corps ne meure pas, il est йvident que l'amputation de la main
est un mal moindre que la destruction du corps. Or il est йvident que la
sagesse de Dieu introduit la peine dans le but d'йviter la faute, ou de celui
qui est puni, ou du moins des autres, selon ce verset de Job 19, 29: "Fuyez
loin de l'iniquitй, car le glaive est vengeur de l'iniquitй." Il est donc
clair, ainsi, que la faute qu'on a voulu йviter en introduisant la peine est un
mal plus grand que la peine elle-mкme. La quatriиme raison, c'est que le mal de
la faute consiste dans une opйration, tandis que le mal de la peine consiste
dans le fait de souffrir. Or ce qui a une opйration mauvaise se rйvиle кtre
dйjа mauvais, tandis que ce qui souffre quelque mal ne se rйvиle pas de ce fait
кtre mauvais, mais кtre comme en voie vers le mal, parce que ce qui subit une
chose est mы vers elle; ainsi, la claudication en elle-mкme rйvиle que la jambe
est dйjа sous l'emprise du mal, tandis que, du fait qu'une blessure lui est
faite, elle n'est pas encore sujette а ce dйfaut, mais en voie de dйfaillir. De
mкme en effet que l'opйration, qui est le fait d'un кtre existant en acte, est
meilleure que le mouvement vers l'acte et la perfection, de mкme le mal de l'opйration,
considйrй en lui-mкme, a plus raison de mal que le mal qui consiste а souffrir.
Et c'est pourquoi la faute a plus raison de mal que la peine.
Solutions des objections: 1. Si l'on compare,
quant au terme, la rйcompense au mйrite et la peine а la faute, on trouve un
rapport semblable dans les deux cas parce que, de mкme que le mйrite se termine
а la rйcompense, de mкme la faute se termine а la peine. Mais si on les compare
d'aprиs l'intention, on n'a plus le mкme rapport de part et d'autre, mais c'est
plutфt le contraire car, de mкme que quelqu'un agit de faзon mйritoire en vue d'acquйrir
une rйcompense, de mкme on impose une peine pour йviter une faute. Aussi, de
mкme que la rйcompense est meilleure que le mйrite, la faute est pire que la
peine. 2. Le bien de l'agent
ne consiste pas seulement dans la perfection premiиre, dont la privation est la
peine, mais aussi dans la perfection seconde, qui est l'opйration, et а
laquelle s'oppose la faute; et cette perfection seconde est meilleure que la
premiиre. Et c'est pourquoi la faute, qui s'oppose а la perfection seconde, a
plus raison de mal que la peine, qui s'oppose а la perfection premiиre. 3. La faute sйpare de
Dieu par une sйparation qui s'oppose а l'union de la charitй, qui fait qu'on
veut le bien de Dieu lui-mкme, tel qu'il est en lui, alors que la peine sйpare
de Dieu par une sйparation qui s'oppose а la jouissance selon laquelle l'homme
jouit du bien divin. Et, de la sorte, la sйparation de la faute est pire que
celle de la peine. 4. Le fait de s'йcarter
de l'ordre а la fin peut кtre pris de deux faзons; d'abord en l'homme lui-mкme,
et alors la privation de l'ordre а la fin est une peine, comme la privation de
la fin; d'une autre faзon, on peut s'йcarter de l'ordre а la fin dans l'action,
et alors, la privation de l'ordre а la fin est une faute, car un homme est
coupable parce qu'il fait une action qui n'est pas ordonnйe а la fin requise.
Aussi n'y a-t-il pas, entre le mal de la faute et le mal de la peine, de rap
port comme entre la fin et l'ordre а la fin, car l'un et l'autre, d'une
certaine maniиre, privent а la fois de la fin et de l'ordre а la fin. 5. La privation de la
grвce habituelle elle-mкme est une peine, mais le mal de la faute, c'est la
dйformation de l'acte qui devrait procйder de la grвce. Il est donc йvident
ainsi que le mal de la faute s'oppose а un bien plus parfait, parce que l'opйration
est la perfection de l'habitus lui-mкme. 6. Bien que la faute
soit par accident la cause de la peine, du point de vue de celui qui endure
cette peine, elle en est pourtant la cause par soi, du point de vue de celui
qui inflige la peine, car celui qui punit entend bien infliger la peine en
raison de la faute. 7. La raison pour
laquelle la faute est un mal, ce n'est pas qu'une peine est infligйe pour une
faute, mais c'est plutфt le contraire si on inflige le mal de la peine, c'est
pour rйprimer et remettre dans l'ordre la malice de la faute. Et de la sorte,
il est clair qu'on attribue le mal а la faute, non seulement par maniиre de
cause, mais encore formellement, et plus principalement qu'а la peine. 8. et 9.
Et ainsi, la solution des objections 8 et 9 est йvidente. 10. Il ne faut pas
juger des choses selon l'avis des mйchants, mais selon celui des bons, de mкme
qu'il ne faut pas juger des saveurs d'aprиs l'avis d'un malade, mais d'aprиs
celui d'un homme sain. Et c'est pourquoi on ne doit pas juger que la peine est
pire parce que les mйchants la fuient davantage, mais il faut plu tфt juger la
faute plus mauvaise, parce que les bons la fuient davantage. 11. C'est le propre
de l'homme vertueux de fuir la faute en raison d'elle-mкme, et non en raison de
la peine, mais c'est le propre des mйchants de fuir la faute en raison de la
peine, selon ce vers d'Horace Ep. I, 16, 50-5 3: "Les mйchants haпssent de
pйcher par crainte de la peine, les bons haпssent de pйcher par amour du bien
de la vertu." Mais ce qui est plus important, c'est que Dieu, comme on l'a
dit, n'inflige la peine qu'en raison de la faute. 12. La privation qui
suit est pire que celle qui la prйcиde, lorsqu'elle inclut celle-ci et, а ce
point de vue, il semble qu'on peut dire que la peine accompagnйe de la faute
est pire que la faute seule. Et certes, cela est vrai pour celui qui est puni
mais, pour celui qui inflige la peine, elle a raison de justice et d'ordre, et
ainsi, en lui joignant un bien, la faute devient moins mauvaise, comme le
prouve Boиce dans la Consolation de la philosophie IV, 4. 13. La faute et la
peine concernent la nature rationnelle qui, du fait qu'elle est rationnelle,
est incorruptible; aussi la peine ne supprime-t-elle pas son propre sujet, mкme
si la vie corporelle est фtйe par la peine. Aussi il faut concйder qu'absolument
parlant, la peine est pire pour le corps que la faute. 14. Lot n'a pas
prйfйrй la faute а la peine, mais il a montrй qu'il y avait un ordre а observer
dans la fuite des fautes, parce qu'il est plus supportable que quelqu'un commette
une faute moindre qu'une faute plus grave. 15. Bien que la faute
soit temporaire par son acte, elle est pourtant йternelle а moins qu'elle ne
soit effacйe par la pйnitence, quant а la culpabilitй et а la souillure; et c'est
l'йternitй de la faute qui est cause de l'йternitй de la peine. 16. Il arrive qu'un
mal existe dans le plus grand nombre, on veut dire le mal qui existe dans les
moeurs humaines, du fait que le plus grand nombre suit la nature sensible de
prйfйrence а la nature raisonnable. Aussi n'est-il pas nйcessaire que plus une
chose se trouve en un plus grand nombre de sujets, plus elle soit un grand mal,
parce qu'alors, les pйchйs vйniels que commet le plus grand nombre seraient
plus graves que les mortels. 17. La peine est bien
la fin de la faute, а considйrer son terme, mais non а considйrer l'intention,
comme on l'a dit. 18. La raison pour
laquelle nul ne peut, de la peine de l'enfer, revenir а la vie, c'est que la
faute de ceux qui sont en enfer ne peut pas s'expier. Mais cela ne prouve pas que
la peine soit un mal plus grand que la faute. 19. Un nom se dit par
prioritй d'une rйalitй plutфt que d'une autre d'une double faзon: d'abord quant
а l'imposition du nom, ou d'une autre faзon, quant а la nature de la chose;
ainsi, les noms qui sont dits de Dieu et des crйatures sont dits par prioritй
des crйatures, quant а l'imposition des noms; mais quant а la nature de la
chose, ils sont dits par prioritй de Dieu, dont dйrive toute perfection dans
les crйatures. Et semblablement, rien n'empкche que le mal soit dit par
prioritй de la peine quant а l'imposition du nom, mais secondairement quant а
la vйritй de la chose. 20. Le foyer de pйchй
est le principe des fautes en puissance; mais le mal en acte est pire que le
mal en puissance, comme le dit le Philosophe dans la Mйtaphysique IX,
10. Aussi, le foyer de pйchй n'est pas un mal plus grand que la faute.
QUESTION II: LES
PЙCHЙS
ARTICLE
1: Y A-T-IL UN ACTE EN TOUT PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
71, article s 5-6; II Commentaire des Sentences D. 35, article s 2-3.
Objections: Il semble que oui. 1. Saint Augustin dit
en effet, dans le Contre Fauste XXII, 27, que "le pйchй est une
parole, une action ou un dйsir contre la loi de Dieu". Or en n'importe
lequel de ces trois йlйments est contenu un acte. Il y a donc un acte en tout
pйchй. 2. De plus, saint
Augustin, dans La Vraie Religion XIV, 27 dit que le pйchй est а tel point
volontaire, que s'il n'йtait pas volontaire, il ne serait pas pйchй. Or rien ne
peut кtre volontaire que par un acte de volontй. Donc, dans un pйchй, il faut
qu'il y ait au moins un acte de volontй. 3. De plus, les
contraires se situent dans le mкme genre. Or le mйrite et le dйmйrite sont des
contraires. Donc, puisque le mйrite est dans le genre des actes, parce que c'est
par des actes que nous mйritons, il semble qu'il en aille de mкme pour le
dйmйrite ou le pйchй. 4. De plus, le pйchй
est une certaine privation parce que, comme le dit saint Augustin, le pйchй est
un nйant. Or une privation est fondйe sur quelque chose. Il faut donc qu'il y
ait un acte sur lequel se fonde le pйchй. 5. De plus, saint
Augustin dit dans l'Enchiridion, 14 que le mal ne peut exister que dans
le bien. Or le bien sur lequel se fonde la malice du pйchй est un acte. Donc,
en tout pйchй, il est nйcessaire qu'il y ait un acte. 6. De plus, saint
Augustin dit dans les Quatre-vingt-trois Questions Question 24 que "ni
le pйchй, ni l'acte droit ne peuvent кtre justement imputйs а quelqu'un qui n'aura
rien fait de par sa propre volontй". Mais on ne peut faire une chose de
par volontй propre sans un acte. Rien ne peut donc кtre imputй comme pйchй а un
homme s'il n'y a pas lа quelque acte. 7. De plus, saint
Jean Damascиne dit que la louange et le blвme suivent les actes. Or а tout
pйchй est dы le blвme. Tout pйchй consiste donc en un acte. 8. De plus, la Glose
sur l'Йpоtre aux Romains 7, 20, dit que tout pйchй vient de la concupiscence.
Or ce qui est issu de la concupiscence n'est pas sans acte. Aucun pйchй n'est
donc sans acte. 9. De plus, si un
pйchй existe sans acte, il semble que ce soit surtout le cas du pйchй d'omission.
Mais l'omission n'est pas sans acte, parce que l'omission est une certaine
nйgation: toute nйgation, en effet, se fonde sur une affirmation. Et dans ces
conditions, il faut que le pйchй d'omission se fonde sur un certain acte. Donc,
bien plus encore, n'importe quel autre pйchй. 10. De plus, l'omission
n'est un pйchй que dans la mesure oщ elle s'oppose а la loi de Dieu. Mais cela
ne va pas sans mйpris, et le mйpris existe par un acte. Le pйchй d'omission se
fonde donc sur un acte et, bien plus encore, les autres pйchйs. 11. De plus, si le
pйchй d'omission consistait dans la seule nйgation d'un acte, il s'ensuivrait
qu'aussi longtemps que l'on n'agit pas, on pиche, et alors, le pйchй d'omission
serait plus redoutable que celui de transgression qui passe comme acte, bien qu'il
demeure comme faute. Or ceci n'est pas vrai, parce que le pйchй de
transgression est plus grand que les autres pйchйs, toutes choses йgales par
ailleurs: c'est en effet un pйchй plus grand de voler que de ne pas faire l'aumфne.
Le pйchй d'omission ne consiste donc pas dans la seule nйgation. 12. De plus, selon le
Philosophe dans les Physiques II, 14, on trouve le pйchй dans ce qui est
ordonnй а une fin. Or c'est par une opйration qu'une chose est ordonnйe а la
fin. Tout pйchй consiste donc dans un acte. Cependant: 1. Il y a ce que dit
saint Jacques 4, 17: "Celui qui connaоt le bien, et ne le fait pas, commet
un pйchй." Le fait mкme de ne pas faire est donc un pйchй. 2. De plus, une peine
n'est infligйe justement que pour un pйchй. Or on inflige une peine pour la
seule omission d'un acte, et sans tenir nul compte d'un autre acte qui l'accompagnerait.
Donc le pйchй consiste dans le seul fait d'omettre un acte. 3. De plus, selon le
Philosophe dans les Physiques II, 14, le pйchй se produit dans ce qui se
fait selon l'art, et dans ce qui se fait selon la nature. De mкme donc que dans
les choses qui sont selon la nature, le pйchй est d'кtre contre la nature, de
mкme dans les choses qui sont selon l'art, le pйchй est d'кtre contre l'art; et
de mкme, dans le domaine moral, le pйchй est d'кtre contre la raison. Or sont
contre la nature, non seulement les mouvements, mais aussi les repos, comme on
le dit dans les Physiques V, 10. Donc, dans le domaine moral aussi, les
pйchйs sont non seulement des actes, mais aussi des abstentions d'acte, si
elles sont en dehors de la raison. 4. De plus, il arrive
que la volontй ne se porte ni sur l'une ni sur l'autre des alternatives de la
contradiction: il n'est pas vrai, en effet, de dire que Dieu voudrait que le
mal arrive, parce qu'il en serait l'auteur, ni non plus qu'il voudrait que le
mal n'arrive pas, parce qu'alors sa volontй ne serait pas efficace pour
rйaliser tout ce qu'elle veut. On suppose donc que quelqu'un soit tenu de faire
maintenant l'aumфne et que pourtant, il ne veuille ni la faire ni ne pas la
faire, parce qu'il n'y pense pas du tout; il pиche cependant, et c'est
justement qu'il est puni pour cette omission. Donc, mкme sans acte de volontй,
il peut y avoir pйchй. 5. Mais on peut dire
que, bien que l'acte de la volontй ne se porte ni а faire l'aumфne, ni а ne pas
la faire, il se porte pourtant sur quelque chose d'autre qui l'empкche de
donner. -On objecte а cela que ce quelque chose d'autre sur lequel il se porte
a un rapport accidentel au pйchй d'omission: il ne s'oppose pas, en effet, а un
prйcepte affirmatif de la loi, opposition d'oщ s'ensuit un pйchй d'omission.
Mais il ne faut pas porter un jugement sur la nature d'une chose selon ce qui
est par accident, mais selon ce qui est par soi. On ne doit donc pas dire que
le pйchй d'omission consiste dans un acte en raison d'un acte ajoutй. 6. De plus, mкme dans
le pйchй de transgression, il arrive que s'ajoute un acte qui ne relиve pas
cependant du pйchй de transgression, parce qu'il est accidentel par rapport а
lui: ainsi, il arrive а quelqu'un qui vole de parler ou de voir. L'acte qui s'ajoute
а l'omission ne relиve donc pas non plus du pйchй d'omission. 7. De plus, de mкme
qu'il existe des actes qui ne peuvent кtre accomplis de faзon bonne, comme
forniquer et mentir, de mкme il existe des actes qui ne peu vent кtre accomplis
de faзon mauvaise, comme aimer Dieu et le louer. Or il arrive que quelqu'un qui
pиche par omission soit occupй а la louange de Dieu; ainsi, si quelqu'un, au
moment oщ il est tenu d'honorer ses parents, persйvиre dans la louange divine
sans honorer ses parents: il est йvident qu'il pиche par omission, et
cependant, l'acte de louer Dieu ne peut participer а ce pйchй, parce qu'il ne
peut кtre accompli de faзon mauvaise; donc tout le pйchй consiste dans la seule
omission de l'acte requis. Un acte n'est donc pas requis pour qu'il y ait
pйchй. 8. De plus, dans le
pйchй originel, il n'y a pas d'acte. Tout pйchй ne consiste donc pas dans un
acte. 9. De plus, saint
Augustin dit, dans les Quatre-vingt-trois Questions, 26: "Autres
sont les pйchйs de faiblesse, autres ceux d'ignorance, autres ceux de malice."
La faiblesse et l'ignorance sont contraires а la vertu et а la sagesse, la
malice est contraire а la bontй; or les contraires sont dans le mкme genre.
Donc, puisque la vertu, la sagesse et la bontй sont des habitus, il semble que
les pйchйs soient des habitus. Or un habitus peut exister sans acte. Il peut
donc y avoir un pйchй sans acte.
Rйponse: Sur ce point, il existe deux opinions. Certains ont dit qu'en tout pйchй, mкme d'omission,
il existe un acte, ou bien une volontй intйrieure, par exemple lorsque quelqu'un
pиche en ne faisant pas l'aumфne, et ne veut pas la faire, ou mкme un acte
extйrieur ajoutй par lequel on s'йcarte de l'acte requis, que cet acte se fasse
en mкme temps que l'omission, ainsi quand quelqu'un qui veut jouer omet d'aller
а l'йglise, ou que cet acte prйcиde, ainsi quand quelqu'un est empкchй de se
lever pour les matines, du fait qu'il a trop veillй le soir en s'adonnant а un
travail. Et cette opinion s'appuie sur une parole de saint Augustin, qui dit,
dans le Contre Fauste XXII, 27, que "le pйchй est une parole, une
action ou un dйsir contre la loi de Dieu." Mais d'autres ont dit que le pйchй d'omission
ne comporte pas d'acte, mais que le fait mкme de s'abstenir d'un acte est un
pйchй d'omission; et ils expliquent la parole de saint Augustin, qui dit que le
pйchй consiste dans une parole, une action ou un dйsir, en ce sens que dйsirer
et ne pas dйsirer, dire et ne pas dire, faire et ne pas faire reviennent au
mкme, а considйrer la raison de pйchй. Aussi est-il dit dans la Glose sur l'Йpоtre
aux Romains 7, 15, qu'agir et ne pas agir sont des parties par rapport au fait
d'agir. Et il semble qu'on peut le dire avec raison, parce que l'affirmation et
la nйgation se rapportent au mкme genre. Aussi saint Augustin dit-il, dans le
traitй de la Trinitй V, 7, que "inengendrй" appartient au genre
relation au mкme titre que "engendrй". Or l'une et l'autre de ces opinions est
vraie sous un certain rapport. Si on envisage en effet ce qui est requis
pour un pйchй, comme йtant de l'essence du pйchй, alors un acte n'est pas
requis pour le pйchй d'omission mais, а parler absolument, le pйchй d'omission
consiste dans le fait mкme de s'abstenir d'agir. Et cela devient йvident si
nous considйrons la raison de pйchй: le pйchй en effet, comme le dit le
Philosophe dans les Physiques II, 14, se produit а la fois dans les
actions qui relиvent de la nature et dans celles qui relиvent de l'art, lorsque
la nature ou l'art ne parviennent pas а la fin en vue de laquelle ils agissent.
Que celui qui agit par art ou par nature ne parvienne pas а la fin, cela vient
du fait qu'il s'йcarte de la mesure ou de la rиgle de l'opйration requise qui,
dans le domaine des choses naturelles, est l'inclination mкme de la nature
consйcutive а la forme, mais dans les choses de l'art, est la rиgle mкme de l'art.
Ainsi donc, deux aspects peuvent кtre considйrйs dans le pйchй s'йloigner de la
rиgle ou de la mesure, et s'йloigner de la fin. Or il arrive parfois qu'on se dйtourne de
la fin sans se dйtourner de la rиgle ou de la mesure selon laquelle on agit en
vue de la fin, et dans le domaine de la nature, et dans celui de l'art. Dans le
domaine de la nature, si par exemple, on met dans l'estomac un йlйment non
assimilable comme du fer ou une pierre, le dйfaut de digestion se produit sans
pйchй de la nature; semblablement, si un mйdecin donne une potion conformйment
а son art et que le malade n'est pas guйri, soit parce qu'il a un mal
incurable, soit parce qu'il accomplit une action qui va contre sa santй, le
mйdecin ne pиche certes pas, bien qu'il n'obtienne pas la fin; mais si, au
contraire, il obtenait la fin en s'йcartant pourtant de la rиgle de l'art, on n'en
dirait pas moins qu'il pиche. Il ressort de cela qu'enfreindre la rиgle de l'action
appartient davantage а la raison de pйchй que manquer la fin de l'action. Est donc de soi de la raison de pйchй,
soit dans la nature, soit dans l'art, soit dans les moeurs, ce qui s'oppose а
la rиgle de l'action. Or, du fait que la rиgle de l'action constitue un milieu
entre l'excиs et le dйfaut, il est nйcessaire qu'elle retranche certains
йlйments et qu'elle en retienne d'autres. Aussi, dans la raison naturelle, et
йgalement dans la loi divine, qui doivent rйgler nos actes, sont contenus des
prйceptes nйgatifs et des prйceptes positifs. Or, de mкme qu'а la nйgation s'oppose
l'affirmation, de mкme а l'affirmation la nйgation; aussi, de mкme qu'un agir
est imputй а un homme comme pйchй parce qu'il s'oppose а un prйcepte nйgatif de
la loi, de la mкme maniиre, le fait mкme de ne pas agir, parce qu'il s'oppose а
un prйcepte affirmatif. Ainsi donc, а parler absolument, il peut exister un
pйchй pour lequel n'est pas requis un acte qui soit de l'essence du pйchй, et а
ce point de vue, la seconde opinion est vraie. Mais si l'on envisage ce qui est requis
pour un pйchй comme cause du pйchй, alors il faut que, pour tout pйchй, fыt-il
d'omission, un acte soit requis. On peut le montrer ainsi. En effet, comme le
dit le Philosophe dans les Physiques VIII, 2, si une chose est tantфt en
mouvement et tantфt ne l'est pas, il faut assigner une cause а ce repos: nous
constatons, en effet, que lorsque le mobile et le moteur se comportent de la
mкme faзon, une chose se meut ou ne se meut pas, de maniиre semblable. Pour la
mкme raison, si quelqu'un ne fait pas ce qu'il doit faire, il faut qu'il y ait
une cause а cela. Si cette cause a йtй totalement extrinsиque, une telle
omission n'a pas raison de pйchй; ainsi si quelqu'un, blessй par la chute d'une
pierre, est empкchй de se rendre а l'йglise ou si, victime d'un vol, il est
empкchй de faire l'aumфne. L'omission est donc imputйe comme pйchй alors
seulement qu'elle a une cause intrinsиque, pas n'importe laquelle, mais une
cause volontaire, car mкme si on йtait empкchй par une cause intrinsиque non
volontaire, la fiиvre par exemple, il en serait de mкme que pour une cause
extrinsиque. Donc, pour qu'une omission soit un pйchй, il est requis qu'elle
soit causйe par un acte volontaire. Mais la volontй est cause d'une chose
tantфt par soi, tantфt par accident: par soi, ainsi lorsqu'elle agit
intentionnellement en vue de tel effet, par exemple lorsque quelqu'un qui
cherche а trouver un trйsor, le trouve en creusant; par accident, comme lorsque
cela se passe en dehors de l'intention, par exemple si quelqu'un qui veut
creuser une tombe trouve un trйsor en creusant. Ainsi donc, l'acte volontaire
est parfois par soi cause de l'omission, non cependant en sorte que la volontй
se porte directement sur l'omission, parce que le non-кtre et le mal sont en
dehors de l'intention, comme le dit Denys dans les Noms Divins IV, 32, l'objet
de la volontй йtant l'кtre et le bien; mais elle se porte indirectement sur
quelque chose de positif avec la prйvision de l'omission qui s'ensuivra, par
exemple lorsque quelqu'un veut jouer en sachant que cela s'accompagne du fait
de ne pas aller а l'йglise; de mкme dans les transgressions, nous disons que le
voleur veut l'or sans fuir la honte de l'injustice. Mais parfois, l'acte
volontaire est cause par accident de l'omission, par exemple lorsque, а quelqu'un
occupй par une affaire, ne vient pas а l'esprit une chose qu'il est tenu d'accomplir.
Et а ce point de vue-lа, il n'y a pas de diffйrence, que l'acte volontaire qui
est cause de l'omission, par soi ou par accident, se rйalise en mкme temps que
l'omission, ou encore qu'il la prйcиde, ainsi qu'on l'a dit de celui qui, s'йtant
endormi tard а cause d'un travail trop important, s'est empкchй de se lever а l'heure
des matines. Ainsi donc, а ce point de vue-lа, la premiиre opinion est vraie,
qui tient que, pour une omission, un acte volontaire est requis comme cause. Par consйquent, puisque l'une et l'autre
opinion sont vraies d'une certaine maniиre, il faut rйpondre aux deux sйries d'arguments.
Solutions des objections: 1. Dans cette
dйfinition du pйchй, il faut prendre dans le mкme sens dire et ne pas dire,
faire et ne pas faire, comme on l'a dit plus haut. 2. Une chose est dite
volontaire, non seulement parce qu'elle tombe sous un acte de la volontй, mais
parce qu'elle tombe sous le pouvoir de la volontй. Ainsi, le fait mкme de ne
pas vouloir est dit volontaire, parce qu'il est au pouvoir de la volontй de
vouloir et de ne pas vouloir et, semblablement, de faire ou de ne pas faire. 3. Les йlйments
requis pour le bien sont plus nombreux que pour le mal parce que, comme le dit
Denys dans les Noms Divins IV, 30, le bien tient а l'intйgritй de la
chose, tandis que le mal vient de dйficiences particuliиres. Pour qu'il y ait donc
mйrite, il est requis qu'il y ait un acte de volontй, tandis que pour qu'il y
ait dйmйrite, il suffit seulement de ne pas vouloir le bien quand on le doit,
sans qu'il faille qu'on veuille toujours le mal. 4. Dans le pйchй de
transgression, il n'est pas vrai que le pйchй soit une privation, mais c'est un
acte privй de l'ordre requis; ainsi le vol ou l'adultиre est un acte
dйsordonnй. Le pйchй est nйant, au sens oщ les hommes deviennent nйant quand
ils pиchent, non pas qu'ils seraient le nйant lui-mкme, mais parce que, dans la
mesure oщ ils pиchent, ils se privent d'un bien et que cette privation est un
non-кtre dans le sujet; et de mкme, le pйchй est un acte privй de l'ordre
requis, et selon cette privation mкme, il est appelй nйant. Mais dans le pйchй
d'omission а proprement parler, il est vrai qu'il y a seulement une privation;
or le sujet d'une privation n'est pas l'habitus, mais la puissance; ainsi, le
sujet de la cйcitй n'est pas la vision, mais ce qui, de par nature, est apte а
voir. Le sujet de l'omission n'est donc certainement pas l'acte, mais la
puissance volontaire. 5. Et ainsi est
claire la solution а l'objection 5 touchant le mal. 6. Dans cette
autoritй, sous le faire, est inclus aussi le non-faire, comme il a йtй dit. 7. La louange et le
blвme sont dus non seulement aux actes volontaires, mais aussi а ceux qui s'abstiennent
d'agir. 8. Cette raison
prouve qu'un acte est requis pour une omission comme sa cause; bien qu'on
puisse dire que le foyer dont parle ici la Glose n'est pas la concupiscence en
acte, mais а l'йtat d'habitus. 9. Toute nйgation ne
se fonde pas sur une affirmation rйelle, parce que, comme le dit le Philosophe
dans les Prйdicaments 10, ne pas кtre assis peut кtre dit en vйritй, et de ce
qui est, et de ce qui n'est pas; mais cependant, toute nйgation se fonde sur
quelque affirmation saisie par l'intelligence ou l'imagination: car il est
nйcessaire que soit saisi ce dont on nie quelque chose. Ainsi donc, il n'est
pas nйcessaire qu'une omission soit fondйe sur un acte rйel existant. Si
toutefois toute nйgation йtait fondйe sur quelque affirmation rйelle, en sorte
qu'on emploierait nйgation pour privation, il ne serait pas nйcessaire que
cette omission, qui est la nйgation d'un acte, soit fondйe sur un acte, mais
sur la puissance volontaire. 10. Non seulement
dans l'omission, mais pas davantage dans la transgression, il n'est pas
toujours nйcessaire qu'il y ait mйpris en acte, mais mйpris habituel ou mкme
imputй, parce que nous imputons au mйpris de ne pas faire ce qui est commandй,
ou de faire ce qui est dйfendu. 11. L'omission s'oppose
au prйcepte affirmatif qui, bien qu'obligeant toujours, n'oblige cependant pas
en chaque cas: un homme, en effet, n'a pas l'obligation d'кtre sans cesse en
train d'honorer ses parents, mais cependant, il est toujours tenu d'honorer ses
parents au moment requis. Le pйchй d'omission dure donc en acte aussi longtemps
que dure le temps d'obligation du prйcepte affirmatif; une fois ce temps passй,
il disparaоt comme acte mais demeure comme faute, et si un tel temps se
prйsente а nouveau, l'omission se rйpиte. 12. Comme on s'йcarte
de la fin en agissant mal, de mкme aussi en s'abstenant d'un acte requis. Quant aux objections en sens
contraire, il faut donc dire: 1. Selon cette autoritй, on affirme que le fait mкme
de ne pas faire le bien est un pйchй; mais on n'йcarte pas que la cause du fait
de ne pas faire le bien soit un certain acte. 2. Une peine est
infligйe pour l'omission d'un acte comme pour une faute, mais cependant, il
arrive que la faute soit causйe par un acte qui est parfois une faute, comme
lorsqu'un pйchй est cause d'un pйchй, et parfois n'est pas une faute. 3. Mкme un repos
contre la nature est causй par quelque acte qui prйcиde. 4. Dieu ne veut ni
que le mal arrive, ni qu'il n'arrive pas, mais cependant il veut le fait mкme
de ne pas vouloir que le mal arrive, et de ne pas vouloir qu'il n'arrive pas. 5. L'acte qui est
requis pour l'omission n'a pas toujours un rapport accidentel avec elle, mais
il est parfois cause par soi, comme on l'a dit. 6. Et il faut
rйpondre de faзon semblable а l'objection 6 sur la transgression. 7. Tout acte doit
кtre rйglй par la raison; aussi tout acte peut кtre mal fait s'il n'est pas
rйglй convenablement, en sorte qu'il soit accompli quand il le faut et pour la
fin qu'il faut, et ainsi des autres йlйments auxquels il faut faire attention
dans les actions. Aussi, mкme l'acte d'aimer Dieu peut кtre mal accompli, si
par exemple, quelqu'un aimait Dieu en raison des biens temporels; et l'acte
mкme de louer Dieu par la bouche peut кtre mal accompli, si on le faisait quand
il ne le faut pas, c'est-а-dire quand on est tenu de faire autre chose. Mais si
on parle d'acte rйglй, comme on l'indique quand on dit agir avec mesure ou agir
droite ment, cet acte ne peut alors кtre mal accompli. Si pourtant on accordait
qu'un acte ne pourrait кtre mal accompli, il n'y aurait pas d'inconvйnient а ce
qu'il soit cause par accident d'une omission, parce que le bien peut кtre cause
par accident du mal. 8. La cause du pйchй
originel est aussi un acte, c'est-а-dire le pйchй actuel des premiers parents. 9. De mкme qu'il
existe des actes et des habitus pour les vertus, de mкme pour les vices;
cependant, les habitus peuvent кtre appelйs des vertus et des vices, mais seuls
les actes sont appelйs mйrites ou pйchйs. ARTICLE
2: LE PЙCHЙ SE TROUVE T-IL SEULEMENT DANS L'ACTE DE LA VOLONTЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
74, article 2; IIa-IIae, Question 10, article 2; Commentaire des Sentences
D. 41, Question 2, article 2. Ojections. Il semble que oui.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, saint
Augustin dit dans les Rйtractations 1, 15, n° 2 qu'on ne pиche que par
la volontй. Le pйchй se trouve donc dans le seul acte de la volontй. 2. De plus, saint
Augustin dit dans les Deux Вmes 11: "Le pйchй est la volontй de retenir ou
d'acquйrir ce que la justice dйfend". Or la volontй est prise ici pour l'acte
de volontй. Donc le pйchй se trouve dans le seul acte de la volontй. 3. De plus, saint
Augustin dit que la continence est un habitus de l'вme, mais qu'il se manifeste
par un acte extйrieur. A l'inverse aussi, l'incontinence et tout pйchй se trouvent
donc dans la seule volontй; quant aux actes extйrieurs, ils ne font que
manifester le pйchй. 4. De plus, saint
Jean Chrysostome dit dans son Commentaire sur saint Matthieu hom. 46: "C'est
la volontй qui est soit rйcompensйe pour le bien, soit condamnйe pour le mal.
Or les oeuvres sont les tйmoins de la volontй; Dieu ne recherche donc pas les
oeuvres pour lui, pour savoir comment juger, mais pour les autres, afin que
tous comprennent que Dieu est juste." Or cela seul а cause de quoi Dieu
punit, c'est le pйchй. Le pйchй se trouve donc dans le seul acte de la volontй. 5. De plus, ce qui
est ajoutй ou retranchй alors que nйanmoins le pйchй demeure, a un rapport
accidentel au pйchй. Or, que l'acte extйrieur soit ajoutй ou retranchй, le
pйchй n'en demeure pas moins dans la seule volontй. Les actes extйrieurs ont
donc un rapport accidentel au pйchй; le pйchй ne se trouve donc pas en eux,
mais dans le seul acte intйrieur de la volontй. 6. De plus, on n'impute
comme pйchй а quelqu'un aucun acte qui n'est absolu ment pas en son pouvoir;
aussi, si quelqu'un saisissait la main d'un homme contre sa volontй et s'en
servait pour tuer un autre homme, le pйchй d'homicide ne serait pas imputй а
celui dont la main frappe, mais а celui qui se sert de cette main. Or les membres
extйrieurs ne peuvent absolument pas rйsister au commandement de la volontй.
Donc le pйchй ne se trouve pas dans les actes extйrieurs des membres, mais dans
l'acte de volontй qui se sert des membres. 7. De plus, saint
Augustin dit dans la Vraie Religion 33, 62 que si quel qu'un voit un
aviron brisй dans l'eau, ce n'est pas lа un vice de la vue, qui fait connaоtre
ce qu'elle a reзu pour le faire connaоtre, mais c'est un vice de la vertu qui
doit juger. Or les membres extйrieurs du corps ont reзu de Dieu l'ordre d'exйcuter
ce que la volontй commande. Le vice ou le pйchй ne se trouvent donc pas dans
les actes de ces membres, mais dans l'acte de la volontй. 8. De plus, si le
pйchй se trouve dans l'acte de la volontй et en plus dans l'acte extйrieur, ce
sera un plus grand pйchй de pйcher а la fois par la volontй et par un acte
extйrieur, que de pйcher seulement par un acte intйrieur, parce que, de mкme qu'une
quantitй ajoutйe а une quantitй fait une quantitй plus grande, de mкme un pйchй
ajoutй а un pйchй semble faire un pйchй plus grand. Or ceci n'est pas vrai, car
il est dit dans la Glose sur saint Matthieu 12, 35 "Autant tu veux, autant
tu fais." Et de la sorte, le pйchй de la volontй intйrieure et de l'acte
extйrieur n'est pas plus grand que celui de l'acte intйrieur seul. Le pйchй ne
se trouve donc pas dans l'acte extйrieur, mais seulement dans l'acte intйrieur. 9. De plus, supposons
que deux hommes aient une йgale volontй de commettre le mкme pйchй, par exemple
la fornication, et que l'un en ait l'occasion et accomplisse sa volontй, et que
l'autre ne l'ait pas, mais veuille l'avoir; il est clair qu'entre ces deux
hommes, il n'y a pas de diffйrence par rapport а ce qui e en leur pouvoir. Or
on ne considиre pas le pйchй d'aprиs ce qui n'est pas au pouvoir de quelqu'un,
ni par consйquent l'augmentation du pйchй. L'un d'entre eux ne pиche donc pas
plus que l'autre, et il semble de la sorte que le pйchй se trouve donc dans le
seul acte de la volontй. 10. De plus, le pйchй
corrompt le bien de la grвce qui est comme en son sujet, non dans l'une des
puissances infйrieures, mais dans la volontй. Or les opposйs se rapportent au
mкme йlйment. Le pйchй se trouve donc dans la seule volontй. 11. De plus, l'acte
intйrieur est cause de l'acte extйrieur. Or une mкme chose n'est pas cause de
soi-mкme. Donc, puisque le pйchй est un et le mкme, il semble que s'il se
trouve dans un acte de la volontй, il ne puisse se trouver dans un acte
extйrieur. 12. De plus, un mкme
accident ne peut exister dans deux sujets. Or la difformitй a, vis-а-vis de l'acte
difforme, un rapport d'accident а sujet. Donc, puisque dans un pйchй il y a une
seule difformitй, il n'est pas possible qu'un pйchй se trouve en deux actes, l'intйrieur
et l'extйrieur. Or il est йvident que le pйchй se trouve dans l'acte intйrieur
de la volontй. Donc il n'est en aucune maniиre dans l'acte extйrieur. 13. De plus, saint
Anselme dit, dans la Conception Virginale 4, en parlant des actes: "Aucune
justice ne se trouve dans leur essence." Donc, pour la mкme raison, l'injustice
non plus; et ainsi, le pйchй ne se trouve pas dans l'acte extйrieur. 14. De plus, saint
Augustin dit que le pйchй passe quant а l'acte mais demeure comme faute. Il n'en
serait pas ainsi si l'acte extйrieur lui-mкme йtait un pйchй. Donc cet acte
extйrieur n'est pas un pйchй. Cependant: Tout ce qui est interdit par la loi de
Dieu est un pйchй, car "le pйchй est une parole ou un acte ou un dйsir
contre la loi de Dieu". Or un acte extйrieur est interdit par la loi de
Dieu, quand il est dit: "Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d'adultиre,
tu ne voleras pas." Exode, 20, 13-15. Et l'acte intйrieur est interdit
sйparйment quand il est dit: "Tu ne convoiteras pas." Donc, non seule
ment l'acte de la volontй est un pйchй, mais aussi l'acte extйrieur.
Rйponse: Sur cette question il y a eu trois
opinions: certains ont dit en effet qu'aucun acte, ni intйrieur, ni extйrieur,
n'est de soi un pйchй, mais que c'est la seule privation qui a raison de pйchй,
du fait que saint Augustin dit que le pйchй n'est rien; d'autres au contraire
ont dit que le pйchй consiste dans le seul acte intйrieur de volontй; mais
certains ont dit que le pйchй consiste а la fois dans l'acte intйrieur de la
volontй et dans l'acte extйrieur. Et bien que cette derniиre opinion contienne
une part plus grande de vйritй, toutes nйanmoins sont vraies d'une certaine
faзon. Mais il faut considйrer que ces trois
йlйments que sont le mal, le pйchй et la faute, sont entre eux dans le rapport
du plus commun au moins commun, Car le mal est le plus commun: en quoi que ce
soit en effet, qu'il s'agisse d'un sujet ou d'un acte, la privation de la
forme, de l'ordre ou de la mesure qui sont requis a raison de mal. Mais on
appelle pйchй un acte qui est privй de l'ordre, de la forme ou de la mesure
requis. Aussi on peut dire que la jambe qui n'est pas droite est une mauvaise
jambe, mais on ne peut dire que ce soit un pйchй, а moins par hasard que ce ne
soit selon l'acception oщ on appelle pйchй un effet du pйchй mais la claudication
elle-mкme est appelйe un pйchй, car tout acte dйsordonnй peut кtre appelй un
pйchй, soit de la nature, soit de l'art, soit des moeurs. Mais le pйchй n'a
raison de faute que du fait qu'il est volontaire, car on n'impute а personne
comme faute un acte dйsordonnй, si ce n'est parce qu'il est en son pou voir. Et
il est ainsi йvident qu'il y a pйchй dans un plus grand nombre de cas qu'il n'y
a faute, bien que, selon la faзon commune de parler chez les thйologiens, pйchй
et faute soient pris dans le mкme sens. Ceux donc qui ont seulement considйrй dans
le pйchй la raison de mal ont dit que la substance de l'acte n'est pas un
pйchй, mais sa difformitй; ceux par contre qui ont seulement considйrй dans le
pйchй ce par quoi il a raison de faute ont dit que le pйchй se trouve dans la
seule volontй. Mais il importe de considйrer dans le pйchй non seulement la
difformitй elle-mкme, mais aussi l'acte sou mis а cette difformitй, parce que
le pйchй n'est pas une difformitй, mais un acte difforme. La difformitй de l'acte
vient du fait qu'il s'йcarte de la rиgle de la rai son ou de la loi divine, qui
est requise. Et cette difformitй se trouve assurйment, non seulement dans l'acte
intйrieur, mais aussi dans l'acte extйrieur; mais cependant, le fait mкme qu'un
acte extйrieur difforme soit imputй comme faute а un homme, cela vient de sa
volontй. Et ainsi, il est clair que, si nous
voulons considйrer tout ce qui est dans le pйchй, celui-ci ne consiste pas
seulement en une privation ou en un acte intй rieur, mais йgalement en un acte
extйrieur. Et ce que nous disons de l'acte dans le pйchй de transgression est а
comprendre aussi de l'abstention d'acte dans le pйchй d'omission, ainsi qu'on
en a traitй dans la question prйcйdente.
Solutions des objections: 1. C'est la volontй
qui produit, non seulement l'acte intйrieur qu'elle йlicite, mais йgalement l'acte
extйrieur qu'elle commande; et ainsi, mкme le pйchй fait par un acte extйrieur
est fait par la volontй. 2. Le pйchй est dit
кtre une volontй, non pas que toute l'essence du pйchй soit dans l'acte de la
volontй, mais parce que tout le pйchй se trouve dans la volontй comme en sa
racine. 3. Qu'un acte soit
digne de louange ou mйritoire et vertueux, ou coupable et dйmйritoire ou
vicieux, cela vient de la volontй. C'est pourquoi n'importe quelle vertu ou
vice est dit кtre un habitus de l'вme et de la volontй, non pas que les actes
extйrieurs n'appartiennent aussi а l'acte de vertu ou de vice, mais parce qu'ils
ne sont actes de vertu ou de vice que dans la mesure oщ ils sont commandйs par
la volontй de l'вme. 4. On dit que c'est
la seule volontй qui est rйcompensйe ou condamnйe, parce rien n'est condamnй ou
rйcompensй sinon en tant que cela vient de la volontй. 5. Dans les actes de
l'вme, ce qui est ajoutй ou retranchй, alors que pourtant un autre йlйment
demeure, n'a pas toujours un rapport accidentel avec lui, mais est parfois
comme une matiиre. En effet, ce qui est la raison d'une autre chose se comporte
toujours par rapport а elle comme l'йlйment formel vis-а-vis de l'йlйment
matйriel: par exemple, dans l'acte sensoriel, la couleur est vue grвce а la lumiиre,
et elle a un rфle de matiиre par rapport а la lumiиre, qu'on peut voir mкme
sans couleur, bien qu'on ne puisse voir la couleur sans lumiиre. Et de mкme,
dans l'acte de volontй, c'est la fin qui est la raison de vouloir ce qui
conduit а la fin; aussi la fin est-elle dйsirable mкme sans ce qui conduit а la
fin et pourtant, ce qui conduit а la fin n'a pas un rapport accidentel а l'objet
du dйsir, mais un rapport de matiиre. Et il en va de mкme dans l'intelligence
du principe et de la conclusion, parce que le principe peut se comprendre sans
la conclusion, mais non l'inverse. Donc puisque l'acte de volontй est la raison
pour laquelle l'acte extйrieur est coupable, par rapport au fait mкme d'кtre un
pйchй coupable, l'acte de volontй a valeur de forme vis-а-vis de l'acte
extйrieur, et l'acte extйrieur a, non un rapport accidentel, mais un rapport de
matiиre vis-а-vis d'un tel pйchй. 6. L'acte de celui
dont quelqu'un utiliserait la main pour tuer serait bien un acte dйsordonnй, mais
il n'aurait raison de faute que par rapport а celui qui utilise la main d'autrui.
Et de mкme, l'acte extйrieur d'un membre possиde une difformitй, mais elle n'a
raison de faute que du fait qu'elle vient de la volontй. Aussi, si la volontй et
la main йtaient deux personnes, la main ne pиcherait pas, mais la volontй
pиcherait, non seulement par son acte propre qui est de vouloir, mais aussi par
l'acte de la main dont elle se sert; mais dans le cas prйsent, c'est а un seul
homme qu'appartiennent les deux actes, et il est puni pour l'un et l'autre. 7. Et ainsi, la
solution а l'objection 7 est йvidente. 8. Si l'on cherche а
savoir si celui qui pиche par la seule volontй pиche autant que celui qui pиche
par la volontй et en acte, il faut dire que cela peut se produire d'une double
maniиre: d'une part, en sorte qu'il y ait йgalitй du cфtй de la volontй, et d'autre
part, en sorte qu'il n'y ait pas d'йgalitй. Or il arrive qu'il y ait inйgalitй
de la volontй d'une triple faзon: d'abord selon le nombre, par exemple, si
quelqu'un veut pйcher par un mouvement de volontй, mais comme il n'en a pas l'occasion,
son mouvement de volontй passe; mais chez un autre qui a d'abord un mouvement
de la volontй, ayant une occasion par la suite, l'acte de la volontй est rйpйtй
et il y a ainsi en lui une double volontй mauvaise, l'une sans acte, l'autre
avec acte. D'une seconde faзon, on peut envisager l'inйgalitй quant au
mouvement, par exemple si un homme, ayant la volontй de pйcher, sachant qu'il n'en
a pas l'occasion, cesse ce mouvement de volontй, tandis qu'un autre, sachant qu'il
l'occasion de pйcher, poursuit son mouvement de volontй jusqu'а ce qu'il
parvienne а l'acte. D'une troisiиme faзon, il arrive qu'il y ait inйgalitй de
la volontй quant а l'intention; il existe en effet des actes peccamineux qui
sont agrйables, dans lesquels la volontй se renforce, comme si йtait йcartй le
frein de la raison qui, avant l'acte, murmurait en quelque sorte des reproches.
Or, de quelque faзon qu'il y ait inйgalitй de volontй, il y a inйgalitй de
pйchй. Mais, s'il y a tout а fait йgalitй de
volontй, il semble qu'il faille alors introduire une distinction dans le pйchй,
comme aussi dans le mйrite. En effet, celui qui a la volontй de faire l'aumфne
et ne la fait pas parce qu'il n'en a pas la possibilitй, mйrite tout autant que
s'il la faisait, par rapport а la rйcompense essentielle qui est la joie venant
de Dieu; cette rйcompense, en effet, rйpond а la charitй qui appartient а la
volontй; mais, par rapport а la rйcompense accidentelle, qui est la joie venant
de quelque bien crйй, celui qui non seulement veut donner, mais donne, mйrite
davantage: il se rйjouira, en effet, non seulement d'avoir voulu donner, mais d'avoir
donnй, ainsi que de tous les biens qui sont venus de ce don. Et de mкme, si l'on
envisage la quantitй du dйmйrite par rapport а la peine essentielle, qui
consiste en la sйparation d'avec Dieu et en la douleur qui en rйsulte, celui
qui pиche par la seule volontй ne dйmйrite pas moins que celui qui pиche par
volontй et par action, parce que cette peine correspond au mйpris de Dieu, qui
regarde la volontй; tandis que, par rapport а la peine secondaire, qui consiste
dans la douleur venant de quelque autre mal, celui qui pиche par volontй et par
action dйmйrite davantage, car il йprouvera de la douleur non seulement d'avoir
eu une volontй mauvaise, mais aussi d'avoir mal agi, et de tous les maux qui
ont rйsultй de son acte mauvais; aussi, le pйnitent qui prйvient la peine future
en faisant pйnitence souffre de tous ces actes. Lors donc que l'on dit qu'une quantitй
ajoutйe а une autre quantitй l'augmente, il faut comprendre: lа oщ les deux
quantitйs sont prises selon la mкme raison; mais lа oщ l'une est la mesure d'aprиs
laquelle l'autre a telle quantitй, cela n'est pas nйcessaire. Ainsi, si un arbre
est long, sa mesure sera longue; il n'est pas nйcessaire que l'arbre avec sa
mesure de longueur soit plus long que cette mesure, qui est la raison de la
longueur pour l'arbre; de mкme aussi, on a dit que l'acte extйrieur a raison de
faute du fait de l'acte de volontй. Par contre, ce qui est dit: "Autant tu
veux, autant tu fais" se vйrifie dans les actions mauvaises, parce que si
quelqu'un veut pйcher mortellement, mкme s'il commet un acte qui est par son
genre un pйchй vйniel ou n'est pas pйchй du tout, il pиche mortellement, parce
qu'une conscience erronйe oblige. Si au contraire, quelqu'un veut accomplir une
oeuvre mйritoire et commet un acte qui est par son genre un pйchй mortel, il ne
mйrite pas, parce qu'une conscience erronйe n'excuse pas. Si cependant est
comprise dans l'intention, non seulement l'intention de la fin, mais la volontй
de l'oeuvre, alors il est vrai, dans le bien et dans le mal, qu'autant on veut,
autant on fait, car celui qui veut tuer des saints pour rendre hommage а Dieu,
ou qui veut voler pour faire l'aumфne, paraоt bien avoir une intention bonne,
mais une volontй mauvaise. Et pour cela, si dans l'intention on inclut aussi la
volontй, de faзon а nommer le tout intention, l'intention aussi sera mauvaise. 9. Nul ne mйrite ou
ne dйmйrite en raison d'un habitus, mais d'un acte. Aussi arrive-t-il que
quelqu'un soit si fragile qu'il pиcherait si la tentation venait et, pourtant,
il ne pиche pas en acte si la tentation ne survient pas; et il ne dйmйrite pas
а cause de cela parce que, comme le dit saint Augustin, Dieu ne punit pas
quelqu'un pour ce qu'il aurait fait, mais pour ce qu'il fait. Donc, bien qu'avoir
ou ne pas avoir l'occasion de pйchй ne soit pas au pouvoir de celui qui pиche,
il est cependant en son pouvoir d'user de l'opportunitй qui se prйsente ou de n'en
pas user, et par lа il pиche, et son pйchй augmente. 10. Du fait que le
pйchй n'existe dans les autres actes que dans la mesure oщ ils viennent de la
volontй, on est principalement privй par le pйchй de ce qui se trouve dans la
volontй. 11. Tout ce que l'on
compare а un autre йlйment, comme йtant sa raison d'кtre, a avec lui un rapport
de forme а matiиre; aussi, de ces deux йlйments, il en rйsulte un seul, comme
de la matiиre et de la forme. Et la couleur et la lumiиre font un seul йlйment
visible, parce que la couleur est visible en raison de la lumiиre; et de mкme,
puisque l'acte extйrieur a raison de pйchй, du fait de l'acte de la volontй,
cet acte de volontй et l'acte extйrieur qui lui est joint constituent un mкme
pйchй; mais si quelqu'un se contente de vouloir tout d'abord, et par la suite
passe а l'acte en voulant, il y a deux pйchйs parce que l'acte de volontй est
rйpйtй. Mais lorsque deux йlйments n'en font qu'un, rien n'empкche que l'un des
deux soit la cause de l'autre; et ainsi, l'acte de volontй est la cause de l'acte
extйrieur, de mкme que l'acte d'une vertu supйrieure est la cause de l'acte d'une
vertu infйrieure et a toujours avec lui un rapport de forme. 12. La difformitй du
pйchй se trouve dans les deux actes, l'intйrieur et l'extй rieur, et pourtant,
il y a une seule difformitй pour les deux; il en est ainsi parce que la
difformitй en l'un d'eux est causйe par l'autre. 13. On dit qu'aucune
justice ne se trouve dans l'essence des actes extйrieurs, parce que les actes
extйrieurs n'appartiennent au domaine moral que dans la mesure oщ ils sont
volontaires. 14. La faute, а
savoir l'obligation de subir une peine, est un effet qui suit le pйchй. Aussi,
lorsqu'on dit que le pйchй passe quant а son acte et demeure comme faute, cela
revient а dire qu'il passe en son essence et demeure en son effet.
ARTICLE
3: LE PЙCHЙ SE TROUVE T-IL PRINCIPALEMENT DANS L'ACTE DE LA VOLONTЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
20, article 1.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, l'attribution
du nom se fait d'aprиs ce qui est principal, comme on le dit dans le livre de
l'Вme II, 9. Or le pйchй reзoit son nom de l'acte extйrieur, ainsi lorsqu'on
parle de vol ou d'homicide. Le pйchй ne rйside donc pas principalement dans l'acte
de la volontй. 2. De plus, un acte
de volontй ne peut кtre mauvais, parce que la puissance volontaire elle-mкme
est bonne, et l'arbre bon ne peut pas produire de fruits mauvais, comme il est
dit en saint Matthieu 7, 18. Le pйchй ne se trouve donc pas а titre principal
dans l'acte de la volontй. 3. De plus, saint
Anselme dit dans la Chute du Diable 20 que "le mouvement de la
volontй n'est pas mauvais, mais la volontй, ou ce qui meut la volontй". Or
le mouvement de la volontй, c'est son acte. Le pйchй ne se trouve donc pas а
titre principal dans l'acte de la volontй. 4. De plus, ce qui se
fait par nйcessitй ne se fait pas par volontй. Or saint Augustin dit que
certains actes accomplis par nйcessitй sont а rйprouver, et sont ainsi des
pйchйs. Le pйchй ne se trouve donc pas principalement dans la volontй. 5. De plus, la Glose
sur l'Йpоtre aux Romains 7, 20 dit que tout pйchй vient de la concupiscence. Or
celle-ci ne se situe pas dans la volontй, mais dans la puissance concupiscible.
Le pйchй ne se trouve donc pas principalement dans la volontй. 6. De plus, la
souillure des puissances de l'вme ne se produit que par le pйchй. Or on dit que
le concupiscible est, parmi les autres puissances, la plus souillйe. C'est donc
en lui que se trouve principalement le pйchй, et non par consйquent dans la
volontй. 7. De plus, les
puissances de l'appйtit s'exercent conformйment aux puissances de la
connaissance. Or les puissances de connaissance de la partie intellectuelle
reзoivent des puissances de connaissance de la partie sensitive, donc aussi les
puissances supйrieures de l'appйtit des infйrieures. Et de la sorte, il semble
que le pйchй se trouve d'abord dans l'acte de la puissance de l'appйtit
infйrieur, l'irascible et le concupiscible, plutфt que dans l'acte de la
volontй. 8. De plus, "ce
qui est cause d'une propriйtй la possиde davantage", comme il est dit dans
les Derniers Analytiques I, 6. Or l'acte de volontй est mauvais, parce
que l'acte extйrieur est mauvais: en effet, vouloir voler est un mal parce que
voler est un mal. Le pйchй n'est donc pas d'abord dans l'acte de volontй. 9. De plus, la
volontй tend au bien comme а son objet; aussi elle se porte toujours ou sur un
vrai bien, et alors il n'y a pas de pйchй, ou sur un bien apparent mais qui n'existe
pas, et alors il y a pйchй. Or, qu'un bien qui n'existe pas apparaisse tel,
cela vient d'un vice de l'intelligence ou d'une autre puissance de
connaissance. Le pйchй ne se trouve donc pas а titre principal dans la volontй. Cependant: Il y a ce que dit saint Augustin dans le
Libre Arbitre 1, 3, 8: "Il est certain que, dans toutes les faзons de
mal agir, c'est le dйsir mauvais qui domine." Or ce dйsir mauvais
appartient а la volontй. Le pйchй se trouve donc principalement dans la volontй.
Rйponse: Il y a certains pйchйs dans lesquels les
actes extйrieurs ne sont pas mauvais en soi, mais en tant qu'ils procиdent d'une
intention ou d'une volontй corrompues, par exemple lorsque quelqu'un veut faire
l'aumфne par vaine gloire; et dans ces pйchйs, il est йvident que le pйchй, de
toute maniиre, se trouve principalement dans la volontй. Mais il y a certains
pйchйs dans lesquels les actes extйrieurs sont mauvais en soi, comme cela est
clair dans le vol, l'adultиre, l'homicide et les autres actes semblables; et
dans ces pйchйs, il semble qu'il faille user d'une double distinction: la
premiиre, c'est que l'expression "principalement" se dit en deux sens:
originairement et par maniиre d'achиvement. La seconde distinction, c'est que l'acte
extйrieur peut кtre considйrй de deux faзons: d'une part, en tant qu'il est
dans la facultй de connaissance selon sa raison formelle; d'autre part, en tant
qu'il est dans l'exйcution de l'oeuvre. Si donc on considиre un acte mauvais en
soi, par exemple le vol ou l'homicide, tel qu'il existe dans la facultй de
connaissance selon sa raison formelle, alors c'est en lui que la raison de mal
se trouve originairement, parce qu'il n'est pas revкtu des circonstances
requises; et du fait mкme qu'il est un acte mauvais, c'est-а-dire privй de la
mesure, de la forme et de l'ordre qui sont requis, il a rai son de pйchй; en
effet, ainsi considйrй en lui-mкme, il se prйsente а la volontй comme son
objet, en tant qu'il est voulu. Or, de mкme que les actes sont antйrieurs aux
puissances, de mкme les objets sont antйrieurs aux actes; aussi la rai son de
mal et de pйchй se trouve t-elle originairement dans l'acte extйrieur considйrй
de cette faзon, plutфt que dans l'acte de volontй, mais la raison de faute et
de mal moral reзoit son achиvement du fait que l'acte de volontй vient s'ajouter
et, а ce point de vue d'achиvement, le mal de la faute se trouve dans la
volontй. Mais si on entend l'acte du pйchй en tant qu'il est dans l'exйcution
de l'oeuvre, alors, mкme originairement, la faute se trouve d'abord dans la
volontй. La raison pour laquelle nous avons dit que
le mal se trouve d'abord dans l'acte extйrieur plutфt que dans la volontй, si
on considиre l'acte extйrieur dans la facultй de connaissance, et que c'est l'inverse
si on le considиre dans l'exйcution de l'oeuvre, c'est que l'acte extйrieur se
rapporte а l'acte de la volontй comme un objet qui a raison de fin; or la fin
est postйrieure dans l'кtre, mais premiиre dans l'intention.
Solutions des objections: 1. L'acte reзoit son
espиce de l'objet, et c'est pourquoi le pйchй reзoit son nom de l'acte
extйrieur, en tant qu'il se rapporte а lui comme objet. 2. La volontй, а
considйrer sa nature, est bonne; aussi son acte naturel est-il toujours bon. Et
j'entends par acte naturel de la volontй le fait que l'homme veuille
naturellement кtre, vivre, et кtre heureux. Mais si nous parlons du bien moral,
alors la volontй considйrйe en elle-mкme n'est ni bonne ni mauvaise, mais se
trouve en puissance au bien ou au mal. 3. Saint Anselme
parle du cas oщ l'acte extйrieur est mauvais en lui-mкme, car alors le
mouvement de la volontй reзoit raison de mal de ce qui la meut, c'est-а-dire de
l'acte lui-mкme, dans la mesure oщ il est objet. 4. La nйcessitй issue
de la violence s'oppose absolument au volontaire, et une telle nйcessitй exclut
absolument la faute. Il existe cependant une nйcessitй mкlйe de volontaire, par
exemple lorsqu'un marchand est forcй de jeter а la mer sa cargaison pour йviter
le naufrage du navire; et les actions faites dans une telle nйcessitй peuvent
avoir raison de faute, dans la mesure oщ elles ont quelque chose de volontaire.
En effet, les actions de ce genre sont plus volontaires qu'involontaires, comme
le dit le Philosophe dans l'Йthique III, 1. 5. Parfois, on
comprend dans la concupiscence йgalement la volontй dйsordonnйe. Mais si
concupiscence est pris pour ce qui se rapporte а la puissance concupiscible, on
dit que le pйchй naоt de la concupiscence, non que le pйchй soit principalement
dans la concupiscence elle-mкme, mais parce qu'elle est une incitation а
pйcher. Mais principalement, le pйchй est dans la volontй, en tant qu'elle
consent а une concupiscence mauvaise. 6. On dit que le
concupiscible est le plus souillй, en ce qui touche la transmission du pйchй
originel des parents aux enfants, mais cette souillure elle-mкme vient de la
volontй dйsordonnйe des premiers parents. 7. L'acte de
connaissance, en nous qui recevons des choses notre science, se fait selon un
mouvement qui va des choses vers l'вme. Or les sens sont plus prиs des choses
sensibles que l'intelligence, et c'est pourquoi il s'ensuit que, comme le sens
reзoit des choses sensibles, de mкme l'intelligence reзoit des sens. Mais l'acte
de la puissance appйtitive se fait selon un mouvement qui va de l'вme vers les
choses, et c'est pourquoi, а l'inverse, le mouvement passe naturellement de l'appйtit
supйrieur а l'appйtit infйrieur, comme on le dit dans le livre de 1'Ame [ 10. 8. On dit que l'acte
intйrieur est mauvais а cause de l'acte extйrieur, comme а cause de son objet
mais la raison de faute reзoit son achиvement dans l'acte intйrieur. 9. Ce qui n'est pas
vraiment bon apparaоt bon de deux faзons: parfois, cela vient effectivement d'un
dйfaut de l'intelligence, par exemple lorsque quelqu'un a une opinion fausse
touchant une action, comme cela est йvident chez celui qui estime que la
fornication n'est pas un pйchй, ou mкme chez celui qui n'a pas l'usage de la
raison; une telle dйfaillance venant de l'intelligence diminue la faute ou mкme
en excuse totalement. Mais parfois, il n'y a pas dйfaillance de l'intelligence,
mais plutфt de la volontй: "Tel est un chacun, telle lui semble la fin",
comme il est dit dans l'Йthique III, 13; nous savons en effet par
expйrience qu'une chose nous apparaоt diffйremment bonne ou mauvaise, suivant
qu'elle touche ce que nous aimons ou ce que nous haпssons. Et c'est pourquoi,
lorsque quelqu'un est attachй de faзon dйsordonnйe а quelque chose, le jugement
de son intelligence est gкnй par cette affection dйsordonnйe dans le choix
particulier qu'il doit faire. Et ainsi, le vice n'est pas а titre principal
dans la connaissance, mais dans l'affection. Et c'est pourquoi on ne dit pas
que celui qui pиche ainsi pиche par ignorance, mais en ignorant, comme il est
dit dans l'Йthique III, 3.
ARTICLE
4: TOUT ACTE EST-IL INDIFFЙRENT?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
18, article s 8-9.
Objections: Il semble que oui. I. Saint Anselme dit en effet dans la
Conception Virginale 4: "Dans leur essence des actes, il n'y a nulle
justice et, pour la mкme raison, nulle injustice." Or on appelle
indiffйrent l'acte dans lequel il n'y a ni justice ni injustice. Tous les actes
sont donc indiffйrents. 2. De plus, ce qui
est bon en soi ne peut кtre mauvais, car ce qui existe par soi dans un кtre y
existe de faзon nйcessaire. Or il n'y a pas d'acte qui ne puisse кtre mal
accompli, mкme le fait d'aimer Dieu, comme cela est clair chez celui qui aime
Dieu en raison des biens temporels. Aucun acte n'est donc bon en soi ni, pour
la mкme raison, n'est mauvais en soi. Tout acte est donc en soi indiffйrent. 3. De plus, puisque
le bien et l'кtre sont convertibles, c'est du mкme principe qu'une rйalitй
tiendra la bontй et l'existence. Or un acte tient son кtre moral de la volontй,
car s'il n'est pas volontaire, il n'est pas un acte moral. Il tient donc de la
volontй sa bontй et sa malice morales. Par consйquent, il n'est en soi ni bon
ni mauvais, mais indiffйrent. 4. Mais on peut dire
que, bien qu'un acte soit moral dans la mesure oщ il est volontaire, ce qui est
un caractиre commun, il a cependant de soi ce caractиre spйcial qui est d'кtre
bon ou mauvais. -On objecte а cela que le bien et le mal sont les diffйrences
des actes moraux. Mais des diffйrences par soi constituent une division du
genre et de la sorte, il ne faut pas que les diffйrences se rapportent а autre
chose qu'au genre. Si donc l'acte tient de la volontй ce caractиre commun qui
est d'кtre moral, il tiendra aussi de cette mкme volontй d'кtre bon ou mauvais.
Et de la sorte, il est de soi indiffйrent. 5. De plus, un acte
moral est dit bon dans la mesure oщ il est entourй des circonstances requises,
et mauvais dans la mesure oщ il est entourй de circonstances qui ne conviennent
pas. Or, comme les circonstances sont des accidents de l'acte, elles sont
йtrangиres а son espиce. Donc, puisque l'on dit qu'une chose convient par soi а
une autre chose quand elle lui convient selon son espиce, il semble qu'un acte
n'est de soi ni bon ni mauvais, mais indiffйrent. 6. De plus, comme le
blanc et le noir se trouvent en la mкme espиce humaine, de mкme le bien et le
mal se trouvent en la mкme espиce d'acte. En effet, il n'y a pas de diffйrence
selon l'espиce de l'acte а s'unir а sa femme ou а une femme qui n'est pas la
sienne, ce qui apparaоt par l'effet: dans les deux cas, en effet, c'est un
homme qui naоt; et pourtant, l'un de ces deux actes est bon, l'autre mauvais.
Mais le blanc et le noir ne conviennent pas de soi а l'homme, ni donc le bien
et le mal ne conviennent de soi а l'acte. Et de la sorte, tout acte considйrй
en soi est indiffйrent. 7. De plus, un
caractиre qui se trouve par soi dans un кtre ne varie pas si cet кtre reste
identique numйriquement, de mкme que le pair et l'impair ne sont pas le mкme
nombre. Or il arrive qu'un seul et mкme acte numйriquement soit bon et mauvais;
en effet, un acte qui est continu est un numйriquement, et il arrive que, dans
un tel acte, on trouve d'abord le bien et ensuite le mal, ou l'inverse, par
exemple si quelqu'un commence а se rendre а l'йglise dans une mauvaise
intention, et qu'en cours de route, son intention se tourne au bien. Le bien et
le mal ne conviennent donc pas par soi а l'acte, et de la sorte, n'importe quel
acte est de soi indiffйrent. 8. De plus, le mal en
tant que mal est nйant. Or ce qui est nйant ne peut pas appartenir а la
substance d'une chose qui existe. Donc, puisque l'acte est de l'кtre, il n'est
pas possible qu'un acte soit en soi mauvais, ni bon par consйquent, parce que l'acte
bon s'oppose а l'acte mauvais, et que les contraires appartiennent au mкme
genre. On arrive donc а la mкme conclusion que prйcйdemment. 9. De plus, un acte
est dit bon ou mauvais en raison de son ordonnance а la fin. Or un acte ne
reзoit pas son espиce de la fin, parce que, s'il en йtait ainsi, il arriverait
que tous les actes seraient de mкme espиce, puisqu'il arrive que des actes
divers soient ordonnйs а une fin unique. Donc le bien et le mal n'appartiennent
pas а l'espиce de l'acte et ainsi, les actes considйrйs en eux-mкmes ne sont ni
bons ni mauvais, mais indiffйrents. 10. De plus, on ne
trouve pas le bien et le mal seulement dans les actes, mais aussi dans les
autres choses. Or, en elles, ils ne changent pas l'espиce. Ils ne la changent
donc pas non plus dans les actes, et ainsi, ceux-ci ne sont en eux-mкmes ni
bons ni mauvais. 11. De plus, les
actes moraux bons sont appelйs des actes vertueux, et les actes mauvais des
actes vicieux. Or le vice et la vertu appartiennent au genre habitus. L'acte
tient donc d'un autre genre d'кtre bon ou mauvais, et non de soi-mкme. 12. De plus, ce qui
est premier ne dйpend pas des propriйtйs de ce qui suit. Or un acte est d'abord
naturel avant d'кtre moral, parce que tout acte moral est un acte, alors que l'inverse
n'est pas vrai. Donc, puisque le bien et le mal appartiennent en propre а la
moralitй, ils ne conviennent pas par soi а l'acte en tant qu'acte. 13. De plus, ce qui
est tel naturellement est tel toujours et partout. Or les choses justes et
bonnes ne sont pas telles toujours et partout, car il est juste de faire
certaines choses en un lieu et un moment, et il n'est pas juste de les faire en
un autre lieu ou moment. Rien n'est donc naturellement juste ou bon, ni par
consйquent injuste ou mauvais. Tout acte est donc de soi indiffйrent. Cependant: Il y a ce que dit saint Augustin dans le
Discours du Seigneur sur la Montagne II, 28, 59: "Il y a des choses qui ne
peuvent pas кtre faites avec une вme bonne, comme la dйbauche, le blasphиme et
les autres actes du mкme genre, qu'il nous est permis de juger." Tous les
actes ne sont donc pas indiffйrents.
Rйponse: Sur ce point, les docteurs anciens eurent
diffйrentes faзons de voir. Certains, en effet, ont dit que tous les actes sont
de soi indiffйrents; ce que d'autres ont niй en disant que certains actes sont
de soi bons, et d'autres de soi mauvais. Pour rechercher la vйritй sur cette
question, il faut considйrer que le bien comporte une certaine perfection, dont
la privation est un mal, en usant au sens large de ce terme de perfection, en
tant qu'il comprend en soi la mesure, la forme et l'ordre qui conviennent.
Aussi saint Augustin, dans la Nature du Bien 3 et 4, dйfinit-il la
raison de bien par la mesure, la forme et l'ordre, et la raison de mal par leur
privation. Or il est йvident que la mкme perfection n'est pas propre а tous,
mais qu'elle est diverse pour des кtres divers, que l'on prenne la diversitй
qui existe, soit entre des espиces diffйrentes, par exemple entre le cheval et
le boeuf, qui ont une perfection diffйrente, soit entre le genre et l'espиce,
comme entre l'animal et l'homme: quelque chose appartient, en effet, а la
perfection de l'homme qui n'appartient pas а celle de l'animal. Aussi, il faut entendre autrement le bien
de l'animal et le bien de l'homme, celui du cheval et celui du boeuf; et il
faut en dire autant du mal. Il est йvident, en effet, que ne pas possйder de
mains est un mal chez l'homme, mais non chez le cheval ou le boeuf, ou mкme
chez l'animal en tant qu'animal. Et il faut en dire de mкme du bien et du mal
dans les actes. Car on considиre diffйremment le bien et le mal dans un acte en
tant qu'il est acte et dans les diffйrents actes particuliers: car, si nous
considйrons l'acte en tant qu'acte, sa bontй est d'кtre une certaine йmanation
provenant de la puissance de l'agent, et c'est pourquoi o'est selon la
diversitй des agents qu'on envisage diffйremment le bien et le mal dans les
actes. Or, dans les rйalitйs naturelles, l'acte bon est celui qui est en
harmonie avec la nature de l'agent, l'acte mauvais au contraire, celui qui ne
convient pas а la nature de l'agent. Et de la sorte, il se produit qu'а propos
d'un seul et mкme acte, le jugement se diversifie suivant le rapport а
diffйrents agents. En effet, le fait d'кtre attirй vers le haut, par rapport au
feu, est un acte bon, parce qu'il lui est naturel; par rapport а la terre, c'est
un acte mauvais, parce qu'il est contre sa nature; mais par rapport а un corps
mobile en gйnйral, il n'a raison ni de bien ni de mal. Mais nous parlons
maintenant des actes de l'homme. Aussi le bien et le mal, dans les actes dont
nous parlons prйsentement, doivent-ils se prendre par rapport а ce qui est
propre а l'homme en tant qu'homme: c'est la raison. C'est pourquoi le bien et
le mal dans les actions humaines s'йvaluent selon que l'acte concorde avec la
raison informйe par la loi divine, ou naturelle ment, ou par enseignement, ou
par don infus; aussi Denys dit dans les Noms Divins IV, 32 que le mal, c'est
pour l'вme d'кtre en opposition avec la raison et, pour le corps, d'кtre en
opposition avec la nature. Ainsi donc, si le fait d'кtre en accord
avec la raison ou en opposition avec elle tient а l'espиce de l'acte humain, il
faut dire que certains actes humains sont de soi bons, et certains de soi
mauvais. En effet, nous disons que convient par soi
а une chose non seulement ce qui lui convient en raison de son genre, mais
encore ce qui lui convient en raison de son espиce; ainsi raisonnable et non
raisonnable est inhйrent par soi aux animaux en raison de leurs espиces, bien
que ce ne soit pas en raison de leur genre qui est d'кtre animal: en effet, l'animal
en tant qu'animal n'est ni raisonnable ni non raisonnable. Mais si кtre en
opposition avec la raison ou en accord avec elle n'appartient pas а l'espиce de
l'acte humain, il s'ensuit que les actes humains ne sont par soi ni bons ni
mauvais, mais indiffйrents, de mкme que les hommes ne sont de soi ni blancs ni
noirs. C'est donc de ce point de vue que dйpend la vйritй sur cette question. Pour en avoir l'йvidence, il faut
considйrer que, puisque l'acte reзoit son espиce de l'objet, il sera spйcifiй
selon une certaine raison d'objet par rapport а un principe actif dйterminй,
mais cette mкme raison ne le spйcifiera pas si on le rapporte а un autre
principe. En effet, connaоtre la couleur et connaоtre le son sont des actes divers
selon leur espиce si on les rapporte au sens, parce que ce sont les objets
sensibles par soi, mais ce ne sont pas des actes divers si on les rapporte а l'intelligence,
parce qu'ils sont saisis par l'intelligence sous une unique raison commune d'objet,
c'est-а-dire d'existant ou de vrai. Et de faзon semblable, le fait de percevoir
le blanc et celui de percevoir le noir sont diffйrents selon leur espиce si on
les rapporte а la vue, mais non si on les rapporte au goыt. On peut conclure de
lа que l'acte de toute puissance reзoit son espиce de ce qui appartient par soi
а cette puissance, mais non de ce qui lui appartient seulement par accident. Si donc on considиre des objets d'actes
humains qui ont des diffйrences selon un йlйment qui appartient de soi а la
raison, ce seront des actes diffйrents selon l'espиce en tant qu'actes de la
raison, bien qu'ils ne diffиrent pas selon l'espиce en tant qu'actes d'une
certaine puissance: ainsi, s'unir а sa femme et s'unir а une femme qui n'est
pas la sienne sont des actes ayant des objets diffйrents selon un йlйment qui
appartient а la raison, car ce qui est sien ou ce qui n'est pas sien est
dйterminй selon la rиgle de la raison; et pourtant, ces diffйrences sont
accidentelles si on les rapporte а la puissance de gйnйration, ou mкme а la
puissance concupiscible. C'est pourquoi s'unir а sa femme et s'unir а une femme
qui n'est pas la sienne sont des actes qui diffиrent selon l'espиce, en tant qu'actes
de rai son, mais non en tant qu'actes de la puissance de gйnйration ou du
concupiscible. Dans la mesure oщ ce sont des actes de la raison, ce sont des
actes humains; il est donc ainsi йvident qu'ils diffиrent selon l'espиce en
tant qu'actes humains. Il est donc clair que les actes humains tiennent de leur
espиce d'кtre bons ou mauvais. Aussi faut-il dire en gйnйral que certains
actes humains sont en eux-mкmes bons ou mauvais, et qu'ils ne sont pas tous
indiffйrents, sauf а les envisager seulement selon leur genre. En effet, de
mкme qu'on dit que l'animal en tant qu'animal n'est ni raisonnable ni
irraisonnable, de mкme on peut dire que l'acte humain en tant qu'acte n'a pas
encore raison de bien ou de mal moral, а moins qu'on ne lui ajoute un йlйment
qui le limite а une espиce encore que cependant, du seul fait qu'il est un acte
humain et, plus profondйment, du seul fait qu'il est un acte et, plus
profondйment encore, du seul fait qu'il est un кtre, il ait une certaine raison
de bien, mais non de ce bien moral, qui consiste а кtre conforme а la raison,
dont nous parlons prйsentement.
Solutions des objections: 1. Saint Anselme
parle des actes selon leur raison gйnйrique, et non selon leur raison
spйcifique. 2. Ce qui suit l'espиce
d'un кtre existe toujours en lui. Donc, puisque l'acte humain reзoit son espиce
de la raison d'objet, selon laquelle il est bon ou mauvais, un acte ainsi
spйcifiй dans le bien ne peut jamais кtre mauvais, et un acte spйcifiй dans le
mal ne peut jamais кtre bon. Il arrive cependant qu'а un acte bon en soi, soit
ajoutй un autre acte mauvais selon un certain ordre, et on dit qu'en raison de
cet acte mauvais, l'acte bon est rendu mauvais, mais non en sorte qu'il soit
mauvais en lui-mкme: ainsi, faire l'aumфne а un pauvre ou aimer Dieu est un
acte bon en soi, mais rapporter un tel acte а une fin dйsordonnйe, la cupiditй
ou la vaine gloire, c'est un autre acte mauvais; et cependant ces deux actes se
ramиnent а l'unitй selon un certain ordre. Or le bien, comme le dit Denys,
tient а la totalitй et l'intйgritй de la chose, alors que le mal vient de
dйfauts singuliers. Et c'est pourquoi, quel que soit l'йlйment qui est mauvais,
de l'acte ou de son ordonnance а la fin, le tout est jugй mauvais; mais le tout
n'est jugй bon que si chacun des deux est bon; ainsi on n'estime un homme beau
que si tous ses membres sont proportionnйs, mais on l'estime laid, mкme si un
seul de ses membres est difforme. Et de lа vient qu'un acte mauvais ne peut
кtre bien accompli car, du fait qu'il est un acte mauvais, il ne peut кtre un
bien intйgral mais un acte bon peut кtre mal accompli, parce qu'il n'est pas
requis qu'il soit un mal intйgral, mais il suffit qu'il soit un mal
particulier. 3. Le fait d'кtre
volontaire appartient а la raison d'acte humain en tant qu'acte humain. Aussi
ce qui se trouve en lui en tant que volontaire, selon le genre ou selon une
diffйrence, ne se trouve pas en lui par accident, mais par soi. 4. Par lа, la
solution de l'objection 4 devient claire. 5. Les circonstances
se comportent par rapport aux actes moraux comme les accidents qui sont
йtrangers а l'espиce par rapport aux rйalitйs naturelles. Or l'acte moral,
comme on l'a dit, reзoit son espиce de son objet en tant que rapportй а la
raison. Et c'est pourquoi on dit communйment que certains actes sont bons ou
mauvais par leur genre, que l'acte bon par son genre est un acte qui s'applique
а une matiиre convenable, comme de nourrir un affamй, mais que l'acte mauvais
par son genre est un acte qui s'applique а une matiиre qui ne convient pas,
comme de s'emparer des biens d'autrui, car on appelle matiиre de l'acte son
objet. Mais il peut survenir а cette bontй ou а cette malice une autre bontй ou
malice, venant d'un йlйment extrinsиque que l'on nomme une circonstance, comme
le lieu, le temps, la condition de l'agent ou quelque chose de ce genre, par
exemple si on s'empare de ce qui n'est pas а soi dans un lieu sacrй, ou sans
кtre dans l'indigence, ou autre chose de ce genre. Et bien qu'une telle bontй
ou une telle malice ne soient pas par soi dans l'acte moral considйrй en son
espиce, une certaine bontй ou une certaine malice lui conviennent cependant
selon son espиce, parce que, comme on l'a dit plus haut, la raison de bontй est
diverse selon les diverses perfections. 6. Dans une mкme
espиce, un acte moral peut кtre bon et mauvais en raison des circonstances
comme, dans la mкme espиce humaine, il peut y avoir le blanc et le noir.
Cependant, les actes qui sont en soi bons diffиrent par l'espиce des actes qui
sont en soi mauvais, en tant qu'acte moraux, bien que peut-кtre ils ne
diffиrent pas selon l'espиce en tant qu'actes naturels, comme cela ressort de
ces deux actes, s'unir а sa propre femme et s'unir а une femme qui n'est pas la
sienne. 7. Rien n'empкche qu'une
chose soit identique numйriquement selon un genre et que, pourtant, selon un
autre genre, elle diffиre, non seulement par le nombre, mais encore par l'espиce;
ainsi, si on a un corps continu blanc en une partie et noir en l'autre, il est
un numйriquement en tant que continu, mais il diffиre non seulement
numйriquement, mais par l'espиce, en tant que colorй. Et de mкme si, dans un
acte continu, l'intention se porte d'abord sur le bien, puis sur le mal, il en
rйsulte que c'est un acte numйriquement un selon sa nature, mais qui diffиre
pourtant selon l'espиce, en tant qu'il est dans le genre moral; encore qu'on
puis se dire йgalement que cet acte conserve toujours la bontй ou la malice qu'il
tient de son espиce, bien que l'acte d'intention vis-а-vis de ce mкme acte
puisse varier selon diverses fins. 8. De mкme que, dans
les rйalitйs naturelles, une privation s'ensuit а une certaine forme, ainsi а
la forme de l'eau s'ensuit la privation de la forme de feu, de mкme, dans le
domaine de la moralitй, а l'affirmation d'une mesure, d'une forme ou d'un
ordre, s'ensuit la privation de la mesure, de la forme ou de l'ordre qui
conviennent. Et ainsi, l'acte reзoit son espиce de ce qu'on trouve de positif
en lui, mais il est dit mauvais du fait de la privation qui s'ensuit. Et comme
il convient de soi а l'eau de ne pas кtre le feu, de mкme, il convient aussi de
soi et selon son espиce а un tel acte d'кtre mauvais. 9. Il y a une double
fin, la fin prochaine et la fin йloignйe. La fin prochaine de l'acte est
identique а son objet, et c'est d'elle que l'acte reзoit son espиce; de sa fin
йloignйe, il ne reзoit pas son espиce, mais l'ordre а cette fin-lа est une
circonstance de l'acte. 10. Le bien a raison
de fin; aussi la fin en tant que telle est-elle objet de la volontй. Et comme
les rйalitйs morales dйpendent de la volontй, il en rйsulte que, dans le
domaine moral, le bien et le mal diffиrent selon l'espиce. Il n'en va pas de
mкme dans les autres domaines. 11. Certains actes
sont appelйs vertueux ou vicieux, non seulement du fait qu'ils procиdent d'un
habitus vertueux ou vicieux, mais parce qu'ils sont semblables aux actes qui
procиdent de tels habitus. De lа vient que quelqu'un fasse un acte vertueux
avant d'avoir la vertu, mais il le fait cependant autrement une fois qu'il a la
vertu. En effet, avant qu'il ait la vertu, il fait bien des actions justes,
mais n'agit pas justement, et il fait des actions chastes, mais n'agit pas
chastement; mais une fois qu'il a la vertu, il accomplit des actions justes
juste ment et des actions chastes chastement, comme cela ressort de ce que dit
le Philosophe dans l'Йthique II, 4. Il est donc ainsi йvident qu'il y a
un triple degrй de bontй et de malice dans les actes moraux: le premier, d'aprиs
le genre ou l'espиce de l'acte, par comparaison а l'objet ou matiиre, le second
venant des circonstances, le troisiиme de l'habitus qui informe l'acte. 12. Cette objection
se dйveloppe en envisageant l'acte selon se raison gйnйrique, selon laquelle il
n'a pas de bontй ou de malice morales; il en a cependant selon son espиce,
comme on l'a dit. 13. Les actions
justes et bonnes peuvent кtre considйrйes de deux faзons: formellement d'abord,
et а ce point de vue, elles demeurent toujours et partout identiques, parce que
les principes du droit qui sont dans la raison naturelle ne changent pas; d'une
autre faзon, matйriellement, et ce point de vue, les mкmes actions ne sont pas
justes et bonnes partout et pour tous, mais il faut qu'elles soient dйterminйes
par la loi. Et cela arrive а cause du caractиre changeant de la nature humaine,
et des diverses conditions des hommes et des choses selon la diversitй des
temps et des lieux; ainsi, il est toujours juste que, dans l'achat et la vente,
l'йchange se fasse selon l'йquivalence, mais il est juste que, pour une mesure
de froment en tel lieu ou en tel temps, on donne tant, et qu'en un autre lieu
ou un autre temps, on ne donne pas autant, mais plus ou moins.
ARTICLE
5: CERTAINS ACTES SONT-ILS INDIFFЙRENTS?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
18, article s 8-9; I Commentaire des Sentences D. 1, Question 3, article
3, ad 3; II Commentaire des Sentences D. 40, article 5; IV Commentaire
des Sentences D. 26, Question 1, article 4.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, l'кtre
en tant qu'кtre est bon; or а l'кtre s'oppose le non-кtre, et au bien le mal.
Or, entre l'кtre et le non-кtre, il n'y a pas de milieu. Il n'y en a donc pas
non plus entre le bien et le mal. Il est donc nйcessaire que tous les actes
soient bons ou mauvais, et qu'aucun ne soit indiffйrent. 2. Mais on peut dire
que l'кtre et le bien sont convertibles, non dans le domaine moral, mais dans
celui de la nature, et que dans ces conditions, il n'est pas nйcessaire que le
bien et le mal soient sans intermйdiaire dans le domaine moral. -On objecte а cela que le bien moral est
un bien plus grand que le bien de nature; il a donc une plus grande opposition
au mal. Si donc le bien de nature s'oppose au mal sans intermйdiaire, a fortiori
le bien moral. 3. De plus, le mal ne
s'oppose pas au bien par maniиre de contraire, parce que le mal ne pose rien,
mais il s'oppose а lui de maniиre privative. Or les йlйments opposйs de maniиre
privative ne comportent pas d'intermйdiaire en ce qui touche leur sujet propre;
or le sujet propre du bien et du mal moral est l'acte humain. Tout acte humain
est donc bon ou mauvais, et nul n'est indiffйrent. 4. De plus, l'acte
humain vient de la volontй dйlibйrйe; or la volontй dйlibйrйe agit toujours en
raison de la fin; tout acte humain est donc fait en raison d'une fin. Or toute
fin est ou bonne, ou mauvaise; l'acte qui tend vers une bonne fin est bon, celui
qui tend vers une mauvaise fin est mauvais. Tout acte est donc ou bon ou
mauvais, et aucun n'est indiffйrent. 5. De plus, toute
opйration humaine consiste soit а utiliser, soit а jouir. Or qui conque utilise
une chose le fait soit de faзon droite, soit de faзon perverse, ce qui est
abuser; et de la mкme faзon, quiconque jouit, jouit soit de Dieu, ce qui est
bien, soit de la crйature, ce qui est mal. Donc tout acte humain est ou bon ou
mauvais. 6. De plus, comme le
dit saint Augustin dans les Quatre-vingt-trois Questions Question 24, il
n'existe dans la nature humaine aucun acte fortuit: tout acte, en effet,
possиde des causes cachйes, mкme si elles restent ignorйes de nous. Or, comme
on a le fortuit dans la nature, il semble qu'on ait l'indiffйrent dans le
domaine moral, ce qui est en dehors de l'intention du bien ou du mal. Ai acte
moral n'est donc indiffйrent. 7. De plus, tout acte
qui procиde de la volontй informйe par la charitй est mйritoire, mais tout acte
qui procиde de la volontй sans qu'elle soit informйe par la charitй est
dйmйritoire, parce que tous sont tenus de conformer leur volontй а la volontй
divine, surtout quant а la maniиre de vouloir, en sorte qu'on veuille par
charitй ce qu'on veut, comme Dieu; ce que ne peut observer celui qui ne possиde
pas la charitй. Tout acte donc est mйritoire ou dйmйritoire, et nul n'est
indiffйrent. 8. De plus, nul n'est
damnй sinon pour une faute. Or quelqu'un est damnй pour n'avoir pas la charitй,
comme cela ressort avec йvidence en saint Matthieu 22, 12-13 de celui qui fut
exclu des noces parce qu'il n'avait pas la robe nuptiale, qui signifie la
charitй. Donc ne pas avoir la charitй est un pйchй, et tout ce qui est fait par
quelqu'un qui n'a pas la charitй est dйmйritoire. Et on en revient ainsi а la
conclusion prйcйdente. 9. De plus, le
Philosophe dit dans l'Йthique VII, 8, que les actions dans le domaine
moral sont comme les conclusions dans les syllogismes: en elles, il y a du vrai
et du faux, et de mкme, il y a du bien et du mal dans le domaine moral. Or toute
conclusion est vraie ou fausse. Donc tout acte moral est ou bon, ou mauvais, et
nul n'est indiffйrent. 10. De plus, saint
Grйgoire dit dans les Morales VI, 18, 28 que les mйchants accomplissent
la volontй de Dieu en cela mкme qu'ils s'efforcent de s'y opposer; ils
accomplissent donc bien plus encore la volontй de Dieu, ceux qui ne s'efforcent
pas de s'y opposer. Or accomplir la volontй de Dieu, c'est bien. Il s'ensuit
que tout acte est bon, et que nul n'est indiffйrent. 11. De plus, chez qui
possиde la charitй, pour qu'un acte soit mйritoire, il n'est pas requis qu'il
soit rapportй en acte а Dieu, mais il suffit qu'il soit rapportй en acte а
quelque fin convenable, qui est rapportйe а Dieu de faзon habituelle ainsi, si
quelqu'un voulant entreprendre un pиlerinage pour Dieu achиte un cheval sans
penser а Dieu en acte, mais seulement au voyage qu'il avait dйjа ordon nй а
Dieu, cela est mйritoire. Mais il est йvident que celui qui possиde la charitй
s'est ordonnй, lui-mкme et tous ses biens, а Dieu, а qui il s'attache comme а
sa fin derniиre; quoi qu'il ordonne donc, ou а lui, ou а quelque chose d'autre
qui lui appartient, il agit de faзon mйritoire, mкme s'il ne pense pas а Dieu
de faзon actuelle, а moins qu'il n'en soit empкchй par le dйsordre d'un acte
qui ne puisse кtre rйfйrй а Dieu. Mais cela ne peut se produire que s'il y a
pйchй au moins vйniel. Tout acte, chez celui qui possиde la charitй, est donc
ou bien mйritoire, ou bien un pйchй, et aucun n'est indiffйrent, et il semble
en aller de mкme chez les autres. 12. Maison peut dire
qu'un acte peut n'кtre pas mйritoire, ni bien ordonnй, du seul fait que quelqu'un,
par nйgligence ou par quelque entraоnement, ne le rap porte pas promptement а
la fin convenable. -On objecte а cela que cette nйgligence mкme est un pйchй,
ou mortel ou vйniel; et d'ailleurs, certains pйchйs vйniels se commettent par
entraоnement, comme cela ressort avec йvidence des premiers mouvements de la
concupiscence. Cela n'exclut donc pas qu'il y ait pйchй vйniel. 13. De plus, la Glose
de saint Augustin dit, sur la Premiиre Йpоtre aux Corinthiens 3, 12, que celui
qui s'attache aux choses permises plus qu'il ne doit, construit avec du bois,
du foin et de la paille; or celui qui bвtit avec du bois, du foin ou de la
paille pиche; sinon il ne serait pas puni par le feu; donc celui qui s'attache
aux choses permises plus qu'il ne doit pиche. Or quiconque agit s'attache, soit
aux choses permises, soit а celles qui ne le sont pas; si c'est а celles qui ne
sont pas permises, il pиche, et s'il s'attache plus qu'il ne doit aux choses
permises, il pиche йgalement; s'il s'y attache conformйment а ce qu'il doit, il
agit bien. Tout acte humain est donc ou bon ou mauvais, et nul n'est
indiffйrent. En sens contraire: 1)11 y a ce que dit
saint Augustin dans le Discours du Seigneur sur la Montagne II, 18, 60: "Il
existe certaines actions intermйdiaires qui peuvent s'accomplir avec une вme
bonne et une mauvaise вme, et dont il est tйmйraire de juger." 2. De plus, le
Philosophe dit que le bien et le mal sont des contraires qui ont un milieu. Il
y a donc un intermйdiaire entre le bien et le mal, qui est l'indiffйrent.
Rйponse: Comme on l'a dйjа dit plus haut, l'acte
moral, en dehors de la bontй ou de la malice qu'il tient de sa propre espиce,
peut avoir une autre bontй ou une autre malice qui viennent des circonstances,
qui se comportent vis-а-vis de l'acte moral comme des accidents. Or, de mкme
que l'on considиre le genre en sa rai son propre sans les diffйrences, sans
lesquelles il ne peut y avoir d'espиce, de mкme on considиre l'espиce selon sa
raison propre sans les accidents, sans les quels pourtant il ne peut y avoir d'individu.
En effet, il n'appartient pas а la rai son d'homme d'кtre blanc ou d'кtre noir
ou de quelque couleur, mais il est cependant impossible qu'il y ait un homme
particulier qui ne soit blanc ou noir ou de quelque couleur. Ainsi donc, si on
parle des actes moraux en les considйrant selon leur espиce propre, on peut les
appeler bons ou mauvais par leur genre, mais la bontй ou la malice qui vient
des circonstances ne leur convient pas selon leur genre ou leur espиce; mais
une telle bontй ou malice peut convenir aux actes individuels. Si nous parlons de l'acte moral selon son
espиce propre, alors tout acte moral n'est pas bon ou mauvais, mais il en
existe d'indiffйrents, parce que, comme on l'a dit plus haut, l'acte moral
reзoit son espиce de l'objet dans son ordre а la rai son. Or il y a un objet
qui comporte un accord avec la raison, et qui rend l'acte bon par son genre,
ainsi vкtir celui qui est nu; il y a un objet qui comporte une opposition avec
la raison, comme de prendre le bien d'autrui, et cela rend l'acte mauvais par
son genre; et il y a un objet qui ne comporte rien qui soit en accord avec la
raison ni en opposition avec elle, comme de ramasser un brin de paille ou
quelque chose de ce genre, et les actes de cette sorte sont dits indiffйrents.
Et а ce point de vue, ils ont bien parlй, ceux qui ont divisй les actes en
trois sйries, disant que certains sont bons, certains mauvais, certains indiffйrents. Si par contre, nous parlons de l'acte
moral dans son individualitй, il est alors nйcessaire que n'importe quel acte
moral particulier soit bon ou mauvais, en rai son de quelque circonstance. Il
ne peut se produire, en effet, qu'un acte particulier soit posй sans
circonstances qui le rendent lui-mкme droit ou dйsordonnй; en effet, si une
chose est faite quand il faut, oщ il faut et comme il faut, etc., l'acte est
ordonnй et bon; si au contraire, un de ces йlйments fait dйfaut, l'acte est
dйsordonnй et mauvais. Et ceci peut кtre considйrй surtout pour la circonstance
de la fin, car ce qu'on fait en raison d'une juste nйcessitй ou d'une pieuse
utilitй est fait de faзon louable, et l'acte est bon; au contraire, ce qui est
privй de cette juste nйcessitй et de cette pieuse utilitй est rйputй vain,
comme le dit saint Grйgoire. Or une parole vaine est un pйchй, et bien plus
encore, un acte vain; il est dit en effet en saint Matthieu 12, 36 "Toute
parole vaine que les hommes auront profйrйe, ils en rendront compte." Aussi donc, l'acte bon et l'acte mauvais
sont par leur genre des opposйs qui ont un intermйdiaire, et il existe un acte
qui, considйrй selon une espиce, est indiffйrent; mais le bien et le mal qui
viennent des circonstances sont sans intermйdiaire, parce qu'ils se distinguent
selon une opposition d'affirmation et de nйgation, c'est-а-dire le fait d'кtre
ou de ne pas кtre comme il faut selon toutes les circonstances. Or ce bien et
ce mal sont le propre de l'acte particulier, et c'est pourquoi aucun acte humain
particulier n'est indiffйrent. Et j'entends par acte humain celui qui procиde
de la volontй dйlibйrйe, car si on prend un acte venant sans dйlibйration de la
seule imagination, comme se frotter la barbe ou quelque chose du mкme genre,
cet acte-lа est en dehors du domaine moral; aussi ne participe t-il pas а la
bontй ou а la malice morales.
Solutions des objections: 1. Bien que l'кtre en
tant qu'кtre soit bon, tout non-кtre n'est cependant pas un mal, car n'avoir
pas d'yeux n'est pas un mal pour une pierre. Aussi il n'est pas nйcessaire que,
si l'кtre et le non-кtre sont sans intermйdiaire, le bien et le mal soient sans
intermйdiaire. 2. L'кtre et le bien
sont convertibles en gйnйral et dans n'importe quel genre; aussi le Philosophe,
dans l'Йthique I, 6, distingue t-il le bien selon les genres d'кtre.
Mais il est vrai que l'кtre pris en gйnйral n'est pas convertible avec le bien
moral, pas plus du reste qu'avec le bien de nature. Or le bien moral est, d'une
certaine faзon, un bien plus grand que le bien de nature, dans la mesure oщ il
est l'acte et la perfection du bien naturel, encore que, d'une autre faзon, le
bien de nature soit encore meilleur, comme la substance par rapport а l'accident.
Mais il est йvident que mкme le bien et le mal de nature ne s'opposent pas de
faзon immйdiate, parce que tout non-кtre n'est pas un mal, alors que tout кtre
est un bien. Aussi l'argument n'est pas concluant. 3. Le bien et le mal
dans le domaine moral s'opposent comme des contraires, et non comme une
privation et un avoir, car le mal suppose quelque chose en tant qu'il suit un
ordre, une mesure ou une forme, comme on l'a dit plus haut; aussi rien n'empкche
qu'ils s'opposent avec un intermйdiaire, comme l'йtablit le Philosophe. Mais le
mal dans la nature suit une privation absolument parlant; aussi, bien que le
bien et le mal de nature ne soient pas sans intermйdiaire absolument parlant,
comme on l'a dit, ils sont cependant sans intermйdiaire vis-а-vis de leur sujet
propre, comme une privation et un avoir. 4. et 5. On accorde
les objections 4 et 5, car elles envisagent l'acte, non en son espиce, mais l'acte
singulier, tel qu'il vient de la volontй. 6. Dans la nature,
rien n'est fortuit, par relation а la cause premiиre, parce que tout est prйvu
par Dieu. Mais certaines choses sont fortuites par rapport а leurs causes
prochaines: avoir une cause, en effet, n'exclut pas le caractиre fortuit, mais
c'est d'avoir une cause par soi qui l'exclut, car les choses fortuites sont
celles qui naissent de causes accidentelles. Or, parmi les actes de l'homme, il
y en a qui s'accomplissent en raison d'une fin imaginйe mais non dйlibйrйe,
comme se frotter la barbe ou autre chose du mкme genre et, dans le genre moral,
ils se comportent d'une certaine maniиre comme les actes fortuits dans la
nature, parce qu'ils ne viennent pas de la raison, qui est la cause par soi des
actes moraux. 7. Tout acte qui
procиde de la volontй informйe par la charitй n'est pas mйritoire, si on entend
par volontй la puissance; autrement, les pйchйs vйniels seraient mйritoires,
pйchйs que commettent parfois mкme ceux qui possиdent la charitй; mais il est
vrai que tout acte qui procиde de la charitй est mйritoire. Mais que tout acte
qui ne procиde pas de la volontй informйe par la charitй soit dйmйritoire, c'est
faux absolument, sinon ceux qui sont dans le pйchй mortel pиcheraient en chacun
de leurs actes, et il ne faudrait pas leur conseiller d'accomplir pendant ce
temps tout le bien qu'ils pourraient, et les oeuvres faites par eux et
appartenant au genre des bonnes actions ne les disposeraient pas а la grвce;
toutes assertions qui sont fausses. Mais chacun est tenu de conformer sa
volontй а la volontй divine quant а vouloir tout ce que Dieu veut qu'il
veuille, selon que la volontй de Dieu se fait connaоtre par ses dйfenses et ses
prйceptes, mais non quant а vouloir par charitй, sinon d'aprиs ceux qui disent
que le mode de la charitй fait partie du prйcepte. Et cette opinion est du
reste en partie vraie, autrement on pourrait sans la charitй accomplir la loi,
ce qui relиve de l'impiйtй de Pйlage; cependant, elle n'est pas entiиrement
vraie, parce qu'alors, quelqu'un qui n'aurait pas la charitй pиcherait de faзon
mortelle en honorant ses parents, en raison de l'omission de ce mode, ce qui
est faux. Aussi le mode est compris sous la nйcessitй du prйcepte en tant que
le prйcepte est ordonnй а l'obtention de la bйatitude, mais non en tant qu'il
est ordonnй а йviter la peine; aussi celui qui honore ses parents sans avoir la
charitй, ne mйrite pas la vie йternelle, mais cependant sans dйmйriter. Cela
montre avec йvidence que tout acte humain, mкme considйrй en sa singularitй, n'est
pas mйritoire ou dйmйritoire, bien que tout acte soit bon ou mauvais. Et je dis
cela en raison de ceux qui n'ont pas la charitй et ne peuvent pas mйriter. Mais
pour ceux qui ont la charitй, tout acte est mйritoire ou dйmйritoire, comme on
l'a prouvй dans l'objection. 8. Le fait de ne pas
avoir la charitй ne mйrite pas de peine; en effet, de mкme que nous ne mйritons
pas par les habitus, mais par les actes, de mкme nous ne dйmйritons pas par la
seule absence d'un habitus; mais quelqu'un dйmйrite du fait qu'il pose un
obstacle а la charitй, par omission ou par action. Et on ne dit pas dans l'Йvangile
que cet homme est puni parce qu'il n'avait pas la robe nuptiale, mais parce
que, sans avoir cette robe nuptiale, il йtait entrй au repas sacrй on lui dit,
en effet: "Comment es-tu entrй ici sans avoir la robe nuptiale ?" Mt.,
22, 12. 9. Le vrai et le faux
s'opposent comme l'кtre et le non-кtre, car le vrai, c'est lorqu'on dit кtre ce
qui est, ou ne pas кtre ce qui n'est pas, le faux, quand on dit кtre ce qui n'est
pas, ou ne pas кtre ce qui est. Aussi, de mкme qu'entre кtre et ne pas кtre, il
n'y a pas de milieu, il n'y en a pas non plus entre le vrai et le faux. Pour le
bien et le mal, c'est autre chose, comme cela ressort de ce qu'on a dit plus
haut. 10. Ceux qui s'efforcent
de s'opposer а la volontй de Dieu l'accomplissent malgrй leur intention, tels
les Juifs qui, en mettant а mort le Christ, ont rйalisй la volontй de Dieu
touchant la rйdemption du genre humain, malgrй leur intention; c'est du reste
un des exemples qu'avance saint Grйgoire. Mais accomplir de la sorte la volontй
de Dieu n'est ni bon ni louable. 11. а 13. Nous
accordons les trois autres objections: elles envisagent, en effet, l'exйcution
de l'acte particulier. Nous accordons aussi les arguments en sens
contraire, car ils envisagent l'acte bon et l'acte mauvais par leur genre.
ARTICLE
6: UNE CIRCONSTANCE DONNE T-ELLE SON ESPECE AU PЙCHЙ, OU LE FAIT-ELLE PASSER A
UN AUTRE GENRE DE PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
72, article 9; IV Commentaire des Sentences D. 16, Question 3, article 2.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, le principe
de l'espиce est intrinsиque, et la circonstance extrinsиque, comme son nom mкme
l'indique. Une circonstance ne donne donc pas son espиce au pйchй. 2. Mais on peut dire
que ce qui est une circonstance pour un acte considйrй en son espиce naturelle donne
son espиce а l'acte dans la mesure oщ il est moral. - On objecte а cela que l'objet
est а l'acte en gйnйral ce que l'objet moral est а l'acte moral. Or l'objet
donne l'espиce а l'acte. Donc l'objet moral la donne а l'acte moral et non, par
consйquent, une circonstance. 3. De plus, le mкme
acte peccamineux a des circonstances variйes. Si donc c'est la circonstance qui
donne l'espиce au pйchй, il s'ensuit que le mкme pйchй appartiendra а des
espиces diffйrentes, ce qui est impossible. 4. De plus, ce qui
est dйjа constituй en une espиce ne reзoit pas d'espиce d'un autre йlйment, а
moins que la premiиre ne soit dйtruite. Or le vol est dйjа constituй dans une
espиce de pйchй, et l'adjonction de la circonstance, qui consiste а voler dans
un lieu sacrй, ou une chose sainte, ne supprime pas la premiиre espиce, parce
que c'est encore un vol. La circonstance dont on parle ne donne donc pas d'espиce
au pйchй, et pour la mкme raison, nulle autre non plus. 5. De plus, les
pйchйs paraissent se diversifier les uns des autres en raison de l'excиs ou du
dйfaut c'est ainsi que l'avarice s'oppose а la prodigalitй. Or l'excиs et le
dйfaut paraissent appartenir а une seule circonstance, qui est la quantitй. Les
autres circonstances ne diversifient donc pas les espиces des pйchйs. 6. De plus, tout
pйchй est volontaire, comme le dit saint Augustin. Or la volontй ne porte pas
sur une circonstance; ainsi, lorsque quelqu'un vole un vase d'or consacrй, il
ne s'occupe pas du caractиre consacrй, mais seulement de l'or. Cette circonstance
ne donne donc pas d'espиce au pйchй, et pour la mкme raison, les autres non
plus. 7. De plus, de ce qui
ne demeure pas mais passe aussitфt, on ne peut faire changer l'espиce possйdйe
d'abord. Or l'acte du pйchй ne demeure pas, mais passe aussitфt. Une
circonstance ne peut donc pas changer l'espиce d'un pйchй. 8. De plus, comme il
arrive qu'il y ait dйfaut en matiиre morale selon certaines circonstances, de
mкme dans le domaine de la nature; en effet, des monstres sont produits dans la
nature, parfois en raison de l'йtroitesse du lieu, parfois en raison de l'abondance
ou mкme de la dйficience de matiиre, et pour d'autres causes de cet ordre;
cependant, ce qui naоt est toujours identique selon l'espиce. Dans le domaine
moral non plus, les espиces des pйchйs ne se diversifient donc pas par dйfaut
de diverses circonstances. 9. De plus, c'est la
fin qui donne l'espиce dans le domaine moral, parce que c'est l'intention qui
fait juger l'acte moral bon ou mauvais. Or la circonstance n'est pas la fin.
Donc la circonstance ne donne pas l'espиce au pйchй. 10. De plus, le pйchй
s'oppose а la vertu. Or une circonstance en fait pas varier l'espиce de la
vertu: faire du bien а un clerc ou а un laпc relиve de la mкme vertu de
libйralitй ou de misйricorde. Donc une circonstance ne fait pas varier l'espиce
du pйchй. il. De plus, si une circonstance change l'espиce
du pйchй, il faut qu'elle aggrave le pйchй. Or parfois la circonstance mкme qui
paraоt changer l'espиce ne l'aggrave pas, par exemple si elle est ignorйe
ainsi, si quelqu'un s'unit а une femme mariйe sans savoir qu'elle est mariйe,
il commet un adultиre et, pourtant, le pйchй ne paraоt pas en devenir plus
grave, parce que ce qui n'a rien de volontaire n'a en rien raison de pйchй. Une
circonstance de ce genre ne change donc pas l'espиce du pйchй. 12. De plus, si la
circonstance prйcise d'avoir un rapport au sacrй donne une espиce au pйchй,
comme il y a lа un vol, il s'ensuit qu'il y a а la fois sacrilиge et vol et, de
la sorte, on commet deux pйchйs en un seul acte. Cela semble ne pas convenir. 13. De plus, comme le
dit le Philosophe dans l'Йthique VII, 8, l'action dans le domaine moral
est comme la conclusion dans le domaine spйculatif. Or une circonstance ne
change pas l'espиce de la conclusion, elle ne fait donc pas non plus changer l'espиce
de l'acte moral, Et de la sorte, elle ne donne pas son espиce au pйchй. 14. De plus, comme il
y a des actes moraux, il y a des actes qui relиvent de l'art; or une
circonstance ne fait pas changer l'espиce de l'acte de l'artisan, parce que,
quant а l'espиce de l'art, le lieu, le temps ou le motif pour lequel il fait un
couteau n'ont pas d'importance. Une circonstance ne fait donc pas non plus
changer l'espиce d'un acte moral. 15. De plus, on a
coutume de distinguer ce qui est mal selon le genre, en opposition а ce qui est
mal par les circonstances. Or le mal selon le genre appartient а l'espиce mкme
du pйchй, donc le mal qui vient des circonstances n'appartient pas а l'espиce
du pйchй. Une circonstance ne donne donc pas son espиce au pйchй. 16. De plus, une
circonstance, dans la mesure oщ elle est aggravante, rend le mal plus grand. Or
le plus et le moins ne changent pas l'espиce. Donc une cir constance aggravante
ne change pas l'espиce du pйchй. Cependant: 1. Le lieu est une
certaine circonstance. Or le lieu donne son espиce au pйchй, car on dit qu'il y
a sacrilиge si quelqu'un vole dans un lieu consacrй. Une circonstance donne
donc son espиce au pйchй. 2. De plus, si quelqu'un
s'unit а une femme mariйe, il commet un adultиre, ce qui constitue une certaine
espиce de pйchй. Or, que la femme soit libre ou mariйe, c'est une circonstance
de l'acte. Une circonstance donne donc son espиce au pйchй.
Rйponse: Pour apporter quelque clartй а cette
question, il faut considйrer trois choses: d'abord, d'oщ le pйchй tient son
espиce; deuxiиmement, ce qu'est une circonstance; et alors, en troisiиme lieu,
la maniиre dont la circonstance donne son espиce au pйchй pourra кtre
manifeste. Quant au premier point, il faut remarquer
que, puisque l'acte moral est un acte volontaire qui procиde de la raison, il
faut que l'acte moral reзoive son espиce selon quelque chose, dans l'objet, qui
est considйrй en relation а la raison; et c'est ainsi que l'on a dit dans la
question prйcйdente que s'il s'accorde avec la raison, ce sera un acte bon
selon son espиce, mais s'il est en dйsaccord avec la raison, ce sera un acte
mauvais selon son espиce. Or le fait de pas s'accorder avec la
raison, pour un objet considйrй, peut faire changer l'espиce du pйchй de deux
maniиres: d'une part matйriellement, de l'autre formellement. Matйriellement,
par opposition а la vertu, car les vertus sont d'espиces diffйrentes selon que
la raison trouve un milieu dans les diffйrentes matiиres; on a la justice, par
exemple, selon que la raison йtablit un milieu dans les йchanges, les
rйpartitions et les autres actions du mкme genre, la tempйrance selon qu'elle l'йtablit
dans les convoitises, la force dans les craintes et les actions audacieuses, et
ainsi de suite. Et il ne doit sembler inconvenant а
personne que les espиces des vertus se diversifient selon leurs diffйrentes
matiиres, alors que la diversitй de matiиre est habituellement cause de la
diversitй, non pas des espиces, mais des individus, parce que, mкme dans le
domaine de la nature, la diversitй de matiиre cause la diversitй des espиces,
lorsque cette diversitй de matiиre rйclame une diversitй de formes. De lа vient
que, dans le domaine moral aussi, il est nйcessaire que des vertus diffйrentes
par l'espиce portent sur des matiиres diffйrentes, dans les quelles la raison
trouve de diverses faзons le milieu; ainsi, dans les convoitises, elle trouve
le milieu en refrйnant; aussi la vertu qui s'applique а elles est plus proche
du manque que de la surabondance, comme le montre le nom mкme de tempйrance;
dans les actions audacieuses et les craintes, au contraire, ce n'est pas en
retenant mais plutфt en incitant que la raison trouve le milieu; aussi la vertu
qui s'applique dans ce domaine est plus proche de la surabondance que du
manque, comme le montre le nom mкme de force; et ainsi du reste. Ainsi, c'est aussi par opposition aux
vertus que les pйchйs sont d'espиces diffйrentes selon les diffйrentes
matiиres, ainsi l'homicide, l'adultиre et le vol. Et il ne faut pas dire qu'ils
sont d'espиces diffйrentes selon la diffйrence des prйceptes, mais ce sont
plutфt au contraire les prйceptes qui se distinguent selon la diffйrence des
vertus et des vices, parce que les prйceptes sont lа pour que nous agissions
selon la vertu et que nous йvitions les pйchйs. Mais si certains actes йtaient des pйchйs,
simplement parce qu'ils sont dйfendus, il serait alors conforme а la raison
que, pour eux, les pйchйs diffиrent selon l'espиce suivant la diffйrence des
prйceptes. Mais, comme il arrive que, touchant une mкme matiиre, alors qu'il y
a une seule vertu, il y ait des pйchйs divers par leur espиce, il faut en
second lieu considйrer de faзon formelle la diffйrence spйcifique des pйchйs,
dans la mesure oщ l'on pиche ou par surabondance ou par dйfaut; ainsi, la timiditй
diffиre de la prйsomption, et l'avarice de la prodigalitй ou selon diverses
circonstances, ainsi les espиces de gourmandise se distinguent selon ce qu'on a
en ce vers: "Avant l'heure, somptueusement, plus qu'il ne faut, avidement,
avec recherche". Ainsi donc, aprиs avoir exposй comment les
pйchйs diffиrent selon l'espиce, il faut considйrer ce qu'est une circonstance.
On appelle circonstance ce qui entoure l'acte, considйrй comme de l'extйrieur,
en dehors de la substance de l'acte. Cela provient d'une premiиre maniиre de la
cause, soit finale lorsque nous considйrons pourquoi on a agi, soit de l'agent
principal quand nous considйrons qui a agi, soit de l'instrument lorsque nous
considйrons par quel instrument ou par quels moyens on a agi. D'une autre maniиre,
cela vient de ce qui entoure l'acte comme йtant sa mesure, par exemple quand
nous considйrons oщ et quand cela se fait. D'une troisiиme maniиre, cela vient
de l'acte lui-mкme, soit que nous considйrions le mode d'agir, par exemple si
on a frappй avec ou sans ardeur, frйquemment ou une seule fois, soit que nous
considйrions l'objet ou la matiиre de l'acte, par exemple si on a frappй son
pиre ou un йtranger, soit encore l'effet qu'on a produit en agissant, par
exemple si en frappant on a blessй ou mкme tuй. Toutes ces circonstances sont
contenues dans ce vers: "Qui, quoi, oщ, par quels moyens, pourquoi,
comment, quand." En ce sens toutefois que, dans le "quoi"
soit inclus non seulement l'effet, mais aussi l'objet, en sorte que l'on
comprenne et "quoi" et "sur quoi". Aprиs avoir vu tout cela, il faut
considйrer que, de mкme que dans les autres domaines, une chose extrinsиque а l'йlйment
supйrieur est intrinsиque а l'йlйment infйrieur, ainsi le fait d'кtre
raisonnable est en dehors de la raison d'animal, et appartient cependant а la raison d'homme,
de mкme un facteur qui est une circonstance par rapport а un acte considйrй en
gйnйral, ne peut pas кtre appelй une circonstance par rapport а un acte
considйrй davantage en particulier; ainsi, si nous considйrons l'acte de
prendre de l'argent, il n'appartient pas а sa raison formelle que cet argent
soit а autrui, aussi cette appartenance а autrui se comporte comme une
circonstance vis-а-vis de l'acte ainsi considйrй; par contre, il est de la
raison de vo1 que l'argent soit а autrui, aussi ce n'est pas une circonstance
du vol. Cependant, il n'est pas nйcessaire que tout ce qui est en dehors de la
raison de l'йlйment supйrieur appartienne а celle de l'йlйment infйrieur; car,
de mкme que le fait d'кtre blanc n'appartient pas а la raison d'animal, de mкme
il n'appartient pas а la raison d'homme: aussi il a un rapport accidentel а l'un
et l'autre. Et de faзon semblable, il n'est pas nйcessaire que tout ce qui est
une circonstance d'un acte considйrй plus en gйnйral constitue une certaine
espиce parmi les actes, mais ce n'est le fait que de ce qui appartient de soi а
l'acte; or on a dйjа dit qu'une chose appartient de soi а l'acte moral en tant
qu'elle a un rapport de convenance ou d'opposition avec la raison. Si donc la circonstance
qui s'ajoute ne comporte aucune opposition spйciale avec la raison, elle ne
donne pas d'espиce а l'acte, par exemple se servir d'un objet blanc n'ajoute
rien qui regarde la raison; aussi le fait d'кtre blanc ne constitue pas une
espиce d'acte moral; mais se servir d'un objet qui appartient а autrui ajoute
un йlйment qui regarde la rai son: aussi cela constitue une espиce d'acte
moral. Mais il faut considйrer en dernier lieu qu'une
circonstance qui s'ajoute en ayant un rapport avec la raison peut constituer
une nouvelle espиce de pйchй de deux maniиres. D'une premiиre maniиre, de telle
sorte que l'espиce constituйe par la circonstance soit elle-mкme une espиce du
pйchй qu'on a considйrй d'abord en son acte plus gйnйral, que cette espиce de
pйchй soit constituйe de faзon formelle ou matйrielle; de faзon matйrielle,
ainsi si а ces mots: "se servir d'un objet qui appartient а autrui",
on ajoute "une femme mariйe", cela en fait un adultиre; ou de faзon
formelle, ainsi si je prends le bien d'autrui dans un lieu sacrй, cela devient
un sacrilиge, qui est une espиce du vol. Mais parfois, c'est une autre espиce
tout а fait diffйrente et sans lien avec le genre du pйchй qui est constituйe
par la circonstance; ainsi, si je vole le bien d'autrui pour pouvoir accomplir
un homicide ou pratiquer la simonie, l'acte est attirй vers une espиce de pйchй
tout а fait diffйrente. Et nous trouvons des choses semblables dans d'autres
domaines aussi. Car si, en plus du fait d'кtre colorй, on considиre le fait d'кtre
blanc, on a l'espиce de qualitй qu'on considйrait d'abord; mais si, en plus du
fait d'кtre colorй, on envisage le fait d'кtre doux, on a une autre espиce de
qualitй tout а fait diffйrente. La raison de cette diversitй, c'est que,
lorsque ce qu'on ajoute sert de soi а diviser ce а quoi on l'ajoute, il
constitue un de ses espиces; mais, quand il a un rapport accidentel avec lui,
il a bien son espиce propre, et celle-ci n'est pourtant pas une espиce de ce а
quoi on l'ajoute: parce que ce qui advient de maniиre accidentelle ne devient
pas un par soi avec ce а quoi il s'ajoute. Ainsi donc, la faзon dont une
circonstance peut constituer une espиce de pйchй est claire.
Solutions des objections: 1. Ce que l'on
considиre comme une circonstance, et comme extrinsиque par rapport а un acte
envisagй sous un certain aspect, peut кtre aussi considйrй comme intrinsиque
par rapport а l'acte envisagй sous un autre aspect, et lui donner son espиce. 2. De mкme que l'acte
en gйnйral reзoit son espиce de l'objet, ainsi l'acte moral reзoit son espиce
de l'objet moral, sans qu'il soit cependant exclu pour autant qu'il reзoive son
espиce par les circonstances, parce que, de par la circonstance, on peut
considйrer dans l'objet comme une condition nouvelle, par laquelle elle donne
son espиce а l'acte; par exemple, si je dis "prendre un objet qui ne m'appartient
pas dans un lieu sacrй", on considиre ici la condition de l'objet d'aprиs
la circonstance du lieu; et on a cette espиce de vol qu'est le sacrilиge par la
circonstance du lieu, et pourtant par la condition de l'objet. Et il est
nйcessaire que cela produise de mкme chaque fois qu'une espиce de pйchй
constituйe par une circonstance se rapporte au pйchй envisagй d'abord, comme
une espиce а son genre, comme le sacrilиge au vol, ou l'adultиre а la
fornication. Au contraire, lorsque l'espиce du pйchй venant de la circonstance
n'est pas une espиce du pйchй envisagй d'abord, mais est une autre espиce
diffйrente, on peut alors comprendre qu'une circonstance donne l'espиce, non en
tant que rйsulte d'elle une certaine condition touchant l'objet, mais en tant
que cette circonstance est considйrйe comme l'objet d'un autre acte qui s'adjoint;
ainsi, si quelqu'un commet l'adultиre pour voler, il s'ajoute une autre espиce
de pйchй en raison de l'acte d'intention tendant а une fin mauvaise, qui est l'objet
de l'intention; et de faзon semblable, si quelqu'un commet un acte qui ne
convient pas pendant un temps consacrй, ce temps consacrй qui est considйrй
comme une circonstance par rapport а cet acte inconvenant fait pendant sa
durйe, peut кtre considйrй comme objet par rapport а un autre acte qui s'adjoint,
qui consiste а mйpriser un temps consacrй. Et on peut dire autant dans les
autres cas. 3. Quand la
circonstance constitue une espиce qui se rapporte au pйchй envisagй d'abord,
comme une espиce а un genre subalterne (1), il ne s'ensuit pas que le mкme pйchй appartienne
а des espиces diverses кtre homme et кtre animal n'est pas appartenir а des
espиces diverses, parce que l'homme est vraiment ce qu'est l'animal; il en va
de mкme du sacrilиge et du vol. Mais si la circonstance constitue une autre
espиce diffйrente de pйchй, il en rйsulte que le mкme acte se trouve sous des
espиces diffйrentes de pйchйs. Et il n'y a pas d'inconvйnient, parce que l'espиce
d'un pйchй n'est pas l'espиce de l'acte selon sa nature, comme on l'a dit plus
haut, mais selon son кtre moral, qui se rapporte а la nature de l'acte comme la
qualitй а la substance, ou plutфt comme une certaine altйration de la qualitй
au sujet. De mкme donc qu'il n'y a pas d'inconvйnient а ce que le mкme corps
soit blanc et doux, espиces diverses de qualitй, ni que le mкme homme soit
aveugle et sourd, dйfauts diffйrents selon l'espиce, de mкme il n'y a pas d'inconvйnient
а ce que le mкme acte se trouve en diverses espиces de pйchй. (1) Genre
subalterne: genre de moindre universalitй par rapport а un genre premier; il s'agit
du genre le plus prochain. 4. Et ainsi la
rйponse а l'objection 4 est claire. 5. Toute diffйrence
entre les pйchйs ne se fait pas selon l'excиs et le dйfaut, mais selon la
diversitй de la matiиre, et le dйfaut ou l'excиs dans les diverses circonstances.
Et pourtant, l'excиs et le dйfaut ne s'йvaluent pas seulement selon la
quantitй, mais selon toutes les circonstances, parce que, que quelqu'un agisse
oщ il ne faut pas ou quand il ne faut pas et de mкme pour les autres
circonstances, il y aura excиs ou au contraire, il y aura dйfaut s'il manque en
l'une quelconque des circonstances йnoncйes plus haut. 6. Bien que la
volontй du voleur ne porte pas de faзon principale sur l'objet sacrй mais sur l'or,
elle se porte pourtant sur l'objet sacrй par consйquence: il prйfиre prendre un
objet sacrй que manquer d'or. 7. Lorsqu'on dit qu'une
circonstance change l'espиce du pйchй ou le fait passer а un autre genre, on ne
veut pas dire que l'acte qui existait d'abord dans une espиce soit repris а
nouveau et devienne d'une espиce diffйrente, mais qu'un acte qui, considйrй
sans circonstances, ne serait pas telle espиce de pйchй, a cette espиce de
pйchй avec l'adjonction de la circonstance. 8. Un dйfaut de
circonstance dans la nature ne change pas l'espиce substantiel le de la nature,
mais change l'espиce de difformitй, car autre est l'espиce d'un monstre causйe
par l'йtroitesse du lieu, et autre celle causйe par l'abondance de la matiиre.
Et de mкme dans notre question, comme on l'a dit. 9. L'acte moral ne
tient pas son espиce de la fin йloignйe, mais de la fin prochaine, qui est l'objet.
Or on a dit que la circonstance donne l'espиce dans la mesure oщ elle est l'objet
de l'acte, ou qu'il rйsulte d'elle une condition nouvelle touchant l'objet. 10. Mкme dans les
vertus, une circonstance fait passer dans une autre espиce, mais non toute
circonstance: faire de grands frais est un acte de magnificence, mais faire de
grands frais pour construire un temple est un acte de religion. 11. Toute
circonstance qui constitue une espиce de pйchй est nйcessairement aggravante,
parce que, s'il n'y avait pas pйchй sans cette circonstance, elle fait un pйchй
de ce qui n'en йtait pas un; et s'il y avait un pйchй, elle amиne plu sieurs
dйsordres peccamineux. Mais si une telle circonstance est absolument ignorйe, d'une
ignorance qui n'est pas fautive, elle ne constitue pas une espиce de pйchй а
parler formellement, mais matйriellement seulement; par exemple, si quelqu'un s'unit
а une femme mariйe qu'il ne croit pas telle, il commet certes ce qui est un
adultиre, mais non en tant qu'adultиre, puisque la forme de l'acte moral vient
de la raison et de la volontй. Or ce qui est ignorй n'est pas volontaire.
Aussi, s'il s'unissait а la femme d'un autre qu'il croirait кtre la sienne, il
serait sans pйchй, comme lorsque Lia fut introduite auprиs de Jacob а la place
de Rachel. 12. Si une
circonstance constitue une espиce qui est, vis-а-vis du pйchй envisagй d'abord,
comme une de ses espиces, comme l'adultиre par rapport а la fornication, il n'y
a pas deux pйchйs mais un seul, de mкme que Socrate ne possиde pas deux
substances du fait qu'il est homme et animal. Mais si une circonstance
constitue une espиce de pйchй diffйrente, il y aura bien un seul pйchй en
raison de la substance unique de l'acte, mais il sera multiple en raison des
nombreuses dйformations du pйchй, comme un fruit est une chose unique, а cause
de l'unitй du sujet, mais multiple en raison de la diversitй de la couleur et
de la saveur. 13. Une ressemblance
entre la conclusion et l'action morale se remarque quand au fait que, de mкme
que l'acte du syllogisme se termine а la conclusion, ainsi le mouvement de la
raison dans le domaine moral se termine а l'oeuvre; mais il n'y a pas
ressemblance selon tous les points de vue. En effet, les opйrations morales
portent sur des cas singuliers, dans lesquels on envisage les diverses
circonstances, alors que les conclusions, dans les questions spйculatives,
proviennent de l'abstraction des cas singuliers. Et cependant, mкme les
conclusions varient en raison de certaines circonstances qui touchent а la
nature du syllogisme: les conclusions se comportent diffйremment en matiиre
nйcessaire et en matiиre contingente et, dans les diffйrentes sciences, le mode
des conclusions est divers. 14. Les actions de l'art
elles-mкmes varient selon les diverses circonstances qui appartiennent а la
nature de l'art: c'est d'une faзon diffйrente que l'ouvrier construit une maison
en pierre ou en terre, et aussi dans telle rйgion et dans telle autre. Mais il
faut remarquer que certaines circonstances appartiennent а la rai son d'acte
moral, sans appartenir а la raison d'art, et inversement. 15. Lorsqu'on
distingue le mal qui vient d'une circonstance par opposition au mal selon le
genre, on dit que le mal qui vient d'une circonstance est certes aggravant,
mais qu'il ne fait pas passer а un autre genre de pйchй. 16. Le plus et le
moins rйsultent parfois de formes diverses, et dans ce cas, ils font changer l'espиce,
comme si nous disons que le rouge est plus colorй que le jaune; mais parfois,
ils rйsultent d'une participation diverse de la mкme et unique forme, et alors
ils ne font pas changer l'espиce, comme si on dit qu'une chose est plus blanche
qu'une autre.
ARTICLE
7: UNE CIRCONSTANCE AGGRAVE T-ELLE LE PЙCHЙ SANS LUI DONNER SON ESPИCE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
73, article 7; IV Commentaire des Sentences D. 16, Question 3, article 2.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, le pйchй
tient sa malice de l'aversion de Dieu. Or la circonstance se tient du cфtй de
la conversion au crйй. Donc une circonstance n'aggrave pas la malice du pйchй. 2. De plus, si une
circonstance a en elle-mкme quelque malice, elle constitue une espиce de pйchй;
mais si elle n'a pas en elle-mкme une certaine malice, il n'y a aucune raison
pour qu'elle aggrave le pйchй. Il ne peut donc y avoir une circonstance
aggravante qui ne donne une espиce au pйchй. 3. De plus, Denys dit
que le bien tient а l'intйgritй de la chose, mais que le mal vient de chaque
dйfaut particulier. Or, en toute circonstance, on considиre un dйfaut
particulier. Il y a donc une certaine espиce de mal et de pйchй selon chaque circonstance
aggravante. 4. De plus, toute
circonstance aggravante introduit une diffйrence dans la mali ce qui, d'une
certaine maniиre, est la substance du pйchй en tant que pйchй. Or l'йlйment qui
introduit une diffйrence dans la substance change l'espиce. Toute circonstance
aggravante change donc l'espиce du pйchй. 5. De plus, c'est par
les mкmes choses que nous croissons et que nous sommes: nous croissons par ce
dont nous nous nourrissons et nous nous nourris sons des йlйments dont nous
sommes faits, comme le dit la Gйnйration II, 8. Si donc la malice du pйchй s'accroоt
par une circonstance aggravante, il semble que, par cette mкme circonstance,
une espиce nouvelle de pйchй ait l'кtre. 6. De plus, vertu et
vice s'opposent. Or toute vertu est constituйe en son espиce par les
circonstances: en effet, affronter des йvйnements terribles comme il faut, oщ
il faut et quand il faut, et de mкme pour les autres circonstances, est le fait
de la force. Le pйchй reзoit donc aussi son espиce selon chaque circonstance. 7. De plus, le pйchй
tient son espиce de l'objet. Or l'objet varie en bontй et malice en raison de n'importe
quelle circonstance, du moins aggravante. Toute circonstance aggravante donne
donc une espиce au pйchй. 8. De plus, sur des
cas semblables, le jugement est le mкme. Or certaines circonstances donnent
toujours une espиce au pйchй, comme l'objet qu'on nomme "quoi", et la
fin qui est signifiйe par le terme "pourquoi" dans le vers dйjа citй.
Donc, pour une raison semblable, toutes les autres circonstances, lorsqu'elles
aggravent le pйchй, lui donnent une espиce. Cependant: Voler beaucoup est plus grave que voler
peu et, pourtant, ce n'est pas une autre espиce de pйchй. Toute circonstance
aggravante ne change donc pas l'espиce du pйchй.
Rйponse: Une circonstance se comporte de trois
maniиres а l'йgard de l'acte du pйchй. Parfois en effet, elle ne change pas l'espиce
ni n'apporte d'aggravation, ainsi frapper un homme revкtu d'un habit blanc ou
rouge. Parfois, elle constitue l'espиce du pйchй, soit que l'acte auquel s'adjoint
la circonstance soit indiffйrent par son genre, comme lorsque quelqu'un ramasse
une paille а terre pour mйpriser autrui, soit que l'acte soit bon par son
genre, comme lorsque quelqu'un fait l'aumфne en vue de la louange des hommes,
soit qu'il soit mauvais par son genre et que la circonstance y ajoute une autre
espиce de malice, comme lorsque quel qu'un vole un objet sacrй. Mais parfois,
elle aggrave bien le pйchй, mais sans constituer une espиce spйciale de pйchй,
comme lorsque quelqu'un vole beau coup. Et la raison de cette diversitй, c'est que
si la circonstance qui s'ajoute а l'acte est indiffйrente par rapport а la
raison, elle ne donne pas d'espиce au pйchй, ni ne l'aggrave: il n'importe en
rien а la raison que celui qui est frappй porte tel ou tel vкtement. Si par
contre la circonstance implique une certaine diffйrence du point de vue de la
raison, ou elle comporte un йlйment qui s'oppose а la raison directe ment et
par soi, et alors elle donne une espиce au pйchй, ainsi prendre le bien d'autrui;
ou ce n'est pas directement et par soi qu'elle comporte quelque chose qui s'oppose
а la raison, mais en relation avec ce qui, directement et par soi, s'oppose а
la raison, elle a une certaine opposition а la raison; ainsi prendre quelque
chose en grande quantitй ne dit rien qui s'oppose а la raison, mais prendre le
bien d'autrui dit une plus grande opposition а la raison; aussi cette
circonstance aggrave-t-elle le pйchй, en tant qu'elle vient dйterminer la
circonstance qui donnait son espиce au pйchй. Et il ne peut y avoir de quatriиme
hypothиse, en sorte qu'une circonstance donnerait une espиce au pйchй sans l'aggraver,
comme on l'a dit plus haut.
Solutions des objections: 1. La conversion dйs
vers le bien changeant est cause de l'aversion, et c'est pourquoi les
circonstances qui se tiennent du cфtй de la conversion peu vent ajouter а la
malice qui vient de l'aversion. 2. La circonstance
qui aggrave le pйchй sans lui donner d'espиce ne contient pas de soi de malice,
mais elle vient dйterminer une autre circonstance qui contient la malice. 3. Un dйfaut, en n'importe
quelle circonstance, peut causer une espиce de pйchй, mais on ne trouve pas
toujours ce dйfaut en toute circonstance prise en soi, mais parfois, en l'une
par rapport а une autre. 4. Une circonstance
aggravante ne change pas toujours l'espиce de malice, mais parfois, sa seule
quantitй. 5. De mкme que ce
dont nous nous nourrissons et qui nous fait croоtre ne constitue pas toujours
une substance nouvelle, mais parfois conserve ou augmente la substance qui
prйexistait, de mкme il n'est pas nйcessaire que les circonstances causent
toujours une nouvelle espиce de pйchй, mais parfois, elles aggravent l'espиce
prйexistante. 6. De mкme que la
vertu a d'une certaine faзon son espиce par les circonstances qui sont
requises, de mкme le pйchй par dйfaut d'une circonstance requise. Ce n'est
cependant pas n'importe quelle circonstance qui cause ce dйfaut peccamineux,
puisque certaines sont indiffйrentes, et que certaines viennent en dйterminer d'autres. 7. Une circonstance
aggravante cause, il est vrai, un certain changement de malice en ce qui
concerne l'objet, pas toujours un changement d'espиce, mais parfois seulement
un changement quantitatif. 8. Dans un objet, il
faut envisager de multiples conditions; et rien n'empкche que ce qui est
considйrй comme l'objet en une condition soit considйrй une circonstance dans
une autre, qui tantфt donne une espиce au pйchй et tantфt non. Ainsi, le bien d'autrui
est l'objet propre du vol, lui donnant son espиce; ce bien d'autrui peut кtre
aussi en quantitй importante, et cette circonstance ne donne pas son espиce au
pйchй, mais l'aggrave seulement; ce bien d'autrui peut кtre aussi consacrй, et
cette circonstance constitue une espиce nouvelle de pйchй; ce bien d'autrui
peut кtre aussi blanc ou noir, et cette circonstance sera indiffйrente du cфtй
de l'objet, ni aggravante, ni non plus constituant une espиce. Il faut en dire
autant de la fin, parce que la fin prochaine s'identifie avec l'objet, et il
faut dire d'elle ce que l'on a dit de l'objet; quant а la fin йloignйe, elle
est considйrйe comme une circonstance.
ARTICLE
8: UNE CIRCONSTANCE PEUT-ELLE AGGRAVER А L'INFINI LE PЙCHЙ, AU POINT DE
TRANSFORMER UN PЙCHЙ DE VЙNIEL EN MORTEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-lIae, Question
88, article 5; IV Commentaire des Sentences D. 16, Question 3, article 2;
De Malo, Question 7, article 4.
Objections: Il semble que oui. 1. Adam, en effet,
dans l'йtat d'innocence, n'a pu pйcher vйniellement. Donc tout pйchй pour lui
eыt йtй mortel. Mais ensuite, tout pйchй ne fut pas pour lui mortel. Et toute
la diversitй tient ici а la circonstance de personne. Donc une circonstance
aggrave а l'infini. 2. De plus, c'est une
plus grande faute de rendre peccamineux ce qui ne l'est pas que de rendre
mortel ce qui est vйniel. Or c'est ce que fait une circonstance faire du commerce, en effet, n'est pas un
pйchй et nйanmoins, ce l'est pour un clerc, en raison de la circonstance de
personne. A bien plus forte raison donc, une circonstance peut rendre mortel ce
qui est vйniel. 3. De plus, s'enivrer
une fois est pйchй vйniel. Mais, comme on le dit, s'enivrer de nombreuses fois
est pйchй mortel. Donc cette circonstance du nombre de fois rend mortel le
pйchй vйniel. 4. De plus, le pйchй
commis par vйritable malice est dit irrйmissible, et non vйniel; donc une
circonstance aggrave а l'infini. 5. De plus, saint
Jйrфme dit que des sottises dans la bouche du laпc sont des sottises mais que,
dans la bouche du prкtre, ce sont des blasphиmes. Or le blasphиme est de sa
nature un pйchй mortel. Donc la circonstance de personne fait d'un pйchй vйniel
un pйchй mortel. Cependant: Une circonstance est au pйchй ce que l'accident
est au sujet. Or, dans un sujet fini, il ne peut y avoir d'accident infini. Une
circonstance ne peut donc donner au pйchй une gravitй infinie, qui est celle du
pйchй mortel.
Rйponse: Comme on l'a dit, une circonstance
aggravante constitue parfois une nouvelle espиce de pйchй, et parfois non. Or il est йvident que pйchй vйniel et
pйchй mortel n'appartiennent pas а la mкme espиce, car de mкme que certains
actes sont bons par leur genre et certains autres mauvais par leur genre, de
mкme certains pйchйs sont par leur genre vйniels, et d'autres, par leur genre,
mortels. Par consйquent, une circonstance qui aggrave le pйchй au point de
constituer une nouvelle espиce, peut constituer une espиce de pйchй mortel, et
dans ce cas, elle l'aggrave а l'infini, comme par exemple si quelqu'un profиre
une parole drфle pour provoquer а la luxure ou а la haine. Mais si la
circonstance est aggravante sans constituer une espиce nouvelle de pйchй, elle
ne peut l'aggraver а l'infini en faisant de ce pйchй vйniel un mor tel, parce
que la gravitй qui vient de l'espиce du pйchй l'emporte toujours sur celle qui
vient d'une circonstance qui ne constitue pas une espиce de pйchй.
Solutions des objections: 1. Lorsqu'on dit qu'Adam
n'a pu pйcher vйniellement, ce n'est pas parce que ce qui, pour nous, est pйchй
vйniel, eыt йtй pour lui pйchй mortel. C'est que ces fautes pour nous
vйnielles, il n'a pu les commettre avant de pйcher mortelle ment. S'il ne s'йtait
en effet dйtournй de Dieu par le pйchй mortel, il n'aurait pu se trouver en lui
aucune dйficience, qu'elle soit de l'вme ou du corps. 2. Une circonstance
qui fait un pйchй de ce qui ne l'est pas constitue l'espиce du pйchй. Et une
telle circonstance peut encore rendre mortel ce qui est vйniel. 3. S'enivrer de
nombreuses fois n'est pas une circonstance constituant l'espиce du pйchй. C'est
pourquoi, de mкme que s'enivrer une seule fois est pйchй vйniel, de mкme aussi
s'enivrer de nombreuses fois, а considйrer l'acte en lui-mкme. Par accident
cependant, et de maniиre dispositive, s'enivrer frйquemment peut кtre pйchй
mortel, par exemple si, par l'habitude, on arrivait а mettre son plaisir а s'enivrer,
au point de se le proposer au mйpris mкme du prйcepte divin. 4. Pйcher par
vйritable malice, c'est pйcher par choix, c'est-а-dire de faзon volontaire et
en connaissance de cause. Et cela se produit de deux maniиres d'une part,
lorsque quelqu'un repousse de soi ce qui pouffait le retenir de pйcher, par
exemple l'espoir du pardon ou la crainte de la justice divine, et une telle cir constance constitue l'espиce du pйchй
contre l'Esprit Saint et qui est dit irrйmissible. Cela peut se produire d'autre
part par la seule inclination de l'habitus: une telle circonstance ne constitue
pas l'espиce et ne fait pas d'un pйchй vйniel un pйchй mortel: en effet, il n'y
a pas pйchй mortel pour quiconque prononce volontairement et sciemment une
parole oiseuse. 5. La circonstance de
personne, mкme si elle aggrave, ne rend pas mortel ce qui est vйniel, а moins
qu'elle ne constitue l'espиce du pйchй, par exemple si un prкtre agit
contrairement au prйcepte donnй aux prкtres, ou contre son voeu. La parole de
saint Jйrфme doit s'entendre par maniиre d'exagйration, ou encore selon l'occasion,
les sottises dans la bouche du prкtre pouvant кtre pour d'autres occasion de
blasphиme.
ARTICLE
9: TOUS LES PЙCHЙS SONT-ILS ЙGAUX?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-Ilae, Question
73, article 2; II Commentaire des Sentences D. 42, Question 2, article 5;
III Contra Gentiles chapitre 139. Objections: Il semble que oui. 1. Il est dit en
effet dans l'Йpоtre de saint Jacques 2, 10: "Quiconque observe toute la
loi, mais manque sur un point, devient coupable en tous", et saint Jйrфme,
commentant le passage de l'Ecclйsiaste 9, 18 oщ il est dit: "Celui qui
manque sur un point perd beaucoup de biens", dйclare que celui qui est
soumis а un seul vice l'est а tous. Mais, en dehors du tout, il n'y a rien.
Donc personne ne peut pйcher davantage que celui qui se livre а un seul pйchй,
et ainsi tous les pйchйs sont йgaux. 2. De plus, le pйchй
est la mort de l'вme. Or, pour ce qui est du corps, une mort n'est pas plus
grande qu'une autre, parce que tout mort est йgalement mort. Donc un pйchй n'est
pas non plus grand qu'un autre. 3. De plus, la peine
correspond а la faute. Or, en enfer, il y aura une seule peine pour tous les
pйchйs, conformйment а ce que dit Isaпe 24, 22: "Ils seront rassemblйs
comme en un faisceau unique, enfermйs en prison." Donc la gravitй de tous
les pйchйs est elle aussi identique. 4. De plus, pйcher n'est
rien d'autre que transgresser la rиgle de la raison ou de la loi divine. Mais,
si un juge interdit а quelqu'un de franchir une limite dйterminйe, le fait qu'il
outrepasse de peu ou de beaucoup la limite fixйe est sans importance du point
de vue de la transgression. Donc, pour ce qui est de la transgression du pйchй,
quel que soit l'acte commis, il n'y a pas de diffйrence, du moment que n'est
pas observйe la rиgle de la raison et de la loi divine. 5. De plus, l'infini
n'est pas plus grand que l'infini. Or tout pйchй mortel est infini, puisqu'il s'oppose
au Bien infini qu'est Dieu, et c'est pourquoi il mйrite une peine elle aussi
infinie. Donc un pйchй mortel n'est pas plus grand qu'un autre. 6. De plus, le mal
signifie une privation de bien. Mais tout pйchй mortel prive йgalement de la
grвce, ne laissant rien subsister de celle-ci. Donc tous les pйchйs mortels
sont йgaux. 7. De plus, on parle
de plus et de moins par rapport а quelque absolu: ainsi, une chose est dite
plus ou moins blanche par rapport а ce qui est blanc absolu ment. Mais rien n'est
mauvais absolument au point de manquer de bontй en tout. Donc il n'y a pas de
mal qui soit plus ou moins qu'un autre. Et ainsi tous les pйchйs sont йgaux. 8. De plus, les
pйchйs s'opposent aux vertus. Or les vertus sont toutes йgales: aussi est-il
dit dans l'Apocalypse 21, 16 que les cфtйs de la citй sont йgaux. Donc tous les
pйchйs sont йgaux eux aussi. 9. De plus, si un
pйchй est plus grave qu'un autre, il s'ensuit que le pйchй com mis en matiиre
importante serait plus grave que celui commis en matiиre lйgиre, comme si l'on
disait que voler beaucoup est faute plus grave que de voler peu. Mais cela n'est
pas vrai, car il s'ensuivrait que celui qui commet une faute moindre en
commettrait aussi une plus grande: il est dit en effet en saint Luc 16, 10: "Celui
qui pratique l'iniquitй dans les petites choses la pratique aussi dans les
grandes." Un pйchй n'est donc pas plus grave qu'un autre. 10. De plus, le pйchй
consiste а se dйtourner du Bien immuable pour se tourner vers un bien passager.
Mais de tels mouvements ne supportent pas le plus et le moins, car l'вme, йtant
une rйalitй simple, se tourne tout entiиre vers quoi elle se tourne, et tout
entiиre se dйtourne de quoi elle se dйtourne. Donc un pйchй n'est pas plus
grave qu'un autre. 11. De plus, saint
Augustin dit, dans le traitй de la Trinitй, que la grandeur du remиde
montre la grandeur du pйchй de l'homme, puisqu'il a dы кtre dйtruit par la mort
du Christ. Mais c'est le mкme remиde qui vaut pour tous les pйchйs. Donc tous
les pйchйs sont aussi graves. 12. De plus, comme le
dit Denys dans les Noms Divins IV, 30, le bien tient а l'intйgritй de la
chose, le mal а des dйficiences particuliиres. Or chaque dйficience dйtruit
cette intйgritй, et donc enlиve toute raison de bien. Donc un pйchй n'est pas
plus grave qu'un autre. 13. De plus, la vertu
est une rйalitй simple, puisque c'est une certaine forme. Si donc elle est
dйtruite, elle l'est entiиrement. Mais c'est lа le mal du pйchй, de dйtruire la
vertu. Donc tous les pйchйs sont quant au mal а йgalitй, puisque chacun dйtruit
йgalement la vertu. 14. De plus, c'est
une mкme cause qui fait que quelque chose est tel et l'est davantage; si donc
le blanc est une couleur dissociante de la vision, ce qui est plus blanc le
sera davantage. Mais un acte a raison de pйchй, selon qu'il se dйtourne de
Dieu. Et comme ceci est commun а tous les pйchйs, tous seront йgaux. 15. De plus, plus la
personne offensйe est de rang йlevй, plus le pйchй est grave ainsi celui qui
frappe le roi pиche plus gravement que celui qui frappe un soldat. Mais en tout
pйchй, celui qui est mйprisй est unique et le mкme, а savoir Dieu. Donc tous
les pйchйs sont йgaux. 16. De plus, le genre
est participй par ses espиces de faзon йgale. Or tous les pйchйs sont du genre
pйchй. Donc tous sont йgaux, et tous les pйcheurs le sont а йgalitй. 17. De plus, le mal
dit privation du bien, et la quantitй d'une privation peut s'йvaluer а ce qu'elle
laisse demeurer aprиs elle. Or ce qui demeure de bon aprиs chaque pйchй est
identique demeurent en effet la nature mкme de l'вme et le libre arbitre par
lequel l'homme peut choisir entre le bien et le mal. Donc un pйchй n'est pas
plus mal qu'un autre. 18. De plus, les
circonstances sont pour la vertu comme des diffйrences substantielles. Mais si
une diffйrence substantielle est supprimйe, toutes le sont, parce que le sujet
est dйtruit. Comme tout pйchй supprime une circonstance de la vertu, il les
supprime toutes, et ainsi, un pйchй ne sera pas plus grave qu'un autre. Cependant: 1. Il y a cette
parole en saint Jean 19, 11: "Aussi celui qui m'a livrй а toi porte un
plus grand pйchй." 2. De plus, selon
saint Augustin le dйsir est la cause du pйchй. Or tous les dйsirs ne sont pas
йgaux. Tous les pйchйs ne sont donc pas йgaux.
Rйponse: Ce fut l'opinion des Stoпciens d'affirmer
que tous les pйchйs йtaient йgaux. De lа est dйrivйe l'opinion de certains
hйrйtiques rйcents qui affirment qu'il n'y a nulle inйgalitй, ni parmi les
pйchйs, ni parmi les mйrites, et de faзon semblable, ni parmi les rйcompenses,
ni parmi les chвtiments. Or les Stoпciens furent entraоnйs а
professer cette opinion parce qu'ils estimaient qu'il suffisait, pour qu'une
action ait raison de pйchй, qu'elle se situe en dehors de la rиgle de la raison;
ainsi, il est йvident que l'adultиre est un pйchй, non parce que s'unir а une
femme serait de soi un mal, mais parce que cela se fait en dehors de la rиgle
de la raison; et de toute йvidence, il en va de mкme dans les autres domaines.
Or le cas est le mкme si l'on parle d'agir en dehors de la loi divine, pour ce
qui est de cette question car, dans les deux cas, il s'agit d'une certaine
privation. Or la privation ne paraоt pas souffrir de plus et de moins. Aussi,
si une action est mauvaise par la privation d'un йlйment, il ne semble pas qu'il
y ait de diffйrence а faire, de quelque maniиre qu'elle se produise, du moment
qu'il y a privation. Ainsi, si un juge a fixй une limite prйcise а quelqu'un,
peu importe si celui-ci l'a dйpassйe beaucoup ou peu. Et ils disaient de mкme
que, du moment que quelqu'un a outrepassй la rиgle de la raison en pйchant, la
faзon dont il l'a fait ou la cause pour laquelle il a agi n'importent pas,
comme si pйcher n'йtait rien d'autre que dйpasser les limites fixйes. Par consйquent, le principe de solution de
cette question doit se prendre en considйrant comment il est possible ou non de
trouver du plus ou du moins dans ce qu'on йnonce par maniиre de privation. Il faut donc remarquer qu'il existe une
double privation: l'une est la privation pure, comme les tйnиbres, qui ne
laissent rien de la lumiиre, et la mort, qui ne laisse rien de la vie; par
contre, il existe une autre privation qui n'est pas pure, mais qui laisse
quelque chose: ce n'est donc pas seulement une privation, mais encore un
contraire, comme la maladie qui ne retire pas la santй dans sa totalitй, mais
seulement pour une part; et tel est aussi le cas de la laideur, de la
dissemblance, de l'inйgalitй et de la faussetй et de toutes les choses
semblables. Et il semble que les privations de ce
genre diffиrent des premiиres en ceci que les premiиres sont comme en йtat de
corruption, tandis que les secondes signifient comme un acheminement vers la
corruption. Du fait donc que, dans les premiиres privations, il y a privation
totale, et que ce qui est dit positivement ne relиve pas de la raison de privation,
peu importe, en ces privations, pour quelles causes ou de quelles maniиres il y
a privation, pour а partir de lа, dire qu'on est plus ou moins privй: celui qui
meurt frappй d'une seule blessure n'est pas moins mort que celui qui meurt
frappй de deux ou trois, et la maison n'est pas moins obscure si la chandelle
est voilйe par un seul cache ou par deux ou trois. Par contre, dans les
secondes privations, la privation n'est pas totale, et ce qui est dit
positivement est de la raison de ce qu'on dit privativement; c'est pourquoi de
telles privations admettent le plus et le moins, selon la variation de ce qu'on
affirme positivement; ainsi, la maladie est dite plus grave si la cause qui
retire la santй est plus grave ou multiple; et il en va de mкme pour la laideur
et la dissimilitude, et pour les choses de ce genre. Il faut donc considйrer une certaine
diffйrence entre les pйchйs. Les pйchйs d'omission, en effet, а proprement
parler, consistent dans la seule privation du prйcepte qui est omis, comme on l'a
montrй plus haut: aussi, dans le pйchй d'omission, la condition de l'acte qui
vient s'adjoindre, du fait qu'il est accidentel, ne rend pas ce pйchй d'omission
а proprement parler plus grave ou moins grave; ainsi, si on ordonne а quelqu'un
d'aller а l'йglise, on ne considиre pas dans le pйchй d'omission la proximitй
ou l'йloignement de l'йglise, du moment qu'il ne va pas а l'йglise, si ce n'est
d'un point de vue accidentel, dans la mesure oщ la diffйrence tenant а cette
circonstance comporterait un mйpris plus ou moins marquй. Cela n'йtablit pas
pour autant l'йgalitй de tous les pйchйs d'omission, parce que les prйceptes
sont inйgaux, soit en raison de l'autoritй diverse de celui qui les йdicte,
soit en raison de la diversitй de leur dignitй ou de leur caractиre nйcessaire.
Par contre, le pйchй de transgression consiste en la difformitй d'un acte,
difformitй qui, certes, ne supprime pas dans sa totalitй l'ordre de la raison
mais seulement pour une part; par exemple, si quelqu'un mange quand il ne le
doit pas, reste qu'il mange lа oщ il le doit et en raison de quoi il le doit.
Et il n'est pas possible que tant que l'acte subsiste, son rapport а la raison
soit tout а fait supprimй; aussi le Philosophe dit-il dans l'Йthique IV,
13 que si le mal est total, il devient insupportable et se dйtruit lui-mкme. De
mкme donc que toute difformitй corporelle n'est pas йgale, mais que l'une est
plus grande que l'autre, dans la mesure oщ il y a privation plus importante de
ce qui a trait а la beautй ou d'un йlйment plus important, de la mкme maniиre,
toute difformitй ou tout dйsordre d'un acte ne sont pas йgaux, mais l'un est
plus grand que l'autre. Aussi tous les pйchйs non plus ne sont pas
йgaux.
Solutions des objections: 1. La parole de saint
Jacques ne doit pas кtre comprise au sens oщ celui qui manque а un prйcepte de
la loi seulement encourrait une culpabilitй aussi grande que s'il les avait
transgressйs tous: elle signifie qu'il est coupable d'une certaine maniиre d'avoir
mйprisй tous les prйceptes, par mйpris non de tous, mais d'un seul. Celui qui
mйprise en effet un seul prйcepte les mйprise tous, pour autant qu'il mйprise
Dieu de qui tous les prйceptes tirent leur autoritй. Aussi l'apфtre ajoute-t-il
aussitфt: "Celui qui a dit: tu ne tueras pas, a dit aussi: tu ne com mettras
pas l'adultиre." Et il faut comprendre de mкme la parole de saint Jйrфme. 2. La mort de l'вme,
c'est la privation de la grвce par laquelle l'вme йtait unie а Dieu; or cette
privation de la grвce n'est pas essentiellement la faute elle-mкme, mais l'effet
de la faute et sa peine, comme on l'a dit plus haut dans la question sur le
mal. Il en rйsulte que le pйchй est appelй mort de l'вme, non pas par essence,
mais а titre de cause; mais par essence, le pйchй est un acte difforme ou
dйsordonnй. 3. Dans le supplice
des damnйs, il y a un йlйment commun а tous, qui corres pond au mйpris de Dieu,
а savoir la privation de la vue de Dieu et la perpйtuitй de la peine, et c'est
а ce point de vue-lа qu'on les dit "rassemblйs en un unique faisceau";
il y a aussi un йlйment selon lequel ils diffиrent, qui fait que certains sont
tourmentйs plus que d'autres, et sous cet aspect, on dit en saint Matthieu 13,
30 qu'on les ramasse comme les gerbes d'ivraie pour les brыler. 4. Celui qui franchit
la ligne qui lui a йtй prescrite comme limite par le juge ne pиche que parce qu'il
ne se tient pas en deза de la limite а lui fixйe et, de la sorte, son pйchй est
directement un pйchй d'omission. Mais s'il lui йtait directe ment enjoint de ne
pas marcher, il est йvident que, plus il avancerait en marchant, plus il serait
puni gravement. Ou on peut rйpondre autrement que dans les actions qui ne sont
mauvaises que parce que dйfendues, celui qui n'observe pas le prйcepte supprime
totalement ce а quoi il est tenu; mais dans les actions qui sont mauvaises par
elles-mкmes, et non pas simplement parce que dйfendues, le bien auquel s'oppose
le mal n'est pas supprimй en sa totalitй, aussi pиche-t-on d'autant plus
gravement qu'on le supprime davantage. 5. Du Bien infini, on
se dйtourne par un acte fini; le pйchй est donc essentiellement fini, bien qu'il
ait un certain rapport au Bien infini. 6. Le pйchй n'est
pas, dans son essence, privation de la grвce: il l'est par maniиre de cause,
comme il l'a йtй dit. 7. Dans les
privations, on ne parle pas de plus et de moins selon qu'on se rap proche du
terme, mais plutфt selon qu'on s'en йloigne. C'est pourquoi le Philosophe
prouve en ce mкme endroit que, du fait qu'il y a du plus ou moins faux, il y a
le vrai absolu. Donc, pour qu'il y ait du plus ou moins dans le mal, il n'est
pas requis qu'il y ait quelque mal absolu, mais qu'il y ait un bien absolu. 8. Toutes les vertus
sont йgales, non pas quantitativement, puisque l'Apфtre, dans la Premiиre йpоtre
aux Corinthiens 13, 13, dit que la charitй est plus grande, mais
proportionnellement, dans la mesure oщ chacune se comporte de faзon йgale
vis-а-vis de son acte propre; c'est comme si on disait que tous les doigts de
la main sont йgaux proportionnellement, non pas en quantitй. Or les pйchйs ne
sont pas йgaux, pas mкme proportionnellement, parce qu'ils ne dйpendent pas d'une
cause unique comme les vertus, qui dйpendent toutes de la prudence ou de la
charitй, alors que les racines des pйchйs sont diverses. 9. Le pйchй commis en
matiиre plus importante est plus grand: c'est pourquoi voler un bien supйrieur
est un pйchй plus grave, parce qu'il s'oppose davantage а l'йgalitй de la
justice. Quant а la parole du Seigneur, elle ne signifie pas que celui qui
commet une iniquitй moindre en commettrait une plus grande: beau coup, en
effet, disent une parole oiseuse qui ne diraient pas un blasphиme; mais il faut
comprendre qu'il est plus facile d'observer la justice dans les petites choses
que dans les grandes, et donc que celui ne l'observe pas dans les petites ne l'observerait
pas non plus dans les grandes. 10. Bien que l'вme
soit simple dans son existence, elle est multiple dans ses potentialitйs, non
seulement en tant qu'elle est douйe de multiples puissances, mais parce que,
selon une mкme et unique puissance, elle se rapporte а de multiples objets et
peut se porter vers eux de multiples maniиres. Il n'est donc pas nйcessaire qu'il
y ait йgalitй dans tous ses mouvements d'aversion et de conversion. 11. Il a fallu
remйdier а tous les pйchйs mortels par la mort du Christ, а cause de la gravitй
qui leur vient du mйpris du Bien infini; rien cependant n'empкche que Dieu soit
plus mйprisй par un pйchй que par l'autre. 12. Tout pйchй
supprime l'intйgritй du bien, mais non le bien tout entier: au contraire, l'un
le fait plus, l'autre moins, comme il a йtй dit. 13. Le pйchй s'oppose
directement а l'acte vertueux, pour lequel de nombreuses circonstances sont
requises. En outre, les vertus sont diverses, et l'une est plus grande que les
autres. Il n'est donc pas nйcessaire que tous les pйchйs soient йgaux. 14. L'argument
vaudrait si le pйchй йtait uniquement une privation; mais parce qu'il comporte
dans sa notion quelque chose de positif, il est susceptible de plus et de
moins, comme on l'a dit. 15. La grandeur du
mйpris ne se mesure pas seulement du point de vue de celui qui est offensй,
mais encore du point de vue de l'acte par lequel on mйprise, et cet acte
peut-кtre plus intense ou plus attйnuй. 16. Tous les animaux
sont йgalement des animaux en tant qu'animaux, et cependant ils ne sont pas des
animaux йgaux: un animal йtant supйrieur et plus parfait que l'autre. De la
mкme maniиre, il n'est pas nйcessaire que tous les pйchйs soient de ce fait
йgaux. 17. Aprиs le pйchй
demeurent et la nature de l'вme et la libertй de la volontй; l'aptitude au bien
par contre est diminuйe, et elle l'est plus par tel pйchй, et moins par tel
autre. 18. Ni pour la vertu
ni pour le pйchй, les circonstances ne sont comme des diffйrences
substantielles; autrement, toute circonstance constituerait un genre ou une
espиce particuliers de vertu ou de pйchй: elles sont plutфt comme des
accidents, ainsi qu'on l'a dit plus haut. Par ailleurs, il n'est pas vrai qu'une
diffйrence essentielle йtant enlevйe, toutes disparaissent: en effet, une fois
enlevй le caractиre rationnel, le vivant demeure, comme il est dit au Livre des
Causes I, non, il est vrai, selon une identitй numйrique, par suite de la
destruction du sujet, mais selon une identitй de raison.
ARTICLE
10: LE PЙCHЙ EST-IL D'AUTANT PLUS GRAVE QU'IL S'OPPOSE А UN BIEN PLUS GRAND?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
73, article s 4-6; IIa-IIae, Question 20, article 3. Objections: Il semble que non. 1. En effet, selon
saint Augustin on qualifie de mal ce qui enlиve le bien. Ce qui enlиve
davantage de bien est donc plus mal. Or le premier pйchй, mкme s'il oppose а
une vertu moindre, enlиve plus de bien que le second, parce qu'il prive l'homme
de la grвce et de la vie йternelle. Le pйchй n'est donc pas rendu plus grave du
fait qu'il s'oppose а une vertu plus grande. 2. De plus, selon l'Apфtre
dans la Premiиre йpоtre aux Corinthiens 13, 13, la charitй est plus grande que
la foi et l'espйrance. Or la haine, qui s'oppose а la charitй, n'est pas un
pйchй plus grave que l'infidйlitй et le dйsespoir, qui s'opposent а la foi et а
l'espйrance. Donc un pйchй n'est pas plus grave en ce qu'il s'oppose а un bien
plus grand. 3. De plus, le fait
de pйcher en le sachant ou sans le savoir est accidentel, par rapport au bien
auquel s'oppose le pйchй. Si donc un pйchй йtait plus grave qu'un autre du fait
qu'il s'oppose а un bien plus grand, il s'ensuivrait que celui qui pиche
sciemment ne pиcherait pas plus gravement que celui qui pиche sans le savoir,
ce qui est manifestement faux. 4. De plus, la
grandeur de la peine correspond а la grandeur de la faute. Or on lit que
certains pйchйs commis contre le prochain sont punis plus sйvиrement que des
pйchйs commis contre Dieu: ainsi le pйchй de blasphиme, qui est un pйchй contre
Dieu, est puni par la simple lapidation, comme le rapporte le Lйvitique 24, 16,
tandis que le pйchй de schisme fut puni par la mort exceptionnelle d'un grand
nombre, comme le rapportent les Nombres 26, 10. Un pйchй qui est commis contre
le prochain est donc plus grand qu'un autre commis contre Dieu, alors pourtant
que le pйchй commis contre Dieu s'oppose а un bien plus grand. Cependant: Le Philosophe dit dans l'Йthique
VIII, 10, que comme au bien s'oppose le mal, ainsi au meilleur s'oppose le
pire.
Rйponse: La gravitй du pйchй peut кtre apprйciйe а
deux points de vue: d'une part, au point de vue de l'acte lui-mкme; d'autre
part, au point de vue de l'agent. Au point de vue de l'acte, il y a deux
йlйments а considйrer: son espиce et ses accidents, que nous avons appelйs plus
haut les circonstances. L'acte tient son espиce de l'objet, comme on l'a dit
dйjа plus haut. Donc la gravitй qu'un pйchй tient de sa
propre espиce se prend du point de vue de l'objet ou matiиre, et selon cette
faзon d'envisager les choses, est qualifiй de plus grave en son genre le pйchй
qui s'oppose а un bien plus grand de vertu. Aussi, comme le bien de la vertu consiste
dans l'ordre de l'amour, comme le dit saint Augustin, et que c'est Dieu que
nous devons aimer par-dessus tout, les pйchйs qui s'opposent а Dieu, comme l'idolвtrie,
le blasphиme et les autres du mкme genre, doivent кtre tenus pour les plus
graves selon leur genre. Quant aux pйchйs commis contre le
prochain, les uns sont d'autant plus graves que les autres qu'ils s'opposent а
un bien plus йlevй du prochain. Or le bien le plus йlevй du prochain, c'est sa
personne mкme, а laquelle s'oppose le pйchй d'homicide, qui enlиve la vie
actuelle de l'homme, et le pйchй de luxure, qui s'oppose а la vie de l'homme en
puissance, parce que c'est un dйsordre touchant l'acte de la gйnйration
humaine. De lа vient que, parmi tous les pйchйs commis contre le prochain, le
plus grave selon le genre est l'homicide; en second lieu viennent l'adultиre,
la fornication et les pйchйs charnels de ce genre; en troisiиme lieu viennent
le vol, le pillage et les pйchйs de ce genre, qui lиsent le prochain dans ses
biens extйrieurs. Et, dans chacun de ces genres, il y a des degrйs divers selon
lesquels on doit йvaluer la gravitй des pйchйs selon leur genre, dans la mesure
oщ le bien opposй doit кtre plus ou moins aimй de charitй. Du point de vue des circonstances, il y a
aussi une gravitй dans le pйchй qui ne lui vient pas de son espиce, mais lui
est accidentelle. D'une faзon semblable, du point de vue de l'agent aussi, la
gravitй du pйchй s'йvalue selon qu'on pиche plus ou moins volontairement, car
la volontй est la cause du pйchй, comme nous l'avons dit plus haut. Mais cette
gravitй non plus ne revient pas au pйchй au titre de son espиce. Et c'est pourquoi, si l'on considиre la
gravitй du pйchй selon son espиce, celui-ci se trouve d'autant plus grave qu'il
s'oppose а un plus grand bien.
Solutions des objections: 2. La foi et l'espйrance
sont prйalables а la charitй. Aussi l'infidйlitй, qui s'oppose а la foi, et le
dйsespoir, qui s'oppose а l'espйrance, sont en opposition totale а la charitй,
parce qu'ils l'arrachent en sa racine. 3. Si le fait de
pйcher en le sachant ou sans le savoir est accidentel vis-а-vis de tel pйchй
particulier, comme le vol, envisagй quant а son espиce, quant а sa notion
gйnйrique cependant, c'est-а-dire en tant que pйchй, cela n'est pas accidentel,
parce qu'il appartient а la raison de pйchй d'кtre volontaire. C'est pour quoi
l'ignorance, qui diminue le volontaire, diminue aussi la raison de pйchй. 4. Les peines que
Dieu inflige dans la vie future rйpondent а la gravitй de la faute, aussi l'Apфtre
dit-il dans l'йpоtre aux Romains 2, 2: "Le jugement de Dieu s'exerce selon
la vйritй sur les auteurs de pareilles actions." Mais les peines qui sont
infligйes en la vie prйsente, par Dieu ou par les hommes, ne correspondent pas
toujours а la gravitй de la faute; parfois en effet, une faute moindre est
punie d'une peine temporelle plus grave pour йviter un danger supй rieur, car
les peines de la vie prйsente sont infligйes comme des remиdes. Or le pйchй de
schisme est le plus funeste pour les choses humaines, parce qu'il dissout tout
l'ordre de la sociйtй humaine. 1. Dans le pйchй, il
se trouve une double soustraction du bien. L'une est formelle et enlиve l'ordre
de la vertu, et а ce point de vue, le fait de pйcher pour la premiиre ou la
seconde fois n'a pas d'importance, parce que le second pйchй peut, dans son
acte, enlever davantage de la vertu que le premier. Et il y a une autre
soustraction du bien, qui est un effet du pйchй, а savoir la privation de la
grвce et de la gloire; et а ce point de vue-lа, le premier pйchй enlиve plus
que le second, mais c'est par accident, parce que le deuxiиme ne trouve pas ce
qu'a trouvй le premier. Or on ne doit pas porter un jugement sur les choses а
partir de ce qui est accidentel.
ARTICLE
11: LE PЙCHЙ DIMINUE-T-IL LE BIEN DE LA NATURE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: la, Question 48, article 4; Ia-IIae, Question
85, article 1; II Commentaire des Sentences D. 3, Question 3, article 5;
D. 34, article 5; III Contra Gentiles chapitre 12. Objections: Il semble que non. I. En effet, rien de ce qui est diminuй n'est
intact. Or, chez les dйmons, les biens naturels demeurent intacts aprиs le
pйchй, comme le dit Denys dans les Noms Divins IV, 23. Donc le bien de
la nature n'est pas diminuй par le pйchй. 2. De plus, un
accident ne dйtruit pas son sujet. Or le mal de la faute rйside dans le bien de
nature comme en son sujet. Donc le mal de la faute ne dйtruit rien du bien de
nature; et ainsi, il ne le diminue pas. 3. Mais on pourrait
dire que le mal de la faute diminue le bien de la nature, non quant а la
substance du sujet, mais quant а son aptitude ou disposition. -On objecte а
cela que la privation n'enlиve rien de ce qui lui est commun avec la forme
opposйe. Or de mкme que la substance du sujet est commune а la forme et а sa
privation, de mкme aussi l'aptitude ou disposition. La privation requiert en
effet dans le sujet l'aptitude а la forme opposйe. Donc la privation n'enlиve rien
de la disposition du sujet. 4. De plus, кtre
diminuй, c'est pвtir en quelque maniиre. Et l'on pвtit en recevant, tandis qu'on
agit plutфt en produisant. Donc rien n'est diminuй par son acte propre. Mais le
pйchй consiste en un acte. Donc, par le pйchй, le bien de nature du pйcheur ne
se trouve pas diminuй. 5. Mais on pourrait
dire que le pйchй est l'acte d'une puissance qui, elle, n'est pas diminuйe,
mais seulement sa disposition. -On objecte а cela que quelque chose est dit
pвtir, non seulement si on lui enlиve quelque chose de sa substance, mais mкme
si on lui enlиve quelque accident: l'eau "pвtit" non seulement lors
qu'elle perd sa forme substantielle, mais mкme lorsqu'йtant chauffйe, elle perd
sa froideur. Or la disposition est un accident de la puissance; si donc la
disposition est diminuйe, la puissance elle-mкme pвtira par son acte. Ce qui
paraоt impossible, selon ce qui a йtй dit. 6. De plus, dans le
monde des rйalitйs naturelles, l'agent pвtit. Il ne pвtit pas cependant en tant
qu'il agit, car il agit selon qu'il est en acte, mais il pвtit selon qu'il est
en puissance: ainsi, l'air qui est chaud en acte est refroidi par l'eau en tant
qu'il est froid en puissance; il rйchauffe l'eau en tant qu'il est chaud en
acte. Mais c'est une vйritй commune pour toute rйalitй que rien n'est а la fois
en acte et en puissance sous le mкme rapport: rien donc ne pвtit en tant qu'il
agit. Et donc le pкcheur non plus n'est pas diminuй dans son bien naturel par
sa propre action pйcheresse. 7. De plus, diminuer
c'est agir. Mais un acte n'agit pas, car alors, on irait а l'infini, puisque
tout ce qui agit cause un acte. Et puisque le pйchй est un acte, il semble qu'il
ne diminue pas le bien de la nature. 8. De plus, une
diminution йtant un certain mouvement, diminuer c'est mou voir. Mais rien ne se
meut soi-mкme; et ce serait se mouvoir soi-mкme que d'кtre mы par sa propre
action. Le pйcheur n'est donc pas diminuй dans son bien naturel par son action
pйcheresse. 9. De plus, le mal n'agit
que par la vertu du bien, dit Denys dans les Noms Divins IV, 32. Mais le
pйchй ne corrompt pas en vertu du bien, le bien de la nature, car la vertu du
bien a pouvoir non de corrompre, mais plutфt de sauver. Donc le pйchй ne
diminue pas le bien de la nature. 10. De plus, saint
Augustin dit dans l'Enchiridion 14 que, pour le bien et le mal, la rиgle
des dialecticiens selon laquelle les opposйs ne sont pas ensemble se trouve
fausse. Elle ne se trouverait pas fausse si le mal n'йtait dans le bien qui lui
est opposй. Le pйchй est donc dans le bien de nature qui lui est opposй comme
dans un sujet. Mais aucun accident ne diminue son sujet. Donc le pйchй ne
diminue pas le bien de la nature, mкme selon qu'il lui est opposй. 11. De plus, si le
pйchй diminuait le bien de la nature, le libre arbitre, en lequel le pйchй
rйside surtout, se verrait diminuй. Mais saint Bernard dit, dans le Libre
Arbitre, que celui-ci ne subit pas de dommage chez les damnйs. Donc le bien
de la nature n'est pas diminuй par le pйchй. 12. De plus, si le
pйchй diminue la disposition naturelle au bien, cela sera, soit du cфtй du
sujet, soit du cфtй du bien auquel ce sujet est disposй: la disposition est
considйrйe en effet comme un milieu entre l'un et l'autre. Or il ne la diminue
pas du cфtй du sujet, pas plus qu'il ne diminue le sujet lui-mкme. Et, selon qu'elle
est jointe au bien de la vertu ou de la grвce, cette disposition paraоt
appartenir au genre des rйalitйs morales. Ainsi donc, le pйchй ne diminue d'aucune
maniиre le bien de la nature. 13. De plus, saint
Augustin dit dans son Commentaire littйral sur la Genиse VIII, 12, 26
que l'infusion de la grвce est comme une illumination, et qu'en consйquence, le
pйchй est corne un entйnйbrement de l'esprit. Mais les tйnиbres n'enlиvent pas
а l'air sa disposition а recevoir la lumiиre. Le pйchй n'enlиve donc pas non
plus quelque chose de la disposition а recevoir la grвce. 14. De plus, la
disposition naturelle au bien paraоt кtre la mкme chose que la justice
naturelle, et la justice est une certaine rectitude de la volontй, comme le dit
saint Anselme dans la Vйritй 12. Or la rectitude ne peut кtre diminuйe, car
tout ce qui est droit l'est de maniиre йgale. Donc ce bien de la nature qu'est
la disposition naturelle n'est pas non plus diminuй par le pйchй. 15. De plus, dans l'immortalitй
de l'Ame 2, saint Augustin dit qu'une chose йtant changйe, ce qui est en
elle change aussi; mais une diminution est une espи ce de changement. Donc,
avec la diminution du sujet, diminue l'accident qui est en lui. Mais la faute
est dans le bien de la nature comme dans un sujet. Si donc la faute diminue le
bien de la nature, elle se diminue elle-mкme, ce qui ne convient pas. 16. De plus, selon le
Philosophe dans l'Йthique II, 5, il y a dans l'вme trois йlйments: la
puissance, l'habitus et la passion. Or la passion n'est pas diminuйe par le
pйchй, au contraire, les pйchйs les multiplient, aussi parle-t-on des "passions
pйcheresses" Rom., 7, 5; d'autre part, l'habitus de la vertu est totale
ment enlevй par le pйchй, et la puissance demeure entiиre. Donc il n'y a dans l'вme
aucun bien de nature qui soit diminuй par le pйchй. Cependant: 1. Il y ace que dit
la Glose sur ce passage de saint Luc 10, 30: "Et, aprиs l'avoir couvert de
plaies, ils s'en allиrent": par les pйchйs, l'intйgritй de la nature
humaine est violйe. Or une intйgritй n'est violйe que par quelque diminution.
Le pйchй diminue donc le bien de la nature. 2. De plus, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu 12, 6 que le vice est un mal en tant
qu'il nuit а la nature bonne, ce qui ne serait pas s'il n'enlevait quelque
chose. Il diminue donc le bien de la nature. 3. De plus, saint
Augustin dit dans la Musique VI, 5, 14 que par le pйchй l'вme a йtй rendue plus
faible. Le bien de la nature est donc diminuй en elle par le pйchй. 4. De plus, la
crйature raisonnable se comporte par rapport а la grвce comme l'oeil par
rapport а la lumiиre. Or l'oeil qui demeure dans les tйnиbres devient moins
apte а voir la lumiиre; donc l'вme qui demeure longtemps dans le pйchй devient
moins apte а recevoir la grвce. Et de la sorte, le bien de la nature qu'est l'aptitude
est diminuй par le pйchй.
Rйponse: Puisque le fait de diminuer est un certain
agir, il faut examiner de quelles maniиres on dit qu'une chose agit, pour
savoir comment le pйchй diminue le bien de la nature. Est dit au sens propre agir l'agent qui
produit un acte, et de faзon abusive ce par quoi l'agent agit; ainsi, c'est le
peintre qui rend la muraille blanche; mais parce qu'il la rend blanche grвce а
la blancheur, on a coutume de dire йgalement que c'est la blancheur qui rend
blanc. Il y a donc autant de maniиres de dire que ce qui est proprement l'agent
agit, que de dire aussi, de faзon abusive, qu'agit ce par quoi l'agent agit. Or
un agent principal est dit faire une chose et par soi et par accident: par soi,
lorsqu'il agit selon sa propre forme; par accident, lorsqu'il agit en йcartant
un obstacle; ainsi, le soleil йclaire par soi la maison, mais celui qui ouvre
une fenкtre qui йtait un obstacle а la lumiиre l'йclaire par accident. De plus,
on dit que l'agent principal agit directement, et par voie de consйquence;
ainsi celui qui engendre donne directement la forme, et par voie de
consйquence, le mouvement et tout ce qui suit la forme; aussi la cause
gйnйratrice est dite mettre en mouvement les choses lourdes et les lйgиres,
comme il est dit dans les Physiques VIII, 8. Or ce qu'on a dit des
effets positifs, il faut l'entendre de mкme des effets privatifs: car l'agent
qui corrompt et diminue met en mouvement comme celui qui engendre ou accroоt.
Aussi peut-on clairement admettre que, de mкme qu'on dit que celui qui йcarte
ce qui fait obstacle а la lumiиre йclaire, et qu'йclaire aussi l'action mкme d'enlever
l'obstacle, encore que ce soit de faзon abusive, de mкme aussi on dise que
celui qui met un obstacle а la lumiиre obscurcit, et de mкme l'obstacle
lui-mкme. Or de mкme que le soleil diffuse dans l'air
sa lumiиre, de mкme Dieu diffuse la grвce dans l'вme; cette grвce, il est vrai,
dйpasse la nature de l'вme, et pour tant, il y a dans la nature de l'вme et de
n'importe quelle crйature raisonnable une certaine aptitude а recevoir la
grвce, et lorsqu'elle l'a reзue, elle est rendue forte pour poser les actes
requis. Mais le pйchй est comme un obstacle qui s'interpose entre l'вme et
Dieu, selon cette parole d'Isaпe 59, 2: "Vos pйchйs ont fait une
sйparation entre vous et votre Dieu." La raison en est la suivante de mкme
que l'air intйrieur d'une maison n'est pas illuminй par le soleil, а moins d'кtre
en rapport direct avec lui et on appelle obstacle а l'illumination ce qui empкche
le caractиre direct de ce rapport, de mкme l'вme ne peut кtre illuminйe par
Dieu en recevant sa grвce si elle ne se tourne pas directement vers lui. Or le
pйchй empкche cette conversion, lui qui tourne l'вme en sens contraire, а
savoir vers ce qui est contre la loi de Dieu. Aussi est-il йvident que le pйchй
est un obs tacle qui empкche la rйception de la grвce. Or tout obstacle а une perfection ou а une
forme, outre qu'il exclut cette forme et cette perfection, rend le sujet moins
apte ou moins habile а recevoir la forme et par consйquent, il empкche
ultйrieurement l'effet de la forme ou de la perfection dans le sujet, et cela
surtout si cet obstacle est une rйalitй permanente, а l'йtat d'habitus ou d'acte.
Il est йvident, en effet, que ce qui est mы selon un mouvement ne l'est pas en
mкme temps selon le mouvement contraire, et qu'il est aussi moins apte et moins
habile а кtre mы selon un mouvement contraire; de mкme aussi, ce qui est chaud
est moins apte а кtre froid, car c'est plus difficile ment qu'il reзoit la
marque du froid. Ainsi donc, le pйchй, qui est un obstacle а la grвce, chasse
non seulement celle-ci, mais rend l'вme moins apte et moins habile а recevoir
cette grвce: et ce faisant, il diminue l'aptitude ou la disposition а la grвce. Aussi, comme cette aptitude est un bien de
la nature, le pйchй diminue le bien de la nature. Et parce que la grвce
perfectionne la nature quant а la volontй et quant aux parties infйrieures de l'вme
qui peuvent obйir а la raison, je veux par ler de l'irascible et du
concupiscible, on dit que le pйchй, en chassant la grвce et les ressources
naturelles de ce genre, blesse la nature. Aussi l'ignorance, la mali ce, et les
maux de ce genre sont-ils appelйs des blessures de la nature qui dйcoulent du
pйchй.
Solutions des objections: 1. Le bien de la
nature demeure intact en ce qui concerne la substance du bien naturel mais,
comme on l'a dit, le pйchй diminue l'aptitude а la grвce, qui est un certain
bien de la nature. 2. Bien qu'un
accident ne dйtruise pas la substance de son sujet, il peut cepen dant diminuer
sa disposition а tel autre accident, comme la chaleur diminue la disposition au
froid; et tel est le cas dans notre problиme, comme nous l'avons dit. 3. Selon le
Philosophe dans les Physiques III, 2, ce qui est sain en puissance et ce
qui est malade en puissance sont, quant au sujet, identiques, а cause de l'unique
substance de ce sujet, en puissance а l'un et а l'autre йtat; les raisons sont
nйanmoins diffйrentes, car la raison d'une puissance se prend de l'acte correspondant.
Ainsi donc, le pйchй ne diminue pas la disposition а la grвce en tant que
celle-ci s'enracine dans la substance de l'вme -de la sorte elle est dans son
unitй sujet commun des contraires -‘ mais en tant qu'elle se rapporte au terme
opposй, pour autant qu'il est diffйrent. 4. A l'acte moral concourent
les actes de nombreuses puissances de l'вme, dont certaines sont motrices
vis-а-vis des autres; ainsi l'intelligence meut la volontй, et la volontй meut
l'irascible et le concupiscible. Or ce qui meut imprime quelque chose dans ce
qui est mы. Il est clair ainsi que, dans l'acte moral, il n'y a pas seulement
production mais aussi rйception et c'est pourquoi quelque chose peut кtre causй
dans l'agent par les actes moraux: habitus, disposition, ou mкme leurs opposйs. 5. Nous concйdons
cette objection. 6. L'action naturelle
consiste simplement dans une production: c'est pourquoi une telle action ne
cause rien dans l'agent, surtout dans ceux qui sont simples et ne sont pas
composйs d'йlйments actif et passif, moteur et mы: en effet, pour ceux qui sont
composйs de la sorte, le cas paraоt le mкme que pour les actions morales. 7. Si l'on dit que l'acte
agit, c'est de faзon abusive, et non proprement, car il est ce par quoi l'agent
agit. 8. Rien ne se meut
soi-mкme selon qu'il est identique а soi, mais rien n'empкche de se mouvoir
selon des parties diverses, comme cela est patent dans les Physiques
VIII, 10 et c'est ce qui arrive dans l'acte moral, comme on l'a dit. 9. Un bien
particulier corrompt un autre bien particulier par suite de la contrariйtй qu'il
a а son йgard, et ainsi rien n'empкche qu'un mal, agissant en vertu d'un bien
particulier, corrompe un autre bien ainsi le froid "corrompt" le
chaud; c'est de la sorte que le pйchй corrompt le bien de la justice, en se
tour nant vers quelque bien sans mesure ni ordre, et par consйquent, il diminue
l'aptitude а la justice. 10. Le bien et le mal
peuvent кtre envisagйs d'une double maniиre; d'une part, selon la raison
commune de bien et de mal: alors n'importe quel mal s'oppose а n'importe quel
bien, et en ce sens, saint Augustin dit que la rиgle des dialecticiens se
trouve fausse, puisque le mal est dans le bien. Ils peuvent кtre envisagйs
encore selon la raison particuliиre de tel ou tel bien ou mal alors, n'importe
quel mal ne s'oppose pas а n'importe quel bien, mais celui-ci а celui-lа, ainsi
la cйcitй а la vue, et l'intempйrance а la tempйrance; et de cette maniиre, le
mal n'est jamais dans le bien qui lui est opposй, et la rиgle des dialecticiens
n'est pas ici en dйfaut. 11. Le libre arbitre
ne subit pas de dommage chez les damnйs quant а la liber tй, qui n'est ni
confortйe ni diminuйe, mais il subit un dommage quant а la liber tй vis-а-vis
de la faute et du malheur. 12. La disposition а
la grвce se tient totalement du cфtй de la nature, mкme en tant qu'elle est
ordonnйe au bien moral. 13. Le pйchй n'est
pas pure privation, comme le sont les tйnиbres, mais il est une rйalitй
positive, et se comporte donc comme un certain obstacle а la grвce mais la
privation mкme de la grвce, elle, est comme des tйnиbres. Or un obstacle
diminue la disposition, comme on l'a dit. 14. La disposition а
la grвce n'est pas identique а la justice naturelle, mais elle est l'ordre du
bien naturel а la grвce. Et nйanmoins, il n'est pas vrai que la justice
naturelle ne puisse кtre diminuйe: la rectitude, en effet, peut se trouver diminuйe
en tant que ce qui йtait droit en tout se trouve en partie faussй. Et la
justice naturelle est diminuйe en ce sens qu'elle est en partie faussйe; ainsi,
en celui qui commet la fornication, la justice naturelle est faussйe quant а la
direction des dйsirs, et ainsi du reste. Chez personne cependant, la justice
naturelle n'est totalement dйtruite. 15. Ce qui est en
quelque chose en subit le mouvement, pour autant qu'il en dйpend, et non pour
autre chose: l'вme, en effet, prйsente dans le corps, en dйpend pour ce qui est
du lieu, mais non pour le fait d'exister, ni pour ce qui est de la quantitй, et
c'est pourquoi elle subit par accident un mouvement local du fait du mouvement
du corps, mais elle n'est pas diminuйe du fait de la diminution du corps, ni
corrompue du fait de la corruption du corps. Or le mal de faute ne tient pas sa
grandeur du bien de la nature, mais plutфt de l'йloignement vis-а-vis de ce
bien, de mкme que la maladie se mesure а l'йloignement vis-а-vis de la
disposition naturelle du corps; c'est pourquoi le mal de faute ne diminue pas
avec la diminution du bien de la nature, pas plus que la maladie ne diminue
avec l'affaiblissement de la nature, mais plutфt se renforce. 16. On inclut aussi
dans la puissance cette aptitude ou disposition au bien de la grвce; or, comme
on l'a dit, cette aptitude diminue, tandis que la puissance elle-mкme ne
diminue pas.
ARTICLE 12: LE PЙCHЙ PEUT-IL CORROMPRE TOUT
LE BIEN DE NATURE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia, Question
48, article 4; Ia-llae, Question 85, article 2; II Commentaire des Sentences
D. 34, article 5; III Contra Gentiles chapitre 12.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, tout ce
qui est fini peut, par une diminution continue, кtre totale ment supprimй. Mais
ce bien naturel qu'est la disposition а la grвce est quelque chose de fini,
puisqu'elle est crййe. Si donc elle est diminuйe par le pйchй, comme on l'a
dit, elle peut кtre totalement supprimйe. 2. De plus, le bien
naturel qu'est la disposition а la grвce paraоt diminuй ou supprimй par le
mouvement d'aversion vis-а-vis de la grвce. Or ce mouvement a une limite, et ne
va pas а l'infini, car la conversion qui lui est opposйe a une limite: dans l'homme,
en effet, la charitй n'est pas infinie. Donc la diminution du bien naturel a sa
limite, ce qui ne serait pas s'il en demeurait toujours quelque chose, car le
bien naturel de soi est toujours susceptible d'кtre diminuй par le pйchй. Il
semble donc que le bien de la nature puisse кtre totalement enlevй par le
pйchй. 3. De plus, la
privation supprime totalement la disposition: l'aveugle, en effet, n'est plus d'aucune
maniиre disposй а voir. Mais la faute est une certaine privation. Il semble
donc qu'elle supprime totalement le bien naturel de la disposition. 4. De plus, le pйchй
est une tйnиbre spirituelle, comme le dit saint Jean Damascиne. Or les tйnиbres
peuvent supprimer totalement la lumiиre. Donc une faute peut supprimer
totalement le bien. 5. De plus, le bien
de la grвce est au mal de la nature ce que le mal de la faute est au bien de la
nature. Or la grвce peut supprimer tout le mal de la nature, а savoir le foyer
de pйchй, qui est une inclination а la faute, comme cela est clair chez les
bienheureux. Donc le mal de la faute peut dйtruire en totalitй le bien naturel
qu'est la disposition а la grвce. 6. De plus, la
disposition а la grвce ne peut pas demeurer lа oщ il est impossible d'obtenir
la grвce. Or l'йtat de damnation auquel conduit la faute entraоne cette
impossibilitй. La faute peut donc enlever tout le bien naturel qu'est la dis
position а la grвce. 7. De plus, Denys dit
dans les Noms Divins IV, 35 que le mal est un dйfaut d'une disposition
naturelle: ce qui, semble-t-il, vaut dans toute sa force pour le mal de faute.
Il semble donc que, par le pйchй, dйfaille totalement le bien naturel qu'est la
disposition. 8. De plus, tout ce
qui met une rйalitй en dehors de son йtat naturel paraоt enlever le bien de la
nature. Or le pйchй place le pйcheur hors de son йtat de nature saint Jean
Damascиne dit en effet qu'en pй l'ange est tombй de ce qui est selon sa nature
dans ce qui est en dehors de celle-ci. Donc le pйchй enlиve le bien de la
nature. 9. De plus, une
privation n'enlиve qu'une rйalitй qui existe. Mais la grвce n'existait pas chez
les anges avant le pйchй. Donc le pйchй de l'ange n'a pas enlevй le bien de la
grвce; reste donc qu'il ait enlevй le bien de la nature. 10. De plus, une
diminution est un certain mouvement. Or la partie et le tout n'ont qu'un mкme
mouvement: ainsi, celui d'une motte et de la terre entiиre, comme il est dit
dans les Physiques III, 5. Si donc le pйchй diminue en quelque chose le
bien de la nature, il pourra l'enlever dans sa totalitй. Cependant: Aussi longtemps que demeure la volontй,
demeure la disposition au bien. Mais le pйchй ne supprime pas la volontй il
consiste bien plutфt dans le vouloir. Il semble donc que le pйchй ne puisse
enlever en sa totalitй le bien de la nature qu'est la disposition.
Rйponse: Il est impossible que ce bien naturel qui
consiste en l'aptitude ou la disposition а la grвce soit totalement enlevй par
le pйchй. Mais une difficultй semble surgir de lа,
parce que, comme cette aptitude est finie, il semble que, par une diminution
continue, elle puisse disparaоtre totale ment. Certains ont voulu tourner cette
difficultй en prenant la comparaison du fini continu, qui se divise а l'infini
si cette division s'opиre selon la mкme proportion par exemple si, а une ligne
finie on enlиve un tiers de sa longueur et, de nouveau, un tiers au reste, et
ainsi de suite, jamais cette division ne s'arrкtera, mais elle pourra se
poursuivre а l'infini. Mais dans notre question, cela n'a pas lieu parce que, а
mesure que se poursuit la division de la ligne selon la mкme proportion, la
partie retranchйe la seconde fois est toujours infйrieure а celle retranchйe la
premiиre fois, de mкme qu'est plus grand le tiers du tout que le tiers des deux
parties qui restent, et ainsi de suite; or on ne peut pas dire que le second
pйchй diminue moins que le premier l'aptitude en question, bien au contraire,
il peut la diminuer йgalement, ou mкme davantage, si le pйchй est plus grave. Et c'est pourquoi, suivant une autre voie,
il faut dire que l'aptitude peut diminuer d'une double faзon, d'une part par
soustraction, et d'autre part par l'apport du contraire; par soustraction,
ainsi un corps est apte а rйchauffer grвce а la chaleur qu'il possиde, aussi
cette aptitude diminue du fait de la diminution de la chaleur; par l'apport d'un
contraire, ainsi l'eau chaude possиde une aptitude ou une disposition naturelle
а se refroidir, mais plus on apporte de chaleur, plus cette aptitude au froid
diminue. C'est donc ce second mode de diminution, par apport du contraire, qui
se produit dans les puissances passives et rйceptives, mais c'est le premier
dans les puissances actives, bien qu'on puisse trouver d'une certaine faзon les
deux modes dans les deux catйgories de puissances. Donc, lorsqu'on a une
diminution d'aptitude par soustraction, l'aptitude peut alors кtre totalement
Supprimйe, si ce qui en йtait la cause est supprimй; par contre, lorsque l'aptitude
est diminuйe par l'apport du contraire, il faut alors examiner si, cet apport
du contraire augmentant, il peut ou non corrompre le sujet. En effet, s'il peut
corrompre le sujet, il peut кtre supprimйe complиtement, ainsi la chaleur de l'eau
peut augmenter au point de supprimer l'eau; et dans ce cas, l'aptitude qui
rйsultait de l'espиce de l'eau est totalement supprimйe. Mais si l'apport du
contraire, quel que soit son accroissement, ne peut supprimer le sujet, l'aptitude
diminue bien toujours avec l'accroissement du contraire, mais elle n'est jamais
supprimйe totalement, en raison de la permanence du sujet dans lequel une telle
aptitude s'enracine; ainsi, а quelque degrй que monte la chaleur, elle ne
supprimera pas l'aptitude de la matiиre premiиre, qui est incorruptible, а
recevoir la forme de l'eau. Or il est йvident que l'aptitude de la
nature raisonnable а la grвce ressemble а celle d'un puissance passive, et qu'une
telle aptitude est une consйquence de la nature raisonnable en tant que telle.
Or on a dit plus haut que la diminution de cette aptitude se produit par l'apport
du contraire, c'est-а-dire lorsque la crйature raisonnable se dйtourne de Dieu
en se tournant vers son contraire. Il en rйsulte que, comme la nature
raisonnable est incorruptible et qu'elle ne cesse pas d'exister, quel que soit
le dйveloppement du pйchй, l'aptitude au bien de la grвce est toujours diminuйe
par l'apport du pйchй, sans кtre cependant jamais supprimйe totalement. Et de
la sorte, en notre question, la diminution se poursuit а l'infini en opposition
а un apport, comme а l'inverse, dans les йlйments continus, l'apport croоt а l'infini
en opposition а la division, lorsque ce qui est retirй а une ligne est ajoutй а
l'autre.
Solutions des objections: 1. L'argument
vaudrait si le bien naturel subissait une diminution par mode de soustraction,
comme on l'a dйjа dit. 2. Les mouvements de
conversion et d'aversion ont une limite dйfinie lorsqu'ils parviennent а l'acte,
car il n'est pas de conversion ni d'aversion infinie en acte. Mais il n'y a pas
de limite pour ce qui est en puissance, car les mйrites aussi bien que les
dйmйrites peuvent se multiplier а l'infini. 3. La privation qui
supprime la puissance supprime totalement la disposition -ainsi la cйcitй, qui
supprime la puissance visuelle, si ce n'est peut-кtre que l'aptitude ou la
disposition demeurent dans la racine de la puissance, c'est-а-dire dans l'essence
de l'вme. La privation qui supprime l'acte n'enlиve pas, elle, la disposition,
et telle est la privation de la grвce, comme le sont aussi les tйnиbres, qui
sont la privation de la lumiиre dans l'air. Le pйchй, d'ailleurs, n'est pas la
privation mкme de la grвce, mais un obstacle а celle-ci, par quoi on en est
privй, comme il a йtй dit plus haut. 4. Les tйnиbres
suppriment la lumiиre qui leur est opposйe, mais non pas l'aptitude а la
lumiиre qui est dans l'air et, de faзon semblable, le pйchй exclut la grвce,
mais non l'aptitude а la grвce. 5. La pente au mal,
qu'on appelle le foyer de pйchй, n'est pas une consйquence de la nature comme l'est
la disposition au bien, mais elle rйsulte de la corruption de la nature, qui
vient de la faute; et c'est pourquoi le foyer de pйchй peut кtre enlevй
totalement par la grвce, mais non le bien de la nature par la faute. 6. L'impossibilitй d'obtenir
la grвce, qui existe chez les damnйs, ne vient pas de la soustraction totale de
disposition naturelle au bien, mais de l'obstination de la volontй dans le mal,
et de la sentence divine immuable de ne jamais leur accorder la grвce. 7. Le dйfaut de l'aptitude
naturelle ne doit pas se comprendre au sens oщ l'aptitude naturelle tout
entiиre serait dйfaillante, mais au sens oщ elle perd de sa perfection. 8. Et on rйpond
pareillement а l'objection 8 que le pйchй ne place pas totale ment en dehors de
l'йtat de la nature, mais en dehors de sa perfection. 9. Une privation
enlиve non seulement une rйalitй existante, mais aussi les aptitudes naturelles:
quelqu'un, en effet, peut кtre privй de ce qu'il n'a jamais eu, du moment qu'il
йtait naturellement fait pour l'avoir. Et cependant, il n'est pas vrai que les
anges n'eurent pas la grвce au point de dйpart de leur crйation: c'est au mкme instant, en effet, que Dieu
en eux fonda la nature et accorda la grвce, comme le dit saint Augustin dans la
Citй de Dieu XII, 9. 10. L'argument
vaudrait si la diminution en question s'opйrait par soustraction de partie.
QUESTION III:
LA CAUSE DU PЙCHЙ
ARTICLE
1: DIEU EST-IL CAUSE DU PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: la, Question 48, article 6; Question
49, article 2; Ia-Ilae, Question 79, article 1; II Commentaire des Sentences
D. 34, article 3 D. 37, Question 2, article 1; III Contra Gentiles
chapitre 162; Commentaire des Romains chapitre 1, lect. 7. Objections: li semble que oui. 1. L'Apфtre dit en
effet dans l'йpоtre aux Romains 1, 28: "Dieu les a livrйs а leur sens
rйprouvй pour faire ce qui ne convient pas"; la Glose tirйe de la Grвce et
le Libre Arbitre de saint Augustin 21, 43 dit: "Il est йvident que
Dieu agit dans le coeur des hommes en inclinant leur volontй а ce qu'il veut,
soit en bien soit en mal." Or l'inclination de la volontй au mal est le
pйchй. Donc Dieu est cause du pйchй. 2. Mais on peut dire
que l'inclination de la volontй au mal est dite causйe par Dieu а titre de
peine: d'oщ, au mкme passage, la mention du jugement de Dieu. -On objecte а
cela qu'une mкme chose ne peut кtre а la fois, sous le mкme rapport, une peine
et une faute, comme on l'a dit plus haut Question I, art. 4 et 5, car la peine,
de soi, rйpugne а la volontй; tandis que la faute, de soi, est volontaire. Or l'inclination
de la volontй appartient а la notion de volontaire. Si donc Dieu incline la
volontй au mal, il semble qu'il soit, lui aussi, cause de la faute en tant que
telle. 3. De plus, de mкme
que la faute s'oppose au bien de la grвce, ainsi la peine s'oppose au bien de
la nature. Mais le fait pour Dieu d'кtre cause de la nature ne l'empкche pas d'кtre
cause de la peine. Et donc le fait d'кtre cause de la grвce ne l'empкche pas
non plus d'кtre cause de la faute. 4. De plus, tout ce
qui est cause d'une autre cause est aussi cause de ce qui est causй par elle.
Or le libre arbitre, qui est cause du pйchй, a Dieu pour cause. Donc Dieu est
cause du pйchй. 5. De plus, ce а quoi
incline une puissance donnйe par Dieu est causй par lui. Or certaines
puissances donnйes par Dieu inclinent au pйchй: ainsi l'irascible а l'homicide,
et le concupiscible а l'adultиre. Dieu est donc cause du pйchй. 6. De plus, quiconque
incline sa volontй ou celle d'un autre vers le mal est cause du pйchй, par
exemple si un homme, faisant l'aumфne, incline sa volontй dans le sens de la
vaine gloire. Mais Dieu incline la volontй de l'homme vers le mal, comme on l'a
dit dйjа. Il est donc cause du pйchй. 7. De plus, Denys dit
dans les Noms Divins IV, 30 que les causes des maux sont en Dieu. Mais
elles n'y sont pas de faзon inactive. Dieu est donc cause des maux, parmi lesquels
on compte les pйchйs. 8. De plus, saint
Augustin dit dans la Nature et la Grвce 26 que la grвce est en l'вme comme une
lumiиre par laquelle l'homme opиre le bien, et sans laquelle le bien ne peut
кtre opйrй. De la sorte, la grвce est donc cause du mйrite; et donc, а l'opposй,
la soustraction de la grвce est cause du pйchй. Mais c'est Dieu qui retire la
grвce. Dieu est donc aussi cause du pйchй. 9. De plus, saint
Augustin dit dans les Confessions II, 7: "C'est а ta grвce que j'attribue
tout le mal que je n'ai pas fait." Or l'homme n'aurait pas а imputer а la
grвce le mal qu'il n'a pas fait si, sans la grвce, il lui йtait possible de ne
pas pйcher. Le pйchй n'est donc pas la cause pour laquelle un homme est privй
de la grвce, mais c'est bien plutфt la privation de la grвce qui est la cause
du pйchй; et ainsi, il s'ensuit comme prйcйdemment que c'est Dieu qui est la
cause du pйchй. 10. De plus, tout ce
qui est dit а la louange de la crйature doit кtre au premier chef attribuй а
Dieu. Or, dans l'Ecclйsiastique 31, 10, il est dit а la louange de l'homme
juste: "Il a pu commettre la transgression et ne l'a pas fait." A
plus forte raison, cela est donc vrai de Dieu. Dieu peut donc pйcher et, par
consйquent, кtre cause de pйchй. 11. De plus, le
Philosophe dit dans les Topiques IV, 5: "Dieu et l'homme vertueux sont
capables de faire de mauvaises actions", ce qui est pйcher. Dieu peut donc
pйcher. 12. De plus, la
consйquence est bonne: "Socrate peut courir s'il le veut; donc, absolument
parlant, il peut courir." Or la proposition suivante est vraie: "Dieu peut pйcher s'il le veut",
puisque le fait mкme de vouloir pйcher, c'est pйcher. Donc, absolument parlant,
Dieu peut pйcher. Et on a la mкme conclusion que prйcйdemment. 13. De plus, celui
qui fournit l'occasion d'un dommage semble кtre l'auteur de ce dommage. Mais c'est
Dieu qui a fourni а l'homme l'occasion de pйcher, par le prйcepte qu'il lui a
donnй, ainsi qu'il est dit dans l'йpоtre aux Romains 7, 7-8. Dieu est donc
cause du pйchй. 14. e plus. le mal
ayant pour cause le bien, il semble que le mal le plus grand ait pour cause le
bien le plus grand. Mais le mal le plus grand est la faute, qui rend mauvais l'homme
ou l'ange, qui йtaient bons. Elle est donc causйe par le bien le plus grand,
qui est Dieu. 15. De plus, c'est au
mкme qu'il revient de donner la domination et de l'enlever. Or c'est Dieu qui
donne а l'вme la domination sur le corps, et c'est donc aussi а lui de l'enlever.
Or c'est par le pйchй seulement qu'elle est enlevйe, lequel soumet l'esprit а
la chair. Dieu est donc cause du pйchй. 16. De plus, ce qui
est la cause d'une nature quelconque est cause de son mouvement propre et
naturel. Mais Dieu est cause de la nature de la volontй. Or le mouvement propre
et naturel de la volontй, c'est l'aversion а l'йgard de Dieu, de mкme que le
mouvement propre et naturel d'une pierre est de descendre, comme le dit saint
Augustin dans le Libre Arbitre I, 6. Donc Dieu est cause de cette
aversion. Et de la sorte, puisque c'est en elle que consiste la raison de
faute, il semble que Dieu soit cause de la faute. 17. De plus, celui
qui commande le pйchй est cause du pйchй. Mais il se trouve que Dieu a commandй
le pйchй, comme il est dit au Livre des Rois 3, 22, 22 oщ, l'esprit de mensonge
ayant dit: "J'irai et je serai un esprit de mensonge dans la bouche des
prophиtes", le Seigneur a dit: "Va, et fais ainsi", et, en Osйe
1, 2, il est dit que le Seigneur demanda а Osйe de prendre une femme de
fornication, et d'en avoir des fils de fornication. Dieu est donc cause du
pйchй. 18. De plus, c'est au
mкme qu'il appartient d'agir et de pouvoir car, comme le dit le Philosophe, а
qui la puissance, а lui l'action. Mais Dieu est la cause du fait de pouvoir
pйcher. Il est donc la cause du fait de pйcher. Cependant: 1. Saint Augustin dit
dans les Quatre-vingt-trois Questions Question 3 et 4 que l'action de
Dieu ne rend pas l'homme plus mauvais. Or le pйchй rend l'homme plus mauvais.
Donc Dieu n'est pas l'auteur du pйchй. 2. De plus, saint
Fulgence dit que Dieu n'est pas l'auteur de ce qu'il punit. Or Dieu punit le
pйchй. Donc il n'en est pas l'auteur. 3. De plus, Dieu n'est
la cause que de ce qu'il aime, puisqu'il est dit au Livre de la Sagesse 11, 25:
"Tu aimes tous le кtres, et tu ne hais rien de ce que tu as fait." Or
Dieu hait le pйchй, selon ce texte de la Sagesse 14, 9: "Dieu hait
pareillement l'impie et son impiйtй." Dieu n'est donc pas l'auteur du
pйchй.
Rйponse: On peut кtre cause du pйchй de deux
maniиres: d'une part, en pйchant soi-mкme, ou bien en faisant qu'un autre
pиche. Ni l'une ni l'autre de ces deux maniиres ne peut convenir а Dieu. En effet, que Dieu ne puisse pas pйcher,
cela est clair, а la fois par ce qu'est le pйchй en gйnйral, et par la raison
propre du pйchй moral, qu'on appelle la faute. Car le pйchй au sens gйnйral, tel
qu'on le rencontre dans les domaines de la nature et de l'art, vient de ce qu'on
n'atteint pas dans son action la fin pour laquelle on agit. Cela provient d'un
dйfaut du principe actif: ainsi, si le grammairien n'йcrit pas d'une maniиre
correcte, cela vient d'un dйfaut de son art, si toutefois il a l'intention d'йcrire
correctement; et si la nature dйfaille dans la formation d'un animal, comme
cela a lieu dans la naissance des monstres, cela vient d'une dйficience de la
puissance active de la semence. Entendu d'autre part au sens prйcis qu'il a
dans le domaine moral, le pйchй a raison de faute, et provient de ce que la
volontй dйchoit de la fin requise, du fait qu'elle se porte sur une fin indue.
Or en Dieu, ni le principe actif ne peut se trouver en dйfaut, car sa puissance
est infinie, ni la volontй dйchoir de la fin requise, puisque cette volontй
mкme, qui s'identifie avec sa nature, est la bontй souveraine, qui est la fin
ultime et la rиgle premiиre de toutes les volontйs: aussi est-ce de faзon
naturelle que sa volontй adhиre au souverain bien et qu'elle ne peut s'en
йcarter, pas plus que l'appйtit naturel d'un кtre quelconque ne peut manquer de
tendre vers le bien qui lui est naturel. Ainsi donc, Dieu ne peut кtre cause du
pйchй en pйchant lui-mкme. De faзon semblable, il ne peut кtre cause
du pйchй en faisant pйcher autrui. Car le pйchй, dans l'acception qui est la
nфtre prйsentement, consiste, pour la volontй crййe, а se dйtourner de la fin
derniиre. Or il est impossible que Dieu fasse qu'une volontй se dйtourne de la
fin derniиre, йtant donnй que cette fin derniиre, c'est lui-mкme. Car il est
nйcessaire que ce que l'on rencontre en gйnйral dans tous les agents crййs ne
se rйalise que par imitation du premier agent qui confиre а tous sa
ressemblance, selon qu'ils peuvent la recevoir, comme le dit Denys dans les
Noms Divins IX, 6. Or il se trouve que chaque agent crйй, grвce а son
action, attire en quelque sorte а lui-mкme d'autres rйalitйs en les rendant
semblables а lui, soit par une similitude de forme, comme lorsque le corps
chaud rйchauffe, soit en les tournant vers sa propre fin; ainsi l'homme, grвce
au commandement, meut les autres а la fin qu'il poursuit. Il convient donc а
Dieu de tourner tous les кtres vers lui-mкme et, par consйquent, de n'en dйtourner
aucun de lui. Et il est lui-mкme le souverain bien. Aussi ne peut-il кtre la
cause de ce que la volontй se dйtourne du souverain bien, ce en quoi consiste
la faute, dans le sens oщ nous en parlons actuellement. Il est donc impossible que Dieu soit la
cause du pйchй.
Solutions des objections: 1. On dit que Dieu
livre certains а leur sens rйprouvй ou incline leur volontй au mal, non pas
certes en agissant ou en mouvant, mais plutфt en abandonnant ou en n'empкchant
pas; ainsi, on dirait de quelqu'un qui ne donne pas la main а celui qui tombe,
qu'il est cause de sa chute. Cela, Dieu le fait par un juste jugement, parce qu'il
n'accorde pas а certains le secours qui les prйserverait de la chute. 2. Et par lа apparaоt
aussi la solution а l'objection 2. 3. La peine s'oppose
а un bien partIculier. Il n'est pas contre la raison du souverain bien d'enlever
un bien particulier, puisque le bien particulier est remplacй par un autre bien
qui est parfois meilleur, ainsi la forme de l'eau enlevйe par l'application de
la forme du feu; de faзon semblable, le bien d'une nature parti culiиre est
enlevй par la peine par laquelle sera procurй un bien meilleur, c'est-а-dire le
fait que Dieu йtablisse dans les кtres l'ordre de sa justice. Mais le mal de la
faute est constituй par le fait de se dйtourner du souverain bien, dont ce
souverain bien ne peut dйtourner. Il en rйsulte que Dieu peut кtre cause de la
peine, mais pas de la faute. 4. L'effet de ce qui
est causй se rapporte а sa cause dans la mesure prйcisйment oщ il est causй.
Mais, si quelque chose procиde de ce qui est causй sans que ce soit sous le
rapport prйcis oщ il est causй, il n'est pas nйcessaire de le rapporter а la
cause: ainsi, le mouvement de la jambe est causй par la puissance motrice de l'animal
qui la meut, mais la dйviation de la dйmarche ne vient pas de la jambe en tant
qu'elle est mue par la puissance motrice, mais en tant que son dйfaut l'empкche
de recevoir comme il convient l'influx de la puissance motrice; et c'est la
raison pour laquelle la claudication n'est pas causйe par la puissance motrice.
Le pйchй est donc, d'une semblable maniиre, causй par le libre arbitre,
prйcisйment en tant qu'il s'йcarte de Dieu. De la sorte, il n'est pas
nйcessaire que Dieu soit cause du pйchй, bien qu'il soit cause du libre
arbitre. 5. Les pйchйs ne
proviennent pas de l'inclination de l'irascible ou du concupiscible en tant que
ces puissances sont йtablies par Dieu, mais en tant qu'elles d de l'ordre qu'il
a йtabli, elles ont йtй йtablies dans l'homme en sorte d'кtre soumises а la
raison. Donc, lorsqu'elles inclinent au pйchй, en dehors de l'ordre de la
raison, cela ne provient pas de Dieu. 6. Cet argument ne
vaut pas, car Dieu n'incline pas la volontй au mal en agissant ou en la
mouvant, mais en ne donnant pas la grвce, comme on l'a dit. 7. Les causes des
maux sont des biens particuliers, qui peuvent dйfaillir. De tels biens
particuliers sont auprиs de Dieu comme l'effet est auprиs de la cause, en tant
qu'ils sont des biens. Et pour cela, on dit que les causes des maux sont auprиs
de Dieu, mais non parce qu'il est lui-mкme la cause des maux. 8. Dieu, pour ce qui
est de lui, se communique а tous les кtres selon leur capa citй. Ainsi, si une
chose est soustraite а la participation de sa bontй, c'est qu'il se trouve en
elle quelque empкchement а cette participation de Dieu. Donc le fait que la
grвce ne soit pas reзue par quelqu'un n'a pas Dieu pour cause, mais vient de ce
que celui qui ne reзoit pas la grвce oppose un empкchement а la grвce, en se
dйtournant de la lumiиre qui ne fait pas dйfaut, comme dit Denys. 9. C'est d'une
maniиre diffйrente qu'il convient de parler de l'homme considйrй en l'йtat de
nature oщ il a йtй crйй, et en l'йtat de nature corrompue, parce que, considйrй
en l'йtat de nature oщ il a йtй crйй, l'homme n'avait aucun penchant au mal,
encore que le bien de la nature ne fыt pas suffisant pour obtenir la gloire; et
c'est pourquoi il avait besoin du secours de la grвce pour mйriter; mais il n'en
avait pas besoin pour йviter le pйchй, parce que, grвce а ce qu'il avait reзu
naturellement, il pouvait se maintenir en йtat de justice. Mais, dans l'йtat de
nature corrompue, il a un penchant au mal, et c'est pourquoi il a besoin du
secours de la grвce pour ne pas tomber. Et c'est en envisageant cet йtat que
saint Augustin attribue а la grвce divine tout le mal qu'il n'a pas fait; mais
cet йtat rйsulte d'une faute qui a prйcйdй. 10. Quelque chose
peut кtre louable chez l'infйrieur, mais qui n'est pas а la louange du
supйrieur; ainsi, comme le dit Denys, кtre mйchant est louable chez le chien,
mais pas chez l'homme. Et de mкme, ne pas commettre de transgression alors qu'on
le peut, cela est а la louange de l'homme, mais ne regarde pas la louange de
Dieu. 11. Cette parole du
Philosophe s'entend, non pas de celui qui est Dieu par nature, mais de ceux qu'on
appelle dieux, ou selon l'opinion, comme les dieux des paпens, ou bien par
participation, comme les hommes vertueux au-delа des possibilitйs humaines, а
qui il attribue une vertu hйroпque ou divine dans l'Йthique VII, 1. On
peut dire aussi, selon certains, que Dieu est dit pouvoir faire de mauvaises
actions, parce qu'il le peut s'il le veut. 12. L'antйcйdente de
cette conditionnelle: "Socrate peut courir s'il le veut" est possible;
il s'ensuit donc que la consйquente est possible. Mais, pour cette
conditionnelle: "Dieu peut pйcher s'il le veut", l'antйcйdente est
impossible Dieu ne peut en effet vouloir le mal. Le cas est donc diffйrent. 13. Il faut entendre
de deux faзons l'occasion, selon qu'elle est donnйe ou saisie. Le prйcepte est
l'occasion du pйchй, non certes que celle-ci soit donnйe par celui qui ordonne,
mais parce qu'elle est saisie par celui а qui s'adresse ce prйcepte. C'est
pourquoi l'Apфtre dit de faзon significative Rom., 7, 8: "Ayant saisi l'occasion,
le pйchй au moyen du commandement a produit en moi toute convoitise." On
dit en effet qu'une occasion de pйcher est donnйe lorsqu'on fait quelque chose
de peu honnкte qui provoque par l'exemple les autres а pйcher. Mais, si quelqu'un
fait une oeuvre honnкte, et qu'un autre est par lа provoquй а pйcher, l'occasion
ne sera pas donnйe mais saisie, comme lorsque les Pharisiens se scandalisaient
de l'enseignement du Christ. Le prйcepte йtait donc sain et juste, comme il est
dit dans l'Йpоtre aux Romains 7, 12. Aussi Dieu, en ordon nant, ne donne pas l'occasion
de pйcher, mais l'homme la saisit. 14. Si le bien en
tant que tel йtait cause du mal, il s'ensuivrait que le plus grand bien serait
la cause du plus grand mal. Mais le bien est cause du mal en tant qu'il est dйficient.
Aussi plus le bien est grand, moins il est cause du mal. 15. Enlever а l'esprit
la domination sur la chair est contre l'ordre naturel de la justice, et donc ne
peut convenir а Dieu, qui est la justice mкme. 16. Ce mouvement d'aversion
а l'йgard de Dieu est dit propre et naturel а la volontй selon l'йtat de nature
corrompue, mais non selon l'йtat de nature crййe. 17. Cette parole: "Va,
et fais ainsi" ne doit pas кtre comprise comme un prйcepte, mais comme une
permission, et de mкme ce qui est dit а Judas Jean 13,
27: "Ce que tu fais, fais-le vite" est dit d'une maniиre telle qu'on
appelle la permission de Dieu sa volontй. Par contre, ce qui est dit а Osйe: "Prends-toi
une femme de fornication, etc." doit кtre compris comme un prйcepte. Mais
le prйcepte divin fait qu'il n'y a pas pйchй, lа oщ autrement il y aurait
pйchй. Dieu peut en effet, comme le dit saint Bernard, dispenser des
commandements de la seconde table de la Loi, par lesquels l'homme est ordonnй
directement au prochain, car le bien du prochain est un bien particulier. Mais
il ne peut dispenser des commandements de la premiиre table, par lesquels l'homme
est ordonnй а Dieu, qui ne peut dйtourner les autres de lui-mкme: Dieu ne peut
pas se nier lui-mкme, comme il est dit en 2 Timothйe 2, 13. Pourtant, certains
disent que l'on doit entendre ce qui est dit d'Osйe comme s'йtant passй dans
une vision prophйtique. 18. Cette parole du
Philosophe signifie que c'est le mкme qui peut agir et qui agit, et non que
toute cause de puissance soit aussi cause de l'acte.
ARTICLE
2: L'ACTE DU PЙCHЙ VIENT-IL DE DIEU?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Ia-IIae, Question 79, article 2; II Commentaire
des Sentences D. 37, Question 2, article 2.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, si l'on
dit que l'homme est cause du pйchй, c'est uniquement parce q est la cause de l'action
du pйchй: car nul n'agit en vue du mal, comme le dit Denys dans les Noms
Divins IV, 19. Or Dieu n'est pas l'auteur du pйchй, comme on l'a dit plus
haut. 2. De plus, tout ce qui
est cause d'une chose est aussi cause de ce qui lui convient selon les
exigences de son espиce: par exemple, si quelqu'un est cause de Socrate, il s'ensuit
qu'il est cause d'un homme. Mais il y a des actes qui, par leur espиce mкme,
sont des pйchйs. Si donc l'acte du pйchй йtait causй par Dieu, il s'ensuivrait
que le pйchй serait causй par Dieu. 3. De plus, tout ce
qui vient de Dieu est une rйalitй. Or l'acte du pйchй n'est pas une rйalitй,
comme le dit saint Augustin dans la Perfection de la Justice II. L'acte
du pйchй ne vient donc pas de Dieu. 4. De plus, l'acte du
pйchй est un acte du libre arbitre, qu'on appelle libre parce qu'il se meut
lui-mкme а agir. Or tout ce dont l'action est causйe par un autre, est mы par
cet autre; et s'il ne se meut pas lui-mкme, il n'est pas libre. Donc l'acte du
pйchй ne vient pas de Dieu. Cependant: Saint Augustin dit, dans le traitй de
la Trinitй III, 4, 9, que c'est la volontй de Dieu qui est la cause de
toutes les espиces et de tous les mouvements. Or l'acte de pйcher est un
certain mouvement du libre arbitre. Il vient donc de Dieu.
Rйponse: Sur ce sujet, il y avait chez les anciens
deux opinions. Certains, en effet, prй tendirent dans l'antiquitй que l'action
du pйchй ne venait pas de Dieu, parce qu'ils considйraient la difformitй mкme
du pйchй, qui ne vient pas de Dieu d'autres, au contraire, dirent que l'action
du pйchй venait de Dieu, parce qu'ils considйraient l'essence mкme de l'acte.
Et il faut poser qu'elle vient de Dieu pour une double raison: d'abord, pour une
raison gйnйrale: йtant donnй que Dieu lui-mкme est кtre par son essence,
puisque son essence est son acte d'кtre, il est nйcessaire que tout ce qui est
de quelque faзon dйrive de lui. Car il n'y a rien d'autre que Dieu qui soit son
acte d'кtre, tandis que toutes choses sont dites йtant par participation. Or
tout ce qui est dit tel par participation dйrive de celui qui l'est par
essence, comme tous les objets enflammйs dйrivent de ce qui est feu par nature.
Or il est йvident que l'acte du pйchй est une certaine rйalitй, et qu'il se
situe dans un prйdicament de l'кtre: aussi il est nйcessaire de dire qu'il
vient de Dieu. Deuxiиmement, la mкme conclusion s'impose
pour une raison spйciale. Il est en effet nйcessaire que tous les mouvements
des causes secondes aient pour cause le premier moteur, comme tous ceux des
corps infйrieurs sont causйs par le mouvement du ciel. Or c'est Dieu qui est
premier moteur par rapport а tous les mouvements, tant spirituels que
corporels, comme le corps cйleste est principe de tous les mouvements des corps
infйrieurs. Aussi, comme l'acte du pйchй est un certain mouvement du libre
arbitre, il est nйcessaire de dire que l'acte du pйchй, en tant qu'il est acte,
vient de Dieu. Seulement il faut bien remarquer que le
mouvement du premier moteur n'est pas reзu de faзon uniforme par tous les
mobiles, mais qu'il est reзu en chacun selon son mode propre. C'est ainsi que
le mouvement du ciel cause d'une faзon diffйrente les mouvements des corps
inanimйs qui ne se meuvent pas eux-mкmes, et les mouvements des animaux qui se
meuvent eux-mкmes. Et de plus, c'est d'une faзon diffйrente que rйsulte du
mouvement du ciel la levйe d'une plante dont la puissance de reproduction est
sans dйfaut et qui donne une semence parfaite, et celle d'une plante dans
laquelle cette puissance est infirme et qui donne une semence improductive.
Car, lorsqu'un кtre se trouve dans une disposition convenable pour recevoir la
motion du premier moteur, il en rйsulte une action parfaite selon l'intention
de celui-ci. Tandis que s'il n'a pas la disposition et l'aptitude convenables
pour recevoir cette motion du premier moteur, l'action sera imparfaite. Et
alors, ce qui s'y trouve d'action se ramиne au premier moteur comme а sa cause,
mais non pas ce qu'il y a de dйfectueux, parce que comme on l'a dit, un tel
dйfaut rйsulte dans l'action de ce que l'agent a failli par rapport а l'ordre
du premier moteur; ainsi dans la claudication, tout ce qui est mouvement vient
de la puissance motrice de l'animal, tandis que ce qu'il y a de dйfectueux ne
vient pas d'elle, mais de la jambe, dans la mesure oщ elle manque de disposition
а se laisser mouvoir avec aisance par la puissance motrice. Par consйquent, il faut dire que, puisque
Dieu est le premier principe du mouvement de tous les кtres, certains d'entre
eux sont mыs par lui tout en se mouvant aussi eux-mкmes, comme ceux qui sont
douйs du libre arbitre. Si ces кtres demeurent dans la disposition et l'ordre
requis pour recevoir la motion de Dieu, il en rйsulte des actes bons, qui se
ramиnent en totalitй а Dieu comme а leur cause; si au contraire, ils manquent а
l'ordre requis, il en rйsulte un acte dйsordonnй, qui est l'acte du pйchй; et
ainsi, ce qu'il y a lа d'acte se ramиne а Dieu comme а sa cause, mais ce qu'il
y a de dйsordre ou de dйformation n'a pas pour cause Dieu, mais seulement le
libre arbitre. C'est pourquoi on dit que l'acte du pйchй
vient de Dieu, mais que le pйchй ne vient pas de Dieu.
Solutions des objections: 1. Bien que l'homme
qui pиche ne veuille pas comme telle la difformitй du pйchй, cette difformitй
tombe pour autant, d'une certaine maniиre, dans le domaine de son vouloir,
puisqu'il prйfиre l'encourir que de s'abstenir de l'acte. Mais cette difformitй
du pйchй ne relиve absolument pas du vouloir divin, mais vient de ce que le
libre arbitre s'йcarte de l'ordre de la volontй divine. 2. La difformitй du
pйchй ne tient pas а l'espиce de l'acte selon qu'il se situe dans un genre
naturel, car c'est ainsi qu'il est causй par Dieu. Mais elle tient а l'espиce
de l'acte selon qu'il est moral, йtant causй par le libre arbitre, selon qu'on
l'a dit dans une autre question. 3. Etre et rйalitй se
disent proprement de la substance, et des accidents selon un certain rapport
seulement. C'est dans ce dernier sens que saint Augustin dit que l'acte n'est
pas une rйalitй. 4. Lorsqu'on dit qu'un
кtre se meut lui-mкme, on йtablit une identitй entre le moteur et le mobile; et
lorsqu'on dit qu'un кtre est mы par un autre, on йtablit une distinction entre
le moteur et le mobile. Or il est йvident que, lorsqu'une chose en meut une
autre, il ne s'ensuit pas par ce seul fait qu'elle soit le premier moteur;
aussi il n'est pas exclu qu'elle soit mue elle-mкme par un autre, et qu'elle
tienne d'un autre le fait mкme de mouvoir. De mкme, lorsqu'une chose se meut
elle-mкme, il n'est pas exclu qu'elle soit mue par un autre de qui elle tienne
le fait de se mouvoir elle-mкme. Et ainsi, ne s'oppose pas а la libertй que
Dieu soit cause du libre arbitre.
ARTICLE
3: LE DIABLE EST-IL LA CAUSE DU PЙCHЙ?
Lieux parallиles
dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question 75, article
3; Question 80, article s 1, 3.
Objections: Il semble que oui. 1. Il est dit en
effet, dans la Sagesse 2, 24: "C'est par l'envie du diable que la mort est
entrйe dans le monde." Or la mort est une consйquence du pйchй. Le diable
est donc la cause du pйchй. 2. De plus, le pйchй
rйside dans la volontй. Or saint Augustin dit, dans le traitй de la Trinitй
IV, 12, que le diable inspire aux siens de mauvais dйsirs et saint Bиde dit
dans son Commentaire des Actes 5, 3 qu'il entraоne l'вme а vouloir le mal. Le
diable est donc la cause du pйchй. 3. De plus, l'infйrieur
est naturellement disposй а кtre mы par le supйrieur. Or de mкme que dans l'ordre
naturel, l'intelligence de l'homme est infйrieure а l'intelligence de l'ange-,
de mкme la volontй humaine se situe au-dessous de la volontй angйlique: en
effet, la puissance de l'appйtit est toujours proportionnйe а la puissance du
connaоtre. Un ange mauvais peut donc, par sa volontй mauvaise, mouvoir au mal
la volontй de l'homme, et peut ainsi кtre cause de pйchй. 4. De plus, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien III, 5 que le diable enflamme les
coeurs des hommes de dйsirs secrets. Or le dйsir est la racine de tous les
maux, comme il est dit а la fin de la Premiиre Йpоtre а Timothйe 6, 10. Il
semble donc que le diable peut кtre la cause du pйchй. 5. l plus, tout ce
qui est en puissance а l'un ou l'autre a besoin d'une dйtermination pour passer
а l'acte. Or le libre arbitre de l'homme est en puissance а l'un ou а l'autre,
а savoir au bien et au mal. Pour qu'il passe а l'acte du pйchй, il a donc
besoin d'кtre dйterminй au mal par quelque chose, ce qui paraоt кtre sur tout l'oeuvre
du diable, dont la volontй est dйterminйe au mal. Il semble donc que le diable
soit la cause du pйchй. 6. De plus, saint
Augustin dit dans l'Enchiridion 23 que la cause du pйchй est la volontй
changeante, d'abord celle de l'ange, ensuite celle de l'homme. Or le premier
dans un genre est cause de ce qui suit. Il semble donc que la volontй mauvaise
du diable soit cause de la volontй mauvaise de l'homme. 7. De plus, le pйchй
rйside dans la pensйe; c'est pourquoi Isaпe 1, 16 dit: "Enlevez de ma vue
le mal de vos pensйes." Or le dйmon peut causer en nous des pensйes, semble-t-il,
parce que la puissance cogitative est liйe а un organe corporel, et que le
dйmon peut produire des changements sur les corps. Il semble donc que le dйmon
puisse кtre cause directe du pйchй. 8. De plus, saint
Augustin dit que, lorsque la chair convoite contre l'esprit, cela ne va pas
sans quelque vice. Or le diable peut, semble-t-il, causer cette convoitise, car
la concupiscence est l'acte d'un organe corporel. Il semble donc qu'il puisse
кtre directement cause du pйchй. 9. De plus, saint
Augustin dit dans son Commentaire littйral de la Genиse XII, 12 que, lorsque
les similitudes des objets sont prйsentйes а l'homme de telle sorte qu'elles ne
sont pas distinguйes des objets, il s'ensuit un dйsordre dans la chair. Or il
dit que cela peut кtre le fait de la puissance spirituelle d'un ange, bon ou
mauvais. Mais le dйsordre qui se produit dans la chair ne va pas sans pйchй. Il
semble donc que le diable puisse кtre directement la cause du pйchй. 10. De plus, le
Commentateur au livre XI de la Mйtaphysique cite une parole de
Thйmistius disant que la nature infйrieure agit comme programmйe par les 1 Programmйe le mot arabe employй par
Averroйs signifie proprement "inspirйe", ce qui indique une action
directe et simultanйe de l'agent supйrieur sur la nature infйrieure. Le
traducteur latin a rendu le mot par "rememoratus", au sens de
programmй, impressionnй: il y a sou venir de la motion premiиre. causes supйrieures; or les causes
supйrieures sont proprement et directement cause de ce qui est accompli par les
causes infйrieures; ce qui peut donc imprimer quelque motion а un agent
infйrieur semble кtre la cause de son acte. Or le diable peut inspirer а l'homme
une chose qui le pousse а pйcher. Il semble donc que le diable puisse кtre
directement cause du pйchй. Il. De plus, le Philosophe, dans l'Йthique
а Eudиme VII, 14, se demande quel est dans l'вme le principe de l'opйration,
et il montre que celui-ci doit кtre extrinsиque. En effet, tout ce qui commence
de faзon nouvelle a une cause l'homme commence а agir parce qu'il veut, et il
commence а vouloir parce qu'il a dйjа fait acte de conseil. Mais, s'il a dйjа
fait acte de conseil, а cause d'un conseil prйcйdent, ou on doit remonter а l'infini,
ou bien il faut poser un principe extrinsиque qui meut en premier l'homme au
conseil, а moins peut-кtre que l'on ne dise que c'est le hasard, d'oщ il s'ensuivrait
que tous les actes humains seraient fortuits. Ce principe dans les actes bons,
c'est Dieu assurйment, dit le Philosophe, qui n'est pas la cause du pйchй,
comme on l'a montrй plus haut. Donc, lorsque l'homme commence а agir, а vouloir
et а кtre conseillй pour pйcher, il semble qu'il faille а cela une cause
extrinsиque, laquelle ne peut кtre que le diable, qui est donc la cause du
pйchй. 12. De plus, si une
rйalitй a pouvoir sur un principe moteur, le mouvement causй par ce moteur est
йgalement soumis а son pouvoir. Or le moteur de la volontй est un objet
apprйhendй par le sens ou l'intelligence, qui sont soumis l'un et l'autre au
pouvoir du diable. Saint Augustin dit en effet dans les Quatre-vingt-trois
Questions Question 12: "Cette mauvaise influence -а savoir celle qui
vient du diable -se glisse par toutes les ouvertures sensorielles, se
communique а la figure des choses, s'allie aux couleurs, se colle aux sons, se
cache dans la colиre et la tromperie des paroles, s'insinue dans les odeurs, s'infuse
dans les saveurs, et remplit comme de nuages toutes les avenues de l'intelligence."
Ce qui meut la volontй est donc au pouvoir du diable, et ainsi, il est
directement la cause du pйchй. 13. De plus, le
diable a achetй l'homme а cause du pйchй, comme dit Isaпe 50, 1: "Voici
que vous vous кtes vendus dans vos iniquitйs." Mais l'acheteur donne un
prix au vendeur. Le pйchй en l'homme est donc causй par le diable. 14. De plus, saint
Jйrфme dit que, de mкme que Dieu est celui qui accomplit le bien, ainsi le
diable est celui qui accomplit le mal, bien que se trouve aussi dans l'homme l'attrait
des vices. Or Dieu est par lui-mкme la cause de nos bonnes actions; il semble
donc que le diable soit aussi directement la cause de nos pйchйs. 15. De plus, de mкme
que le bon ange se conduit en vue du bien, de mкme le mauvais ange en vue du
mal. Or le bon ange ramиne les hommes au bien car, comme le dit Denys, la loi
divine est de conduire les derniers par les moyens. Il semble donc que le
mauvais ange puisse conduire l'homme au mal, et ainsi que le diable soit la
cause du pйchй. En sens contraire: 1. Saint Augustin dit
dans les Quatre-vingt-trois Questions Question 4: "C'est а la
volontй de l'homme que revient la cause de sa dйpravation, qu'il ait йtй
persuadй par quelqu'un ou non." Or l'homme est dйpravй par le pйchй. Donc
la cause du pйchй de l'homme n'est pas le diable, mais la volontй humaine. 2. De plus, saint
Augustin dit dans le Libre Arbitre 1, 1, que ce n'est pas un кtre en
particulier qui est la cause du pйchй de l'homme, mais que chacun est cause de
sa propre malice. 3. De plus, le pйchй
de l'homme procиde de son libre arbitre. Or le diable ne peut mouvoir le libre
arbitre de l'homme: cela S'opposerait а la libertй. Donc le diable n'est pas la
cause du pйchй.
Rйponse: On parle de plusieurs maniиres d'une cause
motrice. En effet, on appelle par fois cause ce qui dispose, ce qui conseille
ou encore ce qui commande. Mais par fois on appelle cause ce qui accomplit, et
on l'appelle cause au sens propre et en vйritй, puisque la cause est ce dont
rйsulte l'effet. Or l'effet rйsulte aussitфt de l'action de ce qui accomplit,
mais non de l'action de ce qui dispose, conseille ou commande: "La persuasion
n'oblige personne contre son grй", comme le dit saint Augustin dans les Quatre-vingt-trois
Questions Question 4. Il faut donc dire que le diable peut кtre
la cause du pйchй de l'homme а la maniиre de celui qui dispose, de celui qui
persuade intйrieurement ou extйrieure ment, ou mкme а la maniиre de celui qui
Commande, comme on le voit chez ceux qui, manifestement, se sont soumis а lui.
Mais il ne peut кtre cause du pйchй а la maniиre de celui qui accomplit; car,
de mкme que dans la production des formes, la cause rйalisatrice est celle dont
l'action est suivie directement de la forme, de mкme dans la production des
actes, la cause rйalisatrice est celle dont l'action incline directement l'agent
а agir. Or Je pйchй n'est pas une forme, mais un acte. Donc ce qui peut кtre
par soi la cause du pйchй, c'est ce qui peut mouvoir directement la volontй а l'acte
du pйchй. Or il faut remarquer que l'on dit de deux
faзons que la volontй est inclinйe а quelque chose: elle peut l'кtre de l'extйrieur,
ou bien de l'intйrieur. De l'extйrieur, ainsi par un objet qui a йtй saisi, car
on dit que le bien saisi par l'intelligence ment la volontй, et c'est de cette
maniиre qu'on parle de mouvoir par conseil ou persuasion, dans la mesure oщ on
fait apparaоtre qu'une chose est bonne. Et la volontй est mue de l'intйrieur,
ainsi par celui qui produit l'acte mкme de volontй. Or l'objet proposй а la
volontй ne la meut pas de faзon nйcessaire, bien que l'intelligence donne
parfois son assentiment de faзon nйcessaire а la vйritй proposйe. La raison de
cette diffйrence, c'est que l'intelligence, aussi bien que la volontй, tend de
faзon nйcessaire vers ce а quoi elle est naturellement ordonnйe, car le propre
de la nature est d'кtre dйterminйe а une fin unique. De lа vient que l'intelligence assentit de
faзon nйcessaire aux principes premiers connus naturellement, et ne peut pas
assentir а leurs contraires; et de mкme, la volontй veut naturellement et de
faзon nйcessaire la bйatitude, et personne ne peut vouloir le malheur. En
consйquence, il arrive que dans 1'intelligence, les vйritйs qui ont un lien
nйcessaire avec les principes premiers connus naturellement meuvent l'intelligence
de faзon nйcessaire; c'est le cas des conclusions dйmontrйes, lorsqu'il
apparaоt que, si elles йtaient niйes, il faudrait nier aussi les principes
premiers dont elles dйcoulent nйcessairement. Si au contraire, on a des
conclusions qui n'ont pas de lien nйcessaire avec les principes premiers connus
naturellement, comme sont les propositions contingentes ou celles qui relиvent
de l'opinion, l'intelligence n'est pas obligйe d'y assentir. De mкme encore,
elle n'adhиre pas nйcessairement aux conclusions nйcessaires, liйes de faзon
nйcessaire aux premiers principes, avant de connaоtre ce lien nйcessaire. Il en sera donc de mкme avec la volontй,
car elle n'est mue а rien de faзon nйcessaire, qui n'ait ou ne semble avoir un
lien nйcessaire avec la bйatitude qui, elle, est voulue naturellement. Or il
est йvident que les biens particuliers n'ont pas de lien nйcessaire avec la
bйatitude, puisque sans n'importe lequel d'entre eux, l'homme peut кtre heureux;
aussi, quand l'un d'entre eux est prйsentй а l'homme comme un bien, si grand
soit-il, la volontй ne tend pas vers lui de faзon nйcessaire. Mais le bien
parfait qui est Dieu a certes un lien nйcessaire avec la bйatitude de l'homme,
puisque sans lui, l'homme ne peut кtre heureux; cependant la nйcessitй de ce
lien n'apparaоt pas а l'homme de maniиre йvidente en cette vie, parce qu'il ne
voit pas Dieu par essence. Et c'est pourquoi, en cette vie, la volontй de l'homme
n'adhиre pas а Dieu de faзon nйcessaire, tandis que la volontй de ceux qui
voient Dieu par essence et connaissent avec йvidence qu'il est lui-mкme l'essence
de la bontй et la bйatitude de l'homme, ne peut pas ne pas adhйrer а Dieu, pas
plus que notre volontй ne peut pas ne pas vouloir а prйsent la bйatitude. Il
est donc clair que l'objet ne meut pas la volontй de faзon nйcessaire, et c'est
pourquoi aucune persuasion ne peut pousser nйcessairement l'homme а agir. Il reste donc que la cause r et propre de
l'acte volontaire est seule ment celle qui agit de l'intйrieur. Or il ne peut s'agir
que de la volontй elle-mкme comme cause seconde, et de Dieu comme cause
premiиre. La raison en est que l'acte de volontй n'est rien d'autre qu'une certaine
inclination de la volontй vers l'objet voulu, tout comme l'appйtit naturel n'est
rien d'autre qu'une inclination de la nature vers un objet. Or cette
inclination de la nature vient et de la forme naturelle, et de celui qui lui a
donnй cette forme; aussi nous disons que le mouvement du feu vers le haut vient
de sa lйgиretй et du crйateur qui a produit une telle forme. Ainsi donc, le
mouvement de la volontй procиde directement de la volontй, et de Dieu qui est
cause de cette volontй, lui qui seul agit dans la volontй et peut l'incliner а
tout ce qu'il veut. Mais Dieu n'est pas cause du pйchй, comme on l'a montrй
plus haut. Il reste donc que rien d'autre que la volontй n'est directement la
cause du pйchй de l'homme. Ainsi, il est donc йvident que le diable n'est
pas au sens propre la cause du pйchй, mais qu'il ne l'est qu'а la maniиre de
quelqu'un qui persuade.
Solutions des objections: 1. La mort est entrйe
dans le monde par l'envie du diable, en ce sens qu'il a persuadй le premier homme
de pйcher. 2. On dit que le
diable inspire а l'homme le dйsir mauvais, ou mкme qu'il entraоne l'вme а
vouloir le mal, а la faзon de quelqu'un qui persuade. 3. L'infйrieur est
disposй naturellement а se laisser mouvoir par le supйrieur, comme ce qui est passif
par ce qui est actif, et cela par le moyen d'un change ment extйrieur, comme l'air
par le feu. Mais un changement extйrieur, comme on l'a montrй, n'impose pas de
nйcessitй а la volontй. Aussi, bien que le dйmon soit, dans l'ordre naturel,
plus йlevй que l'вme humaine, il ne peut cependant pas mouvoir de faзon
nйcessaire la volontй de l'homme, et ainsi il n'est pas, au sens propre, la
cause du pйchй, car on appelle cause au sens propre, celle dont l'effet rйsulte
de faзon nйcessaire. 4. On dit que le diable
enflamme de dйsirs le coeur des hommes en les persuadant. 5. La volontй, йtant
en puissance а l'un ou а l'autre, est dйterminйe а l'un des deux par un
йlйment, а savoir le conseil de la raison, et il n'est pas nйcessaire qu'elle
le soit par un agent extйrieur. 6. Entre le pйchй de
l'ange et celui de l'homme, il n'y a pas un ordre de nature, mais seulement un
ordre dans le temps: il est arrivй en effet que le diable pиche avant l'homme,
mais il pouvait arriver le contraire. Donc il n'est pas nйcessaire que le pйchй
du diable soit la cause du pйchй de l'homme. 7. Il n'existe de
pйchй dans les pensйes que dans la mesure oщ par elles, on se tourne vers le
mal ou on se dйtourne du bien. Or quelles que soient les pensйes qui s'йlиvent,
cela demeure au pouvoir du libre arbitre de la volontй; aussi n'est-il pas
nйcessaire, si une chose est cause de pensйe, qu'elle soit aussi cause de
pйchй. 8. La convoitise de
la chair contre l'esprit est un acte de sensualitй dans lequel il peut y avoir
un pйchй, dans la mesure oщ son mouvement peut кtre empкchй ou refrйnй par la
raison; aussi, si ce mouvement de sensualitй s'йlиve en raison d'un changement
corporel, alors que la raison en fait y rйsiste, ce qui est au pou voir de la
volontй, il n'y a lа aucun pйchй. Il apparaоt donc que tout pйchй dйpend du
choix de la volontй. 9. Le fait que les
apparences ou les similitudes des choses ne soient pas distinguйes des rйalitйs
elles-mкmes se produit du fait que la facultй supйrieure, qui peut juger et
distinguer, est liйe. Ainsi, а cause du croisement des doigts, un objet paraоt
double au toucher, а moins qu'une autre facultй ne le contredise, а savoir la
vue. Donc, quand des similitudes sont prйsentйes а l'imagination, on s'attache
а elles comme aux rйalitйs elles-mкmes, а moins qu'une autre facultй ne s'y
oppose, а savoir le sens ou la raison. Mais si la raison est liйe ou le sens
endormi, on s'attache aux similitudes comme aux rйalitйs elles-mкmes, comme il
arrive dans les rкves de ceux qui dorment ou chez les fous. Les dйmons peuvent
donc ainsi faire que les hommes ne distinguent pas les apparences des rйalitйs,
dans la mesure oщ avec la permission de Dieu, ils perturbent les puissances
intйrieures de la sensibilitй, aprиs quoi l'usage de la raison humaine, qui a
besoin de ces derniиres pour produire son acte, est empкchй, comme il apparaоt
chez les fous. Une fois l'usage de la raison empкchй, rien ne peut кtre imputй
а l'homme comme pйchй, pas plus qu'а une bкte. Aussi, pour cette raison, le
diable ne sera pas la cause du pйchй, mкme s'il est la cause de l'acte qui, en
d'autres circonstances, serait un pйchй. 10. La nature
infйrieure est mue de faзon nйcessaire par les causes supйrieures, et c'est
pourquoi celles-ci, par lesquelles on dit que la nature infйrieure est
programmйe, sont proprement et directement cause des effets naturels. Mais l'inspiration
diabolique ne meut pas la volontй de faзon nйcessaire, donc le cas est
diffйrent. 11. Dieu est le
principe universel de tout conseil, de tout acte de volontй et de toute action
humaine, comme on l'a dit plus haut. Mais que l'erreur, le pйchй et la
difformitй se produisent dans le conseil, la volontй et l'action humaine, cela
provient d'une dйfaillance de l'homme, et il n'est pas besoin d'assigner а cela
une autre cause extйrieure. 12. L'objet
apprйhendй par l'intelligence ne meut pas la volontй nйcessaire ment, comme on
l'a montrй. C'est pourquoi l'objet saisi par le sens ou l'intelligence, si
soumis qu'ils soient au pouvoir du diable, ne peut cependant pas mou voir
suffisamment la volontй а pйcher. 13. Le diable donne
le pйchй а l'homme а la maniиre de celui qui persuade. 14. Cette similitude
ne se vйrifie pas dans tous les cas. En effet, Dieu est l'auteur de nos bonnes
actions, а la fois comme celui qui persuade de l'extйrieur, et comme celui qui
meut de l'intйrieur. Mais le diable, lui, n'est cause du pйchй qu'en persuadant
de l'extйrieur, comme on l'a montrй. 15. Le bon ange
ramиne l'homme а Dieu, non pas en mouvant directement la volontй, mais а la
maniиre de celui qui persuade. Et c'est ainsi йgalement que le diable incline
au pйchй.
ARTICLE
4: LE DЙMON PEUT-IL INDUIRE L'HOMME А PЙCHER EN LE PERSUADANT INTЙRIEUREMENT?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Ia-IIae, Question 75, article 3; Question
80, article 2.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, tout
agent qui agit d'intention connaоt son effet. Or le diable ne peut voir les
pensйes intйrieures, comme il est dit dans les Dogmes de l'Йglise 81. Il ne
peut donc pas persuader intйrieurement, en causant des pensйes intйrieures. 2. De plus, les
formes sont d'un genre plus noble dans les puissances intйrieures que dans la
matiиre corporelle. Or le diable ne peut imprimer de formes dans la matiиre
corporelle, si ce n'est peut-кtre par l'emploi de raisons sйminales naturelles,
car la matiиre corporelle n'obйit pas а volontй aux anges rebelles, comme le
dit saint Augustin dans le traitй de la Trinitй III, 8. Le diable ne
peut donc imprimer de formes dans les puissances intйrieures. 3. De plus, le
Philosophe dйmontre dans la Mйtaphysique VII, 7 que les formes
matйrielles ne sont pas causйes par des formes immatйrielles, mais par des
formes matйrielles; ainsi la forme de la chair et des os est causйe par les
formes qui sont dans cette chair et ces os. Or les formes des puissances
sensibles sont reзues dans un organe corporel. Elles ne peuvent donc pas кtre
causйes par le diable, qui est une substance immatйrielle. 4. De plus, agir en
dehors de l'ordre de la nature appartient а celui-lа seul qui a instituй cet
ordre, а savoir Dieu. Or il existe un ordre naturel des actes intйrieurs des
puissances de l'вme, car "le phantasme est un mouvement provenant du sens
en acte", comme il est dit dans le livre de l'Ame II, 30, et en
procйdant plus loin, une puissance est mue par une autre. Le diable ne peut
donc causer les mouvements ou les actes intйrieurs des puissances de l'вme, si
cela ne provient pas des sens. 5. De plus, les
opйrations vitales procиdent d'un principe intйrieur. Or tous les actes des
puissances intйrieures sont des opйrations vitales. Ils ne peuvent donc кtre
causйs par le diable, mais seulement par un principe intйrieur. 6. De plus, le mкme
effet ne peut venir que de la mкme cause selon l'espиce. Or les actes des
puissances intйrieures sont causйs par les sens. Ils ne peuvent donc кtre
causйs par le diable selon la mкme espиce d'action. 7. De plus, l'appareil
sensitif est plus noble que l'appareil nutritif. Or le diable ne peut causer l'acte
de l'appareil nutritif pour former la chair et les os. Il ne peut donc causer l'acte
de l'une des puissances intйrieures de l'вme. Cependant: On dit que le dйmon tente l'homme, non
seulement de faзon visible, mais aussi de faзon invisible. Cela ne se
produirait pas s'il ne le persuadait intйrieurement. Donc le dйmon incite au
pйchй intйrieurement.
Rйponse: Comme on l'a montrй plus haut, le dйmon ne
peut pas кtre la cause du pйchй de l'homme comme celui qui meut directement sa
volontй, mais seulement а la maniиre de celui qui persuade. Or le diable persuade l'homme d'une double
faзon: de maniиre visible et de maniиre invisible. De maniиre visible, comme
lorsqu'il lui apparaоt de faзon sensible sous une certaine forme, qu'il lui
parle de faзon sensible et le persuade de pйcher, comme il tenta le premier
homme au paradis sous la forme du serpent, ou le Christ au dйsert, en lui
apparaissant visiblement sous une certaine forme. Mais il ne faut pas croire qu'il
ne persuade l'homme que de cette maniиre: car il s'ensuivrait que ne se
commettraient de pйchйs sous l'inspiration du diable que ceux qu'il persuade de
faire en apparaissant visiblement. C'est pourquoi il faut dire qu'il incite
aussi de faзon invisible l'homme а pйcher. Cela se rйalise а la fois par maniиre de
persuasion et par maniиre de disposition. Par maniиre de persuasion, comme
lorsqu'on prйsente comme йtant un bien quelque objet а la facultй de
connaissance, ce qui peut se produire d'une triple faзon, car cet objet peut
кtre proposй а l'intelligence, au sens intйrieur, ou encore au sens extйrieur. A l'intelligence, parce que l'intelligence
humaine peut кtre aidйe par une intelligence angйlique а connaоtre une rйalitй
par mode d'illumination, comme le dit Denys. Car bien que l'ange ne puisse кtre
la cause directe d'un acte de volontй, du fait que celui-ci n'est rien d'autre
qu'une inclination qui procиde de l'intйrieur, il peut toutefois faire
impression sur l'intelligence dont l'acte consiste а recevoir du dehors c'est
pourquoi on dit que comprendre est une forme de pвtir. Or bien que le diable
puisse, conformйment а l'йtat de sa nature, persuader l'homme de quelque chose
en illuminant son intelligence, comme le fait le bon ange, il n'agit cependant
pas ainsi, parce que plus l'intelligence reзoit de lumiиre, plus elle peut se
garder de la tromperie que le dйmon a en vue. Il reste donc que la persuasion
intйrieure du diable et toutes ses rйvйlations ne se produisent pas en
йclairant l'intelligence, mais seulement par une impression sur les puissances
sensitives intйrieures et extйrieures. Or pour comprendre comment il peut
impressionner les puissances intйrieures, il faut remarquer qu'il convient par
nature а une nature corporelle d'кtre mue localement par une nature
spirituelle, alors qu'il ne lui convient pas de recevoir d'elle directement une
forme, mais de la recevoir de quelque agent corporel, comme on le prouve dans la
Mйtaphysique VII, 7. C'est pourquoi la matiиre corporelle obйit
naturellement, quant au mouvement local, а un ange bon ou mauvais, et par ce
moyen, les dйmons peuvent rassembler des raisons sйminales qu'ils emploient а
produire certains effets merveilleux, comme le montre saint Augustin dans le
traitй de la Trinitй III, 8. Mais pour ce qui regarde le don d'une forme,
la matiиre corporelle n'obйit pas а volontй а la crйature spirituelle, sinon en
vertu des raisons sйminales, comme le dit saint Augustin. Donc rien ne s'oppose
а ce que tout ce qui peut se produire grвce а un mouvement local de la matiиre
corporelle vienne des dйmons, si Dieu ne les en empкche pas. Or l'apparition ou la reprйsentation des
espиces sensibles conservйes par les organes intйrieurs peuvent se produire du
fait d'un mouvement local de la matiиre corporelle, comme le dit le Philosophe
dans les Songes et les Veilles III. Attribuant une cause aux apparitions
qui surviennent dans le sommeil, il dit que lorsqu'un animal s'est endormi,
quand le sang afflue en abondance aux organes sensoriels, en mкme temps y
affluent les modifications ou empreintes laissйes par les mouvements sensibles,
qui sont conservйes dans les esprits animaux, et qui agissent sur le principe
de connaissance, en sorte que ces impressions apparaissent comme si les organes
sensoriels йtaient modifiйs par les choses extйrieures elles-mкmes. Or ce qui
arrive chez ceux qui dorment dans les apparitions des songes, du fait d'un
mouvement local naturel des esprits et des humeurs, peut arriver par un
semblable mouvement local produit par les dйmons, tantфt chez ceux qui dorment,
tantфt chez ceux qui sont en йtat de veille et en qui les dйmons peuvent
troubler les esprits sensitifs (1) et les humeurs, parfois au point que l'usage de la raison est totalement
liй, comme chez les fous -car il est йvident que, par un trouble profond des
esprits et des humeurs, l'acte de la raison est empкchй, comme cela est
manifeste chez les fous, ceux qui dorment ou ceux qui sont ivres -; mais
parfois cela se produit sans qu'il y ait ligature de la raison, comme chez les
hommes а l'йtat de veille et qui ont l'usage de la raison: grвce а un trouble
volontaire des esprits sensitifs et des humeurs, ils font sortir comme d'un
trйsor les images conservйes intйrieurement pour les mener au principe
sensitif, et s'imaginer quelque chose. (1) Dans la
science biologique ancienne, ils йtaient considйrйs comme le mйdium utilisй par
l'вme pour mouvoir corps (cf. la, Question 76, article 7, ad 1, ad 2), et le
vйhicule des sensations. Donc, puisque les dйmons agissent de la
sorte chez ceux qui sont а l'йtat de veille et qui jouissent de l'usage de la
raison, on percevra d'autant plus forte ment et facilement l'impression sensible
ramenйe а l'imagination, et on restera а cette pensйe, qu'on est davantage
possйdй par une passion parce que, comme le dit le Philosophe dans le mкme
livre II, celui qui vit dans la passion est mы par la moindre image, de mкme
que celui qui aime par la moindre image de ce qu'il aime. Et c'est pourquoi on
dit que les dйmons sont des tentateurs, parce qu'ils cherchent а savoir, en
observant les actes des hommes, quelles sont les passions qui les dominent le
plus, afin d'aprиs cela d'imprimer de maniиre plus efficace dans leur
imagination ce qu'ils veulent. De mкme, ils peuvent aussi, grвce au
trouble des esprits sensitifs, causer des impressions sur les sens extйrieurs
qui perзoivent les choses de faзon plus aiguй ou plus confuse, en fonction du
retrait ou de l'augmentation de ces esprits sensitifs: on voit ou on entend
avec plus d'acuitй lorsqu'ils sont abondants et purs, ou plus confusйment dans
le cas contraire. C'est de cette maniиre que saint Augustin dit que cette
mauvaise influence introduite par les dйmons s'insinue dans tous les sens.
Ainsi donc, il apparaоt clairement comment le diable pousse au pйchй
intйrieurement, en impressionnant les puissances sensibles intйrieures ou
extйrieures. Par ailleurs, le diable peut кtre cause de
pйchй а la maniиre de celui qui dispo se, dans la mesure oщ par un trouble
semblable des esprits sensitifs et des humeurs, il fait en sorte de rendre
certains plus enclins а se mettre en colиre, а convoiter ou а d'autres passions
de ce genre. Il est clair en effet que, lorsque son corps possиde telle ou
telle disposition, l'homme est davantage enclin au dйsir, а la colиre et aux
autres passions de ce genre, et que lorsqu'elles s'йlиvent, il est disposй а y
consentir. Il est donc ainsi йvident que le dйmon
incite au pйchй intйrieurement, par maniиre de persuasion ou de disposition,
mais non en accomplissant le pйchй.
Solutions des objections: 1. Le diable ne peut
voir les pensйes intйrieures en elles-mкmes, mais dans leurs effets. 2. Le diable n'imprime
pas une forme dans l'imagination en causant une forme tout а fait nouvelle; c'est
pourquoi il ne peut pas faire qu'un aveugle de naissance imagine des couleurs.
Mais il y imprime une forme par un mouvement local, comme il a йtй dit. 3. Il faut rйpondre
de mкme а l'objection 3. 4. Le diable ne
produit pas cet effet en dйpassant l'ordre de la nature, mais en mouvant
localement les principes internes а partir desquels ces effets se produisent
naturellement. 5 et 6. Ainsi apparaоt йgalement la
rйponse aux objections 5 et 6. 7. Le diable pourrait
de la mкme faзon, par accumulation des esprits animaux et des humeurs, faire qu'un
aliment soit digйrй plus vite ou plus lentement. Mais cela n'est pas aussi
proche de prйoccupations. ARTICLE
5: TOUS LES PЙCHЙS VIENNENT-ILS DES SUGGESTIONS DU DIABLE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia, Question
114, article 3; Ia-IIae, Question 80, article 4.
Objections: Il semble que oui. 1. Saint Jean
Damascиne dit en effet que toutes les malices et toutes les impuretйs ont йtй
inventйes par le diable. 2. De plus, Denys dit
dans les Noms Divins IV, 18 que la multitude des dйmons est la cause de
tous les maux, et pour eux et aussi pour les autres. 3. De plus, on peut
dire de tout pйcheur ce que le Seigneur a dit aux Juifs Jean, 8, 44: "Vous
avez le diable pour pиre." Or cela ne serait pas si tout pйchй n'йtait
causй de quelque faзon par le diable. Tout pйchй vient donc de l'instigation du
diable. 4. De plus, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien III, 5: "Les hommes sont trompйs
aujourd'hui par la mкme sйduction que l'ont йtй nos premiers parents au
paradis." Or ces derniers ont йtй trompйs par la suggestion du diable.
Donc tout pйchй est commis maintenant aussi par suggestion du diable. Cependant: Il est dit dans les Dogmes de l'Йglise
82: "Ce n'est pas toujours le diable qui suscite toutes nos mauvaises
pensйes, mais elles йmergent parfois par le mouvement de notre libre arbitre."
Rйponse: On peut dire qu'une rйalitй est cause d'une
autre de deux maniиres, d'une maniиre directe ou indirecte. De maniиre indirecte d'abord: ainsi lorsqu'un
agent cause une disposition а un certain effet, on dit qu'il est
occasionnellement et indirectement la cause de cet effet; ainsi lorsqu'on dit
que celui qui fait sйcher le bois est l'occasion de sa combustion. Et c'est en
ce sens qu'il faut dire que le dйmon est la cause de tous nos pйchйs, du fait
qu'il a poussй le premier homme а pйcher, du pйchй duquel a rйsultй dans tout
le genre humain une certaine inclination а tous les pйchйs; et c'est dans ce
sens qu'il faut comprendre les paroles de saint Jean Damascиne et de Denys. Et on dit qu'est cause directe d'un effet
ce qui opиre directement sur lui; en ce sens, le diable n'est pas la cause de
tout pйchй. Tous les pйchйs, en effet, ne sont pas commis sous son instigation,
mais certains viennent du libre arbitre et de la corruption de la chair parce
que, comme le dit Origиne, mкme si le diable n'existait pas, les hommes n'en
auraient pas moins le dйsir de la nourriture, des plaisirs sexuels et autres,
autour desquels se produisent beaucoup de dйsordres, si un tel appйtit n'est
pas refrйnй par la raison et surtout dans l'hypothиse d'une nature corrompue.
Or c'est au libre arbitre que revient de refrйner et de bien ordonner ces
dйsirs. Ainsi donc, il n'est pas nйcessaire que tous les pйchйs viennent de l'inspiration
du diable. Si toutefois certains pйchйs viennent de
son inspiration, les hommes sont aujourd'hui trompйs pour les ace par les mкmes
sйductions que nos premiers parents, comme le dit saint Isidore. Et mкme si
certains pйchйs se commettent sans instigation du diable, les hommes deviennent
cependant par eux des fils du diable, dans la mesure oщ ils imitent celui qui
pйcha le premier. Il n'y a cependant aucun genre de pйchй qui ne vienne parfois
de l'instigation du dйmon. Et par lа apparaоt la solution aux
objections.
ARTICLE
6: LA CAUSE DU PЙCHЙ DU CФTЙ DU PЙCHEUR LUI-MКME; L'IGNORANCE PEUT-ELLE КTRE
CAUSE DE PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
76, article 1; III Commentaire de l'Ethique 3.
Objections: Il semble que non. 1. L'ignorance cause
en effet ce qui est involontaire, comme le dit saint Jean Damascиne. Or l'involontaire
s'oppose au pйchй, car le pйchй est а ce point volontaire que, s'il n'йtait pas
volontaire, il ne serait pas pйchй, comme le dit saint Augustin. L'ignorance ne
peut donc кtre cause de pйchй. 2. De plus, la cause
et l'effet sont unis entre eux. Or l'ignorance et le pйchй ne sont pas unis
entre eux, car l'ignorance se situe dans l'intelligence, alors que le pйchй est
dans la volontй, comme le dit saint Augustin. L'ignorance ne peut donc кtre
cause de pйchй. 3. De plus, si la
cause augmente, l'effet est augmentй aussi; ainsi, lorsque le feu augmente, la
chaleur grandit. Or, si l'ignorance augmente, le pйchй n'en est pas aggravй,
mais bien plutфt l'ignorance peut кtre telle qu'elle exclue tout а fait le
pйchй. L'ignorance n'est donc pas la cause du pйchй. 4. De plus, йtant
donnй que dans le pйchй il y a deux aspects, а savoir que l'on se dйtourne de
Dieu et que l'on se tourne vers la crйature, il faut prendre la cause du pйchй
du cфtй de la conversion vers la crйature, puisque du cфtй de l'aversion par
rapport а Dieu, le pйchй a raison de mal et que le mal n'a pas de cause, comme
le dit Denys dans les Noms Divins IV, 32. Or l'ignorance ne semble pas
avoir de rapport avec le pйchй sous son aspect de conversion vers la crйature,
mais plutфt dans celui d'aversion par rapport а Dieu. L'ignorance n'est donc
pas cause de pйchй. 5. De plus, si une
certaine ignorance est cause du pйchй, il semble qu'il s'agis se surtout de l'ignorance
vicieuse, que l'on appelle ignorance affectйe. Or lorsque quelqu'un se tient
dans une ignorance volontaire et tombe pour cette rai son dans quelque pйchй,
il semble que la cause de ce pйchй est plutфt la volontй d'ignorer que l'ignorance
elle-mкme. On ne doit donc pas dire que l'ignorance est la cause du pйchй. 6. De plus, l'ignorance
paraоt кtre une cause d'innocence et de misйricorde: l'Apфtre dit en effet dans
la Premiиre Lettre а Timothйe 1, 13: "J'ai obtenu misйricorde parce que j'ai
agi par ignorance." Or la misйricorde est l'opposй du pйchй puisque, plus
on pиche, moins on est digne de misйricorde. L'ignorance n'est donc pas cause
de pйchй. 7. De plus, il existe
quatre genres de causes, mais selon aucun d'entre eux l'ignorance ne peut кtre
cause de pйchй: en effet, elle n'est pas cause finale, puisqu'elle n'est pas ce
qui est visй dans le pйchй; elle n'est pas cause matйrielle, puisque la matiиre
du pйchй est ce а quoi a trait l'acte du pйchй, comme la concupiscence pour l'intempйrance;
l'ignorance n'est pas non plus cause formelle ou motrice, car c'est une
privation, et la privation n'a raison ni de forme ni de moteur. L'ignorance ne
peut donc en aucune faзon кtre cause du pйchй. 8. De plus, comme le
dit saint Bиde, l'ignorance est comme une blessure consйcutive au pйchй. Il
semble donc que le pйchй soit plus la cause de l'ignorance, que l'ignorance
celle du pйchй. Cependant: 1. Saint Isidore dit
dans le Souverain Bien II, 17: "Le pйchй s'accomplit de trois maniиres:
par ignorance, par faiblesse et par dйlibйration." Ainsi, il existe
certains pйchйs qui se commettent par ignorance. L'ignorance est donc la cause
de certains pйchйs. 2. De plus, saint Augustin
dit dans le Libre Arbitre III, 18 que c'est juste ment que de nombreuses
actions commises par ignorance sont rйprouvйes. Or ce qui est rйprouvй est
proprement pйchй. Donc certains pйchйs se commettent par ignorance et ainsi, l'ignorance
est la cause de certains pйchйs.
Rйponse: L'ignorance peut кtre cause de pйchй, et
se ramиne au genre de la cause efficiente ou motrice. Or il faut savoir qu'il existe une double
faзon de causer un mouvement, comme on le dit dans les Physiques VIII,
8, а savoir par soi-mкme, et de faзon accidentelle, c'est-а-dire en йcartant un
obstacle. Ainsi, pour le mouvement des corps lourds et lйgers, ce qui meut par
soi est le principe gйnйrateur, qui donne au corps lourd ou lйger la forme dont
ce mouvement est la consйquence; mais ce qui meut de faзon accidentelle, c'est
ce qui йcarte ce qui empкchait le mouvement, ainsi l'homme qui enlиve une
colonne, et dont on dit qu'il fait tomber la pierre posйe sur cette colonne. Il
faut savoir d'autre part que, puisque c'est la science pratique qui dirige dans
le domaine des actions humaines, nous sommes, par elle, non seulement conduits
au bien, mais aussi йloignйs du mal, et ainsi cette science interdit par
elle-mкme les actes mauvais. C'est donc а bon droit que l'on qualifie de cause
du pйchй l'ignorance qui supprime une telle science, comme йcartant un
obstacle, ainsi qu'on le voit clairement dans le domaine de l'art. La science
de la grammaire, en effet, conduit а parler correctement et йcarte les
incorrections de langage; aussi l'ignorance de la grammaire peut-elle кtre
qualifiйe de cause du parler incorrect, comme йloignant un obstacle, ou mieux,
comme йtant l'йloignement mкme de l'obstacle. Et de mкme, c'est la science
pratique qui dirige les actes moraux, et c'est pourquoi l'ignorance d'une telle
science est cause du pйchй moral, de la faзon dont on vient de parler. Or il faut savoir que cette science qui
dirige dans le domaine des actes moraux, et qui peut empкcher le pйchй, est
double: l'une est universelle, par laquelle nous jugeons si un acte est droit
ou difforme, et grвce а une telle science, on est parfois retenu de pйcher,
ainsi celui qui considиre que la fornication est un pйchй et s'en abstient.
Mais si cette science йtait фtйe par l'ignorance, l'ignorance serait cause de la
fornication; et si cette ignorance йtait telle qu'elle n'excuserait pas tout а
fait du pйchй, comme cela se produit parfois, ainsi qu'on le dira par la suite,
cette ignorance serait cause du pйchй. D'autre part, l'autre science qui dirige
les actes moraux et peut empкcher le pйchй est une science du particulier, c'est-а-dire
des circonstances de l'acte lui-mкme. En effet, la science de l'universel ne
meut pas а l'action sans la science du particulier, comme il est dit dans le
livre de l'Вme III, 10. Or il arrive, par la connaissance de
quelque circonstance, ou qu'on soit retenu de pйcher purement et simplement, ou
encore qu'on soit retenu, sinon de pйcher purement et simplement, du moins de
commettre tel genre de pйchй. Par exemple, si l'archer savait qu'un homme doit
passer, il s'abstiendrait absolument de tirer, mais parce qu'il ignore que c'est
un homme et croit que c'est un cerf, il tue cet homme en envoyant sa flиche:
dans ce cas, l'ignorance de la circonstance cause l'homicide, qui est un pйchй,
а moins que l'ignorance soit telle qu'elle excuse complиtement, comme on le
dira plus loin. Mais, si l'archer veut tuer quelqu'un mais pas son pиre, et s'il
savait que celui qui passe est son pиre, jamais il ne tirerait; mais dans l'ignorance
que c'est son pиre, il le tue de sa flиche: cette ignorance cause de faзon
йvidente le pйchй d'homicide, parce qu'en toute йventualitй ce tireur est
coupable d'homicide, bien qu'il ne soit pas, en tous les cas, coupable de
parricide. Ainsi il apparaоt donc qu'il peut arriver
diversement que l'ignorance soit cause de pйchй.
Solutions des objections: 1. Il peut arriver de
deux maniиres que l'ignorance n'exclue pas totalement le volontaire au point
que la raison de pйchй soit tout а fait supprimйe: d'une part lorsque l'ignorance
elle-mкme est volontaire car alors, par voie de consйquence, ce qui suit l'ignorance
est jugй volontaire; d'autre part lorsque, mкme si une circonstance est
ignorйe, une autre est cependant connue, qui suffit а donner raison de pйchйs,
comme on l'a dit de celui qui par sa flиche tue quelqu'un qu'il ignore кtre son
pиre, mais qu'il sait cependant кtre un homme; de la sorte, bien qu'il commette
involontairement un parricide, il commet cependant volontairement un homicide. 2. Bien que l'intelligence
et la volontй soient des facultйs diffйrentes, elles sont cependant unies entre
elles dans la mesure oщ l'intelligence meut d'une certaine faзon la volontй,
йtant donnй que le bien apprйhendй par l'intelligence est l'objet de la
volontй. Par consйquent, l'ignorance et le pйchй peuvent aller de pair. 3. Le fait que l'effet
grandisse si la cause augmente a lieu pour les causes par soi, mais non pour
les causes par accident, dont fait partie la cause qui enlиve un obstacle. 4. L'ignorance, mкme
en ce qui concerne le fait de se tourner vers la crйature, est cause de pйchй,
dans la mesure oщ elle enlиve ce qui empкche de choisir le pйchй. 5. De mкme que l'on
dit que celui qui enlиve la colonne est cause de la chute de la pierre, comme l'est
aussi le retrait mкme de la colonne, de mкme on peut appeler cause du pйchй et
la volontй d'кtre dйpourvu de science, et ce manque de science lui-mкme.
Cependant, on ne doit pas dire que seule l'ignorance qui est un pйchй, soit
cause de pйchй: en effet, l'ignorance d'une circonstance n'est pas un pйchй,
mais elle peut cependant кtre une cause de pйchй, comme on l'a dit. 6. L'ignorance, selon
des points de vue diffйrents, peut кtre cause de rйalitйs opposйes. En effet,
en tant qu'elle supprime la science qui interdisait le pйchй, on dit qu'elle
est cause de pйchй; par contre, en tant qu'elle supprime ou diminue le
caractиre volontaire, elle a de quoi excuser le pйchй, et кtre une cause de
misйricorde ou d'innocence. 7. L'ignorance se
rapporte au genre de la cause motrice, non par soi, mais par accident, comme on
l'a dit. 8. Rien ne s'oppose а
ce que l'ignorance soit l'effet d'un certain pйchй et la cause d'un autre, de
mкme que le foyer de concupiscence est causй en nous par le pйchй de nos
premiers parents, alors qu'il est cependant la cause de nombreux pйchйs
actuels.
ARTICLE
7: L'IGNORANCE EST-ELLE UN PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
74, article 5; Question 76, article 2; II Commentaire des Sentences D.
22, Question 2, article 1; Quodlibet Question 9, at. 3; Commentaire
de l'Ethique 11.
Objections: Il semble que non. 1. Les opposйs
appartiennent en effet au mкme genre; c'est pourquoi saint Augustin dit dans le
traitй de la Trinitй V, 7 que "homme" et "non homme" se
disent tous deux selon la substance. Or l'ignorance s'oppose а la science, et
la science relиve du genre des habitus, donc l'ignorance йgalement. Mais le
pйchй ne relиve pas du genre des habitus, mais plutфt du genre des actes, car "le
pйchй est une action, une parole ou un dйsir contre la loi de Dieu". L'ignorance
n'est donc pas un pйchй. 2. De plus, la grвce
s'oppose plus au pйchй que la science, car la science peut exister avec le
pйchй, mais non la grвce. Or la privation de la grвce n'est pas un pйchй, mais
une peine. Donc l'ignorance, qui est la privation de la science, n'est pas non
plus un pйchй, mais plutфt une peine. 3. De plus, il est
dit dans les Rиgles de la Thйologie qu'aucune privation ne mйrite
rйcompense ni peine. Mais tout pйchй mйrite une peine. Aucune privation n'est
donc un pйchй; or l'ignorance est une privation, elle n'est donc pas un pйchй. 4. De plus, nous
diffйrons des bкtes par la raison. Si l'on enlиve donc ce qui appartient а la
raison, seul demeure ce qui nous est commun avec les bкtes. Or il n'y a pas de
pйchй chez les bкtes. Donc chez nous l'ignorance, qui enlиve ce qui appartient
а la raison, n'est pas un pйchй. 5. De plus, si
quelque ignorance est pйchй, il est nйcessaire que cette ignorance soit
volontaire, et elle est donc prйcйdйe d'un acte de volontй. Mais lorsque la
volontй prйcиde l'ignorance, c'est dans cette volontй mкme d'ignorer que consiste
le pйchй. Donc l'ignorance n'est pas un pйchй, mais la volontй d'ignorer. 6. De plus, saint
Augustin dit dans les Rйtractations: "Celui qui a pйchй sans le
savoir, ce n'est pas sans vйritй que l'on dit qu'il a pйchй involontairement,
quoique ce qu'il a fait sans le savoir, il l'a fait cependant volontairement,
car il a voulu l'acte du pйchй." C'est donc dans le seul acte de la
volontй que se trouve le pйchй. L'ignorance elle-mкme n'est pas un pйchй. 7. De plus, saint
Augustin dit, dans le Libre Arbitre III, 19 "Il ne t'est pas imputй
а faute d'ignorer malgrй toi, mais seulement d'avoir nйgligй de savoir."
Donc c'est la nйgligence mкme de la science qui est un pйchй, et non l'ignorance. 8. De plus, tout
pйchй est soit un acte choisi par la volontй, soit un acte commandй par elle.
Or l'ignorance n'est pas йlicitйe par la volontй, puisqu'elle n'est pas dans la
volontй mais dans l'intelligence; de mкme, elle n'est pas impйrйe par la
volontй: l'ignorance, en effet, ne peut кtre voulue, car tous les hommes
dйsirent naturellement savoir. 9. De plus, tout
pйchй est volontaire. Or il n'y a de volontaire que dans le connaissant, comme
il est dit dans l'Йthique III, 4. Donc l'ignorance, qui exclut la
connaissance, ne peut кtre un pйchй. 10. De plus, tout
pйchй est effacй par la pйnitence. Or l'ignorance demeure aprиs la pйnitence. 11. De plus, aucun
pйchй ne demeure quant а l'acte, ni ne passe quant а la culpabilitй, si ce n'est
le pйchй originel. Or l'ignorance demeure quant а l'acte, mкme si la
culpabilitй a disparu. Йtant donc donnй qu'elle n'est pas le pйchй originel,
car il s'ensuivrait qu'alors elle existerait chez tous les hommes, il semble qu'elle
ne soit pas un pйchй. 12. De plus, l'ignorance
demeure continuellement chez l'ignorant. Si donc l'ignorance йtait un pйchй, il
s'ensuivrait qu'а chaque instant, l'ignorant pиche rait une infinitй de fois. En sens contraire: 1) Il est dit, dans
la Premiиre Йpоtre aux Corinthiens 14, 38 "Celui qui ignore, on l'ignorera",
а savoir par la rйprobation. Or une telle rйprobation est due au pйchй. Donc l'ignorance
est un pйchй. 2. De plus, saint
Augustin dit, dans le Libre Arbitre, que la sottise consiste "en l'ignorance
vicieuse de ce qu'il faut dйsirer et de ce qu'il faut fuir". Or tout ce
qui est vicieux est un pйchй. Donc il existe quelque ignorance qui est un
pйchй.
Rйponse: Il existe une diffйrence entre l'absence
de science, l'ignorance et l'erreur. Car l'absence de science implique
simplement le fait de ne pas savoir. L'ignorance, par contre, signifie parfois
la privation de science, et en ce sens, ne consiste en rien d'autre que de
manquer du savoir qu'il convient naturellement de possйder ce qui relиve de la raison
de toute privation. Il arrive parfois йgalement que l'ignorance comporte
quelque opposition а la science, et l'on parle d'une ignorance causйe par une
disposition perverse, par exemple lorsque quelqu'un possиde l'habitus de
principes faux et d'opinions erronйes, qui le dйtournent de la science de la
vйritй. Quant а l'erreur, elle consiste а reconnaоtre pour vrai ce qui est
faux; aussi ajoute-t-elle un acte а l'ignorance, car il peut y avoir ignorance
sans que l'on porte un jugement sur ce que l'on ne sait pas, et dans ce cas, on
est ignorant mais pas dans l'erreur; mais dиs que l'on porte un jugement faux
sur ce que l'on ignore, on est dit alors proprement dans l'erreur. Et parce que le pйchй consiste en un acte,
l'erreur a de toute йvidence raison de pйchй. Ce n'est pas, en effet, sans
prйsomption que quelqu'un porte un juge ment sur ce qu'il ignore, et surtout
dans les domaines oщ existe un danger de se tromper. Mais l'absence de science
ne comporte de soi raison ni de peine ni de faute: car, que l'on ignore ce qu'il
ne nous convient pas de savoir, ou ce que l'on n'est pas capable de savoir,
cela n'est ni une faute ni une peine. Aussi cette absence de science
existe-t-elle chez les anges bienheureux, comme le dit Denys dans la
Hiйrarchie Ecclйsiastique. Quant а l'ignorance, elle a de soi raison de
peine, mais toute ignorance n'a pas raison de faute, car ignorer ce que l'on n'est
pas tenu de savoir ne comporte pas de faute, tandis que l'ignorance qui fait
ignorer ce qu'on est tenu de savoir ne va pas sans pйchй. Or chacun est tenu de
savoir ce qui lui permet de se diriger dans ses propres actions. Aussi tout
homme est-il tenu de savoir les vйritйs qui relиvent de la foi, parce que la
foi dirige l'intention, et les prйceptes du dйcalogue, grвce auxquels il peut
йviter les pйchйs et faire le bien: aussi ont-ils йtй promulguйs par Dieu
devant tout le peuple comme le rap porte l'Exode 20, 22, tandis que Moпse et
Aaron apprirent du Seigneur les йlйments plus secrets de la loi. Outre cela,
chacun est tenu de savoir ce qui a trait а son office, ainsi l'йvкque ce qui
regarde sa charge йpiscopale, et le prкtre ce qui regarde sa charge
sacerdotale, et ainsi pour les autres. Et l'ignorance de ces points ne va pas
sans faute. On peut donc considйrer une telle ignorance
а un triple point de vue: d'une part en elle-mкme, et а ce point de vue, elle n'a
pas raison de faute, mais de peine. Car on a dit plus haut que le mal de la
faute consiste en la privation d'ordre dans un acte, alors que le mal de la
peine consiste en une privation de perfection dans le sujet qui agit; aussi la
privation de la grвce ou de la science, considйrйe en tant que telle, a-t-elle
raison de peine. D'autre part, on peut considйrer cette ignorance par rapport а
sa cause. De mкme en effet que la cause de la science consiste dans l'application
de l'вme au savoir, de mкme la cause de l'ignorance consiste а ne pas appliquer
l'вme au savoir, et le fait mкme de ne pas l'appliquer а connaоtre ce que l'on
est tenu de savoir est un pйchй d'omission. Aussi, si cette privation est
envisagйe avec la cause qui la prйcиde, il y aura pйchй actuel, de la maniиre
dont on dit que l'omission est un pйchй. Cette ignorance peut s'envisager enfin
par rapport а sa consйquence, elle est alors parfois cause de pйchй, comme on l'a
dit plus haut. L'ignorance peut aussi avoir un rapport
avec le pйchй originel, comme le dit Hugues de Saint-Victor (Des sacrements
I, part. VII, 27, 28, 29). Voici comment il faut l'entendre: il y a dans le
pйchй originel un йlйment formel, la privation de justice originelle, qui
concerne la volontй ; en effet, de mкme que par la justice originelle, qui
unissait la volontй а Dieu, se produisait un certain rejaillissement de
perfection sur les autres facultйs, de sorte que l’intelligence йtait йclairйe par
la connaissance de la vйritй, et que l’irascible et le concupiscible recevaient
leur rectitude de la raison, de mкme, а cause de la perte de la justice
originelle par la volontй, la connaissance de la vйritй fait dйfaut dans
l’intelligence, ainsi que la rectitude dans l’irascible et le concupiscible.
Ainsi, l’ignorance et le foyer de pйchй sont-ils les йlйments matйriels du
pйchй originel, et de mкme la conversion au bien passager dans le pйchй actuel.
Solutions des objections: 1. La privation de la
science et de la grвce a raison de faute, dans la mesure oщ elles sont
comprises en mкme temps que leur cause, qui appartient au genre des actes : en
effet, ne pas agir et agir sont compris dans le mкme genre, selon le principe
de saint Augustin. 2 et 3. Et par lа
apparaоt йgalement la solution aux objections 2 et 3. 4. Bien que
l’ignorance prive d’une certaine perfection de la raison, elle ne supprime
cependant pas la raison elle-mкme, par laquelle nous diffйrons des bкtes. C’est
pourquoi l’argument ne vaut pas. 5. La racine de tout
pйchй rйside dans la volontй, comme on l’a dit plus haut. Il ne s’ensuit pas
pour autant que l’acte voulu ne soit pas un pйchй. Aussi il ne s’ensuit pas non
plus que l’ignorance ne soit pas un pйchй, bien que la racine du pйchй rйside
dans la volontй d’ignorer. 6. Saint Augustin
parle ici du pйchй qui est commis par ignorance. Mais ce pйchй consiste parfois
dans la seule volontй de l’acte, et non dans l’ignorance elle-mкme: on a dit en
effet plus haut que toute ignorance n’est pas un pйchй, alors mкme qu’elle est
cause de pйchй. 7. L’ignorance qui
est tout а fait involontaire n’est pas un pйchй, et c’est ce que dit saint
Augustin : «Il ne t’est pas imputй а faute d’ignorer malgrй toi. » Cependant,
en ajoutant: «Mais tu es coupable si tu as nйgligй d’apprendre », il donne а
comprendre que l’ignorance a de quoi constituer un pйchй, а cause de la
nйgligence qui la prйcиde, et qui n’est autre que de ne pas appliquer son
esprit а savoir ce que l’on est tenu de savoir. 8. Rien ne s'oppose а
ce qu’une rйalitй soit voulue en elle-mкme et naturelle ment, et qu’on ne la
veuille cependant pas а cause de quelque circonstance. Ainsi celui qui veut
naturellement que soit conservйe l’intйgritй de son corps veut parfois
cependant qu’on lui coupe une main malade, s’il craint de mettre а cause d’elle
tout son corps en danger. Et de mкme, l’homme veut naturellement la science,
mais а cause du travail nйcessaire pour apprendre, ou afin de ne pas кtre
empкchй de commettre le pйchй qu’il aime, il y renonce. Et ainsi, l’ignorance
est commandйe d’une certaine faзon par la volontй. 9. Bien que
l’ignorant ne connaisse pas ce qu’il ignore, il connaоt cependant, soit son
ignorance elle-mкme, soit la raison pour laquelle il n’y renonce pas ; et
ainsi, l’ignorance peut кtre un pйchй volontaire. 10. Bien que
l’ignorance demeure aprиs la pйnitence, la culpabilitй de l’ignorance est
cependant supprimйe. 11. Le pйchй
d’ignorance ne consiste pas dans la seule privation de la science, mais dans
cette privation prise en mкme temps que la cause qui l’a prйcйdйe, c’est-а-dire
la nйgligence d’apprendre. Et si cette nйgligence demeurait dans son acte, la
culpabilitй ne disparaоtrait pas. Il existe cependant une ignorance avec laquelle
nous naissons tous, et qui appartient d'une certaine faзon au pйchй originel,
comme il a йtй dit. 12. De mкme que, dans
les autres pйchйs d'omission, on ne pиche pas continuellement quand on n'agit
pas, mais seulement au moment oщ l'on est tenu d'agir, il faut dire de mкme а
propos de l'ignorance.
ARTICLE
8: L'IGNORANCE EXCUSE-T-ELLE LE PЙCHЙ OU LE DIMINUE-T-ELLE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
19, article 6; Question 73, article 6; Question 76, article s 3-4 II Commentaire
des Sentences D. 22, Question 2, article 2; Quodlibet VIII, Question
6, article 5; Commentaire des Romains chapitre 1, lect. 7; Ad Tim.,
chapitre 1, lect. 3; De div. Nom., e. 4, lect. 12; V Commentaire de
l'Ethique 13.
Objections:
Il semble que non. 1. En effet, ce qui
aggrave le pйchй ne l'excuse ni en tout ni en partie. Or l'ignorance aggrave le
pйchй. Saint Augustin dit en effet а propos de ce passage de l'Йpоtre aux
Romains II, 4: "Ignores-tu que la bйnignitй de Dieu, etc.": "Tu
pиches trиs gravement si tu ne sais pas." L'ignorance n'excuse donc le
pйchй ni en tout ni en partie. 2. De plus, il est
dit dans le Dйcret C. XXIV, Question 1 que celui qui est entrй en
communion avec les hйrйtiques a commis un pйchй d'autant plus grave qu'il ne
savait pas que ceux-ci йtaient dans l'erreur. Ainsi donc l'ignorance aggrave le
pйchй et ne l'excuse pas. 3. De plus, l'ignorance
est une consйquence de l'ivresse. Or l'homme ivre qui, а cause de son ivresse,
a commis un homicide ou quelque autre pйchй, mйrite "un double chвtiment",
comme il est dit dans l'Йthique III, 11. Donc l'ignorance ne diminue
pas, mais augmente le pйchй. 4. De plus, le pйchй
ajoutй au pйchй devient plus grave. Or l'ignorance est elle-mкme un certain
pйchй, comme on l'a dit. Donc elle ne diminue pas, mais augmente le pйchй. 5. De plus, ce qui se
rencontre communйment dans tout pйchй ne diminue pas le pйchй. Or l'ignorance
se rencontre communйment dans tout pйchй car, comme il est dit dans l'Йthique
III, 3, tout homme mauvais est un ignorant, ce а quoi fait йcho ce qui est dit
dans les Proverbes 14, 22: "Ceux qui font le mal sont dans l'erreur."
Donc l'ignorance ne diminue ni n'excuse le pйchй. Cependant: Le pйchй consiste surtout dans le mйpris
de Dieu. Or l'ignorance diminue ce mйpris, ou mкme le supprime totalement. Donc
l'ignorance excuse le pйchй en totalitй ou en partie.
Rйponse: Puisqu'il est de la raison mкme du pйchй d'кtre
volontaire, l'ignorance excuse le pйchй en totalitй ou en partie, dans la
mesure oщ elle enlиve le caractиre volontaire. Or il faut remarquer que l'ignorance peut
enlever le caractиre volontaire de ce qui la suit, mais non de ce qui la
prйcиde. Йtant donnй que l'ignorance se situe dans l'intelligence, le rapport
de l'ignorance au volontaire peut кtre considйrй selon le rapport de l'intelligence
а la volontй: l'acte d'intelligence, en effet, prйcиde nйcessairement l'acte de
volontй, parce que le bien saisi par l'intelligence est l'objet de la volontй;
c'est pourquoi, si la connaissance de l'intelligence est фtйe par l'ignorance,
l'acte de volontй est supprimй, et alors le volontaire est supprimй pour ce qui
a trait а ce que l'on ignore. Aussi, si dans le mкme acte, il y a un йlйment
ignorй et un autre connu, cet acte peut кtre volontaire par rapport а ce qui
est connu, mais il demeure toujours involontaire par rapport а ce qui est
ignorй; soit que l'on ignore la difformitй de l'acte, par exemple si un homme
ignore que la fornication soit un pйchй, c'est volontairement qu'il l'accomplit,
mais ce n'est pas volontairement qu'il commet un pйchй; soit encore que l'on
ignore une circonstance de l'acte, ainsi quand quelqu'un s'unit а une femme qu'il
croit кtre la sienne, il s'unit bien volontairement а une femme, mais ce n'est
pas volontairement qu'il s'unit а une femme qui n'est pas la sienne. Et bien que l'ignorance soit toujours
cause du caractиre non volontaire, elle ne cause pas cependant toujours le
caractиre involontaire. Car c'est а cause de la seule absence d'un acte de
volontй que l'on parle de non volontaire, tandis que l'on parle d'involontaire
а cause du fait que la volontй est opposйe а ce qui arrive; aussi la tristesse
accompagne-t-elle l'involontaire, mais pas toujours le non volontaire. Il
arrive parfois, en effet, qu'un homme s'unisse а une femme qui n'est pas la
sienne en croyant qu'elle l'est, et bien qu'il ne veuille pas de faзon actuelle
s'unir а une autre femme, parce qu'il ignore qu'elle n'est pas sa femme, il le
veut pourtant de faзon habituelle et le voudrait de faзon actuelle s'il le
savait; aussi, en apprenant par la suite qu'elle n'йtait pas sa femme, il ne s'attriste
pas mais se rйjouit, а moins qu'il n'ait changй de volontй. Mais, en revanche, l'acte de volontй peut
prйcйder l'acte d'intelligence, comme lorsque quelqu'un veut penser а soi-mкme,
et pour la mкme raison, l'ignorance tombe sous l'influence de la volontй et
devient volontaire. Ceci peut se rйaliser de trois maniиres:
premiиrement, lorsque quelqu'un veut directement ignorer la science du salut
pour ne pas avoir а s'abstenir du pйchй qu'il aime; aussi parle-t-on en Job 21,
14, de certains hommes qui disent а Dieu: "Йcarte-toi de nous, nous ne
voulons pas connaоtre tes voies." En second lieu, on dit que l'ignorance
est indirectement volontaire, parce qu'on ne s'applique pas а connaоtre, et c'est
lа l'ignorance de nйgligence. Mais comme on ne dit que quelqu'un est nйgligent
que s'il omet de faire ce а quoi il est tenu, il ne paraоt pas relever de la
nйgligence que l'on n'applique pas son esprit а connaоtre n'importe quelle
chose, mais seulement ce qu'on est tenu de savoir, soit de faзon absolue et en
tout temps -aussi l'ignorance du droit est tenue pour une nйgligence -, soit
dans un cas particulier: ainsi celui qui tire des flиches dans un endroit oщ
les hommes ont l'habitude de passer se verra imputer comme une nйgligence de ne
pas avoir cherchй а savoir si, alors, quelqu'un passe. Et cette ignorance qui
se produit par nйgligence est jugйe volontaire. Troisiиmement, on parle d'une
ignorance volontaire par accident, dans le cas oщ l'on veut directe ment ou
indirectement un fait qui entraоne l'ignorance; de faзon directe, comme cela
est clair chez l'ivrogne qui veut boire du vin plus qu'il ne convient, ce qui
le prive de l'usage de la raison; de faзon indirecte, lorsque quelqu'un nйglige
de repousser les mouvements des passions qui s'йlиvent et qui, en se
dйveloppant, lient l'usage de la raison dans le choix des biens particuliers;
en vertu de quoi on dit que tout homme mauvais est un ignorant. Donc, puisque ce qui est causй par la
volontй est comptй pour volontaire dans le domaine moral, autant l'ignorance
elle-mкme est volontaire, autant elle est loin de causer le non volontaire, et
par consйquent, d'excuser le pйchй. Donc, lorsque quelqu'un veut de faзon
directe demeurer dans l'ignorance, afin de n pas кtre dйtournй du pйchй par son
savoir, une telle ignorance n'excuse pas le pйchй, ni en tout ni en partie,
mais l'augmente plutфt: c'est en effet а cause d'un grand amour du pйchй qu'il
arrive que l'on veuille souffrir un dйtriment dans le savoir, afin d'adhйrer
librement au pйchй. Mais lorsque quelqu'un veut ignorer de faзon indirecte
parce qu'il nйglige d'apprendre, ou mкme lorsqu'il veut l'ignorance par
accident, quand il veut de faзon directe ou indirecte ce qui entraоne l'ignorance,
une telle ignorance ne cause pas totalement l'involontaire dans l'acte qui va
suivre parce que, du fait mкme que cet acte procиde d'une ignorance qui est
volontaire, il est lui-mкme volontaire d'une certaine maniиre. Cependant, cette
ignorance antйcйdente diminue le caractиre volontaire: en effet, l'acte qui
procиde d'une telle ignorance est moins volontaire que si on l'avait choisi
sciemment, sans aucune ignorance; et c'est pourquoi une telle ignorance n'excuse
pas complиtement l'acte qui la suit, mais dans une certaine mesure. Mais il
faut pourtant remarquer que parfois, l'acte qui suit et l'ignorance qui prйcиde
ne constituent qu'un seul pйchй, comme on dit que la volontй et l'acte
extйrieur ne font qu'un pйchй. Aussi peut-il arriver que le pйchй ne soit pas
moins aggravй de par la volontй d'ignorer qu'il n'est excusй de par la
diminution du caractиre volontaire de l'acte. Si, par contre, l'ignorance n'est
volontaire sous aucun des modes dont on vient de parler, par exemple lorsqu'elle
est invincible et qu'elle existe sans aucun dйsordre de la volontй, elle rend
alors l'acte qui la suit complиtement involontaire.
Solutions des objections: 1. Cette parole de
saint Ambroise est expliquйe habituellement ainsi: tu pиches trиs gravement, c'est-а-dire
de faзon trиs dangereuse, si tu ne sais pas, car tandis que tu ignores que tu
pиches, tu ne cherches pas de remиdes. Ou il parle de l'ignorance affectйe, par
laquelle on veut ignorer afin de ne pas кtre arrachй au pйchй; ou il parle de l'ignorance
des bienfaits reзus, car ne pas mкme se prйoccuper de connaоtre les bienfaits
que l'on a reзus reprйsente le suprкme degrй de l'ingratitude; ou il parle de l'ignorance
des infidиles, qui est assurй ment en elle-mкme un trиs grave pйchй, bien que
le pйchй commis а cause d'une telle ignorance soit diminuй, selon ce que dit l'Apфtre
dans la Premiиre Lettre а Timothйe 1, 13: "J'ai obtenu misйricorde car j'ai
agi par ignorance, n'ayant pas la foi." 2. Cette autoritй
parle de l'ignorance des infidиles. 3. L'homme ivre qui
commet un homicide mйrite un double chвtiment parce qu'il commet deux pйchйs:
mais il pиche cependant moins en commettant l'homicide que s'il l'avait fait
sans avoir bu. 4. Mкme l'ignorance
qui est un pйchй dans la mesure oщ elle est volontaire diminue le caractиre
volontaire de l'acte qui suit, et par lа diminue le pйchй qui suit et il peut
se trouver mкme que l'ignorance enlиve plus de gravitй au pйchй qui s'ensuit qu'elle
n'en a en son pйchй. 5. Chez celui qui
pиche par habitus et par libre choix, une telle ignorance est parfaitement
affectйe, c'est pourquoi elle ne diminue pas le pйchй. Mais l'ignorance de
celui qui pиche par passion est volontaire par accident, comme on l'a dit, et
elle diminue le pйchй: c'est lа en effet pйcher par faiblesse, ce qui diminue
le pйchй.
ARTICLE
9: EST-IL POSSIBLE QUE QUELQU'UN PИCHE SCIEMMENT PAR FAIBLESSE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
77, article s 2-3; VII Commentaire de l'Ethique 3.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, nul n'est
dit faire une chose par faiblesse, lorsqu'il est bien йtabli dans sa volontй de
se prйserver de la faire. Or il est bien йtabli dans la volontй de quiconque
possиde la science de se prйserver du pйchй: il est dit, en effet, dans l'Ecclйsiastique
15, 16: "Si tu veux garder les commandements, ils te garderont." Donc
personne ne pиche sciemment par faiblesse. 2. De plus, personne
ne pиche par faiblesse, s'il est assistй d'un trиs puissant secours contre le
pйchй. Or, а tout homme qui possиde le savoir, ce secours trиs puissant est donnй,
а savoir la certitude de la science. Donc personne ne pиche sciemment par
faiblesse. 3. De plus, nulle
puissance ne peut se produire en acte, si ce n'est conformй ment а la nature de
son objet; ainsi la vue ne peut voir que des objets colorйs. Or le pйchй
consiste principalement dans l'acte de volontй, et l'objet de la volontй, c'est
le bien saisi par l'intelligence, comme il est dit dans le livre de l'Вme
III, 9. Il ne peut ainsi exister de pйchй dans l'acte de volontй, а moins qu'il
n'y ait quelque dйfaillance dans la saisie du bien. Or la science exclut une
telle dйfaillance; il n'est donc pas possible que quelqu'un pиche sciemment par
faiblesse. 4. De plus, la
volontй ne se porte que sur un bien ou un bien apparent, car le mal est
involontaire, comme le dit Denys dans les Noms Divins IV, 32. Or, dans la
mesure oщ la volontй se porte sur un vrai bien, il n'y a pas de pйchй en elle;
donc tout pйchй se trouve dans la volontй en tant qu'elle se porte sur un bien
apparent et non existant, ce qui ne peut se produire sans ignorance. Il est
donc impossible que quelqu'un pиche par faiblesse, s'il possиde la science. 5. Mais on peut dire
que celui qui possиde la science de l'universel peut кtre affectй d'ignorance
dans le domaine des applications particuliиres et qu'ainsi il pйchera: par
exemple, s'il sait de faзon gйnйrale qu'il ne faut jamais commettre la
fornication, il estimera cependant dans le cas prйsent qu'il le faut. -On
objecte а cela que, comme le prouve le Philosophe dans le Peri hermeneias
II, 14, les opinions qui portent sur des contradictoires sont aussi contraires
entre elles. Or une proposition universelle nйgative et une proposition
particuliиre affirmative sont contradictoires. Йtant donnй donc que personne ne
peut avoir en mкme temps des opinions contraires, car des contraires ne peuvent
en mкme temps exister dans le mкme sujet, il semble qu'il est impossible qu'un
homme pensant d'une faзon gйnйrale qu'il ne faut jamais commettre la
fornication, puisse en mкme temps penser que, dans tel cas particulier, on
doive la commettre. 6. Mais on peut dire
que des opinions qui portent sur des contradictoires sont contraires entre
elles, mais que la science n'est pas contraire а l'opinion, puis qu'elles n'appartiennent
pas au mкme genre. -On objecte а cela que la science est plus йloignйe de l'opinion
fausse que ne l'est l'opinion vraie, car l'opinion comporte la crainte du
contraire, et non la science. Si donc on ne peut avoir en mкme temps, avec une
opinion fausse, l'opinion contraire qui est vraie, bien moins encore
pourra-t-on avec elle avoir la science. 7. De plus, quiconque
sait une chose en gйnйral et sait que le particulier est compris dans le
gйnйral par induction, connaоt aussi le singulier, comme il est dit dans les Derniers
Analytiques I, 2; ainsi, celui qui sait que toutes les mules sont stйriles,
dиs qu'il sait que cet animal est une mule, sait en mкme temps qu'il est
stйrile. Or celui qui sait qu'il ne faut jamais commettre la fornication, а
moins qu'il ne sache aussi que tel acte est un acte de fornication, ne sera pas
rйputй pйcher sciemment, mais par ignorance. Si donc il ne pиche pas par
ignorance, sa science porte non seulement sur l'universel, mais aussi sur le
particulier. 8. De plus, les
paroles sont les signes des pensйes, comme le dit le Philosophe. Or si celui
qui choisit actuellement de commettre la fornication йtait interrogй, il
rйpondrait que c'est un pйchй et qu'il ne faut pas le faire. Donc il n'est pas
vrai qu'il ignore dans le cas particulier, alors qu'il sait en gйnйral, comme on
le disait. 9. De plus, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu XIV, 20 que la honte йteint la
concupiscence. Or la honte naоt de la science, donc la science йteint la
concupiscence. Comme la faiblesse de l'вme provient surtout de la
concupiscence, la science supprime donc le pйchй qui vient de la faiblesse. Il
n'est donc pas possible que quelqu'un pиche sciemment par faiblesse. 10. De plus, on dit
qu'il pиche sciemment, celui qui sait que ce qu'il fait est un pйchй. Or la
raison du pйchй consiste dans l'offense faite а Dieu, et considйrer l'offense
faite а Dieu rйprime la concupiscence, selon cette parole du Psaume 118, 120
"Pйnйtrez ma chair de votre crainte, car j'ai craint sous vos
jugements." Donc la science empкche le pйchй qui provient de la faiblesse
de la concupiscence, ce qui revient а ce que l'on a dit plus haut. 11. De plus, saint
Bиde compte la faiblesse parmi les quatre blessures consйcutives au pйchй, et
ainsi elle a raison de peine. Or la peine n'est pas cause du pйchй, mais elle
est plutфt ordonnйe а la correction des pйchйs. Donc le pйchй de celui qui sait
ne peut provenir de la faiblesse. 12. De plus, on
considиre que la faiblesse de l'вme est liйe aux passions dont le siиge est la
partie sensible. Or le pйchй consiste dans le consentement de la volontй, qui
se trouve dans la partie intellectuelle de l'вme. Or il faut qu'une cause soit
unie а son effet, puisque toute action se produit par un contact. Donc la
faiblesse ne peut кtre cause de pйchй. 13. De plus, un
principe actif reзoit des modifications plus notables d'un principe actif plus
proche que d'un principe plus йloignй. Or la science йtant dans l'intelligence
est plus proche de la volontй que la faiblesse ou la passion, qui se trouvent
dans la partie infйrieure qui est unie а la chair, selon saint Matthieu 26, 41:
"L'esprit est prompt, mais la chair est faible." Il ne semble donc
pas possible que l'homme qui pиche par faiblesse le fasse contre sa conscience. 14. De plus, la
partie supйrieure de l'вme, oщ se trouvent l'intelligence et la volontй,
commande aux parties infйrieures de l'вme oщ rйsident les passions, l'irascible
et le concupiscible, et mкme aux membres du corps. Or une faiblesse dans les
membres du corps ne modifie pas l'ordre de la volontй, mais seulement l'exйcution
de l'acte. Donc la faiblesse, qui se trouve dans l'irascible et le
concupiscible par l'infirmitй due aux passions, ne modifie pas non plus l'ordre
de la volontй. Donc il n'existe aucun pйchй qui vienne de la faiblesse. 15. De plus, par les
passions nous ne mйritons ni ne dйmйritons. Or le dйmйrite mкme est un pйchй.
Donc aucun pйchй ne provient d'une passion, qui est une faiblesse de l'вme. Cependant: 1. Saint Isidore
affirme dans le Souverain Bien II, 17 que certains pйchйs se commettent par
faiblesse. 2. De plus, l'Apфtre
dit dans l'йpоtre aux Romains 7, 5: "Les passions pйcheresses qui venaient
par la loi opйraient en mes membres afin de fructifier pour la mort." Or
ce qui fructifie pour la mort, c'est le pйchй, selon ce passage de l'йpоtre aux
Romains 6, 23: "Le salaire du pйchй, c'est la mort." Donc certains
pйchйs se commettent en raison des passions, qui sont une faiblesse de l'вme.
Rйponse: Il est communйment admis par tous que
certains pйchйs se commettent par faiblesse, et ceux-ci ne se distinguent pas des
pйchйs d'ignorance, s'il n'arrivait qu'un homme pиche sciemment par faiblesse.
Aussi faut-il concйder qu'il est possible que quelqu'un pиche sciemment par
faiblesse. Pour en avoir l'йvidence, il faut
considйrer d'abord ce que nous entendons par le terme de faiblesse; or il faut
le comprendre par analogie avec la faiblesse corporelle. En effet, le corps est
faible lorsque quelque humeur n'obйit pas а l'йnergie qui rйgit tout le corps,
par exemple quand une humeur est excessivement chaude ou froide, ou quelque
chose de ce genre. Or, de mкme qu'il y a une йnergie qui rйgit le corps, de
mкme la raison est faite pour rйgir toutes les affections intйrieures; aussi,
lorsqu'une affection n'est pas rйglйe selon la direction de la raison, mais
tombe dans l'excиs ou le dйfaut, on dit qu'il y a faiblesse de l'вme. Cela se
produit surtout avec les affections de l'appйtit sensible, qu'on appelle les
passions, comme la crainte, la colиre, le dйsir et les autres choses de ce
genre aussi les anciens appelaient-ils ces genres de passions de l'вme des
maladies de l'вme, comme le dit saint Augustin dans la Citй de Dieu XIV,
7. On dit donc que l'homme fait par faiblesse ce qu'il fait sous le coup de
quelque passion, comme la colиre, la crainte, le dйsir ou telle autre de ce genre. Or Socrate, comme le rapporte Aristote
dans l'Йthique VII, 2, considйrant la fermetй et la certitude de la
science, a affirmй que la science ne peut кtre dominйe par la passion, de sorte
que personne ne peut par passion accomplir quelque action qui s'oppose а sa
science; aussi faisait-il de toute vertu une science et de tout vice ou pйchй
une ignorance. Il en rйsultait que personne ne pйchait sciemment par faiblesse,
ce qui est manifestement contredit par ce que nous constatons chaque jour. C'est pourquoi il faut remarquer qu'il
existe bien des faзons de possйder la science: en gйnйral ou en particulier, de
faзon habituelle ou en acte. Il peut arriver d'abord, sous l'effet de la
passion, que la science possйdйe de faзon habituel le ne soit pas considйrйe de
faзon actuelle. Car il est йvident que toutes les fois qu'une puissance est
tendue vers son acte, une autre puissance est gкnйe ou totalement dйtournйe de
son acte: ainsi, lorsqu'on est attentif а йcouter quelqu'un, on ne remarque pas
un homme qui passe. Cela provient du fait que toutes les puissances sont
enracinйes dans une mкme вme unique, dont l'intention applique chaque puissance
а son acte propre; et de la sorte, lorsque quelqu'un s'est puissamment appliquй
а l'acte d'une puissance, son application а l'acte d'une autre puissance est
diminuйe. Ainsi donc, lorsque le dйsir sera puissant, ou la colиre ou quelque
autre passion de ce genre, l'homme sera gкnй pour considйrer ce qu'il sait. Il importe de remarquer en second lieu que
les passions de l'вme, se trouvant dans l'appйtit sensible, regardent les
actions particuliиres: l'homme en effet dйsire cette dйlectation, tout comme il
perзoit cette douceur. Or la science porte sur l'universel; et pourtant, la
science de l'universel n'est le principe d'un acte que ‘il s'applique au
particulier, parce que les actes visent les cas particuliers. Donc, lorsqu'une passion portant sur un
bien particulier est puissante, elle repousse le mouvement contraire de la
science а l'endroit de ce mкme bien, non seulement en dйtournant de la
considйration de la science, comme on l'a dit plus haut, mais mкme en la
rendant vaine а force de la contredire. Et ainsi celui qui se trouve sous l'empire
d'une passion puissante, mкme si, d'une certaine faзon, il a prйsent а l'esprit
ce qu'il faut faire en gйnйral, cette considйration est cependant empкchйe dans
le cas particulier. Il importe de remarquer en troisiиme lieu
que l'usage de la raison est liй par une certaine modification de l'organisme,
en sorte qu'on ne peut plus penser du tout, ou que l'on ne peut plus penser
librement, comme cela se voit clairement chez ceux qui dorment et chez les
fous. Or les passions produisent dans l'organisme une certaine modification qui
fait que, parfois, certains sont tombйs dans la folie а cause de la colиre, du
dйsir ou quelque autre passion de ce genre. Et c'est pourquoi, lorsque ces
passions sont violentes, elles lient d'une certaine faзon la raison par la
modification qu'elles produisent dans le corps, au point que celle-ci ne
possиde plus la libertй de jugement pour poser des actions parti culiиres. Et,
dans ces conditions, il n'y a aucun empкchement а ce que celui qui, de maniиre
habituelle, possиde la science de l'universel, pиche par faiblesse.
Solutions des objections: 1. C'est de la volontй
de l'homme qu'il dйpend de se prйserver du pйchй, mais celle-ci est affaiblie
dans ce rфle par la passion, de telle sorte que l'usage de la raison йtant liй
comme on l'a dit, elle ne veut pas parfaitement. 2. Bien que la
science soit en elle-mкme trиs certaine, pourtant, comme on l'a dit, la passion
l'empкche dans le cas particulier de pouvoir fournir son secours contre le
pйchй. 3. La volontй est mue
selon l'exigence du bien saisi par l'intelligence. Mais le fait que tel objet
particulier de dйsir soit saisi comme un bien selon le jugement de la raison
est parfois empкchй par la passion, comme on l'a dit. 4. La volontй tend
toujours vers un objet sous la raison de bien. Mais le fait qu'un objet
apparaisse bon, alors qu'il ne l'est pas, se produit parfois parce que le
jugement de la raison est vicieux mкme dans le domaine de l'universel, et alors
c'est un pйchй d'ignorance; cela se produit parfois aussi parce que ce juge
ment est empкchй par la passion dans le domaine du particulier, et alors c'est
un pйchй de faiblesse. 5. Il est impossible
que quelqu'un ait а la fois, de faзon actuelle, la science ou une opinion vraie
portant sur une proposition universelle affirmative, et une opinion fausse sur
une proposition particuliиre nйgative, ou inversement. Mais il peut bien
arriver que quelqu'un ait, de faзon habituelle, la science ou une opinion vraie
portant sur l'une des propositions contradictoires, et de faзon actuelle, une
opinion fausse а propos de l'autre: un acte en effet ne s'oppose pas а un
habitus, mais а un acte. 6. Et par lа apparaоt
йgalement la solution а l'objection 6. 7. Puisque l'acte de
pйchй ou de vertu dйpend du choix, que le choix est l'acte de la volontй dйjа
йclairйe par le conseil, et que le conseil, lui, est une certaine recherche, il
est nйcessaire que se produise dans tout acte de vertu ou de pйchй une certaine
dйduction а la maniиre d'un syllogisme. Or le syllogisme de l'homme tempйrant
diffиre de celui de l'intempйrant, celui du continent diffиre de celui de l'incontinent.
Le tempйrant, en effet, est mы seulement par le juge ment de sa raison: aussi
use-t-il d'un syllogisme а trois propositions, et il rai sonne de cette maniиre:
on ne doit jamais commettre de fornication, or cet acte est un acte de
fornication, donc il ne faut pas le commettre. Au contraire, l'intempйrant suit
complиtement sa concupiscence, et c'est pourquoi il use, lui aussi, d'un
syllogisme а trois propositions, en raisonnant ainsi: il faut jouir de tout ce
qui est dйlectable, or cet acte est dйlectable, il faut donc l'accomplir. Mais
aussi bien celui qui est continent que celui qui ne l'est pas sont mus en deux
sens: la raison tend а leur faire йviter le pйchй, mais la concupiscence tend а
le leur faire commettre; seulement, chez l'homme continent, c'est le jugement de
la raison qui triomphe, alors que chez l'incontinent, c'est le mouvement de la
concupiscence. L'un et l'autre se servent donc d'un syllogisme а quatre
propositions, mais pour des conclusions opposйes. En effet, le continent
raisonne ainsi: il ne faut commettre aucun pйchй, et il pose d'abord ce
principe selon le juge ment de la raison, alors que le mouvement de la
concupiscence agite dans son coeur le sentiment qu'il faut rechercher tout ce
qui est dйlectable; mais comme, chez lui, c'est le jugement de la raison qui l'emporte,
il raisonne et conclut conformйment au premier de ces principes: ceci est un
pйchй, il ne faut donc pas le faire. Au contraire, l'incontinent, chez qui l'emporte
le mouvement de la concupiscence, raisonne et conclut conformйment au second
principe: ceci est dйlectable, il faut donc le rechercher. Et un tel homme
pиche proprement par faiblesse. Aussi apparaоt-il avec йvidence que, bien qu'il
possиde la science des principes gйnйraux, il ne la possиde pas dans ce cas
particulier, car il ne raisonne pas selon la raison, mais selon la
concupiscence. 8. Comme le dit le
Philosophe dans l'Йthique VII, 3, de mкme que celui qui est ivre profиre
certaines choses qu'il ne pense pas cependant intйrieurement, de mкme celui qui
est vaincu par la passion, mкme s'il dit tout haut qu'il faut йviter cet acte,
juge cependant dans son coeur qu'il faut l'accomplir; aussi il dit une chose
extйrieurement et en pense intйrieurement une autre. 9. La science
triomphe certes parfois de la concupiscence, au moins en excitant la honte ou l'horreur
d'offenser Dieu. Mais cela n'empкche pas que, parfois aussi, la science soit
vaincue par la passion dans les applications particuliиres. 10. Par lа apparaоt
la solution а l'objection 10. 11. Toute peine
dйtourne du pйchй si on la prend en considйration, mais toute peine ne dйtourne
pas du pйchй en tant qu'elle est dйjа infligйe. En effet, la privation de la
grвce est une certaine peine, mais personne n'est dйtournй du pйchй par le fait
d'кtre privй de la grвce, mais parce qu'il considиre qu'il sera privй de la
grвce s'il pиche. Et il faut dire de mкme de l'ignorance. 12. Le consentement
en acte relиve bien de l'appйtit intellectuel, mais il ne se produit cependant
pas sans une application au particulier, domaine dans lequel les passions de l'вme
ont des possibilitйs trиs grandes. C'est pourquoi le consentement est parfois
modifiй par les passions. 13. La raison est
plus proche de la volontй que la passion, mais la passion est plus proche de l'objet
particulier du dйsir que la raison universelle. 14. L'вme commande au
corps comme а un esclave qui ne peut s'opposer а l'ordre du maоtre, tandis que
la raison commande а l'irascible et au concupiscible, comme le dit le
Philosophe dans la Politique 1, 3, avec un pouvoir royal ou politique, qui s'adresse
а des кtres libres. Et c'est pourquoi l'irascible et le concupiscible peuvent s'opposer
encore а l'ordre de la raison, comme les citoyens libres s'opposent parfois а l'ordre
de leur prince. 15. Par les passions,
nous ne mйritons ni ne dйmйritons, comme si le mйrite et le dйmйrite
consistaient principalement en elles; mais elles peuvent cependant aider ou
bien empкcher le mйrite ou le dйmйrite. ARTICLE
10: LE PЙCHЙ DE FAIBLESSE PEUT-IL КTRE IMPUTЙ COMME UNE FAUTE MORTELLE?
Lieux parallиles
dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question 77, article
s 7-8; V Commentaire de l'Ethique 13.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, on n'impute
comme faute mortelle rien de ce que l'homme fait non volontairement. Or l'homme
ne fait pas volontairement ce genre de pйchйs de faiblesse: l'Apфtre dit en
effet а leur sujet dans l'Йpоtre aux Galates 5, 17 "La chair convoite
contre l'esprit, de sorte que ce que vous voulez, vous ne le faites pas."
Les pйchйs de ce genre ne sont donc pas imputйs а l'homme comme faute mortelle. 2. De plus, aucune
puissance passive ne peut agir si elle n'est mue par son principe actif. Or il
convient proprement а la raison de mouvoir la volontй, et si le jugement de la
raison a йtй empкchй par la passion, il semble qu'il n'est pas au pouvoir de la
volontй d'йviter le pйchй; il ne lui est donc pas imputй comme faute mortelle. 3. De plus, la
passion de l'вme gкne plus directement la raison et la volontй que ne le fait
la passion corporelle. Or la passion corporelle excuse totalement de la faute
les actes commis de faзon dйsordonnйe, comme on le voit pour les actions de
ceux qui dorment ou qui sont fous. Donc, a fortiori, la passion de l'вme excuse
du pйchй. 4. Mais on pourrait
dire que la passion de l'вme est volontaire, alors que la passion du corps ne l'est
pas. -On objecte а cela que l'effet n'est pas supйrieur а la cause. Or, du fait
que la passion est volontaire, elle n'a pas raison de faute mortelle, mais
seulement vйnielle. Donc elle ne peut pas non plus causer de faute mortelle. 5. De plus, un
йvйnement ne confиre pas а un pйchй une gravitй infinie au point de rendre
mortel ce qui йtait de soi vйniel. Or la passion en elle-mкme ne serait pas un
pйchй mortel, si elle n'йtait suivie d'un mauvais choix; du fait donc qu'un
mauvais choix en est la consйquence, l'homme ne tombe pas dans la faute du
pйchй mortel. Et ainsi les pйchйs qui se commettent par faiblesse ne sont pas
mortels. Cependant: L'Apфtre dit dans l'йpоtre aux Romains 7,
5: "Les passions pйcheresses produisent dans nos membres des fruits de
mort." Or rien ne donne des fruits de mort que le pйchй mortel. Donc les
pйchйs qui se commettent par passion ou par faiblesse peuvent кtre mortels.
Rйponse: Puisqu'on commet parfois par faiblesse ou
par passion l'adultиre et nombre d'actions honteuses ou criminelles, comme
saint Pierre lorsqu'il a reniй le Christ par peur, il ne doit faire aucun doute
que des pйchйs accomplis par faiblesse soient parfois mortels. Pour en avoir l'йvidence, il faut considйrer
que la nйcessitй qui dйpend d'une condition soumise au pouvoir de la volontй n'enlиve
pas le caractиre de pйchй mortel. Ainsi, si on enfonce un glaive dans les
organes vitaux d'un homme, il est nйcessaire qu'il meure, mais ce coup de
poignard est volontaire: aussi la mort de celui qu est ainsi poignardй est
imputйe comme une faute mortelle а celui qui le frappe. Il faut en dire autant
dans la question posйe car, si l'on admet que la passion lie la raison, il est
nйcessaire que cela entraоne un choix vicieux, mais il est au pouvoir de la
volontй d'empкcher que la raison soit liйe. On a dit, en effet, que cette
ligature de la raison vient de la vйhйmence avec laquelle s'applique l'intention
de l'вme а l'acte de l'appйtit sensible, ce qui la dйtourne de considйrer en
particulier ce qu'elle sait en gйnйral de maniиre habituelle. Or appliquer ou
non son intention а un objet est au pouvoir de la volontй; aussi il est en son
pouvoir d'exclure cette ligature de la raison. Par consйquent, l'acte commis,
qui procиde de cette ligature de la raison, est volontaire, aussi n'excuse-t-il
pas la faute, mкme mortelle. Mais, si cette ligature de la raison par
la passion prenait de telles proportions qu'il ne serait plus au pouvoir de la
volontй de l'йcarter, par exemple, si а cause d'une passion de l'вme, quelqu'un
tombait dans la folie, on ne lui imputerait pas а faute tout ce qu'il
commettrait, pas plus qu'а un autre fou, а moins qu'on ne considиre le principe
de cette passion, qui a йtй volontaire: car il йtait au dйbut au pouvoir de la
volontй d'empкcher la passion de prendre de telles proportions ainsi un
homicide commis en йtat d'йbriйtй est imputй comme une faute а son auteur parce
que le principe de son ivresse a йtй volontaire.
Solutions des objections: 1. Ce que l'on fait
sous l'empire de la passion, on ne le veut pas au moment oщ l'on est libre de
passion. Mais justement, c'est la passion qui nous amиne а le vouloir, aprиs qu'elle
a liй la raison. 2. La volontй est non
seulement mue par l'objet saisi par la raison, liйe par la passion, mais il est
en son pouvoir d'йcarter cette ligature de la raison, comme il a йtй dit. Et
pour autant, ce qu'elle fait lui est imputй а faute. 3. Йcarter la passion
corporelle n'est pas au pouvoir de la volontй, comme il est en son pouvoir d'йcarter
la passion de l'вme, car la nature corporelle n'obйit pas а la volontй
rationnelle comme le fait l'appйtit sensible. C'est pourquoi le cas est
diffйrent. 4. Rien ne s'oppose а
ce qu'un acte ne soit pas en lui-mкme un pйchй mortel, et cependant qu'il le
devienne dans tel cas prйcis; ainsi, ne pas faire l'aumфne а un pauvre qui
meurt de faim est un pйchй mortel, alors qu'autrement ce n'en serait pas un. De
mкme, dans la question soulevйe, ne pas vouloir repousser une passion, mкme si
ce n'est pas de soi un pйchй mortel, en est cependant un dans le cas oщ cette
passion incline jusqu'au consentement au pйchй mortel. 5. Un йvйnement qui
se produit par la suite et qui est imprйvu ne confиre pas au pйchй une gravitй
infinie, mais un йvйnement conjoint et prйvu peut ajouter une gravitй infinie
et faire un pйchй mortel de ce qui ne le serait pas autrement ainsi, le fait de
tirer une flиche n'est pas un pйchй mortel, mais tirer une flиche qui cause
mort d'homme est un pйchй mortel. Et, de mкme, ne pas repousser une passion qui
incline au pйchй mortel ne va pas sans pйchй mortel.
ARTICLE
11: LA FAIBLESSE EST-ELLE CAUSE DE DIMINUTION OU D'AGGRAVATION DU PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
73, article 6; Question 77, article 6; V Commentaire de l'Ethique 3.
Objections: Il semble qu'elle l'aggrave. 1. La bonne passion
est en effet au mйrite ce que la mauvaise passion est au pйchй. Or la bonne
passion augmente le mйrite: il est en effet plus louable et plus mйritoire de
faire l'aumфne par compassion de misйricorde que sans ce sentiment, comme le
montre clairement saint Augustin dans la Citй de Dieu IX, 5. De mкme
donc, commettre un pйchй par passion est plus rйprйhensible et plus grave. Or
pйcher par passion, c'est pйcher par faiblesse, comme on l'a dit. La faiblesse
aggrave donc le pйchй. 2. De plus, йtant
donnй que tout pйchй a pour cause le dйsir, comme le dit saint Augustin, plus
grand est le dйsir avec lequel on pиche, plus grave semble кtre le pйchй. Or le
dйsir est une certaine passion de l'вme, et une faiblesse. Donc la faiblesse
aggrave le pйchй. 3. De plus, l'accroissement
de la cause accroоt aussi l'effet; ainsi une chaleur plus grande donne un
rйchauffement plus fort. Si donc la faiblesse est la cause du pйchй, il s'ensuit
qu'une faiblesse plus grande est la cause d'un pйchй plus grand. Donc la
faiblesse aggrave le pйchй. Cependant: Ce qui rend le pйchй pardonnable ne l'aggrave
pas, mais le diminue. Or c'est en raison de la faiblesse que l'on dit qu'un
pйchй est plus susceptible d'кtre par donnй. Donc la faiblesse n'aggrave pas le
pйchй, mais le diminue
Rйponse: Pйcher par faiblesse, c'est pйcher par
passion, comme on l'a dit. Or la passion de l'appйtit sensible se comporte de
deux maniиres par rapport au mouvement de la volontй: ou elle le devance, ou
elle le suit. La passion le prйcиde, ainsi lorsqu'а
cause d'elle, la volontй est inclinйe а vouloir quelque chose; et de la sorte,
la passion diminue le caractиre mйritoire et dйmйritoire, parce que le mйrite
et le dйmйrite rйsident dans un choix venant de la raison; or la passion
aveugle ou mкme lie le jugement de la raison. Et plus le jugement de la raison
a йtй pur, plus le choix est йclairй pour mйriter ou dйmйriter. Aussi celui qui
est portй а faire le bien par le jugement de sa raison agit de faзon plus
louable que celui qui y est portй par la seule passion de l'вme, car parfois,
ce dernier pourra se tromper en s'apitoyant d'une faзon qui ne convient pas. Et
de mкme, celui qui est portй а pйcher par dйlibйration de la raison pиche
davantage que celui qui y est inclinй par la seule passion de l'вme. Par contre, la passion est considйrйe
comme consйquente lorsque, par un mouvement puissant de la volontй, l'appйtit
infйrieur est mы а la passion. Et dans ce cas, la passion ajoute au mйrite ou
au dйmйrite, parce que cette passion est le signe que le mouvement de la
volontй est plus intense. Et sous ce rapport, il est vrai que celui qui fait l'aumфne
avec une compassion plus grande mйrite davantage, et que celui qui pиche avec
un dйsir plus grand pиche davantage, parce que c'est le signe que le mouvement
de volontй est plus intense. Mais ce n'est pas faire le bien ou pйcher par
passion, mais plutфt кtre affectй du choix du bien ou du mal.
Solutions des objections: 1 et 2. Par lа apparaоt la rйponse aux objections
1 et 2. 3. Il est de la
nature du pйchй d'кtre volontaire. Or on dit volontaire ce dont le principe
rйside dans l'agent lui-mкme. Et ainsi, plus le principe intйrieur est
puissant, plusieurs pйchй aussi devient grave; mais plus le principe extйrieur
est puissant, plus le pйchй est diminuй. Or la passion est un principe
extrinsиque а la volontй, alors que le mouvement de la volontй est un principe
intйrieur. C'est pourquoi, plus le mouvement de la volontй a portй puissamment
au pйchй, plus le pйchй est grave; mais plus la passion a йtй puissante а
pousser а pйcher, moins le pйchй est grave.
ARTICLE
12: PEUT-ON PЙCHER PAR MALICE OU PAR SCIENCE CERTAINE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
78, article 1; II Commentaire des Sentences D. 43, article 1; De Malo,
Question 2, article 8, ad. 4; Question 14, ad. 7-8.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, l'homme
a pour intention d'agir de science certaine, selon ce que dit Denys dans les
Noms Divins IV, 19: "Nul n'a l'intention formelle de faire le mal."
Donc personne ne fait le mal de science certaine. 2. De plus, une
puissance ne peut кtre mue que vers son objet. Or l'objet de la volontй est le
bien saisi par l'intelligence. Donc nul ne peut vouloir ce qu'il sait кtre mal,
et ainsi nul ne peut pйcher de science certaine. 3. Mais on peut dire
que la volontй se porte vers un bien auquel est joint un mal et, dans cette
mesure, on dit qu'elle se porte vers un mal. -On objecte а cela que ce qui n'est
pas sйparй dans la rйalitй peut кtre sйparй dans l'activitй de l'вme, aussi
bien par l'intelligence que par la volontй: nous pouvons en effet penser а un
rond sans matiиre sensible et il peut arriver que quelqu'un veuille кtre abbй
sans кtre moine. Donc, mкme si un mal est joint а un bien, il n'est pourtant
pas nйcessaire, semble-t-il, que la volontй se porte vers le mal, du fait qu'elle
se porte vers le bien auquel est joint ce mal. 4. De plus, la
dйfinition ne se fait pas а partir de ce qui est accidentel, mais de ce qui
appartient proprement а une rйalitй, car c'est par lа que l'on juge d'une
chose. Or, du fait que quelqu'un veut un objet en lui-mкme, on ne dit pas qu'il
veut ce qui est joint а cet objet, si ce n'est par accident; ainsi, celui qui
aime le vin а cause de sa douceur n'aime le vin que par accident. Et ainsi,
celui qui veut un bien auquel est joint un mal, ne veut ce mal que par
accident. On ne doit donc pas dire qu'il pиche par malice, comme s'il voulait
le mal. 5. De plus, quiconque
pиche par faiblesse veut le mal qui est joint а un certain bien. Si donc l'on
dit pour cette raison qu'il pиche par malice, il s'ensuit йgale ment que celui
qui pиche par faiblesse pиche par malice, ce qui йvidemment est faux. 6. Mais on peut dire
que la volontй de celui qui pиche par malice se porte d'elle-mкme vers le mal,
comme on l'a dit, mais non la volontй de celui qui pиche par faiblesse elle est
en quelque sorte mue par la passion. -On objecte а cela que se porter de
soi-mкme vers un objet, c'est кtre inclinй vers lui de par sa forme et sa
nature, ainsi ce qui est lourd tend de lui-mкme vers le bas. Or la volontй, de
par sa forme et sa nature, ne tend pas au mal, mais plutфt au bien. Donc la
volontй ne peut tendre d'elle-mкme au mal, et ainsi nul ne pиche par malice. 7. De plus, la
volontй se porte d'elle-mкme vers le bien, entendu selon la rai son commune de
bien; il faut donc qu'elle tende vers les diffйrents biens en йtant inclinйe
par quelque autre principe dйterminant. Or il existe des diffйrences dans le
bien: le bien vйritable et le bien apparent. Vers un bien vйritable, la volontй
se porte par le jugement de la raison. Donc, de mкme, elle ne tend pas d'elle-mкme
vers un bien apparent auquel est joint un mal, mais elle y est inclinйe par
quelque autre principe. Donc nul ne pиche par malice. 8. De plus, la malice
est tantфt mise pour la faute, en tant qu'elle s'oppose а la vertu, tantфt pour
la peine, selon ce que dit saint Bиde: il y a quatre choses qu'on contracte par
le pйchй: l'ignorance, la faiblesse, la malice et la concupiscence. Mais on ne
peut dire que quelqu'un pиche par malice entendue au sens de faute, parce qu'alors
la mкme rйalitй serait cause d'elle-mкme, c'est-а-dire que la malice serait
cause de la malice. Et on ne peut dire non plus que quelqu'un pиche par malice
entendue au sens de peine, car toute peine relиve de la raison de faiblesse, et
ainsi pйcher par malice reviendrait а pйcher par faiblesse, ce qui ne convient
pas. Donc nul ne pиche par malice. 9. De plus, il arrive
parfois qu'un homme commette un pйchй trиs lйger en le sachant parfaitement,
par exemple en disant une parole oiseuse ou un mensonge en plaisantant. Or le
pйchй qui vient de la malice est qualifiй d'extrкmement grave. Donc pйcher en
le sachant vraiment n'йquivaut pas а pйcher par malice. 10. De plus, Denys
dit dans les Noms Divins IV, 31 que le bien est le principe et la fin de
toute action. Or ce qui fait que quelqu'un pиche est soit un principe intйrieur
qui incline а pйcher, comme l'habitus, la passion ou quelque principe de ce
genre, soit la fin visйe. Donc personne ne pиche par malice. 11. De plus, si
quelqu'un pиche par malice, cela semble кtre surtout le cas de celui qui
choisit de pйcher. Or, selon saint Jean Damascиne, tout pйchй provient d'un
choix. Donc tout pйchй proviendrait de la malice. 12. De plus, la
malice s'oppose а la vertu; et comme la vertu est un habitus, la malice en est
un aussi, puisque les contraires appartiennent au mкme genre. Or certains
habitus vertueux se situent dans l'irascible et le concupiscible, comme la
tempйrance et la force, dont le Philosophe dit dans l'Йthique III, 19 qu'elles
se situent dans les parties non rationnelles. Or faire un choix ne revient pas
а ces puissances de l'вme, mais au libre arbitre. On ne doit donc pas dire que
le pйchй qui se commet par choix provient de la malice. 13. De plus, il
semble que ce que veut celui qui pиche par malice, c'est pйcher et faire le
mal. Or cela n'est pas possible, car on n'йteint jamais la syndйrиse, qui
proteste toujours а cause du mal. Donc nul ne pиche par malice. Cependant: 1. Il y a ce qui est
dit en Job 34, 27: "Ils se sont dйtournйs de Dieu comme de propos dйlibйrй
et ils n'ont plus voulu comprendre ses voies." Or se dйtourner de Dieu, c'est
pйcher. Donc certains pиchent de propos dйlibйrй, ce qui revient а pйcher par
malice. 2. De plus, saint
Augustin dit dans les Confessions II, 6 que, lorsqu'il volait une pomme,
ce n'йtait pas la pomme elle-mкme qu'il aimait, mais son dйlit, c'est-а-dire le
vol lui-mкme. Or aimer le mal en lui-mкme, c'est pйcher par mali ce. On pиche
donc par malice. 3. De plus, l'envie
est une forme de malice. Or certains pиchent par envie. Donc certains pиchent
par malice.
Rйponse: Comme le dit le Philosophe dans l'Йthique
III, 11, certains ont affirmй que personne n'est volontairement mauvais. A leur
encontre, il affirme au mкme livre qu'il n'est pas raisonnable de dire qu'un
homme veuille commettre l'adultиre et qu'il ne veuille pas кtre pйcheur. La
raison en est qu'on dit une chose volontaire, non seulement lorsque la volontй
s'y porte directement et par elle-mкme comme vers sa fin, mais aussi lorsqu'elle
s'y porte comme vers un moyen qui permet d'obtenir une fin; ainsi, le malade ne
veut pas seulement recouvrer la santй, mais il veut aussi boire un remиde amer,
ce qu'il ne voudrait jamais en d'autres circonstances, et cela pour recouvrer
la santй; de mкme, le marchand jette volontairement а la mer sa marchandise
afin que le navire ne pйrisse pas. Si donc il arrive qu'un homme veuille
jouir d'un plaisir, par exemple l'adultиre ou quelque autre jouissance de ce
genre, au point d'accepter la difformitй du pйchй, qu'il sait кtre attachй au
bien qu'il veut, on dit non seulement qu'il veut ce bien convoitй de maniиre
principale, mais йgalement cette difformitй elle-mкme, qu'il choisit de subir
pour ne pas кtre privй du bien dйsirй. Aussi l'adultиre veut de faзon
principale la dйlectation, et de faзon secondaire la difformitй du pйchй, comme
saint Augustin en donne un exemple dans le Sermon du Seigneur sur la
Montagne II, 14: quelqu'un, par amour d'une servante, endure volontairement
la dure servitude de son maоtre. Or le fait qu'un homme veuille un bien
passager au point de ne pas refuser de se dйtourner du bien immuable peut se
produire de deux faзons. D'une part, parce qu'il ignore qu'une telle aversion а
l'йgard de Dieu est insйparable de ce bien passager, et alors on dit qu'il
pиche par ignorance; d'autre part, cela vient d'un principe inclinant
intйrieurement la volontй vers ce bien. Or il existe un double mode selon
lequel une rйalitй est inclinйe vers une autre. D'une part, comme subissant l'action
d'un autre, ainsi lorsqu'une pierre est projetйe en l'air; d'autre part, en
vertu de sa forme propre, et dans ce cas, elle s'y incline elle-mкme, comme
lorsque la pierre tombe vers le bas. De mкme, la volontй est inclinйe vers un
bien passager auquel est liйe la difformitй du pйchй, parfois par une passion,
et dans ce cas, on parle d'un pйchй de faiblesse, comme on l'a dit plus haut;
et parfois par un habitus, lorsque la coutume de s'incliner vers ce bien est
dйjа passйe en elle а l'йtat d'habitus et de nature: et alors, c'est d'elle-mкme,
par son mouvement propre et sans aucune passion qu'elle s'y incline. C'est en
cela que consiste le fait de pйcher par choix, ou de propos dйlibйrй, ou par
science certaine, ou encore par malice.
Solutions des objections: 1. Aucun agent n'a l'intention
de faire le mal, en le voulant principalement. Mais cependant un mal devient
volontaire par consйquence pour celui qui ne refuse pas de tomber dans le mal
afin de jouir du bien convoitй. 2. La volontй se
porte toujours principalement sur quelque bien, et а cause de la violence de ce
mouvement portant sur un bien, il arrive qu'elle accepte le mal qui est joint а
ce bien. 3. Il arrive parfois
que la volontй se porte sur un bien auquel un mal est joint, et qu'elle ne se
porte pas cependant sur ce mal: par exemple, si quelqu'un dйsire le plaisir qui
se trouve dans l'adultиre, mais refuse la difformitй de cet acte, et а cause de
cela, renonce mкme au plaisir. Mais il arrive aussi parfois qu'а cause du
plaisir, on accepte mкme volontairement la difformitй du pйchй. 4. Si ce qui est
joint au bien que l'on dйsire principalement est imprйvu et ignorй, cela n'est
pas voulu, si ce n'est par accident; ainsi celui qui pиche par ignorance veut
ce qu'il ignore кtre un pйchй, alors que c'en est pourtant un en toute vйritй:
en effet, il ne veut le mal que par accident. Mais s'il sait que c'est un mal,
il le veut alors par consйquence, comme on l'a dit, et non seulement par
accident. 5. Lorsqu'on dit que
quelqu'un pиche par ceci ou cela, on donne а comprendre par lа le principe
premier du pйchй. Or, chez celui qui pиche par faiblesse, la volontй de faire
le mal n'est pas le premier principe du pйchй, mais elle est causйe par la
passion; par contre, chez celui qui pиche par malice, la volontй de faire le
mal est le premier principe du pйchй, car c'est de lui-mкme et par un habitus
propre qu'il est inclinй а vouloir le mal, et non а cause de quelque principe
extйrieur. 6. La forme par
laquelle agit celui qui pиche est, non seulement la facultй volontaire
elle-mкme, mais aussi l'habitus qui incline intйrieurement а la faзon d'une
certaine nature. 7. Et par lа apparaоt
йgalement la solution а l'objection 7. 8. Lorsqu'on dit que
quelqu'un pиche par malice, la malice peut кtre entendue ici, ou bien comme l'habitus
qui est opposй а la vertu, ou comme la faute, dans la mesure oщ l'acte
intйrieur de la volontй, ou йlection, est appelй faute et est la cause de l'acte
extйrieur: c'est pourquoi il ne s'ensuit pas qu'une mкme rйalitй soit cause d'elle-mкme. 9. La malice s'oppose
а la vertu, qui est une bonne qualitй de l'вme; or le pйchй vйniel n'est pas
contraire а la vertu: aussi, si quelqu'un commet de propos dйlibйrй un pйchй
vйniel, il ne le fait pas par malice. 10. Le bien est
premiиrement et principalement le principe et la fin de l'action, mais en
second lieu et par consйquence, le mal aussi peut кtre voulu, comme on l'a dit. 11. Mкme dans le
pйchй de faiblesse, il peut y avoir un choix, mais qui cependant n'est pas le
premier principe qui conduit au pйchй, puisqu'il est causй par la passion. C'est
pourquoi on ne dit pas qu'un tel homme pиche par choix, bien que c soit en choisissant
qu'il pиche. 12. De mкme que la
passion qui se situe dans l'irascible et le concupiscible est cause du choix,
dans la mesure oщ elle lie pour un temps la raison, de mкme l'habitus qui se
situe dans ces puissances est cause du choix, dans la mesure oщ il lie la
raison, non plus а la maniиre d'une passion passagиre, mais а la maniиre d'une
forme immanente. 13. Appartiennent а
la syndйrиse les principes universels du droit naturel, а propos desquels nul
ne commet d'erreur; mais chez celui qui pиche, la raison est liйe par la
passion ou l'habitus pour ce qui concerne les choix particuliers. Quant aux objections contraires, bien qu'elles
concluent de faзon vraie, il faut cependant remarquer dans le second argument
que, lorsque saint Augustin dit qu'il aimait la faute elle-mкme et non le fruit
qu'il volait, cela ne doit pas кtre compris comme si la faute elle-mкme ou la
difformitй du pйchй pouvaient кtre voulues en premier lieu et pour elles-mкmes;
mais ce qui йtait voulu d'abord et en lui-mкme, c'йtait soit de se comporter
comme les autres, soit de faire une expйrience, soit de faire quelque chose en
dйpit de l'interdiction, soit quelque chose de ce genre. Dans le troisiиme
argument, il faut noter qu'on ne peut pas appeler pйchй de malice tout pйchй
qui est causй par un autre pйchй, car il peut arriver que ce premier pйchй qui
est cause de l'autre soit commis par faiblesse ou par passion, alors que pour
quelqu'un qui pиche par malice, il est nйcessaire que la malice soit le premier
principe qui conduit au pйchй, comme on l'a dit.
ARTICLE
13: LE PЙCHЙ DE MALICE EST-IL PLUS GRAVE QUE CELUI DE FAIBLESSE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
78, article 4; II Commentaire des Sentences D. 43, article 4; VII Commentaire
de l'Ethique 8.
Objections: Il semble que non. 1. Il est dit en
effet dans l'Apocalypse 3, 15-16: "Si au moins tu йtais chaud ou froid;
mais tu es tiиde et je vais te vomir de ma bouche." Il semble qu'est chaud
celui qui fait le bien, tiиde celui qui pиche par faiblesse, comme l'incontinent,
et tout а fait froid celui qui pиche par malice, comme l'intempйrant. Il est
donc plus dangereux de pйcher par faiblesse que par malice. 2. De plus, il est
dit dans l'Ecclйsiastique 42, 14: "Mieux vaut la mйchancetй de l'homme qu'une
femme qui fait le bien", ce qui signifie pour certains qu'il faut entendre
par l'homme celui qui agit de faзon йnergique et forte, par la femme celui qui
agit de faзon relвchйe et tiиde. Or le premier cas semble bien convenir а l'intempйrant,
qui agit par malice, comme on l'a dit, et le second а l'incontinent, qui pиche
par faiblesse. Il est donc pire de pйcher par faiblesse que par malice. 3. De plus, dans les Confйrences
des Pиres IV, 19, il est dit qu'un pйcheur parvient plus facilement а la
ferveur de la perfection qu'un moine relвchй et tiиde. Or est pйcheur surtout
celui qui agit par malice, alors qu'est relвchй celui qui a des faiblesses en
agissant. Il est donc pire de pйcher par faiblesse que par malice. 4. De plus, il est
trиs gravement en danger, le malade а qui ne peuvent profiter ni la nourriture
ni les remиdes qui aident les autres. Or ni la science ni le bon propos ne
profitent а l'incontinent qui pиche par faiblesse, car ils sont йcartйs par la
passion: il pиche donc de faзon trиs dangereuse. 5. De plus, plus on
est portй а pйcher par une passion violente, moins on pиche gravement. Or l'impulsion
qui provient de l'habitus est plus forte que celle qui provient de la passion.
Donc celui qui est inclinй au pйchй par un habitus et qui pиche par malice,
comme on l'a dit, pиche moins que celui qui y est inclinй par une passion et
dont on dit qu'il pиche par faiblesse. 6. De plus, celui qui
pиche par malice est portй au mal par une forme qui lui est inhйrente, et qui
meut par mode de nature. Or, dans la mesure oщ on est mы naturellement а une
action, on y est mы par nйcessitй et non volontairement. Donc celui qui pиche
par malice certaine ne pиche pas volontairement; il ne pиche donc pas du tout
ou en peu de chose seulement. Cependant: Ce qui incline а la misйricorde diminue le
pйchй. Or la faiblesse incline а la misйricorde, selon ce verset du Psaume 102,
13-14: "Le Seigneur a eu pitiй de ceux qui le craignent, il sait de quoi
nous sommes faits." Tout pйchй de faiblesse est donc plus lйger que le
pйchй commis par malice.
Rйponse: Le pйchй commis par malice, toutes choses
йgales par ailleurs, est plus grave que celui commis par faiblesse. La raison
en ressort de trois points. Premiиrement, comme on appelle volontaire
ce dont le principe est interne, plus le principe d'un acte est intйrieur а l'agent,
plus il est volontaire, et par consйquent, si l'acte est mauvais, plus c'est un
pйchй. Or il est clair par ce qu'on a dit prйcйdemment, que lorsque quelqu'un
pиche par passion, le principe du pйchй est la passion, qui se situe dans l'appйtit
sensible, et ainsi ce principe est extйrieur а la volontй; tandis que lorsque
quelqu'un pиche par habitus, ce qui revient а pйcher par malice, alors la
volontй tend par elle-mкme а l'acte du pйchй, comme dйjа totalement portйe а l'acte
du pйchй par l'habitus par mode d'inclination naturelle; aussi le pйchй est
plus volontaire, et par consйquent, plus grave. Deuxiиmement parce que, chez celui qui
pиche par faiblesse ou par passion, la volontй est inclinйe а l'acte du pйchй
tant que dure la passion mais, sitфt qu'elle est passйe, et elle passe vite, la
volontй revient de cette inclination et retrouve le propos du bien, en se
repentant du pйchй commis. Au contraire, chez celui qui pиche par malice, la
volontй est inclinйe au pйchй tant que demeure l'habitus, qui ne passe pas,
mais perdure comme une forme devenue dйsormais immanente et connaturelle: aussi
ceux qui pиchent de la sorte persйvиrent dans la volontй de pйcher et ne se
repentent pas facilement. C'est pourquoi le Philosophe, dans l'Йthique
VII, 8, compare l'intempйrant а quelqu'un qui est continuellement accablй par
une maladie, comme le phtisique ou l'hydropique, tandis qu'il compare l'incontinent
а celui qui est atteint а certains moments et non de faзon continue, comme l'йpileptique.
Ainsi il apparaоt clairement que celui qui pиche par malice pиche de faзon plus
grave et plus dangereuse que celui qui le fait par faiblesse. En troisiиme lieu, parce que celui qui
pиche par faiblesse a une volontй ordon nйe vers une fin bonne, car il se
propose le bien et le recherche, mais s'йcarte parfois de son propos а cause de
la passion; celui au contraire qui pиche par malice a une volontй ordonnйe а
une fin mauvaise, car il a le ferme propos de pйcher. Or il est йvident, comme
le dit le Philosophe dans les Physiques II, 15, que la fin, dans les
rйalitйs que l'on peut vouloir et faire, est comme le principe dans les
matiиres spйculatives. Or celui qui se trompe sur les principes serait dans une
ignorance trиs grave et trиs dangereuse, parce qu'il ne peut кtre ramenй а la
vйritй par des principes antйrieurs. Par contre, celui qui se trompe seulement
sur les conclusions peut y кtre ramenй par les principes, sur lesquels il ne se
trompe pas. Ainsi donc, c'est de maniиre trиs grave et
dangereuse que pиche celui qui le fait par malice, et il ne peut pas кtre
facilement ramenй sur le droit chemin, contrairement а celui qui pиche par
faiblesse, et chez qui demeure au moins un bon propos.
Solutions des objections: 1. Dans ce passage, c'est
l'infidиle qui est qualifiй de froid, lui qui bйnйficie d'une certaine excuse
du fait qu'il pиche par ignorance, selon ce que dit l'Apфtre dans la Premiиre
Lettre а Timothйe 1, 13: "J'ai obtenu misйricorde, parce que j'ai agi par
ignorance, n'ayant pas la foi." Par contre, c'est le chrйtien pйcheur qui
est appelй tiиde, lui qui pиche plus gravement pour le mкme genre de pйchй,
selon ce que dit l'Apфtre dans l'йpоtre aux Hйbreux 10, 29: "Quel
chвtiment plus grand, pensez-vous, mйrite celui qui aura tenu pour impur le
sang de l'alliance, etc." Donc cette autoritй n'est pas invoquйe а bon
droit. 2. D'aprиs la Glose,
on appelle dans ce passage homme celui qui s'avиre prudent et diligent et qui,
mкme s'il pиche parfois, tire cependant de ce pйchй mкme une occasion de bien,
par exemple d'humilitй et de plus grande prudence. Par contre, on appelle femme
l'imprudent qui tire du bien qu'il fait une occasion de danger pour lui,
puisque cela le fait dйchoir par l'orgueil. On peut dire йgale ment, selon le
sens littйral, que "mieux vaut la mйchancetй de l'homme", c'est-а-dire
un homme mauvais а frйquenter, "que la femme qui fait le bien"; en
effet, l'homme est plus facilement prйcipitй dans le pйchй а cause de sa
familiaritй avec une femme bonne qu'avec un homme mauvais. Et cela apparaоt
claire ment de ce qui est dit prйcйdemment: "Ne demeurez pas au milieu des
femmes", et de ce qui suit: "La femme couvre de honte et amиne l'opprobre."
C'est pourquoi cet argument ne vaut pas pour notre question. 3. Celui qui est
relвchй en faisant le bien est incomparablement meilleur que celui qui fait le
mal. Et c'est justement pourquoi il arrive que le pйcheur, en considйrant le
mal qu'il commet, est parfois soulevй avec tant de force contre celui-ci qu'il
avance dans la ferveur de la perfection; mais celui qui accomplit le bien,
quoique de faзon relвchйe, n'a rien dont il doive beaucoup s'йpouvanter, aussi
il se repose davantage dans son йtat, et il n'est pas facilement portй а s'amйliorer. 4. Celui qui pиche
par faiblesse, bien qu'il ne soit pas aidй par la science ou le bon propos
tandis qu'il pиche, peut cependant кtre aidй facilement ensuite, en prenant peu
а peu l'habitude de rйsister а la passion. Par contre, celui qui pиche par
malice se convertit difficilement, de mкme que celui qui se trompe sur les
principes, comme on l'a dit. 5. L'impulsion qui
provient de la passion diminue le pйchй, car elle vient en quelque sorte de l'extйrieur.
Par contre, l'impulsion qui vient de la volontй augmente le pйchй: en effet, plus
le mouvement de la volontй entraоne violemment au pйchй, plus on pиche
gravement. Quant а l'habitus, il rend le mouvement de la volontй plus violent,
et c'est pourquoi celui qui pиche par habitus pиche plus gravement. 6. L'habitus de la
vertu est une forme de l'вme rationnelle; or toute forme est dans un sujet
selon le mode de ce qui la reзoit. Йtant donnй qu'il convient а la nature de la
crйature raisonnable de possйder le libre arbitre, l'habitus de la vertu ou du
vice n'incline donc pas la volontй par nйcessitй, au point qu'on ne puisse agir
contre la nature de l'habitus; mais il est difficile d'agir contre ce а quoi
incline l'habitus.
ARTICLE
14: TOUT PЙCHЙ DE MALICE EST-IL LE PЙCHЙ CONTRE LE SAINT ESPRIT?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
14, article 1; II Commentaire des Sentences D. 43, article s l-2; Quodlibet
II, Question 8; Commentaire sur saint Matthieu, chapitre 12; Commentaire
de Romains, chapitre 2, lect. 1.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, le pйchй
contre le Saint Esprit est un pйchй de la langue, ainsi qu'il apparaоt par ce
qui est dit en saint Matthieu 12, 32: "Celui qui aura dit une parole
contre le Saint Esprit, etc." Par contre, le pйchй de malice peut кtre
aussi un pйchй du coeur ou des oeuvres. Tout pйchй de malice n'est donc pas un
pйchй contre le Saint Esprit. 2. De plus, le pйchй
contre le Saint Esprit est un genre spйcial de pйchй: il a en effet des espиces
dйterminйes, comme cela est exposй par le Maоtre dans les Sentences II,
D. 43, а savoir l'obstination, le dйsespoir et autres dispositions de ce genre.
Or le pйchй de malice n'est pas un genre spйcial de pйchй: il arrive en effet,
pour n'importe quel genre de pйchй, que l'on pиche par malice, de mкme que par
faiblesse et par ignorance. Tout pйchй de malice n'est donc pas un pйchй contre
le Saint Esprit. 3. De plus, le pйchй
contre le Saint Esprit est un pйchй de blasphиme, comme il apparaоt dans ce
passage de saint Luc 12, 10: "A celui qui aura blasphйmй contre l'Esprit
Saint, il ne lui sera pas remis." Or le blasphиme est un pйchй
particulier. Donc, comme le pйchй par malice certaine n'est pas un pйchй
particulier, puisqu'on le trouve dans n'importe quel genre de pйchй, il semble
que tout pйchй de malice ne soit pas un pйchй contre le Saint Esprit. 4. De plus, on parle
de pйchй de malice pour celui qui aime la malice pour elle-mкme, de mкme que
les personnes bonnes aiment la bontй pour elle-mкme, comme dit le Maоtre dans les
Sentences II, D. 43. Or le fait d'aimer la vertu pour elle-mкme ne
constitue pas une espиce dйterminйe de vertu. Donc le fait d'aimer la malice
pour elle-mкme ne constitue pas non plus une espиce dйterminйe de pйchй. Et
ainsi, puisque le pйchй contre l'Esprit Saint est une espиce dйterminйe de
pйchй, il semble que tout pйchй de malice n'est pas un pйchй contre le Saint
Esprit. 5. De plus, saint
Augustin dit au Comte Boniface Ep. 185, 11 que tout pйchй par lequel, de
quelque faзon que ce soit, l'homme s'est йloignй de Dieu jusqu'а la fin de sa
vie, est un pйchй contre l'Esprit Saint. Or cela arrive aussi а cause d'un
pйchй de faiblesse ou d'ignorance. Donc pйcher contre l'Esprit Saint ne revient
pas au mкme que pйcher par malice. 6. De plus, dans les
Sentences II, D. 43, le Maоtre dit que pиchent contre l'Esprit Saint ceux
qui pensent que leur malice est plus grande que la bontй divine. Or ceux qui
pensent ainsi se trompent, et tous ceux qui se trompent sont dans l'ignorance.
Il semble donc que le pйchй contre l'Esprit Saint soit plus un pйchй d'ignorance
qu'un pйchй de faiblesse. 7. De plus, on dit
que quelqu'un pиche par ceci ou par cela en deux sens: d'une part, en indiquant la puissance, l'habitus
ou la disposition йlicitant l'acte; d'autre part, en indiquant la fin qui le
meut. Or on ne peut dire que celui qui pиche contre l'Esprit Saint pиche par
malice, entendue au sens de l'habitus ou de la disposition йlicitant l'acte,
car autrement tout pйchй serait un pйchй contre l'Esprit Saint. On ne peut pas
le dire non plus en entendant la malice comme la fin qui meut: nul n'agit en
vue d'un mal, comme le dit Denys dans les Noms Divins IV, 19. Mais si l'on
dit que la malice meut а cause du bien apparent auquel elle est jointe, alors
tout pйchй serait un pйchй de malice, car en tout pйchй, il y a comme moteur un
bien apparent joint а un mal. Le pйchй contre l'Esprit Saint n'est donc pas
identique au pйchй de malice. 8. De plus, il existe
deux genres de malice, la malice que l'on a contractйe, dans le sens oщ saint
Bиde la parmi les quatre consйquences du pйchй de nos premiers parents; et
aussi la malice en tant qu'acte, qui est le pйchй actuel. Or le pйchй contre l'Esprit
Saint ne peut кtre dit un pйchй de malice au sens d'une disposition que l'on a
contractйe, car cette malice-lа relиve d'un dйfaut ou d'une faiblesse de la
nature, et en ce cas, le pйchй contre l'Esprit Saint serait un pйchй de
faiblesse. On ne peut non plus dire qu'il est un pйchй de malice en tant qu'acte,
car il faudrait dans ce cas qu'avant le pйchй contre le Saint Esprit, il y ait
toujours prйcйdemment un pйchй actuel, ce qui n'est pas vrai pour toute espиce
de pйchй contre le Saint Esprit. Tout pйchй contre l'Esprit Saint n'est donc
pas un pйchй de malice. 9. De plus, d'aprиs
ce qui disent les maоtres, le pйchй contre l'Esprit Saint est celui qui n'est
pas remis facilement. Or cela est propre а tout pйchй qui procиde d'un habitus.
Saint Augustin dit en effet dans les Confessions VIII, 5 que de la
volontй perverse vient le mauvais dйsir, de ce mauvais dйsir l'habitude de
pйcher, et de l'habitude la nйcessitй. Donc tout pйchй provenant d'un habitus,
mкme s'il n'a pas pour cause la malice, mais la faiblesse ou l'ignorance, est
un pйchй contre le Saint Esprit, car l'habitus vicieux est engendrй par l'accoutumance.
Pйcher contre l'Esprit Saint ne revient donc pas au mкme que pйcher par malice. Cependant: 1)11 y ace que le
Maоtre dit dans les Sentences II, D. 43: celui-lа pиche contre l'Esprit
Saint а qui plaоt la malice pour elle-mкme. Or on dit qu'un tel homme pиche par
malice. Donc pйcher par malice et pйcher contre l'Esprit Saint reviennent au
mкme. 2. De plus, de mкme
qu'on approprie au Pиre la puissance et au Fils la sagesse, de mкme on
approprie la bontй а l'Esprit Saint. Or celui qui pиche par faiblesse, qui s'oppose
а la puissance, est dit pйcher contre le Pиre, et celui qui pиche par
ignorance, qui s'oppose а la sagesse, est dit pйcher contre le Fils. Donc celui
qui pиche par malice, qui s'oppose а la bontй, est dit pйcher contre le Saint
Esprit.
Rйponse: Certains ont abondamment parlй du pйchй
contre l'Esprit Saint. En effet, les saints docteurs qui vйcurent
avant saint Augustin, comme saint Hilaire, saint Ambroise, saint Jйrфme et
saint Jean Chrysostome, ont affirmй qu'il y avait pйchй contre l'Esprit Saint
lorsque quelqu'un blasphиme l'Esprit Saint, que "Esprit Saint" soit
pris pour l'essence divine, en tant que la Trinitй tout entiиre peut кtre
appelйe et esprit et saint, ou que "Esprit Saint" soit pris au sens
personnel, en tant qu'il est la troisiиme personne dans la Trinitй. Et cela paraоt
s'accorder assez avec la lettre de l'Йvangile, d'oщ cette question tire son
origine. Car, lorsque les Pharisiens affirmaient que le Christ chassait les
dйmons par Belzйbuth, ils blasphйmaient а la fois la divinitй du Christ, et l'Esprit
Saint par qui le Christ agissait, en attribuant au prince des dйmons ce que le
Christ accomplissait par la puissance de sa divinitй ou par l'Esprit Saint.
Aussi ce pйchй contre le Saint Esprit est-il opposй dans l'Йvangile au pйchй
commis contre le Fils, а savoir contre l'humanitй du Christ. Mais, comme il est dit que le pйchй contre
l'Esprit Saint n'est remis ni en ce monde ni dans l'autre, il semble en
rйsulter que quiconque blasphиme le Saint Esprit ou la divinitй du Christ ne
puisse jamais obtenir la rйmission de son pйchй, comme l'objecte saint Augustin
dans les Paroles du Seigneur serm. 71, 3, alors pourtant qu'aux Juifs,
aux paпens et aux hйrйtiques qui blasphиment la divinitй du Christ et l'Esprit
Saint, on ne refuse pas le baptкme qui confиre la rйmission des pйchйs. Aussi saint Augustin, dans le Sermon du
Seigneur sur la Montagne I, 22, semble restreindre le pйchй contre l'Esprit
Saint а ceux qui, aprиs avoir connu la vйritй et reзu les sacrements,
blasphиment le Saint Esprit, non pas seulement en parole, comme les infidиles
qui blasphиment la personne mкme de l'Esprit Saint, mais en s'opposant а lui
dans leur coeur, jalousant la vйritй et la grвce qui viennent du Saint Esprit,
ou mкme par leurs oeuvres. Que les Pharisiens а qui le Seigneur disait ces
choses fussent des infidиles non encore initiйs aux mystиres de la foi n'est
pas un obstacle, car le Seigneur n'avait pas l'intention de dire qu'eux-mкmes
avaient dйjа pйchй contre l'Esprit Saint de faзon irrйmissible, puisqu'il
ajoute: "Rendez un arbre bon et son fruit sera bon, etc." Mt., 12,
33, mais il se proposait de les avertir, de crainte qu'en blasphйmant comme ils
le faisaient, ils ne parviennent un jour au degrй du pйchй irrйmissible. Mais, contre cette opinion, saint Augustin
objecte de nouveau, dans les Paroles du Seigneur serm. 71, 3, que le
Seigneur ne dit pas que, pour celui qui a pйchй contre le Saint Esprit, il n'y
aurait pas de rйmission dans le baptкme, mais qu'en aucune maniиre il n'y aura
de rйmission dans ce monde ou dans l'autre. Aussi ce pйchй ne semble pas
regarder davantage les baptisйs que les autres, alors cependant que, dans l'Йglise,
on ne refuse jamais la pйnitence а un pйcheur, pourvu qu'il se repente. Aussi,
dans les Rйtractations I, 19, saint Augustin rйtracte cette opinion, on
ajoutant que celui qui s'oppose а la vйritй connue et qui envie la grвce de son
frиre est dit pйcher contre le Saint Esprit alors seulement qu'il persйvиre
dans ces dispositions jusqu'а la mort. Et pour en avoir l'йvidence, il faut
considйrer ce que saint Augustin lui-mкme dit dans les Paroles du Seigneur
serm. 71, 6-9: il y affirme en effet qu'il faut veiller а ne pas prendre dans
un sens universel tout ce que l'Йcriture Sainte dit de faзon indйterminйe; par
exemple, on ne doit pas comprendre ce qui est dit en saint Jean 15, 22: "Si
je n'йtais pas venu, et ne leur avais pas parlй, ils n'auraient pas de pйchй"
comme s'ils n'avaient aucun pйchй, mais qu'ils n'auraient pas un certain pйchй
dйterminй, qu'ils ont commis en mйprisant la prйdication et les miracles du
Christ. Ainsi donc, lorsqu'il est dit dans saint Matthieu 12, 32: "celui
qui aura profйrй une parole contre l'Esprit Saint" de faзon dйterminйe, et
de mкme dans saint Marc 3, 29 et dans saint Luc 12, 10 "celui qui aura
blasphйmй contre l'Esprit Saint, etc.", il faut comprendre: "celui
qui aura blasphйmй d'une maniиre bien dйfinie". Il faut remarquer d'autre part que cette
parole contre l'Esprit Saint se profиre, non seulement de bouche, mais aussi
par le coeur et les oeuvres, et que de nombreuses paroles touchant le mкme
sujet sont qualifiйes de parole unique, comme on le lit frйquemment chez les
prophиtes: "parole que le Seigneur dit" а Isaпe ou Jйrйmie. II est йvident par ailleurs que le Saint
Esprit est charitй; or c'est par la charitй que s'accomplit dans l'Йglise la
rйmission des pйchйs: et c'est pourquoi la rйmission des pйchйs est un effet
appropriй au Saint Esprit, selon cette parole de saint Jean 20, 22-23: "Recevez
l'Esprit Saint, ceux а qui vous remettrez leurs pйchйs, ils leur seront remis."
On dit donc qu'il profиre une parole irrйmissible contre l'Esprit Saint, celui
qui, de coeur, de bouche et d'action, s'oppose а la rйmission des pйchйs au
point de persйvйrer dans le pйchй jusqu'а la mort. Et c'est pourquoi, selon
saint Augustin, le pйchй contre l'Esprit Saint est l'impйnitence qui persйvиre
jusqu'а la mort. Mais, de mкme que la rйmission des pйchйs
est appropriйe au Saint Esprit, de mкme la bontй. -Aussi les maоtres, suivant d'une
certaine faзon saint Augustin, ont affirmй qu'il profиre une parole ou un
blasphиme contre l'Esprit Saint, "celui qui pиche par malice, laquelle est
opposйe а la bontй de l'Esprit Saint". Ainsi donc, si nous parlons du pйchй
contre l'Esprit Saint selon la pensйe des anciens saints, et mкme celle de
saint Augustin, tout pйchй de malice n'est pas un pйchй contre l'Esprit Saint,
comme on peut le voir clairement par ce qu'on a dit. Mais, si nous parlons
conformйment aux sentences des maоtres, lesquelles ne sont pas а dйdaigner, on
peut dire alors que, si l'on parle au sens propre du pйchй contre l'Esprit
Saint, tout pйchй de malice n'est pas un pйchй contre l'Esprit Saint. Car, ainsi qu'on l'a exposй plus haut, on
dit que pиche par malice celui dont la volontй s'incline par elle-mкme а un
bien qui est joint а une malice. Cela peut se produire de deux maniиres car,
dans les rйalitйs naturelles, un corps est mы de deux faзons, soit а cause de
son inclination, -ainsi ce qui est lourd tend vers le bas; soit parce qu'on a
enlevй un obstacle, et ainsi quand le vase est brisй, l'eau se rйpand. Ainsi
donc, la volontй se porte parfois d'elle-mкme vers un tel bien en raison de l'inclination
propre d'un habitus acquis, mais parfois aussi en raison de la disparition de
ce qui empкchait le pйchй, comme l'espйrance, la crainte de Dieu et les autres
dons du Saint Esprit grвce auxquels l'homme est йloignй du pйchй. Aussi pиche
au sens propre contre l'Esprit Saint celui dont la volontй tend au pйchй, du
fait qu'elle a rejetй ces freins de l'Esprit Saint. C'est pourquoi le
dйsespoir, la prйsomption, l'obstination et les pйchйs de ce genre sont
classйs, comme on le voit clairement chez le Maоtre, dans les Sentences
II, D. 43, comme des espиces du pйchй contre le Saint Esprit. Toutefois, si l'on
s'exprime au sens large, on peut dire que mкme celui qui pиche par l'inclination
d'un habitus pиche contre l'Esprit Saint, parce que lui aussi s'oppose а la
bontй de l'Esprit Saint par voie de consйquence.
Solutions des objections: 1. Selon l'avis des
saints anciens, le pйchй contre le Saint Esprit est un pйchй de parole par
lequel on blasphиme contre le Saint Esprit mais, selon d'autres opinions, il
faut dire qu'il est aussi une parole profйrйe dans le coeur et les oeuvres, car
nous disons quelque chose dans notre coeur et nos oeuvres, selon ce qui est dit
dans la Premiиre йpоtre aux Corinthiens 12, 3: "Personne ne peut dire:
Jйsus est Seigneur, si ce n'est dans l'Esprit Saint", а savoir de coeur,
de bouche et dans les oeuvres, comme l'explique la Glose sur ce passage. 2. Selon l'explication
des saints anciens, et aussi selon celle des maоtres, on peut dire que le pйchй
contre le Saint Esprit est un genre spйcial de pйchй, а la condition cependant
que l'on entende le pйchй de malice au sens propre, c'est-а-dire un pйchй causй
par le refus des bienfaits du Saint Esprit, qui nous gardent du pйchй. Par
contre, si l'on entend par pйchй de malice le pйchй qui provient de l'inclination
de l'habitus, alors il ne constitue pas un genre spйcial de pйchй, mais c'est
une circonstance de pйchй qui peut se trouver dans n'importe quel genre de
pйchй. Et il faut dire de mкme si le pйchй contre l'Esprit Saint est l'impйnitence
finale, selon l'expression de saint Augustin. 3. Selon les saints
anciens, le blasphиme contre le Saint Esprit est entendu comme un pйchй spйcial
de la parole, mais selon saint Augustin et les maоtres, tout refus des dons du Saint
Esprit, que ce soit de coeur, de bouche ou dans les oeuvres, est compris sous
le nom de blasphиme. 4. Si quelqu'un
aimait la vertu pour elle-mкme, а cause de la considйration de quelque motif
supйrieur, il en rйsulterait une raison de vertu spйciale; par exemple, si
quelqu'un se plaisait а demeurer dans la chastetй pour l'amour de Dieu, cela
relиverait de la vertu de chastetй. Pareillement, mкme si la malice plaоt а
quelqu'un а cause du mйpris de l'espйrance divine et de la crainte de Dieu,
cela relиve de la raison des pйchйs spйciaux, dйsespoir et prйsomption, qui
sont des espиces de pйchй contre le Saint Esprit. 5. Cet argument se
dйveloppe dans la perspective de saint Augustin; mais dans ce cas le pйchй
contre le Saint Esprit n'est pas un genre spйcial de pйchй. 6. L'homme dйsespйrй
que l'on dit pйcher contre le Saint Esprit pense que sa malice est plus grande
que la bontй divine, non qu'il pense formellement ainsi, car il commettrait
alors un pйchй contre la foi, mais parce qu'il se comporte comme s'il pensait
ainsi, dans la mesure oщ, а cause de la considйration de ses pйchйs, il manque
de confiance en la bontй de Dieu. 7. Comme il a йtй dit
plus haut, on peut dire d'une premiиre faзon que quel qu'un pиche par malice,
en tant qu'il est inclinй par un habitus, dans le sens oщ on dit que la malice
est un habitus opposй а la vertu. Et il n'est pas vrai que qui conque pиche
ainsi le fasse par malice; en effet, quiconque commet des actions injustes ne
possиde pas dйjа l'habitus de l'injustice, puisque c'est а cause de ses actes d'injustice
que l'homme parvient а en acquйrir l'habitus, comme il est dit dans l'Йthique
II, 4. On peut comprendre d'une seconde maniиre que quelqu'un pиche par malice,
en ce sens qu'il veut un bien auquel est joint un mal, mais sans y кtre inclinй
par quelque passion ou par l'ignorance: et de la sorte encore, il est clair que
tout pйcheur ne pиche pas par malice. 8. On dit que la
malice contractйe а la suite du pйchй originel est une certaine inclination
provenant de la corruption du foyer de pйchй qui demeure en nous, et nous
pousse а faire le mal; mais lorsque l'on dit que quelqu'un pиche par mali ce,
ce n'est pas dans ce sens que l'on entend la malice, mais au sens de malice en
tant qu'acte, dans la mesure oщ le choix intйrieur lui-mкme est appelй malice.
Et ainsi, il faut comprendre que lorsque quelqu'un pиche par malice, il existe
un acte de pйchй intйrieur que l'on nomme malice, et duquel procиde l'acte
extйrieur du pйchй. 9. Le pйchй commis
par l'inclination de l'habitus a bien une certaine raison de pouvoir кtre
appelй pйchй contre le Saint Esprit, mais le pйchй contre le Saint Esprit peut
кtre entendu en d'autres maniиres, comme il a йtй dit.
ARTICLE
15: LE PЙCHЙ CONTRE LE SAINT ESPRIT PEUT-IL КTRE REMIS?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, IIa-IIae, Question
14, article 3 II Commentaire des Sentences D. 43, article 4; Quodlibet
II, Question 8, article 1; Commentaire sur saint Matthieu, chapitre 12; Commentaire
de Romains, chapitre 2, lect. 1.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, il est
dit en saint Matthieu 12, 32: "Celui qui aura dit une parole contre l'Esprit
Saint, il ne lui sera pas remis, ni en ce monde ni dans l'autre." Or toute
rйmission se fait en ce monde ou dans l'autre; le pйchй contre l'Esprit Saint n'est
donc jamais remis. 2. Mais on peut dire
qu'on dit que le pйchй contre l'Esprit Saint n'est pas remis, parce qu'il l'est
difficilement. -On objecte а cela qu'il est dit en saint Marc 3, 29: "Celui
qui aura blasphйmй contre le Saint Esprit n'obtiendra jamais rйmission, mais
sera coupable d'un pйchй йternel." Or il n'est pas coupable d'un pйchй
йternel, celui dont le pйchй est remis. Donc le pйchй contre l'Esprit Saint n'est
remis en aucune maniиre. 3. De plus, il faut
prier pour tout pйchй qui est remis. Mais, pour le pйchй contre l'Esprit Saint,
il ne faut pas prier; il est dit en effet, а la fin de la Premiиre Йpоtre de
saint Jean 5, 16: "Il y a un pйchй qui va а la mort; ce n'est pas pour
celui-lа que je vous dis de prier." Donc le pйchй contre l'Esprit Saint ne
peut en aucune maniиre кtre remis. 4. De plus, saint
Augustin dit dans le Sermon du Seigneur sur la Montagne I, 22: "La
souillure de ce pйchй est si grande qu'elle ne peut supporter l'humilitй de la
priиre." Or, comme le principe du pйchй est l'orgueil, comme il est dit
dans l'Ecclйsiastique 10, 15, aucun pйchй ne peut кtre guйri, si ce n'est par l'humilitй,
car on remйdie aux contraires par les contraires. Le pйchй contre l'Esprit
Saint ne peut donc кtre remis. 5. De plus, saint
Augustin dit dans les Quatre-vingt-trois Questions Question 26 que les
pйchйs de faiblesse et d'ignorance sont vйniels, mais non les pйchйs de malice.
Or on parle de pйchйs vйniels parce qu'ils sont rйmissibles. Donc le pйchй de
malice, qui est le pйchй contre l'Esprit Saint, n'est pas rйmissible. Cependant: 1. Il est rapportй en
saint Matthieu 12, 31 que: "Tout pйchй et blasphиme sera remis aux hommes." 2. De plus, personne
ne pиche en n'espйrant pas pouvoir obtenir ce qui est impossible. Si donc il
йtait impossible qu'un pйchй soit remis, celui qui dйsespйrerait de sa
rйmission ne pйcherait pas; ce qui, de toute йvidence, est faux. 3. De plus, saint
Augustin dit qu'il ne faut dйsespйrer de personne tant qu'il est en l'йtat de
voie. Or aucun pйchй n'arrache l'homme а cet йtat de voie, il ne faut donc
dйsespйrer de personne, et ainsi, tout pйchй est rйmissible.
Rйponse: La vйritй touchant cette question peut
кtre rendue manifeste а partir de ce qu'on a exposй. En effet, si l'on entend
le pйchй contre l'Esprit Saint selon l'acception de saint Augustin, il est
clair que le pйchй contre l'Esprit Saint ne peut кtre remis en aucune faзon; du
fait qu'un homme persйvиre dans le pйchй jusqu'а la mort mкme sans faire
pйnitence, son pйchй ne lui est nullement remis, si nous parlons des pйchйs
mortels envisagйs dans l'impйnitence, que saint Augustin dйfinit comme pйchйs
contre le Saint Esprit. Il y a toutefois certains pйchйs lйgers et vйniels qui
sont remis dans le siиcle futur, comme le dit saint Grйgoire. Mais selon d'autres acceptions du pйchй
contre le Saint Esprit, on le dit irrйmissible, non parce qu'il ne peut d'aucune
faзon кtre remis, mais parce ce qu'il l'est difficilement. Ceci pour une double
raison. D'abord, du point de vue de la peine; on appelle rйmissible le pйchй
qui a une certaine excuse, de sorte qu'il doit кtre puni moins sйvиrement.
Ainsi on dit que la chaleur s'adoucit quand elle diminue; c'est dans ce sens
que le pйchй commis par ignorance ou par faiblesse est dit rйmissible, parce
que l'ignorance et la faiblesse diminuent le pйchй, mais pas la malice. De
mкme, ils semblent bйnйficier d'une certaine excuse, ceux qui blasphйmaient
contre l'humanitй du Christ en le traitant de buveur de vin et de glouton,
parce qu'ils йtaient poussйs а blasphйmer а cause de la faiblesse de son
humanitй. Mais ceux qui blasphйmaient la divinitй du Christ ou la puissance de
l'Esprit Saint n'ont aucune excuse pour diminuer leur pйchй. D'autre part, un pйchй peut кtre appelй
irrйmissible au point de vue de la faute. Pour en avoir l'йvidence, il faut
remarquer que, dans le domaine des rйalitйs infйrieures, on dit que quelque
chose est impossible par privation d'une puissance active infйrieure, encore
que l'on n'entende pas exclure la puissance divine; ainsi, si nous disons qu'il
est impossible que Lazare ressuscite, une fois фtй le principe crйй de la vie,
on n'exclut pas toutefois que Dieu puisse le ressusciter. Or chez celui qui
pиche contre l'Esprit Saint, les remиdes qui peuvent remettre le pйchй sont
rejetйs, dans la mesure oщ il mйprise l'Esprit Saint et ses dons, qui assurent
dans l'Йglise cette rйmission des pйchйs. Et de mкme, celui qui pиche par
malice, en vertu de l'inclination d'un habitus, entretient l'ignorance de la
fin requise qui pourrait, comme l'a dit plus haut, le ramener au bien. Aussi, а nous en tenir а ce genre d'acception,
le pйchй contre le Saint Esprit est qualifiй d'irrйmissible parce que les
remиdes qui aident l'homme а obtenir la rйmission de ses pйchйs sont supprimйs;
toutefois, il n'est pas irrйmissible si on considиre comme principe actif la
puissance de la grвce divine, et comme principe matйriel l'йtat du libre
arbitre qui n'est pas encore confirmй dans le mal.
Solutions des objections: 1. Il faut comprendre
de diverses faзons: "Il ne sera pas remis, ni en ce monde ni dans l'autre",
selon le jugement de saint Augustin et des autres Pиres, comme il a йtй dit.
Saint Jean Chrysostome s'en tire cependant plus facilement, en l'appliquant au
fait que les Juifs, pour les blasphиmes profйrйs contre le Christ, allaient
devoir subir une peine, en ce monde par les Romains, et dans les siиcles futurs
dans la damnation de l'enfer. 2. Le pйchй contre l'Esprit
Saint est appelй йternel parce que, en tant que tel, il est йternel; mais la
misйricorde divine peut y mettre fin; de mкme, on dit que la charitй, elle
aussi, ne passe jamais en tant que telle, bien que parfois elle passe par la
faute de celui qui pиche. 3. On peut comprendre
"le pйchй qui mиne а la mort" comme le pйchй dans lequel un homme
persйvиre jusqu'а la mort. Et ainsi, il ne faut pas prier pour lui, car les
suffrages ne profitent pas aux damnйs qui meurent sans repentir. Mais si l'on
comprend "le pйchй qui mиne а la mort" comme le pйchй qui est commis
par malice, alors il n'est pas dйfendu de prier pour lui. Cependant, tout le
monde ne possиde pas un mйrite tel qu'en priant, il puisse lui obtenir la
grвce, car la guйrison de tels pйcheurs est presque miraculeuse; c'est comme s'il
йtait dit: "Pour la rйsurrection d'un mort, je ne vous dis pas de prier",
c'est-а-dire "que n'importe qui prie", mais seulement celui qui a un
grand mйrite auprиs de Dieu. 4. Il faut comprendre
cette parole en ce sens que de tels pйcheurs ne peuvent s'humilier facilement,
non que cela leur soit tout а fait impossible. 5. On parle de pйchй
vйniel de trois maniиres; d'une part d'aprиs le genre des pйchйs: ainsi on dit
qu'une parole oiseuse est un pйchй vйniel; d'autre part d'aprиs son effet:
ainsi on dit que le mouvement de concupiscence sans consentement est un pйchй
vйniel; enfin on parle de pйchй vйniel d'aprиs sa cause, parce qu'il a une
cause de pardon qui diminue le pйchй; et c'est en ce sens qu'il faut comprendre
que les pйchйs de faiblesse et d'ignorance sont vйniels, mais non le pйchй
commis de propos dйlibйrй ou par malice.
QUESTION IV: LE
PЙCHЙ ORIGINEL
ARTICLE
1: EXISTE-T-IL UN PЙCHЙ CONTRACTЙ DИS L'ORIGINE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
81, article 1; II Commentaire des Sentences D. 30, Question 1, article 2;
D. 31, Question 1, article 1; IV Contra Gentiles chapitres 50-52; Compendium
Theologiae chapitre 196; Commentaire des Romains chapitre 5, lect. 3.
Objections: Il semble que non. 1. Il est dit, en
effet, dans l'Ecclйsiastique 15, 18: "Devant l'homme sont la vie et la
mort, le bien et le mal: il lui sera donnй ce qu'il aura voulu", d'oщ l'on
peut conclure que le pйchй, qui est la mort spirituelle de l'вme, dйpend de la
volontй. Or rien de ce que l'homme contracte du fait de son origine ne dйpend
de sa volontй. Donc l'homme ne contracte aucun pйchй du fait de son origine. 2. De plus, un
accident ne se transmet que par la transmission de son sujet; or le sujet du
pйchй est l'вme raisonnable. Donc, puisque l'вme raisonnable ne se transmet pas
par origine comme il est dit dans les Dogmes de l'Йglise 14, il semble qu'aucun
pйchй ne soit contractй du fait de l'origine. 3. Mais on peut dire
que, bien que le sujet du pйchй ne se transmette pas, la chair cependant, qui
est cause du pйchй, se transmet. -On objecte а cela que, pour qu'un accident se
transmette, il ne suffit pas que sa cause soit transmise, si elle n'est pas
suffisante, parce que une fois celle-ci posйe, l'effet n'est pas posй or la
chair n'est pas la cause suffisante du pйchй, parce que quel que soit l'attrait
qu'elle exerce pour entraоner а pйcher, il est cependant au pouvoir de la
volontй de consentir ou non, et ainsi c'est la volontй elle-mкme qui est la
cause suffisante du pйchй. Or la volontй ne se transmet pas. Donc la
transmission de la chair ne suffit pas а la transmission d'un pйchй. 4. De plus, le pйchй,
tel qu'on l'entend prйsentement, est ce а quoi sont dыs une peine et un blвme.
Or un blвme et une peine ne sont dыs а aucun dйfaut contractй par origine car,
comme le dit le Philosophe dans l'Йthique III, 12, si un homme est
aveugle du fait de la maladie, on ne l'en blвme pas, mais on le blвme s'il est
aveugle du fait de l'ivrognerie. Donc aucun dйfaut contractй par origine n'a
raison de pйchй. 5. De plus, saint
Augustin au dйbut du Libre Arbitre I, 1, distingue deux maux: celui que
nous faisons, qui est le mal de la faute, et celui que nous subis sons, qui
revient au mal de la peine. Or tout dйfaut qui vient d'un autre a raison de
passion, car la passion est l'effet et la conclusion d'une action. Donc rien de
ce qui est contractй originellement par un autre n'a raison de pйchй, mais
seule ment de peine. 6. De plus, il est
dit dans les Dogmes de l'Йglise 76 "Notre chair est bonne, puisqu'elle a
йtй crййe par un Dieu bon." Or le bien n'est pas cause du mal, selon saint
Matthieu 7, 18: "Un arbre bon ne peut produire de mauvais fruits." Le
pйchй originel ne se contracte donc pas du fait de l'origine de la chair. 7. De plus, l'вme
dйpend davantage de la chair aprиs qu'elle lui a йtй unie que dans l'union
mкme. Mais une fois l'вme dйjа unie а la chair, elle ne peut кtre infectйe par
celle-ci qu'avec son consentement, donc elle ne peut l'кtre non plus dans l'union
elle-mкme. Le pйchй originel ne peut donc кtre contractй du fait de l'origine
de la chair. 8. De plus, si l'origine
corrompue de la chair cause dans l'вme le pйchй, plus cette origine sera
corrompue, plus elle causera un grand pйchй. Or, chez ceux qui n de la
fornication, l'origine est plus corrompue que chez ceux qui nais sent d'un
mariage lйgitime; il s'ensuivrait donc que ceux qui naissent de la fornication
contractent un pйchй plus grand en naissant, ce qui est faux, parce qu'ils ne
sont pas redevables d'une peine plus grande. 9. De plus, si le
pйchй originel se contracte par origine charnelle, cela ne se rйalise que dans
la mesure oщ la chair est corrompue. Or cette corruption est morale ou elle est
naturelle. Or elle ne peut pas кtre morale, parce que le sujet de la corruption
morale n'est pas la chair, mais l'вme; de mкme, elle ne peut кtre non plus
naturelle, parce qu'il s'ensuivrait qu'elle corromprait l'вme par une action
naturelle, c'est-а-dire par des qualitйs actives et passives, ce qui est de
toute йvidence faux. Donc le pйchй ne se contracte en aucune maniиre par l'origine
charnelle. 10. De plus, la
dйficience qui a йtй la consйquence du pйchй des premiers parents est la
privation de la justice originelle, comme le dit saint Anselme: et de la sorte,
puisque la justice originelle est une rйalitй spirituelle, il s'ensuit que
cette dйficience est йgalement spirituelle. Or la corruption de la chair est
une rйalitй corporelle, et les choses spirituelles et corporelles appartiennent
а des genres divers, et ainsi une rйalitй spirituelle ne peut causer un effet d'ordre
corporel. Donc le pйchй des premiers parents n'a pu causer de corruption dans
notre chair, par laquelle un pйchй nous serait transmis par origine. 11. De plus, le pйchй
originel est, selon saint Anselme, la privation de la justice originelle. Donc,
ou bien cette justice originelle convenait naturellement а l'вme du premier
homme, du fait de sa crйation, ou bien elle йtait un don sur ajoutй par la
libйralitй divine. Or, si elle йtait naturelle а l'вme, jamais celle-ci ne l'aurait
perdue en pйchant, car les dons naturels sont demeurйs mкme chez les dйmons,
comme le dit Denys dans les Noms Divins IV, 23 et dans ce cas йgale ment
tous les hommes auraient la justice originelle, car ce qui est naturel а une
вme l'est а toutes les вmes, et ainsi personne ne naоtrait avec le pйchй
originel, c'est-а-dire privй de la justice originelle. Mais si cette justice
йtait un don sur ajoutй par la libйralitй divine, ou bien Dieu le donne а l'homme
qui naоt, ou bien il ne le donne pas. S'il le donne, l'homme ne naоt pas privй
de la justice originel le, et son вme ne peut кtre infectйe par la chair. Mais
s'il ne le lui donne pas, cette privation ne semble pas devoir кtre imputйe а l'homme,
mais а Dieu qui n'a pas donnй. Donc l'homme ne peut en aucune maniиre
contracter un pйchй par le fait de l'origine. 12. De plus, l'вme
raisonnable ne s'adjoint pas а quelque forme prйexistante, parce qu'elle ne s'adjoindrait
pas а la matiиre comme une forme substantielle, mais comme une forme accidentelle,
qui s'adjoint а un sujet existant dйjа en acte. Il faut donc que toutes les
autres formes prйexistantes disparaissent а l'adjonction de l'вme raisonnable,
et par consйquent, tous les accidents; donc la corruption de la semence cesse
elle aussi, si elle existait chez celui qui engendre. L'вme qui advient ne peut
donc кtre souillйe par la chair. 13. De plus, dans les
corps mixtes, le mouvement suit la nature de l'йlйment qui prйdomine, et par
consйquent, toutes les propriйtйs suivent l'йlйment dominant du composй. Or l'вme
domine le corps chez l'homme, qui est composй de l'une et de l'autre; et l'вme
de par son origine possиde la puretй. Donc, bien que la chair du fait de son
origine contracte une certaine impuretй, il semble cependant que l'on ne doive
pas dire que l'homme qui naоt est souillй par le pйchй, mais qu'il est pur. 14. De plus, le pйchй
est ce qui est redevable de quelque peine: or aucune peine n'est due а cause du
pйchй contractй par origine, car la privation de la vision de Dieu, qu'on lui
assigne communйment а titre de peine ne semble pas кtre une peine, parce que si
un homme mourait sans aucun pйchй mais sans avoir eu la grвce, il ne pourrait
parvenir а la vision de Dieu, en quoi consiste la vie йternelle selon ce qui
est dit en saint Jean 17, 3: "La vie йternelle, c'est qu'ils te
connaissent, toi le seul vrai Dieu", et l'Apфtre dit dans l'йpоtre aux Romains
6, 23: "Le don de Dieu, c'est la vie йternelle." Aucun pйchй n'est
donc contractй originellement. 15. De plus, de mкme
que la cause premiиre est plus noble que la cause seconde, ainsi la cause
seconde est plus noble que l'effet. Or, si un pйchй est transmis par le premier
parent, la corruption a passй dans la chair par l'вme du premier homme ayant
pйchй, et de la chair cette corruption atteint l'вme de l'homme qui naоt d'Adam.
Ainsi, l'вme du premier homme est comme la cause premiиre, la chair comme la
cause seconde, et l'вme de l'homme engendrй comme l'effet ultime. Donc l'вme du
premier homme sera dans ce cas plus noble, et la chair sera plus noble que l'вme
de l'homme nй d'Adam, ce qui ne convient pas. Un pкchй ne peut donc pas кtre
transmis par origine. 16. De plus, n'agit
que ce qui est en acte. Or, dans la semence, il n'y a pas de pйchй en acte.
Donc l'вme ne peut кtre souillйe d'aucun pйchй par cette semence йmise. 17. De plus, il est
impossible que la mкme rйalitй soit cause de l'infection du pйchй et cause de
mйrite. Or l'acte de gйnйration peut parfois кtre mйritoire, par exemple lorsqu'un
homme en йtat de grвce s'unit а son йpouse pour engendrer un enfant, ou
accomplit son devoir conjugal. Donc l'infection du pйchй ne pour ra pas кtre
causйe par lа chez les enfants. 18. De plus, une
cause particuliиre ne conduit pas а un effet universel. Or le pйchй d'Adam fut
un acte particulier; il n'a donc pas pu corrompre toute la nature humaine par
un pйchй. 19. De plus, le
Seigneur dit en Ezйchiel 18, 4 et 20: "Toutes les вmes sont а moi"; "Le
fils ne portera pas l'iniquitй du pиre." Or il la porterait si, а cause du
pйchй du premier homme, ceux qui naissent de lui йtaient condamnйs; un pйchй n'est
donc pas transmis aux descendants d'Adam а cause de son pйchй. Cependant: 1. L'Apфtre dit dans l'йpоtre
aux Romains 5, 12: "Par un seul homme le pйchй est entrй dans ce monde."
Mais ce n'est pas par imitation, parce que c'est ainsi que, par le diable, le
pйchй est entrй dans le monde, comme le dit la Sagesse 2, 24-25: "C'est
par l'envie du diable que la mort est entrйe dans le monde; ils l'imitent, ceux
qui lui appartiennent." Donc c'est par une origine corrompue que le pйchй
est passй du premier homme en ses descendants. 2. De plus, saint
Augustin affirme dans la Citй de Dieu XIII, 14 que le premier homme,
volontairement dйpravй, a engendrй des fils dйpravйs. Or la dйpravation ne peut
venir que du pйchй. Donc les fils d'Adam contractent le pйchй du fait de leur
origine.
Rйponse: Les Pйlagiens ont niй qu'un pйchй puisse
se transmettre par origine. Or cela exclut en grande partie la
nйcessitй de la rйdemption accomplie par le Christ, et qui paraоt avoir йtй
surtout nйcessaire pour supprimer l'infection du pйchй, dйrivй du premier pиre
en toute sa postйritй, comme le dit l'Apфtre dans l'йpоtre aux Romains 5, 18: "Comme
la faute d'un seul a entraоnй sur tous les hommes la condamnation, de mкme la
justice d'un seul a entraоnй sur tous les hommes la justification qui donne la
vie." C'est aussi la nйcessitй de baptiser les enfants qui est exclue, et
qui est pourtant un usage commun de l'Йglise, venant des apфtres, comme le dit
Denys dans la Hiйrarchie Ecclйsiastique VII, 3, 11. Aussi faut-il tenir
absolument que le pйchй se transmet par origine du premier pиre en ses
descendants. Pour en avoir l'йvidence, il faut remarquer que l'on peut
considйrer de deux maniиres un homme pris singuliиrement: d'abord en tant qu'il
est une personne individuelle, d'autre part en tant qu'il fait partie d'une
communautй. Et dans les deux cas, un acte peut lui appartenir. En effet, en
tant que personne individuelle, l'acte qu'il accomplit de son propre arbitre et
par lui-mкme lui appartient; mais en tant qu'il est membre d'une communautй,
peut lui appartenir aussi un acte qu'il n'accomplit pas par lui-mкme ni de son
propre arbitre, mais que la communautй dans son entier accomplit, ou
quelques-uns de ses membres, ou le premier; ainsi on dit que la citй accomplit
ce que fait le premier de la citй, comme le dit le Philosophe. Une telle
communautй d'hommes, en effet, est tenue pour un homme unique, en sorte que les
divers hommes йtablis dans des fonctions diffйrentes sont comme les divers
membres d'un unique corps naturel, comme l'Apфtre l'expose des membres de l'Йglise
dans la Premiиre йpоtre aux Corinthiens 12, 12. Ainsi donc, toute la multitude
des hommes, qui reзoit la nature humaine du premier pиre, doit кtre considйrйe
comme une communautй unique, ou plutфt comme le corps unique d'un homme unique.
Dans cette multitude, du reste, chaque homme, aussi bien Adam lui-mкme, peut s'envisager
soit comme une personne individuelle, soit comme un membre de cette multitude
qui, de par origine naturelle, est issue d'un seul. Or il faut considйrer qu'avait йtй donnй
par Dieu au premier homme, lors de sa crйation, un don surnaturel, la justice
originelle, grвce а laquelle la raison йtait soumise а Dieu, les puissances
infйrieures а la raison, et le corps а l'вme. Or ce don n'avait pas йtй donnй
au premier homme comme а une personne individuelle seulement, mais comme а un
principe de toute la nature humaine, afin que de lui il dйrive par hйrйditй en
tous ses descendants. Or le premier homme, en pйchant par son libre arbitre, a
perdu le don reзu, dans la mкme condition oщ il l'avait reзu, а savoir pour lui
et pour toute sa postйritй. La dйficience de ce don s'йtend donc а toute sa
postйritй, et ainsi cette dйficience se transmet а ses descendants de la mкme
maniиre que se transmet la nature humaine. Cette nature, du reste, ne se
transmet pas tout entiиre, mais selon une partie, а savoir selon la chair, en
laquelle Dieu infuse une вme. Et ainsi, de mкme que l'вme infusйe par Dieu
appartient а la nature humaine qui dйrive d'Adam а cause de la chair а laquelle
elle est unie, de mкme cette dйficience appartient а l'вme en raison de la
chair qui est transmise par Adam, pas seulement selon la substance corporelle,
mais aussi selon la raison sйminale, c'est-а-dire non seulement matйriellement,
mais aussi comme venant d'un principe actif, car c'est de la sorte que le fils
reзoit de son pиre la nature humaine. Si donc on considиre cette dйficience,
passйe ainsi du fait de l'origine, en cet homme, en tant que cet homme est une
personne individuelle, elle ne peut avoir raison de faute; car а la notion de
faute est essentiel qu'il s'agisse d'un acte de la volontй. Mais si on
considиre cet homme engendrй comme un certain membre de la nature humaine tout
entiиre, dйrivant du premier pиre comme si tous les hommes йtaient un homme
unique, elle a alors raison de faute а cause de son principe volontaire, qui
est le pйchй actuel du premier pиre. C'est comme si nous disions que le
mouvement de la main qui va commettre un homicide, а considйrer la main en
elle-mкme, n'a pas raison de faute, parce que la main est nйcessairement mue
par un autre principe; mais si on la considиre comme une partie de l'homme tout
entier qui agit volontairement, ce mouvement a alors raison de faute, parce qu'il
est volontaire. De mкme donc que l'on ne dit pas que la main est coupable de l'homicide,
mais l'homme tout entier, de mкme on ne dit pas que cette dйficience est un
pйchй personnel, mais un pйchй de la nature tout entiиre, qui ne concerne la
personne qu'en tant qu'elle est infectйe par la nature. Et de mкme que diverses
parties de l'homme s'emploient а commettre un seul pйchй, la volontй, la
raison, la main, l'oeil, etc., et qu'il n'y a pourtant qu'un seul pйchй en
raison de l'unitй du principe, c'est-а-dire de la volontй, d'oщ le caractиre
peccamineux passe en tous les actes des parties, de mкme aussi, а cause de son
principe, on considиre comme un pйchй originel unique dans la nature humaine
tout entiиre. C'est pourquoi l'Apфtre dit dans l'йpоtre aux Romains 5, 12: "en
qui tous ont pйchй", ce qui peut кtre compris ainsi, selon saint Augustin:
"en qui", c'est-а-dire dans le premier homme, ou: "dans lequel",
c'est-а-dire en ce pйchй du premier homme, en sorte que le pйchй du premier
homme est comme un pйchй commun а tous.
Solutions des objections: 1. Le pйchй contractй
originellement est dit volontaire en raison de son principe, а savoir la
volontй du premier pиre, comme on l'a dit. 2. Ce pйchй atteint
toute la nature humaine, aussi le sujet de ce pйchй est l'вme considйrйe comme
partie de la nature humaine. Et c'est pourquoi, de mкme que la nature humaine
se transmet, bien que l'вme ne se transmette pas, ainsi se transmet le pйchй
originel, bien que l'вme ne se transmette pas. 3. La chair n'est pas
la cause suffisante du pйchй actuel, mais elle est cause suffisante du pйchй
originel, de mкme que la transmission de la chair est la cause suffisante,
encore que matйriellement, de la nature humaine. 4. Ce qui est
contractй par origine n'est redevable ni de peine ni de blвme, si on le
rapporte а la personne, parce que dans ce cas, cela n'a pas raison de
volontaire; mais si on le rapporte а la nature, il a alors raison de
volontaire, comme on l'a dit, et а ce point de vue, il est redevable de blвme
et de peine. 5. Le dйfaut
contractй du fait de l'origine a certes le caractиre de ce qui est causй par un
autre, si on le rapporte а la personne, mais non si on le rapporte а la nature,
car ainsi il vient comme d'un principe interne. 6. Notre chair, en sa
nature, est bonne, mais c'est en tant qu'elle est privйe de la justice
originelle а cause du pйchй du premier pиre qu'elle cause le pйchй originel. 7. A proprement
parler, le pйchй originel est, comme on l'a dit, un pйchй de la nature et non
de la personne, si ce n'est en raison de la nature corrompue. Or l'acte de
gйnйration est proprement au service de la nature, parce qu'il est ordon nй а
la conservation de l'espиce, tandis que le fait que la chair soit dйjа unie а l'вme
se rapporte а la constitution de la personne. Et c'est pourquoi la chair cause
le pйchй originel quand on la considиre en voie de gйnйration, plutфt que dans
l'union dйjа rйalisйe. 8. Chez ceux qui
naissent de la fornication, l'origine est bien viciйe double ment, par un vice
de nature qui se transmet depuis Adam, et par un vice de la personne, c'est-а-dire
du pиre qui engendre, et de ce vice-lа, aucune corruption n'est transmise а l'enfant.
Tout homme qui engendre, en effet, transmet le pйchй originel en tant qu'il
engendre comme Adam et non en tant qu'il engendre comme Pierre ou Martin, c'est-а-dire
par ce qu'il tient d'Adam et non par ce qui lui est propre. 9. La corruption qui
existe dans la chair est certes naturelle en acte, mais elle est morale en
intention et en vertu. A cause du pйchй du premier pиre, sa chair a йtй
dйpouillйe de cette vertu grвce а laquelle pouvait йmaner d'elle une semence
qui pouvait faire passer la justice originelle chez les autres. Ainsi le dйfaut
de cette vertu dans la semence est-il un dйfaut relevant d'une corruption
morale, et une sorte d'intention de celle-ci, de mкme que nous disons que la
couleur est intentionnellement dans l'air, et que l'вme est intentionnellement
dans la semence. Et par lа aussi, il s'y trouve le principe d'une infection
semblable, de mкme que s'y trouve le principe de la production de la nature
humaine dans l'enfant engendrй. 10. Rien n'empкche qu'un
effet corporel provienne d'une cause spirituelle, car Boиce dit dans le
traitй de la Trinitй II que les formes qui se trouvent dans la matiиre sont
venues des formes immatйrielles; et en nous-mкmes, la volontй meut l'appйtit
infйrieur, dont le mouvement entraоne un changement corporel. 11. La justice
originelle a йtй surajoutйe au premier homme par la libйralitй divine. Mais le
fait qu'elle ne soit pas donnйe par Dieu а telle вme ne vient pas de Dieu, mais
de la nature humaine oщ se trouve un obstacle qui empкche ce dom 12. La corruption du
pйchй originel se trouve dans la semence, non pas actuellement mais
virtuellement, de la mкme faзon que s'y trouve virtuellement la nature humaine.
Cette puissance active de la semence se trouve dans "un souffle d'йcume",
comme le dit Aristote dans la Gйnйration des Animaux II, 3, et non dans
la matiиre, qui perd une forme et en reзoit une autre. 13. Comme le dit
Denys dans les Noms Divins IV, 30, le bien tient а l'intйgritй de la
chose, mais le mal provient de chaque dйfaut particulier. Donc le dйfaut
provenant du corps suffit а enlever l'intйgritй de la nature humaine. 14. On peut кtre
affectй d'une double faзon de la privation de la vision divine. D'abord, en n'ayant
pas en soi de quoi parvenir а la vision de Dieu; et ainsi cette privation
affecterait celui qui ne possйderait que les seules ressources de la nature,
mкme sans avoir pйchй. En effet, la privation de la vision de Dieu n'est pas
dans ce cas une peine, mais un dйfaut consйcutif а toute nature crййe puisque,
par ses ressources naturelles, aucune crйature ne peut parvenir а la vision de
Dieu. D'autre part, on peut кtre affectй de la privation de la vision divine en
possйdant en soi un motif qui rend justiciable de cette privation, et dans ce
cas la privation de la vision divine est la peine du pйchй originel et du pйchй
actuel. 15. Il existe deux
sortes de causes. L'une est la cause principale, qui agit en vertu de sa propre
forme, et en tant que cause, elle est plus noble que l'effet. L'autre est la
cause instrumentale, qui n'agit pas en vertu de sa forme propre, mais dans la
mesure oщ elle est mue par un autre, et il n'est pas nйcessaire que cette derniиre
soit plus noble que l'effet, de mкme que la scie n'est pas plus noble que la
maison. Or c'est de cette maniиre que la semence charnelle est cause de la
nature humaine chez l'enfant, et aussi de la faute originelle dans son вme. 16. Un agent peut кtre
en acte de plusieurs faзons: d'abord selon sa forme propre, qui contient la
forme de l'effet, ou selon la similitude d'espиce, comme le feu engendre le
feu, ou bien virtuellement seulement, comme le soleil engendre le feu. D'une
autre faзon, selon qu'un autre le met en mouvement, et de cette maniиre, l'instrument
agit comme un кtre en acte. Et c'est ainsi que la semence est en acte, dans la
mesure oщ rйside en elle le mouvement et l'intention de l'вme de celui qui
engendre, selon le Philosophe dans la Gйnйration des Animaux II, 3, et
de lа vient qu'elle a le pouvoir de causer а la fois la nature humaine et le
pйchй originel. 17. L'homme juste qui
s'unit а son йpouse mйrite selon ce qui lui est propre. Or ce n'est pas ainsi
qu'il transmet le pйchй originel, mais selon ce qu'il tient d'Adam, comme on l'a
dit plus haut. 18. En tant qu'il fut
le principe de toute la nature humaine, Adam a eu le caractиre d'une cause
universelle, et ainsi toute la nature humaine qui se multi plie а partir de lui
a йtй corrompue. 19. Le pйchй du
premier homme est d'une certaine faзon un pйchй commun а toute la nature
humaine, comme on l'a dit. C'est pourquoi, lorsque quelqu'un est puni а cause
du pйchй du premier pиre, il n'est pas puni pour le pйchй d'un autre, mais pour
le sien.
ARTICLE
2: CE QU'EST LE PЙCHЙ ORIGINEL
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
82, article s 2-3; II Commentaire des Sentences D. 30, Question 1, article
3.
I -Premiиre sйrie d'objections Il semble que ce soit la
concupiscence. 1. Saint Augustin dit
en effet, dans le Baptкme des petits enfants 1,9: "Adam, outre l'exemple
qu'il a donnй а imiter, par la corruption secrиte de sa concupiscence
charnelle, a aussi corrompu en lui tous ceux qui allaient naоtre de sa
descendance." C'est pourquoi l'Apфtre dit justement dans l'йpоtre aux Romains
5, 12: "En lui, tous ont pйchй." Or le pйchй originel est celui dans
lequel tous ont pйchй, comme on l'a dit. Donc le pйchй originel est la
concupiscence. 2. De plus, saint Anselme
dit, dans la Conception Virginale 2 "L'homme a йtй fait de telle
sorte qu'il ne devait pas sentir une concupiscence dйsordonnйe." Or, comme
il le dit au mкme livre, il y a pйchй non seulement quand l'homme n'a pas ce qu'il
doit avoir, mais aussi lorsqu'il ace qu'il ne doit pas avoir. Donc la
concupiscence contractйe est le pйchй originel. 3. De plus, saint
Augustin dit, dans les Rйtractations I, 15, que la culpabilitй de la
concupiscence est effacйe au baptкme. Or c'est proprement la culpabilitй du pйchй
originel qui est effacйe au baptкme. La concupiscence est donc le pйchй
originel. Cependant: 1. Saint Jean
Damascиne йcrit dans la Foi II, 30 que le pйchй provient de ce que l'homme
se dйtourne de ce qui est selon la nature, pour se tourner vers ce qui lui est
contraire; de lа vient qu'on tient que le pйchй est contre nature. Or la
concupiscence est naturelle: c'est elle que la nature a enseignйe а tous les
animaux. Donc la concupiscence n'est pas le pйchй originel. 2. Mais on peut dire
que la concupiscence est naturelle selon la nature corrompue, mais non selon la
nature crййe. -On objecte а cela que la concupiscence est l'acte propre de la
puissance concupiscible. Or celle-ci est naturelle, mкme selon la nature crййe.
Donc la concupiscence l'est йgalement. 3. De plus, aucun
pйchй ne se porte vers le bien et vers le mal. Or la concupiscence se porte et
vers le bien, par exemple la sagesse, et vers le mal, par exemple le vol. Donc
la concupiscence en tant que telle n'est pas le pйchй originel. 4. De plus, la
concupiscence dйsigne ou un habitus ou un acte. Or en tant qu'elle dйsigne un
acte, c'est un pйchй actuel, non le pйchй originel, et selon qu'elle dйsigne un
habitus, elle ne peut кtre le pйchй originel, parce que l'habitus acquis par un
homme а cause de ses propres actes mauvais n'est pas un pйchй, sans quoi il
pйcherait continuellement et ne cesserait de dйmйriter: et ainsi, c'est
beaucoup moins encore que la concupiscence habituelle causйe dans tel homme du
fait de l'acte du premier pиre reзoit le nom de pйchй. En aucune maniиre, la
concupiscence ne s'identifie donc au pйchй originel. 5. De plus, tout
habitus est naturel, ou acquis, ou infus. Or le pйchй originel n'est pas un
habitus naturel car, selon Denys dans les Noms Divins IV, 25, rien de ce
qui se trouve dans une rйalitй conformйment а la nature n'est un mal pour elle.
De mкme, il n'est pas non plus un habitus acquis, car les habitus acquis sont
causйs par des actes, comme le montre clairement le Philosophe dans l'Йthique
II, 1; or on n'acquiert pas le pйchй originel par des actes, mais on le
contracte par origine. De mкme encore, il n'est pas un habitus infus, car Dieu
seul est la cause de tels habitus, en agissant а l'intйrieur de l'вme, mais il
ne peut cependant кtre la cause du pйchй. Donc, en aucune faзon, le pйchй
originel n'est la concupiscence habituelle. 6. De plus, selon l'avis
commun des thйologiens, dans le bien, l'habitus prйcиde l'acte, car l'habitus
est infusй par Dieu, alors que l'acte vient de nous. Par contre, dans le mal, c'est
l'acte qui prйcиde l'habitus. Si donc le pйchй originel est la concupiscence
habituelle, il s'ensuit que les actes mauvais, qui sont des pйchйs actuels,
prйcйderaient le pйchй originel, ce qui est faux. 7. De plus, on admet
que le pйchй originel est le foyer de tous les pйchйs. Or les pйchйs ne sont
pas seulement causйs par la concupiscence, mais aussi par la malice ou l'ignorance,
comme on l'a montrй ci-dessus. Donc le pйchй originel n'est pas la
concupiscence. 8. De plus, si la
concupiscence est le pйchй originel, ou bien cela tient а son essence, et
ainsi, la concupiscence demeurant aprиs le baptкme, le pйchй originel ne serait
pas effacй, ce qui ne convient pas. Ou bien on dit qu'elle est le pйchй
originel а cause de quelque autre rйalitй ajoutйe, et alors c'est cette autre
rйalitй qui est plutфt le pйchй originel. Donc le pйchй originel n'est pas la
concupiscence. 9. De plus, un
accident est causй par les principes du sujet. Or l'вme est le sujet du pйchй
originel, alors que la cause de la concupiscence n'est pas l'вme, mais la
chair. Donc la concupiscence n'est pas le pйchй originel. 10. De plus, il
semble que la concupiscence s'identifie avec le pйchй originel surtout en tant
qu'il comporte la nйcessitй de convoiter. Or on peut entendre cette nйcessitй de
deux faзons: d'une part comme la nйcessitй de consentir aux mouvements de la
concupiscence, mais cette nйcessitй ne peut кtre qualifiйe de pйchй originel,
parce qu'elle ne demeure pas aprиs le baptкme, alors que le pйchй originel
demeure quant а l'acte et passe quant а la culpabilitй. L'autre nйcessitй, c'est
celle de sentir les mouvements de la concupiscence, or elle ne peut pas non
plus кtre le pйchй originel, car ou elle serait le pйchй originel en elle-mкme,
ou elle le serait а cause d'autre chose. Si c'est en elle-mкme, comme une telle
nйcessitй demeure aprиs le baptкme, il s'ensuivrait que le pйchй originel
demeurerait aprиs le baptкme; si c'est pour une autre raison, а savoir la perte
de la justice originelle, cela non plus ne paraоt pas possible, parce que la
nйcessitй de sentir des mouvements de ce genre est au pйchй originel ce que le
fait de les sentir en acte est au pйchй actuel; or йprouver de faзon actuelle
un mouvement de concupiscence n'est pas un pйchй actuel du fait que s'y ajoute
la privation de la grвce, sans quoi chez ceux qui n'ont pas la grвce, n'importe
quel mouvement de concupiscence serait un pйchй. Cela est йvidemment faux,
puisque parfois ils rйsistent а ces mouvements grвce а la raison naturelle.
Donc la nйcessitй d'йprouver des mouvements de ce genre ne s'identifie pas non
plus avec le pйchй originel si la privation de la justice originelle s'y
ajoute, et ainsi la concupiscence ne s'identifie en aucune maniиre avec le
pйchй originel. 11. De plus, si la
concupiscence est le pйchй originel, c'est par essence, ou bien en tant que
cause. Or elle ne l'est pas par essence, car la concupiscence est, selon saint
Augustin, la cause du pйchй originel, et que la cause est extйrieure а l'essence
d'une rйalitй. De mкme, elle ne l'est pas non plus en tant que cause, car la
cause prйcиde l'effet, alors que la concupiscence ne prйcиde pas, mais suit
plutфt la privation de la justice originelle, en laquelle consiste surtout la
raison du pйchй originel. Donc la concupiscence n'est en aucune maniиre le
pйchй originel. 12. De plus, de mкme
que dans l'йtat de nature corrompue, l'appйtit concupiscible se rйvolte contre
la raison, de mкme l'appйtit irascible. Donc on ne doit pas dire que le
concupiscible est le pйchй originel plutфt que la colиre.
II -Deuxiиme sйrie d'objections En outre, on a dit que le pйchй originel
est l'ignorance 1. Saint Anselme dit
en effet dans la Prйdestination III, 7 que, pour la nature humaine, l'impuissance
а possйder la justice et а la connaоtre est imputable au pйchй originel. Or l'impuissance
а connaоtre appartient а l'ignorance. Donc le pйchй originel s'identifie а l'ignorance. 2. De plus, dans le
mкme livre, il est dit que la diminution de la beautй dans la nature humaine
est imputable au pйchй. Or la beautй de la nature humaine consiste surtout en
la splendeur de la science. Il semble donc que le pйchй originel qui est
imputable а la nature humaine soit un amoindrissement du savoir, c'est-а-dire l'ignorance. 3. De plus, Hugues de
Saint-Victor dit que le vice que nous contractons en naissant se traduit par l'ignorance
dans l'esprit et la concupiscence dans la chair. Or ce vice est le pйchй
originel. Le pйchй originel n'est donc pas davantage la concupiscence que l'ignorance. En sens contraire: 1. L'ignorance est
autre que la concupiscence, et elle ne rйside pas dans le mкme sujet. Or une
mкme rйalitй ne se trouve pas dans des genres divers, ni en divers sujets.
Donc, comme le pйchй originel est la concupiscence, il ne peut кtre l'ignorance. 2. De plus, de mкme
que l'intelligence subit une dйficience а cause du pйchй originel, de mкme
йgalement les puissances infйrieures, comme la puissance gйnйratrice, et aussi
le corps lui-mкme. Si donc on admet que l'ignorance, qui est une dйficience de
l'intelligence, est le pйchй originel, il faut le dire aussi, pour la mкme
raison, de toutes les dйficiences des puissances infйrieures et du corps
lui-mкme, ce qui semble ne pas convenir.
III -Troisiиme sйrie
d'objections En outre, on a dit que le pйchй originel
est la privation de la justice originelle 1. Saint Anselme
raisonne en effet ainsi dans la Conception Virginale 24 tout pйchй est
une injustice, et par consйquent, exclut une certaine justice. Or le pйchй
originel n'exclut d'autre justice que la justice originelle. Donc le pйchй
originel est la privation de la justice originelle.
Cependant: 1. Qui dit faute dit
privation de la grвce sanctifiante. Or la justice originelle n'inclut pas la
grвce sanctifiante, parce que c'est dans la justice originelle que le premier
homme a йtй crйй, non dans la grвce sanctifiante, selon ce que dit le Maоtre
dans les Sentences II, 24, 1. La privation de la justice originelle ne
constitue donc pas la nature du pйchй. 2. De plus, le
baptкme ne restitue pas la justice originelle, car les forces infйrieures se
rebellent encore contre la raison. Si donc le pйchй originel s'identifiait avec
la privation de la justice originelle, il en rйsulterait que le baptкme n'enlиverait
pas le pйchй originel, ce qui est hйrйtique. 3. De plus, le sujet
doit кtre mentionnй dans la dйfinition de l'accident. Or, lorsqu'on dit que le
pйchй originel est la privation de la justice originelle, on ne fait pas lа
mention du sujet. Cette dйfinition est donc insuffisante. 4. De plus, de mкme
que la justice originelle est enlevйe par le pйchй originel, de mкme la grвce l'est
par le pйchй actuel. Or la privation de la grвce n'est pas le pйchй actuel
lui-mкme, mais son effet. Donc la privation de la justice originelle n'est pas
non plus le pйchй originel lui-mкme.
IV -Quatriиme sйrie d'objections En outre, on a dit que le pйchй originel
est une peine et une faute 1. En effet, la
Glose, au sujet de ce Psaume: "Vous avez bйni, Seigneur, votre terre"
84, 2, dit que ce que nous avons contractй d'Adam est une peine et une faute.
Or c'est le pйchй originel. Le pйchй originel est donc une peine et une faute. 2. De plus, saint
Ambroise dit que le vice ou la peine corrompent la nature, et que la faute
offense Dieu. Or le pйchй originel fait l'un et l'autre. Il est donc une faute
et une peine.
Cependant: 1. Hugues de
Saint-Victor dit que le pйchй originel est une maladie mortelle, qui entraоne
la nйcessitй de convoiter. Or une maladie signifie une peine. Le pйchй originel
est donc seulement une peine. 2. De plus, saint
Anselme, parlant du pйchй originel, le compare а la servitude que des hommes
subissent а cause du pйchй de leur pиre qui a commis un crime de lиse-majestй.
Or une telle servitude est seulement une peine. Donc le pйchй originel est
seulement une peine. 3. De plus, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu XIV, 19 que le pйchй originel est une
maladie de la nature. Or une maladie dйsigne une peine. Le pйchй originel est
donc seulement une peine.
Rйponse: La vйritй touchant cette question peut
кtre comprise а partir de ce qui a йtй dit plus haut. On a dit en effet que le pйchй originel
appartient а telle ou telle personne pour autant qu'on la considиre comme une
partie de la multitude qui descend d'Adam, comme si elle йtait un membre d'un
homme unique. On a dit aussi qu'il y a un seul pйchй pour un homme qui pиche,
en tant qu'on se rapporte au tout et au principe premier du pйchй, bien que l'exйcution
soit faite par divers membres. Ainsi donc le pйchй originel en tel ou tel
homme n'est rien d'autre que ce qui lui est parvenu, du fait de l'origine, du
pйchй du premier pиre, de mкme que le pйchй, pour la main ou pour l'oeil, n'est
rien d'autre que ce qui est parvenu а la main ou а l'oeil а partir de la motion
du premier principe du pйchй, qui est la volontй, bien que d'un cфtй la motion
se produise par origine naturelle, alors que de l'autre, ce soit par l'ordre de
la volontй. Or ce qui, du pйchй d'un homme particulier, parvient а la main, c'est
un certain effet et une impression du premier mouvement dйsordonnй qui rйsidait
dans la volontй c'est pourquoi il faut qu'il en porte la ressemblance. Mais le
mouvement dйsordonnй de la volontй consiste а se tourner vers un bien temporel
en dehors de l'ordre convenable vers la fin requise; et ce dйsordre consiste en
fait а se dйtourner du bien immuable, ce qui en est comme l'йlйment formel,
alors que le premier aspect en est comme l'йlйment matйriel, car on prend la
raison formelle d'un acte moral par rapport а sa fin. De lа vient que ce qui
revient а la main dans le pйchй d'un unique homme n'est autre que son
application а quelque effet, sans l'ordre requis par la justice. Mais si
maintenant le mouvement de la volontй parvient а une rйalitй qui n'est pas
susceptible de pйchй, comme par exemple une lance ou un glaive, on ne dira pas
qu'un pйchй s'y trouve, sinon virtuellement et par maniиre d'effet, c'est-а-dire
en tant que la lance ou le glaive sont mus par l'acte du pйchй et rйalisent l'effet
du pйchй, non que la lance ou le glaive pиchent eux-mкmes, car ils n'appartiennent
pas а l'homme qui pиche, comme la main ou l'oeil. Ainsi donc, il y eut dans le pйchй du
premier pиre un йlйment formel, l'aversion par rapport au bien immuable, et un
йlйment matйriel, la conversion vers un bien passager. Or, du fait qu'il s'est
dйtournй du bien immuable, il a perdu le don de la justice originelle, et du
fait qu'il s'est tournй de faзon dйsordonnйe vers un bien passager, les
puissances infйrieures qui devaient s'йlever vers la raison ont йtй rabaissйes
vers les rйalitйs infйrieures. Ainsi donc, en ceux aussi qui naissent de sa
lignйe, la partie supйrieure de l'вme est privйe de l'ordre requis par rapport
а Dieu, qui existait par la justice originelle, et les puissances infйrieures
ne sont plus soumises а la raison, mais se tournent vers les rйalitйs
infйrieures selon leur impulsion propre, et le corps mкme tend lui aussi vers
la corruption, suivant l'inclination des йlйments contraires dont il est
composй. La partie supйrieure de l'вme et mкme
certaines des puissances infйrieures, qui dйpendent de la volontй et sont
faites naturellement pour lui obйir, reзoivent cette consйquence du premier
pйchй sous la raison de faute; de telles parties en effet sont susceptibles de
faute. Mais les puissances infйrieures qui ne sont pas soumises а la volontй,
comme les puissances de l'вme vйgйtative, et le corps lui-mкme, reзoivent cette
consйquence sous la raison de peine, et non sous la raison de faute, sinon
peut-кtre de faзon virtuelle, c'est-а-dire dans la mesure oщ cette peine
consйcutive au pйchй est productrice de pйchй, en tant que la vertu gйnйrative,
par l'йmission de la semence corporelle, opиre la transmission du pйchй originel
en mкme temps que de la nature humaine. Or, parmi ces puissances supйrieures qui
reзoivent du fait de l'origine la dйficience transmise sous la raison de faute,
il en est une qui meut les autres, la volontй, alors que toutes les autres sont
mues par elle а leurs actes propres. Or ce qui se tient du cфtй de l'agent et
du moteur est toujours comme ce qui est formel, et ce qui se tient du cфtй
mobile et du patient comme ce qui est matйriel. Et c'est pourquoi, йtant donnй que la
privation de la justice originelle se situe du cфtй de la volontй, et que du
cфtй des puissances infйrieures mues par la volontй, il existe une propension а
convoiter de faзon dйsordonnйe qu'on peut appeler concupiscence, il en rйsulte
que le pйchй originel en tel ou tel homme n'est rien d'autre que la
concupiscence accompagnйe de la privation de la justice originelle, en sorte
toutefois que cette privation de la justice originelle constitue ce qui est
formel dans le pйchй originel, et la concupiscence ce qui est matйriel de mкme
que dans le pйchй actuel, l'aversion par rapport au bien immuable est ce qui
est formel, et la conversion au bien passager ce qui est matйriel; ainsi
peut-on comprendre l'aversion et la conversion de l'вme dans le pйchй originel
а la maniиre dont il y a aversion et conversion de l'acte, pour ainsi dire,
dans le pйchй actuel.
Solutions des objections:
I- Premiиre sйrie de solutions
aux objections Il faut donc admettre les arguments par
lesquels on a prouvй que le pйchй originel est la concupiscence 1, 2 et 3. Quant aux objections contraires, il faut
donc dire: 1. Une rйalitй peut
кtre naturelle а l'homme de deux faзons: d'abord en tant qu'il est un animal,
et ainsi il lui est naturel que son appйtit concupiscible se porte vers ce qui
est dйlectable selon le sens, en parlant de faзon commune. Ensuite, en tant qu'il
est homme, c'est-а-dire animal raisonnable, et dans ce cas, il lui est naturel
que son appйtit concupiscible se porte vers ce qui est dйlectable au sens selon
l'ordre de la raison. Donc la concupiscence, par laquelle la puissance
concupiscible est inclinйe а se porter vers ce qui est dйlectable au sens, en
dehors de l'ordre de la raison, est contraire а la nature de l'homme en tant qu'homme,
et ainsi elle relиve du pйchй originel. 2. De mкme que la
puissance concupiscible est naturelle а l'homme selon l'йtat de nature crййe,
de mкme lui est naturel le fait que cette puissance soit soumise а la raison,
selon ce que dit le Philosophe dans le livre de l'Ame III, 10 l'appйtit
sensible suit l'appйtit rationnel, comme une sphиre est mue par une sphиre. 3. La concupiscence
se porte en effet sur un bien, dans la mesure oщ elle suit l'ordre de la
raison, mais elle se porte sur un mal dans la mesure oщ elle s'йcarte de cet
ordre, car comme le dit Denys dans les Noms Divins IV, 32, le mal de l'homme
est de s'йcarter de la raison; et de lа vient que voler contrairement а la
raison est un mal chez l'homme, tandis que c'est un bien chez le chien. 4. La concupiscence,
en tant qu'elle relиve du pйchй originel, n'est pas la concupiscence actuelle,
mais habituelle. Or il faut comprendre que l'habitus nous rend habile а quelque
chose. Mais un agent peut кtre habile а faire quelque chose de deux faзons: d'abord
grвce а une forme qui l'y incline, ainsi le corps lourd tend vers le bas de par
la forme qu'il a reзue de celui qui l'a engendrй ensuite grвce au retrait de ce
qui l'empкchait, ainsi le vin se rйpand si on brise le tonneau qui empкchait
son effusion, et le cheval emballй part prйcipitamment, une fois rompu le frein
qui le retenait. Ainsi donc, on peut parler en deux sens de la concupiscence
habituelle: au premier sens, il s'agit d'une certaine disposition, ou d'un
habitus qui incline а convoiter, ainsi si un habitus de concupiscence йtait
causй chez un homme par de frйquents actes de concupiscence, et en ce sens on
ne dit pas que la concupiscence s'identifie avec le pйchй originel; on peut
entendre la concupiscence habituelle en un autre sens, comme la propension mкme
ou l'aptitude а convoiter, qui vient de ce que l'appйtit concupiscible n'est
pas parfaitement soumis а la raison, une fois фtй le frein de la justice
originelle et de cette faзon, le pйchй originel, matйriellement parlant, s'identifie
avec la concupiscence habituelle. Cependant, si la concupiscence habituelle
entendue de maniиre positive n'a pas raison de pйchй actuel, comme causйe par
des actes personnels, il en s'ensuit pas que la concupiscence habituelle
entendue de faзon nйgative n'ait pas raison de pйchй originel, dans la mesure
oщ elle a pour cause l'acte du premier pиre, parce que ce n'est pas de la mкme
maniиre qu'on parle de pйchй pour le pйchй originel et pour le pйchй actuel: le
pйchй actuel en effet consiste dans l'acte volontaire d'une personne, et c'est
pourquoi ce qui n'appartient pas а cet acte n'a pas raison de pйchй actuel;
tandis que le pйchй originel revient а la personne selon la nature qu'elle a
reзue d'un autre par le fait de l'origine, aussi toute dйficience transmise
dans la nature du descendant et dйrivйe du pйchй du premier pиre a raison de
pйchй originel, pourvu qu'elle existe dans un sujet susceptible de faute. Car,
comme le dit saint Augustin dans les Rйtractations I, 15, 2, on dit que
la concupiscence est pйchй, parce qu'elle est produite par le pйchй. 5. De mкme qu'un
habitus vicieux propre а telle personne a йtй acquis par les actes de cette
personne, de mкme la concupiscence habituelle, qui appartient au pйchй de
nature, a йtй acquise par l'acte volontaire du premier pиre: elle n'est donc
pas а proprement parler naturelle ni infuse. 6. Cette objection se
dйveloppe en envisageant le cas de l'habitus personnel, pris au sens positif.
Or le pйchй originel n'est pas un habitus de ce genre. 7. La malice et l'ignorance
sont comprises dans le pйchй originel. En effet, de mкme que la concupiscence
contractйe par origine n'est autre que le fait, pour les puissances
infйrieures, d'кtre dйgagйes de la bride de la justice originelle, de mкme la
malice contractйe n'est autre que le dйgagement de la volontй mкme vis-а-vis de
la justice originelle. De lа vient qu'elle encourt une inclination gйnйrale а
choisir le mal. Ainsi, selon ce qui a йtй dйjа dit, la malice est dans le pйchй
originel comme ce qui est formel, et la concupiscence comme ce qui est matй
riel. Et on traitera plus loin de l'ignorance. 8. On dit qu'une
rйalitй a tel caractиre а cause d'une autre rйalitй, non seule ment en vertu d'un
accident, mais aussi par maniиre de principe formel: ainsi, le corps est dit
vivant а cause de l'вme, et cependant il ne s'ensuit pas que le corps ne fasse
pas partie de l'кtre vivant. Et de mкme, on dit que la concupiscence est le
pйchй originel, а cause de la privation de la justice originelle qui, nous l'avons
dit, est par rapport а elle comme ce qui est formel par rapport а ce qui est
matй riel: c'est pourquoi il ne s'ensuit pas que la concupiscence ne fasse pas
partie du pйchй originel. 9. L'accident naturel
est causй par les principes du sujet, mais non l'accident qui n'est pas
naturel, tel le pйchй originel. Et cependant, le pйchй originel est causй aussi
par la volontй du premier pиre. 10. La concupiscence,
en tant qu'йlйment du pйchй originel, ne dйsigne pas la nйcessitй de consentir
aux mouvements dйsordonnйs de la concupiscence, mais dйsigne la nйcessitй de
les ressentir. Cette nйcessitй demeure bien aprиs le baptкme, cependant elle ne
demeure pas associйe а la privation de la justice originelle, d'oщ vient l'obligation
а la peine; c'est pourquoi on dit qu'elle demeure quant а l'activitй et qu'elle
passe quant а la culpabilitй. Mais il n'est pas obligatoire que la nйcessitй de
ressentir les mouvements de la concupiscence n'ait pas caractиre de pйchй
originel, du fait que ressentir de tels mouvements n'a pas caractиre de pйchй
actuel а cause de la privation de la grвce en effet, le pйchй actuel consiste
dans un acte, c'est un acte dйsordonnй. C'est pourquoi la dйfaillance qui
constitue le pйchй actuel est le dйsordre mкme de l'acte, et non la privation
de la grвce, qui est une dйficience du sujet du pйchй. Mais le pйchй originel
est un pйchй de nature, et c'est pourquoi le dйsordre de la nature qui rйsulte
du retrait de la justice originelle constitue l'essence du pйchй originel. 11. On peut
considйrer la concupiscence de deux faзons. D'abord, en tant qu'elle est dans
un autre, et c'est de cette faзon que la concupiscence chez le pиre est dite
cause du pйchй originel qui est dans le fils. Et cela n'appartient pas а l'essence
du pйchй originel, mais le prйcиde. D'autre part, la concupiscence peut кtre
considйrйe en tant qu'elle est dans le mкme sujet: et en ce cas, elle est cause
matйrielle, qui appartient а l'essence de l'кtre, et prйcиde d'une certaine
faзon dans l'ordre matйriel, de mкme que le corps prйcиde l'вme dans l'ordre de
la cause matйrielle. Il a йtй dit en effet plus haut que c'est par la chair, а
qui appartient la concupiscence, que l'вme, а qui appartient la privation de la
justice originelle, est infectйe. 12. La corruption de
l'appйtit irascible est aussi l'йlйment matйriel dans le pйchй originel, de
mкme que la corruption de l'appйtit concupiscible. Mais on le dйsigne plutфt d'aprиs
l'appйtit concupiscible pour deux raisons: premiиrement, parce que toutes les
passions de l'irascible naissent dans l'amour, qui est dans l'appйtit
concupiscible, et se terminent dans la joie ou la tristesse, qui sont aussi
dans cet appйtit. C'est pourquoi, de faзon courante, on peut parler de
concupiscence, aussi bien pour le mouvement de l'appйtit concupiscible que pour
celui de l'irascible; deuxiиmement, parce que le pйchй originel est transmis
par l'acte de gйnйration, dans lequel se trouve surtout le plaisir et а propos
duquel apparaоt le dйsordre de la concupiscence. C'est pourquoi on dit que l'appйtit
concupiscible est non seulement corrompu, mais mкme infectй, dans la mesure oщ
c'est par un tel acte qu'est transmis le pйchй originel.
II -Deuxiиme sйrie de solutions
aux objections A la thиse de l'ignorance, il faut donc
dire que, parmi les autres puissances, mкme l'intellect est mы par la volontй.
Ainsi, la dйficience de l'intelligence est aussi contenue comme йlйment
matйriel dans le pйchй originel, dйficience qui est la privation de cette
science naturelle que l'homme aurait possйdйe dans l'йtat premier. Et de cette
faзon, l'ignorance est contenue comme йlйment matйriel dans le pйchй originel. Quant aux objections
contraires, il faut donc dire: 1. Le pйchй originel йtant un pйchй de nature, de
mкme que la nature humaine est composйe de nombreuses parties, de mкme de
nombreux йlйments se retrouvent dans le pйchй originel, а savoir les dйfauts
des diverses parties de la nature humaine. 2. Les puissances qui
ne sont pas faites naturellement pour obйir а la raison ne sont pas
susceptibles de faute, et c'est pourquoi chez elles la dйficience qui a йtй
communiquйe n'a pas raison de faute, mais seulement de peine. Par contre, l'intelligence
est susceptible de faute: quelqu'un peut en effet mйriter et dйmйriter par un
acte d'intelligence, en tant que celui-ci est volontaire. Ainsi, le cas n'est
pas le mкme.
III -Troisiиme sйrie de
solutions aux objections A la thиse de la privation de la justice
originelle, il faut donc dire que cette privation est comme l'йlйment formel du
pйchй originel, comme il a йtй dit. Quant aux objections contraires, il faut donc dire: 1. La justice
originelle inclut la grвce sanctifiante, et je ne crois pas vrai que le premier
homme ait йtй crйй dans un йtat de pure nature. Si cependant la justice
originelle n'inclut pas la grвce sanctifiante, il n'est pourtant pas exclu pour
cela que cette privation de la justice originelle n'ait pas raison de faute,
parce que du fait mкme qu'un homme pиche contre l'ordre de la raison naturelle,
il tombe dans une faute; la rectitude de la grвce, en effet, ne va pas sans la
rectitude de la nature. 2. La justice
originelle est restituйe au baptкme quant а l'union de la partie supйrieure de
l'вme а Dieu, dont la privation causait la culpabilitй, mais elle n'est pas
restituйe quant а la soumission des puissances infйrieures а la raison c'est de
cette dйficience que vient la concupiscence qui demeure aprиs le baptкme. 3. La volontй est
mentionnйe dans la dйfinition de la justice: celle-ci est en effet la rectitude
de la volontй, comme le dit saint Anselme. Et donc, du fait que la justice est
mentionnйe dans la dйfinition du pйchй originel, il n'y a pas dйfaut de sujet,
de mкme que si "camus" est mentionnй dans la dйfinition de quelque
chose, il n'est pas nйcessaire qu'y soit mentionnй le nez, qui est inclus dans
la dйfinition de camus. 4. La privation de la
grвce n'est pas dans l'acte lui-mкme, mais dans le sujet de l'acte, et c'est
pourquoi elle n'appartient pas au pйchй actuel. Mais la privation de la justice
originelle est dans la nature, c'est pourquoi elle peut appartenir au pйchй
originel, qui est un pйchй de nature.
IV -Quatriиme sйrie de
solutions aux objections A la question de savoir si le pйchй
originel est seulement une peine, ou bien une peine et une faute, il faut donc
dire comme plus haut que, si le pйchй originel est rapportй а cet homme-lа, en
tant qu'il est une certaine personne, sans considйration de la nature, il est
alors une peine. Mais s'il est rapportй au principe dans lequel tous ont pйchй,
il a alors raison de faute. Et ainsi apparaоt facilement la rйponse
aux objections.
ARTICLE
3: EN QUEL SUJET SE TROUVE LE PЙCHЙ ORIGINEL, DANS LA CHAIR OU DANS L'ВME?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
83, article 1.
Objections: Il semble que ce soit dans la chair et non
dans l'вme. 1. En effet, l'вme
est crййe par Dieu. Mais elle ne tient pas de Dieu la souillure du pйchй, ni d'elle-mкme
non plus, car ce serait alors un pйchй actuel. Donc, en aucune faзon, le pйchй
originel n'est dans l'вme. 2. De plus, quiconque
a le pйchй originel, celui-lа a pйchй en Adam, selon ce que dit l'Apфtre dans l'йpоtre
aux Romains 5, 12: "en qui tous ont pйchй". Or l'вme de cet homme-lа
n'a pas pйchй en Adam, puisqu'elle n'йtait pas lа. Il n'y a donc pas de pйchй
originel dans l'вme. 3. De plus, saint
Augustin dit, dans le Contre Cinq Hйrйsies V, 7, que les rayons du soleil se
rйpandent sur les ordures sans en кtre souillйs. Or l'вme est une certaine
lumiиre spirituelle, et par lа, elle est plus puissante que la lumiиre
corporelle. L'вme n'est donc pas souillйe par les impuretйs de la chair. 4. De plus, la peine
correspond а la faute. Or la peine du pйchй originel est la mort, qui n'est pas
le fait de l'вme seule, mais du composй humain. Le pйchй originel n'est donc
pas dans l'вme, mais dans le composй. 5. De plus, une chose
se rйalise avec plus de vйritй dans la cause que dans l'effet. Si donc la cause
de l'infection de l'вme vient de la chair, il semble que le pйchй originel soit
plutфt dans la chair que dans l'вme. Cependant: Saint Ambroise dit qu'un mкme sujet est
susceptible de vertu et de vice. Or la chair n'est pas susceptible de vertu,
donc pas davantage de vice.
Rйponse: Pour comprendre cette question, il faut
envisager deux distinctions. En premier lieu, qu'il existe deux maniиres
de dire qu'une rйalitй est dans une autre: d'une part, elle y est comme en son
sujet propre, d'autre part comme en sa cause. Or il y a correspondance entre le
sujet propre d'un accident et cet accident lui-mкme; par exemple, si nous
voulons considйrer le sujet propre de la fйlicitй et de la vertu, comme ces
derniиres sont l'une et l'autre propres а l'homme, leur sujet propre а toutes
deux sera ce qui est propre а l'homme, а savoir une partie de l'вme
raisonnable, comme l'avance le Philosophe dans l'Йthique I, 10. Et il
existe deux sortes de causes: la cause instrumentale et la cause principale;
dans la cause principale, une rйalitй se trouve selon une ressemblance
formelle, soit selon une mкme forme spйcifique, s'il s'agit d'une cause
univoque, par exemple lorsqu'un homme engendre un homme, ou quand le feu
engendre du feu, soit encore selon quelque forme plus excellente, s'il s'agit d'un
agent non univoque; ainsi le soleil engendre l'homme. Dans la cause
instrumentale, un certain effet est produit selon la vertu que l'instrument
reзoit de la cause principale, en tant qu'il est mы par elle: en effet, la
forme de la maison se trouve d'une maniиre diffйrente dans les pierres et le
bois, comme en son sujet propre, d'une maniиre diffйrente dans l'esprit du
maоtre d'oeuvre, comme en sa cause principale, et d'une maniиre diffйrente dans
la scie ou la hache, comme en sa cause instrumentale. Or il est йvident que c'est le propre de l'homme
de pouvoir encourir le pйchй; aussi faut-il que le sujet propre de tout pйchй soit
ce qui constitue le propre de l'homme, c'est-а-dire l'вme raisonnable, selon
laquelle l'homme est homme. Et ainsi, le pйchй originel rйside dans l'вme
raisonnable comme en son sujet propre. Quant а la semence charnelle, de mкme qu'elle
est la cause instrumentale de la transmission de la nature humaine а l'enfant,
de mкme elle est la cause instrumentale de la transmission du pйchй originel.
Et ainsi, le pйchй originel se trouve virtuellement dans la chair, c'est-а-dire
dans la semence charnelle, comme en sa cause instrumentale. Deuxiиmement, il faut considйrer qu'il
existe deux ordres: celui de la nature et celui du temps. Dans l'ordre de la
nature, ce qui est parfait est antйrieur а ce qui est imparfait, et l'acte
antйrieur а la puissance, mais dans l'ordre de la gйnйration et du temps, au
contraire, l'imparfait est antйrieur au parfait, et la puissance est antйrieure
а l'acte. Ainsi donc, dans l'ordre de la nature, le pйchй originel est d'abord
dans l'вme comme en son sujet propre, avant d'кtre dans la chair comme en sa
cause instrumentale, mais dans l'ordre de la gйnйration et du temps, il est d'abord
dans la chair.
Solutions des objections: 1. L'вme rationnelle
ne tient la souillure du pйchй originel ni d'elle-mкme, ni de Dieu, mais de son
union а la chair: c'est en effet ainsi qu'elle devient une partie de la nature
humaine dйrivйe d'Adam. 2. Puisque le pйchй
originel est un pйchй de nature, il n'appartient а l'вme que dans la mesure oщ
elle fait partie de la nature humaine; or la nature humaine a existй
originellement en Adam comme une partie d'elle-mкme, c'est-а-dire selon la
chair et selon la disposition а l'вme; et c'est pour cela que l'on dit que l'homme
a commis en Adam le pйchй originel. 3. Saint Augustin
donne cet exemple pour montrer que le Verbe de Dieu ne contracte pas de
souillure du fait de son union а la chair, car le Verbe de Dieu ne s'unit pas а
la chair comme sa forme, et il se comporte comme une lumiиre non mкlйe а un
corps, comme les rayons ne se mкlent pas aux ordures. Mais l'вme s'unit au
corps comme sa forme, et c'est pourquoi on la compare а une lumiиre incorporйe,
qui est souillйe par le mйlange, comme on le voit pour le rayon qui traverse
une atmosphиre nuageuse, et qui est obscurci. 4. La mort, en tant
que peine du pйchй originel, a pour cause le fait que l'вme a perdu le pouvoir
grвce auquel elle gardait son corps intact de la corruption et ainsi, cette
peine aussi appartient principalement а l'вme. 5. Une rйalitй est
plus noble dans la cause principale que dans l'effet, mais non dans la cause
instrumentale: or c'est ainsi que et la nature humaine et le pйchй originel
sont dans la semence charnelle. C'est pourquoi, de mкme que la nature humaine n'est
pas avec plus de vйritй dans la semence que dans le corps dйjа organisй, de
mкme le pйchй originel n'est pas non plus avec plus de vйritй dans la chair que
dans l'вme.
ARTICLE
4: LE PЙCHЙ ORIGINEL RЙSIDE-T-IL PLUTФT DANS LES PUISSANCES DE L'ВME QUE DANS
SON ESSENCE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
83, article 2; II Commentaire des Sentences D. 31, Question 2, article 1;
Questions disputйes sur la vйritй Question 25, article 6.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, selon
saint Anselme, comme on l'a dit plus haut, le pйchй originel est la privation
de la justice originelle. Mais, comme il le dit lui-mкme, la justice originelle
rйside dans la volontй. Donc le pйchй originel est d'abord dans la volontй, qui
est une certaine puissance. 2. De plus, comme on
l'a dit plus haut, selon saint Augustin, le pйchй originel est la
concupiscence. Mais la concupiscence appartient aux puissances de l'вme. Donc
le pйchй originel est d'abord dans les puissances. 3. De plus, on dit
que le pйchй originel est la source du pйchй dans la mesure oщ il incline aux
actes des pйchйs. Or l'inclination а l'acte relиve d'une puissance. Donc le
pйchй originel rйside dans les puissances de l'вme. 4. De plus, le pйchй
originel est un dйsordre qui s'oppose а l'ordre de la justice originelle. Or un
dйsordre ne peut exister dans l'essence de l'вme, dans laquelle il n'y a pas la
distinction que prйsupposent l'ordre et le dйsordre, tandis que les puissances
de l'вme sont distinctes. Le pйchй originel ne rйside donc pas d'abord dans l'essence
de l'вme, mais dans les puissances. 5. De plus, le pйchй
originel de celui qui naоt est dйrivй du pйchй d'Adam, qui a corrompu les
puissances de l'вme avant son essence. Or l'effet est semblable а sa cause.
Donc le pйchй infecte aussi les puissances de l'вme avant son essence. 6. De plus, l'вme est
par essence la forme du corps, et elle lui donne l'кtre et la vie. Donc la
dйficience qui appartient а l'essence de l'вme est une dйficience de la vie, c'est-а-dire
la mort ou la nйcessitй de mourir. Mais une telle dйficience n'a pas raison de
faute, mais de peine. Donc la faute originelle n'est pas dans l'essence de l'вme. 7. De plus, l'вme n'est
susceptible de pйchй qu'en tant qu'elle est raisonnable. Mais on la dit
raisonnable а cause de ses puissances rationnelles. Donc le pйchй originel est
dans les puissances de l'вme avant d'кtre dans son essence. Cependant: 1. L'вme contracte le
pйchй originel par son union а la chair. Or c'est par son essence que l'вme est
unie а la chair, йtant sa forme. Donc le pйchй originel est d'abord dans l'essence
de l'вme. 2. De plus, le pйchй
originel n'est pas en premier lieu un pйchй de la personne, mais de la nature,
comme on l'a dit plus haut. Or c'est par son essence que l'вme constitue la
nature humaine, en tant qu'elle est la forme du corps, alors que, par ses
puissances, elle est le principe des actes qui appartiennent aux personnes: les
actes, en effet, appartiennent aux individus, selon le Philosophe. Donc le
pйchй originel est dans l'essence de l'вme avant d'кtre dans ses puissances. 3. De plus, le pйchй
originel est unique dans un homme, mais les puissances sont nombreuses, bien qu'elles
soient cependant unies dans l'unique essence de l'вme. Mais un accident n'est
pas dans plusieurs sujets, si ce n'est dans la mesure oщ ils sont unis. Donc le
pйchй originel est d'abord dans l'essence de l'вme avant d'кtre dans ses
puissances. 4. De plus, le pйchй
originel est contractй par origine. Mais l'origine se termine а l'essence de l'вme,
car la fin de la gйnйration est la forme engendrйe. Donc le pйchй originel
concerne directement l'essence de l'вme. 5. De plus, selon
saint Anselme, le pйchй originel est la privation de la justice originelle.
Mais celle-ci fut un don fait а la nature humaine, et non а une personne,
autrement elle n'aurait pas йtй transmise aux descendants; et ainsi, elle
appartenait а l'essence de l'вme, qui est la nature et la forme du corps. Donc
pour la mкme raison, le pйchй originel lui aussi est dans l'essence de l'вme
avant d'кtre dans ses puissances. 6. De plus, tout ce
qui est dans les puissances de l'вme avant d'кtre dans son essence, est dans l'вme
en tant qu'elle se rapporte а un objet, mais ce qui dans l'вme se rapporte au
sujet est dans l'essence de l'вme avant d'кtre dans les puissances. Or le pйchй
originel n'est pas dans l'вme en tant qu'elle se rapporte а des objets, mais au
sujet qui est la chair, et de laquelle l'вme contracte l'infection. Donc le
pйchй originel est par prioritй dans l'essence de l'вme avant d'кtre dans ses
puissances.
Rйponse: Le pйchй originel est d'une certaine
maniиre а la fois dans l'essence de l'вme et dans ses puissances, parce que la
dйficience issue de la faute du premier pиre a atteint l'вme tout entiиre. Mais
il faut examiner s'il se trouve par prioritй dans l'essence de l'вme avant d'кtre
dans ses puissances. Et а premiиre vue, il peut bien sembler qu'il
se trouve d'abord dans l'essence de l'вme, pour cette raison que le pйchй
originel est un, et que les puissances de l'вme s'unissent en son essence comme
en une racine commune. Mais cette rai son ne s'impose pas parce que les
puissances de l'вme s'unissent aussi d'une autre maniиre, dans une unitй d'ordre,
et mкme dans l'unitй d'une puissance premiиre qui imprime le mouvement et la
direction. Mais il faut prendre un autre point de
dйpart dans la recherche de cette vйritй. Certes, comme le pйchй originel
dйrive de la chair а l'вme, il n'y a de doute pour personne que, d'une certaine
maniиre, au moins dans l'ordre de la gйnйration et du temps, le pйchй originel
est d'abord dans l'essence de l'вme avant d'кtre dans ses puissances, puisque l'вme
est unie au corps immйdiatement par son essence comme une forme, et non par ses
puissances, comme on l'a montrй ailleurs. Mais si quelqu'un dit que le pйchй
originel est d'abord dans l'essence de l'вme selon l'ordre de la gйnйration et
du temps, avant d'кtre dans ses puissances, mais que dans l'ordre de la nature,
il est par prioritй dans les puissances, comme on l'a dit auparavant de l'вme
et de la chair, cela ne peut tenir. En effet, le rapport n'est pas le mкme entre
l'essence de l'вme et ses puissances, et entre le corps et l'вme. Car le corps
se rapporte а l'вme comme la matiиre а la forme, et la matiиre prйcиde la forme
dans l'ordre de la gйnйration et du temps, tandis que la forme prйcиde la
matiиre dans l'ordre de la perfection et de la nature; mais l'essence de l'вme
se rapporte а ses puissances comme la forme substantielle aux propriйtйs
naturelles qui dйcoulent d'elle; or la substance est antйrieure а l'accident,
et selon le temps, et selon la nature, et selon la raison, comme il est prouvй
dans la Mйtaphysique VII, 1. Il en rйsulte que, de toute maniиre, le
pйchй originel rйside par prioritй dans l'essence de l'вme avant d'кtre dans
ses puissances, et qu'il dйrive de l'essence de l'вme aux puissances, de mкme
qu'il y a dйrivation naturelle de l'essence de l'вme а ses puissances. Or le
pйchй originel regarde la nature, comme on l'a dit.
Solutions des objections: 1. La justice
originelle n'йtait pas dans la volontй de telle maniиre qu'elle n'ait pas йtй
par prioritй dans l'essence de l'вme: elle йtait en effet un don fait а la
nature. 2. La concupiscence
est le pйchй originel matйriellement et comme par dйrivation d'un principe
supйrieur, comme on l'a dit plus haut. 3. L'essence de l'вme
se rapporte а ses puissances comme la forme substantiel le aux propriйtйs qui
dйcoulent d'elle, par exemple la forme du feu а la chaleur; or la chaleur n'agit
qu'en vertu de la forme essentielle du feu, sinon elle n'aboutirait pas а
produire une forme substantielle. Aussi la forme substantielle est-elle le
premier principe d'action. Et de la sorte aussi, l'essence de l'вme est
principe d'action en prioritй par rapport aux puissances. 4. Le dйsordre des
puissances de l'вme vient d'un dйfaut de nature, qui regarde en premier lieu et
principalement l'essence de l'вme. 5. En Adam, c'est la
personne qui a corrompu la nature, et c'est pourquoi, chez lui, la corruption
rйside d'abord dans les puissances de l'вme avant d'кtre dans son essence. Mais
chez l'homme qui naоt d'Adam, c'est la nature qui cor rompt la personne, et c'est
pourquoi, en lui, la corruption appartient d'abord а l'essence de l'вme avant d'appartenir
aux puissances. 6. L'essence de l'вme
est non seulement la forme du corps qui lui donne la vie, mais elle est aussi
le principe des puissances, et de la sorte, le pйchй originel se trouve en
prioritй dans l'essence de l'вme. 7. Les puissances
rationnelles elles-mкmes dйrivent de l'essence de l'вme, en tant qu'elle
constitue la nature; c'est pourquoi le fait d'кtre susceptible de pйchй dйrive
de l'essence de l'вme dans ses puissances.
ARTICLE
5: LE PЙCHЙ ORIGINEL EST-IL PLUTФT DANS LA VOLONTЙ QUE DANS LES AUTRES
PUISSANCES?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
83, article s 3-4; II Commentaire des Sentences D. 31, Question 1, article
3; Questions disputйes sur la vйritй Question 25, article 6.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, le pйchй
originel est une certaine infection. Or, parmi les puissances de l'вme, c'est
la puissance de gйnйration qui est dite la plus infectйe. Le pйchй originel est
donc par prioritй, non dans la volontй, mais dans la puissance de gйnйration. 2. De plus, la
privation de la justice originelle qui est, selon saint Anselme, le pйchй
originel, se remarque par le fait que les puissances infйrieures se rebellent
contre la raison. Mais une telle rйbellion est dans les puissances infйrieures.
Le pйchй originel est donc d'abord dans celles-ci. 3. De plus, dans le
pйchй actuel, l'aversion par rapport au bien immuable suit la conversion vers
un bien pйrissable. Or, comme on l'a dit plus haut, dans le pйchй originel, la
concupiscence joue le mкme rфle que la conversion dans le pйchй actuel. Donc,
puisque la concupiscence rйside dans les puissances infйrieures, le pйchй
originel se trouve en prioritй dans les puissances infйrieures. 4. De plus, le pйchй
originel, comme on l'a dit, est la privation de la justice originelle. Or la
justice est une vertu morale, et toutes les vertus morales sont dans les
parties non rationnelles de l'вme, comme le dit le Commentateur au Livre III de
l'Йthique. Donc le pйchй originel, lui aussi, se trouve d'abord dans les
parties non rationnelles de l'вme. 5. De plus, le pйchй
originel est une certaine perversion du gouvernement de l'вme. Mais le
gouvernement de l'вme appartient а la raison. Donc le pйchй originel est dans
la raison avant d'кtre dans la volontй. 6. De plus, la peine
du pйchй originel est la privation de la vision de Dieu, qui appartient а l'intellect.
Mais la peine correspond а la faute. Donc le pйchй originel est dans l'intellect
avant d'кtre dans la volontй. Cependant: Saint Anselme dit dans la Conception
Virginale 3 que la justice est la rectitude de la volontй. Or le pйchй
originel est la privation de la justice originelle. Il rйside donc d'abord dans
la volontй,
Rйponse: Le sujet de la vertu ou du vice se trouve
кtre une partie de l'вme, dans la mesure oщ elle participe en quelque chose а
une puissance supйrieure; ainsi, l'appйtit irascible et l'appйtit concupiscible
sont les sujets de certaines vertus dans la mesure oщ ils participent а la
raison. C'est pourquoi il faut dire que ce qui est rationnel est d'abord et par
soi le sujet de la vertu. Par consйquent, pour dйcouvrir le sujet
premier du pйchй originel parmi les puissances de l'вme, il faut considйrer
quelle est la puissance de qui toutes les autres reзoivent d'кtre elles-mкmes
sujet du pйchй: il faut en effet nйcessairement que le pйchй originel dйrive
par prioritй de l'essence de l'вme а cette puissance. Or il est йvident que le
pйchй, selon l'acception que nous donnons actuellement а ce terme, c'est ce qui
est redevable d'une peine. Or c'est du fait que nos actes sont volontaires qu'ils
mйritent une peine et un blвme. Aussi est-ce de la volontй que dйrive dans les
autres puissances de l'вme le fait d'кtre susceptible du pйchй. Il est donc clair que, parmi toutes les
puissances de l'вme, le pйchй originel se trouve par prioritй dans la volontй.
Solutions des objections: 1. L'infection du
pйchй est dite exister quelque part, comme on l'a dit plus haut, ou en acte
comme en son sujet propre, ou virtuellement comme en sa cause. Or la cause du
pйchй originel est l'acte de gйnйration; celui-ci relиve bien de la puissance
de gйnйration comme de ce qui l'accomplit, de l'appйtit concupiscible comme de
ce qui dйsire et commande, du sens du toucher comme de ce qui ressent et fait
connaоtre le plaisir. Aussi on dit que l'infection du pйchй originel se trouve
d'abord virtuellement dans ces puissances, comme en sa cause, mais non comme
йtant en son sujet propre. 2. La rйbellion des
puissances infйrieures contre les puissances supйrieures vient du retrait de la
vertu qui rйsidait dans les puissances supйrieures, comme on l'a dit plus haut.
C'est pourquoi le pйchй originel est plutфt dans les puissances supйrieures que
dans les infйrieures. 3. Dans l'ordre de la
gйnйration, l'aversion par rapport а Dieu suit la conversion vers un bien
pйrissable, mais la raison du pйchй actuel trouve son achиve ment dans l'aversion;
et de mкme, la raison de pйchй originel le trouve dans la privation de la
justice originelle. C'est pourquoi le pйchй originel se trouve en prioritй dans
la volontй. 4. Cette affirmation
du Commentateur ne vaut pas pour toutes les vertus morales, mais seulement pour
celles qui regardent les passions, lesquelles appartiennent aux parties non
rationnelles. Mais la justice ne regarde pas les passions, mais les opйrations,
comme il est dit dans l'Йthique V, 1. C'est pourquoi la justice n'est
pas dans les appйtits irascible et concupiscible, mais dans la volontй. Et
ainsi les quatre vertus principales sont dans les quatre puissances qui peuvent
кtre le siиge d'une vertu: la prudence dans la raison, la justice dans la
volontй, la tempйrance dans l'appйtit concupiscible et la force dans l'appйtit
irascible. 5. Le gouvernement
dйfectueux de la raison n'a raison de faute que dans la mesure oщ il est
volontaire; et ainsi, mкme la raison tient de la volontй de pou voir кtre le
sujet du pйchй. 6. La privation de la
vision de Dieu est une peine par le fait qu'elle rйpugne а la volontй, ce qui
en effet appartient а l'essence de la peine, comme on l'a dit plus haut. Ainsi,
en tant qu'elle est une peine, elle appartient а la volontй.
ARTICLE
6: LE PЙCHЙ ORIGINEL SE PROPAGE-T-IL DEPUIS ADAM EN TOUS CEUX QUI DESCENDENT DE
LUI SELON LA CHAIR?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Ia-IIae, Question 81, article 3 II Commentaire
des Sentences D. 31, Question 1, article 1; Commentaire des Romains
chapitre 5, lect. 3.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, la mort
est la peine du pйchй originel. Mais а la fin du monde, ceux qui seront trouvйs
vivants lorsque le Seigneur viendra pour juger ne mourront pas, comme le dit
saint Jйrфme а Marcella Йp. 59, 3. Donc ils ne naоtront pas avec le pйchй
originel. 2. Mais on peut dire
qu'а ce sujet l'opinion de saint Jйrфme n'йtait pas tenue par tous, et qu'ainsi
l'argument ne vaut pas nйcessairement. -On objecte а cela que ce qui suit
nйcessairement une affirmation qui est du domaine de l'opinion n'est ni erronй
ni contre la foi, de mкme que du contingent, mкme s'il est faux, il ne rйsulte
pas l'impossible. Or que certains hommes nйs d'Adam ne meurent pas, cela est du
domaine de l'opinion. Donc, que certains naissent йgalement sans le pйchй originel,
ce qui en est la consйquence, n'est pas erronй mais relиve de l'opinion. 3. De plus, comme le
dit saint Augustin dans l'Enchiridion 115, ce sont des biens йternels
que l'on demande dans les trois premiиres invocations de l'oraison dominicale,
et des biens temporels dans les quatre autres. Mais parmi ces derniиres, on
demande la rйmission des dettes, parmi lesquelles il y a la nйcessitй d'engendrer
avec le pйchй originel. Etant donnй qu'il serait inconvenant de dire que la
priиre de toute l'Йglise ne serait pas exaucйe, il semble donc que certains,
dans cette vie terrestre, pourront engendrer des enfants sans le pйchй
originel. 4. De plus, nul ne
peut recevoir de quelqu'un ce que celui-ci ne possиde pas. Or il n'y a pas de
pйchй originel chez le baptisй, car il est фtй par le baptкme. Donc personne,
naissant d'un pиre baptisй, ne contracte le pйchй originel. 5. De plus, l'Apфtre
dit, dans l'йpоtre aux Romains 11, 16: "Si la racine est sainte, les
rameaux le sont aussi", et le Seigneur dit en saint Matthieu 7, 17 que "l'arbre
bon fait de bons fruits". Si donc un pиre est saint et bon, il n'engendre
pas un fils souillй par le pйchй originel. 6. De plus, "si
l'espиce opposйe se trouve dans le genre opposй, l'espиce en question sera
aussi dans le genre en question". Mais le pкcheur engendre un pйcheur.
Donc le juste engendre un juste, et non un homme infectй du pйchй originel. 7. De plus, l'Apфtre
dit, dans l'йpоtre aux Romains 5, 15: "Il n'en va pas du don du Christ
comme de la faute d'Adam", mais le don du Christ est beau coup plus
puissant. Or le pйchй transmis par Adam а un homme est par ce dernier transmis
а son fils. Donc le don du Christ qui descend par le baptкme sur quelqu'un est
transmis par cet homme а son fils. Et ainsi les enfants des baptisйs naissent
sans le pйchй originel. 8. De plus, saint
Augustin dit dans le Baptкme des Petits Enfants II, 30: "La
transgression du premier prйvaricateur n'a pas causй plus de mal que n'a eu de
prix l'incarnation et la rйdemption du Sauveur." Mais la rйdemption du
Sauveur ne vaut pas pour tous les hommes. Donc la transgression d'Adam ne nuit
pas non plus а tous les hommes, et ainsi, tous ceux qui naissent d'Adam selon
la chair ne contractent pas le pйchй originel. 9. De plus, ce qui
est supйrieur n'est pas affectй par la corruption de ce qui est infйrieur. En
effet, si ce n'est pas un homme, il ne s'ensuit pas que ce ne soit pas un
animal, mais c'est le contraire. Or la nature humaine est supйrieure а n'importe
quelle personne de la nature humaine. Donc l'infection qui йtait personnelle а
Adam lui-mкme n'a pas corrompu toute la nature humaine par le pйchй originel. 10. De plus, la
corruption de la nature est enlevйe par le baptкme, ou elle ne l'est pas. Si
elle l'est, le pйchй originel n'est donc pas transmis а l'enfant par un acte de
la nature. Mais si elle ne l'est pas, cette corruption affecte d'une йgale
maniиre l'вme de celui qui engendre et l'вme de l'enfant engendrй. Si donc elle
n'infecte pas par la faute originelle l'вme de celui qui engendre, l'вme de l'enfant
engendrй ne sera pas non plus infectйe par cette faute originelle. 11. De plus, saint
Anselme dit dans la Conception Virginale 7 qu'il n'y a pas plus de pйchй
dans la semence que dans un crachat. Or on ne peut donner а un autre ce que l'on
n'a pas. Donc la gйnйration qui se rйalise par la semence d'Adam ne cause pas
le pйchй originel chez l'enfant. 12. De plus, saint
Augustin dit dans la Perfection de la Justice 4: "Ce qui s'accomplit
par nйcessitй de nature est exempt de faute." Or tout ce qui est causй par
la semence dans l'enfant l'est par nйcessitй de nature, et se trouve donc
exempt de faute. Ainsi, ceux qui sont engendrйs selon la chair а partir d'Adam
ne contractent pas le pйchй originel. 13. De plus, la
semence est un certain corps. Or l'action d'un corps ne se rйalise pas
instantanйment, mais dans le temps, alors que l'вme est infectйe par la faute
en un instant. Donc une telle infection n'est pas causйe par la semence. 14. De plus, le
Philosophe dit dans les Parties des Animaux XV que la semence est le
superflu des aliments, et ainsi la semence par laquelle cet homme est engendrй
n'a pas existй en Adam. Mais le pйchй originel est contractй par certains parce
qu'ils ont pйchй en Adam, comme le dit l'Apфtre, dans sa йpоtre aux Romains 5,
12. Donc le pйchй originel n'est pas passй d'Adam en tous les hommes par la
voie de la semence. 15. De plus, un agent
proche marque plus qu'un agent йloignй. Le signe en est que l'agent proche
engendre un кtre semblable а lui selon l'espиce, mais non l'agent йloignй:
ainsi, l'homme engendrй est semblable selon l'espиce а l'homme qui l'a
engendrй, et non au soleil. Mais de mкme que l'infection de la nature se
trouvait en Adam, de mкme elle se trouve dans le parent immйdiat. On ne doit
donc pas dire que ceux qui sont engendrйs maintenant contractent le pйchй
originel d'Adam, mais de leurs parents immйdiats. 16. De plus, saint
Augustin dit dans le Mariage et la Concupiscence I, 24 que ce n'est pas
la procrйation mais la sensualitй qui transmet le pйchй а l'enfant; et il
semble ainsi que, s'il existait une gйnйration sans sensualitй, le pйchй ne
serait pas transmis а l'enfant. Mais la gйnйration, qu'elle s'accomplisse avec
ou sans sensualitй, ne cause pas des dispositions diverses dans la semence, si
ce n'est selon une plus ou moins grande intensitй de chaleur. En effet, comme
la semence est un corps composй d'йlйments, une diversitй de disposition quant
а l'action se ramиne aux qualitйs actives des йlйments, et lorsqu'il n'y a dans
la cause qu'une simple diversitй selon l'intensitй, il ne s'ensuit pas de
diversitй spйcifique pour l'effet. Donc, de mкme qu'une procrйation sans
concupiscence ne transmettrait pas le pйchй originel, une procrйation accompagnйe
de concupiscence ne le transmet pas non plus. 17. De plus, la charitй
diminue la sensualitй. Or la charitй peut кtre augmentйe а l'infini; donc
puisque la sensualitй n'est pas infinie, il semble qu'elle puisse кtre
totalement enlevйe par la charitй, et ainsi, il n'est pas nйcessaire que tous
naissent avec le pйchй originel. 18. De plus, la
sensualitй relиve soit d'un dйsordre de la sensibilitй, soit d'une volontй
perverse. Mais ni l'un ni l'autre ne se trouvent chez les justes qui engendrent.
Donc ceux qui naissent d'eux ne contractent pas le pйchй originel. 19. De plus, comme le
dit Denys, de mкme que le bien se rйpand, le mal renferme sur soi. Mais le bien
d'Adam, par exemple sa pйnitence, ne s'est pas rйpandu chez tous. Donc son mal
s'est bien moins rйpandu encore. 20. De plus, le pйchй
est transmis d'Adam aux autres hommes, dans la mesure oщ ils ont pйchй en Adam,
mais Adam a pйchй en mangeant le fruit dйfendu, et on ne peut dire que tous ont
mangй le fruit dйfendu au moment oщ Adam le faisait; donc on ne peut pas dire
non plus qu'ils ont pйchй au moment oщ celui-ci pйchait. Et ainsi, le pйchй
originel ne passe pas d'Adam а tous les hommes. Cependant: 1. L'Apфtre dit, dans
sa йpоtre aux Romains 5, 12: "Par un seul homme le pйchй est entrй en ce
monde, et par le pйchй la mort, et ainsi la mort est passйe en tous; en lui tous
ont pйchй." 2. De plus, saint
Augustin dit dans la Foi а Pierre II, 16 que de mкme qu'il ne peut y
avoir parmi les hommes d'union charnelle sans convoitise, de mкme il ne peut y
avoir de conception sans pйchй.
Rйponse: C'est une erreur d'affirmer que certains
descendent d'Adam selon la chair sans avoir le pйchй originel, car alors il y
aurait des hommes qui n'auraient pas besoin de la rйdemption accomplie par le
Christ. De lа vient qu'il faut admettre simple ment que tous ceux qui
descendent d'Adam selon la chair contractent le pйchй originel au moment mкme
de leur animation. Cela peut кtre montrй clairement en partant de ce qu'on a
dit plus haut. On a dit plus haut, en effet, que le pйchй
originel est, par rapport а toute la nature humaine dйrivйe d'Adam, comme le
pйchй actuel par rapport а une personne humaine singuliиre, comme si tous les
hommes, en tant qu'ils descendent du seul Adam, йtaient un homme unique dont
les divers membres seraient des personnes diverses. Or il est йvident que le
pйchй actuel se trouve d'abord dans un principe, а savoir dans la volontй qui,
la premiиre, est le siиge du pйchй, comme on l'a dit plus haut, et qu'il se
communique а partir d'elle aux autres puissances de l'вme, et mкme aux membres
du corps, dans la mesure oщ ils sont mus par la volontй; c'est ainsi en effet
que les actes sont volontaires, ce qui est exigй p la raison de pйchй. Par
consйquent, le pйchй originel doit, lui aussi, кtre considйrй d'abord en Adam
comme en un principe, d'oщ il se rйpand en tous ceux qui sont mus par lui. Or
de mкme que chez un homme toutes les parties sont mues par le commandement de
la volontй, de mкme le fils reзoit une motion de son pиre par la puissance
gйnйratrice. C'est pourquoi le Philosophe dit dans les Physiques II, 5
que le pиre est la cause du fils en tant que principe moteur, et dans la
Gйnйration des Animaux II, 3 qu'il existe dans la semence une certaine
motion venant de l'вme du pиre qui meut la matiиre а la forme de ce qui est
conзu. Ainsi donc cette motion qui vient par origine du premier pиre se propage
en tous ceux qui procиdent de lui selon la chair; aussi tous ceux qui sont
issus de lui selon la chair contractent de lui le pйchй originel.
Solutions des objections: 1. Saint Jйrфme n'йcrit
pas cela en l'affirmant, mais selon l'opinion de certains, comme on le voit
dans sa lettre а Minervius sur la Rйsurrection de la Chair Йp. 119, n°
7, oщ il expose plusieurs opinions sur ce sujet. Parmi celles-ci, il mentionne
que certains ont pensй que ceux qui seraient trouvйs vivants а la venue du
Seigneur ne mourraient jamais, а cause de ce que dit l'Apфtre dans sa Premiиre йpоtre
aux Thessaloniciens 4, 17, en parlant а leur place: "Nous les vivants,
nous serons emportйs ensemble sur des nuйes а la rencontre du Seigneur dans les
airs." D'autres expliquent que cela ne signifie pas qu'ils ne mourront
pas, mais qu'ils resteront peu dans la mort, en ressuscitant aussitфt. Et cette
interprйtation est la plus communйment tenue. 2. Si l'on admet que
ceux qui seront trouvйs vivants lors de la venue du Seigneur ne mourront
jamais, il ne s'ensuit pas nйcessairement qu'ils n'auront pas contractй le
pйchй originel. En effet, la peine propre du pйchй originel est la nйcessitй de
mourir, selon ce que dit l'Apфtre dans sa йpоtre aux Romains 8, 10: "Le corps,
certes, est mort а cause du pйchй", c'est-а-dire qu'il a йtй vouй а la
nйcessitй de mourir, comme l'explique saint Augustin. Mais il peut arriver que
certains hommes soient soumis а la nйcessitй de mourir et ne meurent cependant
jamais, la vertu divine les en empкchant: de mкme qu'il peut arriver que ce qui
est naturellement lourd ne se porte pas vers le bas, parce que quelque chose l'en
empкche. 3. Cette dette qui
oblige а engendrer avec le pйchй originel est remise en cette vie, non pas pour
le fait d'engendrer sans le pйchй, mais en tant que des hommes nйs avec le
pйchй sont purifiйs par la vertu du Christ. Car par dettes on entend les
pйchйs, comme l'explique saint Augustin dans le Sermon du Seigneur sur la
Montagne. 4. Le pйchй originel
s'oppose а la justice originelle, grвce а laquelle la partie supйrieure de l'вme
йtait а la fois unie а Dieu, commandait aux puissances infйrieures, et pouvait
mкme conserver le corps sans corruption. Le baptкme enlиve donc le pйchй
originel en tant qu'il donne la grвce par laquelle la partie supйrieure de l'вme
est unie а Dieu, mais il ne donne pas а l'вme la vertu qui lui permette de conserver
le corps sans corruption, ou qui permette а la partie supйrieure de l'вme de
conserver les parties infйrieures indemnes de toute rйbellion; de lа vient qu'aprиs
le baptкme demeurent а la fois la nйcessitй de mourir et la concupiscence, qui
constitue l'йlйment matйriel dans le pйchй originel. Ainsi, pour ce qui est de
la partie supйrieure de l'вme, on participe а la nouveautй du Christ, mais pour
ce qui est des puissances infйrieures de l'вme et du corps lui-mкme, la vйtustй
qui vient d'Adam demeure encore. Or il est йvident que l'homme baptisй n'engendre
pas selon la partie supйrieure de son вme, mais selon les parties infйrieures
et selon le corps; et c'est pourquoi l'homme baptisй ne transmet pas а sa
descendance la nouveautй du Christ, mais la vйtustй d'Adam. Et c'est pour cela que,
bien qu'il n'ait pas lui-mкme le pйchй originel en tant que faute, il le
transmet nйanmoins а sa descendance. 5. Et par lа apparaоt
йgalement la solution а l'objection 5. 6. Ce raisonnement
vaut pour ce qui convient а un opposй en tant qu'il est opposй, mais non pour
ce qui est commun а l'un et а l'autre des opposйs. En effet, si le noir
contracte la vision, il s'ensuit que le blanc l'йlargit, mais il ne s'ensuit
pas que le blanc soit invisible, si le noir est visible, parce que cela lui
convient en tant que couleur, qui est un genre commun а l'un et а l'autre. Or
la vйtustй d'Adam, pour ce qui est des puissances infйrieures et du corps
lui-mкme, est commune au juste et au pйcheur, et c'est selon elle que le
pйcheur engendre un pйcheur. C'est pourquoi il ne s'ensuit pas que le juste
engendre un enfant sans pйchй. 7. Le don du Christ
est plus puissant que la faute d'Adam, parce qu'il replace les hommes dans un
йtat plus йlevй que celui d'Adam avant son pйchй, c'est-а-dire l'йtat de
gloire, qui est exempt du risque du pйchй; mais cela doit se rйaliser dans la
conformitй au Christ pour que l'effet soit semblable а la cause. Car de mкme
que le Christ a pris sur lui la vйtustй de la peine afin, par la mort, de nous
racheter de la mort, et qu'ainsi en ressuscitant il nous a rendu la vie, de
mкme les hommes sont d'abord par le Christ rendus conformes au Christ par la
grвce alors que demeure la vйtustй de la peine, pour кtre enfin transportйs
dans la gloire а la rйsurrection. Et c'est de cette pйnalitй qui demeure, quant
aux puissances infйrieures, chez les baptisйs, que ceux-ci transmettent le
pйchй originel. Il n'est pas non plus inconvenant que la peine soit cause de
faute, parce que les puissances infйrieures ne sont susceptibles de faute que
dans la mesure oщ elles peuvent кtre mues par les puissances supйrieures, et c'est
pourquoi, si la faute est йcartйe de la partie supйrieure de l'вme, la raison
de faute ne demeure pas en acte dans les puissances infйrieures, mais
virtuellement, en tant qu'elles sont le principe de la gйnйration humaine. 8. De mкme que le
pйchй d'Adam nuit а tous ceux qui naissent de lui selon la chair, de mкme la
rйdemption du Christ vaut pour tous ceux qui naissent de lui selon l'esprit. 9. La nature,
entendue de faзon absolue, est plus que la personne; mais la nature considйrйe
dans une personne est incluse dans les limites de la personne, et de cette
maniиre, la personne peut infecter la nature. Et comme c'est de la personne du
premier pиre que toutes les personnes qui naissent de lui selon la chair
reзoivent la nature humaine, une telle corruption de la nature est transmise а
tous; de mкme que si l'eau йtait corrompue dans la source, la corruption se
rйpandrait а tout le ruisseau issu de cette source. 10. Dans l'вme du
parent baptisй, il existe une rйalitй qui s'oppose а la corruption du l?йchй
originel, а savoir le sacrement du Christ, empкchement qui n'existe pas dans l'вme
de l'enfant engendrй. On peut dire aussi que l'infection de la nature ne passe
dans l'вme que par l'acte de gйnйration, qui est un acte de la nature. C'est
pourquoi elle ne se transmet pas а l'вme de celui qui engendre, mais а celle de
celui qui est engendrй, qui est le terme de la gйnйration. 11. Le pйchй n'est
pas en acte dans la semence mais virtuellement, en tant qu'elle est le principe
de la gйnйration humaine, comme on l'a dit plus haut. 12. Le dйfaut originel
n'a pas raison de faute du fait qu'il est contractй nйcessairement par la
gйnйration charnelle, mais du fait que la nature est atteinte d'une souillure
rйputйe volontaire а cause de son principe, comme on l'a dit plus haut. 13. La semence agit
pour produire l'infection de l'вme de la mкme maniиre qu'elle agit pour
constituer l'achиvement de la nature humaine. De mкme donc que l'action de la
semence se dйroule dans le temps, mais que l'achиvement de la nature humaine se
rйalise en un instant, par l'avиnement de la forme ultime, de mкme l'infection
du pйchй originel est causйe en un instant par le premier pиre, bien que l'action
de la semence ne soit pas instantanйe. 14. Certains ont cru
que le pйchй originel ne pouvait кtre transmis par les premiers parents а leurs
descendants que si tous les hommes йtaient contenus matйriellement en Adam. Et
ainsi, ils posent que la semence n'est pas un superflu des aliments, mais qu'elle
vient d'Adam lui-mкme. Mais cela ne peut кtre, car alors la semence serait un
йlйment sйparй de la substance de celui qui engendre. Or ce qui se prйpare de
la substance d'une chose s'йloigne de la nature de celle-ci, et est en voie de
corruption, et pour cela ne peut кtre un principe de gйnйration dans cette mкme
nature. De lа, le Philosophe conclut que la semence n'est pas un йlйment sйparй
de la substance, mais le superflu des aliments. Mais par lа, il n'est pas exclu
que le pйchй originel puisse кtre contractй а partir du premier pиre. En effet,
la condition de ce qui est engendrй dйpend plus de l'agent, qui dispose la
matiиre et donne la forme, que de la matiиre qui, s'йloignant de sa dis
position premiиre et perdant sa forme premiиre, reзoit de l'agent une nouvelle
disposition et une nouvelle forme. C'est pourquoi, pour ce qui est de la transmission
du pйchй originel, l'origine de la matiиre du corps humain importe peu, mais
tout dйpend de l'agent qui l'a transformйe spйcifiquement en une nature
humaine. 15. Des agents
proches et йloignйs peuvent se distinguer de deux maniиres par soi, ou par
accident. Par accident d'abord, ainsi lorsque l'on entend l'йloignement et la
distance seulement selon le lieu, le temps, ou selon autre chose d'accidentel а
la cause en tant que telle. Et ainsi, il est vrai que l'agent proche marque
plus l'effet que l'agent йloignй, comme le feu qui est proche rйchauffe plus
que celui qui est йloignй; et que le mal qui est proche dans le temps meut bien
plus l'вme que le mal lointain. Mais des agents proches et йloignйs se
distinguent par soi selon l'ordre naturel des causes dans leur causalitй mкme,
et de cette maniиre, l'agent йloignй influe plus sur l'effet que l'agent
proche. Il est dit en effet dans le livre des Causes prop. 1 que toute
cause premiиre influe plus sur son effet que la cause seconde, car cette derniиre
n'agit qu'en vertu de la cause premiиre. Mais le fait que l'effet reзoive
parfois son espиce de l'agent proche, et non de l'agent йloignй, ne vient pas d'un
dйfaut de l'influence exercйe par l'agent йloignй, mais d'un dйfaut de la
matiиre, qui ne peut recevoir une forme si excellente. C'est pourquoi, si la
matiиre peut recevoir la forme de l'agent principal, elle la recevra plus que
la forme de l'agent proche; de mкme que la maison reзoit plus la forme de l'art
que celle de l'instrument. Donc parce que la vйtustй du pйchй originel se
trouve en tous du fait qu'ils sont mus par le premier pиre, comme on l'a dit
plus haut, un homme ne transmet le pйchй originel qu'en tant qu'il engendre en
vertu du premier agent. Et c'est pourquoi on dit que ce pйchй est contractй а
partir d'Adam plutфt que du parent immйdiat. 16. La sensualitй
dйsigne la concupiscence dйsordonnйe en acte, mais on a dit plus haut que l'йlйment
matйriel dans le pйchй originel est la concupiscence habituelle provenant du
fait que la raison n'a pas la force de refrйner totalement les puissances
infйrieures. Ainsi donc, la sensualitй en acte qui est dans l'union charnelle
est le signe de la concupiscence habituelle, qui est l'йlйment matйriel dans le
pйchй originel. Mais la cause qui fait que quelqu'un transmette le pйchй
originel а sa descendance, c'est ce qui demeure en lui du pйchй originel, mкme aprиs
le baptкme, ainsi qu'on l'a dit, c'est-а-dire la concupiscence ou le foyer de
pйchй. Ainsi, on voit bien que la sensualitй en acte n'est pas cause de la
transmission du pйchй originel, mais le signe de la cause. C'est pourquoi, s'il
se produisait par miracle que la sensualitй en acte soit totalement йcartйe de
l'union charnelle, l'enfant contracterait nйanmoins le pйchй originel. Ainsi,
lorsque saint Augustin dit que la sensualitй transmet le pйchй, il met le signe
а la place du signifiй. Mais l'objection envisageait cette sensualitй en acte,
en laquelle agit aussi une chaleur plus intense. Cependant, cette chaleur n'est
pas la cause totale, mais la cause principale vient de la vertu de l'вme qui
opиre dans la semence а titre d'agent principal, comme le dit le Philosophe. 17. La charitй
diminue la sensualitй actuelle, dans la mesure oщ l'appйtit concupiscible obйit
а la raison. Mais il n'obйit pas, dans l'йtat de nature corrompue, au point de
ne rien garder de son mouvement propre, mкme en dehors de l'ordre de la raison.
C'est pourquoi la sensualitй n'est pas totalement supprimйe, quelle que soit l'augmentation
de la charitй. 18. Mкme chez les
justes, il existe une sensualitй actuelle dans l'acte de gйnйration, lorsque l'appйtit
concupiscible tend de faзon immodйrйe vers ce qui est dйlectable pour la chair,
et que la volontй, mкme si elle ne fait ni ne veut rien contre la raison, ne s'attache
pas de faзon actuelle а l'ordre de la raison, а cause de la vйhйmence de la
passion. 19. Le principe du
pйchй vient de nous, mais celui du bien mйritoire vient de Dieu. C'est pourquoi
a existй chez Adam un certain bien qu'il a pu communiquer а tous, а savoir la
justice originelle, qu'il a reзue cependant de Dieu; mais le mal qu'il a
transmis aux autres, il l'a eu par lui-mкme: de sorte que l'on peut dire plutфt
que Dieu a йtй le diffuseur du bien et que l'homme est le diffuseur du mal.
Mais le bien de la pйnitence d'Adam n'est pas transmis aux autres, car son
principe a йtй une grвce donnйe personnellement а cet homme. 20. Manger dйsigne un
acte de la personne, mais pйcher peut appartenir soit а la personne, soit а la
nature. C'est pourquoi on dit que ceux qui reзoivent la nature humaine d'Adam
ont pйchй en Adam, mais non qu'ils ont mangй en Adam.
ARTICLE
7: CEUX QUI NAISSENT SEULEMENT MATЙRIELLEMENT D'ADAM CONTRACTENT-ILS LE PЙCHЙ
ORIGINEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
81, article 4 II Commentaire des Sentences D. 31, Question 1, article 2,
ad 3-4; D. 33, Question 1, article 1,ad 5.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, l'вme
est infectйe du pйchй originel par l'infection de la chair а laquelle elle est
unie. Mais la chair d'un homme pйcheur est infectйe par le pйchй de faзon
actuelle, alors que la semence l'est seulement de faзon virtuelle, car йtant
dйpourvue d'вme rationnelle, elle n'est pas susceptible de l'infection du
pйchй. Donc la tache du pйchй originel serait davantage contractйe par l'homme
qui serait miraculeusement formй de la chair d'une personne ayant le pйchй
originel, par exemple d'une cфte, d'un pied ou d'une main, que s'il йtait
engendrй par la semence. 2. De plus, une Glose
dit а propos de la Genиse 4, 1 que c'est dans les reins d'Adam que toute sa
postйritй fut corrompue, parce qu'elle sa semence n'a pas йtй rйpandue au dйbut
dans le lieu de la vie, mais par la suite au lieu de l'exil. Mais, si un homme
йtait formй а partir du corps d'un autre homme, par exemple de sa main ou de
son pied, cette chair serait prйlevйe dans le lieu de la peine, et donc il
contracterait la corruption du pйchй originel. 3. De plus, le pйchй
originel est le pйchй de toute la nature humaine, comme on l'a dit plus haut.
Mais cet homme qui serait formй а partir de la chair d'un autre homme
appartiendrait а la nature humaine. Donc il contracterait le pйchй originel. 4. De plus, dans la
gйnйration de l'homme et de n'importe quel animal, la matiиre du corps est fournie
par la femelle. Mais l'вme est infectйe du pйchй par le fait qu'elle est unie а
la matiиre corporelle. Donc, mкme si Adam n'avait pas pйchй, par le fait du
pйchй d'Eve, les enfants nйs de leur union auraient contractй le pйchй
originel, non а cause de l'infection de la semence de l'homme, mais seulement а
cause de la matiиre. 5. De plus, la mort
et la corruption de n'importe quel кtre proviennent d'une nйcessitй de la
matiиre; or la matiиre est fournie par la mиre. Donc, si Eve йtait devenue
mortelle et passible en pйchant, alors qu'Adam n'aurait pas pйchй, les enfants
qui naоtraient d'eux auraient йtй mortels et passibles. Mais il n'y a pas de
peine sans faute. Donc ils auraient contractй le pйchй originel. 6. De plus, saint
Jean Damascиne dit dans le Traitй de la Foi III, 2 que le Saint Esprit
est venu sur la Vierge en la purifiant. Or on ne peut dire que cette
purification a йtй superflue, car si une nature crййe ne fait rien de superflu,
bien moins encore le Saint Esprit. Si donc le corps du Christ avait йtй pris de
la Vierge sans cette purification prйalable, il aurait assurйment contractй le
pйchй originel. Il semble ainsi que le fait mкme de tirer matйriellement sa
chair d'Adam suffit а faire contracter le pйchй originel. Cependant: Saint Augustin dit dans son Commentaire
littйral sur la Genиse X, 19, 20 que le Christ n'a pas pйchй en Adam et n'a
pas payй la dоme en йtant dans les reins d'Abraham Hйb., 7, 9, parce qu'il n'y
fut pas selon la raison sйminale, mais seulement selon la substance corporelle.
Rйponse: On peut tirer la vйritй sur cette question
de ce qu'on a dйjа dit. En effet, on a dit plus haut que le pйchй originel
dйrive du premier pиre en sa postйritй dans la mesure oщ les descendants sont
mus par lui du fait de l'origine. Or il est йvident qu'il ne convient pas а
la matiиre de mouvoir, mais d'кtre mue: il en rйsulte que, quelle que soit la
maniиre dont un homme descend matйriellement d'Adam, ou de ceux qui sont nйs de
lui, il ne contracterait absolument pas le pйchй originel s'il ne descendait de
lui par voie sйminale, de mкme que ne contracterait pas non plus le pйchй
originel un homme qui serait formй de la terre de faзon nouvelle. En effet, peu
importe а la condition de l'homme la matiиre dont il est formй, mais tout
dйpend de l'agent qui le forme, parce que c'est de l'agent qu'il reзoit la
forme et les dispositions, comme on l'a dit, alors que la matiиre ne conserve
pas sa forme ou sa disposition premiиre, mais en acquiert une nouvelle par la
gйnйration.
Solutions des objections: 1. Si un homme йtait
formй а partir du doigt ou de la chair d'un autre homme, cela ne serait
possible qu'avec une chair corrompue et s'йloignant de son йtat naturel, car la
gйnйration d'une rйalitй est la corruption d'une autre. C'est pour quoi l'infection
qui se trouvait avant dans la chair ne demeurerait pas pour infecter l'вme. 2. Il ne faut pas
comprendre cette Glose comme si le lieu de l'exil йtait la cause de la
transmission du pйchй originel, parce que si l'homme йtait restй au paradis
terrestre aprиs le pйchй, il aurait transmis le pйchй originel а ses
descendants. Mais la cause de la transmission du pйchй originel est la
corruption de la nature humaine dans le premier pиre, et le lieu de l'exil est
concomitant а la corruption. C'est pourquoi, dans cette Glose, on mentionne le
lieu comme concomitant а la cause, et non comme une cause. 3. Le pйchй originel
n'appartient pas а la nature humaine en soi, mais selon qu'elle dйrive d'Adam
par la voie de la semence, comme on l'a dit. 4. Les enfants qui
seraient nйs d'Adam, si seule Eve avait pйchй et non pas lui, n'auraient pas
contractй le pйchй originel, car on contracte celui-ci par la vertu gйnйrative
de la nature humaine, qui se trouve dans la semence du mвle, selon le
Philosophe. Et c'est pourquoi, bien qu'Eve ait pйchй la premiиre, l'Apфtre dit
cependant de faзon significative que c'est par un seul homme que le pйchй est
entrй dans le monde. 5. Il a paru а
certains que ceux qui seraient nйs d'Adam, si seule Eve avait pйchй et non pas
lui, auraient йtй mortels et passibles, du fait que ces dйficiences sont des
consйquences de la matiиre, que fournit la mиre; et ainsi la mortalitй et la
passibilitй ne seraient pas alors des dйficiences pйnales mais naturelles. Mais
mieux vaut dire qu'ils n'auraient йtй ni passibles, ni mortels. En effet, si
Adam n'avait pas pйchй, il aurait transmis а ses descendants la justice
originelle, qui comprend non seulement la soumission de l'вme а Dieu, mais
aussi celle du corps а l'вme, ce qui exclut la passibilitй et la mortalitй. 6. Du fait que le
Christ a йtй conзu de la Vierge sans la semence de l'homme, il s'est produit qu'il
n'a pas contractй le pйchй originel. Mais la purification de sa Mиre a eu lieu
auparavant, non comme si elle eыt йtй nйcessaire pour que le Christ soit conзu
sans le pйchй originel, mais parce qu'une totale puretй convenait а la chair
que le Verbe de Dieu a assumйe.
ARTICLE
8: LES PЙCHЙS DES ANCКTRES LES PLUS PROCHES SE TRANSMETTENT-ILS PAR ORIGINE А
LEURS DESCENDANTS?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia Question
81, article 2; II Commentaire des Sentences D. 32, Question 1, article 1;
IV Contra Gentiles chapitre 52; Compendium Theologiae chapitre 197;
Commentaire des Romains chapitre 5, 1, 3.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, David,
qui est nй d'un mariage lйgitime, dit dans le Psaume 50, 7: "Voici, j'ai
йtй conзu dans l'iniquitй, et dans les pйchйs ma mиre m'a enfantй", d'oщ
il semble que les pйchйs d'un homme contractйs par origine soient nombreux. Or
cela ne pourrait кtre si les pйchйs des ancкtres les plus proches ne se
transmettaient pas par origine а leurs descendants, mais seulement celui du
premier homme. Donc les pйchйs des parents les plus proches se transmettent par
origine а leurs descendants. 2. De plus, la nature
humaine fut en Adam ce qu'elle est en chaque homme. Or Adam, par son pйchй
actuel, a corrompu la nature humaine et l'a transmise corrompue а ses
descendants, parce que telle il l'a possйdйe, telle il l'a communiquйe. Donc n'importe
quel autre homme corrompt la nature humaine en lui-mкme par son pйchй actuel,
et transmet cette corruption а ses descendants; et ainsi les pйchйs actuels des
parents plus proches se transmettent par origine а leurs descendants, comme le
pйchй du premier pиre. 3. Mais on peut dire
qu'en Adam la nature humaine йtait intиgre, et c'est pour quoi il a pu la
corrompre par son pйchй actuel, alors que chez les autres hommes, la nature est
dйjа corrompue et ne peut donc l'кtre par leurs pйchйs actuels. -On objecte а
cela qu'il est dit а la fin de l'Apocalypse 22, 11: "Que celui qui est
juste se justifie encore, et celui qui est dans les souillures se souille
encore. Mais кtre dans les souillures du pйchй, c'est
кtre corrompu. Donc la nature qui est corrompue en quelqu'un peut l'кtre encore
davantage. 4. Mais on peut dire
que cette corruption de la nature qui s'est opйrйe par le pйchй du premier pиre
a fait d'une nature intиgre une nature corrompue, et a donc pu causer la
transmission du pйchй originel; mais les autres corruptions de la nature
produites par des pйchйs actuels ne font pas cela, aussi elles ne causent pas
la transmission du pйchй originel. -On objecte а cela que ce qui est au milieu,
quand on le compare а l'un des extrкmes, fait figure de l'autre extrкme; ainsi
le gris est par rapport au blanc comme noir, et par rapport au noir comme
blanc. Or ce qui est moins corrompu est un milieu entre ce qui est intиgre et
ce qui est plus corrompu. On peut donc assimiler la corruption de la nature par
laquelle ce qui est intиgre se transforme en corrompu, et la corruption par
laquelle ce qui est moins corrompu se transforme en plus corrompu. 5. Mais on peut dire
que la nature humaine йtait dans le premier homme comme en son premier
principe, et c'est pourquoi elle a pu se corrompre en lui, mais non dans les
autres. -On objecte а cela que si le premier homme n'avait pas pйchй, mais qu'un
de ses descendants l'avait fait, la nature humaine aurait йtй corrompue en ce
dernier, et il l'aurait transmise ainsi а ses descendants; et cependant, la
nature humaine n'aurait pas йtй chez lui comme en son premier principe. Il n'est
donc pas requis pour la transmission du pйchй originel que la nature humaine
soit corrompue par le principe premier de la nature. 6. De plus, dans l'Exode
20, 5, il est dit: "Je suis un Dieu jaloux qui chвtie l'iniquitй des pиres
sur les enfants jusqu'а la troisiиme et la quatriиme gйnйration", ce qui
ne peut se rapporter qu'aux pйchйs actuels des ancкtres les plus proches. Les
pйchйs actuels de ces derniers se transmettent donc а leurs descendants par
origine. 7. Mais on pourrait
dire que cela s'entend de la transmission des pйchйs quant а la peine, et non
quant а la faute. -On objecte а cela qu'un effet ne peut exister sans sa cause.
Or la peine est l'effet de la faute. Donc, si la peine se transmet, il est
nйcessaire que la faute se transmette йgalement. 8. Mais on pourrait
dire que la peine ne prйsuppose pas toujours une faute dans le mкme'sujet, mais
parfois dans un autre sujet. -On objecte а cela que la peine vient de Dieu et
qu'elle est juste; or la justice est une certaine йgalitй. Il faut donc que la
peine ramиne а l'йgalitй l'inйgalitй de la faute. Or ceci ne peut se faire que
si la peine rйtablit l'йgalitй dans le sujet mкme en qui il y avait inйgalitй
auparavant а cause de la faute, en sorte qu'il endure quelque chose qui soit
conforme а la volontй de Dieu, et aille contre sa propre volontй, lui qui en
pйchant a agi contre la volontй de Dieu en suivant sa propre volontй. Il faut
donc que la peine passe en celui-lа mкme en qui la faute a passй. 9. De plus, selon
saint Matthieu 27, 25, les Juifs ont dit: "Que son sang soit sur nous et
sur nos enfants." Ce que saint Augustin explique dans un Sermon sur la
Passion Serm. 28 en disant: "Voici quels biens ils transmettent а
leurs hйritiers par un serment sacrilиge: ils se souillent de la tache du sang
et font pйrir leurs enfants." Donc le pйchй actuel d'autres hommes qu'Adam
a йtй transmis а leurs descendants, mкme quant а la tache. 10. De plus, comme le
dit l'Apфtre dans l'йpоtre aux Romains 5, 12, quand Adam a pйchй, nous avons
tous pйchй en lui; et cela parce que nous йtions en lui selon la raison
sйminale, comme le dit saint Augustin. Mais de mкme que nous йtions en Adam
selon la raison sйminale, ainsi l'avons-nous йtй aussi en nos plus proches
parents. Donc nous avons pйchй aussi en eux quand ils pйchaient, et de la
sorte, leurs pйchйs nous sont transmis par origine. 11. De plus, la mort,
qui est la privation de la vie, est la peine du pйchй originel. Or la vie des
hommes diminue toujours de plus en plus, car au commence ment du monde, les
hommes vivaient plus longtemps que de nos jours. Donc, puisque la peine
augmente, il semble que cet accroissement vienne de la faute, et ainsi, que les
pйchйs actuels des plus proches parents ajoutent quelque chose au pйchй
originel qui vient du premier pиre. 12. De plus, avant l'institution
de la circoncision, les enfants йtaient sauvйs par la seule foi de leurs
parents, comme le dit saint Grйgoire, et ils йtaient donc semblablement damnйs
par l'infidйlitй de ceux-ci. Or l'infidйlitй est un pйchй actuel. Donc le pйchй
actuel des parents plus proches se transmet а leurs descendants. 13. De plus, ce qui
existe а la fois selon la similitude et selon la rйalitй agit plus efficacement
que ce qui existe seulement selon la similitude. Or la laideur corporelle
saisie par l'imagination, qui existe seulement selon la similitude chez celui
qui engendre, se transmet а ses descendants; aussi saint Jйrфme dit dans les
Questions Hйbraпques 30 qu'une femme mit au monde un enfant noir а la vue d'un
Йthiopien peint sur le mur. Bien plus encore, la laideur du pйchй qui est dans
l'вme du pиre а la fois selon la rйalitй et selon la similitude se
transmet-elle donc а ses descendants. 14. De plus, on peut
mieux communiquer а un autre ce que l'on tient de soi-mкme que ce que l'on
tient d'un autre. Or les plus proches parents transmettent а leurs descendants
la corruption du pйchй originel, qui dйrive en eux d'Adam. Ils transmettent
donc encore plus la corruption des pйchйs actuels. 15. De plus, selon le
droit canonique et le droit civil, les fils sont redevables des pйchйs de leurs
parents. En effet, les fils d'esclaves, bien que nйs d'une mиre libre, sont
vouйs а la servitude; d'autre part, les hйritiers d'un voleur sont redevables
du vol du pиre selon le droit canonique, mкme si rien de ce vol ne leur est
parvenu et qu'aucun procиs n'a mкme йtй intentй contre le pиre; et mкme les
enfants de ceux qui pиchent du crime de lиse-majestй portent l'ignominie de
leurs parents. Donc les pйchйs des parents passent а leurs enfants. 16. De plus, les
enfants ont plus de rapports avec leurs proches parents qu'avec le premier
pиre, et ils se rattachent plus directement а eux. Si donc le pйchй du premier
pиre passe а tous ses descendants, bien plus encore les pйchйs des proches
parents. 17. De plus, ce qui
appartient au corps se transmet avec le corps. Or certains pйchйs actuels
appartiennent au corps, car l'Apфtre dit dans la Premiиre йpоtre aux
Corinthiens 6, 18: "Tout pйchй que l'homme aura commis est extйrieur а son
corps, mais celui qui fornique pиche contre son propre corps." Ce genre de
pйchй actuel est donc transmis par origine des plus proches parents а leurs
descendants. Cependant: 1. Le pйchй s'oppose
au mйrite. Or les mйrites des parents ne sont pas transmis leurs descendants,
sans quoi nous ne naоtrions pas tous fils de colиre. Donc les pйchйs actuels
des parents les plus proches ne passent pas а leurs descendants. 2. De plus, dans
Ezйchiel 18, 20 il est dit: "Le fils ne portera pas l'iniquitй du pиre."
Or il la porterait si du pиre elle passait en lui. Donc les pйchйs des plus
proches parents ne passent pas а leurs descendants.
Rйponse: Saint Augustin soulиve la question dans l'Enchiridion
47, et la laisse non rйsolue. Mais si on la considиre avec soin, il est
impossible que les pйchйs actuels des parents les plus proches se transmettent
originellement а leurs descendants. Pour en avoir l'йvidence, il faut
remarquer qu'un principe gйnйrateur univoque communique а celui qu'il engendre
sa nature spйcifique, et par consйquent, tous les accidents qui sont liйs а l'espиce:
de mкme en effet que l'homme engendre un homme, de mкme celui qui a le pouvoir
de rire engendre un кtre qui a le pou voir de rire. Or, si la puissance du gйnйrateur
est grande, il transmet sa ressemblance а l'engendrй mкme quant aux accidents
individuels. Mais cela est vrai des accidents qui appartiennent au corps de
quelque maniиre, non des accidents qui appartiennent seulement а l'вme, surtout
а l'вme intellective, qui n'est pas une puissance rйsidant dans un organe
corporel: un homme blanc en effet engendre la plupart du temps un fils blanc,
et un homme grand un fils grand, mais jamais un grammairien n'engendre un
grammairien, ni un physicien un physicien. Mais parce que le pйchй nous prive du don
de la grвce, il faut considйrer dans le pйchй cela mкme qu'on considиre dans le
don de la grвce que le pйchй enlиve. Or а l'origine de la condition humaine, un
don gratuit fut accordй par Dieu au premier homme, non pas en raison de sa
personne seulement, mais en raison de toute la nature humaine qui devait sortir
de lui; et ce don йtait la justice originel le. La vertu de ce don rйsidait non
seulement dans la partie supйrieure de l'вme qui est intellective, mais se
rйpandait dans les parties infйrieures de l'вme, qui йtaient maintenues
totalement sous l'empire de la raison par la puissance de ce mкme don, et
au-delа, jusqu'au corps auquel rien ne pouvait arriver qui trouble rait son
union а l'вme, tant que ce don demeurait. Et c'est pourquoi c'est avec raison
que ce don se serait transmis aux descendants pour deux motifs: d'abord, parce
qu'il accompagnait la nature en vertu d'un don de Dieu, bien que ce ne fыt par
l'ordre naturel; deuxiиmement, parce qu'il s'йtendait au corps qui est transmis
par gйnйration. Or ce don a йtй enlevй par le premier pйchй de notre premier
pиre; c'est donc avec raison que pour les mкmes causes ce pйchй aussi est
transmis originellement aux descendants. Mais les autres pйchйs actuels, qu'ils
soient ceux du premier pиre lui-mкme, ou bien ceux des autres, s'opposent au
don de la grвce qui est confйrй par Dieu а quelqu'un en raison de sa personne
seulement, et dont la force demeure en outre dans la seule вme intellective,
sans se communiquer au corps pour supprimer sa corruptibilitй. Et C'est
pourquoi ni cette grвce elle-mкme, ni les pйchйs actuels d'un quelconque
ancкtre, y compris d'Adam lui-mкme, ne se transmettent, hormis son premier
pйchй, par mode d'origine. Mais les pйchйs actuels des parents les plus proches
peuvent se communiquer а leurs enfants par imitation, en raison du commerce
assidu de leurs enfants avec eux.
Solutions des objections: 1. Le pйchй originel
chez un homme est unique. Mais on en parle comme s'il y en avait plusieurs: "C'est
dans les pйchйs que ma mиre m'a enfantй", pour quatre motifs: d'abord
selon l'habitude de l'Йcriture, oщ le pluriel est mis pour le singulier, comme
on le voit bien en saint Matthieu 2, 20: "Ils sont morts, ceux qui en
voulaient а la vie de l'enfant", alors qu'il s'agit du seul Hйrode
deuxiиmement, parce que le pйchй originel est d'une certaine maniиre la cause
des pйchйs qui suivent, et qu'il contient ainsi virtuellement en lui de
nombreux pйchйs; troisiиmement, parce que dans le pйchй actuel du premier pиre
d'oщ le pйchй originel tire sa cause, la difformitй du pйchй fut multiple: il y
eut en effet alors superbe, dйsobйissance, gourmandise et vol; quatriиmement,
parce que la corruption du pйchй originel atteint diffйrentes parties de l'homme.
Cependant, on ne peut parler pour cela de pluralitй du pйchй originel chez un
homme, si ce n'est sous un certain rapport. 2. Par son pйchй
actuel, Adam a corrompu la nature humaine en lui retirant le don gratuit qui
pouvait passer а ses descendants, ce qui n'a pas lieu avec les pйchйs actuels
des parents les plus proches, comme il ressort de ce qui a йtй dit, bien qu'ils
ajoutent а cette corruption par une soustraction de grвce ou d'aptitude а la
grвce, qui est un don personnel. 3., 4. et 5. Et par lа, la rйponse aux objections 3, 4
et 5 est йvidente. 6. Cela est dit parce
que le pйchй passe des parents aux enfants pour ce qui est de la peine.
Cependant, il faut remarquer qu'il existe deux sortes de peines l'une est
spirituelle et regarde l'вme, et d'une telle peine, jamais le fils n'est puni
pour le pиre. La raison en est que l'вme du fils ne vient pas de l'вme du pиre,
mais est crййe immйdiatement par Dieu. Et c'est cette raison qui est assignйe
dans Ezйchiel 18, 4 et 20: "De mкme que l'вme du pиre est а moi, de mкme
aussi l'вme du fils", et: "Le fils ne portera pas l'iniquitй du pиre."
L'autre peine est la peine corporelle, ou qui concerne des rйalitйs qui
regardent le corps, et pour ce qui est de cette peine, les fils sont parfois
punis pour les parents, surtout lorsqu'ils se conforment а eux dans la faute;
en effet, pour ce qui est du corps, qui est transmis par le pиre, le fils est
quelque chose du pиre. 7. La peine
temporelle dont le fils est parfois chвtiй a pour cause une faute qui a prйcйdй
chez le pиre. 8. Dans la mesure oщ
le fils est quelque chose du pиre, le pиre est puni йgale ment dans la peine de
son fils. 9. Le sang du Christ
rend coupables les fils des Juifs dans la mesure oщ ils imitent la malice de
leurs pиres en l'approuvant. 10. Nous йtions dans
le premier pиre et dans nos plus proches parents selon une communautй de
nature, mais non de personne. C'est pourquoi nous participons au pйchй qui
prive du don fait а la nature, mais non а celui qui prive du don fait а la
personne. 11. Le fait que les hommes
vivent moins longtemps de nos jours qu'au commencement du monde n'est pas causй
par une aggravation du pйchй originel, ni par un affaiblissement continu de la
nature, comme le disent certains, sans quoi а mesure que le temps passe, la vie
de l'homme serait de plus en plus йcourtйe. Cela est йvidemment faux, puisque actuellement
les hommes vivent aussi long temps qu'а l'йpoque de David, qui disait: "Les
jours de nos annйes sont de soixante-dix ans" Psaume 89, 10. Cette
longйvitй venait donc de la puissance divine, pour que le genre humain se
multiplie. 12. Dиs le
commencement du genre humain, un remиde au pйchй originel n'a pu кtre apportй
que par la puissance du mйdiateur entre Dieu et l'homme, Jйsus-Christ. Donc la
foi des anciens, qu'accompagnait une certaine protestation de foi, avait valeur
salvifique pour les petits enfants, non en tant qu'elle йtait un acte mйritoire
des croyants -c'est pourquoi il n'йtait pas requis que l'acte de foi fыt formй
par la charitй -mais en raison de l'objet de cette foi, c'est-а-dire le
mйdiateur lui-mкme. En effet, les sacrements qui ont йtй instituйs par la suite
valent aussi en tant qu'ils sont une protestation de foi. C'est pourquoi il ne
s'ensuit pas que l'infidйlitй des parents nuirait aux enfants, sinon de maniиre
accidentelle, comme йcartant le remиde au pйchй. 13. L'imagination est
une puissance qui rйside dans un organe corporel. Aussi les esprits corporels,
en qui trouve son fondement la vertu gйnйratrice qui opиre dans la semence,
sont modifiйs par une reprйsentation imaginaire. C'est pourquoi un certain
changement se produit parfois chez l'enfant а partir de ce qu'imagine son pиre
au moment mкme de l'union charnelle, si son imagination est fertile. Mais l'infection
du pйchй, surtout du pйchй actuel, demeure totalement dans l'вme et n'appartient
pas au corps. Le cas n'est donc pas le mкme. 14. Cet argument
vaudrait, toutes choses йtant йgales par ailleurs. 15. Cet argument
envisage la transmission du pйchй quant а la peine corporelle. 16. L'homme
contracterait davantage le pйchй d'un parent proche que du premier pиre, site
pйchй de ce parent supprimait quelque don de nature, comme le pйchй du premier
pиre l'a fait. 17. On dit que celui
qui fornique pиche contre son propre corps, non pas que la souillure de ce pйchй
serait dans le corps, car elle est bien plutфt dans l'вme, comme la grвce а
laquelle elle s'oppose, mais parce que ce pйchй s'accomplit dans le plaisir
physique et dans un certain йcoulement du corps, ce qui ne se produit dans nul
autre pйchй, car dans le pйchй de gourmandise, il n'y a pas йcoule ment
corporel, et dans les pйchйs spirituels, il n'y a pas de plaisir corporel.
QUESTION V: LA
PEINE DU PЙCHЙ ORIGINEL
ARTICLE
1: CONVIENT-IL QUE LA PEINE DU PЙCHЙ ORIGINEL SOIT LA PRIVATION DE LA VISION
DIVINE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences
D. 33, Question 1, article 3.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, comme il
est dit dans les Physiques II, 10, est vain ce qui n'atteint pas la fin
pour laquelle il est fait; or l'homme est naturellement ordon nй а la bйatitude
comme а sa fin derniиre, et cette bйatitude consiste bien dans la vision de
Dieu: donc c'est en vain que l'homme existe, s'il ne parvient pas а la vision
de Dieu. Mais Dieu n'a pas cessй, а cause du pйchй originel, de causer la
gйnйration des hommes, comme le dit saint Jean Damascиne. Donc, puisque rien n'est
vain dans les oeuvres de Dieu, il semble que l'homme n'encourt pas la peine de
la privation de la vision de Dieu а cause du pйchй qu'il a contractй de par son
origine. 2. De plus, il est
dit dans Ezйchiel 18, 4: "Toutes les вmes sont а moi: de mкme que l'вme du
fils est а moi, ainsi l'вme du pиre est а moi." On peut admettre par lа
que toutes les вmes sont immйdiatement crййes par Dieu, et que l'une ne vient
pas de l'autre: ce n'est donc pas par une peine qui appartient seule ment а l'вme
que quelqu'un doit кtre puni pour le pйchй originel, qui est transmis par le
premier pиre. Or la privation de la vision de Dieu est une peine qui regarde la
seule вme, comme la vision de Dieu elle-mкme est le fait de l'вme seule. Donc
la privation de la vision de Dieu n'est pas la peine due au pйchй originel. 3. De plus, saint
Augustin dit dans l'Enchiridion 93 que la peine de ceux qui sont punis
pour le seul pйchй originel est la plus douce. Par contre, saint Jean
Chrysostome dit dans son Commentaire sur saint Matthieu hom. 23, n° 7
que la privation de la vision de Dieu est la plus grande des peines et plus
intolйrable que la gйhenne. Donc la privation de la vision de Dieu ne convient
pas comme peine du pйchй originel. 4. Mais on pourrait
dire que la seule privation de la vision de Dieu est une peine moindre que
cette mкme privation accompagnйe de la peine du sens qui est due au pйchй
actuel. -On objecte а cela qu'une peine, йtant un certain mal, consiste en la
privation d'un certain bien; mais la proportion des privations entre elles est
dans le mкme rapport que celle des choses dont on est privй: c'est ainsi, en
effet, que la surditй est а la cйcitй ce que l'ouпe est а la vue. Or, de par la
privation de la vision de Dieu, l'homme est privй de Dieu; mais par la peine du
sens, il est privй d'un certain bien crйй, c'est-а-dire la dйlectation du sens
ou quelque bien analogue. Or un bien crйй ajoutй au bien incrйй ne rend pas
plus heureux: saint Augustin dit, en effet, parlant а Dieu dans les
Confessions V. 4, dit: "Qui te connaоt, toi et elles", c'est-а-dire
les crйatures, "n'est pas plus heureux а cause d'elles, mais c'est а cause
de toi seul qu'il est heureux." Celui donc qui est privй du seul bien
incrйй par l'absence de la vision de Dieu n'est pas moins malheureux que celui
qui avec cela souffre de la peine du sens. 5. Mais on peut dire
que, bien qu'il ne soit pas moins heureux quant а la rйcompense essentielle, il
est cependant moins heureux quant а la rйcompense accidentelle. -On objecte а
cela qu'une rйcompense accidentelle a un rapport accidentel а la bйatitude. Or
un accident, par son intensitй, n'augmente pas ce dont il est l'accident un
homme n'est pas plus homme, en effet, du fait qu'il est plus blanc. Donc la
bйatitude, qui consiste essentiellement en la jouissance du souverain bien, n'est
pas augmentйe par l'adjonction de quelque bien crйй. 6. De plus, йtant
donnй que le bien incrйй dйpasse а l'infini le bien crйй, le bien crйй est au
bien incrйй ce que le point est а la ligne. Or une ligne ne devient pas plus
grande par l'adjonction d'un point. Donc l'adjonction d'un bien crйй n'augmente
pas la bйatitude qui consiste dans la fruition du bien incrйй. 7. Mais on peut dire
que, bien que Dieu soit le bien infini, la vision de Dieu n'est pas cependant
un bien infini, parce que Dieu est vu par un esprit crйй de maniиre finie, et
de la sorte, celui qui est privй de la vision de Dieu n'est pas privй d'un bien
infini. -On objecte а cela que celui а qui on retire sa perfection est privй de
sa perfection. Or la vision est la perfection du voyant. Donc, celui а qui est
retirйe la vision est privй de l'objet vu. Et dans ces conditions, comme cet
objet vu est un bien infini, celui qui est privй de la vision de Dieu est privй
d'un bien infini. 8. De plus, Dieu
lui-mкme est la rйcompense de l'homme, parce qu'il a dit а Abraham: "Moi,
le Seigneur, je suis une rйcompense infiniment grande." Gen., 15, 1. Donc
celui qui est privй de la rйcompense derniиre, qui consiste dans a vision de
Dieu, est privй de Dieu lui-mкme qui est le bien infini. 9. De plus, au pйchй
originel est due une peine moindre qu'au pйchй vйniel, sans quoi la peine du
pйchй originel ne serait pas la plus douce, comme le dit saint Augustin. Or, au
pйchй vйniel est due une peine sensible, mais non la privation de la vue de
Dieu. Donc puisque, sans doute possible, la privation de la vision de Dieu sans
la peine du sens est plus grande que la peine du sens sans l'absence de la
vision de Dieu, il semble que la privation de la vue de Dieu ne soit pas due
comme peine au pйchй originel. 10. Mais on peut dire
qu'au pйchй vйniel est due la privation de la vision de Dieu pour un temps,
comme aussi la peine du sens. -On objecte а cela que l'adjonction de l'йternitй
aggrave davantage la peine de la privation de la vision de Dieu que la peine
sensible temporelle, car il n'existe personne d'assez mal disposй pour prйfйrer
subir n'importe quelle peine temporelle plutфt que d'кtre privй de la vision
perpйtuelle de Dieu. Si donc le pйchй originel est puni par la privation
dйfinitive de la vision de Dieu, il est puni davantage que le pйchй vйniel, et
ainsi, sa peine n'est pas la plus douce des peines. 11. De plus, selon
les lois, "est digne de misйricorde celui qui a souffert par la faute d'autrui".
Or celui qui est puni pour le seul pйchй originel a souffert par la faute d'autrui,
а savoir du premier pиre. Il est donc digne de misйricorde; la peine la plus
lourde, la privation de la vision de Dieu, ne lui est donc pas due. 12. De plus, saint
Augustin dit dans les Deux Ames XII, 17: "Tenir quel qu'un pour
coupable parce qu'il n'a pas fait ce qu'il ne pouvait pas faire, c'est le
comble de l'injustice et de la folie." Or en Dieu, il ne peut rien se
produire de tel. Comme donc l'enfant qui naоt n'a pu йviter le pйchй originel,
il semble qu'il n'encourre pas de ce fait la dette de quelque peine. 13. De plus, le pйchй
originel est la privation de la justice originelle, dit saint Anselme. Mais а
qui possиde la justice originelle, puisqu'il peut la possйder sans la grвce, n'est
pas due la vision de Dieu. Donc au pйchй originel ne rйpond pas non plus comme
peine la privation perpйtuelle de la vision de Dieu. 14. De plus, comme on
le lit dans la Genиse 3, 12, Adam s'excusa en disant: "La femme que vous m'avez
donnйe m'en adonnй et j'ai mangй"; ce qui eыt йtй une excuse suffisante
pour ne pas mйriter de peine, s'il n'avait pas pu rйsister а la suggestion de
la femme. Or Dieu a donnй а l'вme une chair а la souillure de laquelle il ne
lui est pas possible de rйsister. Il ne semble donc pas qu'elle soit astreinte
а quelque peine. 15. De plus, а l'homme
йtabli dans l'йtat de nature, mкme s'il n'avait jamais pйchй, йtait due la
privation de la vision de Dieu, а laquelle il ne pouvait parvenir que par la
grвce. Or la peine est due proprement au pйchй. Donc la privation de la vision
de Dieu ne peut кtre qualifiйe de peine du pйchй originel. Cependant: 1. Saint Grйgoire dit
dans les Morales IV, 25, n° 46: "Notre esprit en ce pиlerinage n'est
pas capable de voir la lumiиre telle qu'elle est, parce que la lui cache la
captivitй а laquelle elle est condamnйe." 2. De plus, Innocent
III dit, dans les Dйcrйtales III, 42, qu'au pйchй originel est due comme
peine la privation de la vision de Dieu.
Rйponse: La peine qui convient au pйchй originel
est la privation de la vision de Dieu. Pour en avoir l'йvidence, il faut
considйrer que deux йlйments paraissent requis pour la perfection d'un кtre: le
premier, d'кtre capable d'un certain bien important, ou de le possйder en acte;
l'autre, de n'avoir besoin d'aucun secours extйrieur ou de trиs peu. La
premiиre condition l'emporte sur la seconde: il est en effet bien meilleur,
celui qui est capable d'un grand bien, quoi qu'il ait besoin de secours
nombreux pour l'obtenir, que celui qui n'est capable que d'un bien mini me qu'il
peut cependant acquйrir sans secours extйrieur ou avec peu de secours. Ainsi
nous disons mieux disposй le corps d'un homme s'il peut obtenir une santй
parfaite bien qu'avec beaucoup de secours mйdicaux, que s'il peut obtenir une
santй imparfaite sans le secours de la mйdecine. Donc la crйature raisonnable l'emporte sur
toute crйature, parce qu'elle est capable du souverain bien par la vision et la
fruition de Dieu, bien que pour l'obtenir, les principes de sa propre nature ne
suffisent pas, mais qu'elle ait besoin pour cela du secours de la grвce divine. Or il faut savoir а ce sujet qu'un certain
secours divin est nйcessaire de faзon habituelle а toute crйature raisonnable,
c'est-а-dire le secours de la grвce sanctifiante, dont toute crйature
raisonnable a besoin pour parvenir а la bйatitude parfaite, conformйment а
cette parole de l'Apфtre: "La grвce de Dieu, c'est la vie йternelle."
Rom., 6, 23. Mais, outre ce secours nйcessaire, il y eut un autre secours
surnaturel pour l'homme, en raison de sa composition. L'homme, en effet, est
composй d'une вme et d'un corps, et d'une nature intellectuelle et sensible:
ceux-ci, s'ils sont laissйs а leur nature, appesantissent en quelque sorte l'intelligence
et l'empкchent de parvenir librement au sommet de la contemplation. Or ce
secours йtait la justice originelle, grвce а laquelle l'вme de l'homme йtait si
soumise а Dieu que les puissances infйrieures et le corps lui-mкme lui йtaient
totalement soumis, et que la raison n'йtait pas empкchйe de pouvoir tendre vers
Dieu. Et comme le corps existe en vue de l'вme, et le sens en vue de l'intelligence,
de mкme ce secours grвce auquel le corps est maintenu dans l'obйissance а l'вme
et les puissances sensibles dans celle de l'вme intellectuelle, constitue comme
une disposition а ce secours qui ordonne l'вme de l'homme а voir Dieu et а
jouir de lui. Or, comme on l'a dit plus haut, le pйchй originel retire ce
secours de la justice originelle. Comme, en pйchant, on rejette de soi ce
qui disposait а l'acquisition d'un bien, on mйrite donc que ce bien qu'on se
disposait а recevoir soit retirй, et la sous traction mкme de ce bien est la
peine qui convient. C'est pourquoi la peine qui convient au pйchй originel est
la soustraction de la grвce, et par consйquent de la vision divine, а laquelle
l'homme est ordonnй par la grвce.
Solutions des objections: 1. L'homme aurait йtй
crйй en vain et inutilement s'il n'avait pu obtenir sa bйatitude, comme tout
кtre qui ne peut atteindre sa fin derniиre. Aussi, pour que l'homme n'ait pas
йtй crйй en vain et inutilement en naissant avec le pйchй originel, dиs le
dйbut du genre humain, Dieu a proposй а l'homme le remиde qui le dйlivrerait de
cette vanitй, c'est-а-dire le mйdiateur lui-mкme, Dieu et homme, Jйsus-Christ:
par la foi en lui, l'obstacle du pйchй originel pourrait кtre enlevй. Aussi
est-il dit dans le Psaume 88, 48: "Rappelle-toi quelle est ma substance;
est-ce en vain, en effet, que tu as йtabli tous les enfants des hommes ?".
Ce qu'explique la Glose en disant que David demande l'incarnation du Fils, qui
de sa substance viendrait assumer notre chair, et par lui, tous les hommes
devaient кtre libйrйs de la vanitй. 2. L'вme de l'enfant
qui meurt sans le baptкme n'est pas punie de la privation de la vision de Dieu
en raison du pйchй d'Adam considйrй comme son pйchй personnel, mais elle est
punie en raison de l'infection de la faute originelle, qu'elle encourt par son
union au corps, qui est transmis par le premier pиre selon la raison sйminale.
Il eыt йtй injuste, en effet, que se transmette la dette de la peine sans que se
transmette aussi la souillure de la faute: de lа vient que l'Apфtre, dans l'Йpоtre
aux Romains 5, 12, fait prйcйder la dйrivation de la peine de celle de la faute
en disant: "Par un seul homme le pйchй est entrй dans le monde, et par le
pйchй la mort." 3. La gravitй d'une
peine peut se comprendre de deux maniиres: d'une premiиre maniиre, du point de
vue du bien lui-mкme dont prive le mal de la peine et dans ce sens-lа, la
privation de la vision de Dieu et de sa fruition est la plus lourde de toutes
les peines. D'une seconde maniиre, par rapport а celui qui est puni, et а ce
point de vue, la peine est d'autant plus lourde que ce qui est enlevй lui est
davantage propre et connaturel; ainsi, nous dirions qu'un homme est puni
davantage par la soustraction de son patrimoine que si on l'empкchait de
parvenir а un royaume auquel il n'a pas droit. Et de cette maniиre, la seule
privation de la vision de Dieu est la plus douce des peines, en tant que la
vision de l'essence divine est un bien absolument surnaturel. 4. Un bien crйй
ajoutй au bien incrйй ne constitue pas un bien plus grand et ne rend pas plus
heureux. La raison en est que lorsque deux biens participйs s'unis sent, ce qui
est participй en eux peut кtre augmentй; mais si un bien participй s'ajoute а
ce qui est tel par essence, cela ne fait pas quelque chose de plus grand par
exemple, deux rйalitйs chaudes s'ajoutant l'une а l'autre peuvent constituer un
objet plus chaud; mais s'il existait une rйalitй qui fыt la chaleur subsistante
par essence, aucune addition de chaleur ne l'augmenterait. Donc, comme Dieu est
l'essence mкme de la bontй, comme le dit Denys dans les Noms divins I, 5, et
comme tous les autres кtres ne sont bons que par participation, l'addition d'aucun
bien ne rend Dieu meilleur, parce que la bontй de n'importe quelle autre
rйalitй est contenue en lui. Aussi, comme la bйatitude n'est rien d'autre que l'acquisition
du bien parfait, quelque autre bien qu'on rajoute а la vision et а la fruition
de Dieu ne rend pas plus heureux; sans quoi Dieu serait devenu plus heureux en
crйant les crйatures. Cependant, il n'en va pas de mкme de la bйatitude et de
la misиre: car de mкme que la bйatitude consiste dans l'union avec Dieu, de
mкme la misиre consiste dans l'йloignement de Dieu; et on s'йloigne de sa
ressemblance et de sa participation par la privation de n'importe quel bien. Il
en rйsulte que n'importe quel bien dont on est privй rend plus malheureux,
alors que tout bien ajoutй ne rend pas plus heureux, parce que l'adjonction d'un
bien ne fait pas que l'homme adhиre davantage а Dieu que s'il lui йtait
immйdiatement uni, tandis que le bien qui lui est enlevй l'йloigne davantage de
Dieu. 5. L'adjonction d'une
rйcompense accidentelle ne rend pas plus heureux, parce qu'une rйcompense
accidentelle s'entend de quelque bien crйй; la vraie bйatitude de l'homme, au
contraire, s'entend seulement du bien incrйй. Mais comme un bien crйй est une
certaine ressemblance et participation du bien incrйй, ainsi l'acquisition d'un
bien crйй est une certaine ressemblance de la bйatitude qui, cependant, n'augmente
pas la vraie bйatitude. 6. De mкme que le
point n'augmente pas la ligne, ainsi un bien crйй n'augmente pas la bйatitude. 7 et 8. Nous
concйdons les objections 7 et 8, car qui est privй de la vue et de la
jouissance de Dieu, est privй de Dieu lui-mкme. 9. Comparй au pйchй
originel, le pйchй vйniel est d'une certaine faзon plus grand et d'une certaine
faзon moindre. Le pйchй vйniel, en effet, comparй а telle ou telle personne, a
davantage raison de pйchй que le pйchй originel, parce que le pйchй vйniel est
volontaire de la volontй de cette personne-lа, ce que n'est pas le pйchй
originel. Mais le pйchй originel comparй а la nature est plus grave, parce qu'il
prive la nature d'un bien plus grand que le pйchй vйniel ne prive la personne,
c'est-а-dire du bien de la grвce; et c'est en raison de cela que lui est due la
privation de la vision de Dieu, parce qu'on ne peut parvenir а cette vision de
Dieu que par la grвce, que le pйchй vйniel n'exclut pas. 10. La perpйtuitй de
la peine suit la perpйtuitй de la faute qui provient de la perte de la grвce,
parce que la faute ne peut pas кtre remise sans la grвce. Et parce que le pйchй
originel exclut la grвce, ce que ne fait pas le pйchй vйniel, au pйchй originel
revient une peine perpйtuelle, mais non au pйchй vйniel. 11. Cet enfant qui
meurt sans baptкme a souffert effectivement du pйchй d'autrui quant а sa cause,
parce qu'il a bien contractй le pйchй а partir d'un autre; il en souffre
pourtant comme d'un vice personnel en tant qu'il a contractй du premier pиre sa
faute. Et c'est pourquoi il est digne d'une misйricorde qui attйnue, sans
toutefois remettre totalement. 12. Cet enfant qui
meurt sans baptкme n'est pas coupable de n'avoir pas fait quelque chose, ce
serait un pйchй d'omission, mais il est coupable d'avoir contractй la souillure
de la faute originelle. 13. Cet argument
procиde de l'opinion de ceux qui posent que la grвce sanctifiante n'est pas
comprise dans la notion de justice originelle, ce que je crois pourtant кtre
faux: comme la justice originelle consiste principalement dans la soumission de
l'вme humaine а Dieu, qui ne peut кtre ferme sans la grвce, la justice
originelle n'a pu exister sans la grвce; et donc а qui possйdait la justice
originelle йtait due la vision de Dieu. Mais pourtant, en supposant l'opinion
prйcйdente, l'argument n'est pas encore concluant, parce que, bien que la
justice originelle n'inclыt pas la grвce, elle constituait cependant une
disposition prй-exigйe а la grвce. Et donc ce qui est contraire а la justice
originelle est aussi contraire а la grвce, comme ce qui est contraire а la
justice naturelle est contraire а la grвce, comme le vol, l'homicide et autres
actions du mкme genre. 14. Si l'homme n'avait
pas pu rйsister а la persuasion de la femme, il aurait йtй suffisamment excusй
du pйchй actuel, que commet la volontй personnelle. Et de mкme l'вme de cet
enfant est excusйe de la culpabilitй du pйchй actuel, mais non de celle du
pйchй d'origine, dont elle contracte la souillure par son union а la chair. 15. L'homme йtabli
dans le seul йtat de nature serait bien dйnuй de la vision de Dieu s'il mourait
en cet йtat, mais cependant la nйcessitй de ne pas l'avoir ne lui incomberait
pas. Car autre chose est ne pas devoir avoir, ce qui n'a pas raison de peine,
mais seulement de manque, et autre chose devoir ne pas avoir, ce qui a raison
de peine.
ARTICLE
2: LE PЙCHЙ ORIGINEL EST-IL PASSIBLE DE LA PEINE DU SENS?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences
D. 33, Question 2, article 1.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, saint
Augustin dit dans l'Hypognosticon V, 1, que les enfants qui meurent sans
baptкme йprouvent la gйhenne. Or la gйhenne dйsigne la peine du sens. Donc au
pйchй originel est due la peine du sens. 2. De plus, saint
Augustin dit, dans la Foi а Pierre: "Tiens pour certain et ne doute
aucunement que les petits enfants qui quittent ce monde sans le sacrement de
baptкme, doivent кtre punis d'un supplice йternel." Or ce supplice dйsigne
la peine du sens. Donc au pйchй originel est due la peine du sens. 3. De plus, saint
Grйgoire dit, dans les Morales sur Job IX, 21, n° 32, commentant Job 9,
17: "Il a multipliй mes blessures sans raison": "Ceux que les
sacrements ne dйlivrent pas de la faute originelle, quoique, ici-bas, ils n'aient
rien fait de leur propre mouvement, parviennent cependant aux tourments."
Mais tourment signifie peine du sens. Donc au pйchй originel est due la peine
du sens. 4. De plus, le pйchй
originel de cet enfant semble кtre de la mкme espиce que le pйchй actuel du
premier pиre, puisqu'il en procиde comme l'effet de sa cause propre. Or au
pйchй actuel du premier pиre est due la peine du sens. Donc elle est due aussi
au pйchй originel de cet enfant. 5. De plus, un
йlйment actif, uni а un йlйment passible, inflige la peine du sens. Mais les
вmes des enfants sont passibles, et mкme leurs corps aprиs la rйsurrection, puisqu'ils
ne possиdent pas le privilиge de l'impassibilitй. Donc, en prйsence du feu, ils
souffriront de la peine du sens. 6. De plus, aprиs le
jugement, la peine des pйcheurs sera complйtйe. Or la peine des enfants qui
meurent sans le baptкme, qui sont punis pour le seul pйchй originel, ne
pourrait recevoir son achиvement aprиs le jugement que si, а la privation de
Dieu qu'ils endurent dйjа, vient s'ajouter la peine du sens. Donc la peine du
sens est due au pйchй originel. 7. De plus, la peine
est due а la faute. Or la cause du pйchй originel est la chair. Donc, puisque n'est
due а la chair que la peine du sens, il semble qu'au pйchй originel est due
surtout la peine du sens. 8. De plus, si quelqu'un
meurt avec а la fois le pйchй originel et le pйchй vйniel, il endurera
perpйtuellement la peine du sens. Or une peine perpйtuelle n'est pas due au
pйchй vйniel. Donc une peine sensible perpйtuelle est due au pйchй originel. Cependant: 1. Saint Bernard dit
que seule la volontй propre brыle en enfer. Or le pйchй originel n'est pas un
pйchй de la volontй propre, il vient au contraire de la volontй d'autrui. Donc
la peine du sens n'est pas due au pйchй originel. 2. De plus, Innocent
III dit dans les Dйcrйtales III, 42 que la peine du sens est due au
pйchй actuel. Or le pйchй originel n'est pas un pйchй actuel. Donc la peine du
sens ne lui est pas due.
Rйponse: L'opinion commune est qu'au pйchй originel
n'est pas due la peine du sens, mais seulement la peine du dam, c'est-а-dire la
privation de la vision de Dieu. Et cela paraоt raisonnable pour trois
motifs. Tout d'abord, parce que toute personne est
le sujet d'une certaine nature; et c'est pourquoi elle est ordonnйe par soi et
immйdiatement а ce qui est de la nature; au contraire, quant а ce qui est
au-dessus de la nature, elle y est ordonnйe par l'intermйdiaire de cette
nature. Par consйquent, qu'une personne subisse un dommage dans ce qui est
au-dessus de sa nature, cela peut se produire soit par un vice de la nature,
soit par un vice de la personne; mais qu'elle subisse un dommage dans ce qui
est de sa nature, cela ne peut se produire, semble-t-il, que par un vice propre
de la personne. Or, comme il ressort des prйmisses, le pйchй originel est un
vice de la nature, alors que le pйchй actuel est un vice de la personne. Or la grвce
et la vision de Dieu sont au-dessus de la nature humaine, et c'est pourquoi la
privation de la grвce et la perte de la vision de Dieu sont dues а une
personne, non seulement а cause du pйchй actuel, mais aussi а cause du pйchй
originel. Quant а la peine du sens, elle est opposйe а l'intйgritй de la nature
et а son bon йtat. Aussi est-elle due а quelqu'un uniquement а cause d'un pйchй
actuel. Secondement, parce que la peine se
proportionne а la faute c'est pourquoi au pйchй mortel actuel, dans lequel se
trouvent а la fois l'aversion du bien immuable et la conversion au bien
changeant, sont dues а la fois la peine du dam, c'est-а-dire la privation de la
vision de Dieu, qui rйpond а l'aversion, et la peine du sens qui rйpond а la
conversion. Mais dans le pйchй originel, il n'y a pas de conversion, mais
seulement l'aversion ou quelque chose qui y rйpond, а savoir le fait d'кtre
destituй de la justice originelle; et c'est pourquoi au pйchй originel n'est
pas due la peine du sens, mais seulement la peine du dam, c'est-а-dire la perte
de la vision de Dieu. Troisiиmement, parce que la peine du sens
n'est jamais due а une disposition habituelle; on ne punit pas quelqu'un du
fait qu'il est portй au vol. mais parce qu'il vole en acte; mais а une
privation habituelle sans qu'il y ait aucun acte, est dы un certain dommage:
par exemple, celui qui n'a pas la science des lettres n'est pas digne d'кtre
promu а la dignitй йpiscopale. Or dans le pйchй originel, on trouve la
concupiscence par mode de disposition habituelle qui rend le petit enfant
enclin а convoiter, comme dit saint Augustin, et pour l'adulte, le fait
convoiter en acte. Et c'est pourquoi а l'enfant mort avec le pйchй originel n'est
pas due la peine du sens, mais seulement la peine du dam, parce que, effective
ment, il n'est pas capable d'кtre amenй а la vision de Dieu en raison de la
perte de la justice originelle.
Solutions des objections: 1. Les mots de
tourment, de supplice, de gйhenne et de torture ou d'autres semblables, si l'on
en trouve dans les dires des saints, sont а entendre au sens large pour le
terme de peine, en sorte que l'espиce est prise pour le genre. Les saints se
sont servi de cette faзon de parler pour rendre dйtestable l'erreur des
Pйlagiens qui affirmaient qu'il n'existait nul pйchй chez les enfants et qu'aucune
peine ne leur йtait due. 2. et 3. Et ainsi apparaоt la solution aux
objections 2 et 3, et aux autres semblables. 4. Dans le seul pйchй
du premier pиre, tous ont pйchй, comme le dit l'Apфtre Rom. 5, 12. Mais tous n'entretiennent
pas le mкme rapport а ce pйchй unique: il appartient а Adam, en effet, du fait
de sa volontй propre, et il est son pйchй actuel, et c'est pourquoi une peine
actuelle lui йtait due pour ce pйchй; mais il appartient aux autres par origine
et non par volontй actuelle, et c'est pourquoi la peine du yens n'est pas due
aux autres hommes pour ce pйchй. 5. Dans l'йtat de la
vie future, le feu et les autres йlйments actifs de cet ordre n'agissent pas
sur les вmes ou sur les corps des hommes conformйment а la nйcessitй de nature,
mais plutфt conformйment а l'ordre de la justice divine, parce que cet йtat-lа
est celui oщ l'on reзoit selon les mйrites. Aussi, comme la justice divine n'exige
pas que la peine du sens soit due aux enfants qui meurent avec le seul pйchй
originel, ils ne souffrent rien de ces йlйments actifs. 6. La peine des
enfants qui meurent avec le pйchй originel sera complйtйe aprиs le jugement, en
tant que ceux-lа mкmes qui sont punis par cette peine recevront leur achиvement
par la reprise de leur corps. 7. Bien que le pйchй
originel atteigne l'вme par la chair, il n'a cependant rai son de faute que
dans la mesure oщ il touche l'вme. Et c'est pourquoi la peine n'est pas due а
une disposition de la chair; et s'il arrive que la chair soit punie, c'est а
cause de la faute de l'вme. 8. Cette hypothиse
que quelqu'un meure avec le pйchй originel et avec le pйchй vйniel seulement ne
paraоt pas possible а beaucoup, parce que le dйfaut d'вge, aussi longtemps qu'il
excuse du pйchй mortel, excuse bien davantage du pйchй vйniel, en raison du
dйfaut de l'usage de la raison. Mais aprиs que les hommes ont l'usage de la
raison, ils sont tenus d'avoir soin de leur salut. S'ils le font, ils seront
alors, avec la venue de la grвce, sans pйchй originel; mais s'ils ne le font
pas, cette omission constitue pour eux un pйchй mortel. Si toutefois il йtait
possible que quelqu'un meure avec а la fois le pйchй originel et le pйchй
vйniel, j'estime qu'il serait puni d'une peine йternelle du sens. Car comme on
l'a dit, l'йternitй de la peine accompagne la privation de la grвce, d'oщ vient
l'йternitй de la faute; de lа vient que, chez celui qui meurt avec le pйchй
mortel, et parce que celui-ci n'est jamais remis, le pйchй vйniel est puni d'une
peine йternelle, en raison de la privation de la grвce. Et le cas serait
semblable si quelqu'un mourait avec le pйchй originel et le pйchй vйniel.
ARTICLE
3: CEUX QUI MEURENT AVEC LE SEUL PЙCHЙ ORIGINEL SONT-ILS AFFLIGЙS D'UNE PEINE
INTЙRIEURE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences
D. 33, Question 2, article 1.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, tout ce
qui est dйsirй naturellement, s'il n'est pas possйdй quand le temps est venu de
le possйder, cause affliction et douleur; il en va йvidemment ainsi si on n'a
pas de nourriture lorsque celle-ci est nйcessaire а la nature. Mais l'homme
dйsire naturellement la bйatitude; or le temps de la possйder est pour aprиs
cette vie. Donc, puisque ceux qui meurent avec le pйchй originel n'obtiennent
pas la bйatitude, parce qu'ils sont privйs de la vision de Dieu, il semble qu'ils
souffrent intйrieurement. 2. De plus, Tes
enfants baptisйs se comportent а l'йgard des mйrites du Christ comme les non
baptisйs а l'йgard du dйmйrite d'Adam. Or les enfants baptisйs se rйjouissent
en raison des mйrites du Christ. Donc les enfants non baptisйs doivent souffrir
en raison du dйmйrite d'Adam. 3. De plus, il est de
la nature de la peine d'кtre contraire а la volontй. Or tout ce qui contrarie
la volontй cause de la tristesse, comme le dit le Philosophe dans la
Mйtaphysique V, 6. Donc, s'ils endurent quelque peine, il est nйcessaire qu'ils
en йprouvent de la tristesse. 4. De plus, кtre
sйparй а jamais de celui qu'on aime est la plus grande cause d'affliction. Or
les enfants aiment Dieu naturellement. Donc, comme ils savent qu'ils en sont а
jamais sйparйs, il semble que cet йtat ne puisse exister sans souffrance
intйrieure. Cependant: La douleur ou l'affliction de la peine est
due а la dйlectation de la faute, conformйment а l'affirmation de l'Apocalypse
18, 7: "Autant Babylone s'est glorifiйe et a vйcu dans les dйlices, autant
donnez-lui tourment et chagrin." Or dans le pйchй originel, il n'y eut
aucune dйlectation. Donc dans sa peine, il n'y aura ni douleur ni affliction.
Rйponse: Certains ont avancй que les enfants
ressentent une certaine douleur ou affliction intйrieure de la privation de la
vision de Dieu, bien que cette douleur n'ait pas chez eux le caractиre du
remords le "ver de la conscience", parce qu'ils n'ont pas conscience
qu'il aurait йtй en leur pouvoir d'йchapper а la faute originelle. Mais il n'existe
aucune raison, semble-t-il, de leur retirer la peine extйrieure du sens, si on
leur attribue une affliction intйrieure, qui est bien davantage pйnale et s'oppose
davantage а "cette peine la plus douce" que saint Augustin leur
attribue. C'est pourquoi il semble а d'autres, et c'est
prйfйrable, que les enfants ne ressentent aucune affliction, pas mкme
intйrieure. Ils assignent diversement la rai son de cet йtat de choses. Certains disent en effet que les вmes des
enfants qui meurent avec le pйchй originel sont йtablies dans des tйnиbres d'ignorance
telles qu'elles ne savent pas qu'elles ont йtй faites pour la bйatitude, ni ne
pensent rien а ce sujet, et donc n'en souffrent nulle affliction. Mais il ne
semble pas que cette opinion soit convenable. D'abord parce que, comme il n'y a
pas dans ces enfants de pйchй actuel, qui est proprement le pйchй personnel, il
ne leur est pas dы de souffrir un dommage dans leurs biens naturels, pour la
raison donnйe plus haut. Or il est naturel а l'вme sйparйe d'avoir pour
connaоtre, non pas moins de force, mais davantage que les вmes qui sont ici-bas;
aussi n'est-il pas probable qu'elles souffrent d'une telle ignorance.
Secondement parce que, s'il en est ainsi, ceux qui sont damnйs en enfer
seraient dans une condition meilleure relativement а la partie la plus noble d'eux-mкmes,
c'est-а-dire l'intelligence, se trouvant en des tйnиbres d'ignorance moindres;
et il n'est personne, comme le dit saint Augustin, qui ne prйfйrerait souffrir
une douleur en йtant sain d'esprit que de se rйjouir dans la folie. Et c'est la raison pour laquelle d'autres
assignent, comme cause au fait qu'ils ne sont pas affligйs, une disposition de
leur volontй. En effet, aprиs la mort, la disposition de la volontй ne change
pas dans l'вme, ni dans le bien ni dans le mal. Aussi, йtant donnй que les
enfants, avant d'avoir l'usage de leur raison, n'ont pas posй d'acte volontaire
dйsordonnй, ils n'en poseront pas non plus aprиs la mort. Or il ne va pas sans
un dйsordre de la volontй qu'un homme souffre de ne pas avoir ce qu'il n'a
jamais pu atteindre; ainsi, il serait dйsordonnй qu'un paysan souffrоt de n'avoir
pas obtenu la royautй. Donc, puisque les enfants aprиs la mort savent que
jamais ils n'ont pu atteindre cette gloire cйleste, ils ne souffriront pas de
sa privation. Cependant, en unissant l'une et l'autre
opinion, nous pouvons tenir une voie moyenne et dire que les вmes des enfants
ne sont pas privйes de cette connaissance naturelle qui est due а l'вme sйparйe
selon sa nature, mais qu'elles sont privйes de la connaissance surnaturelle que
la foi enracine en nous ici-bas, du fait que, en cette vie, elles n'ont pas eu
la foi en acte, ni reзu le sacrement de la foi. Or il appartient а la
connaissance naturelle que l'вme sache qu'elle a йtй crййe pour la bйatitude,
et que cette bйatitude consiste dans l'obtention du bien parfait. Mais que ce
bien parfait, pour lequel l'homme a йtй fait, soit cette gloire que possиdent
les saints, c'est au-dessus de la connaissance naturelle. Aussi l'Apфtre
dit-il: "Ni l'oeil n'a vu, ni l'oreille entendu, et ce n'est pas montй au
coeur de l'homme, ce que Dieu a prйparй pour ceux qui l'aiment" I Cor. 2,
9; et il ajoute ensuite: "Mais Dieu nous l'a rйvйlй par son Esprit."
Cette rйvйlation appartient bien а la foi. Et c'est la raison pour laquelle les
вmes des enfants ne savent pas qu'elles sont privйes d'un tel bien, et а cause
de cela, n'en souffrent pas; mais ce qu'elles ont de par leur nature, elles le
possиdent sans douleur.
Solutions des objections: 1. Les вmes des
enfants qui meurent avec le pйchй originel connaissent bien la bйatitude en
gйnйral selon la raison commune, mais pas de faзon spйciale. Aussi ne
souffrent-elles pas de sa perte. 2. Comme le dit l'Apфtre
dans l'Йpоtre aux Romains 5, 15, le don du Christ est plus grand que le pйchй d'Adam.
Aussi ne convient-il pas que, si les enfants baptisйs se rйjouissent en raison
des mйrites du Christ, les enfants non baptisйs souffrent en raison du pйchй d'Adam. 3. La peine ne
correspond pas toujours а une volontй actuelle: par exemple lorsqu'un absent
est diffamй, ou mкme lorsqu'on est dйpouillй de ses biens sans le savoir. Mais
il faut que la peine soit toujours ou contraire а la volontй actuelle, ou mкme
habituelle, ou au moins contre l'inclination naturelle, comme on l'a vu quand
on traitait du mal de la peine. 4. Les enfants qui
meurent avec le pйchй originel sont bien sйparйs а jamais de Dieu quant а la
perte de la gloire qu'ils ignorent, mais pas cependant quant а la participation
des biens naturels qu'ils connaissent.
ARTICLE
4: LA MORT AINSI QUE LES AUTRES DЙFICIENCES DE CETTE VIE SONT-ELLES LA PEINE DU
PЙCHЙ ORIGINEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
85, article 1; IIa-IIae, Question 164, article 1; II Commentaire des
Sentences D. 30, Question 1, article 1; III, D. 16, Question 1, article 1;
IV Contra Gentiles chapitre 52; Commentaire des Romains e. 5,
lect. 3.
Objections: Il semble que non.
1. Sйnиque dit, en
effet: "Mourir est de la nature de l'homme, non une peine." Donc,
pour la mкme raison, les autres maux qui sont ordonnйs а la mort ne sont pas
non plus des peines. 2. De plus, tout ce
que l'on dйcouvre de commun en nombre d'кtres leur convient en raison de ce que
l'on dйcouvre en eux de commun; or la mort et les autres maux ordonnйs а elle
sont communs aux hommes et aux autres animaux donc c'est en tant qu'ils ont un
йlйment commun qu'on les trouve en eux. Or ils ne conviennent pas aux autres
animaux en raison d'une faute qui ne peut exister en eux. Ils ne conviennent
donc pas non plus ainsi aux hommes, et dans ces conditions, ne sont pas une
peine du pйchй originel. 3. De plus, une peine
doit кtre proportionnйe au pйchй: "A la mesure du dйlit doit rйpondre la
mesure des coups." Deut., 25, 2. Or la faute originelle est йgale chez
tous ceux qui naissent d'Adam, cependant les maux mentionnйs ne sont pas йgaux:
certains en effet naissent maladifs, d'autres handicapйs de faзons diverses, d'autres
bien constituйs. Donc les dйfauts de cet ordre ne sont pas la peine du pйchй
originel. 4. De plus, les maux
de cet ordre sont une certaine peine du sens. Or la peine du sens est due au
pйchй en raison d'une conversion indue vers le bien pйrissable; mais cette
conversion n'existe pas dans le pйchй originel. Donc les maux de cet ordre ne
lui ressortissent pas comme sa peine. 5. De plus, les
hommes sont punis plus lourdement aprиs cette vie qu'en cette vie. Or, aprиs
cette vie, la peine du sens n'est pas due au pйchй originel, comme on l'a dit.
Donc pas davantage en cette vie; et on rejoint ainsi l'objection antйrieure. 6. De plus, la peine
rйpond а la faute. Or la faute regarde l'homme en tant qu'il est homme. Donc,
comme la mort et les autres maux de ce genre n'appartiennent pas а l'homme en
tant qu'il est homme, puisqu'ils existent aussi chez d'autres кtres, il semble
que les maux de cet ordre ne soient pas des peines. 7. De plus, le pйchй
originel est la privation de la justice originelle qui йtait inhйrente а l'homme
quant а son вme. Mais les maux de cette sorte regardent le corps. Ils ne
ressortissent donc pas au pйchй originel comme sa peine. 8. De plus, si Adam n'avait
pas pйchй, ses fils auraient pu pйcher; et s'ils avaient pйchй, ils seraient
morts. Or la cause n'en eыt pas йtй le pйchй originel, qui n'aurait pas existй
en eux Donc la mort n'est pas la peine du pйchй originel. Cependant: 1)11 est dit dans l'Йpоtre
aux Romains: "Le salaire du pйchй, c'est la mort." 6, 23, et: "Le
corps est mort а cause du pйchй." 8, 10, et dans la Genиse 2, 17, il est
dit: "Le jour oщ vous en mangerez, vous mourrez." 2. De plus, saint
Augustin dit, dans le traitй de la Trinitй XIII, 16, n° 20, dans la
Citй de Dieu XV, 6 et dans Contre l'Йpоtre du Fondement 1, que les maux de
cet ordre viennent de la condamnation du pйchй. Saint Isidore dit aussi, dans
le Souverain Bien, que si l'homme n'avait pas pйchй, ni l'eau ne l'engloutirait,
ni le feu ne le brыlerait, ni ne se produiraient des maux du mкme genre. Donc
tous les maux de ce genre sont la peine du pйchй originel. Selon la foi catholique, il faut tenir et
sans doute aucun que la mort et tous les maux de ce genre de la vie prйsente
sont la peine du pйchй originel. Mais il faut savoir qu'il existe deux
sortes de peines: l'une qui est comme fixйe pour le pйchй, l'autre qui est
concomitante. Par exemple, nous voyons que le juge fait aveugler quelqu'un pour
quelque forfait, mais bien des incommoditйs rйsultent de cette cйcitй, comme le
fait qu'il mendie et autres choses de ce genre. Mais la cйcitй elle-mкme est la
peine fixйe pour le forfait, car le juge tend а priver le pйcheur de la vue;
mais il n'йvalue pas les maux qui s'en suivent. Aussi arrive-t-il que si
plusieurs sont rendus aveugles pour le mкme pйchй, les incommoditйs qui en
rйsultent seront plus nombreuses chez l'un que chez l'autre. Cela pourtant ne
ressort pas d'une injustice du juge, parce que ces inconvйnients n'йtaient pas
infligйs pour le pйchй, mais йtaient une consйquence accidentelle par rapport а
Son intention. Et on peut en dire autant dans notre
propos. Car, au commencement de sa condition, Dieu avait donnй а l'homme le
secours de la justice originelle qui le prйservait de tous les maux de ce
genre. C'est de ce secours que la nature humai ne tout entiиre a йtй privйe а
cause du pйchй du premier pиre comme il ressort de ce qui a йtй dit plus haut;
de la privation de ce secours rйsultent divers maux que l'on trouve a des degrйs
divers chez les diffйrents hommes bien que tous aient la faute identique du pйchй
originel. Il paraоt cependant qu il y a une diffйrence entre Dieu lorsqu'il
punit, et un juge humain: l'homme qui juge ne peut pas prйvoir les йvйnements
qui suivront, aussi ne peut-il pas les йvaluer lorsqu'il inflige une peine pour
une faute; en raison de quoi l'inйgalitй des inconvйnients de ce genre ne
dйroge pas raisonnablement а sa justice. Mais Dieu connaоt d'avance tous les
йvйnements futurs, d'oщ il semblerait qu'il y ait injustice de sa part, si chez
ceux qui sont йgalement sujets de la faute, rйsultaient inйgalement des
incommoditйs de ce genre. Pour lever cette incertitude, Origиne a
posй que les вmes, avant d'кtre unies а leur corps, ont eu des mйrites
diffйrents, et que des maux plus ou moins grands rйpondant а cette diversitй en
ont rйsultй dans les corps humains auxquels elles sont unies. Et de lа vient,
comme il le dit lui-mкme, que certains dиs leur naissance sont tourmentйs par
le dйmon, ou que d'autres naissent aveugles, ou souffrent de maux de ce genre.
Mais cela s'oppose а la doctrine de l'Apфtre, qui dit, lorsqu'il parle de Jacob
et d'Esaь: "Alors qu'ils n'йtaient pas encore nйs et n'avaient fait ni
bien ni mal" Rom., 9, 11. Or cette raison vaut pour tous; aussi ne faut-il
pas dire que les вmes auraient des mйrites bons ou mauvais avant d'кtre unies а
leurs corps. C'est mкme contraire а la raison. Car, comme l'вme est
naturellement une partie de la nature humaine, elle est imparfaite sans le
corps, comme l'est une partie sйparйe du tout. Or il ne convenait pas que Dieu
commence son oeuvre par des rйalisations imparfaites; aussi n'est-il pas
conforme а la raison qu'il ait crйй l'вme avant le corps, pas plus que de
former une main en dehors de l'homme. Et pour cela, il faut dire autre chose:
cette diversitй touchant les maux humains est prйvue et ordonnйe par Dieu, non
pas certes en raison de certains mйrites qui auraient existй en une autre vie,
mais parfois en raison de certains pйchйs des parents. En effet, comme un fils
est quelque chose de son pиre relativement au corps qu'il a tirй de lui, mais
non relativement а l'вme qui est crййe immйdiatement par Dieu, il n'est pas
inconvenant qu'un fils soit puni corporellement pour le pйchй du pиre, bien que
non par une peine spirituelle qui regarde l'вme, de mкme que l'homme est puni
aussi en ses autres biens. Parfois, par contre, des maux de cet ordre n'ont pas
de lien au pйchй comme йtant sa peine, mais comme un remиde contre un pйchй а
venir, ou en raison du progrиs dans la vertu de celui qui en souffre, ou d'un
autre. Ainsi le Seigneur dit en saint Jean 9, 3 de l'aveugle-nй: "Cet
homme n'a pas pйchй ni ses parents non plus, mais c'est pour que soient manifestйes
en lui les oeuvres de Dieu", parce que c'йtait utile pour le salut de l'homme.
Mais le fait mкme que telle soit la condition de l'homme qu'il soit aidй ou
pour йviter le pйchй ou pour avancer dans la vertu par des maux ou incommoditйs
de cet ordre, cela appartient а la faiblesse de la nature humaine, qui dйcoule
du pйchй du premier pиre; de mкme, que le corps humain soit ainsi fait qu'il
ait besoin pour guйrir d'opйrations chirurgicales, cela relиve de sa faiblesse.
Et c'est pourquoi tous ces maux ressortissent au pйchй originel comme la peine
qui l'accompagne.
Solutions des objections: 1. Le secours que
Dieu adonnй а l'homme, а savoir la justice originelle, fut gratuit: aussi n'a-t-il
pu кtre connu par la raison. Et c'est pourquoi Sйnиque et les autres
philosophes paпens n'ont pas considйrй ces maux sous leur aspect de peine. 2. Un secours de ce
genre n'a pas йtй confйrй aux autres animaux, et ils n'ont pas perdu ce don par
une faute antйrieure, d'oщ rйsulteraient ces maux, comme il en va pour les
hommes. Et c'est pourquoi ce n'est pas le mкme cas. Ainsi, chez celui qui
trйbuche а cause de la cйcitй dans laquelle il est nй, le trйbuchement n'a pas
raison de peine en rapport avec la justice humaine, mais de dйfaut naturel au
contraire, chez celui qui a йtй rendu aveugle pour un forfait, il a raison de
peine. 3. De tels maux ne
sont pas la peine fixйe pour le pйchй, mais comme on l'a dit, une peine qui l'accompagne. 4. Une peine du sens
dйterminйe n'est due qu'а une conversion en acte; mais quant il s'agit d'une
peine concomitante, sa raison d'кtre est diffйrente. 5. L'йtat qui suit la
mort n'est pas celui oщ l'on progresse en vertu, ni oщ l'on dйfaille par le
pйchй, mais celui oщ l'on reзoit conformйment а ses mйrites. De lа vient que
tous les maux qui existent aprиs la mort sont fixйs en rapport avec une faute,
mais ils n'ont de rapport ni avec le progrиs dans la vertu, ni avec la fuite du
pйchй. Il en rйsulte que la peine du sens n'est pas due aux enfants aprиs la
mort. 6. Ce qui en l'homme
a raison de faute, comme de tuer un homme, peut bien exister chez d'autres
animaux, sans avoir cependant raison de faute, raison qui consiste dans le fait
d'кtre volontaire, ce qui ne peut exister chez les кtres privйs de raison. Et
de la mкme maniиre, les maux qui sont communs aux hommes et aux autres animaux
ont en l'homme raison de peine, raison qui consiste dans le fait d'кtre contre
la volontй, mais cela n'a pas lieu chez les autres animaux t la raison de peine
et de faute, en effet, convient а l'homme en tant qu'homme. 7. Bien qu'elle fыt
dans l'вme, la justice originelle conservait la subordination requise du corps
а l'вme. Et c'est pourquoi il est juste que des maux corporels dйcoulent du
pйchй originel, qui prive de la justice originelle. 8. D'aprиs certains,
si Adam, tentй, n'avait pas pйchй, il aurait йtй aussitфt confirmй dans la
justice, et tous ses descendants seraient nйs confirmйs dans la justice; et
selon cette hypothиse, l'objection ne vaut plus. Mais je crois cela faux: parce
que dans l'йtat premier, la condition du corps rйpondait а celle de l'вme
aussi, tant que le corps йtait animal, l'вme aussi йtait changeante, n'йtant pas
encore rendue parfaitement spirituelle. Or engendrer appartient а la vie
animale t d'oщ il rйsulte que les fils d'Adam ne seraient pas nйs confirmйs
dans la justice. Donc, si l'un des descendants d'Adam avait pйchй, sans que
lui-mкme eыt pйchй, il serait bien mort en raison de son pйchй personnel
actuel, comme Adam est mort mais ses descendants seraient morts а cause du
pйchй originel.
ARTICLE
5: LA MORT ET LES AUTRES MAUX DE CE TYPE SONT-ILS NATURELS A L'HOMME?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
85, article 6.
Objections: Il semble que oui. 1. Le corps humain,
en effet, se compose d'йlйments contraires. Or tout ce qui est composй de
contraires est naturellement corruptible. Donc l'homme est naturellement mortel,
et soumis par consйquent aux autres maux. 2. Mais on peut dire
que le fait que le corps de l'homme se dissolve en raison de la contrariйtй qui
existe en lui, arrive а cause du retrait de la justice originelle: donc cela n'est
pas naturel, mais pйnal. -On objecte а cela que si la mort et la corruption
viennent dans l'homme de la soustraction de la justice originelle qui empкchait
ces maux, il en rйsulte que les maux de cette sorte ont pour cause le pйchй,
qui a comme йcartй l'obstacle. Or le mouvement qui suit l'йcartement de l'obstacle
est naturel, mкme si celui qui йcarte l'obstacle est un agent volontaire; ainsi
si un homme retire une colonne, la pierre posйe dessus tombe et son mouvement
est naturel. Donc pareillement, mort et corruption sont naturelles а l'homme. 3. De plus, l'homme
en son premier йtat йtait immortel, en tant qu'il pouvait ne pas mourir; dans
son йtat dernier, il sera immortel, comme ne pouvant pas mourir; mais dans l'йtat
intermйdiaire, il est mortel de toute maniиre, comme devant mourir
nйcessairement. Or l'immortalitй propre а l'йtat dernier ne sera pas naturelle,
mais viendra de la grвce en son йtat ultime, qui est la gloire; donc l'immortalitй
propre а l'йtat premier n'йtait pas, elle non plus, naturelle. Donc mourir
йtait naturel. 4. De plus, l'homme,
а considйrer la condition de sa nature, meurt s'il est laissй а lui-mкme; mais
qu'en son йtat premier il ait йtй prйservй de la mort venait prйcisйment d'un
don accordй divinement. Or si dans une rйalitй quelconque, Dieu fait quelque
chose au-delа de sa nature, la disposition contraire est nйanmoins naturelle:
ainsi, si Dieu faisait l'eau chaude, nйanmoins elle demeurerait naturellement
froide. Donc de la mкme faзon, l'homme en son йtat premier йtait naturellement
mortel. 5. De plus, comme il
a йtй donnй surnaturellement а l'homme de pouvoir ne pas mourir, ainsi il lui a
йtй donnй surnaturellement de pouvoir voir Dieu. Or le fait que l'homme soit
dйnuй de la vision de Dieu n'est pas contre sa nature donc ne l'est pas
davantage le fait qu'il soit privй d'immortalitй. La mort donc n'est pas contre
nature. 6. De plus, le corps
de l'homme, mкme avant le pйchй, йtait composй de quatre йlйments, et de la
sorte, il y avait en lui des qualitйs actives et passives. Or la corruption
fait naturellement suite а celles-ci: l'agent, en effet, s'assimile
naturellement le patient; la chose accomplie, le patient se corrompt, et par consйquent,
le composй lui-mкme. Donc le corps de l'homme йtait naturellement corruptible,
mкme avant Je pйchй. 7. De plus, la vie de
l'homme se conserve grвce а l'action de la chaleur naturelle, qui est un agent
naturel; or tout agent naturel en agissant subit une certaine diminution, car
il agit en йtant patient, selon le Philosophe. Mais si de tout кtre fini, on
retire continuellement quelque chose, il est nйcessaire qu'il soit rйduit а
rien. Lors donc que la chaleur naturelle dans le corps de l'homme est une
rйalitй finie, il est nйcessaire qu'а la fin elle soit totalement rйduite selon
sa nature. Et ainsi l'homme serait mort naturellement, mкme avant le pйchй. 8. De plus, le corps
de l'homme йtait fini. En lui s'opйrait une dйperdition, sinon il n'aurait pas
eu besoin de nourriture. Donc, comme а cause d'une continuelle dйperdition,
tout кtre fini est un jour rйduit а rien, il paraоt qu'il йtait nйcessaire que,
mкme avant le pйchй, le corps de l'homme se corrompоt. 9. De plus, saint
Augustin dit que le fait de pouvoir ne pas mourir convenait а l'homme grвce au
bienfait de l'arbre de vie. Mais cela paraоt impossible parce que si l'de vie
йtait corruptible, il ne pouvait pas octroyer l'incorruptibilitй; et si, au
contraire, il йtait incorruptible, l'homme ne pouvait en user pour sa
nourriture, Donc pouvoir ne pas mourir n'йtait pas inhйrent а l'homme, mais
naturellement et nйcessairement il serait mort. 10. De plus, ce qui
est de soi possible ne devient jamais nйcessaire grвce а autre chose; ainsi, ce
qui est par soi corruptible ne peut jamais devenir incorruptible grвce а autre
chose car corruptible et incorruptible diffиrent selon le genre, comme on le
dit dans la Mйtaphysique X, 12, et les rйalitйs qui diffиrent par le
genre ne peuvent se transformer l'une en l'autre. Or le corps de l'homme йtait
de soi corruptible, en tant que composй de contraires; donc en aucune maniиre,
il ne pouvait devenir incorruptible grвce а
autre chose. Ainsi donc, il serait mort naturellement, mкme s'il n'avait pas
pйchй. 11. De plus, si l'homme
avant le pйchй pouvait ne pas mourir, cela venait ou de la grвce ou de la
nature. Si cela venait de la grвce, il pouvait donc mйriter, ce qui est
contraire au Maоtre dans les Sentences II, D. 24, chapitre 1, n° 2; si
par contre cela venait de la nature, il aurait donc pu, certes, кtre blessй,
mais non totalement dйtruit: le pйchй, en effet, a spoliй l'homme des dons
gratuits et l'a blessй dans ses capacitйs naturelles, comme le dit la Glose.
Donc, avant le pйchй, il n'appartenait en aucune maniиre а l'homme de ne pas
mourir. 12. De plus, dans
tout composй de contraires, il est nйcessaire qu'il y ait une inйgalitй, selon
le Philosophe: si en effet, des contraires entraient йgalement dans la
constitution d'un corps mixte, l'un ne serait pas plus formel que l'autre, mais
tous seraient en acte а йgalitй; or plusieurs йlйments ne font un tout que si l'un
se rapporte а l'autre comme la puissance а l'acte. Or l'inйgalitй est principe
de corruption, nйcessairement, parce que ce qui est plus fort corrompt ce qui
est plus faible. Donc le corps de l'homme йtait corruptible par nйcessitй
naturelle, mкme si l'homme n'avait pas pйchй. 13. De plus, l'homme
possиde la mкme nature substantielle avant et aprиs le pйchй, sans quoi il ne
serait pas de la mкme espиce. Or la nйcessitй de mourir convient а l'homme
aprиs le pйchй selon la nature de sa substance, du fait prйcisйment que la
matiиre est en puissance а une autre forme. Donc, mкme avant le pйchй, l'homme
serait mort de nйcessitй naturelle. 14. Mais on pourrait
dire que, avant le pйchй, Dieu conservait l'homme pour qu'il ne mourыt pas. -On
objecte а cela que Dieu ne fait jamais d'oeuvre d'oщ il suivrait que des
contradictoires soient vraies en mкme temps. Mais du fait que quelque chose
existant en puissance est soumis а l'action d'un agent sans se corrompre, il en
rйsulte que des contradictoires existent en mкme temps, а savoir кtre en
puissance et ne pas кtre en puissance: car il appartient а la raison de ce qui
est en puissance d'кtre rйduit а l'acte par un agent. Donc le corps de l'homme
avant le pйchй n'eыt pas йtй incorruptible, alors mкme que Dieu empкchait sa
corruption. 15. De plus, saint
Augustin dit dans son Commentaire littйral de la Genиse VIII que Dieu rиgle
ainsi les choses qu'il les laisse agir de par leur mouvement propre. Or le
mouvement propre et naturel d'un corps composй de contraires est de tendre а la
corruption. Donc Dieu ne l'empкchait pas. 16. De plus, ce qui
dйpasse l'ordre naturel ne peut кtre l'oeuvre d'une puissance crййe, parce que
toute puissance crййe agit selon les raisons sйminales inscrites dans la
nature, comme le dit saint Augustin dans le traitй de la Trinitй III, 8,
n° 13. Or la justice originelle йtait un don crйй. Donc sa puissance ne pouvait
prйserver l'homme de la corruption. 17. De plus, ce qui
existe en tous ou dans la plupart n'est pas contre nature. Or on trouve la mort
chez tous les hommes aprиs le pйchй. Donc elle n'est pas contre nature. Cependant: 1. Tout ce qui est
ordonnй а une fin est proportionnй а cette fin. Or l'homme a йtй crйй en vue de
la bйatitude йternelle. Il possиde donc la perpйtuitй conformйment а sa nature;
la mort et la corruption sont donc contre sa nature. 2. De plus, selon la
nature, la matiиre est proportionnйe а la forme. Or l'вme intellectuelle, qui
est la forme du corps humain, est incorruptible. Donc le corps humain est lui
aussi naturellement incorruptible, et de la sorte, mort et corruption sont
contre nature pour le corps humain.
Rйponse: Selon le Philosophe dans les Physiques
II, 1, naturel se dit en deux sens: ou bien ce qui possиde une nature, comme
nous parlons de corps naturels; ou bien ce qui rйsulte d'une nature et existe
conformйment а cette nature, comme nous disons qu'il est naturel au feu d'кtre
entraоnй vers le haut. Et nous parlons main tenant de naturel dans le sens de
ce qui est conforme а une nature. Aussi, comme la nature se dit en deux sens, а
savoir la forme et la matiиre, ce qui est naturel se dit aussi en deux sens, ou
selon la forme ou selon la matiиre. D'une part, selon la forme, comme il est
naturel au feu de chauffer, car l'action rйsulte de la forme; d'autre part
selon la matiиre, comme il est naturel а l'eau de pouvoir кtre chauffйe par le
feu. Et comme la forme constitue plus la nature que la matiиre, ce qui est
naturel selon la forme l'est davantage que ce qui l'est selon la matiиre. Or ce qui concerne la matiиre peut s'entendre
en deux sens: d'une premiиre maniиre, en tant qu'elle convient а la forme, et c'est
ce que l'agent choisit dans la matiиre; d'une autre maniиre, non en tant que la
matiиre convient а la forme, bien plus, en tant qu'elle rйpugne parfois а la
forme et а la fin; or cela rйsulte de la nйcessitй de la matiиre, et une telle
condition n'est ni visйe ni choisie par l'agent. Ainsi, l'artisan qui fait une
scie pour scier se procure du fer parce que c'est la matiиre qui convient а la
forme et а la fin de la scie en raison de sa duretй. Il se trouve cependant
dans le fer d'autres propriйtйs qui ne possиdent d'aptitude ni а la forme ni а
la fin, comme le fait d'кtre cassant ou attaquable par la rouille ou autres
inconvйnients de ce genre qui nuisent а la fin: aussi l'agent ne les choisit-il
pas, mais les rejetterait plutфt, si cela йtait possible. Aussi le Philosophe
dit-il dans les Parties des Animaux XIX, 1 que, dans les accidents
individuels, il ne faut pas chercher de cause finale, mais seulement une cause
matйrielle: ils proviennent, en effet, d'une disposition de la matiиre, non d'une
intention de l'agent. Ainsi donc, il existe des choses naturelles pour l'homme
selon sa forme, comme de penser, de vouloir ou autres choses du mкme genre; d'autres
lui sont naturelles selon sa matiиre, qui est son corps. Or la condition du corps humain peut кtre
envisagйe d'une double faзon: d'une premiиre faзon, selon son aptitude а la
forme; d'une autre faзon, selon ce qui rйsulte en lui de la seule nйcessitй de
la matiиre. A considйrer son aptitude а la forme, il est nйcessaire au corps
humain d'кtre composй d'йlйments, dans une union bien tempйrйe. Car, comme l'вme
humaine est intellective en puissance, elle est unie а un corps pour recevoir
grвce aux sens des espиces intelligibles, par lesquelles elle devient
intelligente en acte. L'union de l'вme au corps, en effet, n'existe pas en
raison du corps, mais de l'вme, car la forme n'est pas pour la matiиre, mais la
matiиre pour la forme. Or le premier des sens est le toucher, qui est d'une certaine
faзon le fondement des autres; or l'organe du toucher doit кtre un milieu entre
des contraires, comme on le prouve dans le livre de l'Ame II, 22. Il en
rйsulte que le corps convenant а une telle вme йtait un corps composй de
contraires. Quant а ce qui rйsulte de la nйcessitй de
la matiиre, c'est qu'il soit corruptible or, selon cette condition-lа, il ne
possиde pas d'aptitude а la forme, mais plutфt y rйpugne. Et d'ailleurs, toute
corruption d'une rйalitй naturelle, quelle qu'elle soit, n'est pas dans un
rapport de convenance а la forme. Car, йtant donnй que la forme est le principe
d'кtre, la corruption, qui est ce qui conduit au non-кtre, s'y oppose; aussi le
Philosophe dit-il dans le Ciel et le Monde, que la corruption des choses
vieillies, et tout autre dйfaut, sont contre la nature particuliиre de cette
rйalitй dйterminйe par sa forme, bien qu'elle soit conforme а la nature
universel le par la vertu de laquelle la matiиre est rйduite а l'acte de n'importe
quelle forme, а laquelle elle est en puissance, et il est nйcessaire qu'а la
gйnйration de l'un corresponde la corruption d'un autre. Mais c'est d'une
maniиre spйciale que la corruption qui rйsulte de la nйcessitй de la matiиre va
contre la convenance а cette forme qu'est l'вme intellectuelle. Car les autres
formes sont corruptibles au moins accidentellement, tandis que l'вme
intellectuelle n'est corruptible ni de soi, ni accidentellement. Il en rйsulte que si, dans la nature,
avait pu se trouver un corps composй d'йlйments qui fыt incorruptible, c'est
sans aucun doute un corps tel qui eыt convenu а l'вme selon sa nature. Ainsi,
si l'artisan pouvait dйcouvrir un fer indestructible et non soumis а la
rouille, ce serait la matiиre qui conviendrait le mieux а la scie, et c'est ce
qu'il rechercherait; mais parce qu'il ne peut trouver un tel fer, il utilise
celui qu'il peut trouver, c'est-а-dire dur mais cassant. Et de mкme, parce qu'on
ne peut pas trouver de corps composй d'йlйments qui selon la nature de la
matiиre soit incorruptible, un corps organique, bien que corruptible, a йtй uni
naturellement а l'вme incorruptible. Mais parce que Dieu, qui est l'auteur de l'homme,
pouvait empкcher de par sa toute-puissance cette nйcessitй de la matiиre d'arriver
а l'acte, il a par sa vertu octroyй а l'homme, avant le pйchй, d'кtre prйservй
de la mort, jusqu'а ce qu'il se rendоt indigne d'un tel bienfait en pйchant;
comme si l'artisan, lui aussi, donnait au fer dont il se sert de ne se briser
jamais, si cela йtait en son pouvoir. Ainsi donc, а considйrer la nйcessitй de
la matiиre, mort et corruption sont naturelles а l'homme, mais en raison de sa
forme, c'est l'immortalitй qui lui conviendrait. Pour la lui procurer
cependant, les principes de sa nature ne suffisent pas; mais une aptitude
naturelle а l'immortalitй convient pourtant а l'homme, а considйrer son вme;
quant а son achиvement, il vient d'un principe surnaturel. Ainsi le Philosophe
dit dans l'Йthique II, 1 que nous avons par nature une aptitude aux
vertus morales, mais que c'est l'habitude qui les perfectionne en nous. Et,
dans la mesure oщ l'immortalitй nous est naturelle, la mort et la corruption
sont pour nous contre nature.
Rйponse aux objections. On doit rйpondre que: 1. Cette objection
envisage la nйcessitй de la matiиre. 2. Et il faut
rйpondre de mкme а l'objection 2. 3. Cette objection
vient de la notion d'immortalitй, envisagйe, non quant а l'aptitude que nous y
avons, mais quant а sa rйalisation. 4. La chaleur rйpugne
а l'eau en raison de sa forme, ce que ne fait pas, par contre, l'immortalitй
pour l'homme, comme on l'a dit: il n'y a donc pas similitude. Et cependant, il
faut dire que ce qui se produit divinement dans les кtres est bien au-dessus de
la nature, mais non contre la nature, parce qu'il existe en tout кtre crйй une
soumission naturelle au Crйateur, bien plus que chez les corps infйrieurs par
rapport aux corps cйlestes; et pourtant, ce qui se passe dans les corps infйrieurs
sous l'impression des corps cйlestes, comme le flux et le reflux de la mer, n'est
pas contre nature, comme le dit le Commentateur dans le Ciel et le Monde
III, 20. 5. La vision de Dieu
excиde la nature humaine non seulement quant а sa matiиre, mais mкme quant а sa
forme: elle excиde, en effet, la nature de l'intelligence humaine. 6. Les qualitйs
contraires dans un corps mixte sont comme les йlйments contraires dans le
monde. Et de mкme que les йlйments contraires ne se corrompent pas mutuellement
parce qu'ils sont conservйs par la vertu d'un corps cйleste qui rиgle leurs
actions, ainsi dans un corps mixte, les qualitйs contraires sont rйglйes et
conservйes pour qu'elles ne se corrompent pas mutuellement, par leur forme
substantielle, qui est une certaine impression d'un corps cйleste: rien, en
effet, n'agit selon son espиce dans les rйalitйs infйrieures que par la vertu d'un
corps cйleste. Il en rйsulte qu'aussi longtemps que, grвce а l'impression d'un
corps cйleste, une forme garde sa vigueur, le corps mixte est conservй dans l'кtre;
et de lа vient que le corps cйleste, par approche et retrait, est cause de la
gйnйration et de la corruption des rйalitйs infйrieures, et que toutes les
durйes des corps infйrieurs se mesurent sur la pйriode des corps cйlestes.
Aussi, s'il existait une forme dont la vigueur, grвce а l'impression de sa
cause, demeurвt toujours, jamais il ne s'ensuivrait de corruption par l'action
des qualitйs actives et passives. 7. Bien que la
puissance d'un agent physique diminue en pвtissant, elle peut toutefois se
rйparer. Aussi voyons-nous, dans les parties de l'univers, s'opйrer la
rйparation de la puissance active, du fait que les йlйments chauds, dont le pou
voir diminue en hiver par suite de l'absence du soleil, se rechargent en йtй de
par la proximitй du soleil. Et cela se produit dans n'importe quel corps mixte
tant que dure la vertu qui conserve le mйlange des йlйments. 8. La dйperdition des
йlйments humides qui se produisait dans le corps d'Adam, sous l'action de la
chaleur naturelle, йtait rйparйe par l'absorption de la nourriture; il pouvait
ainsi se conserver, de faзon а ne pas se consumer entiиrement. 9. Ce que l'aliment
produit est comme йtranger par rapport а ce en quoi йtait fondй d'abord le
pouvoir de l'espиce humaine. Aussi, de mкme que le pouvoir du vin, grвce а l'addition
d'eau, diminue peu а peu pour enfin disparaоtre, de mкme le pouvoir de l'espиce,
par le mйlange d'un aliment humide, diminue peu а peu pour enfin disparaоtre;
aussi est-il nйcessaire que l'animal s'amoindrisse pour enfin mourir, comme on
le dit dans la Gйnйration I, 17. Et c'est contre cet amoindrissement que l'arbre
de vie apportait un remиde, en restaurant par sa puissance le pouvoir de l'espиce
en sa vigueur premiиre; ce n'est pas cependant qu'absorbй une seule fois en
nourriture, il donnвt le pouvoir de durer toujours: il йtait corruptible, aussi
ne pouvait-il кtre par lui-mкme cause d'immortalitй. Mais il affermissait le
pouvoir naturel pour durer plus longtemps; une fois ce temps achevй, on pouvait
en reprendre pour vivre plus longtemps, et ainsi jusqu'а ce que l'homme soit
transportй dans l'йtat de gloire, dans lequel il n'aurait dйsormais plus besoin
d'aliment. Ainsi donc, l'arbre de vie йtait une aide pour acquйrir l'immortalitй;
mais la cause principale de l'immortalitй йtait le pouvoir que Dieu confйrait а
l'вme. 10. Ce qui est
possible de par sa nature ne devient jamais nйcessaire par autre chose selon sa
nature propre, c'est-а-dire en sorte qu'il revкte une nature de nйcessitй.
Cependant, ce qui est possible par soi devient nйcessaire par un autre, bien
que non de faзon naturelle, comme il arrive dans tout ce qui est violent qu'on
dit nйcessaire par un autre, comme on le dit dans la Mйtaphysique V, 6. 11. Le fait de
pouvoir ne pas mourir venait de la grвce, mais non de la grвce sanctifiante,
selon certains aussi dans cet йtat l'homme ne pouvait pas mйriter. Mais selon d'autres,
ce don de l'immortalitй procйdait de la grвce sanctifiante, et dans cet йtat, l'homme
pouvait mйriter. 12. L'inйgalitй des
йlйments dans un corps mixte se conserve grвce а la vertu de la forme, tant qu'elle
est conservйe par sa cause. 13. La matiиre est en
puissance а une autre forme; mais cependant elle ne peut кtre rйduite а l'acte
par un agent extйrieur que si cet agent est plus fort que la vigueur que la
forme tient de l'influence de sa cause. Or Dieu est la seule cause de cette
forme qu'est l'вme humaine, lui dont la puissance dйpasse infiniment toute
force d'un autre agent. Et c'est pourquoi, aussi longtemps que Dieu a voulu
conserver l'homme dans l'кtre par sa puissance, aucun agent extйrieur ou
intйrieur ne pouvait le dйtruire; de mкme, nous voyons aussi de toute йvidence
que les formes matйrielles sont conservйes dans l'кtre par la puissance d'un
corps cйleste contre l'action d'un agent corrupteur. 14. Il appartient а
la raison mкme de puissance d'кtre rйduite а l'acte par un agent; or un acte
particulier existant dans la puissance empкche la rйduction de la puissance а
un autre acte. Aussi, а moins qu'un agent ne soit plus puissant que la vertu de
la forme qui rйside dans la matiиre -qu'elle la possиde comme venant d'elle-mкme
ou en vertu de ce qui la conserve -‘ elle n'est pas rйduite а l'acte par un
agent extйrieur: un petit feu, en effet, ne peut altйrer une masse d'eau. Aussi
n'y a-t-il pas lieu de s'йtonner si, grвce а un influx divin, l'вme humaine
dans l'йtat d'innocence avait le pouvoir de rйsister а tout agent contraire. 15. Dieu n'empкche
pas par son gouvernement les mouvements propres des choses qui relиvent de leur
perfection, mais ceux qui relиvent de leur dйficience, Dieu les empкche parfois
а cause de l'abondance de sa bontй. 16. La forme
elle-mкme est l'effet de l'agent. Aussi y a-t-il identitй entre ce que l'agent
rйalise а titre de cause efficiente et ce que la forme produit formelle ment:
ainsi, on dit que le peintre colore la muraille et que la couleur le fait
aussi. Donc, sous ce rapport, Dieu seul est cause efficiente de l'immortalitй
de l'homme, mais l'вme en est la cause formelle par un don qui lui est infusй
divinement, en l'йtat d'innocence ou en l'йtat de gloire. 17. Cette objection
procиde de ce qui est contre nature, absolument parlant: cela, en effet, n'existe
absolument pas en tous ou dans la plupart. Mais la mort est d'une certaine
faзon conforme а la nature et, d'une autre, contre nature, comme on l'a dit. Quant aux objections en sens contraire, la
solution apparaоt facilement par ce qu'on a dit. En effet, la bйatitude а
laquelle l'homme est ordonnй est au-dessus de la nature c'est pourquoi il ne
convient pas que l'immortalitй convienne а l'homme par nature. Et pareillement,
le corps aussi est proportionnй а l'вme humaine, bien qu'il soit corruptible,
comme il a йtй exposй.
QUESTION VI: L'ЙLECTION
HUMAINE
ARTICLE
UNIQUE: L'HOMME A-T-IL LE LIBRE CHOIX DE SES ACTES OU CHOISIT-IL PAR NЙCESSITЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: la, Question 82, article 1; Ia-IIae, Question
9, article 1; Question 10, article 1; II Commentaire des Sentences D.
25, article 2 Questions disputйes sur la vйritй a 22, 5.
Objections: Il semble qu ‘il ne choisisse pas
librement, mais par nйcessitй. 1. Il est dit en
effet en Jйrйmie 10, 23: "Ce n'est pas а l'homme qu'appartient sa voie, ni
а celui qui marche de diriger ses pas." Mais ce envers quoi l'homme est
libre, cela lui appartient, comme йtant soumis а son pouvoir. Il semble donc
que l'homme n'ait pas le libre choix de ses voies et de ses actes. 2. Mais on peut dire
que cela se rapporte а l'exйcution de ce qui a йtй choisi, qui parfois n'est
pas en la puissance de l'homme. -On objecte а cela que l'Apфtre dit dans l'Йpоtre
aux Romains 9, 16 "Cela ne revient pas а celui qui veut ou qui court",
sous-entendu de vouloir ou de courir, "mais а Dieu qui fait misйricorde".
Or, de mкme que courir relиve de l'exйcution extйrieure des actes, vouloir
relиve du choix intйrieur. Donc mкme les choix intйrieurs ne sont pas au
pouvoir de l'homme, mais sont а l'homme de par Dieu. 3. Maпs on peut dire
que l'homme est mы а choisir par un certain instinct intйrieur, c'est-а-dire
par Dieu lui-mкme, et d'une maniиre immuable; cela ne s'oppose pourtant pas а
la libertй. -On objecte а cela que tout animal se meut lui-mкme grвce а son
appйtit, et pourtant, les animaux autres que l'homme ne possиdent pas le libre
choix, parce que leur appйtit est mы par quelque moteur extйrieur, en l'espиce
la puissance d'un corps cйleste ou l'action de quelque autre corps. Si donc la
volontй de l'homme est mue de maniиre immuable par Dieu, il s'ensuit que l'homme
ne possиde pas le libre choix de ses actes. 4. De plus, est
violent ce dont le principe est extйrieur, sans que le patient y apporte son
concours. Si donc dans la volontй, le principe du choix vient de l'extйrieur, а
savoir de Dieu, il semble que la volontй soit mue par violence et
nйcessairement. Elle ne possиde donc pas le libre choix de ses actes. 5. De plus, il est
impossible que la volontй de l'homme soit en dйsaccord avec celle de Dieu,
parce que, comme le dit saint Augustin dans l'Enchiridion 100, ou bien l'homme
fait ce que Dieu veut, ou bien Dieu accomplit sa volontй а son йgard. Or la
volontй de Dieu est immuable, donc la volontй de l'homme l'est aussi. Tous les
choix humains procиdent donc d'un choix immuable. 6. De plus, l'acte d'une
puissance ne peut porter que sur son objet; ainsi l'acte de la vue ne peut
porter que sur le visible. Or l'objet de la volontй est le bien, donc la
volontй ne peut vouloir que le bien. Elle veut donc le bien nйcessaire ment et
n'a pas le libre choix du bien ou du mal. 7. De plus, toute
puissance qui a avec son objet un rapport de moteur а mobile est une puissance
passive, et son opйration consiste а pвtir; ainsi, le sensible meut le sens,
aussi le sens est une puissance passive, et sentir est une faзon de pвtir. Or l'objet
de la volontй a avec la volontй un rapport de moteur а mobile, car le
Philosophe dit, dans le livre de l'Вme III, 9, et dans la
Mйtaphysique XI, 7, que ce qui est dйsirable meut sans кtre mы, tandis que
l'appйtit meut en йtant mы. La volontй est donc une puissance passive, et
vouloir, c'est pвtir. Mais toute puissance passive est mue de faзon nйcessaire
par son principe actif, si celui-ci est suffisant. Il semble donc que la
volontй est mue de faзon nйcessaire par le bien dйsirable; l'homme n'est donc
pas libre de vouloir ou de ne pas vouloir. 8. Mais on peut dire
que la volontй est soumise а la nйcessitй en ce qui concerne la fin ultime,
parce que tout homme veut nйcessairement кtre heureux, mais non en ce qui
concerne ce qui conduit а la fin. -On objecte а cela que, de mкme que la fin
est l'objet de la volontй, de mкme ce qui conduit а la fin, parce que les deux
ont raison de bien. Si donc la volontй se meut nйcessairement vers la fin, il
semble aussi qu'elle se meuve nйcessairement vers ce qui conduit а la fin. 9. De plus, lа oщ le
moteur et le mobile sont identiques, le mode du mouvement est identique. Or,
lorsque quelqu'un veut une fin et ce qui y conduit, il y a mкme mobile: la
volontй, et mкme moteur, parce qu'on ne veut ce qui mиne а la fin que dans la
mesure oщ on veut la fin. Donc le mode du mouvement est identique, en sorte
que, de mкme qu'on veut de faзon nйcessaire la fin derniиre, on veuille aussi
de faзon nйcessaire ce qui conduit а la fin. 10. De plus, comme l'intelligence
est une puissance sйparйe de la matiиre, de mкme la volontй. Or l'intelligence
est mue de faзon nйcessaire par son objet, car l'homme est nйcessairement
contraint d'assentir а une vйritй de par la violence de la raison. Donc, pour
la mкme raison, la volontй est nйcessairement mue par son objet. 11. De plus, la
disposition du premier moteur demeure dans tous les moteurs suivants, car tous
les moteurs seconds meuvent dans la mesure oщ ils sont mus par le premier
moteur. Or, dans l'ordre des mouvements volontaires, le premier moteur est l'objet
dйsirable qu'on a saisi. Donc, puisque la saisie de l'objet dйsirable est
soumise а la nйcessitй, si on prouve par dйmonstration qu'une chose est bonne,
il semble que cette nйcessitй se transmette dans tous les mouvements qui
suivent; et ainsi, la volontй est poussйe а vouloir non pas librement, mais par
nйcessitй. 12. De plus, une
chose est plus capable de mouvoir qu'une connaissance. Or, selon le Philosophe
dans la Mйtaphysique VI, 4, le bien est dans les choses, alors que le
vrai est dans l'esprit; et de la sorte, le bien est une chose, et le vrai une
connaissance; le bien a donc plus raison de moteur que le vrai. Or le vrai meut
nйcessairement l'intelligence, comme on l'a dit. Le bien meut donc
nйcessairement la volontй. 13. De plus, l'amour,
qui relиve de la volontй, est un mouvement plus fort que la connaissance, qui
relиve de l'intelligence, parce que la connaissance fait oeuvre d'assimilation,
alors que l'amour transforme, comme on le voit parce que dit Denys dans les
Noms Divins IV, 13; la volontй est donc plus mobile que l'intelligence. Si
donc l'intelligence est mue de faзon nйcessaire, il semble que ce soit encore
davantage le cas pour la volontй. 14. Mais on pourrait
dire que l'action de l'intelligence se fait selon un mouvement qui va vers l'вme,
alors que l'acte de la volontй se fait selon un mouvement qui part de l'вme, et
que de la sorte, l'intelligence a davantage un caractиre passif, et la volontй
davantage un caractиre actif; aussi ne subit-elle pas de nйcessitй de la part
de son objet. -On objecte а cela qu ‘assentir appartient а l'intelligence, comme
consentir а la volontй. Or assentir signifie un mouvement vers la chose а laquelle
on assentit, de mкme que consentir signifie un mouvement vers la chose а
laquelle on consent. Donc le mouvement de la volontй ne vient pas plus de l'вme
que le mouvement de l'intelligence. 15. De plus, si la
volontй n'est pas mue nйcessairement dans certains vouloirs, il est nйcessaire
de dire qu'elle se porte sur des contraires, parce que ce dont l'existence n'est
pas nйcessaire peut ne pas кtre. Mais tout ce qui est en puissance а des
contraires n'est ramenй а l'un des deux actes que par un кtre en acte, qui fait
que ce qui йtait en puissance devienne en acte; et ce qui fait qu'une chose est
en acte, nous l'appelons sa cause. Il faudra donc, si la volontй veut une chose
dйterminйe, qu'il y ait une cause qui la fasse vouloir cette chose. Or, une
fois la cause posйe, il est nйcessaire de poser l'effet, comme le prouve
Avicenne, car si, la cause йtant posйe, il est encore possible que l'effet ne
soit pas, on aura encore besoin d'un autre agent pour rйduire la puissance а l'acte,
et ainsi le premier n'йtait pas une cause suffisante. La volontй est donc mue
nйcessairement а vouloir quelque chose. 16. De plus, aucune
puissance capable de se porter sur des contraires n'est active, parce que toute
puissance active peut rйaliser ce pour quoi elle est active. Or а une chose
possible, il ne s'ensuit rien d'impossible; il s'ensuivrait alors que deux
contraires existeraient en mкme temps, ce qui est impossible. Or la volontй est
une puissance active. Elle n'est donc pas capable de porter sur des contraires,
mais est dйterminйe nйcessairement а une seule chose. 17. De plus, il
arrive que la volontй commence а choisir, alors qu'auparavant elle ne
choisissait pas. Donc, ou bien la disposition dans laquelle elle se trouvait d'abord
est changйe, ou bien elle ne l'est pas. Si elle ne l'est pas, il s'ensuit que,
de mкme qu'elle ne choisissait pas auparavant, elle ne le fera pas davantage
maintenant; et de la sorte elle choisirait sans choisir, ce qui est impossible.
Si au contraire, sa disposition est changйe, il est nйcessaire qu'elle soit
changйe par quelque кtre, puisque tout ce qui est mы est mы par un autre. Or le
moteur impose une nйcessitй au mobile, sans quoi il ne lui imprimerait pas son
mouvement d'une faзon suffisante. Donc la volontй est mue de faзon nйcessaire. 18. Mais on peut dire
que ces arguments sont concluants quand il s'agit de la puissance naturelle qui
se trouve dans la matiиre, mais non quand il s'agit de cette puissance
immatйrielle qu'est la volontй. -On objecte а cela que le principe de toute la
connaissance humaine, c'est le sens. L'homme ne peut donc connaоtre que dans la
mesure oщ, soit la chose elle-mкme, soit son effet, passe par les sens. Or une
puissance pouvant se porter sur des contraires ne tombe pas elle-mкme sous les
sens; et dans ses effets qui tombent sous les sens, on ne trouve pas deux actes
contraires existant ensemble, mais nous en voyons toujours l'un se rйaliser en
acte de maniиre dйterminйe. Donc nous ne pouvons pas juger qu'il y a en l'homme
une puissance active portant sur des contraires. 19. De plus, puisque
l'on parle de puissance par rapport а un acte, il y a un mкme rapport d'acte а
acte et de puissance а puissance. Or deux actes opposйs ne peuvent exister
simultanйment. Donc une puissance unique ne peut pas кtre ordonnйe non plus а
deux actes opposйs. 20. De plus, selon
saint Augustin dans le traitй de la Trinitй I, 1, rien n'est а soi-mкme
la cause de sa propre existence; donc, pour la mкme raison, rien n'est pour soi-mкme
la cause de son mouvement; par consйquent, la volontй ne se meut pas elle-mкme,
mais il est nйcessaire qu'elle soit mue par un autre, parce qu'elle commence а
agir, alors qu'avant elle n'agissait pas, et que tout кtre de ce genre est mы
de quelque maniиre; aussi nous ne disons pas de Dieu qu'il commence а vouloir,
aprиs n'avoir pas voulu, en raison de son immutabilitй. Il est donc nйcessaire
que la volontй soit mue par un autre. Or ce qui est mы par un autre subit une
nйcessitй de sa part. La volontй veut donc de faзon nйcessaire et non
librement. 21. De plus, tout ce
qui est multiforme se ramиne а quelque chose d'uniforme; or les mouvements
humains sont variйs et multiformes, ils se ramиnent donc comme а leur cause а
un mouvement uniforme, qui est le mouvement du ciel. Or ce qui est causй par le
mouvement du ciel se produit nйcessairement, car une cause naturelle produit
nйcessairement son effet, а moins qu'il y ait un empкche ment. Mais rien ne
peut empкcher que le mouvement du corps cйleste n'obtienne son effet, car il
faudrait que l'acte de ce qui l'empкche se ramиne а un principe cйleste comme а
sa cause. Il semble donc que les mouvements humains se produisent
nйcessairement, et non par libre choix. 22. De plus, celui
qui fait ce qu'il ne veut pas n'a pas libertй de choix. Or l'homme fait ce qu'il
ne veut pas: "Le mal que je hais, je le fais" Rom., 7, 15. Donc l'homme
n'a pas le libre choix de ses actes. 23. De plus, saint
Augustin dit dans l'Enchiridion 30: "L'homme, usant mal de son libre
arbitre, s'est perdu, et celui-ci avec lui." Or choisir librement n'est le
fait que de celui qui a le libre arbitre. Donc l'homme n'a pas le libre choix. 24. De plus, saint
Augustin dit dans les Confessions VIII, 5 que, "quand on ne rйsiste
pas а l'habitude, cela devient nйcessitй". Il semble donc que, au moins
chez ceux qui ont l'habitude de faire quelque chose, la volontй soit mue
nйcessairement. Cependant: 1. Il y a ce que dit
l'Ecclйsiastique 15, 14: "Dieu, au commencement, a fait l'hon{me et l'a
remis aux mains de son conseil." Or il n'en serait pas ainsi s'il n'avait le
libre choix, qui est un dйsir venant aprиs dйlibйration, comme on le dit dans l'Йthique
III, 6. L'homme possиde donc le libre choix de ses actes. 2. De plus, les
puissances rationnelles peuvent se porter sur des contraires, selon le
Philosophe. Or la volontй est une puissance rationnelle elle se situe en effet
dans la raison, comme on le dit dans le livre de l'Вme III, 8. La
volontй peut donc se porter sur des contraires, et n'est pas mue nйcessairement
а une seule chose. 3. De plus, selon le
Philosophe dans l'Йthique III, 1 et VI, 10, l'homme est maоtre de ses
actes et il lui revient d'agir ou de n'agir pas. Mais il n'en serait pas ainsi
s'il ne possйdait le libre choix. L'homme a donc le libre choix de ses actes.
Rйponse: Certains auteurs ont avancй que c'est par
nйcessitй que la volontй de l'homme est mue а choisir. Ils n'affirmaient pas
cependant que la volontй subissait une contrainte: tout mouvement nйcessaire,
en effet, n'est pas violent, mais seule ment celui dont le principe se trouve
hors du sujet. Aussi trouve-t-on certains mouvements naturels qui sont
nйcessaires sans cependant кtre violents: car ce qui est violent s'oppose а ce
qui est naturel, comme а ce qui est volontaire, parce que le principe de ces
derniers est interne, tandis que le principe de ce qui est violent est
extйrieur. Mais cette opinion est hйrйtique. Elle
supprime en effet la notion de mйrite et de dйmйrite dans les actes humains,
car il ne semble pas que soit mйritoire ou dйmйritoire qu'on accomplisse ainsi
par nйcessitй ce qu'on ne peut йviter. Il faut mкme la ranger au nombre des
opinions qui sont йtrangиres а la philosophie, parce que non seulement elle est
contraire а la foi, mais elle ruine tous les principes de la philosophie
morale. Car si rien ne vient de nous, mais si nous sommes poussйs а vouloir par
nйcessitй, la dйlibйration, le conseil et le prйcepte, la punition, la louange
et le blвme, sur lesquels porte la philosophie morale, sont supprimйs. Les opinions de ce genre, qui dйtruisent
les principes d'une partie de la philosophie, sont dites thиses йtrangиres,
comme l'affirmation que "rien ne change", qui dйtruit les principes
de la science naturelle. Certains hommes ont йtй amenйs а avancer des
propositions de ce genre, en partie par effronterie, en partie а cause de
certaines raisons sophistiques qu'ils n'ont pas йtй capables de rйsoudre, comme
on le dit dans la Mйtaphysique IV, 10. Pour rendre donc manifeste la vйritй sur
cette question, il faut remarquer en premier lieu que, de mкme que dans les
autres choses, il y a un principe des actes propres, de mкme aussi chez les
hommes. Or ce principe actif ou moteur est proprement chez les hommes l'intelligence
et la volontй, comme on le dit dans le livre de l'Вme III, 9. Ce
principe, il est vrai, s'accorde en partie avec le principe actif qui existe
dans les choses naturelles, et il en diffиre en partie. Il s'accorde avec lui
car, de mкme que dans les choses naturelles, on trouve une forme qui est
principe de l'action, et une inclination qui suit cette forme, que l'on appelle
l'appйtit naturel, l'action rйsultant des deux; de mкme on trouve chez l'homme
une forme intellectuelle et une inclination de la volontй qui suit la forme
ainsi saisie, et l'action extйrieure rйsulte des deux. Mais il y a une
diffйrence, parce que la forme de la chose naturelle est une forme individuйe
par la matiиre, aussi l'inclination qui la suit est dйterminйe а une seule
chose; par contre, la forme qui est dans l'intellectuel est universelle, et
elle comprend une multitude de choses. Aussi, comme les actes ne se produisent
que dans les cas particuliers, et qu'aucun d'eux ne peut йgaler la puissance de
l'universel, l'inclination de la volontй demeure dans l'indйtermination par
rapport а cette multiplicitй; ainsi, si un architecte conзoit une forme de maison
dans l'universel, forme sous laquelle sont contenus divers plans de maison, sa
volontй peut alors incliner а rйaliser une mai son carrйe, ou ronde, ou d'une
autre forme. Quant au principe actif chez les animaux
sans raison, il est intermйdiaire entre les deux. La forme saisie par le sens,
en effet, est individuelle, comme la forme naturelle, et c'est pourquoi il en
rйsulte une inclination а un seul acte, comme dans les choses naturelles.
Pourtant, la forme reзue dans le sens n'est pas toujours la mкme, а l'inverse
de ce qui se passe dans les choses naturelles, parce que le feu est toujours
chaud, alors que la forme reзue par le sens sera tantфt celle-ci, tantфt telle
autre; par exemple, tantфt une forme agrйable, tantфt une forme qui cause la
tristesse. Aussi, tantфt il la fuit, et tantфt il la recherche; en quoi elle s'accorde
avec le principe actif humain. Il faut remarquer en second lieu qu'une
puissance est mue de deux maniиres d'une part, du point de vue du sujet, de l'autre,
du point de vue de l'objet. Du point de vue du sujet, telle la vue qui, par le
changement de disposition de son organe, est amenйe а voir plus ou moins
clairement. Du point de vue de l'objet, lorsque la vue voit tantфt le blanc,
tantфt le noir. Et le premier changement appartient а l'exercice mкme de l'acte,
c'est-а-dire qu'il soit accompli ou non, et soit accompli mieux ou moins bien;
le second changement regarde la spйcification de l'acte, car l'acte est
spйcifiй par l'objet. Or il faut remarquer que, dans les
rйalitйs naturelles, la spйcification de l'acte vient de la forme, tandis que
son exercice mкme vient de l'agent qui cause le mouvement; or celui qui meut
agit en vue d'une fin; d'oщ il reste que le premier principe du mouvement quant
а l'exercice de l'acte vient de la fin. Or, si nous considйrons les objets de
la volontй et de l'intelligence, nous trouvons que l'objet de l'intelligence
est premier et principal dans l'ordre de la cause formelle, car son objet, c'est
l'кtre et le vrai; mais l'objet de la volontй est premier et principal dans l'ordre
de la cause finale, car son objet est le bien, sous lequel sont contenues
toutes les fins, de mкme que dans le vrai sont contenues toutes les formes
saisies. Aussi le bien mкme, en tant qu'il est une certaine forme saisis sable,
est-il contenu sous le vrai, comme йtant un certain vrai, et le vrai mкme, en
tant qu'il est la fin de l'opйration intellectuelle, est contenu sous le bien,
comme йtant un certain bien particulier. Si donc nous envisageons le mouvement des
puissances de l'вme au point de vue de l'objet qui spйcifie l'acte, le premier
principe du mouvement vient de l'intelligence, car c'est de cette maniиre que
le bien saisi par l'intelligence met en mouvement la volontй elle-mкme. Si nous
envisageons au contraire le mouvement des puissances de l'вme au point de vue
de l'exercice de l'acte, alors le principe du mouvement vient de la volontй. C'est
en effet toujours la puissance qui regarde la fin principale qui meut vers l'acte
la puissance qui regarde ce qui mиne а la fin; ainsi le soldat pousse le
fabricant de mors а travailler. Et c'est selon ce mode que la volontй se meut
elle-mкme et toutes les autres puissances, car je pense parce que je le veux,
et de la mкme maniиre, j ‘utilise toutes les puissances et les habitus parce
que je le veux. Aussi le Commentateur dйfinit-il l'habitus, dans le livre de
l'Вme III, 18, comme ce dont on use quand on le veut. Par consйquent, pour montrer que la
volontй n'est pas mue de faзon nйcessaire, il faut considйrer le mouvement de
la volontй а la fois quant а l'exercice de son acte et quant а la dйtermination
de cet acte, qui vient, elle, de l'objet. Pour ce qui regarde l'exercice de l'acte,
il est d'abord йvident que la volontй est mue par elle-mкme: en effet, de mкme
qu'elle meut les autres puissances, elle se meut aussi elle-mкme. Il ne s'ensuit
pas pour autant que la volontй soit sous le mкme rapport en puissance et en
acte; en effet, de mкme que, pour l'intelligence, par la voie de la recherche,
l'homme se meut lui-mкme vers la science, du fait qu'а partir d'une donnйe
connue il parvient а une autre qu'il ignorait et qui n'йtait connue qu'en
puissance, de mкme, du fait qu'un homme veut une chose en acte, il se meut а
vouloir une autre chose en acte. Ainsi, du fait qu'on veut la santй, on se meut
а vouloir prendre un remиde, car du fait qu'on veut la santй, on commence а
dйlibйrer sur les moyens qui apportent la santй, et enfin, son conseil arrкtй,
on veut prendre le remиde; ainsi donc le conseil prйcиde la volontй de prendre
le remиde, mais ce conseil lui-mкme pro cиde de la volontй qui veut dйlibйrer.
Comme la volontй se meut grвce au conseil, et que le conseil consiste en une
certaine recherche, non pas dйmonstrative, mais ouverte sur des sujets opposйs,
ce n'est donc pas par nйcessitй que la volontй se meut. Seulement, comme la
volontй n'a pas toujours voulu user du conseil, il est nйcessaire qu'elle soit
mue par quelque chose pour en venir а vouloir en user; et si cette motion vient
d'elle-mкme, il est de nouveau nйcessaire qu'un conseil prйcиde ce mouvement de
la volontй, et qu'un acte de volontй prй cиde ce conseil; et comme il n'est pas
possible de remonter а l'infini, il est nйcessaire d'affirmer qu'en ce qui
concerne le premier mouvement de la volontй, la volontй de tout кtre qui n'est
pas toujours en acte de vouloir est mue par un principe extйrieur, sous l'impulsion
duquel la volontй commence а vouloir. Certains ont donc estimй que cette
impulsion vient d'un corps cйleste. Mais cela n'est pas possible. Йtant donnй
que la volontй se situe dans la raison, selon ce que dit le Philosophe dans le
livre de l'Вme III, 8, et que la raison ou l'intelligence ne sont pas
des puissances corporelles, il est impossible que la puissance d'un corps
cйleste meuve directement la volontй elle-mкme. Et admettre que la volontй des
hommes est mue par l'influence d'un corps cйleste, comme le sont les appйtits
des animaux sans raison, c'est suivre l'opinion de ceux qui affirment que l'intelligence
ne diffиre pas du sens. C'est а eux en effet que dans le livre de l'Вme
II, 28, le Philosophe rapporte la parole de ceux qui disent que chez les hommes
la volontй est "telle que la rиgle, pendant le jour, le pиre des hommes et
des dieux", le ciel ou le soleil. Il reste donc, comme le conclut Aristote
dans le chapitre sur la bonne fortune Ethique а Eudиme, VII, 14, que ce
qui meut en premier lieu la volontй et l'intelligence soit une rйalitй qui se
trouve au-dessus d'elles, а savoir Dieu. Comme il meut toutes choses d'aprиs la
nature des mobiles, par exemple les corps lйgers vers le haut et les lourds
vers le bas, il meut aussi la volontй selon sa nature, non de faзon nйcessaire,
mais comme pouvant se porter sans dйtermination sur de nombreux objets. Il
paraоt donc йvident que si l'on considиre le mouvement de la volontй au point
de vue de l'exercice de son acte, elle n'est pas mue de faзon nйcessaire. Si maintenant nous envisageons le
mouvement de volontй au point de vue de l'objet qui dйtermine l'acte de volontй
а vouloir ceci ou cela, il faut remarquer que l'objet qui meut la volontй, c'est
le bien convenable qu'on a saisi. Aussi, s'il se prйsente un bien qui est saisi
sous la raison de bien mais non sous celle de convenable, il ne mettra pas en
mouvement la volontй. Mais, comme le conseil et l'йlection regardent des cas
particuliers sur lesquels porte l'acte, il est requis que ce qui est saisi
comme bien et comme convenable le soit dans le cas particulier, et pas
seulement en gйnйral. Si donc une chose est saisie comme йtant
un bien convenable selon tous les cas particuliers que l'on peut envisager,
elle mettra nйcessairement en mouvement la volontй, et c'est pourquoi l'homme
dйsire de faзon nйcessaire la bйatitude qui, selon Boиce dans la Consolation
de la philosophie III, 2, est "un йtat parfait par la rйunion de tous
les biens". Je dis de faзon nйcessaire pour ce qui est de la dйtermination
de l'acte, parce qu'on ne peut pas vouloir le contraire, mais non quant а l'exercice
de l'acte, parce qu'on peut ne pas vouloir penser actuellement а la bйatitude,
puisque les actes d'intelligence et de volontй sont eux aussi des actes
particuliers. Mais s'il s'agit d'un bien qui n'est pas trouvй bon selon tous
les aspects particuliers sous lesquels on peut le considйrer, il ne mettra pas
la volontй en mouvement de faзon nйcessaire, mкme quant а la dйtermination de l'acte,
car on pourra vouloir son contraire, mкme en pensant а lui, parce que ce
contraire sera peut-кtre bon ou convenable, si l'on envisage un autre point de
vue parti culier, ainsi ce qui est bon pour la santй ne l'est pas pour le
plaisir, et ainsi du reste. Que la volontй se porte sur ce qui lui est
prйsentй en ayant йgard а telle condition particuliиre plutфt qu'а telle autre,
cela peut se produire de trois maniиres. Cela se produit d'abord dans la mesure
oщ une condition a plus de poids que les autres, et alors la volontй se meut
selon la raison, par exemple lorsqu'un homme choisit de prйfйrence ce qui est
avantageux а sa santй plutфt qu'а son plaisir. D'une seconde maniиre, cela se
produit du fait que l'on pense а une circonstance particuliиre et non а une
autre, et ceci arrive la plupart du temps du fait d'une occasion venant de l'intйrieur
ou de l'extйrieur, en sorte que cette pensйe se prй sente а nous. D'une
troisiиme maniиre, cela provient d'une disposition de l'homme, parce que selon
le Philosophe dans l'Йthique III, 13, "tel est un chacun, telle lui
paraоt la fin". Aussi la volontй de l'homme en colиre et celle de l'homme
calme se meuvent diffйremment, parce que ce n'est pas le mкme objet qui
convient а l'un et а l'autre, de mкme aussi que la nourriture est diffйremment
acceptйe par un homme sain et par un malade. Si donc la disposition par laquelle il
semble а quelqu'un qu'une chose est bonne et convenable lui est naturelle et
non soumise а sa volontй, c'est par nйcessitй naturelle que la volontй la
choisira; c'est ainsi que tous les hommes dйsirent naturellement кtre, vivre et
comprendre. Mais si une telle disposition n'est pas naturelle, mais soumise а
la volontй, par exemple quand quelqu'un est disposй par un habitus ou une
passion а ce que telle chose lui paraisse bonne ou mauvaise dans cette
circonstance particuliиre, la volontй ne sera pas mue par la nйcessitй, parce
qu'elle pourra йcarter cette disposition, en sorte que cette chose ne lui
paraisse plus telle, ainsi quand quelqu'un calme sa colиre, il ne juge plus les
choses comme lorsqu'il йtait irritй. Toutefois, on йcarte plus aisйment la
passion que l'habitus. Ainsi donc, du point de vue de l'objet, la
volontй est mue а certaines fins, mais non а toutes, de faзon nйcessaire; mais
du point de vue de l'exercice de l'acte, elle n'est pas mue de faзon
nйcessaire.
Solutions des objections: 1. Cette autoritй
peut se comprendre de deux maniиres: d'abord comme si le prophиte parlait de l'exйcution
de ce qui a йtй choisi en effet, il n'est pas au pouvoir de l'homme de rйaliser
effectivement ce qu'il dйcide mentalement. On peut le comprendre d'une autre
maniиre en considйrant que mкme la volontй intйrieure est mue par un principe
supйrieur, qui est Dieu; et de ce point de vue, l'Apфtre dit qu'il ne revient
pas а l'homme qui veut ou qui court de vouloir ou de courir comme йtant le
premier principe, mais cela revient а Dieu qui donne l'impulsion Rom., 9, 16. 2. Aussi la rйponse а
l'objection 2 est claire. 3. Les animaux sans
raison sont mus par l'impulsion d'un agent supйrieur а un effet dйterminй,
selon le mode d'une forme particuliиre, dont l'appйtit sensitif suit la saisie.
Mais Dieu meut la volontй d'une maniиre immuable en raison de l'efficacitй de
sa puissance motrice, qui ne peut dйfaillir; cependant, en raison de la nature
de la volontй mue, qui se porte indiffйremment а des objets divers, il n'y a
pas nйcessitй mais la libertй demeure. De mкme aussi, la providence agit de
faзon infaillible en tous les кtres, et pourtant les effets venant des causes
contingentes se produisent de faзon contingente, dans la mesure oщ Dieu meut
tous les кtres de la maniиre qui leur est proportionnйe, chacun selon son mode
propre. 4. La volontй apporte
quelque chose quand elle est mue par Dieu: c'est bien elle-mкme qui agit, mais
en йtant mue par Dieu. C'est la raison pour laquelle, bien que son mouvement
vienne de l'extйrieur comme de son premier principe, il n'est cependant pas
violent. 5. La volontй de l'homme
est d'une certaine maniиre en dйsaccord avec celle de Dieu, dans la mesure oщ
elle veut ce que Dieu ne veut pas qu'elle veuille, comme lorsqu'elle veut
pйcher, bien qu'en mкme temps Dieu ne veuille pas que la volontй ne veuille pas
cela, car si Dieu le voulait, cela se ferait. Tout ce que veut le Seigneur, en
effet, il le fait Ps. 134, 6. Et bien qu'а ce point de vue, la volontй de l'homme
soit en dйsaccord avec celle de Dieu pour ce qui est du mouvement de volontй,
elle ne peut jamais cependant кtre en dйsaccord avec elle pour ce qui est de
son issue ou rйsultat, parce que la volontй humaine obtient toujours cet effet
que Dieu accomplisse sa volontй а l'йgard de l'homme. Mais pour ce qui est du
mode de vouloir, il n'est pas nйcessaire que la volontй de l'homme se conforme
а celle de Dieu, parce que Dieu veut chaque chose йternellement et infiniment,
mais non l'homme. Ce qui fait dire а Isaпe 55, 9: "Autant le ciel est
йlevй au-dessus de la terre, autant mes voies sont йlevйes au-dessus de vos
voies." 6. Du fait que le
bien est l'objet de la volontй, on peut tenir que la volontй ne veut rien que
sous la raison de bien. Mais comme des choses multiples et diverses sont
contenues sous la raison de bien, on ne peut tirer de ce fait que la volontй se
meuve nйcessairement vers tel ou tel objet. 7. Le principe actif
ne meut d'une faзon nйcessaire que lorsqu'il dйpasse la puissance de l'йlйment
passif. Or comme la volontй est en puissance au bien universel, aucun bien ne
dйpasse la puissance de la volontй pour la mouvoir comme par nйcessitй, sinon
ce qui est bien sous tous rapports, et c'est le bien parfait seul, qui est la
bйatitude. Ce bien-lа, la volontй ne peut pas ne pas le vouloir, en ce sens qu'elle
voudrait son contraire; elle peut cependant ne pas le vouloir de faзon
actuelle, parce qu'elle peut йcarter la pensйe de la bйatitude, dans la mesure
oщ elle meut l'intelligence а son acte; а ce point de vue-lа, mкme la
bйatitude, elle ne la veut pas de faзon nйcessaire. Ainsi, quelqu'un ne se
chaufferait pas de faзon nйcessaire, s'il pouvait йcarter de lui а volontй la
source de chaleur. 8. La fin est la
raison de vouloir ce qui conduit а la fin; aussi la volontй n'a pas un rapport
similaire а ces deux йlйments. 9. Lorsqu'on ne peut
parvenir а la fin que par une voie unique, alors c'est de la mкme maniиre qu'on
veut la fin et ce qui y conduit. Mais il n'en va pas ainsi dans le cas proposй,
car on peut parvenir а la bйatitude par de multiples voies. Et c'est pourquoi,
bien que l'homme veuille de faзon nйcessaire la bйatitude, il ne veut pourtant
de faзon nйcessaire aucun des moyens qui y conduisent. 10. Les cas de l'intelligence
et de la volontй sont d'une certaine maniиre semblables, et d'une certaine
maniиre diffйrents. Ils sont diffйrents quant а l'exercice de l'acte, car l'intelligence
est mue а agir par la volontй, tandis que la volontй n'est pas mue par une
autre puissance, mais par elle-mкme. Mais du point de vue de l'objet, il y a
similitude dans les deux cas. En effet, de mкme que la volontй est mue de faзon
nйcessaire par un objet qui est bon sous tous rapports, mais non par un objet
qui peut кtre tenu pour un mal sous un certain angle, de mкme aussi l'intelligence
est mue de faзon nйcessaire par le vrai nйcessaire, qui ne peut pas кtre tenu
pour faux, mais non par le vrai contingent, qui peut кtre tenu pour faux. 11. La disposition du
premier moteur demeure dans les choses qui sont mues par lui, dans la mesure oщ
elles sont mues par lui, car c'est ainsi qu'elles reзoivent sa ressemblance.
Cependant, il n'est pas nйcessaire qu'elles reзoivent totalement sa
ressemblance; aussi le premier principe moteur est immobile, mais non les
autres. 12. Du fait mкme que
le vrai est une intention en tant qu'il existe dans l'esprit, il a ce caractиre
d'кtre plus formel que le bien, et plus capable de mouvoir que lui а titre d'objet;
mais le bien est plus capable de mouvoir selon la raison de fin, comme on l'a
dit. 13. On dit que l'amour
transforme l'amant en l'aimй, dans la mesure oщ l'amant est mы par l'amour vers
la chose aimйe elle-mкme, alors que la connaissance assimile en produisant la
similitude de la chose connue dans le sujet connaissant. Le premier de ces deux
mouvements relиve d'un changement opйrй par un agent parce qu'il cherche une
fin, le second relиve d'un changement selon la forme. 14. Assentir ne
dйsigne pas le mouvement de l'intelligence vers la chose, mais plutфt vers la
conception de la chose qu'on a dans l'esprit; l'intelligence y assentit quand
elle juge qu'elle est vraie. 15. Toute cause ne
produit pas son effet nйcessairement, mкme si c'est une cause suffisante, du
fait que la cause peut кtre parfois empкchйe d'obtenir son effet; ainsi les
causes naturelles, qui ne produisent pas nйcessairement leurs effets mais dans
la plupart des cas, parce qu'elles sont empкchйes dans un petit nombre de cas.
Ainsi donc, il n'est pas acquis que la cause qui fait que la volontй veuille
quelque chose opиre nйcessairement, parce que la volontй elle-mкme peut
prйsenter un empкchement, soit en йcartant cette considйration qui l'incite а
vouloir, soit en considйrant l'opposй, c'est-а-dire que ce qui lui est proposй
comme un bien n'est pas un bien sous un certain angle. 16. Dans la
Mйtaphysique IX, 4, le Philosophe montre par ce moyen, non pas qu'aucune
puissance qui peut se porter sur des contraires n'est active, mais qu'une
puissance active qui peut se porter sur des contraintes ne produit pas son
effet de faзon nйcessaire. Car si on le tenait, il en rйsulterait clairement
que deux choses contradictoires existeraient en mкme temps. Et si l'on admet qu'une
puissance active puisse porter sur des contraires, il ne s'ensuit pas que ces
contraires existent simultanйment, parce que, mкme si l'un et l'autre des
contraires sur les quels la puissance peut se porter sont possibles, l'un d'eux
est incompatible avec l'autre. 17. Lorsque la
volontй commence un nouveau choix, sa disposition premiиre est changйe en ce qu'elle
йtait d'abord en puissance а choisir, et qu'ensuite elle choisit en acte. Et ce
changement vient bien d'un certain moteur, dans la mesure oщ la volontй se meut
elle-mкme а agir, et dans la mesure aussi oщ elle est mue par un agent
extйrieur qui est Dieu. Cependant, elle n'est pas mue de faзon nйcessaire,
comme il a йtй dit. 18. Le principe de la
connaissance humaine vient des sens, mais il n'est pas nйcessaire que tout ce
que l'homme connaоt soit soumis aux sens, ou soit connu de maniиre immйdiate
par un effet sensible. Car l'intelligence mкme se connaоt elle-mкme par son
acte, qui n'est pas soumis aux sens; et de faзon similaire, elle connaоt aussi l'acte
intйrieur de la volontй, dans la mesure oщ la volontй est en quelque sorte mue
par un acte d'intelligence, et oщ, d'une autre maniиre, l'acte d'intelligence
est causй par la volontй, comme on l'a dit, de mкme que l'effet est connu par
la cause et la cause par l'effet. Cependant, en considйrant que la puissance
volontaire qui se porte sur des contraires ne puisse кtre connue que par un
effet sensible, l'argument n'est pas encore concluant. De mкme en effet que l'universel,
qui est partout et toujours, est connu par nous grвce aux choses singuliиres
qui sont, elles, ici et maintenant, et que la matiиre premiиre qui est en
puissance а diverses formes, est connue par nous par la succession de formes
qui n'existent pourtant pas simultanйment dans la matiиre, de mкme la puissance
volontaire qui se porte sur des contraires est connue par nous, non certes du
fait que des actes contraires existeraient en mкme temps, mais parce qu'ils se
rem placent successivement les uns les autres en йmanant d'un mкme principe. 19. Cette
proposition: "Il y a un mкme rapport d'acte а acte et de puissance а
puissance" est vraie d'une maniиre et fausse d'une autre. Car si on prend
l'acte qui correspond exactement а la puissance comme son objet universel, la
proposition est vraie: l'ouпe, en effet, est а la vue ce que le ton est а la
couleur. Mais si on considиre ce qui est contenu sous cet objet universel comme
un acte particulier, alors la proposition n'est plus vraie, car la puissance
visuelle est unique, alors que le blanc et le noir ne s'identifient pas. Donc,
bien qu'il existe au mкme moment chez l'homme une puissance volontaire se
portant sur des contraires, ces contraires sur lesquels la volontй se porte n'existent
pourtant pas en mкme temps. 20. Une mкme chose
envisagйe au mкme point de vue ne se meut pas elle-mкme, mais elle peut se
mouvoir elle-mкme sous un autre point de vue. Ainsi en effet, dans la mesure oщ
l'intelligence comprend en acte les principes, elle se rйduit elle-mкme de la
puissance а l'acte en ce qui concerne les conclusions, et la volontй, dans la
mesure oщ elle veut la fin, se rйduit а l'acte en ce qui concerne ce qui
conduit а la fin. 21. Comme les
mouvements de la volontй sont multiformes, ils se ramиnent а un principe
uniforme. Mais ce n'est pas un corps cйleste, mais Dieu, comme on l'a dit, si l'on
entend par principe ce qui meut directement la volontй; mais si nous parlons du
mouvement de la volontй en tant qu'elle est mue а l'occasion par un objet
sensible extйrieur, alors le mouvement de la volontй se ramиne au corps
cйleste. Et pourtant, la volontй n'est pas mue nйcessairement, car il n'est pas
nйcessaire que, dиs que des biens dйlectables lui sont prйsentйs, la volontй
les dйsire. Mais il n'est pas vrai non plus que les effets qui sont causйs
directe ment par les corps cйlestes proviennent d'eux nйcessairement. En effet,
comme le Philosophe le dit dans la Mйtaphysique VI, 3, si tout effet
provenait d'une cause, et si toute cause produisait nйcessairement son effet,
il s'ensuivrait que toutes choses seraient nйcessaires. Mais l'une et l'autre
de ces deux propositions sont fausses, car il y a des causes qui, mкme lorsqu'elles
sont suffisantes, ne produisent pas leurs effets nйcessairement, parce qu'elles
peuvent кtre empкchйes, comme il est clair pour toutes les causes naturelles.
Et il n'est pas vrai derechef que tout ce qui se produit ait une cause
naturelle, car ce qui arrive par accident n'est pas produit par une cause
active naturelle, parce que ce qui est par accident n'est ni кtre ni un. Ainsi
donc, la rencontre d'un empкchement, puisqu'elle se produit par accident, ne se
ramиne pas au corps cйleste comme а sa cause, car le corps cйleste agit а la
maniиre d'un agent naturel. 22. Celui qui fait ce
qu'il ne veut pas n'est pas libre dans son action, mais il peut avoir la
volontй libre. 23. En pйchant, l'homme
a perdu le libre arbitre quant а la libertй vis-а-vis de la faute et de la
misиre, mais non quant а la libertй vis-а-vis de la contrainte. 24. L'habitude
engendre la nйcessitй, non pas de maniиre absolue, mais surtout dans les
actions soudaines car, par la dйlibйration, quelque habituй qu'on soit, on peut
cependant agir contre l'habitude. QUESTION VII:
LE PЙCHЙ VЙNIEL
ARTICLE 1: CONVIENT-IL D'OPPOSER LE PЙCHЙ VЙNIEL AU PЙCHЙ MORTEL?
Lieux parallиles
dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences, D. 42, Question
1, articles 3-4; Somme thйologique Ia-IIae, Question 72, a. 5; Question 88,
a. 1
Objections: Il semble
que non. 1. Saint Augustin dit
en effet dans Contre Fauste (XXII, 27), que "le pйchй est une
parole, une action ou un dйsir contre la loi йternelle". Or tout pйchй
contre la loi йternelle est mortel. Donc tout pйchй est mortel. Donc la
division du pйchй en mortel et vйniel n'est pas juste. 2. En outre, le pйchй
selon sa qualitй mйrite une peine. Or le pardon est contraire а la peine, qu'il
enlиve; donc кtre vйniel rйpugne а la raison de pйchй. Or aucune diffйrence qui
rйpugne au genre ne le divise. Donc le pйchй ne peut кtre convenablement divisй
en mortel et en vйniel. 3. En outre, quiconque
s'attache de faзon dйsordonnйe, se tourne vers un bien pйrissable, mais qui se
tourne vers un bien pйrissable se dйtourne du bien immuable, parce que dans
tout mouvement, celui qui se rapproche d'un terme s'йcarte de l'autre; donc
quiconque pиche s'йcarte du bien immuable, ce qui est pйcher mortellement. Donc
quiconque pиche, pиche mortellement donc en fait de pйchй, l'un n'est pas
mortel et l'autre vйniel. 4. En outre, tout
pйchй consiste en un amour dйsordonnй de la crйature. Or qui conque aime, aime
ou comme utilisateur ou comme jouisseur. Or celui qui aime la crйature pour en
user, ne pиche pas, parce qu'il la rapporte а la fin de la bйatitude, ce qui
est "user", comme le dit saint Augustin dans la Doctrine
Chrйtienne (1, 3). Si par contre il aime la crйature pour jouir d'elle, il
pиche mortellement, parce qu'il place sa fin derniиre dans la crйature. Donc en
aimant la crйature, ou bien il ne pиche pas, ou bien il pиche mortellement, ce
qui nous ramиne а la difficultй prйcйdente. 5. En outre, parmi
les rйalitйs qui se divisent en s'opposant, l'une ne devient jamais l'autre:
car jamais blancheur ne devient noirceur et inversement. Or le pйchй vйniel
devient mortel: car, dit une certaine Glose sur le Psaume (31, 1) ("Heureux
ceux dont les fautes sont remises"): rien n'est а ce point vйniel qu'il
ne puisse devenir mortel, s'il est objet de complaisance. Donc on ne doit pas
distinguer le pйchй vйniel du mortel. 6. En outre, s'il n'y
a pas de complaisance, il n'y a pas de pйchй parce que pas de volontaire; mais
s'il y a complaisance, le pйchй est mortel, comme le montre la Glose citйe,
Donc ou il n'y a pas de pйchй, ou il est mortel. 7. En outre, ce qui
dispose а quelque chose ne s'y oppose pas, parce que l'un des opposйs ne
dispose pas а l'autre. Or le pйchй vйniel dispose au mortel. Donc le pйchй
vйniel ne doit pas se distinguer par opposition au mortel. 8. En outre, saint
Anselme dit dans Pourquoi Dieu s'est fait homme (I, 11) que la volontй de la
crйature raisonnable doit se soumettre а la volontй de Dieu: supprimer cela, c'est
supprimer l'honneur dы а Dieu et le dйshonorer. Or dйshonorer Dieu, c'est
pйcher mortellement; or quiconque pиche, par-lа mкme dйshonore Dieu, parce qu'il
ne soumet pas sa volontй а la volontй divine. Donc quiconque pиche, pиche
mortellement. 9. En outre, l'homme
est tenu par prйcepte d'ordonner а Dieu comme а sa fin tout ce qu'il fait: il
est dit dans la Premiиre Lettre aux Corinthiens (10, 31): "Soit que
vous mangiez, soit que vous buviez, ou que vous fassiez quelque chose d'autre,
faites tout а la gloire de Dieu". Or on ne peut rapporter а Dieu le
pйchй vйniel. Donc quiconque pиche vйniellement agit contre ce prйcepte, donc
pиche mortellement. 10. En outre, saint
Augustin dit dans les Quatre-Vingt-Trois Questions (Question 30): "Tel
est tout le mal et seul mal de l'homme: user de ce dont il doit jouir et jouir
de ce dont il doit user". Or l'une et l'autre de ces attitudes sont pйchйs
mortels, parce que celui qui use de ce dont il faut jouir ne met pas sa fin
derniиre en Dieu, dont seul il faut jouir; et celui qui jouit de ce dont il
faut user met sa fin derniиre dans la crйature, L'une et l'autre de ces deux
faзons de faire constituent un pйchй mortel; donc tout mal de faute est un
pйchй mortel. 11. En outre, puisque
la peine rйpond а la faute, lа oщ la peine est la mкme, il semble que la raison
de faute soit la mкme. Or au pйchй vйniel est due la mкme peine qu'au pйchй
mortel: saint Augustin dit en effet dans un sermon sur le Purgatoire (Sermon
104, n° 3) que flatter une personne haut placйe est un pйchй vйniel, et
pourtant un clerc est dйgradй pour adulation, comme cela se trouve dans le
Dйcret (D. 46, c. 3). La raison de faute est donc la mкme pour le pйchй
mortel et le pйchй vйniel et donc la distinction entre pйchй vйniel et mortel
ne convient pas. 12. Mais on peut dire
que le pйchй vйniel diffиre du mortel par le sujet: car le pйchй vйniel est
situй dans la sensibilitй, mais le mortel dans la raison. - On objecte а cela
que le consentement а l'acte appartient а la raison supйrieure, selon saint
Augustin dans la Trinitй (XII, 17). Or un certain consentement а l'acte
est pйchй vйniel, comme de consentir а une parole vaine. Donc la diffйrence
assignйe ne convient pas. 13. En outre, les
premiers mouvements des pйchйs de l'esprit sont pйchйs vйniels. Or ils ne se
situent pas dans la sensibilitй, mais dans la raison. Donc le pйchй vйniel ne
se situe pas seulement dans la sensibilitй. 14. En outre, ce que
nous avons de commun avec les animaux ne semble pas sujet de pйchй, puisqu'il n'y
a pas de pйchй pour les animaux. Or c'est la sensibilitй que nous avons en
commun avec les animaux. Donc il ne peut y avoir dans la sensibilitй de pйchй,
ni vйniel ni mortel. 15. En outre, la
nйcessitй exclut la raison de pйchй, parce que dans ce qui se fait par
nйcessitй, il n'y a pas de place pour la louange ou le reproche. Or la sensibilitй
est soumise а la nйcessitй, puisqu'elle est liйe а un organe corporel. Donc dans
la sensibilitй, il ne peut y avoir de pйchй. 16. En outre, saint
Anselme dit que seule la volontй est punie. Or la peine est due au pйchй. Donc
le pйchй se situe dans la seule volontй, pas dans la sensibilitй. 17. En outre, si le
pйchй mortel se situe dans la raison supйrieure, ce sera directement ou
indirectement. Or directement et en soi, le pйchй mortel ne peut exister en
elle, parce qu'elle ne peut errer, puisqu'il lui revient selon saint Augustin
de regarder les raisons йternelles dans lesquelles il n'y a pas d'erreur. Or "ceux
qui font le mal se trompent", comme il est dit dans les Proverbes (14,
22). Pas davantage indirectement, du fait que la raison supйrieure ne contraint
pas les puissances infйrieures: cela n'est plus en son pouvoir, puisque par le
pйchй originel elle a perdu le pouvoir de contenir les puissances infйrieures,
comme le dit saint Augustin. Donc il ne peut y avoir de pйchй mortel dans la
raison supйrieure. 18. De mкme on
devrait dire que pйchй mortel et pйchй vйniel diffиrent en ce que, en pйchant
mortellement, on aime la crйature plus que Dieu, mais en pйchant vйniellement
on aime la crйature moins que Dieu. - On objecte а cela qu'а supposer que
quelqu'un estime que la simple fornication n'est pas un pйchй mortel et qu'il
fornique alors qu'il reste dans cette opinion, mais renoncerait а forniquer s'il
savait que cela s'oppose а Dieu, il est йvident que cet homme-lа pиche
mortellement, parce que l'ignorance du droit ne l'excuse pas. Et pourtant, il
aime Dieu plus que la fornication: on aime, en effet, davantage ce pour quoi on
rejette l'alternative opposйe. Donc ce n'est pas tout homme qui pиche
mortellement qui aime la crйature plus que Dieu. 19. En outre, le plus
et le moins ne diversifient pas les espиces. Or pйchй mortel et vйniel se
distinguent spйcifiquement. Donc ils ne se diffйrencient pas du fait qu'on aime
la crйature plus ou moins que Dieu. 20. En outre, lа oщ l'on
trouve le plus et le moins, on trouve aussi ce qui est йgal: parce que, une
fois que l'on a enlevй le surplus du plus grand, reste l'йgal. Or il arrive qu'on
aime la crйature plus que Dieu, et aussi moins que Dieu, donc il arrive aussi
qu'on aime а йgalitй Dieu et la crйature. Il y aura donc un pйchй intermйdiaire
entre le mortel et le vйniel et dans ces conditions cette division est
insuffisante. 21. De mкme, on
devrait dire que pйchй mortel et vйniel se distinguent quant а leur effet, en
ce que le pйchй mortel prive de la grвce, et non le vйniel. - On objecte а cela
que la grвce ne peut aller sans la vertu: mais le pйchй vйniel enlиve la vertu
qui consiste dans l'ordre de l'amour, selon saint Augustin dans les Moeurs
de l'Йglise (I, 15, 25); or le pйchй vйniel enlиve l'ordre de l'amour,
sinon il ne serait pas pйchй. Donc le pйchй vйniel aussi enlиve la grвce. 22. En outre, il
appartient а la grвce d'ordonner l'homme а Dieu comme а sa fin. Or le pйchй
vйniel nous empкche de nous ordonner а Dieu comme а notre fin. Donc le pйchй
vйniel enlиve la grвce. 23. En outre, celui
qui offense Dieu ne possиde pas sa grвce. Or Dieu est offensй par quelqu'un en
raison du pйchй vйniel, puisqu'il le punit. Donc le pйchй vйniel enlиve la
grвce. 24. De mкme, on
pourrait dire que le pйchй vйniel diffиre du mortel quant а la peine due: le
pйchй mortel, en effet, rend dйbiteur d'une peine йternelle, le pйchй vйniel au
contraire d'une peine temporelle. - On objecte а cela que saint Augustin dit
dans Sur saint Jean (tr. 89, n° 1) que l'incroyance est un pйchй а cause
de qui, s'il est maintenu, tout le reste est maintenu; et il est ainsi йvident
que les pйchйs vйniels ne sont pas remis а l'homme infidиle. Or tant que la faute
demeure, la pйnalitй n'est pas enlevйe. Donc les pйchйs vйniels des infidиles
sont punis d'une peine йternelle. Par consйquent le pйchй vйniel ne diffиre pas
du mortel en tant qu'il lui est opposй. Cependant: 1) Il y a ce que dit
saint Jean: "Si nous disons que nous n'avons pas de pйchй, nous nous
trompons nous-mкmes" (l Jn., 1, 8). Or on ne peut entendre cette
affirmation du pйchй mortel, comme le dit saint Augustin, parce qu'il n'existe
pas chez les saints. Il existe donc un pйchй vйniel qui peut s'opposer au pйchй
mortel. 2) En outre, saint
Augustin dit dans Sur saint Jean (41, 9) que le crime est ce qui mйrite la
damnation. Or ce qui ne mйrite pas la damnation est vйniel. Donc il convient d'opposer
pйchй vйniel et pйchй mortel. Rйponse: Vйniel vient de "venia" qui
signifie pardon. Or c'est d'une triple maniиre que le pйchй vйniel a rapport au
pardon; selon la premiиre, saint Ambroise dit que le pйchй mortel devient
vйniel par la confession, aussi certains le nomment vйniel par l'issue. Il est
йvident que le pйchй vйniel en ce sens-lа ne s'oppose pas au mortel. Secondement, est appelй vйniel un pйchй
qui porte en lui-mкme une certaine cause de pardon, non qu'il ne soit pas puni,
mais du fait qu'il est moins puni: et de cette maniиre on appelle vйniel un
pйchй qui vient de la faiblesse ou de l'ignorance, parce que la faiblesse
excuse le pйchй en tout ou en partie. Aussi certains le qualifient-ils de
vйniel en sa cause. Pourtant le pйchй vйniel en ce sens-lа ne s'oppose pas non
plus au mortel parce qu'il arrive que quelqu'un pиche mortellement par
ignorance ou faiblesse, comme on en a traitй dans des questions exposйes plus
haut. Le pйchй est dit vйniel d'une troisiиme
maniиre parce que, de lui-mкme, il n'exclut pas le pardon, c'est-а-dire le
terme de la peine; et de cette faзon-lа, le pйchй vйniel se distingue par
opposition au mortel, qui quant а lui, mйrite une peine йternelle et ainsi
exclut le pardon, c'est-а-dire le terme de la peine. Aussi certains le
qualifient-ils de vйniel par son genre. Pour rechercher la diffйrence qui sйpare
le pйchй vйniel du mortel, il faut observer qu'ils diffиrent certes par la
culpabilitй: le pйchй mortel, en effet, mйrite une peine йternelle, le pйchй
vйniel par contre une peine temporelle. Mais cette diffйrence rйsulte de la
raison de pйchй mortel et de pйchй vйniel, elle ne la constitue pas en
elle-mкme: un pйchй n'est pas tel, en effet, du fait que telle peine lui est
due, mais c'est plutфt l'inverse: c'est parce qu'un pйchй est tel que telle
peine lui est due. Ils se distinguent йgalement quant а l'effet,
car le pйchй mortel prive de la grвce, non le pйchй vйniel. Mais ce n'est pas
lа non plus la diffйrence que nous recherchons, parce qu'elle rйsulte de la
raison du pйchй: c'est parce qu'un pйchй est tel qu'il possиde tel effet, et
non pas l'inverse. Quant а la diffйrence qui se situe du cфtй
du sujet, elle constituerait une raison diffйrente de pйchй, si le pйchй vйniel
se situait toujours dans la sensibilitй et le pйchй mortel toujours dans la
raison. C'est en effet selon le sujet que la vertu intellectuelle se distingue
de la vertu morale, selon le Philosophe dans l'Йthique 1, 20), parce que
la vertu morale se situe dans la partie rationnelle par participation, а savoir
dans l'appйtit, alors que la vertu intellectuelle est dans la raison mкme. Mais
cela n'est pas vrai, parce que le pйchй vйniel peut se situer aussi dans la
raison, comme on l'a montrй а l'objection 13; aussi selon cette diffйrence non
plus, on ne peut pas tirer diverses dйfinitions pour l'un et l'autre pйchй. Pour la quatriиme diffйrence, qui se prend
de la maniиre d'aimer, elle constitue bien une diffйrence de pйchй, mais
seulement quant а l'acte de volontй qui se situe du cфtй de l'agent. Or le
pйchй vйniel consiste non seulement en un acte intйrieur de la volontй, mais
aussi en un acte extйrieur. Car il existe certains actes extйrieurs qui selon
leur genre sont des pйchйs vйniels, comme de profйrer une parole vaine ou un
mensonge par plaisanterie et autres actes du mкme genre, et il existe d'autre
part certains actes qui sont gйnйriquement des pйchйs mortels, comme l'homicide,
l'adultиre, le blasphиme et autres actes semblables. Or la diversitй qui se situe du cфtй de l'acte
de volontй ne diversifie pas les genres des actes extйrieurs: car un acte qui
est bon de par son genre peut кtre posй par une volontй mauvaise, par exemple
si quelqu'un donne l'aumфne par vaine gloire. Semblablement, ce qui est vйniel
de par son genre peut devenir mortel en raison de la volontй de celui qui agit,
par exemple si quelqu'un dit une parole vaine par mйpris de Dieu. Mais les
actes extйrieurs diffиrent de genre par leur objet. Aussi dit-on communйment qu'un
acte bon par son genre est celui qui porte sur la matiиre qui convient, et qu'un
acte mauvais par son genre est celui qui porte sur une matiиre qui ne convient
pas. Il faut donc dire un mal vйniel par son
genre parce qu'il porte sur une matiиre qui ne convient pas, et semblablement
un mal mortel par son genre. Pour prйciser cela, il faut observer que
le pйchй consiste en un certain dйsordre de l'вme, comme la maladie consiste en
un dйsordre du corps. Aussi le pйchй est-il comme une sorte de maladie de l'вme,
et le pardon est au pйchй ce que la guйrison est а la maladie. Ainsi, de mкme qu'il existe certaines
maladies guйrissables et d'autres incurables, qu'on dit mortelles, de mкme il
existe des pйchйs qui sont comme guйrissables, qu'on dit vйniels, et d'autres
qui sont de soi incurables, bien que Dieu puisse les guйrir, et qu'on dit
mortels. Or une maladie est dite incurable et
mortelle lorsqu'elle enlиve un principe de vie: car si celui-ci est enlevй, il
ne demeure rien pour le restaurer, et c'est pour quoi une telle maladie ne peut
кtre guйrie et amиne la mort. Il existe d'autre part une autre maladie qui n'enlиve
aucun des principes de vie, mais quelqu'un des йlйments qui en dйcoulent et qui
peuvent кtre rйparйs par ces principes de vie par exemple la fiиvre tierce, qui
consiste dans un excиs de bile que la force naturelle peut surmonter. Or, selon le Philosophe dans l'Йthique
(VI, 4), dans les opйrations, c'est la fin qui est principe; aussi le principe
de la vie spirituelle, qui consiste dans la rectitude de l'action, est la fin
des actions humaines. C'est la charitй envers Dieu et le prochain, "car la
fin du prйcepte est la charitй", comme il est dit dans la Premiиre Йpоtre
а Timothйe (1, 5). Par la charitй, en effet, l'вme est unie а Dieu, qui est la
vie de l'вme, comme l'вme est la vie du corps. Et c'est pourquoi si la charitй
est exclue, le pйchй est mortel: il ne demeure, en effet, aucun principe de vie
pour rйparer cette perte, mais elle peut l'кtre par le Saint Esprit, parce que
comme il est dit dans l'Йpоtre aux Romains (5, 5): "la Charitй de Dieu a
йtй rйpandue dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a йtй donnй Si par contre le dйfaut de rectitude n'est
pas tel qu'il exclue la charitй, le pйchй sera vйniel, parce que grвce а la
charitй qui demeure, comme par un principe de vie, toutes les dйfaillances
peuvent кtre rйparйes: "Car la charitй couvre tous les pйchйs",
comme il est dit dans les Proverbes (10, 12). Or qu'un pйchй exclue ou n'exclue pas la
charitй, cela peut se produire de deux maniиres: d'une premiиre maniиre par
rapport au pйcheur, d'une autre maniиre par rapport au genre mкme de l'acte. Par rapport au pйcheur, cela arrive d'une
double faзon: d'abord parce que l'acte du pйchй est le fait d'une puissance
qui, n'ordonnant pas а la fin, n'a pas non plus а en dйtourner. Aussi, un
mouvement de sensualitй ne peut кtre un pйchй mortel, mais est seulement vйniel:
car ordonner quelque chose а la fin revient а la seule raison. D'une autre
maniиre, du fait que la puissance qui peut ordonner а la fin ou en dйtourner,
peut ordonner au contraire de la fin mкme un acte qui de soi n'est pas
contraire а la fin. Par exemple si un homme profиre une parole oiseuse par
mйpris de Dieu, ce qui est contraire а la charitй, ce sera un pйchй mortel,
mais non en raison du genre de l'acte, mais de la volontй perverse de celui qui
le fait. D'une autre faзon, il arrive qu'un pйchй s'oppose
ou non а la charitй par le genre mкme de l'acte, qui se prend du cфtй de l'objet
ou de la matiиre, contraire ou non а la charitй. De mкme qu'il y a une certaine
nourriture de soi contraire а la vie, comme le poison, et aussi une nourriture
non contraire а la vie, bien qu'elle apporte une gкne а la bonne disposition
vitale, comme le fait un aliment grossier et peu digestible, ou mкme s'il est
vraiment digestible, parce qu'il n'est pas pris selon la bonne mesure; ainsi
йgalement dans les actes humains, on trouve quelque chose qui est de soi
contraire а la charitй envers Dieu et le prochain: ce qui enlиve la soumission
et la rйvйrence de l'homme а Dieu, comme le blasphиme, l'idolвtrie, etc.; et
aussi ce qui supprime le lien de la sociйtй humaine, comme le vol, l'homicide,
etc.; car les hommes ne peuvent plus vivre ensemble, lа oщ ces actions sont
perpйtrйes partout et indiffйremment. Et ces actions sont des pйchйs mortels
par leur genre, quelle que soit l'intention ou la volontй avec laquelle ils
sont commis. Mais il existe certains actes qui, bien que contenant un certain
dйsordre, n'excluent pas cependant directement l'une et l'autre des conditions
mentionnйes plus haut: comme lorsqu'un homme prof un mensonge qui n'est pas
contraire а la foi, ni pour nuire au prochain, mais pour faire plaisir ou mкme
venir en aide, ou si quelqu'un commet quelque excиs de nourriture ou de
boisson, etc. De tels actes sont donc des pйchйs vйniels par leur genre. Solutions des objections: 1. Il existe deux
sortes de divisions: l'une qui divise un genre univoque en ses espиces, qui
participent йgalement au genre, comme animal se divise en boeuf et cheval; l'autre,
c'est la division d'une notion analogique commune dans les rйalitйs dont elle
est dite selon un ordre d'antйrioritй et de postйrioritй, comme l'кtre se
divise en substance et accident, et en puissance et acte; et dans de telles
rйalitйs, la raison commune est parfaitement conservйe dans l'un des sens,
alors que dans les autres, elle ne se trouve que sous un certain rapport et
postйrieurement. Telle est la division du pйchй en vйniel
et mortel. Il en rйsulte que la dйfinition susdite du pйchй convient
parfaitement au pйchй mortel, mais de faзon imparfaite et sous un certain
rapport au pйchй vйniel. Aussi dit-on communйment que le pйchй vйniel n'est pas
contre la loi mais en dehors de la loi, parce que s'il s'йcarte bien en quelque
chose de l'ordre de la loi, il ne la corrompt cependant pas, parce qu'il ne
corrompt pas la dilection qui est la plйnitude de la loi, comme il st dit dans
l'Йpоtre aux Romains (13, 10). 2. Vйniel est une
diffйrence qui diminue la raison de pйchй, et une telle diffйrence se trouve en
tout ce qui participe а une rйalitй commune de faзon imparfaite et sous un
certain rapport. 3. La fin a raison de
terme, mais non ce qui est ordonnй а la fin. Or le pйchй vйniel ne se tourne
pas vers le bien pйrissable comme vers sa fin; et c'est pour quoi il ne se
tourne pas vers lui comme un terme autre que Dieu, en sorte qu'il soit
nйcessaire pour cela de se dйtourner de Dieu. 4. Celui qui pиche
vйniellement ne jouit pas de la crйature, mais s'en sert: il la rapporte а Dieu
habituellement, bien que non actuellement. En agissant ainsi, il ne fait rien
contre ce qui est prescrit, parce qu'il n'est pas tenu de toujours se rapporter
а Dieu actuellement. 5. Ce qui est vйniel
en tant que tel ne de jamais mortel, pas plus que la blancheur ne devient
noirceur; mais un acte qui est vйniel par son genre peut devenir mortel de par
la volontй de celui qui met sa fin dans la crйature; cela parce que mкme ce qui
est froid de sa nature peut devenir chaud, comme l'eau. 6. Le pйchй vйniel
devient mortel lorsqu'on s'y complaоt, pas n'importe comment, mais comme dans
sa fin. 7. Il arrive que deux
rйalitйs se distinguent parce qu'elles s'opposent quant а leur essence, comme
le blanc et le noir, le chaud et le froid: et l'un d'eux ne dispose pas а l'autre.
Mais parfois d'autres rйalitйs se distinguent l'une de l'autre parce qu'elles s'opposent
selon la raison de parfait et d'imparfait, et l'une est ordonnйe а l'autre,
comme l'accident а la substance et la puissance а l'acte: et c'est de cette
faзon aussi que le pйchй vйniel se distingue du mortel et y dispose. 8. La volontй de la
crйature rationnelle a l'obligation de se soumettre а Dieu, or cela se produit
en suivant les prйceptes affirmatifs et nйgatifs: parmi eux, les prйceptes
nйgatifs obligent toujours et en toute circonstance, alors que les prйceptes
affirmatifs obligent toujours, mais pas en chaque circonstance. Donc lorsque
quelqu'un pиche vйniellement, il ne rend pas alors certes l'honneur dы а Dieu
en observant actuellement le prйcepte affirmatif, mais ce n'est pas lа pйcher
mortellement comme le fait celui qui dйshonore Dieu en transgressant un prйcepte
nйgatif, ou en n'accomplissant pas un prйcepte affirmatif dans le temps oщ il
oblige. 9. Comme ce prйcepte
de l'Apфtre est affirmatif, il n'oblige pas а une observation actuelle
continuelle; mais il est toujours observй de maniиre habituelle, aussi
longtemps que l'homme a Dieu pour fin derniиre habituelle, ce que n'exclut pas
le pйchй vйniel. 10. Saint Augustin
parle ici du mal absolu de la faute, qui est pйchй mortel. 11. Flatter dans le
seul but de plaire est par son genre un pйchй vйniel, puisque c'est une forme
de vanitй, mais flatter pour tromper est un pйchй mortel conformйment au
passage d'Isaпe: "O mon peuple, ceux qui te disent heureux te
trompent" (3, 12). Et c'est de cette adulation-lа que parle le Canon;
aussi y lit-on que le clerc qui se livre aux adulations et aux trahisons doit
кtre dйgradй. 12. Cette diffйrence
prise du cфtй du sujet ne constitue pas le pйchй mortel ou vйniel, mais l'accompagne,
et donc rien n'empкche que le pйchй vйniel se situe dans la raison supйrieure. 13. Et il faut
rйpondre de mкme а l'objection 13. 14. La sensibilitй
chez les animaux ne participe pas de quelque maniиre а la raison comme chez
nous, ainsi que le dit l'Йthique. Et selon cette participation, elle
peut кtre sujet de pйchй. 15. L'organe corporel
lui-mкme obйit en quelque maniиre а la raison; et de ce point de vue, le pйchй
peut exister dans son acte, et il en va de mкme dans l'acte de sensualitй. 16. Dans la seule
volontй gоt le pйchй comme dans son premier moteur; mais il est dans les autres
puissances en tant qu'elles sont commandйes et mues. 17. Le pйchй mortel
peut exister dans la raison supйrieure et directement et indirectement. Car
bien qu'elle ne se trompe pas quand elle regarde les raisons йternelles, elle
peut cependant se tromper dans la mesure oщ elle peut en кtre dйtournйe. Il faut
dire aussi de faзon semblable que la consйquence du pйchй originel n'est pas
que les puissances infйrieures n'obйissent pas du tout а la raison, mais qu'elles
ne lui obйissent pas totalement, comme dans l'йtat d'innocence. 18. Cette diffйrence
se justifie en tant qu'on prend du cфtй de la volontй la diffйrence entre pйchй
mortel et vйniel; mais il existe des actes mortels par leur genre qui, quelle
que soit la volontй de celui qui les accomplit, sont toujours des pйchйs
mortels; et c'est de ceux-lа que procиde l'objection. Or en eux c'est l'action
mкme qui par son genre s'oppose а la dilection envers Dieu; ainsi si un homme
blesse son prochain, dans son action mкme il agit contre la charitй. 19. Le plus et le
moins, lorsqu'il font suite а des raisons diverses, diversifient l'espиce, et
tel est bien le cas. Car aimer quelque chose comme une fin et l'aimer comme ce
qui conduit а la fin ne constituent pas la mкme raison d'aimer. 20. Il peut bien
arriver chez celui qui n'a pas la charitй qu'il aime une crйature plus que
Dieu, et une autre autant que Dieu, et une autre moins que Dieu; mais il n'arrive
pas que quelqu'un aime une crйature autant que Dieu, sans en aimer aucune plus
que Dieu, parce qu'il est nйcessaire que l'homme йtablisse en une rйalitй
unique la fin derniиre de sa volontй. 21. Cette diffйrence
est une consйquence et n'est pas constitutive du pйchй mortel ou vйniel. Celui
qui pиche vйniellement manque bien а l'ordre de l'amour dans un certain acte
qui a trait а ce qui est ordonnй а la fin, mais non absolument parlant quant а
la fin elle-mкme, et c'est la raison pour laquelle il n'enlиve ni la vertu ni
la grвce. 22. Autre chose est
de n'кtre pas ordonnй а Dieu, ce qui convient au pйchй vйniel, et autre chose d'exclure
l'ordination а Dieu, ce qui convient au pйchй mortel. 23. Dieu punit celui
qui pиche vйniellement, non en le haпssant, mais comme un fils qu'il aime en le
purifiant et en l'йmondant. 24. Les pйchйs
vйniels de ceux qui meurent dans l'incroyance ou dans quelque pйchй mortel sont
punis йternellement, non pas en raison d'eux-mкmes, puisqu'ils ne privent pas
de la grвce, mais en raison du pйchй connexe qui prive de la grвce.
ARTICLE 2: LE PЙCHЙ
VЙNIEL DIMINUE-T-IL LA CHARITЙ?
Parall.
: Ila-IIae, Q. 24, a. 10; I Sent., D. 17, Q. 2, a. 5.
Objections: Il semble que oui. 1. Saint Augustin dit
en effet dans les Confessions (X, 29) : "Il t’aime moins, celui qui
avec toi aime autre chose qu’il n’aime pas а cause de toi." Or celui qui
pиche vйniellement aime quelque chose avec Dieu, qu’il n’aime pas pour Dieu
autrement il ne pйcherait pas en l’aimant. Donc celui qui pиche vйniellement
aime moins Dieu. 2. De plus, il est de
la nature des contraires d’avoir lieu dans une mкme rйalitй. Or, l’augmentation
et la diminution sont des contraires. Or la charitй augmente, selon ce qui est
dit dans la Lettre aux Philippiens (1, 9): "Je prie pour que votre
charitй croisse de plus en plus"; donc elle diminue aussi. Or elle ne
diminue pas par le pйchй mortel, elle est plutфt totalement supprimйe : donc
elle diminue par le pйchй vйniel. 3. Mais on peut dire
que la charitй diminue par le pйchй vйniel en ce qui concerne son acquisition,
parce que le pйchй vйniel fait qu’on reзoit moins de charitй ; mais aprиs son
infusion, le pйchй vйniel ne peut alors la diminuer. - On objecte а cela que,
selon le Philosophe dans l’Йthique (II, 1), ce sont les mкmes йlйments
qui engendrent la vertu, la corrompent et la diminuent. Si donc le pйchй vйniel
fait qu’une charitй moins grande soit engendrйe lors de son infusion, il fera
aussi que la charitй possйdйe diminue. 4. De plus, tout ce
qui diminue la diffйrence constitutive d’une espиce diminue son essence. Or le
fait d’кtre difficilement mobile est une diffйrence constitutive de l’habitus,
diffйrence que diminue le pйchй vйniel, parce que par lui l’homme devient plus
enclin а tomber dans le pйchй mortel qui lui fait perdre la charitй. Donc le
pйchй vйniel diminue l’habitus de charitй. 5. De plus, tout
amour est ou cupiditй ou charitй comme on l’apprend de saint Augustin dans la
Trinitй (IX, 8). Or celui qui pиche vйniellement aime la crйature, non d’un
amour de charitй, parce que "la charitй n’agit pas de faзon
dйfectueuse" (I Cor., 13, 5), donc d’un amour de cupiditй. Or
l’augmentation de la cupiditй paraоt кtre la diminution de la charitй, parce
que, comme le dit saint Augustin dans les Quatre-Vingt-Trois Questions
(Q. 36, n° 1), ce qui nourrit la charitй diminue la cupiditй. Il semble donc
que le pйchй vйniel diminue la charitй. 6. De plus, saint
Augustin dit dans son Commentaire littйral sur la Genиse (VIII, 12, n°
26) que la charitй et la grвce sont а l’вme ce qu’est la lumiиre par rapport а
l’air. Or la lumiиre de l’air diminue si un obstacle lui est opposй, comme
lorsqu’elle devient plus dense par la vapeur. Donc la charitй et la grвce
diminuent aussi par le pйchй vйniel, qui est comme un obstacle а la charitй et
un obscurcissement de l’вme. 7. De plus, tout ce
qui se corrompt peu а peu peut diminuer. Or la charitй se corrompt peu а peu ;
donc elle peut diminuer. La mineure se prouve d’une double faзon : d’abord
parce que tout ce qui se corrompt est sujet de corruption; or la charitй se
corrompt, donc elle est sujet de corruption ; donc en elle, un йlйment est
corrompu et un autre demeure, et de la sorte, elle se corrompt successivement.
Deuxiиmement, on la prouve ainsi : la charitй ne se corrompt pas quand elle
existe, ni de mкme quand elle n’existe absolument plus, parce qu’elle est dйjа
corrompue. Donc elle se corrompt quand en partie elle existe et en partie elle
n'existe pas. Donc elle se corrompt peu а peu. Elle peut donc diminuer or ce n'est
pas par le pйchй mortel, donc c'est par le pйchй vйniel. 8. En outre, de mкme
que dans le pйchй mortel il existe un dйsordre absolu, de mкme dans le pйchй
vйniel, il existe un dйsordre relatif. Or le dйsordre absolu, qui est celui du
pйchй mortel, enlиve de faзon absolue l'ordre de la charitй. Donc le dйsordre
relatif enlиve l'ordre de la charitй de faзon relative; donc il la diminue. 9. En outre, de
nombreux actes de pйchй vйniel engendrent un habitus. Or l'acte du pйchй vйniel
empкche l'acte de charitй. Donc l'habitus du pйchй vйniel gкne lui aussi l'habitus
de charitй; donc il le diminue. 10. En outre, toute
offense diminue la dilection. Or le pйchй vйniel est une certaine offense,
puisqu'il a raison de faute. Donc le pйchй vйniel diminue la dilection de la
charitй. 11. En outre, saint
Bernard dit dans un Sermon sur la Purification (2, 3) que ne pas avancer dans
la voie de Dieu, c'est reculer. Or celui qui pиche vйniellement n'avance pas dans
la voie de Dieu, donc il recule. Ceci ne se produirait pas si le pйchй vйniel
ne diminuait pas la charitй. 12. En outre, toute
puissance est plus forte quand elle est unie que quand elle se multiplie; un
amour unifiй sera donc lui aussi plus fort qu'un amour dispersй sur plusieurs
objets. C'est la raison pour laquelle le Philosophe dit dans l'Йthique
(VIII, 6) qu'il est impossible d'aimer plusieurs objets intensйment. Or celui
qui pиche vйniellement disperse son amour sur d'autres objets que Dieu. Donc la
vertu de charitй diminue en lui. 13. En outre, il est
dit dans les Proverbes (24, 16): "Sept fois le jour, le juste tombe et se
relиve", ce que la Glose explique de la chute qui vient du pйchй vйniel.
Or par le pйchй vйniel, l'homme ne dйchoit pas de la charitй. Donc il dйchoit
du degrй parfait de la charitй; donc le pйchй vйniel diminue la charitй. 14. En outre, l'homme
mйrite par la charitй la gloire de la vie йternelle. Or par le pйchй vйniel l'homme
est retardй dans l'obtention de la vie йternelle. Donc le pйchй vйniel diminue
la charitй. 15. En outre, ce qui
constitue un empкchement pour la vie corporelle ou la santй les diminue. Or le
pйchй vйniel constitue un certain empкchement а la vie spirituelle qui existe
par la charitй, comme on l'a dit. Donc la charitй diminue par le pйchй vйniel. 16. En outre, l'opйration
suit la forme; donc ce qui empкche l'acte diminue la forme. Or le pйchй vйniel
empкche l'acte de charitй. Donc il diminue la charitй elle-mкme. 17. En outre, la
ferveur est un accident propre de la charitй; aussi lit-on dans l'Йpоtre aux
Romains (12, 11): "fervents par l'Esprit". Mais on dit communйment
que le pйchй vйniel diminue la ferveur de la charitй. Donc il diminue la
charitй. Cependant: 1) Ce qui est
infiniment distant d'une rйalitй, s'il y est ajoutй ou soustrait, ne la diminue
ni ne l'augmente, comme cela est йvident du point et de la ligne. Or le pйchй
vйniel est а une distance infinie de la charitй, parce que la charitй aime Dieu
comme le bien infini, alors que le pйchй vйniel aime la crйature comme un bien
fini. 2) En outre, si la
charitй diminue, la rйcompense de la vie йternelle diminue puisqu'elle se
mesure au degrй de charitй. Or le pйchй vйniel ne diminue pas la rйcompense de
la vie йternelle, autrement sa peine serait йternelle, c'est-а-dire une
diminution йternelle de la gloire. Donc le pйchй vйniel ne diminue pas la
charitй. 3) En outre, tout ce
qui est fini, soumis а une diminution continuelle, disparaоt totalement. Or la
charitй est un habitus fini dans l'вme. Donc si le pйchй vйniel diminue la
charitй, sa multiplication l'enlиverait totalement, ce qui n'est pas
convenable. Rйponse: Comme augmentation et diminution se disent
de la quantitй, pour voir clair en cette question, il importe de considйrer ce
que c'est que cette quantitй de charitй. Or puisque la charitй est une forme et
qu'elle est un habitus ou une vertu, il faut considйrer sa quantitй de deux
faзons: d'abord selon qu'elle est une forme, et d'autre part selon qu'elle est
telle forme, а savoir un habitus, ou une vertu. Or la quantitй d'une forme est ou
accidentelle ou essentielle; accidentelle, par exemple elle est dite de telle
grandeur en raison du sujet, comme la blancheur en raison de la surface. Or
cette espиce de quantitй n'a pas lieu d'intervenir dans cette question parce
que l'вme, qui est le sujet de la charitй, n'est pas quantifiable. D'autre part, la quantitй essentielle d'une
forme s'entend d'une double maniиre: d'abord du cфtй de la cause efficiente,
car plus sera forte la puissance active, plus la forme qu'elle induira sera
parfaite, en rйduisant plus parfaitement le sujet de la puissance а l'acte,
comme une chaleur йlevйe chauffe davantage qu'une chaleur faible. Ensuite du
cфtй du sujet, qui reзoit la forme sous l'action de l'agent d'autant plus
parfaitement qu'il est mieux disposй, comme le bois sec s'йchauffe plus que le
bois vert, et l'air plus que l'eau, sous l'action du mкme feu. La quantitй d'une forme s'envisage d'une
troisiиme maniиre du cфtй de l'objet, en tant qu'elle est vertu ou habitus. Car
on qualifie de grande la vertu qui peut atteindre une grande chose. Ainsi tout
habitus tient de son objet et son espиce et sa quantitй. Si donc nous
considйrons la quantitй de la charitй du cфtй de l'objet, alors elle ne peut d'aucune
maniиre, ni croоtre ni diminuer: car les choses qui tiennent leur espиce de
quelque rйalitй indivisible ne croissent ni ne dйcroissent. Et c'est la raison
pour laquelle chaque espиce de nombre ne connaоt ni extension ni rйduction: c'est
par l'unitй qu'elle est achevйe; l'adjonction d'une unitй, en effet, constitue
toujours une espиce. Or l'objet de la charitй a une raison indivisible et
constitue un terme: car l'objet de la charitй, c'est Dieu, en tant que bien
souverain et fin derniиre. Mais du cфtй de la cause qui agit et du
cфtй du sujet, la charitй peut кtre plus grande ou plus faible. Du cфtй de l'agent,
non pas en raison de sa puissance plus ou moins grande, mais conformйment а sa
sagesse et а sa volontй, selon les quelles il distribue aux hommes diffйrentes
mesures de grвce ou de charitй, conformйment а l'Йpоtre aux Йphйsiens: "A
chacun de nous est donnйe la grвce selon la mesure du don du Christ" (4,
7). D'autre part aussi du cфtй du sujet, en tant que l'homme se dispose plus ou
moins а la grвce et а la charitй par les bonnes oeuvres. Il faut savoir
cependant que les bonnes oeuvres de l'homme ont un rapport diffйrent а la
quantitй de charitй, au point de vue de la charitй а acquйrir et а celui de la
charitй dйjа acquise: car avant d'avoir la charitй, les oeuvres de l'homme se
comparent а elle et а sa quantitй, non par mode de mйrite, vu que la charitй
est le principe du mйrite, mais seulement par mode de disposition matйrielle:
par contre, lorsque la charitй est possйdйe, elle mйrite elle-mкme d'augmenter
par ses oeuvres, afin qu'accrue, elle mйrite aussi sa perfection, comme le dit
saint Augustin. Or le pйchй vйniel ne peut кtre la cause
de la diminution de la charitй qu'on possиde, ni du cфtй de sa cause
efficiente, а savoir Dieu, ni du cфtй de la cause qui la reзoit, а savoir l'homme. Du cфtй de l'agent, il ne peut y avoir de
cause de diminution: le pйchй vйniel ne peut pas mйriter une diminution de
charitй а la maniиre dont un acte fait par charitй mйrite son augmentation, car
un homme mйrite ce vers quoi se porte sa volontй. Or celui qui pиche
vйniellement ne se tourne pas vers la crйature au point de se dйtourner de Dieu
de quelque faзon, car il ne se tourne pas vers la crйature comme vers sa fin,
mais comme vers ce qui conduit а la fin: or chez celui qui se comporte d'une
maniиre dйsordonnйe dans ce qui conduit а la fin, n'est pas diminuй pour autant
son amour pour la fin, ainsi celui qui se comporte d'une faзon dйsordonnйe en
prenant un remиde, n'en dйsire pas moins la santй. Il est par-lа йvident que le
pйchй vйniel ne mйrite pas la diminution de la charitй dйjа possйdйe. Il faut dire pareillement qu'il ne peut
pas non plus la diminuer du cфtй du sujet. Cela ressort de deux considйrations:
d'abord parce que le pйchй vйniel n'est pas dans l'вme comme y est la charitй;
car la charitй se trouve dans l'вme en sa partie supйrieure, en tant qu'elle
est ordonnйe vers un terme comme bien suprкme et fin derniиre, tandis que le
pйchй vйniel comporte un certain dйsordre, qui n'atteint cependant pas l'ordre
а la fin derniиre. Aussi mкme s'il lui йtait opposй, il ne diminuerait pas la
charitй, comme la noirceur du pied ne diminue pas la blancheur de la tкte.
Secondement, parce que dans un sujet la forme diminue par un certain mйlange du
contraire, comme le dit le Philosophe dans les Topiques (III, 5): "est
plus blanc ce qui est moins mйlangй de noir". Or le pйchй vйniel n'est pas
opposй а la charitй, parce qu'ils ne regardent pas le mкme objet selon la
raison formelle: le pйchй vйniel, en effet, n'est pas un dйsordre qui porte sur
la fin derniиre, laquelle est l'objet de la charitй. Et c'est la raison pour laquelle le pйchй
vйniel ne peut en aucune maniиre diminuer la charitй qu'on possиde. Le pйchй
vйniel peut cependant кtre la cause qu'au dйbut soit infusйe une charitй plus
faible, dans la mesure oщ il gкne l'acte du libre arbitre par lequel l'homme se
dispose а recevoir la grвce. Et de cette maniиre aussi, il peut empкcher de
grandir la charitй qu'on possиde, en empкchant l'acte mйritoire par lequel on
mйrite l'augmentation de la charitй. Solutions des objections: 1. Celui qui pиche
vйniellement aime quelque chose avec Dieu, et il l'aime cependant
habituellement а cause de Dieu, mкme si ce n'est pas actuellement. 2. La charitй peut
avoir une cause mйritoire d'augmentation du cфtй de l'homme, et une cause
efficiente du cфtй de la bontй divine, dont le propre est de toujours
promouvoir le bien: mais elle ne peut pas possйder de cause de diminution, ni
une cause mйritoire du cфtй de l'homme, comme on l'a dit, ni une cause
efficiente du cфtй de Dieu, parce que le fait que l'homme devienne pire ne
vient pas de lui, comme le dit saint Augustin dans les Quatre-Vingt-Trois
Questions. 3. Cet argument
vaudrait si le pйchй vйniel йtait directement la cause d'une charitй moindre
lors de son infusion. Or il n'en est pas la cause directe, mais comme la cause
accidentelle, dans la mesure oщ il gкne l'acte du libre arbitre par lequel on
se dispose а la charitй. Or cet acte du libre arbitre est certes requis chez
les adultes pour l'infusion de la grвce et de la charitй, mais il ne l'est pas
pour conserver l'habitus dйjа reзu. Aussi, cet acte empкchй, la charitй dйjа
acquise n'en est pas diminuйe. 4. Le fait d'кtre
difficilement mobile n'est pas une diffйrence constitutive de l'habitus.
Habitus et disposition ne sont pas, en effet, d'espиces diffйrentes, sans quoi
une seule et mкme qualitй qui a йtй d'abord disposition ne pourrait pas ensuite
devenir habitus. Mais кtre facilement ou difficilement mobile peut кtre comparй
au parfait et а l'imparfait а l'йgard d'une mкme rйalitй. Cependant, en
concйdant que le fait d'кtre difficilement mobile soit une diffйrence
constitutive, l'objection ne serait pas encore concluante, parce que le fait qu'un
habitus devienne facilement mobile peut se produire pour deux motifs: d'une
premiиre faзon, par soi, а savoir parce qu'il n'a pas encore sa plйnitude d'кtre
dans le sujet; et ainsi tout ce qui diminuerait le fait d'кtre difficilement
mobile dans l'habitus, le diminuerait lui-mкme; d'une autre faзon,
accidentellement, par le fait qu'est introduite une disposition contraire а l'habitus;
ainsi, nous dirions que la forme de l'eau en recevant la chaleur devient moins
difficilement mobile et pourtant il est йvident que la forme substantielle n'a
pas diminuй. C'est de cette maniиre que le pйchй vйniel diminue ce qui est
difficilement mobile dans la charitй. Et c'est de cette maniиre aussi qu'il
faut comprendre ce que certains disent: le pйchй vйniel diminue la charitй
quant а son enracinement dans le sujet, non pas de soi, il est vrai, mais de
faзon accidentelle, comme on l'a dit. 5. On dit que la
diminution de la cupiditй est la nourriture ou la conservation de la charitй,
non son accroissement: parce que la diminution de la cupiditй diminue les
pйchйs vйniels qui disposent а la perte de la charitй. 6. La vapeur dense
est reзue dans la mкme partie de l'air qui reзoit la lumiиre, aussi
diminue-t-elle celle-ci; tandis que le pйchй vйniel n'atteint pas la partie la
plus йlevйe de l'вme dans sa relation avec le souverain bien, et c'est pourquoi
il ne peut diminuer la charitй dйjа possйdйe, bien qu'il puisse nuire а son
intensitй lors de son acquisition: ainsi l'obscuritй de l'air extйrieur ne
diminuerait pas dans la maison la clartй qui s'y trouve par l'effet d'une cause
interne, mais diminuerait par contre l'intensitй de la clartй d'un rayon qui
atteindrait la maison de l'extйrieur. Or la perfection de la partie Supйrieure
de l'вme dйpend de la bonne disposition des parties infйrieures en ce qui
concerne sa gйnйration, mais non sa conservation: l'homme, en effet, parvient
naturellement aux intelligibles intйrieurs grвce aux rйalitйs infйrieures et
sensibles; aussi bien une dйficience dans la vue ou l'ouпe peut empкcher d'acquйrir
la science, elle ne diminue cependant pas la science dйjа acquise. 7. Il n'est pas
universellement vrai que tout ce qui se corrompt peu а peu soit diminuй: parce
que la forme substantielle se perd successivement, si on envisage l'altйration
qui prйcиde, d'aprиs ce que dit le Philosophe dans les Physiques (VI,
8): ce qui se corrompt, se corrompait et se corrompra; et pourtant la forme
substantielle ne diminue pas. Quant а la charitй, c'est ainsi qu'elle se perd
par fois peu а peu, а considйrer la disposition prйcйdente qui conduit а sa
perte. Mais si l'on envisage la perte elle-mкme en soi, elle ne se perd pas peu
а peu. Et dire que la charitй, parce qu'elle se corrompt, est sujet de la
corruption, c'est tout а fait faux. On ne dit pas en effet que la blancheur ou
quelque forme se corrompt parce qu'elle serait elle-mкme sujet de corruption,
mais le sujet de la blancheur est sujet de corruption en tant qu'il cesse d'кtre
blanc. De mкme, il faut dire aussi que si on prend la corruption de la forme en
soi, en tant qu'elle est au terme du mouvement, c'est la mкme chose de se
corrompre et d'кtre corrompu au premier instant, comme il est identique de s'illuminer
et d'кtre illuminй. Or au premier moment qu'une rйalitй est corrompue, elle n'existe
plus, comme on le dit dans les Physiques (VI, 7). Et c'est pourquoi la
charitй, quand elle se corrompt, n'existe plus. 8. Le dйsordre absolu
enlиve de faзon absolue l'ordre de la charitй, parce qu'il atteint l'вme en sa
partie supйrieure; et le dйsordre relatif enlиve de faзon relative l'ordre de
la charitй dans un certain acte, dans la mesure oщ l'ordre de la charitй dйrive
de la partie supйrieure de l'вme aux parties infйrieures. Mais pour ce qui est
de la charitй, en tant qu'elle rйside dans la partie supйrieure de l'вme, elle
ne diminue en rien, comme la noirceur qui est dans le pied ne diminue en rien
la blancheur qui est dans la tкte. 9. De nombreux pйchйs
vйniels peuvent causer un habitus, mais cet habitus n'enlиvera ni ne diminuera
la charitй, parce qu'il n'est pas dans le mкme sujet et ne porte pas sur le
mкme objet. 10. Puisque le pйchй
vйniel ne comporte pas d'aversion au sens propre du terme, il n'a pas raison d'offense. 11. Un homme avance
dans la voie de Dieu, non seulement quand sa charitй augmente en acte, mais
quand il se dispose а cet accroissement de charitй: ainsi l'enfant ne grandit
pas en acte pendant toute sa pйriode de croissance, mais tan tфt grandit en
acte et tantфt se dispose а grandir. Et de mкme, un homme recule sur la voie de
Dieu, non seulement par la diminution de la charitй, mais aussi par le fait qu'il
est retardй dans son progrиs, ou mкme qu'il se dispose а la chute; l'une et l'autre
de ces dйficiences sont l'effet du pйchй vйniel. 12. L'amour qui se
rйpand selon la mкme raison sur des objets divers diminue; mais la diffusion de
l'amour selon une raison ne diminue pas l'amour qui existe selon une autre
raison par exemple, si quelqu'un possиde plusieurs amis, il n'en aime pas moins
pour autant son fils ou son йpouse, tandis que s'il aimait plusieurs йpouses, l'amour
pour une seule en serait diminuй, et s'il possйdait de nombreux fils, l'amour
portй а un fils unique serait diminuй. Or par le pйchй vйniel, l'amour de l'homme
ne se rйpand pas sur les crйatures sous la raison de fin, selon laquelle Dieu
est aimй; et c'est pourquoi l'amour pour Dieu ne diminue pas comme habitus,
mais parfois quant а un acte. 13. Parle pйchй
vйniel, on ne dйchoit certes pas de la charitй ni du degrй par fait de la
charitй, mais d'un acte de charitй. 14. Le pйchй vйniel
ne diminue rien de la gloire, mais retarde seulement l'obtention de la gloire;
et semblablement, il ne diminue rien de la charitй mais retarde seulement son
acte et son accroissement. 15. Des facteurs
gкnent la perfection de la santй, ou un de ses actes, qui cependant ne la
diminuent pas, comme des aliments difficilement digestibles, dans la mesure oщ
ils gкnent une digestion facile. 16. Un acte peut
diminuer de deux faзons: d'abord en ce qui regarde l'aisance dans l'action; la
consйquence en est que l'homme ne peut plus agir autant; et dans ce cas, ce qui
diminue l'acte diminue le principe de l'acte, qui est la forme ensuite, en ce
qui regarde l'exйcution de l'acte, et ici, il n'est pas nйcessaire que ce qui
diminue l'acte diminue la forme: en effet, la Colonne qui retient la pierre
dans sa chute ne diminue pas sa lourdeur, pas plus que celui qui lie un homme
ne diminue son pouvoir de marcher. Et c'est de cette faзon-ci, et non de la
premiиre, que le pйchй vйniel diminue l'acte de charitй. 17. On peut entendre
la ferveur en deux sens d'abord en tant qu'elle comporte l'intensitй de l'inclination
de l'amant pour l'aimй, et cette ferveur-lа est essentielle а la charitй, et
elle n'est pas diminuйe par le pйchй vйniel; dans un autre sens, on parle de
ferveur de charitй en tant que le mouvement de dilection dйborde mкme sur les
puissances infйrieures, en sorte que non seulement le coeur, mais encore la
chair exulte en Dieu. Et c'est cette ferveur que diminue le pйchй vйniel, sans
diminuer la charitй.
ARTICLE 3: LE PЙCHЙ
VЙNIEL PEUT-IL DEVENIR MORTEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 24, Question 3, a. 6; Somme thйologique Ia-IIae, Question
88, a. 4.
Objections: Il semble que oui. 1. Saint Augustin dit
en effet dans Sur saint Jean (XII, 14) en expliquant le verset: "Qui
ne croit pas au Fils, ne verra pas la vie" (Jean, 3,6), "Plusieurs
petits pйchйs, si on les nйglige, donnent la mort". Or un pйchй est dit
mortel du fait qu'il tue spirituellement. Donc de nombreux petits pйchйs, c'est-а-dire
vйniels, font un mortel. 2. En outre, sur le
verset 13 du Psaume 39: "Ils se sont multipliйs plus que les cheveux de ma
tкte", la Glose de saint Augustin dit: "Tu as йvitй des actions
graves, veille а n'кtre pas йcrasй par le sable". Mais par sable, on
entend les petits pйchйs, c'est-а-dire les vйniels. Donc des pйchйs vйniels
nombreux йcrasent ou tuent un homme; et on retrouve l'argument prйcйdent. 3. Mais on peut dire
que des pйchйs vйniels nombreux passent pour tuer ou йcraser dans la mesure oщ
ils disposent au pйchй mortel. - On objecte а cela que saint Augustin dit dans la
Rиgle (2) que "l'orgueil tend des piиges aux bonnes oeuvres pour les
faire pйrir", et а ce point de vue, il semble que les bonnes oeuvres
elles-mкmes constituent une certaine disposition au pйchй mortel. On ne dit pas
cependant qu'elles tuent ou qu'elles йcrasent; donc on ne peut pas dire
davantage pour la raison susdite que les pйchйs vйniels tuent ou йcrasent. Il
semble donc que le pйchй vйniel devient par lui-mкme mortel. 4. En outre, le pйchй
vйniel est une disposition au mortel. Or, selon le Philosophe dans les
Prйdicaments, une disposition devient habitus. Donc le pйchй vйniel devient
mortel. 5. En outre, un
mouvement de sensualitй est un pйchй vйniel. Mais qu'advienne le consentement
de la raison, il devient mortel, comme le montre avec йvidence saint Augustin
dans la Trinitй (XII, 12, n 17). Donc un pйchй vйniel peut devenir
mortel. 6. En outre, il
arrive que dans la raison supйrieure elle-mкme, il se produise par surprise un
mouvement contre la foi, qui est un pйchй vйniel. Or le consentement qui
survient ne dйtruit pas la nature du premier mouvement, qui йtait un pйchй
vйniel, et pourtant il le rend mortel. Donc un pйchй vйniel peut devenir
mortel. 7. En outre, pйchй
vйniel et pйchй mortel diffиrent parfois selon la hiйrarchie diverse des
personnes: on dit, en effet, dans le Dйcret (D.25, 3) que ne pas mettre
d'accord ceux qui sont en mйsintelligence est un pйchй vйniel pour un laпc;
mais cela paraоt кtre un pйchй mortel pour un йvкque, parce que c'est une cause
de dйgradation, comme le dit la Distinction 90, c. li. Or une personne de rang
infйrieur peut кtre placйe а un rang supйrieur. Donc un pйchй vйniel peut
devenir morte!. 8. En outre, selon
saint Jean Chrysostome rire et badinage sont des pйchйs vйniels. Or le rire
devient pйchй mortel: les Proverbes (14, 13) disent en effet: "Le rire
sera mйlangй de peine et la joie s'achиve en chagrin". Une Glose ajoute
"perpйtuel". Cela n'est dы pourtant qu'au pйchй mortel. Donc un pйchй
vйniel peut devenir mortel. 9. En outre, quand
des choses ne se distinguent que par accident, l'une peut devenir l'autre. Or
pйchй vйniel et pйchй mortel ne se distinguent que par accident; en effet, les
choses qui se distinguent par soi ne se transforment pas l'une en l'autre; mais
pйchй vйniel et pйchй mortel se transforment l'un en l'autre: rien n'est vйniel
au point de ne pas devenir mortel lorsque vient la complaisance, et de mкme,
toute faute mortelle devient vйnielle par la confession. Donc un pйchй vйniel
peut devenir mortel. 10. En outre, le
moindre des biens, du fait qu'on s'approche de Dieu, devient le plus grand,
comme le mouvement du libre arbitre devient mйritoire de par l'information de
la grвce; donc par йloignement de Dieu, le plus petit des maux peut devenir le
plus grand. Or dans le genre pйchй, le plus petit des maux est vйniel, le plus
grand par contre est le pйchй mortel. Donc le pйchй vйniel peut devenir mortel. 11. En outre, Boиce
dit dans la Consolation (IV, 6) que les pйchйs sont pour l'вme dans le
mкme rapport que les maladies pour le corps. Or la maladie la plus petite peut
par son accroissement devenir trиs grande. Donc, un trиs petit pйchй, c'est-а-dire
vйniel, peut devenir trиs grand, c'est-а-dire mortel. 12. En outre, les
ordres angйliques sont constituйs formellement par les dons de la grвce; or les
ordres angйliques diffиrent spйcifiquement; donc les dons de la grвce diffиrent
aussi spйcifiquement. Or grвce а l'augmentation du mйrite, tel qui mйritait d'abord
d'кtre admis dans un ordre infйrieur des anges, a mйritй par la suite d'кtre
admis dans un ordre supйrieur; donc une grвce moindre peut devenir plus grande,
malgrй leur diffйrence spйcifique. Donc, pour la mкme raison, le pйchй vйniel
peut devenir mortel. 13. En outre, l'йtat
d'innocence ne dйpasse pas infiniment celui de nature cor rompue. Or tout
mouvement vйniel dans l'йtat d'innocence eыt йtй mortel. Donc maintenant encore
dans l'йtat de nature corrompue, le vйniel peut devenir mortel. 14. En outre, le bien
et le mal diffиrent davantage que deux maux, а savoir le vйniel et le mortel le
bien et le mal diffиrent par leur genre, tandis que deux maux s'accordent quant
au genre; le bien et le mal, en effet, sont des genres pour d'autres rйalitйs,
comme on le dit dans les Prйdicaments (c. 11). Or une action identique
numйriquement peut кtre bonne et mauvaise, par exemple lors qu'un serviteur
fait l'aumфne en murmurant, sur le commandement de son maоtre qui le lui
prescrit par charitй. Donc a fortiori, une action identique numйriquement
peut кtre pйchй vйniel et mortel. 15. En outre, le
pйchй est un certain poids pour l'вme, conformйment au Psaume (37, 5): "Mes
offenses dйpassent ma tкte, comme un lourd fardeau elles pиsent sur moi".
Or un poids lйger peut par addition devenir si lourd qu'il dйpasse la force de
qui le porte. Donc le pйchй vйniel peut par addition devenir mortel et exclure
la vertu. 16. En outre, selon
saint Augustin dans la Trinitй (XII, 12, n 17), le progrиs dans n'importe
quel pйchй est ce qu'il fut dans celui des premiers parents, а savoir que la sensualitй
tient lieu du serpent, la raison de la femme, et la raison supйrieure de l'homme.
Or il ne pouvait pas se faire que l'homme mangeвt de l'arbre interdit sans
pйcher mortellement. Donc dans la raison supйrieure, il ne peut y avoir que
pйchй mortel. Donc ce qui est vйniel dans la partie infйrieure devient mortel
lorsqu'il accиde а la supйrieure. 17. En outre, si un
habitus est condamnable, l'acte qui en procиde sera condamnable aussi. Or chez
l'infidиle non baptisй, auquel n'est pas remis le pйchй originel, demeure l'habitus
de la condamnation premiиre, laquelle comprend le foyer de corruption: donc les
premiers mouvements eux-mкmes qui proviennent de cette corruption sont
condamnables chez les infidиles, et pйchйs mortels; il est йvident pourtant que
ce sont en eux-mкmes des pйchйs vйniels. Donc un pйchй vйniel peut devenir
mortel. Cependant: 1) Des rйalitйs qui
diffиrent а l'infini ne se transforment pas l'une en l'autre. Or le pйchй
mortel et le pйchй vйniel diffиrent а l'infini: car а l'un est due une peine
temporelle, а l'autre une йternelle. Donc le pйchй vйniel ne peut devenir
mortel. 2) En outre, les
rйalitйs qui diffиrent de genre ou d'espиce ne se transforment pas l'une en l'autre.
Or pйchйs vйniel et mortel diffиrent de genre et mкme d'espиce. Donc jamais un
pйchй vйniel ne peut devenir mortel. 3) En outre, une
privation ne se transforme pas en une autre: la cйcitй, en effet ne devient
jamais surditй. Or le pйchй mortel inclut la privation de la fin, tandis que le
pйchй vйniel inclut la privation de l'ordre а la fin. Jamais donc un pйchй
vйniel ne peut devenir mortel. Rйponse: Cette question peut se comprendre en trois
sens: d'abord dans ce sens: un seul et mкme pйchй numйriquement, aprиs avoir
йtй vйniel, peut-il par la suite devenir mortel? D'une deuxiиme maniиre, on peut comprendre:
un pйchй qui est gйnйriquement vйniel peut-il de quelque faзon devenir mortel? Troisiиmement, on peut comprendre: des
pйchйs vйniels multipliйs font-il un pйchй mortel? Si on l'entend au premier sens, il faut
dire qu'un pйchй vйniel ne peut pas devenir mortel. En effet, puisque le pйchй
dont nous parlons prйsentement comporte un acte mauvais moralement, il est
nйcessaire, pour qu'il soit un seul et mкme pйchй numйriquement, qu'il soit un
acte unique moralement. Or un acte est moral du fait qu'il est volontaire,
aussi l'unitй de l'acte moral doit s'envisager du point de vue de la volontй.
Il arrive parfois, en effet, qu'un acte unique numйriquement en tant qu'il
appartient а un genre naturel, ne soit pas cependant unique moralement, en
raison de la diversitй de la volontй: par exemple, un homme qui va sans s'interrompre
а l'йglise a une intention de vaine gloire en la premiиre partie de son
parcours, mais l'intention de servir Dieu dans la seconde. Ainsi donc il peut bien arriver que dans
un acte unique selon l'espиce naturelle, il existe un pйchй vйniel en un
premier temps et un pйchй mortel dans un second, si la volontй s'exalte en de
telles passions qu'elle accomplisse encore par mйpris de Dieu une action qui
est pйchй vйniel, par exemple dire une parole oiseuse ou quelque chose de ce
genre. Mais alors il n'y a pas un pйchй unique mais deux, parce que l'acte n'est
pas unique moralement. Si on comprend la question en son second
sens, il faut dire alors que ce qui est pйchй vйniel par son genre peut devenir
pйchй mortel, non йvidemment par son genre, mais en raison de la fin. Pour en
acquйrir l'йvidence, il faut remarquer que puisque l'acte extйrieur appartient
au genre moral en tant qu'il est volontaire, il est possible de considйrer deux
objets dans un acte moral, а savoir l'objet de l'acte extйrieur, puis l'objet
de l'acte intйrieur. Certes, il arrive parfois qu'il soit unique, par exemple
lorsque quelqu'un voulant aller en un lieu donnй, y va effectivement; mais ils
sont parfois diffйrents, et il arrive que l'un soit bon et l'autre mauvais;
ainsi, lorsque quelqu'un fait l'aumфne en voulant plaire aux hommes, l'objet de
l'acte extйrieur est bon, mais celui de l'acte intйrieur mauvais. Et parce que l'acte extйrieur est
constituй en son genre moral en tant qu'il est volontaire, il faut considйrer
formellement l'espиce morale de l'acte selon l'objet de l'acte intйrieur: car l'espиce
d'un acte se considиre selon son objet. Aussi le Philosophe dit-il dans l'Йthique
(V, 3) que celui qui vole pour commettre l'adultиre est plus adultиre que
voleur. Ainsi donc, un acte extйrieur qui selon l'espиce qu'il tient de son
objet extйrieur est pйchй vйniel, passe, а considйrer l'objet de l'acte
intйrieur, dans la catйgorie du pйchй mortel, comme lorsque quelqu'un dit une
parole vaine dans l'intention de provoquer а la passion. Il arrive mкme qu'un acte soit en lui-mкme
pйchй vйniel, non en raison de son objet, mais de son imperfection; par exemple
un mouvement de dйsir pour l'adultиre, qui se situe dans la sensualitй,
appartient bien quant а son objet а la catйgorie du pйchй mortel; mais parce qu'il
n'atteint pas parfaitement а la mali ce morale, parce qu'il existe sans
dйlibйration de la raison, il ne peut consйquemment кtre pйchй mortel, qui est
un mal achevй dans le genre moral. Mais il arrive qu'un tel pйchй devienne
mortel, s'il atteint son achиvement, par exemple quand s'y ajoute le
consentement dйlibйrй de la raison. Enfin si on comprend la question en son
troisiиme sens, il faut dire que de faзon directe et sur le plan de l'efficience,
des pйchйs vйniels nombreux ne constituent pas un pйchй mortel, en sorte que
des pйchйs vйniels nombreux auraient la culpabilitй d'un pйchй mortel unique.
Deux raisons rendent la chose йvidente: d'abord parce que chaque fois qu'un tout
se produit а partir du rassemblement d'йlйments nombreux, il faut qu'il y ait
de part et d'autre la mкme raison de quantitй: ainsi, c'est а partir de petites
lignes multiples que se fait une ligne unique; lа oщ diffиre par contre la
raison de quantitй, la multiplicitй ne fait pas un tout; en effet, beaucoup de
nombres ne font pas une ligne unique et pas davantage la rйciproque. Or le
pйchй vйniel n'a pas la mкme raison de grandeur que le pйchй mortel car la
grandeur du pйchй mortel lui vient de l'aversion pour la fin derniиre, alors
que la grandeur du pйchй vйniel lui vient d'un certain dйsordre dans ce qui
conduit а la fin. En second lieu, parce que comme on l'a dit
plus haut, le pйchй vйniel ne diminue pas la charitй, qu'enlиve le pйchй
mortel. Cependant, de faзon dispositive, des pйchйs vйniels nombreux conduisent
а commettre le pйchй mortel, parce que la multiplication des actes engendre un
habitus, et que grandit le dйsir et la dйlectation pour le pйchй; et ils
peuvent croоtre au point d'incliner plus aisйment а pйcher mortellement. Cette disposition
pourtant n'est pas nйcessairement prй- exigйe pour le pйchй mortel, parce qu'un
homme peut pйcher mortellement mкme sans que prйcиdent des pйchйs vйniels, et dans
le cas oщ prйcиde la disposition susdite des pйchйs vйniels, l'homme peut grвce
а la charitй rйsister au pйchй mortel. Solutions des objections: 1. De nombreux petits
pйchйs tuent de faзon dispositive, comme on l'a dit. 2. Et il faut
rйpondre de mкme а l'objection 2. 3. Les bonnes oeuvres
ne disposent pas а pйcher mortellement comme le font les pйchйs vйniels, mais
elles peuvent кtre accidentellement une certaine occasion de pйcher. 4. La disposition est
envers l'habitus dans le rapport de l'imparfait au parfait. Mais ceci peut se
rйaliser d'une double maniиre: d'une premiиre maniиre, lorsque le parfait et l'imparfait
appartiennent а la mкme espиce, et dans ce cas, la disposition devient un
habitus; d'une seconde maniиre, lorsque le parfait et l'imparfait appartiennent
а des espиces diffйrentes, et dans ce cas, jamais la dis position ne devient ce
а quoi elle dispose: la chaleur en effet, ne devient pas la forme du feu et de
mкme, le pйchй vйniel ne devient pas non plus mortel. 5. Le mouvement qui a
existй dans la sensualitй comme pйchй vйniel ne devient jamais mortel; mais c'est
le consentement mкme qui survient qui sera de soi pйchй mortel. 6. Un mouvement
contre la foi par surprise ne se situe pas toujours dans la rai son supйrieure,
mais il peut exister parfois dans l'imagination, par exemple lors qu'on imagine
les trois Personnes divines comme trois hommes, et qu'on est portй aussitфt а
le croire; parfois il existe dans la raison infйrieure, par exemple lorsqu'on
considиre dans les crйatures certains йlйments qui contredisent а la foi en la
Trinitй; parfois aussi dans la raison supйrieure, lorsque quelqu'un par exemple
se met tout а coup а rйflйchir de faзon inexacte sur la Trinitй des Personnes
divines; une telle surprise se situe dans la raison supйrieure et est un pйchй
vйniel, mais le consentement qui survient est un mouvement diffйrent: et de la
sorte, il ne rйsulte pas que le mкme pйchй soit vйniel et mortel. 7. La personne
demeure, elle peut donc кtre йlevйe а un degrй supйrieur, tandis qu'un pйchй
est un acte qui passe aussitфt; le cas est donc diffйrent. 8. Le chagrin extrкme
remplace а la fin la joie, non pas n'importe quelle joie, mais celle qui nous
fait jouir de la crйature. 9. Un pйchй mortel
par son genre est toujours mortel et jamais il ne devient vйniel par son genre.
Quand on dit que la pйnitence fait du pйchй mortel un pйchй vйniel, vйniel est
pris dans un sens йquivoque, comme le montrent bien les divers sens du mot
vйniel йtablis plus haut. 10. Dans le genre des
actes humains, le plus petit bien peut s'entendre d'un acte qui est bon par son
genre sans кtre mйritoire, parce qu'il n'est pas informй par la grвce; or cet
acte identique numйriquement ne devient jamais un acte mйritoire qu'on puisse
qualifier de plus grand bien dans le genre des actes humains, pas plus que le
pйchй vйniel ne devient jamais mortel. 11. La maladie, comme
la santй, n'est pas un acte mais une disposition ou un habitus, aussi en
restant la mкme numйriquement, elle peut passer de l'imperfection а une
perfection supйrieure. Mais le pйchй est un acte passager; aussi sur ce point
le cas n'est pas le mкme, mais la ressemblance se remarque seulement sous ce
point de vue: de mкme que la maladie est un dйsordre de la nature, de mкme le
pйchй est le dйsordre d'un acte. 12. Puisque parmi les
anges, l'ordre est tenu pour une partie de la hiйrarchie, qui est un principe
sacrй, il est йvident que cet ordre consiste essentiellement dans le don de la
grвce, et on distingue les ordres suivant la distinction des dons gratuits bien
que la distinction des biens naturels soit prйsupposйe matйriellement et de
faзon dispositive. Mais il faut remarquer que le don de la grвce peut кtre
envisagй sous deux aspects d'abord en tant qu'il unit а Dieu, et sous cet
aspect-lа, les ordres angйliques ne se distinguent pas mais se rencontrent;
aussi Denys dit-il que toute la hiйrarchie angйlique est, autant que possible,
ressemblance et unitй dans l'orientation vers Dieu. Le don de la grвce peut
кtre envisagй sous l'autre aspect, en tant qu'il ordonne а une fonction, et
selon cet aspect, la grвce se diversifie dans les divers ordres, selon leur
rapport aux diffйrentes fonctions. Or on dit que les hommes sont admis dans les
ordres angйliques non pas en raison de leurs fonctions, mais а cause de leur
mesure de gloire et de fruition divine; il ne rйsulte donc pas de lа que, parmi
les hommes, la grвce diffиre spйcifiquement suivant les diffйrents йtats de
perfection. 13. Dans l'йtat d'innocence,
l'homme ne pouvait pas pйcher vйniellement, non pas certes en ce sens qu'il ne
pouvait pas accomplir des actes vйniels par leur genre, qui eussent pour lui
йtй mortels, mais parce qu'il ne pouvait accomplir aucune des actions qui sont
des pйchйs vйniels par leur genre: en effet, il ne pouvait y avoir en lui de
dйsordre dans les puissances infйrieures par rapport а ce qui conduit а la fin,
sans que n'eыt prйcйdй chez lui un dйsordre par rapport а la fin dans la partie
supйrieure. 14. L'action du
serviteur et celle du maоtre procиdent de volontйs diffйrentes, il n'y a pas
par consйquent un acte moral unique. 15. Pour tous les
corps pesants, il n'existe qu'une mкme notion de quantitй, mais non pour le
pйchй vйniel et le pйchй mortel; le raisonnement ne tient donc pas. 16. L'homme a agi
contre le prйcepte divin en goыtant а l'arbre de la science du bien et du mal,
et c'est pourquoi il a pйchй mortellement; et semblablement, chaque fois que la
raison supйrieure pиche en agissant contre le prйcepte divin, elle pиche
mortellement; mais elle ne pиche pas toujours contre le prйcepte divin, si bien
que l'argumentation ne tient pas. 17. Ce qui йtait
allйguй, а savoir que si un habitus est condamnable, l'acte l'est aussi, est
faux; le pйchй mortel, en effet, ne consiste pas dans un habitus, mais dans un
acte; de lа vient que si а partir de nombreux actes de pйchйs mortels s'engendre
un habitus, il n'y a pas de nйcessitй а ce que tout mouvement qui dйcoule de l'inclination
de cet habitus soit un pйchй mortel: en effet, il n'est personne, si affermi qu'il
soit dans l'habitus de la luxure ou d'un autre vice, qui parfois ne rйsiste en
suivant la raison а ses mouvements, et cependant, а qui rйsiste ainsi, il
serait stupide de dire qu'un tel mouvement est imputй comme pйchй mortel.
Aussi, bien que la concupiscence habituelle chez un infidиle non encore baptisй
soit condamnable, il n'est pas nйcessaire que tout mouvement de concupiscence
soit condamnable а titre de pйchй mortel. Et cependant le foyer n'est pas
qualifiй de concupiscence habituelle de faзon positive, mais par privation,
comme on l'a dit, en raison de la perte de la justice originelle; aussi le
mouvement qui procиde de la puissance naturelle elle-mкme n'est pas obligatoirement
pйchй, loin d'кtre pйchй mortel. Il ne faut donc pas dire que les premiers
mouvements de sensualitй chez les infidиles sont des pйchйs mortels, parce qu'ils
le seraient bien davantage chez les fidиles: dans un seul et mкme acte, toutes
circonstances йgales, un fidиle pиche davantage qu'un infidиle, comme le met en
йvidence ce passage de l'Apфtre dans l'Йpоtre aux Hйbreux (10, 29): "D'un
chвtiment combien plus grave sera jugй digne, ne pensez-vous pas, celui qui
aura tenu pour profane le sang de l'alliance ?", et ce qui est dit
dans la 2° Йpоtre de Pierre (2, 21): "Il eыt йtй mieux pour eux de ne
pas connaоtre la voie de la vйritй que, une fois connue, de revenir en arriиre
loin de ce qui leur a йtй transmis par le saint commandement." Quant aux objections contraires, la
rйponse est claire par ce qu'on a dit plus haut.
ARTICLE 4: LA
CIRCONSTANCE FAIT-ELLE DU PЙCHЙ VЙNIEL UN PЙCHЙ MORTEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: IV Commentaire
des Sentences, D. 16, Question 3, a. 2; Somme thйologique Ia-IIae, Question
88, a. 5.
Objections: Il semble que oui. 1. Saint Augustin dit
en effet dans un sermon sur le Purgatoire que si la colиre est entretenue
longtemps et l'ivresse frйquente, elles passent au nombre des pйchйs mortels.
Or des pйchйs de ce type sont vйniels par leur genre, sans quoi ils seraient
toujours mortels. Donc un pйchй vйniel peut devenir mortel en raison d'une
circonstance de frйquence ou de durйe. 2. En outre, la
dйlectation prolongйe est un pйchй mortel, comme le dit le Maоtre (II Commentaire
des Sentences, D. 24, c. 12, n° 2). Or si elle n'est pas prolongйe, c'est
un pйchй vйniel. Donc la circonstance de durйe fait du pйchй vйniel un pйchй
mortel. 3. En outre, le bien
et le mal diffиrent davantage dans les actes humains que pйchйs vйniel et
mortel, parce que le bien et le mal diffиrent par leur genre: ce sont des
genres pour d'autres rйalitйs, comme on le dit dans les Prйdicaments. Or
le pйchй vйniel et le pйchй mortel йtant l'un et l'autre un mal, ils s'accordent
par leur genre. Mais une circonstance rend mauvais un acte bon. Donc, a
fortiori une circonstance transforme-t-elle un pйchй vйniel en mortel. 4. En outre, parmi
les autres circonstances, on compte le motif, circonstance qui appartient а la
fin. Or, comme on l'a dit, un pйchй vйniel devient mortel а cause de la fin.
Donc une circonstance fait du pйchй vйniel un pйchй mortel. Cependant: La circonstance est un accident de l'acte
moral, comme le mot lui-mкme l'indique. Or кtre pйchй mortel ressortit а l'espиce
du pйchй. Donc, йtant donnй qu'aucun accident ne constitue l'espиce de ce dont
il est l'accident, il semble qu'une circonstance ne puisse pas faire du pйchй
vйniel un pйchй mortel. Rйponse: Un acte moral est qualifiй de bon ou de
mauvais selon son genre, suivant son objet. Mais au-delа de cette bontй et de
cette malice, une double bontй ou malice peut lui advenir: l'une de l'intention
de la fin, l'autre d'une circonstance. Et parce que la fin est l'objet premier de
la volontй, il en dйcoule que l'acte intйrieur reзoit son espиce de la fin; et
si l'acte intйrieur reзoit de la fin la raison de pйchй mortel, l'acte
extйrieur passera а l'espиce de l'acte intйrieur et deviendra pйchй mortel,
comme on l'a dit plus haut. Mais une circonstance ne donne pas toujours l'espиce
а l'acte moral; elle le fait seulement lorsqu'elle ajoute une difformitй
nouvelle ressortissant а une autre espиce de pйchй: par exemple, quand un homme
s'approche d'une femme qui non seulement n'est pas la sien ne, mais est celle d'un
autre; et ainsi se produit dans ce cas la difformitй de l'injustice; aussi
cette circonstance confиre-t-elle une espиce nouvelle, et а proprement parler,
elle n'est plus une circonstance, mais devient la diffйrence spйcifique de l'acte
moral. Si donc la circonstance adjointe ajoute
une difformitй telle qu'elle s'oppose au prйcepte de Dieu, elle fait alors que
ce qui йtait vйniel par son genre devienne mortel. Donc ce qui est pйchй vйniel
par son genre ne peut devenir mortel de par une circonstance qui demeure en sa
raison de circonstance, mais seulement en raison d'une circonstance qui fait
passer а une autre espиce. Mais il arrive par fois qu'une action est pйchй
vйniel non pas par son genre, c'est-а-dire de par son objet, mais plutфt а
cause de l'imperfection de l'acte, parce qu'il n'atteint pas jusqu'au
consentement dйlibйrй de la raison qui achиve la raison d'acte moral et alors
la circonstance qui achиve la moralitй de l'acte fait du pйchй vйniel un pйchй
mortel, а savoir quand survient le consentement dйlibйrй. Solutions des objections: 1. La colиre comporte
un mouvement qui veut nuire au prochain. Or infliger au prochain un dommage est
par son genre un pйchй mortel parce qu'il s'oppose а la charitй quant а l'amour
du prochain; mais quand le mouvement demeure dans l'appйtit infйrieur et que la
raison ne consent pas а porter au prochain un dom mage grave, c'est un pйchй
vйniel en raison de l'imperfection de l'acte; mais s'il est maintenu longtemps,
il n'est pas possible que ne survienne la dйlibйration de la raison. Mais кtre
longtemps entretenu ne veut pas dire: toutes les fois qu'il dure longtemps,
mais qu'on peut lui rйsister par la raison; et dans ce cas le mouvement de
colиre n'est pas entretenu, mкme s'il dure longtemps. On doit en dire autant de
l'ivresse, parce que l'ivresse, autant qu'il est en elle, dйtourne actuellement
la raison de Dieu, ce qui veut dire que tant que dure l'ivresse, la raison ne
peut se tourner vers Dieu. Mais parce que l'homme n'est pas tenu de toujours
tourner actuellement sa raison vers Dieu, l'ivresse n'est pas toujours un pйchй
mortel; mais lorsque l'homme s'enivre rйguliиrement, il semble ne pas se
soucier de tourner sa raison vers Dieu, et dans un tel йtat, l'ivresse est
pйchй mortel: il semble en effet de la sorte mйpriser de tourner sa raison vers
Dieu а cause de la dйlectation du vin. 2. Il faut dire
exactement de la dйlectation prolongйe ce qu'on a dit de la colиre qui dure
longtemps. 3. Lorsqu'une
circonstance change un acte bon en un acte mauvais, elle constitue une espиce
nouvelle de pйchй, et ainsi transpose l'acte en un autre genre moral; et dans
ce cas-lа encore, elle peut changer un pйchй vйniel en pйchй mortel. 4. La fin, en tant qu'elle
est objet de l'acte, donne son espиce morale а l'acte, et pour cette raison
elle peut faire d'un pйchй vйniel un pйchй mortel.
ARTICLE 5: LE PЙCHЙ
VЙNIEL PEUT-IL EXISTER DANS LA RAISON SUPЙRIEURE?
Lieux parallиles: II Commentaire
des Sentences, D. 24, Question 3, a. 4; De veritate, Question 15, a.
S; Somme thйologique Ia-IIae, Question 74, articles 9-10.
Objections: Il semble que non. 1. Saint Augustin dit
en effet dans la Trinitй (XII, 7, n° 12) que la raison supйrieure adhиre
aux raisons йternelles; il semble par lа que dans la raison supйrieure, il n'existe
de pйchй que par aversion des raisons йternelles. Or tout pйchй de cette sorte
est pйchй mortel. Donc dans la raison supйrieure, il ne peut y avoir de pйchй
que mortel. 2. En outre, dans une
Puissance donnйe, un pйchй ne peut se produire que par un dйsordre de l'acte
par rapport а son objet, comme il ne peut y avoir de dйficience dans l'acte de
la Puissance visuelle que par rapport а la couleur. Or l'objet de la raison
supйrieure est la fin derniиre, qui est le bien йternel. Donc le pйchй dans la
raison supйrieure ne peut se produire que par un dйsordre touchant la fin
derniиre. Or tout pйchй de Ce genre est un pйchй mortel; car le pйchй vйniel
concerne ce qui conduit а la fin, le mortel par contre concerne la fin, comme
on l'a dit. Donc dans la raison Supйrieure, il ne peut y avoir de pйchй que
mortel. 3. En outre, la
raison supйrieure est celle qui participe а la lumiиre de la grвce. Or la
lumiиre de la grвce est plus Puissante que la lumiиre corporelle; mais la
lumiиre corporelle, а moins d'кtre corrompue ou diminuйe, ne dйfaille pas dans
son acte; par consйquent bien moins encore la lumiиre spirituelle Donc dans la
raison supйrieure, il ne peut y avoir d'acte dйficient que par la corruption ou
la diminution de la grвce. Or, comme on l'a dit, la grвce n'est ni enlevйe ni
diminuйe par le pйchй vйniel. Donc la dйfaillance du pйchй vйniel ne peut pas
exister dans la raison supйrieure. 4. En outre, l'objet
de la raison supйrieure est le bien dont il faut jouir, qui est le bien
йternel. Or saint Augustin dit dans les Quatre-vingt-trois Questions (Question
30) que toute la perversitй humaine consiste а jouir de ce dont il faut user,
et а user de ce dont il faut jouir. Donc le pйchй dans la raison supйrieure ne
peut кtre que d'user de ce dont il faut jouir, а savoir Dieu. Or c'est lа aimer
quelque chose plus que Dieu, ce qui constitue un pйchй mortel car se servir de
quelque chose, c'est le rapporter а un autre comme а sa fin. Donc dans la
raison supйrieure, il ne peut y avoir de pйchй que mortel. 5. En outre, raison
supйrieure et infйrieure ne sont pas des puissances diffйrentes, mais elles se
distinguent du fait que la raison supйrieure procиde а partir des raisons
йternelles, la raison infйrieure, par contre, а partir des raison temporelles
comme on le tient de saint Augustin (la Trinitй, XII, 7, 12). Mais en
procйdant а partir des raisons йternelles, il ne peut y avoir de pйchй que du
fait qu'on se trompe sur les raisons йternelles, ce qui est toujours un pйchй
mortel. Donc dans la raison supйrieure, il ne peut y avoir pйchй vйniel, mais
seulement pйchй mortel. 6. En outre, selon le
Philosophe dans son livre sur l'Ame (III, 9), la raison est toujours
droite. Or le pйchй s'oppose а la rectitude. Donc il ne peut y avoir de pйchй
vйniel dans la raison supйrieure. 7. En outre, le
Philosophe dit dans l'Йthique (I, 20) que nous louons la raison de l'homme
continent et de l'incontinent; et de la sorte, la raison est louйe tant chez
les bons que les mйchants. Or il n'y a pas pйchй dans ce qui est objet de
louange. Donc dans la raison, il n'y a ni pйchй vйniel ni pйchй mortel. 8. En outre, la
raison comporte une dйlibйration: si donc un pйchй existe dans la raison, il
faut qu'il soit en elle de par la dйlibйration, parce que tout ce qui est reзu,
est reзu selon le mode de celui qui reзoit. Or un pйchй qui est dйlibйrй a pour
origine le calcul ou une malice vйritable, ce qu'il y a de plus mortel, puisque
c'est le pйchй contre l'Esprit Saint. Donc dans la raison supйrieure, il ne
peut y avoir de pйchй que mortel. 9. En outre, il
appartient а la raison supйrieure de consulter les raisons йternelles. Or le
conseil est une certaine dйlibйration. Donc la raison supйrieure ne pиche que
par consentement dйlibйrй, ce qui nous ramиne а l'objection prйcйdente. 10. En outre, le
mйpris, comme on l'a vu, fait du pйchй vйniel un pйchй mortel. Or le fait que
quelqu'un pиche dйlibйrйment ne semble pas aller sans un certain mйpris. Il
semble donc que puisque le pйchй de la raison supйrieure est dйlibйrй, il ne
soit jamais vйniel mais toujours mortel. 11. En outre, dans
les puissances infйrieures de l'вme, peut se trouver un pйchй vйniel par
surprise. Mais ce pйchй par surprise, s'il se produit dans la raison supйrieure,
ne peut, semble-t-il, кtre vйniel. Donc dans la raison supйrieure, il ne peut
absolument pas y avoir de pйchй vйniel. Preuve du moyen terme: le pйchй par
surprise, lorsque survient le consentement dйlibйrй, de vйniel devient mortel,
du fait que la raison en dйlibйrant y engage un bien plus grand, dont le rejet
est un pйchй plus grand: par exemple, lorsque la convoitise surgit par
surprise, on considиre dans l'objet convoitй seulement le caractиre dйlectable;
mais lorsque la raison dйlibиre, elle considиre quelque chose de plus йlevй, а
savoir la loi de Dieu qui s'oppose а la concupiscence, et en la mйprisant par
convoitise l'homme pиche mortellement. Or on ne peut rien tenir pour plus йlevй
que l'objet de la raison supйrieure, qui est le bien йternel. Donc si le pйchй
de surprise йtait vйniel par rapport а son objet propre, il ne pourrait devenir
mortel dans la raison supйrieure du fait du consentement dйlibйrй; or il est
avйrй que le consentement dйlibйrй le rend mortel; donc mкme si c'est un pйchй
de surprise, il est mortel. Il ne peut donc en aucune faзon y avoir de pйchй
vйniel dans la raison supйrieure. 12. En outre, la
raison supйrieure est principe de vie spirituelle comme le coeur chez l'animal
est principe de vie corporelle, aussi est-elle comparйe au coeur dans les
Proverbes (4, 23): "Garde ton coeur en toute vigilance, car de lui procиde
la vie". Or dans le coeur corporel, il ne peut y avoir de maladie qui
ne soit mortelle. Donc il n'y a pas non plus dans la raison supйrieure de pйchй
vйniel, mais seulement mortel. Cependant:
1) Saint Augustin dit
dans la Trinitй (XII, 12, 17) que tout consentement а un acte ressortit
а la raison supйrieure. Or il existe un consentement а l'acte qui est pйchй
vйniel, lorsque quelqu'un consent par exemple а dire une parole inutile: car le
consentement au pйchй vйniel est vйniel, comme le consentement au pйchй mortel
est mortel. Donc il peut y avoir pйchй vйniel dans la raison supйrieure. 2) En outre, comme la
volontй se rйjouit dans le bien, ainsi le fait la raison dans le vrai. Or la
volontй peut pйcher vйniellement, si elle aime le bien crйй au-dessous du bien
incrйй. Donc la raison supйrieure peut pйcher vйniellement, si elle se rйjouit
dans le vrai crйй au-dessous du vrai incrйй. Rйponse: Puisque la raison dirige l'appйtit, il
existe une double faзon de pйcher dans la raison: la premiиre regarde l'acte
propre de la raison, lorsqu'aprиs avoir abandonnй le vrai, elle se trompe sur
un point en adhйrant au faux: la seconde vient du fait que l'appйtit, aprиs la
dйlibйration de la raison, se porte sur un objet de faзon dйsordonnйe. Et si cette dйlibйration de la raison s'effectue
а partir de raisons temporelles, par exemple l'utilitй ou non d'une chose, sa
dйcence ou son indйcence suivant l'opinion des hommes, on dira qu'il y a pйchй
dans la raison infйrieure; si par contre la dйlibйration se rйalise en usant
des raisons йternelles, par exemple l'accord ou le dйsaccord avec un prйcepte
divin, on dira qu'il y a pйchй dans la raison supйrieure: car la raison qualifiйe
de supйrieure est celle qui s'attache aux raisons йternelles, comme le dit
saint Augustin dans la Trinitй (XII, 7, 12). Or elle s'attache а elles
de deux maniиres, а la fois pour les contempler, et pour les consulter. Elle s'attache
а elles pour les contempler comme son objet propre, et d'autre part elle s'y
attache pour les consulter, comme au moyen qu'elle applique а la direction de l'appйtit
ou de l'action. Or sous l'un et l'autre modes, pйchй
vйniel et mortel peuvent exister dans la raison supйrieure. Car en tant qu'elle
adhиre pour les contempler aux raisons йternelles qui sont son objet propre,
elle peut avoir un acte dйlibйrй et aussi un acte non dйlibйrй, que l'on
appelle surprise. Car bien que le propre de la raison soit de dйlibйrer, il
faut cependant que soit incluse en toute dйlibйration une considйration absolue:
la dйlibйration n'est rien d'autre qu'une dйmarche, et comme une considйration
changeante; or en tout mouvement, on trouve un йlйment indivisible, comme on
trouve l'instant dans le temps et le point dans la ligne. Si donc dans la
raison supйrieure existe un pйchй de surprise touchant son objet propre, ce
sera un pйchй vйniel; par exemple lorsque quelqu'un saisit tout а coup qu'il
est impossible d'кtre un et trine. Il n'y a pas, en effet, de pйchй mortel
avant que la raison ne prenne conscience que cette considйration s'oppose au
prйcepte divin; en effet, il est de la raison mкme de pйchй mortel d'aller
contre un prйcepte de Dieu. Donc lorsque la raison aura perзu, grвce а la
dйlibйration, que ne pas croire est contre le prйcepte divin, il y aura pйchй
mortel, si elle refuse de croire. Mais quand la raison adhиre aux raisons
йternelles comme а un moyen, en les consultant, il ne peut y avoir de pйchй par
surprise, parce que le conseil implique la dйlibйration; nйanmoins, mкme ainsi,
il peut y avoir dans la raison supйrieure pйchй vйniel et pйchй mortel. En
dйlibйrant, en effet, nous recherchons par quel moyen une chose peut se faire,
et par quel moyen la faire mieux. En consultant les raisons йternelles, il peut
donc y avoir pйchй de deux faзons: d'une premiиre faзon dans la mesure oщ en
suivant cette dйlibйration, on accepte ce qui est tout а fait contraire а la
lin, de sorte que, le choix fixй, on ne peut plus parvenir а la fin, et il y a alors
pйchй mortel: par exemple, lorsque quelqu'un dйlibиre que la fornication est
contre la loi de Dieu, et qu'il la choisit nйanmoins, il pиche mortellement.
Par contre, lorsqu'on accepte ce qui n'exclut pas la fin, alors que cependant
on pourrait sans cela mieux parvenir а la fin, parce que cela retarde en
quelque chose l'obtention de la fin, ou dispose а ce qui lui est contraire, il
y a alors pйchй vйniel: par exemple lorsqu'on dit une parole inutile, en
dйlibйrant mкme que c'est un pйchй vйniel qui dispose au pйchй mortel, et qui
manque en quelque point а la rectitude de justice qui conduit а Dieu. Solutions des objections: 1. Il n'est pas
nйcessaire que chaque fois que la raison supйrieure pиche, ce soit par aversion
des raisons йternelles: elle pиche parfois en approuvant ce qui n'est pas
contraire aux raisons йternelles, comme on l'a dit. 2. Par rapport а la
fin, le dйsordre peut кtre double: ou bien parce qu'on s'йcarte de la fin, et c'est
le pйchй mortel; ou bien parce qu'on accepte ce qui retarde l'obtention de la
fin, et c'est le pйchй vйniel. 3. La lumiиre
corporelle agit par nйcessitй naturelle; aussi tant qu'elle demeure intиgre,
elle agit toujours et son acte n'est jamais diminuй, tandis que l'usage de la
charitй et de la grвce relиve du choix de la volontй; de lа vient que l'homme
qui possиde la charitй n'en use pas toujours dans sa perfection, mais accomplit
parfois un acte amoindri. 4. Saint Augustin
parle ici du pйchй mortel qui est la perversitй et le mal absolu; or le pйchй
vйniel ne peut кtre qualifiй de perversitй au sens propre, et il n'est un mal
que sous un certain rapport, comme on l'a dit. 5. Quand la raison
qui procиde а partir des raisons йternelles accepte ce qui est contraire а ces
raisons, elle pиche mortellement; mais elle pиche parfois non pas parce que ce
qu'elle accepte leur est contraire, mais parce que cela dispose а ce qui les
contrarie et entraоne un retard. 6. On dit que la
raison est toujours droite, ou bien selon qu'elle se rapporte aux premiers
principes, а propos desquels elle ne se trompe pas, ou bien du fait que l'erreur
ne vient pas de son caractиre propre de raison, mais plutфt d'un dйfaut. Par
contre, l'erreur suit le caractиre propre de l'imagination, dans la mesure oщ
elle saisit les similitudes des objets absents. 7. L'homme continent
aussi bien que l'incontinent ont une raison droite, au moins pour les
propositions universelles; mкme l'incontinent juge, par sa raison droite, que c'est
un mal d'accepter un plaisir dйshonnкte, bien qu'il abandonne cette considйration
gйnйrale en raison de sa passion. Il ne s'ensuit pas cependant que la raison de
tout pйcheur soit louйe en matiиre de propositions universelles, parce que l'intempйrant,
mкme en dehors de sa passion, juge comme un bien d'user d'un plaisir
dйshonnкte, faisant usage d'une raison qui est comme pervertie. 8. Bien que la raison
dйlibиre, il est cependant nйcessaire qu'elle ait une considйration absolue
qui, comme on l'a dit, fasse partie de cette dйlibйration mкme il n'est
cependant pas nйcessaire que chaque fois que la raison pиche dans la
dйlibйration, elle le fasse par malice vйritable, mais cela se produit
seulement lorsqu'elle accepte ce qui est contraire а la vertu, comme on le dit
dans l'Йthique (VII, 4) or le pйchй vйniel n'est pas contraire а la vertu:
donc lorsque quelqu'un, aprиs dйlibйration, consent а un pйchй vйniel, il ne
pиche pas pour cela par malice. 9. Et ainsi la
solution а l'objection 9 est claire. 10. Un consentement
dйlibйrй ne cause pas le mйpris de Dieu, а moins que ce а quoi il consent soit
acceptй comme contraire а Dieu. 11. L'objet de la
raison supйrieure, qui est le plus йlevй qui soit, peut кtre considйrй et
suivant une connaissance supйrieure et suivant une connaissance infйrieure. Car
la connaissance que possиde Dieu du bien йternel qu'il est lui- mкme est
au-dessus de la connaissance que l'homme en a par la raison humaine, et c'est
pourquoi l'homme, en tant qu'il croit а la rйvйlation divine, rectifie sa
connaissance au moyen de la connaissance divine; quand donc on saisit tout а
coup que Dieu n'est pas un et trine, on le saisit par la seule raison humaine
et c'est un pйchй vйniel; par contre lorsqu'on dйlibиre, on y implique la
connaissance divine, en remarquant que refuser de croire а la trinitй du Dieu
un est opposй а ce que Dieu a rйvйlй; aussi le pйchй devient-il mortel, comme
se met tant en opposition avec une mesure plus йlevйe. 12. La maladie qui
change la complexion naturelle du coeur ou qui en dйgrade quelque chose est
toujours mortelle, mais l'infirmitй qui introduit un dйsordre en son mouvement
n'est pas toujours mortelle; et de mкme, le pйchй qui enlиve la charitй de la
raison supйrieure est mortel, mais non le pйchй qui cause un dйsordre dans un
acte donnй.
ARTICLE 6: PEUT-IL Y
AVOIR PЙCHЙ VЙNIEL DANS LA SENSUALITЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 24, Question 3, a. 2; De Ver, Question 25, a. S; Somme
thйologique Ia-IIae, Question 74, articles 3-4; IV Quodlibet, Question
11, a. 1.
Objections: Il semble que non. 1. Saint Ambroise dit
en effet que seul est capable de vice ce qui est capable de vertu. Or la
sensualitй n'est pas capable de vertu; en effet, elle est signifiйe par le
serpent, comme le dit saint Augustin dans la Trinitй (XII, 12, 17). Donc
la sensualitй ne peut кtre cause de vice. 2. En outre, selon
saint Augustin, tout pйchй a son siиge dans la volontй "parce qu'on ne
pиche que par la volontй". Or la sensualitй diffиre de la volontй. Donc
sensualitй n'est pas pйchй vйniel. 3. En outre, le pйchй
n'a pas de place chez les animaux. Or la sensualitй est comme а nous et а eux.
Donc il ne peut y avoir de pйchй dans la sensualitй. 4. Mais on peut dire
que la sensualitй chez les animaux n'obйit pas а la raison comme chez nous, et
c'est pourquoi elle peut кtre sujet de pйchй chez nous, non chez les animaux. -
On objecte а cela que, s'il en est ainsi, la sensualitй ne sera sujet de pйchй
qu'en tant qu'elle obйit а la raison. Or "ce par quoi chaque кtre est tel,
l'est lui-mкme davantage et par prioritй." Donc la raison doit кtre davantage
assignйe comme sujet du pйchй vйniel que la sensualitй: ils se trompent, en
effet, selon le Philosophe dans les Topiques (VI, 9), ceux qui n'assignent
pas а un accident son premier sujet. 5. En outre, disposition
et habitus rйsident dans le mкme sujet. Or le pйchй vйniel est une disposition
au pйchй mortel. Donc comme le pйchй mortel ne peut exister dans la sensualitй,
le pйchй vйniel ne pourra pas y кtre non plus. 6. En outre, saint
Augustin dit dans son Commentaire sur la Genиse contre les Manichйens (II, 14)
que si quelqu'un ne consent pas au mouvement de sensualitй, il n'est pas en
pйril, mais couronnй. Or nul homme qui pиche vйniellement n'est pour autant
couronnй. Donc le mouvement de sensualitй n'est pas pйchй vйniel. 7. En outre, saint
Augustin dit dans le sermon Sur les Oeuvres de Misйricorde: "Tout
pйchй est un mйpris de Dieu, du fait que ses commandements sont mйprisйs".
Donc le pйchй peut exister dans la partie de l'вme qui est capable de percevoir
le commandement de Dieu. Or ce ne peut кtre la sensualitй, mais la seule
raison. Donc le pйchй vйniel ne peut exister dans la sensualitй. 8. En outre, personne
ne pиche en ce que la volontй ne peut йviter. Or l'homme ne peut pas йviter par
sa volontй que ne s'йlиve un mouvement de concupiscence, conformйment а cette
parole: "Je ne fais pas le bien que je veux" (Rom, 7, 15), ce qui
veut dire: ne pas convoiter, comme l'explique la Glose. Donc le mouvement de
sensualitй n'est pas pйchй. Cependant: Le Maоtre dit dans les Sentences
(II, D. 24, c. 9, n° 3) que si le mouvement de concupiscence rйside dans la
seule sensualitй, il sera pйchй vйniel; et cela est tirй de saint Augustin,
dans la Trinitй (XII, 12, 17). Rйponse: Comme il est йvident d'aprиs ce qui a йtй
йtabli plus haut, le pйchй concerne proprement l'acte. Or comme nous parlons
prйsentement du pйchй qui regarde la conduite morale, c'est dans l'acte d'une
puissance qui peut кtre morale qu'il arrive que rйside le pйchй; or un acte est
rendu moral du fait qu'il est ordonnй et impйrй par la raison et par la volontй;
aussi le pйchй peut-il exister dans l'acte de toute partie de l'homme obйissant
а la raison; or obйissent а la raison et а la volontй, non seulement les
membres corporels pour l'acte extйrieur, mais aussi l'appйtit sensitif pour des
mouvements intйrieurs: aussi le pйchй peut-il exister et dans les actes
extйrieurs et dans les mouvements de l'appйtit sensitif, que l'on qualifie de
sensualitй. Mais il faut remarquer que, du fait que l'action
est attribuйe plutфt а l'agent premier et principal qu'а l'instrument, lorsque
l'appйtit intйrieur ou un membre extйrieur agissent sur l'ordre de la raison,
le pйchй n'est pas attribuй а la sensualitй ou au membre corporel, mais а la
raison. Or il n'arrive jamais qu'un membre extйrieur agisse sans кtre mы par la
raison, ou au moins par l'imagination ou la mйmoire et l'appйtit sensitif;
aussi ne dit-on jamais que le pйchй rйside dans les membres extйrieurs, par
exemple dans la main ou le pied. Mais la sensualitй est mue parfois en dehors
de l'empire de la raison et de la volontй, et c'est dans ce cas-lа que le pйchй
est dit rйsider dans la sensualitй. Toutefois ce pйchй ne peut кtre mortel,
mais seulement vйniel. Le pйchй, en effet, est rendu mortel par l'aversion а l'йgard
de la fin derniиre а laquelle nous ordonne la raison. Or la sensualitй ne peut
y atteindre; aussi ne peut-il pas y avoir de pйchй mortel dans la sensualitй,
mais seulement pйchй vйniel. Car lorsque le mouvement de sensualitй est impйrй
par la raison, comme la chose est йvidente chez celui qui veut convoiter un objet
mortel, ce mouvement-lа est pйchй mortel; mais il n'est pas attribuй а la sensualitй,
mais а la raison qui 1'impиre. Solutions des objections: 1. Saint Ambroise
parle du vice du pйchй mortel qui s'oppose а la vertu; mais le pйchй vйniel n'est
pas contraire а la vertu, bien qu'il y ait des vertus qui appartiennent aux
parties irrationnelles de l'вme, selon le Philosophe dans l'Йthique
(III, 19), non pas йvidemment en tant qu'elles sont sensitives, mais en tant qu'elles
sont rationnelles par participation. 2. Saint Augustin
veut dire que tout pйchй se situe dans la volontй comme dans son premier
moteur, ou comme dans ce qui a puissance de mouvoir: en effet, le mouvement de
sensualitй est pйchй vйniel parce que la volontй peut l'empкcher. 3. La sensualitй est
sujet du pйchй en tant qu'elle obйit а la raison; or, а ce point de vue, elle n'est
pas commune а nous et aux bкtes. 4. Lorsque l'acte de
la volontй ou de la raison se trouve dans le pйchй, alors on peut l'attribuer directement
а la volontй ou а la raison comme premier moteur et premier sujet; mais quand
il n'y a aucun acte de la raison ou de la volontй, mais le seul acte de la
sensualitй, que l'on qualifie de pйchй parce qu'il peut кtre empкchй par la
raison et la volontй, alors le pйchй est attribuй а la sensualitй. 5. Lorsque
disposition et habitus diffиrent comme le parfait et l'imparfait dans la mкme
espиce, ils sont alors dans le mкme sujet; autrement, cela ne s'impose pas: car
la bontй de l'imagination est une disposition а la science, et de mкme, le
mouvement de sensualitй peut кtre une disposition au pйchй mortel, qui rйside
dans la raison. 6. Lorsqu'un
mouvement illicite se produit dans la sensualitй, la raison peut se comporter а
son endroit d'une triple maniиre. D'une premiиre maniиre, comme faisant
rйsistance, et dans ce cas il n'y a aucun pйchй, mais le mйrite de la gloire.
Parfois elle se comporte comme ce qui commande, par exemple lorsque quel qu'un
excite de propos dйlibйrй un mouvement de convoitise illicite: dans ce cas, si
ce qui est illicite appartient au genre du pйchй mortel, il y aura pйchй mortel;
parfois elle se comporte sans empкcher ni commander, mais en consentant, et
alors il y a pйchй vйniel. 7. Saint Augustin
parle ici du pйchй mortel, qui constitue le pйchй absolu; car comme on l'a dit,
le pйchй vйniel n'est pйchй que sous un certain rapport. 8. Йtant donnй que l'appйtit
sensitif est mы par une certaine connaissance et qu'il est cependant une
puissance placйe dans un organe corporel, son mouvement peut se produire de
deux maniиres: d'une premiиre maniиre, en vertu d'une disposition corporelle;
et de l'autre, en vertu de quelque connaissance. Or une disposition corporelle
n'est pas soumise а l'empire de la raison, mais toute connaissance y est
soumise: la raison peut empкcher l'usage de n'importe quelle puissance
apprйhensive, surtout en l'absence de ce qui est sensible au toucher et qui
parfois ne peut кtre йcartй. Donc puisqu'il y a pйchй dans la sensualitй en
tant que celle-ci peut obйir а la raison, le premier mouvement de sensualitй
qui vient de la disposition corporelle n'est pas un pйchй; et c'est lui que
certains appellent tout premier mouvement. Mais le second mouvement, qui est
suscitй par une connaissance, est pйchй: la raison ne peut en effet en aucune
faзon йviter le premier, mais elle peut йviter le second, pour ce qui est de
chacun pris dans sa singularitй, mais non pas tous dans leur totalitй, parce
que tandis qu'elle dйtourne sa pensйe d'un objet, elle en rencontre un autre, а
partir duquel peut s'йlever un mouvement illicite.
ARTICLE 7: EN L'ЙTAT D'INNOCENCE,
L'HOMME AURAIT-IL PU PЙCHER VЙNIELLEMENT?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 21, Question 2, a. 3; Somme thйologique Ia-IIae, Question
89, a.3.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, sur ce
verset: "Adam n'a pas йtй sйduit", (I, Tim. 2, 14), la Glose
dit: "Ne connaissant pas encore la sйvйritй divine, il a pu se tromper en
croyant vйniel l'acte commis". Il semble donc par lа qu'Adam, dans l'йtat
d'innocence, a cru qu'il pouvait pйcher vйniellement avant de le faire
mortellement. Or il connaissait la condition de son йtat mieux que nous. Il ne
nous faut donc pas dire qu'il n'aurait pas pu pйcher vйniellement. 2. Mais on peut dire
que vйniel n'est pas pris ici au sens gйnйrique, comme une parole inutile est
qualifiйe de pйchй vйniel, mais qu'on qualifie de vйniel ce qui est facilement
rйmissible. - On objecte а cela ce que dit saint Grйgoire dans les Morales,
(IX, 50, 76) sur ce passage: "Souviens-toi, je t'en prie, que tu m'as
fait comme de l'argile" (Job, 10, 9): "La faute est vйnielle pour
l'homme, alors qu'elle est sans remиde pour l'ange". Si donc il avait
estimй que son pйchй йtait vйniel, c'est-а-dire pardonnable, il n'aurait pas
йtй sйduit. Donc la Glose ne doit pas s'entendre du pйchй vйniel comme
rйmissible. 3. En outre, le pйchй
vйniel est une disposition au mortel. Or la disposition prй cиde l'habitus.
Donc chez l'homme, le pйchй vйniel prйcиde le mortel. 4. En outre, puisque
nous, nous pouvons pйcher vйniellement, si Adam n'avait pu pйcher vйniellement,
il n'y aurait eu а cela d'autre raison que l'intйgritй de son йtat premier. Or
le pйchй vйniel s'oppose moins а l'intйgritй de l'йtat premier que le pйchй
mortel, qu'il a pourtant commis. Donc a fortiori a-t-il pu commettre le
pйchй vйniel. 5. En outre, les
pйchйs s'opposent aux actes vertueux or les actes vertueux ne furent pas d'un
autre genre dans l'йtat d'innocence qu'ils ne le sont actuellement; donc pas
davantage les actes du pйchй. Si donc des pйchйs sont actuellement vйniels, ils
le furent aussi dans l'йtat d'innocence. 6. En outre, on
arrive d'abord а ce qui est moins йloignй avant d'arriver а ce qui est plus
йloignй. Or le pйchй mortel est plus йloignй de la rectitude du premier йtat
que le pйchй vйniel. Donc Adam arriva au pйchй vйniel avant d'arriver au pйchй
mortel. 7. En outre, Adam
pouvait pйcher et agir bien. Mais il pouvait faire un bien plus grand ou moins
grand. Il a donc pu faire un mal plus grand et un moins grand en pйchant
mortellement et vйniellement. 8. En outre, il
existe un йtat de la crйature raisonnable dans lequel on peut pйcher
mortellement et vйniellement, comme cela nous arrive; il existe aussi un йtat
dans lequel on ne peut pйcher ni vйniellement ni mortellement, comme dans l'йtat
de gloire; il existe aussi un йtat dans lequel on ne peut pas pйcher vйniellement
mais seulement mortellement; donc il existe un йtat dans lequel, tant qu'il
dure, on peut pйcher vйniellement et pas mortellement. Or cet йtat ne peut-кtre
autre que l'йtat d'innocence. Donc dans l'йtat d'innocence, tant qu'il durait,
l'homme pouvait pйcher vйniellement. 9. En outre, dans l'йtat
d'innocence, le gouvernement de l'вme йtait bien ordonnй, c'est pourquoi il est
dit dans l'Ecclйsiaste (7, 30) que Dieu fit l'homme droit. Or un
gouvernement bien ordonnй peut d'abord кtre affaibli avant d'кtre dйtruit
entiиrement. Le gouvernement de l'вme a donc pu lui aussi кtre affaibli d'abord
par le pйchй vйniel, avant d'кtre dйtruit entiиrement par le pйchй mortel. 10. En outre, la
grвce ne supprime pas la nature. Or le libre arbitre de l'homme possиde dans sa
nature de pouvoir faire le bien et de pйcher mortellement et vйniellement. Donc
le don gratuit de la justice originelle n'empкchait pas qu'il ne pыt pйcher
vйniellement. 11. En outre, rien n'empкche
qu'il y ait un dйfaut dans l'acte d'une cause seconde, sans qu'il y ait de
dйfaut dans l'acte de l'agent supйrieur; ainsi, il arrive qu'il y ait un dйfaut
dans la force germinative d'une plante, alors qu'il n'y en a aucun dans le
mouvement du soleil. Or dans l'вme, raison et sensualitй sont dans le rapport
de supйrieur а infйrieur. Donc, mкme en l'йtat d'innocence, il a pu y avoir un
pйchй vйniel dans l'acte de la sensualitй, sans qu'aucun pйchй mortel n'existe
dans celui de la raison. 12. En outre, saint
Augustin dit dans son Commentaire littйral de la Genиse (XI, 42, n° 60),
que "lorsqu'Adam vit que sa femme n'йtait pas morte aprиs avoir pris cette
nourriture, il fut pris d'un dйsir d'en faire l'expйrience; cependant s'il
йtait alors douй d'un discernement spirituel, il n'a pu croire en aucune faзon
que Dieu leur avait interdit le fruit de cet arbre par jalousie". Or Adam
n'avait pas le discernement spirituel aprиs le pйchй; c'est donc avant le pйchй
que la convoitise l'incita а faire cette expйrience; mais cette convoitise est
un pйchй vйniel; donc chez Adam le pйchй vйniel prйcйda le pйchй mortel. 13. En outre, un
mouvement soudain d'infidйlitй est un pйchй vйniel. Or il y eut un mouvement
soudain d'infidйlitй en Eve avant qu'elle ne pиche, ce qui ressort de ce qu'elle
dit comme en doutant: "de crainte que nous ne mourions". (Gen,
3, 3). Elle pйcha donc vйniellement avant de pйcher mortellement. 14. En outre, selon
saint Augustin dans 1'Enchiridion (XI) les pйchйs sont а l'вme ce que les
maladies sont au corps. Or Adam rencontra d'abord une maladie qui affaiblit sa
force avant de rencontrer la mort. Donc pour une raison semblable, il encourut
d'abord la faiblesse due au pйchй vйniel, avant la mort spirituelle par le
pйchй mortel. 15. En outre, saint
Augustin dit dans son Commentaire littйral sur la Genиse (XI, 5): "Il
ne faut pas penser que le tentateur aurait renversй l'homme sans que n'ait
prйcйdй dans l'вme de l'homme un йlиvement qu'il fallait rйprimer". Or il
n'a pu rйprimer l'йlиvement aprиs y avoir consenti; donc il s'йtait йlevй en
lui auparavant et devait кtre rйprimй par un dйsaccord. Or un tel mouvement qui
doit кtre rйprimй est pйchй vйniel. Donc chez Adam il y eut pйchй vйniel avant
le consentement. 16. En outre, par le
pйchй mortel, l'homme fut renversй par le tentateur. Or le mouvement d'orgueil
qu'il fallait rйprimer a prйcйdй la chute, comme cela ressort des paroles mкmes
de saint Augustin. Donc le pйchй vйniel exista en lui avant le pйchй mortel. Cependant: 1) Le premier pйchй
de l'homme fut cause de mort selon ce que dit l'Apфtre: "Par un seul
homme, le pйchй est entrй dans le monde, et par le pйchй la mort"
(Rom., 5, 12). Or le pйchй est qualifiй de mortel parce qu'il est cause de
mort. Donc le premier pйchй de l'homme n'a pu кtre que mortel. 2) En outre, saint
Anselme dit dans la Conception Virginale (X) que comme la loi de la bкte
est d'agir sans raison, ainsi la loi de la nature humaine est d'agir avec
raison. Or celui qui pиche vйniellement n'agit pas avec sa raison, puisque
Denys dit dans les Noms Divins (IV, 32) que le mal de l'homme est de
vivre sans raison. Donc dans l'йtat d'innocence, oщ йtait intact l'ordre
naturel, l'homme n'a pu pйcher vйniellement. 3) En outre, tout
mouvement vient de la cause prйdominante. Or dans l'homme, au temps de son
innocence, c'йtait la justice qui prйdominait. Donc en cet йtat, tout mouvement
se produisait conformйment а la justice: donc tant que cet йtat a durй, l'homme
n'a pu pйcher vйniellement. Rйponse: Il est communйment reзu qu'Adam dans son
йtat premier n'a pas pйchй vйniellement avant d'avoir pйchй mortellement. Mais
on pourrait peut-кtre penser qu'il en йtait ainsi parce que les pйchйs qui sont
pour nous vйniels eussent йtй mortels pour l'homme en йtat d'innocence, en
raison de l'excellence de son йtat. Mais on ne peut le soutenir. Il arrive, en
effet, qu'un seul et mкme pйchй soit plus grave en raison de l'excellence de la
personne; mais une circonstance de personne n'aggrave pas le pйchй а l'infini
en rendant mortel un pйchй vйniel, а moins qu'elle ne le fasse passer а une
autre espиce de pйchй car, comme on l'a vu plus haut, seule une circonstance de
ce type fait passer du pйchй vйniel au pйchй mortel. Or cela se produit
lorsque, pour une personne donnйe, en raison de la condition de son йtat, un
acte devient contraire а un prйcepte alors que, pour une personne de condition
infйrieure, il n'a pas raison d'infraction contre un prйcepte; ainsi, le fait
de se marier pour un prкtre est une infraction au voeu de continence qu'il lui
faut garder, mais non pour le laпc qui n'a pas fait ce voeu, et de la sorte ce
qui est pйchй vйniel ou n'est pas pйchй du tout pour le laпc, est pйchй mortel
pour le prкtre. Si par contre l'acte d'une personne de condition supйrieure ne
s'oppose pas а un prйcepte qui la regarde а un titre particulier, ce n'est pas
un pйchй mortel, parce que comme on l'a dit, tout pйchй mortel s'oppose а un
prйcepte de la loi de Dieu; а moins qu'il ne le soit parfois de faзon accidentelle
en raison du scandale qui en rйsulte, quoique fournir а un frиre une occasion de
chute va aussi contre un prйcepte. Mais on ne peut pas dire que dans l'йtat
premier d'innocence de l'homme, les actes des pйchйs vйniels eussent йtй
opposйs au prйcepte d'une autre maniиre que pour nous. Aussi ne peut-on pas
dire que ces actes qui sont pour nous pйchйs vйniels eussent йtй pour lui
mortels s'il les avait faits, en raison de l'excellence de son йtat. Mais il faut dire plutфt que la condition
de son йtat йtait telle que tant que cet йtat durait, l'homme ne pouvait
commettre en aucune maniиre de pйchй vйniel. La rai son en est, comme le dit
saint Augustin dans la Citй de Dieu (XIV, 15), que l'homme йtait ainsi
fixй dans l'йtat d'innocence qu'aussi longtemps que la partie supйrieure de l'homme
йtait fermement unie а Dieu, toutes les parties infйrieures йtaient soumises а
la partie supйrieure, non seulement les parties de l'вme, mais encore le corps
lui-mкme et les autres choses extйrieures; or la partie supйrieure de l'homme,
c'est-а-dire l'esprit, ne pouvait s'йcarter de la rectitude qui la soumettait а
Dieu que par le pйchй mortel, qui est aversion de Dieu. Donc avant que l'homme
ne pйchвt mortellement, aucun dйsordre ne pouvait exister dans les parties infйrieures
de l'вme. Il est par lа йvident que le pйchй vйniel qui rйside dans la
sensualitй avant la dйlibйration de la raison, n'a pu exister dans l'йtat d'innocence,
puisque tout mouvement des parties infйrieures suivait l'ordre de la partie
supйrieure. Mais parce que, mкme dans la raison
supйrieure, il arrive, comme on l'a vu, que le pйchй vйniel existe, il pourrait
sembler а quelqu'un que du moins ce pйchй vйniel a pu exister chez Adam dans l'йtat
d'innocence. Mais, а bien y regarder, la mкme raison vaut aussi pour ce point. Car, йtant donnй que les puissances se
distinguent selon leurs objets, l'ordre des puissances se prend aussi selon l'ordre
des objets; or il se fait que dans les objets de la raison aussi, il existe un
ordre de supйrioritй et d'infйrioritй, dans le domaine spйculatif comme dans le
domaine pratique; en effet, de mкme qu'un principe indйmontrable est suprкme
dans les questions spйculatives, de mкme la fin joue ce rфle dans les actions а
faire. De lа rйsulte qu'aussi longtemps que la raison supйrieure de l'homme se
fыt bien comportйe а l'endroit de la fin, elle n'aurait pu en aucune faзon
dйfaillir en ce qui conduit а la fin, en raison de l'ordination indйfectible de
ce qui est infйrieur а ce qui est supйrieur, conformйment а la condition de cet
йtat; ainsi en va-t-il dans les questions spйculatives aussi longtemps que l'homme
garde une estimation droite des principes: а moins qu'il n'y ait un dйfaut dans
la connexion des principes aux conclusions, nul dйfaut ne pourra s'introduire
relativement aux conclusions. Or ce qu'on a vu auparavant rend йvident qu'un
pйchй est rendu mortel par l'aversion de la fin, tandis que le pйchй vйniel est
un dйsordre dans ce qui conduit а la fin: aussi йtait-il impossible а l'homme
dans l'йtat d'innocence de pйcher vйniellement avant de pйcher mortellement. Solutions des objections: 1. Dans cette Glose, "vйniel"
n'est pas pris au sens gйnйrique, comme le vйniel dont nous parlons maintenant,
mais vйniel veut dire facilement rйmissible. 2. Le pйchй du
premier homme fut certes vйniel comme le dit saint Grйgoire, parce qu'il a pu
кtre remis; cependant ce ne fut pas avec autant de facilitй qu'il le pensait, c'est-а-dire
qu'il lui serait remis sans qu'il perdоt son йtat. 3. Une chose dispose
а une autre de deux faзons: d'une premiиre faзon suivant un ordre nйcessaire et
naturel, comme la chaleur dispose а la forme du feu; et une disposition de
cette nature prйcиde toujours ce а quoi elle dispose; d'une: seconde faзon, d'une
maniиre contingente et comme accidentelle, comme la colиre dispose а la fiиvre,
sans qu'il y ait cependant nйcessitй а ce que la colиre prйcиde toujours la
fiиvre; et c'est de cette maniиre que le pйchй vйniel dispose au mortel, et
pourtant il ne le prйcиde pas toujours. 4. Pйchй vйniel et
pйchй mortel s'opposent tellement а l'intйgritй de l'йtat premier que cette
intйgritй ne souffre ni l'un ni l'autre; mais le pйchй mortel s'y oppose d'autant
plus qu'il pouvait corrompre l'intйgritй du premier йtat, ce que ne pouvait pas
le pйchй vйniel. 5. Ce raisonnement
procиde de l'idйe qui nous fait estimer que les actions qui sont pour nous
pйchйs vйniels auraient pu кtre accomplies par Adam, tout en йtant cependant
pour lui pйchйs mortels: ce qui est manifestement faux d'aprиs ce qui a йtй
dit. 6. Ce raisonnement se
vйrifie lorsqu'on ne peut parvenir а ce qui est plus йloignй que par un
intermйdiaire dйterminй; mais lorsqu'on peut parvenir а ce qui est plus йloignй
par diffйrents intermйdiaires, il n'est pas nйcessaire que chacun d'eux
prйcиde. Ainsi, lorsqu'on peut atteindre un endroit donnй par diffйrents itinйraires,
il n'est pas nйcessaire, pour parvenir au point le plus йloignй de passer
auparavant par un point plus rapprochй situй sur un de ces itinйraires. Et de
mкme, il n'y a pas de nйcessitй а ce qu'un homme pиche vйniellement avant de
pйcher mortellement. 7. Adam pouvait au
commencement faire un pйchй mortel plus ou moins grand; il ne s'ensuit pas qu'il
pouvait pйcher vйniellement: tout pйchй moins grand n'est pas vйniel. 8. Des raisons de ce
genre ne sont pas rйellement concluantes partout: car on peut trouver un
йlйment sans l'autre, comme la substance sans l'accident, ou la forme sans la
matiиre, et cependant il n'est pas possible de trouver le deuxiиme йlйment sans
le premier. Et de mкme, l'on peut dire que mкme si l'on trouvait un йtat oщ le
pйchй mortel est seul possible, il n'y a pas de nйcessitй а trouver un йtat oщ
existe le seul pйchй vйniel. On pourrait dire cependant qu'il existe un йtat
dans lequel le pйchй mortel n'йtait pas possible, alors que le pйchй vйniel l'йtait,
comme chez ceux qui ont йtй sanctifiйs avant la naissance, c'est-а-dire chez
Jйrйmie, saint Jean-Baptiste, et les Apфtres, dont il est dit: "J'ai
affermi ses colonnes" (Ps. 74, 4), et dont on croit qu'ils ont йtй
confirmйs en grвce, de sorte qu'ils ne pouvaient pas pйcher mortellement, mais
seulement vйniellement. 9. Le fait qu'un
gouvernement s'affaiblisse avant d'кtre complиtement cor rompu peut rйsulter ou
d'un dйfaut de celui qui est а la tкte, qui manque de sagesse ou de justice, ou
bien d'un dйfaut des sujets qui n'obйissent pas parfaitement. Mais dans l'йtat
d'innocence l'вme de l'homme йtait parfaite en sagesse et en justice, et ses
parties infйrieures lui йtaient parfaitement soumises: aussi le gouvernement de
l'вme ne pouvait-il pas кtre affaibli par le pйchй vйniel, avant d'кtre dйtruit
par le pйchй mortel. 10. La grвce n'enlиve
pas la perfection de la nature, mais elle enlиve ses faiblesses; or pouvoir
pйcher relиve de la faiblesse, aussi la grвce peut-elle enlever de l'homme
cette faiblesse, de sorte qu'il ne puisse plus pйcher, comme cela apparaоt
surtout chez les bienheureux. 11. Le fait qu'un
dйfaut se produise dans l'acte d'un agent infйrieur sans qu'il y en ait aucun
dans celui de l'agent supйrieur, peut arriver du fait que l'agent infйrieur n'est
pas soumis totalement au supйrieur; or ce n'йtait pas le cas dans l'йtat d'innocence,
aussi le raisonnement ne vaut pas. 12. Ce dйsir de faire
cette expйrience est la suite du mouvement d'orgueil que conзut l'homme а partir
de la parole de la femme, ce que manifestent les paroles de saint Augustin qui
dit que l'homme, en raison d'un certain orgueil de l'esprit, fut pris du dйsir
de faire cette expйrience; cet orgueil fut le premier pйchй de l'homme, et ce
fut un pйchй mortel en ce qu'il s'enorgueillit contre Dieu. Et nйanmoins, ce
dйsir de faire l'expйrience de ce qui est dйfendu peut кtre un pйchй mortel.
Quant au fait qu'on le dise douй d'un discernement spirituel, il faut le
rapporter au temps qui prйcиde la poussйe d'orgueil; encore qu'on puisse dire
que, mкme aprиs le pйchй, l'homme eut un discernement spirituel, non йvidemment
que cette spiritualitй vоnt de la grвce, mais de la perspicacitй de l'intelligence. 13. On ne peut
qualifier de soudain le mouvement d'infidйlitй ou de doute qui va jusqu'а
retentir en paroles; et cependant, mкme ce doute de la femme qui retentit en
paroles fut prйcйdй en son вme par un orgueil provoquй par les paroles du
serpent qui la tenta sur le contenu du commandement du supйrieur: car aussitфt
dans l'esprit de la femme s'йleva l'orgueil qui lui fit prendre en dйgoыt la
contrainte des prйceptes de Dieu, et de lа suivit le doute. 14. Cette nйcessitй
mкme de mourir, que l'homme encourut aussitфt, est une certaine mort de l'homme,
conformйment а l'Йpоtre aux Romains: "Bien que le corps soit mort а
cause du pйchй" (8, 10), comme le pйchй mortel est qualifiй de mort de
l'вme. Or la mort actuelle rйpond proportionnellement а la damnation future. 15. On dit que l'orgueil
qui s'йlиve doit кtre rйprimй pour ne pas s'йlever: car, а la proposition des
paroles du tentateur, l'homme aurait dы se comporter de faзon а ne pas
permettre а l'orgueil d'entrer en lui. 16. Cette chute s'entend
comme l'acte extйrieur du pйchй, ou mкme la perte de l'йtat premier; le
mouvement d'orgueil la prйcйda comme la cause prйcиde l'effet.
ARTICLE 8: LES PREMIERS
MOUVEMENTS SONT-ILS DES PЙCHЙS VЙNIELS CHEZ LES INFIDИLES?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: la-IIae, Question 89,
a. 5; IV Quodlibet, Question 11, a. 2; Ad Rom., c. 8, lect. 1.
Objections: Il semble que non. 1. Saint Anselme dit
en effet dans la Grвce et le Libre Arbitre (Question III, ch. 7): "Ceux
qui ne sont pas dans le Christ Jйsus et sentent la chair, encourent la dam
nation, mкme s'ils ne marchent pas selon la chair". Or sentir la chair et
ne pas marcher selon la chair constitue le premier mouvement de concupiscence.
Donc comme seul le pйchй mortel mйrite la damnation, il semble que les premiers
mouvements de concupiscence chez les infidиles, qui ne sont pas dans le Christ
Jйsus, ne sont pas pйchйs vйniels mais mortels. 2. En outre, l'Apфtre
dit dans l'Йpоtre aux Romains: "En effet, le bien que je veux, je ne le
fais pas" (7, 15), c'est-а-dire ne pas convoiter; et il conclut que
cela n'est pas condamnable chez lui s'il ne marche pas selon la chair, pour
cette raison prйcise qu'il est dans le Christ Jйsus, puisqu'il dit: "Il
n'y a donc aucune condamnation" а savoir du fait de convoiter, "pour
ceux qui sont dans le Christ Jйsus, qui ne marchent pas selon la chair".
Or la cause enlevйe, l'effet l'est aussi. Donc convoiter, pour ceux qui ne sont
pas dans le Christ Jйsus, est condamnable. 3. En outre, ainsi
que le dit saint Anselme dans le mкme livre, l'homme a йtй fait de telle faзon
qu'il ne devait pas sentir la concupiscence. Or il semble que cette dette (par
rapport а la concupiscence) a йtй levйe pour l'homme par la grвce baptismale,
que les infidиles n'ont pas. Donc chaque fois qu'un infidиle convoite, mкme s'il
n'y consent pas, il agit contre son devoir, donc il pиche mortellement. Cependant: Dans l'acte du pйchй, toutes choses йgales
d'ailleurs, le chrйtien pиche plus que l'infidиle, comme cela ressort de ce que
dit l'Apфtre dans l'Йpоtre aux Hйbreux: "D'un chвtiment combien plus grave
sera jugй digne, ne pensez vous pas, celui qui aura foulй aux pieds le Christ,
et tenu pour profane le sang de l'Alliance ?" (10, 29). Or le chrйtien qui
convoite ne pиche pas mortellement s'il ne consent pas. Donc bien moins encore
l'infidиle. Rйponse: Certains ont avancй que chez l'infidиle,
mкme les premiers mouvements de concupiscence йtaient des pйchйs mortels. Mais
cela n'est pas possible. Le mouvement de sensualitй, en effet, peut кtre
considйrй de deux maniиres: d'une premiиre maniиre, tel qu'il est en lui-mкme;
et sous cet aspect, il est йvident qu'il ne peut pas кtre pйchй mortel, qui est
l'aversion de la fin derniиre et le mйpris d'un prйcepte de Dieu; or la
sensualitй n'est pas capable de recevoir un prйcepte divin, et ne peut pas
atteindre la fin derniиre: aussi son mouvement, considйrй en lui-mкme, ne
peut-il absolument pas кtre pйchй mortel. D'une autre maniиre, on peut l'envisager
dans son principe, qui est le pйchй originel; et sous cet aspect, il ne peut
pas avoir davantage raison de pйchй que le pйchй originel, parce que l'effet en
tant que tel ne peut кtre supйrieur а sa cause; or le pйchй originel existe
bien chez l'infidиle et comme faute et comme peine, mais chez le fidиle, si la
peine demeure, la faute est enlevйe, comme on l'a dit plus haut en traitant du
pйchй originel. Et а cause de cela, le mouvement de
sensualitй chez les fidиles est bien un pйchй vйniel, en tant qu'il est un acte
personnel, mais en tant qu'il vient du pйchй originel, il ne relиve pas d'une
condamnation pour une faute, mais seulement d'une punition; chez l'infidиle, il
est de mкme un pйchй vйniel en tant qu'acte personnel, mais en tant qu'il
dйrive du pйchй originel il possиde un йlйment de condamnation coupable, non
certes comme pйchй mortel actuel, mais en raison de la condamnation qui revient
au pйchй originel. Solutions des objections: 1. Ceux qui ne sont
pas dans le Christ Jйsus et sentent la chair encourent la condamnation due au
pйchй originel, mais non celle due au pйchй mortel. 2. L'Apфtre a l'intention
de conclure, en disant: "Il n'y a donc pas de condamnation...",
que la rйvolte du foyer de concupiscence se trouve sans la condamnation due au
pйchй originel chez ceux qui sont dans le Christ Jйsus. On peut tenir par lа
que chez ceux qui n'ont pas obtenu la grвce du Christ Jйsus, le foyer de pйchй
existe avec la faute originelle. 3. Ce devoir de ne
pas sentir la chair, c'est l'obligation de possйder la justice originelle; il
suit de lа que celui qui ne la possиde pas, ou quelque chose d'йquivalent,
comme la grвce baptismale, a le pйchй originel, sans qu'il y ait pourtant dans
chacun de ses mouvements un pйchй mortel.
ARTICLE 9: L'ANGE BON OU
MAUVAIS PEUT-IL PЙCHER VЙNIELLEMENT?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
Ia-IIae, Question 89, a. 4.
Objections: Il semble que oui. 1. Comme le dit saint
Grйgoire dans une homйlie sur l'Ascension (Hom. 29, n° 2), l'homme est
comme l'ange en tant qu'il connaоt. Or le pйchй vйniel peut exister chez l'homme
mкme en sa partie intellective, c'est-а-dire, comme on l'a exposй, dans sa
raison supйrieure et sa raison infйrieure. Donc, pour une semblable raison, le
pйchй vйniel peut exister chez l'ange. 2. En outre, le pйchй
mortel consiste dans le fait d'aimer une crйature plus que Dieu; mais dans le
pйchй vйniel on aime quelque chose moins que Dieu. Or l'ange a pu aimer une
crйature plus que Dieu, puisqu'il a pйchй mortellement. Donc il a pu aussi
pйcher vйniellement en aimant une crйature moins que Dieu qui peut aimer plus,
peut aussi aimer moins. 3. En outre, le pйchй
mortel est а une distance infinie du pйchй vйniel; la diffйrence des peines le
montre clairement, puisqu'а l'un est due une peine temporel le, а l'autre une
peine йternelle. Or l'ange ne se situe pas а une distance infinie de l'homme.
Donc, puisque les anges mauvais que l'on appelle les dйmons accomplissent
parfois certaines actions qui sont vйnielles chez les hommes, comme lorsqu'ils
disent eux-mкmes des paroles oiseuses ou poussent les autres а en dire, il
semble que chez les anges ces actions ne soient pas mortelles mais vйnielles. 4. En outre, le pйchй
qui est vйniel par son genre ne devient mortel que par un certain mйpris. Or
parfois les dйmons induisent а des actions qui sont pйchйs vйniels par leur
genre; et comme eux-mкmes le disent parfois, ils ne le font pas par mйpris de
Dieu, ni pour induire les hommes au pйchй mortel. Ils pиchent donc
vйniellement. Cependant: Le pйchй vйniel vient surtout de la
surprise. Or la surprise n'a pas de place chez les anges bons ou mauvais, parce
que comme le dit Denys, ils ont l'intellect dйiforme. Donc il ne peut y avoir
de pйchй vйniel chez les anges bons ou mauvais. Rйponse: Chez l'ange bon ou mauvais, le pйchй
vйniel ne peut exister. La raison en est que l'ange n'a pas comme nous un
intellect discursif; or il appartient а la notion d'intellect discursif de
considйrer а part tantфt les principes et tantфt les conclusions; et il se
produit de la sorte qu'il discourt de l'un а l'autre, en considйrant tantфt
ceci, tantфt cela. Or ceci ne peut exister dans un intellect dйiforme et non
discursif: au contraire, il considиre toujours les conclusions dans les
principes sans aucun discours. Or il a йtй dit que dans le domaine des
appйtits et des opйrations, la fin est а l'йgard des moyens dans le mкme
rapport que le principe indйmontrable а l'йgard des conclusions dans le domaine
de la dйmonstration. Aussi nous arrive- t-il parfois de penser ou d'кtre
affectйs par cela seul qui mиne а la fin, et parfois par la seule fin; ceci ne
peut pas se produire chez les anges, mais le mouvement de l'esprit angйlique se
porte toujours en mкme temps sur la fin et sur les moyens; aussi chez eux ne
peut-il jamais y avoir de dйsordre par rapport aux moyens sans qu'il y ait
simultanйment un dйsordre sur la fin elle-mкme. Mais chez nous il arrive que par le pйchй
vйniel, il y ait un dйsordre qui porte sur les moyens, alors que l'вme de l'homme
demeure habituellement fixйe sur la fin, et c'est pourquoi il arrive qu'il y
ait chez les hommes pйchй vйniel sans pйchй mortel, mais non chez les anges.
Chez eux, tout dйsordre se produit par aversion de la fin derniиre, ce qui
constitue le pйchй mortel: car l'ange pиche par le fait d'adhйrer а quelque
bien crйй, en se dйtournant du bien incrйй. Solutions des objections: 1. Nous avons certes
l'intelligence en commun avec les anges, mais selon le genre; il existe
pourtant une grande diffйrence quant а l'espиce, parce que l'intelligence de l'ange
est dйiforme, alors que la nфtre est discursive, comme on l'a dit. 2. L'ange n'est pas d'une
nature composйe comme l'homme, qui par sa nature sensible et corporelle est
amenй а aimer ce qu'il ne doit pas ou plus qu'il ne doit. L'ange au contraire
ne peut pйcher qu'en aimant un bien qui lui convient sans le rapporter а Dieu,
ce qui est se dйtourner de Dieu et pйcher mortellement; aussi ne peut-il aimer
quelque chose de faзon dйsordonnйe qu'en se dйtournant de Dieu. 3. Dans tous ses
actes volontaires, le diable pиche mortellement parce que chez lui, les actes
du libre arbitre procиdent toujours de l'intention d'une fin perverse. 4. Par le fait mкme
qu'il incline les hommes а des paroles plaisantes, le dйmon a l'intention
perverse de les entraоner au pйchй mortel. Et le fait mкme d'entretenir avec
lui quelque familiaritй est imputй а l'homme comme un pйchй, au point que nous
ne devons mкme pas nous enquйrir de la vйritй auprиs de lui, comme le dit saint
Jean Chrysostome; de lа vient que le Seigneur lui-mкme l'empкcha de proclamer
la vйritй sur sa divinitй, comme on le voit dans saint Marc (1, 25) et saint
Luc (4, 34-35). Il ne faut pas croire non plus aux paroles du diable, parce qu'il
est menteur et pиre du mensonge, comme le dit saint Jean (8, 44).
ARTICLE 10: LE PЙCHЙ
VЙNIEL SANS LA CHARITЙ EST-IL PUNI DE LA PEINE ЙTERNELLE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
Ia-Ilae, Question 89, a. 6.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, quand on
йcarte la cause, l'effet est йcartй. Or la cause pour laquelle le pйchй mortel
est puni d'une peine йternelle est qu'il dйtruit le bien йternel car saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (XXI, 12) que "L'homme s'est
rendu digne d'un mal йternel, lui qui a dйtruit en lui le bien qui pouvait кtre
йternel or cela, le pйchй vйniel ne le fait pas. Donc le pйchй vйniel qui
accompagne le pйchй mortel n'est pas puni d'une peine йternelle. 2. En outre, il est
dit dans le Deutйronome (25, 2): "La mesure des coups sera proportionnйe а
celle du dйlit". Or le pйchй vйniel ne devient pas plus grand du fait qu'il
accompagne le pйchй mortel donc il n'est pas puni d'une peine plus forte. Or
lorsqu'il existe sans le pйchй mortel chez celui qui a la charitй, il n'est pas
puni d'une peine йternelle. Donc il ne sera pas puni non plus d'une peine
йternelle s'il accompagne le pйchй mortel. 3. Mais on peut dire
que le pйchй vйniel, chez celui qui meurt sans la charitй, est aggravй par l'adjonction
du pйchй mortel, en raison de la circonstance de l'impйnitence finale. - On
objecte а cela que l'impйnitence finale, selon saint Augustin dans les Paroles
du Seigneur, c'est le pйchй contre le Saint-Esprit. Si donc le pйchй est
aggravй en raison de l'impйnitence finale, il devient pйchй contre le Saint Esprit,
et alors il ne sera plus vйniel, mais mortel. 4. En outre, il peut
arriver mкme а celui qui est dans la charitй de ne pas se repentir avant la
mort d'un pйchй vйniel qu'il a commis, et cependant il n'est pas puni d'une
peine йternelle pour ce pйchй vйniel. Donc l'impйnitence finale n'aggrave pas
le pйchй vйniel qui accompagne le pйchй mortel au point de le rendre digne d'une
peine йternelle. 5. En outre, plus
quelqu'un est dans une situation йlevйe, plus grave semble кtre pour lui un
seul et mкme pйchй. Or celui qui possиde la charitй est dans un йtat plus йlevй
que celui qui est dans le pйchй mortel. Donc chez lui, le pйchй vйniel est plus
grave. 6. En outre, il
arrive parfois que quelqu'un qui meurt dans le pйchй mortel se repente d'un
pйchй vйniel commis, changeant en cette vie la volontй qui йtait la sienne de
pйcher vйniellement. Or l'вme demeure dans la volontй mкme qui йtait la sienne
en quittant son corps. Donc chez celui qui meurt ainsi, il n'y aura pas de
pйchй vйniel aprиs la mort, et il ne sera donc pas йternellement puni pour lui. 7. En outre, Dieu
punit toujours moins qu'on ne l'a mйritй: aussi est-il dit dans un psaume que
dans la colиre, il ne contient pas ses misйricordes (Ps. 76, 10). Or Dieu n'adoucit
pas dans la vie future la peine du pйchй vйniel quant а sa duretй, parce que la
peine du purgatoire est plus grande que toute peine de ce monde-ci, comme le
dit saint Augustin, et bien plus encore la peine de l'enfer; donc il l'adoucit
quant а la durйe. Donc le pйchй vйniel qui accompagne le mortel n'est pas puni
йternellement. 8. En outre, comme le
pйchй mortel existe sans la grвce, ainsi en va-t-il de mкme du pйchй originel.
Or le pйchй vйniel qui accompagne le pйchй originel n'est pas puni
йternellement il n'est pas puni, en effet, dans les limbes des enfants, puisqu'il
n'y a pas lа de peine du sens; il ne l'est pas davantage dans l'enfer des
damnйs parce que n'y est puni que le seul pйchй mortel; et d'autre part en
purgatoire personne n'est puni йternellement. Donc le pйchй vйniel qui
accompagne le pйchй mortel n'est pas non plus puni йternellement. 9. Mais on pourrait
dire que le pйchй vйniel ne peut accompagner le pйchй originel que s'il y a en
mкme temps pйchй mortel: avant l'usage de la raison, l'homme ne peut pas pйcher
vйniellement; aprиs l'usage de la raison, par contre, il est dans l'йtat de
pйchй mortel s'il ne se convertit pas а Dieu; et s'il se convertit а Dieu, il
possиde alors la grвce qui efface le pйchй originel. - On objecte а cela que le
fait que quelqu'un se convertisse actuellement а Dieu tombe sous un prйcepte
affirmatif; or les prйceptes affirmatifs, s'ils obligent toujours, n'obligent
pas en toute circonstance; donc il ne pиche pas aussitфt mortellement s'il ne
se convertit pas en acte а Dieu dиs qu'il a l'usage de raison. Or il peut alors
pйcher vйniellement. Il peut donc exister un pйchй vйniel accompagnant le pйchй
originel sans pйchй mortel. 10. En outre, la
peine du pйchй mortel est proportionnйe а la peine du pйchй vйniel en ce qui
concerne la duretй, parce que la duretй de l'une et l'autre est finie, et tout
ce qui est fini est proportionnй а toute autre rйalitй finie. Si donc au pйchй
vйniel qui accompagne le pйchй mortel est due une peine йternelle comme au
pйchй mortel, il n'y aura de diffйrence de peine que selon la duretй. C'est
donc dans une certaine proportion que la peine du pйchй mortel dйpasse la peine
du pйchй vйniel. Donc les pйchйs vйniels pourront se multiplier tellement qu'ils
mйriteront une peine йgale а un unique pйchй mortel. Or cela est faux, parce
que de nombreux pйchйs vйniels ne constituent pas un pйchй mortel, comme on l'a
dit plus haut. Donc est fausse aussi l'affirmation premiиre d'oщ celle-ci suit,
а savoir que le pйchй vйniel qui accompagne le pйchй mortel est puni d'une
peine йternelle. Cependant: Que la peine des pйchйs vйniels ait un
terme, cela vient de l'attitude fondamentale de l'вme, comme c'est clair d'aprиs
l'Apфtre (I Cor. 3, 11-12); or ce fondement est la foi formйe, comme le dit
saint Augustin dans la Citй de Dieu (XXI, 26) et dans la Foi et les Oeuvres.
Mais ce fondement n'existe pas chez celui qui meurt avec le pйchй mortel. Donc
la peine des pйchйs vйniels chez celui-lа n'aura pas de terme. Rйponse: La peine est due а la faute pour cette
raison qu'elle rйpare le dйsordre de la faute; en effet, l'homme en pйchant a
nйgligй par sa propre volontй l'ordre de la justice divine. Et cet ordre est
rйparй seulement quand est fait justice de l'homme, quand il est puni contre sa
volontй conformйment а la volontй de Dieu. Or conformйment а l'ordre de la justice
divine, une peine perpйtuelle rйpond au pйchй mortel et а cause de l'espиce
mкme du pйchй, et а cause de son inhйrence au sujet. A cause de l'espиce du pйchй, parce que le
pйchй mortel va directement contre la charitй pour Dieu et le prochain, qui
remet la peine du pйchй; or celui qui pиche contre quelque chose mйrite du fait
mкme d'кtre privй de son bienfait; ainsi dans les affaires humaines, ceux qui
pиchent contre la sociйtй sont а cause de cela mкme privйs pour toujours de la
participation а la sociйtй, ou par un exil perpйtuel, ou mкme par la mort; dans
cette peine, comme le dit saint Augustin dans la Citй de Dieu (XXI, 11),
ce n'est pas la durйe du temps requise pour tuer quelqu'un qui est envisagйe,
mais plutфt le fait que par la mort il soit privй а tout jamais du bienfait de
la citй, bien que la faute commise ait йtй peut-кtre instantanйe, ou accomplie
en peu de temps. Aussi celui qui pиche mortellement, par le fait mкme qu'il
pиche contre la charitй, mйrite d'кtre privй de la rйmission qui est un effet
de la charitй; et si le Seigneur remet, ce n'est pas en vertu du mйrite de l'homme,
mais de la misйricorde de Dieu. D'autre part, du point de vue de l'inhйrence
au sujet, le pйchй a une peine perpйtuelle, parce qu'il prive l'homme de la
grвce qui peut remettre le pйchй or tant que le pйchй demeure, la peine n'est
pas effacйe, parce qu'il ne peut rien y avoir de dйsordonnй dans les oeuvres de
Dieu. Et c'est pourquoi, de mкme qu'un homme qui se jetterait dans un puits d'oщ
il ne pourrait sortir par lui-mкme ferait en sorte, pour ce qui est de lui, d'y
кtre toujours; de mкme aussi celui qui pиche mortellement, pour ce qui est de
lui, se met sous le coup de la peine йternelle. Quant au pйchй vйniel, puisqu'il n'est pas
opposй а la charitй, il ne mйrite pas une peine йternelle а cause de son
espиce, ni а parler proprement du point de vue de l'inhйrence au sujet, puisqu'il
ne prive pas de la grвce; mais c'est de maniиre accidentelle qu'il devient
irrйmissible lorsqu'il accompagne le pйchй mortel, en tant qu'il se trouve dans
un sujet privй de la grвce, et dans ce cas, il est puni, de faзon accidentelle,
d'une peine йternelle. Solutions des objections: 1. Cet argument
envisage la cause de la peine йternelle du point de vue de; l'espиce de l'acte:
or, а ce point de vue, le pйchй vйniel ne mйrite pas une peine йternelle, mais
il la mйrite d'une autre faзon, comme on l'a dit. 2. La duretй de la
peine correspond exactement а la gravitй du pйchй, mais l'йternitй de la peine
correspond а son caractиre indйlйbile qui s'adjoint parfois de faзon
accidentelle au pйchй vйniel, comme on l'a dit. 3. L'impйnitence qui
constitue le pйchй contre le Saint Esprit est celle qui s'oppose а la charitй,
qui est un don du Saint Esprit: aussi ne pas se repentir du pйchй vйniel ne
constitue pas un pйchй contre le Saint Esprit, puisqu'il n'est pas opposй а la
charitй; mais pourtant, dans la mesure oщ il accompagne le pйchй mortel avec l'impйnitence
finale, il est par accident indйlйbile, comme on l'a dit. 4. Celui qui ne se
repent pas du pйchй vйniel, mais se repent du pйchй mortel, n'est pas dans l'impйnitence
qui s'oppose а la rйmission du pйchй: aussi il n'y a pas de cause pour une
peine йternelle. 5. Ce n'est pas en
raison d'une aggravation de culpabilitй que le pйchй vйniel est puni plus
longtemps lorsqu'il accompagne le pйchй mortel, mais en raison du caractиre
indйlйbile qui provient de cette liaison, comme on l'a dit. Et cependant, il n'est
pas toujours vrai que les pйchйs vйniels qui accompagnent le pйchй mortel sont
toujours moindres que ceux qui accompagnent la charitй; ils sont au contraire
la plupart du temps plus grands, vu qu'ils procиdent d'une passion plus forte,
que la charitй ne rйfrиne pas. Au contraire, chez ceux qui vivent dans la
charitй parfaite, les pйchйs vйniels se produisent la plupart du temps par
surprise, et ils sont aussitфt remis par la vertu de charitй, conformйment а ce
qui est йcrit: "Le Seigneur dans sa bontй pardonnera а tous ceux qui
recherchent de tout leur coeur le Seigneur Dieu de leurs pиres, et il ne leur
imputera pas le fait qu'ils n'aient pas la puretй requise" (II Chro.
30, 18-19). 6. Aprиs кtre passй
en tant qu'acte, le pйchй peut demeurer quant а la faute, que n'enlиve pas n'importe
quel changement de la volontй, mais seulement celui qu'opиre la charitй. 7. La peine du pйchй
vйniel, mкme lorsqu'elle est punie en enfer, est adoucie dans sa duretй, bien
qu'elle soit punie plus sйvиrement que si elle recevait de l'homme sa punition,
parce que ce pйchй possиde une gravitй plus grande par rapport а Dieu quand il
le punit, que par rapport а l'homme quand l'homme le punit. 8. Il n'est pas
possible que quelqu'un meure avec le pйchй originel et le pйchй vйniel sans
pйchй mortel: l'enfant, avant l'usage de la raison, est excusй du pйchй mortel,
en sorte que mкme s'il commet un acte qui est par son genre un pйchй mortel, il
n'encourt pas la faute du pйchй mortel, du fait qu'il ne jouit pas encore de l'usage
de la raison; aussi est-il excusй bien plus encore de la faute du pйchй vйniel,
parce que ce qui excuse un plus grand pйchй en excuse bien davantage un moindre;
mais aprиs qu'il a l'usage de sa raison, il pиche mortellement s'il ne fait pas
ce qui est en lui pour chercher son salut; et si par contre il le fait, il
obtient la grвce qui le purifie du pйchй originel. 9. Bien que les
prйceptes affirmatifs, а parler de faзon gйnйrale, n'obligent pas en toute
circonstance, l'homme est cependant obligй de par la loi naturelle de se
soucier en premier lieu de son salut, conformйment а ce que dit saint Matthieu
(6, 33): "Cherchez d'abord le rиgne de Dieu". La fin derniиre,
en effet, se prй sente naturellement а l'appйtit, comme les principes premiers
se prйsentent d'abord naturellement а la connaissance; ainsi tous les dйsirs
prйsupposent le dйsir de la fin derniиre, comme toutes les considйrations
supposent la considйration des premiers principes. 10. (Texte non
donnй dans l'йdition critique). Bien qu'il y ait une proportion finie entre des rйalitйs de nature
diffйrente, la plus imparfaite ne peut cependant йgaler la plus parfaite,
quelque perfection qu'elle acquiиre. La noirceur, en effet, est toujours moins
parfaite que la blancheur, quelle que soit son augmentation. Or la peine due
proprement au pйchй mortel est la privation de la vision divine, et une telle
peine ne correspond pas au pйchй vйniel. Et c'est pourquoi il est impossible
que la peine due au pйchй vйniel йgale la peine qui est due au pйchй mortel. On
peut rйpondre aussi que la peine du sens qui est infligйe dans l'enfer pour le
pйchй mortel et celle infligйe pour le pйchй vйniel ne sont pas а une distance
infinie, puisqu'elles sont finies toutes deux et qu'elles correspondent а la
conversion au bien pйrissable, qui mкme dans le pйchй mortel est finie, bien
que peut-кtre le remords de la conscience (ce qu'on appelle le "ver de
la conscience") soit sans comparaison plus fort dans l'un que dans l'autre;
mais la distance infinie qui sйpare le pйchй mortel du vйniel vient de l'aversion
pour Dieu, qui est la seule raison, pour le pйchй mortel, de la privation
perpйtuelle de la vision divine; or cela n'arrive pas par le pйchй vйniel,
sinon de faзon accidentelle, comme on l'a dit; et il ne s'en suit pourtant pas
qu'а cause de la multiplication des pйchйs vйniels, la peine devienne йgale а
la peine du pйchй mortel en intensitй, mais en extension, parce qu'on sera puni
de diverses maniиres. Et de la sorte, cet argument n'est pas concluant.
ARTICLE 11: LES PЙCHЙS
VЙNIELS SONT-ILS REMIS APRИS CETTE VIE AU PURGATOIRE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: IV Commentaire
des Sentences, D. 21, Question 1, a. 3, qc. 1.
Objections: Il semble que non. 1. L'Ecclйsiaste dit
en effet: "Qu'un arbre soit abattu, il demeure oщ il sera tombй, que ce
soit au midi ou а l'aquilon" (11, 3). Or c'est la mort qui abat l'homme.
Donc il demeurera toujours aprиs la mort dans l'йtat qui йtait le sien lorsqu'il
est mort, et donc aucun pйchй n'est remis а l'homme aprиs la mort. 2. En outre, le pйchй
n'est pas changй si ne change pas la volontй de pйcher qui йtait la cause de ce
pйchй: un effet n'est pas enlevй tant que demeure sa cause. Or la volontй ne
peut pas changer aprиs la mort, pas plus que l'ange aprиs sa chute: car la mort
est pour l'homme ce que la chute est pour l'ange, comme le dit saint Jean
Damascиne. Donc le pйchй vйniel ne peut pas кtre remis aprиs cette vie. 3. Mais on pourrait
dire que le pйchй mortel, du fait qu'il est volontaire absolument parlant,
requiert pour кtre remis un changement actuel de la volontй mais ce n'est pas
le cas du pйchй originel, parce qu'il n'est pas un pйchй volontaire d'une
volontй personnelle, ni du pйchй vйniel, parce qu'il n'est pas volontaire
absolument parlant, du fait que l'homme ne peut pas йviter de pйcher
vйniellement, mкme s'il peut йviter tel ou tel pйchй vйniel. - On objecte а
cela que saint Augustin dit dans la Pйnitence que l'homme ne peut pas commencer
une vie nouvelle s'il ne se repent de l'ancienne. Or la rйmission du pйchй
ressortit au commencement de la vie nouvelle, tandis que tout pйchй, mкme le
pйchй originel et le pйchй vйniel, appartient а la vie ancienne. Donc, puisque
la pйnitence exprime le changement de volontй actuelle, il semble que ni le
pйchй originel ni le vйniel ne puissent кtre remis sans un changement actuel de
la volontй. 4. En outre, c'est
par un mкme habitus que quelqu'un йprouve du plaisir pour une des rйalitйs
opposйes et du dйplaisir pour son contraire: ainsi, par l'habitus de
libйralitй, il nous plaоt de donner largement et il nous rйpugne de retenir
avec ladrerie. Or par l'habitus de charitй, le bien de la grвce nous plaоt;
donc par ce mкme habitus nous dйplaоt le mal de la faute. Si donc le dйplaisir
habituel suffisait а la rйmission du pйchй vйniel, jamais le pйchй vйniel ne
coexisterait avec la charitй. 5. En outre, la
rйmission du pйchй vйniel regarde le progrиs de la vie spirituelle. Mais comme
le progrиs de la vie spirituelle est propre а l'йtat de voie, il n'existe plus
aprиs la mort, qui met un terme а cet йtat de voyageur. Donc le pйchй vйniel ne
peut кtre remis aprиs cette vie. 6. En outre, il
semble qu'appartienne а la mкme raison formelle le fait que quelqu'un mйrite
une rйcompense essentielle ou accidentelle, et que son pйchй lui soit remis,
parce que c'est par la mкme raison que l'on se rapproche d'un des termes
opposйs et qu'on s'йloigne de l'autre. Or l'homme aprиs sa mort ne peut mйriter
de rйcompense ni essentielle, ni accidentelle. Donc pour une semblable raison,
ni pйchй vйniel ni pйchй mortel ne peuvent lui кtre remis. 7. En outre, il est
plus facile pour l'homme de tomber dans le pйchй que de se faire remettre ce
pйchй, parce que l'homme est un esprit qui de lui-mкme va au pйchй mais n'en
revient pas. Or aprиs la mort l'homme ne peut pйcher vйniellement. Donc le
pйchй vйniel ne peut pas davantage lui кtre remis. 8. En outre, aucun
pйchй mйritant la peine йternelle n'est remis aprиs cette vie. Or il semble que
le pйchй vйniel mйrite une peine йternelle: si pour avoir йvitй le pйchй
vйniel, l'homme peut mйriter la vie йternelle, а l'inverse pour avoir commis un
pйchй vйniel, l'homme peut mйriter la peine йternelle. Le pйchй vйniel ne peut
donc кtre remis aprиs cette vie. 9. En outre, dans le
purgatoire, il y a а la fois la grвce et la peine. Or le pйchй vйniel n'y est
pas remis en raison de la peine, d'une part parce que la peine йtant un effet
de la faute, elle n'agit pas sur elle; d'autre part, parce que pour la mкme
raison, toute peine enlиverait la faute, ce qui est йvidemment faux de la peine
de l'enfer. De mкme, le pйchй vйniel n'y est pas remis non plus en raison de la
grвce, parce que la grвce ne s'oppose pas au pйchй vйniel, mais est compatible
avec lui. Donc le pйchй vйniel n'est pas remis au purgatoire. 10. Mais on peut dire
que le pйchй vйniel est remis au purgatoire parce que l'homme a mйritй en cette
vie qu'il lui soit remis. - On objecte а cela que le mйrite du Christ est plus
efficace que celui de n'importe quel homme. Or personne ne peut кtre absous d'un
pйchй futur par les sacrements qui tirent leur efficacitй du mйrite du Christ.
Donc bien moins encore peut-on mйriter d'кtre absous d'un pйchй futur. 11. En outre, de mкme
que le pйchй mortel s'oppose а la charitй, de mкme le pйchй vйniel s'oppose а
la ferveur de la charitй. Or cette ferveur de la charitй qui dйtruit le pйchй
vйniel ne peut pas exister dans la vie future, parce qu'il n'y aura lа aucun
nouveau mouvement de volontй. Donc le pйchй vйniel ne pourra pas кtre remis,
pas plus que le pйchй mortel ne peut кtre remis sans que survienne une nouvelle
charitй. 12. En outre, toute
rйalitй compatible avec un antйcйdent l'est aussi avec son consйquent; ainsi le
fait d'кtre blanc, compatible avec le fait d'кtre homme, l'est aussi avec le
fait d'кtre animal; autrement les opposйs seraient ensemble. Or а la grвce
finale succиde nйcessairement la gloire; le pйchй vйniel, incompatible avec
cette gloire, l'est donc aussi avec la grвce finale. Il ne peut donc кtre remis
aprиs cette vie. 13. En outre, l'йtat
du purgatoire est un йtat intermйdiaire entre celui de la vie prйsente et celui
de la gloire future. Or dans la vie prйsente, on trouve et la faute et la peine;
dans l'йtat de gloire par contre, ni faute, ni peine; le milieu entre les deux,
c'est la faute sans peine, ou la peine sans faute. Mais la faute ne peut exister
sans peine, parce que cela irait contre l'ordre de la justice divine; donc en
purgatoire, il y aura la peine sans faute. Donc aprиs cette vie, nulle faute ne
peut кtre remise au purgatoire. 14. En outre, aucun
sacrement de l'Eglise n'a йtй instituй en vain. Or comme l'extrкme-onction a
йtй instituйe pour remettre les pйchйs vйniels, elle semblerait avoir йtй
instituйe en vain si aprиs cette vie les pйchйs vйniels pouvaient кtre remis au
purgatoire. Ils ne peuvent donc кtre remis aprиs cette vie. 15. En outre, une
disposition qui est la consйquence de la forme ne demeure pas dans la matiиre
lorsque la forme se retire: en effet, lorsque le feu est йteint, la chaleur ne
demeure pas dans la matiиre du feu. Donc la disposition de la matiиre ne
demeure pas non plus dans la forme sйparйe de la matiиre. Or le pйchй vйniel
est une disposition de l'homme qui se tient du cфtй de la matiиre: car les
pйchйs vйniels se produisent en raison de la corruption du corps qui alourdit l'вme;
comme on l'a dit en effet, les pйchйs vйniels ne pouvaient pas exister dans l'йtat
de nature intиgre. Donc le pйchй vйniel ne demeure pas dans l'вme sйparйe du
corps, et de la sorte il ne peut кtre remis aprиs cette vie. 16. En outre, lorsqu'un
bien considйrable est diffйrй, et qu'un mal considйrable menace, un dйsir
intense s'йlиve d'obtenir le bien et d'йviter le mal. Or l'вme sйparйe qui est
redevable du purgatoire est menacйe d'un grand mal, а savoir la dure peine du
purgatoire, et pour elle est diffйrй le bien souverain qu'elle espиre, la vie
йternelle. En elle s'йlиve donc aussitфt un dйsir fervent. Or la ferveur de la
charitй n'est pas compatible avec le pйchй vйniel. Donc dans le purgatoire, l'вme
sйparйe ne peut avoir de pйchй vйniel; donc le pйchй vйniel ne peut кtre remis
au purgatoire. 17. En outre, le feu
du purgatoire punit l'вme en tant qu'il est l'instrument de la justice divine.
Il n'est pas regardй comme l'instrument de la misйricorde divine dont le propre
est de remettre le pйchй. Donc aprиs cette vie, le pйchй vйniel n'est pas remis
en purgatoire. Cependant: 1) Saint Grйgoire dit
dans les Dialogues (IV, I, 39): "Il est donnй а comprendre que
certaines fautes lйgиres sont remises aprиs cette vie". 2) En outre, а propos
de: "Lui-mкme vous baptisera dans l'Esprit Saint et le feu"
(Matt., 3, 11), la Glose dit: "Il lave par l'Esprit en la vie prйsente;
aprиs elle, si quelque tache apparaоt, il purifie en brыlant par le feu au
purgatoire". Ce qu'on doit entendre des pйchйs plus lйgers. 3) En outre, saint
Augustin dit que "par ce feu transitoire sont purifiйs non pas les pйchйs
capitaux, mais les petits pйchйs". 4) En outre, saint
Ambroise dit dans le Bien de la Mort. "De mкme que les yeux de chair ne
peuvent voir le soleil matйriel s'il existe en eux une lйsion, de mкme les yeux
spirituels ayant une lйsion ne peuvent voir le soleil spirituel." Or le
pйchй vйniel est une certaine lйsion de l'вme; l'вme ne peut donc pas parvenir
а voir Dieu aussi longtemps qu'elle garde la tache du pйchй vйniel. Il faut
donc que cette tache soit purifiйe en purgatoire. Rйponse: Pour йclairer cette question, il faut
comprendre ce que c'est que remettre un pйchй: ce n'est rien d'autre que le
fait que ce pйchй ne soit pas imputй: aussi dans le Psaume (31, 1-2), aprиs
avoir dit: "Bienheureux ceux dont les iniquitйs ont йtй remises",
on ajoute en maniиre d'explication: "Bienheureux est l'homme а qui le
Seigneur n'a pas imputй de pйchй". Or un pйchй est imputй а quelqu'un dans
la mesure oщ il empкche l'homme d'atteindre la fin derniиre qui est la
bйatitude йternelle; l'homme en est empкchй par le pйchй, et en raison de la
faute, et en raison de la peine. En raison de la faute, parce que comme la
bйatitude constitue le bien parfait de l'homme, elle n'est pas compatible avec
une quelconque diminution de bontй; or du fait que quelqu'un a commis un acte
peccamineux, il encourt un certain amoindrissement du bien, а savoir en tant qu'il
s'est rendu rйprйhensible et a contractй une certaine indignitй par rapport а
un si grand bien. D'autre part, du fait qu'on est passible d'une
peine, la bйatitude parfaite est йgalement impossible, elle qui exclut toute
douleur et toute peine: "Car la douleur et l'affliction seront ici
mises en fuite" comme le dit Isaпe (35, 10). Pourtant l'empкchement causй par ces deux
йlйments est diffйrent pour le pйchй mortel et pour le pйchй vйniel. Car dans
le pйchй mortel, l'homme endure une diminution de bontй en йtant privй du
principe qui conduit а la fin, c'est-а-dire de la charitй, tandis que dans le
pйchй vйniel, l'homme subit une diminution et un empкchement par suite d'une
certaine indignitй de l'acte, comme si l'empкchement existait dans l'acte mкme
qui devait le conduire а la fin, йtant sauf cependant le principe qui l'y
incline, de mкme aussi que ce qui est lourd peut кtre empкchй de tomber, soit
par corruption de sa lourdeur, soit par quelque empкchement qui survient et
empкche son mouvement de parvenir а sa fin naturelle. Du point de vue de la peine, il existe aussi
une diffйrence: devenu comme ennemi, on mйrite, par le pйchй mortel, une peine
qui dйtruit, alors que par le pйchй vйniel, on mйrite une peine qui corrige. Donc c'est autrement qu'est remis le pйchй
vйniel, et autrement le pйchй mortel. Pour ce qui est de la faute, pour que le
pйchй mortel ne soit pas imputй, il faut que soit levй l'empкchement qui venait
de la corruption du principe de l'acte, par une infusion nouvelle de charitй et
de grвce. Or cela n'est pas requis pour le pйchй vйniel, parce que la charitй
demeurait; mais il faut que soit фtй l'empкchement par une rйaction vigoureuse
contraire а cet empкchement que l'obstacle du pйchй vйniel opposait; de mкme l'empкchement
qui vient de la corruption du caractиre lourd ne peut кtre enlevй que par une nouvelle
gйnйration du sujet, mais l'empкchement qui vient de l'adjonction d'un obstacle
est фtй par un mouvement violent qui le rejette. Ainsi donc le pйchй vйniel est
remis quant а la faute par la ferveur de la charitй, le pйchй mortel par une
infusion de la grвce. Quant а la peine, le pйchй mortel n'est pas remis puisqu'il
comporte une peine sans limite et йternelle; au contraire le pйchй vйniel est
remis par l'acquittement d'une peine temporelle finie. Et ainsi la maniиre dont
l'un et l'autre pйchй peuvent кtre remis en cette vie prйsente est suffisamment
claire. Mais dans la vie future, le pйchй mortel
ne peut jamais кtre remis quant а la faute, car aprиs cette vie, l'вme ne subit
pas le changement essentiel que lui pro curerait une infusion nouvelle de grвce
et de charitй; et la faute n'йtant pas remise, la peine ne l'est pas non plus,
comme on l'a dit. Quant au pйchй vйniel, certains ont dit
que pour ceux qui ont la charitй, il est toujours remis en cette vie quant а la
faute, mais que c'est aprиs cette vie qu'il est remis quant а la peine, c'est-а-dire
par l'acquittement de la peine. Et cela paraоt vraiment assez probable chez
ceux qui quittent cette vie en ayant l'usage de la raison: il n'est en effet
pas probable que celui qui a la charitй et sent la mort venir ne soit pas mы
par un mouvement de charitй et envers Dieu, et contre tous les pйchйs qu'il a
commis, mкme vйniels; or ceci suffit pour la rйmission des pйchйs vйniels quant
а la faute, et peut-кtre aussi quant а la peine, si la dilection est intense. Seulement il arrive parfois que certains
hommes, lors des actes mкmes des pйchйs vйniels ou quand ils ont le projet de
pйcher vйniellement, soient pris par le sommeil ou quelque passion qui leur
enlиve l'usage de la raison, et soient devancйs par la mort avant de pouvoir
avoir l'usage de leur raison; pour eux, il est clair que les pйchйs vйniels ne
sont pas remis en cette vie; et cependant ils ne sont pas pour cela exclus а
jamais de la vie йternelle, а laquelle ils ne parviennent nullement s'ils ne deviennent
pas absolument purs de toute faute. C'est pourquoi il faut dire que les pйchйs
vйniels leur sont remis aprиs cette vie, mкme quant а la faute, de la maniиre
dont ils sont remis en cette vie, c'est-а-dire par un acte de charitй envers
Dieu, qui rejette les pйchйs vйniels commis en cette vie. Cependant, parce qu'aprиs
cette vie on n'est pas en йtat de mйriter, si ce mouvement de dilection enlиve
bien chez eux l'empкchement constituй par la faute vйnielle, ils ne mйritent
pourtant pas l'acquittement ou la diminution de la peine, comme en cette vie. Solutions des objections: 1. Le pйchй vйniel ne
change pas l'йtat ou la situation de l'homme, mais il constitue un certain
empкchement qui retarde l'homme dans l'obtention de sa fin derniиre. 2. Il n'existe pas
dans la vie future de changement essentiel de la volontй, c'est-а-dire quant а
son orientation vers la fin quant а la charitй ou quant а la grвce; il peut
cependant y avoir un changement accidentel, par йlimination de l'obstacle, car
ce qui lиve un obstacle meut de faзon accidentelle, comme on le dit dans les
Physiques (VIII, 8). 3. Que la volontй
porte son dйsir sur un contraire et son refus sur l'autre relиve de la mкme
raison formelle; or personne, jouissant de l'usage de son libre arbitre, ne
peut commencer une vie nouvelle, qui implique l'infusion de la grвce, s'il ne
dйsire et aime le bien de la grвce; et c'est pourquoi il lui faut dйtester tout
mal s'y opposant. Il lui faudra cependant dйtester spйcialement les pйchйs
mortels qu'il a commis par sa propre volontй et qui sont directement contraires
а la grвce, en sorte que, la cause qui retire la grвce ainsi supprimйe par le
dйplaisir qu'il a du pйchй mortel, l'effet soit enlevй, c'est-а-dire la
privation de la grвce, par une infusion de celle-ci. Quant au pйchй originel,
il n'a pas йtй contractй par la volontй propre de telle personne le pйchй
vйniel, lui, a bien йtй commis par la volontй propre de telle personne, mais il
n'est pourtant pas cause de la privation de la grвce: aussi n'est-il pas requis
pour lui un dйplaisir spйcial, mais seulement gйnйral, en tant que le pйchй
vйniel comporte un certain caractиre s'opposant а la grвce. 4. Un dйplaisir
habituel ne suffit pas pour la rйmission du pйchй vйniel, mais un dйplaisir
actuel est requis; il suffit cependant qu'il soit gйnйral. 5. La remise d'une
faute vйnielle ne constitue pas par soi de progrиs spirituel, c'est-а-dire l'augmentation
du bien spirituel, mais seulement de maniиre accidentelle, dans la mesure oщ un
obstacle est enlevй. 6. Le mйrite de la
gloire essentielle ou accidentelle appartient par lui-mкme au progrиs spirituel
qui consiste en l'augmentation du bien spirituel: aussi les cas sont
diffйrents. 7. L'вme aprиs la
mort passe а un autre йtat conforme а celui des anges: aussi, pour la mкme
raison, elle ne peut pйcher vйniellement, pas plus que l'ange. Cependant, parce
que demeure en elle l'usage de la charitй, qui est la cause de la rйmission du
pйchй vйniel, le pйchй vйniel peut lui кtre remis mкme aprиs la mort. 8. Йviter le pйchй
vйniel peut se comprendre d'une double maniиre: d'une premiиre faзon, comme une
simple nйgation, et de la sorte, on ne mйrite pas la vie йternelle, puisque
mкme en dormant on ne pиche pas vйniellement, et cependant on ne mйrite pas; d'une
seconde faзon comme une certaine affirmation, en tant qu'on dit qu'йvite le
pйchй vйniel celui qui veut ne pas pйcher vйniellement. Et parce que cette
volontй peut venir de la charitй, йviter le pйchй vйniel peut кtre mйritoire de
la vie йternelle; mais pйcher vйniellement ne s'oppose pas а la charitй, donc
ne mйrite pas une peine йternelle. 9. La rйmission au
purgatoire du pйchй vйniel quant а la peine revient au purgatoire; l'homme qui
endure cette peine rиgle sa dette, et l'obligation de la peine cesse ainsi.
Mais quant а la faute, le pйchй vйniel n'est pas remis par la peine, ni du fait
qu'elle est subie actuellement, parce qu'elle n'est pas mйritoire, ni du fait
qu'on revient sur elle: ce ne serait pas un mouvement de charitй de dйtester le
pйchй vйniel а cause de la peine, mais ce serait plutфt un mouvement de crainte
servile et naturelle. Donc dans le purgatoire, le pйchй vйniel est remis quant
а la faute par la force de la grвce, non seulement en tant qu'elle est
habituelle, parce que dans ce cas elle est compatible avec le pйchй vйniel,
mais en tant qu'elle produit un acte de charitй qui dйteste le pйchй vйniel. 10. Personne ne peut
mйriter la rйmission d'une faute future; on peut cependant mйriter l'йtat du
purgatoire, dans lequel la faute peut кtre remise. 11. Aprиs la mort, il
n'y aura pas de nouveau mouvement de la volontй qui n'ait prйcйdй en cette vie
par quelque racine de nature ou de grвce; il y aura cependant aprиs cette vie
beaucoup de mouvements actuels de volontй qui n'existent pas maintenant, parce
que les вmes se conformeront aussi а ce qu'elle connaоtront et йprouveront
alors. 12. Quand l'antйcйdent
et le consйquent d'une proposition conditionnelle existent ensemble, tout ce
qui est compatible avec l'antйcйdent est compatible avec le consйquent; mais
quand ils n'existent pas ensemble, cela n'est pas nйcessaire. En effet, du fait
qu'un animal vit, il s'ensuit qu'il mourra; cependant, tout ce qui est
compatible avec la vie n'est pas compatible avec la mort; et de mкme, tout ce
qui est compatible avec la grвce finale n'est pas compatible avec la gloire. 13. Il n'y a pas de
nйcessitй а ce qui est un milieu par rapport а quelque chose, le soit par
rapport а toutes choses; par consйquent, l'йtat de purgatoire est bien un
milieu entre l'йtat de la vie prйsente et celui de la gloire quant а certaines
choses, non cependant en ce qu'il y aurait lа une faute sans peine ou une peine
sans faute. 14. Tous les
sacrements de la loi nouvelle ont йtй instituйs pour confйrer la grвce. Or,
comme on l'a dit, il n'est pas requis qu'il y ait une nouvelle infusion de
grвce pour remettre les pйchйs vйniels; et c'est pourquoi ni l'extrкme-onction,
ni aucun sacrement de la loi nouvelle n'a йtй instituй а titre principal contre
les pйchйs vйniels, encore qu'ils remettent ces pйchйs vйniels; mais l'extrкme
onction a йtй instituйe pour enlever les traces du pйchй. 15. Bien qu'une
certaine cause des pйchйs vйniels provienne de la corruption du corps,
cependant les pйchйs vйniels ne sont pas dans le corps comme dans leur sujet,
mais dans l'вme: aussi ne sont-ils pas des dispositions de la matiиre, mais de
la forme. 16. Cet argument ne
conclut pas que le pйchй vйniel ne serait pas remis au purgatoire, mais qu'il
serait remis aussitфt, ce qui semble assez probable. 17. Comme on l'a dйjа
dit, la rйmission de la faute ne vient pas de la peine, mais de l'usage de la
grвce, qui est un effet de la misйricorde divine.
ARTICLE 12: LA RЙMISSION
DES PЙCHЙS VЙNIELS EN CETTE VIE SE FAIT-ELLE PAR L'ASPERSION D'EAU BЙNITE, LES
ONCTIONS CORPORELLES ET AUTRES CHOSES SEMBLABLES?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: IV Commentaire
des Sentences, D. 16, Question 2, a. 2, qc. 4; D. 21, Question 2, a. 1; fila,
Question 87, a. 3.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, confйrer
la grвce est le propre des sacrements de la loi nouvelle. Or les observances de
cet ordre ne sont pas qualifiйes de sacrement. Donc elles ne confиrent pas la
grвce: donc il n'y a pas par elles rйmission de quelque peine. 2. En outre, le pйchй
mortel ne peut coexister avec la grвce, avec laquelle peut coexister cependant
le pйchй vйniel; et de la sorte, l'infusion de la grвce suffit а la rйmission
du pйchй mortel, mais elle ne suffit pas а celle du pйchй vйniel; il semble
donc qu'il est requis davantage pour la rйmission du pйchй vйniel que pour
celle du pйchй mortel. Or les observances dont on a parlй ne peuvent remettre
le pйchй mortel, donc bien moins encore le pйchй vйniel. 3. En outre, un acte
de charitй remet le pйchй vйniel. Or un acte de charitй ne peut кtre causй par
les observances susdites, mais il procиde de l'intйrieur. Donc par ces
observances, le pйchй vйniel ne peut кtre remis. 4. En outre, ces
observances se comportent d'une maniиre йgale а l'йgard de tous les pйchйs
vйniels. Si donc elles remettent un pйchй vйniel, pour la mкme raison elles les
remettent tous; et si ainsi ils sont remis quant а la faute, c'est trиs souvent
que ceux qui sont sans pйchй mortel peuvent dire: "Nous n'avons pas de
pйchй", ce qui est contraire а ce que dit saint Jean (I, 1, 8); et si
ces observances remettent le pйchй mкme quant а la peine, la plupart aprиs la
mort s'envoleront au ciel sans йprouver la peine du purgatoire ce qui paraоt ne
pas convenir. Donc les pйchйs vйniels ne sont pas remis par ces observances. Cependant: Rien ne se fait en vain dans les
observances de l'Йglise. Or il est fait mention de la rйmission de la faute
dans la bйnйdiction de l'eau. Donc l'aspersion d'eau bйnite remet une certaine
faute; or ce n'est pas la faute mortelle, donc c'est la faute vйnielle. Rйponse: Comme on l'a dit plus haut, c'est la
ferveur de la charitй qui remet les pйchйs vйniels et c'est pourquoi tout ce
qui est de nature а exciter la ferveur de la charitй peut causer la rйmission
des pйchйs vйniels. Or l'acte de charitй appartient а la
volontй, qui est portйe а une chose de trois maniиres: parfois par la seule
raison qui lui fait connaоtre quelque chose; par fois aussi par la raison
accompagnйe d'un instinct intйrieur qui vient d'une cause supйrieure, а savoir
Dieu; parfois en plus de cela, par l'inclination d'un habitus inhйrent dans l'вme. Il existe donc des rйalitйs qui causent la
rйmission du pйchй vйniel en tant qu'elles inclinent la volontй а un acte
fervent de charitй conformйment aux trois modes indiquйs, et c'est ainsi que
les pйchйs vйniels sont remis par les sacrements de la loi nouvelle: а la fois,
la raison les considиre comme des remиdes de salut, et la puissance divine
opиre en eux le salut plus secrиtement, et c'est aussi par eux qu'est confйrй
le don de la grвce habituelle. Il existe encore des rйalitйs qui causent
la rйmission du pйchй vйniel conformйment а deux des modes indiquйs dйjа: en
effet, elles ne causent pas la grвce, mais excitent la raison а rйflйchir а ce
qui excite la ferveur de la charitй; et on croit mкme pieusement que la
puissance divine agit intйrieurement en excitant la ferveur de la dilection; c'est
de cette faзon que l'eau bйnite, la bйnйdiction pontificale et les sacramentaux
de ce genre causent la rйmission des pйchйs vйniels. Il existe par contre d'autres rйalitйs qui
causent la rйmission du pйchй vйniel en excitant seulement la ferveur de la
charitй par maniиre de considйration, comme l'oraison dominicale, le fait de se
frapper la poitrine et autres choses semblables. Solutions des objections: 1. Pour la rйmission
du pйchй vйniel, il n'est pas nйcessaire qu'une grвce nouvelle soit confйrйe,
et c'est pourquoi le pйchй vйniel peut кtre remis par ce qui n'est pas un
sacrement. 2. Chez celui qui
possиde l'usage du libre arbitre, une grвce nouvelle n'est pas infusйe sans la
ferveur de la charitй; d'oщ il rйsulte qu'il y a plus d'йlйments requis pour la
rйmission du pйchй mortel que pour celle du pйchй vйniel. 3. Ces observances
causent la ferveur de la charitй en inclinant la volontй elle- mкme, comme on l'a
dit. 4. Bien que ces
observances aient le mкme effet sur tous les pйchйs vйniels, cependant la
ferveur qu'elles excitent n'a pas le mкme rapport а l'йgard de tous, mais
concerne parfois certains en particulier et agit plus efficacement contre eux;
et si elle les concerne en gйnйral, il peut arriver qu'elle n'ait pas le mкme
effet sur tous, du fait que l'appйtit de l'homme est parfois inclinй
habituellement а commettre certains pйchйs vйniels, en sorte que si la mйmoire
les lui rappelait, ils ne lui dйplairaient pas, ou que si par hasard l'occasion
se prйsentait, il les commettrait; et il arrive rarement aux hommes qui vivent
en cette vie mortelle d'кtre libйrйs de ces dйfauts: aussi ne pouvons-nous
jamais dire en toute confiance: "Nous n'avons pas de pйchй". Et mкme
si l'homme obtient pour un temps par ces remиdes la rйmission de tous les
pйchйs vйniels quant а la faute, il ne s'ensuit pas cependant qu'il soit libйrй
quant а la totalitй de la peine, а moins que par hasard la ferveur de sa
dilection ne soit telle qu'elle suffise а la rйmission de cette totalitй.
QUESTION VIII: LES VICES CAPITAUX
ARTICLE 1: COMBIEN Y
A-T-IL DE PЙCHЙS CAPITAUX ET QUELS SONT-ILS?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 42, Question 2, a. 3; IIa-IIae, Question 84, articles 3-4.
Objections: Il semble qu'il y ait sept pйchйs
capitaux. 1. Saint Grйgoire dit
en effet dans les Morales (XXXI, 45): "Il existe sept vices
capitaux, а savoir la vaine gloire, l'envie, la colиre, la tristesse, l'avarice,
la gourmandise, la luxure." - On objecte а cela que les vices
qualifiйs de capitaux semblent кtre ceux dont les autres sont issus. Or tous
les vices naissent d'un ou de deux vices: il est dit, en effet: "La
racine de tous les maux est la cupiditй" (I Tim., 6, 10), et: "Le
commencement de tout pйchй, c'est l'orgueil" (Ecclйsiastique 10, 15).
Donc il n'y a pas sept pйchйs capitaux. 2. Mais on peut dire
que l'Apфtre parle ici de la cupiditй non pas en tant qu'elle est un pйchй
spйcial, mais en tant qu'elle implique un dйsordre gйnйral de la concupiscence.
- On objecte а cela que la cupiditй, en tant que pйchй spйcial, est l'appйtit
dйsordonnй des richesses, qui se nomme avarice. Or c'est de cette cupiditй que
parle ici l'Apфtre, ce qui ressort de ce qu'il dit au mкme endroit: "Ceux
qui veulent devenir riches tombent dans les tentations et le filet du
diable." (I Tim., 6, 9). Donc la cupiditй qui est la racine de tous
les maux est un pйchй spйcial. 3. En outre, les
vices sont opposйs aux vertus. Or il n'existe que quatre vertus cardinales,
comme le dit saint Ambroise а propos du texte de saint Luc "Bienheureux
les pauvres" (6, 20). Donc il n'existe que quatre vices capitaux. 4. En outre, un pйchй
semble sortir de tel autre quand il est ordonnй а la fin de ce dernier: ainsi,
si quelqu'un ment pour acquйrir de l'argent, son mensonge sort de l'avarice.
Mais tous les vices peuvent кtre ordonnйs а la fin de n'importe quel vice. Donc
un vice n'est pas plus capital qu'un autre. 5. En outre, des
rйalitйs, dont l'une naоt naturellement de l'autre, ne peuvent pas а titre йgal
кtre tenues pour principales. Or l'envie naоt naturellement de l'orgueil. Donc
l'envie ne doit pas кtre comptйe comme un vice capital distinct de l'orgueil. 6. En outre, ceux-lа
sont des vices principaux ou capitaux qui ont des fins principales. Or, si l'on
prend les fins prochaines des vices, elles sont bien plus nombreuses que sept;
si par contre, on prend les fins йloignйes, la gourmandise ne se distinguera
pas de la luxure, l'une et l'autre йtant ordonnйes а la dйlectation de la chair
comme а leur fin йloignйe. Il n'est donc pas convenable d'assigner sept vices
capitaux. 7. En outre, l'hйrйsie
est un vice. Or, chez celui qui tombe dans l'hйrйsie par pure ignorance,
celle-ci n'a pas sa cause dans un des vices dont on a parlй. Donc il existe un
vice qui ne vient pas des vices prйcitйs, et de la sorte, l'йnumйration des
vices principaux est insuffisante. 8. En outre, il
arrive qu'un pйchй naisse d'une intention bonne, comme cela est clair chez
celui qui vole pour faire l'aumфne. Or un tel pйchй ne vient pas de l'un des
vices prйcйdemment йnumйrйs. Donc tous les pйchйs ne naissent pas de ces vices
prйcitйs. 9. En outre, la
gourmandise semble ordonnйe а ce qui dйlecte le goыt, et la luxure а ce qui
dйlecte le toucher. Or, pour les autres sens aussi, il existe des choses
dйlectables. Donc on devrait йnumйrer des vices principaux selon les autres
sens. 10. En outre, tous
les pйchйs paraissent relever de la puissance appйtitive, parce que comme le
dit saint Augustin, c'est par la volontй qu'on pиche et qu'on vit droitement.
Mais le mouvement de l'appйtit va de l'вme а la chose. Or, dans les choses, on
ne trouve que le bien et le mal, comme on le dit dans la Mйtaphysique
(VI, 4). Il ne doit donc exister que deux vices capitaux, l'un par rapport au
bien, l'autre par rapport au mal. 11. En outre, la
volontй, а qui revient le pйchй, est l'appйtit intellectuel qui paraоt porter
sur les choses en leur universalitй, du fait qu'il suit l'apprйhension de l'intelligence,
apprйhension de l'universel. Or l'universel dans le genre de l'appйtit, c'est
le bien et le mal, qui ne se situent pas dans un genre, mais sont des genres
pour d'autres choses, comme on le dit dans les Prйdicaments (eh. il).
Donc les vices capitaux ne doivent pas se distinguer selon des maux et des
biens particuliers, mais seulement en gйnйral, en sorte qu'il y en ait deux
conformйment а la diffйrence du bien et du mal. 12. En outre, le mal
se produit de maniиres plus nombreuses que le bien, parce que le bien tient а l'unitй
et а l'intйgritй de la chose, alors que le mal vient de chaque dйfaut, comme le
dit Denys dans les Noms Divins (IV, 30). Or quatre vices capitaux
semblent envisagйs selon leur rapport au bien: ainsi la gourmandise et la
luxure regardent le bien dйlectable, l'avarice le bien utile, l'orgueil le bien
honnкte, parce qu'"il tend des piиges aux bonnes oeuvres pour qu'elles
pйrissent", comme le dit saint Augustin. Donc les autres vices capitaux
doivent кtre plus de trois. 13. En outre, les
principes de genres diffйrents sont diffйrents, comme on le dit dans la
Mйtaphysique (XI, 4). Or, dans le domaine des opйrations et des appйtits,
la fin joue le mкme rфle que le principe dans le domaine spйculatif, comme on
le dit dans l'Йthique (VII, 8). Donc divers genres de vices ne peuvent
pas se ramener а la fin d'un vice unique, et dans ces conditions, d'un vice
unique ne peuvent pas en provenir plusieurs. 14. En outre, si un
vice dйcoule d'un autre comme ordonnй а sa fin, il s'ensuivra qu'ils ont l'un
et l'autre la mкme fin. Ce sera ou bien selon la mкme considйration, ou bien
selon deux considйrations diffйrentes. Si c'est selon deux considйrations, on
ne devra pas parler d'une fin unique, mais de plusieurs, parce que la multitude
et la diversitй des objets qui correspondent aux puissances, aux habitus et aux
actes de l'вme se prennent davantage d'aprиs les raisons formelles des objets
que matйriellement, d'aprиs les choses elles-mкmes. De la sorte, un vice ne
sera pas ordonnй а la fin de l'autre, mais l'un et l'autre auront par soi leur
fin propre, de faзon йgale. Mais si la fin des deux vices est identique selon
la mкme considйration, il s'ensuit que les deux vices n'en font qu'un selon
l'espиce, de mкme que dans les rйalitйs naturelles, celles qui ont une mкme
forme sont d'une mкme espиce. En effet, dans les rйalitйs morales, la fin donne
l'espиce, comme le fait la forme dans les rйalitйs naturelles; et de la sorte,
il n'y aura pas naissance d'un vice а partir d'un autre, mais plutфt une
certaine union des vices. Donc les vices dont nous avons parlй ne doivent pas
кtre considйrйs comme capitaux. 15. En outre, le
Philosophe dit dans l'Йthique (V, 3) que si quelqu'un commet l'adultиre
pour voler, il n'est pas adultиre mais voleur; et ainsi il semble que lorsqu'un
vice est ordonnй а la fin d'un autre vice, il passe а l'espиce de celui-ci.
Donc, а ce point de vue, un vice ne naоt pas d'un autre. 16. En outre, а
propos du verset du Psaume (18, 14): "Je serai purifiй d'un trиs grand
pйchй", la Glose dit que: "Ce trиs grand pйchй est l'orgueil; si
on en est exempt, on est exempt de tout vice." Il semble d'aprиs cela que
l'orgueil soit un vice gйnйral. Or ce qui est gйnйral ne s'oppose pas а ce qui
est particulier. Donc on ne doit pas prйsenter l'orgueil comme un vice capital
distinct des autres, comme le font certains. 17. En outre, sur ce
passage de l'Йpоtre aux Romains (7, 7): "J'ignorerais la convoitise, si
la loi ne disait: Tu ne convoiteras pas", la Glose dit: "La loi
est bonne: en interdisant la convoitise, elle interdit tout mal"; et de la
sorte, il semble aussi que la convoitise Soit un vice gйnйral. Donc, on ne doit
pas compter de faзon particuliиre la cupiditй ou l'avarice comme un des sept
vices capitaux. 18. En outre, sont
qualifiйs de capitaux, comme on l'a dit, les vices qui ont des fins
principales. Or les richesses, qui sont la fin de l'avarice, n'ont pas raison
de fin principale: elles ne sont dйsirйes que comme йtant utiles et rapportйes
а autre chose; aussi le Philosophe prouve-t-il dans l'Йthique (I, 9) que
le bonheur ne peut se trouver dans les richesses. Donc l'avarice ne doit pas
кtre comptйe comme un vice capital. 19. En outre, les
passions de l'вme inclinent aux pйchйs, aussi sont-elles qualifiйes de "passions
pйcheresses" (Rom. 7, 5). Or la premiиre des passions est l'amour,
duquel dйcoulent toutes les affections de l'вme, comme le dit saint Augustin
dans la Citй de Dieu (XIV, 7, 2). Donc c'est l'amour dйsordonnй sur tout
qui doit кtre comptй comme vice capital; et cela d'autant plus que saint Augustin
dit dans le mкme livre que l'amour de soi jusqu'au mйpris de Dieu fait la citй
de Babylone. 20. En outre, on
admet qu'il y a quatre passions principales de l'вme, а savoir la joie et la
tristesse, l'espoir et la crainte, comme cela ressort de saint Augustin dans la
Citй de Dieu (XIV, 7). Or, parmi les sept vices capitaux, on en trouve qui
appartiennent а la joie ou au plaisir, comme la gourmandise et la luxure, d'autres
qui appartiennent а la tristesse, comme l'acйdie ou l'envie. Donc on devrait
compter aussi certains vices capitaux se rapportant а l'espoir et а la crainte;
cela surtout parce que certains vices naissent de l'espoir: on dit en effet que
l'espoir seul fait l'usurier; et de faзon semblable, certains vices naissent de
la crainte, parce que saint Augustin dit, а propos du Psaume (79, 17): "brыlйe
au feu et dйfoncйe", que tout pйchй naоt d'un amour dont la flamme est
mauvaise, et d'une crainte qui humilie mal а propos. 21. En outre, la
colиre n'est pas comptйe comme une passion principale, donc il semble qu'on ne
devrait pas non plus la compter comme vice capital. 22. En outre, а une
vertu principale s'oppose un vice principal. Or la charitй est une vertu
principale, que l'on qualifie de mиre et de racine des vertus, et а laquelle s'oppose
la haine. Donc on devrait compter la haine comme un vice capital. 23. En outre, il est
dit dans la Premiиre Йpоtre de saint Jean (2, 16): "Tout ce qui est dans
le monde est ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou
orgueil de la vie". Or on dit que quelqu'un est mondain, ou est dans le
monde а cause du pйchй. Donc il n'y a que ces trois dispositions qui doivent
кtre comptйes comme vices capitaux. 24. En outre, dans
une homйlie sur le Feu du Purgatoire (serm. 104, n° 2), saint Augustin dit qu'il
y a plusieurs pйchйs capitaux: le sacrilиge, l'homicide, l'adultиre, la
fornication, le faux tйmoignage, la rapine, le vol, l'orgueil, l'envie, l'avarice,
et si elle est entretenue longtemps, la colиre, et l'йbriйtй si elle est continuelle;
et on les trouve dans le Dйcret (D. 25, 3, ch. "si quelqu'un").
Il semble donc que les sept pйchйs capitaux йnumйrйs plus haut ne sont pas
assignйs de faзon qui convienne. Rйponse: Vice capital vient de "caput",
qui signifie tкte. Or tкte a trois significations. D'abord, on appelle tкte le membre d'un
animal, et c'est dans ce sens que le mot est pris dans ce texte: "Tout
homme qui prie ou prophйtise en se voilant la tкte dйshonore sa tкte" (I
Cor., 11, 4). Et comme la tкte est comme le principe de l'animal, de lа est dйrivй
l'usage du terme de tкte pour dйsigner en second lieu tout ce qui est
commencement, conformйment а ces textes: "Les pierres du sanctuaire ont
йtй dispersйes а l'entrйe "in capite" de toutes les rues."
(Lam., 4, 1) et: "A chaque entrйe "ad omne caput" de chemin,
tu as bвti le signe de ta prostitution." (Ez., 16, 25). En troisiиme
lieu, la tкte signifie le prince et le conducteur du peuple: car les autres
membres du corps sont en quelque sorte rйgis par la tкte; et c'est dans ce sens
qu'est pris le mot dans ces textes: "Comme tu йtais petit а tes yeux,
tu as йtй placй а la tкte des tribus d'Israлl" (I Sam., 15, 17) et: "Les
chefs "capita" du peuple entrent en grande pompe dans la maison d'Israлl"
(Amos, 6, 1). Et c'est conformйment а ces trois sens du
mot tкte qu'un vice peut кtre appelй capital. Parfois, en effet, on parle de
vice capital en prenant la tкte comme membre du corps, et dans ce sens on
appelle pйchй capital celui qui est puni de la peine capitale; cependant, ici
nous ne parlons pas en ce sens des vices capitaux, mais au sens oщ capital
vient de tкte en tant qu'elle signifie un principe aussi saint Grйgoire
appelle-t-il principaux les vices capitaux. Or il faut savoir qu'un pйchй peut naоtre
d'un autre de quatre maniиres d'abord du point de vue de la soustraction de la
grвce, qui tient l'homme йloignй du pйchй, conformйment а ce verset de saint
Jean: "Quiconque est nй de Dieu ne pиche pas, parce que la semence de
Dieu demeure en lui" (I Jn. 3, 9); et selon ce sens, le premier pйchй
qui prive de la grвce est cause des pйchйs qui sui vent la privation de la
grвce; et а ce point de vue, n'importe quel pйchй peut кtre causй par n'importe
quel autre. Or cette maniиre de causer consiste а йcarter un obstacle; mais
йcarter un obstacle, c'est mouvoir accidentellement, comme on le dit dans les
Physiques (VIII, 8); or aucun art ni aucune doctrine n'a pour objet les
causes accidentelles, comme on le dit dans la Mйtaphysique (VI, 2).
Aussi les vices capitaux ne sont-ils pas nommйs tels selon cette faзon d'кtre
cause ou principe. D'une seconde maniиre, un pйchй en cause
un autre par inclination, c'est-а-dire en tant que le pйchй prйcйdent cause une
disposition ou un habitus qui incline au pйchй, et selon ce mode d'origine,
tout pйchй en cause un autre qui lui est semblable spйcifiquement; aussi n'est-ce
pas non plus selon ce mode d'origine que les pйchйs sont qualifiйs de capitaux. D'une troisiиme maniиre, un pйchй en cause
un autre du fait de la matiиre, c'est-а-dire en tant qu'un pйchй fournit
matiиre а un autre, comme la gourmandise fournit matiиre а la luxure et l'avarice
а la discorde; or ce n'est pas davantage selon ce mode d'origine que les pйchйs
sont qualifiйs de capitaux, parce que ce qui fournit matiиre а un pйchй n'est
pas cause actuelle du pйchй, mais seulement en puissance et de faзon
occasionnelle. D'une quatriиme maniиre, un pйchй en cause
un autre du fait de la fin, c'est-а-dire en tant qu'а cause de la fin d'un
pйchй, l'homme commet un autre pйchй; ainsi l'avarice est cause du vol, parce
que c'est pour gagner de l'argent que l'homme commet le vol; et selon ce mode
un pйchй est causй par un autre pйchй actuellement et formellement. Et c'est
pourquoi c'est selon ce mode d'origine que les pйchйs sont qualifiйs de
capitaux, en sorte qu'а ce point de vue leur convient aussi le troisiиme sens
du mot tкte. En effet, il est йvident qu'un chef ordonne ses sujets а sa propre
fin, comme l'armйe est ordonnйe а la fin de son chef, comme on le dit dans la
Mйtaphysique (XI, 12). Aussi, selon saint Grйgoire, les vices capitaux
sont-ils comme des chefs, et les vices qui en dйcoulent comme une armйe. Qu'un pйchй soit ordonnй а la fin d'un
autre pйchй, cela peut se rйaliser de deux maniиres: d'une premiиre maniиre, du
point de vue du pйcheur lui-mкme, dont la volontй est plus portйe а la fin d'un
pйchй que d'un autre; mais ceci est un point de vue accidentel pour les pйchйs;
aussi n'est-ce pas selon ce mode que certains sont qualifiйs de capitaux. Mais
cela peut se rйaliser d'une autre maniиre, selon le rapport mкme des fins, dont
l'une a une certaine convenance avec une autre, en sorte que, dans la plupart
des cas, elle lui est ordonnйe; ainsi la tromperie, qui est le but de la
fraude, est ordonnйe а amasser de l'argent, ce qui est le but de l'avarice; et
c'est en ce sens qu'il faut prendre les vices capitaux. Sont donc qualifiйs de
capitaux les vices qui ont des fins dйsirables en elles- mкmes principalement,
en sorte que les autres vices sont ordonnйs а de telles fins. Or il faut remarquer que le fait de
poursuivre un bien et celui de fuir le mal opposй relиve de la mкme raison
formelle; ainsi le gourmand cherche-t-il ce qu'il y a de dйlectable dans les
aliments, et il fuit la tristesse que lui cause le manque d'aliments; et il en
va de mкme pour les autres vices. De lа vient que les vices capitaux peuvent se
distinguer d'une juste faзon selon la diffйrence de bien et de mal, c'est-а-dire
que partout oщ se prйsente une raison particuliиre de dйsir ou de fuite, il y a
lа un vice capital distinct des autres. Il faut donc remarquer que le bien,
selon sa raison propre, attire а soi l'appйtit; mais que l'appйtit fuie un bien
donnй, cela provient de la considйration d'une raison particuliиre qui regarde
ce bien. Aussi est-ce selon ce genre de raison qu'il faut envisager les pйchйs
capitaux autres que ceux qui sont ordonnйs а la poursuite d'un bien. Or il existe trois biens de l'homme: а
savoir celui de l'вme, celui du corps et celui des choses extйrieures. Donc, au
bien de l'вme, qui est un bien imaginй, c'est-а-dire la supйrioritй en honneur
et en gloire, s'ordonnent l'orgueil et la vaine gloire; au bien du corps qui
regarde la conservation de l'individu, la nourriture, s'ordonne la gourmandise;
au bien du corps qui est ordonnй а la conservation de l'espиce, comme les
plaisirs sexuels, correspond la luxure au bien des choses extйrieures
correspond l'avarice. D'autre part, le fait de fuir un bien provient de ce qu'il
empкche l'obtention d'un autre bien convoitй de faзon dйsordonnйe; envers ce
bien considйrй comme un empкchement, l'appйtit a un double mouvement, а savoir
un mouvement de fuite et un mouvement de rйvolte contre lui. Par rapport а ce
mouvement de fuite, on a deux vices capitaux, selon que le bien qui empкche le
bien dйsirй est considйrй dans le sujet lui-mкme ou dans un autre que lui. Dans
le sujet lui-mкme, d'abord: ainsi le bien spirituel empкche le repos et le
plaisir corporel, et alors on a l'acйdie, qui n'est rien d'autre que la tristesse
qui vient de quelque bien spirituel, dans la mesure oщ il empкche le bien du
corps; ce bien est considйrй dans un autre que le sujet, en tant que le bien d'autrui
empкche la propre excellence du sujet, et alors on a l'envie, qui est une
douleur du bien d'autrui. Quant а la rйvolte contre le bien, elle revient а la
colиre. Solutions des objections: 1. De mкme que dans
les vertus on considиre une double fin, а savoir la fin ultime et commune qui
est la fйlicitй, et une fin propre qui est le bien propre de chaque vertu, de
mкme, dans les vices on peut considйrer les fins propres des vices, selon
lesquelles sont envisagйs, comme on l'a dit, les vices capitaux; on peut aussi
considйrer la fin ultime et commune, qui est le bien propre: car c'est а lui
que sont ordonnйes toutes les fins des vices capitaux. Mais le bien propre n'a
raison de fin des vices qu'en tant qu'il est dйsirй de faзon dйsordonnйe; or il
est dйsirй de faзon dйsordonnйe en tant qu'il est dйsirй en dehors de l'ordre
de la loi divine. C'est pourquoi il y a dans tout pйchй deux йlйments, а savoir
la conversion vers un bien muable et l'aversion pour le bien immuable. Ainsi
donc, du point de vue de la conversion, on pose comme principe de tous les
pйchйs une cupiditй gйnйrale qui est l'appйtit dйsordonnй du bien propre; par
contre, du point de vue de l'aversion, on pose comme principe des pйchйs un
orgueil gйnйral selon lequel l'homme ne se soumet pas а Dieu aussi est-il dit "Le
commencement de l'orgueil de l'homme est de se dйtourner de Dieu" (Ecclйsiastique
10, 14). Ainsi donc, la cupiditй et l'orgueil, si on les considиre dans leur
gйnйralitй, ne sont certes pas qualifiйs de vices capitaux, parce qu'ils ne
sont pas des vices spйciaux, mais sont dits les racines ou le commencement des
vices, comme si l'on disait que le dйsir de bonheur est la racine de toutes les
vertus. On peut dire cependant que la cupiditй et l'orgueil, mкme considйrйs
comme des pйchйs spйciaux, exercent une causalitй gйnйrale sur tous les pйchйs,
au point de vue de leurs fins. Car la fin de l'avarice se comporte comme un
principe а l'йgard des fins de tous les autres vices, dans la mesure oщ, grвce
aux richesses, l'homme peut acquйrir tout ce que les autres vices convoitent,
car l'argent contient virtuellement tout ce que l'on peut convoiter,
conformйment а ce verset: "Tout obйit а l'argent" (Ecclйsiastique 10,
19); par ailleurs, la fin propre de l'orgueil, а savoir la supйrioritй en
honneur et en gloire, est comme le terme de toutes les autres fins, car par l'abondance
des richesses et du fait qu'il jouit des biens convoitйs, l'homme peut recevoir
honneur et gloire. Et, bien que dans l'ordre d'exйcution, l'une de ces deux
fins soit comme le principe, et l'autre comme le terme des autres fins, il ne
faut pas cependant pour cela ne compter comme capitaux que ces deux seuls
vices, parce que ce n'est pas а ces deux seules fins que l'appйtit est ordonnй
principalement. 2. Et par lа, la
rйponse а l'objection 2 est йvidente. 3. Ce qui constitue
la vertu, c'est que l'ordre de la raison soit йtabli dans la puissance
appйtitive; le vice au contraire se produit du fait que le mouvement de l'appйtit
s'йcarte de l'ordre de la raison; cependant, ce n'est pas selon le mкme point
de vue que l'ordre de la raison est йtabli dans l'appйtit et que l'appйtit s'йcarte
de la raison; aussi, bien que le vice s'oppose а la vertu, il n'est pas
nйcessaire qu'un vice principal soit opposй а une vertu principale, parce que
la raison formelle de l'origine du vice et de la vertu n'est pas identique. 4. A considйrer la
disposition de l'homme qui pиche, il peut se produire que n'importe quel vice
soit ordonnй а la fin de n'importe quel autre; mais du point de vue du rapport
que les objets ou les fins ont entre eux, certains vices naissent de faзon dйterminйe de certains autres,
dont ils procиdent aussi le plus souvent or dans l'examen des choses morales,
comme aussi dans l'examen des choses naturelles, on s'occupe de ce qui a lieu
dans la majoritй des cas. 5. D'aprиs ce qui a
йtй dit, il est йvident que l'envie, dans la plupart des cas, naоt de l'orgueil:
l'homme en effet s'attriste а cause du bien d'autrui surtout parce qu'il est un
obstacle а sa propre excellence. Mais parce que l'envie a une raison formelle
spйciale en son mouvement, le rejet d'un bien, elle est tenue pour un vice
capital distinct de l'orgueil. 6. Les vices capitaux
sont pris en considйration des fins proches, non pas certes de tous les pйchйs
spйciaux, mais de certains d'entre eux dont, dans la plu part des cas, les
autres pйchйs viennent naturellement; et c'est pourquoi la gourmandise se
distingue encore de la luxure, parce que le plaisir qui est l'objet de la
gourmandise et celui qui est l'objet de la luxure n'ont pas la mкme raison for
melle. 7. Une connaissance
dйfectueuse paraоt comporter quatre formes: l'absence de science, l'ignorance,
l'erreur et l'hйrйsie. Parmi elles, l'absence de science est la plus commune,
parce qu'elle implique le simple fait de ne pas savoir: de lа vient que, mкme
chez les anges, Denys admet une certaine absence de science, ainsi qu'il
ressort de la Hiйrarchie ecclйsiastique (VI, 3); l'ignorance, par
contre, est cette absence de connaissance des choses que l'homme peut
naturellement savoir, et qu'il doit savoir; l'erreur ajoute а l'ignorance l'attachement
de l'esprit а ce qui s'oppose а la vйritй: car а l'erreur revient d'approuver
comme vraies des choses qui sont fausses; mais l'hйrйsie ajoute quelque chose а
l'erreur, et de par sa matiиre, parce que c'est une erreur dans les choses qui
appartiennent а la foi, et de par celui qui se trompe, parce qu'elle comporte
une obstination qui seule fait l'hйrйtique, obstination qui vient de l'orgueil:
c'est un grand orgueil, en effet, pour l'homme, de prйfйrer son opinion а la
vйritй rйvйlйe par Dieu. Donc l'hйrйsie qui vient de la simple ignorance, si
elle est pйchй, naоt d'un des vices йnumйrйs ci-dessus: car on impute а l'homme
comme pйchй de ne pas se soucier d'apprendre ce qu'il est tenu de savoir; or il
semble que cela provienne de l'acйdie, а qui il appartient de fuir le bien
spirituel dans la mesure oщ il empкche le bien corporel. 8. Ces vices sont qualifiйs
de capitaux, parce que c'est d'eux que les autres vices naissent dans la
plupart des cas, bien que parfois un vice naisse d'un bien. Et pourtant on peut
dire que, mкme lorsque quelqu'un vole pour faire l'aumфne, ce pйchй vient
encore d'une certaine maniиre d'un des pйchйs capitaux: car faire le mal en vue
d'un bien vient d'une certaine ignorance ou erreur, or l'ignorance ou l'erreur
se ramиnent а l'acйdie, comme on l'a dit. 9. Luxure et
gourmandise regardent le plaisir du toucher: en effet, on ne qualifie pas
quelqu'un de gourmand parce qu'il se dйlecte de la saveur de la nourriture,
mais plutфt de son absorption, mettant son plaisir dans le sens du toucher,
ainsi que le dit le Philosophe dans l'Йthique (III, 20). Or les
dйlectations des autres sens ne constituent pas des fins principales: elles
sont rapportйes, ou а la connaissance de la vйritй comme chez les hommes, ou
bien au plaisir du toucher comme chez les autres animaux: car le chien qui sent
le liиvre ne met pas son plaisir dans l'odeur mais dans la nourriture qu'il
attend. Et c'est pourquoi on n'envisage pas d'autres vices capitaux selon les
plaisirs des autres sens. 10. Le bien et le mal
se trouvent dans les choses selon des conditions diffйrentes; aussi ne
convient-il pas qu'un seul vice capital soit ordonnй au bien. 11. Sous un seul
universel commun, peuvent se classer bien des йlйments universels plus
spйciaux, comme dans un genre trиs gйnйral sont contenus des genres subalternes;
et ils tombent aussi sous la prise de l'intelligence: ainsi l'appйtit
intellectuel aussi peut se porter diversement sur diverses espиces de biens. 12. Les pйchйs ne se
distinguent pas selon la diffйrence de bien et de mal, parce que le mкme pйchй
peut concerner un bien et le mal opposй, comme on l'a dit. 13. Les rйalitйs qui
appartiennent а des genres diffйrents, qui sont comme des genres trиs gйnйraux,
possиdent des principes diffйrents selon la rйalitй, bien qu'ils soient
identiques selon l'analogie, comme on le dit dans la Mйtaphysique (XI,
4), mais celles qui sont contenues dans un mкme genre trиs gйnйral, bien qu'elles
existent en divers genres subalternes, peuvent possйder des principes
identiques selon ce que ce genre comporte de commun: et de cette maniиre, certains
vices de genres diffйrents peuvent se ramener а un principe identique qui est
leur fin, ayant une certaine raison d'origine commune. 14. Lorsqu'un pйchй
est ordonnй а la fin d'un autre pйchй, la fin de l'un et de l'autre pйchй est
identique et selon la mкme raison formelle, mais non selon le mкme ordre, parce
que l'une est la fin prochaine, l'autre la fin йloignйe. Il ne s'ensuit donc
pas que les deux vices soient de la mкme espиce, parce que les rйa litйs
morales ne reзoivent pas leur espиce de la fin йloignйe, mais de la fin prochaine. 15. Un homme n'est
pas qualifiй de voleur ou d'adultиre en vertu d'un acte ou d'une passion, mais
d'un habitus, comme le Philosophe le dit du juste et de l'injuste dans l'Йthique
(V, 11). Or l'intention de l'homme vient de l'habitus; aussi, lorsque quelqu'un
vole pour accomplir l'adultиre, il commet bien en acte un pйchй de vol, mais
pourtant l'intention vient de l'habitus de l'adultиre, aussi il n'est pas
appelй voleur mais adultиre. 16. L'orgueil, comme
on l'a dit, peut кtre pris selon deux sens d'une premiиre maniиre, en tant qu'il
comporte une certaine rйbellion contre la loi de Dieu, et ainsi il est la
racine universelle de tous les pйchйs, comme le dit saint Grйgoire aussi il ne
l'йnumиre pas parmi les pйchйs capitaux, mais nomme la vaine gloire. On peut
entendre l'orgueil d'une autre maniиre, comme йtant l'appйtit dйsordonnй d'une
certaine supйrioritй, et alors il est comptй comme vice capital distinct des
autres; et parce que c'est surtout la gloire humaine qui semble constituer
cette supйrioritй, saint Grйgoire met la vaine gloire а la place de cet orgueil
spйcial. 17. Il faut rйpondre
de mкme а l'objection 17, parce que la convoitise est encore prise ici comme
йtant la racine gйnйrale des vices. 18. Du fait qu'elles
ont raison de bien utile, les richesses n'ont certes pas rai son de fin
principale, mais ce dйfaut est compensй en raison de l'utilitй gйnйrale des
richesses qui, d'une certaine faзon, contiennent virtuellement tous les biens
dйsirables de ce monde. 19. Comme le dit le
Philosophe dans la Rhйtorique (II, 4), aimer c'est vouloir du bien а
autrui. Donc, du fait que l'homme dйsire pour lui-mкme quelque bien, il semble
s'aimer lui-mкme; et c'est pourquoi l'amour de soi n'est pas comptй а part ou
comme racine du pйchй, ou mкme comme vice capital, parce que toutes les racines
et les -sources des vices incluent cet amour dйsordonnй de soi-mкme. 20. La crainte et l'espoir
sont des passions de l'irascible; or toutes les passions de l'irascible
dйrivent des passions du concupiscible, et c'est pourquoi les sources premiиres
des vices ne reviennent pas а la crainte et а l'espoir, mais bien plutфt а la
dйlectation et а la tristesse. Car, bien que certains vices naissent de la
crainte et de l'espoir, l'espoir et la crainte naissent pourtant eux-mкmes d'autres
passions, а savoir de l'amour ou du dйsir d'un bien. 21. La colиre
comporte un mouvement spйcial, а savoir une rйvolte contre quelque chose: et c'est
pourquoi, bien que ce mouvement ait sa source dans d'autres vices, parce qu'il
a pourtant un caractиre spйcial distinct des autres mouvements, il est comptй а
part comme un vice capital. 22. Un vice n'est pas
qualifiй de principal par opposition а une vertu principale; et c'est pourquoi
il n'y a pas de nйcessitй а ce que la haine soit un vice principal, bien que la
charitй soit une vertu principale. 23. Sous ces trois
dispositions que compte saint Jean, sont impliquйes ce qui est comme l'origine
premiиre et la racine des pйchйs, а savoir l'orgueil et la cupiditй: car sous
la cupiditй en gйnйral sont contenues et la concupiscence de la chair et la
concupiscence des yeux. 24. Saint Augustin
appelle capitaux les vices qui doivent кtre chвtiйs de la peine capitale: vice
capital est en ce sens la mкme chose que pйchй mortel.
ARTICLE 2: L'ORGUEIL
EST-IL UN PЙCHЙ SPЙCIAL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 5, Question 1, a. 3; Somme thйologique Ia-lIae, Question
84, a. 2 lia -lIae, Question 162, a. 2.
Objections: Il semble que non. 1. Tout pйchй
particulier, en effet, corrompt une vertu et une puissance dйterminйes de l'вme.
Or l'orgueil corrompt toutes les vertus et toutes les puissances de l'вme, car
saint Grйgoire dit, dans les Morales (XXXIV, 23): "L'orgueil,
nullement satisfait de faire disparaоtre une seule vertu, s'йveille en toutes
les parties de l'вme et, telle une maladie gйnйrale et pernicieuse, corrompt
tout le corps." Et saint Isidore dit, dans le Souverain Bien (II,
38, 7), qu'il est la ruine de toutes les vertus. L'orgueil n'est donc pas un
pйchй particulier. 2. En outre, prйfйrer
sa volontй а la volontй du supйrieur, c'est s'enorgueillir. Or quiconque pиche
mortellement prйfиre sa volontй а la volontй du supйrieur, c'est-а-dire Dieu;
donc il s'enorgueillit. Donc tout pйchй est orgueil, et ainsi, ce n'est pas un
pйchй particulier. 3. Mais on peut dire
que l'orgueil considйrй comme amour de son excellence propre est un pйchй
spйcial, alors qu'en tant qu'il comporte un mйpris de Dieu, c'est un pйchй
gйnйral. - On objecte а cela que tout pйchй particulier a sa matiиre propre,
ainsi la nourriture pour la gourmandise, les rapports sexuels pour la luxure,
les richesses pour l'avarice. Or l'orgueil, en tant qu'amour de sa propre
excellence, n'a pas de matiиre propre, parce que, comme le dit saint Grйgoire
dans les Morales (XXXIV, 23): "L'un s'enorgueillit de son or, un
autre de son йloquence, un autre de choses infйrieures et terrestres, un autre
de ses vertus йlevйes et cйlestes." Donc l'orgueil, en tant qu'amour de sa
propre excellence, n'est pas un pйchй spйcial. 4. Il semble, en
outre, que l'orgueil ne soit pas non plus un pйchй gйnйral, en tant qu'il
comporte un mйpris de Dieu: quiconque en effet pиche par faiblesse ou par
ignorance, ne pиche pas par mйpris. Or nombreux sont ceux qui pиchent
mortellement par faiblesse ou par ignorance. Donc tout pйchй mortel ne vient
pas du mйpris, et ainsi l'orgueil, en tant qu'il comporte un mйpris de Dieu, n'est
pas un pйchй gйnйral. 5. En outre, а un mal
gйnйral ne s'oppose pas un bien particulier, mais un bien gйnйral. Or au mйpris
de Dieu s'oppose un bien spйcial, qui est la rйvйrence envers Dieu, liйe
spйcialement au don de crainte. Donc le mйpris de Dieu n'est pas un pйchй
gйnйral, et par consйquent pas davantage l'orgueil en tant qu'il comporte le
mйpris de Dieu; dans ces conditions, la distinction avancйe disparaоt. 6. En outre, ce qui
donne а tous les pйchйs leur achиvement quant а la malice est un pйchй gйnйral.
Or tel est l'orgueil, comme le dit saint Grйgoire dans son commentaire sur
Ezйchiel (Morales, XXXIV, 23). Donc l'orgueil est un pйchй gйnйral. 7. En outre, les
pйchйs se distinguent selon leurs objets, de mкme que les vertus. Or l'orgueil
a le mкme objet que d'autres pйchйs, par exemple l'envie qui s'attriste du bien
d'autrui en cherchant sa propre excellence, la vaine gloire qui aspire а l'excellence
dans la faveur des hommes, et la colиre qui recherche la vengeance qui fait
partie de l'excellence de la victoire. L'orgueil n'est donc pas un pйchй
spйcial distinct des autres. 8. En outre, ce sans
quoi aucun pйchй ne peut exister est gйnйral а tous les pйchйs. Or l'orgueil
est dans ce cas: saint Augustin dit en effet dans la Nature et la Grвce
(ch. 29) que sans le recours а l'orgueil, on ne trouve aucun pйchй, et saint
Prosper dit, dans la Vie Contemplative, qu'aucun pйchй ne peut, n'a pu ou ne
pourra exister sans l'orgueil. Donc l'orgueil est un pйchй gйnйral. 9. En outre, ce qui s'identifie
avec tout pйchй est un pйchй gйnйral. Or l'orgueil est de ce type: saint
Augustin dit en effet, dans la Nature et la Grвce (ch. 29): "S'enorgueillir
est tout autant un pйchй que pйcher est s'enorgueillir." Donc l'orgueil
est un pйchй gйnйral. 10. En outre, sur ce
verset de l'Ecclйsiastique (10, 14): "Le commencement du pйchй de l'homme
est de se dйtourner de Dieu", la Glose dit: "Il n'existe pas de
plus grande apostasie que de s'йloigner de Dieu, ce qui а bon droit est
qualifiй d'orgueil." Or quiconque pиche mortellement s'йloigne de Dieu.
Donc il s'enorgueillit, et ainsi, l'orgueil est un pйchй gйnйral. 11. En outre, dans le
mкme chapitre, une autre Glose dit: "Gardons-nous de la cupiditй et de l'orgueil:
ce ne sont pas deux maux, mais un mal unique." Donc l'orgueil n'est pas un
pйchй spйcial distinct des autres. 12. En outre, sur ce
verset de Job (33, 17): "Pour qu'il dйtourne l'homme de l'iniquitй",
la Glose dit: "S'enorgueillir contre le crйateur, c'est transgresser
ses prйceptes en pйchant." Or quiconque pиche transgresse les
prйceptes de Dieu: saint Augustin dit en effet dans Contre Fauste (XXII,
27): "Le pйchй, c'est de dire, de faire ou de convoiter contre la loi
йternelle." Donc quiconque pиche s'enorgueillit, et tout pйchй est
orgueil. 13. En outre, saint
Anselme dit que l'вme recherche nйcessairement son propre bien. Or ce qui se
produit par nйcessitй n'est pas pйchй. Donc l'orgueil n'est pas pйchй, et
ainsi, il n'est pas un pйchй spйcial. 14. En outre, si l'orgueil
йtait un pйchй spйcial, il serait l'un des sept vices principaux. Or saint
Isidore, dans le Souverain Bien (IV, 40), ne compte pas l'orgueil parmi
les sept vices principaux, mais le remplace par la vaine gloire. Donc l'orgueil
n'est pas un pйchй spйcial. 15. En outre, saint
Augustin dit, dans le Libre Arbitre (III, 24), que l'orgueil est l'amour
de son bien propre. Or cela est commun а tout pйchй. Donc l'orgueil est un
pйchй gйnйral. 16. En outre, ce qui
est formel en tout pйchй n'est pas un pйchй spйcial. Or l'orgueil est de ce
type, car saint Augustin dit dans le Libre Arbitre (I, 6) que pйcher c'est,
aprиs avoir mйprisй le bien immuable, adhйrer aux biens changeants; la premiиre
de ces deux attitudes, c'est-а-dire mйpriser le bien immuable, relиve de l'aversion,
ce qui est l'йlйment formel en tout pйchй, de mкme que la conversion vers Dieu
qui se fait par la charitй est l'йlйment formel dans les vertus; or mйpriser
Dieu relиve de l'orgueil. Il semble donc que l'orgueil soit un pйchй gйnйral. 17. En outre, rien de
ce qui est ordonnй par Dieu n'est pйchй. Or l'orgueil est ordonnй par Dieu, car
il est dit dans Isaпe (60, 15): "Je ferai de toi l'orgueil des
siиcles", а propos de quoi la Glose de saint Jйrфme dit qu'il existe
un orgueil bon et un orgueil mauvais; et dans les Proverbes (8, 18) la Sagesse
de Dieu dit: "Avec moi sont la richesse et la gloire, les biens
superbes et la justice." L'orgueil n'est donc pas un pйchй spйcial. Cependant: 1) Saint Augustin
dit, dans la Nature et la Grвce (eh. 29): "Qu'on cherche, et on
trouvera que, selon la loi de Dieu, l'orgueil est un pйchй trиs distinct des
autres vices. 2) En outre, on dit
au mкme endroit que bien des actions se commettent de faзon dйrйglйe, qui ne s'accomplissent
pas avec orgueil. Donc l'orgueil n'est pas un pйchй gйnйral. 3) En outre, aucun
pйchй gйnйral n'est prйcйdй d'un autre pйchй. Or l'orgueil est prйcйdй par un
autre pйchй, car il est dit dans l'Ecclйsiastique: "Le commencement de
l'orgueil de l'homme est de se dйtourner de Dieu" (10, 14). L'orgueil
n'est donc pas un pйchй gйnйral. 4) En outre, tout
pйchй qui est distinct des autres est un pйchй spйcial. Or, l'orgueil est dans
ce cas, comme cela ressort de saint Jean (I, 2, 16): "Tout ce qui est dans
le monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil
de la vie." Donc l'orgueil est un pйchй spйcial. 5) En outre, tout
pйchй ayant un acte spйcial est un pйchй spйcial. Or l'orgueil est dans ce cas;
comme le dit saint Augustin dans la Nature et la Grвce (ch. 32), dans
les bonnes actions, l'orgueil seul est а craindre; et saint Grйgoire dit que l'orgueil
est le premier а s'йcarter de Dieu et le dernier а y revenir. L'orgueil est
donc un pйchй spйcial. 6) En outre, ce que l'on
qualifie par le superlatif ne convient qu'а un seul. Or l'orgueil est le plus
grand pйchй, comme le dit la Glose sur le Psaume (18, 14): "Je serai
purifiй du plus grand des pйchйs." Donc l'orgueil est un pйchй
spйcial. Rйponse: Pour йclairer cette question, il faut
considйrer la nature du pйchй d'orgueil, pour qu'ainsi il soit possible d'examiner
ensuite si c'est un pйchй spйcial. Il faut donc remarquer que tout pйchй se
fonde sur un appйtit naturel; et parce que l'homme, en tout appйtit naturel,
recherche la ressemblance divine, dans la mesure oщ tout bien dйsirй
naturellement est une certaine ressemblance de la bontй divine, saint Augustin
dit, dans les Confessions (II, 6, 14), en parlant а Dieu: "L'вme
fornique", а savoir en pйchant, "lorsqu'elle se dйtourne de toi et
cherche en dehors de toi ce qu'elle ne trouve pur et limpide qu'en revenant
vers toi." Mais il appartient а la raison de diriger l'appйtit, et ceci
surtout du fait qu'elle est instruite par la loi de Dieu; c'est pourquoi, si l'appйtit
se porte sur un bien dйsirй naturellement, conformйment а la rиgle de la
raison, cet appйtit sera droit et vertueux; si par contre, il outrepasse cette
rиgle de la raison ou reste en deза, il y aura pйchй dans les deux cas. Par
exemple, l'appйtit de savoir est naturel а l'homme: donc, si un homme s'applique
а la science selon ce que commande la droite raison, ce sera vertueux et digne
de louange; si par contre, quelqu'un dйpasse la rиgle de la raison, il y aura
pйchй de curiositй; si au contraire, il reste en deза, il y aura pйchй de
nйgligence. Or parmi les biens que l'homme dйsire
naturellement, l'un d'eux est l'excellence: il est naturel, non seulement а l'homme,
mais а toutes choses, de dйsirer la perfection dans le bien convoitй, laquelle
consiste en une certaine excellence. Si donc un appйtit dйsire l'excellence
conformйment а la rиgle de la raison instruite par Dieu, cet appйtit sera droit
et appartiendra а la magnanimitй, conformйment а ce que dit l'Apфtre: "Pour
nous, nous ne nous vantons pas hors de mesure", comme en suivant une
rиgle qui nous serait йtrangиre, "mais conformйment а la rиgle que Dieu
nous a assignйe comme mesure" (II Cor., 10, 13). Mais si quelqu'un demeure en deза de cette
rиgle, il tombe dans le vice de pusillanimitй; si au contraire, il la dйpasse,
ce sera le vice de superbe, comme le terme lui-mкme l'indique: s'enorgueillir,
ce n'est rien d'autre que dйpasser sa mesure propre dans la recherche de l'excellence;
de lа, saint Augustin dit dans la Citй de Dieu (XIV, 13) que "l'orgueil
est la recherche d'une excellence perverse". Et parce que la mesure n'est pas la mкme
pour tous, il arrive qu'une action ne soit pas mise au compte de l'orgueil chez
l'un, alors qu'elle l'est chez un autre par exemple, on ne met pas au compte de
l'orgueil le fait, chez un йvкque, de pratiquer ce qui regarde son excellence
propre, tandis qu'on mettrait au compte de l'orgueil chez un simple prкtre le
fait d'entreprendre sur ce qui appartient а l'йvкque. Si donc l'excellence a raison formelle de
bien dйsirable dйterminй, bien que matйriellement on la trouve en bien des
choses, il est йvident que l'orgueil est un vice particulier. Actes et habitus,
en effet, se distinguent selon l'espиce par les raisons formelles de leurs
objets; de lа vient que, attribuant sйparйment а chacun des pйchйs son objet
propre, dans la recherche duquel il reproduit comme l'ombre de la ressemblance
divine, saint Augustin dit de l'orgueil en parlant а Dieu: "Il reproduit l'йlйvation,
alors que tu es seul plus йlevй que tout, ф Dieu" (Confessions, II,
6, 13). Il arrive cependant que, d'une certaine
maniиre, l'orgueil soit un pйchй gйnйral, et cela d'une double faзon: d'une
premiиre maniиre par mode d'extension, et d'une autre maniиre par son effet. Pour la premiиre maniиre, il faut
remarquer que, comme saint Augustin le dit dans la Citй de Dieu (XIV,
28), de mкme que l'amour de Dieu construit la citй de Dieu, ainsi l'amour
dйsordonnй de soi construit la citй de Babylone; et de mкme que dans l'amour de
Dieu, c'est Dieu lui-mкme qui est la fin derniиre а laquelle est ordonnй tout
ce qui est aimй d'un amour droit, ainsi dans l'amour de soi, c'est l'excellence
que l'on rencontre comme fin derniиre а laquelle tout le reste est ordonnй; car
celui qui cherche l'abondance dans les richesses, dans la science ou les
honneurs ou dans quelque autre bien, vise а travers tous les biens de ce genre
une certaine excellence. Or il faut remarquer que, dans tous les actes et les habitus
opйratifs, l'art ou l'habitus qui concerne la fin meut en les commandant les
arts et les habitus qui regardent ce qui conduit а la fin; ainsi l'art de la
navigation, auquel revient l'usage du bateau, qui est sa fin, commande а l'art
de construction des navires; et on voit qu'il en va de mкme en tout domaine. De
lа vient aussi que la charitй, qui est l'amour de Dieu, commande а toutes les
autres vertus; et ainsi, bien qu'elle soit une vertu spйciale а considйrer son
objet propre, elle est pourtant commune а toutes les vertus par une certaine
extension de son commandement, aussi l'appelle-t-on la forme et la mиre de
toutes les vertus. Et de faзon semblable, bien que l'orgueil soit un pйchй
spйcial, а considйrer la raison formelle de son objet propre, pourtant, а
considйrer une certaine extension de son commandement propre, c'est un pйchй
commun а tous les pйchйs; aussi est-il appelй la racine et le roi de tous les
pйchйs, comme cela ressort des Morales de saint Grйgoire (XXXI, 45, 87). Quant а la seconde maniиre dont l'orgueil
est en quelque sorte un pйchй gйnйral, il faut remarquer que chaque pйchй peut
кtre considйrй et selon la volontй et selon l'effet. Il arrive parfois en effet
qu'il y ait pйchй selon l'effet, mais non cependant selon la volontй; ainsi, si
quelqu'un tue son pиre en croyant tuer un ennemi, il commet certes un pйchй de
parricide, а considйrer l'effet, mais non selon la volontй. De mкme encore, on
dit de certains hommes: "Les Milйsiens ne sont certes pas sots, mais
agissent pourtant comme s'ils йtaient sots." Si donc on prend le pйchй d'orgueil du
point de vue de l'effet, on le trouve communйment dans tout pйchй: car c'est un
certain effet de l'orgueil que de ne pas se soumettre а la rиgle du supйrieur,
ce que fait quiconque pиche, en tant qu'il ne se soumet pas а la loi de Dieu.
Si par contre on considиre l'orgueil par rapport au vouloir, il n'y a pas
toujours pйchй d'orgueil en tout pйchй, parce qu'on n'agit pas toujours par
mйpris actuel de Dieu ou de sa loi, mais parfois aussi par ignorance, parfois
encore par faiblesse ou quelque passion; ce qui fait dire а saint Augustin,
dans la Nature et la Grвce (ch. 29), que le pйchй d'orgueil se distingue
des autres pйchйs. Solutions des objections: 1. L'orgueil fait
disparaоtre toutes les vertus et corrompt toutes les puissances de l'вme, par
une certaine extension de son commandement, comme on l'a dit. 2. Prйfйrer sa
volontй а la volontй d'un supйrieur est bien un acte d'orgueil, mais cela ne
procиde pas toujours d'une volontй d'orgueil, comme on l'a dit. 3. L'orgueil a sa
matiиre propre si on a йgard а la raison formelle de son objet, comme on l'a
dit, bien que cette raison formelle puisse se trouver en tout objet, de mкme
que la magnanimitй est une vertu spйciale, et cependant elle vise а ce qui est
grand dans les oeuvres des vertus, comme le dit le Philosophe dans l'Йthique
(IV, 8). 4. En tant qu'il
comporte un mйpris de Dieu dans le vouloir, l'orgueil ne peut pas кtre un pйchй
gйnйral; bien plus, le mйpris de Dieu est un pйchй plus parti culier que l'orgueil
en tant qu'il signifie l'appйtit d'une excellence perverse, car l'appйtit d'une
excellence perverse peut exister non seulement si l'on mйprise Dieu, mais aussi
si l'on mйprise l'homme. Mais si on considиre le mйpris de Dieu en tant qu'effet,
alors il demeure dans tout pйchй, mкme dans ceux qui se commettent par
faiblesse et ignorance, comme cela ressort de ce qui a йtй dit. 5. De mкme que l'orgueil
se trouve par son extension et son effet dans tous les pйchйs, bien qu'il soit
un pйchй spйcial, de mкme aussi la crainte peut se trouver selon ces mкmes
modes dans tous les actes des vertus, bien qu'elle soit un don spйcial. 6. L'orgueil achиve
tout pйchй dans son caractиre de malice, non pas qu'il soit par essence toute
malice, mais selon les deux modes dйcrits plus haut. 7. L'envie, la vaine
gloire et la colиre n'ont pas le mкme objet que l'orgueil, mais leurs objets
sont ordonnйs а celui de l'orgueil comme а sa fin: en effet, l'envie s'attriste
du bien du prochain, la vaine gloire aspire а la louange et la colиre а la
vengeance, afin d'en acquйrir une certaine excellence. On ne peut donc en
conclure que l'orgueil s'identifie avec ces vices, mais qu'il leur commande,
comme on l'a montrй plus haut. 8. Ces autoritйs s'entendent
de l'orgueil quant а l'effet de l'orgueil, sans lequel aucun pйchй ne peut
exister, mais pas quant au vouloir de l'orgueil. 9. Et il faut
rйpondre semblablement а l'objection 9 en effet, le fait de s'enorgueillir
considйrй dans son effet s'identifie avec le fait de pйcher. Bien que l'on puisse dire pour ces deux
arguments que saint Augustin, dans la Nature et la Grвce, ne propose pas
ces paroles comme venant de lui, mais de celui contre qui il dispute; c'est
pourquoi il les rйprouve ensuite en disant qu'on ne pиche pas toujours par
orgueil. 10. Se sйparer de
Dieu, c'est de l'orgueil du point de vue de l'effet. 11. Il faut rйpondre
de faзon semblable а l'objection 11, parce que transgresser les prйceptes de
Dieu en pйchant, c'est s'enorgueillir du point de vue de l'effet, mais non
toujours а considйrer le vouloir. 12. Si l'on prend l'orgueil
en le considйrant dans son effet, il existe dans tout pйchй, il n'est alors
rien d'autre que l'aversion du bien immuable; la cupiditй pour sa part est la
conversion vers un bien muable; les deux ne constituent qu'un seul pйchй, comme
йlйment formel et йlйment matйriel, du fait que tout pйchй est aversion du bien
immuable et conversion vers un bien muable. 13. Dans la recherche
du bien propre, il arrive qu'il y ait pйchй si l'on s'йcarte de la rиgle de la
raison, comme on l'a dit. 14. Saint Grйgoire
non plus, dans les Morales (XXXI, 45), ne compte pas l'orgueil comme un
des vices principaux, mais comme le roi et la racine de tous, en tant qu'il
йtend son empire sur tous les pйchйs; mais il n'est pas exclu pour autant que l'orgueil
ne soit un pйchй spйcial. 15. L'amour
dйsordonnй de son bien propre convient de faзon commune а tout pйchй et ainsi
il convient aussi а l'orgueil, en tant que ce qui convient au genre convient а
l'espиce; cependant, on peut dire que l'orgueil est proprement l'amour du bien
propre, а condition que ce terme de "propre" soit pris avec une
prйcision, а savoir qu'on aime ce bien, mais pas comme le bien d'un supйrieur;
ce qui appartient proprement а l'orgueil, c'est de ne pas reconnaоtre qu'on
tient son bien d'un autre. 16. Cet argument
envisage l'orgueil considйrй dans son effet, car alors le bien immuable est
objet de mйpris dans tout pйchй, mais il n'en va pas toujours ainsi de l'orgueil
considйrй quant au vouloir. 17. D'une premiиre
maniиre, on peut parler d'orgueil du fait qu'on dйpasse la rиgle de la raison,
et alors l'orgueil est toujours un pйchй; c'est ainsi qu'on l'entend
communйment. D'une autre maniиre, on peut parler d'orgueil du fait qu'une chose
en dйpasse une autre, et dans ce cas, il peut y avoir un orgueil bon, comme le
dit saint Jйrфme; ainsi lorsque quelqu'un veut accomplir les oeuvres des
conseils, qui dйpassent les oeuvres communes des prйceptes. Ou bien on peut
dire que, dans ce texte: "Je ferai de toi l'orgueil des siиcles",
l'orgueil est entendu matйriellement, c'est-а-dire "Je te donnerai une
grande excellence, celle dont les hommes du monde s'enorgueillissent". Et
on peut entendre semblablement l'expression "les biens superbes", а
savoir ceux au sujet desquels les hommes ont l'habitude de s'enorgueillir.
ARTICLE 3: L'ORGUEIL
EST-IL DANS L'IRASCIBLE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa -IIae, Question 162, a. 3.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, comme l'irascible
est une partie de l'appйtit sensible, il est nйcessaire que tout mouvement de l'irascible
soit une passion, parce que les passions de l'вme sont les mouvements de l'appйtit
sensitif. Or l'orgueil ne paraоt pas consister en quelque passion appartenant а
l'irascible, ni en la crainte, ni en l'audace, ni en l'espoir ou le dйsespoir,
ni en la colиre. Donc l'orgueil n'est pas dans l'irascible. 2. En outre, puisque
l'irascible est dans la partie sensitive de l'вme, l'objet de l'irascible ne
peut кtre que quelque bien sensible. Or l'orgueil cherche l'excellence non seulement
dans les biens sensibles, mais dans les choses spirituelles et intelligibles,
comme le dit saint Grйgoire dans les Morales (XXXIV, 23). Donc l'orgueil
ne peut rйsider dans l'irascible comme en son sujet. 3. En outre, chez les
dйmons, il n'existe pas de partie sensitive de l'вme, puis qu'ils sont
incorporels. Si donc l'orgueil se situait dans l'irascible, il en rйsulte rait
que l'orgueil ne pourrait pas exister chez les dйmons, ce qui est йvidemment
faux. 4. En outre, l'orgueil
est au sens propre un mйpris de Dieu. Or l'irascible ne peut pas se porter а
cet objet qui est Dieu, puisque c'est une puissance de l'вme sensitive. Donc l'orgueil
ne se situe pas dans l'irascible comme en son sujet. 5. En outre, Avicenne
caractйrise la puissance irascible par le fait qu'elle se meut pour repousser
ce qui nuit ou ce qui corrompt, avec le dйsir de vaincre. Mais cela ne concerne
pas l'orgueil: il ne tend pas en effet а repousser ce qui nuit, mais plutфt а
exceller dans le bien. L'orgueil n'est donc pas dans l'irascible. 6. En outre, l'orgueil
est cause de l'envie. Or l'envie est dans le concupiscible, puisqu'elle est "la
haine du bonheur d'autrui". L'orgueil n'est donc pas dans l'irascible. 7. En outre, il
semble que l'orgueil ne soit pas dans l'irascible, mais plutфt dans la partie
rationnelle: rйpartissant l'orgueil en quatre espиces, saint Grйgoire dit en
effet dans les Morales (XXIII, 6): "Il existe quatre maniиres
d'кtre qui traduisent toute l'enflure des orgueilleux: ils estiment possйder le
bien comme venant d'eux-mкmes; ou bien, s'ils croient qu'il leur a йtй donnй d'en
haut, ils pensent l'avoir reзu en raison de leurs mйrites; ou du moins, ils se
vantent d'avoir ce qu'ils n'ont pas; ou aprиs avoir mйprisй les autres, ils
dйsirent passer pour avoir de faзon singuliиre ce qu'ils ont." Or toutes
ces dispositions relиvent de la raison: estimer, penser, croire, йnoncer et se
comparer aux autres. Donc l'orgueil est dans la raison. 8. En outre, il est
dit dans les Proverbes: "Oщ est l'humilitй, lа est la sagesse" (11,
2). Or la sagesse est dans la raison, donc l'humilitй y est aussi. L'orgueil y est
donc aussi, lui qui est le contraire de l'humilitй: les contraires sont en
effet par nature dans un mкme sujet. 9. En outre, saint
Bernard dit dans les Douze Degrйs d'Humilitй (ch. 2, 3) que l'humilitй
parfaite est la connaissance de la vйritй. Or la connaissance de la vйritй
appartient а la raison, donc l'humilitй est dans la raison. L'orgueil y est
donc aussi. 10. En outre, le
Philosophe dit dans l'Йthique (III, 15) que l'orgueilleux feint d'кtre
fort. Mais la fiction regarde la raison: feindre, en effet, consiste а imiter,
ce qui est le fait de la seule raison, comme le dit le Philosophe dans sa
Poйtique. L'orgueil est donc dans la raison. 11. En outre, sur ce
verset d'Habacuc (2, 5): "Comme le vin trompe le buveur", la
Glose dit que l'orgueil fait croire d'abord а des vues trop hautes sur
soi-mкme. Or croire est un acte de la raison, donc l'acte premier de l'orgueil
est dans la raison. L'orgueil lui-mкme est donc dans la raison. 12. En outre, saint
Ambroise dit, sur le Psaume: "Bienheureux ceux qui sont immaculйs"
(Ps. 118, 1; Sermon 7, 10), que seule la loi de Dieu peut repousser les forces
de l'orgueil. Or la loi de Dieu est dans la raison, donc l'orgueil, qui est
repoussй par elle, y est aussi. 13. En outre, saint
Grйgoire dit dans les Morales (XXXI, 45) que l'orgueil est le roi de
tous les vices. Or rйgir revient а la raison. L'orgueil est donc dans la
raison. 14. En outre, а
propos du verset de Jйrйmie (49, 16): "Ton orgueil et ton arrogance"
etc., la Glose dit: "Ce n'est pas l'erreur qui constitue l'hйrйtique, c'est
l'orgueil." Or l'hйrйsie rйside dans la raison, donc l'orgueil aussi. 15. En outre, saint
Augustin dit, dans la Trinitй (XII, 12), qu'il y a pйchй dans la raison
infйrieure, en tant qu'elle n'est pas rйprimйe par la raison supйrieure, ou mкme
en tant que la raison supйrieure y consent; et ainsi, il semble que le premier
pйchй soit dans la raison supйrieure; or l'orgueil est le premier pйchй. Donc
il rйside dans la raison supйrieure. 16. En outre, saint
Augustin dit, et on le trouve dans le Dйcret (XV, 1), que l'orgueil est
un mouvement pour obtenir ce que dйfend la justice. Or la justice relиve de la
raison, car c'est par elle qu'il revient а l'homme de rendre а autrui ce qu'il
lui doit. L'orgueil est donc dans la raison. 17. En outre, saint
Augustin dit, et on le trouve dans le Dйcret (XXIII, 4): "Dieu ne
donnerait jamais а la perdition les vases de colиre, s'il ne trouvait en eux un
pйchй volontaire." Or on qualifie de volontaire ce qui est soumis au
commandement de la raison. Donc, comme c'est surtout en raison de l'orgueil que
Dieu donne а la perdition les vases de colиre, il semble que l'orgueil relиve
de la raison. 18. En outre, Sйnиque
dit dans une de ses lettres que le souverain bien de l'homme se trouve dans la
partie rationnelle. Il s'agit de la vertu, que l'orgueil corrompt, comme on l'a
dit. Donc l'orgueil aussi est dans la raison, et non dans l'irascible. 19. En outre, il
semble que l'orgueil soit dans la volontй et non dans l'irascible, parce que, а
propos du verset de saint Matthieu: "Ainsi convient-il que nous
accomplissions toute justice" (3, 15) la Glose dit: "c'est-а-dire
l'humilitй par faite". Or la justice est dans la volontй, donc l'humilitй
aussi. 20. En outre, c'est а
l'orgueil que semble appartenir principalement l'appйtit des honneurs. Or
rechercher les honneurs est affaire de volontй. Donc l'orgueil est dans la
volontй. 21. En outre, s'enorgueillir,
c'est aller au-delа, et de la sorte, cela semble appartenir surtout а la
facultй supйrieure, qui va au-delа des autres. Or c'est le propre de la
volontй, qui met en mouvement toutes les autres puissances. Donc l'orgueil
semble appartenir а la volontй, et non а l'irascible. 22. En outre, il semble
que l'orgueil soit dans le concupiscible: il est dit, dans les Sentences
de saint Prosper, que "l'orgueil est l'amour de sa propre excellence".
Or l'amour est dans le concupiscible. Donc l'orgueil aussi. 23. En outre, il
revient а l'orgueil, selon saint Augustin, de dйsirer les joies et de fuir les
tristesses. Mais c'est l'affaire du concupiscible. Donc l'orgueil rйside dans
le concupiscible. 24. En outre, c'est
le fait de l'orgueil de se complaire dans son bien propre. Or cela relиve du
concupiscible. Donc l'orgueil semble se situer dans le concupiscible, et non
dans l'irascible. Cependant: 1) Saint Grйgoire,
dans les Morales (II, 49), oppose а l'orgueil le don de crainte. 2) En outre, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (XIV, 13) que l'orgueil est "le
dйsir d'une grandeur vicieuse"; or ce qui est ardu est objet de l'irascible.
Donc l'orgueil est dans l'irascible. 3) En outre, la
pusillanimitй paraоt кtre le vice qui s'oppose а l'orgueil. Or la pusillanimitй
est dans l'irascible, comme aussi la magnanimitй. Donc l'orgueil est йgalement
dans l'irascible. Rйponse: Pour йclairer cette question, il faut
examiner d'abord dans quelle puissance de l'вme il peut y avoir pйchй ou vertu,
pour qu'il soit alors possible d'examiner dans quelles puissances de l'вme l'orgueil
rйside comme en son sujet. Il faut donc remarquer que tout acte de
vertu ou de pйchй est volontaire. Or il existe en nous deux principes de l'acte
volontaire, а savoir la raison ou intelligence, et l'appйtit; tels sont, en
effet, les deux moteurs, comme on le dit dans le livre de l'Ame (III,
9), et ceci surtout pour les actes propres а l'homme. Or, comme la raison est une puissance qui
saisit, elle diffиre de la puissance appйtitive en ce que l'opйration de la
raison et de toute puissance qui saisit s'accomplit quand ce qui est saisi se
trouve dans celui qui saisit; car l'intelligence en acte est l'intelligй en
acte, et le sens en acte est le senti en acte. Au contraire, l'opйration de la puissance
appйtitive consiste en ce que celui qui dйsire est mы vers l'objet dйsirй. Or
il est йvident qu'il appartient en propre а l'orgueil de tendre de maniиre
dйsordonnйe а sa propre excellence, comme en s'exaltant, conformйment а ce
verset du Psaume: "Faire justice а l'orphelin et а l'humble, pour que l'homme
n'aille pas encore se magnifier sur la terre" (Ps. 9, 38). Il est
йvident par lа que l'orgueil relиve de la puissance appйtitive. Mais, comme la puissance appйtitive est
mue d'une certaine faзon par la puissance qui saisit, en tant que c'est le bien
apprйhendй qui meut l'appйtit, il est nйcessaire de diviser la puissance
appйtitive suivant les divers modes d'apprйhension, parce que les puissances
passives sont proportionnйes aux puissances actives et motrices, et que les
puissances se distinguent selon leurs objets. Or il existe une puissance qui saisit l'universel,
а savoir l'intelligence ou rai son, et une qui saisit les objets singuliers, а
savoir le sens ou l'imagination; il en rйsulte qu'il y a une double puissance
appйtitive l'une qui est dans la partie raisonnable et qu'on appelle la
volontй, l'autre qui est dans la partie sensitive, et qu'on appelle sensualitй
ou appйtit sensitif. L'appйtit rationnel, qui est la volontй, a
donc le bien universel comme propre raison d'objet, et c'est pourquoi il ne se
divise pas en plusieurs puissances. Mais l'appйtit sensitif n'atteint pas а la
raison universelle de bien, mais а certains aspects du bien sensible ou
imaginable; d'oщ il est nйcessaire que l'appйtit sensible se diversifie
conformйment aux divers aspects particuliers de ce genre de bien. Car une chose
a un caractиre dйsirable du fait qu'elle est dйlectable pour le sens, et sous
cette raison de bien, elle est objet du concupiscible; une autre chose a aussi
un caractиre dйsirable du fait qu'elle possиde une certaine grandeur imaginйe
par l'animal, qui le rend capable de repousser tout ce qui lui nuit et d'user
en maоtre de son bien propre; ce bien est assurйment sans aucune dйlectation
sensible, et parfois mкme accompagnй d'une douleur sensible, comme lorsque l'animal
lutte pour vaincre; et c'est sous cette raison de bien imaginй que se prend l'objet
de l'irascible. Mais il est йvident que tout ce qui est particulier se range
sous l'universel, et non l'inverse. Aussi, sur tout ce а quoi peuvent se porter
le concupiscible et l'irascible, la volontй peut se porter aussi, et sur bien d'autres
objets. Mais la volontй se porte sur son objet sans passion, du fait qu'elle ne
se sert pas d'organe corporel, alors que l'irascible et le concupiscible le
font avec passion. C'est pourquoi tous les mouvements qui existent avec passion
dans l'irascible et le concupiscible, comme celui de l'amour, de la joie, de l'espoir,
et les mouvements de ce genre, peuvent exister dans la volontй, mais sans
passion. Or il est йvident, d'aprиs ce que nous
avons dйjа dit, que l'objet de l'orgueil est l'excellence. Si donc n'appartient
а l'orgueil que l'excellence saisie par les sens ou l'imagination, il faut
situer l'orgueil uniquement dans l'irascible. Mais parce que l'orgueil regarde
aussi une excellence saisie par l'intelligence, qui est dans les biens
spirituels, comme saint Grйgoire le dit dans les Morales (XXXIV, 23), et
qu'on le trouve aussi - qui plus est - dans les substances spirituelles chez
qui il n'y a pas d'appйtit sensitif, il est donc nйcessaire de dire que l'orgueil
est а la fois dans l'irascible, en tant qu'il concerne l'excellence saisie par
les sens ou l'imagination, et aussi dans la volontй, en tant qu'il regarde l'excellence
saisie par l'intelligence; et c'est selon cette derniиre modalitй qu'on le
trouve chez les dйmons. Solutions des objections: 1. L'orgueil est un
appйtit dйsordonnй d'excellence. Or l'espoir a vis-а-vis du bien futur
difficile le mкme rapport que le dйsir vis-а-vis du bien pris absolument. Aussi
est-il йvident que l'orgueil concerne principalement l'espoir, qui est une
passion de l'irascible, car il semble que la prйsomption elle-mкme, qui est un
espoir dйsordonnй, appartienne surtout а l'orgueil. 2. Comme on l'a dit,
l'orgueil qui regarde l'excellence saisie par l'intelligence ne se situe pas
dans l'irascible mais dans la volontй; et cependant, de cette excellence saisie
par l'intelligence rйsulte parfois un effet imaginй, en vertu de quoi il peut y
avoir de l'orgueil dans l'irascible, comme lorsque quelqu'un est louй pour l'excellence
de sa science, ou reзoit quelque marque sensible d'honneur. 3. L'orgueil des
dйmons, comme on l'a dit, bien qu'il ne soit pas dans l'irascible, est
cependant dans la volontй. 4. Il existe deux
sortes d'objets: l'objet qui se comporte par maniиre de terme vers lequel on
tend, et Dieu ne peut кtre l'objet de l'irascible en ce sens d'une autre faзon,
l'objet peut se comporter par maniиre de terme initial, et alors ce qu'on
mйprise est l'objet du mйpris lui-mкme, et rien n'empкche que Dieu soit objet
de l'irascible de cette maniиre, en tant que l'irascible se porte а son propre
objet sans кtre retenu par le respect de Dieu. 5. Bien que la
puissance irascible soit le sujet de nombreuses passions, elle reзoit son nom
de la colиre, comme de la derniиre des passions (dans leur genиse). Aussi
Avicenne caractйrise la puissance irascible par la seule passion de colиre et
non par les autres passions. 6. L'envie n'est pas
dans l'irascible, mais dans le concupiscible, puisque c'est la tristesse du
bien d'autrui, et que la tristesse est dans le concupiscible comme aussi la
dйlectation, et а cette mкme puissance appartient encore la haine, comme aussi
l'amour. Si cependant l'envie йtait dans l'irascible, il n'y aurait pas d'empкchement
а ce que l'orgueil soit dans l'irascible, du fait qu'il en est la cause: rien n'empкche,
en effet, que l'acte ou la passion d'une puissance soit la cause d'un autre
acte ou d'une autre passion de cette mкme puissance; ainsi, l'amour est cause
du dйsir, alors que tous les deux sont cependant dans le concupiscible. 7. Un acte peut se
rapporter а un vice de trois faзons d'une premiиre faзon, directement; d'une
deuxiиme faзon, par maniиre de disposition antйcйdente; et d'une troisiиme
faзon, par maniиre de disposition consйquente; par exemple, il appartient
directement et essentiellement а la colиre d'кtre un appйtit de vengeance; par
maniиre de disposition antйcйdente, de s'attrister d'une injustice reзue; par
maniиre de disposition consйquente, de se rйjouir de la punition de celui qui a
commis l'injustice. Ainsi donc appartient а l'orgueil, directement et comme
essentiellement, le dйsir immodйrй de l'excellence; par maniиre de dis position
antйcйdente, le fait de s'estimer digne d'une telle excellence; par maniиre de
disposition consйquente, а partir de cette estime et de ce dйsir, le fait de se
livrer а des paroles et а des actions ostentatoires. La premiиre de ces trois
attitudes relиve de l'irascible, mais les deux autres de la raison l'apprйhension
par la raison, en effet, prйcиde le mouvement de l'appйtit, et le commandement
de la raison pour l'exйcution extйrieure le suit. 8. Humilitй et
sagesse se trouvent dans le mкme homme, en tant que l'humilitй dispose а la
sagesse, parce que celui qui est humble se soumet aux sages pour apprendre, et
ne s'appuie pas sur son sens propre; il n'y a cependant pas de nйcessitй а ce
que sagesse et humilitй soient dans la mкme partie de l'вme: ce qui appartient
а une partie infйrieure peut disposer а ce qui appartient а une partie supйrieure;
ainsi une bonne imagination est une disposition а la science. 9. Par rapport а l'humilitй,
la connaissance de la vйritй se comporte de maniиre antйcйdente parce que,
quand on considиre la vйritй, on ne s'exalte pas au-delа de sa mesure propre. 10. Par rapport а l'orgueil,
la fiction se situe comme une consйquence: car, du fait que quelqu'un cherche l'excellence,
il s'ensuit qu'il se montre а l'extйrieur de maniиre а exceller en quelque
faзon auprиs des autres. 11. Avoir une trop
haute idйe de soi-mкme est dit кtre le premier acte de l'orgueil parce qu'il
prйcиde le dйsir d'excellence. 12. La raison, en
tant qu'elle commande aux puissances infйrieures et les met en mouvement, les
empкche de produire des mouvements dйsordonnйs de lа vient que la loi de Dieu,
du fait qu'elle est dans la raison, exclut l'orgueil, non pas certes de faзon
formelle, comme la noirceur exclut la blancheur (car elles seraient alors dans
le mкme sujet), mais par son effet, comme le peintre exclut la noirceur. Aussi
n'y a-t-il pas de nйcessitй а ce que l'orgueil soit dans la raison, en laquelle
se trouve la loi de Dieu. 13. L'orgueil est dit
le roi des autres vices, en tant qu'il йtend son empire sur tous les autres
vices en raison du rapport de sa fin avec celles des autres vices, non parce qu'il
existerait dans la raison. 14. Cette autoritй
prouve que l'hйrйsie est un effet de l'orgueil; mais rien n'interdit que ce qui
rйside en une puissance de l'вme ait un effet dans une autre puissance de l'вme. 15. On dit que le
premier pйchй est dans la raison de maniиre antйcйdente, mais dans l'appйtit de
maniиre essentielle, c'est-а-dire en tant que la puissance appйtitive tend vers
un objet illicite, ou en est empкchй par le jugement de la rai son. 16. Il y a pйchй dans
la puissance infйrieure de l'вme en tant qu'elle s'йcarte de la rectitude de la
raison; aussi, si la justice relиve en quelque maniиre de la raison, il n'y a
pas de nйcessitй pour autant а ce que tout pйchй soit par essence dans la
raison comme en son sujet. 17. On qualifie le
pйchй de volontaire ou de spontanй, non seulement quand son acte est choisi par
la volontй, mais mкme lorsqu'il est commandй par elle, qui commande les actes
des puissances infйrieures; ainsi, rien ne s'oppose а ce qu'un pйchй volontaire
rйside en une puissance infйrieure de l'вme. 18. Socrate a affirmй
que toutes les vertus йtaient des sciences, comme on le dit dans l'Йthique
(VI, 11); et c'est pourquoi il a affirmй lui-mкme, et les Stoпciens aprиs lui,
que toutes les vertus rйsidaient dans la partie rationnelle par essence. Mais
parce que la vertu morale perfectionne plus directement la puissance appйtitive
que la raison elle-mкme, il est prйfйrable de dire avec Aristote que les vertus
morales rйsident dans la puissance appйtitive, qui est rationnelle par
participation, en tant qu'elle est mise en mouvement par le commandement de la
raison. 19. Toute vertu est d'une
certaine faзon justice, en tant qu'elle est ordonnйe par la justice а obйir а
la loi, comme on le dit dans l'Йthique (V, 2). Aussi, bien que la
justice rйside dans la volontй, il n'est cependant pas nйcessaire de dire que
toutes les vertus qui reзoivent le nom de justice de la faзon dont on vient de
parler, rйsident dans la volontй ou la raison, parce que la raison et la
volontй peu vent aussi mettre en mouvement les autres puissances de l'вme. 20. Dйsirer les
honneurs sensibles ou imaginables, en tant qu'ils ont raison de bien difficile
ou d'excellence, ne relиve pas seulement de la volontй, mais aussi de l'irascible. 21. S'enorgueillir, c'est
s'йlever au-dessus en dйpassant sa mesure propre, ce qui peut appartenir non
seulement а la facultй supйrieure, mais aussi а l'infйrieure. 22. Toutes les
passions de l'irascible ont pour racine l'amour, qui est une passion du
concupiscible, et ont pour terme la dйlectation et la tristesse, qui sont aussi
dans le concupiscible; aussi rien n'empкche que ce qui appartient au
concupiscible ne soit attribuй de faзon antйcйdente ou consйquente а l'orgueil,
qui se trouve dans l'irascible. 23 et 24. Et ainsi,
la rйponse aux objections 23 et 24 est йvidente.
ARTICLE 4: LES ESPИCES D'ORGUEIL
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 42, Question 2, a. 4; Somme thйologique IIa -lIae,
Question 162, a. 4. On s'interroge sur les espиces d'orgueil
que saint Grйgoire distingue ainsi dans les Morales (XXIII, 6): "Il
existe de fait quatre maniиres d'кtre qui traduisent toute l'enflure des
orgueilleux: ils estiment possйder le bien comme venant d'eux-mкmes, ou bien, s'ils
croient qu'il leur a йtй donnй d'en haut, ils pensent l'avoir reзu en raison de
leurs mйrites, ou du moins ils se vantent d'avoir ce qu'ils n'ont pas; ou aprиs
avoir mйprisй les autres, ils dйsirent кtre remarquйs de faзon singuliиre." Objections: Il semble que cette rйpartition des
espиces d'orgueil ne convienne pas. 1. En effet, le fait
que quelqu'un estime tenir un bien non d'un autre mais de lui-mкme relиve de l'incroyance,
puisque la foi droite tient que Dieu est l'auteur de tout bien. Donc on ne doit
pas tenir pour une sorte d'orgueil le fait que quel qu'un estime tenir un bien
de lui-mкme, mais davantage pour une sorte d'erreur ou d'incroyance. 2. En outre, parmi
tous les biens qui sont possйdйs en cette vie, le plus grand est le bien de la
grвce, au sujet mкme duquel il arrive а certains de s'enorgueillir. Or croire
que la grвce est donnйe а l'homme en raison de ses mйrites, cela relиve de l'hйrйsie
pйlagienne. Donc on ne doit pas tenir pour une espиce d'orgueil le fait de
croire que ce qu'on a a йtй donnй par Dieu pour nos mйrites. 3. En outre, se
vanter d'avoir ce qu'on n'a pas est un mensonge, ce qui est un vice distinct de
l'orgueil; il ne faut donc pas le ranger comme une espиce d'orgueil. 4. En outre, vouloir
кtre remarquй relиve de la vaine gloire, qui n'est pas l'orgueil, mais la fille
de l'orgueil, comme le dit saint Grйgoire dans les Morales (XXXI, 45).
Il ne faut donc pas classer comme une espиce d'orgueil le fait que quelqu'un
veuille кtre spйcialement remarquй. 5. En outre, saint
Jйrфme dit que rien n'est plus orgueilleux que de se montrer ingrat. Or l'ingratitude
ne fait pas partie de ces quatre espиces. Il semble donc que l'йnumйration des
espиces d'orgueil faite par saint Grйgoire ne soit pas complиte. 6. En outre, saint
Augustin dit, dans la Citй de Dieu (XIV, 14), que s'excuser d'un pйchй
commis relиve de l'orgueil. Or ce n'est pas comptй parmi ces espиces d'orgueil.
Donc ces espиces d'orgueil sont indiquйes de faзon incomplиte. 7. En outre, il
semble qu'il appartient au premier chef а l'orgueil de s'efforcer d'obtenir
prйsomptueusement ce qui est au-dessus de soi. Or cela n'est pas indiquй dans
ces quatre espиces d'orgueil. Donc il semble que les espиces d'orgueil soient
donnйes de faзon incomplиte. Cependant: L'autoritй de saint Grйgoire, rappelйe au
dйbut, est suffisante. Rйponse: Comme le dit Denys dans les Noms Divins
(IV, 30), le bien tient а l'unitй et а l'intйgritй de la chose, tandis que le
mal vient de chaque dйfaut; ainsi, la beautй est causйe par le fait que tous
les membres du corps sont proportionnйs; et si seulement un seul d'entre eux
est disproportionnй, il entraоne la laideur. Ainsi donc, il appartient а la
vertu que l'appйtit de l'homme se porte а une certaine excellence conformйment
а la rиgle de la raison et а sa mesure; or le mal de l'orgueil consiste en ce
qu'on dйpasse sa mesure propre en dйsirant quelque bien excellent: il en
rйsulte qu'il y a autant d'espиces d'orgueil que de maniиres de dйpasser sa
mesure propre dans l'appйtit de sa propre excellence. Or cela se produit de trois maniиres: d'une
premiиre maniиre, qui concerne le bien excellent lui-mкme que l'on recherche,
cela se produit lorsque l'appйtit de quelqu'un se porte vers ce qui excиde sa
mesure; et а ce point de vue, c'est la troisiиme espиce d'orgueil: quelqu'un se
vante de possйder ce qu'il n'a pas. La seconde maniиre concerne la faзon d'obtenir
l'excellence: quelqu'un possйderait une certaine excellence par lui-mкme ou par
ses mйrites, alors qu'il ne peut l'obtenir que par la faveur d'un autre; et c'est
ainsi que sont envisagйes les deux premiиres espиces d'orgueil, du fait qu'il
arrive d'une double faзon que quelque chose soit de notre fait: ou bien
absolument, comme lorsque nous faisons quelque chose, ou bien grвce а quelque
prйparation, comme lorsque nous mйritons quelque chose. La troisiиme maniиre
dont on peut excйder sa mesure propre concerne la faзon de possйder: on se
pique d'avoir plus que les autres ce qu'il nous revient d'avoir comme les
autres. Solutions des objections: 1. Le jugement de la
raison peut кtre faussй de deux maniиres: premiиrement, en matiиre universelle,
et d'une autre maniиre, en matiиre particuliиre, en raison de quelque passion.
Donc, quand la raison est faussйe directement en matiиre de foi ou de bonnes
moeurs, si c'est de faзon universelle, cela appartient au pйchй d'hйrйsie, mais
non si c'est dans un cas particulier, а cause d'une passion, conformйment au
texte des Proverbes (14, 22): "Ils s'йgarent, tous ceux qui font le
mal"; ainsi, si quelqu'un estimait en gйnйral que la fornication n'est
pas un pйchй, il pйcherait contre la foi; par contre n'est pas taxй d'incroyant
le fornicateur qui choisit la fornication comme un bien en raison de sa passion
de convoitise. Et de faзon similaire, si on estimait de faзon universelle que
Dieu n'est pas l'auteur de tout bien, ou que le bien de la grвce vient des
mйrites, on serait hйrйtique; par contre, on ne le serait pas si, en raison d'un
amour dйsordonnй de son excellence commenзant par des dйsirs sensibles, le
jugement de la raison йtait faussй en un cas particulier, de sorte qu'on en
vienne а prйsumer de soi-mкme comme si on pouvait possйder quelque bien par
soi-mкme ou par ses mйrites, ce qui est le fait de l'orgueilleux. 2. Et ainsi, la
rйponse а l'objection 2 est йvidente. 3. La jactance est classйe
comme une espиce d'orgueil, non pas quant а son acte extйrieur qui se rapporte
а l'orgueil par maniиre de disposition consйquente, comme on l'a dit, mais
quant au vouloir intйrieur d'oщ procиde cet acte extйrieur: l'homme prйsume de
lui-mкme comme s'il avait ce qu'il n'a pas, et son вme tend vers cette
excellence qui ne lui convient pas, а moins qu'il ait ce qu'il n'a pas. 4. Vouloir кtre
spйcialement remarquй appartient aussi а l'orgueil par maniиre de disposition
consйquente. Mais dans son essence, la quatriиme espиce d'orgueil consiste en
ce que l'homme prйsume de soi-mкme comme s'il dйpassait singuliиrement tout le
monde, et en ce que son вme s'attache а son excellence. 5. Les deux premiиres
espиces d'orgueil sont de l'ingratitude: est ingrat, en effet, celui qui ne
reconnaоt pas avoir reзu gratuitement un bienfait, ou qui estime l'avoir obtenu
grвce а ses mйrites. 6. Comme le dit le
Philosophe dans l'Йthique (V, 1), кtre exempt d'un mal est comptй pour
un bien; et c'est pourquoi, de mкme qu'il appartient а la troisiиme espиce de
se vanter d'avoir ce qu'on n'a pas, de mкme aussi il lui appartient de s'excuser
d'un pйchй qu'on a. 7. Le pйchй d'orgueil
apparaоt parfois avec plus d'йvidence en ses antйcйdents ou ses consйquents, qu'en
ce qu'il est essentiellement; et c'est le motif pour lequel saint Grйgoire
rйpartit ces espиces d'orgueil selon certains actes antйcйdents ou consйquents,
alors que pourtant toutes les espиces d'orgueil consistent essentiellement en
une certaine prйsomption de l'вme.
QUESTION IX: LA VAINE GLOIRE
ARTICLE 1: LA VAINE
GLOIRE EST-ELLE UN PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 132, a. 1; Ad Galat., e. 5, lect. 7.
Objections: Il semble que non. 1. La vaine gloire
consiste, en effet, а vouloir que ses bonnes actions soient manifestes aux
autres. Or cela n'est pas un pйchй, mais chose digne de louanges. Il est dit,
en effet, en saint Matthieu (5, 16): "Que votre lumiиre brille devant
les hommes, en sorte qu'ils voient vos bonnes oeuvres." Donc la vaine
gloire n'est pas un pйchй. 2. En outre, le dйsir
de vaine gloire consiste а chercher а ce que ses biens soient louйs par les
hommes. Or cela nous est prescrit par l'Apфtre: "Ayant а coeur de ce qui
est bien, non seulement devant Dieu, mais aussi devant tous les hommes"
(Rom., 12, 17). Donc la vaine gloire n'est pas un pйchй. 3. En outre, tout
pйchй consiste en un dйsordre de l'appйtit naturel. Or, par la vaine gloire, on
ne dйsire pas une chose non dйsirable naturellement: c'est, en effet, une chose
dйsirable naturellement que l'homme connaisse la vйritй, et que lui-mкme soit
connu. Donc la vaine gloire n'est pas un pйchй. 4. En outre, il est
dit, dans la Lettre aux Ephйsiens (5, 1): "Soyez les imitateurs de Dieu
comme des fils bien-aimйs." Or, par le fait que l'homme cherche la
gloire, il se fait l'imitateur de Dieu, qui cherche sa propre gloire. Donc il
semble que dйsirer la gloire ne soit pas un pйchй. 5. En outre, rechercher
ce qui est versй а l'homme comme rйcompense n'est pas un pйchй; or la gloire
est promise а l'homme comme rйcompense: il est dit en Job (22, 29): "Qui
aura йtй humiliй sera dans la gloire", et dans les Proverbes (3, 25): "Les
sages possйderont la gloire." Donc le dйsir de gloire n'est pas un
pйchй. 6. En outre, ce qui
incite aux oeuvres des vertus ne paraоt pas кtre un pйchй. Or c'est le cas du
dйsir de la gloire: Cicйron dit dans les Tusculanes (I, 2-4): "Tous
sont enflammйs pour les йtudes par la gloire." Donc le dйsir de la gloire
n'est pas un pйchй. 7. En outre, ce qui
est dйsirй pareillement par les bons et par les mйchants ne paraоt pas кtre un
pйchй. Or Salluste dit dans la Conjuration de Catilina (XI, 2): "La
gloire, l'honneur, le pouvoir, le bon et le lвche les dйsirent йgalement pour
soi." Donc le dйsir de la gloire n'est pas un pйchй. 8. En outre, saint
Augustin dit que la vaine gloire est le jugement des hommes qui ont une bonne
opinion de quelqu'un. Or dйsirer cela n'est pas un pйchй parce que, comme
lui-mкme le dit: "Il est cruel, celui qui nйglige sa renommйe."
(Serm. 355). Donc la vaine gloire n'est pas un pйchй. 9. En outre, ce qui
est l'objet de la cupiditй n'est pas un pйchй, bien que la cupiditй elle-mкme
soit un pйchй, comme cela est йvident а propos de l'argent, et de la cupiditй
de l'argent. Or la vaine gloire est objet de cupiditй, comme cela ressort de ce
qui est dit dans l'Йpоtre aux Galates (5, 26): "Ne soyons pas avides de
vaine gloire." Donc la vaine gloire n'est pas un pйchй. 10. En outre, le
pйchй s'oppose а la vertu sur une matiиre identique. Or la vaine gloire ne s'oppose
pas а la vraie gloire, car elles peuvent exister, semble-t-il, dans le mкme
sujet. Donc la vaine gloire n'est pas un pйchй. Cependant: Ce qui dйtourne l'homme de la foi, grвce а
laquelle on s'approche de Dieu, est un pйchй. Or c'est le cas de l'appйtit de
la gloire humaine, car il est dit en saint Jean (5, 44): "Comment
pourriez-vous croire, vous qui tirez les uns des autres votre gloire, et de la
gloire qui vient de Dieu seul n'avez pas de souci ?" Donc la vaine gloire
est un pйchй. Rйponse: Pour voir clair dans cette question, il
importe d'abord d'examiner ce qu'est la gloire, puis en second lieu, ce qu'est
la vaine gloire; ainsi on pourra voir, en troisiиme lieu, comment la vaine
gloire est un pйchй. Il faut donc savoir que, comme saint
Augustin le dit dans son Traitй sur saint Jean (100, n° 1), la gloire comporte
un certain йclat; de lа vient que, dans l'Йvangile, recevoir de l'йclat et кtre
glorifiй reviennent au mкme. Or l'йclat comporte une certaine йvidence selon
laquelle un objet devient remarquable et manifeste dans sa splendeur; c'est
pourquoi la gloire comporte que soit manifestй le bien d'une personne; si par
contre c'est le mal de quelqu'un qui est manifestй, alors on ne parle pas de
gloire, mais plutфt de dйshonneur. Et c'est pour quoi saint Ambroise dit, dans
son Commentaire des Йpоtres, sur l'Йpоtre aux Romains, que la gloire est"une
connaissance manifeste accompagnйe de louange". Or la gloire peut s'envisager selon une
triple maniиre d'кtre. Car, selon sa maniиre d'кtre la plus йlevйe, la gloire
consiste dans le fait que le bien de quel qu'un soit manifestй а la multitude:
nous disons en effet qu'est йclatant ce qui peut кtre vu clairement par tous,
ou par beaucoup. De lа vient que Cicйron dit que "la gloire est un renom
accompagnй de louange auprиs de nombreuses personnes"; Tite-live prйsente
Fabius en train de dire: "Ce n'est pas le moment de me glorifier devant un
seul." Mais cependant, on parle de gloire d'une seconde faзon, selon une
autre de ses maniиres d'кtre, dans la mesure oщ le bien de quelqu'un se
manifeste ne serait-ce qu'а un petit nombre, ou mкme а un seul. On parle de
gloire encore d'une troisiиme maniиre, selon que le bien de quelqu'un consiste
а se considйrer lui-mкme, c'est-а-dire selon que quelqu'un envisage son bien
sous la raison formelle qu'il a un certain йclat, comme devant кtre manifestй
et admirй par beaucoup; et а ce point de vue, on dit que quelqu'un se glorifie
lorsqu'il dйsire ou mкme se complaоt en ce que son bien soit manifestй а une
multitude ou а un petit nombre, ou а un seul ou seulement а soi-mкme. Mais, pour savoir en quoi consiste la
vaine gloire ou le fait de se glorifier vainement, il faut savoir qu'on a l'habitude
de prendre le terme de vain dans trois sens: parfois en effet, il est pris pour
ce qui n'a pas d'existence, et dans ce sens, les choses fausses sont qualifiйes
de vaines; aussi est-il dit dans le Psaume (4, 3): "Pourquoi aimez-vous
la vanitй et recherchez-vous le mensonge ?" Parfois aussi le terme de
vain est pris pour ce qui ne possиde pas de soliditй ou de ferme- tй, conformйment а ce que dit l'Ecclйsiaste
(1, 2): "Vanitй des vanitйs, et tout est vanitй", ce qui est
dit en raison de l'inconstance des choses. Parfois encore, le terme de vain se
dit quand quelque chose n'atteint pas la fin requise; ainsi on dit que quelqu'un
qui n'a pas obtenu la santй a pris en vain un mйdicament c'est pourquoi il est
dit dans Isaпe (49, 4): "Je me suis fatiguй en vain, c'est sans raison
et vainement que j'ai usй mes forces." Conformйment а cela, on peut donc parler
de vaine gloire selon trois sens d'abord lorsque quelqu'un se glorifie
faussement, par exemple d'un bien qu'il ne possиde pas: aussi est-il dit, dans
la Lettre aux Corinthiens (I, 4, 7): "Qu'as-tu que tu n'aies reзu ? Or,
si tu l'as reзu, pourquoi te glorifier comme si tu ne l'avais pas reзu?"
Deuxiиmement, on parle de vaine gloire lorsque quelqu'un se glorifie d'un bien
qui passe rapidement, conformйment а ce texte d'Isaпe (40, 6): "Toute
chair est comme le foin, et toute sa gloire comme la fleur des champs."
Troisiиmement, on parle de vaine gloire lorsque la gloire de l'homme n'est pas
ordonnйe а la fin requise: en effet, il est naturel а l'homme de dйsirer la
connaissance de la vйritй, parce que grвce а elle, son intelligence atteint sa
perfection; mais le fait que quelqu'un dйsire que son bien soit connu d'un
autre, ce n'est pas un dйsir de sa propre perfection, aussi comporte-t-il
quelque vanitй, sauf dans la mesure oщ cela est utile а quelque fin. Or la gloire peut кtre ordonnйe de faзon
louable а trois fins: tout d'abord а la gloire de Dieu: car par le fait que le
bien d'un homme est connu, Dieu en est glorifiй, lui а qui appartient
principalement ce bien comme au premier agent; aussi est-il dit en saint
Matthieu (5, 16): "Que votre lumiиre brille devant les hommes, pour qu'ils
voient vos bonnes oeuvres et glorifient votre Pиre qui est dans les
cieux." En second lieu, c'est chose utile au salut du prochain qui,
ayant connaissance du bien de quelqu'un, en est aidй а l'imiter, selon la
parole de l'Apфtre (Rom., 15, 2): "Que chacun de vous plaise а son
prochain pour le bien en vue de l'йdifier." En troisiиme lieu, la gloire
peut кtre ordonnйe а l'utilitй du sujet lui-mкme qui, en remarquant que ses
bonnes actions sont l'objet de la louange d'autrui, en rend grвce et s'affermit
en elles avec plus de constance aussi l'Apфtre rappelle-t-il souvent aux
fidиles du Christ leurs bonnes actions, pour qu'ils s'y affermissent avec plus
de constance. Si donc quelqu'un dйsire que ses bonnes
actions soient manifestйes, ou mкme s'il se complaоt dans leur manifestation,
mais non en raison d'une des trois fins dont on vient de parler, ce sera de la
vaine gloire. Or il est йvident que, considйrйe sous l'un quelconque de ces
modes, la vaine gloire implique un certain dйsordre de l'appйtit, qui constitue
la raison formelle du pйchй; aussi la vaine gloire, de quelque maniиre qu'on l'envisage,
est un pйchй. Mais pourtant, c'est sous son troisiиme mode qu'elle est plus
rйpandue: car ainsi, quelqu'un peut se glorifier vainement aussi bien de ce qu'il
a que de ce qu'il n'a pas, et autant des biens spirituels que mкme des biens
temporels. Solutions des objections: 1. Le Seigneur nous
prescrit ici de faire connaоtre nos bonnes oeuvres aux autres en vue de la
gloire de Dieu, aussi ajoute-t-il: "Pour qu'ils voient vos bonnes oeuvres,
et glorifient votre Pиre qui est dans les cieux." Or cela n'est pas le
fait de la vaine gloire. 2. L'Apфtre prescrit
de se soucier de faire le bien devant les hommes en vue de leur utilitй, aussi
ajoute-t-il (Rom., 12, 18): "Si possible, autant qu'il dйpend de vous,
йtant en paix avec tous les hommes." Cette intention aussi exclut le
caractиre vain de cette gloire. 3. Pour autant que la
chose est possible, chaque кtre parfait se communique aux autres naturellement,
et cela convient а chaque кtre par imitation du premier parfait, c'est-а-dire
de Dieu, qui communique а tous sa bontй; or le bien de quelqu'un se communique
aux autres et quant а l'кtre, et quant а la connaissance, aussi semble
appartenir а l'appйtit naturel le fait que quelqu'un veuille faire connaоtre
son bien. Si donc cela est rapportй а une fin requise, ce sera un acte de vertu;
sinon, ce sera un acte de vanitй. 4. Connaоtre la bontй
divine est la fin derniиre de la crйature raisonnable, car c'est en cela que
consiste la bйatitude; aussi la gloire de Dieu ne doit-elle pas кtre rapportйe
а rien d'autre, mais c'est le propre de Dieu que sa gloire soit recherchйe pour
elle-mкme. Or le bien d'aucune crйature ne rend bienheureuse la crйature
raisonnable du fait qu'il est connu: aussi nulle gloire de la crйature ne doit
кtre recherchйe pour elle-mкme, mais pour autre chose. 5. Ce qui est promis
en rйcompense, ce n'est pas la vaine gloire, mais la vraie, qui consiste en la
connaissance de Dieu; et une telle gloire n'est jamais un pйchй. 6. Beaucoup d'hommes
sont poussйs aux biens spirituels en raison de quelques biens temporels; la
cupiditй dйsordonnйe des biens temporels n'en est pas pour cela exempte de
vice. De mкme aussi, mкme si le trиs grand nombre accomplit pour la gloire des
oeuvres de vertu, il ne s'ensuit pas que le dйsir dйsordonnй de la gloire soit
exempt de vice, parce que les oeuvres de vertu ne doivent pas кtre accomplies
en vue de la gloire, mais plutфt en vue du bien de la vertu, ou mieux en vue de
Dieu. 7. Comme Salluste l'ajoute
ici mкme: "Les bons s'efforcent d'arriver а la gloire par le vrai chemin",
c'est-а-dire par la vertu; or ce n'est pas dйsirer la gloire de faзon vaine,
mais tendre vers elle dans l'ordre. 8. Le jugement de
ceux qui ont une bonne opinion de quelqu'un relиve de la vaine gloire lorsqu'il
est dйsirй sans utilitй. 9. La gloire, selon
qu'elle est en ceux qui connaissent notre bien, est objet de dйsir, et alors
elle n'est pas un pйchй, car elle peut кtre ou bien ou mal dйsirйe d'une autre
maniиre, selon que la gloire est dans l'appйtit lui-mкme, elle est alors vaine
et a raison de pйchй. 10. Gloire vйritable
et vaine gloire peuvent coexister dans le mкme sujet, mais non au mкme point de
vue.
ARTICLE 2: LA VAINE
GLOIRE EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa -IIae, Question 132, a. 3.
Objections: Il semble que oui. 1. Rien n'exclut la
rйcompense йternelle sinon le pйchй mortel. Or la vaine gloire exclut la
rйcompense йternelle: il est dit en effet en Matthieu (6, 1): "Gardez-vous
de pratiquer votre justice devant les hommes pour vous faire remarquer d'eux,
sinon vous n'aurez pas de rйcompense auprиs de votre Pиre qui est dans les cieux."
Donc la vaine gloire est un pйchй mortel. 2. En outre, saint
Jean Chrysostome dit, sur ce mкme passage (Mt., 6, 1) а propos de la vaine
gloire: "Elle entre secrиtement et enlиve insensiblement tout ce qui
est intйrieur." Or rien n'enlиve les biens intйrieurs et spirituels
sinon le pйchй mortel. Donc la vaine gloire est un pйchй mortel. 3. En outre, dans
Job, il est dit (31, 26-28): "Si, а la vue du soleil en son йclat et de
la lune radieuse dans sa course, mon coeur s'est rйjoui en secret et si je leur
ai envoyй un baiser de ma main, c'est le plus grand pйchй"; passage
que saint Grйgoire, dans les Morales (XXII, 6), interprиte de la vaine
gloire. Donc la vaine gloire est le plus grand pйchй, et pйchй mortel. 4. En outre, saint
Jйrфme dit (Ep. 78) que rien n'est aussi dangereux que le dйsir de la gloire,
et le vice de la prйsomption, et l'вme qui se gonfle de la conviction intime de
ses vertus. Or ce qui est le plus dangereux paraоt кtre mortel. Donc la vaine
gloire est un pйchй mortel. 5. De plus (1), tout
vice capital est un pйchй mortel; or la vaine gloire est un vice capital. Donc
la vaine gloire est un pйchй mortel. 6. En outre, quiconque
dйrobe ce qui est le propre de Dieu pиche mortellement, beaucoup plus que celui
qui vole le bien du prochain. Or quiconque dйsire la vaine gloire s'approprie
injustement ce qui est le propre de Dieu: car il est dit dans Isaпe (42, 8): "Ma
gloire, je ne la donnerai pas а un autre", et dans la lettre а Timothйe
(1, 17): "A Dieu seul honneur et gloire." Il semble donc que
la vaine gloire soit un pйchй mortel. 7. En outre, le pйchй
d'idolвtrie semble consister а attribuer la gloire de Dieu а une crйature,
conformйment а l'Йpоtre aux Romains (1, 23): "Ils ont йchangй la gloire
du Dieu incorruptible pour une image reprйsentant l'homme corruptible." Or
celui qui dйsire la gloire paraоt souhaiter pour lui ce qui est le propre de
Dieu car, comme on l'a dit, la gloire est due en propre а Dieu. Donc la vaine
gloire est un pйchй d'idolвtrie, et il s'ensuit qu'elle est un pйchй mortel. 8. En outre, saint
Augustin dit, dans la Citй de Dieu (V, 19), que mйpriser la gloire est
le fait d'une haute vertu. Or а un grand bien s'oppose un grand mal. Donc
dйsirer la gloire est un grand pйchй. 9. En outre, la vaine
gloire cherche а plaire aux hommes, parce que, selon Aristote: "La gloire
est ce qu'on ne se soucierait pas de possйder, si personne n'en savait rien",
(Topiques, III, 3). Or chercher а plaire aux hommes est un pйchй mortel,
parce qu'il exclut du service du Christ, conformйment а la lettre aux Galates
(I, 10): "Si je plaisais encore aux hommes, je ne serais plus le
serviteur du Christ." Donc la vaine gloire est un pйchй mortel. 10. En outre, de mкme
que la forme donne l'espиce dans les rйalitйs naturelles, de mкme l'objet la
donne dans les rйalitйs morales. Or les rйalitйs qui participent en commun а
une forme naturelle unique ne diffиrent pas selon l'espиce; donc, dans les
rйalitйs morales, celles qui participent en commun а un objet unique ne
diffиrent pas selon l'espиce. Or pйchй vйniel et mortel sont d'espиces diffйrentes;
comme donc la vaine gloire n'a qu'un objet unique, il semble qu'il ne puisse se
faire qu'une vaine gloire soit pйchй mortel, et une autre pйchй vйniel. Or il
est йvident qu'il existe une vaine gloire qui est pйchй mortel. Donc toute
vaine gloire est pйchй mortel. Cependant: 1) A propos de ce
verset de Matthieu (10, 14): "Secouez la poussiиre de vos pieds", la
Glose dit: "La poussiиre est cette lйgиretй des pensйes terrestres dont ne
peuvent кtre exempts mкme les plus grands docteurs, lorsqu'ils ont en vue les
intйrкts de leurs sujets." Or ce que ne peuvent йviter les plus grands
docteurs eux-mкmes est pйchй vйniel. Donc la lйgиretй des pensйes terrestres,
qui relиve surtout de la vaine gloire, est un pйchй vйniel. 2) En outre, saint
Jean Chrysostome dit sur dans le traitй sur Matthieu (Hom. 13) qu'alors que les
autres vices se rencontrent chez les serviteurs du diable, la vaine gloire se
rencontre mкme chez les serviteurs du Christ. Or aucun pйchй mortel ne se rencontre
chez les serviteurs du Christ. Donc la vaine gloire n'est pas un pйchй mortel. 3) En outre, le pйchй
de la langue et des oeuvres est plus grave que le pйchй du coeur. Or toute
vanitй dans les actions ou les paroles n'est pas pйchй mortel. Il ne faut donc
absolument pas dire que toute vaine gloire, qui existe dans le coeur, soit un
pйchй mortel. Conclusion: On peut dйcouvrir la vйritй sur cette
question а partir de la question qui prйcиde: on a dit, en effet, qu'on parle
de vaine gloire lorsque quelqu'un se glorifie ou de ce qui est faux, ou d'une
rйalitй temporelle, ou bien lorsqu'il ne rapporte pas sa gloire а la fin
requise. Il est donc йvident qu'aux deux premiers
points de vue, toute vaine gloire n'est pas pйchй mortel s: personne ne dirait,
en effet, que pиche mortellement celui qui se glorifie de son chant, estimant
bien chanter, alors qu'il chante mal, ni celui qui se glorifie de possйder un
cheval qui court bien. Mais il semble qu'il y ait une incertitude plus grande
pour le troisiиme mode de la vaine gloire: car, puisqu'est vain ce qui n'est
pas rapportй а la fin requise, il semble ou bien que la gloire de l'homme ne
soit pas vaine si elle est rapportйe а Dieu, ou bien qu'elle soit pйchй mortel
si elle n'est pas rapportйe а Dieu, mais que la fin de l'intention se repose en
elle; car alors on tirerait jouissance de la crйature, ce qui ne se fait pas
sans pйchй mortel. Et c'est pourquoi il faut remarquer ceci:
le fait qu'un acte ne soit pas rapportй а Dieu comme а sa fin peut se produire
d'une double faзon s: d'une premiиre faзon, qui concerne l'acte, parce que l'acte
lui-mкme n'est pas ordonnй а sa fin; et de la sorte, aucun acte dйsordonnй ne
peut кtre rapportй а la fin ultime, qu'il soit pйchй mortel ou vйniel; car un
acte dйsordonnй n'est pas un moyen convenable pour parvenir а une fin bonne,
pas plus qu'une proposition fausse n'est un moyen convenable pour parvenir а la
vraie science. Cela peut se produire d'une autre faзon, qui concerne l'agent
lui-mкme, dont l'вme n'est pas ordonnйe de faзon actuelle ou habituelle а la
fin requise s: il en rйsulte que l'acte qui procиde d'une telle вme est ordonnй
а quelque chose d'autre comme а sa fin ultime; et alors l'acte humain qui ne se
rapporte pas а Dieu comme а sa fin est toujours un pйchй mortel. Cependant, je parle de l'вme d'un homme
qui n'est pas ordonnйe а Dieu de faзon actuelle ou habituelle, parce qu'il
arrive parfois qu'un homme n'ordonne pas actuellement un acte а Dieu, alors
pourtant que cet acte ne contient de soi aucun dйsordre en raison duquel il ne
puisse кtre rapportй а Dieu; toutefois, parce que l'вme de cet homme est
rapportйe de faзon habituelle а Dieu comme а sa fin, cet acte-lа, non seulement
n'est pas un pйchй, mais il est mкme un acte mйritoire. Ainsi donc, il faut dire que si la gloire
est qualifiйe de vaine du fait qu'elle n'est pas rapportйe а Dieu comme а sa
fin, et cela parce que l'вme de l'homme qui se glorifie d'une chose n'est pas
tournйe vers Dieu de faзon actuelle ou habituelle, alors la vaine gloire est
toujours un pйchй mortel s: il en rйsulte, en effet, que l'homme se glorifie d'un
bien crйй sans le rapporter а Dieu comme а sa fin de faзon actuelle ou
habituelle. Si, par contre, la gloire est qualifiйe de
vaine du fait qu'elle n'est pas rapportйe а Dieu comme а sa fin, si on
considиre l'acte lui-mкme, acte qui ne peut кtre rap portй а la fin en raison
de son dйsordre, alors la vaine gloire n'est pas toujours un pйchй mortel,
parce qu'un quelconque dйsordre dans la gloire fait que cette gloire ne peut
кtre ordonnйe а Dieu; par exemple lorsque quelqu'un se glorifie de ce dont il
ne doit pas se glorifier, ou se glorifie plus qu'il ne doit, ou en omettant
quelque autre circonstance requise, et cependant il ne rйsulte pas de pйchй
mortel du fait de l'omission de n'importe quelle circonstance requise, mais
seulement lorsque l'acte dйsordonnй s'oppose а la loi de Dieu. Ainsi donc, il faut dire que le pйchй de
vaine gloire n'est pas toujours un pйchй mortel. Solutions des objections: 1. Le Seigneur parle
du cas oщ quelqu'un rapporte les oeuvres de la justice а la gloire humaine
comme а la fin derniиre s: alors la vaine gloire est pйchй mortel et exclut
entiиrement de la rйcompense йternelle. On peut dire cependant que, mкme lorsqu'elle
est pйchй vйniel, la vaine gloire exclut d'une rйcompense йternelle, non certes
de faзon absolue mais en raison d'un acte dйterminй, c'est-а-dire en tant qu'elle
fait que l'acte qui procиde de la vaine gloire n'est pas digne d'кtre rйmunйrй
d'une rйcompense йternelle, de mкme que le pйchй vйniel n'est pas digne d'кtre
rйmunйrй d'une rйcompense йternelle; toutefois, la vaine gloire qui est pйchй
vйniel n'exclut pas l'homme de faзon absolue de la rйcompense de la vie
йternelle. 2. C'est d'une double
maniиre que la vaine gloire enlиve les biens intйrieurs de l'homme: elle les
enlиve d'abord а considйrer l'acte des vertus intйrieures, par lesquelles on ne
mйrite pas la rйcompense de la vie йternelle si on accomplit ces actes par
vaine gloire, mкme si cette vaine gloire est pйchй vйniel; elle les enlиve d'une
autre maniиre, а considйrer les habitus intйrieurs eux-mкmes, dans la mesure oщ
elle prive l'homme des vertus intйrieures; mais cela, la vaine gloire ne le
rйalise qu'en tant qu'elle est pйchй mortel. 3. Cet argument
envisage la vaine gloire considйrйe selon que l'homme se glorifie en lui-mкme
de ses propres biens, sans les rapporter nullement а Dieu, ni de faзon
actuelle, ni de faзon habituelle, en tant que pйchй mortel. 4. Est qualifiй de
dangereux ce qui entraоne facilement quelqu'un а sa perte; or la vaine gloire
entraоne aisйment l'homme а sa perte, dans la mesure oщ elle le fait se confier
en lui-mкme; aussi est-elle dite le plus dangereux des pйchйs, non pas tant en
raison de sa gravitй propre, que parce qu'elle est une disposition а pйcher
plus gravement. 5. Il ne faut pas
penser que tous les pйchйs qui sont qualifiйs de capitaux sont des pйchйs
mortels par leur genre mкme; il s'ensuivrait autrement que tout pйchй de
gourmandise et de colиre serait pйchй mortel, ce qui est йvidemment faux. Aussi
n'est-il pas non plus nйcessaire que toute vaine gloire soit pйchй mortel, bien
que la vaine gloire soit un vice capital. Mais, parce qu'on appelle capital un
vice qui donne naissance а d'autres pйchйs, vйniels ou mortels, on peut dire
que tout pйchй qui est "capital" par rapport а des pйchйs mortels,
est pйchй mortel, а condition toutefois que l'expression de pйchй capital soit
entendue en ce sens qu'un pйchй naоt d'un autre pйchй, en tant qu'il est
ordonnй а la fin de celui-ci. Il est йvident en effet que celui qui est
tellement attachй а un pйchй qu'il veut, pour obtenir sa fin, pйcher
mortellement, pиche mortellement mкme en ce premier pйchй; ainsi, si quelqu'un
est а ce point attachй а la dйlectation du goыt qu'il veuille pour cela pйcher
mortellement, la gourmandise elle-mкme sera aussi pour lui pйchй mortel; de la
mкme faзon aussi, la vaine gloire est pйchй mortel, lorsque quelqu'un commet un
autre pйchй mortel en raison de cette vaine gloire. 6. De mкme que, dans
un royaume, c'est d'une certaine maniиre que sont dus au roi honneur et gloire,
et d'une autre qu'ils sont dus а un chef ou а un soldat, de mкme aussi, dans l'ensemble
des choses, une certaine gloire et un certain honneur sont dus а Dieu seul; et
si quelqu'un voulait se les approprier, il s'attribuerait ce qui est а Dieu, de
mкme que si un soldat dans un royaume dйsirait la gloire qui est due au roi, il
souhaiterait du fait mкme pour lui la dignitй royale. Or tous ceux qui dйsirent
la gloire en vain ne dйsirent pas tous l'honneur et la gloire dus а Dieu seul,
mais celle qui est due а l'homme en raison de quelque excellence; cependant,
ils pиchent parfois contre Dieu en ce qu'ils ne rapportent pas cette gloire а
la fin requise. Et de la sorte, bien qu'ils n'usurpent pas la gloire de Dieu
selon sa substance, ils l'usurpent pourtant quant а la maniиre de la possйder,
car c'est а Dieu seul qu'il convient de ne pas rapporter sa gloire а une autre
fin. 7. Quiconque
usurperait pour lui-mкme la gloire et l'honneur de la divinitй serait vraiment
idolвtre, comme nous lisons que nombre de tyrans l'ont fait, mais tous ceux qui
se glorifient vainement n'usurpent pas de cette maniиre la gloire divine; aussi
ne sont-ils pas tous idolвtres. 8. Йviter des pйchйs
moindres est le fait d'une vertu supйrieure, comme cela ressort de ce que dit
le Seigneur en saint Matthieu (5, 21-22): la justice qui йvite non seulement l'homicide,
mais mкme la colиre est plus haute que la justice de la loi ancienne qui dйfend
l'homicide. Aussi, du fait que mйpriser la vaine gloire est le propre d'une
haute vertu, on ne peut conclure que la vaine gloire soit un pйchй grave. 9. Plaire aux hommes
peut кtre bien ou mal dйsirй. En effet, si quelqu'un veut plaire aux hommes
pour pouvoir les faire grandir dans le bien, c'est chose ver tueuse et digne de
louange; aussi l'Apфtre dit-il (1 Cor., 10, 33; Rom. 15, 2): "Que
chacun plaise а son prochain pour le bien en vue d'йdifier, tout comme moi, je
plais а tous en tout." Mais vouloir plaire aux hommes en vue de la
seule gloire mondaine est un pйchй de vaine gloire, parfois mortel, c'est-а-dire
lorsque quelqu'un met sa fin dans la faveur humaine, en l'aimant plus que l'observation
des commandements de Dieu, et ainsi ce pйchй exclut du service de Dieu; mais
parfois il est vйniel, lorsque quelqu'un se rйjouit d'une maniиre dйsordonnйe
de la faveur des hommes, sans cependant s'opposer а Dieu, mais en lui restant
sou mis. 10. Dans les rйalitйs
morales, l'objet constitue l'espиce, non pas selon ce qu'il a de matйriel, mais
selon la raison formelle d'objet; or l'objet de la vaine gloire, selon qu'elle
est pйchй vйniel ou mortel, diffиre selon la raison formelle d'objet, а savoir
selon la diffйrence entre la fin et ce qui conduit а la fin: car il y a pйchй mortel
lorsqu'on place sa fin dans la gloire humaine, mais pйchй vйniel lorsqu'on ne
place pas sa fin en elle.
ARTICLE 3: LES FILLES DE
LA VAINE GLOIRE SONT-ELLES: LA DЙSOBЙISSANCE, LA JACTANCE, L'HYPOCRISIE, LA
DISPUTE, L'OBSTINATION, LA DISCORDE, LA PRЙSOMPTION DES NOUVEAUTЙS?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa -IIae, Question 21, a. 4; Question 37, a. 2; Question 132, a. 5.
Objections: Il semble que cette йnumйration ne
convienne pas. 1. Tous ces vices
paraissent en effet relever de la superbe, dont la vaine gloire est aussi une
fille. Donc les vices dont nous parlons ne doivent pas кtre comptйs parmi les
filles de la vaine gloire, mais ils doivent кtre comptйs en mкme temps que la
vaine gloire au nombre des filles de la superbe. 2. En outre, un pйchй
gйnйral ne doit pas кtre tirй de quelque autre pйchй. Or la dйsobйissance est
un pйchй gйnйral. Saint Ambroise dit en effet que le pйchй est "transgression
de la loi et dйsobйissance aux commandements du ciel". Donc la
dйsobйissance ne doit pas кtre comptйe comme fille de la vaine gloire. 3. En outre, la
jactance est la troisiиme espиce de la superbe, ce qui ressort de ce qu'on a
dit plus haut. Si donc la jactance йtait fille de la vaine gloire, il s'ensuivrait
que la superbe serait fille de la vaine gloire. Ce qui est faux de toute
йvidence, puisque la superbe est la mиre de tous les pйchйs, comme le dit saint
Grйgoire dans les Morales (XXXI, ch. 45). 4. En outre, les
disputes et les discordes paraissent dйriver surtout de la colиre. Or la colиre
est un vice capital distinct de la vaine gloire. Donc la discorde et la dispute
ne doivent pas кtre comptйes comme filles de la vaine gloire. Cependant: Il y a l'autoritй de saint Grйgoire qui,
dans les Morales (XXXI, 45), attribue ces filles а la vaine gloire. Rйponse: C'est selon la mкme raison formelle qu'un
vice est qualifiй de tкte ou de mиre, а savoir en tant que naissent de lui d'autres
vices qui sont ordonnйs а sa fin. En effet, cela convient а la fois а la notion
de tкte, selon que la tкte possиde la puissance de diriger ce qui est placй
sous elle (or toute rиgle de gouvernement se prend de la fin); et cela convient
а la notion de mиre la mиre est celle qui conзoit en elle-mкme. De lа vient qu'un
vice est qualifiй de mиre des autres vices qui naissent de la conception de sa
fin propre. Ainsi donc, йtant donnй que la fin propre
de la vaine gloire est la manifestation de l'excellence personnelle, sont
appelйs filles de la vaine gloire ces vices par lesquels l'homme tend а
manifester sa propre excellence. Or l'homme peut manifester cette excellence d'une
double faзon, soit directement, soit indirectement. Directement, ce sera ou par
des paroles, et c'est alors la jactance, ou bien par des actions rйelles
suscitant l'admiration, et c'est alors la prйsomption des nouveautйs (ce qui se
produit en effet de faзon nouvelle provoque d'habitude davantage l'admiration
des hommes); ou bien par des actions mensongиres, et c'est alors l'hypocrisie.
Indirectement, on manifeste son excellence en s'efforзant de montrer qu'on n'est
pas infйrieur а autrui. Et ceci se produit en quatre domaines d'abord pour l'intelligence,
et c'est l'obstination, par laquelle l'homme se fixe sur sa propre maniиre de
voir, sans vouloir croire а une opinion plus sage; deuxiиmement, pour la
volontй, et c'est alors la discorde, lorsque l'homme n'accorde pas sa volontй
propre avec la volontй de ceux qui sont meilleurs; troisiиmement, pour la
parole, et c'est la dispute, lorsque quelqu'un ne veut pas qu'un autre le
domine en paroles; quatriиmement, pour les actions, lorsque quelqu'un ne veut
pas soumettre ses actions а l'ordre d'un supйrieur, et c'est la dйsobйissance. Solutions 1. La superbe, comme
on l'a dit plus haut, se pose de faзon gйnйrale comme la mиre de tous les
vices, et c'est dans sa dйpendance que se placent les sept vices capitaux,
parmi lesquels la vaine gloire est celui qui a avec elle le plus d'affinitйs:
cette excellence que recherche la superbe, la vaine gloire se propose de la
manifester, et elle recherche une certaine excellence dans cette manifestation
mкme; c'est pourquoi, par voie de consйquence, toutes les filles de la vaine
gloire sont en affinitй avec la superbe. 2. La dйsobйissance
est comptйe comme fille de la vaine gloire en tant que pйchй spйcial, car elle
n'est rien d'autre alors que le mйpris du prйcepte; par contre, en tant que
pйchй gйnйral, la dйsobйissance signifie un йloignement absolu des
commandements de Dieu, ce qui parfois ne se produit pas du fait du mйpris, mais
par faiblesse ou par ignorance, comme le dit saint Augustin dans la Nature
et la Grвce (ch. 29). 3. La jactance est
comptйe comme une espиce de superbe quant а sa disposition intйrieure, par
laquelle quelqu'un dйsire son excellence au-delа de sa mesure propre, comme on
l'a dit; mais quant а son acte extйrieur, par lequel quelqu'un manifeste son
excellence par des paroles, elle appartient а la vaine gloire. 4. La dispute et la
discorde ne sont jamais causйes par la colиre s'il ne vient s'y ajouter la
vaine gloire, lorsque quelqu'un ne veut pas passer pour infйrieur en ramenant
sa volontй а la volontй d'autrui, ou en laissant ses paroles paraоtre moins
fortes que celles d'autrui.
QUESTION X: L'ENVIE
ARTICLE 1: L'ENVIE
EST-ELLE UN PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 36, a. 2.
Objections: Il semble que non. 1. Parce que, comme
le dit le Philosophe dans l'Йthique (II, 5), nous ne sommes ni louйs ni
blвmйs pour les passions; or l'envie est une passion, car comme le dit saint
Jean Damascиne dans la Foi, (II, 14): "L'envie est la tristesse
venant du bien d'autrui"; donc nul n'est objet de blвme а cause de l'envie.
Or tout pйchй rend quelqu'un digne de blвme. Donc l'envie n'est pas un pйchй. 2. En outre, ce qui n'est
pas volontaire n'est pas pйchй, comme le dit saint Augustin. Or l'envie йtant
une tristesse n'est pas chose volontaire, car comme le dit saint Augustin dans la
Citй de Dieu (XIV, 6): "La tristesse fait partie des choses qui nous
arrivent contre notre grй". Donc l'envie n'est pas un pйchй. 3. En outre, puisqu'au
mal s'oppose le bien, le bien ne meut pas au pйchй, qui est mal, comme aucun
йlйment contraire ne meut а son contraire. Or le motif de l'envie est le bien:
car Rйmi dit que l'envie est la douleur qui vient du bien du prochain. 4. En outre, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (XIV, 13) que dans tout pйchй, il y a
une conversion dйsordonnйe vers le bien changeant. Or l'envie n'est pas une
conversion vers quelque bien changeant, mais plutфt une aversion du bien,
puisque c'est la tristesse а propos du bien d'autrui. Donc l'envie n'est pas un
pйchй. 5. En outre, saint
Augustin dit dans le Libre Arbitre (I, 3) que tout pйchй vient du dйsir
sensuel. Or, puisqu'elle est une tristesse, l'envie ne procиde pas du dйsir
sensuel, qui est l'appйtit du plaisir. Donc l'envie n'est pas un pйchй. 6. En outre, ce qui n'a
pas la possibilitй d'кtre ne peut кtre un pйchй. Or il est impossible que
quelqu'un soit envieux, semble-t-il: йtant donnй que le bien est ce que tous
dйsirent, nul ne peut s'attrister du bien, ce qui est envier. Donc l'envie ne
peut кtre un pйchй. 7. En outre, tout
pйchй consiste en un certain acte. Or puisqu'elle est une tristesse, l'envie
entrave l'action qui a sa perfection par la dйlectation. Donc l'envie entrave
le pйchй, et n'est donc pas un pйchй. 8. En outre, les
actions morales sont qualifiйes de bonnes ou de mauvaises selon la raison
formelle de l'objet. Or l'objet de l'envie est le bien, comme on l'a dit,
puisque c'est la douleur qui vient du bien d'autrui. Donc l'acte d'envie est
bon, et ce n'est pas un pйchй. 9. En outre, le mal
de la peine se distingue du mal de la faute, comme cela ressort de saint
Augustin dans le Libre Arbitre (I, 1). Or l'envie est un certain mal de
peine, comme le dit saint Isidore dans le Souverain Bien (III, 25): "La
jalousie, c'est-а-dire l'envie, punit son auteur". Donc l'envie n'est pas
une faute. 10. En outre, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (XIV, 7) que tout pйchй est un amour
mauvais. Or l'envie n'est pas un amour mauvais, parce que l'amour fait se
rйjouir des biens d'un ami, et s'attrister de ses maux. Donc l'envie n'est pas
un pйchй. 11. En outre, il
paraоt plus grave de porter envie а quelqu'un а propos de ses biens spirituels
que de ses biens corporels. Or l'envie а propos des biens spirituels n'est pas
un pйchй, car saint Jйrфme dit а Laeta au sujet de l'йducation de sa fille: "Qu'elle
ait des compagnes avec qui elle apprenne, dont elle soit envieuse, dont les
йloges la touchent" (Ep., 107, 4). Donc l'envie n'est pas un pйchй. Cependant: Les dispositions extrкmes en matiиre
morale sont vicieuses. Or l'envie est une disposition extrкme, comme cela
ressort de l'Йthique (II, 9). Donc l'envie est un pйchй. Rйponse: L'envie est un pйchй par son genre mкme.
Йtant donnй que c'est de son objet que l'acte moral reзoit son espиce et qu'il
est classй dans un genre, on peut connaоtre qu'un acte moral est mauvais par
son genre, si l'acte lui-mкme n'est pas rapportй comme il convient а sa matiиre
ou а son objet. Or, il faut observer que l'objet de la
facultй appйtitive est le bien et le mal, comme les objets de l'intelligence
sont le vrai et le faux. Or tous les actes de la facultй appйtitive se ramиnent
а deux attitudes gйnйrales, а savoir la recherche et la fuite, comme aussi les
actes de la facultй intellectuelle se ramиnent а l'affirmation et а la
nйgation, en sorte que la recherche est а l'appйtit ce que l'affirmation est а
l'intelligence, et que la fuite est а l'appйtit ce que la nйgation est а l'intelligence,
comme le dit le Philosophe dans l'Йthique (VI, 2). Mais le bien a caractиre
d'attirance, puisque le bien est ce que tous dйsirent, comme cela est affirmй
dans l'Йthique (I, 1); au contraire, le mal a caractиre de rйpulsion,
parce que le mal va contre la volontй et l'appйtit, comme le dit Denys dans Les
Noms Divins (IV, 32). Ainsi donc, tout acte de la facultй
appйtitive qui concerne la recherche, et dont l'objet est un mal, est un acte
qui n'est convenable ni quant а sa matiиre ni quant а son objet; et c'est
pourquoi tous les actes de cette sorte sont mauvais par leur genre, ainsi aimer
le mal ou se rйjouir du mal; comme c'est aussi un vice de l'intelligence d'affirmer
le faux. De faзon semblable aussi, tout acte qui concerne la fuite et dont l'objet
est un bien, n'est convenable ni quant а sa matiиre ni quant а son objet, et c'est
pourquoi tout acte de cette sorte est un pйchй par son genre, ainsi haпr le
bien, le repousser et s'en attrister, parce que dans l'intelligence, c'est
aussi un vice de nier le vrai. Il ne suffit cependant pas, pour qu'un acte soit
bon, qu'il comporte la recherche du bien ou la fuite du mal, а moins que ce ne
soit la recherche d'un bien qui convient, et la fuite du mal qui lui est opposй:
pour le bien, dont la perfection tient а la plйnitude et а l'intйgritй de la
chose, sont requis plus d'йlйments que pour le mal, qui rйsulte de chaque
dйficience singuliиre, comme le dit Denys dans Les Noms Divins (IV, 30).
Or l'envie implique une tristesse qui vient du bien; aussi est-il йvident qu'elle
est de par son genre un pйchй. Solutions des objections: 1. Puisqu'une passion
est un mouvement de l'appйtit sensitif, comme le dit saint Jean Damascиne dans la
Foi (II, 22), considйrйe en elle-mкme, elle ne peut кtre vertu ou vice, ni
chose louable ou blвmable, parce que ces caractиres appartiennent а la raison;
mais en tant que l'appйtit sensitif est en un certain sens raisonnable, en tant
qu'il peut obйir а la raison, mкme les passions peuvent aussi а ce mкme point
de vue кtre dignes de louange ou de blвme, dans la mesure oщ elles peuvent кtre
rйglйes ou refrйnйes. Aussi le Philosophe dit-il au mкme endroit qu'on ne loue
ni ne blвme celui qui se met simplement en colиre, mais celui qui se met en
colиre de telle faзon, c'est-а-dire conformйment ou non а l'ordre de la raison. 2. Cette autoritй ne
dit pas que la tristesse soit un mouvement involontaire, mais que l'objet de la
tristesse est en quelque maniиre involontaire: mais rien n'empкche qu'а propos
d'une chose involontaire, il y ait un acte volontaire de l'homme, bon ou
mauvais, dans la mesure oщ on peut supporter bien ou mal une chose
involontaire. 3. Le bien, pris en
lui-mкme, meut toujours au bien; mais, en raison d'une dis position mauvaise de
la volontй, il arrive que quelqu'un soit mы au mal de l'envie en raison du
bien, comme il arrive aussi qu'en raison d'une disposition mauvaise du corps,
une nourriture saine lui soit nuisible. 4. Manquer d'un bien
est regardй comme ayant raison de mal, comme le dit le Philosophe dans l'Йthique
(V, 1); et а ce point de vue, s'opposer au bien par la tristesse revient au
mкme que de se tourner vers le mal, ce qui est conjoint а un bien muable aimй
de faзon dйsordonnйe. 5. De mкme que le
bien est naturellement antйrieur au mal, qui en est la privation, de mкme aussi
les passions de l'вme dont l'objet est le bien sont antйrieures naturellement
aux passions de l'вme dont l'objet est le mal, et qui pour cette rai son
naissent d'elles; c'est pourquoi la haine et la tristesse sont causйes par
quelque amour, dйsir ou plaisir, et а ce point de vue, l'envie est causйe par
quelque dйsir sensuel. 6. Personne ne peut s'attrister
du bien en tant que bien, mais on peut s'attrister du bien en tant qu'il est
perзu comme ayant raison de mal, vrai ou apparent: et c'est de cette maniиre
que l'envie est une tristesse du bien d'autrui, а savoir en tant qu'il s'oppose
а notre propre excellence. 7. De mкme que la
dйlectation est l'achиvement de sa propre opйration, de mкme empкche-t-elle une
action qui lui est йtrangиre, comme le dit le Philosophe dans l'Йthique
(X, 7): ainsi, celui qui prend plaisir а йtudier, йtudie davantage et s'occupe
moins d'autre chose. Ainsi donc, la tristesse qui vient du bien du prochain
empкche les actions qui tendent au bien du prochain, mais elle meut aux
opйrations contraires au bien du prochain. 8. De mкme que dans l'amour
du bien, il ne peut y avoir de pйchй sauf si ce qui est aimй, mкme saisi comme
ayant raison de bien, n'est cependant pas un vrai bien, mais un mal; de mкme
aussi la tristesse, qui porte sur un bien saisi comme un mal alors qu'il n'est
pas un mal vйritable mais apparent, est nйanmoins mauvaise, parce qu'elle ne s'accorde
pas avec un tel objet qui est un vrai bien: en effet, l'acte moral est rendu
bon par son objet, pour autant qu'il s'accorde avec lui. 9. A certains pйchйs
sont attachйs des chвtiments, et dans ce cas, le mкme acte est chвtiment et
faute sous diffйrents rapports: il est faute en tant qu'il procиde de la
volontй dйsordonnйe de l'homme, et comme tel ne vient pas de Dieu; il est aussi
peine, en tant qu'il comporte un certain tourment comme chвtiment, et cela
vient de Dieu, conformйment au verset du Psaume (49, 21): "Je te
reprendrai et je mettrai tout sous tes yeux"; et saint Augustin dit
dans les Confessions (I, 12): "Vous l'avez ordonnй, Seigneur, et il
en est ainsi, toute вme dйsordonnйe est son propre chвtiment." Et de cette
maniиre, l'envie peut кtre а la fois chвtiment et faute. 10. Tout pйchй est un
amour mauvais par sa cause, non par son essence: toute affection de l'вme, mкme
la tristesse, procиde de l'amour, comme saint Augustin le dit dans ce mкme
livre. 11. Aristote,
distinguant dans La Rhйtorique (II, 11) la jalousie de l'envie, dit que
la jalousie а propos de choses bonnes est le fait des gens vertueux: "En
effet, envier est mauvais, et le fait des mйchants". Le jaloux, en effet,
se prйpare lui-mкme, en raison de sa rivalitй, а recevoir des biens; l'envieux
au contraire cherche а ce que le prochain n'en ait pas, а cause de son envie:
car il y a envie lorsqu'on s'attriste de ce que le prochain ait des biens qu'on
n'a pas soi-mкme; il y a jalousie par contre loi s'attriste de n'avoir pas
soi-mкme les biens qu'a le prochain. Mais saint Jйrфme, dans l'autoritй citйe
plus haut, emploie envie pour jalousie: il est louable, en effet, que quelqu'un
qui apprend s'efforce d'apprendre ce qu'un autre apprend, conformйment а cette
consigne de l'Apфtre: "Rivalisez pour les dons supйrieurs" (I
Cor., 12, 31).
ARTICLE 2: L'ENVIE
EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 36, a. 3.
Objections: Il semble que non. 1. Saint Grйgoire dit
en effet dans les Morales (XXII, 11): "Il arrive d'habitude le plus
souvent que, sans perdre la charitй, la chute d'un ennemi nous rйjouit et sa
gloire nous attriste." Or c'est lа envier. Donc l'envie n'enlиve pas la
charitй et ainsi n'est pas appelйe pйchй mortel. 2. En outre, saint
Jean Damascиne dit dans la Foi (II, 22), que la passion est un mouvement
de l'appйtit sensible. Or ce mouvement est appelй sensualitй, comme le dit
saint Augustin dans la Trinitй (XII, 12); donc, puisque l'envie est une
passion de l'вme, elle est dans la sensualitй, dans laquelle il n'y a que pйchй
vйniel, comme le dit saint Augustin dans le mкme livre. Donc l'envie n'est pas
un pйchй mortel. 3. En outre, de mкme
que des actions bonnes par leur genre peuvent кtre mal accomplies, mais que
celles qui sont mauvaises par leur genre ne peuvent кtre accomplies de faзon
droite, comme le dit saint Augustin dans Contre le Mensonge (VII, 18),
de mкme les actes qui sont des pйchйs vйniels par leur genre peuvent devenir
mortels, mais ceux qui sont mortels par leur genre ne peu vent en aucune
maniиre кtre vйniels, comme cela ressort de l'homicide et de l'adultиre. Or
toute envie n'est pas pйchй mortel. Donc l'envie n'est pas pйchй mortel par son
genre. 4. En outre, dans un
mкme genre, un pйchй d'action est plus grave qu'un pйchй du coeur. Or empкcher
par un acte le bien du prochain n'est pas toujours pйchй mortel. Donc ce n'est
pas toujours un pйchй mortel que de s'attrister du bien du prochain, ce qui est
envier. 5. En outre, il ne
peut exister de pйchй mortel chez les hommes parfaits. Or il peut exister chez
eux par surprise un mouvement d'envie. Donc l'envie n'est pas pйchй mortel. 6. En outre, chez les
enfants qui ne parlent pas encore, il ne saurait y avoir de pйchй mortel, parce
qu'ils n'ont pas encore l'usage de la raison, en laquelle seule rйside le pйchй
mortel. Or l'envie peut exister chez les enfants: saint Augustin dit, dans les
Confessions (I, 7, 11): "J'ai vu et connu par expйrience un enfant
envieux; il ne parlait pas encore et il regardait, pвle et le visage amer, son
frиre de lait." Donc l'envie n'est pas pйchй mortel. 7. En outre, tout
pйchй mortel s'oppose а l'ordre de la charitй. Or l'envie, qui s'attriste du
bien du prochain parce qu'il entraоne un dommage personnel, ne s'oppose pas а l'ordre
de la charitй, selon lequel chacun doit s'aimer davantage qu'autrui, et les
plus proches plus que les йtrangers, comme le dit saint Ambroise. Donc l'envie
n'est pas un pйchй mortel. 8. En outre, tout
pйchй mortel s'oppose а une vertu. Or l'envie n'est pas contraire а une vertu,
mais а une certaine passion que le Philosophe nomme une juste indignation, "nemesis",
dans l'Йthique (II, 9). L'envie n'est donc pas pйchй mortel. Cependant: 1) Il y a ce que dit
saint Grйgoire dans les Morales (V, 46), en commentant ce texte des
Proverbes (14, 30): "L'envie est la carie des os." "Par
le vice de l'envie, dit-il, mкme les actes forts des vertus pйrissent aux yeux
de Dieu." Or il n'y a que le pйchй mortel qui puisse faire cela. Donc l'envie
est un pйchй mortel. 2) En outre, dans l'Itinйraire
de Clйment, on raconte que Pierre a dit qu'il y a trois pйchйs qui mйritent une
peine йgale: lorsqu'on tue de sa main, lorsqu'on dйnigre par sa langue, et
lorsqu'on envie ou hait dans son coeur. Or l'homicide est un pйchй mortel. Donc
l'envie l'est aussi. 3) En outre, saint
Isidore dit, dans le Souverain Bien (III, 25): "Il n'y a aucune
vertu а laquelle ne s'oppose l'envie, car seule la misиre est exempte d'envie."
Or rien ne s'oppose а toute vertu sinon le pйchй mortel. Donc l'envie est un
pйchй mortel. 4) En outre, saint
Augustin dit, sur ce verset du Psaume (104, 25): "Il changea leur coeur
pour qu'ils haпssent son peuple": "L'envie est la haine du
bonheur d'autrui". Or la haine est une colиre invйtйrйe, comme il le dit
lui-mкme dans son Commentaire littйral sur la Genиse (XI). Donc toute
envie est chose invйtйrйe, et ainsi ne peut кtre pйchй vйniel comme les fautes
de surprise. 5) En outre, rien ne
fait mourir spirituellement sinon le pйchй mortel. Or l'envie tue
spirituellement, conformйment а ce verset de Job (5, 2): "L'envie tue l'enfant",
et а propos de ce passage de l'Apфtre: "Nous sommes la bonne odeur du
Christ" (II Cor. 2, 15), la Glose dit: "Cette odeur ranime ceux qui
aiment et tue les envieux." Donc l'envie est un pйchй mortel. Rйponse: Comme on l'a dйjа dit, le genre ou l'espиce
de l'acte moral se prend selon la matiиre ou l'objet; de lа vient aussi que l'acte
moral est qualifiй de bon ou de mauvais selon son genre. Or la vie de l'вme est
rйalisйe par la charitй qui nous unit а Dieu, par qui l'вme vit; aussi est-il
dit en saint Jean (I, 3, 14): "Qui n'aime pas demeure dans la
mort", car la mort est la privation de la vie. Quand donc, par comparaison d'un acte avec
sa matiиre, on discerne quelque chose qui s'oppose а la charitй, il y a
nйcessitй а ce que cet acte soit un pйchй mortel par son genre; ainsi le fait
de tuer un homme implique quelque chose qui s'oppose а la charitй, par laquelle
nous aimons le prochain et voulons qu'il vive, qu'il existe et qu'il possиde
les autres biens: cela fait partie de l'essence de l'amitiй, comme le dit le
Philosophe dans l'Йthique (IX, 4); et c'est pourquoi l'homicide est par
son genre un pйchй mortel. Si au contraire, par comparaison de l'acte
avec son objet, rien n'apparaоt qui s'oppose а la charitй, ce n'est pas un
pйchй mortel par son genre, ainsi dire une parole vaine ou quelque chose
semblable; ces actions cependant peuvent devenir pйchйs mortels а cause d'un
autre йlйment qui survient, comme on l'a йtabli plus haut. Or envier implique
quelque chose qui s'oppose а la charitй, par seule comparaison de l'acte avec
son objet: car il est de l'essence de l'amitiй que nous voulions au prochain
des biens comme а nous-mкmes, ainsi qu'il est dit dans l'Йthique (IX,
4), du fait que l'ami est en quelque maniиre un autre soi-mкme; aussi le fait
de s'attrister du bonheur d'un autre s'oppose manifestement а la charitй, en
tant que c'est par elle que nous aimons le prochain. Aussi saint Augustin
dit-il dans la Vraie Religion (XLVII, 90): "Qui envie celui qui
chante bien n'aime pas celui qui chante bien." De lа vient que l'envie est
un pйchй mortel par son genre. Il faut remarquer pourtant que, dans un
genre de pйchй mortel, on peut trouver un acte qui n'est pas pйchй mortel en
raison de son imperfection, parce qu'il n'atteint pas а la raison parfaite de
ce genre. Ceci peut se produire d'une double maniиre: d'abord du cфtй du
principe actif, parce que cet acte ne procиde pas d'une dйlibйration de la
raison, qui est le principe actif propre et principal des actes humains; aussi
les mouvements soudains, mкme s'ils appartiennent au genre de l'homicide ou de
l'adultиre, ne sont pas des pйchйs mortels, parce qu'ils n'ont pas parfaitement
raison d'acte moral, dont le principe est la raison. Cela peut se produire d'une
autre maniиre du cфtй de l'objet qui, en raison de sa faible importance, n'a
pas parfaite raison d'objet; car ce qui est insignifiant est tenu pour rien par
la raison, comme cela ressort dans l'espиce du vol: si quelqu'un prend dans le
champ d'un autre un йpi ou quelque chose de ce genre, il ne faut pas croire qu'il
pиche mortellement, parce que cela est tenu pour rien, aussi bien par celui qui
prend que par celui а qui l'objet mкme appartient. D'aprиs cela, il peut donc arriver qu'un
mouvement d'envie ne soit pas un pйchй mortel, bien que l'envie soit un pйchй
mortel par son genre, а cause de l'imperfection du mouvement lui-mкme, soit
parce qu'il est soudain et ne procиde pas de la raison dйlibйrйe, soit parce qu'un
homme s'attriste d'un bien du prochain qui est si insignifiant qu'il ne paraоt
pas кtre un bien, par exemple si quel qu'un porte envie а un compagnon de jeu
de ce qu'il le bat dans ce jeu, par exemple а la course ou en quelque amusement
de ce genre. Solutions des objections: 1. Parce que, dans la
dйfinition d'une chose, on n'indique pas ce qui est accidentel, mais seulement
ce qui est essentiel, quand on dit que l'envie est la tristes se qui vient du
bonheur ou de la gloire d'autrui, il faut le comprendre au sens oщ on s'attriste
du bonheur mкme d'autrui en tant que tel, et oщ on s'en attriste pour la raison
prйcise qu'on veut exceller de faзon singuliиre; aussi on appelle proprement
envieux celui qui est dйpassй par autrui en gloire ou en bonheur, et qui s'en
attriste. Mais il arrive que l'on s'attriste du bonheur d'autrui pour d'autres
raisons, qui n'ont pas de rapport avec l'envie, mais parfois avec d'autres
vices. Car quiconque hait quelqu'un s'attriste de
son bonheur, non en tant que c'est une certaine excellence, mais en tant que c'est
simplement un bien de celui qu'il hait lorsqu'on veut du mal а un ennemi, il en
rйsulte que l'on s'attriste de tous ses biens. Aussi la diffйrence entre celui
qui envie et celui qui hait est prйcisйment que celui qui envie ne s'attriste
du bien d'autrui que parce qu'il est surpassй, ou parce qu'il perd le caractиre
singulier de sa propre gloire, tandis que celui qui hait s'attriste de n'importe
quel bien de son ennemi. Il peut y avoir aussi une autre raison pour laquelle
on s'attriste du bonheur d'autrui, la crainte qu'il n'en rйsulte un dommage
pour soi ou pour certaines personnes que l'on aime; et c'est davantage le fait
de la crainte que de l'envie, comme le dit le Philosophe dans la Rhйtorique
(II, 9). Or il arrive que la crainte soit bonne ou mauvaise aussi cette
tristesse peut-elle se produire tantфt avec pйchй, lorsque la crainte est
mauvaise, et tantфt sans pйchй, lorsque la crainte est bonne; aussi saint
Grйgoire, expliquant les paroles dйjа citйes, ajoute que: "Voici ce que
nous croyons nous croyons qu'aprиs la chute d'un homme, certains se relиveront
heureusement; et nous craignons qu'avec sa prospйritй, beaucoup ne soient
injustement opprimйs." C'est pourquoi il ajoute encore que cette tristesse
est sans pйchй d'envie. 2. Lorsque le
mouvement ne vient que de la sensualitй, il ne peut кtre pйchй mortel, mais
lorsque le mouvement de tristesse vient d'une dйlibйration de la rai son, il n'appartient
plus alors seulement а la sensualitй, mais aussi а la raison, et c'est pourquoi
il peut кtre pйchй mortel. On pourrait dire cependant aussi que les noms de ce
genre de passion signifient parfois les simples mouvements de la volontй
eux-mкmes, et selon ce point de vue, la tristesse ne rйsidera pas dans la
sensualitй, mais dans la partie raisonnable. 3. Ce qui est mortel
par son genre ne peut devenir vйniel si l'acte est parfait; cela peut cependant
arriver en raison de l'imperfection de l'acte, comme on l'a dit. 4. Il est possible d'empкcher
le bien du prochain sans pйchй mortel, en raison de l'imperfection de l'acte,
parce que le bien empкchй n'a pas pleinement raison de bien, ou qu'il est
insignifiant, ou qu'il n'est pas un bien dы. 5. Un mouvement d'envie
venant par surprise est imparfait; et un tel mouvement d'envie existe aussi
chez les enfants qui n'ont pas l'usage de la raison. 6. Aussi la rйponse а
l'objection 6 est-elle йvidente. 7. Lorsque quelqu'un
s'attriste du bonheur d'un autre а cause du dommage qui le menace, lui ou les
siens, cette tristesse n'est pas le fait de l'envie, mais de la crainte; il en
rйsulte que, comme on l'a dit, elle peut parfois exister sans pйchй. 8. L'envie concerne
deux objets, car elle est une tristesse qui provient du bon heur de quelqu'un
qui est bon. Et de ce fait, elle peut s'opposer а deux vertus: du point de vue
du bonheur dont on s'attriste, elle s'oppose а la misйricorde, qui s'attriste
du malheur des bons; mais du point de vue du bien dont le succиs attriste, elle
s'oppose а la colиre par zиle, ce qu'on entend par "nemesis",
lors: qu'on s'attriste de ce que les mйchants soient heureux dans leur impiйtй.
Et bien que misйricorde et "nemesis" paraissent des passions,
а en juger d'aprиs la nature de la tristesse, en tant cependant que survient le
choix de la raison, elles reзoivent raison de vertu. De mкme, il est facile de rйsoudre les difficultйs soulevйes en sens
contraire: 1) Saint Grйgoire
parle ici de l'envie en tant qu'elle est pйchй mortel. Et c'est une telle envie
de coeur que parle le Bienheureux Pierre, laquelle mйrite bien une peine йgale
а celle de l'homicide quant au genre de la peine, puisque l'un et l'autre
mйritent la peine йternelle. 2) Aussi la rйponse а
l'objection 2) est-elle йvidente. 3) Le pйchй mortel s'oppose
а la vertu du pйcheur, mais l'envie, comme le dit saint Isidore, s'oppose а
toute vertu, non de celui mкme qui pиche, mais d'autrui; aussi ne pourrait-on
pas prouver par lа que l'envie soit un pйchй mortel. 4) L'envie n'est pas
la haine de l'homme, mais de son bonheur, selon que sous la haine sont
contenues toutes les passions de l'вme qui tendent au mal et qui dйrivent de la
haine. Ce qui est dit, que la haine est une colиre invйtйrйe, ne signifie pas
qu'il en soit de toute haine comme de tel mouvement particulier, mais qu'une
colиre invйtйrйe cause de la haine. 5) Ces autoritйs
parlent de l'envie en tant qu'elle est pйchй mortel.
ARTICLE 3: L'ENVIE
EST-ELLE UN VICE CAPITAL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa -llae, Question 36, a. 4.
Objections: Il semble que non. 1. Parce que c'est le
propre d'un vice capital d'avoir des filles, mais il ne lui appartient pas d'кtre
lui-mкme la fille d'un autre vice; or l'envie est fille de la superbe, comme le
dit saint Augustin dans la Sainte Virginitй (ch. 31). Donc l'envie n'est
pas un vice capital. 2. En outre, comme on
l'a dйjа dit, l'envie est une certaine tristesse. Or la tristesse implique un
certain terme du mouvement de l'appйtit: c'est lorsque l'homme tombe dans le
mal qu'auparavant il haпssait qu'il s'attriste. Donc l'envie n'est pas un vice
capital, parce qu'il appartient а la notion de vice capital que tous les autres
vices naissent de lui. 3. En outre, а chaque
vice capital sont attribuйes des filles. Or l'envie ne semble pas avoir de
filles; en effet, saint Grйgoire lui assigne dans les Morales (XXXI, 45)
cinq filles, qui sont la haine, la mйdisance, la diffamation, la joie du
malheur d'autrui, la tristesse de son bonheur; et aucun de ces vices ne semble
кtre fille de l'envie, car la haine naоt davantage de la colиre; la mйdisance,
la diffamation et la joie du malheur d'autrui viennent de la haine; quant а la
tristesse de son bon heur, il semble qu'elle s'identifie avec l'envie. L'envie
n'est donc pas un vice capital. Cependant: Saint Grйgoire, dans les Morales
(XXXI, 45), compte l'envie parmi les vices capitaux. Rйponse: Comme on l'a dit plus haut, les vices
capitaux sont ceux qui, par nature, donnent naissance а d'autres vices selon la
raison de cause finale. Or la fin a raison de bien; et c'est de la mкme faзon
que l'appйtit tend au bien et а la jouissance du bien, qui est la dйlectation;
c'est pourquoi, de mкme que l'appйtit est mы а faire quelque chose par la visйe
du bien, de mкme l'est-il aussi par la visйe de la dйlectation. Or il faut remarquer que, de mкme que le
bien est la fin de ce mouvement de l'appйtit qu'est la poursuite, de mкme le
mal est la fin du mouvement de l'appйtit qu'est la fuite: comme en effet quelqu'un
qui veut obtenir un bien le poursuit, de mкme quelqu'un qui veut кtre exempt d'un
mal le fuit; et comme la dйlectation est la jouissance du bien, ainsi la
tristesse est-elle un certain йtat mauvais oщ l'вme est opprimйe par le mal; et
c'est pourquoi, du fait que l'homme rejette la tristesse, il est amenй а faire
de nombreux actes par lesquels il repousse la tristesse, ou а faire ce а quoi
incline la tristesse. Comme donc l'envie est la tristesse de la gloire d'autrui
en tant qu'elle est saisie comme un mal, il en rйsulte que l'homme, poussй par
l'envie, est portй а accomplir de faзon dйsordonnйe des actions contre le
prochain, et sous cet aspect, l'envie est un vice capital. Or, dans cette entreprise de l'envie, on
peut distinguer ce qui est principe de ce qui est terme. Le principe, c'est que
l'on empкche la gloire d'autrui qui attriste cela se fait en diminuant ses
biens, ou en disant du mal de lui, soit de faзon cachйe par la mйdisance, soit
de faзon ouverte par la diffamation. Pour ce qui est du terme de cet effort, on
peut le considйrer sous un double point de vue d'abord par rapport а celui que
l'on envie, et dans ce cas, le mouvement d'envie s'achиve parfois en haine: non
seulement on s'attriste de l'excellence supйrieure d'autrui, mais plus encore,
on veut son mal sans autre considйration. D'une seconde maniиre, on peut considйrer
le terme de cet effort par rapport а celui mкme qui envie: s'il peut
effectivement obtenir la fin visйe, et diminuer la gloire du prochain, il se
rйjouit, et ainsi on compte comme fille de l'envie la joie du malheur d'autrui;
si au contraire il ne peut atteindre le but qu'il se proposait, diminuer la
gloire du prochain, il s'attriste et ainsi, on compte comme fille de l'envie la
tristesse du bonheur du prochain. Solutions des objections: 1. Comme le dit saint
Grйgoire dans les Morales (XXXI, 45), la superbe est la mиre commune de
tous les vices; aussi, du fait que l'envie est fille de la superbe, n'est-il
pas exclu que l'envie soit un vice capital. 2. Mкme si la
tristesse est un terme dans l'exйcution, elle est cependant premiиre dans l'intention,
dans la mesure oщ de nombreux autres mouvements nais sent de la fuite de la
tristesse. 3. Rien ne s'oppose а
ce que les mкmes vices naissent de vices diffйrents selon des points de vue
diffйrents. La haine naоt donc de la colиre en tant que celui qui a provoquй la
colиre a fait une blessure; mais elle naоt de l'envie en tant que le bien de
celui que l'on envie est perзu comme un obstacle а sa propre excellence. De
faзon similaire, la mйdisance, la diffamation et la joie du malheur d'autrui
naissent de la haine en tant qu'elle diminue tout bien et recherche tout mal
pour son ennemi. Ces dispositions viennent de l'envie pour le seul motif de
faire dis paraоtre la supйrioritй. Quant а la tristesse du bonheur d'autrui,
c'est d'une certaine faзon l'envie mкme, et d'une certaine faзon sa fille: si
on s'attriste du bon heur d'autrui en tant qu'il s'oppose а la supйrioritй
particuliиre de quelqu'un, c'est alors l'envie elle-mкme; par contre, si on s'attriste
du bonheur d'autrui pour cette raison qu'il vient s'opposer а un effort pour l'empкcher,
on a alors une fille de l'envie.
QUESTION XI L'ACЙDIE
ARTICLE 1: L'ACЙDIE
EST-ELLE UN PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa Question 35, a. 1.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, vertu et
pйchй sont dans le mкme genre, puisqu'ils sont des contraires. Or la vertu est
dans le genre de l'amour: saint Augustin dit en effet, dans les Moeurs de l'Йglise
(I, 15) et dans la Citй de Dieu (XV, 22), que la vertu est l'ordre de l'amour.
Donc, comme l'acйdie n'est pas dans le genre de l'amour, mais est plutфt une
certaine tristesse, comme le dit saint Jean Damascиne, il semble que l'acйdie
ne soit pas un pйchй. 2. En outre, sur le
verset du Psaume (106, 3) qui commence par: "Rendez grвces...", la
Glose dйsigne quatre tentations qui sont l'erreur, la difficultй а vaincre les
dйsirs sensuels, le dйgoыt et les orages du monde. Or l'erreur, la difficultй
et les orages du monde ne sont pas des pйchйs. Donc le dйgoыt, qui est l'acйdie,
n'est pas non plus un pйchй. 3. En outre, tout
pйchй vient de l'homme, conformйment а ce passage d'Osйe (13, 9): "Ta
ruine vient de toi, Israлl." Or, du fait qu'elle est une tristesse, l'acйdie
ne vient pas de l'homme, parce que, sur ce passage de la Deuxiиme Lettre aux
Corinthiens (9, 7): "sans tristesse ni contrainte", la Glose dit: "Si
tu agis avec tristesse, cela vient de toi, ce n'est pas toi qui le fais."
Donc l'acйdie n'est pas un pйchй. 4. En outre, il ne
peut arriver qu'un acte soit а la fois mйritoire et pйchй. Or tel acte accompli
avec acйdie est mйritoire: par exemple, lorsque quelqu'un jeыne par voeu ou
obйissance, alors pourtant que ce jeыne l'attriste; et ainsi il y a bien ici
acйdie, qui est la tristesse du bien spirituel de la vertu. Donc l'acйdie n'est
pas toujours un pйchй. 5. En outre, saint
Jean Damascиne dit dans la Foi (II, 14) que l'acйdie est une tristesse
accablante. Or l'accablement semble кtre davantage une peine qu'une faute. Donc
l'acйdie n'est pas un pйchй, mais plutфt une peine. 6. En outre, l'acйdie
paraоt кtre la tristesse ou le dйgoыt du bien intйrieur, dont il est parlй dans
la Glose sur ce verset du Psaume (106, 18): "Leur вme abhorrait tout
aliment." Si donc l'acйdie est un pйchй, elle est pйchй parce qu'elle
ne reзoit pas le bien spirituel, ou parce qu'aprиs l'avoir mйprisй, elle reзoit
le bien corporel. Or elle ne peut кtre pйchй parce qu'elle ne reзoit pas le
bien spirituel, parce que le fait de ne pas le recevoir n'est pas un acte mais
une certaine privation, or toute louange et tout blвme font suite а un acte,
comme le dit le Philosophe dans l'Йthique (I, 18), et le blвme est dы au
pйchй; il reste donc, si l'acйdie est un pйchй, qu'elle est pйchй parce qu'aprиs
avoir mйprisй le bien spirituel, elle poursuit quelque bien corporel; or la
poursuite du bien paraоt concerner le concupiscible, comme la fuite du mal l'irascible.
Il semble donc que l'acйdie rйsiderait dans le concupiscible, alors qu'elle
semblerait plutфt appartenir а l'irascible. 7. En outre, saint
Grйgoire dit dans les Morales (XXXI, 45) que l'acйdie est une tristesse
intйrieure de l'вme а cause de laquelle on prie ou psalmodie avec moins de
dйvotion. Or il n'est pas au pouvoir de l'homme de prier avec dйvotion; donc il
n'est pas au pouvoir de l'homme d'йviter l'acйdie. L'acйdie n'est donc pas un
pйchй, parce que personne ne pиche en ce qu'il ne peut йviter. 8. En outre, saint
Jean Damascиne, dans la Foi (II, 14), pose que l'acйdie est une espиce
de la tristesse, qui est l'une des quatre passions. Or les passions ne sont pas
des pйchйs, parce que nous ne sommes pas objet de louange ou de blвme а leur
propos. Donc l'acйdie n'est pas un pйchй. 9. En outre, ce que
choisit le sage n'est pas un pйchй. Or le sage choisit l'acйdie ou la tristesse:
on dit, en effet, dans l'Ecclйsiaste (7, 5): "Le coeur du sage est lа oщ
est la tristesse." Donc l'acйdie ou tristesse n'est pas un pйchй. 10. En outre, ce que
Dieu rйcompense n'est pas un pйchй. Or Dieu rйcompense la tristesse, car il est
dit des mйchants au dernier chapitre de Malachie (3, 14): "Quel profit
avons-nous eu d'avoir gardй ses prйceptes et d'avoir marchй dans la tristesse
devant lui ?" Donc l'acйdie ou tristesse n'est pas un pйchй. Cependant: Saint Grйgoire, dans les Morales
(XXXI, 45), compte l'acйdie parmi les autres pйchйs, et de mкme saint Isidore
dans le Souverain Bien (IV, 40). Rйponse: Comme cela ressort de saint Jean
Damascиne, l'acйdie est une certaine tristes se, aussi saint Grйgoire, dans les
Morales (XXXI, 45), place-t-il parfois la tristesse а la place de l'acйdie;
or l'objet de la tristesse est un mal prйsent, comme le dit saint Jean
Damascиne. Or, de mкme qu'il y a un double bien, l'un qui est le bien vйritable
et l'autre qui est un bien apparent, parce qu'il est bon sous un certain
rapport (il n'est pas le bien vйritable puisqu'il n'est pas bon absolument
parlant); de mкme il existe aussi un double mal, l'un qui est le mal vйritable
et absolument parlant, et l'autre qui est un mal apparent et sous un certain
rapport, et qui est vraiment un bien, absolument parlant. Ainsi donc, l'amour, le dйsir et le
plaisir qui portent sur un bien vйritable sont dignes de louange, mais ceux qui
portent sur un bien apparent et non vйritable sont rйprйhensibles; ainsi encore
la haine, le dйgoыt et la tristesse qui portent sur ce qui est vraiment un mal
sont dignes de louange, mais ceux qui portent sur ce qui est un mal sous un
certain rapport, ou apparaоt un mal, et qui est un bien absolument parlant,
sont rйprйhensibles et pйchйs. Or l'acйdie est le dйgoыt ou la tristesse du
bien spirituel et intйrieur, comme le dit saint Augustin а propos du verset du
Psaume (106, 18): "Leur вme abhorrait tout aliment"; et c'est
pour quoi, comme le bien spirituel et intйrieur est un vrai bien et ne peut
кtre qu'un mal apparent, dans la mesure oщ il s'oppose aux dйsirs charnels, il
est йvident que l'acйdie, pour ce qui est d'elle, possиde le caractиre de
pйchй. Mais il faut remarquer que, puisque l'acйdie
est une tristesse, elle peut s'envisager sous un double aspect: d'abord en tant
qu'elle est un acte de l'appйtit sensitif, et d'une autre maniиre, en tant qu'elle
est un acte de l'appйtit intellectuel, qui est la volontй: en effet, tous les
noms de ce genre de dispositions, en tant qu'elles sont des actes de l'appйtit
sensitif, sont des passions, mais en tant qu'elles sont des actes de l'appйtit
intellectuel, ce sont de simples mouvements de volontй. Or le pйchй rйside
proprement et par soi dans la volontй, comme le dit saint Augustin. C'est
pourquoi, si l'acйdie dйsigne l'acte de la volontй qui fuit le bien intйrieur
et spirituel, elle peut avoir parfaite raison de pйchй; mais si elle est prise
comme l'acte de l'appйtit sensitif, elle n'a raison de pйchй que de par la
volontй, c'est-а-dire en tant que ce mouvement peut кtre empкchй par la volontй
aussi, s'il n'est pas empкchй, il a un certain caractиre de pйchй, mais
imparfait. Solutions des objections: 1. L'amour est le
principe de toutes les affections, comme cela ressort de saint Augustin dans la
Citй de Dieu (XIV, 7); et c'est pourquoi, quand on dit que la vertu est l'ordre
de l'amour, le prйdicat est attribuй selon la cause, non selon l'essence: ce n'est
pas toute vertu qui, par son essence, est amour, mais toute affection vertueuse
dйrive d'un amour ordonnй, et semblablement, toute affection vicieuse dйrive d'un
amour dйsordonnй. 2. Cette faзon de
raisonner ne vaut pas; il n'y a pas de nйcessitй, en effet, а ce que tout ce
qui est attribuй а l'un des йlйments qui divisent une essence commune, soit
attribuй aussi aux autres: comptйs ensemble en tant qu'ils divisent une essence
commune, ils sont unis quant а cet йlйment commun, mais il n'est pas nйcessaire
qu'ils le soient quant а n'importe quel autre. Aussi ces quatre attitudes s'accordent-elles
en ce qu'elles ont de commun, qui est la tentation; mais rien n'empкche
toutefois que l'une soit un pйchй et que les autres ne le soient pas; de mкme,
la tentation qui vient de la chair n'est pas sans pйchй, alors que la tentation
qui vient de l'ennemi peut кtre absolument sans pйchй. 3. Les actes qui s'accomplissent
par tristesse ou par crainte sont mкlйs de volontaire et d'involontaire, comme
il est dit dans l'Йthique (III, 1), et dans la mesure oщ ils comportent
de l'involontaire, ils ne sont pas de nous; pourtant le mouvement de tristesse
lui-mкme vient de nous. 4. Rien ne s'oppose а
ce qu'une oeuvre, considйrйe en elle-mкme, soit source de tristesse, et qu'elle
soit cependant source de joie en tant qu'elle est rapportйe au service de Dieu;
aussi dit-on que les martyrs eux-mкmes ont semй dans les larmes, comme l'expose
saint Augustin; et cette tristesse de la souffrance n'est pas de l'acйdie parce
qu'elle ne porte pas sur le bien intйrieur, mais sur le mal extйrieur car les
martyrs se rйjouissaient du bien intйrieur, et cette joie йtait d'autant plus
mйritoire que le mal extйrieur apportait plus de tristesse. De faзon similaire,
si en accomplissant volontairement une tвche prescrite par l'obйissance ou un
prйcepte, quelqu'un s'attriste d'un travail humiliant ou pйnible, cette
tristesse n'est pas l'acйdie, parce qu'elle ne porte pas sur le bien intйrieur,
mais sur le mal extйrieur. 5. La tristesse est
qualifiйe d'accablante en tant qu'elle accable le coeur et l'empкche de se
reprendre pour agir, et а ce point de vue, cet accablement de tristesse а cause
du bien a davantage raison de faute que de peine, parce que son origine vient
de nous. 6. L'irascible et le
concupiscible ne se distinguent pas selon la poursuite et la fuite, parce qu'il
revient а une mкme puissance de poursuivre le bien et de fuir le mal opposй, mais
ils se distinguent en tant qu'а l'irascible revient la poursuite ou la fuite du
bien ou du mal ardu, et au concupiscible la poursuite ou la fuite du bien
absolument parlant. Et de la sorte, de mкme que l'espoir et la crainte appartiennent
а l'irascible, de mкme la joie et la tristesse appartiennent au concupiscible;
aussi, en tant que dйgoыt spirituel rйside dans l'appйtit sensitif, elle a pour
objet le concupiscible. Cependant, rien n'oblige а ce que le dйgoыt spirituel
ne soit pas un pйchй: du fait qu'elle fuit le bien spirituel d'une part, parce
que la fuite elle-mкme est un certain mouvement de l'appйtit, et non pas une
simple privation, et d'autre part parce que, mкme si elle йtait une simple
privation (ne pas recevoir le bien spirituel), cela mкme pourrait avoir raison
de faute et, dans ce cas, on dit que c'est un pйchй d'omission. 7. La dйvotion de l'homme
vient de Dieu. Pourtant, en tant que l'homme peut se disposer а avoir de la
dйvotion, ou mкme empкcher la dйvotion, le manque de dйvotion est un pйchй bien
que, dans l'autoritй allйguйe, on ne dise pas que l'acйdie soit le manque de
dйvotion, mais qu'elle en procиde. 8. Saint Jean
Damascиne ne parle pas de l'acйdie en tant qu'elle est un pйchй, c'est-а-dire
en tant que tristesse du bien spirituel intйrieur, mais de maniиre universelle,
en tant que tristesse causйe par n'importe quel mal; et c'est pourquoi il parle
de l'acйdie en tant qu'espиce de passion, non en tant que pйchй. 9 et 10. Ces
arguments envisagent la tristesse de ce qui est un mal absolument parlant,
laquelle est digne de louange.
ARTICLE 2: L'ACЙDIE
EST-ELLE UN PЙCHЙ SPЙCIAL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 35, a. 2.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, puisque
l'acйdie est une tristesse, elle s'oppose а la jouissance. Or la jouissance n'est
pas une vertu spйciale: car tout homme vertueux se rйjouit dans l'acte de sa
propre vertu, comme cela ressort de l'Йthique (I, 13). Donc la tristesse
qui porte sur le bien spirituel n'est pas un pйchй spйcial. 2. En outre, ce qui
est la consйquence de tout pйchй n'est pas un pйchй spйcial. Or la tristesse du
bien spirituel est la consйquence de tout pйchй: est cause de tristesse pour
chacun ce qui lui est contraire, or а chaque pйchй est contraire un certain
bien spirituel d'une vertu. L'acйdie n'est donc pas un pйchй spйcial. 3. Mais on pourrait
dire que l'acйdie s'attriste du bien spirituel sous un motif spйcial, а savoir
en tant qu'il empкche le repos du corps. - On objecte а cela que convoiter le
repos du corps relиve des vices de la chair. Or c'est par un mкme motif qu'on
dйsire quelque chose et qu'on s'attriste de ce qui l'empкche; si donc l'acйdie
n'est un pйchй spйcial qu'en tant qu'elle empкche le repos du corps, il s'ensuivrait
que l'acйdie serait un pйchй charnel, alors que saint Grйgoire le compte
pourtant parmi les pйchйs spirituels, comme cela ressort des Morales
(XXXI, 45). Donc l'acйdie n'est pas un pйchй spйcial. Cependant: Saint Grйgoire, dans les Morales
(XXXI, 45), la compte avec les autres pйchйs, donc c'est un pйchй spйcial. Rйponse: Si l'acйdie йtait de faзon absolue la
tristesse du bien spirituel, quel qu'il soit, SOUS n'importe quel rapport, il s'ensuivrait
nйcessairement qu'elle ne serait pas un pйchй spйcial, mais une consйquence de
tous les pйchйs; donc, pour qu'elle soit tenue pour un pйchй spйcial, il faut
dire qu'elle est une tristesse portant sur le bien spirituel sous un rapport
particulier. Or on ne peut pas dire que ce point de vue
spйcial soit qu'elle empкche un bien corporel, parce que dans ce cas, l'acйdie
ne serait pas un pйchй distinct du pйchй qui porte sur ce bien corporel: car c'est
sous un mкme rapport que quel qu'un se rйjouit d'une chose et fuit ce qui l'empкche;
de mкme que dans les rйa litйs naturelles, c'est par la mкme puissance
naturelle qu'un corps lourd quitte un lieu supйrieur et tend vers un lieu
infйrieur. Et c'est pour cela que nous constatons que, en raison de la
gourmandise, quelqu'un prend son plaisir dans la nourriture, de mкme vient du
mкme vice qu'il s'attriste de l'abstinence de nourriture. Cependant, le fait d'кtre
un empкchement du bien corporel est la raison pour laquelle le bien spirituel
est porteur de tristesse, mais ce n'est pas la raison pour laquelle la
tristesse qui porte sur ce bien est un pйchй spйcial. Il faut donc remarquer que rien n'empкche
qu'une rйalitй considйrйe en elle- mкme soit un bien spйcial, et qu'elle soit
pourtant la fin commune de beaucoup: c'est ainsi que la charitй est une vertu
spйciale, parce qu'elle est d'abord et principalement l'amour du bien divin, et
secondairement l'amour du bien de ceux qui sont proches; et ce bien-lа est la
fin de tous les autres biens, ou de beaucoup d'entre eux. Ainsi donc, l'oeuvre
d'une vertu spйciale, par exemple la chastetй, peut кtre aimable ou agrйable а
un double titre: d'abord en tant qu'elle est l'oeuvre de telle vertu, et cela
est propre а la chastetй, et d'une autre faзon en tant qu'elle est ordonnйe au
bien divin, et cela est propre а la charitй. Ainsi donc, on doit dire que le fait de s'attrister
de ce bien spйcial qu'est le bien intйrieur et divin fait de l'acйdie un pйchй
spйcial, de mкme qu'aimer ce bien fait de la charitй une vertu spйciale. Or ce
bien divin est source de tristesse pour l'homme а cause de l'opposition entre l'esprit
et la chair, parce que comme le dit l'Apфtre dans la Lettre aux Galates (5, 17):
"La chair convoite contre l'esprit"; et c'est pourquoi,
lorsque l'amour charnel domine dans l'homme, il a du dйgoыt pour le bien
spirituel comme lui йtant contraire, comme un homme qui a le goыt perverti a du
dйgoыt pour une nourriture saine et s'attriste si parfois il lui faut prendre
une telle nourriture. Donc une telle tristesse, horreur ou dйgoыt du bien
spirituel et divin constitue l'acйdie, qui est un pйchй spйcial; aussi le sage
nous engage-t-il а la repousser dans l'Ecclйsiastique (6, 26): "Courbe
ton йpaule et porte-la", la sagesse spirituelle, "et ne te
chagrine pas de ses liens". Solutions des objections: 1. La jouissance du
bien spirituel et divin appartient а une vertu spйciale, qui est la charitй,
conformйment а ce verset de la Lettre aux Galates (5, 22): "Le fruit de
l'esprit, c'est la charitй, la joie, la paix." 2. Tout pйcheur s'attriste
du bien spirituel selon la raison formelle spйciale de la vertu а laquelle s'oppose
son pйchй; mais l'acйdie s'en attriste selon la raison formelle de bien
spirituel divin, qui est l'objet spйcial de la charitй. 3. Ce qui a йtй dit
rend la rйponse йvidente: car le fait de s'opposer au repos du corps rend le
bien spirituel cause de tristesse, mais cela ne constitue pas une raison
spйciale de pйchй.
ARTICLE 3: L'ACЙDIE
EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 35, a. 3.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, on ne
trouve aucun pйchй mortel chez les hommes parfaits. Or l'acйdie est une
tristesse que l'on trouve chez les hommes parfaits, et c'est en leur nom que l'Apфtre
dit (II Cor., 6, 10): "Йtant comme affligйs, nous sommes toujours
joyeux." L'acйdie n'est donc pas un pйchй mortel. 2. En outre, tout
pйchй mortel s'oppose а un prйcepte de Dieu. Or l'acйdie ne paraоt pas s'opposer
а quelque prйcepte, parce que parmi les prйceptes du dйca logue, il n'en existe
pas touchant la jouissance. Donc l'acйdie n'est pas un pйchй mortel. 3. En outre, puisque
la tristesse porte sur un mal prйsent, comme le dit saint Jean Damascиne dans la
Foi (II, 12), il faut que l'acйdie, qui est une certaine tristesse, porte
sur un mal prйsent, qui est certes un vrai bien, mais un mal apparent. Cela ne
peut se produire а propos du vrai bien, qui est le bien incrйй, d'une part
parce que la prйsence d'un tel bien ne comporte ni dйgoыt ni tristesse; il est
dit, en effet, de la divine Sagesse: "Sa sociйtй ne cause point de dйgoыt,
ni son commerce de dйgoыt" (Sagesse, 8, 16). Et plus encore, d'autre part,
parce que, si le bien incrйй est prйsent, il ne peut y avoir de pйchй mortel.
Il reste donc que l'acйdie est une tristesse qui porte sur un bien crйй
prйsent. Or se dйtourner d'un bien crйй ne constitue pas un pйchй mortel, mais
seulement le fait de se dйtourner du bien incrйй immuable. L'acйdie n'est donc
pas un pйchй mortel. 4. En outre, dans le
mкme genre, un pйchй d'action n'est pas moindre qu'un pйchй du coeur. Or s'йloigner
par des actes de quelque bien spirituel crйй qui conduit а Dieu n'est pas un
pйchй mortel: car nul ne pиche mortellement en ne jeыnant ou en ne priant pas.
Donc йgalement, que le coeur s'йloigne par la tristes se d'un bien crйй, ce n'est
pas toujours un pйchй mortel; et de la sorte, l'acйdie n'est pas un pйchй
mortel par son genre, parce que dans ces conditions, elle serait toujours pйchй
mortel, comme l'homicide et l'adultиre. 5. Mais on pourrait
dire que s'йloigner par des actes d'un bien crйй qui est requis constitue un
pйchй mortel. - On objecte а cela que des oeuvres qui ne sont pas requises sont
parfois plus spirituelles, et pourtant s'йloigner d'elles ne constitue pas un
pйchй mortel, а moins qu'un voeu ne les rende obligatoires bien plus, il n'y a
mкme aucun pйchй а ne pas garder la virginitй ou la pauvretй. Donc ce n'est pas
non plus toute tristesse qui porte sur le bien spirituel qui est pйchй mortel. 6. En outre, s'йloigner
par des actes d'un bien spirituel n'est pйchй mortel que dans la mesure oщ l'homme
est obligй а ce bien. Or, mкme si l'homme est dans l'obligation de rйaliser un
certain bien spirituel, il n'est cependant pas dans l'obligation de s'y
appliquer avec joie, parce que la joie qui est produite dans l'action est le
signe de l'existence d'un habitus, et dans ces conditions, on ne peut en faire
une obligation pour ceux qui ne possиdent pas l'habitus de cette vertu. Donc
mкme l'acйdie qui porte sur un bien spirituel requis n'est pas un pйchй mortel. 7. En outre, tout
pйchй mortel est contraire а la vie spirituelle. Or il n'est pas de la
nйcessitй de la vie spirituelle qu'on agisse avec joie, mais il suffit qu'on
agisse; autrement, quiconque accomplirait une action qu'il doit accomplir pиcherait mortellement s'il ne s'en
rйjouissait. Donc l'acйdie qui s'oppose а la joie spirituelle n'est pas un
pйchй mortel. 8. En outre, la
raison pour laquelle n'importe quelle concupiscence n'est pas pйchй mortel, c'est
que de par la corruption de la nature, existe en nous le penchant а la concupiscence.
Or, de par cette mкme corruption, existe en nous le penchant au repos et а fuir
les travaux, ce qui paraоt appartenir а l'acйdie. Donc ce n'est pas toute
acйdie qui est pйchй mortel. Cependant: 1) Saint Jean
Damascиne dit que l'acйdie est une certaine tristesse; or elle n'est pas une
tristesse selon Dieu, car alors elle ne serait pas pйchй; donc elle est une
tristesse du monde. Or la tristesse du monde produit la mort, comme le dit l'Apфtre
dans la Deuxiиme Йpоtre aux Corinthiens (7, 10). Donc l'acйdie est un pйchй
mortel. 2) En outre, saint
Augustin dit dans son Commentaire littйral sur la Genиse (XII, 33), qu'en
disant а ses fils: "Vous ferez descendre ma vieillesse avec tristesse au
shйol" (Gen., 44, 29), Jacob semble avoir redoutй d'кtre troublй par un
excиs de tristesse au point de ne pas aller au repos des bienheureux, mais а l'enfer
des pйcheurs. Or tout ce qui йloigne du repos des bienheureux et ramиne а l'enfer
des pйcheurs est pйchй mortel. Donc cette tristesse qu'est l'acйdie est pйchй
mortel. 3) En outre, sur ce
verset du Psaume (42, 5): "Pourquoi es-tu triste, mon вme ?",
la Glose dit qu'"Il enseigne ici а fuir la tristesse du monde, qui йteint
la patience, la charitй et l'espйrance, et met le dйsordre dans toute vie bonne".
Donc l'acйdie est un pйchй mortel: nous appelons en effet pйchй mortel ce qui йteint
la charitй et les autres vertus. Rйponse: De ce qui a йtй exposй, il peut aisйment
ressortir que l'acйdie, en tant qu'elle est un pйchй spйcial, est un pйchй
mortel par son genre. Elle comporte, en effet, une certaine tristesse qui vient
de la rйpugnance de la volontй humaine pour le bien spirituel divin: une telle
rйpugnance, en effet, s'oppose manifestement а la charitй qui adhиre au bien
divin et se rйjouit en lui. Donc, puisque ce qui fait qu'un pйchй est mortel, c'est
son opposition а la charitй, par laquelle l'вme a la vie, il s'ensuit
йvidemment que l'acйdie est un pйchй mortel par son genre, parce que, comme il
est dit en saint Jean: "Qui n'aime pas demeure dans la mort"
(I Jn., 3, 14). Il convient de remarquer aussi que, de
mкme que l'envie, qui est une tristesse portant sur le bien du prochain, est un
pйchй mortel par son genre, en tant qu'elle s'oppose а la charitй pour ce qui
est de l'amour du prochain, de mкme l'acйdie, qui est la tristesse du bien
spirituel divin, est un pйchй mortel par son genre, en tant qu'elle s'oppose а
la charitй pour ce qui est de l'amour de Dieu. Toutefois, il se vйrifie dans
tous les pйchйs qui sont mortels par leur genre que les mouvements imparfaits,
en de tels genres de pйchй, ne sont pas des pйchйs mortels, je veux dire ceux
qui se produisent sans dйlibйration de la raison. Aussi de tels mouvements d'acйdie
sont des pйchйs vйniels, comme on l'a dit plus haut des mouvements d'envie.
Mais, lorsque l'amour charnel l'emporte sur la raison au point que c'est par
dйlibйration que l'homme s'attriste du bien spirituel divin, un tel mouvement
de la volontй est manifestement un pйchй mortel. Solutions des objections: 1. Chez les hommes
parfaits, il peut y avoir un mouvement imparfait d'acйdie, du moins dans la
sensibilitй, en raison de ce qu'aucun homme n'est parfait au point que ne
demeure en lui quelque opposition de la chair contre l'esprit. Cependant, l'Apфtre
ne semble pas parler ici de la tristesse du bien spirituel, qui est le dйgoыt
spirituel, mais plutфt de la tristesse qui vient des maux temporels. 2. L'acйdie est
contraire au prйcepte de sanctification du sabbat qui ordonne, en tant qu'il
est un prйcepte moral, le repos de l'esprit en Dieu. 3. En tant que
prйsent а l'вme, Dieu ne souffre pas avec lui la tristesse ou le pйchй mortel;
aussi l'acйdie n'est pas une tristesse qui porte sur la prйsence de Dieu
lui-mкme, mais sur un bien qui est divin par participation. 4. L'acйdie n'est pas
l'йloignement de l'вme pour n'importe quel bien spirituel, mais pour le bien
spirituel auquel l'вme doit de toute nйcessitй кtre unie, qui est le bien
divin, comme on l'a dit dйjа. 5. (Texte non
donnй dans l'йdition critique.) Et ainsi, la rйponse а l'objection 5 est йvidente. 6. Ce raisonnement se
dйveloppe en envisageant le bien spirituel d'un acte particulier de vertu; que
l'homme s'en rйjouisse, en effet, cela ne tombe pas sous le prйcepte, mais qu'il
se rйjouisse au sujet de Dieu, cela tombe sous le prйcepte, tout autant que l'homme
aime Dieu, parce que la joie est la consйquence de l'amour. 7. La joie qui vient
de la charitй, а laquelle s'oppose l'acйdie, appartient nйcessairement а la vie
spirituelle, comme la charitй elle-mкme, et c'est pourquoi l'acйdie est pйchй mortel. 8. De mкme que la
concupiscence qui demeure seulement dans la sensualitй et qui vient de la
corruption de la nature n'est pas un pйchй mortel, parce que c'est un mouvement
imparfait, de mкme une telle acйdie n'est pas non plus pйchй mortel.
ARTICLE 4: L'ACЙDIE
EST-ELLE UN VICE CAPITAL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 35, a. 4; II Commentaire des Sentences, D. 42, Question
2, a. 3.
Objections: Il semble que non. 1. De mкme en effet
que la joie vient de l'amour, de mкme la tristesse vient de la haine. Or la
haine n'est pas un vice capital. Donc bien moins encore l'acйdie, qui est une
forme de tristesse. 2. En outre, les
vices capitaux sont ceux qui inclinent aux actes des autres pйchйs. Or l'acйdie
ne paraоt pas кtre dans ce cas, mais elle rend plutфt inerte: c'est, en effet,
une tristesse accablante, comme le dit le saint Jean Damascиne. Donc l'acйdie n'est
pas un vice capital. 3. En outre, le vice
capital est celui qui possиde des filles. Or les filles assignйes par saint
Grйgoire dans les Morales (XXXI, 45) а l'acйdie ne semblent pas lui
appartenir: en effet, la malice est commune а tous les pйchйs; d'autre part, la
rancoeur appartient а la haine, qui naоt de la colиre; quant а la pusillanimitй
et au dйsespoir, ils appartiennent а l'irascible, en qui l'acйdie ne se trouve
pas: elle est plutфt dans le concupiscible; la torpeur touchant les prйceptes
paraоt s'identifier avec l'acйdie au contraire, l'errement de l'esprit semble s'opposer
а la nature de la tristesse, qui est paralysante. Donc il ne faut pas tenir l'acйdie
pour un vice capital. Cependant: Il y a l'autoritй de saint Grйgoire qui,
dans les Morales (XXXI, 45), compte 1'acйdie ou tristesse parmi les
vices capitaux. Rйponse: Comme on l'a dйjа dit plus haut, un vice
capital est un vice qui fait naоtre d'autres vices, en ayant pour eux raison de
cause finale. Or de mкme que les hommes, а cause d'un certain plaisir, se
portent а rйaliser ou а йviter de nombreuses choses, de mкme en est-il aussi а
cause de la tristesse qu'on cherche а fuir: l'un et l'autre comportements
semblent, en effet, relever de la mкme raison formelle, comme chercher le bien
et fuir le mal. Donc puisque l'acйdie est une forme de tristesse qui porte sur
le bien divin intйrieur, comme l'envie porte sur le bien du prochain, comme on
l'a dit, de mкme que de l'envie naissent de nombreux vices, dans la mesure oщ l'on
accomplit bien des actes de faзon dйsordonnйe pour repousser cette tristesse
qui rйsulte du bien du prochain, ainsi l'acйdie est aussi un vice capital. Du fait mкme qu'aucun homme ne peut
demeurer longtemps sans plaisir et dans la tristesse, comme le dit le
Philosophe dans l'Йthique (VIII, 5), la tristesse a deux consйquences: l'une
est que l'homme s'йcarte de ce qui l'attriste, et l'autre qu'il passe а d'autres
biens en lesquels il trouve son plaisir. Et, conformйment а ce point de vue, le
Philosophe dit dans l'Йthique (II) que ceux qui ne peu vent se rйjouir
des plaisirs de l'esprit se tournent le plus souvent vers les plaisirs corporels,
et ainsi, а la tristesse qui naоt des biens de l'esprit, suivent des errements
vers les choses illicites dans lesquels l'вme charnelle trouve son plaisir. Et
dans la fuite de la tristesse, on observe ce processus premiиrement, l'homme
fuit les biens spirituels, et deuxiиmement, il poursuit les dйlectations
corporelles. Or, а la fuite des biens spirituels qui peuvent causer la joie,
appartient l'abandon du bien divin espйrй, et c'est le dйsespoir, et aussi l'abandon
du bien spirituel а faire; si cet abandon porte sur les choses communes qui
sont nйcessaires au salut, c'est la torpeur touchant les prйceptes; s'il porte
sur les choses difficiles qui tombent sous les conseils, c'est la
pusillanimitй. Or, de plus, il arrive que, si l'on oblige quelqu'un malgrй lui
а des biens spirituels qui l'attristent, il commence par concevoir de l'indignation
contre les supйrieurs ou les personnes, quelles qu'elles soient, qui l'y
obligent, et c'est la rancoeur; deuxiиmement, il conзoit indignation et haine
contre les biens spirituels eux-mкmes, et c'est proprement la malice. Solutions des objections: 1. Dans les vertus, l'amour
dont naоt la joie se place comme la vertu principale, et c'est la charitй,
parce que le bien divin et le bien du prochain sont en eux- mкmes aimables; or
ils ne sont pas haпssables en eux-mкmes, mais seulement dans la mesure oщ ils
causent la tristesse par quelque accident. Et c'est pourquoi les vices capitaux
sont envisagйs davantage d'aprиs la tristesse que d'aprиs la haine. 2. L'acйdie certes
rend inerte face а ce dont on s'attriste, mais elle rend empressй а aller а son
contraire. 3. Ici la malice n'est
pas prise en tant qu'elle est commune а tout pйchй, mais en tant qu'elle
implique une certaine attaque contre les biens spirituels. Rien ne s'oppose non
plus а ce que la rancoeur naisse de la colиre et de l'acйdie une mкme rйalitй
peut venir de causes diffйrentes а diffйrents titres. Que la pusillanimitй et
le dйsespoir appartiennent а l'irascible, cela ne s'oppose pas а ce qu'ils soient
causйs par l'acйdie, parce que toutes les passions de l'irascible sont causйes
par celles du concupiscible. Quant а la torpeur dans l'action, elle n'est pas
la tristesse elle-mкme, mais elle est l'effet de la tristesse. Donc la
tristesse naоt de l'acйdie, attendu que, par le fait mкme qu'elle resserre le
coeur, elle l'accable, et c'est pourquoi, fuyant cet accablement, il se rйpand
sur d'autres biens.
QUESTION XII: LA COLИRE
ARTICLE 1: LA COLИRE
EST-ELLE TOUJOURS MAUVAISE OU EN EXISTE-T-IL UNE BONNE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 158, a. 1; Ephes., c. 4, lect. 8.
Objections: il semble que toute colиre soit mauvaise. 1. En effet, saint
Jйrфme, commentant le passage de saint Matthieu (5, 22): "Celui qui se
met en colиre contre son frиre...", dit ainsi: "Dans certains
manuscrits, on ajoute: “sans raison”; mais dans les manuscrits
authentiques, la formule est absolue, et la colиre est totalement exclue: si on
nous commande, en effet, de prier pour ceux qui nous persйcutent, c'est que
toute occasion de colиre est exclue. Il faut donc rayer le “sans raison” parce
que la colиre de l'homme n'accomplit pas la justice de Dieu." Donc toute
colиre est mauvaise et dйfendue. 2. En outre, comme le
dit Denys dans les Noms Divins (IV, 25), la colиre est naturelle au
chien, mais elle est contre nature pour l'homme. Or ce qui va contre la nature
de l'homme est mal et pйchй, comme cela ressort de saint Jean Damascиne dans la
Foi (II, 30); donc toute colиre est un pйchй. 3. En outre, le mal
de l'вme humaine, c'est d'кtre en dehors de la raison, comme l'expose Denys au
mкme endroit (les Noms Divins, IV, 32). Or la colиre est toujours en
dehors de la raison, comme le dit le Philosophe dans l'Йthique (VII, 6):
"La colиre semble йcouter la raison jusqu'а un certain point, mais йcoute
en passant", ce qui veut dire qu'elle n'йcoute pas parfaitement la raison,
comme il l'expose par la suite. La colиre est donc toujours mauvaise. 4. En outre, le
Seigneur dйnonce, en saint Matthieu (7, 3-4), celui qui a une poutre dans son
oeil et veut enlever la paille de l'oeil de son frиre. Il faut donc bien plus
reprendre celui qui met une poutre en son oeil pour enlever la paille de l'oeil
d'autrui. Or qui se met en colиre pour corriger autrui est dans ce cas. Cassien
dit, en effet, dans les Institutions Cйnobitiques (VIII, 6), que: "Le
mouvement de colиre qui s'йchauffe pour n'importe quelle raison aveugle l'oeil
du coeur." Il faut donc reprendre quiconque s'irrite pour corriger son
frиre, et bien davantage si quelqu'un s'irrite pour toute autre raison. 5. En outre, la
perfection de l'homme consiste а imiter Dieu; aussi est-il dit en saint
Matthieu (5, 48): "Soyez parfaits comme votre Pиre cйleste est
parfait." Mais, comme le dit la Sagesse (12, 18): "Dieu juge
avec calme." Or la colиre enlиve le calme а l'вme, comme le dit saint
Grйgoire dans les Morales (V, 45). Donc toute colиre dйroge а la
perfection humaine, vu qu'elle nous йcarte de la ressemblance divine. 6. En outre, tout ce
qui est bon ou indiffйrent est utile а un acte vertueux, parce que l'usage des
choses bonnes est un acte de vertu, comme le dit saint Augustin dans le
Libre Arbitre (II, 19). Or aucune colиre n'est utile а la vertu, car
Cassien dit dans le livre dйjа citй (VIII, 5): "Quand l'Apфtre dit: “Que
toute colиre soit bannie de chez vous” (Eph., 4, 31) il n'en excepte aucune
absolument qui nous soit nйcessaire ou utile." Cicйron dit aussi, dans les
Tusculanes (IV, 23): "La force n'a pas besoin d'appeler а son aide la
colиre, elle est parfaite, suffisamment armйe par ses propres armes." Donc
aucune colиre n'est bonne. 7. En outre, saint
Grйgoire dit dans les Morales (V, 45): "Lorsque la colиre porte ses
coups destructeurs а la tranquillitй de l'вme, elle la trouble alors qu'elle
est dйchirйe et en piиces, au point qu'elle n'est plus d'accord elle-mкme, et
perd la vigueur de sa ressemblance intйrieure (avec le crйateur)"; et il
est ainsi йvident que la colиre nuit extrкmement а l'вme. Or on qualifie de mal
ce qui nuit, comme le dit saint Augustin dans l'Enchiridion (ch. 12).
Donc toute colиre est mauvaise. 8. En outre, sur ce
verset du Lйvitique (19, 17): "Tu ne haпras pas ton frиre dans ton
coeur", la Glose dit que la colиre est le dйsir de la vengeance. Or
rechercher la vengeance est contre la loi divine: en effet, il est dit plus
bas, dans le mкme passage: "Ne cherche pas la vengeance."
(Lйvitique, 19, 18). Donc la colиre est toujours un pйchй. 9. En outre, on porte
un jugement identique sur des choses semblables, et l'on doit donc juger de
faзon semblable les choses qui portent des noms semblables. Or la colиre est
citйe parmi les autres vices capitaux; or chacun des autres vices dits capitaux
est toujours un mal et jamais un bien, comme il est йvident pour qui les
examine un а un. La colиre est donc toujours mauvaise et jamais bonne. 10. En outre, les
principes, s'ils sont infimes quantitativement, ont cependant la plus grande
puissance, comme le dit le Philosophe. Or les vices capitaux sont comme les
principes des pйchйs, ils sont donc les plus grands dans le mal; ils ne sont
donc aucunement mкlйs de bien. Et ainsi, aucune colиre n'est bonne. 11. En outre, ce qui
gкne le meilleur acte de l'homme est un mal. Or la colиre, mкme si elle vient
du zиle pour la justice, empкche le meilleur acte de l'homme, c'est-а-dire la
contemplation: saint Grйgoire dit en effet dans les Morales (V, 45): "Par
quelque zиle qu'on soit agitй, mкme pour ce qui est droit, alors se dissipe la
contemplation, elle qui ne peut кtre saisie que par un coeur tranquille. Donc toute colиre est mauvaise. 12. En outre, Cicйron
dit dans les Tusculanes (III, 10) que les passions sont les maladies de
l'вme; or toute maladie corporelle est un mal pour le corps, dont toute passion
de l'вme est un mal pour elle. Or la colиre est une passion de l'вme, donc
toute colиre est mauvaise. 13. En outre, le
Philosophe dit dans les Topiques (IV, 5) que celui qui souffre sans кtre
йbranlй est patient et continent, mais qu'est doux et tempйrant celui qui ne
souffre pas; par lа, il se trouve qu'кtre vertueux consiste а ne rien souffrir,
et de la sorte, toute passion est opposйe а la vertu. Or rien de ce qui s'oppose
а la vertu n'est bon. Donc toute colиre, vu qu'elle est une passion, est un
mal. 14. En outre, quiconque
usurpe pour soi ce qui appartient а Dieu pиche. Or celui qui se met en colиre
usurpe pour soi la vengeance qui ne convient qu'а Dieu, conformйment а ce
verset du Deutйronome (32, 35): "A moi la vengeance, et c'est moi qui
rйtribuerai": la colиre en effet est un dйsir de vengeance, comme le
dit le Philosophe. Donc quiconque se met en colиre pиche. 15. En outre, Valиre
Maxime raconte, au sujet d'Archytas de Tarente, qu'il a dit, comme son
serviteur l'avait offensй: "Je t'aurais puni sйrieusement si je n'avais
йtй en colиre contre toi." Il semble donc que la colиre empкche une juste
correction. 16. En outre, si une
certaine colиre йtait bonne, ce ne pourrait кtre que celle qui se dresse contre
le pйchй. Or il n'y a pas de colиre de ce genre, parce que comme la colиre est
une passion de l'appйtit sensible, elle ne se dresse que contre un mal
sensible. Donc aucune colиre n'est bonne. Cependant: 1) Saint Jean
Chrysostome йcrit sur saint Matthieu: "Qui se met en colиre sans raison
sera coupable, mais qui le fait avec motif ne sera pas coupable: en effet, si
la colиre n'existait pas, ni l'enseignement n'aurait d'utilitй, ni les jugements
de force, et les crimes ne seraient pas rйprimйs." Donc il existe une
colиre bonne et nйcessaire. 2) En outre, les
prйceptes divins ne conduisent а rien d'autre qu'au bien. Or le prйcepte divin
nous incline а la colиre, conformйment aux texte de la Lettre aux Ephйsiens (4,
26): "Emportez-vous, mais ne commettez pas le pйchй", et la
Glose explique: "Emportez-vous contre les pйcheurs, ce qui est un mouvement
naturel de l'вme qui, pour l'ordinaire, profite а ceux qui pиchent. C'est pour
cela qu'il est dit qu'il faut se fвcher, montrant que cette colиre est bonne."
Donc toute colиre n'est pas mauvaise. 3) En outre, saint
Grйgoire dit dans les Morales (V, 45): "Ils ne comprennent pas
bien, ceux qui veulent que nous ne nous mettions en colиre que contre nous-
mкmes, et non aussi contre le prochain lorsqu'il pиche. Car, si nous avons le
prйcepte d'aimer le prochain comme nous-mкmes, il ne reste plus qu'а nous fвcher
de leurs erreurs comme de nos propres vices." 4) En outre, saint
Jean Damascиne dit dans la Foi (III, 20) que la colиre existait chez le
Christ, en qui cependant il n'y eut pas de pйchй, comme le dit saint Pierre (I,
2, 22). Toute colиre n'est donc pas un pйchй. 5) En outre, tout
pйchй est blвmable. Or on ne blвme pas tout homme qui se met en colиre, comme
le dit le Philosophe dans l'Йthique (II, 5). Donc toute colиre n'est pas
pйchй. Rйponse: Sur cette question, il y eut autrefois une
controverse parmi les philosophes, car les Stoпciens dirent que toute colиre
йtait mauvaise, mais les Pйripatйticiens affirmaient qu'une certaine colиre
йtait bonne. Pour que se dйgage ce qui est le plus vrai
а ce sujet, il faut remarquer que, dans la colиre comme dans n'importe quelle
passion, nous pouvons considйrer deux points de vue: l'un qui est comme formel,
l'autre comme matйriel. Ce qui est formel dans la colиre, c'est ce qui vient de
l'вme appйtitive, c'est-а-dire que la colиre soit un dйsir de vengeance; ce qui
est matйriel, par contre, c'est ce qui regarde le mouvement corporel: la colиre
est la montйe du sang au coeur. Donc, si l'on considиre ce qui est formel
dans la colиre, elle peut se trouver а la fois dans l'appйtit sensitif et dans
l'appйtit intellectuel, qui est la volontй, selon laquelle quelqu'un peut
vouloir se venger; et а ce point de vue, il est йvident que la colиre peut кtre
bonne ou mauvaise. Il est йvident, en effet, que lors qu'on recherche la
vengeance selon l'ordre requis par la justice, c'est un acte de vertu; lorsque,
par exemple, on recherche la vengeance pour corriger le pйchй, йtant sauf l'ordre
du droit: et cela, c'est s'irriter contre le pйchй; par contre, lorsqu'on
dйsire la vengeance d'une maniиre dйsordonnйe, c'est un pйchй, soit parce qu'on
recherche la vengeance en dehors de l'ordre du droit, soit parce qu'on la
recherche en visant davantage а la suppression du pйcheur qu'а l'abolition du
pйchй: et cela, c'est se mettre en colиre contre son frиre. A ce point de vue,
il n'y aurait pas eu de divergence entre Stoпciens et Pйripatйticiens, car mкme
les Stoпciens auraient accordй que parfois la volontй de vengeance est ver
tueuse. Mais toute la controverse se portait sur
le second aspect, sur ce qui est matйriel dans la colиre, а savoir le mouvement
du coeur, parce que ce genre de mouvement empкche le jugement de la raison,
dans lequel consiste principalement le bien de la vertu; et c'est pourquoi,
quel que soit le motif pour lequel quelqu'un s'irrite, cela paraоt кtre au
dйtriment de la vertu, et il semble ainsi que toute colиre soit mauvaise. Mais, si l'on considиre la chose comme il
faut, on dйcouvrira que les Stoпciens se sont triplement trompйs dans leur
faзon de voir: d'abord pour la raison qu'ils ne distinguaient pas entre ce qui
est le meilleur absolument parlant, et ce qui est le meilleur pour telle
personne. Il arrive, en effet, qu'une chose meilleure absolument parlant ne
soit pas la meilleure pour telle personne; ainsi, il est mieux absolument
parlant de philosopher que de s'enrichir, mais pour celui qui manque du
nйcessaire, il est meilleur de s'enrichir, comme on le dit dans les Topiques
(III, 2); et il est bon d'кtre furieux, pour un chien, а considйrer la
condition de sa nature, et cela n'est pourtant pas bon pour l'homme. Ainsi
donc, parce que la nature de l'homme est composйe d'une вme et d'un corps, et
d'une nature intellectuelle et sensitive, il appartient au bien de l'homme de
se soumettre tout entier а la vertu, c'est-а-dire а la fois en sa partie
intellectuelle, et en sa partie sensitive, et en son corps. Et c'est pourquoi
il est requis pour la vertu de l'homme que l'appйtit de juste vengeance se
situe non seulement dans la partie rationnelle de l'вme, mais encore dans sa
partie sensitive, et dans le corps lui-mкme, et que le corps lui-mкme soit mы
au service de la vertu. Secondement, ils n'ont pas rйflйchi que la
colиre et les autres passions de ce type peuvent se rapporter au jugement de la
raison d'une double maniиre d'abord de faзon antйcйdente et, dans ce cas, il
est nйcessaire que la colиre et toute passion de ce type empкchent toujours le
jugement de la raison, parce que l'вme peut juger de la vйritй surtout dans une
certaine tranquillitй de l'esprit, aussi le Philosophe dit-il mкme que c'est en
s'apaisant que l'вme devient instruite et prudente. D'une autre maniиre, la
colиre peut se rapporter au jugement de la raison de faзon consйquente: aprиs
que la raison a jugй et йtabli le mode de vengeance, la passion s'йlиve alors
pour l'exйcution, et dans ce cas, la colиre et les autres passions de ce type n'empкchent
pas le jugement de la raison qui a dйjа prйcйdй, mais elles apportent plutфt
leur secours а la promptitude de l'exйcution, et sont en cela utiles а la vertu;
aussi saint Grйgoire dit-il dans les Morales (V, 45): "Il faut
veiller avec le plus grand soin а ce que la colиre, dont on se sert comme l'instrument
de la vertu, ne domine pas l'esprit, ni ne prenne le pas sur lui comme une
maоtresse, mais que, comme une servante prкte а obйir, elle ne quitte en rien
le dos de la raison; car c'est alors qu'elle se dresse avec plus de fermetй
contre les vices, lorsqu'elle se met avec soumission au service de la raison." En troisiиme lieu, les Stoпciens se
trompиrent en ce qu'ils ne considйraient pas comme il le faut la colиre et les
autres passions. En effet, alors que tous les mouvements de l'appйtit ne sont
pas des passions, ils ne distinguaient pas les passions des autres mouvements
de l'appйtit, en disant que les autres mouvements de l'appйtit rйsident dans la
volontй, mais que les passions sont dans l'appйtit sensitif, parce qu'ils ne
mettaient pas de distinction entre les deux appйtits. Mais ils les
distinguaient en disant que les passions sont des mouvements de l'appйtit qui
dйbordent la mesure de la raison convenablement rйglйe: aussi disaient-ils qu'elles
йtaient des maladies de l'вme, de mкme que les maladies du corps qui dйbordent
l'йquilibre de la santй; et en consйquence, toute colиre et toute passion
йtaient nйcessairement mauvaises. Mais, puisqu'on appelle colиre en toute
vйritй tout mouvement de l'appйtit sensitif, puisqu'un mouvement de ce type
peut кtre rйglй par la raison, et que s'il suit le jugement de la raison, il se
met au service de la raison en vue d'une rapide exйcution, dиs lors que la
condition de la nature humaine exige que l'appйtit sensitif soit mы par la
raison, il est nйcessaire de dire comme les Pйripatйticiens qu'il existe une
colиre bonne et vertueuse. Solutions des objections: 1. Saint Jйrфme parle
de la colиre par laquelle on s'irrite contre son frиre, comme cela ressort des
paroles du Seigneur qu'il commente; or toute colиre de ce genre est mauvaise,
mais la colиre qui s'exerce contre le pйchй est bonne, comme on l'a dit. 2. La colиre qui
prйdomine sur la raison n'est pas naturelle а l'homme, mais il lui est naturel
que la colиre soit au service de la raison. 3. Le Philosophe
parle ici de la colиre de celui qui ne se domine pas, colиre qui ne se soumet
pas а la raison. 4. Lorsque la colиre
suit le jugement de la raison, elle trouble bien un peu la raison, mais elle
aide а la rapiditй de l'exйcution; aussi ne supprime-t-elle pas l'ordre de la
raison dйjа fixй par le prйcйdent jugement de la raison; de lа vient que saint
Grйgoire dit dans les Morales (V, 45) que la colиre venant du vice
aveugle l'oeil de l'вme, mais que la colиre par zиle n'aveugle pas, mais
trouble seulement. 5. Dieu est
incorporel, aussi, de mкme qu'il agit sans membres corporels, de mкme il agit
sans appйtit sensitif; et pourtant, il appartient а la vertu de l'homme qu'il
se serve du mouvement de l'appйtit sensitif, de mкme qu'il se sert aussi des
instruments du corps. 6. La colиre qui
devance le jugement de la raison n'est pas utile, mais nuisible а la vertu; par
contre, celle qui le suit est utile pour l'exйcution, comme on l'a dit. 7. Ces paroles de
saint Grйgoire sont а comprendre de la colиre qui vient du vice; aussi
montre-t-il lui-mкme dans la suite qu'il existe une autre colиre digne de
louange et vertueuse. 8. La loi interdit la
vengeance qui ne vient que du seul dйsir mauvais de vengeance, mais non celle
qui vient du zиle pour la justice. 9. On ne doit pas
porter un jugement sur les choses а partir de leur nom, mais а partir de la
nature des choses; aussi il n'est pas nйcessaire que tout ce qui reзoit une
dйnomination semblable reзoive un jugement identique, autrement l'erreur de l'йquivocitй
serait supprimйe. Il faut donc savoir que, comme le dit le Philosophe dans l'Йthique
(IV, 13), les vices opposйs а la douceur sont sans dйnomination, et c'est
pourquoi nous utilisons le terme dйsignant la passion pour dйsigner le vice
capital: et puisque la passion peut кtre bonne ou mauvaise, la colиre peut кtre
bonne ou mauvaise. Mais les autres vices capitaux sont dйsignйs par des noms
propres aux vices, et c'est pourquoi ils sont toujours mauvais. 10. Comme le dit
Denys dans les Noms Divins (IV, 32), le mal n'agit qu'en vertu du bien,
et c'est pourquoi il ne revient pas aux vices capitaux d'кtre des principes
sous la raison de mal, mais plutфt sous la raison de bien, selon laquelle leurs
fins sont dйsirables et qu'elles meuvent а certains actes aussi n'est-il pas
nйcessaire que les vices capitaux soient purement et simplement mauvais. Et
cependant, on peut dire que la colиre, en tant que vice capital, n'est jamais
bonne. 11. Tout ce qui
empкche le mieux n'est pas un mal, sinon le mariage serait un mal parce qu'il
empкche la virginitй; mais en outre, ce qui empкche un certain bien pour un
temps peut кtre aussi ce qu'il y a de meilleur pour ce moment-lа. Aussi, bien
que la contemplation soit ce qu'il y a de meilleur absolument parlant parmi les
actions humaines, il se peut cependant que, dans tel cas particulier, soit
meilleure une action а laquelle la colиre apporte son aide. 12. Ce raisonnement
se dйveloppe en envisageant la colиre en tant qu'elle comporte un mouvement
dйsordonnй, comme l'entendaient les Stoпciens. 13. Le Philosophe,
dans les Topiques (IV, 5), propose comme exemples des choses qui, а son
avis, ne sont pas vraies, mais il les propose comme probables selon l'opinion
des autres, et tel est le cas de ce qu'il dit, а savoir que la vertu consiste а
ne souffrir de rien: cela йtait probable, en effet, selon l'opinion des
Stoпciens; mais dans l'Йthique (II, 3), il rйprouve les opinions de ceux
qui disaient que les vertus йtaient des йtats d'impassibilitй. On peut dire
cependant que la vertu consiste а ne souffrir de rien de faзon dйsordonnйe. 14. Celui qui se met
en colиre contre le pйchй de son frиre ne cherche pas la vengeance pour soi,
mais il cherche la vengeance de Dieu; le pйchй n'est en effet rien d'autre que
l'offense а Dieu, et ainsi celui qui s'irrite justement n'usurpe pas pour soi
ce qui appartient а Dieu. 15. Archytas n'avait
pas fixй la mesure de la vengeance, et c'est pourquoi il ne voulait pas la
fixer йtant en colиre, de crainte d'excйder. 16. Dans la colиre,
on peut distinguer deux йlйments: d'abord la cause de la colиre, que la raison
indique; et ce peut кtre un pйchй; et d'autre part, le dommage contre lequel se
dresse l'appйtit sensitif, et c'est toujours quelque chose de sensible.
ARTICLE 2: LA COLИRE
PEUT-ELLE OU NON КTRE UN PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 158, a. 2.
Objections: Il semble que non. 1. La colиre est en
effet une passion. Or, par les passions, nous ne mйritons ni ne dйmйritons, pas
plus que nous ne sommes objet de louange ou de blвme, comme cela ressort de ce
que dit le Philosophe dans l'Йthique (II, 5). Donc la colиre n'est pas
un pйchй. 2. En outre, de mкme
qu'un boiteux est un homme, de mкme une nature dйchue est une nature; or se
mettre en colиre est le fait d'une nature dйchue; donc se mettre en colиre est
chose qui convient а la nature. Or rien de tel n'est pйchй. Donc la colиre n'est
pas un pйchй. 3. En outre, ce qui
de soi peut кtre ordonnй au bien ou au mal ne doit pas кtre jugй comme pйchй.
Or la colиre peut se dйterminer au bien ou au mal; elle n'est donc pas de soi
un pйchй. 4. En outre, les
actes propres aux puissances naturelles de l'вme ne sont pas des pйchйs, parce
que le pйchй est opposй а la nature, comme le dit saint Jean Damascиne dans la
Foi (II, 30). Or la colиre est un acte de la puissance irascible, qui est
une puissance naturelle de l'вme. Donc la colиre n'est pas un pйchй. 5. En outre, tout
pйchй est volontaire, comme le dit saint Augustin. Or la colиre ne l'est pas,
parce que comme le dit le Philosophe dans l'Йthique (VII, 6), l'homme en
colиre agit avec tristesse, et la tristesse fait partie de ces choses qui
arrivent malgrй nous, comme le dit saint Augustin dans la Citй de Dieu
(XIV, 6). Donc la colиre n'est pas un pйchй. 6. En outre, ce qui n'est
pas en notre pouvoir n'est pas un pйchй; nul ne pиche, en effet, en ce qu'il ne
peut йviter, comme le dit saint Augustin. Or la colиre n'est pas en notre
pouvoir, parce que sur ce verset du Psaume (4, 5): "Mettez- vous en
colиre et ne pйchez pas", la Glose dit que le mouvement de colиre n'est
pas en notre pouvoir. Donc la colиre n'est pas un pйchй. 7. En outre, le
Philosophe dit que la colиre est la montйe du sang au coeur. Or cela ne
comporte nul pйchй. Donc la colиre n'est pas un pйchй. 8. En outre, saint
Jйrфme dit, dans sa Lettre au moine Antoine (Lettre 12), que se mettre
en colиre est le fait de l'homme, mais que ne pas commettre d'injustice est le
fait du chrйtien. Or ce qui appartient а l'homme en tant qu'homme n'est pas
pйchй. Donc la colиre n'est pas un pйchй. 9. En outre, dans
tout pйchй, il existe une conversion vers un bien changeant. Or dans la colиre,
il n'y a pas de conversion vers un bien changeant, mais plutфt vers un mal, а
savoir le dommage а infliger au prochain. Donc la colиre n'est pas un pйchй. Cependant: L'Apфtre dit, dans la Lettre aux Йphйsiens
(4, 31): "Que toute indignation et toute colиre soient bannies de chez
vous", ce qu'il ne dirait pas si la colиre n'йtait un pйchй. Donc la
colиre est un pйchй. Rйponse: La colиre comporte un certain mouvement de
l'appйtit, mais elle ne comporte pas la fuite, mais la recherche: elle est, en
effet, l'appйtit d'une chose а obtenir; et parce que l'objet adйquat de la
recherche est le bien et non le mal, on a dit plus haut que tous les mouvements
de l'appйtit dont l'objet est un mal sont mauvais si ce sont des mouvements de
recherche, ainsi aimer ou dйsirer le mal et se rйjouir du mal. Or la colиre
comporte bien le dйsir d'un mal, а savoir le dommage qu'elle entend infliger au
prochain, mais elle ne le dйsire pas en tant que mal, mais en tant que bien,
comme une juste vengeance: en effet, celui qui est en colиre cherche а nuire а
autrui pour venger l'injustice qui lui a йtй faite. Or les mouvements de l'appйtit
se jugent plutфt sur ce qui est formel dans leur objet que sur ce qui est
matйriel en lui; aussi faut-il dire que la colиre est la recherche d'un bien
plutфt que la recherche d'un mal, parce que ce qu'elle recherche est un mal
matйriellement, mais un bien formellement. Or, bien que toute recherche d'un mal soit
mauvaise, toute recherche d'un bien n'est pourtant pas bonne, mais il faut
considйrer si ce bien est vrai et bon de faзon absolue, ou s'il est plutфt bon
en apparence et sous un certain rapport: car la recherche de ce qui est
vraiment et absolument bien est bonne, comme l'amour et le dйsir de la sagesse,
et la joie qu'elle donne, mais la recherche de ce qui est bon en apparence et
selon un certain rapport, mais est mauvais de faзon absolue et selon la vйritй
des faits, est mauvaise, comme cela ressort de la gourmandise et de la luxure,
dans lesquelles on blвme le dйsir d'un bien apparent et faux. Ainsi donc il faut dire pour notre propos
que si la colиre est le dйsir de la vengeance en tant qu'elle est vraiment
juste, alors elle sera bonne et vertueuse, et on l'appellera la colиre par zиle;
si par contre c'est le dйsir d'une vengeance qui est juste en apparence, mais
non vraiment juste, alors la colиre est un pйchй; c'est elle que saint Grйgoire
qualifie de "colиre venant du vice" dans les Morales (V, 45). Or la vengeance ainsi dйsirйe est juste en
apparence а cause de l'injustice qui a prйcйdй, et dont la raison prescrit qu'elle
doit кtre vengйe; elle n'est cependant pas juste vraiment et absolument parlant,
parce que l'ordre requis de la justice n'y est pas observй: peut-кtre
cherche-t-on une vengeance plus grande qu'on ne doit ou cherche-t-on а se
venger de par sa propre autoritй, alors que cela n'est pas permis, ou
recherche-t-on une vengeance dans une fin non justifiйe. Et c'est pourquoi le
Philosophe dit dans l'Йthique (VII, 6) que le colйreux commence bien par
йcouter la raison, dans la mesure oщ elle juge que l'injustice doit кtre
vengйe, mais que pourtant il ne l'йcoute pas parfaitement, parce qu'il ne s'attache
pas а suivre l'ordre juste de la vengeance prescrit par la raison; aussi
compare-t-il la colиre а des serviteurs qui se hвtent d'exйcuter un ordre avant
de l'avoir entendu en son entier, et qui se trompent а cause de cela. Solutions des objections: 1. Les passions ne
sont qualifiйes ni de louables ni de rйprйhensibles, parce que, de soi, elles n'impliquent
rien qui soit en accord avec la raison ou qui s'y oppose; si cependant vient s'ajouter
а la passion un йlйment qui la met en accord avec la raison, ce sera une
passion digne de louange; si au contraire s'y ajoute un йlйment qui la met en
dйsaccord avec la raison, ce sera une passion blвmable: et ainsi, la colиre est
complйtйe comme pйchй dans la mesure oщ elle n'йcoute pas parfaitement la
raison, comme on l'a dit. Et cependant; la colиre est qualifiйe de pйchй, non
seulement en tant que passion, c'est-а-dire en tant que mouvement de l'appйtit
sensitif, mais aussi en tant qu'elle dйsigne un acte de l'appйtit intellectuel,
qui est la volontй, comme on l'a dit. 2. A un boiteux peut
convenir une chose en tant qu'il est homme, et cela convient de soi а l'homme,
mais de faзon accidentelle au boiteux; quelque chose peut йgalement lui
convenir en tant qu'il est boiteux, et cela convient de maniиre accidentelle а
l'homme de faзon similaire, la colиre convient а la nature dйchue en tant que
cette nature est dйchue: de lа vient, en effet, que le mouvement de colиre s'йcarte
de l'ordre de la raison. 3. Comme on l'a dit
plus haut, йtant donnй que le vice opposй а la mansuйtude n'a pas de nom, le
nom de la passion, qui est de soi indiffйrente, est utilisй pour le nom du
vice, et de cette faзon, nous disons que la colиre est un pйchй; considйrйe
ainsi, elle n'a de rapport qu'au mal. 4. II faut rйpondre
de faзon semblable а l'objection 4, car en ce sens, la colиre dйsigne l'acte d'une
puissance naturelle en tant qu'elle est une certaine passion, se rapportant
indiffйremment au bien et au mal. 5. L'homme en colиre
agit sous l'empire de la tristesse qui rйsulte de l'injustice qui lui a йtй
faite; de ce fait, on ne peut tenir que la colиre est involontaire, mais que
quelque йlйment involontaire est cause de la colиre: jamais, en effet, quelqu'un
ne se mettrait en colиre si rien ne lui arrivait contre sa volontй. 6. Cette Glose parle
de la colиre dйsordonnйe en tant qu'elle rйside dans l'appйtit sensible et
devance la pleine dйlibйration de la raison; or de tels mouvements de la
sensibilitй sont bien en notre pouvoir, pris chacun en particulier, parce que
nous pouvons empкcher un mouvement en appliquant la pensйe а d'autres objets;
nous ne pouvons cependant pas empкcher qu'un mouvement dйsordonnй se produise. 7. Cette dйfinition
de la colиre est donnйe selon ce qui en elle est matйriel, car la montйe du
sang au coeur appartient au changement corporel; mais un tel mouvement corporel
suit un mouvement de l'appйtit, qui est formel dans la colиre, en qui rйside le
caractиre de pйchй. 8. Le terme d'homme
se prend parfois pour la faiblesse humaine, comme dans la Lettre aux
Corinthiens (I, 3, 3): "Du moment qu'il existe encore chez vous jalousie
et querelle, n'кtes-vous pas charnels et ne vous comportez-vous pas selon l'homme
?"; et se mettre en colиre de cette faзon dйsordonnйe est qualifiй d'attitude
humaine, parce qu'elle relиve de la faiblesse humaine. 9. L'objet de la
colиre est un mal envisagй sous la raison formelle de bien, et ainsi elle
comporte la conversion vers un certain bien.
ARTICLE 3: LA COLИRE
EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 158, a. 3.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, sur le
passage de la Lettre aux Йphйsiens (4, 26): "Que le soleil ne se couche
pas sur votre colиre", la Glose dit que le Christ n'habite jamais en
mкme temps que la colиre. Or il n'y a que le pйchй mortel avec lequel le Christ
soit incompatible dans l'вme. Donc la colиre est pйchй mortel. 2. En outre, le
Seigneur dit dans saint Matthieu (5, 21): "Vous avez entendu qu'il a
йtй dit aux Anciens: “tu ne tueras pas; celui qui tuera sera passible du
jugement”. Or moi je vous dis: quiconque se met en colиre contre son frиre sera
passible du jugement." D'oщ il ressort que la peine due а la colиre
dans la loi nouvelle est la mкme que celle qui йtait due а l'homicide dans la
loi ancienne. Or l'homicide йtait toujours, dans la loi ancienne, un pйchй
mortel. Donc la colиre est, dans la loi nouvelle, un pйchй mortel. 3. En outre, tout ce
qui mйrite la damnation йternelle est pйchй mortel. Or la colиre mйrite la
damnation йternelle: la Glose dit en effet au mкme endroit que, par ces trois
йlйments: le jugement, le conseil et la gйhenne, sont dйsignйes une а une les
diverses "demeures" dans la damnation йternelle, selon la mesure du
pйchй. La colиre est donc pйchй mortel. 4. En outre, saint
Grйgoire dit dans les Morales (V, 45): "Parla colиre, la jus tice
est dйlaissйe, la concorde rompue, la splendeur de l'Esprit Saint chassйe."
Or tout ceci ne se produit que par le pйchй mortel. Donc la colиre est pйchй
mortel. 5. En outre, tout
dйsir dйsordonnй dans un domaine que le Christ s'est rйservй est pйchй mortel.
Or, comme le dit saint Augustin dans la Citй de Dieu (XIV, 15): "La
colиre est le dйsir dйsordonnй de la vengeance"; or le Christ s'est
rйservй de punir, selon ce passage du Deutйronome (32, 35): "A moi la
punition, c'est moi qui rйtribuerai", et selon un autre texte oщ nous
avons: "A moi la vengeance." Donc la colиre est pйchй mortel. 6. En outre, ce qui
cause l'accroissement d'un crime paraоt кtre un crime, c'est-а-dire un pйchй
mortel. Or la colиre cause l'accroissement du crime, comme le dit la Glose sur
ce verset des Proverbes (29, 22): "L'homme en colиre provoque des
rixes." Donc la colиre est un pйchй mortel. 7. En outre, rien ne
corrompt l'intelligence, si ce n'est un pйchй supйrieur, parce que les plus
excellentes des choses sensibles corrompent aussi le sens. Or la colиre
corrompt l'intelligence: saint Grйgoire dit en effet dans les Morales
(V, 45) que la colиre aveugle l'oeil de la raison. Donc la colиre est un pйchй
supй rieur, et un pйchй de ce genre est un pйchй mortel. 8. En outre, ce qui
est contraire а la raison semble кtre pйchй mortel. Or la colиre dйsordonnйe
est contre le jugement de la raison, comme il ressort de ce qui a йtй dit plus
haut. Donc la colиre est pйchй mortel. 9. En outre, ce qui
est contraire а la nature de l'homme est pйchй mortel. Or telle est la colиre:
en effet, l'homme est un animal doux par nature, or la colиre s'oppose а la
douceur. Donc la colиre est pйchй mortel. 10. En outre, tout ce
qui est contraire а un acte de charitй est pйchй mortel. Or la colиre s'oppose
а l'acte de charitй qui veut du bien au prochain, alors que la colиre veut
nuire au prochain. Donc la colиre est un pйchй mortel. 11. En outre, un
pйchй est qualifiй de mortel du fait qu'il tue spirituellement. Or il est dit
dans Job (5, 2): "La colиre tue l'homme insensй." Donc la
colиre est pйchй mortel. Cependant: I) Sur ce verset du Psaume (4, 5): "Mettez-vous
en colиre et ne pйchez pas", la Glose dit: "Vйnielle est la
colиre qui n'est pas menйe jusqu'а sa rйalisation." Mais les actions qui
sont des pйchйs mortels par leur genre, mкme avant d'кtre menйes а leur
rйalisation, ne sont jamais des pйchйs vйniels а ne considйrer que le seul
consentement. Donc la colиre n'est pas un pйchй mortel en son genre. 2) En outre, le pйchй
d'action n'est pas moindre que le pйchй de coeur. Or l'action de colиre n'est
pas toujours un pйchй mortel: ainsi, lorsqu'on cause quelque lйger dommage au
prochain sous l'empire de la colиre, soit en le bous culant lйgиrement, soit en
lui faisant des reproches ou en agissant de quelque maniиre de ce genre. Donc
la colиre n'est pas non plus un pйchй mortel en son genre. 3) En outre, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (IX, 5) que dans la morale chrйtienne
on n'examine pas si on se met en colиre, mais plutфt pourquoi une вme pieuse s'irrite.
Or il n'existe pas de pйchй mortel qui puisse s'allier avec la piйtй. Donc la
colиre n'est pas pйchй mortel. 4) En outre, il
existe une colиre vertueuse, comme on l'a exposй plus haut, et une colиre qui
est pйchй mortel; donc il existe aussi une colиre intermйdiaire, qui est pйchй
vйniel. 5) En outre, aucun
pйchй mortel ne peut exister avec le Saint Esprit. Or la colиre peut exister
avec le Saint Esprit on lit en effet dans le Livre des Rois (II, 2, 15) que l'esprit
d'Йlie se reposa sur Йlisйe, et pourtant, il maudit aussitфt aprиs des enfants
et "deux ours sortis du bois dйchirиrent quarante-deux de ces
enfants"; ce qui paraоt le fait d'une trиs grande colиre. Donc la
colиre n'est pas un pйchй mortel. 6) En outre, dans la
loi nouvelle, aucun pйchй mortel n'est permis. Or la colиre est permise, comme
il ressort de la Glose sur ce passage de la Lettre aux Йphйsiens (4, 26): "Mettez-vous
en colиre et ne pйchez pas." Donc la colиre n'est pas pйchй mortel. 7) En outre, selon le
Philosophe dans l'Йthique (VII, 6) la concupiscence est plus honteuse
que la colиre. Or la concupiscence n'est pas toujours pйchй mortel, donc la colиre
ne l'est pas non plus toujours. 8) En outre, un
mouvement de l'appйtit qui devance la dйlibйration complиte de la raison n'est
pas pйchй mortel. Or la colиre prйvient toujours la dйlibйration complиte de la
raison, parce que, comme on le dit dans l'Йthique (VII, 6), elle n'йcoute
jamais parfaitement la raison. Donc la colиre n'est pas pйchй mortel. Rйponse: Comme les actes moraux tirent leur espиce
de leur objet, il faut considйrer selon leurs objets s'ils sont bons ou mauvais
par leur genre; et s'ils sont mauvais, si ce sont des pйchйs mortels ou
vйniels. Or on a dit que l'objet de la colиre en tant que pйchй est une
vengeance injuste, qui n'est rien d'autre qu'un dommage infligй au prochain
contrairement а ce qui est dы en justice; de par nature, cela implique un pйchй
mortel: en effet, comme ce que requiert la justice tombe sous le prйcepte, tout
ce qui est contre ce que requiert la justice s'oppose au prйcepte, et c'est
pйchй mortel. Aussi la colиre venant du vice est de par son genre un pйchй
mortel, puisqu'elle n'est rien d'autre que la volontй de nuire injustement au
prochain en raison d'une offense prйcйdente. Mais, comme on l'a dit pour les autres
pйchйs, il arrive qu'un pйchй soit mortel par son genre, et qu'il soit pourtant
vйniel en raison de l'imperfection de son acte. On a dit plus haut que l'acte
de l'homme peut кtre imparfait de deux maniиres d'une part du cфtй de l'agent,
et dans ce cas, l'acte imparfait de l'homme est celui venant de la seule
sensibilitй, qui prйcиde le jugement de la raison, laquelle est le principe
actif propre en l'homme; et а ce point de vue-lа, le mouvement de la
sensibilitй se portant vers n'importe quel pйchй mortel, mкme pour accomplir l'adultиre
ou l'homicide, est pйchй vйniel. D'autre part, un acte est dit imparfait du
cфtй de son objet qui, en raison de sa petitesse, est tenu pour rien: car la
raison tient ce qui est peu de chose pour rien, comme le dit le Philosophe dans
la Rhйtorique (II, 2); et ainsi, bien que prendre le bien d'autrui soit
un pйchй mortel par son genre, prendre cependant une petite chose qui n'a
pratiquement aucune valeur ni aucune importance, n'est pas un pйchй mortel, par
exemple si quelqu'un prenait une petite grappe dans la vigne d'autrui. Or il arrive que dans le genre du pйchй de
colиre, on trouve le pйchй vйniel selon ces deux maniиres: d'abord en tant qu'un
mouvement subit de colиre auquel la raison ne consent pas est un pйchй vйniel;
et selon l'autre maniиre, а cause de la lйgиretй du dommage, par exemple si
quelqu'un se met en colиre contre un enfant en le tirant lйgиrement par les
cheveux ou par l'oreille, ou en faisant quelque autre petite chose pour se
venger. Mais lorsqu'on cherche а se venger sans respecter la justice, en
causant un grave dommage, avec le consentement dйlibйrй de la raison, une telle
colиre est toujours pйchй mortel. Et parce qu'il existe une colиre qui est
pйchй vйniel, et une autre qui est pйchй mortel, il faut rйpondre aux deux
sйries d'arguments. Solutions des objections: 1. Cette Glose parle
de la colиre venant du vice, lorsque le mouvement de colиre est parfait du cфtй
de l'agent et du cфtй de l'objet: de la sorte, elle est en effet toujours pйchй
mortel, comme on l'a dit. 2, 3 et 4. Et il faut
apporter une rйponse identique aux objections 2, 3 et 4. 5. Pour ce qui est de
la vengeance, Dieu s'en est rйservй quelque chose а lui seul. En effet, il a
confiй la charge d'exercer la vengeance des dйlits manifestes а d'autres, qui
sont investis de quelque autoritй; de l'homme qui possиde la puissance, il est
dit en effet dans la Lettre aux Romains (13, 4) qu'il est "le vengeur
de Dieu pour exercer sa colиre contre celui qui agit mal". Mais pour
les choses cachйes, il s'en est rйservй а lui seul le jugement et la vengeance,
conformйment а ce verset de la Premiиre Lettre aux Corinthiens (4, 5): "Ne
jugez pas avant le temps." Dieu s'est rйservй aussi а lui seul de se
venger а cause de lui-mкme; en effet, l'homme ne doit pas se venger а cause de
lui-mкme, mais а cause de la faute commise contre lui, qui est une offense а
Dieu. Quand donc quelqu'un cherche la vengeance а cause de lui-mкme ou en
dehors de l'ordre du pouvoir judiciaire, il usurpe ce qui appartient а Dieu, et
c'est pourquoi il pиche mortellement, а moins que son acte ne soit imparfait,
comme on l'a dit. 6. L'augmentation d'un
crime peut se produire non seulement par addition d'un crime а l'autre, mais
aussi par maniиre d'occasion, et de cette faзon, la colиre qui est pйchй vйniel
peut augmenter les crimes. 7. Une chose peut
corrompre l'intelligence ou la raison de deux maniиres: d'abord par soi et
directement, par une certaine opposition, et de cette faзon, seul le pйchй
mortel corrompt le jugement de la raison; d'une autre maniиre indirectement et
par accident, dans la mesure oщ l'usage de la raison est empкchй par un
changement corporel; et de cette maniиre, mкme la colиre qui est pйchй vйniel
peut empкcher l'usage de la raison; mais cependant, on ne dit proprement qu'elle
aveugle que lorsqu'elle conduit la raison а consentir au pйchй. 8. La raison dirige
tout а partir de la fin. Donc ce qui s'oppose directement а la raison, c'est ce
qui exclut la fin requise, ce qui ne se produit que par le pйchй mortel; mais,
s'il y a dйsordre touchant les moyens sans que ne soit exclue la fin, l'acte ne
va pas proprement contre la raison, mais il est en dehors d'elle, et c'est un
pйchй vйniel. 9. La colиre est
contraire а la nature de l'homme, qui est un animal raison nable, en tant qu'elle
est contraire а la raison, et cela ne convient qu'а la colиre qui est pйchй
mortel. 10. La charitй veut
du bien au prochain sous la raison de bien, et c'est pour quoi la haine est
proprement contraire а la charitй. Cependant, la colиre dйsire le mal du
prochain, non en tant que mal, mais sous la raison de juste vengeance, comme on
l'a dit. Et c'est pourquoi du cфtй de son objet, s'il n'est pas juste vraiment
mais apparemment, elle s'oppose а la justice; mais du cфtй de la passion, elle
s'oppose а la douceur, qui tient le milieu dans la colиre. 11. Cette autoritй
est а comprendre du mouvement parfait de la colиre venant du vice. Quant aux objections contraires, il faut rйpondre ainsi: 1) La Glose parle de
la colиre qui rйside dans la seule sensibilitй, dont on dit qu'elle est menйe а
rйalisation, non seulement dans l'acte extйrieur, mais aussi par le
consentement intйrieur qui devant Dieu est tenu pour un acte. 2) Ce raisonnement se
dйveloppe en envisageant la colиre qui est imparfaite du cфtй de son objet. 3) L'вme pieuse se
met en colиre par zиle, ce qui est vertueux, comme on l'a dit plus haut. 4) Entre une
vengeance juste et une vengeance injuste, il n'y a pas de milieu, et c'est
pourquoi il n'y en a pas non plus entre une colиre vertueuse et une colиre qui
est pйchй mortel, si ce n'est peut-кtre une colиre imparfaite, qui est pйchй
vйniel. 5) Йlisйe n'a pas
maudit les enfants sous l'empire d'une colиre venant du vice, comme pour se
venger mйchamment, mais par zиle de la justice divine. 6) L'Apфtre permet un
mouvement de colиre imparfaite qui existe dans la seule sensibilitй. 7) S'il y a parfait dйsir
d'un acte qui est pйchй mortel par son genre, ce dйsir est lui-mкme pйchй
mortel; si cependant il est imparfait, il est pйchй vйniel, comme on l'a dit
aussi de la colиre. 8) La colиre n'йcoute
pas parfaitement la raison qui dissuade; pourtant, elle йcoute parfois
parfaitement la raison qui consent.
ARTICLE 4: LA COLИRE
EST-ELLE UN PЙCHЙ PLUS LЙGER QUE LA HAINE, L'ENVIE ET LES AUTRES PЙCHЙS DE CE
GENRE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
Ia-IIae, Question 46, a. 6; Somme thйologique IIa-IIae, Question 158, a.
4.
Objections: Il semble que non. 1. Comme saint
Augustin le dit dans l'Enchiridion (ch. 12), le mal est appelй ainsi
parce qu'il nuit; donc, plus un pйchй cause un grand dommage, plus il est
grave. Or la colиre cause un plus grand dommage а l'homme que l'envie, car
Hugues de Saint-Victor dit dans les Cinq Septйnaires (ch. 2) que "l'orgueil
enlиve Dieu а l'homme, l'envie lui enlиve le prochain, et la colиre lui-mкme".
Donc l'envie n'est pas un pйchй plus grave que la colиre. 2. En outre, un effet
est assimilй а sa cause. Or l'effet de l'envie est la colиre, comme le dit
Hugues dans le mкme livre. Donc la colиre n'est pas un pйchй moindre que l'envie. 3. Et aussi, il
semble que la colиre ne soit pas un pйchй moindre que la haine, parce que la
gravitй des pйchйs se mesure а leurs effets; or l'effet de la haine et celui de
la colиre sont identiques: infliger un dommage au prochain. Donc la haine n'est
pas un pйchй plus grave que la colиre. 4. Et aussi, il
semble que la colиre soit un pйchй plus grave que la concupiscence de la chair,
parce que selon le Philosophe dans les Topiques (III, 2), si le
paroxysme de la colиre l'emporte sur celui de la concupiscence, celle-lа
l'emporte sur celle-ci. Or le plus grand pйchй dans le genre de la colиre, а
savoir l'homicide, l'emporte en gravitй sur n'importe quel pйchй dans le genre
de la concupiscence de la chair. Donc la colиre est, absolument parlant, un
pйchй plus grave que la concupiscence de la chair. 5. En outre, plus un
pйchй est grave, plus grand est le repentir qu'il cause. Or le repentir
accompagne davantage la colиre que la concupiscence de la chair, parce que
comme le dit le Philosophe dans l'Йthique (VII, 6), celui qui s'irrite
pиche avec tristesse, mais celui qui convoite pиche sans tristesse. Donc la
colиre est un pйchй plus grave que la convoitise. 6. En outre, il est
dit dans Йzйchiel (16, 44): "Telle mиre, telle fille." Or le
blasphиme, qui est fils de la colиre selon saint Grйgoire, est le plus grave
des pйchйs. Donc la colиre est un pйchй plus grave que tous les autres vices
dйjа mentionnйs. Cependant: Saint Augustin, dans la Rиgle (III,
ch. 37), compare la colиre а la paille et la haine а la poutre. Rйponse: Il faut chercher la diffйrence lа oщ on
trouve quelque accord. Le pйchй de colиre s'accorde avec trois pйchйs en son
objet: l'objet de la colиre est en effet, comme on l'a dit, d'infliger un mal
sous la raison d'un certain bien. Donc, en ce qui concerne le mal, elle s'accorde
avec la haine, qui dйsire le mal de quelqu'un, et avec l'envie, qui s'attriste
de son bien; par contre, en ce qui concerne le bien dйsirй, elle s'accorde avec
la concupiscence, qui est aussi un dйsir dйsordonnй du bien. Mais а parler absolument, la colиre est
moins grave que les trois vices mentionnйs car si la haine cherche le mal du
prochain sous la raison de mal, et l'envie s'oppose au bien du prochain sous la
raison de bien, la colиre ne cherche pas le mal du prochain, ni n'empкche son
bien, si ce n'est sous la raison de bien que constitue une juste vengeance; et
ainsi ce que font la haine et l'envie en visant de soi le mal ou l'empкchement
du bien, la colиre le fait en visant de soi le bien, et par accident, le mal.
Or ce qui est par soi est toujours supйrieur а ce qui est par accident, aussi l'envie
et la haine dйpassent en malice le pйchй de colиre. Semblablement aussi, le
pйchй de concupiscence vient de ce qu'on recherche un bien dйlectable pour les
sens, alors que la colиre vise de faзon dйsordonnйe un bien qui est apparemment
juste, c'est-а-dire selon la raison c'est pourquoi, comme le bien de la raison
est meilleur que le bien du sens, le mouvement de la colиre est plus voisin de
la vertu que le mouvement de concupiscence, et donc, absolument parlant, c'est
un pйchй moindre. Aussi le Philosophe dit-il dans l'Йthique (VII, 6) que
celui qui ne maоtrise pas la concupiscence est plus vil que celui qui ne
maоtrise pas la colиre. Ce rapport s'observe, il est vrai, selon le genre mкme
des pйchйs, car rien n'empкche que, dans certaines circonstances, la colиre
soit plus grave que les autres. Solutions des objections: 1. L'envie enlиve а l'homme
le prochain par une certaine opposition contre lui-mкme; mais ce n'est pas
ainsi que la colиre enlиve а l'homme lui-mкme, mais de maniиre indirecte, dans
la mesure oщ le mouvement corporel de la colиre empкche l'usage de la raison,
par lequel l'homme est maоtre de lui-mкme. 2. La colиre, selon
le Philosophe, est causйe par la tristesse, et comme l'envie est une sorte de
tristesse, il arrive que la colиre soit causйe par l'envie; il n'est pourtant
pas nйcessaire que la colиre йgale l'envie, parce qu'un effet n'йgale pas
toujours sa cause, bien qu'il ait avec elle une certaine ressemblance. 3. La colиre et la
haine se comportent diffйremment dans le dommage qu'elles infligent au prochain;
et cette diversitй peut s'envisager а plusieurs points de vue, comme le dit le
Philosophe dans la Rhйtorique (II, 4): d'abord, parce que la colиre ne
vise le dommage que sous la raison de juste vengeance, elle ne cherche а nuire
qu'а ceux qui nous ont lйsйs, nous ou ceux qui nous touchent, pour qu'il y ait
une punition; la haine au contraire peut s'adresser а n'importe quel йtranger
sans qu'il ne nous ait jamais causй de tort, parce que sa faзon de vivre s'oppose
а notre sentiment. Secondement, parce que la colиre s'adresse toujours а
quelques personnes particuliиres, parce qu'elle a sa cause dans certains actes
injustes, et que les actes viennent de sujets individuels; la haine au
contraire peut s'adresser а une entitй gйnйrale; ainsi un homme йprouve de la
haine pour toute la race des brigands. Troisiиmement, parce que l'homme en
colиre ne cherche а nuire au prochain que dans la mesure requise, selon ce qu'il
lui semble, par la justice vindicative, et le but atteint, sa colиre se calme;
la haine au contraire n'est rassasiйe par aucun mal, car elle cherche le mal du
prochain en lui-mкme. En quatriиme lieu, parce que l'homme en colиre dйsire que
celui а qui il inflige un dommage comprenne que c'est а cause de l'injustice
commise que ce mal lui arrive; celui qui hait, au contraire, ne se soucie pas
de la faзon dont le mal advient, quelqu'injustement que ce soit. De cela, il
ressort encore que la haine est un pйchй plus grave que la colиre. 4. Cet argument
vaudrait si l'homicide йtait une espиce de colиre; or ce n'en est pas une
espиce, mais son effet. Or il arrive parfois que d'un mal moindre se produise
un mal plus grand. 5. La convoitise de
la chair est plus digne de pйnitence que la colиre mкme, du fait que la colиre
tient davantage de la raison; mais la tristesse qui accompagne la colиre ne
relиve pas de la pйnitence, parce qu'elle ne vient pas de l'acte de la colиre,
mais de la cause qui provoque а la colиre, а savoir l'injustice subie. 6. Йtant donnй que le
mal ne cause rien sinon en vertu du bien, dans l'enchaоnement des pйchйs, on
part de ce qui a davantage le caractиre du bien, et c'est pourquoi, la plupart
du temps, l'homme va des pйchйs plus petits aux plus grands; aussi n'est-il pas
nйcessaire que la colиre soit aussi grave que le blasphиme.
ARTICLE 5: LA COLИRE
EST-ELLE UN VICE CAPITAL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
Ia-IIae, Question 84, a. 4; Somme thйologique IIa -IIae, Question 158,
a. 6.
Objections: Il semble que non. 1. Une tкte en effet
n'a pas de tкte. Or la colиre a une autre tкte: elle est causйe par la
tristesse, comme le dit le Philosophe dans l'Йthique (VII, 6). Donc la
colиre n'est pas un vice capital. 2. En outre, tout
vice capital est un pйchй spйcial. Or la colиre paraоt кtre un pйchй gйnйral,
parce qu'elle ne s'oppose pas а une seule vertu, mais а plusieurs: elle s'oppose
en effet et а la charitй, et а la justice, et а la douceur. Donc la colиre n'est
pas un vice capital. 3. En outre, aux
autres pйchйs capitaux s'opposent d'autres vices, comme la pusillanimitй s'oppose
а l'orgueil, la vaine joie а l'acйdie. Mais il n'y a pas d'autre vice qui s'oppose
а la colиre. Elle n'est donc pas un vice capital. Cependant: Sur le texte des Proverbes (29, 22): "L'homme
colйreux provoque des querelles", la Glose dit: "La colиre est la
porte de tous les vices; cette porte fermйe, le repos intйrieur est donnй aux
vertus; si elle est ouverte, le coeur sera armй pour tous les crimes." Rйponse: Comme on l'a dйjа dit plus haut, un vice
capital est celui dont naissent d'autres vices selon la raison de cause finale.
Or il arrive dans la plupart des cas qu'on accomplit, pour servir aux fins de
la colиre, c'est-а-dire pour se venger, de nombreuses actions de faзon
dйsordonnйe; or ces actions faites d'une faзon dйsordonnйe sont des pйchйs, et
c'est pourquoi la colиre est un vice capital. Saint Grйgoire, dans les Morales
(XXXI, 45), nomme ses six filles, qui sont: les querelles, l'insolence de l'esprit,
les injures, les vocifйrations, l'indignation, les blasphиmes. La raison en est qu'on peut considйrer la
colиre а un triple point de vue d'abord en tant qu'elle est dans le coeur, d'une
seconde maniиre en tant qu'elle est dans la bouche, d'une troisiиme, en tant qu'elle
va jusqu'aux actes. En tant qu'elle est dans le coeur, un seul
vice naоt d'elle, en fonction de sa cause qui est l'injustice subie: en effet,
le dommage subi ne provoque а la colиre que dans la mesure oщ on le considиre
comme une injustice, car c'est ainsi que lui est due la vengeance; or plus une
personne est de basse condition ou assujettie а un autre, plus est injuste le
fait qu'elle lui inflige un dommage, et c'est pourquoi l'homme en colиre,
considйrant le dommage qui lui a йtй fait, grandit en son coeur l'injustice, et
de lа, en arrive а se venger de l'indignitй de la personne qui lui cause ce
dommage; et c'est proprement l'indignation. Un autre vice est causй par la colиre qui
se situe dans le coeur, en fonction de ce que celui qui est en colиre
recherche: il imagine, en effet, les diverses voies et procйdйs par lesquels il
pourrait se venger, et par ces cogitations son esprit se gonfle en quelque
sorte, selon ce verset de Job (15, 2): "Est-ce que le sage emplira son
estomac d'ardeur ?"; et ainsi de la colиre naоt l'insolence de l'esprit. La colиre s'йtend aussi jusqu'au langage,
et contre Dieu qui permet que nous soit infligйe une injustice, et alors la
colиre cause le blasphиme; et contre le prochain qui l'inflige, et ce sont
alors les deux degrйs de la colиre abordйs dans l'Йvangile selon saint Matthieu
(5, 22). L'un consiste а se rйpandre en paroles dйsordonnйes, sans exprimer une
injure spйciale, ainsi celui qui dit а son frиre "raca", qui
est l'exclamation de celui qui se met en colиre; et alors de la colиre naоt la
vocifйration, c'est-а-dire un langage dйsordonnй et confus qui indique le
mouvement de colиre. L'autre degrй de la colиre consiste а se rйpandre en
paroles d'injures, ainsi celui qui dit а son frиre "fou",
degrй auquel se rapportent les injures. Selon que la colиre en vient aux actes,
elle est alors cause des querelles, oщ sont incluses toutes leurs consйquences,
comme les blessures, les homicides et autres actes de ce genre. Solutions des objections: 1. La tristesse dont
naоt la colиre n'est pas seulement cette tristesse qui est un vice capital;
aussi n'est-elle pas incluse dans un vice capital. 2. La colиre est un
vice spйcial; elle s'oppose cependant а diverses vertus а des titres divers. En
ce qui concerne le dйsordre mкme de la passion, elle s'oppose а la douceur;
pour ce qui est du dommage qu'elle entend infliger, elle s'oppose а la charitй;
mais quant au caractиre de justice apparente qu'elle envisage, elle s'oppose а
la vraie justice; elle s'oppose cependant davantage а la douceur, qui modиre la
colиre. 3. Mкme а la colиre s'oppose
un vice, qui est l'apaisement dйsordonnй de la colиre; а son sujet, saint Jean
Chrysostome dit, sur ce verset de saint Matthieu (5, 22): "Celui qui s'irrite
contre son frиre": "La patience dйraisonnable sиme les vices,
nourrit la nйgligence et invite au mal non seulement les mauvais, mais mкme les
bons" (hom. 11 in Mt.). Toutefois, comme ce vice-lа ne possиde pas de nom,
il semble qu'il n'y ait pas d'autre vice qui s'oppose а la colиre.
QUESTION XIII: L'AVARICE
ARTICLE 1: L'AVARICE EST-ELLE
UN PЙCHЙ SPЙCIAL?
Parall.
IIa-IIae, Question 118, a. 2.
Objections: Il semble que non. 1. Tout vice spйcial
possиde en effet une matiиre spйciale, parce qu'en matiиre morale, ce sont
toujours les objets qui dйterminent les espиces. Or l'avarice n'a pas une
matiиre spйciale, mais gйnйrale, car saint Augustin dit dans le Libre
Arbitre (III, 17): "L'avarice, qui se dit en grec philargyria,
ne doit pas s'entendre du seul argent ou de la monnaie, mais de toutes les
choses que l'on dйsire de maniиre immodйrйe, absolument partout oщ l'on veut
plus que ce qui est suffisant." Donc l'avarice n'est pas un pйchй spйcial. 2. En outre, n'est
pas un pйchй spйcial celui qui contient sous lui-mкme divers genres de pйchйs.
Or l'avarice contient sous elle divers genres de pйchйs, car l'orgueil mкme est
contenu aussi sous l'avarice, lui qui est un dйsir dйsordonnй de l'excellence.
Saint Grйgoire dit en effet dans une homйlie sur le texte "Jйsus fut
conduit etc." (Matthieu, 5, 1): "L'avarice porte non seulement
sur l'argent, mais aussi sur la grandeur, lorsqu'on dйsire exagйrйment l'йlйvation."
Donc l'avarice n'est pas un pйchй spйcial. 3. En outre, Cicйron
dit que l'avarice "est l'amour immodйrй de possйder" (Tusculanes
IV, 11). Or on dit que nous possйdons tout ce qui nous appartient, les parties
de notre substance, les qualitйs, les quantitйs et les accidents extйrieurs,
comme le dit le Philosophe dans les Prйdicaments (ch. 15). Donc l'avarice
n'est pas un pйchй spйcial. 4. En outre, tout
pйchй spйcial a un autre pйchй qui lui est opposй, comme il est dit dans l'Йthique
(II, 10). Or l'avarice n'a pas de pйchй qui lui soit opposй, comme cela ressort
de ce que dit le Philosophe dans l'Йthique (V, 10). Donc l'avarice n'est
pas un pйchй spйcial. 5. En outre, ce qui a
rapport avec tous les genres de pйchйs ne semble pas кtre un pйchй spйcial. Or
l'avarice a rapport avec tous les genres de pйchйs; il est dit en effet au
dernier chapitre de la Premiиre Lettre а Timothйe (6, 10): "La racine
de tous les maux, c'est la cupiditй", par quoi on entend l'avarice
comme le dit saint Augustin dans son Commentaire littйral sur la Genиse
(XI, 15). Donc l'avarice n'est pas un pйchй spйcial. 6. En outre, si l'avarice
йtait un pйchй spйcial, cela serait surtout en tant que l'avarice est un dйsir
dйsordonnй de l'argent. Or mкme de cette faзon, l'avarice est un pйchй gйnйral,
parce que tout pйchй se fait par la conversion au bien changeant, comme le dit
saint Augustin or les biens temporels peuvent presque tous кtre acquis par de l'argent,
conformйment а la parole de l'Ecclйsiaste (10, 19): "Tout obйit а l'argent".
Donc l'avarice n'est en aucune maniиre un pйchй spйcial. 7. En outre, aucun
pйchй spйcial ne s'oppose а diffйrentes vertus, du fait que l'un s'oppose а l'un,
comme on le dit dans la Mйtaphysique (X, 5). Or l'avarice s'oppose а
diffйrentes vertus: elle s'oppose, en effet, а la charitй, comme le dit saint
Augustin dans son Commentaire littйral sur la Genиse (XI, 15); elle s'oppose
aussi а la libйralitй selon la faзon commune de parler, et elle s'oppose encore
а la justice en tant que vertu spйciale comme le dit saint Jean Chrysostome en
commentant ce verset de saint Matthieu (5, 6): "Bienheureux ceux qui
ont faim et soif de justice", car il nomme justice ou une vertu
gйnйrale ou la vertu particuliиre contraire а l'avarice. Donc l'avarice n'est
pas un pйchй spйcial. 8. En outre, le
propre de l'avarice est de retenir ce qu'on ne doit pas retenir; or les biens
spirituels spйcialement ne doivent pas кtre retenus, parce que leur partage ne
les fait pas diminuer mais croоtre; donc il existe une avarice touchant les
biens spirituels. Il est d'autre part йvident qu'il en existe une par rapport
aux biens corporels. Donc l'avarice existe de faзon gйnйrale par rapport а tous
les biens. Elle n'est donc pas un vice particulier, mais gйnйral. Cependant: 1) On n'oppose pas ce
qui est gйnйral а ce qui est spйcial. Or l'avarice s'oppose а des pйchйs
spйciaux: saint Grйgoire dans les Morales (XXXI, 45) distingue l'avarice
des autres vices capitaux de mкme sur la Genиse (3, 1), la Glose dit que le
diable tenta le premier homme par la gourmandise, la superbe et l'avarice; et
de la sorte, l'avarice s'oppose aux autres pйchйs. Donc l'avarice est un pйchй
spйcial. 2) En outre, а une
vertu spйciale s'oppose un pйchй spйcial. Or l'avarice s'oppose а la justice en
tant que celle-ci est une vertu spйciale, comme il ressort de l'autoritй de
saint Jean Chrysostome dйjа citйe (objection 7). Donc l'avarice est un pйchй
spйcial. 3) En outre, la
racine a caractиre de principe. Or un principe se distingue de ce dont il est
principe, parce que rien n'est principe ni cause de soi-mкme. Donc comme l'avarice
est la racine de tous les maux, comme le dйclare l'Apфtre (I Tim., 6, 10), il
semble que l'avarice soit un pйchй distinct des autres pйchйs; et dans ces
conditions, ce n'est pas un pйchй gйnйral, mais spйcial. Rйponse: D'aprиs la premiиre imposition du nom, l'avarice
signifie la cupiditй dйsordonnйe des richesses: on dit avare pour "avide
de cuivre", comme le dit saint Isidore dans son livre des Йtymologies
(X, 9), ce qui s'accorde avec le fait qu'en grec, avarice se dit philargyria,
ou l'amour de l'argent. Aussi comme l'argent est une matiиre spйciale, il
semble que l'avarice, selon sa dйnomination premiиre, soit un vice spйcial. Mais
selon une certaine ressemblance, ce terme a йtй йtendu а signifier la cupiditй
dйsordonnйe de n'importe quel bien; sous ce rapport l'avarice est un pйchй
gйnйral, parce que dans tout pйchй, il y a une conversion, а cause de l'appйtit
dйsordonnй, vers un bien passager; et c'est pourquoi saint Augustin, dans son Commentaire
littйral sur la Genиse (XI, 15), dit qu'il y aune avarice gйnйrale, par
laquelle on dйsire une chose plus qu'il ne convient, et qu'il y a une avarice
spйciale, qui est nommйe de faзon plus courante amour de l'argent. La raison de cette distinction est la
suivante: puisque l'avarice est un amour dйsordonnй de possйder, de mкme que "possйder"
peut кtre pris dans un sens commun, ou autrement, dans un sens spйcial, dans la
mesure oщ nous sommes dits avoir possession de ce dont nous pouvons faire ce
que nous voulons, de mкme l'avarice est prise dans un sens gйnйral pour l'amour
dйsordonnй de possйder quoi que ce soit, et dans un sens spйcial pour l'amour
d'avoir ces possessions qui se rйsument toutes sous le nom d'argent, parce que
leur prix est mesurй par l'argent, comme le dit le Philosophe dans l'Йthique
(IV, 1). Mais parce que le pйchй s'oppose а la
vertu, il faut remarquer que la justice et la libйralitй s'exercent en ce qui
touche les possessions et l'argent, mais de faзon diffйrente. Il revient en
effet а la justice d'йtablir le juste milieu selon une йgalitй placйe dans les
choses mкmes que l'on possиde, en sorte que chacun ait ce qui lui est dы; la
libйralitй, par contre, йtablit un juste milieu dans les affections mкmes de l'вme,
en sorte que chacun ne soit pas trop amoureux ou trop dйsireux de l'argent, et
qu'il le dйpense avec plaisir et sans tristesse quand et oщ il le faut.
Certains parlent donc de l'avarice comme de l'opposй de la libйralitй, et en ce
sens, l'avarice implique un certain dйfaut pour ce qui est de dйpenser l'argent
et un certain excиs pour l'acquйrir et le conserver dans un amour excessif de l'argent.
Mais le Philosophe, dans l'Йthique (V, 1) parle de l'avarice comme de l'opposй
de la justice, et dans ce sens-lа, on qualifie d'avare celui qui reзoit ou
retient le bien d'autrui contrairement а ce qui est dы en justice: а la
libйralitй, en effet, ne s'oppose pas l'avarice, mais la parcimonie, comme cela
ressort de l'Йthique (IV, 3). Et а cela s'accorde encore l'autoritй de
saint Jean Chrysostome dйjа citйe (objection 7), et aussi ce qui est dit en
Ezйchiel (22, 27): "Ses chefs sont au milieu d'elle comme des loups qui
dйchirent une proie, pour rйpandre le sang et pour poursuivre des gains avec
aviditй." Solutions des objections: 1. Saint Augustin
parle de l'avarice entendue au sens commun. 2. Et il faut
rйpondre de mкme а l'objection 2. 3. Nous sommes dits
avoir de faзon spйciale les possessions dont nous sommes absolument les maоtres;
aussi, lorsque Cicйron dit que l'avarice est l'amour immodйrй de possйder, il
faut l'entendre proprement dans le sens oщ l'on dit que nous avons des
possessions. 4. Cette objection
envisage l'avarice en tant qu'elle s'oppose а la justice: la justice est bien
en effet un milieu entre l'excиs et le manque, mais elle n'est pas un milieu
entre deux maux comme les autres vertus, ainsi qu'on le dit dans l'Йthique
(V, 10). Or le fait d'кtre dans la surabondance en prenant ou en gardant plus
que ce qui est dы en justice est un mal qui relиve de l'avarice; mais que
quelqu'un ait moins que ce qui lui йtait dы, ce n'est pas commettre une
injustice, mais souffrir une injustice, ce qui est davantage une peine qu'une
faute. Et, selon cette acception, l'avarice ne s'oppose а aucun pйchй. 5. L'avarice
appartient а tous les pйchйs non comme genre, mais comme racine et principe; c'est
pourquoi on ne peut en conclure que l'avarice serait un pйchй gйnйral, mais qu'elle
est une sorte de cause gйnйrale des pйchйs. 6. Certains biens
acquis par de l'argent sont dйsirables pour la mкme raison que l'argent, c'est-а-dire
en tant qu'ils sont utiles aux nйcessitйs de la vie, de sorte que tous les
biens que l'on nomme des possessions sont inclus sous le terme d'argent et sont
la matiиre de l'avarice au sens particulier. Par contre, il existe des biens
qui peuvent кtre acquis par de l'argent et qui ont cependant une autre raison d'кtre
dйsirables, et ces biens ressortissent а d'autres vices particuliers: ainsi l'йlйvation
aux honneurs relиve de l'ambition, la louange dйplacйe relиve de la vaine
gloire, les plaisirs de la table relиvent de la gourmandise, et ceux de la
chair relиvent de la luxure. 7. L'avarice s'oppose
а la justice et а la libйralitй selon diffйrents points de vue; elle s'oppose
par contre а la charitй comme tout pйchй mortel, en tant qu'elle met sa fin
dans un bien crйй. 8. 11 ne faut pas
retenir les biens spirituels, mais les partager; cependant la faзon de les
avoir et de les partager n'est pas la mкme que celle d'avoir et de partager des
possessions; aussi ne relиvent-ils pas de l'avarice proprement dite.
ARTICLE 2: L'AVARICE
EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 118, a. 4.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, rien n'exclut
du royaume de Dieu que le pйchй mortel. Or l'avarice exclut du royaume de Dieu:
il est dit en effet dans l'Йpоtre aux Ephйsiens (5, 5): "Aucun
fornicateur, ou impur, ou avare, ce qui est une idolвtrie, n'a d'hйritage dans
le royaume du Christ et de Dieu." Donc l'avarice est un pйchй mortel. 2. En outre, tout
pйchй contraire а la charitй est mortel, parce que la charitй donne la vie а l'вme,
conformйment а ce verset de la Premiиre Йpоtre de saint Jean (2, 15): "Si
quelqu'un aime le monde, la charitй du Pиre n'est pas en lui." Or l'avarice s'oppose а la charitй: saint
Augustin dit en effet dans les Quatre-Vingt-Trois questions (36, 1), que
la cupiditй est le poison de la charitй. Donc l'avarice qui s'identifie а la
cupiditй est un pйchй mortel. 3. En outre, il est
dit dans la Premiиre Йpоtre de saint Jean (2, 15): "Si quelqu'un aime
le monde, la charitй du Pиre n'est pas en lui." Or l'avarice procиde d'un
amour dйsordonnй du monde. Donc l'avarice chasse de l'homme la charitй de Dieu,
et ainsi elle est pйchй mortel. 4. En outre, ce qui
est contraire а la justice paraоt кtre pйchй mortel, du fait que la justice a
un caractиre obligatoire qui tombe sous le prйcepte. Or l'avarice est contraire
а la justice, car elle met en rйserve des biens qui peuvent кtre utiles au
prochain. Saint Basile dit en effet: "C'est le pain de l'affamй que tu
retiens, la tunique de celui qui est nu que tu conserves, l'argent de
l'indigent que tu possиdes; en consйquence, tu causes autant de torts que tu
pourrais donner de biens" (Homйlie sur saint Luc (12, 18)). Donc l'avarice
est un pйchй mortel. 5. En outre, un don
du Saint Esprit est plus parfait qu'une vertu. Or l'avarice s'oppose а un
certain don, au don de piйtй, comme le dit la Glose sur saint Luc (6, 35). Donc
l'avarice est pйchй mortel. 6. En outre, le pйchй
mortel est une aversion du bien immuable et une conversion vers le bien
pйrissable. Or cela se rйalise surtout dans l'avarice, qui est un dйsir
dйsordonnй du bien pйrissable. L'avarice est donc pйchй mortel. 7. En outre, ce qui
ramиne l'вme aux rйalitйs de la terre de sorte qu'elle ne peut plus s'йlever
vers celles d'en haut semble кtre un pйchй mortel. Or l'avarice est dans ce
cas: saint Grйgoire dit en effet dans les Morales (XIV, 53) que "l'avarice
rend si pesante l'вme qu'elle a corrompu, que celle-ci ne peut plus s'йlever а
dйsirer les biens d'en haut". Donc l'avarice est un pйchй mortel. 8. En outre, la
condition du pйchй le plus grave est d'кtre inguйrissable, car le pйchй contre
le Saint Esprit, qui est le plus grave des pйchйs, est dit irrйmissible. Or l'avarice
est inguйrissable comme le dit le Philosophe dans l'Йthique (IV, 5).
Donc l'avarice est un pйchй mortel et le plus grave. Cependant:
1) Sur ce verset de
la Premiиre Йpоtre aux Corinthiens (3, 12): "Si quelqu'un construit sur
ce fondement", etc., la Glose dit qu'"il construit avec du bois,
du foin et de la paille, celui qui pense aux choses de ce monde, et comment
plaire au monde", ce qui relиve du pйchй d'avarice. Mais cela ne signifie
pas un pйchй mortel, mais vйniel: on ajoute en effet "qu'il sera sauvй
comme le feu" (3, 15). Donc l'avarice n'est pas un pйchй mortel. 2) En outre, l'avarice
s'oppose а la prodigalitй. Or la prodigalitй n'est pas un pйchй mortel par son
genre. Donc l'avarice ne l'est pas non plus, puisque les contraires
appartiennent au mкme genre. 3) En outre, l'avarice
consiste proprement а amasser inutilement des biens temporels. Or cela n'est
pas toujours un pйchй mortel, puisque cela ne va contre aucun prйcepte. Donc l'avarice
n'est pas un pйchй mortel. 4) En outre, ne pas
prendre le bien d'autrui paraоt louable. Or parfois, les avares ne veulent pas
prendre le bien d'autrui, comme le dit le Philosophe dans l'Йthique (IV,
5). Donc parfois, l'avarice n'est pas un mal, et par consйquent n'est pas pйchй
mortel. Rйponse: Comme on l'a dit, l'avarice s'entend en
deux sens: parfois, en effet, on l'entend comme l'opposй de la justice, et
alors elle est toujours pйchй mortel, sauf peut-кtre en raison de l'imperfection
de l'acte, comme on l'a dit plus haut des autres vices: en effet, en ce sens,
il revient а l'avarice de prendre ou de retenir injustement le bien d'autrui,
et c'est toujours un pйchй mortel, bien que dans ce genre, les premiers
mouvements ne soient pas des pйchйs mortels. Mais parfois, on l'entend en tant qu'elle
s'oppose а la libйralitй, vice que dans l'Йthique (IV, 5) le Philosophe
nomme parcimonie, et alors il revient а l'avarice d'excйder dans l'amour et le
dйsir de l'argent et de tout ce que l'on peut se pro curer par l'argent. Et de
la sorte, si nous parlons du dйsir et de l'amour de faзon commune, l'avarice n'est
pas toujours pйchй mortel. Mais si nous parlons de l'amour et du dйsir au sens
strict, alors l'avarice est toujours pйchй mortel: en effet, comme l'amour et
le dйsir portent sur le bien, et que le bien est proprement et principalement
la fin, alors que ce qui est ordonnй а la fin n'a pas par soi rai son de bien,
sinon dans son rapport а la fin, il s'ensuit que l'amour et le dйsir regardent
proprement et principalement la fin, et de faзon secondaire ce qui conduit а la
fin. Par consйquent, si on appelle avarice un
amour et un dйsir des biens temporels en sorte qu'on place sa fin en ceux-ci, l'avarice
sera toujours pйchй mortel, car la conversion а un bien crйй comme а une fin
entraоne l'aversion pour le bien immuable qui doit кtre la fin derniиre, du
fait qu'il ne peut y avoir plusieurs fins derniиres. Mais si on appelle avarice
un amour ou un dйsir dйsordonnй des biens de ce monde au sens gйnйral, alors l'avarice
n'est pas toujours un pйchй mortel, parce que, comme on le dit dans la Glose
sur la Premiиre Йpоtre aux Corinthiens (3, 12): "Si quelqu'un bвtit
sur, etc.": "Certains aiment encore les biens de ce monde et sont
impliquйs dans les affaires terrestres, mais de faзon que leur coeur ne s'йcarte
pas du Christ et ne prйfиre rien au Christ." Solutions des objections: 1. L'Apфtre ne dit
pas que tout avare n'a pas de part de faзon absolue au royaume du Christ et de
Dieu, mais il ajoute "ce qui est une idolвtrie": en effet, l'avarice
qui est comparйe а l'idolвtrie exclut du royaume du Christ et de Dieu, du fait
qu'elle rend l'honneur dы а Dieu а une crйature, dans la mesure oщ elle place
dans les biens temporels sa fin, ce qui est dы а Dieu seul. 2. La cupiditй qui
йteint la charitй est celle qui place sa fin dans les biens temporels: mais
celle qui ne place pas en eux sa fin, bien qu'elle excиde la mesure requise, n'йteint
pas la charitй mais la gиne de par son acte. 3. Et ainsi, la
rйponse а l'objection 3 est йvidente. 4. Cette objection
envisage l'avarice en tant qu'elle s'oppose а la justice. Cependant, l'avarice
qui s'identifie а la parcimonie ne s'oppose pas toujours а la justice: il peut
arriver, en effet, que quelqu'un soit parcimonieux du fait qu'il ne donne pas
ce qu'il serait louable de donner, sans que ce soit requis de le faire, ou bien
parce que ce qu'il donne, il le donne avec tristesse et retenue. Saint Basile
parle du cas oщ quelqu'un est tenu de donner ses biens aux pauvres, par exemple
quand il en a en abondance, conformйment au texte de saint Luc (11, 41): "Donnez
en aumфne votre superflu"; et cette forme d'avarice est contraire aussi а
la pitiй, comme la Glose le dit au mкme endroit. 5. Ainsi, la solution
а l'objection 5 est йvidente. 6. Cet argument
envisage l'avarice en tant qu'elle met sa fin dans les biens temporels. 7. Et il faut
rйpondre de mкme а l'objection 7. 8. Autre la maniиre
dont l'avarice est inguйrissable, et autre la maniиre dont l'est le pйchй
contre le Saint Esprit: le pйchй contre le Saint Esprit, en effet, est dit
inguйrissable en raison de l'adhйsion parfaite de la volontй au pйchй. Car
celui qui pиche par ignorance ne choisit le pйchй que de faзon accidentelle: il
choisit ce qui est pйchй, sans savoir que c'est un pйchй. Celui par contre qui
pиche par faiblesse choisit bien le pйchй en soi, mais pour une cause
passagиre, c'est-а-dire sous l'impulsion de la passion. Mais celui qui pиche
par malice certaine choisit le pйchй comme dйsirable en soi, et c'est pourquoi
ce caractиre inguйrissable s'attache au pйchй grave. Mais l'avarice est dite
inguйrissable en raison de la condition du sujet, du fait que la vie humaine
est toujours encline а dйfaillir; or toute dйfaillance incite а l'avarice, car
la raison pour laquelle on cherche les biens temporels, c'est de subvenir aux
dйfaillances de la vie prйsente. Quant aux objections contraires, il faut rйpondre ainsi: 1) Cette objection
envisage l'avarice en tant qu'elle ne met pas sa fin dans les biens temporels
qu'elle aime ou dйsire de maniиre dйsordonnйe. 2) L'avarice ou la
parcimonie s'oppose davantage а la vertu de libйralitй qu'а la prodigalitй,
comme le prouve le Philosophe dans l'Йthique (IV, 5); et ainsi, la
prodigalitй n'est pas aussi facilement pйchй mortel que ne l'est la parcimonie
ou l'avarice. 3) Amasser des biens
temporels contrairement а la justice est toujours un pйchй mortel; aussi est-il
dit dans Habaquq (2, 6): "Malheur а qui accumule ce qui n'est pas а lui."
Et de faзon semblable, amasser des biens temporels en plaзant sa fin en eux,
mкme si ce n'est pas contre la justice, est un pйchй mortel. 4) Ne pas prendre le
bien d'autrui, considйrй comme en soi, n'a pas raison de pйchй, mais ne pas
accepter les biens donnйs par certains dans l'intention prйcise de n'кtre pas
contraint de donner en retour aux autres, est rйprйhensible.
ARTICLE 3: L'AVARICE
EST-ELLE UN PЙCHЙ CAPITAL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 42, Question 2, a. 3; Somme thйologique IIa-IIae, Question
118, articles 7-8.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, l'avarice
s'oppose d'une certaine maniиre а la libйralitй, comme on l'a dit. Or la
libйralitй n'est pas une vertu principale. Donc l'avarice n'est pas non plus un
vice capital. 2. En outre, comme on
l'a dit plus haut, on appelle capital le vice qui en fait naоtre d'autres selon
la raison de cause finale. Or cela ne paraоt pas convenir а l'avarice, parce
que l'argent, qui est la matiиre de l'avarice, n'a pas raison de fin, mais est
toujours dйsirй en tant qu'utile pour atteindre une fin, comme le dit le
Philosophe dans l'Йthique (I, 5). Donc l'avarice n'est pas un vice
capital. 3. En outre, un vice
capital est un vice duquel en proviennent d'autres. Or l'avarice naоt d'autres
vices, car saint Grйgoire dit dans les Morales (XV, 25) que l'avarice
naоt tantфt de l'orgueil, tantфt de la crainte; car tandis que certains,
redoutant que ne fasse dйfaut ce qui est nйcessaire а leurs dйpenses, livrent
leur вme а l'avarice, il y en a d'autres qui cherchant а paraоtre plus
puissants, s'embrasent de dйsir pour les biens du prochain. L'avarice n'est
donc pas un vice capital. Cependant: Saint Grйgoire, dans les Morales
(XXXI, 45) compte l'avarice parmi les vices capitaux. Rйponse: L'avarice doit кtre comptйe parmi les
vices capitaux. La raison en est que, comme on l'a dit plus haut, on appelle
capital le vice qui possиde une certaine fin principale, et auquel peuvent s'ordonner
naturellement bien d'autres vices; et de la sorte, selon qu'il est leur source
comme cause finale, un tel vice en fait naоtre beaucoup d'autres. Or la fin de
la vie humaine tout entiиre est la bйatitude, que tous dйsirent; de lа vient
que dans la mesure oщ, dans les choses humaines, il y a quelque йlйment qui
participe de la condition de la bйatitude, en rйalitй ou en apparence, cet
йlйment possиde une certaine primautй dans le genre des fins. Or, selon le Philosophe dans l'Йthique
(I, 9), il existe trois conditions pour la fйlicitй: qu'elle soit un bien
parfait, suffisant par lui-mкme, et cause de jouissance. Or un bien paraоt кtre
parfait а proportion qu'il possиde une certaine excellence, et c'est pourquoi l'excellence
paraоt кtre une chose qu'on dйsire principalement; et c'est а ce point de vue
que l'orgueil et la vaine gloire sont comptйs comme vices capitaux. Par
ailleurs, dans le domaine sensible, la jouissance la plus vive vient du sens du
toucher dans les plaisirs de la table et de la chair, aussi la gourmandise et
la luxure sont-elles comptйes comme vices capitaux; mais ce sont les richesses
qui garantissent surtout qu'on aura en suffisance les biens temporels, comme le
dit Boиce dans la Consolation (III, 3); c'est pourquoi l'avarice aussi,
appйtit dйsordonnй des richesses, doit кtre comptйe comme vice capital. Saint Grйgoire lui attribue dans les Morales
(XXXI, 45) sept filles qui sont la trahison, la fraude, la tromperie, le
parjure, l'inquiйtude, les violences et l'endurcissement contre la misйricorde.
Cette rйpartition peut s'entendre de la faзon sui vante: deux attitudes
appartiennent а l'avarice, la premiиre est de conserver des biens en
surabondance, et de ce point de vue, de l'avarice naоt l'endurcissement contre
la misйricorde ou inhumanitй, parce que l'avare endurcit son coeur de faзon а
ne pas secourir avec misйricorde autrui de ses propres biens. La deuxiиme
attitude appartenant а l'avarice est de surabonder dans ce que l'on acquiert,
et de ce point de vue, on peut considйrer l'avarice d'abord en tant qu'elle se
situe dans le coeur de l'avare; et ainsi naоt d'elle l'inquiйtude, parce qu'elle
impose а l'homme des sollicitudes et des soucis superflus: en effet, "l'avare
n'est pas rassasiй par l'argent" comme il est dit dans l'Ecclйsiaste
(5, 9). Deuxiиmement, on peut considйrer l'avarice se trouvant dans l'exйcution
de l'oeuvre, et ainsi, pour l'acquisition des biens d'autrui, on utilise
parfois la force, et ce sont alors les violences, et parfois la ruse. Si cette
ruse se produit en paroles, ce sera la tromperie, pour la simple parole par
laquelle on trompe quelqu'un en vue du gain; par contre, pour une parole
confirmйe par serment, ce sera le parjure. Mais si la ruse est commise par une
action, ce sera alors la fraude pour ce qui regarde les choses, mais pour ce
qui regarde les personnes, ce sera la trahison, comme le montre clairement le
cas de Judas, qui а cause de son avarice, en vint а trahir le Christ. Solutions des objections: 1. La vertu s'accomplit
selon la raison, tandis que le vice s'accomplit selon l'inclination de l'appйtit
sensitif; et c'est pourquoi il n'est pas nйcessaire qu'un vice principal s'oppose
а une vertu principale, parce que c'est а un point de vue diffйrent qu'est
envisagйe la primautй dans le vice et dans la vertu. 2. Bien que l'argent
ait raison de bien utile, parce qu'il a toutefois raison d'universel, du fait
que "tout obйit а l'argent", comme il est dit dans 1'Ecclйsiaste
(10, 19), il soutient du fait mкme une certaine ressemblance avec la fйlicitй;
aussi, а ce point de vue, l'avarice est un vice capital, comme on l'a dit. 3. Rien n'empкche qu'un
vice capital dont naissent le plus souvent un grand nombre de vices, ne naisse
aussi parfois d'autres vices, comme on l'a dit aussi plus haut.
ARTICLE 4: EST-CE UN
PЙCHЙ MORTEL DE PRКTER А INTЙRКT?
parall.: III Commentaire
des Sentences, D. 37, a. 6; Somme thйologique IIa-IIae, Question 78,
a. 1; III Quodlibet, Question 7, a. 2.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, aucun
pйchй mortel n'est autorisй par la loi divine. Or prкter а intйrкt est autorisй
par la loi divine: il est dit en effet dans le Deutйronome (23, 19): "Tu
ne prкteras а intйrкt а ton frиre ni argent, ni grains, ni aucune autre chose,
mais tu prкteras а intйrкt а l'йtranger." Donc prкter а intйrкt n'est
pas pйchй mortel. 2. Mais on peut dire
que cela ne fut pas accordй, mais plutфt permis а ce peuple а cause de sa
duretй, comme le certificat de divorce. - On objecte а cela que ce qui est
permis comme йtant un mal n'est pas promis а son tour comme rйcompense de la
justice: ce qui en effet est promis comme rйcompense se prй sente comme bon et
dйsirable. Or prкter а intйrкt est promis dans la Loi de Dieu comme une
rйcompense de la justice: on dit en effet dans le Deutйronome (28, 12): "Tu
prкteras а intйrкt а beaucoup de nations, et toi-mкme, tu n'emprunte ras а
personne." Donc prкter а intйrкt n'est pas pйchй mortel. 3. En outre, omettre
un conseil n'est pas un pйchй mortel, parce que, comme il est dit dans la
Premiиre Йpоtre aux Corinthiens (7, 28), la femme ne pиche pas si elle se
marie, bien qu'elle nйglige le conseil de la virginitй. Or prкter sans
intйrкt est placй parmi les conseils en saint Luc (6, 26 et 35), oщ il est dit:
"Aimez vos ennemis et faites du bien а ceux qui vous haпssent, et
prкtez sans rien en espйrer", ce qui йcarte le prкt а intйrкt, comme
beaucoup l'expliquent. Donc prкter а intйrкt n'est pas un pйchй mortel. 4. En outre, de mкme
que l'homme est propriйtaire de sa maison ou de son cheval, de mкme aussi il
est propriйtaire de son argent. Or l'homme peut louer sa maison ou son cheval
pour de l'argent. Donc pour la mкme raison, l'homme peut recevoir un profit
pour l'argent qu'il prкte. 5. En outre, il ne
semble pas y avoir convention illicite а ce que quelqu'un soit obligй de faire
ce а quoi il est tenu de par le droit naturel; or l'homme est tenu de par le droit
naturel de donner quelque rйcompense а qui lui a accordй un bien fait. Or celui
qui prкte de l'argent accorde un certain bienfait, car il vient en aide aux
besoins de l'indigent. Donc si pour ce bienfait, il oblige par une convention
prйcise celui auquel il prкte а lui donner quelque rйcompense, il ne semble pas
qu'il y ait convention illicite. 6. En outre, le droit
positif dйrive du droit naturel, comme le dit Cicйron dans sa Rhйtorique (II,
22, 65). Or le droit civil permet le prкt а intйrкt, donc il n'est pas contre
le droit naturel de prкter а intйrкt. Donc ce n'est pas un pйchй. 7. En outre, si
prкter а intйrкt est un pйchй, il faut qu'il s'oppose а quelque vertu, et comme
il consiste en un certain йchange, c'est-а-dire en un prкt, il semble s'opposer
surtout а la justice, si c'est un pйchй, car la justice est engagйe dans ce
genre d'йchanges, comme on le dit dans l'Йthique (V, 4). Mais il ne s'oppose
pas а la justice, car on ne peut dire que celui qui verse des intйrкts subit
une injustice; en effet, il ne subit ni une injustice venant de lui-mкme, parce
que personne n'est injuste envers soi-mкme, comme le prouve le Philosophe dans l'Йthique
(V, 17), ni davantage une injustice venant d'un autre, parce que nul ne subit d'injustice
venant d'un autre sinon par ruse ou par violence; et dans l'hypothиse, ni l'une
ni l'autre ne se trouvent, parce que c'est volontairement et sciemment que
celui qui reзoit un prкt verse des intйrкts; donc il ne subit d'injustice en
aucune maniиre. Donc l'usurier ne commet pas d'injustice lui non plus; il ne
pиche donc pas. 8. Mais on peut dire
qu'il s'agit d'une violence mitigйe, car celui qui reзoit le prкt veut verser
des intйrкts, contraint pour ainsi dire. - On objecte а cela qu ‘il y a
violence mitigйe quand s'impose une nйcessitй, comme cela est clair pour celui
qui jette la marchandise а la mer pour que le navire ne soit pas en danger. Or
certains empruntent parfois а intйrкt sans grande nйcessitй. Donc, au moins
dans un tel cas, prкter а l'intйrкt n'est pas pйchй mortel. 9. En outre, chacun
peut aliйner ce dont il est le maоtre. Or celui qui verse un intйrкt est le
maоtre de l'argent qu'il donne а l'usurier. Donc il peut l'aliйner, et de la
sorte, l'usurier qui le reзoit peut le garder licitement. 10. En outre, dans un
contrat de prкt, deux personnes se rencontrent, а savoir le dйbiteur et le
crйancier. Or le crйancier peut licitement renoncer а une partie de ce qu'on
lui doit. Donc le dйbiteur lui aussi peut sans pйchй donner davantage. 11. En outre, il est
beaucoup plus grave de tuer un homme que de prendre un intйrкt sur de l'argent
prкtй. Or il est permis de tuer un homme dans certains cas. Donc il est permis
plus encore, en certains cas, de prкter de l'argent а intйrкt. 12. En outre, ce а
quoi s'oblige un homme peut кtre licitement exigй de lui. Or celui qui verse un
intйrкt s'y est obligй quand il a reзu le prкt. Donc l'usurier peut l'exiger
licitement. 13. En outre, on
commet la simonie, quelque prйsent que l'on reзoive, par la langue, par la
main, ou par un service. Si donc recevoir de la main un prйsent pour de l'argent
prкtй йtait un pйchй mortel, il paraоtrait pour une semblable rai son que,
quelque service que l'on accepte pour un prкt d'argent, il y ait pйchй mortel;
cela semble bien dur. 14. En outre, il existe
deux sortes de compensation: l'une tenant au fait qu'une chose n'est pas lа,
parce que quelqu'un n'a pas acquis ce qu'il aurait pu acquйrir, et nul n'est
tenu de le compenser. L'autre tient au fait qu'une chose fait dйfaut, parce qu'elle
a йtй soustraite а ce qu'on avait; il y a alors obligation de compenser. Or il
arrive parfois qu'en raison d'un prкt d'argent, quelqu'un soit lйsй en ce qu'il
avait. Il semble donc qu'en compensation, il puisse recevoir quelque chose sans
pйchй. 15. En outre, il
paraоt plus louable de prкter de l'argent а quelqu'un en vue d'une certaine
utilitй, que pour la seule ostentation. Or quand on prкte de l'argent а quelqu'un
dans un but ostentatoire, pour montrer qu'on est riche, on peut sans pйchй en
recevoir un certain salaire. Donc a fortiori si on prкte son argent pour
une autre nйcessitй. 16. En outre, les
actions du Christ nous sont proposйes dans la Sainte Йcriture pour que nous les
imitions, conformйment а cette parole de saint Jean (13, 15): "Je vous
ai donnй l'exemple, afin que comme moi j'ai fait, vous fassiez aussi."
Or le Seigneur dit en parlant de lui-mкme: "Et moi, а mon retour, je l'aurais
retirйe avec des intйrкts" (Luc, 19, 23), sous-entendue la somme
prкtйe. Donc exiger des intйrкts n'est pas un pйchй. 17. En outre, quiconque
consent au pйchй mortel d'autrui pиche lui-mкme mortellement: il est en effet
dit dans l'Йpоtre aux Romains (1, 32): "Ils sont dignes de mort non
seulement ceux qui font cela, mais aussi ceux qui approuvent ceux qui le
font." Or celui qui emprunte de l'argent а intйrкt est d'accord avec
celui qui rйclame les intйrкts. Si donc prкter de l'argent а intйrкt est pйchй
mortel, de mкme emprunter de l'argent а intйrкt sera aussi pйchй mortel; ce qui
semble faux du fait de l'habitude contraire de nombre de gens de bien. 18. En outre, qui
vient en aide а celui qui pиche mortellement semble pйcher; ainsi, si quelqu'un
prкtait des armes а un voleur ou а quelqu'un qui veut tuer. Si donc un prкteur
pиche mortellement en prкtant de l'argent а intйrкt, il semble aussi que ceux
qui dйposent chez lui de l'argent pиchent mortellement. 19. Mais on peut dire
que si c'est sans nйcessitй qu'on reзoit un prкt а intйrкt ou qu'on dйpose son
argent chez un prкteur, on pиche mortellement; mais si c'est par nйcessitй, on
est excusй du pйchй. - On objecte а cela qu'il ne peut y avoir nйcessitй de
recevoir un prкt а intйrкt que pour йviter un dommage tempo rel. Or pour aucun
dommage temporel, on ne doit consentir ou fournir matiиre au pйchй d'autrui,
parce que nous devons aimer davantage l'вme du prochain que tous les biens
temporels. Donc ceux dont on a parlй plus haut ne sont pas excusйs du pйchй
mortel par une telle nйcessitй. 20. En outre, le vol
paraоt кtre un plus grand pйchй que le prкt а intйrкt, parce que le premier est
tout а fait involontaire, alors que le second est d'une certaine faзon
volontaire de la part de celui dont l'argent est perзu. Or le vol peut кtre
parfois licite, comme c'est йvident dans le cas des fils d'Israлl, qui reзurent
en prкt les vases des Йgyptiens et ne les rendirent pas, comme il est dit dans
l'Exode (12, 35-36). Donc a fortiori prкter son argent а intйrкt peut se
faire sans pйchй. Cependant: 1) Saint Grйgoire de
Nysse dit que: "Si quelqu'un qualifie de vol ou d'homicide l'invention
pernicieuse de prкter de l'argent а intйrкt, il ne commettra pas de faute: car
quelle diffйrence y a-t-il entre possйder des biens dйrobйs aprиs avoir percй
un mur, et possйder des biens йtrangers acquis sous la contrainte de l'usure ?"
Or l'homicide et le vol sont des pйchйs mortels. Donc prкter de l'argent а
intйrкt est йgalement pйchй mortel. 2) En outre, "si
l'espиce se trouve dans un genre donnй, son opposй sera dans le genre opposй",
comme le dit le Philosophe. Or ne pas prкter d'argent а intйrкt conduit les hommes
а la vie: il est dit en effet en Йzechiel (18, 17) que celui qui n'aura pas
acceptй d'intйrкt vivra sыrement, et dans le Psaume (14, 5 et 23, 5): "Celui
qui n'a pas prкtй son argent а intйrкt, celui-lа recevra du Seigneur la
bйnйdiction." Donc prendre un intйrкt conduit а la mort et supprime la
bйnйdiction divine; c'est donc un pйchй mortel. 3) En outre, tout ce
qui s'oppose au prйcepte de la loi divine est pйchй mortel. Or prкter а intйrкt
est contraire au prйcepte de la loi divine: il est dit en effet dans l'Exode
(22, 25): "Si tu prкtes ton argent а intйrкt а mon peuple pauvre qui
est avec toi, tu ne le pressureras pas comme un crйancier, ni ne l'accableras
par les intйrкts." Donc prкter de l'argent а intйrкt est pйchй mortel. Rйponse: Prкter de l'argent а intйrкt est pйchй
mortel; et ce n'est pas un pйchй parce que c'est dйfendu, mais bien plutфt c'est
dйfendu parce que c'est en soi un pйchй c'est en effet opposй а la justice
naturelle. Et cela est йvident si l'on considиre d'une faзon juste la nature de
l'usure: usure, en effet, vient du mot usage, en ce sens que pour l'usage qui
est fait de l'argent, on reзoit un certain prix, comme si on vendait l'usage de
l'argent prкtй. Or il faut remarquer qu'il y a divers
usages pour diffйrentes choses. Il y en a, en effet, dont l'usage consiste а en
consommer la substance; ainsi, l'usage propre du vin est d'кtre bu, et ainsi la
substance du vin est consommйe; et de faзon similaire, l'usage du blй ou du
pain est d'кtre mangй, ce qui consiste а consommer le blй ou le pain lui-mкme;
de mкme aussi, l'usage propre de l'argent est d'кtre dйpensй en йchange d'autres
choses: les monnaies ont йtй inventйes en effet en vue de l'йchange, comme le
dit le Philosophe dans la Politique (I, 7). Par contre, il existe des choses dont l'usage
ne consiste pas а consommer leur substance; ainsi l'usage de la maison consiste
а l'habiter; or il n'appartient pas а l'essence du fait de l'habiter que la
maison soit dйtruite, et s'il arrive qu'en l'habitant la maison s'amйliore ou
se dйtйriore, cela est accidentel; et il faut en dire autant d'un cheval, d'un
vкtement et des autres choses de ce genre. Donc puisque l'usage de telles
choses ne consiste pas а proprement parler а les consommer, il est possible de
cйder ou de vendre ces choses elles-mкmes, ou leur usage, ou les deux а la fois:
on peut, en effet, vendre une maison en s'en rйservant l'usage pour un temps,
et semblablement on peut vendre l'usage de la maison en s'en rйservant la
propriйtй et le domaine. Mais pour les choses dont l'usage consiste
а les consommer, cet usage ne diffиre pas de la chose elle-mкme, donc а qui est
accordй l'usage de telles choses est accordй aussi droit de propriйtй sur
elles, et inversement. Lors donc qu'on prкte son argent avec
cette promesse que l'argent soit restituй intйgralement, et qu'on veut en plus
avoir une somme dйterminйe pour l'usage de l'argent, il est manifeste que l'on
vend sйparйment l'usage de l'argent et la substance mкme de l'argent; or l'usage
de l'argent, comme on l'a dit, ne diffиre pas de sa substance; aussi on vend ce
qui n'existe pas, ou on vend deux fois la mкme chose, а savoir l'argent
lui-mкme dont l'usage consiste а кtre dйpensй, et ceci est manifestement opposй
а la notion de justice naturelle. Aussi prкter de l'argent а intйrкt est en soi
pйchй mortel; et il en va de mкme pour toutes les autres choses dont la
substance est consommйe quand on en fait usage, comme le vin, le froment et les
autres choses de ce genre. Solutions des objections: 1. Prendre des
intйrкts sur les prкts aux йtrangers n'йtait pas accordй aux Juifs comme
licite, mais comme permis, c'est-а-dire qu'ils n'йtaient pas punis d'une peine
temporelle pour cela; la raison de cette permission, c'est qu'ils йtaient
portйs а l'avarice. Aussi leur fut-il permis un moindre mal, prendre des
intйrкts sur les prкts aux paпens, pour йviter un plus grand mal, c'est-а-dire
en prendre sur ceux faits aux Juifs qui honoraient Dieu; mais par la suite, les
prophиtes les avertirent de s'abstenir entiиrement de l'usure, comme cela ressort
des autoritйs allйguйes en sens contraire. 2. Prкter а intйrкt
est parfois pris au sens large, comme cela ressort de l'Ecclйsiastique (29, 10):
"Beaucoup, а cause de leur iniquitй, n'ont pas prкtй а intйrкt",
c'est-а-dire n'ont pas prкtй. Or prкter est le fait de celui qui a en abondance,
et c'est pourquoi l'expression "tu prкteras а intйrкt" doit кtre
comprise comme "tu prкteras", de sorte qu'on laisse entendre par lа
qu'ils avaient en telle abondance les biens temporels, qu'ils pouvaient
eux-mкmes prкter aux autres et n'avaient pas besoin d'emprunter а qui que ce
soit. 3. A s'en tenir а l'extйrieur
de la lettre de l'Йvangile, le sens peut кtre que prкter est un conseil, mais
que si l'on prкte, c'est un prйcepte de le faire sans espйrer gagner un intйrкt;
et considйrant le premier aspect, on place cette prescription parmi les
conseils. Ou bien on peut dire qu'il existe des prescriptions qui selon la
vйritй objective sont des prйceptes ou des interdictions, mais qui sont
cependant au-dessus des prйceptes selon l'interprйtation des Pharisiens; ainsi
au prйcepte "Tu ne tueras pas" (Mt., 5, 2 l-22), que les
Pharisiens entendaient de l'homicide extйrieur, le Seigneur ajoute: "Celui
qui se met en colиre contre son frиre est passible du jugement"; et de
cette faзon, conformйment а l'opinion des Pharisiens qu'il n'est pas interdit
dans tous les cas de prкter de l'argent а intйrкt, on place parmi les conseils
de prкter sans espйrer gagner un intйrкt. Ou bien on peut dire aussi qu'on ne
parle pas ici de l'espoir de gagner un intйrкt, mais de l'espoir qu'on place
dans l'homme: nous ne devons pas, en effet, faire nos bonnes actions en
espйrant кtre rйcompensйs par un homme, mais par Dieu seul. 4. Certains disent qu'une
maison et un cheval s'abоment а l'usage, et que par consйquent on peut recevoir
quelque chose comme indemnisation, alors que l'argent ne s'abоme pas. Mais cet
argument n'a aucune valeur, parce que selon cette faзon de voir, on ne pourrait
recevoir avec justice pour la location de sa maison un prix supйrieur au
dommage qui doit lui en advenir. Il faut donc dire que c'est l'usage lui-mкme
de la maison qui est vendu de faзon licite, mais non l'usage de l'argent, pour
la raison susdite. 5. Comme le dit le
Philosophe dans l'Йthique (IX, 1), la rйcompense pour un bienfait reзu
est diffйrente dans l'amitiй utile et dans l'amitiй honnкte, parce que dans l'amitiй
utile, la rйcompense doit se mesurer а l'utilitй retirйe par celui qui a reзu
le bienfait, tandis que dans l'amitiй honnкte, elle doit se mesurer а l'affection
de celui qui a accordй le bienfait. Or s'obliger en vertu d'une convention
prйcise а rйcompenser un bienfait ne convient pas а l'amitiй honnкte, parce que
dans une telle amitiй, l'ami qui donne le bienfait incline l'affection de son
ami а le rйcompenser gratuitement et gйnйreusement, lorsque l'opportunitй s'en
prйsentera. Mais obliger en vertu d'une convention prйcise а rйcompenser un
bien fait est le propre de l'amitiй utile, et c'est pourquoi on ne doit pas
кtre tenu de rendre plus qu'on a reзu. Or on n'a rien reзu de plus que la somme
d'argent elle- mкme, parce que son usage qui consiste а dйpenser l'argent, n'est
pas autre chose que l'argent lui-mкme. C'est pourquoi on ne doit pas кtre tenu
а faire plus qu'а restituer l'argent. 6. Le droit positif
vise а titre principal le bien commun de la multitude. Or il arrive parfois que
si quelque mal est empкchй, il en rйsulte un trиs grand dom mage pour la
communautй, et c'est pourquoi le droit positif permet parfois une chose par
йgard pour l'ensemble, non parce qu'il serait juste d'agir ainsi, mais pour que
la communautй n'en souffre pas un plus grand dйtriment; ainsi, Dieu lui-mкme
permet que des maux se produisent dans le monde, pour ne pas empкcher les biens
que lui-mкme sait faire sortir de ces maux. Et c'est de cette faзon que le
droit positif a permis le prкt а intйrкt, en raison des avantages multiples que
certains retirent parfois du prкt de l'argent, bien que ce soit а intйrкt. 7. Celui qui paye des
intйrкts subit une injustice non de sa part, mais de celle de l'usurier; bien
qu'il ne lui inflige pas une violence absolue, celui-ci lui inflige cependant
une sorte de violence mitigйe, parce qu'il impose de lourdes conditions а celui
qui se trouve dans la nйcessitй d'emprunter, c'est-а-dire de restituer davantage
qu'il ne lui est prкtй. C'est comme si on vendait une chose beaucoup plus cher
qu'elle ne vaut а quelqu'un dans le besoin: ce serait en effet une vente
injuste, comme est йgalement injuste le prкt а intйrкt. 8. Il existe une
double nйcessitй, comme on le dit dans la Mйtaphysique (V, 6): est
nйcessaire ce sans quoi une chose ne peut pas exister, ainsi la nourriture est
nйcessaire; est nйcessaire aussi ce sans quoi une chose peut certes exister,
mais non de maniиre aussi bonne ni convenable, et selon cette acception, tout
ce qui est utile est dit nйcessaire. Or celui qui emprunte souffre toujours
nйcessitй de la premiиre ou de la seconde maniиre. 9. Celui qui donne
son argent а un usurier ne le donne pas absolument volontairement, mais
contraint d'une certaine faзon, comme on l'a dit. 10. De mкme qu'un
crйancier peut licitement recevoir moins de par sa propre volontй, de mкme
aussi le dйbiteur peut de sa propre volontй donner davantage, et celui а qui il
donne peut le recevoir licitement; mais si cela est marquй dans le contrat de
prкt, le contrat est illicite, et illicite l'acceptation de ce supplйment. 11. Il faut
considйrer de faзon gйnйrale le fait de tuer, comme celui de prкter, et l'un et
l'autre peuvent кtre accomplis bien ou mal mais tuer un innocent comporte le
mal dйterminйment, et cela ne peut jamais кtre accompli de faзon bonne, de mкme
que prкter а intйrкt. 12. Lorsqu'une
obligation est licite, on peut exiger licitement d'un homme ce а quoi il s'est
obligй; mais l'obligation de verser un intйrкt est elle-mкme naturellement
injuste, aussi l'usurier ne peut-il exiger licitement ce а quoi il a obligй un
autre homme de faзon illicite. 13. Du prкt qu'il
consent, l'usurier peut espйrer un prйsent par la main, par la langue ou par un
service, et de deux maniиres. Premiиrement, comme une chose due par obligation
tacite ou expresse, et de cette faзon, quelque prйsent qu'il espиre, il l'espиre
de faзon illicite. D'une autre maniиre, il peut espйrer un prйsent non pas
comme un dы, mais comme devant кtre acquittй gratuitement et sans obligation,
et de cette faзon, celui qui prкte peut licitement espйrer quelque prйsent de
celui а qui il prкte, comme celui qui rend service а quelqu'un lui fait
confiance que celui-ci lui rendra service amicalement en son temps. Mais les
cas du simoniaque et celui de l'usurier sont diffйrents, parce que le
simoniaque ne donne pas ce qui lui appartient, mais ce qui appartient au Christ
et c'est pourquoi il ne doit pas espйrer quelque compensation qui devrait lui
кtre faite, mais seulement l'honneur du Christ et l'utilitй de l'Йglise. Mais l'usurier
ne donne а autrui rien que ce qui lui appartient, aussi peut-il espйrer une
certaine compensation amicale, selon le mode dйjа exposй. 14. A cause d'un prкt
d'argent, le prкteur peut кtre exposй а un dommage concernant ce qu'il possиde
dйjа, et ce de deux maniиres: d'abord, du fait que l'argent ne lui est pas
rendu au temps fixй, et dans un tel cas, l'emprunteur est tenu а un
dйdommagement; d'une autre maniиre, il peut y кtre exposй au cours du dйlai
prйvu et alors l'emprunteur n'est pas tenu de verser un dйdommagement: en
effet, le prкteur doit avoir veillй а ne pas encourir de dom mage, et l'emprunteur
ne doit pas кtre exposй а un dommage en raison de la sottise du prкteur. Et il
en va de mкme dans un achat, car celui qui achиte une chose ne donne pour elle
en justice qu'autant qu'elle vaut, et non en fonction du dommage subi par le
vendeur du fait de l'absence de cette chose. 15. Une chose peut
avoir un double usage, comme le dit le Philosophe dans la Politique (I,
7): l'un qui est propre et principal, l'autre qui est secondaire et commun.
Ainsi, l'usage propre et principal d'une chaussure est de chausser, mais un
usage secondaire en est l'йchange. Au contraire, l'usage principal de l'argent
est l'йchange, car c'est pour cela que l'argent a йtй crйй; mais l'usage
secondaire de l'argent peut кtre tout а fait divers, par exemple кtre mis en
gage ou servir а l'ostentation. Or l'йchange est un usage qui consomme en
quelque faзon la substance de la chose йchangйe, dans la mesure oщ il fait qu'elle
n'est plus en possession de celui qui йchange. Et c'est pourquoi, si quelqu'un
prкte son argent а autrui pour un usage consistant а йchanger, usage propre de
l'argent, et si pour cet usage, il rйclame une autre somme en plus du capital,
ce sera contre la justice. Mais si on prкte de l'argent а autrui pour un autre
usage, par lequel l'argent n'est pas consommй, ce sera le mкme cas que pour les
choses qui ne sont pas consommйes par leur usage mкme et sont louйes et prises
а bail de faзon licite. Aussi si on prкte а quelqu'un une somme prйcise dans un
sac pour qu'il la mettre en gage, et qu'on en reзoive un salaire, ce n'est pas
de l'usure, parce qu'il n'y a pas ici contrat de prкt, mais plutфt location ou
bail. Et c'est le mкme cas si on prкte de l'argent а un autre pour qu'il fasse
ostentation; comme а l'inverse, si on prкte а un autre ses chaussures pour qu'elles
servent а un йchange, et si on rйclame pour cela une autre somme en plus de la
valeur de ces chaussures, ce serait de l'usure. 16. On appelle ici
mйtaphoriquement intйrкts la surabondance des biens spirituels que Dieu
requiert de nous pour notre utilitй; or on ne peut tirer argument d'expressions
mйtaphoriques. 17. Autre chose est
de consentir а la malice de quelqu'un, et autre chose de se servir de sa malice
pour le bien. En effet, consentir а la malice de quelqu'un, c'est trouver bon
qu'il accomplisse cet acte mauvais et peut кtre l'y incliner, et c'est toujours
un pйchй; par contre utiliser la malice d'autrui, c'est retourner pour le bien
ce qu'il fait de mal; et c'est ainsi que Dieu se sert des pйchйs des hommes en
tirant de lа quelque bien. Aussi est-il permis йgalement а un homme de se
servir du pйchй d'autrui pour le bien. Et cela est mis en lumiиre par saint
Augustin qui rйpondit а Publicola qui cherchait s'il йtait permis d'utiliser le
serment de celui qui jure par les faux dieux, ce en quoi il pиche manifestement:
celui qui s'appuie sur la bonne foi d'un homme, dont il est йtabli qu'il a jurй
par les faux dieux, et cela non pour le mal, mais pour le bien, celui-lа ne s'associe
pas au pйchй de celui qui a jurй par les dйmons, mais а la bonne faзon dont il
a gardй sa parole. Si cependant on trouvait bon qu'un autre jure par les faux
dieux et si on l'y inclinait, on pйcherait. Il faut en dire autant dans le cas
proposй: si en raison d'un certain bien, on se sert de la malice d'un prкteur
en acceptant de lui un prкt а intйrкt, on ne pиche pas. Si par contre on
persuadait quelqu'un qui n'y serait pas disposй de prкter son argent а intйrкt,
sans aucun doute, on pйcherait en tous les cas, dans la mesure oщ on
consentirait au pйchй. 18. Si quelqu'un
confiait de l'argent а un prкteur dans l'intention qu'il en recherche un profit
en le prкtant а intйrкt, il pйcherait sans aucun doute, comme consentant au
pйchй; et il semble qu'il faille en dire autant de celui qui sciemment
confierait son argent а quelqu'un dont il croit qu'il s'en servira pour en
tirer un profit usuraire qu'il ne pourrait rйaliser autrement. Si au contraire
quel qu'un remet de l'argent а un prкteur qui pratique par ailleurs le prкt а
intйrкt non pour qu'il en tire profit, mais pour sa nйcessitй personnelle, il
se sert de sa malice plus qu'il ne consent а son pйchй ou qu'il ne lui fournit
matiиre, et c'est pour quoi la chose peut se faire sans pйchй. 19. L'homme ne doit
pas consentir au pйchй d'autrui pour йviter quelque dom mage corporel que ce
soit. Mais cependant pour йviter un certain dommage, un homme peut licitement
se servir de la malice d'autrui, ou bien ne pas lui sous traire la matiиre du
pйchй, mais la lui fournir: ainsi, si un brigand voulait йtrangler quelqu'un,
et que pour йviter le pйril de mort, ce dernier lui dйcouvrait son trйsor pour
qu'il le pille, il ne pйcherait pas, а l'exemple de ces dix hommes qui dirent а
Ismaлl "Ne nous tue pas, car nous avons un trйsor dans un champ"
comme on le rapporte en Jйrйmie (41, 8). 20. Ce que firent les
fils d'Israлl en emportant les vases qu'on leur avait prкtйs ne fut pas un vol,
parce que ces biens passиrent en leur pouvoir par l'autoritй de celui qui est
le Maоtre de toute chose.
QUESTION XIV: LA GOURMANDISE
ARTICLE 1: LA GOURMANDISE
EST-ELLE TOUJOURS UN PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 148, a. 1.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, nul ne
pиche en ce qu'il ne peut йviter, comme le dit saint Augustin dans le Libre
Arbitre (III, 18). Or personne ne peut йviter la gourmandise, car saint
Grйgoire dit dans les Morales (XXX, 18): "En mangeant, le plaisir
se mкle а la nйcessitй; ce que demande la nйcessitй et ce que rйclame le
plaisir, on l'ignore." Donc la gourmandise n'est pas un pйchй. 2. En outre, saint
Augustin dit dans les Confessions (X, 31): "Qui est, Seigneur, celui
qui ne prend pas un tant soit peu de nourriture au-delа des bornes de la
nйcessitй ?" Or cela relиve de la gourmandise; il est donc impossible d'йviter
la gourmandise. La gourmandise n'est donc pas un pйchй. 3. En outre, saint
Augustin dit dans le Libre Arbitre (III, I) que lа oщ dominent nature et
nйcessitй, il n'y a pas de faute. Or la nature et la nйcessitй nous poussent а
l'acte de gourmandise. Il semble donc que la gourmandise n'est pas un pйchй. 4. En outre, comme le
dit le Philosophe dans le livre sur 1'Ame (II, 5), la faim est l'appйtit
de la nourriture. Donc une faim immodйrйe est un appйtit immodйrй de prendre de
la nourriture, ce en quoi consiste l'essence de la gourmandise. Or il n'est pas
en notre pouvoir de ne pas avoir faim de faзon immodйrйe. Donc il n'est pas en
notre pouvoir d'йviter la gourmandise. Ce n'est donc pas un pйchй. 5. En outre, saint
Augustin dit dans les Confessions (X, 31): "Tu m'a appris а me
disposer а prendre les aliments а la faзon des remиdes." Or il n'y a pas
pйchй а prendre des remиdes. Donc il semble que la gourmandise, qui s'applique
au fait de prendre des aliments, n'est pas non plus un pйchй. 6. En outre, tout
pйchй, s'oppose а quelque vertu comme un extrкme а son milieu, comme le fait
voir le Philosophe dans l'Йthique (II, 7). Or la gourmandise ne s'oppose
pas а la tempйrature ou а la sobriйtй comme un extrкme а son milieu, parce qu'il
faudrait que la vertu soit dйtruite par le fait de ne pas prendre de nourriture
ce qui paraоt faux, parce que cela relиve de l'abstinence, comme il est clair
pour les jeыnes et les pratiques de ce genre. La gourmandise n'est donc pas un
pйchй. Cependant: Ce qui, tel un ennemi, nous empкche de
mener le combat spirituel paraоt кtre un pйchй. Or la gourmandise est dans ce
cas, car saint Grйgoire dit dans les Morales (XXX, 18): "On n'est
pas apte а la lutte du combat spirituel si l'ennemi placй en nous-mкmes n'est
pas domptй d'abord, c'est-а-dire l'appйtit de gourmandise." La gourmandise
est donc un pйchй. Rйponse: Comme le dit Denys dans les Noms Divins
(IV, 32), le mal de l'вme est d'кtre en dehors de la raison; dans tous les cas
oщ il arrive qu'on s'йcarte de la rиgle de la raison, le rйsultat est qu'il y a
pйchй: le pйchй n'est en effet rien d'autre qu'un acte dйsordonnй ou mauvais. Or il arrive que l'on s'йcarte de la rиgle
de la raison, et dans les actes extйrieurs, et dans les passions intйrieures de
l'вme, qui doivent кtre ordonnйes par la rиgle de la raison. Et il arrive d'autant
plus qu'il y ait pйchй dans certaines passions que celles-ci se soumettent plus
difficilement а la rиgle de la raison. Or, parmi toutes les passions, la plus
difficile а rйgler selon la raison est le plaisir, et surtout les plaisirs
naturels qui sont "compagnons de notre vie"; et les plaisirs du
manger et du boire sont dans ce cas, eux sans lesquels la vie humaine ne peut s'entretenir;
et c'est pourquoi c'est а propos de ces plaisirs que l'on s'йcarte la plupart
du temps de la rиgle de la raison. Quand donc le dйsir de ces plaisirs dйpasse
la rиgle de la raison, il y a pйchй de gourmandise; aussi dit-on que "la
gourmandise est le dйsir immodйrй de manger". Mais le pйchй de gourmandise ne consiste
pas dans les actes extйrieurs concernant l'absorption de la nourriture sinon
par mode de consйquence, en tant que celle-ci procиde d'un dйsir dйsordonnй de
nourriture, comme il en va de mкme dans tous les autres vices qui regardent les
passions; aussi saint Augustin dit dans les Confessions (X, 31): "Je
ne crains pas l'impuretй des victuailles, mais l'impuretй du dйsir." Il
ressort de cela que la gourmandise regarde principalement les passions, et s'oppose
а la tempйrature en tant qu'elle porte sur les dйsirs et les plaisirs relatifs
au manger et au boire. Solutions des objections: 1. La rиgle de la
raison, c'est que l'homme se nourrisse selon qu'il convient а la conservation
de sa vie, au bien-кtre de l'homme et а la convivialitй, comme on le dit dans l'Йthique
(III, 21). Donc, lorsque quelqu'un dйsire et prend de la nourriture
conformйment а cette rиgle de la raison, il en prend conformйment а la
nйcessitй; par contre, quand il va au-delа, il transgresse la rиgle de la
raison en s'йcartant du milieu vertueux pour satisfaire а son plaisir. Mais
comme le dit le Philosophe dans l'Йthique (II, 11), on s'йcarte parfois
beaucoup du milieu vertueux, et on peut le remarquer facilement; mais parfois
on s'en йcarte peu, et c'est imperceptible, aussi cela a peu raison de pйchй.
Et c'est ainsi qu'il faut comprendre l'expression de saint Grйgoire. 2. Quiconque prend de
la nourriture au-delа des bornes de la nйcessitй ne pиche pas par vice de
gourmandise: il peut arriver que ce qu'il croit lui кtre nйcessaire soit
superflu, et alors le dйsir de la nourriture n'est pas immodйrй, parce qu'il ne
s'йcarte pas de la rиgle de la raison. Or la gourmandise, comme on l'a dit, n'implique
pas d'abord et de soi une absorption immodйrйe d'aliments, mais un dйsir
immodйrй de les prendre. Or la mesure dans l'absorption mкme de la nourriture
se prend d'aprиs la rиgle de la nature corporelle; d'oщ il rйsulte qu'elle peut
кtre mieux connue suivant l'art de la mйdecine que suivant la raison
prudentielle, selon laquelle on peut cependant discerner si le dйsir est modйrй
ou non, bien qu'il ne soit pas facile de le reconnaоtre non plus lorsqu'on ne s'йcarte
pas beaucoup de la raison, comme on l'a dit; mais l'homme peut le faire surtout
avec l'aide de Dieu. Et c'est pourquoi saint Augustin ajoute, aprиs les paroles
allйguйes: "Qui que ce soit", c'est-а-dire qui ne prend pas de
nourriture au- delа des bornes de la nйcessitй, "Il est grand, qu'il
magnifie ton nom." (Confessions X, 31). 3. La nature et la
nйcessitй nous poussent а prendre de la nourriture, mais dans l'acte de
gourmandise, on transgresse la nйcessitй de la nature selon laquelle la raison
modиre le dйsir. 4. Il y a un double
appйtit de la nourriture: l'un est l'appйtit naturel, en tant que la puissance
appйtitive, celle qui retient, celle qui digиre et celle qui expulse sont au
service de la puissance nutritive, qui est une puissance de l'вme vйgйtative;
et un tel appйtit est la faim qui ne suit pas une connaissance, mais suit un
besoin de nature; de lа vient qu'une faim excessive n'est pas une faute morale,
mais diminue plutфt le pйchй ou l'excuse totalement. L'autre appйtit est l'appйtit
sensitif, qui suit une connaissance, et c'est en lui que se trouvent les
passions de l'вme; et c'est le dйsir immodйrй de prendre de la nourriture
provenant de cet appйtit qui a raison de gourmandise. Aussi cet argument venait
d'une йquivoque. 5. Les aliments ont
ceci de commun avec les remиdes que les uns et les autres se prennent contre la
dйfaillance de la nature corporelle, mais on peut remarquer entre eux une
double diffйrence: d'abord, parce que les remиdes se prennent conformйment а la
rиgle de l'art de la mйdecine, aussi, s'il y a dйsordre dans la prise des
remиdes, il est davantage imputй au mйdecin qui les donne qu'au malade qui les
prend; mais, pour ce qui est des aliments, l'homme les prend gйnйralement par
dйcision personnelle, et c'est pourquoi c'est а lui que le pйchй est imputй s'il
prend de la nourriture avec excиs par dйsir dйrйglй des plaisirs de la table.
Deuxiиmement, ils diffиrent parce que l'absorption des remиdes n'est pas agrйable
comme l'est celle des aliments, et de la sorte, dans l'absorption des remиdes,
il n'y a pas pйchй venant du dйsir dйrйglй de la jouissance, comme dans celle
des aliments; toutefois, si quelque malade prenait un remиde agrйable plus qu'il
ne doit, contre le conseil du mйdecin, en raison du dйsir de la jouissance, il
pйcherait de faзon semblable par vice de gourmandise. 6. Le superflu, le
trop peu et le milieu s'entendent, dans la vertu morale, non selon une quantitй
absolue, mais selon un rapport а la raison droite, selon laquelle est dйterminй
le milieu vertueux comme il ressort de la dйfinition mкme de la vertu dans l'Йthique
(II, 7). Et c'est pourquoi il arrive que la vertu tienne parfois un extrкme
selon la quantitй absolue, et qu'elle tienne cependant le milieu selon le
rapport а la raison droite, comme le Philosophe le dit du magnanime dans l'Йthique
(IV, 8): "C'est bien un extrкme par la grandeur", parce qu'il tend
aux grandes choses, "mais en y tendant comme il faut, c'est un milieu";
ainsi donc la virginitй, la pauvretй et le jeыne tiennent un extrкme par
rapport а la quantitй absolue, mais ils tiennent cependant le milieu par
rapport а la raison droite, а laquelle manquer mкme par une abstinence
excessive constitue un pйchй. De lа vient que saint Grйgoire dit dans les Morales
(XXX, 18): "La plupart du temps, lorsque la chair est rйprimйe plus que de
juste, elle est fatiguйe mкme par l'exercice des bonnes oeuvres, de sorte qu'elle
n'est plus disponible pour l'oraison ou la prйdication, tandis qu'elle se hвte
d'йtouffer complиtement ce qui excite les vices; et de la sorte, en poursuivant
l'ennemi, nous tuons aussi le citoyen que nous aimons."
ARTICLE 2: LA GOURMANDISE
EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa -IIae, Question 148, a. 2.
Objections: Il semble que oui. 1. Parce que, sur ce
texte de la Lettre aux Hйbreux (12, 16): "Qu'il n'y ait aucun impudique
ou profanateur comme Esaь", la Glose dit qu'Esaь fut profanateur parce
que vorace, c'est-а-dire gourmand. Or personne n'est appelй profanateur sinon
en raison d'un pйchй mortel. Donc la gourmandise est un pйchй mortel. 2. En outre, les
vertus ne sont enlevйes que par le pйchй mortel. Or les vertus sont enlevйes
par la gourmandise: saint Grйgoire dit en effet dans les Morales (XXX,
18): "Quand domine le vice de la gourmandise, tout ce qu'ils avaient
accompli avec courage, ils le perdent, en tant que le ventre n'est pas rйprimй,
toutes les vertus ensemble sont йtouffйes". Donc la gourmandise est un
pйchй mortel. 3. En outre, tout ce
qui corrompt un milieu vertueux corrompt la vertu qui consiste en ce milieu, et
par consйquent, c'est un pйchй mortel. Or la gourmandise corrompt un milieu
vertueux, comme on l'a dit. Donc la gourmandise est pйchй mortel. 4. En outre, c'est un
pйchй plus grave que l'homme se tue lui-mкme plutфt qu'il ne tue un autre; et
de mкme, il semble que c'est un pйchй plus grave d'infliger un dommage а son
propre corps qu'а celui d'autrui. Or par la gourmandise, on inflige un dommage
а son propre corps; il est dit en effet dans l'Ecclйsiastique (37, 33-34): "Dans
l'abondance des aliments se trouvera la maladie", et: "A cause de
l'ivresse, beaucoup sont morts". Donc la gourmandise est un pйchй mortel,
comme aussi la colиre, qui tend а nuire au prochain. 5. En outre, de mкme
que dans les actions bien faites apparaоt l'ordre des prйceptes, de mкme dans
les pйchйs apparaоt celui des interdictions. Or la premiиre interdiction faite
а l'homme concerne la gourmandise, comme il ressort de la Genиse (2, 17), oщ le
Seigneur a ordonnй а Adam de ne pas manger de l'arbre de la science du bien et
du mal. Donc le pйchй de gourmandise est le premier et le plus grand pйchй, et
ainsi, il semble кtre un pйchй mortel. 6. En outre, le pйchй
mortel consiste en l'aversion de Dieu. Or la gourmandise dйtourne l'homme de
Dieu parce qu'elle fait tomber l'homme dans l'idolвtrie, selon ce texte de l'Exode
(32, 6): "Le peuple s'assit pour manger et boire, et ils se levиrent
ensuite pour se divertir", c'est-а-dire en l'honneur de l'idole; elle fait
mкme forniquer, car il est dit dans Osйe (4, 10): "Ils mangeront et ne
seront pas rassasiйs, ils ont forniquй, et ils n'ont pas cessй." Donc la
gourmandise est pйchй mortel. 7. En outre, saint
Jйrфme dit dans Contre Jovinien (II, 8): "L'aviditй pour les
aliments, qui est la mиre de l'avarice, enchaоne l'вme par des liens." Or
l'вme n'est liйe que par le pйchй mortel. Donc la gourmandise est pйchй mortel. 8. En outre, saint
Jйrфme dit dans le mкme livre (II, 9) qu'il est contre nature de se laisser
entraоner par le courant des voluptйs. Or ce qui est contre nature est pйchй
mortel, parce que c'est aussi obligatoirement contre la raison. Donc la
gourmandise, qui se prйsente comme une sorte de flot voluptueux, est pйchй
mortel. 9. En outre, est
pйchй mortel tout ce dont l'effet est aussi un pйchй mortel. Or les effets de
la gourmandise sont toujours des pйchйs mortels, parce que, sur ce verset du
Psaume (135, 10): "Lui qui frappa l'Йgypte avec ses premiers-nйs",
la Glose dit: "Dйbauche, orgueil et avarice, c'est ce que le ventre
engendre en premier lieu." Donc la gourmandise est pйchй mortel. 10. En outre, il est
dit dans l'Ecclйsiastique (39, 3 1-32): "Les premiиres choses
nйcessaires а la vie des hommes sont l'eau, le feu et le fer, le sel, le lait
et le pain de fleur de farine, le miel, la grappe de raisin, l'huile et le
vкtement toutes ces choses deviennent des biens pour les saints, et de mкme des
maux pour les pйcheurs."; la Glose dit: "Pour les pйcheurs, c'est-а-dire
ceux qui en abusent, elles se changent en maux, c'est-а-dire en damnation
йternelle." Or l'abus de ces choses se produit le plus souvent par la
gourmandise. Donc la gourmandise mйrite la damnation йternelle, et de la sorte
elle est un pйchй mortel. 11. En outre, ce qui
rend l'homme bestial, c'est le pйchй mortel et trиs grave. Or l'intempйrance,
dont la gourmandise est une partie, rend l'homme bestial, comme le dit le
Philosophe dans l'Йthique (III, 20). Donc la gourmandise est pйchй
mortel. 12. En outre, l'idolвtrie
est un pйchй mortel. Or la gourmandise est une forme d'idolвtrie, car il est
dit de certains, au dernier chapitre de l'Йpоtre aux Romains (16, 18), qu'ils
ne servent pas le Christ Seigneur mais leur ventre et, dans l'Йpоtre aux
Philippiens (3, 18-19): "Beaucoup agissent, dont la fin est la
perdition, dont le ventre est un dieu." Donc la gourmandise est pйchй
mortel. Cependant: 1) On ne trouve aucun
pйchй mortel chez les hommes saints. Or, on trouve parfois la gourmandise chez
les hommes saints: saint Augustin dit en effet dans Les Confessions (X,
31): "L'excиs de table a parfois surpris ton serviteur; tu me prendras en
pitiй pour qu'il s'йcarte de moi"; or l'excиs de table relиve de la
gourmandise. Donc la gourmandise n'est pas un pйchй mortel. 2) En outre, tout
pйchй mortel s'oppose а un prйcepte de la loi. Or la gourmandise ne s'oppose а
aucun prйcepte de la loi, comme cela apparaоt а qui parcourt un par un les
prйceptes du Dйcalogue. Donc la gourmandise n'est pas un pйchй mortel. 3) En outre, saint
Grйgoire dit dans les Morales (X, 11) en commentant ce texte de Job (11,
11): "Lui connaоt la vanitй des hommes": "Par la vanitй,
nous sommes amenйs а l'iniquitй, quand nous tombons d'abord insensiblement par
des fautes lйgиres, si bien que, l'habitude ayant minimisй toutes choses, nous
ne craignons plus du tout ensuite de commettre mкme des fautes plus graves";
et parmi d'autres, il donne l'exemple de la gourmandise en ajoutant: "En s'adon
nant а la gourmandise, on se livre immйdiatement а une folle lйgиretй"; et
de la sorte, la gourmandise est comptйe parmi les pйchйs lйgers. Or les pйchйs
mortels ne sont pas qualifiйs de lйgers. Donc la gourmandise n'est pas un pйchй
mortel. 4) En outre, saint
Augustin dit dans les Sermons sur le purgatoire (104, 3): "Chaque
fois que l'on prend plus de nourriture ou de boisson qu'il n'est nйcessaire, qu'on
sache que cela fait partie des pйchйs mineurs." Or prendre plus de
nourriture ou de boisson qu'il n'est nйcessaire relиve de la gourmandise. Donc
la gourmandise n'est pas un pйchй mortel. Rйponse: Lorsqu'on se demande au sujet d'un pйchй en
gйnйral s'il est mortel, la question doit s'entendre: est-il mortel par son
genre, parce que comme on l'a dit bien des fois dans des passages prйcйdents,
en n'importe quel genre de pйchй mortel, par exemple l'homicide ou l'adultиre,
on peut trouver un mouvement qui est pйchй vйniel, et de faзon similaire, en n'importe
quel genre de pйchй vйniel, on peut trouver un acte qui est pйchй mortel; ainsi
dans le genre des vaines paroles, lorsqu'un acte est ordonnй а la fin d'un
pйchй mortel. Or l'espиce d'un acte moral se prend d'aprиs
son objet; aussi, si l'objet d'un pйchй s'oppose а la charitй, en laquelle
consiste la vie spirituelle, il est nйcessaire que ce pйchй soit mortel par son
genre ou son espиce; ainsi, le blasphиme s'oppose par son genre а la charitй
quant а l'amour de Dieu, et l'homicide s'y oppose quant а l'amour du prochain;
aussi l'un et l'autre sont-ils pйchй mortel. Or le pйchй de gourmandise consiste dans
le dйsir dйrйglй du plaisir venant de la nourriture, et ce plaisir de la
nourriture, considйrй en soi, ne s'oppose pas а la charitй, ni quant а l'amour
de Dieu, ni quant а l'amour du prochain; mais en tant que s'y ajoute un
dйsordre, il peut d'une certaine maniиre s'y opposer, et d'une autre ne pas s'y
opposer. Le dйsir de ces plaisirs, en effet, peut кtre dйrйglй d'une double
faзon: d'abord, il peut l'кtre au point d'exclure l'ordre а la fin derniиre ce
qui se produit assurйment lorsque l'homme dйsire un tel plaisir comme sa fin
derniиre, du fait qu'il n'est pas possible qu'un seul homme ait plusieurs fins
derniиres; et un tel dйsordre est opposй а la charitй quant а l'amour de Dieu,
qui doit кtre aimй comme la fin derniиre. Ce dйsir peut кtre dйrйglй d'une
autre faзon, quant а ce qui est pour la fin, йtant sauf l'ordre а la fin
derniиre: par exemple, lorsqu'on dйsire trop de nourriture sans pourtant la
dйsirer au point de vouloir transgresser les prйceptes divins pour l'obtenir;
et un tel dйrиglement ne s'oppose pas а la charitй. Or le dйrиglement du dйsir
est de l'essence de la gourmandise, mais il n'est cependant pas de son essence
que ce dйrиglement supprime l'ordre а la fin derniиre. C'est pourquoi la
gourmandise, selon sa raison spйcifique, n'a pas de quoi constituer un pйchй
mortel; mais elle peut кtre par fois un pйchй mortel et parfois un pйchй
vйniel, selon les deux sortes de dйsordre dйjа mentionnйs. Solutions des objections: 1. Esaь a йtй
qualifiй de profanateur en raison de sa gourmandise car en lui, le dйrиglement
du dйsir de nourriture fut tel que pour de la nourriture, il vendit son droit d'aоnesse;
aussi il semblait en quelque sorte dйsirer comme une fin le plaisir de la
nourriture. 2. Le pйchй supprime
les vertus de deux maniиres: directement d'abord, en s'opposant а la vertu, et
c'est de cette faзon que la gourmandise qui est un pйchй mortel supprime les
vertus, comme le font aussi les autres pйchйs mortels: d'une autre maniиre,
elle les supprime de faзon dispositive, et alors mкme les pйchйs vйniels
suppriment les vertus, parce que, comme il est dit dans l'Ecclйsiastique (19,
1): "Qui mйprise les petites choses succombe peu а peu." 3. Tout pйchй, aussi
bien vйniel que mortel, corrompt un milieu vertueux en son acte: il n'y aurait
en effet pas de pйchй si on ne s'йcartait du milieu indiquй par la raison; mais
seul le pйchй qui s'oppose а la charitй, de qui dйpendent toutes les vertus,
enlиve l'habitus de la vertu, et а ce point de vue, la gourmandise qui est
pйchй vйniel ne corrompt pas le milieu vertueux en son habitus, mais en son
acte. 4. Le dommage fait au
prochain est de soi l'objet de la colиre; en effet, la colиre dйsire une
vengeance injuste consistant dans un dommage fait au prochain; mais le dommage
causй а notre propre corps n'est pas l'objet propre de la gourmandise, mais il
est parfois une consйquence de cet objet, en dehors de l'intention, et un tel
dommage est йtranger а l'essence de la gourmandise. Cependant, si quelqu'un en
raison d'un dйsir dйrйglй de nourriture infligeait sciemment un grave dommage а
son corps, en mangeant trop ou en prenant des aliments nocifs, il ne serait pas
excusй du pйchй mortel. 5. Cette interdiction
faite а Adam ne fut pas l'interdiction du vice de gourmandise: ce fruit pouvait
en effet кtre mangй sans aucun pйchй, si l'interdiction n'йtait pas intervenue;
mais il s'agissait d'un prйcepte disciplinaire, c'est-а-dire pour que l'homme
fasse l'expйrience de la diffйrence existant entre le bien de l'obйissance et
le mal de la dйsobйissance, comme le dit saint Augustin dans son Commentaire
littйral sur la Genиse (VIII, 14). Aussi le premier pйchй de l'homme ne
fut-il pas la gourmandise, mais la dйsobйissance ou l'orgueil. 6. La gourmandise
conduit de faзon dispositive а l'idolвtrie et а la luxure, mais non pourtant de
telle faзon que ces deux pйchйs soient de l'essence de la gourmandise; aussi ne
s'ensuit-il pas que le pйchй de gourmandise soit un pйchй mortel, йtant donnй
que mкme un pйchй vйniel peut disposer au pйchй mortel. 7. Le pйchй mortel
lie l'вme absolument parlant, en tant qu'il l'empкche de pouvoir par elle-mкme
rentrer dans l'ordre de la charitй, mais le pйchй vйniel lie l'вme sous un
certain rapport, dans la mesure oщ il empкche l'acte de la vertu, et ainsi, c'est
d'une maniиre diffйrente que la gourmandise lie l'вme selon qu'elle est pйchй
vйniel ou pйchй mortel. 8. C'est la raison
qui est la nature de l'homme; aussi, tout ce qui va contre la raison va contre
la nature de l'homme. Ainsi donc, se laisser aller aux voluptйs est contre la
nature de l'homme, en tant qu'on transgresse la rиgle de la raison, ou en
supprimant l'ordre а la fin, ce qui est contraire а la raison de faзon absolue,
ou bien en supprimant l'ordre des moyens qui sont pour la fin, ce qui est
contraire а la raison sous un certain rapport, ou plutфt en dehors de la
raison. 9. Ces trois
attitudes sont appelйes les effets de la gourmandise en tant que la gourmandise
dispose а ces vices; mais il ne s'ensuit pas que la gourmandise soit toujours
pйchй mortel. 10. "User de",
c'est rapporter quelque chose а la fin derniиre qui nous rend heureux. Aussi,
ils abusent proprement des choses crййes, ceux qui mettent en elles leur fin
sans les rapporter а la fin derniиre, et cela mйrite la damnation, aussi bien
pour la gourmandise que pour les autres pйchйs par lesquels l'homme abuse de la
sorte des choses crййes. 11. Le Philosophe ne
dit pas que l'intempйrance rend l'homme bestial absolument parlant, mais que se
rйjouir de tels plaisirs, et les aimer plus que tout est bestial, et cela parce
que c'est un genre de plaisir qui nous est commun avec les bкtes; les autres
plaisirs sont en effet propres а l'homme; or celui qui aime plus que tout ces
plaisirs, c'est celui qui met sa fin en eux. 12. Ils servent leur
ventre comme un dieu, ceux qui mettent leur fin dans les plaisirs de la table,
qui se rapportent au ventre, cette fin qu'il faut placer en Dieu seul. Quant aux objections contraires, la
rйponse est facile а voir, car elles envisagent la gourmandise en tant qu'elle
est pйchй vйniel. Mais il faut rйpondre а la deuxiиme
objection, qui paraоt montrer que la gourmandise n'est en aucune maniиre pйchй
mortel, parce qu'elle ne s'oppose а aucun prйcepte. Il faut dire, en effet, que
les prйceptes du Dйcalogue ordonnent ou interdisent ce que la raison naturelle
tient de faзon йvidente pour choses а faire ou а ne pas faire; ils tombent en
effet sous le sens commun. Aussi tous les pйchйs mortels ne sont-ils pas
directement en opposition avec les prйceptes du Dйcalogue, mais par une sorte
de rйduction; ainsi, l'interdiction de la simple fornication se rйduit а ce
prйcepte: "Tu ne commettras pas d'adultиre", et de faзon similaire, l'interdiction
de la gourmandise en tant que pйchй mortel s'oppose par rйduction au prйcepte
sur la sanctification du sabbat, par laquelle est signifiй le repos spirituel,
empкchй par le dйrиglement de la gourmandise.
ARTICLE 3: LES ESPИCES DE
GOURMANDISE
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 148, a. 4.
Saint Grйgoire les йnumиre dans les Morales
(XXX, 18), en disant: "Le vice de gourmandise nous tente de cinq maniиres:
il devance parfois le moment du besoin, parfois il recherche des mets plus
exquis, parfois il dйsire une prйparation plus soignйe pour ce qu'on doit
prendre, parfois il excиde la mesure suffisant а la rйfection dans la qualitй а
prendre, parfois on pиche par l'ardeur mкme d'un dйsir dйmesurй"; et ces
maniиres sont renfermйes dans ce vers: "Avant l'heure, somptueusement,
plus qu'il ne faut, avidement, avec recherche."
Objections: Il semble qu'il ne soit pas convenable de
distinguer ces cinq espиces de gourmandise. 1. Ces sortes de
gourmandise diffиrent en effet selon diverses circonstances: "avant l'heure"
regarde le temps, "somptueusement" regarde la substance de la
nourriture, et ainsi du reste. Or les circonstances йtant des accidents par rap
port aux actes, elles ne diversifient pas l'espиce. Donc on ne doit pas
distinguer les diverses espиces de gourmandise selon les cinq maniиres
mentionnйes. 2. En outre, en tout
pйchй se produit une infraction а la rиgle selon diverses circonstances; ainsi,
le parcimonieux prend en un temps et en un lieu non opportuns, et de mкme pour
les autres circonstances; cependant on ne distingue pas d'aprиs cela diverses
espиces de parcimonie. Il ne faut donc pas non plus distinguer diverses espиces
de gourmandise d'aprиs les cinq points de vue mentionnйs. 3. En outre, de mкme
que l'on tient le temps pour une circonstance, ainsi en va- t-il aussi du lieu
et de la personne de celui qui pиche. Si donc une espиce de gourmandise se
prend selon le temps, les autres espиces doivent se prendre aussi selon le lieu
et selon les sept autres circonstances, en sorte qu'il y ait sept ou huit
espиces de gourmandise. 4. En outre, selon le
Philosophe dans l'Йthique (III, 20), la tempйrance а laquelle s'oppose
la gourmandise s'applique aux plaisirs du goыt, non en tant qu'il est goыt,
mais en tant qu'il est toucher. Or "somptueusement" et "avec
recherche" paraissent renvoyer а la qualitй de la saveur qui est l'objet
propre du goыt. Donc il n'est pas convenable de distinguer selon ces deux
points de vue des espиces de gourmandise. 5. En outre, dans les
Confessions (X, 31), saint Augustin dit que "le peuple dans le dйsert
a mйritй des reproches, non pas parce qu'il a dйsirй de la viande, mais parce
que le dйsir de nourriture le fit murmurer contre Dieu". Mais saint
Grйgoire dit dans les Morales (XXX, 18) que le peuple, "ayant
mйprisй la manne, demanda des plats de viande qu'il estimait plus excellents".
Donc dйsirer des mets excellents ne semble pas relever du pйchй de gourmandise,
et de la sorte, il semble que les espиces de gourmandise mentionnйes plus haut
ne soient pas convenablement distinguйes. Cependant: Il y a l'autoritй de saint Grйgoire qui
distingue ces espиces. Rйponse: Pour distinguer les espиces des actes
moraux, il faut tenir compte а titre principal des motifs, qui sont les objets
propres des actes volontaires, du fait que l'objet qui meut la volontй est
comme sa forme; aussi les actes volontaires se distinguent-ils selon leurs
divers motifs, comme les actes des choses naturelles se distinguent selon les
formes diverses des agents. Mais il arrive parfois qu'un mкme motif
soit cause de ce que l'homme dйpasse le milieu vertueux selon des circonstances
diverses, et alors les diverses espиces de pйchй ne se prennent pas selon les
diverses circonstances dйsordonnйes; ainsi dans l'avarice, l'homme est poussй а
ravir le bien d'autrui en un temps qui ne convient pas, en un lieu qui ne
convient pas et а des personnes а qui cela ne convient pas, pour un seul et
mкme motif, а savoir amasser de l'argent; et c'est pourquoi ce n'est pas selon
ce point de vue que se diversifient les espиces de l'avarice. Si par contre il
y avait divers motifs de pйcher, il y aurait alors diverses espиces d'avarice,
par exemple si on йtait portй а passer outre certaines circonstances, faute de
donner, ou certaines autres, en prenant avec excиs. Ainsi donc, il faut dire que ces espиces
de gourmandise mentionnйes se distinguent selon leurs divers motifs: comme on l'a
dit, en effet, le pйchй de gourmandise consiste dans le dйsir dйsordonnй des
plaisirs de la table; or ce dйsordre peut se rapporter soit au plaisir, soit au
dйsir lui-mкme. Or la cause du plaisir peut кtre naturelle
ou artificielle; elle est naturelle lorsque, par exemple, quelqu'un se rйjouit
excessivement de manger des mets coыteux et recherchйs, selon Amos (6, 4): "Vous
qui mangez l'agneau pris du troupeau et les veaux choisis au milieu du bйtail";
mais la cause du plaisir est artificielle lorsque, par exemple, quelqu'un
dйsire avec excиs des mets trop dйlicatement prйparйs. Donc, dans le premier
cas, on a "somptueusement"; dans le second, "avec recherche". Du cфtй du dйsir, le dйsordre peut se
diffйrencier de trois maniиres, selon les divers motifs. Le dйsir est en effet
un mouvement de la puissance appйtitive qui tend vers le plaisir; or la
vйhйmence dйsordonnйe d'un mouvement peut кtre considйrйe а trois stades, mкme
dans les choses corporelles: d'abord, avant qu'il ne parvienne au terme auquel
il tend, et alors ce mouvement vйhйment se hвte de parvenir а son terme; de mкme,
quand le dйsir est vйhйment de faзon dйsordonnйe, il ne peut souffrir de dйlai
pour prendre la nourriture, mais il fait se hвter de manger et ainsi, on
utilise l'expression "avant l'heure". Deuxiиmement, la vйhйmence d'un mouvement est
considйrйe au moment mкme oщ il parvient au terme, parce que ce qui se meut
avec vйhйmence dans le monde des corps rejoint de faзon inadйquate ce vers quoi
il tend; et de mкme, quand le dйsir de nourriture est vйhйment, l'homme se
comporte de faзon dйsordonnйe dans l'absorption de la nourriture; et c'est а ce
cas que se rapporte "avidement". Troisiиmement, la vйhйmence dйsordonnйe d'un
mouvement corporel est considйrйe aprиs qu'il est parvenu а ce vers quoi il
tend, parce qu'il ne s'y arrкte pas, mais va plus loin; il en va de mкme
lorsque quelqu'un dйsire de maniиre immodйrйe la nourriture et que son dйsir ne
s'arrкte pas а la nourriture modйrйe que demande la nature, mais prend
davantage; et c'est а ce cas que se rapporte l'expression'"plus qu'il ne
faut". Solutions des objections: 1. Les espиces
mentionnйes ci-dessus ne se diversifient pas selon leurs diverses
circonstances, mais selon leurs divers motifs, comme il a йtй dit. 2 et 3. Et, par lа,
la rйponse aux objections 2 et 3 est claire aussi, parce que le fait de passer
outre а diverses circonstances n'a pas toujours des motifs divers. 4. Le gourmand ne met
pas son plaisir dans les mets somptueux et prйparйs avec recherche parce qu'il
juge de leur saveur, comme ceux qui apprйcient les vins, ce qui est le propre
du goыt en tant que tel, car le dйsordre en ce plaisir relиve plus de la
curiositй que de la gourmandise; mais le gourmand met son plaisir dans l'absorption
mкme d'un mets somptueux et prйparй avec recherche, et cette absorption se fait
bien par un certain toucher. 5. Manger des mets
excellents n'est pas un pйchй, comme le dit saint Augustin mais le dйsir
dйsordonnй d'un mets excellent peut кtre un pйchй, selon la pensйe de saint
Grйgoire.
ARTICLE 4: LA GOURMANDISE
EST-ELLE UN VICE CAPITAL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa -IIae, Question 148, a. 5.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, de mкme
qu'il arrive que le plaisir existe dans les sens du goыt et du toucher, de mкme
cela arrive aussi dans les autres sens. Or, pour les plaisirs des autres sens,
on ne trouve pas de vice capital. Donc la gourmandise, qui a rap port au
plaisir du goыt, ne doit pas кtre comptйe non plus comme vice capital. 2. En outre, selon
saint Grйgoire dans les Morales (XXXI, 45), l'orgueil n'est pas
considйrй comme un vice capital, mais comme le roi des vices, parce que c'est
de lui que naissent tous les vices. Or l'ivresse est la racine de tous les
vices, car il est dit dans les Dйcrets (35, 9): "Avant tout, que l'on
interdise aux clercs l'ivresse, qui est la racine et l'aliment de tous les
vices"; or l'ivresse est une espиce de gourmandise. Donc la gourmandise ne
doit pas кtre comptйe parmi les vices capitaux. 3. En outre, un vice
capital ne doit pas кtre comptй parmi les filles d'un autre. Or l'impuretй, que
saint Grйgoire dans les Morales (XXXI, 45) place parmi les filles de la
gourmandise, appartient а la luxure, selon ce texte de l'Йpоtre aux Йphйsiens
(5, 3): "Que toute fornication et impuretй, etc." Puisque la luxure
est donc un vice capital, il semble que la gourmandise ne soit pas un vice
capital mais qu'elle soit au-dessus des vices capitaux. 4. En outre, dйsirer
les choses agrйables est le propre mкme des orgueilleux, dit saint Bernard. Or
l'orgueil n'est fille d'aucun vice capital. Donc, puisque la sotte joie est
comptйe par saint Grйgoire comme fille de la gourmandise, il semble que la
gourmandise ne soit pas un vice capital. Cependant: Saint Grйgoire, dans les Morales
(XXXI, 45), place la gourmandise avec les autres pйchйs capitaux. Rйponse: Comme on l'a dit dans les questions
prйcйdentes, on appelle capital le vice dont d'autres vices procиdent selon la
raison de cause finale, c'est-а-dire en tant que l'objet d'un vice est trиs
dйsirable et de faзon immйdiate, et surtout en tant qu'il possиde une certaine
ressemblance avec le bonheur, que tous dйsirent naturellement. Or une des
conditions du bonheur est le plaisir, sans lequel il ne peut y avoir de
bonheur, et c'est pourquoi le pйchй de gourmandise, portant sur l'un des plus
grands plaisirs, celui qui se prйsente dans la nourriture et la boisson, est un
vice capital. Certains vices naissent de la gourmandise
et sont appelйs ses filles, selon les suites entraоnйes par un plaisir excessif
pris dans le manger et le boire. On peut les considйrer ou du cфtй du corps, et
alors, on compte comme fille de la gourmandise l'impuretй, dont la souillure
est aisйment la suite d'une excessive absorption de nourriture; ou encore, on
peut les considйrer du cфtй de l'вme, а qui il revient de rйgir le corps, et
dont le gouvernement se trouve entravй de multiples faзons а cause d'un plaisir
excessif pris dans le manger et le boire. Et d'abord quant а la raison, dont la
pйnйtration est йmoussйe par une excessive absorption de nourriture, ou par une
prйoccupation а son endroit, parce que quand les puissances corporelles
infйrieures sont troublйes par une absorption dйrйglйe de nourriture, la raison
elle-mкme en est gкnйe en consйquence; et а ce point de vue, on compte comme
fille de la gourmandise l'hйbйtude de l'esprit. En second lieu, s'ensuit un
dйsordre dans l'affection, qui s'йmeut de faзon dйsordonnйe, la direction de la
raison йtant йvanouie, et c'est alors la sotte joie. Troisiиmement, s'ensuit un
dйsordre dans la parole, et c'est alors le bavardage, parce que lorsque la
raison ne pиse pas ses paroles, la consйquence est que l'homme se rйpand en
paroles superflues. Quatriиmement, s'ensuit un dйsordre dans l'action, et c'est
alors la bouffonnerie, c'est-а-dire une sorte d'attitude risible dans les
gestes extйrieurs, provenant d'une dйficience de la raison, а qui il revenait
de rйgler la disposition des membres extйrieurs. Ainsi donc, la gourmandise est un vice
capital et ses filles sont au nombre de cinq, comme le dit saint Grйgoire dans les
Morales (XXXI, 45), а savoir: la sotte joie, la bouffonnerie, le bavardage,
l'impuretй et l'hйbйtude de l'esprit. Solutions des objections: 1. Les plaisirs des
autres sens suivent une union selon la seule ressemblance avec l'objet qui
cause le plaisir, tandis que les plaisirs du toucher suivent l'union corporelle
avec cet objet; et c'est pourquoi c'est par rapport aux plaisirs du toucher,
comme йtant les principaux et plus grands, que l'on considиre les vices
capitaux, et non par rapport aux plaisirs des autres sens, hormis le goыt en
tant qu'il est une sorte de toucher. 2. Tous les pйchйs
viennent de l'ivresse, non en tant qu'elle est leur origine comme cause finale,
mais en tant qu'elle йcarte un obstacle, dans la mesure oщ elle йcarte le
jugement de la raison, qui retient l'homme de pйcher: il ne s'ensuit donc pas
que la gourmandise ou l'ivresse soit la tкte de tous les pйchйs comme l'orgueil,
mais elle l'est spйcialement pour les pйchйs qui naissent directement d'elle
comme йtant ses effets propres. 3. Une souillure du corps
peut venir d'une cause animale, par exemple du dйsir du plaisir apprйhendй par
une puissance de connaissance, et cela appartient principalement а la luxure;
elle peut venir aussi d'une puissance corporelle et intйrieure, а savoir du
dйbordement de l'humeur qui abonde intйrieurement, ce qui pousse l'homme а
souiller son corps; et а ce point de vue, l'impuretй est considйrйe comme une
fille de la gourmandise. 4. C'est le fait de l'orgueil
de dйsirer les choses agrйables, mais c'est celui de la gourmandise que d'avoir
pour suite la sotte joie, parce que la raison est entravйe, comme on l'a dit.
QUESTION XV: LA LUXURE
ARTICLE 1: TOUT ACTE DE
LUXURE EST-IL UN PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 153, articles 2-3.
Objections: Il semble que non. 1. La fornication, en
effet, est un acte de luxure. Or cette mкme fornication est comptйe au nombre
des choses qui ne sont pas des pйchйs en soi, mais qui sont licites on dit en
effet dans les Actes des Apфtres (15, 28-29): "Il a semblй а l'Esprit
Saint et а nous de ne pas vous imposer d'autres fardeaux que ceux-ci, qui sont
nйcessaires: vous abstenir des viandes immolйes aux idoles, du sang et de la
chair йtouffйe, et de la fornication." Or le fait de prendre de la
nourriture n'est aucunement un pйchй en soi, selon le texte de la Premiиre
Lettre а Timothйe (4, 4): "Il ne faut rien rejeter de ce qu'on prend
avec action de grвces." Donc la fornication n'est pas non plus un
pйchй, et de la sorte, tout acte de luxure n'est pas un pйchй. 2. En outre, s'unir а
une femme est un acte naturel, et ainsi, en tant que tel, ce n'est pas un
pйchй, pas plus que de la voir, puisque tous les deux sont des actes d'une
puissance naturelle. Mais voir une femme qui n'est pas la sienne n'est pas un
pйchй. Donc ce n'est pas un pйchй non plus de s'unir а une femme qui n'est pas
la sienne. 3. En outre, si la
fornication est un pйchй, c'est ou bien en raison de la puissance dont l'acte
provient, ou bien en raison de sa matiиre, ou en raison de sa fin. Or la
fornication n'est pas un pйchй en raison de cette puissance, parce que la puissance
dont l'acte provient est naturelle; elle ne l'est pas davantage en raison de sa
matiиre, du fait que cette matiиre est la femme, crййe par Dieu pour cet usage,
selon cette parole de la Genиse (2, 18): "Faisons-lui une aide
semblable а lui" il peut arriver qu'elle ne le soit pas en raison de
sa fin, par exemple si quelqu'un a l'intention, en forniquant, d'engendrer un
enfant pour l'йlever en le destinant au culte de Dieu. Il semble donc que toute
fornication ne soit pas un pйchй. 4. En outre, selon le
Philosophe dans les Animaux (XV), la semence est l'excйdent de la
nourriture. Or il est licite d'йvacuer de quelque faзon que ce soit les autres
excйdents, et cela se fait sans pйchй; il semble donc que cela se passe de mкme
dans l'йmission de la semence. Donc tout acte de luxure n'est pas un pйchй. 5. En outre, il n'est
pas permis de faire ce qui est un pйchй de par son genre, pour quelque bonne
fin que ce soit, selon le texte de l'Йpоtre aux Romains (3, 8): "Il n'en
va pas comme certains qui affirment que nous disons: faisons le mal pour que le
bien en sorte." Mais, comme le dit le Commentateur de l'Йthique
(V,14), l'homme qui a l'йpikie (йquitй), l'homme vertueux, commet l'adultиre
avec la femme d'un tyran pour dйlivrer la patrie en mettant а mort le tyran.
Donc mкme l'adultиre n'est pas un pйchй en tant que tel; donc les autres actes
de fornication le seront beaucoup moins encore. 6. En outre, aucun
acte d'un juste en tant que tel n'est un pйchй. Or il semble que la fornication
soit un acte de justice, car il est dit dans la Genиse (38, 26), que Juda a dit
de Thamar, avec qui il avait forniquй: "Elle est plus juste que
moi", ou: "Elle a йtй justifiйe par moi", d'aprиs le
texte hйbreu authentique, comme le dit saint Jйrфme. La fornication n'est donc
pas un pйchй. 7. En outre, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (XI, 17) que tout vice est contre
nature. Or la fornication n'est pas contre nature, car sur le texte de l'Йpоtre
aux Romains (1, 26): "Leurs femmes, en effet, ont changй l'usage
naturel", la Glose dit: "L'usage naturel est que l'homme et la
femme s'unissent dans une mкme chair." Donc ce n'est pas un pйchй. 8. En outre, aucun
pйchй n'est commis sur un ordre de Dieu. Or parfois la fornication a йtй
commise sur ordre de Dieu: il est dit en effet en Osйe (1, 2): "Le
Seigneur dit а Osйe: va, prends-toi une йpouse de fornication et fais-toi des
fils de fornication." La fornication n'est donc pas un pйchй. 9. En outre, а tout
vice qui consiste en un excиs s'oppose un vice qui consiste en une diminution.
Or la luxure comporte un certain excиs touchant les dйsirs des plaisirs
charnels, tandis que la diminution opposйe, la virginitй ou la continence
perpйtuelle, n'est pas un pйchй, mais quelque chose de louable. La luxure n'est
donc pas toujours un pйchй non plus. Cependant: 1) Il est dit, dans
la Lettre aux Hйbreux (13, 4): "Que le mariage soit honorй de tous et
le lit nuptial sans souillure, car Dieu jugera fornicateurs et adultиres."
Mais ce pour quoi l'homme est passible du jugement divin, c'est le pйchй. Donc
fornication et adultиre, et tous les actes de luxure de ce genre sont des
pйchйs. 2) En outre, il est
dit dans Tobie (4, 13): "Garde-toi, mon fils, de toute fornication, et
en dehors de ton йpouse, ne souffre jamais de connaоtre le pйchй." Or
on appelle actes de luxure ceux qui sont commis en dehors du mariage avec une
йpouse lйgitime. Donc tout acte de luxure est pйchй. Rйponse: La luxure est un vice opposй а la
tempйrance, en tant qu'elle modиre les dйsirs des plaisirs du toucher dans les
rapports sexuels, comme la gourmandise s'oppose а la tempйrance en tant qu'elle
modиre les dйsirs portant sur les plaisirs du toucher dans le manger et le
boire; de lа vient que la luxure comporte certainement, а titre principal, un
certain dйsordre par excиs concernant les dйsirs des plaisirs sexuels. Mais ce dйsordre peut se trouver, soit
dans les seules passions intйrieures, soit aussi, en plus, dans l'acte
extйrieur mкme, qui est dйsordonnй en lui-mкme, et non seulement en raison du
dйsir dйsordonnй duquel il procиde. En effet, il relиve d'un dйsir dйsordonnй
qu'on accomplisse par dйsir de plaisir un acte qui est de soi dйsordonnй, comme
cela est clair pour le dйsir de l'argent: il peut y avoir en effet dйsir
dйsordonnй d'acquйrir ou de conserver des biens qui nous reviennent, et dans ce
cas, ce fait d'acquйrir ou de conserver n'est pas vicieux en lui-mкme, mais
seulement en tant qu'il provient d'un dйsir immodйrй; parfois, au contraire, il
arrive qu'un homme veuille, en raison d'un dйsir dйsordonnй de l'argent,
acquйrir ou conserver mкme les biens d'autrui, et dans ce cas, cette
acquisition ou ce recel sont en eux-mкmes dйsordonnйs, et non pas seulement
parce qu'ils proviennent d'un dйsir dйsordonnй; et l'un et l'autre cas relиvent
du vice de parcimonie, comme cela est mis en lumiиre par le Philosophe dans l'Йthique
(IV, 5). Il faut en dire tout autant de la luxure,
parce que parfois elle ne comporte que le dйsordre du dйsir intйrieur, comme c'est
le cas de celui qui s'unit а son йpouse dans un dйsir immodйrй: en effet, l'acte
lui-mкme n'est pas alors de soi dйsordonnй, mais seulement en tant qu'il
provient d'un dйsir dйsordonnй; mais par fois au dйsordre du dйsir s'ajoute
aussi le dйsordre de l'acte extйrieur lui-mкme, considйrй en soi, comme cela se
produit pour tout usage des organes sexuels, exceptй l'acte matrimonial. Que tout acte de ce genre soit dйsordonnй
en lui-mкme, cela est clair, du fait que tout acte humain non proportionnй а la
fin requise est dit dйsordonnй; ainsi l'action de manger est dйsordonnйe si
elle n'est pas proportionnйe а la santй du corps, а laquelle elle est ordonnйe
comme а sa fin. Or la fin de l'usage des organes sexuels est la gйnйration et l'йducation
des enfants, et c'est pourquoi tout usage de ces organes qui n'est pas
proportionnй а la gйnйration de l'enfant et а son йducation convenable est de
soi dйsordonnй. Or il est йvident qu'aucun acte de ces organes, exceptй l'union
de l'homme et de la femme, n'est adaptй а la gйnйration de l'enfant. Mais toute union de l'homme et de la femme
en dehors de la loi du mariage n'est pas appropriйe а l'йducation convenable de
l'enfant. En effet, la loi du mariage a йtй йtablie pour exclure les unions
passagиres qui s'opposent а toute certitude concernant l'enfant: si en effet n'importe
quel homme pouvait indiffйremment s'unir а n'importe quelle femme sans qu'aucune
ne lui soit assignйe, toute certitude concernant l'enfant serait supprimйe, et
par voie de consйquence, la sollicitude du pиre pour l'йducation de ses fils;
et cela s'oppose а ce qui convient а la nature humaine, parce que
naturellement, les hommes ont souci de la lйgitimitй de l'enfant et de l'йducation
de leurs fils. Cela regarde mкme davantage les pиres que
les mиres, parce que l'йducation qui revient aux mиres concerne l'enfance, mais
que par la suite, c'est au pиre qu'il revient d'йduquer son fils, de l'instruire,
et d'amasser pour lui pour toute sa vie. Et c'est ce que nous voyons йgalement
pour d'autres animaux; en toute espиce animale oщ la progйniture a besoin de l'йducation
commune du mвle et de la femelle, il n'y a pas alors accouplement passager,
mais union d'un mвle avec une femelle dйterminйe, comme cela est clair pour
tous les oiseaux qui nichent ensemble. Il ressort de lа que toute union de l'homme
et de la femme en dehors de la loi du mariage, qui exclut les unions
passagиres, est de soi dйsordonnйe. Mais il ne s'agit pas maintenant de savoir
si cette dйtermination porte sur la possession d'une йpouse ou de plusieurs, de
maniиre indissoluble ou non, car cela regarde le traitй du mariage; mais de
toute faзon, il est forcй que toute union de l'homme et de la femme en dehors
de la loi du mariage soit dйsordonnйe. Ainsi donc, tout acte de luxure est un
pйchй, soit en raison du dйsordre de l'acte, soit mкme en raison d'un dйsordre
dans le seul dйsir, dйsordre qui appartient d'abord de soi а la luxure. Saint
Augustin dit en effet dans la Citй de Dieu (XII, 8): "La luxure n'est
pas le vice des corps douйs de beautй et de charme, mais d'une вme perverse qui
aime les voluptйs corporelles, en nйgligeant la tempйrance qui nous rend aptes
а des rйalitйs plus belles et plus suaves spirituellement". Solutions des objections: 1. Les Apфtres,
voulant que, dans l'Йglise primitive, les convertis du paganisme frйquentent
dans les assemblйes ceux qui йtaient venus du judaпsme, exclurent ce qui
empкchait cette union, en retranchant de part et d'autre ce qui pouvait кtre а
charge aux autres, et c'est pourquoi ils interdirent aux paпens certaines pratiques
qui йtaient inacceptables pour les Juifs sans considйrer si c'йtaient des
pйchйs ou non, mais seulement parce qu'elles faisaient scandale. D'une part,
les paпens jugeaient que tout aliment de soi pouvait кtre mangй de faзon
licite, ce qui йtait vrai; tandis que les Juifs avaient cela en horreur, en
raison de la coutume prйcйdente de la loi; et c'est pourquoi les Apфtres
interdirent aux paпens pour ce temps-lа les aliments les plus abominables aux
Juifs. D'autre part, les paпens jugeaient au contraire faussement que la
fornication simple n'йtait pas un pйchй, ce que les Juifs instruits par la loi
abhorraient en toute vйritй comme un pйchй et c'est pourquoi les Apфtres
dйfendirent cela mкme en tant que pйchй, et en plus comme engendrant la
division. 2. Rien n'empкche qu'une
chose me soit donnйe а voir et qu'elle ne soit cependant pas mienne quant а un
autre usage; ainsi l'or qui est exposй sur la place publique m'est donnй а
voir, mais non а possйder. De mкme aussi quelqu'un peut voir une femme ou l'avoir
comme servante sans cependant qu'elle soit а lui pour s'unir а elle, si ce n'est
selon la loi du mariage. 3. L'acte de luxure
est un pйchй en raison de son principe, dans la mesure oщ le concupiscible n'est
pas soumis а l'ordre de la raison, et il l'est en raison de sa matiиre, parce
que l'acte qui convient а la gйnйration et а l'йducation des enfants requiert
pour matiиre, non seulement une femme, mais encore une femme prйcise dйsignйe
par le mariage, comme on l'a dit. En outre, la fin de l'acte lui-mкme est
dйsordonnйe de par sa nature mкme, bien que de par l'intention de l'agent, la
fin puisse кtre bonne, ce qui ne suffit pas а excuser l'acte, comme il ressort
de celui qui vole dans le but de faire l'aumфne. 4. Comme le dit le
Philosophe dans le mкme livre, la semence est bien un excйdent en ce qui
regarde l'acte de nutrition, mais on en a besoin pour la gйnйration des
enfants, et c'est pourquoi toute йmission volontaire de semence est illicite, а
moins de s'accorder avec la fin voulue par la nature; par contre, les autres
excйdents comme la sueur, l'urine et choses de ce genre sont des excйdents dont
on n'a pas besoin, aussi peu importe la maniиre dont ils sont йvacuйs. 5. On ne peut
soutenir en cela le Commentateur, car on ne doit commettre l'adultиre en vue d'aucune
utilitй, de mкme qu'on ne doit pas non plus dire de mensonge en vue de quelque
utilitй, comme le dit saint Augustin dans Contre le Mensonge (XIV, 25). 6. On dit que Thamar
a йtй justifiйe, non pas en raison de la fornication qu'elle a commise, mais
parce qu'elle n'a pas cherchй а avoir une descendance d'une autre famille que
celle dont elle devait recevoir un mari. 7. Un acte de luxure
peut кtre dit contre nature а un double point de vue: d'abord d'une maniиre
absolue, parce que c'est contraire а la nature de tout animal; et ainsi, tout
acte de luxure, exceptй l'union de l'homme et de la femme, est dit contre
nature en tant que non proportionnй а la gйnйration, qui en tout animal, se
produit par l'union des deux sexes; et c'est ainsi que s'exprime la Glose. Une
chose peut кtre dite contre nature d'une autre maniиre, parce qu'elle est
opposйe а la nature propre de l'homme, а qui il revient d'ordonner l'acte de la
gйnйration а l'йducation requise; et dans ce sens, toute fornication est contre
nature. 8. De mкme que, en
raison d'un ordre de Dieu, au pouvoir de qui sont toutes choses, ce qui dans d'autres
circonstances aurait йtй un vol ne fut pas un vol quand les fils d'Israлl
dйpouillиrent les Йgyptiens, comme le rapporte l'Exode (12, 35), de mкme aussi,
en raison de l'autoritй de Dieu lui-mкme, qui est au- dessus de la loi du
mariage, cette union ne fut pas un acte de fornication, ce qu'elle eыt йtй dans
d'autres circonstances; aussi est-il question d'йpouse de fornication et de
fils de fornication, non pas que ce fut alors fornication, mais parce qu'en d'autres
circonstances, il y aurait eu fornication. 9. La virginitй ou la
continence perpйtuelle ne s'opposent pas а la luxure comme un extrкme, mais
comme un milieu, du fait que, dans les vertus, le milieu ne se prend pas selon
la quantitй, mais selon la droite raison, comme le Philosophe le dit du
magnanime dans l'Йthique (IV, 8). Quant а l'extrкme par dйfaut, ce
serait de s'abstenir de l'union charnelle contrairement а la droite raison,
comme il apparaоt chez celui qui nйglige ses devoirs conjugaux, ou qui s'abstient
en raison d'une certaine rйvйrence envers les dйmons, tels les nйcromanciens ou
les vierges vestales.
ARTICLE 2: TOUT ACTE DE
LUXURE EST-IL PЙCHЙ MORTEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa -IIae, Question 154, articles 2-4.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, sur ce
passage de la Premiиre Lettre а Timothйe (IV, 8): "La piйtй est utile а
tout", la Glose de saint Ambroise dit: "Tout l'essentiel de la
conduite chrйtienne consiste en la misйricorde et la piйtй; et si quelqu'un qui
la suit succombe aux embыches de la chair, il sera frappй sans doute, mais
cependant il ne pйrira pas." Or quiconque pиche mortellement est non
seulement frappй, mais il pйrit. Donc quiconque succombe aux embыches de la
chair par un acte de luxure ne pиche pas mortellement. 2. En outre, tout
pйchй mortel s'oppose а un prйcepte de la loi divine. Or, parmi les pйchйs de
luxure, seul l'adultиre s'oppose а un prйcepte de la loi divine, а savoir а ce
prйcepte: "Tu ne commettras pas l'adultиre." (Exode, 20, 14).
Donc seul l'adultиre est pйchй mortel parmi les actes de luxure. 3. Mais on peut dire
que dans l'interdiction de l'adultиre est comprise celle de toute union
illicite. - On objecte а cela que dans l'interdiction d'un pйchй plus grand n'est
pas comprise celle d'un plus petit. Or l'adultиre est un plus grand pйchй que
la fornication simple. Donc l'interdiction de la fornication simple n'est pas
comprise dans celle de l'adultиre. 4. En outre, tout
pйchй mortel s'oppose а la charitй qui est la vie de l'вme, selon la parole de
saint Jean (I Jn 3, 14): "Nous sommes passйs de la mort а la vie parce
que nous aimons nos frиres." Or la fornication simple ne s'oppose ni а
l'amour de Dieu, parce que ce n'est pas un pйchй contre Dieu, ni mкme а l'amour
du prochain, parce qu'elle ne cause pas de dommage au prochain: car une femme
disposant d'elle-mкme, qui consent а un acte de fornication simple, ne subit
pas d'offense, parce que personne ne subit une offense volontairement, comme le
dit le Philosophe dans l'Йthique (V, 17). Donc la fornication n'est pas
un pйchй mortel de par son genre. 5. En outre, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien (II, 39) que si le plaisir de la
fornication rйjouit davantage l'homme que l'amour de la chastetй, le pйchй
rиgne encore dans l'homme; il semble par lа que la fornication puisse coexister
en l'homme avec la vertu de chastetй. Or aucun pйchй mortel ne peut coexister
en l'homme avec la vertu. Donc la fornication n'est pas un pйchй mortel. 6. En outre, un pйchй
est diminuй de deux faзons: d'abord, en raison de la faiblesse humaine, et d'une
autre faзon, en raison de la violence de l'attaque. Or l'homme souffre d'une
faiblesse plus grande par rapport au pйchй de luxure que par rapport au pйchй
de gourmandise, parce que la puissance gйnйrative, а qui appartient le pйchй de
luxure, est non seulement corrompue comme celle de la nutrition, а qui
appartient le pйchй de gourmandise, mais encore elle est infectйe. De mкme
aussi, l'assaut est plus violent de la part de l'ennemi dans la luxure que dans
la gourmandise, parce que le diable attaque surtout l'homme par la luxure,
comme il ressort de ce qui est dit en Job (40, 11): "Sa force rйside
dans ses reins, et sa vigueur dans le nombril de son ventre", ce que
saint Grйgoire rapporte au pйchй de luxure. Il semble donc que le pйchй de
luxure soit moindre que celui de gourmandise; or tout acte de gourmandise n'est
pas pйchй mortel, comme on l'a dit plus haut; donc tout acte de luxure n'est
pas pйchй mortel. 7. En outre, la
corruption de la nature consiste en la rйbellion de la chair contre l'esprit.
Or cette rйbellion a suivi le pйchй de gourmandise: saint Bernard dit en effet,
en commentant le passage de la Genиse (3, 6): "La femme vit que l'arbre,
etc.", que c'est du dйsir dйsordonnй de l'arbre dйfendu que s'en est
suivie la rйbellion de la chair contre l'esprit. Donc la puissance nutritive, а
laquelle appartient ce dйsir, est plus corrompue que la puissance gйnйrative;
et de la sorte, comme tout acte de gourmandise n'est pas un pйchй mortel, il
semble que tout acte de luxure l'est encore bien moins. 8. En outre, la peine
rйpond а la faute. Mais la peine qui atteignit la puissance nutritive en
consйquence du pйchй des premiers parents fut plus grande que pour toutes les
autres puissances de l'вme: c'est en effet а la puissance nutritive qu'appartiennent
la faim, la soif et les autres besoins de ce type, qui conduisent parfois l'homme
jusqu'а la mort. Donc il y a faute plus grande pour la puissance nutritive que
pour la puissance gйnйrative; et de la sorte, la conclusion est la mкme que
pour l'objection prйcйdente. 9. En outre, le pйchй
mortel ne peut exister que dans la raison comme cela est mis en lumiиre par
saint Augustin dans la Trinitй (XII, 12). Or, parfois, l'acte de luxure
est commis sans dйlibйration de la raison, comme il ressort du cas de Lot qui s'unit
а ses filles sans le savoir, comme le rapporte la Genиse (19, 33-37). Il semble
donc que l'acte de luxure ne soit pas toujours un pйchй mortel. 10. En outre, lorsque
la raison est engloutie, rien n'est imputй а l'homme comme pйchй mortel. Or,
dans l'acte de luxure, la raison tout entiиre est engloutie, parce que, sur ce
passage de la Premiиre Йpоtre aux Corinthiens (6, 18): "Celui qui
fornique pиche contre son corps", la Glose dit: "C'est ici proprement
que l'вme est esclave du corps, au point que dans le moment et l'expйrience d'une
si grande turpitude, il n'est pas permis а l'homme de penser ou de vouloir rien
d'autre, parce que submergйe et engloutie par la convoitise charnelle, l'вme
captive est subjuguйe." Il semble donc que l'acte de luxure ne soit pas un
pйchй mortel. 11. En outre, sur le
texte du Deutйronome (23, 17): "Il n'y aura pas de prostituйe,
etc.", la Glose dit: "Il interdit de s'unir а celles dont la
turpitude est vйnielle." Donc s'unir а une prostituйe est un pйchй vйniel. 12. En outre, l'union
de l'homme et de la femme a йtй ordonnйe а l'acte de la gйnйration et de l'йducation
de l'enfant. Mais parfois, il peut rйsulter d'un acte de fornication une
gйnйration et une йducation convenable. Donc toute fornication n'est pas un
pйchй mortel. 13. En outre, on
empкche davantage le bien de la gйnйration et de l'йducation des enfants en ne
s'adonnant jamais а l'oeuvre de la gйnйration qu'en s'unissant а une femme dans
un acte de fornication. Si donc la fornication йtait un pйchй mortel parce qu'elle
empкche l'йducation de l'enfant, garder la continence serait а plus forte
raison un pйchй mortel, puisque par lа, la gйnйration de l'enfant est totalement
empкchйe. 14. En outre, il est
йvident que, de l'union avec une femme qui est stйrile et d'un certain вge, ne
peut suivre la gйnйration d'un enfant. Or cependant, cela peut se faire sans
pйchй mortel dans l'йtat de mariage. Donc mкme les autres actes de luxure dont
ne rйsultent pas la gйnйration et l'йducation convenable de l'enfant peuvent
кtre sans pйchй mortel. 15. En outre, il est
dit sur saint Matthieu (5, 28) que si l'вme est excitйe par le dйsir, mкme s'il
y a pйchй, ce n'est pas un crime. Or cette excitation est un acte de luxure.
Donc tout acte de luxure n'est pas un crime ou un pйchй mortel. 16. En outre, le
plaisir de la fornication, dans la mesure oщ il rйside dans la seule pensйe, n'est
pas un pйchй mortel. Or le consentement au pйchй vйniel n'est pas un pйchй
mortel, donc le consentement de la raison а un tel plaisir n'est pas davantage
un pйchй mortel, et c'est pourtant un acte de luxure. Donc tout acte de luxure
n'est pas pйchй mortel. 17. En outre, ce qui
n'est pas pйchй mortel pour l'un ne l'est pas pour un autre. Or le consentement
au plaisir n'est pas un pйchй mortel pour qui a une йpouse, parce que l'acte
lui-mкme n'est pas non plus pour lui pйchй mortel; donc le consentement au
plaisir de la luxure n'est pas pour les autres non plus un pйchй mortel. Donc
tout acte de luxure n'est pas pйchй mortel. 18. En outre, les
attouchements, embrassements et baisers sont aussi des actes de luxure. Or il
ne semble pas que ce genre d'actes soient des pйchйs mortels en effet, alors
que l'Apфtre avait dit aux Йphйsiens (5, 3-4): "Que la fornication, l'impudicitй,
l'avarice ou la turpitude (qui consiste dans les embrassements et les
baisers, comme le dit la Glose), ou les inepties et les bouffonneries ne
soient mкme pas nommйes parmi vous", il ajoute ensuite (5, 5): "Tout
fornicateur, ou impudique, ou avare n'a pas d'hйritage dans le royaume du
Christ et de Dieu", aprиs avoir omis la turpitude, les inepties et les
bouffonneries. Donc il semble que les actions de ce genre ne sont pas des
pйchйs mortels qui excluent du royaume de Dieu.
Cependant:
1) L'Apфtre dit, dans
la Lettre aux Galates (5, 19): "Йvidentes sont les oeuvres de la chair,
qui sont la fornication, l'impuretй, l'impudicitй, la luxure", et il
ajoute ensuite: "Ceux qui accomplissent de telles actions ne possйderont
pas le royaume de Dieu." Or rien n'exclut du royaume de Dieu sinon le
pйchй mortel. Donc tout acte de luxure est pйchй mortel. 2) En outre, il est
dit, en saint Matthieu (5, 28): "Celui qui regarde une femme pour la
dйsirer a dйjа commis l'adultиre avec elle dans son coeur" et ainsi,
il pиche mortellement. Or, parmi tous les actes de luxure, le premier et le
moindre est l'acte mкme de regarder une femme; donc tous les autres actes sont
pйchй mortel а plus forte raison. Rйponse: Comme on l'a dit plus haut, l'acte de
luxure peut кtre dйsordonnй d'une double faзon: d'une premiиre faзon, en raison
du seul dйsordre du dйsir, et d'une autre faзon encore, en raison du dйsordre
de l'acte lui-mкme. Quand donc il y a pйchй de luxure en
raison du seul dйsordre du dйsir, ainsi lorsque quelqu'un s'unit а son йpouse
avec un dйsir dйrйglй, il faut alors distinguer. Parfois, le dйsordre est tel
qu'il exclut l'ordre а la fin derniиre, par exemple lorsque quelqu'un dйsire
tellement le plaisir charnel qu'il ne s'en abstiendrait pas en raison du
prйcepte de Dieu, et qu'il dйsirerait s'unir а cette femme ou mкme а une autre
en dehors de la loi du mariage; et dans ce cas, il y a pйchй mortel, parce que
le dйsir n'est pas retenu dans les limites du mariage. Mais quelquefois, le
dйsordre du dйsir ne supprime pas l'ordre а la fin derniиre, а savoir quand,
bien qu'ayant un dйsir excessif du plaisir charnel, quelqu'un s'en abstiendrait
pourtant avant d'agir contre le prйcepte de Dieu, et il ne s'unirait pas а
cette femme ni а une autre si ce n'йtait pas son йpouse: et dans ce cas, le
dйsir se tient dans les limites du mariage, et c'est un pйchй vйniel, selon la
distinction faite plus haut а propos de la gourmandise. Si par contre l'acte de luxure est un
pйchй en raison du dйsordre mкme de l'acte, parce que cet acte n'est pas
proportionnй а la gйnйration et а l'йducation des enfants, je dis que dans ce
cas c'est toujours un pйchй mortel. Nous voyons cri effet qu'est pйchй mortel
non seulement l'homicide, qui фte la vie а un homme, mais aussi le vol, par
lequel on dйrobe des biens extйrieurs ordonnйs , soutenir la vie de l'homme;
aussi est-il dit dans l'Ecclйsiastique (34, 25): "Le pain des indigents
est la vie du pauvre; qui s'en empare est un homme de sang." Or la
semence humaine, oщ l'homme est en puissance, est ordonnйe de faзon plus proche
а la vie de l'homme que n'importe quel bien extйrieur; aussi le Philosophe
dit-il dans la Politique qu'il y a quelque chose de divin dans la
semence humaine, а savoir en tant qu'elle est un homme en puissance; et c'est
pourquoi le dйsordre quant а l'йmission de semence touche la vie de l'homme qu'elle
contient en puissance prochaine. Aussi est-il йvident ici que tout acte de
luxure de ce type est un pйchй mortel par son genre. Et comme le dйsir
intйrieur reзoit sa bontй ou sa malice de ce qui est dйsirй, il s'ensuit que le
dйsir d'un acte dйsordonnй de ce type est pйchй mortel s'il est parfait, c'est-а-dire
de raison dйlibйrйe; autrement, il est pйchй vйniel. Solutions des objections: 1. Saint Ambroise
parle ici des embыches de la chair, en tant qu'elles sont pйchй vйniel, comme
cela apparaоt dans l'acte du mariage, comme l'a dit; ou on peut dire, et de
faзon meilleure, qu'il parle aussi des embыches du pйchй mortel. Mais il ne
faut pas comprendre de faзon absolue que si quelqu'un persйvйrait. jusqu'а la
mort dans de telles embыches charnelles, il йchapperait а la damnation en
raison de ses oeuvres de piйtй, mais que les oeuvres de piйtй rйpйtйes disposent
l'homme а se repentir plus facilement, et aprиs son repentir, а expier plus
facilement ses pйchйs passйs; c'est pour cela aussi que le Seigneur reproche,
en saint Matthieu (25, 4 1-46), а ceux qui doivent кtre damnйs, la seule
absence de misйricorde, parce qu'ils ne se sont pas appliquйs а expier leurs
pйchйs passйs par les oeuvres de misйricorde, comme le dit saint Augustin dans la
Citй de Dieu (XXI, 27). 2. Par ce prйcepte: "Tu
ne commettras pas d'adultиre", on entend qu'est interdit tout usage
illicite des organes sexuels, ce qui est un pйchй mortel de par son genre. 3. Les prйceptes du
Dйcalogue ont йtй transmis immйdiatement par Dieu au peuple; aussi sont-ils
transmis sous la forme sous laquelle ils sont йvidents а la raison naturelle de
tout homme, fыt-il du peuple. Or n'importe qui peut apercevoir aussitфt par sa
raison naturelle que l'adultиre est un pйchй, et c'est pourquoi, parmi les
prйceptes du Dйcalogue, l'adultиre est interdit; par contre, la fornication et
les autres dйpravations sont interdites par les ordonnances de la Loi qui
suivent, qui ont йtй transmises par Dieu au peuple par l'entremise de Moпse,
parce que le dйsordre de ces actes ne contenant pas avec йvidence un dommage
pour le prochain, il n'est pas manifeste а tous, mais aux sages seuls, par
lesquels il doit кtre portй а la connaissance des autres. 4. Toutes les
dйpravations de la luxure qui existent en dehors de l'usage lйgitime du mariage
sont des pйchйs contre le prochain, en tant qu'elles s'opposent au bien de l'enfant
а naоtre et а йlever, comme on l'a dit. 5. L'amour de la
chastetй peut rйjouir non seulement celui qui possиde la chastetй, mais mкme
celui qui est privй de cette vertu, dans la mesure oщ par la raison naturelle, l'homme
juge du bien de la vertu, l'aime et s'en rйjouit, mкme s'il ne possиde pas la
vertu. 6. Cet argument
envisage la gravitй du pйchй considйrй d'aprиs les circonstances, sur quoi l'emporte
la gravitй du pйchй considйrй selon l'espиce de l'acte d'oщ il ressort que,
quelle que soit l'intensitй de la force qui amиne quelqu'un а commettre l'homicide,
c'est un pйchй plus grave que si on dit une parole oiseuse, mкme sans y кtre
poussй. De mкme aussi, bien que l'homme soit davantage attaquй et poussй а l'acte
de luxure qu'а l'acte de gourmandise, et qu'en cela il soit plus faible,
toutefois l'acte de luxure йtant de soi pйchй mortel parce qu'il a une matiиre
illicite qui s'oppose а la charitй, ce que n'a pas l'acte de gourmandise, il ne
s'ensuit pas que le pйchй de luxure soit moindre que le pйchй de gourmandise.
Cela se produirait peut-кtre dans le cas oщ l'acte de luxure est pйchй vйniel:
si quelqu'un use d'une nourriture avec excиs, il pиche vйniellement, comme
celui qui use avec excиs du mariage, а moins qu'il n'y ait un autre йlйment qui
en fasse, de part et d'autre, un pйchй mortel. Mais, si quelqu'un use d'une
nourriture volйe ou dйfendue par la loi, il pиche mortellement, mais moins 1,
que le fornicateur, а proportion que la nourriture ou toute autre chose
extйrieure touche de plus loin а la vie humaine que la semence humaine, comme
on l'a dit. 7. Dans le pйchй de
nos premiers parents, la gourmandise fut l'йlйment matй riel, tandis que l'йlйment
formel et principal fut le pйchй d'orgueil, par lequel l'homme n'a pas voulu
rester soumis а la rиgle du prйcepte divin; et c'est de lа qu'a rйsultй la
rйbellion de la chair contre l'esprit, comme le dit saint Augustin dans la
Citй de Dieu (XIV, 15), et non du vice de gourmandise. 8. La rйvolte de la
chair contre l'esprit, qui se fait sentir surtout dans les organes sexuels, est
une peine plus grande que la faim et la soif, parce que celles-ci sont purement
corporelles, et l'autre spirituelle. 9. Puisqu'il
appartient а la raison de donner son consentement а l'acte, comme le dit saint
Augustin dans la Trinitй (XII, 12), il ne peut exister d'acte de fornication
sans dйlibйration de la raison sauf peut кtre chez celui qui n a pas l'usage de
la raison; et alors, si cet empкchement provient d'une cause illйgitime, il n'est
pas complиtement excusй du pйchй, comme cela est manifeste dans le cas de Lot,
qui a commis l'inceste par suite de son йbriйtй; а moins peut-кtre que cette
йbriйtй se soit produite sans pйchй de sa part, comme il arriva а Noй, а cause
de son inexpйrience de la puissance du vin. Mais si la cause de cette
dйficience est sans pйchй, alors l'acte de luxure ou de tout autre pйchй qui la
suit n'est pas imputй comme pйchй, comme c'est йvident chez les furieux et les
fous. 10. Dans l'acte mкme
de luxure, la raison ne peut dйlibйrer, mais elle a pu dйlibйrer auparavant,
quand elle a consenti а l'acte, et c'est pourquoi celui-ci lui est imputй comme
pйchй. 11. Ce texte est
corrompu: on ne doit pas dire, en effet, "celles dont la turpitude est
vйnielle", mais "dont la turpitude est vйnale". 12. L'acte de
gйnйration est ordonnй au bien de l'espиce, qui est un bien commun; or le bien
commun doit кtre rйglй par la loi, tandis que le bien privй dйpend de la
disposition d'un chacun; et c'est pourquoi, bien que dans l'acte de la
puissance nutritive, ordonnй а la conservation de l'individu, chacun puisse
dйterminer par lui-mкme la nourriture qui lui convient, il ne revient cependant
pas а chacun de dйterminer ce que doit кtre l'acte de gйnйration, mais cela
revient au lйgislateur auquel il appartient de rйgler ce qui regarde la
procrйation des enfants, comme le dit le Philosophe dans la Politique
(VII, 16). Or la loi ne considиre pas ce qui pourrait arriver dans tel cas,
mais ce qui se passe d'habitude communйment; et c'est pourquoi, bien que dans
un cas donnй, l'intention de la nature puisse кtre sauve dans un acte de
fornication, quant а la gйnйration de l'enfant et а son йducation, nйanmoins l'acte
est de soi dйsordonnй et pйchй mortel. 13. En un йtat oщ il
fallait pourvoir а la multiplication du genre humain, ce n'йtait pas sans vice
que quelqu'un se fыt abstenu totalement de l'acte de gйnйration, tant selon la
loi humaine que selon la loi divine. Mais au temps de la grвce, il importe de s'attacher
davantage а la propagation spirituelle, а laquelle sont plus aptes ceux qui
mиnent une vie cйlibataire; et c'est pourquoi, en cet йtat, on i tient pour
plus vertueux de s'abstenir de l'acte de gйnйration. 14. Une loi commune n'est
pas donnйe selon les cas particuliers qui peuvent sи produire, mais selon une
considйration commune; et c'est pourquoi est dit J contre nature, selon le
genre de la luxure, l'acte dont ne peut rйsulter la gйnйration selon le cas
gйnйral, mais non l'acte dont la gйnйration ne peut rйsulter en raison d'un йlйment
accidentel particulier, comme la vieillesse ou l'infirmitй. 15. Cette objection
envisage un acte de luxure qui est vicieux du fait du seul dйsordre du dйsir,
et qui n'exclut pas cependant l'ordre а la fin derniиre. 16. Le consentement а
ce qui est vйniel de par son genre n'est pas un pйchй mortel; mais le plaisir
venant d'une pensйe de fornication est un pйchй mortel j de par son genre,
comme cette fornication elle-mкme; mais qu'elle soit pйchй vйniel, cela lui est
accidentel, en raison de l'imperfection de l'acte, par dйfaut de dйlibйration
de la raison; si cette dйlibйration advient, cet acte revient а la nature de
son genre par le consentement dйlibйrй, en sorte qu'il est pйchй mortel. 17. Comme le dit le
Philosophe dans l'Йthique (X, 8), les plaisirs pris dans le bien ou la
malice accompagnent les opйrations qui sont source de plaisir et c'est
pourquoi, de mкme que l'union charnelle n'est pas un pйchй mortel chez l'homme
mariй, mais l'est chez celui qui n'est pas mariй, il y a aussi une diffйrence semblable
touchant le plaisir et le consentement au plaisir: il n'est pas possible en
effet que le consentement au plaisir soit un pйchй plus grave que le
consentement а l'acte, comme cela ressort de la Trinitй (XII, 12) de
saint Augustin. 18. Les touchers, les
embrassements et les baisers, en tant qu'ils ont ordonnйs а un acte de
fornication, font suite au consentement а l'acte, mais en tant qu'ils sont
ordonnйs au seul plaisir, ils font suite au consentement au plaisir, qui est
pйchй mortel; et c'est pourquoi, dans les deux cas, ils sont pйchйs mortels.
Cependant, du fait que ces actes-lа ne sont pas pйchйs mortels par leur espиce,
comme la fornication et l'adultиre, mais seulement dans la mesure oщ ils sont
ordonnйs а autre chose, c'est-а-dire aux consentements dont on a parlй, l'Apфtre
n'a pas rйpйtй turpitude, inepties et bouffonneries, mais seulement les actes
qui sont de soi pйchйs mortels.
ARTICLE 3: LES ESPИCES DE
LUXURE, QUI SONT LA FORNICATION, L'ADULTИRE, L'INCESTE, LE STUPRE, LE RAPT ET
LE VICE CONTRE NATURE
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 154, articles 1, 6-9, 11; IV Commentaire des Sentences,
D. 41, a. 4. (1) (Note des
moines de Fongombault): Stupre: ce mot, introduit par Voltaire d'aprиs le latin
stuprum, est dйfini par le Petit Robert: "dйbauche honteuse,
humiliante". Il a donc en franзais un sens gйnйral, alors que saint Thomas
l'utilise dans sa signification prйcise et canonique "union illicite avec
une vierge vivant sous la garde de ses parents".
Objections: Il semble quelles ne soient pas
distinguйes de faзon convenable. 1. En effet, la
diversitй de matiиre ne diversifie pas l'espиce. Or ces vices ne se distinguent
que d'aprиs leur matiиre, c'est-а-dire du fait qu'on souille ou une femme
mariйe, ou une vierge, ou une femme d'une autre condition. Donc les vices
йnumйrйs auparavant ne sont pas des espиces diffйrentes de luxure. 2. En outre, la
luxure consiste en soi dans les plaisirs charnels qui se trouvent dans l'union
de l'homme et de la femme. Or qu'une femme soit mariйe ou libre, ou vierge,
cela lui est accidentel. Donc les vices йnumйrйs ne diffиrent que de faзon
accidentelle, et de la sorte, ils ne forment pas des espиces diffйrentes,
puisque les diffйrences accidentelles ne diversifient pas l'espиce. 3. En outre, la
luxure est de soi contraire а la tempйrance. Or certains des vices citйs sont
contraires а la justice, surtout l'adultиre et le rapt. Il ne semble donc I pas
convenable d'en faire des espиces de luxure. Cependant: Le Maоtre rйpartit ainsi les espиces de la
luxure dans les Sentences (IV, D. 41). Rйponse: Comme on l'a dit plus haut, le pйchй de
luxure comporte un dйsordre d'une double faзon. D'abord du cфtй du dйsir, et un
tel dйsordre ne cause pas toujours le pйchй mortel. D'une autre faзon, du cфtй
de l'acte lui-mкme, qui est de soi dйsordonnй, et ainsi il y a toujours pйchй
mortel; aussi est-ce de ce cфtй, d'oщ vient une gravitй plus grande du pйchй,
que sont envisagйes les espиces de luxure mentionnйes. Or l'acte de luxure est dйsordonnй, ou
bien du fait que de cet acte ne peut s'ensuivre la gйnйration d'un enfant, et c'est
alors le vice contre nature, ou bien du fait que ne peut s'ensuivre une
йducation convenable, parce que la femme n'a pas йtй dйpartie а tel homme pour кtre
son йpouse selon la loi du mariage. Et ceci peut se produire de trois faзons. D'abord
parce que de faзon absolue elle ne lui a pas йtй dйpartie pour кtre son йpouse,
et alors on a la fornication, qui est l'union de l'homme libre avec la femme
libre; et cette expression vient de "fornix", c'est-а-dire "arc
de triomphe", parce que les femmes qui se prostituaient s'assemblaient
pour ce genre de spectacles. En second lieu, parce que cette femme ne peut pas
lui кtre dйpartie, et cela ou bien en raison d'une parentй, qui fait qu'est dы
un certain respect qui s'oppose а un tel acte, et c'est alors l'inceste, qui
est l'union avec une parente par le sang ou par alliance; ou bien en raison d'une
certaine saintetй ou puretй, et c'est alors le stupre, qui est la dйfloration
illicite des vierges. En troisiиme lieu, parce que la femme appartient а un
autre, ou bien selon la loi du mariage, et on a alors l'adultиre; ou bien selon
une autre maniиre, et c'est le rapt, par exemple lorsque la jeune fille est
enlevйe de la mai son de son pиre, alors qu'elle est sous la tutelle de
celui-ci. Solutions des objections: 1. Ces six vices ne
diffиrent pas seulement par leur matiиre, mais ils ont йgalement diffйrentes
raisons de difformitй, et c'est pour cela qu'ils constituent diffйrentes
espиces de pйchй. 2. Bien que ces йtats
soient accidentels а la femme en tant qu'elle est femme, il s'agit cependant d'une
considйration essentielle en tant que la femme est ordon nйe au mariage. 3. Parce que la
difformitй de l'injustice est ordonnйe а la fin de l'intempйrance, l'ensemble
relиve donc du genre de l'intempйrance.
ARTICLE 4: LA LUXURE
EST-ELLE UN VICE CAPITAL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa -llae, Question 153, a. 4; II Commentaire des Sentences, D. 42, Question
2, a. 3; Somme thйologique Ia-Ilae, Question 84, a. 4.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, l'impuretй
est placйe parmi les filles de la gourmandise, selon saint Grйgoire dans les
Morales (XXXI, 45). Or on ne place pas un vice capital parmi les filles d'un
autre vice. Donc, puisque l'impuretй appartient а la luxure, comme il ressort
de la Lettre aux Йphйsiens (5, 3), il semble que la luxure ne soit pas un vice
capital. 2. En outre, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien (II, 38): "Celui qui est captif
de l'orgueil tombe dans la luxure de la chair." Donc la luxure est fille
de l'orgueil; elle n'est donc pas un vice capital. 3. En outre, le
dйsespoir est fille de l'acйdie comme cela ressort des Morales de saint
Grйgoire (XXXI, 45). Or le dйsespoir cause la luxure, selon ce texte des
Йphйsiens (IV, 19): "Tombйs dans le dйsespoir, ils se sont livrйs а la
dйbauche." La luxure n'est donc pas un vice capital. Cependant: Dans les Morales (XXXI, 45), saint
Grйgoire range la luxure parmi les vices capitaux. Rйponse: Du fait que le plaisir est une des
conditions du bonheur, comme on l'a dit plus haut, il en rйsulte que les vices
qui ont le plaisir pour objet sont des vices capitaux, dans la mesure oщ ils
ont une fin extrкmement dйsirable, а laquelle les autres vices sont
naturellement ordonnйs. Or le plaisir sexuel, qui est la fin de la
luxure, est le plus fort parmi les plaisirs corporels, et c'est pourquoi la
luxure doit кtre tenue pour un vice capital; et elle a huit filles, а savoir: "l'aveuglement
de l'esprit, l'irrйflexion, l'inconstance, la prйcipitation, l'amour de soi, la
haine de Dieu, l'attachement au monde prйsent et le dйsespoir du monde futur",
comme cela ressort des Morales de saint Grйgoire (XXXI, 45). Il est en
effet йvident que lorsque l'intention de l'вme s'applique avec vйhйmence а l'action
d'une puissance infйrieure, les puissances supйrieures sont affaiblies et
dйrйglйes dans leur acte. Et c'est pourquoi lorsque, dans l'acte de luxure,
toute l'intention de l'вme est entraоnйe par la vйhйmence du plaisir vers les
forces infйrieures, c'est-а-dire le concupiscible et le sens du toucher, il est
nйcessaire que les puissances supйrieures, а savoir la raison et la volontй, en
souffrent un dommage. Or il y a quatre actes de la raison pour
diriger les actes humains: le premier est un certain acte d'intellection par
lequel on juge droitement de la fin, qui est comme le principe dans les
opйrations, comme le dit le Philosophe dans les Physiques (II, 15); et
dans la mesure oщ cet acte est empкchй, on compte comme fille de la luxure l'aveuglement
de l'esprit, selon cette parole de Daniel (13, 56): "La beautй t'a йgarй,
et le dйsir a perverti ton coeur." Le second acte est la dйlibйration sur
ce qu'il faut faire, que le dйsir supprime. Tйrence dit en effet dans l'Eunuque
(Act. I, 1, vers. 12): "La chose n'admet en soi nulle dйlibйration et
nulle mesure, tu ne peux la rйgler par la rйflexion", et il parle de
l'amour sensuel; а ce point de vue, on a l'irrйflexion. Le troisiиme acte est
le jugement sur, ce que l'on doit faire; et la luxure y met aussi obstacle. Il
est dit en effet en Daniel (13, 9): "Ils ont perverti leur esprit pour
ne pas se souvenir des justes jugements"; et а ce point de vue, on a
la prйcipitation, lorsque l'homme est portй au consentement de faзon
prйcipitйe, sans avoir attendu le jugement de la raison. Le quatriиme acte est
l'ordre d'agir, qui est aussi empкchй par la luxure en ce que l'homme ne
persiste pas dans ce qu'il a dйcidй, comme Tйrence le dit aussi dans l'Eunuque
(Act. I, 1, vers. 23): "Ces paroles", selon lesquelles tu dis que tu
vas te sйparer de ton amie, "une fausse petite larme en restreindra la
portйe", et а ce point de vue, on a l'inconstance. Par contre, du cфtй du dйsordre de l'affection,
deux choses sont а considйrer La premiиre est le dйsir du plaisir, vers lequel
la volontй se porte comme а fin; et а ce point de vue, on a l'amour de soi,
quand on dйsire pour soi de faзon dйsordonnйe le plaisir, et par opposition, la
haine de Dieu, dans la mesure oщ il dйfend le plaisir que l'on dйsire. L'autre
chose а considйrer, c'est le dйsir des choses grвce auxquelles on obtient cette
fin-lа; et а ce point de vue, on a l'attachement au monde prйsent, c'est-а-dire
а tout ce par quoi on parvient а la fin visйe, qui appartient а ce monde
prйsent; et par opposition, on a le dйsespoir du monde futur, parce que quand
on s'attache trop aux plaisirs charnels, on a davantage de mйpris pour les
spirituels. Solutions des objections: 1. L'impuretй est
placйe parmi les filles de la gourmandise, en tant que la souillure du corps a
une cause corporelle, c'est-а-dire l'abondance des humeurs, et non pas une
cause animale, а savoir le dйsir, qui relиve principalement de la luxure. 2. Il n'est pas
contraire а la notion de vice capital de naоtre de l'orgueil, d'oщ naissent
tous les vices. 3. Le dйsespoir est
cause de luxure de maniиre accidentelle, en tant qu'il йcarte l'espйrance de la
bйatitude future, en raison de laquelle on renonce а la luxure. Or l'origine
des vices capitaux n'est pas а chercher selon leurs causes accidentelles, mais
selon leurs causes propres.
QUESTION XVI: LES DЙMONS
ARTICLE 1: LES DЙMONS
ONT-ILS DES CORPS QUI LEUR SONT UNIS NATURELLEMENT?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 8, a. 1; II Somme contre les Gentils, c. 91; De
potentia, Question 6, a. 6; De spir. Creat., a. 5; De Subst. sep., c. 20.
Objections: Il semble que oui. 1. Saint Augustin dit
en effet, dans son Commentaire littйral de la Genиse (XI, 3): "Pour
l'esprit de la crйature rationnelle, c'est un bien de vivre et de vivifier un
corps, qu'il soit aйrien comme celui que vivifie l'esprit du diable lui-mкme ou
des dйmons, ou qu'il soit terrestre, comme celui que vivifie l'вme de l'homme.
Or le corps qui est vivifiй est uni naturellement а l'esprit qui le vivifie,
parce que la vie est chose naturelle. Donc les dйmons ont des corps aйriens qui
leur sont naturellement unis. 2. En outre, l'expйrience
rйsulte de souvenirs multiples, et elle est faite de sensations du passй, comme
on le dit au dйbut de la Mйtaphysique (1, 1); et de la sorte, partout oщ
il y a expйrience, il y a sensation; or celle-ci n'existe pas sans un corps qui
lui est naturellement uni, du fait que la sensation est l'acte d'un organe
corporel. Or, chez les dйmons, l'expйrience existe: saint Augustin dit en effet
dans son Commentaire littйral de la Genиse (II, 17) qu'ils connaissent
des vйritйs, en partie parce qu'ils sont douйs d'une intelligence plus fine, en
partie grвce а une expйrience plus habile, et en partie parce qu'ils les
apprennent des saints anges. Les dйmons ont donc des corps qui leur sont
naturellement unis. 3. En outre, Denys
dit dans les Noms Divins (IV, 23) que le mal chez les dйmons est "une
fureur dйraisonnable, un dйsir insensй et une imagination perverse". Or
ces trois йlйments appartiennent а la partie sensitive de l'вme, en laquelle se
trouvent l'imagination, l'irascible et le concupiscible; or la partie sensitive
n'existe pas sans corps. Donc les dйmons possиdent des corps qui leur sont
naturellement unis. 4. En outre, plus
celui qui est d'un ordre infйrieur est placй haut, plus il se rap proche de l'ordre
supйrieur; aussi est-il dit dans le Livre des Causes (19), que parmi les
intelligences, il y a celle qui est intelligence seulement, qui est infйrieure,
et celle qui est l'intelligence divine, qui est supйrieure; et parmi les вmes,
il y a celle qui est вme seulement, comme l'вme animale, et celle qui est вme
intellectuelle, comme l'вme humaine; et parmi les corps, il y a ce qui est
corps seulement et ce qui est corps animй. Aussi Denys dit-il dans les Noms
Divins (VII, 3) que "la divine sagesse unit les derniers parmi les
premiers а ceux qui ont le premier rang parmi les seconds". Or l'air est
un corps plus noble que la: terre. Donc, puisqu'il existe des corps terrestres
animйs, a bien plus forte raison y aura-t-il des corps aйriens animйs: et
ceux-lа, nous les appelons dйmons. 5. En outre, ce par
quoi une chose convient а une autre est plus capable de recevoir cette chose;
ainsi, si un corps opaque est йclairй par l'intermйdiaire d'un corps diaphane,
celui-ci est plus susceptible d'кtre йclairй. Or le corps terrestre de l'homme
ou d'un autre animal est vivifiй par les esprits vitaux qui sont des corps
aйriens. Donc le corps aйrien est plus susceptible de recevoir une вme que le
corps terrestre; et cela revient au mкme que prйcйdemment. 6. En outre, le
milieu participe а la nature des extrкmes. Or le corps le plus haut, c'est-а-dire
le corps cйleste, participe а la vie, puisqu'il est animй, selon les
philosophes; et de faзon similaire, mкme parmi les corps infйrieurs, c'est-а-dire
la terre, l'eau et la partie infйrieure de l'air, il y a certains corps animйs
ayant la vie; donc dans l'air mйdian aussi, il existe certains corps animйs
vivants. Or ceux-ci ne peuvent кtre que des dйmons, parce que les oiseaux ne
peuvent mon ter jusque-lа. Donc les dйmons sont des кtres animйs ayant des
corps qui leur sont naturellement unis. 7. En outre, ce qui
existe dans une crйature, par rapport а Dieu, existe en elle naturellement,
parce que la relation de la crйature а Dieu est fondйe dans la crйature. Or
saint Grйgoire dit dans les Morales (II, 13), que certes les esprits des
anges sont, par rapport а nos corps, des esprits, mais que "par rapport а
l'Esprit suprкme et sans limite, ce sont des corps"; et saint Jean
Damascиne dit dans la Foi (II, 3) que l'ange "est qualifiй d'incorporel
et d'immatйriel par rapport а nous; par rapport а Dieu, tout apparaоt en effet
grossier et matйriel, car Dieu seul est par essence incorporel et immatйriel".
Donc les dйmons ont des corps qui leur sont naturellement unis, puisqu'ils sont
de la mкme nature que les anges. 8. En outre, ce qui
est placй dans la dйfinition d'une chose lui est naturel, parce que la
dйfinition signifie la nature de la chose. Or le corps entre dans la dйfinition
du dйmon, car Calcidius dit, dans son Commentaire du Timйe (135): "Le
dйmon est un animal rationnel, immortel, sujet aux passions quant а l'вme, йthйrй
quant au corps", et Apulйe dit dans le Dieu de Socrate que les dйmons sont:
"Quant au genre, des animaux, quant а l'вme, sujets aux passions, quant а
l'esprit, douйs de raison, quant au corps, aйriens, quant au temps, йternels";
et saint Augustin le cite dans la Citй de Dieu (VIII, 16). Donc les
dйmons ont des corps qui leur sont naturellement unis. 9. En outre, tout ce
qui en raison de son corps subit l'action punitive du feu matйriel, a un corps
qui lui est naturellement uni. Or les dйmons sont dans ce cas, car saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (XXI, 10) que "le feu sera assignй
au supplice des hommes et des dйmons, parce qu'il existe des йlйments pervers
mкme dans les corps des dйmons". Donc les dйmons ont des corps qui leur
sont naturellement unis. 10. En outre, ce qui
appartient а une chose depuis le principe de sa crйation et toujours, lui
appartient naturellement. Or un corps appartient au dйmon depuis le principe de
sa crйation et toujours, car saint Augustin dit dans la Citй de Dieu
(IX, 10): "Le fait mкme que les hommes soient mortels par leur corps
relиve de la misйricorde d'un Dieu Pиre, a estimй Plotin, pour qu'ils ne soient
pas toujours soumis а la misиre de cette vie; l'iniquitй des dйmons a йtй jugйe
indigne de cette misйricorde, elle qui, dans la misиre d'une вme sujette aux
passions, n'a pas reзu un corps mortel comme les hommes, mais un corps йternel."
Donc les dйmons ont un corps qui leur est uni naturellement. 11. En outre, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (XI, 23): "Pour que nous
comprenions que les mйrites des вmes ne doivent pas se mesurer aux qualitйs des
corps, un dйmon dйtestable possиde un corps aйrien, tandis que l'homme a reзu
un corps d'argile, maintenant certes qu'il est mauvais, mais d'une malice de loin
plus petite et plus douce, et aussi avant son pйchй." Or l'homme a ce
corps d'argile naturellement uni а lui. Donc le dйmon a lui aussi un corps
aйrien naturellement uni а lui. 12. En outre, plus
une substance est parfaite, plus elle possиde ce qui est exigй de toute
nйcessitй а son opйration. Or l'вme humaine, qui est d'une nature infйrieure au
dйmon, a les organes corporels exigйs pour ses opйrations qui lui sont
naturellement unis. Donc, puisque les dйmons ont besoin de corps pour certaines
de leurs opйrations - sans quoi ils ne prendraient pas possession de corps -,
il semble qu'ils aient des corps qui leur sont unis. 13. En outre, des
biens plus nombreux valent mieux que des biens moins nombreux. Or le corps et l'esprit
sont des biens plus nombreux que l'esprit seulement. Donc, puisque l'homme qui est
d'une nature infйrieure est composй de corps et d'esprit, bien plus encore le
dйmon, qui est d'une nature supйrieure. 14. En outre, on ne
trouve aucune puissance autre que l'intelligence et la volontй qui soit sйparйe
des organes corporels. Or les dйmons exercent certaines opйrations sur les
corps infйrieurs, comme cela ressort de Job (1, 12 et 2, 7); et ils ne les font
pas par leur seule volontй, parce que c'est le propre de Dieu que la matiиre
corporelle lui obйisse au moindre signe, comme le dit saint Augustin, dans la
Trinitй (III, 8); et par consйquent, ils ne les font pas non plus par leur
seule intelligence, elle qui n'agit sur les choses extйrieures que par la
volontй; et de la sorte, les dйmons ont d'autres puissances opйratives que l'intelligence
et la volontй. Ils ont donc des corps qui leur sont naturellement unis. 15. En outre, rien ne
peut agir sur une chose а distance, а moins que sa force ne soit transmise par
un intermйdiaire. Or la puissance d'un esprit pur ne peut кtre transmise par un
intermйdiaire corporel, parce qu'un corps ne peut recevoir une force
spirituelle. Donc, puisque le dйmon agit sur des choses а distance, il semble
qu'il ne soit pas un esprit pur, mais un кtre composй de corps et d'esprit. 16. En outre, la
puissance imaginative ne va pas sans un organe corporel. Or il existe une
puissance imaginative chez les anges et chez les dйmons, car saint Augustin dit
dans son Commentaire littйral de la Genиse (XII, 22) que dans leur
esprit, ils forment а l'avance, par la connaissance des choses futures, les
images des choses corporelles. Donc les anges et les dйmons ont des corps qui
leur sont naturellement unis. 17. En outre, saint
Augustin dit dans le mкme livre (XII, 23) que "si quelque esprit s'empare
et se saisit d'une вme, celle-ci est emportйe vers la vision d'images
corporelles." Or l'вme ne pourrait pas voir les images des corps dans une
substance tout а fait spirituelle. Donc l'esprit de l'ange ou du dйmon qui s'empare
de l'вme a certains organes corporels dans lesquels ces images sont conservйes. 18. En outre, la
matiиre est cause de la multitude numйrique; or les anges et les dйmons mкmes
sont multiples numйriquement, car on trouve entre eux diffйrentes personnes; il
existe donc en eux une matiиre qui cause la pluralitй numйrique. Or telle est
la matiиre contenue sous des dimensions que, ces dimensions йtant йcartйes, la
substances est alors indivisible, comme on le dit dans les Physiques (I,
3); et de la sorte, la pluralitй numйrique ne pourra plus кtre causйe par la
division de la matiиre. Il existe donc dans les anges et les dйmons des
dimensions corporelles, et ainsi ils ont des corps qui leur sont naturellement
unis. 19. En outre, partout
oщ l'on trouve une propriйtй corporelle, on trouve aussi un corps. Or sortir et
se mouvoir sont la propriйtй des corps; et cela convient cependant aux dйmons,
car on dit en Job (1, 12) que Satan sortit de devant le Seigneur. Donc les
dйmons ont des corps qui leur sont naturellement unis. Cependant: 1) Aucun composй d'вme
et de corps n'est appelй esprit; aussi dit-on en Isaпe (31, 3): "L'Йgyptien
est un homme et non un dieu, et leurs chevaux sont chair et non esprit."
Or les dйmons sont appelйs esprits, comme cela ressort de ce texte (Mt., 12,
43): "Lorsque l'esprit impur est sorti d'un homme, etc." Les
dйmons n'ont donc pas de corps qui leur soient naturellement unis. 2) En outre, dйmons
et anges sont de mкme nature, car Denys dit dans les Noms Divins (IV,
23) que "les dйmons ne sont pas mauvais toujours et naturellement, mais ne
le sont que par la perte des biens angйliques". Or les anges sont incorporels,
comme lui-mкme le dit dans le mкme chapitre. Donc les dйmons eux non plus n'ont
pas de corps qui leur soient naturellement unis. 3) En outre, saint
Marc (5, 9) dit qu'au Seigneur qui demandait aux dйmons: "Quel est ton
nom ?", il rйpondit: "Lйgion, car nous sommes nombreux."
Or la lйgion contient, selon le commentaire de saint Jйrфme Sur saint Matthieu
(IV, 26), six mille six cent soixante-six hommes. Or il ne serait pas possible
que tant de dйmons se trouvent dans un seul corps humain, s'ils йtaient
corporels. Donc les dйmons n'ont pas de corps qui leur soient naturellement
unis. 4) En outre, saint
Jean Damascиne dit dans la Foi (II, 3) que les anges "ne sont ni
arrкtйs ni contenus, et ne peuvent кtre limitйs par les murs, les portes, les
barriиres et les scellйs". Or, s'ils avaient des corps qui leur soient
naturellement unis, ils pourraient кtre circonscrits par les portes et les
barriиres, du fait que plu sieurs corps ne peuvent se trouver ensemble dans un
mкme lieu; ou si la chose se produisait par division, il s'ensuivrait la mort
des dйmons. Donc les dйmons n'ont pas de corps qui leur soient naturellement
unis. Rйponse: Le fait que les dйmons aient des corps qui
leur soient naturellement unis, ou qu'ils n'en aient pas, n'a pas beaucoup d'importance
pour la doctrine de la foi chrйtienne. Saint Augustin dit en effet dans la
Citй de Dieu (XXI, 10): "Les dйmons ont eux aussi une sorte de corps,
comme l'ont cru des hommes savants, fait de cet air йpais et humide, dont nous
sentons le courant quand le vent s'йlиve. Si cependant quelqu'un affirmait que
les dйmons n'ont pas de corps, il ne faudrait pas se mettre en peine de la
chose, ni se disputer en une recherche laborieuse ou un dйbat opiniвtre."
Cependant, pour que la vйritй touchant cette question soit manifeste, il faut
examiner avec soin ce que certains se trouvent avoir pensй du corporel et de l'incorporel,
et des dйmons. Certains en effet qui, les premiers,
commencиrent а scruter les choses, ont estimй qu'il n'existait rien que des
corps, tels les premiers physiciens; et de leur opinion est dйrivйe l'erreur
des Manichйens qui ont avancй que mкme Dieu йtait une certaine lumiиre
corporelle, ce qui se produisit du fait qu'ils ne purent s'йlever au-dessus de
l'imagination par l'intelligence. Or on prouve avec йvidence que l'incorporel
existe, de par l'opйration mкme de l'intelligence, qui ne peut кtre l'opйration
d'un corps, comme on le prouve dans le livre de l'Ame (III, 1). Cette opinion йtant donc exclue, certains
ont avancй qu'il existe bien de l'incorporel, mais qu'il n'existe rien d'incorporel
qui ne soit uni а un corps, au point qu'ils avanзaient que Dieu mкme йtait l'вme
du monde, comme saint Augustin le rapporte de Varron dans la Citй de Dieu
(VII, 6). Mais cette opinion, Anaxagore l'a exclue par la force universelle qui
meut tout, йtablissant que l'intelligence qui meut tout doit nйcessairement
кtre dйgagйe de tout; et Aristote l'a exclue par la perpйtuitй du mouvement,
qui ne peut provenir que de l'infinie puissance du premier moteur: or une
puissance infinie ne peut exister en aucune grandeur aussi il conclut dans les
Physiques (VIII, 23) que le premier moteur est dйnuй de toute grandeur
corporelle. Quant а Platon, il l'a exclue par la voie de l'abstraction,
йtablissant que le bien et l'un, qui peuvent se comprendre sans notion de
corps, subsistent dans le premier principe sans corps. Aussi, йtant supposй que le premier
principe, qui est Dieu, n'est ni un corps ni uni а un corps, certains ont
avancй que cela est propre а Dieu seul, et que par contre, les autres
substances spirituelles sont unies а des corps; aussi Origиne dit-il, dans le
Peri Archon (I, 6), que "c'est le propre de Dieu seul qu'on puisse
comprendre son existence sans substance matйrielle, et sans aucune association
d'une adjonction corporelle". Mais cette position, elle aussi, est exclue
pour une raison йvidente. En effet, il arrive toujours que ce qui se trouve uni
а quelque chose, non selon sa raison propre mais selon autre chose, se trouve
sans elle ainsi, on trouve le feu sans le mйlange des autres йlйments qui ne
relиvent pas de sa nature propre mais on ne trouve pas d'accident sans
substance, parce qu'elle appartient а la notion propre d'accident; or il est
йvident que l'intelligence n'est pas unie au corps en tant qu'elle est
intelligence, mais selon d'autres puissances; aussi est-il йvident qu'il se
trouve d'autres intelligences sйparйes des corps. Et Dieu est au-dessus de l'intelligence. Ayant donc vu ce qui touche le corporel et
l'incorporel, il faut remarquer а propos des dйmons que les Pйripatйticiens,
disciples d'Aristote, n'ont pas йtabli qu'il existait des dйmons, mais ils
disaient que ce qui est attribuй aux dйmons provenait de la puissance des corps
cйlestes et des autres rйalitйs naturelles. Aussi saint Augustin dit-il dans la
Citй de Dieu (X, 11) qu'il a semblй а Porphyre que "c'est avec des
herbes, des pierres ou des кtres animйs et certains sons, ainsi que des voix,
des figures et des images, ou encore en observant certains mouvements des
astres dans la rotation du ciel, que des hommes se forgent sur la terre des
pouvoirs capables d'obtenir divers effets". Mais cela apparaоt йvidemment
faux, du fait qu'on trouve certaines actions des dйmons qui ne peu vent venir
en aucune maniиre d'une cause naturelle, par exemple qu'une homme possйdй du
dйmon parle une langue inconnue; et il se trouve beaucoup d'autres oeuvres des
dйmons, tant chez les possйdйs que dans les pratiques de nйcromancie, qui
peuvent venir uniquement d'une intelligence. C'est pourquoi d'autres philosophes encore
ont йtй forcйs d'admettre l'existence des dйmons. Parmi eux, Plotin, comme le
raconte saint Augustin dans la Citй de Dieu (IX, 11), "a dit que
les вmes des hommes sont des dйmons, et qu'en sortant des hommes, elles
deviennent des lares, s'ils ont bien mйritй, des lйmures ou des larves s'ils
ont dйmйritй, des mвnes si on ignore s'ils ont bien ou mal vйcu". Mais,
comme le dit saint Jean Chrysostome Sur saint Matthieu (8, 28): "Les
dйmons sortaient des tombeaux, voulant accrйditer une croyance pernicieuse,
а savoir que les вmes des morts deviennent des dйmons; de lа vient aussi que
beaucoup de devins ont tuй des enfants pour obtenir la coopйration de leur вme.
Mais cela n'a pas de sens qu'une puissance incorporelle puisse se changer en
une autre substance, а savoir que l'вme puisse se changer en la substance d'un
dйmon; et il n'est pas raisonnable non plus qu'une substance sйparйe de son
corps erre ici-bas: les вmes des justes, en effet, sont dans la main de Dieu
(Sagesse, 3, 1); celles des pйcheurs sont aussitфt йloignйes d'ici." Aussi, cette opinion йcartйe, d'autres ont
avancй, comme saint Augustin le raconte dans la Citй de Dieu (VIII, 14),
que "parmi tous les кtres animйs qui ont une вme raisonnable, il y a une
triple division en dieux, hommes et dйmons; ils disaient que les dieux avaient
des corps cйlestes, les dйmons des corps aйriens, les hommes des corps
terrestres" et c'est ainsi que Platon admettait, en dessous des substances
intellectuelles entiиrement sйparйes d'un corps, ces trois ordres de substances
unies а un corps. Mais pour ce qui regarde les dйmons, il
semble que cette position soit impossible, premiиrement parce que l'air йtant
un corps identique dans sa totalitй et dans ses parties, il est nйcessaire que
si certaines parties de l'air sont tenues pour animйes, tout l'air soit animй,
ce qui est йvidemment faux, car on ne trouve aucune opйration vitale, ni par
mouvement, ni par rien d'autre dans tout l'ensemble de l'air. Deuxiиmement,
parce que tout corps animй infйrieur est organisй en vue des diverses
opйrations de l'вme, et il ne peut y avoir de corps organisй que s'il est en
soi limitй et a une certaine configuration, et cela ne convient pas а l'air;
aussi aucun corps aйrien ne peut кtre animй, surtout parce que s'il n'est pas
limitй en soi, il ne pourrait кtre distinguй de l'air environnant.
Troisiиmement, comme la forme n'est pas en vue de la matiиre, mais que c'est
plutфt le contraire, l'вme n'est pas unie а un corps parce que c'est tel corps,
mais c'est plutфt le corps qui est uni а l'вme parce qu'il est nйcessaire а une
certaine opйration de l'вme, c'est-а-dire pour la sensation ou un mouvement
quelconque; or le mouvement d'une certaine partie de l'air n'est pas nйcessaire
а la gйnйration des choses, comme l'est le mouvement des corps cйlestes, que
certains tiennent pour animйs, aussi une substance spirituelle serait unie а un
corps aйrien а la seule fin de le mouvoir. Il reste donc que le corps serait uni а l'вme
principalement en vue de la sensation, comme cela se produit aussi pour nous.
Aussi les Platoniciens ont-ils admis que les dйmons йtaient des кtres animйs а
l'esprit passif; ce qui relиve de la partie sensible. Mais la sensation ne peut
exister sans le toucher, qui est le fondement de tous les autres sens; aussi
lorsqu'il se corrompt, l'animal se corrompt aussi; or l'organe du toucher ne
peut кtre un corps aйrien, ni quelque corps simple, comme on le prouve au livre
de l'Ame (III, Il). Aussi reste-t-il que nul corps aйrien ne peut кtre
animй: et c'est pourquoi nous disons que les dйmons n'ont pas de corps qui leur
soient naturellement unis. Solutions des objections: 1. Ici, et dans
beaucoup d'autres endroits, saint Augustin parle des corps des dйmons selon ce
qu'en ont pensй certains hommes savants, а savoir les Platoniciens, comme il
ressort de l'autoritй mentionnйe plus haut. 2. L'expйrience
appartient en propre au sens. En effet, bien que l'intelligence connaisse non
seulement les formes sйparйes, comme les Platoniciens l'ont admis, mais aussi
les corps, elle ne les connaоt pourtant pas tels qu'ils sont hic et nunc,
ce qui est au sens propre en avoir l'expйrience, mais elle les connaоt selon
une raison commune: mais le terme d'expйrience est appliquй aussi а la connaissance
intellectuelle, de mкme que les termes de sens tels que la vue et l'ouпe.
Toutefois, rien n'empкche de dire que saint Augustin admet l'expйrience chez
les dйmons, en suivant l'opinion qu'ils ont des corps, et par consйquent la
sensation. 3. Il est assez
probable que Denys, qui suivit en bien des cas la pensйe des Platoniciens, ait
estimй avec eux que les dйmons йtaient des кtres animйs ayant un appйtit et une
connaissance sensibles. On peut dire cependant que fureur et dйsir chez les
dйmons sont pris dans un sens mйtaphorique, en raison de la similitude d'opйration,
non en tant qu'ils impliquent certaines passions de la partie sensible, qui
relиvent des puissances irascible et concupiscible, car on les attribue aussi,
de la mкme faзon, aux saints anges, comme cela ressort de ce que dit saint
Augustin dans la Citй de Dieu (IX, 5), et Denys dans la Hiйrarchie
Cйleste (11, 4); et de mкme, l'imagination, qui reзoit son nom de la vision,
comme on le dit dans le livre de l'Ame (II, 30), est attribuйe mйtaphoriquement
aux dйmons, comme aussi la vue est attribuйe а l'intelligence. 4. Bien que l'air
soit un corps plus noble que la terre, cependant l'air et tous les autres
йlйments jouent le rфle d'une matiиre dans les corps mixtes; aussi la forme d'un
corps mixte est-elle plus noble que la forme d'un йlйment. Et pour cette
raison, comme l'вme est la plus noble des formes, elle ne peut кtre la forme d'un
corps aйrien, mais seulement d'un corps mixte, dans lequel la terre et l'eau
sont plus abondantes quantitativement en sorte que se rйalise un mйlange
йquilibrй. 5. L'вme est en
rapport avec le corps d'une double maniиre d'une part comme sa forme, et alors
l'esprit qui est un corps aйrien ne sert pas d'intermйdiaire entre l'вme et le
corps mixte terrestre, mais l'вme est unie immйdiatement au corps mixte comme
sa forme. L'вme est en rapport avec le corps animй d'une autre faзon, comme ce
qui le meut, et dans ce rapport, un corps aйrien, а savoir l'esprit, vient
comme intermйdiaire entre l'вme et le corps animй; et parce que le rapport а la
forme prйcиde celui au mouvement, il en rйsulte que le corps mixte terrestre
est susceptible de recevoir une вme en prioritй par rapport au corps aйrien. 6. A supposer que les
corps cйlestes soient animйs, comme certains l'ont avancй, il n'est pas
nйcessaire pour autant qu'il y ait des corps animйs dans la rйgion mйdiane: les
corps infйrieurs en effet, ramenйs а une position moyenne grвce au mйlange, ont
du point de vue de l'exclusion d'un йlйment contraire, une ressemblance avec les
corps cйlestes plus grande que celle des corps simples comme le feu et l'air,
entre lesquels les contraires surabondent. 7. Il est possible
que, sur ce point, saint Jean Damascиne ait suivi Origиne en croyant que les
anges et les dйmons aient eu des corps qui leur fussent naturellement unis, en
raison desquels ils sont dits esprits par rapport а nous, mais corporels par
rapport а Dieu. On peut dire cependant que corporel est pris par lui et par
saint Grйgoire pour composй, en sorte que leurs paroles ne donnent а entendre
rien d'autre, si ce n'est que les anges et les dйmons sont simples par rapport
а nous, tandis que par rapport а Dieu ils sont composйs. 8. Cette dйfinition
est donnйe d'aprиs les positions des Platoniciens. 9. Saint Augustin
parle ici encore selon les Platoniciens; aussi dit-il, au mкme endroit: "comme
l'ont cru des hommes savants". 10. Saint Augustin
rйfute ici les Platoniciens, qui avanзaient que le culte de la divinitй doit
кtre rendu en raison de l'йternitй des corps: saint Augustin se sert de leur
position pour les rйfuter, montrant que si les dйmons ont des corps incorruptibles,
ils n'en sont que plus misйrables, puisqu'ils sont sujets aux passions par leur
вme. 11. Saint Augustin
rйfute ici Origиne, qui avanзait que les divers esprits ont reзu des corps plus
ou moins nobles, selon la diversitй des mйrites; et d'aprиs cette opinion, il
faudrait que les dйmons, dont la malice est plus grande, aient des corps plus
grossiers que les hommes. 12. L'вme a,
naturellement unis а elle, les organes corporels qui sont exigйs pour ses
opйrations naturelles; or apparaоtre aux hommes n'est pas une opйration
naturelle aux dйmons, ni aucune autre opйration pour laquelle est requis un
organe corporel; aussi n'est-il pas nйcessaire que les dйmons aient des corps
qui leurs soient unis naturellement. 13. Des biens plus
nombreux valent mieux que des biens moins nombreux, pourvu toutefois qu'ils
soient tous du mкme ordre; cependant, ce qui possиde en un seul bien toute la
perfection de sa bontй, comme Dieu, est de loin meilleur que ce qui a une bontй
partagйe entre diverses parties; et а ce point de vue, l'ange, qui est
totalement esprit de par sa nature, est meilleur que l'homme, composй de corps
et d'esprit. .14. Chez l'ange ou le dйmon, si on les
tient pour incorporels, il n'existe pas d'autre puissance ni d'autre opйration
que l'intelligence et la volontй; aussi Denys dit-il dans les Noms Divins
(IV, 1) que "toute leur substance, leurs puissances et leurs opйrations
sont intellectuelles". Il faut en effet que la puissance et l'opйration de
toute chose suivent sa nature; or l'ange n'est pas intelligence selon une
partie de lui-mкme, comme est l'вme, mais il est intellectuel selon sa nature
tout entiиre, aussi nulle vertu ou puissance ne peut exister chez l'ange qui ne
relиve de la connaissance ou de l'appйtit intellectuels. Mais il n'est pas
inconvenant que les anges mettent en mouvement certains corps par le seul ordre
de leur volontй, du moins pour un mouvement local: nous voyons en effet l'вme
humaine mouvoir le corps qui lui est uni par la seule intelligence et la seule
volontй; or plus une substance intellectuelle est йlevйe, plus universel est
son pouvoir moteur; aussi une substance intellectuelle sйparйe d'un corps
peut-elle mouvoir par l'ordre de sa volontй un corps qui ne lui est pas uni, et
ce d'autant plus que la substance intellectuelle sera plus йlevйe, au point que
l'on dit que les corps cйlestes eux-mкmes sont mus par le ministиre de certains
anges. Mais c'est le propre de Dieu seul que la matiиre corporelle lui obйisse
au moindre signe pour recevoir les formes. 15. L'ange n'agit pas
immйdiatement sur un corps distant de lui, parce que comme le dit saint Jean
Damascиne, l'ange agit lа oщ il est; pourtant, en utilisant certains corps qu'il
meut localement par le seul ordre de sa volontй, et dont la puissance se rйpand
alentour, il agit sur des corps distants de lui, comme il se sert aussi de la
puissance des choses corporelles pour obtenir des effets corporels, comme le
dit saint Augustin dans la Trinitй (III, 8). 16. Saint Augustin ne
dit pas cela en affirmant, mais en doutant, ce qui ressort de sa faзon mкme de
parler. Il dit en effet dans son Commentaire littйral de la Genиse (XII,
22): "De quelle maniиre ces choses vues viennent-elles dans l'esprit de l'homme,
y sont-elles formйes originairement, ou y sont-elles intro duites dйjа formйes,
et vues а la faveur d'une sorte de rencontre ? Ainsi, les anges montreraient
aux hommes leurs propres pensйes, et les images des choses corporelles qu'ils
forment а l'avance dans leur esprit par la connaissance des choses futures ? Il
est а la fois bien difficile de le savoir, et а supposer qu'on le sыt, il
serait bien ardu de l'exposer et de l'expliquer." Or la premiиre partie du
texte est plus vraie, а savoir que les anges forment dans l'imagination des
hommes les images des choses qu'ils leur montrent; par contre, il ne semble pas
conforme а la raison qu'ils forment eux-mкmes ces images dans leur esprit, et
que l'esprit de l'homme les voient formйes en eux. 17. Aussi la rйponse
а l'objection 17 est-elle йgalement йvidente. 18. La matiиre
soumise aux dimensions est principe de distinction numйrique pour les кtres
parmi lesquels on trouve de nombreux individus d'une espиce unique, car ceux-ci
ne se distinguent pas selon la forme; mais chez les anges, il y a а la fois
distinction des espиces et des individus, parce qu'on ne trouve pas chez eux
plusieurs individus d'une mкme espиce, comme on l'a montrй ailleurs. 19. Les anges ne sont
pas dans un lieu corporellement; aussi ce qui concerne le mouvement local n'a
pas non plus le mкme sens pour les anges et pour les corps. Quant aux objections contraires, on
pourrait rйpondre, si l'on soutenait que les dйmons ont des corps aйriens: 1)
Les dйmons ne sont pas assujettis а leurs corps comme nous, mais que plu tфt
ils ont un corps qui leur est soumis, comme le dit saint Augustin dans son Commentaire
littйral de la Genиse; aussi les dйmons peuvent-ils кtre appelйs esprits
davantage que nous, bien qu'ils aient des corps qui leur sont naturellement
unis, surtout parce que l'air lui-mкme est appelй esprit. 2) Denys a voulu que
les anges supйrieurs soient absolument incorporels, comme les Platoniciens l'ont
avancй eux aussi. Or il peut se faire qu'il n'ait pas estimй que les dйmons fassent
partie de ces anges supйrieurs, mais des anges infйrieurs qui ont des corps qui
leur sont naturellement unis; aussi saint Augustin dit-il, dans son Commentaire
littйral de la Genиse (III, 10): "Plusieurs d'entre nous pensent que
les dйmons n'йtaient pas au nombre des anges cйlestes ou supracйlestes.";
et saint Jean Damascиne dit que leur prince prйsidait а l'ordre terrestre". 3) Aussi la rйponse а
l'objection 3 est-elle йgalement йvidente. 4) De mкme que l'air,
йtant un corps, ne peut se trouver avec un autre corps dans un mкme lieu, sans
qu'il soit pour autant renfermй par des barriиres ou des portes, parce qu'il
peut sortir par les fissures les plus petites, de mкme on peut en dire autant
des corps des dйmons, d'autant plus qu'il n'est pas nйcessaire d'avancer que c'est
un grand corps qui leur est naturellement uni.
ARTICLE 2: LES DЙMONS
SONT-ILS MAUVAIS PAR NATURE, OU PAR VOLONTЙ?
Lieux parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: III Contra Gentiles, c 107 la Q 63 articles
1 4 De Subst. sep. c 20 De div. Nom., c. 4, lect. 19.
Objections: Il semble que les dйmons soient mauvais
non par volontй, mais par nature. 1 Chez le dйmon en effet puisqu il est une
substance intellectuelle sйparйe du corps il n existe que l'appйtit
intellectuel qu on appelle la volontй. Or l'appйtit intellectuel ne se porte
que sur le bien absolument parlant comme on le dit dans la Mйtaphysique
(XI, 7) or personne ne devient mauvais en dйsirant ce qui est bien absolument
parlant donc le dйmon n a pu devenir mauvais par sa propre volontй. Il est donc
mauvais naturellement 2 De plus rien de ce qui n'est pas naturel
n'est dans une chose de faзon immuable chaque chose en effet laissйe a elle
mкme revient а sa nature propre Mais la malice demeure de faзon immuable chez
les dйmons Donc elle est en eux de par la nature. 3. Mais on peut dire
que la cause de cette immutabilitй est la volontй du dйmon. - On objecte а cela
qu'un effet immuable ne peut venir d'une cause changeante. Or la volontй du
dйmon est changeante, autrement il n'aurait pu devenir mauvais, de bon qu'il
йtait, par sa propre volontй; donc la malice immuable du dйmon ne peut venir de
sa volontй. Donc elle vient de sa nature. 4. En outre, toute
puissance ne peut tendre qu'а son objet propre ainsi, la vue ne peut voir que
le visible; or l'objet de la volontй, c'est le bien qui est connu donc la
volontй ne peut tendre vers quelque chose sans la saisir sous la raison de
bien. Donc, de deux choses l'une: ou c'est un vrai bien, et dans ce cas, la
volontй ne devient pas mauvaise en le voulant, ou ce ne sera pas un vrai bien,
et dans ce cas, la connaissance sera fausse; celui donc dont la connaissance ne
peut кtre fausse ne peut avoir non plus une volontй mauvaise. Or la
connaissance du dйmon ne se fait que par l'intellect, en qui l'erreur ne peut
arriver en effet, saint Augustin dit dans les Quatre-Vingt-Trois Questions
(32) que celui qui ne comprend pas le vrai ne comprend rien, et le Philosophe
dit dans le livre de l'Вme (III, 9) que l'intellect est toujours juste,
aussi il n'arrive pas qu'on se trompe sur les premiers principes, qui sont
saisis par l'intellect. Donc la volontй du dйmon ne peut pas non plus devenir
mauvaise. 5. En outre, l'erreur
ne se produit dans notre intellect que du fait qu'il compose et divise, et cela
aussi dans la mesure oщ en raisonnant, la raison est brouillйe par l'imagination.
Mais l'intellect d'une substance sйparйe du corps ne comprend pas en composant
et en divisant, ni en raisonnant, ni en partant d'une image qui n'existe pas
sans un corps; donc le dйmon, qui est une substance sйparйe du corps, ne peut
se tromper pour ce qui est de l'intellect. Et ainsi йgalement, il semble que sa
volontй ne puisse devenir mauvaise. 6. En outre, la
substance de l'intelligence et son opйration sont au-dessus du temps, et dans
une durйe d'йternitй. Or les choses de ce genre sont immuables. Donc, puisque
le dйmon est une substance intellectuelle, son opйration ne peut passer du bien
au mal selon une opйration de sa volontй. 7. En outre, Denys
dit dans les Noms Divins (IV, 20) que le mal est une corruption du bien.
Or la corruption ne se trouve pas dans les кtres qui sont dйpourvus de
contraire, comme dans les corps cйlestes, mais seulement en ceux qui ont un
contraire, а savoir dans les йlйments et leurs composйs; or on trouve bien une
opposition de contrariйtй dans la raison, du fait qu'elle peut se porter sur
les contraires, mais non dans l'intellect, qui se fixe dans un seul acte; aussi
a-t-il vis-а-vis de la raison le mкme rapport que le centre vis-а-vis du cercle
et que l'instant vis-а-vis du temps, comme le dit Boиce dans la Consolation
(IV, 6). Donc le mal du pйchй volontaire ne peut exister chez les dйmons, qui
ne sont pas des substances rationnelles comme les hommes, mais des substances
intellectuelles comme les anges. 8. En outre, les
substances spirituelles sont plus nobles que les corps cйlestes. Or l'erreur ne
peut se produire dans le mouvement des corps cйlestes. Donc bien moins encore
dans le mouvement volontaire d'une puissance spirituelle. 9. En outre, l'homme
peut devenir mauvais de par sa volontй, parce qu'il peut dйsirer une chose
bonne pour lui selon sa nature sensible, et mauvaise pour lui selon sa nature
intellectuelle. Mais cela n'a pas lieu chez le dйmon, parce qu'il n'est pas
composй comme l'homme d'un esprit et d'un corps. Le dйmon n'a donc pas pu
devenir mauvais par sa propre volontй. 10. En outre, on dit
dans le Livre des Causes (13) que "lorsque la substance
intellectuelle connaоt son essence, elle connaоt les autres choses, et quand
elle connaоt les autres choses, elle connaоt son essence"; donc par une
seule chose connue elle connaоt tout; il ne peut donc pas se produire que dans
un objet dйsirable elle considиre la circonstance selon laquelle il est bon, et
n'en considиre pas une autre selon laquelle il est mauvais. Or la malice de la
volontй paraоt venir du fait qu'on considиre un objet comme bon sous un certain
rapport, et qu'on ne le considиre pas comme йtant mauvais absolument. Donc il
semble que pour une substance intellectuelle, genre auquel le dйmon appartient,
il ne puisse y avoir de malice dans la volontй. 11. En outre, la
malice de la volontй consiste а dйtruire la vertu par excиs ou par dйfaut. Or,
au sujet du vrai, qui est le bien que dйsire la substance intellectuelle, il ne
peut exister d'excиs, parce que, plus une chose est vraie, meilleure elle est.
Donc il n'existe pas de malice de la volontй chez les dйmons. 12. En outre, si le
dйmon est devenu mauvais par sa volontй, ou sa volontй a failli, ou elle n'a
pas failli. Or on ne peut pas dire qu'il est devenu mauvais sans que sa volontй
ait failli, parce qu'une telle volontй est l'arbre bon qui ne peut porter de
mauvais fruits, comme il est dit en saint Matthieu (7, 18); mais si sa volontй
a failli, cette dйfaillance par rapport au bien est un certain mal, comme le
dit Denys dans les Noms Divins (IV, 24); et alors on cherchera de
nouveau si ce mal-lа est causй par une dйficience volontaire, et ainsi de
suite. Comme donc on ne peut remonter ici а l'infini, il semble que la cause
premiиre de la malice du dйmon ne soit pas sa volontй, mais bien plus sa
nature. 13. En outre, la
volontй de l'homme est poussйe au mal par trois causes: la chair, le monde et
le diable. Or la volontй du dйmon n'est pas mue par elles. Il n'est donc pas
devenu mauvais par volontй. 14. En outre, la
grвce avec la nature est plus puissante que la nature seule; or, si la grвce
avec la nature n'abonde pas, elle rйgresse, parce que la charitй progresse ou
recule, comme le dit saint Bernard; donc, bien plus encore, si la nature seule
ne progresse pas, elle recule. Or la nature du dйmon ne pouvait pas progresser
par soi. Reculant donc par nйcessitй, il est devenu mauvais; ce n'est donc pas
par volontй, mais par nature. 15. En outre, ce qu'une
rйalitй possиde dиs le dйbut de sa crйation, elle le possиde naturellement. Or
le dйmon a pu кtre mauvais au premier instant de sa crйation: cela semble
possible du fait que la lumiиre corporelle et certaines autres crйatures
peuvent avoir leur acte dиs le premier instant oщ elles commencent а exister;
bien plus, l'вme de l'enfant est viciйe dиs le premier instant oщ elle est
crййe. Donc le dйmon est mauvais naturellement. 16. En outre, il y a
une double opйration de Dieu, la crйation et le gouvernement. Or il ne rйpugne
pas а la bontй de celui qui gouverne que quelque mal soit soumis а son
gouvernement. Il ne rйpugne donc pas а la bontй du crйateur que quelque mal
soit crйй par lui, et ainsi il a pu crйer le dйmon mauvais, et celui-ci serait
alors naturellement mauvais, parce que ce qui se trouve dans un кtre de par sa
crйation, se trouve en lui naturellement. 17. En outre, qui
peut le tout peut aussi la partie. Or Dieu peut enlever а l'ange juste а la
fois la nature et la justice, en le rйduisant au nйant; il a donc pu aussi
priver dиs le dйbut un ange de la justice; il a donc pu le faire mauvais. Et de
la sorte, celui-ci serait mauvais naturellement, parce que pour chaque кtre ce
qui vient de Dieu lui est naturel. 18. En outre, chez
certains hommes, il y a, provenant de leur corps, une inclination naturelle au
mal; ainsi, certains sont naturellement emportйs ou luxurieux. Or les dйmons,
selon certains, ont des corps qui leur sont naturellement unis. Ils peuvent
donc, а ce point de vue, кtre naturellement mauvais. Cependant: 1) Denys dit que "les
dйmons ne sont pas mauvais par nature". 2) En outre, ce qu'on
possиde de faзon naturelle, on le possиde toujours. Or le dйmon fut bon
autrefois, selon ce texte d'Йzйchiel (28, 12-13): "Tu йtais plein de
sagesse dans les dйlices du paradis." Il n'est donc pas naturellement
mauvais. 3) En outre, sur se
verset du Psaume (68, 5): "Ce que je n'ai pas pris, je le rendais
alors", la Glose dit que le diable voulut s'emparer de la divinitй;
saint Anselme dit aussi dans la Chute du Diable (3) qu'il a dйsertй la justice
en voulant ce qu'il -ne devait pas vouloir. Donc c'est volontairement qu'il est
mauvais, non par nature. Rйponse: On dit que quelque chose est mauvais de
deux maniиres: d'abord parce que c'est mauvais en soi, comme le vol et l'homicide;
et c'est mauvais de faзon absolue; d'une autre maniиre, on dit que quelque
chose est mauvais pour quel qu'un, et rien n'empкche que cela soit bon de faзon
absolue, et mauvais sous un certain rapport; ainsi la justice, qui est bonne en
soi et de faзon absolue, se change en mal pour le voleur qu'elle punit. Et
lorsque nous disons qu'une chose est naturellement mauvaise, on peut l'entendre
de deux maniиres: d'abord en ce sens que le mal serait sa nature, ou quelque
chose de sa nature, ou bien un accident propre qui suit sa nature; on peut dire
qu'une chose est naturellement mauvaise d'une autre maniиre, parce qu'il y a en
elle une inclination naturelle au mal: ainsi certains hommes sont naturellement
emportйs ou poussйs а la convoitise en raison de leur constitution. Selon la premiиre maniиre, rien n'empкche
donc qu'une chose soit naturellement mauvaise pour les rйalitйs qui ont avec
elle une contrariйtй naturelle: le feu en effet est bon en soi, mais il est
naturellement mauvais pour l'eau, parce qu'il la fait disparaоtre, et
inversement; et pour la mкme raison, le loup est naturellement mauvais pour la
brebis. Mais qu'une chose soit de cette mкme maniиre mauvaise en soi
naturellement, c'est impossible. Cela implique en effet une contradiction, car
une chose est dite mauvaise du fait qu'elle est privйe d'une perfection qui lui
est due. Or toute chose est parfaite dans la mesure oщ elle atteint а ce qui
convient а sa nature; et c'est de cette maniиre que Denys prouve abondamment,
dans les Noms Divins (IV, 23), que les dйmons ne sont pas naturellement
mauvais. Si on appelle une chose mauvaise de la
seconde maniиre, parce qu'il existe en elle une inclination naturelle au mal,
mкme alors il ne revient pas non plus aux dйmons d'кtre naturellement mauvais.
Si en effet les dйmons sont des substances intellectuelles sйparйes des corps,
il ne peut y avoir d'inclination naturelle au mal en eux pour une double
raison: d'abord, parce que le dйsir est une inclination de l'кtre qui dйsire;
or, dans les substances intellectuelles en tant que telles, se trouve le dйsir
du bien absolument parlant, aussi toute inclination naturelle est chez elles
tournйe vers le bien absolument parlant; la nature inclinant vers ce qui lui
est semblable, comme toute chose est bonne selon sa nature, comme on l'a montrй,
il en rйsulte que l'inclination naturelle ne peut porter que sur quelque bien;
pourtant, pour autant qu'il arrive que ce bien soit un bien particulier et s'oppose
au bien absolument parlant, ou mкme au bien particulier d'un autre, l'inclination
naturelle se porte alors vers le mal absolument parlant, ou vers ce qui est mal
pour un autre; ainsi, si l'inclination de la concupiscence est immodйrйe, elle
qui se porte vers ce qui est dйlectable aux sens, ce qui est un bien parti
culier, elle s'oppose au bien de la raison, qui est le bien absolument parlant. Aussi est-il йvident que chez les dйmons,
s'ils sont des substances intellectuelles, il ne peut y avoir d'inclination
naturelle au mal absolument parlant, parce que l'inclination de toute nature
est orientйe vers ce qui lui est semblable, et par consйquent, vers ce qui lui
convient et qui est bon pour elle. Or quelque chose n'est mal absolument
parlant que parce qu'il est un mal en soi, comme on l'a dit. Il reste donc que
tout ce qui possиde une inclination naturelle au mal absolument parlant est
composй de deux natures dont l'infйrieure a une inclination pour un bien
particulier qui convient а la nature infйrieure et qui s'oppose а la nature
supйrieure, selon laquelle se prend le bien absolument parlant; ainsi, il
existe chez l'homme une inclination naturelle vers ce qui convient aux sens
charnels, contre le bien de la raison; or cela ne se produit pas chez les
dйmons, s'ils sont des substances intellectuelles et simples, sйparйes des
corps. Si par contre, ils ont des corps qui leur
sont naturellement unis, mкme alors, il ne peut exister chez eux une
inclination naturelle au mal, si on considиre dans sa totalitй la "race"
des dйmons; d'abord, parce que, comme toute la matiиre est pour la forme, il n'est
pas possible que toute la matiиre d'une espиce ait une rйpugnance naturelle
pour son bien formel, mais cela se produit peut-кtre chez un petit nombre, en
raison de quelque corruption; aussi n'est-il pas possible qu'il y ait
universellement chez les dйmons une inclination au mal provenant de la nature
de leurs corps. Deuxiиmement, parce que, comme le dit saint Augustin dans son Commentaire
littйral de la Genиse, les dйmons ne sont pas soumis а leurs corps comme
nous, mais ils se les soumettent et les transforment en la forme qui leur plaоt;
aussi, en raison de leurs corps, il ne pourrait y avoir en eux une inclination
qui les йcartвt beaucoup du bien. Ainsi donc, il est йvident que les dйmons ne
sont nullement mauvais par nature; il reste donc qu'ils sont mauvais par
volontй. Il reste а considйrer de quelle maniиre
cela se passe. Il faut donc savoir que l'appйtit n'est rien d'autre qu'une
inclination vers ce qui plaоt; et de mкme que l'appйtit naturel suit la forme
naturelle, de mкme les appйtits sensitif et rationnel ou intellectuel, suivent
une forme saisie, car ils ne se portent que sur le bien saisi par le sens ou l'intelligence;
le mal dans l'appйtit ne peut donc pas se produire du fait qu'il ne serait pas
en accord avec la connaissance qu'il suit, mais du fait qu'il n'est pas en
accord avec une rиgle supйrieure. C'est pourquoi il faut examiner si cette
connaissance que suit l'inclination d'un appйtit de ce genre peut кtre dirigйe
par quelque rиgle supйrieure. S'il n'existe pas, en effet, de rиgle
supйrieure qui doive la diriger, il est alors impossible que le mal existe dans
un tel appйtit. Et cela se produit effectivement dans deux cas: en effet, la
connaissance de l'animal sans raison n'a pas de rиgle supйrieure qui doive la
diriger, et c'est pourquoi le mal ne peut exister dans son appйtit: il est bien
en effet qu'un tel animal soit poussй au dйsir ou а la colиre selon la forme
sensible qu'il connaоt; aussi Denys dit-il dans les Noms Divins (IV, 25)
que le bien du chien est d'кtre furieux. Pareillement aussi, l'intellect divin
n'a aucune rиgle supйrieure qui puisse le diriger; et c'est pourquoi, en son
appйtit ou sa volontй, le mal ne peut exister. Mais chez l'homme, il existe une double
connaissance qui doit кtre dirigйe par une rиgle supйrieure: car la raison doit
diriger la connaissance sensible, et la connaissance de la raison doit кtre
dirigйe par la sagesse ou par la loi divine. C'est donc d'une double maniиre
que le mal peut exister dans l'appйtit de l'homme: d'une premiиre maniиre,
parce que la connaissance sensible n'est pas rйglйe par la raison, et а ce
point de vue, Denys dit dans les Noms Divins (IV, 32) que le mal de l'homme,
c'est d'aller contre la raison; d'une autre maniиre, parce que la raison
humaine doit кtre dirigйe selon la sagesse et la loi divine, et а ce point de
vue, saint Ambroise dit que le pйchй est une transgression de la loi divine. Mais dans les substances sйparйes des
corps, il existe une seule connaissance, la connaissance intellectuelle, qui
doit кtre dirigйe par la rиgle de la sagesse divine; et c'est pourquoi le mal
peut exister dans leur volontй, du fait qu'elle ne suit pas l'ordre de la rиgle
supйrieure, а savoir de la sagesse divine. Et c'est de cette maniиre que les
dйmons sont devenus mauvais par volontй. Solutions des objections: 1. Comme le dit saint
Augustin dans la Nature du Bien (IV), le mal est non seulement la
privation de la forme spйcifique, mais encore la privation de la mesure et de l'ordre.
Aussi est-ce d'une double maniиre que le pйchй peut exister dans la volontй: d'une
premiиre maniиre, parce que la volontй tend vers ce qui est mauvais absolument
parlant, parce que manquant d'une forme spйcifique bonne, ainsi quand on
choisit le vol ou la fornication; d'une autre maniиre, lors qu'on veut ce qui
est bon absolument parlant et en soi, par exemple prier ou mйditer, sans
cependant y tendre conformйment а l'ordre de la rиgle divine. En consйquence,
il faut donc dire que le mal premier de la volontй du dйmon ne vint pas de ce
qu'il voulait le mal absolument parlant, mais parce qu'il a voulu une chose
bonne absolument et qui lui convenait, sans cependant suivre la direction de la
rиgle supйrieure, c'est-а-dire de la sagesse divine; comme le dit Denys dans les
Noms Divins (IV, 23): "Pour les dйmons, le mal est de se dйtourner",
а savoir de la rиgle supйrieure, "et c'est de dйpasser ce qui leur
convenait", parce qu'ils ont voulu obtenir le bien qui leur convenait sans
кtre rйglйs par une rиgle supйrieure, ce qui dйpassait leur rang. 2. Une chose peut
exister dans une autre de faзon immuable d'une double maniиre: d'une premiиre
maniиre, en raison d'une cause positive, et alors il est impossible que ce qui
est contre nature soit immuable, parce que ce qui est en dehors de la nature a
un rapport accidentel а la chose; aussi est-il possible que cela en soit
absent. D'une autre maniиre, cela peut se produire en raison d'une cause
privative, et alors rien n'empкche que ce qui est dans la chose de faзon
immuable soit contre nature, parce qu'un principe naturel peut кtre supprimй de
faзon irrйparable; ainsi la cйcitй est contraire а la nature de l'animal, et
elle existe cependant de faзon immuable, par suite du manque irrйparable de la
vue. C'est donc ainsi que la malice se trouve de faзon irrйparable chez les
dйmons, en raison de la perte de la grвce. 3. Une cause
changeante ne peut pas produire un effet immuable de faзon positive, mais elle
le peut de faзon privative; ainsi, par la volontй d'un homme, est causйe la
cйcitй immuable d'un autre. 4. Selon saint
Augustin dans la Nature du Bien (IV) le mal ne consiste pas seulement
dans la privation de la forme spйcifique, mais encore dans celle de la mesure
et de l'ordre; aussi le mal dans l'acte de volontй vient non seulement de l'objet
qui donne l'espиce а l'acte, du fait qu'on veut le mal, mais encore de ce qu'on
se soustrait а la mesure ou а l'ordre qui sont dus а l'acte lui-mкme, par
exemple lorsque quelqu'un, alors mкme qu'il veut le bien, ne respecte pas la
mesure et l'ordre qui sont dus. Et tel fut le pйchй du dйmon, qui l'a rendu mauvais;
en effet, il n'a pas dйsirй quelque mal, mais un certain bien lui convenant;
cependant, il l'a dйsirй de faзon dйsordonnйe et immodйrйe, c'est-а-dire qu'il
ne l'a pas dйsirй comme un bien devant кtre atteint par la grвce divine, mais
par sa propre force, ce qui dйpassait la mesure de sa condition, comme le dit
Denys dans les Noms Divins (IV, 23): "C'est donc le fait de se
dйtourner qui est pour les dйmons un mal", dans la mesure oщ leur dйsir se
dйtourne de la direction de la rиgle supйrieure, et "c'est de dйpasser ce
qui leur convenait", dans la mesure oщ dans leur dйsir des biens qui leur
convenaient, ils ont dйpassй leur rang. Or dans le pйchй, une dйficience de l'intellect
ou de la raison et de la volontй vont toujours de pair de maniиre proportionnйe;
aussi, dans le premier pйchй du dйmon, ne faut-il pas supposer un dйfaut de l'intellect
tel qu'il aurait portй un faux jugement, par exemple qu'un certain mal serait
bon, mais une dйfaillance dans la saisie de sa rиgle et de l'ordre de celle-ci. 5. Du fait que le
dйmon ne se sert pas de l'imagination ni d'une raison discursive, et par d'autres
arguments de ce genre, on peut tenir qu'il ne se trompe pas en ce qui relиve de
la connaissance naturelle, en jugeant que quelque chose de faux est vrai. Toutefois,
parce qu'il ne peut comprendre Dieu en raison de son infinitй, rien n'empкche
que son intellect se soit trompй dans l'apprйciation convenable de l'ordre du
gouvernement divin; et de lа a rйsultй un pйchй dans sa volontй. 6. Tout ce qui est
au-dessus du temps ne se trouve pas dans l'йternitй de faзon йgale, et par
consйquent, ne possиde pas de faзon йgale l'immobilitй. En effet, Dieu est
parfaitement йternel et immuable, mais les autres substances qui sont au-dessus
du temps participent а l'йternitй et а l'immutabilitй, chacune selon son rang.
En effet, nous constatons que l'immutabilitй fait suite а une certaine
totalitй. Car ce qui reзoit une chose de maniиre particuliиre va comme de
partie en partie: ainsi la matiиre des йlйments, parce qu'elle ne reзoit pas en
mкme temps toutes les formes corporelles, ou quelque forme complиte les
contenant virtuellement toutes en elle - comme il est clair pour la matiиre du
corps cйleste - est changйe d'une forme particuliиre en une autre, ce qui ne se
produit pas dans la matiиre du corps cйleste; et pourtant, comme le corps
cйleste a un lieu particulier, il se produit en lui un changement de lieu.
Ainsi donc, l'intellect de l'ange possиde bien la totalitй de son objet si on
le compare а notre intellect, qui recueille la forme universelle а partir de
diverses rйalitйs singuliиres, alors que l'intellect de l'ange saisit la forme
universelle en elle-mкme; et pourtant, l'intellect de l'ange n'a qu'un objet
particulier, si on le compare а l'intellect divin. Car l'intellect divin
comprend universellement tout l'кtre et toute la vйritй en un seul acte; de lа
vient que son intellect est absolument immuable en son opйration: il n'a pas en
effet а passer d'un objet а l'autre, parce qu'il considиre tout ensemble dans l'unitй;
par contre, l'intellect de l'ange, qui ne considиre pas tout dans l'unitй, mais
considиre certaines choses en elles-mкmes de faзon particuliиre, peut passer de
l'une а l'autre. Pourtant, si l'on considиre qu'il fait toujours acte d'intellection,
son opйration est immuable. Et il faut envisager les choses de faзon semblable
en ce qui regarde la volontй, dont l'opйration est proportionnйe а celle de l'intellect.
Aussi n'y a-t-il pas d'inconvйnient а ce que la volontй de l'ange passe du bien
au mal. 7. Le pйchй du dйmon
ne rйsulte pas d'une dйficience de la raison qui aurait un caractиre de
contraire - car il n'a pas approuvй le mal pour le bien, ni le vrai pour le
faux -'mais seulement d'une dйficience qui a un caractиre de nйgation, en tant
que sa volontй n'a pas йtй rйgie par la rиgle du gouvernement divin; et cette
dйficience peut se trouver dans une nature intellectuelle en qui manque
l'opposition des contraires. 8. Les corps cйlestes
sont soumis а la rиgle du gouvernement divin, non comme se dirigeant eux-mкmes,
mais comme йtant dirigйs ou mus par un autre; et si dans leur mouvement il y
avait quelque dйfaut ou dйviation par rapport а l'ordre de la rиgle divine,
cela ne ferait par remonter le dйfaut а Dieu, qui fixe l'ordre, lui qui ne peut
se tromper. Mais les natures intellectuelles et rationnelles sont soumises au
gouvernement divin en se dirigeant elles-mкmes selon la rиgle divine; aussi un
dйsordre peut-il se produire en elles du fait de leur dйfaillance sans
dйfaillance de la part de celui qui les gouverne. 9. Cet argument
prouve que chez les dйmons il n'a pu y avoir de pйchй en ce sens qu'ils
auraient dйsirй un mal pour eux sous la raison d'un bien, parce qu'en raison de
la simplicitй de leur nature, il ne faut pas concйder qu'il y ait pour eux une
chose bonne selon une partie, qui ne le serait pas selon une autre. 10. Lorsque l'intelligence
connaоt son essence ou les autres rйalitйs, elle la connaоt selon le mode de sa
propre substance; or la cause premiиre dйpasse le mode de la substance de l'ange
ou du dйmon, aussi n'est-il pas nйcessaire que l'ange, en connaissant son
essence, saisisse tout l'ordre du gouvernement divin. 11. Cet argument
aussi prouve que le dйmon n'a pas pйchй en ce qu'il aurait dйsirй une chose
mauvaise par excиs ou par dйfaut. 12. Le dйmon a pйchй
par dйfaillance de volontй, et ce manquement volontaire lui-mкme constitue son
pйchй, de mкme que l'homme court par le mouvement de son corps, et ce mouvement
mкme du corps est sa course. 13. L'une de ces
trois causes qui poussent le diable au pйchй meut par maniиre de persuasion,
alors que les deux autres, la chair et le monde, meuvent par maniиre d'attirance.
Et bien que les dйmons n'aient pas pйchй en йtant persuadйs par quelqu'un d'autre,
ils pиchent cependant parce qu'ils sont attirйs, non par la chair, qu'ils ne
possиdent pas, ni par les choses sensibles du monde, dont ils n'ont pas besoin,
mais par la beautй de leur nature. Aussi est-il dit dans Йzйchiel (28, 17): "Tu
as perdu la sagesse а cause de ta beautй." 14. On ne doit pas
comprendre que la charitй diminue toujours en acte quand elle ne grandit pas en
acte; mais quand elle ne grandit pas chez l'homme, elle est exposйe а
dйcroоtre, а cause des germes des vices qui proviennent de la corruption de la
nature humaine. Or cela ne se produit pas chez l'ange. 15. Dиs le premier
instant de leur crйation, les anges ont pu avoir un acte de volontй, mais
cependant ce n'a pu кtre, en ce premier instant de leur crйation, cet acte par
lequel ils sont devenus mauvais: on en montrera plus loin la raison. Et le cas
de l'вme humaine n'est pas semblable: elle est corrompue dиs le premier instant
de sa crйation, parce que cette corruption ne provient pas d'une opйration de l'вme,
mais de son union а un corps viciй, ce qu'on ne peut pas dire pour l'ange. 16. Tout ce qui est
soumis а l'oeuvre crйatrice procиde de Dieu comme de son principe; et parce que
Dieu n'est pas l'auteur des maux, il est impossible que quelque mal dйpende de
l'oeuvre crйatrice. Mais il y a de nombreuses choses qui sont soumises а l'oeuvre
du gouvernement divin dont Dieu n'est pas l'auteur, mais qu'il permet seulement;
et c'est pourquoi certains maux peuvent exister sous son gouvernement. 17. La justice divine
йtant sauve, Dieu peut retirer а l'homme la justice gratuite, mкme sans le pйchй,
parce qu'il la lui a donnйe gratuitement de par sa largesse, au-delа du mode de
la nature; toutefois, si la justice gratuite lui йtait enlevйe de la faзon qu'on
vient de dire, l'homme n'en deviendrait pas pour cela mauvais, mais il
demeurerait bon d'une bontй naturelle. Or la justice naturelle suit la nature
intellectuelle et rationnelle, dont l'intellect est ordonnй naturellement au
vrai, et la volontй au bien; aussi ne peut-il pas se produire que cette justice
soit retirйe par Dieu а la nature rationnelle, alors que cette mкme nature
demeurerait. Il peut cependant, de puissance absolue, rйduire au nйant la
nature rationnelle, en supprimant l'influx qui la fait exister. 18. Mкme si les
dйmons йtaient des кtres corporels, ils ne pourraient avoir une inclination
naturelle au mal, pour la raison mentionnйe plus haut.
ARTICLE 3: LE DIABLE, EN
PЙCHANT, A-T-IL AMBITIONNЙ L'ЙGALITЙ DIVINE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 5, Question 1, a. 2; D. 22, Question 1, a. 2; Somme
contre les Gentils, c. 109; la, Question 63, a. 3; lIa-IIae, Question 163,
a. 2.
Objections: Il semble que non. 1. Denys dit en effet
dans les Noms Divins (IV, 23) que "le mal chez les dйmons consiste
а se dйtourner". Or celui qui recherche l'йgalitй avec quelqu'un, ou sa
ressemblance, ne se dйtourne pas de lui, mais plutфt s'en rap proche par son
dйsir. Donc le diable n'a pas pйchй en dйsirant l'йgalitй avec Dieu. 2. En outre, Denys
dit au mкme endroit que le mal chez les dйmons consiste dans "un excиs
dans ce qui leur convient", parce qu'ils ont dйsirй possйder d'une faзon
supйrieure ce qui leur convenait. Or possйder l'йgalitй avec Dieu ne leur
convenait en aucune maniиre. Ils n'ont donc pas dйsirй l'йgalitй avec Dieu. 3. En outre, saint Anselme
dit dans la Chute du Diable (ch. 4) que le diable a dйsirй ce а quoi il serait
parvenu s'il йtait restй fidиle. Or jamais il ne serait par venu а l'йgalitй
avec Dieu. Donc il n'a pas dйsirй l'йgalitй avec Dieu. 4. Mais on peut dire
qu'il n'a pas dйsirй l'йgalitй avec Dieu de faзon absolue, mais seulement sur
un point, pour кtre а la tкte de la multitude des anges. - On objecte а cela
que le diable n'a pas pйchй en dйsirant ce qui lui convenait conformйment а l'ordre
de sa nature, mais qu'il s'est dйtournй de ce qui йtait selon sa nature, vers
ce qui йtait au-delа de sa nature, comme le dit saint Jean Damascиne dans la
Foi (II, 4). Or кtre а la tкte de tous les autres anges lui convenait selon
l'ordre de la nature, selon laquelle il йtait plus йlevй que les autres, comme
le dit saint Grйgoire dans une homйlie (34, 7). Donc il n'a pas pйchй en
dйsirant кtre а la tкte de la multitude des anges. 5. Si l'on dit que le
diable a dйsirй кtre а la tкte de la multitude des anges, de faзon semblable а
Dieu. - On objecte а cela un texte de saint Jean (5, 19): "Tout ce que
fait le Pиre, le Fils le fait pareillement." Or, du fait que le Fils
fait pareillement ce que fait le Pиre, saint Augustin dans la Trinitй
(VI, ch. 2 et 3) prouve que le Fils est absolument йgal au Pиre. Donc, а ce
point de vue, le diable aurait dйsirй de faзon absolue l'йgalitй avec Dieu. 6. De mкme, on peut
dire que le diable a dйsirй l'йgalitй avec Dieu quant au fait de n'кtre pas
soumis а Dieu. - On objecte а cela que rien ne peut exister sinon par
participation а l'кtre divin, qui est l'acte mкme d'кtre subsistant. Or tout ce
qui participe est soumis а ce qui est participй. Si donc il a dйsirй n'кtre pas
soumis а Dieu, il s'ensuit qu'il a dйsirй ne pas кtre ce qui ne convient pas,
parce que toute chose dйsire кtre. 7. Mais on peut dire
que la volontй peut se porter mкme sur les choses impossibles, comme on le dit
dans l'Йthique (III, 5), et ainsi l'ange a pu vouloir exister sans кtre
soumis а Dieu, bien que ce soit impossible. - On objecte а cela que, bien que
la volontй puisse se porter sur des choses impossibles, elle ne peut pourtant
se porter sur des choses qui sont inconnues, parce que c'est le bien connu qui
est l'objet de la volontй, comme on le dit dans le livre de l'Вme (III,
9). Or qu'une chose autre que Dieu puisse avoir l'кtre sans кtre soumise а
Dieu, cela ne peut кtre connu, parce que cela implique une contradiction: кtre
en effet signifie, pour toute autre rйalitй dont on le dit, кtre soumis а Dieu
par mode de participation. Donc, en aucune maniиre l'ange n'a pu dйsirer ne pas
кtre soumis а Dieu. 8. Mais on peut dire
que ce qui contient implicitement une contradiction tombe parfois sous le dйsir
de la volontй, parce que la raison est troublйe; et ainsi, en raison du trouble
de la puissance de connaissance, le diable a pu dйsirer ce qui implique une
contradiction. - On objecte а cela que le trouble de la raison est soit une
peine, soit une faute. Or ni une faute, ni une peine ne prйcйdиrent la premiиre
faute du diable dont il est ici question. Donc il n'a pu dйsirer, par suite d'un
trouble de la raison, ce qui implique une contradiction. 9. En outre, le
diable a pйchй par son libre arbitre, dont l'acte est l'йlection. Or il n'y a
pas d'йlection portant sur des biens impossibles, encore que la volontй puisse
porter sur ces biens impossibles, comme on le dit dans l'Йthique (III,
5). Donc le diable n'a pas pu dйsirer ne pas кtre soumis а Dieu ou кtre йgal а
Dieu, puisque c'est impossible. 10. En outre, saint
Augustin dit dans la Nature du Bien (ch. 34) que "le pйchй n'est
pas la recherche de choses mauvaises, mais l'abandon de choses meilleures".
Or rien ne peut кtre meilleur que d'кtre йgal а Dieu; le diable n'a donc pas pu
pйcher en dйsirant l'йgalitй avec Dieu, du fait qu'il aurait abandonnй quelque
chose de meilleur. 11. En outre, comme
le dit saint Augustin dans la Doctrine Chrйtienne "Toute perversitй
consiste а jouir de ce dont on doit user, ou а user de ce dont on doit jouir."
Or si le diable a dйsirй l'йgalitй avec Dieu, il ne l'a pas dйsirй pour en
user, parce qu'il ne pourrait pas la rapporter а quelque chose de meilleur; si
par contre il l'a dйsirйe pour en jouir, il n'a pas pйchй, parce qu'il
jouissait de ce dont il devait jouir. Il n'a donc pйchй en aucune maniиre en
dйsirant l'йgalitй avec Dieu. 12. En outre, de mкme
que l'intelligence se porte vers ce qui lui est connaturel, de mкme aussi la
volontй. Or il n'est pas connaturel au diable d'кtre l'йgal de Dieu. Il n'a
donc pu le dйsirer. 13. En outre, il n'y
a de dйsir que du bien. Or il n'eыt pas йtй bon pour le diable d'кtre йgal а
Dieu, parce que s'il avait йtй йlevй au rang d'une nature supйrieure, il aurait
aussitфt quittй sa propre nature, de mкme que si un cheval devenait un homme,
il ne serait plus un cheval. Le diable n'a donc pas dйsirй l'йgalitй avec Dieu. 14. En outre, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien (I, 10) que le diable n'a pas dйsirй
les biens qui appartiennent а Dieu, mais ceux qui sont а lui. Or l'йgalitй est
avant tout le propre de Dieu. Le diable n'a donc pas dйsirй l'йgalitй avec
Dieu. 15. En outre, de mкme
que le bien et le mal s'opposent, semblablement aussi ce qui est louable et ce
qui est blвmable. Or ne pas кtre semblable а Dieu est rйprйhensible et blвmable;
il est donc louable d'кtre le plus possible semblable а Dieu, ce qui appartient
а la notion d'йgalitй. L'ange n'a donc pas pйchй en dйsirant l'йgalitй avec
Dieu. Cependant: 1) Sur ce passage de
la Lettre aux Philippiens (2, 6): "Il n'a pas jugй comme une proie а
dйfendre le fait d'кtre l'йgal de Dieu", la Glose dit que le diable
usurpa pour lui l'йgalitй avec Dieu; or on parle ici de l'йgalitй du Fils avec
le Pиre, qui est une йgalitй absolue. Le diable a donc dйsirй une йgalitй
absolue avec Dieu. 2) En outre, sur ce
verset du Psaume (68, 5): "Ce que je n'ai pas pris, je le rendrai
alors", la Glose dit que le diable a voulu ravir la divinitй et qu'il
a perdu la fйlicitй. Il a donc dйsirй l'йgalitй avec Dieu. 3) En outre, Isaпe
(14, 13) attribue а Lucifer d'avoir dit: "Je monterai au ciel."
Or cela ne peut se comprendre du ciel empyrйe, oщ il a йtй crйй avec les autres
anges donc cela s'entend du ciel de la sainte Trinitй. Il a donc voulu s'йlever
а l'йgalitй avec Dieu. 4) En outre, comme on
peut l'apprendre de saint Augustin dans la Trinitй (X, 3), le dйsir se
porte sur plus de choses que l'intelligence; aussi l'вme qui ne se connaоt pas
parfaitement dйsire se connaоtre parfaitement. Or l'intelligence de l'ange
connaissait que Dieu est infini. Son dйsir a donc pu bien davantage encore
tendre а dйsirer кtre йgal а Dieu. 5) En outre, il
arrive parfois que ce qui ne peut se diviser selon la nature puisse кtre divisй
selon la volontй et la raison; aussi rien n'empкche que quelqu'un recherche ce
dont rйsulte le non-кtre, comme d'йchapper а la misиre, bien qu'il ne dйsire
pas le non-кtre. De faзon semblable, il semble donc que rien n'empкche que le
diable ait dйsirй l'йgalitй avec Dieu, bien qu'il en rйsultвt pour lui un
certain non-кtre. 6) En outre, saint
Augustin dit dans le Libre Arbitre (I, 3) que c'est par-dessus tout la
convoitise qui domine en tout pйchй. Or le pйchй du diable fut le plus grand
pйchй, parce qu'il fut premier en son genre; il eut donc la plus grande
convoitise; donc il dйsira le bien le plus grand, qui est d'кtre йgal а Dieu. 7) En outre, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien (I, 10) que le diable a pйchй parce
qu'il a voulu tenir sa force non de Dieu, mais de lui-mкme. Or sou tenir la
crйature dans l'existence et n'y кtre pas soutenu par quelque кtre supйrieur
est le propre de Dieu. Le diable a donc voulu ce qui est le propre de Dieu et
ainsi, il a voulu кtre йgal а Dieu. Rйponse: Diverses autoritйs paraissent tendre а
avancer que le diable aurait pйchй en dйsirant de faзon dйsordonnйe l'йgalitй
divine; or il est impossible qu'il l'ait dйsirйe de faзon absolue. La raison en est manifeste, d'abord en ce
qui concerne Dieu: il est non seulement impossible que quelque chose puisse s'йgaler
а lui, mais cela s'oppose en outre а la nature de son essence. Dieu en effet
est par son essence l'acte mкme d'кtre subsistant; or il n'est pas possible qu'il
en existe deux, pas plus qu'il ne serait possible qu'il y ait deux idйes d'homme
sйparйes, ou deux blancheurs subsistantes par soi. Aussi est-il nйcessaire que
tout ce qui est autre que l'acte d'кtre existe par participation а l'кtre, et
ne puisse кtre йgal а ce qui est par essence l'acte mкme d'кtre. Et le diable,
dans sa condition, n'a pu l'ignorer, car il est naturel а une intelligence ou а
un intellect sйparй de comprendre sa propre substance; et de la sorte il
connaissait de faзon naturelle que son кtre propre participait а un кtre
supйrieur, connaissance naturelle qui bien sыr n'avait pas encore йtй corrompue
en lui par le pйchй. Aussi il reste que son intellect ne pouvait considйrer l'йgalitй
avec Dieu comme ayant le caractиre d'une chose possible. Or personne ne tend а
ce qu'il considиre comme impossible, comme il est dit dans le Ciel et le
Monde; il est donc impossible que le mouvement de volontй du diable ait
tendu а dйsirer de faзon absolue l'йgalitй divine. Deuxiиmement, c'est йvident pour ce qui
concerne l'ange lui-mкme qui dйsire; la volontй en effet dйsire toujours un
certain bien, un bien pour soi ou le bien d'un autre; or on ne dit pas que le
diable ait pйchй du fait qu'il a voulu l'йgalitй divine pour un autre - car il
pouvait sans pйchй vouloir que le Fils soit йgal au Pиre -, mais du fait qu'il
a dйsirй l'йgalitй divine pour lui-mкme. Le Philosophe dit en effet dans l'Йthique
(IX, 4) que chacun dйsire le bien pour soi, mais s'il devenait autre, il ne se
soucierait pas de ce qui pourrait arriver а cet autre; d'oщ il ressort que le
diable n'a pas dйsirй ce dont l'existence ferait que lui-mкme ne serait plus le
mкme; or s'il йtait йgal а Dieu, а supposer mкme que ce fыt possible, il ne serait
plus le mкme: son espиce serait en effet supprimйe, s'il йtait йlevй au rang d'une
nature supйrieure. D'oщ il reste qu'il n'a pas pu dйsirer l'йgalitй absolue
avec Dieu. Et pour une raison semblable, il n'a pu dйsirer n'кtre absolument
pas soumis а Dieu, d'une part parce que c'est impossible, et qu'il ne pouvait
pas le penser comme possible, comme le montre ce qu'on a dit plus haut, d'autre
part aussi parce que lui-mкme cesserait d'кtre а l'instant, s'il n'йtait pas
totalement soumis а Dieu. Et quoi qu'on puisse dire d'autre touchant
l'ordre naturel, ce n'est pas en cela qu'a pu se trouver le mal chez lui. Le
mal en effet ne se trouve pas dans les кtres qui sont toujours en acte, mais
seulement dans ceux oщ la puissance peut se distinguer de l'acte, comme on dit
dans la Mйtaphysique (IX, 10); or tous les anges ont йtй crййs de telle
sorte que dиs le dйbut de leur crйation ils ont possйdй tout ce qui tient а
leur perfection naturelle; ils йtaient cependant en puissance par rapport aux
biens surnaturels, qu'ils pouvaient obtenir par la grвce de Dieu. Il reste donc
que le pйchй du diable n'a pas portй sur un objet appartenant а l'ordre
naturel, mais a eu rapport а un йlйment surnaturel. Le premier pйchй du diable a donc consistй
en ce que, pour obtenir la bйatitude surnaturelle qui consiste en la pleine
vision de Dieu, il ne s'est pas йlevй vers Dieu pour dйsirer la perfection
finale de sa grвce, avec les saints anges, mais il a voulu l'obtenir par la
puissance de sa propre nature; non toutefois sans le Dieu qui agit dans la
nature, mais sans le Dieu qui confиre la grвce. Aussi saint Augustin, dans le
Libre Arbitre (III, 25), fait-il consister le pйchй du diable en ceci qu'il
s'est complu dans sa propre puissance, et dans son Commentaire littйral de
la Genиse (IV, 24), il dit que "si la nature angйlique se retournait,
fыt-ce vers elle-mкme, et si l'ange se complaisait davantage en lui-mкme qu'en
celui а qui il appartient par une participation bienheureuse, il tomberait
gonflй d'orgueil". Et parce que possйder la bйatitude finale par la
puissance de sa nature propre, et non par la faveur d'une nature supйrieure est
le propre de Dieu, il est йvident qu'en cela le diable a dйsirй l'йgalitй avec
Dieu; et c'est sur ce point encore qu'il a dйsirй ne pas кtre soumis а Dieu; et
c'est sur ce point encore qu'il a dйsirй ne pas кtre soumis а Dieu, de telle
sorte qu'il n'ait pas besoin de sa grвce en plus de la puissance de sa nature
propre. Et cela s'accorde aussi avec ce qui a йtй dit plus haut, que le diable
n'a pas pйchй en dйsirant un mal, mais en dйsirant un bien: la bйatitude
finale, mais non selon l'ordre requis, а savoir sans vouloir l'obtenir par la
grвce de Dieu. Solutions des objections: 1. Le diable, en
dйsirant l'йgalitй avec Dieu, s'est bien tournй vers Dieu quant а ce qu'il
dйsirait, qui йtait un bien en soi, mais il s'est dйtournй de Dieu quant а la
maniиre de le dйsirer, parce qu'il s'est dйtournй en cela de l'ordre de la
rиgle divine; ainsi йgalement, n'importe quel pйcheur, en tant qu'il dйsire un
bien muable, se tourne vers Dieu, par participation duquel toutes choses sont
bonnes, mais en tant qu'il dйsire ce bien d'une maniиre dйsordonnйe, il se
dйtourne de Dieu, c'est-а-dire de l'ordre de la justice. 2. Le mal des dйmons
a consistй dans "un excиs dans ce qui leur convient", dans la mesure
oщ ils ont dйsirй la bйatitude pour laquelle ils йtaient faits, et а laquelle
ils seraient parvenus s'ils l'avaient dйsirйe de la maniиre requise; mais ils
ont outrepassй la mesure de leur rang propre, comme on l'a dit. 3. Et ainsi, la
rйponse а l'objection 3 est йvidente. 4. On peut dire que
le diable a pйchй parce qu'il a dйsirй кtre а la tкte de la multitude des
anges, non selon l'ordre naturel, mais en ce que les autres recevraient par
grвce la bйatitude que lui-mкme voulait obtenir par sa propre nature. 5. En cela encore, le
diable n'a pas dйsirй кtre а la tкte des anges infйrieurs de la mкme maniиre
dont Dieu est а leur tкte, c'est-а-dire par une prйsйance absolue, comme
principe premier; mais il a pu dйsirer кtre а leur tкte de faзon semblable а
Dieu sous le rapport que l'on a dit. 6. Cet argument
envisage le fait de n'кtre pas soumis а Dieu purement et simplement; et le
diable n'a pu dйsirer cela dans le domaine de l'ordre naturel. 7. Et il faut
rйpondre de mкme а l'objection 7. 8. Il n'y a pu y
avoir de trouble dans la connaissance de l'ange, si ce n'est peut-кtre aprиs
son pйchй; cependant, une dйfaillance dans la connaissance des biens gratuits a
pu exister chez les anges, comme on l'a dit. 9. La volontй que l'on
dit se porter sur des choses impossibles n'est pas une volontй parfaite, qui
tend а obtenir un rйsultat, parce que personne ne tend vers ce qu'il estime
impossible, comme on l'a dit, mais c'est une volontй imparfaite qu'on nomme
vellйitй, parce qu'on voudrait ce qu'on estime impossible sous cette condition:
si c'йtait possible; or telle est la volontй d'aversion et de conversion, en
laquelle consistent pйchй et mйrite. 10. Le pйchй est
appelй abandon des choses meilleures quant а l'aversion, qui achиve formellement
la raison de pйchй or, dans le pйchй du diable, l'aversion est а considйrer non
par rapport а ce qu'il a dйsirй, mais du fait qu'il s'est йcartй de l'ordre de
la justice divine; et а ce point de vue, il a abandonnй des choses meilleures,
parce que la rиgle de la justice divine est meilleure que la rиgle de la
volontй angйlique. 11. Quiconque dйsire
un objet en le dйsirant pour soi, le dйsire а cause de soi, et c'est pourquoi c'est
de lui-mкme qu'il jouit, alors qu'il se sert de ce qu'il dйsire. Et а ce point
de vue, en dйsirant pour lui l'йgalitй avec Dieu de la faзon qu'on a dite, il s'est
servi de ce dont il devait jouir. 12. La volontй de
l'ange pйcheur tendait bien vers ce a quoi sa nature йtait ordonnйe, encore que
ce fыt un bien dйpassant le bien de sa propre nature, mais pourtant, la maniиre
dont il y tendait ne convenait pas а sa nature. 13. Cet argument se
dйveloppe en envisageant le dйsir de l'йgalitй avec Dieu. 14. Parce que le
mouvement reзoit du terme son espиce, on dit que quelqu'un dйsire "ce qui
est а lui" quand il dйsire quelque chose pour le possйder, mкme s'il
dйsire un bien qui appartient а autrui; et c'est de cette faзon que le diable a
dйsirй "ce qui йtait а lui", en dйsirant pour lui ce qui йtait propre
а Dieu. 15. Кtre semblable а
Dieu dans la mesure qui revient а chacun, c'est louable toutefois, c'est
vouloir кtre semblable а Dieu de faзon perverse que de dйsirer la ressemblance
avec Dieu en dehors de l'ordre йtabli par Dieu. Quant aux objections contraires, il faut donc dire: 1) Cela se rapporte а
l'excellence du Christ, que l'Apфtre entend prouver ici, parce qu'il possиde
une йgalitй absolue avec le Pиre; et c'est en dйsirant une йgalitй non absolue,
mais selon un certain rapport, que l'ange et l'homme ont pйchй. 2) Et il faut
rйpondre de mкme au deuxiиme point. 3) Comme saint
Augustin le dit son Commentaire littйral de la Genиse (III, 10, et XI,
17), certains ont mкme admis que les dйmons pйcheurs ne faisaient pas partie
des anges cйlestes, mais de ceux qui prйsidaient а l'ordre terrestre, et а ce
point de vue, on peut entendre ce texte littйralement d'une montйe au ciel
corporel. Mais s'ils furent parmi les anges cйlestes, comme on le tient plus
communйment, il faut dire qu'ils voulurent monter au ciel de la sainte Trinitй,
en dйsirant non certes l'йgalitй absolue avec Dieu, mais une certaine йgalitй,
comme on l'a dit plus haut. 4) En ce qui regarde
les objets, le dйsir ne peut s'йtendre davantage que la puissance de
connaissance, parce qu'il n'y a de dйsir que du bien connu; mais en ce qui
regarde l'intensitй des actes, l'intelligence et le dйsir peuvent se dйpasser
mutuellement, parce que parfois la ferveur du dйsir est plus grande que la
clartй de la connaissance, et que parfois c'est l'inverse. Il peut encore se
produire que l'intelligence connaisse quelque chose mais ne le possиde pas, et
la volontй peut le dйsirer comme connu; et ainsi, bien que l'intelligence n'ait
pas une connaissance parfaite de soi, parce qu'elle saisit pourtant ce qu'est
cette connaissance parfaite, la volontй peut la dйsirer, comme а l'inverse
aussi l'intelligence peut saisir ce qui n'est pas dans la volontй; et а ce
point de vue, il ne s'ensuit pas que le diable aurait dйsirй quelque chose qu'il
ne pouvait comprendre. 5) Lorsque quelqu'un
veut йcarter de soi quelque chose, il se prend lui-mкme comme un terme de
dйpart, qu'il n'est pas nйcessaire de conserver dans le mouvement, et c'est
pourquoi on peut dйsirer ne pas кtre pour йchapper а la misиre; mais lorsque
quelqu'un dйsire un bien pour lui-mкme, il se prend lui-mкme comme un terme d'arrivйe;
or il est nйcessaire de conserver ce terme dans le mouvement, et c'est pourquoi
on ne peut dйsirer pour soi un bien dont la possession fait qu'on ne peut
soi-mкme subsister. 6) Il n'est pas
nйcessaire que la convoitise la plus forte porte sur le bien le plus grand,
mais qu'elle porte sur ce qui, parmi les biens dйsirables, est le plus grand. 7) Le diable a voulu
tenir de lui-mкme sa force, non pas sous tous rapports, mais pour atteindre par
lui-mкme la bйatitude et s'y maintenir.
ARTICLE 4: LE DIABLE
AURAIT-IL PЙCHЙ OU L'AURAIT-IL PU DИS LE PREMIER INSTANT DE SA CRЙATION?
Lieux parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences,
D. 3, Question 2, a. 1; la, Question 63, a. 5; In Joan., c. 1, lect. 6.
Objections: Il semble que oui. 1. Il est dit en
effet dans saint Jean (I, 3, 8) que le diable a pйchй dиs le commencement.
Or cela ne peut s'entendre de ce commencement oщ il a tuй l'homme en le
tentant, parce qu'auparavant il йtait lui-mкme mauvais. Il faut donc l'entendre
du commencement oщ il fut lui-mкme crйй. 2. En outre, en saint
Jean (8, 44), il est dit du diable qu'il ne s'est pas maintenu dans la
vйritй. Or il serait maintenu dans la vйritй s'il n'avait pas pйchй au premier
instant de sa crйation. Donc il semble que le diable aurait pu pйcher au premier
instant de sa crйation. 3. En outre, la
puissance que possйda le diable au premier instant de sa crйation ne fut ni
augmentйe ni diminuйe avant son pйchй. Or il a pu pйcher, et il a pйchй, aprиs
le premier instant de sa crйation. Donc il a pu pйcher aussi au premier instant
de sa crйation. 4. Mais on peut dire
que, s'il eыt pйchй au premier instant de sa crйation, ce pйchй serait rapportй
а Dieu qui est la cause de sa nature. - On objecte а cela que Dieu opиre а
causer l'кtre de l'ange aussi longtemps que l'ange existe, et pas seulement au
dйbut de sa crйation, comme cela ressort du Commentaire littйral de la
Genиse de saint Augustin (IV, 12); aussi est-il dit en saint Jean (5, 17): "Mon
pиre travaille jusqu'а prйsent, et moi aussi je travaille." Si donc le
pйchй commis par le diable au premier instant de sa crйation йtait rapportй а
Dieu, il serait rapportй а Dieu pour la mкme raison en quelque autre instant qu'il
puisse pйcher; ce qui de toute йvidence est faux. 5. En outre, la
puissance naturelle de l'ange, qui lui avait йtй donnйe divinement, йtait face
а deux objets, le bien et le mal, et elle ne serait pas allйe au mal si elle n'y
avait йtй dйterminйe par quelque chose. Or elle ne pouvait кtre dйterminйe au
mal par Dieu, mais seulement par la volontй propre de l'ange. Donc, mкme s'il
avait pйchй au premier instant, cela ne serait pas imputй а Dieu, mais а sa
volontй propre. 6. En outre, l'effet
d'une cause seconde peut кtre dйficient sans que cela soit imputable а la cause
premiиre; ainsi la claudication n'est pas imputable а la puissance motrice,
mais а son instrument qui est difforme. Or Dieu a un rapport de cause premiиre
avec l'acte de l'ange. Donc, si l'ange avait pйchй au premier instant de sa
crйation, cela ne serait pas imputable а Dieu, mais а son libre arbitre. 7. De mкme, on peut
dire que, si le diable avait pйchй au premier instant de sa crйation, jamais il
n'aurait pu кtre sans pйchй, et de la sorte, la malice aurait existй en lui par
nйcessitй, et non par le libre arbitre, ce qui s'oppose а la notion de pйchй. -
On objecte а cela que cette nйcessitй n'est pas diffйrente de celle selon
laquelle il est nйcessaire d'кtre tant qu'on est, nйcessitй qui, elle, existe
bien en tout acte peccamineux. Si donc cette nйcessitй s'oppose а la notion de
libre arbitre, il s'ensuivrait qu'aucun pйchй ne viendrait du libre arbitre, ce
qui ne convient pas. 8. Mais on peut dire
que dans les autres pйchйs il faut accorder, avant l'acte du pйchй, qu'il y ait
un instant pendant lequel la susdite nйcessitй ne se trouve pas dans le
pйcheur. - On objecte а cela que personne ne pиche avant de commettre l'acte
peccamineux. Or ce qui fait partie de la raison de pйchй se trouve avec le pйchй.
Donc le pouvoir de pйcher ou de ne pas pйcher n'est pas requis avant l'acte du
pйchй. 9. En outre, le pйchй
du diable consiste en ce qu'il a dйsirй de faзon dйsordonnйe la bйatitude. Mais
au premier instant, il a pu comprendre ce qu'est la bйatitude. Donc, au premier
instant aussi, il a pu vouloir d'une faзon dйsordonnйe la bйatitude. 10. En outre, tout
agent qui n'agit pas en vertu d'une nйcessitй de nature peut йviter ce qu'il
fait. Or, si le diable avait pйchй au premier instant de sa crйation, il n'aurait
pas pour autant pйchй par nйcessitй de nature. Donc il a pu йgalement йviter le
pйchй, et de la sorte, rien ne semble s'opposer а ce que le diable ait pu pйcher
au premier instant de sa crйation. 11. En outre, si le
diable n'a pas pйchй au premier instant de sa crйation, il semble qu'il en
rйsulte des inconvйnients а tous йgards. Si en effet avant de pйcher, il n'a
pas eu d'avance la connaissance de sa chute, alors que les bons anges йtaient
certains de leur fidйlitй future, sans laquelle ils n'auraient pu кtre bienheureux,
il s'ensuivrait que Dieu aurait fait une distinction entre ceux-ci et ceux-lа,
en rйvйlant а certains ce qui les concernait, et non aux autres, sans qu'une
diffйrence de mйrites ait prйcйdй, ce qui ne semble pas convenir. Si par contre
il eut d'avance la connaissance de sa chute, il eut la peine de la tristesse avant
la faute, ce qui ne convient pas non plus. Il ne faut donc pas dire que le diable
n'aurait pas pйchй au premier instant de sa crйation. 12. 0e plus, selon
saint Augustin dans son Commentaire littйral de la Genиse (1, 15), l'absence
de forme dans la crйature crййe n'a pas prйcйdй par la durйe, mais seulement
par la nature ou l'origine, la crйation qui est dйcrite par l'њuvre des six
jours. Or, comme il le dit lui-mкme par la suite, par la distinction de la lumiиre
d'avec les tйnиbres, il faut comprendre la distinction entre les bons anges et
les mauvais. Donc, dиs le premier instant de la crйation des choses, certains
anges furent bons, et d'autres mauvais. 13. En outre, lorsque
les bons anges se sont tournйs vers Dieu, les mauvais anges se sont dйtournйs
de lui; sans cela, il n'y aurait pas de raison а ce que Dieu ait confirmй les
uns et non les autres, s'il n'y avait eu aucun obstacle du cфtй de ceux qui n'ont
pas йtй confirmйs. Or il semble que dиs le premier instant de leur crйation les
bons anges se soient tournйs vers Dieu, parce que selon saint Augustin dans son
Commentaire littйral de la Genиse (IV, 22), par le soir du premier jour,
on entend que l'intellect angйlique s'est tournй vers sa propre nature, ce qui
eut bien lieu au premier instant de sa crйation, et par le matin du jour suivant,
on entend qu'il s'est tournй vers le Verbe. Si donc, selon son sentiment, tout
ce qui est rapportй а l'oeuvre des six jours s'est passй en mкme temps, il
semble que quand l'ange se connut au premier instant de sa crйation, il se
tourna en mкme temps vers Dieu, ou s'en dйtourna en pйchant. 14. En outre, selon
Denys dans les Noms Divins (VII, 2) l'ange ne possиde pas comme nous une
connaissance discursive; au lieu de passer des principes aux conclusions, il
considиre les deux а la fois. Or la fin a vis-а-vis des moyens le mкme rapport
que les principes vis-а-vis des conclusions, comme le dit le Philosophe dans les
Physiques (II, 15). Donc, puisque la nature angйlique se comporte par
rapport а Dieu comme par rapport а sa fin, il semble que l'ange se portait tout
а la fois vers lui et vers Dieu, en se tournant vers lui ou en s'en dйtournant,
et on en revient а la mкme conclusion que l'objection prйcйdente. 15. En outre, si l'ange
йtait bon au premier instant de sa crйation, il est йvident qu'il aimait Dieu;
et il s'aimait aussi lui-mкme de faзon naturelle. Donc, ou bien il s'aimait et
aimait Dieu а cause de soi, et de la sorte, il pйchait en jouissant de lui-mкme;
ou bien il s'aimait а cause de Dieu, ce qui йquivaut а se tourner vers Dieu par
la charitй. Donc il est nйcessaire que l'ange, au premier instant de sa
crйation, ou bien se soit tournй vers Dieu, ou bien s'en soit dйtournй; et on
en revient а la mкme conclusion qu'auparavant. 16. En outre, l'homme
a йtй crйй pour rйparer la ruine des anges, comme le disent les saints; donc l'homme
n'a pas йtй crйй avant que le diable ne soit tombй en pйchant. Or l'homme
semble avoir йtй crйй au dйbut de la crйation des choses, selon le sentiment de
saint Augustin qui affirme que toutes choses ont йtй crййes ensemble. Donc le
diable a pйchй dиs le premier instant de sa crйation. 17. En outre, la
crйature spirituelle a plus de puissance que n'importe quelle crйature corporelle.
Or certaines crйatures corporelles possиdent un mouvement instantanй, comme la
lumiиre et le rayon visuel. Donc, а bien plus forte raison, l'ange a pu se
mouvoir d'un mouvement peccamineux au premier instant de sa crйation. 18. En outre, plus
une rйalitй est noble, moins elle est inactive. Or la volontй paraоt plus noble
que l'intelligence, parce qu'elle meut l'intelligence а son acte. Donc, puisque
l'intelligence de l'ange n'a pas йtй inactive au premier instant de sa
crйation, il semble que sa volontй ne l'a pas йtй non plus; et de la sorte, l'ange
a pu pйcher par sa volontй au premier instant de sa crйation. 19. En outre, l'ange
est mesurй par l'йviternitй. Or on admet que l'йviternitй est tout entiиre en
mкme temps. Donc, quel que soit le moment oщ l'ange a pйchй, il a pйchй au
premier instant de sa crйation. (1) (Note de
l'йdition des moines de Fontgombault) Йviternitй: parfois
"aevйternitй", traduit le mot latin "aevum"",
correspondant au terme grec. Aevum dйsigne la durйe propre aux кtres spirituels
celle-ci, envisagйe dans son fond substantiel, ne connaоt pas de succession,
mais elle comporte une succession d'opйrations actes divers d'intelligence et
de volontй propres а une nature spirituelle. L'aevum tient donc le
milieu entre le temps physique, mesure du mouvement de l'кtre matйriel, et l'йternitй,
qui est la mesure de "durйe" propre а Dieu dont l'Кtre, dans sa pure
actualitй, ne connaоt aucune mutabilitй ni succession. Cf. la, Question 10, articles
4 et 5. 20. En outre, de mкme
que l'on pиche par le libre arbitre, on mйrite aussi de mкme. Or il existe une
crйature qui a mйritй dиs le premier instant de sa crйation, а savoir l'вme du
Christ. Donc le diable aussi a pu pйcher dиs le premier instant de sa crйation. 21. En outre, de mкme
que l'ange est une crйature de Dieu, de mкme l'вme. Or l'вme de l'enfant est
soumise au pйchй dиs le premier instant de sa crйation. Donc, pour une raison
semblable, l'ange a pu кtre mauvais dans le premier instant de sa crйation. 22. En outre, de mкme
que la crйature retomberait dans le nйant si elle n'йtait soutenue par la main
divine, comme le dit saint Grйgoire, de mкme aussi la crйature raisonnable
tomberait dans le pйchй si elle n'йtait soutenue par la grвce. Si donc l'ange n'a
pas eu la grвce au premier instant de sa crйation, il n'a pu se faire qu'il ne
pйchвt pas; si au contraire il a eu la grвce et n'en a pas usй, il a
pareillement pйchй; et s'il en a usй en se tournant vers Dieu, il a йtй
confirmй dans le bien, en sorte qu'il ne pыt plus pйcher dйsormais. Donc tous
les anges qui ont pйchй ont pйchй au premier instant de leur crйation. 23. En outre, le
propre accompagne ce dont il est le propre. Or le pйchй est le propre du
diable, selon cette parole de saint Jean (8, 44): "Quand il dit des
mensonges, il parle de son propre fonds." Donc, dиs le premier instant oщ
il fut crйй, le diable a pйchй. Cependant: 1) Dans Ezйchiel (28,
12-13), il est dit au diable, en la personne du roi de Tyr: "Tu йtais
plein de sagesse et parfait en beautй dans les dйlices du paradis de Dieu." 2) En outre, il est
dit, dans le Livre des Causes (31): "Entre un кtre dont la
substance et l'action se trouvent dans une durйe йternelle, et un кtre dont la
substance et l'action se trouvent dans la durйe temporelle, il existe un кtre
intermйdiaire dont la substance se trouve dans une durйe йternelle et l'action
dans le temps." Or Dieu est l'кtre dont la substance et l'action se
trouvent dans l'йternitй, le corps par contre est un кtre dont la substance et
l'action sont dans le temps; donc la substance de l'ange, qui tient le milieu,
se trouve dans l'йternitй et son action dans le temps. Il n'a donc pu pйcher а
l'instant de sa crйation. 3) En outre, comme le
dit saint Augustin dans l'Enchiridion (12), on appelle une chose
mauvaise parce qu'elle fait du tort. Or elle fait du tort parce qu'elle enlиve
un bien. Or Dieu fit l'ange bon dans l'intйgritй de sa nature. Donc, puisque
rien ne peut кtre а la fois entier et diminuй, il semble que l'ange n'a pas pu
кtre mauvais а l'instant de sa crйation. 4) En outre, ce qui n'est
pas dйlibйrй ne peut кtre pйchй, du moins pйchй mortel. Or ce qui est
instantanй ne peut кtre dйlibйrй, donc ne peut кtre pйchй mortel. Il semble
donc impossible que l'ange soit devenu mauvais en pйchant au premier instant de
sa crйation. Rйponse: Saint Augustin traite de cette question
dans son Commentaire littйral de la Genиse (XI, 16, 19, 20), et dans la
Citй de Dieu (XI, 13-15); en aucun de ces deux passages cependant, il ne
fixe rien de maniиre affirmative, bien que dans le Commentaire littйral de
la Genиse, il semble pencher plutфt pour le fait que le diable ait pйchй au
premier instant de sa crйation, alors que dans la Citй de Dieu, il
semble pencher plutфt pour le contraire. Aussi certains modernes ont osй affirmer
que le diable a йtй mauvais dиs le premier instant de sa crйation, non certes
par nature, mais en raison du mouvement du libre arbitre par lequel il pйcha.
Or cette position a йtй rejetйe par tous les Maоtres qui enseignaient alors а
Paris. Et certes, que l'ange n'ait pas pйchй au premier instant de sa crйation,
mais qu'il ait йtй bon un moment, c'est ce que semble tenir expressйment l'autoritй
de l'Йcriture canonique il est dit en effet en Isaпe (14, 12): "Commentes-tu
tombй, Lucifer, toi qui te levais le matin ?", et en Ezйchiel (28, 13): "Tu
йtais dans les dйlices du paradis de Dieu." Cependant, saint Augustin
explique ces textes dans son Commentaire littйral de la Genиse (XI, 24),
pour faire comprendre qu'ils sont appliquйs au diable pour ce qui concerne ses
membres, c'est-а-dire les hommes qui dйchoient de la grвce du Christ. Mais pourquoi le diable n'a-t-il pas pu
pйcher au premier instant de sa crйation, c'est ce qu'il faut pourtant montrer,
bien que ce soit difficile. Certains, en effet, en ont imputй la raison au
compte de la nature angйlique, qui a йtй crййe par Dieu; aussi disent-ils que,
dиs le premier instant de sa crйation, il йtait nйcessaire que l'ange soit bon,
tel qu'il n йtй crйй par Dieu, sous peine d'affirmer l'existence d'un кtre а la
fois intиgre et diminuй, comme on l'a objectй. Mais il semble n'y avoir aucune
nйcessitй а cela, parce que la malice de la faute ne s'oppose pas а la bontй de
la nature, mais est fondйe en elle comme en son sujet; aussi saint Augustin
dit-il, dans la Citй de Dieu (XI, 13), que quiconque acquiesce а cette
opinion ne partage pas l'avis des Manichйens, qui disent que le diable possиde
une nature mauvaise, contraire а Dieu. Il ne serait pas non plus inconvenant de
dire que, pour ce qui est de la crйation par Dieu, l'ange a eu, dиs le premier
instant, une nature absolument intиgre, de telle sorte pourtant que cette
intйgritй ait йtй aussitфt perturbйe par la rйsistance de la volontй angйlique,
comme si un rayon de soleil йtait empкchй d'йclairer l'air au lever mкme du
soleil. D'autres, par contre, en tirent la raison
de ce qu'ils estiment qu'une dйlibйration est requise dans tout pйchй, et comme
la dйlibйration ne peut se rйaliser en un instant, ils croient que le pйchй de
l'ange n'a pu se produire en un instant; or il ne fut mauvais qu'au terme de
son pйchй; il reste donc qu'au premier instant de sa crйation, il n'a pu кtre
mauvais. Mais ceux-lа se trompent, parce qu'ils
jugent l'intellect angйlique а la mesure de l'intellect humain, alors pourtant
qu'il en diffиre de loin. L'intellect humain, en effet, est discursif, et c'est
pourquoi, de mкme qu'il avance en argumentant dans les question spйculatives,
de mкme aussi il avance par le conseil et la dйlibйration dans les questions
pratiques, car le conseil est une sorte de recherche, comme on le dit dans l'Йthique
(III, 6); au contraire, l'intellect de l'ange saisit la vйritй sans discours ni
recherche, comme le dit Denys dans les Noms Divins (VII, 2), et c'est
pourquoi rien ne s'oppose а ce que dиs le premier instant oщ il saisit la
vйritй, l'ange puisse choisir, ce qui est l'acte du libre arbitre; ainsi, dans
l'instant mкme oщ l'homme a une certitude grвce au conseil, il choisit ce qu'il
doit faire, et si ce qu'il devait faire йtait dйterminй, il choisirait aussitфt
sans conseil dиs le premier instant, comme cela est manifeste dans l'art d'йcrire
et d'autres actions du mкme genre, qui ne requiиrent pas le conseil. Si donc,
dиs le premier instant, l'ange a pu connaоtre ce qu'il devait dйsirer, parce qu'il
n'avait pas besoin de dйlibйrer, il a pu choisir aussitфt en ce mкme instant.
La cause pour laquelle il n'a pas pu pйcher au premier instant de sa crйation n'est
donc pas qu'il n'a pas pu choisir en cet instant, ce qui est l'acte du libre
arbitre. Il faut donc en chercher la raison autre part. Il faut donc considйrer qu'il y a une
diffйrence entre un mouvement qui est mesurй par le temps, en sorte de causer
le temps, comme le premier mouvement du ciel, et un mouvement qui est mesurй
par le temps sans causer le temps, comme le sont les mouvements des animaux
pour lesquels la succession du temps ne correspond pas а la diversitй ou а l'identitй
du mobile: il arrive en effet qu'un animal demeure au mкme endroit, alors que
le temps s'йcoule, parce que le repos est mesurй par le temps, tout comme le
mouvement, comme on le dit dans les Physiques (VI, 10). Mais dans le
mouvement qui cause le temps, la succession du temps et celle du mouvement se
suivent, parce que par la prioritй et la postйrioritй dans le mouvement, il y a
prioritй et postйrioritй dans le temps, comme on le dit dans les Physiques
(IV, 17). Et c'est pourquoi tout ce qu'on distingue en un tel mouvement se
trouve en divers instants du temps; en effet, ce qui n'est pas distinct en un
tel mouvement ne peut se trouver en des instants diffйrents; aussi, lorsque
cesse le mouvement du ciel, il est nйcessaire qu'il y ait en mкme temps arrкt
du temps, selon ce qui est dit dans l'Apocalypse (10, 6): "Il n'y aura
plus de temps." Or il faut considйrer que dans les pensйes
et les sentiments des anges, il existe une certaine succession temporelle:
saint Augustin dit en effet dans son Commentaire littйral de la Genиse
(VIII, 20) que Dieu meut la crйature spirituel le dans le temps. En effet, les
anges ne saisissent pas tout а la fois en acte, parce qu'un ange ne comprend
pas tout par une seule espиce, mais il comprend des choses diverses par
diverses espиces, et un ange connaоt naturellement plusieurs choses par d'autant
moins d'espиces qu'il est supйrieur; aussi Denys dit-il dans la Hiйrarchie Cйleste
(XII, 2) que les anges supйrieurs ont une science plus universelle, et dans le
Livre des Causes (10), on dit que les intelligences supйrieures possиdent
des formes plus universelles, c'est-а-dire qui s'йtendent а plus de choses
connues; de mкme aussi chez les hommes, nous voyons que plus quel qu'un a un
esprit йlevй, plus il peut comprendre de choses а partir de moins de donnйes.
Mais Dieu seul connaоt tout en un, par son essence. Or la raison pour laquelle l'homme ne peut
pas connaоtre en acte plusieurs choses en mкme temps, c'est que son intellect
ne peut кtre mis en acte parfaitement et de faзon dйcisive par des espиces
diverses, pas plus que le mкme corps ne peut exister en acte sous des formes
diverses. Aussi, pour les anges, il faut dire que tout ce que l'ange connaоt
par une seule espиce, il peut le connaоtre en mкme temps, tandis que ce qu'il
connaоt par des espиces diverses, il ne peut le connaоtre en mкme temps, mais
successivement. Or cette succession n'est pas mesurйe par le temps qui est causй
par le mouvement du ciel, au-dessus duquel se situent les affections et les
pensйes des anges - car le supйrieur n'est pas mesurй par l'infйrieur -, mais
il est nйcessaire que ce soient ces sentiments et ces pensйes eux-mкmes qui,
dans leur succession, causent les divers instants de ce temps. Donc, pour les
choses que l'ange ne peut saisir dans une seule espиce, il est nйcessaire qu'il
se meuve dans les divers instants de son temps propre. Or les rйalitйs qui sont au-dessus de la
nature et relиvent de la grвce, sur les quelles porta le pйchй de l'ange, comme
on l'a dit, diffиrent davantage de n'importe quel objet connu naturellement que
ne diffиrent ceux-ci entre eux aussi, si l'ange ne peut saisir par une seule
espиce et en mкme temps tous les objets qu'il peut connaоtre naturellement, en
raison de leur diffйrence, il peut encore moins se mouvoir en mкme temps vers
les objets connus naturellement et vers les surnaturels, qui sont gratuits. Or
il est йvident que le mouvement de l'ange se porte d'abord sur ce qui lui est
connaturel, car c'est par lа qu'il par vient а ce qui est au-dessus de sa
nature; c'est pourquoi il a йtй nйcessaire que l'ange, au premier instant de sa
crйation, se tourne vers la connaissance naturelle de lui-mкme, selon laquelle
il n'a pu pйcher, comme cela ressort de ce qui a йtй dit plus haut, et ensuite,
il a pu se tourner vers ce qui est au-dessus de sa nature ou s'en dйtourner. Et
c'est pourquoi, au premier instant de sa crйation, l'ange n'a pas йtй
bienheureux en se tournant parfaitement vers Dieu, ni pйcheur en se dйtournant
de lui aussi saint Augustin dit-il, dans son Commentaire littйral de la
Genиse (IV, 22), qu'aprиs le soir du premier jour vient le matin, quand la
lumiиre spirituelle, c'est-а-dire la nature angйlique, aprиs la connaissance de
sa propre nature, selon laquelle elle n'est pas ce qu'est Dieu, se rapporte,
pour la louer, а la lumiиre qui est Dieu mкme, dont la contemplation la fait
accйder а sa forme. Solutions des objections: 1. Saint Augustin
explique dans la Citй de Dieu (XI, 15) que "le diable pиche dиs le
commencement", c'est-а-dire que, depuis le dйbut de son pйchй, il persйvиre
dans le pйchй. Certains cependant expliquent: "depuis le commencement",
comme voulant dire: aussitфt aprиs le commencement. 2. On dit que le
diable ne s'est pas maintenu dans la vйritй, non parce qu'il n'y fut jamais,
mais parce qu'il n'y a pas persйvйrй, comme l'explique saint Augustin dans la
Citй de Dieu (XI, 15). 3. Le fait que l'ange
n'ait pas pu pйcher au premier instant n'a pas tenu а un dйfaut d'une de ses
facultйs qui par la suite aurait йtй rйtablie, ni а une perfection qui par la
suite aurait йtй retirйe avant le pйchй, mais а cause de l'ordre de ses actes,
parce qu'il fallait en premier lieu qu'il considйrвt ce qui relиve de sa
nature, et qu'ensuite il se mыt vers les biens surnaturels en se tournant vers
eux, ou en s'en dйtournant. 4. L'opйration que
possиde un кtre au dйbut de son existence convient а sa nature, et c'est
pourquoi il faut qu'elle soit rapportйe а l'auteur de la nature mais par la
suite l'ange pouvait, en partant des biens proportionnйs а sa nature, se
mouvoir en bien ou en mal vers les autres biens, et il ne faut pas rapporter ce
fait а l'auteur de la nature, mais а la volontй de l'ange pйcheur. 5. La volontй de la
crйature raisonnable est dйterminйe а un bien vers lequel elle se meut
naturellement; ainsi, tout homme veut naturellement кtre, vivre et jouir de la
bйatitude; et ces biens-lа sont ceux vers lesquels se meut en premier de faзon
naturelle la crйature, pour les connaоtre ou pour les vouloir, parce qu'une
action naturelle est toujours prйsupposйe aux autres actions; et c'est
pourquoi, si l'ange avait pйchй au premier instant de sa crйation, cela
semblerait convenir а sa nature, et de la sorte, ce serait attribuable en une
certaine maniиre а l'auteur de la nature. 6. Le dйfaut qui
vient d'une cause seconde n'est pas imputable а la cause premiиre pour les
йlйments que la cause seconde ne tient pas de la premiиre; ainsi le tibia ne
tient pas sa courbure de la puissance motrice; tandis qu'il faut que la
premiиre action de l'ange soit conforme а sa nature, qu'il tient de Dieu; et c'est
pourquoi l'argument n'est pas concluant. 7. Cet argument
partait du fait qu'on estimait que le mouvement du libre arbitre, chez les
anges, venait de la dйlibйration du conseil: il faut en effet que celui qui
dйlibиre rйflйchisse sur deux actions qu'il peut toutes les deux accomplir,
pour choisir l'une des deux а l'avenir. Mais, lorsque la dйlibйration ne prй
cиde pas l'йlection, il n'est pas alors requis qu'avant de choisir, on ait le
pouvoir de choisir ou de ne pas choisir, mais а l'instant mкme, on se porte
librement vers ceci ou cela. 8, 9 et 10. Aussi
nous concйdons les objections 8, 9 et 10. 11. De mкme que l'ange
n'a pas pйchй au premier instant de sa crйation, de mкme l'ange bon n'a pas йtй
parfaitement bienheureux au premier instant de sa crйation; et c'est pourquoi
il n'йtait pas nйcessaire qu'il eыt d'avance connaissance de sa fidйlitй
future, pas plus que les anges mauvais n'eurent d'avance la connaissance de
leur chute avant de pйcher. Cependant, comme la bйatitude de l'ange vient de
Dieu а titre principal, alors que le pйchй vient du libre arbitre de la
crйature, Dieu a pu bйatifier l'ange au premier instant de sa crйation, en le
tournant vers ce qui est au-delа de sa nature - parce que le fait mкme de se
mou voir, en cet instant, vers ce qui est conforme а sa nature lui venait de
Dieu -'tan dis que l'ange n'a pu se mouvoir par lui-mкme de faзon perverse vers
ce qui est au-dessus de sa nature qu'aprиs le premier instant. 12. On peut
comprendre que cette distinction de la lumiиre d'avec les tйnиbres a йtй faite,
non certes а ce commencement des choses, mais tout au long du temps qui s'йcoule
maintenant, durant lequel les bons sont distinguйs des mauvais; mais cela
semble relever de l'allйgorie, comme il est dit au mкme passage, et c'est
pourquoi saint Augustin propose une autre explication: par lumiиre, il faut
entendre la formation de la premiиre crйature et par les tйnиbres, l'absence de
forme chez la crйature qui n'a pas encore reзu sa forme. Mais dans la Citй
de Dieu (XI, 19), il dit qu'est signifiйe par lа la distinction des bons
anges et des mauvais selon la prescience divine; aussi dit-il en cet endroit: "Seul
a pu dis cerner ces choses celui qui a pu connaоtre d'avance ceux qui allaient
tomber avant qu'ils ne tombent." 13. Saint Augustin,
dans son Commentaire littйral de la Genиse (IV, 33-35), laisse dans le
doute de savoir si les anges connaissaient tout en mкme temps, et ainsi, il y
aurait en eux en mкme temps le jour, le soir et le matin, ou bien s'ils les
connaissaient non de faзon simultanйe, mais successivement; et quoi qu'il en
soit, il suffit а son propos que cette distinction des jours soit entendue de
la connaissance angйlique, et non pas des jours qui s'йcoulent dans le temps. 14. L'ange, au
premier instant de sa crйation, en mкme temps qu'il se portait vers sa nature
propre, se portait aussi vers Dieu en tant qu'auteur de la nature, parce que
comme on le dit dans le Livre des Causes (8), l'intelligence, en
connaissant son essence, connaоt aussi sa cause; cependant, il ne se portait
pas alors vers Dieu en tant qu'auteur de la grвce. 15. S'aimer а cause
de Dieu en tant qu'il est l'objet de la bйatitude surnaturelle et l'auteur de
la grвce, c'est un acte de charitй; mais aimer Dieu par-dessus tout, et
soi-mкme а cause de Dieu, en tant que rйside en lui le bien naturel de toute
crйature, cela revient de faзon naturelle, non seulement а la crйature
raisonnable, mais aussi aux animaux sans raison et aux corps inanimйs, dans la
mesure oщ ils participent а l'amour naturel du souverain bien, comme le dit
Denys dans les Noms Divins (IV, 4). Et c'est ainsi que l'ange s'est aimй
а cause de Dieu au premier instant de sa crйation. 16. Cet argument
pиche en trois points: d'abord, parce que l'homme n'a pas йtй crйй а titre
premier pour rйparer la ruine des anges, mais pour jouir de Dieu et pour la
perfection de l'univers, mкme s'il n'y avait jamais eu de ruine chez les anges;
en second lieu, parce que l'homme, au moins selon son corps, n'a pas йtй crйe
en acte dans l'oeuvre des six jours, selon le sentiment de saint Augustin, mais
seulement selon des raisons sйminales; or ce sont seulement les кtres qui n'ont
pu exister d'abord dans les raisons sйminales avant que d'exister en eux mкmes
qui, selon saint Augustin, ont йtй faits au dйbut de la crйation des choses; en
troisiиme lieu, parce que rien n'empкche qu'une action soit faite en vue d'une
fin future que l'homme prйvoit, comme de prйparer du bois en йtй en vue du
froid а venir en hiver. 17. Un certain
mouvement du libre arbitre peut se faire dans l'вme en un instant; cependant,
au premier instant de sa crйation, l'ange n'a pu avoir un mouvement de libre
arbitre vers le pйchй, pour la raison susdite. 18. Bien que l'ange
ait eu un mouvement volontaire au premier instant de sa crйation, comme il eut
du reste un mouvement d'intelligence, il ne s'ensuit cependant pas qu'il ait eu
un mouvement de volontй vers le pйchй. 19. L'йviternitй
mesure l'кtre de l'ange, mais elle ne mesure pas ses actes, dans lesquels il y
a succession, soit pour l'intelligence, soit pour la volontй, comme cela
ressort de ce qui a йtй dit plus haut. 20. Autre est la
raison du mйrite, et autre celle du pйchй. Car le mйrite vient de ce que l'вme
de la crйature raisonnable est mue par Dieu, qui peut dиs le commencement
mouvoir vers ce qu'il a voulu; tandis que pour pйcher l'вme de la crйature
raisonnable se meut elle-mкme, et elle ne peut se mouvoir que conformйment а l'exigence
de l'ordre naturel. 21. L'вme est rendue
mauvaise dиs le premier instant de sa crйation, non par son action propre, mais
par son union а un corps viciй; aussi le cas n'est-il pas semblable pour l'ange,
qui n'a pu devenir mauvais que par un acte personnel. 22. Cet argument a
deux points faibles d'abord parce que, de mкme que la crйature tomberait dans
le nйant si elle n'йtait soutenue par la puissance divine, de mкme aussi elle
sombrerait dans le non-bien si elle n'йtait pas soutenue par Dieu; mais il ne s'ensuit
pas qu'elle tomberait dans le pйchй si elle n'йtait pas soutenue par Dieu par
le moyen de sa grвce, а moins seulement qu'il ne s'agisse de la nature
corrompue, qui a de soi une inclination au mal; en second lieu, parce que l'homme
n'est pas tenu par la nйcessitй d'un prйcepte d'user toujours de la grвce,
parce que les prйceptes affirmatifs n'obligent pas en toute occasion; et c'est
pourquoi il n'est pas nйcessaire qu'а chaque instant on mйrite ou on pиche. 23. On dit que le
diable dit des mensonges de son propre fonds, non pas parce que le mensonge
serait pour lui une propriйtй naturelle, mais parce que ce qui est vrai, il ne
le tient pas de lui-mкme, mais de Dieu, et que par contre, ce qu'il dit de
faux, il le tient de lui-mкme et non de Dieu.
ARTICLE 5: CHEZ LES
DЙMONS, LE LIBRE ARBITRE PEUT-IL REVENIR AU BIEN APRИS LE PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 7, Question 1, a. 2; De veritate, Question 24, a.
10; la, Question 64, a. 2.
Objections: Il semble que oui. 1. Denys dit en
effet, dans les Noms Divins (IV, 23), que les dons naturels demeurent
intacts chez les dйmons aprиs le pйchй. Or, avant le pйchй, le diable pouvait
se tourner vers le bien. Donc, mкme aprиs le pйchй, le diable pouvait revenir
au bien. 2. En outre, rien ne
trouve son repos de faзon immuable en une situation qui est contre nature,
parce que ce qui est contre nature est accidentel, et ce qui est accidentel
peut facilement кtre йcartй, parce que "l'accident est ce qui est prйsent
ou absent sans corruption du sujet". Or le pйchй est contre la nature de l'ange,
parce qu'il est tombй du niveau de la nature а ce qui est contre nature, comme
le dit saint Jean Damascиne dans la Foi (11, 4). Donc il ne peut se
faire que le libre arbitre du diable persйvиre de faзon immuable dans le mal. 3. Mais on peut dire
que cela convient au diable en raison de son йtat, parce qu'en pйchant, il a
perdu aussitфt l'йtat de voyageur, auquel il appartient de passer du bien au
mal et inversement. - On objecte а cela qu'а l'йtat de voie succиde l'йtat de
rйcompense ou de chвtiment, qui vient de Dieu. Or cette immobilitй dans le
pйchй ne peut pas venir de Dieu, parce que Dieu ne conserve pas une chose dont
il n'est pas l'auteur. Donc il ne peut pas se faire que l'immobilitй dans le
pйchй convienne а l'ange en raison de l'йtat qu'il a prйsentement. 4. En outre, tout ce
qui n'existe pas par soi dans une chose doit exister en elle sous l'effet d'une
certaine cause. Or pйcher invariablement ne convient pas de soi а l'ange, car
ainsi cela lui conviendrait selon sa nature, et il serait alors naturellement
mauvais, ce qu'on a rejetй plus haut mais cela ne lui convient pas davantage en
vertu d'une autre cause, parce que cela ne vient ni de Dieu, ni de la nature,
comme on l'a prouvй, ni mкme de sa propre volontй, parce que comme la volontй
de la crйature peut de soi changer, il ne semble pas qu'elle puisse кtre cause
d'immobilitй. Donc pйcher invariablement ne convient en aucune faзon au diable. 5. En outre, saint
Augustin dit dans la Vraie et la Fausse Pйnitences (V, 15): "Si le
diable pouvait espйrer en Dieu et reconnaоtre en soi sa faute, ce qu'il ne trouve
pas en lui-mкme, il le trouverait dans la bontй de Dieu", а savoir le par
don de sa faute. Or le diable peut espйrer en Dieu, parce que l'espйrance naоt
de la foi, comme la crainte; or saint Jacques (2, 19) dit: "Les dйmons
croient, et ils tremblent". Il n'est donc pas impossible que le diable
obtienne le pardon de son pйchй, et de la sorte, ne persйvиre pas
invariablement dans ses pйchйs. 6. En outre, si le
diable ne peut espйrer en la misйricorde de Dieu, ou bien cela vient de lui, ou
bien cela vient de Dieu. Or cela ne vient pas de Dieu, parce que comme le dit
saint Augustin dans le mкme livre (V, 15), toute malice est courte en regard de
la misйricorde de Dieu; mais si l'on dit que cela vient de lui, parce qu'il ne
peut pas de lui-mкme se relever du pйchй, cela devrait convenir pour la mкme
raison а quiconque pиche mortellement, parce que nul ne peut de lui- mкme
sortir du pйchй s'il n'est dйlivrй par Dieu; et pourtant, tous ceux qui pиchent
mortellement ne persйvиrent pas irrйvocablement dans le mal. Donc le diable ne
persйvиre pas invariablement dans le mal. 7. En outre, ce
raisonnement est juste: je puis courir si je le veux, donc je peux courir. Or
le diable peut se convertir au bien s'il le veut, parce que sa conversion
consiste dans ce vouloir mкme. Le diable peut donc se convertir au bien. 8. En outre, si un
mouvement est naturel, il en rйsulte que le repos est naturel, parce que c'est
par la nature que l'on se meut vers un lieu et qu'on se repose en ce lieu;
donc, pour une raison semblable, si le mouvement est volontaire, le repos sera
volontaire lui aussi. Or le diable s'est portй volontairement au mal donc c'est
volontairement qu'il se repose dans le mal, et non pas par nйcessitй. 9. En outre, selon
saint Jean Chrysostome commentant saint Jean, la lumiиre incrййe a vis-а-vis de
la substance spirituelle le mкme rapport que la lumiиre du soleil avec l'air.
Or, plus l'air est pur, plus il peut recevoir la lumiиre du soleil mais parmi
les substances spirituelles, l'ange est d'une nature plus subtile que l'вme;
donc, puisque l'вme peut recevoir la lumiиre de la grвce aprиs le pйchй, il
semble qu'il en va de mкme, а beaucoup plus forte raison, pour l'ange. Il
semble donc qu'il ne persйvиre pas invariablement dans le mal. 10. De plus, ce qui
est tel par nature l'est toujours. Or l'ange possиde naturellement le pouvoir
de se tourner vers le bien. Il peut donc toujours se tourner vers le bien,
avant comme aprиs le pйchй. 11. En outre, le
diable n'a pas tirй profit de son pйchй; or, avant le pйchй, il йtait tenu de
se tourner vers Dieu; donc, mкme aprиs son pйchй, il est tenu de se tourner
vers lui. Or nul n'est tenu а l'impossible; il n'est donc pas impossible que le
diable se tourne vers Dieu. Et de la sorte, а ce qu'il semble, il ne demeure
pas invariablement dans le pйchй. 12. En outre, plus un
agent appartient а un rang infйrieur, plus il est dйterminй а une seule chose;
ainsi un corps lourd ou lйger est davantage dйterminй а une seule chose que la
raison, qui peut se mouvoir vers divers objets. Or l'вme vient aprиs l'ange par
ordre de nature. Donc, puisque l'вme n'est pas dйterminйe а une chose unique au
point de ne pouvoir revenir au bien aprиs le pйchй, il semble que ce sera
encore bien moins le cas pour l'ange. 13. En outre, l'appйtit
supйrieur peut diriger l'appйtit infйrieur; ainsi, chez nous, l'appйtit
rationnel dirige l'appйtit sensitif, comme on le dit dans le livre de l'Вme
(III, 10). Or, au-dessus de l'appйtit du dйmon, il y a un autre appйtit supй
rieur, l'appйtit de Dieu et de l'ange bon. Donc l'appйtit du dйmon qui tend au
mal peut кtre dirigй vers le bien. 14. En outre, tout
кtre se tourne naturellement vers ce qui est meilleur. Or le diable conзoit que
le bien divin est meilleur que son bien, il peut donc se tourner vers le bien
divin. Il ne persйvиre donc pas invariablement dans l'aversion de Dieu qui est
un mal pour lui. 15. En outre, un changement
d'йtat n'enlиve pas au diable son libre arbitre, qui lui est naturel. Or il
convient de soi au libre arbitre de pouvoir se tourner vers le bien, parce que
le pouvoir de pйcher ne constitue pas le libre arbitre, ni une partie de la
libertй, comme le dit saint Anselme. Donc un changement d'йtat n'enlиve pas au
diable de pouvoir se tourner vers le bien. 16. En outre, avant
de pйcher, le diable pouvait se tourner vers le bien; or si aprиs son pйchй, il
ne peut se tourner vers le bien, c'est en raison d'une certaine soustraction,
ou bien d'une addition. Or ce n'est pas а cause d'une soustraction, parce que
les puissances naturelles demeurent intactes en elles-mкmes, comme du reste les
autres biens naturels, comme le dit Denys; et de mкme, ce n'est pas non plus а
cause d'une addition, parce ce qui s'ajoute а quelque chose lui advient selon
sa mesure; et ainsi, comme le libre arbitre de l'ange peut de soi changer, il
semble que ce qui lui est ajoutй se trouve en lui avec la possibilitй de
changer. Il ne persйvиre donc pas invariablement dans le mal. 17. En outre, la
volontй est proportionnйe а l'intellect qui la met en mouvement. Or l'intellect
de l'ange ne comprend pas une chose en sorte qu'il ne puisse aussi en
comprendre une autre; donc il ne veut pas une chose sans pouvoir encore revenir
а en vouloir une autre. Et ainsi, il ne persйvиre pas invariablement dans le
mal. 18. En outre, Denys
dit dans les Noms Divins (IV, 23) que les dйmons comprennent et veulent
le bien. Or il semble que rien d'autre ne soit requis pour leur conversion,
sinon d'acquiescer а cette volontй. Il semble donc qu'ils puissent une seconde
fois se tourner vers le bien. 19. En outre, saint
Anselme dit que si le libre arbitre existe chez les dйmons, il faut qu'il soit
en eux au moins pour leur permettre de garder la rectitude, ou de l'abandonner,
ou de la recouvrer. Or il n'est pas en eux pour leur permettre de conserver la
rectitude, puisqu'ils ne l'ont pas; ni pour leur permettre de l'abandonner,
parce que cela regarde la possibilitй de pйcher, qui ne fait pas partie de la
libertй. Il demeure donc que le libre arbitre est en eux pour leur permettre de
retrouver cette rectitude. Et de la sorte, ils ne persйvиrent pas
invariablement dans le mal. 20. En outre, ce qui
est dйformй de maniиre йgale peut кtre rйformй de maniиre йgale. Or le diable
est dйformй de la mкme maniиre que bien des hommes qui pиchent pour la mкme
raison, c'est-а-dire par malice. Donc, puisque les hommes peuvent кtre
rйformйs, les dйmons aussi pourront l'кtre. 21. En outre, de mкme
que l'appйtit a rapport au bien et au mal, de mкme l'intellect a rapport au
vrai et au faux. Or il n'existe pas d'intellect qui s'attache au faux au point
de ne pouvoir revenir au vrai. Donc la volontй du diable ne s'attache pas au
mal au point de ne pouvoir revenir au bien. Cependant: 1) Il est dit en
saint Jean (I, 3, 8): "Depuis le commencement, le diable pиche."
Expliquant ce passage dans la Citй de Dieu (XI, 15), saint Augustin dit
qu'il pиche toujours depuis le moment initial oщ il a pйchй. 2) En outre, saint
Grйgoire dit dans les Morales (XXXIV, 6): "Le coeur de l'antique
ennemi s'endurcira comme la pierre, parce qu'il ne sera jamais amolli par le
repentir d'aucune conversion." 3) En outre, l'ange
occupe un milieu entre Dieu et l'homme. Or Dieu a un libre arbitre qui ne peut
changer avant et aprиs le choix; par contre, l'homme a un libre arbitre qui
peut changer avant et aprиs celui-ci; donc l'ange tient le milieu, en sorte qu'il
peut changer avant mais non aprиs, car le contraire est impossible, c'est-а-dire
pouvoir changer aprиs et non avant. Il ne peut donc pas, aprиs avoir choisi le
pйchй, revenir au bien. Rйponse: Sur cette question, Origиne s'est trompй
en estimant que le libre arbitre de toute crйature peut, en n'importe quel
йtat, se tourner vers le bien ou vers le mal; aussi a-t-il pensй que les dйmons
eux-mкmes peuvent parfois revenir au bien grвce а leur libre arbitre, et
obtenir de la divine misйricorde le pardon de leurs pйchйs. Mais saint Augustin
dit dans la Citй de Dieu (XXI, 17): "Pour cette raison et de
nombreuses autres, l'Йglise a condamnй Origиne, parce qu'il a perdu ce qui le
faisait regarder comme misйricordieux, en inventant pour les saints de vraies
misиres dans lesquelles ils subiraient des peines expiatoires, et de fausses
bйatitudes dans lesquelles ils ne possйderaient pas la joie vйritable et
tranquille, c'est-а-dire assurйe et sans crainte, du bien йternel." Il
avanзait en effet, pour la mкme raison, que mкme les anges et les hommes qui
sont bons pourraient parfois pйcher par leur libre arbitre et dйchoir ainsi de
la bйatitude; ce qui s'oppose manifestement а la parole du Seigneur qui a dit: "Ceux-ci
iront au supplice йternel, mais les justes а la vie йternelle." (Mt.,
25, 46). Il faut remarquer que cette erreur d'Origиne
vient de ce qu'il n'a pas examinй correctement ce qui appartient de soi а la
puissance du libre arbitre, dont il n'est dйmuni en aucun йtat. Il faut donc
remarquer qu'il appartient а la nature du libre arbitre de pouvoir se porter
sur des choses diverses. Aussi les choses qui n'ont pas la connaissance, dont
les actions sont dйterminйes а une seule possibilitй, ne font-elle rien de leur
propre chef; les animaux sans raison, par contre, agissent bien par une
dйcision venant d'eux, mais celle-ci n'est pas libre, parce que le jugement qui
les fait rechercher ou fuir une chose est dйterminй en eux par la nature, en
sorte qu'il ne peuvent y passer outre, comme la brebis ne peut pas ne pas fuir
le loup qu'elle a vu; mais tout кtre qui possиde l'intelligence et la raison
agit par libre arbitre, dans la mesure oщ la dйcision qui le fait agir suit une
saisie de l'intelligence ou de la raison, qui se portent sur de nombreux
objets. Et c'est pourquoi, comme on l'a dit, il appartient а la nature du libre
arbitre de pouvoir se porter sur des choses diverses. Or cette diversitй peut кtre considйrйe
selon trois aspects, et d'abord d'aprиs la diffйrence de choses qui sont
choisies en vue de la fin. A chacun en effet convient naturellement une fin qu'il
dйsire par nйcessitй naturelle, parce que la nature tend toujours а un seul but;
mais comme de nombreux йlйments peuvent кtre ordonnйs а une seule fin, l'appйtit
de la nature rationnelle ou intellectuelle peut tendre а des biens divers, en
choisissant les moyens qui mиnent а la fin. Et c'est de cette faзon que Dieu
lui-mкme veut naturellement sa bontй comme sa fin propre, et ne peut pas ne pas
la vouloir; seulement, du fait que les divers genres des choses et leur ordre
peuvent кtre ordonnйs а sa bontй, sa volontй ne se porte pas а un seul de ses
effets sans pouvoir, pour ce qui est d'elle, se porter а un autre. Et а ce
point de vue, le libre arbitre convient а Dieu. De maniиre semblable aussi, l'ange
et l'homme ont la bйatitude comme fin dйterminйe de faзon naturelle; de lа vient
qu'ils la dйsirent naturellement et ne peuvent pas vouloir le malheur, comme le
dit saint Augustin dans la Trinitй (XIII, 3). Mais comme divers йlйments
peuvent кtre ordonnйs а la bйatitude, dans le choix des moyens qui mиnent а la
fin, tant la volontй de l'homme que celle de l'ange bon ou mauvais peuvent se
porter sur des choses diverses. Une seconde diversitй que le libre arbitre
peut embrasser est а envisager selon la diffйrence du bien et du mal; mais
cette diversitй ne relиve pas en soi du pou voir du libre arbitre, mais a un
rapport accidentel avec lui, en tant qu'il se trouve dans une nature qui peut
dйfaillir. Comme, en effet, la volontй est ordonnйe de soi au bien comme а son
objet propre, il ne peut arriver qu'elle tende au mal que si ce mal est saisi
sous la raison de bien, ce qui relиve d'une dйficience de l'intellect ou de la
raison, en qui le libre arbitre a sa cause; mais il n'appartient pas а la
nature d'une puissance de dйfaillir dans son acte propre, pas plus qu'il n'appartient
а la nature de la puissance visuelle de voir confusйment; et c'est pourquoi
rien ne s'oppose а ce qu'on trouve un libre arbitre qui tend au bien au point
de ne pouvoir, en aucune faзon, tendre au mal, soit par nature, comme en Dieu,
soit par une grвce parfaite, comme chez les hommes et les anges bienheureux. La troisiиme diversitй que le libre
arbitre peut embrasser est а envisager selon la diffйrence venant du
changement. Cela ne consiste pas, il est vrai, dans le fait de vouloir des
choses diverses, car Dieu lui-mкme veut que se rйalisent des choses diverses
selon que cela convient а la diversitй des temps et des personnes; mais ce
changement du libre arbitre consiste а ne plus vouloir pour le mкme temps cela
mкme qu'on voulait auparavant, ou а vouloir ce qu'on ne voulait pas tout
d'abord. Et cette diversitй n'appartient pas non plus de soi а la nature du
libre arbitre, mais elle lui est accidentelle, selon la condition d'une nature
changeante; ainsi, il n'est pas de la nature de la puissance visuelle de voir
diversement un objet, mais cela peut parfois arriver en raison des dispositions
diffйrentes de celui qui voit, dont l'oeil est tantфt clair et tantфt troublй.
Et de faзon semblable, la mutabilitй ou la diversitй du libre arbitre ne sont
pas de sa nature, mais lui sont accidentelles, dans la mesure oщ il se trouve
dans une nature qui peut changer. Le libre arbitre en effet change en nous а la
fois pour une cause intrinsиque et pour une extrinsиque pour une cause
intrinsиque, c'est ou bien а cause de la raison, par exemple lorsque quelqu'un
ignorait d'abord ce qu'il a connu ensuite, ou bien а cause de l'appйtit
lui-mкme, qui est parfois modifiй par une passion ou par un habitus au point de
tendre, comme s'il lui convenait, vers un objet qui, l'habitus ou la passion
venant а disparaоtre, ne lui convient pas. Le libre arbitre change, d'autre
part, pour une cause extrinsиque, par exemple lorsque Dieu change par sa grвce
la volontй de l'homme du mal au bien, selon ce verset des Proverbes (21, 1): "Le
coeur du roi est dans la main de Dieu, et il le tournera partout oщ il le
veut." Or cette double cause cesse de jouer chez
les anges aprиs le premier choix. Et d'abord, pour ce qui appartient а l'ordre
naturel, c'est naturellement qu'ils ont une attitude immuable, parce que le
changement est le propre d'un кtre qui existe en puissance, comme on le dit
dans les Physiques (III, 3). Or il revient а la nature angйlique de
possйder en acte la connaissance de tout ce qu'elle peut connaоtre
naturellement, de mкme que nous possйdons naturellement en acte la connaissance
des principes premiers, а partir desquels nous en venons, par le raisonnement,
а acquйrir la connaissance des conclusions, ce qui ne se produit pas chez les
anges, parce que dans les principes mкmes ils voient toutes les conclusions qui
relиvent de leur connaissance naturelle. C'est pourquoi, de mкme que nous ne
changeons pas dans la connaissance des principes premiers, de mкme leur
intellect ne change pas а l'йgard de tout ce qu'il connaоt naturellement; et
comme la volontй est proportionnйe а l'intellect, il s'ensuit que leur volontй
aussi est naturellement immuable pour ce qui appartient а l'ordre naturel. Mais
il est vrai qu'ils sont en puissance pour ce qui est du mouvement portant sur
les biens surnaturels, par adhйsion ou par aversion. Aussi l'unique changement
qui puisse se produire en eux, c'est qu'ils se meuvent а partir du degrй de
leur nature vers ce qui dйpasse leur nature, en se tournant vers ces biens ou
en s'en dйtour nant. Mais comme tout ce qui arrive а un кtre lui arrive selon
la mesure de sa nature propre, il s'ensuit que les anges persйvиrent de faзon
immuable dans l'aversion ou l'adhйsion au bien surnaturel. Quant au point de vue extrinsиque, les
anges sont fixйs immuablement dans le bien ou dans le mal aprиs le choix
originel parce qu'alors a pris fin leur йtat de voyageur; aussi n'appartient-il
pas а l'ordre de la sagesse divine d'infuser dйsormais aux dйmons une grвce qui
les ferait revenir du mal de leur aversion premiиre, dans laquelle ils persйvиrent
invariablement; et c'est pourquoi, bien qu'ils choisissent des choses diverses
par leur libre arbitre, ils pиchent cependant en tous les cas, parce que la
force de leur choix premier persiste dans tous leurs choix. Solutions des objections: 1. Les biens naturels
sont intacts chez les anges en ce qui regarde l'ordre naturel, mais ils sont
corrompus, gвtйs ou diminuйs par rapport а l'aptitude а la grвce ou а la
gloire. 2. Le pйchй est
contre nature, non quant а ce que le pйcheur recherche, mais quant au dйsordre
d'oщ il tire son caractиre mauvais; et c'est pourquoi rien ne s'oppose а ce que
le pйcheur persйvиre immuablement dans ce qu'il dйsire en pйchant. 3. Dieu est cause de
cet йtat des anges oщ ils s'obstinent dans le mal, non certes en tant qu'il cause
ou conserve leur malice, mais en tant qu'il ne leur accorde pas la grвce c'est
de la sorte qu'on dit qu'il endurcit certains, selon la Lettre aux Romains (9,
18): "Il a pitiй de qui il veut, et il endurcit qui il veut." 4. Demeurer
invariablement dans le mal ne convient pas au diable en vertu d'une seule
cause, mais de deux; car il lui revient d'кtre dans le mal de par sa volontй
propre, mais il lui revient en raison de sa nature propre de demeurer
invariablement attachй а l'objet sur lequel se porte sa volontй. 5. A proprement
parler, le diable ne peut pas reconnaоtre en soi une faute, c'est-а-dire en
sorte d'envisager et de refuser son pйchй en tant qu'il a la malice d'une
faute, parce que cela relиverait d'un changement du libre arbitre; et par
consйquent, il ne peut espйrer de la divine misйricorde un pardon qui porterait
sur une faute. 6. Non seulement le
diable ne peut pas de lui-mкme se relever du pйchй, comme l'homme, mais en
outre il lui revient, selon le mode de sa nature, d'adhйrer invariablement а ce
qu'il a choisi par sa propre volontй; et c'est pourquoi son pйchй est plus
irrйmйdiable que celui de l'homme. 7. Lorsque je dis: "Je
puis courir si je le veux", la proposition antйcйdente est possible, et
pour cela, la consйquente est possible mais lorsque je dis: "Le diable
peut revenir au bien s'il le veut", l'antйcйdente est impossible, comme
cela ressort de ce qui a йtй dit; aussi les cas sont-ils diffйrents. 8. De mкme que le
mouvement d'aversion pour Dieu fut volontaire chez le diable, de mкme aussi le
repos dans l'objet qu'il a voulu est volontaire, car c'est volontairement qu'il
persйvиre dans le mal; mais pourtant, sa volontй demeure invariablement fixйe
en lui, pour la raison dйjа avancйe. 9. Il faut rйpondre
qu'une substance spirituelle est illuminйe par la lumiиre incrййe de deux
maniиres: d'une part, par la lumiиre naturelle, et а ce point de vue, l'ange
bon ou mauvais est plus illuminй que l'вme; d'autre part, par la lumiиre de la
grвce, et а ce point de vue, l'ange mauvais est moins capable de cette
illumination, en raison de cet obstacle а la grвce qui demeure invariablement
en lui, comme on l'a dit. 10. Le libre arbitre
du diable n'est pas susceptible de changer naturellement par rapport aux
rйalitйs qui correspondent а sa nature, mais il a la possibilitй de changer
seulement par rapport aux biens surnaturels, vers lesquels il peut se tourner
ou se dйtourner; et lorsqu'il l'a fait, il persйvиre invariablement en cette
volontй, comme on l'a dit. 11. De mкme qu'un
homme ivre est tenu de ne pas pйcher, non certes en considйration de son йtat
prйsent, mais eu йgard а la cause volontaire de son йbriйtй, selon laquelle une
action peut lui кtre imputйe comme faute, de mкme aussi peut-on comprendre que
le diable est tenu de se convertir а Dieu, bien que cela lui soit impossible
selon son йtat prйsent, parce qu'il est arrivй lа par une cause volontaire. 12. Ce qui est d'un
rang infйrieur est davantage dйterminй а une seule chose, si l'on considиre les
objets, parce qu'une force plus grande s'йtend а des objets plus nombreux; mais
cependant, ce qui est supйrieur est dйterminй а une seule chose а cause de son
immutabilitй: et c'est ainsi que le libre arbitre du diable est dйterminй au
mal. 13. Seul Dieu peut
mouvoir la volontй, et il pourrait aussi, de puissance absolue, tourner la
volontй du dйmon vers le bien; mais cependant, cela ne convient pas а la nature
de celui-ci, comme on l'a dit. Aussi n'en va-t-il pas de mкme de l'appйtit
sensitif, qui peut changer par sa nature. 14. Le diable conзoit
que le bien divin est meilleur que son bien propre, en tant qu'il est la source
de tout le bien naturel, mais non en tant qu'il est le principe du bien
gratuit, parce qu'il demeure encore dans sa perversitй premiиre, selon laquelle
il a voulu obtenir la bйatitude suprкme par sa force naturelle. 15. Par son
changement d'йtat, le dйmon n'a pas perdu son libre arbitre au point de ne
pouvoir se porter au bien connaturel; il l'a perdu cependant parce qu'il ne
peut se tourner vers le bien de la grвce. 16. L'immobilitй du
dйmon dans le mal est causйe proprement par son adhйsion, qui a raison d'addition;
et le fait mкme qu'il s'attache а une chose selon la mesure de sa propre nature
entraоne qu'il y est fixй plutфt de faзon invariable que de faзon changeante. 17. L'appйtit du
diable peut bien dйsirer divers objets, comme on l'a dit, mais cependant, en
tout ce qu'il dйsire, il persйvиre invariablement dans le mal, comme cela
ressort de ce qui a йtй dit. 18. Cet argument se
dйveloppe en envisageant la connaissance et la volontй naturelle du bien; or
nous parlons prйsentement du bien gratuit et du mal de faute qui s'y oppose. 19. Le diable a la
libertй de conserver la rectitude, s'il la possйdait; car comme le dit saint
Anselme dans le mкme livre, le libre arbitre a toujours le pou voir de garder
la rectitude, et quand il la possиde et quand il ne la possиde pas, de mкme que
quelqu'un a le pouvoir de garder de l'argent s'il en avait, mкme s'il n'en a
pas. 20. Bien qu'il arrive
que certains hommes pиchent pour la mкme raison qui a fait pйcher le diable,
ils ne sont pas pour autant dйformйs de faзon tout а fait semblable: le diable
l'est sans pouvoir changer, alors que l'homme peut changer, selon ce qui
convient а sa nature. 21. De mкme que le
diable persйvиre invariablement dans le mal auquel il adhиre, de mкme il
persйvйrerait invariablement dans le faux auquel il donnerait son assentiment.
ARTICLE 6: APRИS SON
PЙCHЙ, LE DIABLE A-T-IL L'INTELLIGENCE TELLEMENT OBSCURCIE QUE PUISSE S'Y
TROUVER L'ERREUR OU LA MЙPRISE?
Lieux parallиles
dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique, Ia, Question 58, a. 5; III
Somme contre les Gentils, c. 108.
Objections: Il semble que oui. 1. Il est dit en
effet du Lйviathan, sous lequel il faut comprendre le diable: "Il
estimera que l'abоme pourra vieillir." (Job, 41, 23); expliquant ce
passage dans les Morales (XXXIV, 19), saint Grйgoire dit: "Il
estime que l'abоme vieillit, celui qui pense que parfois, dans les supplices,
le chвtiment venu d'en haut a un terme." Or ceci est faux. Donc il arrive
au diable d'avoir une opinion fausse ou erronйe. 2. En outre, quiconque
doute peut se tromper. Or le diable est parfois dans le doute, comme cela
ressort de ce qu'il dit lui-mкme en saint Matthieu (4, 3): "Si tu es le
Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains." Donc le diable
peut se tromper. 3. Mais on peut dire
que le diable peut se tromper quant а la connaissance gratuite, mais non quant
а la connaissance naturelle. - On objecte а cela ce que dit Denys dans les
Noms Divins (IV, 23): "Nous disons que ces biens angйliques qui leur
ont йtй donnйs", aux dйmons, "n'ont jamais йtй changйs, mais qu'ils
sont intacts et des plus йclatants, bien qu'eux-mкmes ne les voient pas, pour
avoir fermй leurs puissances capables de contempler le bien." Or celui qui
ne voit pas du fait qu'il ferme les yeux peut кtre trompй ou faire erreur. Donc
le diable peut faire erreur, mкme а l'йgard des biens qui lui sont naturels. 4. En outre, partout
oщ peut exister une puissance sans son acte, le mal peut exister, comme cela
ressort de ce que le Philosophe dit dans la Mйtaphysique (IX, 10); or
dans l'intelligence des anges, mкme pour ce qui touche la connaissance
naturelle, il peut y avoir puissance sans acte: en effet, ils ne considиrent
pas а la fois en acte tout ce а quoi s'йtend leur connaissance naturelle - sans
quoi ils ne changeraient pas а travers le temps, comme le dit saint Augustin
dans son Commentaire littйral de la Genиse (VIII, 20); donc le mal peut
se trouver dans l'intelligence de l'ange. Or le faux est le mal de l'intelligence,
comme on le dit dans l'Йthique (VI, 2). Donc, bien que le diable ait une
nature angйlique, rien ne s'oppose а ce qu'une fausse opinion existe en son
intelligence. 5. En outre, la
volontй du diable a pu faillir en pйchant, parce qu'elle est tirйe du nйant,
comme cela ressort de ce que dit saint Augustin dans la Citй de Dieu
(XII, 8). Or, de la mкme maniиre, son intelligence est tirйe du nйant. Donc,
pour la mкme raison, elle peut faillir en se trompant. 6. En outre, le pйchй
exclut de la bйatitude. Or la bйatitude relиve davantage de l'intelligence que
de la volontй, selon ce verset de saint Jean (17, 3): "La vie
йternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, Dieu, etc." Donc, puisque
le pйchй a corrompu la volontй du diable au point qu'elle demeure toujours dans
le pйchй, il a bien plus encore corrompu son intelligence, en sorte qu'elle
demeure toujours dans l'erreur. 7. En outre, saint
Anselme prouve dans la Vйritй (ch. 13) qu'il n'y a qu'une seule vйritй, c'est-а-dire
la vйritй incrййe; et saint Augustin dit aussi que toutes choses sont vues dans
la lumiиre divine. Or les dйmons se sont йloignйs de la participation divine,
selon ce texte de la Deuxiиme Lettre aux Corinthiens (6, 14): "Quelle
union y a-t-il entre la lumiиre et les tйnиbres ?" Les dйmons ne
peuvent donc connaоtre aucune vйritй. 8. En outre, sur ce
verset de Job (41, 24): "Il a йtй fait pour ne craindre personne",
saint Grйgoire dit du diable, dans les Morales (XXXIV, 21), que "l'appйtit
de grandeur s'est changй en duretй d'esprit, au point que dйsormais, en raison
de sa duretй, il ne juge pas qu'il a mal fait, lui qui cherchait а l'emporter
par la gloire." Or il est manifeste qu'il a mal agi. Donc il a de lui-mкme
une opinion fausse. 9. En outre, quiconque
estime faux ce qu'il tenait d'abord pour vrai se trompe une des deux fois. Or
cela convient au diable, parce que, sur cette parole de saint Matthieu (27,
19): "Alors qu'il siйgeait au tribunal, sa femme lui envoya dire,
etc.", la Glose dit: "Le diable, comprenant alors enfin qu'а
cause du Christ, il va perdre son butin, de mкme qu'il avait d'abord fait
entrer la mort par une femme, de mкme maintenant c'est par une femme qu'il veut
dйlivrer le Christ de la main des Juifs, pour ne pas perdre par sa mort l'empire
de la mort." D'oщ il paraоt qu'а un moment, il lui a semblй avantageux
pour lui que le Christ meure, tandis qu'il travaillait а sa mort, mais que par
la suite il lui sembla que cela ne serait pas favorable а sa domination. Donc
il semble qu'il ait eu une fois une opinion fausse. 10. En outre, saint
Augustin dit dans la Vraie Religion (ch. 52): "Il faut йviter l'enfer
infйrieur, c'est-а-dire ces durs chвtiments d'aprиs cette vie, lа oщ il ne peut
y avoir aucun souvenir de la vйritй, parce qu'il n'y a aucune rйflexion, et
cela parce que ne s'y rйpand pas la vraie lumiиre qui йclaire tout homme venant
en ce monde." Or les dйmons subissent les conditions de cet enfer. Ils ne
connaissent donc aucune vйritй, et il n'y a chez eux aucun raisonnement. 11. En outre, une
connaissance vraie a avec un dйsir droit le mкme rapport qu'une connaissance
fausse avec un dйsir pervers; or il ne peut y avoir de dйsir droit sans que
prйcиde une connaissance vraie. Donc une connaissance fausse prйcиde toujours
un dйsir pervers. Mais chez les dйmons, le dйsir est toujours pervers. Donc il
existe chez eux une connaissance fausse. 12. En outre, sur ce
texte de saint Luc (10, 30): "Aprиs l'avoir couvert de plaies, ils s'en
allиrent en le laissant а demi-mort", une Glose dit que le pйchй
blesse l'homme dans ses biens naturels. Or la grвce rйforme dans l'homme ce que
le pйchй a blessй. Donc, puisque la grвce rйforme l'image en sa totalitй, qui
comprend non seulement la volontй, mais aussi l'intelligence, il semble que le
pйchй du dйmon ait blessй son intelligence mкme quant а sa connaissance naturelle.
Et de la sorte, il semble qu'il puisse y avoir erreur et mйprise mкme dans sa
connaissance naturelle. 13. En outre, Denys
dit dans les Noms Divins (IV, 19) que personne n'agit en vue du mal. Or
ce que fait le dйmon est mal. Il se trompe donc en son estimation. 14. En outre, saint
Augustin dit dans la Vraie Religion (ch. 13): "Cet ange-lа, en s'aimant
lui-mкme plus que Dieu, n'a pas voulu lui кtre soumis, et il s'est enflй d'orgueil
et dйtachй de l'essence suprкme, et il est tombй", а savoir par la chute
du pйchй; "et il est diminuй pour avoir voulu jouir d'un bien infйrieur,
parce qu'il a prйfйrй jouir de sa propre puissance plutфt que de celle de Dieu".
Or du fait mкme qu'il s'attacha de faзon perverse а sa nature et а sa
puissance, et commenзa par lа а s'amoindrir, il semble кtre dйchu de l'ordre de
ses dons naturels. Donc il peut tomber dans la faussetй et la mйprise mкme dans
sa connaissance naturelle. 15. En outre, saint
Grйgoire dit dans le Pastoral (III, 16) qu'а l'esprit ivre de colиre, ce
qui est droit semble pervers. Or l'esprit du diable est ivre de colиre, car
Denys dit dans les Noms Divins (IV, 23) que le mal du dйmon est une
colиre dйraisonnable; il estime donc pervers tout ce qui est droit. Et de la
sorte, il se trompe en son opinion. 16. En outre, la
connaissance universelle est chez nous principe d'erreur; ainsi, en considйrant
la blancheur d'un lys, qui lui est commune avec beaucoup d'autres, nous nous
trompons en jugeant que ce qui est blanc est un lys. Or les anges connaissent
par des formes universelles, et d'autant plus qu'ils sont supйrieurs. Donc,
puisque Lucifer fut le plus йlevй des anges, et que, en consйquence, il a
possйdй les formes les plus universelles, il semble qu'il puisse le plus se
tromper. 17. En outre, ce qui
est simple se tourne totalement vers l'objet vers lequel il se tourne; donc
pour une raison semblable, il se dйtourne totalement de l'objet dont il se
dйtourne. Or le diable est simple, а considйrer son essence; donc, puisqu'il s'est
dйtournй de Dieu, il semble qu'il en soit dйtournй totalement, c'est-а-dire а
la fois selon l'affection et selon la connaissance. Donc il semble, puisque
Dieu est vйritй, que sa connaissance s'йcarte totalement de la vйritй. 18. En outre, sur ce
texte de la Deuxiиme Lettre aux Corinthiens (6, 15): "Quel rapport y
a-t-il entre le Christ et Bйlial?", la Glose dit que le diable fait
tout mal. Or le fait mкme de comprendre est un certain acte; il semble donc que
le diable se conduise mal mкme quand il comprend. Et ainsi, il semble qu'une
opinion fausse survienne dans son intelligence. Cependant: 1) Denys dit, dans les
Noms Divins (VII, 2), que les anges ont une intelligence simple; or dans
une intelligence simple, mкme humaine, il ne peut y avoir d'erreur; il y en
aura donc moins encore dans la connaissance de l'ange. Or le diable a la nature
angйlique. L'erreur ne peut donc survenir dans sa connaissance. 2) En outre, comme
les dйmons sont des substances incorporelles, il n'y a chez eux de connaissance
qu'intellectuelle. Or l'intelligence est toujours droite, comme le dit le
Philosophe dans le livre de l'Ame (III, 9); et saint Augustin prouve
aussi dans les Quatre-Vingt-Trois Questions (Question 32) que personne
ne pense faussement. Il semble donc qu'il ne puisse y avoir d'erreur dans la
connaissance des dйmons. 3) Mais on peut dire
qu'il ne peut y avoir d'erreur dans la connaissance des dйmons pour ce qui
touche leur connaissance naturelle, mais seulement pour la connaissance
gratuite. - On objecte а cela que la connaissance gratuite se rapporte surtout
а Dieu en tant qu'il excиde la connaissance naturelle de la crйature. Or, comme
le Philosophe le prouve dans la Mйtaphysique (IX, 11), il ne peut
exister d'erreur dans la connaissance des substances simples qui sont au-dessus
de nous, mais il y a chez elles ce seul dйfaut qui consiste а ne pas y
atteindre. En ce qui concerne donc la connaissance gratuite, il ne peut y avoir
de fausse opinion chez les dйmons, mais il y a seulement manque de connaissance. 4) En outre, tout ce
qui survient а une chose lui survient selon le mode de sa nature, comme on le
dit au Livre des Causes (10). Si donc les dйmons ne peu vent se tromper
en ce qui concerne leur connaissance naturelle, il semble qu'ils ne puissent
pas non plus se tromper en ce qui concerne la connaissance des biens gratuits
qui leur est ajoutйe. 5) De mкme, on peut
dire que les dйmons peuvent se tromper en ce qui touche la connaissance
affective. - On objecte а cela que la connaissance angйlique dйpasse toute
connaissance humaine. Or il existe chez l'homme une puissance cognitive qui ne
se trompe pas, mкme chez le pйcheur, et c'est la syndйrиse. Il semble donc qu'а
bien plus forte raison encore, la connaissance de l'ange pйcheur est sans
erreur. 6) En outre, le dйmon
a pйchй par son libre arbitre, qui est une facultй de la volontй et de la
raison. Or la raison et la volontй se rapportent а des objets divers, car la
volontй regarde le bien, et la raison le vrai. Rien n'empкche donc que la
volontй du diable ait failli par rapport au bien sans pourtant que son intelligence
ait failli par rapport au vrai. 7) En outre, nulle
chose n'est corrompue ou diminuйe sinon par son opposй; or le pйchй ne s'oppose
pas а la nature; il semble donc qu'il ne corrompe ni ne diminue le bien de la
nature. Or la connaissance naturelle ne souffre pas d'erreur. Il semble donc
que, mкme aprиs le pйchй, il ne puisse pas y avoir d'erreur chez le dйmon. 8) En outre, saint
Grйgoire dit dans les Dialogues (IV, 26) que l'вme йlevйe au- dessus de
son corps connaоt le vrai sans erreur. Or l'ange, fыt-il mauvais, est plus
йlevй au-dessus du corps que l'вme. Donc il semble que l'erreur puisse bien
moins encore se produire chez les mauvais anges. Rйponse: Une opinion fausse est une certaine opйration
dйfectueuse de l'intelligence, comme la naissance d'un monstre est une certaine
opйration dйfectueuse de la nature; aussi le Philosophe dit dans l'Йthique
(VI, 2) que le faux est le mal de l'intelligence; or une opйration dйfectueuse
provient toujours d'un principe dйfaillant; ainsi, la mise au monde d'un
monstre provient de la dйfectuositй de la semence, comme on le dit dans les
Physiques (II, 14); aussi est-il nйcessaire que toute apprйciation fausse
provienne du dйfaut d'un principe de connaissance; ainsi chez nous, une opinion
fausse est produite la plupart du temps par un raisonnement indu. Or aucune
chose ne peut dйfaillir en ce а quoi elle est toujours en acte selon sa nature;
mais une chose peut dйfaillir vis-а-vis de ce а quoi elle est en puissance, car
ce qui est en puissance est passible de perfection ou de privation. Or l'acte s'oppose
а la privation, а laquelle se ramиne toute dйfaillance. Or, comme on l'a dit plus haut, l'ange,
selon sa condition naturelle, possиde en acte une connaissance parfaite de tout
ce а quoi s'йtend naturellement sa puissance de connaоtre; en effet, il ne
passe pas des principes aux conclusions, mais il voit aussitфt les conclusions
dans les principes mкmes qu'il connaоt; autrement, si possйdant en acte la
connaissance des principes, il connaissait en puissance les conclusions, il lui
faudrait, comme nous, acquйrir par les principes la connaissance des
conclusions, grвce au discours de la raison; et le contraire est mis en йvidence par Denys dans les Noms
Divins (VII, 2). Donc, de mкme qu'il ne peut y avoir en nous d'opinion
fausse touchant les premiers principes qui nous sont connus naturellement, de
mкme chez l'ange, il ne peut pas y avoir non plus d'opinion fausse touchant
tout ce qui tombe sous sa connaissance naturelle; et comme, en pйchant, le
diable n'a pas perdu les propriйtйs de sa nature, mais que les dons naturels
demeurent en lui intacts et des plus йclatants, comme le dit Denys dans les
Noms Divins (IV, 23), il en rйsulte que le diable ne peut avoir une opinion
fausse sur ce qui relиve de sa connaissance naturelle. Mais, bien que son esprit soit en acte par
rapport а ce qu'il peut connaоtre naturellement, il est cependant en puissance
par rapport а ce qui dйpasse sa connaissance naturelle, et pour le connaоtre,
il a besoin d'кtre йclairй par une lumiиre supйrieure. De mкme en effet, que
plus une puissance active est supйrieure, plus elle peut s'йtendre а un grand
nombre d'actions, de mкme la puissance de connaоtre qui est plus йlevйe s'йtend
а la connaissance d'un plus grand nombre d'objets; aussi est-il nйcessaire que,
par rapport aux objets en lesquels l'intelligence supйrieure dйpasse l'intelligence
infйrieure, celle-ci soit comme en puissance et ait besoin d'кtre perfectionnйe
par la supйrieure. Ainsi donc toute intelligence angйlique est en puissance par
rapport а ce qui existe dans la connaissance divine, et elle a besoin pour le
connaоtre d'кtre йclairй par une certaine lumiиre surnaturelle, qui est la
lumiиre de la grвce divine. Et de la sorte, par rapport а cette
connaissance gratuite, une dйficience peut exister en toute intelligence
angйlique, mais diffйremment suivant les sujets. Car chez l'ange bon il peut y
avoir quelque dйfaut de connaissance touchant ces objets, mais par simple
nйgation, selon ce que dit Denys dans la Hiйrarchie Ecclйsiastique (VI,
3): ils sont purifiйs de leur ignorance; mais la dйficience que constitue une
opinion fausse ne peut exister en eux, parce que, comme leur volontй est
ordonnйe, ils n'appliquent pas leur intelligence а juger de ce qui excиde leur
connaissance. Au contraire, chez les anges mauvais, en raison de leur volontй
dйsordonnйe et orgueilleuse, il peut y avoir, а l'йgard de ces objets de
connaissance, mкme la dйficience consistant en une fausse opinion, dans la mesure
oщ ils appliquent prйsomptueusement leur intelligence а juger de ce qui les
dйpasse. Et cette erreur а l'endroit de ce genre d'objets de connaissance peut
кtre chez eux et spйculative, en tant qu'il se prйcipitent complиtement dans un
jugement faux, et pratique ou affective, en tant qu'ils estiment а tort qu'il
faut dйsirer ou faire quelque chose en rapport avec les objets dont on a parlй. Solutions des objections: 1. La perpйtuitй du
chвtiment divin relиve de la connaissance gratuite, parce que la nature des
jugements divins dйpasse toute connaissance naturelle de la crйature, selon la
parole du Psaume (35, 7): "Tes jugements sont un abоme sans fond";
cependant, le diable n'ignore pas que son supplice sera sans fin, car cela
diminuerait son malheur; de mкme en effet que la sйcuritй de la perpйtuitй de
la gloire contribue а augmenter la fйlicitй des bienheureux, de mкme la
certitude du caractиre interminable de leur malheur contribue а augmenter le
malheur des damnйs. Aussi faut-il affirmer que le diable est dit estimer que "l'abоme
pourra vieillir", comme saint Grйgoire l'explique au mкme endroit, parce
qu'il met dans l'esprit des hommes en ce monde l'opinion que les peines se
termineront, afin qu'ils craignent moins de pйcher. 2. Ce doute du diable
portait sur le mystиre de l'incarnation, qui dйpasse la connaissance naturelle
des anges eux-mкmes. 3. On dit que les
dйmons ne voient pas leurs biens naturels, non qu'ils ne les voient absolument
pas - sans quoi ils ne pourraient rien connaоtre, parce que, comme on le dit
dans le Livre des Causes (13), l'intelligence comprend tout le reste en
comprenant son essence -; mais ils ne les voient pas dans leur rapport avec les
biens gratuits, de la considйration desquels ils dйtournent leur attention en s'attachant
comme а une fin а leurs seuls biens naturels. 4. Avoir une
connaissance en acte s'entend en deux sens: d'une premiиre faзon, par rapport а
la considйration actuelle, et ce n'est pas а ce point de vue qu'on veut dire
que l'ange a une connaissance actuelle de tout ce а quoi s'йtend sa
connaissance naturelle; d'une faзon, cela s'entend par rapport а la connaissance
habituelle, parce que, comme on le dit dans le livre de l'Ame (II, 1) et
dans les Physiques (VIII, 8), autre chose est de dire que quelqu'un est
en puissance de savoir avant d'apprendre, c'est-а-dire quand il ne possиde pas
encore l'habitus de la science, et autre chose de dire qu'il est en puissance
de savoir avant qu'il porte son attention sur un sujet. Et c'est de cette
maniиre que l'ange possиde une connaissance actuelle par rapport а tout ce qu'il
peut connaоtre naturellement. Et ceci suffit а repousser l'erreur contraire,
car nous ne considйrons pas toujours en acte les principes, mais l'habitus mкme
des principes suffit а repousser toute erreur contraire dans ce domaine. 5. Du fait qu'un кtre
est tirй du nйant, il rйsulte qu'il peut changer en quelque maniиre, mais il n'est
pas nйcessaire qu'il puisse changer en tout: les corps cйlestes peuvent bien
changer localement, mais non en leur substance; et de mкme, l'intelligence de l'ange
peut faillir par rapport aux rйalitйs surnaturelles du fait qu'elle est tirйe
du nйant, mais elle ne le peut pas par rapport а sa connaissance naturelle,
parce que, comme on l'a exposй plus haut, la volontй de l'ange peut aussi
pйcher vis-а-vis de ces biens surnaturels. 6. La bйatitude
active a son siиge dans l'intelligence, а laquelle revient la vision de Dieu,
plus que dans la volontй а qui revient le plaisir, parce que le plaisir suit l'opйration
comme sa cause, et lui est adjoint comme une perfection qui vient aprиs elle;
aussi le Philosophe dit-il dans l'Йthique (X, 6) que le plaisir parfait
l'opйration, comme la beautй parfait la jeunesse. Mais dйsirer la fin et se
mouvoir vers elle convient surtout а la volontй, et c'est cela qu'empкche le
pйchй; c'est pourquoi le pйchй concerne plus la volontй que l'intelligence. 7. Les dйmons se sont
йloignйs de la participation de la vйritй divine et de la lumiиre divine selon
la grвce, mais non selon la nature. 8. Le diable ne juge
pas qu'il a mal agi, parce qu'il ne saisit pas sa faute comme un mal, mais
persйvиre encore dans le mal avec un esprit obstinй; aussi cela relиve de la
faussetй de la connaissance pratique ou affective. 9. L'effet de la
passion du Christ relиve de la connaissance surnaturelle а propos de laquelle
le diable a pu se tromper. 10. Lorsqu'on dit
que, dans l'enfer, il n'existe aucun souvenir de la vйritй, il ne faut pas le
comprendre comme si on n'y connaissait aucune vйritй - sans quoi on n'y
connaоtrait pas qu'on a commis des actes peccamineux, et ainsi le "ver de
la conscience" serait supprimй -, mais il faut comprendre qu'on n'est pas
en йtat d'acquйrir cette connaissance de la vйritй qui rendrait parfaite l'intelligence. 11. Selon Denys dans les
Noms Divins (IV, 30), le bien tient а la totalitй et а l'intйgritй de la
chose, mais le mal vient de chaque dйfaut, et c'est pourquoi on requiert plus d'йlйments
pour le bien que pour le mal; aussi il ne s'ensuit pas, si une connaissance
vraie est requise de l'intelligence pour que le dйsir soit droit, que la
perversitй du dйsir ne puisse exister sans que soit fausse la connaissance. Et
pourtant, on pourrait dire aussi que l'appйtit peut кtre droit alors qu'a
prйcйdй une connaissance fausse, par exemple lorsque quelqu'un rend les
honneurs dus а un pиre а quelqu'un qu'il estime а tort кtre son pиre; et de
mкme, que le dйsir pervers se trouve toujours associй а une certaine faussetй de
la connaissance pratique. 12. La faute blesse l'homme
dans ses biens naturels pour ce qui touche la capacitй envers les biens
gratuits, mais non en sorte d'enlever quoi que ce soit а l'essence de la nature;
et ainsi, il ne s'ensuit pas que son intelligence se trompe, sauf par rapport
aux biens gratuits. 13. Cet argument
envisage la connaissance pratique ou affective, par laquelle on choisit le mal
tout en visant le bien. 14. Du fait que le
diable s'est attachй par amour а lui-mкme plus qu'а Dieu, il a pйchй contre l'ordonnance
des biens naturels aux biens gratuits, parce qu'il n'a pas rapportй а Dieu l'amour
de sa propre nature; et en cela on dit qu'il est diminuй, en tant qu'il a йtй
privй de l'кtre gratuit. 15. C'est
mйtaphoriquement qu'on parle de colиre pour le diable, et on ne tire pas une
argumentation convenable de telles faзons de parler. Cependant, on peut dire
aussi que cela encore relиve de la connaissance pratique. 16. On dit que les
anges ont une connaissance universelle, non parce qu'ils ne connaissent que la
seule nature universelle des choses, maniиre de connaоtre selon laquelle la
connaissance universelle est chez nous source d'erreur; mais leur connaissance
est dite universelle en tant qu'elle s'йtend universellement а de nombreux
objets connaissables, dont ils ont la connaissance propre et complиte. 17. L'ange est simple
en son essence, mais il est multiple en son pouvoir, en tant justement que ce
pouvoir s'йtend а de nombreux objets, bien que ce ne soit pas par des
puissances appartenant а des natures diverses, comme chez nous les appйtits
sensitif et intellectuel, car cela s'opposerait а la simplicitй de son essence.
Donc, selon l'appйtit intellectuel, dans la mesure oщ celui-ci peut s'йtendre а
de nombreux objets, l'ange peut se dйtourner d'un objet selon un aspect et non
selon un autre; et ainsi, son appйtit ne s'est pas dйtournй de Dieu pour ce qui
concerne les biens naturels, mais pour les biens gratuits. 18. Le diable fait
tout mal, pour ce qui est de ce qu'il fait de par son libre arbitre; mais les
actions naturelles sont bonnes en lui, а proprement parler, parce que ces
actions de nature viennent de Dieu qui a crйй la nature. Quant aux objections contraires, il faut
donc dire: 1) L'ange possиde une intelligence simple du fait que, de mкme qu'il
ne saisit pas la vйritй en passant des principes aux conclusions, mais qu'il
voit aussitфt la vйritй des conclusions dans les principes, de mкme aussi il ne
pense pas en ajoutant un prйdicat а un sujet, en composant ou divisant а la
maniиre de notre intellect, mais aussitфt, dans la simple considйration du
sujet, il voit ce qui convient au sujet ou ce qu'on nie de lui. En effet, la
raison en est la mкme dans les deux cas, du fait que la disposition du sujet
est le principe de connaissance de l'inhйrence en lui du prйdicat. Aussi l'ange
connaоt, par la simple saisie du sujet, l'кtre et le non-кtre, comme nous les
connaissons en composant et en divisant; rien ne s'oppose, en effet, а ce que,
par ce qui est simple, on connaisse le composй, de mкme que le matйriel est
connu par l'immatйriel. Mais la cause d'oщ peut provenir l'erreur dans notre
intellect qui procиde en composant, c'est qu'il juge que quelque chose existe
ou n'existe pas; aussi l'erreur peut exister dans l'intellect du dйmon,
principalement pour ce qui dйpasse sa connaissance naturelle. 2) On dit que l'intelligence
est toujours droite en son activitй, parce que, comme le dit saint Augustin
dans les Quatre-Vingt-Trois Questions (Question 32), qui conque comprend
une chose comprend qu'elle est telle qu'elle est; pourtant la puissance
intellective peut se tromper en ne comprenant pas ce qui est vrai, comme cela
est clair chez qui a une fausse opinion. 3) En ce qui regarde
l'essence divine elle-mкme, le dйmon ne peut кtre en dйfaut qu'en ne l'atteignant
pas, comme le prouve la raison allйguйe; mais pour ce que l'essence divine fait
de faзon surnaturelle dans les crйatures, l'intelligence du dйmon peut faillir
en ayant une fausse opinion. 4) La maniиre de
connaоtre du dйmon est en rapport avec sa substance, mais il n'est cependant
pas nйcessaire qu'il possиde la mкme puissance pour juger des choses qui
excиdent sa nature que pour juger de celles qui lui sont connaturelles. Et c'est
pourquoi, bien qu'il ne puisse jamais avoir un jugement faux sur ce qui regarde
sa connaissance naturelle, il peut toutefois avoir un jugement faux sur les
choses qui dйpassent sa connaissance naturelle. 5) La syndйrиse fait
connaоtre les principes universels des actions morales, que l'homme connaоt
naturellement, de mкme que les principes universels spйculatifs; aussi ne
peut-on en tirer d'autre conclusion, sinon que les dйmons ne se trompent pas
dans leur connaissance naturelle. 6) La volontй n'est
mue par le bien que dans la mesure oщ il est connu; aussi elle ne peut
dйfaillir dans le dйsir du bien que s'il y a aussi auparavant un dйfaut dans la
connaissance, non certes pour ce qui est des principes universels, sur les
quels porte la syndйrиse, mais pour les choix particuliers. 7) La faute ne s'oppose
pas directement а la nature, et de lа vient que les dйmons n'ont pas encouru d'erreur
dans leur connaissance naturelle du fait du pйchй. 8) Saint Grйgoire
parle de l'йlйvation de l'вme qui se fait par la grвce: en effet, la lumiиre de
la grвce exclut toute erreur.
ARTICLE 7: LES DЙMONS
CONNAISSENT-ILS L'AVENIR?
Lieux parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences, D. 7, Question 2, a. 2; De
veritate, Question 8, a. 12; III Somme contre les
Gentils, c. 154; Somme thйologique Ia, Q.57,a.3;S.Is.,c.3.
Objections: Il semble que oui. 1. Saint Augustin dit
en effet dans la Citй de Dieu (IX, 21): "Les actions temporelles
rйalisйes par la puissance divine peuvent кtre mieux perзues par les facultйs
des esprits angйliques, mкme mauvais, que par la faiblesse des hommes."
Or, en considйrant les effets de la puissance divine, les hommes connaissent d'avance
bien des йvйnements futurs: le mйdecin connaоt la santй, le matelot l'accalmie
а venir. Donc c'est а plus forte raison encore que les dйmons peuvent connaоtre
d'avance les йvйnements futurs. 2. En outre, on ne
peut prйdire avec vйritй que ce qu'on sait par avance. Or, comme le dit saint
Augustin dans la Divination des Dйmons (ch. 4 et 5), les dйmons, parmi les
йvйnements futurs, en prйdisent certains qui sont vrais. Donc les dйmons
connaissent d'avance les йvйnements futurs. 3. En outre, si les
dйmons sont des substances incorporelles, il est nйcessaire qu'ils soient
au-dessus du temps selon la substance et l'opйration, selon ce que dit le
Livre des Causes (7) la substance et l'opйration de l'intelligence sont au-
dessus du temps; or le prйsent, le passй et le futur sont des diffйrences temporelles;
donc, par rapport а la connaissance des dйmons, il n'y a pas de diffйrence si
une chose est prйsente, passйe ou future; or les dйmons peuvent connaоtre les
йvйnements prйsents et passйs. Ils peuvent donc aussi connaоtre les йvйnements
futurs. 4. Mais on peut dire
que, pour qu'une chose puisse кtre connue, il n'est pas seulement requis que
celui qui connaоt soit prйsent et en acte, mais il faut que ce qui est connu le
soit aussi. - On objecte а cela que la connaissance de Dieu est plus certaine
que celle du dйmon. Si donc il est requis pour la certitude de la connaissance
du dйmon que ce qui est connu soit prйsent et en acte, cela serait requis bien
plus encore pour la connaissance de Dieu; et ainsi, Dieu non plus ne
connaоtrait pas les йvйnements futurs. Et cela ne convient pas. 5. En outre, toute
connaissance est а la mesure du connaissant. Or, йtant donnй que le dйmon est
une substance incorporelle, la connaissance sensitive n'existe pas chez lui, mais
seulement la connaissance intellectuelle. Donc, puisque l'intelligence rйalise
l'abstraction par rapport au lieu et au temps, il paraоt indiffйrent а la
connaissance du dйmon qu'un йvйnement soit prйsent, passй ou futur. 6. En outre, il est
йvident que les dйmons connaissent les faits singuliers quand ceux-ci existent;
or ils ne les connaissent pas par des espиces acquises а partir des choses,
parce que cela ne pourrait se faire que par la mйdiation des sens; ils les
connaissent donc par des espиces innйes. Or ces espиces innйes ont existй dans
l'esprit du dйmon depuis le dйbut de sa crйation. Depuis le dйbut de sa
crйation, le dйmon a donc connu tous les йvйnements futurs dans leur
singularitй. 7. Mais on peut dire
que, pour ce qui dйpasse la connaissance naturelle de l'ange, les espиces
innйes ne suffisent pas, mais il faut des espиces infuses. - On objecte а cela
qu'а la connaissance а laquelle est soumis ce qui est grand, est soumis encore
bien plus ce qui est moindre. Or les substances immatйrielles sont soumises а
la connaissance naturelle du dйmon, elles qui sont beaucoup plus йlevйes que
les substances sensibles. Donc les faits singuliers sensibles ne dйpassent pas
sa connaissance. 8. En outre, de mкme
que les raisons idйales qui rйsident dans l'esprit divin servent а causer et а
connaоtre, de mкme les similitudes des choses qui rйsident dans l'esprit
angйlique servent а connaоtre. Or les raisons idйales qui sont dans l'esprit
divin se comportent de maniиre йgale pour causer et connaоtre les choses passйes,
prйsentes et futures. Il semble donc que les espиces des choses qui sont dans l'esprit
angйlique se comportent d'une maniиre йgale par rapport aux choses passйes,
prйsentes et futures. 9. En outre, de mкme
que Dieu a produit par son Verbe les formes dans la matiиre, de mкme aussi il l'a
fait dans l'intelligence angйlique, comme cela ressort de ce que dit saint
Augustin dans son Commentaire littйral de la Genиse (II, 6). Or les
formes des choses dans la matiиre corporelle se comportent de la mкme faзon par
rapport au prйsent, au passй et au futur. Il semble donc, pour une raison
semblable, qu'il en aille de mкme pour les espиces des choses qui sont dans l'esprit
angйlique; et ainsi il semble que les dйmons peuvent par ces espиces connaоtre
l'avenir. 10. En outre, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien (I, 10) que les dйmons ont trois
moyens d'information, en partie par la subtilitй de leur nature, en partie par
l'expйrience d'un temps prolongй, et en partie aussi par la rйvйlation des bons
esprits. Or toutes ces maniиres de connaоtre peuvent s'йtendre а la
connaissance des choses futures aussi bien que des prйsentes. Donc les dйmons
peuvent connaоtre les йvйnements futurs. 11. Mais on peut dire
que les dйmons peuvent connaоtre les йvйnements futurs qui arriveront
nйcessairement et qui ont des causes dйterminйes, mais non les autres. On
objecte а cela que la connaissance expйrimentale va du semblable au semblable.
Or pour les йvйnements qui arrivent, quelques contingents qu'ils soient, des
йvйnements semblables les ont prйcйdйs dans les siиcles antйrieurs, alors que
les dйmons existaient: il est dit en effet dans l'Ecclйsiaste (1, 10): "Il
n'y a rien de nouveau sous le soleil, car cela a dйjа existй dans les siиcles
qui nous ont prйcйdйs." Donc les dйmons ont connaissance de tous les
йvйnements futurs contingents. 12. En outre, l'expйrience
naоt des sens: le Philosophe dit en effet dans la Mйtaphysique (I, 1): C'est
des sens que vient la mйmoire et, de nombreux faits dont on se souvient, l'expйrience.
Or il n'y a pas de sens chez les dйmons. Donc chez eux, l'expйrience ne leur
fait en rien connaоtre certains йvйnements а venir plutфt que d'autres. 13. En outre, si les
dйmons ne connaissent pas les йvйnements qui n'ont pas de causes dйterminйes
quand ils sont futurs, et s'ils les connaissent quand ils sont prйsents, il
semble en rйsulter que leur intelligence est ramenйe de la puissance а l'acte.
Or cela paraоt impossible, parce que rien n'est ramenй de la puissance а l'acte
que par un agent supйrieur; or on ne peut admettre que quelque кtre crйй soit
supйrieur а l'intelligence angйlique. Il semble donc que les dйmons connais
sent les йvйnements contingents qui ne possиdent pas de causes dйterminйes mкme
avant qu'ils n'existent. 14. En outre, tout ce
qui se produit а partir de causes diverses ordonnйes et non empкchйes, arrive,
semble-t-il, nйcessairement. Or tout effet qui se produit en ce monde se
produit а partir du concours de plusieurs causes ordonnйes entre elles et non
empкchйes, parce que, si elles avaient йtй empкchйes, l'effet n'aurait pas
suivi. Donc tout ce qui est en ce monde se produit par nйcessitй, et il semble
ainsi que les dйmons connaissent tous les йvйnements futurs. 15. En outre, il y a
chance et hasard dans les faits qui arrivent dans un petit nombre de cas; or si
rien ne se produisait dans un petit nombre de cas, rien ne serait contingent
dans la plupart des cas, mais tout arriverait nйcessairement, car les
йvйnements qui se produisent dans la plupart des cas ne diffиrent de ceux qui
se produisent par nйcessitй que parce qu'ils manquent de se produire dans un
petit nombre de cas si donc rien ne vient de la fortune et du hasard, il s'ensuit
que toutes choses viennent nйcessairement. Or la premiиre proposition paraоt
кtre vraie, de l'avis de saint Augustin qui dit dans les Quatre-Vingt-Trois
Questions (Question 24) que rien ne se produit en ce monde par aventure, c'est-а-dire
par chance ou hasard. Donc toutes choses se produisent par nйcessitй, et de la
sorte, les dйmons connaissent tous les йvйnements futurs. 16. En outre, tous
les mouvements des corps infйrieurs se ramиnent aux mouvements des corps
cйlestes comme а leurs causes; saint Augustin dit en effet dans la Trinitй
(III, 4) que Dieu rйgit les corps infйrieurs par les supйrieurs. Or les
mouvements des corps supйrieurs proviennent uniformйment de la nйcessitй. Donc
tous les йvйnements qui arrivent dans les corps infйrieurs proviennent aussi
par nйcessitй; et de la sorte, on en revient а l'objection prйcйdente. 17. Mais on peut dire
que cela a lieu dans les mouvements purement corporels, mais non dans ceux qui
ont pour cause le libre arbitre. - On objecte а cela que le principe du
mouvement de l'homme et de n'importe quel animal vient de quelque fait nouveau
qui se produit dans les choses corporelles; ainsi, la digestion achevйe, l'homme
est tirй par lui-mкme du sommeil et il se lиve, comme on le dit dans les
Physiques (VIII, 4). Si donc ce qui se produit extйrieurement dans les
choses corporelles est soumis а la nйcessitй des corps cйlestes, il semble que,
pour une raison semblable, il en sera ainsi des actions faites par libre
arbitre. 18. En outre, le
libre arbitre paraоt relever de la volontй, qui est l'appйtit rationnel et dont
l'acte est l'йlection. Or la volontй est mue par le bien comme par son objet
propre; donc elle est mue d'une faзon nйcessaire а choisir le bien et а fuir le
mal. Ainsi donc, tout arrive nйcessairement, mкme les actions faites par libre
arbitre; et ainsi, il semble en consйquence que les dйmons peuvent connaоtre а l'avance
tous les йvйnements futurs. Cependant: 1) Saint Jean
Damascиne dit dans la Foi (II, 4) que ni les hommes ni les dйmons ne
connaissent а l'avance les йvйnements futurs, mais Dieu seul. 2) En outre, chacun
peut mieux connaоtre ce qui le regarde que ce qui regarde autrui, aussi est-il
dit dans la Premiиre Lettre aux Corinthiens (2, 11): "Personne ne connaоt
ce qui regarde l'homme sinon l'esprit de l'homme qui est en lui." Or les
dйmons n'ont pas su а l'avance leur chute future, comme cela ressort de ce que
dit saint Augustin dans son Commentaire littйral de la Genиse (XI, 17).
Bien moins encore les dйmons peuvent-ils donc connaоtre les autres йvйnements а
venir. 3) En outre, il n'y a
de connaissance que du vrai. Or les futurs contingents n'ont pas de vйritй
dйterminйe, comme le prouve le Philosophe dans le Peri Hermeneias (I,
13). Donc les dйmons ne connaissent pas les йvйnements futurs d'une maniиre
dйterminйe. Rйponse: On peut connaоtre les йvйnements futurs d'une
double maniиre: en eux-mкmes ou dans leurs causes. En eux-mкmes, ils ne peuvent кtre connus
de personne, sinon de Dieu. La rai son en est que les йvйnements futurs, en
tant que futurs, n'ont pas encore d'кtre en eux-mкmes; or l'кtre et le vrai
sont convertibles: aussi, comme toute connaissance porte sur le vrai, il est
impossible qu'une connaissance portant sur les йvйnements futurs en tant que
tels les connaisse en eux-mкmes. Or comme le prйsent, le passй et le futur sont
des diffйrences de temps qui signifient un ordre temporel, tout ce qui, d'une
faзon ou d'une autre, se trouve dans le temps, se rapporte aux йvйnements
futurs sous la raison de futur; et c'est pourquoi il est impossible qu'une
connaissance soumise au dйroulement du temps connaisse les йvйnements futurs en
eux-mкmes. Or c'est le cas de toute connaissance de la crйature, comme on le
dira par la suite. Aussi est-il impossible а une crйature de connaоtre les
йvйnements futurs en eux-mкmes, mais cela est le propre de Dieu seul, dont la
connaissance est entiиrement йlevйe au-dessus de tout l'ordre du temps, en
sorte que nulle partie du temps n'a de rapport avec la connaissance divine sous
la raison de passй ou de futur; mais le cours entier du temps et ce qui se
passe dans toute sa durйe sont prйsents de faзon йgale а son regard, et son
regard simple se porte а la fois sur toutes choses selon que chacune existe en
son temps. Et on peut tirer une comparaison valable
de la succession des lieux, car l'avant et l'aprиs dans le mouvement et le
temps suivent l'avant et l'aprиs dans l'йtendue, comme on le dit dans les
Physiques (IV, 17). Dieu voit donc de faзon prй sente tous les йvйnements
qui ont entre eux des rapports selon la succession du prйsent, du passй et du
futur - ce que ne peut faire aucun de ceux dont le regard est pris dans cette
succession temporelle -, de mкme que quelqu'un, placй dans un observatoire
йlevй, voit en mкme temps tous ceux qui passent par le chemin, mais non comme
ayant par rapport а lui caractиre de prйcйdent ou de suivant, bien qu'il voie
que certains en prйcиdent d'autres; cependant, quiconque est placй sur la route
mкme, dans la file de ceux qui passent, ne peut voir que ceux qui le prйcиdent
ou ceux qui sont immйdiatement derriиre lui. D'autre part, les йvйnements futurs
existent dans leurs causes de trois maniиres: d'une premiиre maniиre, ils y
sont en puissance seulement, parce qu'ils peuvent, de faзon йgale, кtre ou ne
pas кtre; on dit qu'ils sont contingents par rapport а ces deux cas; par
contre, certains йvйnements futurs existent dans leurs causes non seulement en
puissance, mais en raison d'une cause active qui ne peut кtre empкchйe de
produire son effet, et on dit que ces futurs arrivent nйcessairement; enfin,
certains йvйnements futurs existent dans leurs causes et en puissance, et selon
une cause active qui peut cependant кtre empкchйe de produire son effet, et on
dit que ces futurs se produisent dans la plupart des cas. Mais, comme tout кtre est connu en tant qu'il
est en acte, et non en tant qu'il est en puissance, comme on le dit dans la
Mйtaphysique (IX, 10), les йvйnements futurs qui sont en puissance а кtre
ou ne pas кtre ne peuvent pas кtre connus а l'avance dans leurs causes de faзon
dйcisive, mais avec une alternative, qu'ils seront ou ne seront pas: telle est
leur vйritй. Pour les йvйnements futurs qui existent dans leurs causes comme
provenant d'elles par nйcessitй, ils peuvent кtre connus avec certitude dans
leurs causes par l'homme, et avec bien plus de certitude par le dйmon ou l'ange,
а qui la vertu des causes naturelles est mieux connue qu'aux hommes. Quant aux
йvйnements futurs qui arrivent dans la plu part des cas, ils peuvent кtre
connus dans leurs causes, non avec une certitude absolue, mais par une
connaissance conjecturale, avec plus de certitude cependant par les anges bon
ou mauvais que par les hommes. Pourtant, il faut considйrer que connaоtre
un йvйnement futur dans sa cause, ce n'est rien d'autre que connaоtre l'inclinaison
actuelle de la cause vers son effet; aussi, а proprement parler, ce n'est pas
connaоtre le futur, mais le prйsent. De lа vient que la connaissance des futurs
est propre а Dieu, selon le texte d'Isaпe (41, 23): "Annoncez ce qui
arrivera, et nous dirons que vous кtes des dieux." Solutions des objections: 1. Cette raison
envisage les йvйnements futurs en tant qu'ils sont connus dans leurs causes. 2. Parmi les
йvйnements futurs, les dйmons en prйdisent tantфt de vrais, et tan tфt de faux.
Ils prйdisent des йvйnements vrais, en les connaissant par avance soit par une
rйvйlation des esprits bons, qui vient de Dieu, soit en les connaissant dans
leurs causes externes, dont ils connaissent la vertu, ou dans leurs propres
desseins, par exemple quand ils prйdisent ce qu'ils vont faire eux-mкmes. Pour
les йvйnements faux, ils les prйdisent parfois en voulant tromper les hommes,
parce que comme il est dit en saint Jean (8, 44): "Le diable est
menteur et en est le pиre", а savoir du mensonge. Mais parfois, ils
prйdisent des choses fausses parce qu'ils se trompent eux-mкmes, par exemple
quand Dieu les empкche de faire ce qu'ils se proposaient ou quand quelque chose
se produit par la puissance divine en dehors du concours habituel des causes
naturelles, comme le dit saint Augustin dans la Divination des Dйmons
(VI, 10). 3. La substance et l'opйration
du dйmon sont certes au-dessus du temps qui est le nombre du mouvement cйleste;
cependant, un temps s'adjoint а son opйration, dans la mesure oщ il ne connaоt
pas tout en mкme temps en acte. Ce temps, а la vйritй, c'est la succession des
affections et des conceptions intellectuelles. Aussi saint Augustin dit-il dans son Commentaire
Littйral de la Genиse (VIII, 20) que Dieu meut la crйature spirituelle а
travers le temps. 4. Il en va autrement
de Dieu qui voit l'йtendue du temps comme lui йtant prй sente, du fait que son
intelligence est absolument libre du temps et qu'ainsi il regarde le futur
comme existant, ce qu'on ne peut dire de l'ange ou du dйmon. 5. Toute intelligence
rйalise de quelque maniиre une abstraction par rapport au lieu et au temps,
mais l'intelligence humaine le fait d'une autre maniиre que l'intelligence
angйlique. L'intelligence humaine, en effet, abstrait du lieu et du temps, et
pour ce qui est des objets connus eux-mкmes, parce qu'elle ne connaоt pas les
choses singuliиres qui sont dans ce lieu et ce temps, et pour ce qui est des
espиces intelligibles, qui sont abstraites des conditions individuelles. Mais l'intelligence
de l'ange, bon ou mauvais, abstrait du lieu et du temps pour ce qui est des
espиces intelligibles elles-mкmes, qui sont immatйrielles et universelles, mais
non pour ce qui est des objets connus car, en raison de leur puissance, elle
connaоt par les espиces intelligibles les choses non seulement dans leur
universalitй, mais encore dans leur singularitй; et c'est ainsi qu'il y a dans
la connaissance du dйmon une diffйrence entre connaоtre les йvйnements prйsents
et les futurs. 6. Les anges ne
connaissent pas les faits singuliers, quand ils se produisent en acte, par des
espиces acquises nouvellement, mais par des espиces qu'ils connaissaient
auparavant, sans connaоtre pourtant par elles ces faits comme futurs. La raison
en est que toute connaissance se fait par l'assimilation du connaissant et du
connu; or les espиces intelligibles qui existent dans l'intelligence angйlique
sont par nature des similitudes qui renvoient directement aux natures des
espиces; par celles-ci, ils peuvent cependant connaоtre les faits singuliers,
mais seulement dans la mesure oщ ils participent а la nature des espиces, ce
qui ne se produit pas avant qu'ils soient en acte; et c'est pourquoi, aussitфt qu'ils
sont en acte, ils sont connus par l'ange, de mкme qu'а l'inverse, il arrive
chez nous que, dиs que l'oeil a reзu l'espиce de la pierre, il connaоt la
pierre qui existait auparavant; en effet, les formes de l'intelligence angйlique
prйexistent aux choses temporelles, comme les formes des choses prйexistent а
nos sens. 7. Connaоtre les
singuliers temporels en tant qu'ils sont prйsents ne dйpasse pas la puissance
de l'intelligence angйlique, mais c'est seulement de les connaоtre en tant qu'ils
sont futurs que cela la dйpasse. 8. Comme le dit Denys
dans les Noms Divins (11, 8), on ne peut trouver de similitude exacte, c'est-а-dire
parfaite, entre la crйature et Dieu; et c'est pour quoi, bien que les espиces
qui demeurent dans l'intelligence angйlique soient en quelque maniиre
semblables aux raisons idйales de l'intellect divin, elles ne peu vent
cependant pas les йgaler, en s'йtendant а tout ce а quoi s'йtendent les rai
sons idйales de l'intellect divin. Aussi, bien que les raisons idйales de l'intellect
divin, qui sont tout а fait au-dessus du temps, se comportent indiffйremment
par rapport au prйsent, au passй et au futur, il ne s'ensuit pas qu'il en aille
de mкme des espиces de l'intelligence angйlique. 9. Les formes qui
sont dans les choses et qui viennent de l'esprit divin se comportent bien
toujours de la mкme maniиre par rapport а la nature de l'espиce, mais non par
rapport а leur participation par les individus, parce que parfois la forme de l'espиce
est participйe par certains individus, et parfois par d'autres. Et ainsi, il en
va de mкme pour les espиces qui sont dans l'intelligence angйlique, qui en
elles-mкmes se comportent toujours de la mкme maniиre mais en vertu des
changements des individus naturels, il arrive que parfois ceux-ci correspondent
aux espиces qui existent dans l'intelligence angйlique, et que parfois ils n'y
correspondent pas. 10. Que les dйmons
connaissent certaines choses par la rйvйlation des esprits supйrieurs, cela
dйpasse leur facultй naturelle; par contre, ce qu'ils connaissent par la
subtilitй de leur nature relиve de leur connaissance naturelle, par laquelle
ils peuvent connaоtre а l'avance les effets dans les causes naturelles; mais
pour ce qui est des actes humains qui dйpendent du libre arbitre, actes qui ne
peuvent кtre connus d'avance dans leurs causes naturelles, les dйmons en
connaissent un grand nombre par l'expйrience. 11. Ce qui arrivera a
bien prйcйdй dans les siиcles passйs selon une certaine ressemblance, mais qui
ne se vйrifie pas en tous points, et parfois un seul effet а venir est
semblable а divers effets passйs sous des rapports divers. Et toutefois, la
connaissance qui vient des cas semblables n'a pas de certitude dans les choses
contingentes, en raison de la capacitй de changer de la matiиre, mais c'est une
connaissance conjecturale. 12. L'expйrience
vient du sens, dans la mesure oщ le sens connaоt un кtre qui est prйsent, et c'est
а ce point de vue que l'on attribue l'expйrience aux dйmons, non qu'ils
perзoivent quelque chose par les sens, mais parce qu'ils connaissent un кtre qu'ils
ne connaissaient pas auparavant, lorsque celui-ci devient prйsent, de la
maniиre qu'on a dite. 13. Le fait que le
dйmon ne connaоt pas ce qui est futur ne provient pas de ce que son
intelligence est en puissance, mais de ce que l'йvйnement futur particulier ne
participe pas encore а la forme de l'espиce dont la ressemblance prйexiste en
acte dans l'intelligence du dйmon. 14. C'est en suivant
quatre voies que certains ont йtabli que tout arrive de faзon nйcessaire. La
premiиre d'entre elles fut celle des Stoпciens, qui imposaient une nйcessitй
aux йvйnements futurs а partir d'une sйrie dйterminйe de causes connexes entre
elles, qu'ils appelaient le destin; et c'est а cela que tend l'argument. Mais
Aristote rйsolut la question dans la Mйtaphysique (VI, 3), en disant
que, si on suppose deux choses, а savoir que tout ce qui se produit a une cause
et que, la cause une fois posйe, il est nйcessaire d'admettre l'effet, il en
rйsulte que tout se produit d'une faзon nйcessaire; car il faudra ramener tout
effet futur а une certaine cause, prйsente ou passйe, en sorte que, du fait que
l'effet existe ou a existй, il est nйcessaire que la cause existe ou ait existй;
par exemple, que cet homme soit tuй s'il sort de sa maison la nuit; or il
sortira s'il veut boire, et il le veut s'il a soif, ce qui se produira s'il
mange salй, et peut-кtre a-t-il dйjа mangй ou est-il en train de le faire; d'oщ
il suit qu'il est nйcessaire qu'il soit tuй. Or l'une et l'autre des deux
suppositions mentionnйes plus haut sont fausses. En effet, il est faux de dire
que, si une cause est posйe, mкme suffisante de soi, il est nйcessaire de poser
l'effet, parce qu'il peut кtre empкchй par exemple, le feu sera empкchй de
consumer le bois en raison de l'eau qu'on y jette. De faзon semblable aussi, il
n'est pas vrai que tout ce qui arrive ait une cause: certains йvйnements se
produisent en effet accidentellement, or ce qui est accidentel n'a pas de
cause, parce qu'а proprement parler, ce n'est pas un кtre, comme le dit Platon.
Aussi, que cet homme creuse une tombe, cela a une cause; et de mкme, qu'en un
certain endroit un trйsor soit cachй, ce fait a une cause mais cette rencontre
par accident, c'est-а-dire que cet homme veuille creuser une tombe а l'endroit
oщ un trйsor est cachй, elle, n'a pas de cause, parce qu'elle est accidentelle. 15. Certains ont
voulu imposer une nйcessitй aux йvйnements а venir en raison de la providence
divine, en laquelle ils plaзaient le destin; et il semble que cet argument
tende а cela en effet, saint Augustin dit que rien ne se produit а l'aventure
dans le monde, parce que tout est soumis а la providence divine. Mais ceci n'enlиve
pas leur contingence aux йvйnements futurs, ni en raison de la certitude de la
connaissance divine, ni en raison de l'efficacitй de la volontй divine. Par
rapport а la science, cela ressort de ce qui a йtй dit plus haut, car la
science divine se comporte vis-а-vis des йvйnements futurs contingents comme
notre oeil par rapport aux йvйnements contingents qui sont dans le prйsent,
comme on l'a dit; aussi, de mкme que nous voyons avec la plus grande certitude
que Socrate est assis quand il est assis, et que cependant cela ne soit pas
nйcessaire absolument parlant, de mкme aussi, du fait que Dieu voit en eux-mкmes
tous les йvйnements qui se produisent, cela ne supprime pas la contingence des
choses. Pour ce qui est de la volontй, il faut considйrer que la volontй divine
est la cause universelle de l'кtre, et de mкme de tout ce qui le suit, donc du
nйcessaire et du contingent; quant а elle, elle est au-dessus de l'ordre du
nйcessaire et du contingent, comme elle est au-dessus de tout l'кtre crйй. Et c'est
pourquoi la nйcessitй et la contingence dans les choses se distinguent non par
rapport а la volontй divine qui est leur cause commune, mais par rapport aux
causes crййes, que la volontй divine a ordonnйes proportionnellement aux
effets, en sorte qu'il y ait aux effets nйcessaires des causes immuables, et
aux effets contingents des causes qui puis sent changer. 16. D'aucuns se sont
efforcй d'imposer la nйcessitй aux йvйnements futurs par l'influence des corps
cйlestes, oщ ils situaient le destin et l'argument se place а ce point de vue.
Il pиche tout d'abord parce que les principes des йvйnements futurs ne sont pas
tous soumis а l'influence des corps cйlestes l'intelligence, en effet, et par
consйquent la volontй, qui se situe dans la raison, ne sont pas les puissances
de quelque organe corporel, aussi ne sont-elles pas directement sou mises а l'action
d'une force corporelle. Il pиche encore en ce qui concerne les effets purement
corporels. Le pouvoir d'un corps cйleste, en effet, est un pouvoir naturel; or
la nature tend toujours а une seule chose; et ce qui est accidentel n'est pas
vraiment un, comme on le dit dans la Mйtaphysique (V, 7); aussi, si ce
qui est accidentel peut bien кtre ramenй parfois а quelque cause intellectuelle
qui peut prendre comme une unitй ce qui est accidentel, cela ne peut кtre
ramenй а une cause naturelle. Or il est йvident que dans les effets purement
corporels, bien des choses se produisent par accident, par exemple que la
foudre tombe sur un terrain boisй oщ se trouvent situйs de nombreux arbres, qui
prennent feu et brыlent toute la forкt; aussi, tous les effets purement
corporels ne peuvent кtre ramenйs comme а leur cause au pouvoir d'un corps
cйleste. Et pour cette raison, les effets corporels des corps cйlestes ne se
produisent pas tous de faзon nйcessaire, parce qu'ils peuvent кtre empкchйs par
accident; comme on le dit dans le Sommeil et la Veille (2), dans les
mouvements de l'air, bien des choses prйcйdйes par des signes dans les corps
cйlestes ne se produisent pas. 17. La raison et la
volontй sont bien incitйes а agir par un agent extйrieur, qui fait subir une
pression au corps ou aux puissances sensitives, mais il reste au pouvoir de la
raison et de la volontй d'agir ou de ne pas agir selon le mouvement de telles
pressions. 18. Cet argument
aborde la quatriиme voie par laquelle certains ont voulu imposer une nйcessitй
aux actes humains. Mais, pour la rejeter, il faut considйrer que la volontй est
mue par le bien comme l'intelligence l'est par le vrai. Or l'intelligence
assentit de faзon nйcessaire aux premiers principes qui sont connus par soi, et
а toutes les considйrations qu'elle voit, par eux, dйcouler nйcessairement des
prйmisses, parce que sans elles les principes ne peuvent кtre vrais. De faзon
semblable, la volontй dйsire nйcessairement la fin derniиre, qui doit кtre dйsirйe
en raison d'elle-mкme - car tous les hommes veulent nйcessairement кtre heureux
-, et de mкme elle dйsire ce sans quoi elle considиre qu'il ne peut y avoir de
bйatitude. Par contre, pour les autres objets а choisir qu'on peut considйrer
ou comme se rapportant а la bйatitude sous une certaine raison de bien, ou
comme l'empкchant, en sorte pourtant que sans eux la bйatitude demeure possible,
la volontй n'assentit pas de faзon nйcessaire, pas plus que l'intelligence n'assentit
nйcessairement aux opinions pour lesquelles elle voit que, si elles sont
йcartйes, les principes connus par soi peuvent nйanmoins demeurer.
ARTICLE 8: LES DЙMONS
CONNAISSENT-ILS LES PENSЙES DE NOS CЊURS?
Lieux parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: De veritate, Question 8, a.
13; la, Question 57, a. 4; I Cor., c. 2, lect. 2.
Objections: Il semble que oui. 1. Saint Grйgoire dit
en effet dans les Morales (XVIII, 48): "Nos coeurs, aussi longtemps
que nous sommes en cette vie, ne peuvent se voir l'un l'autre, parce qu'ils ne
sont pas enfermйs dans des vases de verre, mais dans des vases d'argile."
Or l'йpaisseur des vases d'argile ne peut empкcher la vue intellectuelle qui
est celle des dйmons. Les dйmons connaissent donc les pensйes de nos coeurs. 2. En outre, la vue
corporelle est а la forme corporelle ce qu'est la vue spirituelle а la forme
spirituelle; or la vue sensible corporelle peut voir une forme corporelle qui
existe dans une chose sensible; donc la vue spirituelle du dйmon peut voir une
forme spirituelle qui existe en notre вme. Or c'est ainsi que se forment les
pensйes du coeur. Le dйmon peut donc connaоtre les pensйes du coeur humain. 3. Mais on pourrait
dire que le dйmon peut connaоtre les pensйes dans les quelles nous utilisons
des images, mais non celles qui consistent dans une pure spйculation. - On
objecte а cela que le Philosophe dit dans le livre de l'Ame (III, 6) que
l'вme ne comprend jamais sans images: la preuve en est que, lorsque l'organe de
l'imagination est atteint, c'est toute l'opйration intellectuelle qui se trouve
empкchйe. Si donc les dйmons connaissent les pensйes dans lesquelles nous
faisons usage des images, la consйquence en est qu'ils connaissent toutes nos
pensйes. 4. Mais on peut dire
que ces mots du Philosophe s'entendent de ce que nous connaissons de faзon
naturelle, mais non de ce qui nous est rйvйlй par Dieu. - On objecte а cela que
Denys dit dans la Hiйrarchie Cйleste (I, 2): "Il est impossible que
le rayon divin luise pour nous autrement qu'enveloppй sous la variйtй des
voiles sacrйs." Or il dit que ces voiles sacrйs sont les similitudes
sensibles. Donc, mкme dans ce qui nous est rйvйlй par Dieu, nous avons besoin
des images, similitudes des rйalitйs sensibles et de la sorte, le dйmon peut
voir toutes nos pensйes. 5. En outre, notre
intelligence connaоt mieux les rйalitйs qui sont moins intelligibles selon leur
nature, du fait qu'elle reзoit des sens sa connaissance; ceci n'a pas lieu chez
le dйmon, et de la sorte, il connaоt mieux les choses qui sont de soi plus
connaissables. Or les espиces qui existent dans l'intelligence sont
intelligibles en acte, et par consйquent, plus connaissables en soi que les
formes qui existent dans les choses naturelles, qui sont intelligibles en
puissance. Donc, puisque le dйmon connaоt par son intelligence les formes qui
existent dans les choses matйrielles, а bien plus forte raison peut-il
connaоtre les espиces intellectuelles de notre intelligence, selon lesquelles
se forment nos pensйes. Il peut donc voir nos pensйes. 6. En outre, "ce
qui fait qu'une chose est telle, celui-lа l'est lui-mкme davantage". Or
notre intelligence est intelligible grвce а une espиce intelligible qui existe
en elle, comme il ressort de ce que dit le Philosophe dans le livre de l'Ame
(III, 6). Donc, puisque le dйmon connaоt la substance mкme de notre
intelligence, a fortiori en connaоt-il les espиces intelligibles. 7. En outre, le dйmon
connaоt mieux nos вmes que nous ne les connaissons nous-mкmes. Or les pensйes
se trouvent dans l'вme. Donc il connaоt mкme nos pensйes mieux que nous. 8. En outre, le dйmon
connaоt les effets dans les causes, comme on l'a dit plus haut. Or lui-mкme
connaоt notre вme, ainsi que ses puissances et ses habitus qui sont les causes
des pensйes. Donc il connaоt nos pensйes. 9. En outre, nul ne
peut dйvoiler ce qu'il ignore. Or, comme le dit saint Augustin dans son Commentaire
Littйral de la Genиse (XII, 17): "Il est йvident, par des faits bien
йtablis, que les dйmons ont dйvoilй des pensйes humaines." Donc les dйmons
connaissent nos pensйes. 10. En outre, toute
connaissance se rйalise par une assimilation du connaissant au connu. Or, par
les pйchйs en pensйe, les hommes sont assimilйs aux dйmons. Donc les dйmons
peuvent connaоtre de telles pensйes. 11. En outre, la
parole intйrieure du coeur est plus semblable au dйmon, qui est une substance
spirituelle, que la parole extйrieure qui est corporelle. Or le dйmon connaоt
la parole extйrieure de l'homme qui est exprimйe par sa bouche. Donc a fortiori
il connaоt la parole intйrieure qui relиve de la pensйe, comme cela ressort de
ce que dit saint Augustin dans la Trinitй (XIV, 7). 12. En outre, on
connaоt mieux les actes que les habitus. Or le dйmon connaоt ce qui se trouve
dans la mйmoire habituelle de l'homme; ce fait le montre avec йvidence: comme
le dit saint Augustin dans la Citй de Dieu (XVIII, 18), un philosophe,
apparaissant en songe а un dormeur, rйsolut pour lui la question sur laquelle
il avait des doutes; ce qui paraоt s'кtre rйalisй par les dйmons. Il semble
donc que le dйmon peut a fortiori connaоtre les pensйes actuelles des
hommes. 13. En outre, plus
une puissance de connaissance est йlevйe, plus elle peut porter sur un objet
йlevй. Or la puissance de connaissance du dйmon est plus йlevйe que la
puissance de connaissance de l'homme. Donc, puisque l'homme peut connaоtre les
pensйes d'un autre homme par certains signes corporels, selon la parole de l'Ecclйsiastique
(19, 26): "A son air on connaоt un homme, et а son abord un homme de sens",
il semble en rйsulter que les dйmons voient plus profondйment les pensйes des
hommes en elles-mкmes. 14. En outre, s'ils
ne voyaient pas les pensйes en elles-mкmes, mais seulement par des signes
corporels, ils ne pourraient absolument pas les connaоtre, parce qu'un mкme
signe corporel rйpond а des sens divers; ainsi la rougeur du visage peut
provenir de la passion intйrieure de colиre et aussi de celle de honte. Mais il
est certain que les dйmons connaissent de quelque maniиre les pensйes des
hommes, comme cela ressort de ce que dit saint Augustin dans son Commentaire
Littйral de la Genиse (XII, 17), et dans la Divination des Dйmons et les
Rйtractations. Donc ils connaissent les pensйes en elles-mкmes. 15. En outre, les
signes corporels sont des rйalitйs sensibles. Or, selon Denys dans les Noms
Divins (VII, 2), les dйmons ne connaissent pas la vйritй intelligible par
les rйalitйs sensibles. Donc les dйmons ne connaissent pas les pensйes par des
signes corporels, mais par elles-mкmes. 16. Mais on pourrait
dire que le dйmon ne peut connaоtre les pensйes intйrieures en elles-mкmes
parce qu'il est au pouvoir de la volontй de les cacher. - On objecte а cela qu'elle
ne les cache pas totalement en les йcartant, car de la sorte elle ne penserait
а rien; et elle ne les cache pas davantage en les faisant s'йloigner, parce que
la distance corporelle n'empкche pas la connaissance de l'ange, ni non plus en
interposant un йcran, parce qu'il n'y arien d'autre dans l'вme qui soit inconnu
au dйmon. Donc la volontй ne peut en aucune maniиre cacher ses pensйes au
dйmon. 17. En outre, comme
le dit saint Augustin dans son Commentaire Littйral de la Genиse (II,
8), les anges connaissent par les espиces qu'ils ont reзues lors de leur
crйation tout ce qui est au-dessous d'eux. Or nos pensйes sont au-dessous d'eux
parce que, dans l'ordre de la nature, l'вme est infйrieure а l'ange. Donc les
dйmons peuvent connaоtre, par ces espиces innйes, les pensйes des hommes. Cependant: 1) Il est dit en
Jйrйmie (17, 9-10): "Le coeur de l'homme est mauvais et impйnйtrable: qui
le connaоtra ? Moi, le Seigneur, je scrute les coeurs et sonde les reins."
Donc connaоtre les pensйes des hommes est le propre de Dieu seul; les dйmons ne
les connaissent donc pas. 2) En outre, l'Apфtre
dit dans la Premiиre Lettre aux Corinthiens (2, 11): "Nul ne sait ce qu'il
y a dans l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme qui est en lui." Or les pensйes sont ce qu'il y a de plus
intime dans l'homme. Donc les dйmons ne peuvent connaоtre les pensйes de l'homme,
mais il est seul а le pouvoir. 3) En outre, dans les
Dogmes de l'Йglise (Gennade, ch. 81), on dit: "Nous sommes certains
que le diable ne voit pas les pensйes secrиtes de l'вme." Rйponse: Comme le dit saint Augustin dans son Commentaire
Littйral de la Genиse (XII, 17), et dans la Divination des Dйmons (ch.
5), il est avйrй par des indices certains que les dйmons connaissent en une
certaine maniиre les pensйes des hommes. Cela arrive d'une double faзon: d'abord
ils les connaissent en les voyant en elles-mкmes, comme un homme connaоt ses
propres pensйes, et d'une autre faзon grвce а certains signes corporels. Ceci est surtout йvident lorsque l'homme,
par ses pensйes intйrieures, est amenй а une passion. Si celle-ci est
impйtueuse, elle comporte, mкme dans l'apparence extйrieure, un indice par
lequel elle peut кtre dйcouverte mкme par les plus grossiers; ainsi: "Ceux
qui craignent pвlissent, ceux qui ont honte rougissent" comme le dit le
Philosophe dans l'Йthique (IV, 17); mais mкme si la passion est plus
lйgиre, elle peut кtre dйcouverte par les mйdecins pйnйtrants grвce au
changement du coeur perзu par le pouls. Or ces signes corporels extйrieurs et
intйrieurs, le dйmon peut les connaоtre bien mieux que quiconque, et c'est
pourquoi il est certain que les dйmons peuvent connaоtre certaines pensйes des
hommes selon la faзon qu'on a dite. Aussi saint Augustin dit-il dans la
Divination des Dйmons (ch. 5) que "parfois, les dйmons apprennent parfaitement,
avec la plus grande facilitй, les dispositions des hommes, non seulement celles
qui sont rйvйlйes par la voix, mais mкmes celles qui sont conзues dans la
pensйe, quand des signes venant de l'esprit s'expriment dans le corps". Dans les Rйtractations (II, 30),
saint Augustin laisse dans le doute la question de savoir s'ils peuvent par ce
moyen connaоtre les pensйes elles-mкmes, disant: "Il est avйrй, par bien
des faits, que celles-ci parviennent а la connaissance des dйmons, mais
certains signes sont-ils donnйs par le corps de ceux qui pensent, sensibles
pour eux, cachйs pour nous, ou connaissent-ils par une autre force, spirituelle
celle-lа, cela ne peut кtre trouvй par les hommes que trиs difficilement, ou
mкme pas du tout." Pour rйsoudre cette difficultй, il faut
considйrer que dans la pensйe deux йlйments sont а prendre en considйration, а
savoir l'espиce elle-mкme, et l'usage de cette espиce, qui est l'acte de
comprendre ou de penser: car, de mкme qu'en Dieu seul, il n'y a pas de
diffйrence entre la forme et l'acte d'кtre, de mкme en lui seul, il n'y a pas
de diffйrence entre l'espиce comprise et l'acte de comprendre lui-mкme, qui est
le fait d'кtre en train de comprendre. Or, а l'йgard des espиces intelligibles,
il faut considйrer que chaque intelligence se comporte diffйremment par rapport
aux espиces intelligibles d'une intelligence supйrieure, et par rapport а
celles d'une intelligence infйrieure. En effet, les espиces intelligibles d'une
intelligence supйrieure sont plus universelles, et c'est pourquoi elles ne
peuvent pas кtre comprises par celles d'une intelligence infйrieure; et c'est
pourquoi l'intelligence infйrieure ne peut les connaоtre parfaitement mais elle
peut connaоtre parfaitement celles d'une intelligence infйrieure, comme йtant
plus particuliиres, et elle peut en juger selon ses espиces а elle, qui sont
plus universelles. Et ainsi, comme l'intelligence angйlique est supйrieure, par
ordre de nature, а notre intelligence, les anges, bons ou mauvais, peuvent
connaоtre les espиces qui existent dans notre вme. Mais pour ce qui est de l'usage, il faut
remarquer que l'usage des espиces intelligibles, qui est le fait de penser en
acte, dйpend de la volontй: nous usons quand nous le voulons des espиces qui
existent habituellement en nous; aussi le Commentateur dit-il sur le livre
de l'Вme (III, 8) que l'habitus est ce qu'on utilise quand on le veut. Or
le mouvement de la volontй humaine dйpend de l'ordre suprкme des choses, qui
est le bien souverain, qui selon Platon et Aristote est aussi la cause la plus
haute: la volontй en effet n'a pas quelque bien particulier pour objet propre,
mais le bien universel, dont la racine est le souverain bien. Or une cause
infйrieure ne peut connaоtre ce qui tombe sous l'ordonnance d'une cause
supйrieure, mais seule en est capable la cause supйrieure qui meut, et celui
qui est mы; ainsi, si un citoyen est soumis а un officier comme а une cause
infйrieure et au roi comme а la cause suprкme, l'officier ne pourra connaоtre,
а propos du citoyen, si le roi a ordonnй directement quelque chose le touchant,
mais seul le roi le saura, et le citoyen qui est touchй par l'ordre du roi. Aussi, comme la volontй ne peut кtre mue
intйrieurement par un autre que par Dieu, а l'ordre de qui est directement
soumis le mouvement de la volontй, et par consйquent celui de la pensйe
volontaire, ce dernier ne peut кtre connu ni par les dйmons, ni par personne d'autre
que par Dieu lui-mкme, et par l'homme qui veut et qui pense. Solutions des objections: 1. L'homme est arrкtй
dans la connaissance des pensйes non seulement par la nature mкme des pensйes,
comme les dйmons, mais encore par la grossiиretй des corps d'argile, que le
sens corporel, dont dйpend nфtre connaissance, ne peut pйnйtrer; et c'est ce que
veut dire saint Grйgoire. 2. De mкme que la vue
corporelle ne peut connaоtre toute forme corporelle, mais seulement celle qui
lui est proportionnйe - en effet, la chouette ne peut voir la lumiиre du soleil
-'de mкme aussi la vue spirituelle ne peut voir toute espиce spirituelle, mais
celle qui lui est proportionnйe. Or la vue spirituelle de l'ange, bon ou
mauvais, peut voir les formes spirituelles de notre intelligence; cependant,
ils ne voient pas pour autant la maniиre dont nous en usons en pensant. 3. En ce qui concerne
l'exercice de notre connaissance, tant que nous sommes en cette vie, l'image
nous est toujours nйcessaire, quelque spirituelle que soit la connaissance,
parce que mкme Dieu nous est connu par les images de ses effets, dans la mesure
oщ nous connaissons Dieu par la nйgation, ou par la causalitй ou par l'excellence,
comme le dit Denys dans les Noms Divins (VII, 3). Il n'est cependant pas
nйcessaire que toute connaissance soit causйe en nous par les images: en effet,
une certaine connaissance est causйe en nous par rйvйlation. 4. Et ainsi est
йvidente la rйponse а l'objection 4, qui se dйveloppe en envisageant l'usage de
la connaissance. 5. Cet argument
conclut que le dйmon connaоt la forme intelligible de notre intelligence; il ne
s'ensuit pas cependant pour autant qu'il connaisse notre pensйe, pour la raison
dйjа avancйe. 6. Et il faut
rйpondre de mкme а l'objection 6. Cependant, on pourrait dire aussi que l'intelligence
nous est intelligible а nous-mкmes grвce а une espиce intelligible, dans la
mesure oщ, par l'objet dont la forme intelligible est la similitude, nous
connaissons l'acte, et par l'acte la puissance; mais il n'e pas nйcessaire qu'il
en soit ainsi pour l'intelligence de l'ange, bon ou mauvais. 7. La connaissance
portant sur l'вme est double: il y a celle par laquelle on connaоt de l'вme ce
qu'elle est, en la distinguant de tous les autres кtres; et а ce point de vue,
le dйmon qui voit l'вme en elle-mкme, la connaоt mieux que l'homme qui
recherche sa nature а partir de ses actes. L'autre connaissance portant sur l'вme
est celle par laquelle on sait qu'elle est, et c'est de cette maniиre que l'homme
connaоt l'вme, en percevant qu'elle est par ses actes dont il a l'expйrience.
Et c'est а ce mode de connaоtre qu'appartient cette connaissance par laquelle
nous savons que nous pensons quelque chose mais pour la nature de la pensйe
humaine, le dйmon la connaоt mieux que l'homme. 8. Bien que le dйmon
connaisse certaines causes de nos pensйes, il ne les connaоt cependant pas
toutes, parce qu'il ne connaоt pas le mouvement de la volontй, comme on l'a
dit. 9. Les dйmons
dйvoilent parfois les pensйes des hommes dans la mesure oщ ils les connaissent
grвce а des indices corporels, comme on l'a dit. 10. La connaissance
se rйalise par une assimilation, non certes naturelle, mais intentionnelle: en
effet, ce n'est pas la pierre qui se trouve dans l'вme, en sorte que nous
connaissons par elle la pierre extйrieure, comme l'a avancй Empйdocle, mais c'est
une image de la pierre. 11. Et il faut
rйpondre de mкme а l'objection 11. 12. L'habitus de l'вme
est une qualitй qui l'informe, et c'est pourquoi le dйmon peut connaоtre un
habitus de l'вme mieux que ses pensйes, qui dйpendent Lie la volontй.
Cependant, on ne peut tenir, а partir de ce fait, que le dйmon sait que
certaines choses se trouvent dans la mйmoire de l'homme: en effet, il a pu
arriver que le dйmon ait donnй satisfaction а celui qui doutait d'aprиs ce que
lui- mкme savait, non du fait qu'il aurait su que le philosophe avait cette
connaissance; ou il pouvait le savoir par quelques signes extйrieurs; ou la
chose a pu se produire grвce а un bon ange. 13. Le dйmon connaоt
mieux les pensйes que l'вme ne connaоt celles d'un autre homme, non pas parce
qu'il les voit en elles-mкmes, mais parce qu'il les voit grвce а des signes
extйrieurs plus cachйs. 14. Le mкme signe
corporel, pris en gйnйral, peut rйpondre а de nombreux effets; toutefois, en un
cas particulier, il y a des diffйrences que le dйmon peut mieux percevoir que l'homme. 15. La vйritй
intelligible que l'ange connaоt naturellement, il ne la reзoit pas des rйalitйs
sensibles il peut cependant conjecturer quelque chose de surnaturel а partir d'un
effet sensible, ainsi que cet homme est Dieu а partir de la rйsurrection d'un
mort, non qu'il reзoive des espиces intelligibles venant des rйalitйs
sensibles, mais parce qu'en percevant les effets sensibles, par les espиces
innйes qu'il possиde, il conjecture certains faits qui dйpassent sa
connaissance naturelle. 16. La volontй ne
cache d'aucune de ces maniиres les pensйes de l'homme, mais on dit qu'elle les
cache parce que, du fait qu'elles procиdent de la volontй, elles sont cachйes. 17. Saint Augustin
veut parler des natures infйrieures, que les anges connais sent naturellement
grвce aux formes innйes, mais non des pensйes volontaires.
ARTICLE 9: LES DЙMONS
PEUVENT-ILS TRANSFORMER LES CORPS PAR UN CHANGEMENT FORMEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 7, Question 3, a. 1; III Somme contre les Gentils, e.
103; la, Question 110, a. 2; De potentia, Question 6, a. 3.
Objections: Il semble que oui. 1. Saint Augustin dit
en effet dans les Quatre-Vingt-Trois Questions: "Tout ce qui se
fait visiblement, il n'est pas absurde de croire que cela peut aussi кtre fait
par les puissances infйrieures de l'air." Or les changements formels des
corps infйrieurs s'accomplissent de faзon visible, parfois de faзon naturelle,
par fois de faзon miraculeuse. Donc ils peuvent кtre rйalisйs par les dйmons
qui sont appelйs les puissances infйrieures de l'air. 2. Mais on peut dire
que les dйmons accomplissent des changements de ce genre non par leur vertu
propre, mais par la puissance de certains йlйments naturellement actifs. - On
objecte а cela que si les dйmons ne pouvaient transformer les corps que par la
puissance des principes naturels actifs, ils ne pourraient accomplir d'autres
changements que ceux qui peuvent se faire par la puissance d'agents naturels.
Or, par la vertu des agents naturels, un corps d'homme ne peut кtre changй en un
corps de bкte, ce que font cependant les dйmons. Saint Augustin raconte en
effet dans la Citй de Dieu (XVIII, 17) que Circй, par un artifice
magique, changea en bкtes les compagnons d'Ulysse, que les Arcadiens furent
changйs en loups quand ils traversaient а la nage un certain йtang, et que des
tenanciиres d'auberge changeaient les hommes en bкtes de somme. Ce n'est donc
pas par la seule puissance des principes actifs naturels que les dйmons
pourraient changer formellement les corps. 3. En outre, sur ce verset
du Psaume (77, 49): "des maux envoyйs par de mauvais anges",
la Glose dit que Dieu punit par les mauvais anges. Or parfois, certaines
punitions s'accomplissent par transformation des corps humains; ainsi, on lit
que la femme de Lot fut changйe en statue de sel (Genиse, 19, 26), et les compagnons
de Diomиde ont йtй, dit-on, transformйs en oiseaux, comme le raconte saint
Augustin dans la Citй de Dieu (XVIII, 16). Il semble donc que les dйmons
peuvent rйaliser des changements formels dans les corps. 4. En outre, plus une
chose est en acte, plus elle est efficace dans l'action, parce que chaque chose
agit en tant qu'elle est en acte; et pour cette raison, comme le feu est ce qu'il
y a de plus formel, il jouit, parmi les autres corps infйrieurs, du plus grand
pouvoir d'action. Or, comme le dйmon est une substance spirituelle, il est plus
formel que n'importe quel corps, et il existe davantage en acte; il possиde
donc une puissance d'action plus efficace que tout autre corps. Si donc, par la
puissance de certains corps, d'autres corps peuvent кtre transformйs formellement,
cela peut кtre a fortiori rйalisй par la puissance des dйmons. 5. En outre, ce qui
possиde une forme manque parfois d'accomplir parfaitement l'action de cette
forme, parce qu'il ne la reзoit pas complиtement; si donc une forme йtait
sйparйe, elle possйderait toute l'action de cette forme. Or comme les dйmons
sont tenus pour des substances spirituelles et immatйrielles, il s'ensuit qu'ils
sont des formes sйparйes. Ils possиdent donc la puissance de rйaliser toute l'action
de la forme, et peuvent de la sorte, а ce qu'il semble, transformer formellement
les corps. 6. En outre, Denys
dit dans la Hiйrarchie Cйleste (XV, 9) que "les fleuves de feu
signifient les ruisseaux thйarchiques", c'est-а-dire divins, "qui
dispensent [aux essences cйlestes] leur profusion abondante et inйpuisable, et
entretiennent leur vivifiante capacitй d'engendrer". Or la gйnйration est
un changement selon la forme. Donc les bons anges peuvent changer formellement
les corps; donc, pour la mкme raison, les dйmons, qui sont de mкme nature, le
peuvent aussi. 7. En outre, Dieu
meut les corps cйlestes par l'intermйdiaire des anges; or les anges agissent
par leur intelligence et leur volontй; mais la volontй peut se porter sur des
objets divers; donc les anges peuvent mouvoir les corps cйlestes diversement.
Or, quand le mouvement des corps cйlestes varie, les changements formels des
corps infйrieurs, qui dйpendent du mouvement des corps cйlestes, varient
йgalement. Donc il semble que les anges peuvent changer formellement les corps
infйrieurs comme ils le veulent; pour la mкme raison, les dйmons, qui sont de
mкme nature, le peuvent donc aussi. 8. En outre, on dit
dans le Livre des Causes (16) que le pouvoir de l'intelligence est infini
vers le bas, bien qu'il soit fini vers le haut; or tous les corps sont
infйrieurs а l'intelligence; donc par l'infinitй de sa puissance, elle peut les
changer de toute maniиre, comme elle le veut. Or on dit que les anges, bons ou
mauvais, sont des intelligences. Les dйmons peuvent donc transformer les corps
formellement. 9. En outre, saint
Augustin dans la Trinitй (III, 8) dit que le feu, l'air et les autres
corps de ce genre sont soumis aux dйmons, pour autant que cela leur est permis
par Dieu. Donc les dйmons peuvent changer formellement les corps de ce genre. 10. En outre, quiconque
introduit une forme opиre un changement formel. Or les dйmons peuvent
introduire non seulement des formes accidentelles, mais aussi des formes
substantielles, car les magiciens de Pharaon firent des grenouilles par la
puissance des dйmons. Donc il semble que les dйmons puissent transformer
formellement les corps. 11. En outre, saint
Augustin dit dans les Quatre-Vingt-Trois Questions (Question 79) que les
magiciens font des miracles grвce а des pactes privйs avec les dйmons. Or dans
les miracles, les corps sont transformйs. Il semble donc que les dйmons
puissent changer les corps. 12. En outre, saint
Grйgoire dit dans une homйlie (Sur l'Йvangile, II, 34) qu'il appartient aux anges
de l'ordre des Vertus de faire des miracles, dans lesquels, comme on l'a dit,
les corps sont transformйs. Or les dйmons sont de mкme nature que les anges.
Donc il semble aussi que les dйmons peuvent changer les corps. 13. En outre, le
dйmon possиde un pouvoir plus grand que l'вme de l'homme. Or la puissance
cognitive de l'вme change formellement la matiиre corporelle, comme cela
ressort du cas de l'envoыtement, selon Avicenne. Donc, а bien plus forte
raison, le dйmon peut changer formellement la matiиre corporelle. Cependant: 1) Saint Augustin dit
dans la Citй de Dieu (XV-III, 18): "Je ne croirais en aucune
maniиre que les dйmons puissent transformer, par leur puissance ou leurs
artifices, je ne dis pas une вme, mais mкme un corps en figures de bкtes".
Or le corps de l'homme n'est pas moins passif que les autres corps. Donc il
semble que l'artifice ou la puissance des dйmons ne puissent pas transformer
mкme les autres corps. 2) En outre, le
Philosophe prouve dans la Mйtaphysique (VII, 7) que la gйnйration des
formes dans la matiиre ne vient pas des formes immatйrielles, mais des formes
qui sont dans la matiиre; sur ce passage, le Commentateur dit que les
substances immatйrielles ne peuvent pas transformer la matiиre quant а la
forme. Or les dйmons sont des substances
immatйrielles. Donc il semble qu'ils ne puis sent pas transformer formellement
les corps matйriels. Rйponse: Comme le dit l'Apфtre dans la Lettre aux
Romains (13, 1): "Les rйalitйs qui viennent de Dieu sont
ordonnйes"; aussi le bien de l'univers est-il un bien ordonnй, comme
saint Augustin le dit dans l'Enchiridion (11) et le Philosophe dans la
Mйtaphysique (XI, 12). Or toutes les crйatures sont soumises а cet ordre,
puisqu'elles sont produites par Dieu; mais Dieu lui-mкme, qui est la cause de
cet ordre, y prйside, mais ne lui est pas soumis. Et parce que chaque chose tient de sa
forme son opйration propre, il s'ensuit de lа que l'ordre des choses ne doit
pas se considйrer seulement selon l'excellence des formes, mais par voie de
consйquence, selon les opйrations et les mouvements, en sorte que l'кtre qui a
une forme plus йlevйe ait aussi une opйration plus йlevйe. Et de lа vient que
selon Denys dans la Hiйrarchie Cйleste (IV, 3) les кtres les plus bas
sont mis en mouvement par les кtres supйrieurs au moyen des кtres
intermйdiaires; ce que dit йgalement saint Augustin dans la Trinitй
(III, 4). Et cela convient а la proportion qui est
nйcessaire entre l'agent et le patient. En effet, comme les plus йlevйs parmi
les кtres ont les pouvoirs les plus universels, les кtres passifs les plus bas
ne sont pas proportionnйs pour recevoir un effet universel de faзon directe,
mais par des puissances intermйdiaires plus particuliиres et limitйes. Cela
apparaоt aussi mкme dans l'ordre des rйalitйs corporelles, car les corps
cйlestes sont les principes de la gйnйration des hommes et des autres animaux
parfaits par l'entremise de la puissance particuliиre qui est dans les
semences, bien que certains animaux soient engendrйs а partir de la
putrйfaction par la seule puissance des corps cйlestes, sans semence. Ceci se
produit en raison de leur imperfection. Nous voyons de faзon sensible, en
effet, qu'un agent йloignй produit un faible effet, alors qu'un effet puissant
requiert un agent proche; car une chose peut кtre rйchauffйe par le feu mкme si
elle en est йloignйe, mais elle ne peut s'enflammer que si elle lui est unie
aussi celui qui veut enflammer une chose йloignйe du feu allumй dans la
cheminйe le fait par l'intermйdiaire d'une chandelle; et de faзon semblable, la
gйnйration des animaux parfaits est causйe par les corps cйlestes par l'intermйdiaire
d'agents propres, alors que la gйnйration des animaux imparfaits est causйe par
eux de faзon immйdiate. Or les substances spirituelles sont
supйrieures par ordre de nature aux corps cйlestes eux-mкmes; aussi elle ne
peuvent, par leur propre pouvoir, transformer formellement les corps infйrieurs
qu'en utilisant certains agents corporels proportionnйs aux effets qu'elles
cherchent, comme l'homme peut rйchauffer par le moyen du feu. Solutions des objections: 1. Tout ce qui s'accomplit
visiblement en ce monde peut кtre fait par les dйmons non par leur seule
puissance propre, mais en utilisant des agents naturels, comme on l'a dit. 2. Le dйmon se sert
comme d'un instrument d'un agent naturel pour produire un certain effet; or l'instrument
agit non seulement par sa vertu propre, mais aussi par la vertu de l'agent
principal; et c'est pourquoi on peut faire par l'instrument une chose qui
dйpasse la vertu de l'instrument considйrй en soi; ainsi le lit est fait par la
scie en vertu de l'art. Et de mкme, par les principes actifs naturels qu'ils
utilisent pour ces effets, les dйmons peuvent faire des choses qui dйpassent la
puissance des agents naturels; toutefois, ils ne peuvent faire que les traits
du corps humain se transforment en ceux d'une bкte en toute vйritй, parce que
cela va contre l'ordre mis par Dieu dans la nature. Et toutes les mйtamorphoses
dont on a parlй se sont rйalisйes davantage par des apparitions imaginaires que
selon la vйritй, comme le montre saint Augustin dans le mкme passage. 3. Dieu ne punit pas
toujours par les mauvais anges, mais parfois aussi par les bons, comme cela est
йvident de l'ange qui frappa le camp des Assyriens, comme le rapporte
Isaпe (37, 36). Cependant, si le changement de l'йpouse de Lot en statue de sel
a йtй rйalisй par l'intermйdiaire des dйmons, il est йvident qu'en cette
opйration le dйmon fut un instrument de la vertu divine; aussi a-t-il produit
un tel effet non par sa vertu propre, mais par la vertu divine, qui n'est pas
soumise а l'ordre des choses, mais peut rйaliser immйdiatement n'importe quel
effet, du plus йlevй au plus humble, comme elle l'entend. Quant aux compagnons
de Diomиde, saint Augustin dit qu'ils n'ont pas йtй changйs en oiseaux, mais qu'aprиs
leur disparition, les dйmons se procurиrent des oiseaux par les quels ils se
jouиrent longtemps des hommes, les uns succйdant aux autres; ce qui montre que
ce ne fut pas seulement par apparition imaginaire. 4. Du fait mкme que
la substance spirituelle est plus en acte que le corps, il en rйsulte qu'elle
possиde une puissance plus haute et plus universelle; aussi elle ne peut
produire les effets les plus bas que moyennant les causes infйrieures. 5. La forme sйparйe
qui est acte pur, c'est-а-dire Dieu, n'est pas dйterminйe а quelque genre ou
espиce, mais possиde sans bornes toute la puissance d'кtre, parce qu'il est
lui-mкme son propre acte d'кtre, comme cela ressort de ce que dit Denys dans les
Noms Divins (V, 4); et c'est pourquoi toute action est soumise а son
pouvoir. Mais les autres formes sйparйes ont une nature spйcifique dйterminйe:
aussi n'importe laquelle ne peut pas rйaliser n'importe quoi, mais chacune peut
ce qui convient а sa nature, sans aucun empкchement venant d'un dйfaut
matйriel. Ainsi, si la chaleur йtait une forme sйparйe, elle ne serait pas
empкchйe de chauffer par le dйfaut d'une matiиre qui ne participerait pas
parfaitement а la chaleur, comme les choses qui sont faiblement chaudes; elle
ne pourrait cependant pas exercer l'action de la blancheur ou d'une autre
forme. 6. La capacitй
vivifiante d'engendrer dont parle Denys peut se rapporter aussi а la gйnйration
intelligible, comme lui-mкme le dit dans les Noms Divins (II, 8): on
appelle pиres des autres кtres ceux qui les purifient, les illuminent et les
perfectionnent. Si toutefois on le rapporte а la gйnйration corporelle, il faut
comprendre que leur est accordй le pouvoir de causer la gйnйration par l'entremise
d'agents corporels. 7. Cet argument pиche
en trois points: d'abord, mкme si les anges meuvent les cieux, les dйmons dont
il est ici question ne le font pas. Secondement, parce que mкme s'ils les
meuvent par leur intelligence et leur volontй, il ne s'ensuit pas qu'ils
puissent les mouvoir d'une autre maniиre, mais ils les meuvent selon le mode
proportionnй а leur nature; l'ange en effet n'est pas sa volontй, comme Dieu l'est,
mais il possиde sa volontй dans une nature dйterminйe, et sa volontй obtient
son effet selon le mode de cette nature; Dieu, par contre, qui est la volontй
mкme, peut rйaliser indiffйremment tout ce qui peut кtre objet de volontй.
Troisiиmement, а supposer que les anges meuvent les cieux d'une autre maniиre,
et qu'il s'ensuivоt une certaine transformation dans les кtres infйrieurs, cela
ne serait pas rйalisй immйdiatement par eux, mais par l'entremise des corps cйlestes. 8. La puissance de l'intelligence
est qualifiйe d'infinie par rapport aux rйalitйs infйrieures, dans la mesure oщ
elle ne peut кtre comprise par elles, mais les sur passe; mais non au point de
pouvoir produire en elles tout effet indiffйremment. 9. Le feu, l'air et
les corps de ce genre servent les anges selon l'ordre йtabli par Dieu. 10. Les magiciens de
Pharaon ont fait des grenouilles en utilisant certains principes actifs naturels
que saint Augustin dans la Trinitй (III, 8) appelle des semences, prises
dans les parties secrиtes des йlйments. 11. Les signes ou
miracles qu'opиrent les magiciens grвce а des pactes privйs avec les dйmons ne
dйpassent pas l'ordre des causes naturelles comme le font ceux qui sont
produits par la puissance divine; mais ils sont produits par la puissance de
principes actifs naturels qui dйpassent la comprйhension et la capacitй des
hommes. Cela pour trois raisons: premiиrement, parce que les dйmons connaissent
mieux que les hommes la vertu des principes actifs naturels; secondement, parce
qu'ils peuvent les rassembler plus rapidement; troisiиmement, parce que les
principes actifs naturels que les dйmons prennent comme instruments peuvent s'йtendre
par la puissance et le savoir-faire des dйmons а des effets plus grands que par
la puissance ou le savoir-faire humain. Et de la sorte, les actions faites par
les dйmons passent pour des miracles chez les hommes, comme passent aussi pour
des miracles chez les hommes sans expйrience les actions faites par les hommes
de l'art. 12. L'ordre des
Vertus accomplit des miracles de faзon instrumentale, en agissante par la vertu
divine. 13. Dans l'envoыtement,
la matiиre corporelle n'est pas changйe par la seule puissance cognitive, comme
l'a avancй Avicenne, mais du fait que la vйhйmence d'un mouvement d'envie, de
colиre ou de haine corrompt l'esprit, comme il arrive souvent chez les vieilles
femmes, et cette corruption s'йtend aux yeux, par lesquels l'air environnant est
contaminй; par lui, le corps d'un enfant reзoit, en raison de sa dйlicatesse,
la contamination, de mкme qu'un miroir nouveau est corrompu par l'aspect d'une
femme souillйe comme on le dit dans le Sommeil et la Veille (2).
ARTICLE 10: LES DЙMONS
PEUVENT-ILS DЙPLACER LES CORPS?
Lieux parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: la, Question 110, a. 3; De Pot, Question
6, a. 3; IX Quodlibet, Question 4, a. 5.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, parmi
tous les autres mouvements, le mouvement local est plus parfait, comme le
prouve le Philosophe dans les Physiques (VIII, 14). Or les dйmons ne
peuvent pas changer les corps formellement. Donc ils peuvent bien moins encore
les dйplacer localement. 2. En outre, l'вme
est une substance spirituelle comme le dйmon. Or l'вme ne peut mouvoir un corps
localement, а moins qu'elle ne l'anime; aussi, si un membre devient mort, il
est rendu immobile; or les dйmons ne donnent pas la vie а aucun corps. Donc il
ne peuvent mouvoir aucun corps localement. 3. En outre, toute
action se fait par contact, comme on le dit dans la Gйnйration (1, 6). Or il ne
semble pas qu'il puisse y avoir de contact entre le dйmon et les corps, parce
qu'il n'a avec eux rien de commun. Donc, puisque mouvoir localement est une
certaine action, il semble que les dйmons ne puissant pas mouvoir les corps
localement. 4. En outre, si les
dйmons pouvaient mouvoir les corps localement, ils pour raient surtout mouvoir
localement les corps cйlestes, qui leur sont plus proches dans l'ordre naturel.
Or ils ne peuvent mouvoir les corps cйlestes, parce que vu que le moteur et le
mobile sont ensemble, comme on le dit dans les Physiques (VII, 3), il s'ensuivrait
que les dйmons sont dans le ciel; ce qui n'est vrai ni pour nous, ni pour les
Platoniciens. Donc ils peuvent bien moins encore mouvoir les autres corps. 5. En outre, les
кtres supйrieurs meuvent les кtres infйrieurs par des intermйdiaires, comme on
l'a dit. Or, entre les substances spirituelles et les corps infйrieurs, les
corps cйlestes sont intermйdiaires, eux dont les mouvements sont les principes
de tous les mouvements infйrieurs. Donc les dйmons ne peuvent mou voir
localement les corps infйrieurs, puisqu'ils ne peuvent mouvoir les corps
cйlestes. 6. En outre, le
mouvement local est cause des autres mouvements, comme cela ressort de ce qui
est dit dans les Physiques (VIII, 14). Si donc les dйmons pouvaient
mouvoir les corps localement, ils pourraient aussi en consйquence les mouvoir
formellement. Ce qui est manifestement faux d'aprиs ce qu'on a dit. 7. En outre, le
mouvement suit naturellement la forme qui le porte vers tel lieu dйterminй,
comme la chose est йvidente dans les mouvements des corps lourds et lйgers. Or
les dйmons ne peuvent imprimer de formes а la matiиre corporelle, comme on l'a
dйjа vu. Donc, s'ils dйplacent des corps localement, ce mouvement sera violent. 8. En outre, le
mouvement du tout et de la partie est identique, ainsi celui de toute la terre
et d'une seule motte, comme on le dit dans les Physiques (III, 9). Si
donc les dйmons peuvent mouvoir une seule motte de terre, pour la mкme raison, ils
pourront mouvoir toute la terre, ce que les dйmons ne peuvent pas faire, parce
que ce serait changer l'ordre de l'univers. Donc les dйmons ne peuvent dйplacer
aucun corps localement. Cependant: Comme saint Augustin le dit dans la
Trinitй (III, 8), les dйmons recueillent des semences pour les utiliser en
vue d'effets particuliers. Or ceci ne peut se faire sans mouvement local. Donc
les dйmons peuvent mouvoir les corps localement. Rйponse: Comme on l'a dit plus haut, dans les
actions des puissances actives, il faut considйrer l'ordre des choses, qui ne s'envisage
pas seulement selon leur nature, mais aussi selon leurs mouvements, car ces
mouvements eux-mкmes ont aussi un certain ordre entre eux. Et cela de deux maniиres. D'abord selon
leur nature propre; et sous cet aspect, le mouvement local a un double rapport
avec les autres mouvements, d'une part parce qu'il est le premier des
mouvements, d'autre part parce que le mouvement local n'imprime qu'une
variation minime au mobile: en effet, tandis que les autres mouvements font
varier un йlйment qui est intrinsиque а la chose, par exemple la qualitй, la
quantitй ou mкme la forme substantielle, le mouvement local, lui, fait
seulement varier le corps selon un йlйment extrinsиque, а savoir selon le lieu.
Et sous ces deux rapports, il convient, selon ce qu'on a dit, que les
substances spirituelles meuvent les corps d'un mouvement local de faзon plus
immйdiate que par les autres mouvements. D'abord parce que les rйalitйs qui
viennent ensuite reзoivent leur perfection des premiиres; aussi les autres
mouvements sont-ils causйs par une substance spirituelle par l'entremise du
mouvement local. Ensuite, parce que comme on l'a dit plus haut, les effets
faibles peu vent кtre produits de maniиre immйdiate par un agent plus йloignй:
aussi le faible changement corporel qui se fait par un mouvement local peut-il
кtre pro duit de faзon immйdiate par une substance spirituelle comme agent
йloignй, mais non un changement plus important, comme l'est celui des autres
mouvements. D'une autre maniиre, on considиre l'ordre
des mouvements selon l'ordre des mobiles; ainsi le mouvement du ciel est
premier par rapport а celui du corps йlйmentaire; et а ce point de vue-lа, il
convient aux substances spirituelles supйrieures de mouvoir un corps supйrieur,
en sorte que le moteur du disque de Saturne ne puisse mouvoir le ciel йtoilй;
et son moteur ne pourrait pas le mou voir s'il avait plusieurs йtoiles, comme
il est dit dans le Ciel (II, 18-19). De mкme donc que les substances
spirituelles supйrieures meuvent les corps cйlestes supйrieurs, de mкme aussi
les infйrieures, tels les dйmons, peuvent mou voir localement les corps
infйrieurs, qu'ils le tiennent de leur condition naturelle, ou selon ceux qui
disent que les dйmons n'ont pas fait partie de ces anges supй rieurs, mais de
ceux qui ont йtй prйposйs par Dieu а l'ordre terrestre, а proportion de leur
nature; soit mкme que cela leur convienne comme chвtiment du pйchй, pour lequel
ils ont йtй prйcipitйs de leurs siиges cйlestes vers notre atmosphиre, selon
saint Grйgoire, qui avance que certains des anges supйrieurs sont tombйs par le
pйchй. Solutions des objections: 1. Le mouvement local
est plus parfait en raison de la perfection du mobile, en qui se produit а
cause de lui une trиs faible variation. 2. L'вme humaine
occupe le plus bas degrй dans l'ordre des substances spirituelles, aussi elle n'a
pas le pouvoir de mouvoir un corps, mкme localement, а moins qu'il ne lui soit
proportionnй en йtant vivifiй par elle. 3. Entre le dйmon et
le corps, il n'y a pas contact corporel mais virtuel, qui rйclame cependant une
convenance de proportion entre le moteur et le mobile. 4. Les corps cйlestes
dйpassent la capacitй de la puissance des dйmons, soit en raison de leur
condition naturelle, soit en raison du chвtiment de leur faute, comme on l'a
dit. 5. Les mouvements
naturels des corps infйrieurs dйpendent des mouvements des corps cйlestes et
sont causйs par eux. Cependant, d'autres causes peuvent produire certains
mouvements dans les corps infйrieurs, par exemple l'homme lui-mкme par sa
volontй, et pour la mкme raison, le dйmon ou l'ange; cependant, la disposition
des corps qui les rend capables de recevoir un tel mouvement dйpend d'une
certaine faзon d'un corps cйleste. 6. Tous les autres
mouvements qui se produisent naturellement sont causйs par les mouvements
locaux des corps cйlestes, et non par n'importe quel autre mouvement local.
Cependant, si par les mouvements locaux de certains corps, les dйmons
transformaient les corps selon d'autres mouvements, ils ne le feraient pas par
leur puissance propre, mais plutфt par la puissance des corps mus localement
par eux. 7. Rien n'empкche de
dire que les corps qui sont mus localement par les dйmons sont mus par
violence, comme aussi quand ils sont mus par les hommes. 8. Le mouvement
naturel du tout et de la partie est identique, et cependant la mкme puissance
qui meut la partie n'est pas suffisante pour mouvoir le tout aussi, bien que
les dйmons puissent mouvoir une certaine partie de la terre, il ne s'ensuit pas
qu'ils puissent mouvoir toute la terre, parce qu'il n'est pas proportionnй а
leur nature de changer l'ordre des йlйments du monde. ARTICLE 11: LES DЙMONS
PEUVENT-ILS CHANGER LA PARTIE CONNAISSANTE DE L'ВME DANS SON POUVOIR SENSITIF
INTЙRIEUR OU EXTЙRIEUR?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 8, a. 5; Ia, Question 111, articles 3-4.
Objections: Il semble que non. 1. Saint Augustin dit
en effet dans la Trinitй (XI, 2-4) que la vision aussi bien corporelle
qu'imaginative se rйalise par une certaine forme; or la forme qui est dans les
sens ou dans l'imagination est plus noble que la forme corporelle dont elle est
la ressemblance, comme cela ressort de ce que dit saint Augustin dans son Commentaire
Littйral de la Genиse (XII, 16). Donc, puisque les dйmons ne peuvent
imprimer des formes corporelles dans la matiиre, comme on l'a montrй ci-dessus,
ils peuvent encore bien moins, semble-t-il, modifier les sens ou l'imagination
pour faire connaоtre quelque chose. 2. En outre, sentir
et imaginer sont des opйrations vitales. Or toutes les opйrations vitales
procиdent d'un principe intrinsиque, par lequel l'animal vit. Donc, comme le
dйmon est un principe extйrieur, il semble qu'il ne puisse pousser l'homme а
imaginer ou а sentir quelque chose. 3. Mais on peut dire
que le dйmon excite les sens et l'imagination non certes en imprimant de
nouvelles espиces, mais en ramenant vers les organes de l'imagination ou des
sens les espиces qui prйexistent dans les esprits sensitifs. - On objecte а
cela que saint Augustin dit dans la Trinitй (IX, 4) que pour voir, de
quelque vision que ce soit, est exigйe l'intention qui relie l'image visible а
la facultй qui voit. Or l'intention relиve de la puissance appйtitive, que le
dйmon ne peut changer, parce qu'ainsi il forcerait l'homme а pйcher, puisque c'est
dans l'appйtit que rйside le pйchй. Ce n'est donc pas en ramenant les formes
vers les organes des sens ou de l'imagination qu'il peut pousser l'homme а
sentir ou imaginer. 4. En outre, l'espиce
intelligible est а l'intelligence ce qu'est le phantasme а l'imagination. Or il
arrive parfois que l'espиce intelligible soit prйsente а l'intelligence sans
que l'intelligence comprenne en acte. Il semble donc que, bien que le dйmon
ramиne vers l'organe de l'imagination les phantasmes ou les formes imaginйes,
il ne fait pas pour autant que l'homme imagine. 5. En outre, de
telles formes sont dans les esprits sensitifs ou en puissance ou en acte. Mais il
ne semble pas qu'elles soient en acte, parce que la forme de la chose connue ne
paraоt pas кtre dans celui qui connaоt, sinon quand elle est connue en acte; et
si elle y est en puissance, elle ne pourra mouvoir l'organe de l'imagination ou
du sens, parce que rien n'est mы par ce qui est en puissance, mais seulement
par ce qui est en acte. Donc le dйmon ne peut mouvoir l'homme а saisir quelque
chose par les sens ou l'imagination en ramenant les esprits aux organes des
sens ou de l'imagination, s'il n'a pas auparavant rйduit ces formes de la
puissance а l'acte. Ce qu'il semble ne pas pouvoir rйaliser, pour la mкme
raison qu'il ne peut mouvoir la matiиre corporelle а recevoir une forme. 6. En outre, selon
saint Augustin dans la Trinitй (III, 8), les dйmons agissent sur les
rйalitйs corporelles par certaines semences naturelles, qui sont des agents
naturels. Or le principe actif naturel qui est capable de mouvoir les sens et
l'imagination est un corps prйsentй extйrieurement. Donc il semble que, sans
prйsentation d'un tel corps, les dйmons ne puissent pas mouvoir l'imagination
ni les sens de l'homme. 7. En outre, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (XVIII, 18) que grвce а l'opйration
des dйmons, l'image fantomatique d'un homme "apparaоt aux sens d'autres hommes
comme incarnйe en une figure d'animal"; il semble donc, pour une raison
semblable, que le dйmon ne puisse rien prйsenter aux sens de l'homme que sous
un mode corporel. 8. En outre, les sens
sont des puissances passives; or tout ce qui est passif est mы par un agent qui
lui est proportionnй; mais l'agent proportionnй aux sens est double; l'un en
tant qu'origine, c'est l'objet; l'autre en tant que conducteur, c'est le moyen.
Or, comme le dйmon n'a pas de corps, il ne peut кtre l'objet des sens, ni mкme
leur milieu. Il semble donc qu'en aucun cas il ne puisse mouvoir les sens. 9. En outre, si le
dйmon meut la facultй de connaissance intйrieure, il le fait ou bien en se
prйsentant а cette facultй, ou bien en la transformant. Or il ne le fait pas en
se prйsentant а elle, car il lui faudrait du moins prendre un corps, et de la
sorte, il ne pourrait plus s'introduire intйrieurement dans l'organe de l'imagination,
puisque deux corps ne sauraient occuper un mкme lieu en mкme temps; ce ne sera
pas non plus en revкtant un phantasme, ce qui de plus ne peut se faire, parce
qu'un phantasme n'est pas sans quantitй, alors que le dйmon est dйnuй de toute
quantitй. Semblablement, il ne peut non plus mouvoir la facultй de connaissance
en la transformant, parce qu'il la changerait, soit en l'altйrant, ce qu'il
semble ne pas pouvoir faire, parce que toute altйration se produit grвce а des
qualitйs actives dont les dйmons sont dйnuйs, soit en la changeant de position,
soit en le mouvant localement, ce qui paraоt ne pas convenir, pour deux rai
sons d'abord parce que l'on ne peut changer un organe de position sans sentir
de douleur, et ensuite parce qu'ainsi le dйmon ne montrerait а l'homme que des
choses connues, alors que saint Augustin dit qu'il montre а l'homme des formes
connues et inconnues. Il semble donc que les dйmons ne peuvent en aucune
maniиre changer l'imagination ou les sens de l'homme. 10. En outre, selon
le Philosophe dans les Physiques (VII, 6), le changement des phantasmes
empкche la connaissance intellectuelle de la vйritй. Si donc le dйmon pouvait
changer l'imagination de l'homme, il s'ensuivrait qu'il pourrait empкcher
totalement en lui toute connaissance de la vйritй. 11. En outre, il est
nйcessaire que l'agent le plus proche soit uni (au patient), parce que le
moteur et le mobile sont ensemble, comme on le prouve dans les Physiques
(VII, 3). Or le dйmon ne peut кtre uni а l'imagination intйrieure, parce que
sur la parole d'Habacuc (2, 20): "Le Seigneur est dans son saint temple",
la Glose de saint Jйrфme dit que le dйmon ne peut se trouver а l'intйrieur d'une
idole, mais qu'il opиre а l'extйrieur; il peut donc encore bien moins se
trouver а l'intйrieur du corps humain. Il semble donc que les dйmons ne peuvent
mouvoir immйdiatement l'imagination. Cependant: 1) Saint Augustin dit
dans les Quatre-Vingt-Trois Questions (Question 12): "Ce mal",
celui du dйmon, "s'insinue par toutes les ouvertures sensorielles, il se
prкte aux formes, s'allie aux couleurs, s'attache aux sonoritйs, s'incorpore
aux odeurs, se fond dans les saveurs". Or les sens sont modifiйs par ce
genre d'objets. Donc il semble que les dйmons peuvent modifier les sens
humains. 2) En outre, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (XVIII, 18) que les mйtamorphoses des
hommes en animaux brutes, qu'on dit rйalisйes par le stratagиme des dйmons, ne
se produisirent pas en vйritй, mais seulement en apparence. Or cela ne saurait
кtre si les dйmons ne pouvaient pas modifier les sens humains. Les sens humains
peuvent donc кtre modifiйs par les dйmons. Rйponse: Des signes et des expйriences йvidents
font apparaоtre que, par l'action des dйmons, certaines choses sont prйsentйes
sensiblement aux hommes. Cela se produit parfois du fait que les dйmons
montrent aux sens humains certains corps extйrieurs, qu'ils prйexistent en
йtant formйs par la nature, ou que les dйmons eux-mкmes les forment grвce aux
semences naturelles, comme cela ressort de ce qui a йtй dit. Et cela ne fait
aucun doute, car c'est de faзon naturelle que les sens humains sont modifiйs
par la prйsence de corps sensibles. Mais parfois, les dйmons font apparaоtre
aux hommes certaines choses qui n'existent pas dans la rйalitй des кtres
extйrieurs. Et il y a hйsitation sur la maniиre dont cela peut se produire. Saint Augustin touche bien la question
dans son Commentaire Littйral de la Genиse (XII, 13), en avanзant trois
maniиres selon l'une desquelles il est nйcessaire que cela se produise. Ayant d'abord
indiquй que certains veulent que l'вme humaine possиde en elle-mкme une
certaine puissance divinatoire - ce qui semble s'accorder avec les opinions des
Platoniciens, qui avancent que l'вme connaоt tout par participation aux idйes
-, il exclut ainsi cette opinion: si l'вme avait cette facultй en son pouvoir,
l'homme pourrait toujours prйvoir l'avenir quand il le voudrait, ce qui est
faux de toute йvidence; il reste donc qu'il a besoin pour cela d'кtre aidй par
un principe extйrieur, non certes par un corps, mais par un esprit. Il cherche plus avant comment l'вme est
aidйe par un esprit а voir certaines choses: "Y a-t-il dans le corps
quelque chose qui fasse que l'intention de l'вme soit comme libйrйe, en sorte
qu'elle s'йlance jusqu'а ce qu'elle en vienne а voir en elle-mкme les
similitudes significatives qui s'y trouvaient dйjа sans кtre aperзues, de mкme
que nous avons dans la mйmoire bien des choses que nous ne considйrons pas
toujours ? Ou bien des images sont-elles produites dans l'вme, sans y avoir йtй
auparavant?"; et il ajoute une troisiиme hypothиse: "Ou bien
sont-elles en quelque esprit, en qui l'вme, pйnйtrant et йmergeant, devient
capable de les voir?" Mais, de ces trois hypothиses, la
troisiиme est tout а fait impossible. En effet, l'вme humaine, en l'йtat de la
vie prйsente, ne peut pas s'йlever au point de voir l'essence mкme d'une
substance spirituelle et incorporelle, parce qu'en l'йtat de la vie prйsente,
nous ne comprenons pas sans images, et par elles, nous ne pouvons pas connaоtre
ce qu'est une substance spirituelle; et l'вme peut bien moins encore voir les
espиces intelligibles qui se trouvent dans l'esprit d'une substance spirituelle
parce que "Personne ne connaоt ce qui est de I homme hormis l'esprit de
l'homme qui est en lui." (I Cor., 2, 11) Et quoi qu'il en soit de la
connaissance intellectuelle de l'вme humaine, il est certain que sa vision imaginative
ou sensible ne peut aucunement s'йlever jusqu'а voir une substance incorporelle
et les espиces qui existent en elle, qui ne sont qu'intelligibles. Comme donc, par la suite, saint Augustin
ajoute que reste dans le doute la question de savoir si l'вme voit en elle-mкme
ou par l'union avec un autre esprit, il faut comprendre cette union non en ce
sens que l'вme verrait la substance spirituelle, mais en ce sens que la
substance spirituelle opиre sur elle, en sorte que l'union s'entende selon un
effet de la substance spirituelle, non selon sa substance elle-mкme, ou ce qui
se trouve en elle. De faзon semblable, la seconde des trois
maniиres allйguйes ne peut non plus se rйaliser, а savoir que soit produit de
faзon nouvelle dans l'вme ce qui auparavant n'y йtait pas. En effet, le dйmon
ne peut induire des formes nouvelles dans la matiиre corporelle, comme cela
ressort de ce qui a йtй dit; aussi, par voie de consйquence, il ne l peut pas
non plus dans les sens et l'imagination, dans les quels rien n'est reзu sans
organe corporel. Aussi il reste la premiиre hypothиse, а
savoir que quelque chose prйexiste dans le corps qui, par un changement local
des esprits et des humeurs, est ramenй aux principes des organes des sens, en
sorte qu'il est perзu par l'вme par la vision sensitive ou imaginative. On a
dit plus haut en effet que les dйmons peuvent, par leur puissance propre,
changer localement les corps; or par le changement local des esprits et des
humeurs, il arrive, mкme naturellement, qu'on voie certaines choses par l'imagination
ou les sens. En effet, le Philosophe dit dans le Sommeil et la Veille
(3), en assignant la cause des apparitions dans les songes, que lors qu'un
animal s'est endormi, le sang йtant descendu en abondance vers le principe des
sens, en mкme temps descendent les mouvements ou les impressions laissйes par
les mouvements des objets sensibles qui sont conservйs dans les esprits
sensitifs, et ils mettent en mouvement le principe de la connaissance, en sorte
que certaines choses apparaissent comme si le principe sensitif йtait modifiй
par ces choses extйrieures. Et de cette faзon, les dйmons peuvent changer
l'imagination et les sens, non seulement de ceux qui dorment, mais mкme de ceux
qui veillent. Solutions des objections: 1. Les dйmons ne peuvent
imprimer une forme nouvelle dans les organes corporels des sens; ils peuvent
cependant changer en quelque maniиre les formes conservйes dans les organes
sensibles pour que, par leur entremise, se produisent certaines apparitions. 2. Une opйration vitale,
en tant qu'elle procиde d'une puissance, vient toujours d'un principe
intrinsиque; mais en tant qu'elle procиde de l'objet, elle peut venir d'un
principe extйrieur; ainsi, la vision a sa cause dans ce qui est vu. Et c'est de
cette maniиre que les dйmons modifient les sens, c'est-а-dire en leur
prйsentant un objet. 3. L'intention est un
acte de la puissance appйtitive. Cette puissance est double: l'une est
sensitive, et c'est bien la facultй d'un organe corporel, aussi son acte
peut-il кtre causй par un changement corporel; ainsi la prйsentation ou la
suppression d'un йlйment corporel incite l'appйtit sensitif а dйsirer ou fuir
quelque chose. Et de cette maniиre, les dйmons peuvent modifier l'appйtit sensible
pour lui faire dйsirer quelque chose. L'autre, c'est la puissance intellectuel
le, c'est-а-dire la volontй, qui n'ayant pas d'organe corporel, n'est pas
modifiйe par un changement corporel, sinon de faзon dispositive; mais elle peut
кtre modifiйe de faзon efficiente, soit par l'homme lui-mкme, dans la mesure oщ
la volontй se meut elle-mкme, soit par Dieu qui agit intйrieurement. Aussi, а
ce point de vue, les dйmons ne peuvent pousser l'вme а vouloir quelque chose. 4. Pour que l'homme
considиre en acte quelque chose selon les espиces qui existent de faзon
habituelle dans son intelligence, l'intention de la volontй est requise, car un
habitus est ce par quoi on agit quand on le veut, comme on le dit dans le livre
sur l'Вme. Et de mкme, il arrive que par l'inclination de l'appйtit sensitif,
l'animal imagine en acte ce qu'il conservait auparavant dans sa mйmoire; or
cela peut aussi se produire chez l'homme par l'intention de l'appйtit intellectuel,
en tant que l'appйtit supйrieur meut l'infйrieur. 5. Les espиces qui
prйexistent dans les organes des sens occupent un milieu entre l'acte parfait
et la puissance pure, de mкme que les espиces qui existent de faзon habituelle
dans notre intelligence; et elles sont amenйes а l'acte parfait par la seule
intention de l'appйtit. 6. La connaissance
sensitive de l'homme peut par nature кtre mue comme par son objet propre de
deux maniиres: d'abord par un objet extйrieur, ce qui se pro duit selon un
mouvement qui va des choses а l'вme; d'une autre maniиre, elle est modifiйe par
un objet intйrieur, ce qui se produit selon un mouvement de l'вme aux choses.
Et le dйmon peut user de ces deux objets pour modifier l'imagination ou les
sens de l'homme. 7. Cette parole de
saint Augustin ne doit pas s'entendre au sens oщ le dйmon revкtirait d'un corps
la facultй imaginative de l'homme elle-mкme, ou encore une image conservйe en
elle, pour la prйsenter ainsi aux sens d'autres personnes, mais en ce sens que
le dйmon lui-mкme, qui forme une image dans l'imagination d'un homme, prйsente
extйrieurement de faзon corporelle aux sens d'autres hommes une autre image
semblable, ou produit intйrieurement en leurs sens une image semblable. 8. Le dйmon change la
puissance imaginative ou sensitive de l'homme, non pas en se prйsentant
lui-mкme comme milieu ou comme objet, mais dans la mesure oщ il prйsente а la
puissance sensitive ou imaginative son objet propre, comme on l'a dit plus
haut. 9. Le dйmon ne change
pas la puissance sensitive et imaginative en se prйsentant а elle comme objet,
comme on l'a montrй, mais en la transformant; non certes en l'altйrant, sinon
consйquemment а un mouvement local, parce qu'il ne peut de lui-mкme imprimer de
nouvelles espиces, comme on l'a dit. Mais il la transforme en la changeant de
lieu ou en la dйplaзant localement, non certes en divisant la substance de l'organe,
en sorte qu'il s'ensuivrait qu'on sente une douleur, mais en agissant sur les
esprits et les humeurs. Et а ce qu'on objecte ensuite, qu'il s'ensuivrait dans
ces conditions que le dйmon ne pourrait rien faire voir de nouveau par la
vision imaginative, il faut dire qu'on peut entendre cette nouveautй de deux
maniиres. Selon une premiиre maniиre, c'est une chose entiиrement nouvelle, et
en elle-mкme et en ses principes: et а ce point de vue, le dйmon ne peut rien
faire voir de nouveau а l'homme par vision imaginaire; il ne peut faire en
effet qu'un aveugle de naissance imagine les couleurs, ou qu'un sourd de
naissance imagine les sons. Mais, selon une autre maniиre, une chose est dite
nouvelle selon la nature du tout, par exemple quand on dit qu'imaginer des
montagnes d'or qu'on a jamais vues est une chose nouvelle dans l'imagination;
toutefois, parce que l'homme a vu et de l'or et une montagne, il peut imaginer
par mouvement naturel une image de montagne en or. Et c'est aussi de cette
faзon que le dйmon peut prйsenter quelque chose de nouveau а l'imagination,
selon les divers arrangements des mouvements et des espиces qui sont comme des
semences cachйes dans les organes des sens, dont lui-mкme connaоt le pouvoir. 10. Comme le dit
saint Augustin dans la Trinitй (III, 9), les dйmons peuvent bien des
choses grвce а la puissance de leur nature, qu'ils ne peuvent rйaliser а cause
d'une interdiction divine; il faut donc dire que les dйmons peuvent, par la puissance
de leur nature, en troublant les phantasmes, empкcher complиtement la
connaissance intellectuelle de l'homme, comme cela est йvident chez les possйdйs;
mais cela ne leur est pas toujours permis. 11. Comme l'ange bon
ou mauvais est lа oщ il agit, selon saint Jean Damascиne, la consйquence en est
que lorsque le dйmon agite les humeurs et les esprits pour faire voir quelque
chose, il s'y trouve. Quant а ce que dit saint Jйrфme, que le dйmon n'est pas а
l'intйrieur de l'idole, cela ne doit pas se comprendre dans le sens qu'il ne
pourrait se trouver dans un lieu, parce que comme il est une substance
spirituelle, rien n'empкche qu'il pйnиtre les corps; mais il faut l'entendre en
ce sens qu'il n'est pas dans l'idole comme l'вme est dans le corps, de sorte
que de l'idole et du dйmon se forme un seul кtre, comme les paпens le
prйtendaient.
ARTICLE 12: LES DЙMONS
PEUVENT-ILS MODIFIER L'INTELLECT DE L'HOMME?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, Question 9, a. 2, ad 4; De veritate, Question 11, a.
3; III Somme contre les Gentils, c. 81; IX Quodlibet, q. 4, a. 5.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, l'intellect
humain est comparй au soleil, selon ce qui est mis dans la bouche des impies
dans le livre de la Sagesse (5, 6): "Le soleil de l'intelligence ne s'est
pas levй pour nous." Or le dйmon ne peut modifier le soleil visible.
Donc il peut encore moins modifier l'intellect humain. 2. En outre, une
chose ne se transforme que si elle est en puissance. Or l'вme humaine est en
acte parfait par rapport aux objets intelligibles, et mкme par rap port aux
objets imaginables, car saint Augustin dit dans son Commentaire Littйral de
la Genиse (XII, 16): "Bien que nous voyions d'abord un corps qu'auparavant
nous ne voyions pas, et que de lа son image commence а se trou ver en notre esprit,
image grвce а laquelle nous gardons le souvenir du corps en son absence, ce n'est
pas nйanmoins le corps qui forme cette image dans l'esprit, mais l'esprit
lui-mкme qui la forme en soi"; et dans la Trinitй (X, 5) il dit que
"l'вme roule en elle les images des corps et entraоne les images faites d'elle-
mкme en elle-mкme". Il semble donc que l'intellect de l'homme ne puisse
кtre modifiй par le dйmon. 3. En outre, la
puissance imaginative est plus proche de l'intellect humain que le dйmon, parce
que la puissance imaginative s'enracine dans la mкme essence de l'вme. Or la
puissance imaginative ne peut changer la puissance intellective de l'homme,
parce que ce qui est matйriel ne modifie pas ce qui est immatйriel. Donc il
semble que le dйmon ne puisse pas modifier l'intellect de l'homme. 4. En outre, l'intellect
a, vis-а-vis des objets intelligibles, le rapport que la matiиre a vis-а-vis de
la forme, matiиre qui est mise en acte par les formes, comme l'intellect par
les objets intelligibles. Or, si une matiиre se trouve avoir une forme qui lui
est toujours prйsente, jamais elle ne peut кtre modifiйe pour prendre une autre
forme, comme il est clair dans le cas d'un corps cйleste; or l'intellect humain
a un objet intelligible qui lui est toujours prйsent, а savoir lui mкme, parce
qu'il est intelligible а lui-mкme. Le dйmon ne peut donc en aucune faзon le
changer pour recevoir quelque objet intelligible. 5. En outre, au sens
propre, l'intellect est modifiй par celui qui enseigne, qui le fait passer de
la puissance а l'acte, comme cela ressort de ce que dit le Philosophe dans les
Physiques (VIII, 8). Or c'est Dieu seul qui enseigne intйrieurement, comme
cela ressort de ce que dit saint Augustin dans le Maоtre (XIV, 46). Donc
il semble que le dйmon ne peut modifier intйrieurement l'intellect. 6. En outre, c'est l'illumination
qui modifie l'intellect. Or illuminer l'intellect revient а Dieu, qui "illumine
tout homme venant en ce monde", comme il est dit en saint Jean (1, 9),
mais cela ne convient pas au dйmon, parce qu'il n'y a rien de commun entre la
lumiиre et les tйnиbres, comme il est dit dans la Deuxiиme Lettre aux
Corinthiens (6, 14). Il semble donc que les dйmons ne modifient pas l'intellect
humain. 7. En outre, la
connaissance intellectuelle se rйalise selon deux facteurs, la lumiиre
intelligible et les espиces intelligibles. Or le dйmon ne peut mouvoir l'вme а
la connaissance intellectuelle en ce qui concerne la lumiиre intellectuel le,
parce qu'elle prйexiste naturellement en l'homme; et de faзon semblable, il ne
le peut pas non plus en ce qui concerne les espиces intelligibles, parce que
les espиces de l'intellect d'une substance spirituelle sont plus universelles
et sans proportion avec l'intellect humain. Le dйmon ne peut donc en aucune
maniиre modifier l'вme humaine dans la connaissance intellectuelle. 8. En outre, saint
Augustin dit dans les Quatre-Vingt-Trois Questions (Question 32) que
celui qui ne saisit pas le vrai ne saisit rien. Or il appartient au dйmon de
conduire l'homme plutфt а la faussetй qu'а la vйritй, selon cette parole de
saint Jean (8, 44): "Lorsqu'il profиre le mensonge, il parle de son propre
fonds." Il semble donc que les dйmons ne peuvent modifier l'вme de l'homme
dans la connaissance intellectuelle. Cependant: 1) Saint Augustin dit
dans la Citй de Dieu (XVIII, 18) qu'un certain philosophe exposa les
doctrines platoniciennes а quelqu'un qui dormait, ce que saint Augustin
attribue а l'action des dйmons. Les dйmons peuvent donc modifier l'вme de l'homme
pour lui faire connaоtre quelque chose. 2) En outre, sur
cette parole de Job (37, 8): "La bкte entrera dans son antre",
saint Grйgoire dit dans les Morales (XXVII, 26) que le dйmon peut
pйnйtrer dans l'esprit des saints eux-mкmes, mais qu'il ne peut y demeurer. Il
semble donc qu'il puisse modifier l'esprit de l'homme pour lui faire connaоtre
quelque chose. 3) En outre, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (XIX, 4) que le dйmon peut se servir
de l'вme du sage comme il le veut. Or l'вme du sage est extrкmement puissante.
Il semble donc que, a fortiori, il puisse modifier d'autres вmes pour
leur faire connaоtre quelque chose. 4) En outre, saint
Augustin dit dans son Commentaire Littйral de la Genиse (XII, 13) que de
mкme que l'imagination de l'homme reзoit une aide pour voir les formes imaginaires,
de mкme aussi son esprit est aidй pour pouvoir les connaоtre. Or le dйmon, en
aidant la puissance imaginative, la pousse а avoir une vision imaginative.
Donc, en aidant l'esprit, il le pousse а connaоtre quelque chose. Rйponse: Touchant l'opйration du dйmon, deux
йlйments sont а considйrer: d'abord, ce qu'il peut par la puissance de sa
nature propre; secondement, comment il use de sa puissance naturelle en raison
de la malice de sa propre volontй. Pour ce qui est donc de la puissance de leur
nature propre, le dйmons peuvent faire les mкmes actions que les bons anges,
parce que la mкme nature leur est commune il y a cependant une diffйrence dans
l'usage de cette puissance par une volontй bonne ou une volontй mauvaise, car
les bons anges cherchent par charitй а aider les hommes en vue du bien et de la
parfaite connaissance de la vйritй, que le dйmon s'efforce d'empкcher, ainsi
que les autres biens de l'homme. Par ailleurs, il faut considйrer que l'opйration
intellectuelle de l'homme s'accomplit selon deux principes, c'est-а-dire selon
la lumiиre intelligible et selon les espиces intelligibles, en sorte que grвce
aux espиces se rйalise la saisie des choses, et que grвce а la lumiиre
intelligible s'accomplisse le jugement sur les choses saisies. Or il existe dans l'вme humaine une
lumiиre intelligible naturelle, qui est infйrieure а la lumiиre de l'ange,
selon l'ordre naturel; et c'est pourquoi, de mкme que dans les rйalitйs
corporelles une force supйrieure aide et renforce une force infйrieure, de mкme
la lumiиre angйlique peut renforcer la lumiиre de l'intellect humain pour qu'il
juge mieux. C'est ce que cherche le bon ange, mais non le mauvais ange aussi,
sous ce rapport, les bons anges incitent l'вme а comprendre, mais non les
dйmons. Mais pour ce qui concerne les espиces, l'ange
bon ou mauvais peut modifier l'intellect humain pour lui faire connaоtre
quelque chose, non certes en infusant des espиces dans l'intellect lui-mкme,
mais en employant extйrieurement certains signes qui excitent l'intellect а
saisir une chose, ce que les hommes peuvent faire йgalement. Mais aussi, qui
plus est, les anges bons ou mauvais peuvent en quelque sorte disposer et
ordonner intйrieurement les espиces imaginatives d'une maniиre convenable pour
saisir telle chose intelligible; et ce pouvoir, les bons anges l'ordonnent au
bien de l'homme, alors que les dйmons l'ordonnent au mal de l'homme, soit en ce
qui regarde l'attrait du pйchй, dans la mesure oщ l'homme est poussй а l'orgueil
ou а quelque autre pйchй par ce qu'il connaоt, soit pour empкcher l'intelligence
mкme de la vйritй, dans la mesure oщ par la connaissance de certaines choses, l'homme
est amenй а douter sans pouvoir rйsoudre son doute, et est ainsi conduit а l'erreur;
aussi saint Augustin dit-il dans les Quatre-Vingt-Trois Questions (Question
12): "Le dйmon remplit de certaines brumes toutes les avenues de l'intelligence,
par lesquelles le rayonnement de la pensйe fait passer habituellement la
lumiиre de la raison." Solutions des objections: 1. L'intellect
possible de l'homme n'est pas comparable au soleil, mais plutфt а l'air ou а
quelque corps diaphane susceptible d'кtre illuminй; quant а l'intellect agent,
comme le dit Thйmistius dans son Commentaire de l'Вme (III), il est bien
comparable au soleil selon Platon, parce que celui-ci tenait l'intellect agent
pour une substance sйparйe; aussi saint Augustin compare-t-il Dieu au soleil
dans les Soliloques (VI, 12); mais selon Aristote l'intellect agent est
comparable а une lumiиre participйe dans un corps. 2. Il est faux que l'вme
soit en acte parfait, et par rapport aux objets intelligibles, et par rapport
aux objets sensibles. Car face aux objets intelligibles, on distingue dans l'вme
humaine un double intellect, l'intellect agent et l'intellect possible. Or l'intellect
possible est en puissance а tous les intelligibles; aussi le compare-t-on а une
tablette sur laquelle rien n'est йcrit, selon le Philosophe dans son livre
sur l'Вme (III, 3). L'intellect agent, par contre, est comme l'acte de tous
les intelligibles, ce par quoi toutes choses deviennent intelligibles, non
certes qu'il contienne en lui-mкme tous les intelligibles en acte, pas plus que
la lumiиre а qui il est comparable ne contient en elle-mкme toutes les couleurs
en acte; mais la lumiиre fait que toutes les couleurs sont visibles en acte, et
l'intellect agent fait que toutes choses sont intelligibles en acte. Et en ce
sens, ce ne sont pas les corps ou les sensations corporelles qui forment les
espиces intelligibles dans l'intellect, mais c'est l'intellect lui-mкme qui les
forme par l'intellect agent, et les recueille par l'intellect possible, de mкme
que, si l'oeil corporel possйdait la lumiиre et йtait lumineux en acte, il
rendrait les couleurs visibles en acte, dans la mesure oщ il serait lumineux en
acte, et les recueillerait dans la mesure oщ il serait transparent, privй de
toute couleur, comme c'est visible en quelque sorte dans l'oeil du chat. Quant aux objets imaginables, il est
йvident que la puissance imaginative n'est pas en acte parfait de tous les
objets imaginables, mais qu'elle est amenйe а l'acte sous l'impression des sens
- l'imagination est en effet "un mouvement engendrй par la sensation en
acte", comme on le dit dans le livre de l'Вme (II, 30) -;
autrement, un aveugle de naissance pourrait imaginer les couleurs; or le sens
est mis en acte par l'action de l'objet sensible sur l'organe sensoriel. Aussi saint
Augustin dit-il dans la Trinitй (XI, 8) que le sens reзoit sa forme du
corps que nous sentons, la mйmoire la reзoit par le sens, et le regard de celui
qui pense la reзoit de sa mйmoire. Pour ce qu'il dit dans son Commentaire
Littйral de la Genиse (XII, 16): "Ce n'est pas le corps qui forme dans
l'esprit l'image du corps, mais c'est l'esprit lui-mкme qui la forme en soi",
il faut comprendre que le pouvoir corporel de l'objet sensible extйrieur ne
suffit pas pour former une image sensible quand on le sent, ni une espиce
imaginative quand on l'imagine, mais que cela vient du pouvoir de l'вme;
cependant, un corps extйrieur a le pou voir de modifier les organes corporels,
modification que suit la perception du sens par la puissance de l'вme. Aussi
saint Augustin dit-il dans la Trinitй (XI, 2): "Nous ne pouvons
certes dire que l'objet visible engendre le sens; mais cependant, il engendre
une forme qui est comme sa similitude, et qui se produit dans le sens, lorsque
par la vue nous percevons quelque objet." Et c'est de la sorte que doivent
s'entendre tous les autres textes de saint Augustin semblables а ceux-ci.
Cependant, on peut aussi comprendre d'une autre maniиre, que l'esprit produit
en lui-mкme des formes imaginatives, dans la mesure oщ en faisant diverses
compositions il engendre des formes imaginaires nouvelles, comme l'image d'une
montagne d'or, ainsi qu'on l'a dit plus haut. 3. La puissance
imaginative a plus d'affinitй avec l'intellect humain de par son sujet, mais du
point de vue de l'espиce, l'intellect de l'ange bon ou mauvais est plus en
harmonie avec lui. De lа vient que, d'une certaine maniиre, l'intellect de l'ange
ou du dйmon peut mouvoir l'intellect de l'homme, lа ou la puissance imaginative
ne le peut pas; et cependant, la puissance imaginative meut d'une certaine
faзon l'intellect possible, non certes par sa propre force, mais par celle de l'intellect
agent. En effet, le Philosophe dit dans le livre sur l'Вme (III, 6) que
les couleurs sont а la vue ce que sont les phantasmes а l'intellect possible;
aussi, de mкme que la lumiиre donne aux couleurs une certaine puissance
instrumentale pour rйaliser un changement spirituel dans le sens, de mкme aussi
les phantasmes, en tant qu'ils agissent instrumentalement sous l'influence de l'intellect
agent, mettent l'intellect possible en acte des espиces intelligibles. 4. Il en va autrement
de l'intellect de l'ange et de l'intellect humain. L'intellect de l'ange en
effet est comme une sorte d'кtre en acte dans le genre des intelligibles, et c'est
pourquoi il saisit son essence en elle-mкme, et comprend par elle tout ce qu'il
comprend d'autre; en effet, il n'y a pas d'inconvйnient а ce qu'une forme soit
reзue par une autre forme, de mкme que par une surface est reзue une couleur;
aussi le corps, qui possиde toujours une surface, peut кtre transformй par un
principe extйrieur en ceci ou cela. Mais l'intellect possible de l'вme humaine
est comme un кtre tout а fait en puissance dans le genre des intelligibles, et
c'est pourquoi il ne peut se saisir lui-mкme, а moins d'кtre mis en acte par
une espиce intelligible. 5. Dieu seul enseigne
en opйrant intйrieurement, lui qui est l'auteur de la lumiиre naturelle elle-mкme.
Toutefois, l'ange, le dйmon ou l'homme peuvent enseigner en prйsentant а l'intellect
son objet, comme on l'a dit plus haut. 6. L'intellect peut
кtre modifiй, non seulement en ce qui concerne la lumiиre intelligible, mais
aussi en ce qui concerne l'objet, comme on l'a dit. 7. Le bon ange peut
mouvoir l'intelligence de l'homme en ce qui concerne la lumiиre, non certes en
causant en lui la lumiиre naturelle, mais en la fortifiant, comme on l'a dit.
Mais l'ange aussi bien que le dйmon peuvent mouvoir l'intellect de l'homme au
moyen de l'espиce intelligible, non certes en infusant dans l'intellect humain
des espиces йgales а leurs propres espиces, mais de la maniиre dont on a parlй,
en composant des formes imaginйes, ou mкme en employant des signes extйrieurs,
de mкme aussi que l'homme qui a des conceptions profondes peut les faire
connaоtre aux autres, en les exposant selon ce qui convient а l'intelligence de
ses auditeurs. 8. Mкme par les
vйritйs qu'il rйvиle, le dйmon cherche а conduire l'homme au mensonge. Quant aux objections en sens contraire, il
faut considйrer qu'on dit que le dйmon peut entrer dans l'вme de l'homme, non
pas selon la substance, mais selon l'effet, dans la mesure oщ il pousse l'homme
а penser quelque chose. On dit aussi qu'il peut se servir de l'вme du sage
comme il le veut, dans la mesure oщ, parfois, avec la permission de Dieu, il
entrave l'usage de la raison chez l'homme, comme cela est йvident chez les
possйdйs.
FIN DES 16
QUESTIONS DISPUTЙES SUR LE MAL (De Malo) Par saint Thomas d'Aquin
LES 16
QUESTIONS DISPUTЙES SUR LE MAL (De Malo) Saint Thomas d'Aquin Docteur
des Docteurs de l'Eglise Traduction par les moines de Fontgombault, 1992 Numйrisation http://docteurangelique.free.fr
2004
ARTICLE 1: LE
MAL EST-IL QUELQUE CHOSE? ARTICLE 2: LE
MAL EST-IL DANS LE BIEN? ARTICLE 3: LE
BIEN EST-IL CAUSE DU MAL? ARTICLE 4: LE
MAL SE DIVISE T-IL EN FAUTE ET EN PEINE DE FAЗON CONVENABLE? ARTICLE 5:
LAQUELLE, DE LA PEINE OU DE LA FAUTE, A-T-ELLE LE PLUS RAISON DE MAL? ARTICLE 1: Y
A-T-IL UN ACTE EN TOUT PЙCHЙ? ARTICLE 2: LE
PЙCHЙ SE TROUVE T-IL SEULEMENT DANS L'ACTE DE LA VOLONTЙ? ARTICLE 3: LE
PЙCHЙ SE TROUVE T-IL PRINCIPALEMENT DANS L'ACTE DE LA VOLONTЙ? ARTICLE 4: TOUT
ACTE EST-IL INDIFFЙRENT? ARTICLE 5:
CERTAINS ACTES SONT-ILS INDIFFЙRENTS? ARTICLE 7: UNE
CIRCONSTANCE AGGRAVE T-ELLE LE PЙCHЙ SANS LUI DONNER SON ESPИCE? ARTICLE 9: TOUS
LES PЙCHЙS SONT-ILS ЙGAUX? ARTICLE 10: LE
PЙCHЙ EST-IL D'AUTANT PLUS GRAVE QU'IL S'OPPOSE А UN BIEN PLUS GRAND? ARTICLE 11: LE
PЙCHЙ DIMINUE-T-IL LE BIEN DE LA NATURE? QUESTION III:
LA CAUSE DU PЙCHЙ ARTICLE 1: DIEU
EST-IL CAUSE DU PЙCHЙ? ARTICLE 2:
L'ACTE DU PЙCHЙ VIENT-IL DE DIEU? ARTICLE 3: LE
DIABLE EST-IL LA CAUSE DU PЙCHЙ? ARTICLE 4: LE
DЙMON PEUT-IL INDUIRE L'HOMME А PЙCHER EN LE PERSUADANT INTЙRIEUREMENT? ARTICLE 5: TOUS
LES PЙCHЙS VIENNENT-ILS DES SUGGESTIONS DU DIABLE? ARTICLE 6: LA
CAUSE DU PЙCHЙ DU CФTЙ DU PЙCHEUR LUI-MКME; L'IGNORANCE PEUT-ELLE КTRE CAUSE DE
PЙCHЙ? ARTICLE 7:
L'IGNORANCE EST-ELLE UN PЙCHЙ? ARTICLE 8:
L'IGNORANCE EXCUSE-T-ELLE LE PЙCHЙ OU LE DIMINUE-T-ELLE? ARTICLE 9:
EST-IL POSSIBLE QUE QUELQU'UN PИCHE SCIEMMENT PAR FAIBLESSE? ARTICLE 10: LE
PЙCHЙ DE FAIBLESSE PEUT-IL КTRE IMPUTЙ COMME UNE FAUTE MORTELLE? ARTICLE 11: LA
FAIBLESSE EST-ELLE CAUSE DE DIMINUTION OU D'AGGRAVATION DU PЙCHЙ? ARTICLE 12:
PEUT-ON PЙCHER PAR MALICE OU PAR SCIENCE CERTAINE? ARTICLE 13: LE
PЙCHЙ DE MALICE EST-IL PLUS GRAVE QUE CELUI DE FAIBLESSE? ARTICLE 14:
TOUT PЙCHЙ DE MALICE EST-IL LE PЙCHЙ CONTRE LE SAINT ESPRIT? ARTICLE 15: LE
PЙCHЙ CONTRE LE SAINT ESPRIT PEUT-IL КTRE REMIS?_ QUESTION IV: LE
PЙCHЙ ORIGINEL ARTICLE 1:
EXISTE-T-IL UN PЙCHЙ CONTRACTЙ DИS L'ORIGINE? ARTICLE 2: CE
QU'EST LE PЙCHЙ ORIGINEL ARTICLE 3: EN
QUEL SUJET SE TROUVE LE PЙCHЙ ORIGINEL, DANS LA CHAIR OU DANS L'ВME? ARTICLE 4: LE
PЙCHЙ ORIGINEL RЙSIDE-T-IL PLUTФT DANS LES PUISSANCES DE L'ВME QUE DANS SON
ESSENCE? ARTICLE 5: LE
PЙCHЙ ORIGINEL EST-IL PLUTФT DANS LA VOLONTЙ QUE DANS LES AUTRES PUISSANCES? ARTICLE 7: CEUX
QUI NAISSENT SEULEMENT MATЙRIELLEMENT D'ADAM CONTRACTENT-ILS LE PЙCHЙ ORIGINEL? QUESTION V: LA
PEINE DU PЙCHЙ ORIGINEL ARTICLE 1:
CONVIENT-IL QUE LA PEINE DU PЙCHЙ ORIGINEL SOIT LA PRIVATION DE LA VISION
DIVINE? ARTICLE 2: LE
PЙCHЙ ORIGINEL EST-IL PASSIBLE DE LA PEINE DU SENS? ARTICLE 3: CEUX
QUI MEURENT AVEC LE SEUL PЙCHЙ ORIGINEL SONT-ILS AFFLIGЙS D'UNE PEINE
INTЙRIEURE? ARTICLE 5: LA
MORT ET LES AUTRES MAUX DE CE TYPE SONT-ILS NATURELS A L'HOMME? QUESTION VI:
L'ЙLECTION HUMAINE ARTICLE UNIQUE:
L'HOMME A-T-IL LE LIBRE CHOIX DE SES ACTES OU CHOISIT-IL PAR NЙCESSITЙ? ARTICLE 1:
CONVIENT-IL D'OPPOSER LE PЙCHЙ VЙNIEL AU PЙCHЙ MORTEL? ARTICLE 2: LE
PЙCHЙ VЙNIEL DIMINUE-T-IL LA CHARITЙ? ARTICLE 3: LE
PЙCHЙ VЙNIEL PEUT-IL DEVENIR MORTEL? ARTICLE 4: LA
CIRCONSTANCE FAIT-ELLE DU PЙCHЙ VЙNIEL UN PЙCHЙ MORTEL? ARTICLE 5: LE
PЙCHЙ VЙNIEL PEUT-IL EXISTER DANS LA RAISON SUPЙRIEURE? ARTICLE 6:
PEUT-IL Y AVOIR PЙCHЙ VЙNIEL DANS LA SENSUALITЙ?_ ARTICLE 7: EN
L'ЙTAT D'INNOCENCE, L'HOMME AURAIT-IL PU PЙCHER VЙNIELLEMENT? ARTICLE 8: LES
PREMIERS MOUVEMENTS SONT-ILS DES PЙCHЙS VЙNIELS CHEZ LES INFIDИLES? ARTICLE 9:
L'ANGE BON OU MAUVAIS PEUT-IL PЙCHER VЙNIELLEMENT? ARTICLE 10: LE
PЙCHЙ VЙNIEL SANS LA CHARITЙ EST-IL PUNI DE LA PEINE ЙTERNELLE? ARTICLE 11: LES
PЙCHЙS VЙNIELS SONT-ILS REMIS APRИS CETTE VIE AU PURGATOIRE? QUESTION VIII:
LES VICES CAPITAUX ARTICLE 1:
COMBIEN Y A-T-IL DE PЙCHЙS CAPITAUX ET QUELS SONT-ILS? ARTICLE 2:
L'ORGUEIL EST-IL UN PЙCHЙ SPЙCIAL? ARTICLE 3:
L'ORGUEIL EST-IL DANS L'IRASCIBLE? ARTICLE 4: LES
ESPИCES D'ORGUEIL ARTICLE 1: LA
VAINE GLOIRE EST-ELLE UN PЙCHЙ? ARTICLE 2: LA
VAINE GLOIRE EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL? ARTICLE 1:
L'ENVIE EST-ELLE UN PЙCHЙ? ARTICLE 2:
L'ENVIE EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL? ARTICLE 3:
L'ENVIE EST-ELLE UN VICE CAPITAL? ARTICLE 1:
L'ACЙDIE EST-ELLE UN PЙCHЙ? ARTICLE 2:
L'ACЙDIE EST-ELLE UN PЙCHЙ SPЙCIAL? ARTICLE 3:
L'ACЙDIE EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL? ARTICLE 4:
L'ACЙDIE EST-ELLE UN VICE CAPITAL? ARTICLE 1: LA
COLИRE EST-ELLE TOUJOURS MAUVAISE OU EN EXISTE-T-IL UNE BONNE? ARTICLE 2: LA
COLИRE PEUT-ELLE OU NON КTRE UN PЙCHЙ? ARTICLE 3: LA
COLИRE EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL? ARTICLE 5: LA
COLИRE EST-ELLE UN VICE CAPITAL? ARTICLE 1:
L'AVARICE EST-ELLE UN PЙCHЙ SPЙCIAL? ARTICLE 2:
L'AVARICE EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL? ARTICLE 3:
L'AVARICE EST-ELLE UN PЙCHЙ CAPITAL? ARTICLE 4:
EST-CE UN PЙCHЙ MORTEL DE PRКTER А INTЙRКT? ARTICLE 1: LA
GOURMANDISE EST-ELLE TOUJOURS UN PЙCHЙ? ARTICLE 2: LA
GOURMANDISE EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL? ARTICLE 3: LES
ESPИCES DE GOURMANDISE ARTICLE 4: LA
GOURMANDISE EST-ELLE UN VICE CAPITAL? ARTICLE 1: TOUT
ACTE DE LUXURE EST-IL UN PЙCHЙ? ARTICLE 2: TOUT
ACTE DE LUXURE EST-IL PЙCHЙ MORTEL? ARTICLE 4: LA
LUXURE EST-ELLE UN VICE CAPITAL? ARTICLE 1: LES
DЙMONS ONT-ILS DES CORPS QUI LEUR SONT UNIS NATURELLEMENT? ARTICLE 2: LES
DЙMONS SONT-ILS MAUVAIS PAR NATURE, OU PAR VOLONTЙ? ARTICLE 3: LE
DIABLE, EN PЙCHANT, A-T-IL AMBITIONNЙ L'ЙGALITЙ DIVINE? ARTICLE 4: LE
DIABLE AURAIT-IL PЙCHЙ OU L'AURAIT-IL PU DИS LE PREMIER INSTANT DE SA CRЙATION? ARTICLE 5: CHEZ
LES DЙMONS, LE LIBRE ARBITRE PEUT-IL REVENIR AU BIEN APRИS LE PЙCHЙ? ARTICLE 7: LES
DЙMONS CONNAISSENT-ILS L'AVENIR? ARTICLE 8: LES
DЙMONS CONNAISSENT-ILS LES PENSЙES DE NOS CЊURS?_ ARTICLE 9: LES
DЙMONS PEUVENT-ILS TRANSFORMER LES CORPS PAR UN CHANGEMENT FORMEL? ARTICLE 10: LES
DЙMONS PEUVENT-ILS DЙPLACER LES CORPS? ARTICLE 12: LES
DЙMONS PEUVENT-ILS MODIFIER L'INTELLECT DE L'HOMME?
QUESTION I:
LE MAL
ARTICLE
1: LE MAL EST-IL QUELQUE CHOSE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia Question
48, article 1; III Contra Gentiles chapitre 7; Compend. Theol. chapitre 115;
De div. Nom. chapitre 4, lect. 14.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, tout ce
qui est crйй est quelque chose. Mais le mal est quelque chose de crйй, selon la
parole d'Isaпe 45, 6-7: "C'est moi le Seigneur qui fais la paix et crйe
le mal." Le mal est donc quelque chose. 2. De plus, l'un et l'autre
des contraires sont une certaine rйalitй naturelle, puisque les contraires
appartiennent au mкme genre. Or le mal est contraire au bien, selon cette
parole de l'Ecclйsiastique 33, 15: "Contre le bien, le mal". Donc le
mal est quelque chose. 3. Mais on peut dire
que le mal, pris dans l'abstrait, n'est pas un contraire, mais une privation
tandis qu'un certain mal, pris dans le concret, est а la fois un contraire et
quelque chose. -On objecte а cela qu'aucune rйalitй n'est contraire а une autre
en cela mкme par quoi elle s'accorde avec elle: le noir n'est pas contraire au
blanc en tant qu'il est une couleur. Or, selon la rйalitй qui est le sujet du
mal lui-mкme, il y a accord entre le mal et le bien. Donc ce n'est pas par rap
port а elle que le mal est contraire au bien, mais c'est selon cela mкme qui
est un mal; le mal, en tant qu'il est mal, est donc quelque chose. 4. De plus, l'opposition
entre la forme et sa privation se rencontre mкme dans les rйalitйs de la
nature. Pourtant, on ne dit pas dans ce domaine que le mal est contraire au
bien, mais seulement dans le domaine moral, parce que le bien et le mal, en
tant qu'ils sont contraires, englobent en eux la vertu et le vice. Donc la
contrariйtй entre le mal et le bien ne s'entend pas comme une opposition de
privation а possession. 5. De plus, Denys,
dans les Noms Divins IV, 32, et saint Jean Damascиne, dans la Foi
II, 4 disent que le mal est comme les tйnиbres. Or les tйnиbres sont contraires
а la lumiиre, comme on le dit dans l'Ame II, 14. Donc le mal aussi est
contraire au bien, et n'est pas seulement sa privation. 6. De plus, saint
Augustin, dans les Quatre-vingt-trois Questions Question 21, dit que ce
qui aune fois reзu l'existence ne retombe jamais totalement dans le nйant. Si
donc l'air est illuminй par le soleil, cette lumiиre causйe dans l'air ne cesse
pas totalement d'exister, et on ne peut pas dire non plus qu'elle soit rame nйe
а son principe. Il demeure donc quelque chose dans son sujet, qui est comme une
disposition imparfaite, et c'est ce que l'on nomme tйnиbres. Donc les tйnиbres
sont une chose contraire а la lumiиre, et non sa seule privation. Et il en va
de mкme du mal et du bien. Le mal n'est donc pas la seule privation du bien,
mais son contraire. 7. De plus, pour un
sujet, il n'existe pas de milieu entre le fait d'avoir une dйtermination et le
fait d'en кtre privй. Or, entre le bien et le mal, il existe un certain milieu,
et toutes les rйalitйs ne sont pas ou bonnes ou mauvaises, comme on le dit dans
les Prйdicaments 10. Donc le bien et le mal ne s'opposent pas comme des
rйalitйs opposйes selon la privation, mais comme des contraires entre lesquels
peut exister un milieu; et ainsi le mal est quelque chose. 8. De plus, tout ce
qui corrompt agit. Or le mal, en tant que mal, corrompt, comme le dit Denys
dans les Noms Divins IV, 20. Donc le mal, en tant que mal, agit. Or rien
n'agit sinon dans la mesure oщ il est quelque chose. Donc le mal, en tant que
mal, est quelque chose. 9. Mais on peut dire
que corrompre n'est pas agir, mais que c'est une dйficience dans l'action. -On
objecte а cela que, la corruption est un mouvement ou une mutation. Donc
corrompre, c'est mouvoir. Or mouvoir, c'est agir. Donc cor rompre, c'est agir. 10. De plus, il y a
une corruption naturelle comme il y a une gйnйration naturelle, ainsi que le
dit le Philosophe dans les Physiques V. 2. Or, dans tout mouvement
naturel, il existe une chose vers laquelle tend par soi la nature de ce qui
meut; donc, dans la corruption, il existe une chose vers laquelle tend de soi
la nature corruptrice. Or corrompre est le propre du mal, comme le dit Denys
dans les Noms Divins IV, 20. Donc le mal possиde une certaine nature qui
tend vers une certaine fin. 11. De plus, ce qui n'est
pas quelque chose ne peut кtre un genre, parce qu'il n'y a pas d'espиces pour
le non-кtre, comme le dit le Philosophe dans les Topiques IV, 6. Or le mal est
un genre, car il est dit dans les Prйdicaments 11, que le bien et le mal
ne se situent pas dans un genre, mais sont des genres par rapport aux autres
choses. Donc le mal est quelque chose. 12. De plus, ce qui n'est
pas quelque chose ne peut pas кtre une diffйrence constitutive d'une rйalitй,
parce que toute diffйrence a unitй et кtre, comme il est dit dans la
Mйtaphysique III, 8. Or le bien et le mal sont des diffйrences constitutives
de la vertu et du vice. Donc le mal est quelque chose. 13. De plus, ce qui n'est
pas quelque chose ne peut кtre augmentй et diminuй. Or le mal est augmentй et
diminuй, car l'homicide est un mal plus grand que l'adultиre. Et on ne peut pas
dire qu'on appelle plus grand un mal dans la mesure oщ il corrompt davantage de
bien, parce que la corruption du bien est l'effet du mal. Or la cause ne
connaоt pas accroissement ou diminution а cause de l'effet, mais c'est l'inverse.
Donc le mal est quelque chose. 14. De plus, tout ce
qui existe de par sa position dans un lieu est quelque chose. Mais le mal est
dans ce cas, car saint Augustin dit dans l'Enchiridion XI que "le
mal qui occupe son lieu met davantage en valeur le bien". Et on ne peut
pas dire qu'il faut comprendre ce mal du point de vue du bien dans lequel il
existe, car le mal met en valeur le bien par l'opposition qu'il a avec lui,
йtant donnй que "les rйalitйs opposйes ressortent davantage, placйes l'une
prиs de l'autre". Donc le mal, en tant que tel, est quelque chose. 15. De plus, le
Philosophe dit, dans les Physiques V, 2, que toute mutation procиde d'un
sujet а un sujet, ou d'un sujet а un non-sujet, ou d'un non-sujet а un sujet;
et il appelle sujet ce qui est dйsignй par l'affirmation. Or, lorsque quel qu'un
change du bien au mal, il n'y a pas changement d'un sujet а un non-sujet ou d'un
non-sujet а un sujet, parce que ces mutations sont gйnйration et corruption.
Donc il y a changement d'un sujet а un sujet; et ainsi il semble que le mal
soit quelque chose qui existe positivement. 16. De plus, le
Philosophe dit dans la Gйnйration I, 7 que la corruption de l'un est la
gйnйration de l'autre. Or le mal, en tant que mal, produit la corruption, selon
ce que dit Denys dans les Noms Divins IV, 10; donc le mal, en tant que
mal, engendre quelque chose. Et ainsi, il faut qu'il soit quelque chose, car
tout ce qui est engendrй est engendrй par quelque chose. 17. De plus, le bien
a raison d'objet dйsirable, parce que le bien est ce que tous dйsirent, comme
il est dit dans l'Йthique I, 1; et, pour la mкme raison, le mal a raison
d'objet а fuir. Or il arrive que ce qui est signifiй de faзon nйgative soit
dйsirй naturellement, et que ce qui est signifiй de faзon affirmative soit fui
naturellement; ainsi, la brebis fuit naturellement la prйsence du loup, et elle
dйsire son absence. Donc le bien n'est pas davantage une rйalitй que le mal. 18. De plus, une
peine, en tant que peine, est juste, et ce qui est juste est bon. Donc une
peine, en tant que peine, est un certain bien. Mais la peine, en tant que
peine, est un certain mal, car le mal se divise entre la peine et la faute. Donc
un certain mal, en tant que tel, est un bien; mais tout bien est quelque chose.
Le mal, en tant que mal, est donc quelque chose. 19. De plus, si la
bontй n'йtait pas quelque chose, rien ne serait bon. Donc, de faзon semblable,
si la malice n'est pas quelque chose, rien n'est mal. Or on constate qu'il
existe de nombreux maux. Donc la malice est quelque chose. 20. Mais on peut dire
que le mal n'est pas un кtre de nature ni de moralitй, mais un кtre de raison. -On
objecte а cela que le Philosophe dit dans la Mйtaphysique VII, le bien
et le mal sont dans les choses, tandis que le vrai et le faux sont dans la
raison. Le mal n'est donc pas seulement un кtre de raison, mais il est quelque
chose dans les rйalitйs naturelles. (1) Malitia:
non au sens moral, simplement l'opposй de bonitas -caractиre de ce qui est mal
ou mauvais.
Cependant: 1. Il y a ce que dit
saint Augustin dans la Citй de Dieu XI, 9: le mal n'est pas une nature,
mais que c'est le dйfaut de bien qui reзoit ce nom. 2. De plus, il est
dit dans saint Jean I, 3: "Tout a йtй fait par lui." Or le mal n'a
pas йtй fait par le Verbe, comme le dit saint Augustin dans le Traitй sur saint
Jean I, 1. Donc le mal n'est pas quelque chose. 3. De plus, on ajoute
au mкme endroit: "Sans lui, le “rien” a йtй fait", c'est-а-dire le
pйchй, "parce que le pйchй n'est “rien” et que les hommes deviennent nйant
quand ils pиchent", comme le dit la Glose au mкme endroit; et, pour la
mкme raison, tout autre mal n'est rien. Le mal n'est donc pas quelque chose.
Rйponse: Comme pour le blanc, on parle de mal en
deux sens. En effet, lorsqu'on dit blanc, on peut l'entendre dans un sens de ce
qui est le sujet de la blancheur; dans un autre sens, on appelle blanc ce qui
est blanc en tant que blanc, а savoir l'accident lui-mкme. Et de mкme du mal,
on peut l'entendre dans un sens de ce qui est le sujet du mal, et c'est alors
quelque chose; on peut l'entendre dans un autre sens du mal lui-mкme, et alors
ce n'est pas quelque chose, mais la privation de quelque bien particulier. Pour
en avoir l'йvidence, il faut savoir qu'une rйalitй est bonne, au sens propre du
terme, en tant qu'elle est dйsirable, car, selon le Philosophe dans l'Йthique
I, 1, c'est d'une faзon excellente que l'on a dйfini le bien comme йtant ce que
tout кtre dйsire; or on appelle mal ce qui s'oppose au bien. Aussi, il faut que
le mal soit ce qui s'oppose au dйsirable en tant que tel. Or il est impossible que cela soit quelque
chose, et cela ressort d'une triple rai son. D'abord assurйment parce que le
dйsirable a raison de fin; or l'ordre des fins est comme l'ordre des agents. En
effet, plus un agent est йlevй et universel, plus aussi la fin pour laquelle il
agit est un bien universel, car tout agent agit en vue d'une fin et d'un
certain bien. Cela apparaоt de faзon manifeste dans les choses humaines, car
celui qui rйgit la citй vise un certain bien particulier, qui est le bien de la
citй. Mais le roi, qui est plus йlevй que lui, vise le bien universel, qui est
la paix de tout le royaume. Donc puisque, dans les causes qui agissent, on ne
peut remonter а l'infini, mais qu'il faut en venir а un кtre premier, qui est
la cause universelle de l'кtre, il faut qu'il y ait aussi un bien universel en
qui tous les biens se rйsument; et ce ne peut кtre rien d'autre que celui-lа
mкme qui est l'agent premier et universel; car, puisque le dйsirable meurt le
dйsir, et qu'il faut que le premier moteur ne soit pas mы, il est nйcessaire
que le premier et universel dйsirable soit le bien premier et universel, de
telle sorte que toute chose opиre en raison du dйsir de ce bien. De mкme donc
qu'il faut que tout ce qui existe dans les choses provienne de la cause
premiиre et universelle d'кtre, de la mкme faзon, il faut que tout ce qui
existe dans les choses provienne du bien premier et universel. Or ce qui
provient du bien premier et universel ne peut кtre seulement qu'un bien
particulier, de mкme que ce qui provient de la cause premiиre et universelle d'кtre
est un existant particulier. Donc il faut que tout ce qui a quelque rйalitй
soit un bien particulier; aussi on ne peut, en tant que cela est, l'opposer au
bien. Il en rйsulte que le mal, en tant que mal, n'est pas une rйalitй dans les
choses, mais qu'il est la privation d'un bien particulier, attachй а quelque
bien particulier. Deuxiиmement, la mкme conclusion apparaоt
du fait que tout ce qui existe dans les choses possиde une certaine inclination
et un dйsir de ce qui lui convient. Or tout ce qui a raison de dйsirable a
raison de bien. Donc tout ce qui existe dans les choses possиde une convenance
avec un certain bien; mais le mal, en tant que tel, ne s'accorde pas avec le
bien, mais s'oppose а lui; le mal n'est donc pas une rйalitй dans les choses.
Du reste, si le mal йtait une certaine rйalitй, il ne dйsirerait rien ni ne
serait dйsirй par personne; et, par consйquent, il n'aurait ni action ni
mouvement, car rien n'agit ou n'est mы, sinon en raison du dйsir de la fin. Troisiиmement, la mкme conclusion apparaоt
du fait que le fait mкme d'exister a par-dessus tout raison de dйsirable; aussi
nous voyons que chacun aspire naturellement а conserver son existence, repousse
ce qui la dйtruit, et y rйsiste autant qu'il le peut. Ainsi donc, le fait mкme
d'exister, en tant qu'il est dйsirable, est un bien. Il faut donc que le mal,
qui s'oppose universellement au bien, s'oppose aussi au fait d'exister. Or ce
qui est opposй au fait d'exister ne peut кtre une rйalitй existante. Aussi je dis que ce qui est mal n'est pas
quelque chose; cependant, celui а qui il arrive d'кtre mauvais est quelque
chose, dans la mesure oщ le mal ne le prive que d'un bien particulier; ainsi,
le fait mкme d'кtre aveugle n'est pas quelque chose, mais celui а qui il arrive
d'кtre aveugle est quelque chose.
Solutions des objections: 1. On peut dire que
quelque chose est mauvais de deux faзons, d'une maniиre absolue, et d'une autre
faзon, sous un certain rapport. Or on appelle mal, absolu ment parlant, ce qui
est mal en lui-mкme. Et c'est ce qui est privй de quelque bien particulier qui
est dы а sa perfection propre; ainsi, la maladie est le mal de l'animal, parce
qu'elle empкche l'йgalitй des humeurs, qui est requise pour l'existence
parfaite de l'animal. Mais on dit qu'est mal sous un certain rapport ce qui n'est
pas mal en soi, mais pour un autre, parce qu'il n'est pas privй d'un bien qui
serait dы а sa perfection propre, mais d'un bien qui est dы а la perfection d'une
autre rйalitй; ainsi, dans le feu, il y a privation de la forme de l'eau, qui n'est
pas due а sa perfection de feu, mais qui est due а celle de l'eau; aussi, le
feu n'est pas un mal en soi, mais un mal pour l'eau. De mкme, l'ordre de la justice
comporte l'adjonction de la privation du bien particulier d'un pйcheur, pour
autant que l'ordre de la justice demande que celui qui pиche soit privй du bien
qu'il dйsire. Ainsi donc, la peine est en soi bonne, absolument parlant, mais
elle est un mal pour lui. Et on dit que Dieu crйe ce mal, mais qu'il fait la
paix, parce que le dйsir du pйcheur ne coopиre pas а la peine, tandis que
coopиre а la paix le dйsir de celui qui reзoit la paix. Or crйer, c'est faire
quelque chose sans rien de prйsupposй. Et de la sorte, il est йvident qu'on dit
que le mal est crйй, non pas en tant qu'il est mal, mais en tant qu'il est un
bien absolument parlant, et un mal sous un certain rapport. 2. Le bien et le mal
s'opposent proprement, comme la privation et la possession, parce que, comme le
dit Simplicius dans son Commentaire des Prйdicaments XI, on nomme contraires au
sens propre des йlйments dont l'un et l'autre sont des choses conformes а la
nature, comme le chaud et le froid, le blanc et le noir; mais les autres
йlйments, dont l'un est conforme а la nature et l'autre s'йcarte de la nature,
ne s'opposent pas au sens propre comme des contraires, mais comme la privation
et la possession. Mais il existe une double privation: l'une consiste dans la
privation accomplie, comme la mort ou la cйcitй, alors que l'autre consiste
dans la privation en voie de rйalisation, comme la maladie qui est le chemin
vers la mort, et l'ophtalmie qui est le chemin vers la cйcitй. Les privations
de ce genre sont appelйes parfois contraires en tant qu'elles possиdent encore
quelque chose de ce dont elles sont privйes, et c'est de cette maniиre qu'on
dit du mal qu'il est un contraire, parce qu'il ne prive pas du bien en sa
totalitй, mais qu'il reste quelque chose du bien. 3. Si le noir ne
retenait pas quelque chose de la nature de couleur, il ne pourrait кtre
contraire au blanc, parce qu'il faut que les contraires appartiennent au mкme
genre. Donc, bien que ce en quoi le blanc et le noir s'accordent ne suffise pas
а la notion de contrariйtй, il ne pourrait pourtant sans cela exister de
contrariйtй et, semblablement, bien que ce en quoi le mal et le bien s'accordent
ne suffise pas а la notion de contrariйtй, il ne pourrait pourtant, sans cela,
exister de contrariйtй. 4. La raison qui fait
que c'est davantage dans le domaine de la moralitй que dans celui de la nature
que le mal est dit contraire au bien, c'est que les choses morales dйpendent de
la volontй; l'objet de la volontй est, en effet, le bien et le mal. Or tout
acte reзoit son nom et son espиce de son objet. Ainsi donc, en tant que l'acte
de volontй porte sur un mal, il reзoit raison et nom de mal; et c'est ce mal
qui est proprement contraire au bien; et cette contrariйtй passe des actes а l'habitus,
pour autant que actes et habitus sont semblables. 5. Les tйnиbres ne
sont pas contraires а la lumiиre, mais sont sa privation; seulement, Aristote
emploie frйquemment le terme de contraire pour celui de privation, parce qu'il
dit lui-mкme que la privation est, d'une certaine maniиre, un contraire, et que
la premiиre contrariйtй est entre la privation et la forme. 6. Les tйnиbres
venues, il ne reste rien de la lumiиre, mais demeure seulement une puissance а
la lumiиre, qui n'est pas quelque chose des tйnиbres, mais leur sujet. C'est
ainsi, en effet, qu'avant que l'air ne soit illuminй, il йtait aussi seule ment
en puissance а la lumiиre. Et en parlant au sens propre, la lumiиre n'existe
pas, ni ne vient ou se corrompt; mais c'est l'air dont on dit qu'il est ou
devient illuminй, ou se corrompt au point de vue de la lumiиre. 7. Selon ce que dit
Simplicius dans son Commentaire sur les Prйdicaments, entre le mal et le bien,
entendus au sens de la moralitй, on trouve un certain milieu; ainsi, l'acte
indiffйrent est un milieu entre l'acte vertueux et l'acte vicieux. 8. On dit que le mal,
pris au sens abstrait, а savoir le mal en tant que tel, cor rompt, non certes
au sens actif, mais formellement, en tant qu'il est la corruption mкme d'un
bien, comme on dit aussi que la cйcitй corrompt la vue, en tant qu'elle est la
corruption mкme ou la privation de la vue; mais ce qui est mal, si c'est
vraiment un mal absolument parlant, а savoir si c'est un mal en soi, cor rompt
vraiment, c'est-а-dire qu'il conduit а l'acte et а son effet ce qui est cor
rompu, non pas en agissant, mais en manquant d'agir, c'est-а-dire par dйfaut de
puissance; ainsi la semence mal disposйe fait dйfaut dans la gйnйration et pro
duit un monstre, et c'est une corruption de l'ordre naturel. Mais ce qui n'est
pas un mal absolument parlant et en soi, rйalise, selon une puissance active
parfaite, une corruption parfaite, non pas absolument parlant, mais une
corruption en quelque maniиre. 9. Au sens formel,
corrompre n'est pas mouvoir ni agir, mais кtre corrompu; alors qu'au sens
actif, corrompre c'est mouvoir ou agir, en sorte pourtant que tout ce qu'il y a
en fait d'action ou de mouvement appartient а la puissance du bien, et que ce
qu'il y a en fait de dйficience appartient au mal, de quelque faзon qu'on le
considиre; ainsi, dans la claudication, tout ce qui est mouvement vient de la
force qui fait marcher, mais le dйfaut de rectitude vient de la courbure de la
jambe; et encore, le feu engendre le feu en tant qu'il possиde telle forme,
mais il corrompt l'eau, en tant qu'а cette forme de feu est jointe telle
privation. 10. La corruption qui
provient de ce qui est mal absolument parlant et par soi, ne peut кtre
naturelle, mais c'est plutфt un йcart par rapport а la nature; mais la corruption
qui provient de ce qui est un mal pour autrui peut кtre naturelle; ainsi le feu
corrompt l'eau; et alors, ce qui vise est un bien absolument parlant, а savoir
la forme du feu, mais ce qui est visй, c'est principalement l'existence du feu
ainsi engendrй et, secondairement, la non-existence de l'eau, dans la mesure oщ
elle est requise а l'existence du feu. 11. Cette parole du
Philosophe fait difficultй car, si le bien et le mal ne sont pas dans un genre,
mais sont des genres, la distinction des dix prйdicaments est anйantie. Et c'est
pourquoi, comme le dit Simplicius dans son Commentaire des Prйdicaments,
certains l'ont rйsolue en disant que la parole du Philosophe doit кtre entendue
en ce sens que le bien et le mal sont des genres pour les contraires, а savoir
le vice et la vertu; pourtant, ils ne se situent pas dans un genre contraire,
mais dans la qualitй. Mais cette explication ne paraоt pas convenable, parce
que ce troisiиme membre ne diffиre pas du premier membre de la division posйe
par Aristote, а savoir que certains contraires sont du mкme genre. Aussi
Porphyre a t-il dit que certains parmi les contraires sont univoques, et
ceux-ci sont ou bien dans un mкme genre immйdiat, comme le blanc et le noir
dans le genre couleur, ce qui est le premier йlйment de la division йtablie par
Aristote ou bien ils appartiennent а des genres contraires immйdiats, comme la
chastetй et l'impudicitй qui sont comprises sous la vertu et le vice, ce qui
est le deuxiиme йlйment; d'autres, au contraire, sont йquivoques, comme le bien,
qui enveloppe tous les genres, comme aussi l'кtre et, semblablement, le mal.
Aussi dit-il que le bien et le mal n'appartiennent ni а un seul genre, ni а
plusieurs, mais qu'ils sont eux-mкmes des genres, pour autant qu'on peut
appeler un genre ce qui transcende les genres, comme l'кtre et l'un. Quant а
Jamblique, il propose deux autres solutions: l'une, c'est qu'on appelle le bien
et le mal des genres pour les contraires, en tant que l'un des contraires est
en dйfaut par rapport а l'autre, comme le noir par rapport au blanc, et l'amer
par rapport au doux; et, de la sorte, tous les contraires se ramиnent d'une
certaine faзon au bien et au mal, dans la mesure oщ tout dйfaut a raison de
mal. De lа vient que, dans les Physiques I, 10, il est dit que les contraires
se comparent toujours entre eux comme le meilleur et le pire. L'autre solution,
c'est qu'Aristote s'est exprimй selon l'opinion de Pythagore, qui a posй deux
ordres des choses, l'un contenu sous le bien, l'autre sous le mal. Bien souvent
d'ailleurs, en logique, il se sert d'exemples qui ne sont pas vrais selon sa
propre opinion, mais sont considйrйs comme probables selon l'opinion d'autrui.
Et il est ainsi clair, selon ce qu'on vient de dire, qu'il ne faut pas admettre
que le mal soit quelque chose. 12. Le bien et le mal
ne sont des diffйrences que dans le domaine moral, dans lequel le mal signifie
quelque chose de positif, pour autant que l'acte de volontй lui-mкme est
dйnommй mauvais en raison de ce qui est voulu, bien que ce mal lui-mкme ne
puisse кtre voulu que sous la raison de bien. 13. Une chose est
dite plus mauvaise qu'une autre, non pas parce qu'elle se rapproche de ce qui
serait suprкmement mauvais, ni а cause de diverses faзons de participer d'une
certaine forme, comme on dit que quelque chose est plus ou moins blanc, selon
diverses participations de la blancheur; mais on dit que quelque chose est plus
ou moins mal, en tant qu'il est plus ou moins privй du bien, non pas par
maniиre de cause efficiente, mais formelle. On dit en effet que l'homicide est
un plus grand pйchй que l'adultиre, non pas parce qu'il corromprait davantage
le bien naturel de l'вme, mais parce qu'il йcarte davantage la bontй de l'acte
lui-mкme: l'homicide est plus opposй que l'adultиre au bien de la charitй qui
doit informer l'acte vertueux. 14. Rien n'empкche
que le mal occupe une position locale, selon ce qui reste de bien en lui, et qu'il
fasse valoir le bien par son opposition en tant qu'il est mal. 15. Le sujet qui est
dйsignй par l'affirmation est non seulement un contraire, mais aussi une
privation. En effet, le Philosophe dit au mкme endroit qu'une certaine
privation est indiquйe par l'affirmation, comme le nu; et, de plus, rien n'empкche
de dire qu'un changement du bien au mal est une certaine corruption, en sorte qu'on
peut l'appeler un changement d'un sujet а ce qui n'est pas un sujet. Pourtant,
lorsqu'un homme passe de la bontй de la vertu а la malice, c'est un mouvement
de qualitй а qualitй, comme cela est clair par ce qui a йtй dit prйcйdemment. 16. Comme Denys l'explique,
le mal corrompt en tant qu'il est mal, mais n'engendre pas en tant que mal,
mais pour autant qu'il garde quelque chose du bien. 17. Le non-кtre n'est
jamais dйsirй sinon dans la mesure oщ, grвce а un certain non-кtre, on conserve
sa propre existence; ainsi la brebis dйsire l'absence du loup en vue de la
conservation de sa propre vie, et elle ne fuit la prйsence du loup que pour
autant que celle-ci est nuisible а sa propre vie. Il ressort de lа que, de soi,
l'кtre est dйsirй, tandis qu'on le fuit par accident et le non-кtre est fui de
soi, et dйsirй par accident. Et c'est pourquoi le bien, en tant que bien, est
quelque chose, tandis que le mal, en tant que mal, est une privation. 18. Une peine, en
tant que peine, est le mal d'un sujet; en tant qu'elle est juste, elle est un
bien, absolument parlant. Or rien n'empкche que ce qui est un bien absolument
parlant soit le mal de quelque sujet, comme la forme du feu, qui est un bien
absolument parlant, est pourtant le mal de l'eau. 19. L'кtre peut se
dire d'une double maniиre: d'une premiиre maniиre, selon qu'il signifie une
nature comprise dans les dix genres, et, entendu de la sorte, ni le mal ni
aucune privation ne sont de l'кtre ou quelque chose. D'une autre maniиre, en
tant qu'il rйpond а la question: "est-il ?" et, de cette faзon, le
mal existe, comme la cйcitй existe. Cependant, le mal n'est pas quelque chose,
parce que кtre quelque chose ne signifie pas seulement ce qui rйpond а la
question: est-il ?", mais ce qui rйpond aussi а la question: "qu'est-il
?" 20. Le mal existe
bien dans les choses, mais comme une privation, non comme quelque chose de rйel;
mais dans la raison, il existe comme quelque chose de compris; et c'est
pourquoi on peut dire que le mal est un кtre de raison et non rйel, car il est
quelque chose dans l'intelligence, mais non dans la rйalitй. Et le fait mкme d'кtre
compris, selon lequel on dit que quelque chose est un кtre de raison, est bon,
car il est bon qu'une chose soit comprise.
ARTICLE
2: LE MAL EST-IL DANS LE BIEN?
Lieux parallиles
dans l'њuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, la, Question 48, article
3 II Sent. D. 34, Question 1, article 4; III Contra Gentils, chapitre 11;
Compendium Theologiae chapitre 118.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, Denys
dit dans les Noms Divins IV, 20 que le mal n'est ni existant, ni dans
les choses existantes; et il le prouve par le fait que tout ce qui existe est
un bien. Or, le mal n'est pas dans le bien, donc il n'est pas dans les choses existantes. 2. Mais on peut dire
que le mal est dans ce qui existe et dans le bien, non pas en tant que c'est un
existant ou un bien, mais en tant qu'il est dйficient. -On objecte а cela que
tout dйfaut a raison de mal. Si donc le mal affecte ce qui existe, en tant que
dйficient, le mal est dans l'existant, en tant que cet existant est mauvais. Un
certain mal est donc prйsupposй dans l'existant pour qu'il puisse кtre le sujet
du mal; la question reviendra а propos de ce mal, pour savoir quel est son
sujet; et si c'est l'existant, en tant que dйficient, qui est son sujet, il
faudra prйsupposer un autre mal et, de la sorte, remonter а l'infini. Il faut
donc s'en tenir а la premiиre solution, а savoir que, si le mal est dans ce qui
existe, il est en lui, non en tant qu'il est dйficient, mais en tant qu'il est
existant, ce qui va contre Denys. 3. De plus, le mal et
le bien sont des opposйs. Or l'un des opposйs n'est pas dans l'autre, ainsi le
froid n'est pas dans le feu. Le mal n'est donc pas dans le bien. 4. Mais on peut dire
que le mal n'existe pas dans le bien qui lui est opposй, mais dans un autre
bien. -On objecte а cela que, tout ce qui convient а plusieurs кtres leur
convient selon une nature unique. Or le bien convient а plusieurs кtres et, de
mкme, le mal. Donc c'est selon une nature commune unique que le bien convient а
tous les objets bons, et le mal а tous les objets mauvais. Or le mal, pris
communйment, est opposй au bien. Donc le mal, quel qu'il soit, est opposй au
bien, quel qu'il soit. Et ainsi, si quelque mal se trouve dans un bien, il en
rйsulte qu'un opposй se trouve dans son opposй. 5. De plus, saint
Augustin dit dans l'Enchiridion 14 que, du fait que le mal est dans le
bien, la rиgle des dialecticiens qui dit que des contraires ne peu vent exister
ensemble est fausse. Or elle ne serait pas fausse si le mal n'existait pas dans
le bien qui lui est opposй. Donc, du fait que le mal existe dans le bien, il en
rйsulte qu'un opposй existe dans son opposй. Et cela est absolument impossible,
parce que tous les opposйs incluent en eux une contradiction, et les contradictoires
ne peuvent absolument pas exister ensemble. Le mal n'est donc pas dans le bien. 6. De plus, tout ce
qui existe dans un кtre est causй ou bien par le sujet comme un accident
naturel, ainsi la chaleur causйe par le feu, ou bien par quelque agent
extйrieur, ainsi la chaleur de l'eau causйe par le feu, qui n'est pas un
accident naturel. Si donc le mal existe dans le bien, il est causй ou par le
bien ou par quelque chose d'autre. Or il n'est pas causй par le bien, parce que
le bien ne peut кtre la cause du mal, selon ce qui est йcrit en saint Matthieu
VII, 18: "Un bon arbre ne peut faire de mauvais fruits." Et il ne
peut pas davantage кtre causй par quelque chose d'autre, parce que ce sera,
soit un mal, soit le principe commun du mal et du bien. Or un mal non causй par
le bien ne peut pas кtre la cause du mal qui est dans le bien, car ainsi il s'ensuivrait
que la dualitй n'aurait pas toujours avant elle l'unitй. Et il n'est derechef
pas possible qu'il existe un principe commun du bien et du mal, parce que le
mкme agent, sous le mкme rapport, ne produit pas des effets divers et
difformes. Le mal ne peut donc en aucune maniиre exister dans le bien. 7. De plus, aucun
accident ne diminue ni ne corrompt le sujet dans lequel il existe. Or le mal
diminue et corrompt le bien. Donc le mal n'existe pas dans le bien. 8. De plus, de mкme
que le bien concerne l'acte, ainsi le mal concerne au contraire la puissance;
aussi le mal ne se trouve t-il que dans ce qui est en puissance, comme on le
dit dans la Mйtaphysique IX, 10. Or le mal est en puissance, de mкme que
toute privation. Le mal n'existe donc pas dans le bien, mais dans le mal. 9. De plus, le bien
et la fin sont une mкme chose, comme on le lit dans la Mйtaphysique V, 3
et les Physiques II, 5. Or la forme et la fin reviennent au mкme, comme
il est dit dans les Physiques II, 11. Mais la privation de la forme
substantielle exclut la forme de la matiиre; elle ne laisse donc nul bien.
Donc, puisque la privation se situe dans la matiиre et qu'elle a raison de mal,
il semble que tout mal n'existe pas dans un bien. 10. De plus, plus un
sujet est parfait, plus aussi un accident se trouve intensйment en lui; ainsi,
plus le feu est parfait, plus il est chaud. Si donc le mal rйsidait dans le
bien comme en son sujet, il en rйsulterait que plus un bien serait par fait,
plus le mal y serait grand, ce qui est impossible. 11. De plus, tout
sujet est enclin а conserver ses accidents. Or le mal n'est pas gardй par le
bien, mais plutфt dйtruit. Donc le mal n'est pas dans le bien comme dans son
sujet. 12. De plus, tout
accident donne son nom au sujet. Si donc le mal йtait dans le bien, il
donnerait son nom au bien, et il en rйsulterait que le bien serait mal, ce qui
va contre ce qui est dit dans Isaпe 5, 20: "Malheur а ceux qui appellent
le bien un mal." 13. De plus, ce qui n'est
pas, n'est pas dans un sujet. Or le mal est un non-кtre. Donc il n'est pas dans
le bien. 14. De plus, de mкme
que le dйfaut appartient а la raison de mal, de mкme la perfection а la raison
de bien. Or le mal n'existe pas dans un sujet parfait, puis qu'il est une
corruption. Donc le mal n'existe pas dans le bien. 15. De plus, le bien
est ce que tout кtre dйsire. Or ce qui est le sujet du mal n'est pas dйsirable,
car personne ne dйsire vivre dans la peine, comme il est dit dans l'Йthique
IX, 11. Donc ce qui est le sujet du mal n'est pas le bien. 16. De plus, nul кtre
ne nuit sinon а son opposй. Si donc le mal n'existe pas dans le bien qui lui
est opposй, mais dans un autre bien, il ne lui nuira pas; et, par le fait, il n'aura
pas raison de mal, parce qu'il est mal dans la mesure oщ il nuit au bien, comme
le dit saint Augustin dans l'Enchiridion 12 et dans la Nature du Bien
6. Or il ne peut exister dans le mal qui lui est opposй. Le mal n'existe donc
dans aucun bien.
Cependant: 1) Il y a ce que dit
saint Augustin dans l'Enchiridion 14: le mal ne peut exister que dans le
bien. 2. De plus, le mal
est la privation du bien, comme le dit saint Augustin dans l'Enchiridion
II. Or la privation exige un sujet, car elle est une nйgation dans une
substance, comme il est dit dans la Mйtaphysique IV, 3. Le mal implique
donc un sujet. Mais tout sujet est bon puisqu'il existe, parce que le bien et l'кtre
reviennent au mкme. Le mal est donc dans le bien.
Rйponse: Le mal ne peut exister que dans le bien.
Pour en avoir l'йvidence, il faut savoir que l'on peut parler du bien de deux
faзons: d'une premiиre faзon, on parle du bien absolument; d'une autre faзon,
en dйsignant ce bien-ci, ainsi un homme bon ou un oeil bon. Si nous parlons donc du bien absolument,
le bien possиde l'extension la plus йtendue, plus йtendue mкme que l'кtre,
comme c'йtait l'avis des Platoniciens. En effet, comme le bien est ce qui est
dйsirable, ce qui est dйsirable par soi est par soi un bien et c'est la fin.
Mais comme, du fait que nous dйsirons la fin, il s'ensuit que nous dйsirons ce
qui est ordonnй а cette fin, il en rйsulte que ce qui est ordonnй а la fin, du
seul fait de l'ordination а la fin ou au bien, a raison de bien: aussi les
choses utiles sont comprises sous la catйgorie du bien. Or tout ce qui est en
puissance au bien, du seul fait qu'il est en puissance au bien, a un ordre au
bien, йtant donnй qu'кtre en puissance n'est rien d'autre qu'кtre ordon nй а l'acte.
Il est donc йvident que ce qui est en puissance, du seul fait qu'il est en
puissance, a raison de bien. Tout sujet, par consйquent, en tant qu'il
est en puissance а l'йgard de n'importe quelle perfection, mкme la matiиre
premiиre, du seul fait qu'il est en puissance, a raison de bien. Et comme les
Platoniciens ne distinguaient pas entre matiиre et privation, rangeant la
matiиre avec le non-кtre, ils disaient que le bien s'йtend а plus d'objets que
l'кtre. Et c'est cette voie que Denys paraоt avoir
suivie dans les Noms Divins IV, 3, en plaзant le bien avant l'кtre. Et,
bien que la matiиre se distingue de la privation et ne soit pas du non-кtre,
sinon par accident, cette considйration demeure pour tant vraie а un certain
point de vue, parce que la matiиre premiиre n'est dite кtre qu'en puissance, et
elle a l'кtre absolument parlant grвce а la forme, alors qu'elle a par
elle-mкme la puissance; et, comme la puissance a raison de bien, comme on l'a
dit, il en rйsulte que c'est de par elle-mкme que le bien lui convient. Bien que tout ce qui existe, soit en acte,
soit en puissance, puisse кtre appelй un bien absolument parlant, il ne s'ensuit
pas pourtant que n'importe quelle rйa litй soit ce bien particulier; ainsi, si
un homme est bon absolument parlant, il ne s'ensuit pas qu'il soit un bon
joueur de cithare, mais il ne l'est que lorsqu'il possиde а la perfection l'art
de jouer de la cithare. Ainsi donc, bien qu'un homme, du fait mкme qu'il est
homme, soit un certain bien, il n'est pourtant pas de ce fait un homme bon, car
ce qui rend chacun bon, c'est sa propre vertu. La vertu, en effet, c'est ce qui
rend bon celui qui la possиde, selon le Philosophe dans l'Йthique II, 6.
Or la vertu est le stade ultime de la puissance d'une chose, comme il est dit
dans le Ciel 1, 25. Il est par lа йvident qu'une rйalitй n'est qualifiйe de
bonne que lorsqu'elle possиde sa perfection propre ainsi un homme est dit bon
lorsqu'il possиde sa perfection d'homme, et un oeil bon lorsqu'il possиde sa
perfection d'oeil. Il apparaоt donc, d'aprиs ce qu'on vient d'exposer,
qu'on parle de bien en trois sens; dans un premier sens, c'est la perfection
mкme de la chose qui est appelйe son bien; ainsi, on appelle l'acuitй visuelle
le bien de l'oeil, et la vertu le bien de l'homme. Dans un second sens, on
appelle bien une rйalitй qui possиde sa perfection, ainsi un homme vertueux et
un oeil perзant. On appelle bon dans un troisiиme sens le sujet lui-mкme, en
tant qu'il est en puissance а la perfection; ainsi, l'вme est en puissance а la
vertu et la substance de l'oeil а l'acuitй visuelle. Йtant donnй que le mal, comme on l'a dit
plus haut, n'est rien d'autre que la privation d'une perfection requise, et que
la perfection n'existe que dans un кtre en puissance, puisque nous disons qu'est
privй ce qui est fait pour avoir une chose et qui ne l'a pas, il en rйsulte que
le mal est dans le bien, du fait que l'кtre en puissance est appelй bien. En ce
qui concerne le bien qui est une perfection, il est supprimй par le mal, aussi
ne peut-il y avoir de mal en un tel bien. Quant au bien qui est composй d'un
sujet et d'une perfection, il est diminuй par le mal, dans la mesure oщ la
perfection est enlevйe et que le sujet demeure; ainsi la cйcitй supprime la vue
et diminue l'oeil qui voit, et elle existe dans la substance de l'oeil, ou mкme
dans l'animal lui-mкme, comme en son sujet. Aussi, s'il existe un bien qui est
acte pur et ne possиde aucun mйlange de puissance, et tel est le cas de Dieu,
le mal ne peut en aucune faзon exister dans un tel bien. 1. Denys n'entend pas
dire que le mal n'est pas dans ce qui existe comme la privation dans son sujet,
mais que, comme il n'est pas une rйalitй qui existe par soi, il n'est pas non
plus une rйalitй positive qui existe dans le sujet. 2. Lorsqu'on dit que
le mal se trouve dans l'existant en tant que dйficient, cela peut se comprendre
d'une double maniиre: dans un premier sens, l'expression "en tant que"
indique une certaine concomitance, et alors ce qui est dit est vrai, а la faзon
dont on peut dire que le blanc est dans un corps en tant que le corps est
blanc. Dans un autre sens, l'expression "en tant que" indique une
raison prйexistante dans le sujet, et c'est ainsi que l'argumentation se
dйveloppe. 3. Le mal ne s'oppose
pas au bien dans lequel il existe. Il existe en effet dans un bien ce qui est en
puissance; or le mal est une privation, et la puissance ne s'oppose ni а la
privation ni а la perfection, mais elle est sous-jacente а l'une et l'autre.
Cependant, Denys, dans les Noms Divins IV, 21, se sert de cette raison
pour montrer que le mal n'est pas dans le bien comme quelque chose qui existe. 4. Cet argument a de
nombreux dйfauts: en effet, ce qui est avancй en premier lieu -ce qui convient
а plusieurs leur convient selon une nature commune unique -est vrai pour ce qu'on
attribue de faзon univoque а plusieurs кtres. Or le bien n'est pas attribuй de
faзon univoque а tous les biens, pas plus que l'кtre а tous les кtres, puisque
l'un et l'autre englobent tous les genres. Et c'est par cette rai son qu'Aristote
montre dans l'Йthique I, 6 qu'il n'y a pas une idйe commune de bien.
Deuxiиmement, parce que mкme en accordant que le bien se dise d'une maniиre
univoque, et aussi le mal, comme cependant le mal est une privation, il ne se
dit pas de nombreux кtres selon une unique notion commune. Troisiиmement, parce
qu'en accordant que l'un et l'autre soient univoques et que tous les deux
signifient une certaine nature, on pourrait bien dire que la nature commune du
mal s'opposerait а la nature commune du bien, mais il ne s'impose rait pas que
n'importe quel mal fыt opposй а n'importe quel bien; ainsi, le vice en gйnйral
s'oppose а la vertu en gйnйral, mais n'importe quel vice ne s'oppose pas а n'importe
quelle vertu: l'intempйrance ne s'oppose pas а la libйralitй. 5. Du fait que le mal
est dans le bien, la rиgle des dialecticiens n'est pas fausse en toute vйritй,
parce que le mal n'existe pas dans le bien qui lui est opposй, comme on l'a dit;
mais elle est fausse selon une certaine apparence, dans la mesure oщ le mal,
pris absolument, et le bien paraissent avoir une opposition. 6. Le mal, n'йtant
pas dans le sujet comme un accident naturel, n'est pas causй p le sujet, ni non
plus la privation par la puissance; il ne possиde pas davantage а l'extйrieur
une cause par soi, mais seulement une cause par accident, comme cela apparaоtra
quand on йtudiera la cause du mal. 7. Le mal existe
comme dans son sujet dans le bien qu'il diminue ou corrompt, dans la mesure oщ
on appelle un bien l'кtre en puissance. 8. Bien que, en soi,
l'acte soit un bien, il ne s'ensuit pourtant pas que la puis sance soit en
elle-mкme un mal; mais c'est le cas de la privation qui s'oppose а l'acte. Au
contraire, du seul fait que la puissance possиde une ordination а l'acte, elle
a raison de bien, comme on l'a dit. 9. Dans cet argument,
les dйfauts sont nombreux; d'abord, bien que de soi la fin soit bonne, ce n'est
cependant pas la fin seule qui est un bien, mais ce qui est ordonnй а la fin a
aussi raison de bien, du fait mкme de cette ordination, comme on l'a dit.
Secondement, parce que, bien qu'une certaine fin s'identifie а la forme, il ne
s'ensuit pas cependant que toute fin soit une forme; dans certains cas, en
effet, c'est l'opйration mкme ou l'usage qui est une fin, comme on le dit dans
l'Ethique I, 1. Et, de nouveau, йtant donnй que l'кtre produit est d'une certaine
faзon la fin de celui qui produit, la disposition а la forme est la fin pour
les arts qui prйparent la matiиre; et la matiиre elle-mкme, en tant que
produite par l'art divin, est sous cette raison un bien et une fin, dans la
mesure oщ c'est а elle que l'action du crйateur se termine. 10. Cette raison se
dйveloppe en envisageant les accidents qui accompagnent la nature du sujet,
comme la chaleur accompagne la nature du feu; il en va cependant autrement d'un
accident qui est un йcart par rapport а la nature, comme la maladie. Car, si la
maladie est un accident de l'animal, il ne s'ensuit pas que, plus l'animal sera
fort, plus il sera malade, mais il en sera d'autant moins malade; il en va de
mкme pour tout mal. On peut dire cependant que, plus une chose est en puissance
et plus elle est apte au bien, plus il sera mauvais de la priver elle-mкme du
bien. Or le bien qui est sujet du mal est une puissance; et ainsi, d'une
certaine maniиre, plus le sujet du mal est bon, plus le mal est grand. 11. Un sujet conserve
l'accident qui inhиre naturellement en lui. Or le mal n'est pas dans le bien
comme s'il inhйrait naturellement dans le bien; et pour tant, le mal ne
pourrait exister si le bien faisait totalement dйfaut. 12. Comme le dit
saint Augustin dans l'Enchiridion, 13, cette phrase du prophиte va
contre ceux qui disent que le bien, en tant que bien, est mal; mais non contre
ceux qui disent que ce qui est bien sous un certain rapport est un mal sous un
autre rapport. 13. On ne dit pas que
le mal est dans le bien comme une rйalitй exprimйe de faзon positive, mais
comme une privation. 14. C'est non
seulement ce qui est parfait qui a raison de bien, mais aussi ce qui est en
puissance а la perfection; et c'est dans un tel bien qu'est le mal. 15. Bien que ce qui
est sujet de la privation ne soit pas dйsirable en tant que soumis а la
privation, il est cependant dйsirable, du fait qu'il est en puissance а la
perfection; et selon cette considйration, c'est un bien. 16. Le mal nuit au
bien composй de puissance et d'acte, en tant qu'il lui enlиve sa perfection; il
nuit aussi au bien qui est en puissance, non pas comme en lui enlevant quelque
chose qui lui appartiendrait, mais pour autant qu'il est la sous traction mкme
ou la privation de la perfection а laquelle il s'oppose.
ARTICLE
3: LE BIEN EST-IL CAUSE DU MAL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia, Question
49, article 1; Ia-IIae, Question 75, article 1; II Commentaire des Sentences
D. 34, article 3; II Contra Gentiles chapitre 41; III, chapitres 10, 13;
De Pot. Question 3, article 6; De div. Nom. chapitre 4, lect. 22.
Objections: Il semble que non. 1. Il est dit en
effet dans saint Matthieu 7, 18: "Un bon arbre ne peut pas faire de
mauvais fruits." On appelle fruit l'effet d'une cause. Le bien ne peut
donc кtre cause du mal. 2. De plus, l'effet
possиde une ressemblance avec sa cause, car tout agent opиre un effet semblable
а lui. Or la ressemblance du mal ne prйexiste pas dans le bien. Le bien n'est
donc pas la cause du mal. 3. De plus, ce qui
fait partie des choses causйes se trouve d'avance substantiellement dans sa
cause. Si donc le mal est causй par le bien, il prйexiste substantiellement
dans le bien, ce qui est impossible. 4. De plus, un des
opposйs n'est pas cause de l'autre. Or le mal s'oppose au bien. Donc le bien n'est
pas cause du mal. 5. De plus, Denys dit
dans les Noms Divins IV, 19 que le mal ne vient pas du bien; et s'il
vient du bien, ce n'est pas un mal. 6. Mais on peut dire
que le bien, en tant qu'il est dйficient, est cause du mal. -On objecte а cela
que tout dйfaut a raison de mal. Si donc le bien, en tant que dйficient, est
cause du mal, il s'ensuit que le bien serait cause du mal, en tant qu'il
prйcontient en lui un certain mal; et alors reviendra la question sur l'origine
de ce mal. Ou bien on remontera donc а l'infini, ou bien il faudra en venir а
un mal premier qui soit cause du mal, ou bien il faudra dire que le bien, en
tant que tel, est cause du mal. 7. Mais on peut dire
que ce dйfaut qui prйexiste dans le bien, selon lequel il est cause du mal, n'est
pas un mal en acte, mais une possibilitй de dйfaillir, ou une puissance au
dйfaut. -On objecte а cela que le Philosophe dit, dans les Physiques II,
6, qu'on compare les causes selon leur puissance aux effets selon leur
puissance, et les causes selon leur acte aux effets selon leur acte. Du fait
donc qu'une chose a la possibilitй de dйfaillir, elle n'est pas la cause du
dйfaut en acte, qui est un mal en acte. 8. De plus, si on
pose une cause suffisante, on pose son effet, parce qu'il est de la raison de
la cause de faire que son effet doive кtre. Mais ce n'est pas toutes les fois
qu'une possibilitй de dйfaillir existe dans une crйature qu'on trouve en elle
le mal en acte. Supposons donc un кtre dйfectible, qui ne dйfaille pas encore а
l'instant A, mais qui dйfaille en acte а l'instant B. Donc, de deux choses l'une
ou quelque chose s'ajoute en l'instant B, qui n'existait pas dans l'instant A,
ou rien ne s'ajoute. Si rien ne s'ajoute, il ne dйfaillira pas en B, de mкme qu'il
ne dйfaillait pas en A; si, au contraire, quelque chose a йtй ajoutй, ou c'est
un bien ou c'est un mal. Si c'est un mal, il faudra remonter а l'infini, comme
plus haut; si c'est un bien, le bien est donc, en tant que tel, cause du mal,
et de la sorte, il s'ensuit qu'un bien plus grand est cause d'un mal plus
grand, et que le bien souverain est la cause du mal souverain. Ce n'est donc
pas le bien en tant que dйficient qui est la cause du mal. 9. De plus, tout
bien, en tant que crйй, peut dйfaillir. Si donc le bien, en tant qu'il peut
dйfaillir, est cause du mal, il s'ensuit que le bien, en tant que crйй, est
cause du mal. Or le bien crйй demeure toujours crйй, il sera donc toujours
cause du mal, ce qui ne convient pas. 10. De plus, si c'est
en tant que dйficient, en acte ou en puissance, que le bien est cause du mal,
il s'ensuit que Dieu, qui n'est en aucune faзon dйficient, ni en acte ni en
puissance, ne peut кtre la cause du mal. Cela va contre ce qui est dit en Isaпe
45,7: "Moi, le Seigneur, qui crйe le mal", et en Amos 3, 6: "Il
n'y a pas de mal dans la citй que Dieu n'ait fait." Donc le bien, en tant
que dйficient, n'est pas la cause du mal. 11. De plus, la
perfection est au bien ce que la dйfaillance est au mal. Donc, inversement, la
dйfaillance est au bien ce que la perfection est au mal. Mais il existe un
dйfaut qui, en tant que tel, est cause de bien; ainsi la foi, en tant qu'elle
est une vision en йnigme, ce qui relиve d'une dйfaillance de la vision, est
cause de mйrite. Le bien, en tant que parfait, et non pas en tant que
dйficient, peut donc кtre cause du mal. 12. De plus, pour
agir, trois йlйments sont requis: la raison qui dirige, la volontй qui
commande, la puissance qui exйcute. Or la dйfaillance dans la rai son, qui est
l'ignorance, excuse du mal, c'est-а-dire de la faute, et ainsi n'est pas cause
du mal; et, de mкme, la dйfaillance de la puissance, qui est la faiblesse, excuse.
Donc la dйfaillance qui est dans la volontй excuse aussi. Ce n'est donc pas la
volontй, en tant qu'elle est un bien dйficient, qui cause le mal. 13. De plus, si c'est
en tant que la volontй est dйficiente qu'elle cause le mal, c'est donc en tant
qu'elle est en dйfaut ou par rapport а un bien qui doit se trou ver en elle, et
c'est une peine, et alors la peine prйcйderait la faute; ou bien par rapport а
un bien qui ne doit pas se trouver en elle; et, d'un tel manque, aucun mal ne
rйsulte; en effet, aucun mal ne s'ensuit pour la pierre du fait qu'elle ne
possиde pas la vue. Le bien, en tant que dйficient, n'est donc en aucun cas la
cause du mal. 14. Mais on peut dire
que le bien, en tant que tel, peut кtre cause du mal, mais par accident. -On
objecte а cela que l'action de celui qui agit par accident atteint son effet
ainsi l'action de celui qui creuse une tombe parvient а la dйcouverte d'un
trйsor. Si donc le bien est cause du mal par accident, il en rйsulte que l'action
du bien atteint le mal lui-mкme; ce qui semble ne pas convenir. 15. De plus, celui
qui accomplit une action illicite non intentionnellement ne pиche pas; ainsi,
si quelqu'un a l'intention de frapper son ennemi et qu'il frappe aussi son
pиre. Or la cause par accident d'une chose est une cause qui ne vise pas cette
chose elle-mкme. Si donc le mal ne possиde qu'une cause par accident, il s'ensuivra
que personne ne pиche en faisant le mal, ce qui ne convient pas. 16. De plus, toute
cause par accident se ramиne а une cause par soi. Si donc le mal avait une
cause par accident, il semble s'ensuivre qu'il aurait une cause par soi. 17. De plus, ce qui
se produit de maniиre accidentelle se produit dans un petit nombre de cas; or
le mal se produit dans un grand nombre de cas, puisque, comme le dit l'Ecclйsiaste
1, 15: "Le nombre des sots est infini." Le mal a donc une cause par
soi et non seulement par accident. 18. De plus, la
nature est cause par soi de ce qui se produit naturellement, comme on le dit
dans les Physiques II, 1. Or certains maux se produisent de faзon
naturelle, comme se corrompre ou vieillir, comme on le dit dans les
Physiques V, 10. Il ne faut donc pas dire que le bien serait la cause par
accident du mal. 19. De plus, le bien
est acte et puissance. Or ni l'un ni l'autre ne sont cause du mal, car la
forme, qui est acte, est supprimйe par le mal; et le bien qui est puissance a
rapport aux deux, а savoir au bien et au mal; aucun bien n'est donc cause du
mal. Cependant: 1. Il y a ce que dit
saint Augustin dans l'Enchiridion 14: le mal ne peut venir que du bien. 2. De plus, Denys
dit, dans les Noms Divins IV, 31, que le principe et la fin de tous les
maux, c'est le bien.
Rйponse: La cause du mal, c'est le bien, а la faзon
dont le mal peut avoir une cause. Il faut savoir, en effet, que le mal ne peut
avoir de cause par soi; et cela est manifeste pour trois raisons. Premiиrement, parce que ce qui de soi a
une cause est visй par sa cause, car ce qui se produit en dehors de l'intention
de l'agent n'est pas un effet par soi, mais accidentel; ainsi, le fait de
creuser une tombe est la cause par accident de la dйcouverte d'un trйsor,
puisque celle-ci se produit en dehors de l'intention de celui qui creuse la
tombe. Or le mal, en tant que tel, ne peut pas кtre visй, ni voulu ou dйsirй d'aucune
faзon, parce que le fait d'кtre dйsirable a raison de bien, ce а quoi s'oppose
le mal en tant que tel. Nous voyons par lа que nul n'accomplit un mal sans
avoir en vue quelque bien, а ce qu'il lui semble; ainsi, il paraоt bon а l'adultиre
de jouir d'un plaisir sensible, et c'est pour ce motif qu'il commet l'adultиre.
Aussi il reste que le mal n'a pas de cause par soi. Deuxiиmement, la mкme conclusion apparaоt
du fait que tout effet par soi possиde de quelque maniиre une ressemblance avec
sa cause, ou bien selon la mкme raison, comme chez les agents univoques, ou
bien selon une raison dйficiente, comme chez les agents йquivoques; or toute
cause qui peut agir, agit pour autant qu'elle est en acte, ce qui a raison de
bien. De lа vient que le mal, en tant que tel, n'offre pas une similitude de la
cause qui agit en tant qu'elle agit. Il reste donc que le mal ne possиde pas de
cause par soi. Troisiиmement, la mкme conclusion apparaоt
du fait que toute cause par soi a un ordre certain et dйterminй а son effet
propre; or ce qui se produit selon l'ordre n'est pas un mal, mais c'est en
nйgligeant l'ordre que le mal peut se produire. Aussi le mal, en tant que tel, n'a pas de
cause par soi; il faut pourtant que le mal ait, d'une certaine faзon, une
cause. Il est йvident en effet que, puisque le mal n'est pas quelque chose qui
existe par soi, mais qu'il inhиre dans un sujet comme une privation qui
consiste dans le manque de ce qui doit naturellement s'y trouver et n'y est
pas, le fait d'кtre mauvais se trouve de faзon non naturelle en celui en qui il
inhиre. En effet, si un dйfaut est naturel а une chose, on ne peut pas dire que
ce soit un mal pour elle; ainsi ce n'est pas un mal pour l'homme de ne pas
avoir d'ailes, ni pour une pierre de ne pas avoir la vue, йtant donnй que c'est
conforme а la nature. Mais il faut que tout ce qui se trouve de faзon non
naturelle dans une chose ait une cause, car l'eau ne serait pas chaude sans l'action
d'une cause. Aussi il reste que tout mal a une cause, mais par accident, du
fait qu'il ne peut avoir de cause par soi. Or tout ce qui est par accident se
ramиne а ce qui est par soi, et si le mal n'a pas de cause par soi, comme on l'a
montrй, il reste que le bien seul a une cause par soi. Il n'y a que le bien qui
puis se кtre cause par soi d'un bien, puisque la cause par soi cause un effet
semblable а elle. Il reste donc que le bien est la cause par accident de tout
mal. Mais il arrive aussi que le mal, qui est
un bien dйficient, soit cause du mal cependant, il faut en arriver au fait que
la cause premiиre du mal n'est pas le mal, mais le bien. Il y a donc deux modes
selon lesquels le mal est causй par le bien; selon le premier mode, le bien est
cause du mal en tant qu'il est lui-mкme dйficient; selon le second, il en est
cause, en tant qu'il agit par accident. Et cela apparaоt aisйment dans les choses
naturelles. En effet, la cause de ce mal qu'est la corruption de l'eau, c'est
la puissance active du feu, qui n'a certes pas en vue principalement et par soi
le non-кtre de l'eau, mais qui a en vue principalement d'introduire dans la
matiиre la forme du feu, а laquelle est jointe de faзon nйcessaire le non-кtre
de l'eau; et ainsi, c'est par accident que le feu fait que l'eau n'existe pas.
Mais la cause de ce mal qu'est la naissance d'un monstre, c'est une dйficience
de la puissance de la semence. Et si on recherche la cause de cette dйficience
qui est le mal de la semence, il faudra bien en arriver а quelque bien, qui est
la cause du mal par accident, et non pas en tant qu'il est lui-mкme dйficient.
En effet, la cause de cette dйficience dans la semence, c'est un principe
altйrant qui introduit la qualitй contraire а celle qui est requise pour la
disposition convenable de la semence. Plus sera parfaite la puissance de cet
йlйment altйrant, plus il introduira cette qualitй contraire et, par
consйquent, la dйficience de la semence qui en est le rйsultat. Le mal de la semence
n'est donc pas causй par le bien en tant que dйficient, mais elle est causйe
par le bien en tant qu'il est parfait. Dans les actions volontaires, il en va de
mкme en quelque sorte, mais non en tout. Il est йvident, en effet, que ce qui
est agrйable aux sens meut la volontй de l'adultиre et la dispose а jouir d'un
tel plaisir, qui exclut l'ordre de la raison et de la loi divine, ce en quoi
consiste le mal moral. Si donc c'йtait de faзon nйcessaire que la volontй
recevait l'impression de l'objet agrйable qui l'attire, comme c'est de faзon
nйcessaire qu'un corps naturel reзoit l'impression de l'agent, le cas serait
absolument le mкme pour les actions volontaires et pour les choses naturelles.
Mais il n'en va pas ainsi, parce que, quelle que soit l'intensitй avec laquelle
l'objet sensible extйrieur l'attire, il demeure cependant au pouvoir de la
volontй de l'accepter ou de ne pas l'accepter. Aussi, la cause du mal qui se
pro duit si elle l'accepte, n'est pas l'objet agrйable mкme qui la meut, mais
plutфt la volontй elle-mкme. Et c'est elle d'ailleurs qui est la cause du mal,
selon les deux modes exposйs plus haut: par accident, et en tant que le bien
est dйficient. Par accident, en tant que la volontй se porte sur un objet qui
est bien sous un certain rapport, mais qui est uni а ce qui est un mal
absolument parlant; et comme bien dйficient, dans la mesure oщ il faut
envisager d'abord un dйfaut dans la volontй, avant le choix dйficient qui lui
fait choisir un bien sous un certain rapport, qui est un mal absolument
parlant. Voici comment cela est йvident: dans tous
les cas oщ, de deux choses, l'une doit кtre la rиgle et la mesure de l'autre,
le bien dans la chose qui est rйglйe et mesurйe vient du fait qu'elle se rиgle
et se conforme а la rиgle et la mesure; le mal, au contraire, du fait de n'кtre
pas rйglй ni mesurй. Si donc un artisan qui doit couper une planche en ligne
droite, selon une certaine rиgle, ne la coupe pas droit, ce qui est mal couper,
cette mauvaise coupe sera causйe par un dйfaut consistant en ce que l'artisan
йtait sans rиgle ni mesure. Semblablement, le plaisir, et quoi que ce soit d'autre
dans les choses humaines, doit кtre mesurй et rйglй selon la rиgle de la raison
et de la loi divine; aussi, le fait de ne pas se servir de la rиgle de la raison
et de la loi divine est-il prйsupposй antйrieurement, dans la volontй, au choix
dйsordonnй. Mais il n'y a pas а chercher de cause au
fait de ne pas se servir de la rиgle en question, parce que la libertй de la
volontй y suffit, par laquelle on peut agir ou ne pas agir. Et le fait de ne
pas considйrer en acte une telle rиgle n'est pas de soi un mal, ni une faute,
ni une peine, car l'вme n'est pas tenue et ne peut considйrer toujours en acte
une rиgle de ce genre; mais il commence а recevoir caractиre de faute du fait
qu'on procиde а un choix de ce genre sans considйrer actuellement la rиgle;
ainsi, l'artisan ne pиche pas du fait qu'il ne tient pas toujours sa mesure,
maпs du fait qu'il commence а couper sans prendre sa mesure. Et, de mкme, la
faute de la volontй ne consiste pas dans le fait de ne pas considйrer en acte
la rиgle de la raison et de la loi divine, mais dans le fait de passer а l'йlection
sans avoir de rиgle ou de mesure de ce genre. De lа vient ce que dit saint
Augustin dans la Citй de Dieu XII, 7: la volontй est cause du pйchй en
tant qu'elle est dйficiente; mais il compare ce dйfaut au silence ou aux
tйnиbres, parce que ce dйfaut est une pure nйgation.
Solutions des objections: 1. Selon la solution
donnйe par saint Augustin dans l'Enchiridion 15, l'arbre s'entend de la
volontй, et le fruit de l'oeuvre extйrieure. Il faut donc comprendre ainsi qu'un
bon arbre ne peut pas faire de mauvais fruits, parce que d'une volontй bonne ne
provient pas une oeuvre mauvaise, pas plus que d'une volontй mauvaise une
oeuvre bonne. Et cependant, cette volontй mauvaise elle-mкme vient d'un certain
bien, comme l'arbre mauvais lui-mкme est produit par une terre bonne. En effet,
comme on l'a dit plus haut, s'il y a un effet mauvais qui est causй par une
cause mauvaise, qui est un bien dйficient, il faut cependant en arriver au fait
que le mal est causй par accident par un bien qui n'est pas dйficient. 2. Cette objection se
dйveloppe en envisageant une cause par soi car, dans une telle cause, la
similitude de l'effet prйexiste. Mais ce n'est pas ainsi que le bien est la
cause du mal, comme on l'a dit, mais par accident. 3. Cette objection
aussi envisage une cause et un effet par soi, car la cause qui prй contient
substantiellement ce qui se trouve dans l'effet est la cause par soi. 4. Un opposй n'est
pas par soi la cause de son opposй, mais rien ne s'oppose а ce qu'il en soit la
cause par accident; en effet, le froid est cause de chaud, "quand il se
dйplace ou quand il est ambiant", d'une certaine maniиre, comme on le dit
dans les Physiques VIII, 2. 5. Denys entend ici
que le mal ne vient pas du bien comme d'une cause par soi mais, par la suite,
il montre dans le mкme chapitre que le mal vient du bien par accident. 6. Un bien est cause
du mal en tant que dйficient; pourtant, ce n'est pas seule ment de cette faзon
que le bien est cause du mal, mais le bien est aussi, et non en tant que
dйficient, cause du mal par accident. Seulement, dans le domaine des actions
volontaires, la cause du mal, qui est ici le pйchй, c'est la volontй dйficiente
mais cette dйfaillance n'a raison ni de faute ni de peine, en tant qu'elle est
entendue comme prйcйdant le pйchй, comme il a йtй exposй. Et il ne faut pas
rechercher une autre cause а cette dйfaillance, aussi ne faut-il pas remonter а
l'infini. Donc, quand on dit que le bien en tant que dйficient est cause du
mal, si l'expression "en tant que" dйsigne une rйalitй prйexistante,
elle n'est pas alors vraie universellement, mais si elle dйsigne une
concomitance, alors elle est vraie universellement, parce que tout ce qui cause
le mal est dйficient, c'est-а-dire cause un dйfaut, comme si l'on disait que
tout corps qui chauffe, chauffe en tant qu'il est chauffant. 7. En tant que le
bien possиde une aptitude а dйfaillir, il n'est pas la cause suffisante du mal
en acte, mais il l'est en tant qu'il possиde quelque dйfaut en acte, comme cela
a dйjа йtй exposй а propos de la volontй. Cependant, il n'est m pas nйcessaire
que le bien ait quelque dйfaut pour кtre cause du mal, parce que, s'il n'est
pas dйficient, il peut кtre cause du mal par accident. 8. Et ainsi, la
rйponse а l'objection 8 est йgalement йvidente. 9. Du fait qu'il est
crйй, le bien peut dйfaillir de quelque faзon, par cette dйfaillance d'oщ
procиde le mal volontaire, parce que, du fait qu'il est crйй, il s'ensuit qu'il
est lui-mкme soumis а un autre comme а sa rиgle et а sa mesure. Mais s'il йtait
lui-mкme sa rиgle et sa mesure, il ne pourrait pas passer а l'action sans
rиgle. C'est pour cela que Dieu, qui est sa propre rиgle, ne peut pйcher, de
mкme que l'artisan ne pourrait pйcher en coupant une planche si sa main йtait
la rиgle de la coupe. 10. Comme on l'a dйjа
dit, il n'est pas nйcessaire que le bien qui est cause du mal par accident soit
un bien dйficient. C'est ainsi que Dieu est cause du mal de peine car, en
punissant, il ne vise pas le mal de celui qui est puni, mais il veut imprimer
dans les choses l'ordre de sa justice, qui a comme consйquence le mal de celui
qui est puni, de mкme que la forme du feu a comme consйquence la privation de
la forme de l'eau. 11. La foi n'est pas
mйritoire du fait qu'elle est une connaissance en йnigme, mais du fait que la
volontй use bien d'une telle connaissance, а savoir en acquiescant, а cause de
Dieu, а ce qu'elle ne voit pas. Mais rien ne s'oppose а ce que quelqu'un mйrite
en usant bien du mal, comme, au contraire, а ce que quel qu'un dйmйrite en
usant mal du bien. 12. La dйfaillance
elle-mкme de la volontй est une faute, de mкme que la dйfaillance de l'intelligence
est l'ignorance, et la dйfaillance de la puissance d'exйcution est la
faiblesse. Par consйquent, la dйfaillance de la volontй n'excuse pas de la
faute, comme la dйfaillance de l'intelligence n'exclut pas l'ignorance, et la
dйfaillance de la puissance n'exclut pas la faiblesse. 13. La dйfaillance,
prйsupposйe antйrieurement au pйchй dans la volontй, n'est ni une faute, ni une
peine, mais une pure nйgation; mais elle reзoit raison de faute du fait mкme qu'elle
s'applique а l'agir avec une telle nйgation. En effet, du fait mкme de cette application
а l'oeuvre, ce bien dont elle est privйe devient dы, а savoir considйrer en
acte la rиgle de la raison et de la loi divine. 14. Une chose est
dite la cause par accident d'une autre de deux faзons d'abord en se plaзant au
point de vue de la cause; ainsi, la cause par soi de la maison est le
constructeur, а qui il arrive d'кtre musicien; et ainsi, le fait d'кtre
musicien, qui s'ajoute а la cause par soi, est dit cause par accident de la
maison. D'une autre faзon, en se plaзant au point de vue de l'effet, en sorte
que, si l'on dit que le constructeur est la cause par soi de la maison, il est
pourtant cause par accident de ce qui arrive а la maison: par exemple, que la
maison ait un sort heureux ou malheureux, c'est-а-dire qu'il arrive quelque
chose en bien ou en mal dans la maison terminйe. Donc, quand on dit que le bien
est cause du mal par accident, il faut l'entendre selon l'accident qui survient
а l'effet, dans la mesure oщ un bien est cause d'un certain bien auquel
survient une privation que l'on nomme le mal. Or, bien que parfois l'action de
la cause atteigne jusqu'а l'effet accidentel lui-mкme, comme dans le cas de
celui qui creuse une tombe et qui, prйcisйment en creusant, trouve un trйsor,
cela n'est pourtant pas toujours vrai: en effet, l'opйration du constructeur ne
s'йtend pas jusqu'au fait qu'il arri ve des choses heureuses ou malheureuses а
celui qui habite la maison. Et ainsi, j'affirme que l'action du bien n'atteint
pas le terme qui est mauvais. C'est pour quoi Denys dit, dans les Noms Divins
IV, 32, que le mal est non seulement en dehors de l'intention, mais qu'il est
aussi en dehors de la route, parce que de soi le mouvement ne se termine pas au
mal. 15. Il arrive parfois
qu'un accident d'un effet soit liй а lui dans un petit nombre de cas et
rarement et, dans ce cas, lorsqu'un agent Vise l'effet par soi, il n'est pas
nйcessaire qu'il vise de quelque maniиre l'effet accidentel. Mais il arrive
parfois qu'un accident de ce genre accompagne toujours et dans la majoritй des
cas l'effet principalement visй, et alors, l'accident n'est pas йcartй par l'intention
de l'agent. Si donc il s'adjoint au bien que la volontй poursuit quelque mal en
un petit nombre de cas, on peut кtre excusй du pйchй; ainsi, si quelqu'un,
coupant un arbre dans une forкt rarement traversйe par l'homme, tuait un homme
en abattant cet arbre. Si au contraire c'est toujours ou dans la majoritй des
cas qu'un mal s'adjoint au bien qu'en soi on vise, on n'est pas excusй du
pйchй, bien qu'on ne vise pas le mal en soi. Or, au plaisir qui se trouve dans
l'adultиre, s'adjoint toujours un mal, celui de la privation de l'ordre de la
justice; aussi n'est-on pas excusй du pйchй, parce que, du seul fait que l'on
choisit un bien auquel un mal est toujours liй, mкme si on ne Veut pas le mal en
lui-mкme, on prйfиre cependant tomber dans ce mal que de se priver d'un tel
bien. 16. De mкme que ce
qui est accidentel en se plaзant au point de vue de la cause se ramиne а une
cause qui agit par soi, de mкme ce qui est accidentel au point de vue de l'effet
se ramиne а un autre effet par soi. Or, du fait que le mal est un effet
accidentel, il se ramиne au bien auquel il est uni, qui est un effet par soi. 17. Ce qui est
accidentel ne se produit pas toujours dans un petit nombre de cas car, parfois,
il se produit toujours ou dans la majoritй des cas ainsi celui qui va au marchй
pour des achats y trouve, ou toujours ou dans la plupart des cas, une multitude
d'hommes, bien qu'il ne l'ait pas cherchй. De faзon semblable, l'adultиre, en
visant un bien auquel est toujours joint un mal, tombe toujours dans le mal.
Quant а ce qui se produit parmi les hommes, а savoir que le bien n'existe que
dans un petit nombre et le mal dans la majoritй, cela vient de ce qu'il y a
davantage de faзons de s'йcarter du juste milieu que de le tenir, comme on le
dit dans l'Йthique II, 11, et parce que les biens sensibles sont plus
connus du grand nombre des hommes que ceux de la raison. 18. On dit que la
corruption est une mutation naturelle, non pas au point de vue de la nature
particuliиre de ce qui est corrompu, mais au point de vue de la nature
universelle, qui meut а la gйnйration et а la corruption, а la gйnйration en
raison d'elle-mкme, mais а la corruption pour autant qu'il ne peut y avoir de
gйnйration sans corruption. Et ainsi, ce n'est pas la corruption qui est visйe
en soi et principalement, mais seulement la gйnйration. 19. La cause
accidentelle du mal n'est pas le bien qui est supprimй par le mal, ni le bien
qui se trouve sous le mal, mais le bien qui agit, parce qu'en introduisant une
forme, il en supprime une autre. ARTICLE
4: LE MAL SE DIVISE T-IL EN FAUTE ET EN PEINE DE FAЗON CONVENABLE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia, Question
48, article 5; II Sent. D. 35, article 1. Objections: Il semble que non. 1. En effet, toute
bonne division se fait par des termes opposйs. Or peine et faute ne sont pas
des notions opposйes, parce qu'il existe un pйchй qui est la peine du pйchй,
comme le dit saint Grйgoire dans son Commentaire sur Ezйchiel I, hom. II, n°
24. Donc le mal ne se divise pas en peine et en faute de faзon convenable. 2. Mais on peut dire
que le pйchй n'est pas une peine en tant que pйchй, mais par une certaine
concomitance. -On objecte а cela qu ‘un acte est mauvais en tant qu'il est
dйsordonnй. Or, en tant qu'il est dйsordonnй, il est une peine, car saint
Augustin dit, dans les Confessions 1, 12: "Vous avez ordonnй,
Seigneur, et c'est ainsi, que toute вme dйsordonnйe soit а elle-mкme sa peine."
Le pйchй est donc une peine en tant que pйchй. 3. De plus, la
perfection seconde, qui est l'opйration, est meilleure que la perfection
premiиre, qui est la forme ou l'habitus; aussi le Philosophe prouve-t-il par lа
dans l'Йthique 1, 18 que le bien suprкme de l'homme, la bйatitude, n'est
pas un habitus mais une opйration. Si donc c'est une peine que d'кtre privй de
la perfection premiиre, a fortiori le pйchй est-il une peine, lui qui enlиve la
perfection seconde, c'est-а-dire l'opйration droite. 4. De plus, toute
passion qui amиne а l'anxiйtй paraоt contenir une peine. Or de nombreux pйchйs
sont liйs а des passions qui amиnent l'anxiйtй, comme l'envie, 1'acйdie, la
colиre et autres passions de ce genre; il en existe mкme de nombreux qui
comportent une difficultй dans l'exйcution, comme la Sagesse le dit par la
bouche des impies 5, 7: "Nous avons parcouru des chemins difficiles."
Il semble donc que le pйchй, en tant que tel, soit une peine. 5. De plus, si le
pйchй est une peine par concomitance, tout pйchй qui s'accompagne d'une peine
sera une peine. Mais le pйchй premier s'accompagne d'une certaine peine. Il s'ensuit
donc que le premier pйchй est une peine, ce qui va contre saint Augustin, qui
dit que seuls sont des peines les pйchйs qui sont intermйdiaires entre le
premier pйchй d'apostasie et la peine ultime de la gйhenne. 6. De plus, comme le
dit saint Augustin dans la Nature du Bien, le mal est la corruption de
la mesure, de l'espиce et de l'ordre naturel, et il parle du mal en gйnйral.
Or, par la suite, il dit qu'il appartient а la notion mкme de peine de s'opposer
а la nature. Il semble donc que tout mal soit une peine. Le mal donc ne doit
pas se diviser en peine et faute. 7. De plus, il arrive
qu'un homme qui n'a pas la grвce pиche. Or toute faute, vu qu'elle est un mal,
prive d'un certain bien, mais elle ne prive pas du bien de la grвce, puisqu'on
a supposй qu'il n'avait pas la grвce. Elle prive donc du bien de nature. Elle
est donc une peine, car il est de la raison de la peine de s'opposer а la
nature bonne, comme le dit saint Augustin. 8. De plus, l'acte
mкme du pйchй, en tant qu'il est un certain acte, est bon et vient de Dieu. Le
mal de la faute s'y trouve donc, en tant qu'il y a en lui une certaine
corruption. Mais toute corruption a raison de peine donc le mal de la faute, en
tant qu'il est un mal, est une peine. Et de la sorte la faute ne doit pas кtre
distinguйe d'avec la peine. 9. De plus, ce qui
est un bien en soi ne doit pas кtre employй comme subdivision du mal. Or la
peine, en tant que telle, est bonne, puisqu'elle est juste; de lа vient que
ceux qui font satisfaction sont louйs de vouloir subir une peine pour les
pйchйs. La peine ne doit donc pas кtre employйe comme subdivision du mal. 10. De plus, il
existe un mal qui n'est ni peine ni faute, le mal de nature. La division du mal
entre la peine et la faute est donc insuffisante. 11. De plus, il est
de la raison de la peine d'кtre contre la volontй, et de la rai son de la faute
d'кtre volontaire. Or l'homme endure certains maux qu'il ne veut pas et qui ne
sont pas non plus contre sa volontй; ainsi, si les biens de quelqu'un sont
pillйs en son absence, alors qu'il l'ignore. La division du mal entre la peine
et la faute n'est donc pas suffisante. 12. De plus, chaque
fois que l'on parle de l'un des termes opposйs, chaque fois on parle aussi de
celui qui reste, comme le dit le Philosophe dans les Topiques I, 15. Or le bien
se dit d'une triple faзon: le bien honnкte, l'utile et le dйlectable. Le mal
doit donc aussi se diviser en trois, et non en deux seulement. 13. De plus, selon le
Philosophe dans l'Йthique II, 7, le mal est encore plus diversifiй que
le bien. Or il existe un triple bien: celui de la nature, celui de la grвce et
celui de la gloire. Il semble donc que le mal doive кtre encore plus diversifiй
et, de la sorte, il semble qu'il ne convienne pas de le diviser en deux
йlйments seulement. Cependant: Il y ace que saint Augustin dit dans la
Foi а Pierre 21, 64: "Double est le mal de la crйature raisonnable, l'un
par lequel elle s'йcarte volontairement du souverain bien, l'autre par lequel
elle est punie malgrй elle." Par ces deux expressions, ce sont la peine et
la faute qui sont dйsignйes. Le mal se divise donc en peine et en faute.
Rйponse: La nature rationnelle ou intellectuelle,
comparativement aux autres crйatures, se rapporte d'une maniиre spйciale au
bien et au mal, parce que toute autre crйature est ordonnйe de faзon naturelle
а quelque bien particulier, alors que la nature intellectuelle est seule а
saisir la raison commune de bien elle-mкme, par l'intelligence, et а кtre mue
au bien en gйnйral, par le dйsir de la volontй. Et c'est pourquoi le mal de la
crйature raisonnable se divise d'une maniиre spйciale en faute et en peine. En effet, cette division ne vaut que pour
le mal qui se trouve dans la nature raisonnable, comme cela ressort de l'autoritй
de saint Augustin qu'on a citйe. Et on peut en tirer la raison de ce fait: c'est
qu'il est de la raison de la faute d'кtre conforme а la volontй, et de la
raison de la peine d'кtre opposйe а la volontй. Or la volontй ne se trouve que
dans la seule nature intellectuelle. Voici comment on peut entendre la
distinction entre ces deux йlйments. Comme en effet, le mal est opposй au bien,
il est nйcessaire que le mal se divise selon la division du bien. Or le bien
indique une certaine perfection. Et cette perfection est double la perfection
premiиre, qui est la forme ou l'habitus, et la perfection seconde, qui est l'opйration.
Or, а la perfection premiиre dont l'usage est l'opйration, peut кtre ramenй
tout ce dont on se sert en agissant. De lа vient qu'on trouve inversement un
double mal; l'un dans l'agent lui-mкme, en tant qu'il est privй ou de la forme
ou de l'habitus, ou de quoi que ce soit de nйcessaire а l'opйration; ainsi, la
cйcitй ou la courbure de la jambe est un certain mal l'autre mal se trouve dans
l'acte dйficient lui-mкme; ainsi, si nous disons que la claudication est un
certain mal. Mais, de mкme qu'il arrive que ces deux maux se rencontrent dans
les autres кtres, de mкme ils se rencontrent aussi dans la nature
intellectuelle qui agit par la volontй. En elle, il est manifeste que l'action
dйsordonnйe de la volontй a raison de faute: en effet, quelqu'un est blвmй et
se rend coupable du fait qu'il accomplit volontairement une action dйsordonnйe.
Dans la crйature intellectuelle aussi, on peut trouver le mal par privation de
la forme ou de l'habitus, ou de n'importe quel autre йlйment qui pourrait кtre
nйcessaire pour bien agir, que cela relиve du corps, de l'вme ou des choses
extйrieures; et il est nйcessaire d'appeler peine un tel mal, selon le
sentiment de la foi catholique. Trois йlйments, en effet, appartiennent а
la notion de peine. Le premier d'entre eux, c'est qu'elle ait une relation avec
une faute, car on dit que quelqu'un est puni, au sens propre, lorsqu'il endure
un mal pour une action qu'il a commise. Or la tradition de la foi tient que la
crйature raisonnable n'aurait pu subir aucun dommage, ni quant а l'вme, ni
quant au corps, ni quant а quelque bien extйrieur, si le pйchй n'avait prйcйdй,
ou dans la personne, ou du moins dans la nature. Et ainsi, il s'ensuit que
toute privation d'un tel bien dont on peut user pour bien agir, est appelйe une
peine chez les hommes, et chez les anges aussi, pour la mкme raison; et de la
sorte, tout mal de la crйature raisonnable est renfermй ou sous la faute, ou
sous la peine. Le second йlйment qui appartient а la notion de peine, c'est qu'elle
rйpugne а la volontй. La volontй de chacun, en effet, a une inclination pour
son bien propre, d'oщ il rйsulte qu'il rйpugne а la volontй d'кtre privйe de
son bien propre. Il faut savoir cependant que la peine rйpugne а la volontй d'une
triple faзon: parfois, elle rйpugne а la volontй actuelle, par exemple lorsque
quelqu'un endure une peine en le sachant; parfois, elle va seulement contre la
volontй habituelle, par exemple lorsqu'un bien est retirй а quelqu'un qui l'ignore,
mais qui en souffrirait s'il le savait; et parfois, elle va seule ment contre l'inclination
naturelle de la volontй, par exemple lorsque quelqu'un qui ne veut pas possйder
une vertu est privй de l'habitus de cette vertu, alors que pourtant l'inclination
naturelle de la volontй se porte vers le bien de la vertu. Un troisiиme йlйment
paraоt appartenir а la raison de la peine, c'est qu'elle consiste en une
certaine passion: en effet, les йvйnements qui arrivent contre la volontй ne
viennent pas du principe interne, qui est la volontй, mais d'un principe extйrieur,
dont l'effet est nommй passion. Ainsi donc, c'est d'une triple maniиre que
diffиrent la peine et la faute. D'abord, parce que la faute est le mal de l'action
elle-mкme, alors que la peine est le mal de l'agent. Mais ces deux maux s'ordonnent
diffйremment dans les domaines naturels et volontaires car, dans les domaines
naturels, le mal de l'action suit le mal de l'agent; la claudication, par
exemple, suit la courbure de la jambe; mais, dans les domaines volontaires, c'est
le contraire, c'est du mal de l'action qui est la faute que s'ensuit le mal de
l'agent qui est la peine, la divine Providence faisant rentrer la faute dans l'ordre
grвce а la peine. La peine diffиre de la faute d'une seconde faзon, du fait d'кtre
conforme а la volontй ou contre la volontй, comme il est clair selon l'autoritй
de saint Augustin rapportйe plus haut. Troisiиmement, elles diffиrent en ce que
la faute est dans l'agir, alors que la peine est dans le pвtir, comme saint
Augustin le montre avec йvidence dans le Libre Arbitre I, 1, oщ il
appelle faute le mal que nous faisons, et peine le mal que nous endurons.
Solutions des objections: 1. Puisqu'il est de
la raison de la faute qu'elle soit volontaire, et de la raison de la peine qu'elle
soit contre la volontй, comme on l'a dit, il est impossible que la mкme rйalitй
soit а la fois faute et peine selon le mкme point de vue, parce que la mкme
chose ne peut кtre volontaire et contre la volontй au mкme point de vue; mais
rien n'interdit qu'elle puisse l'кtre selon des points de vue diffйrents en
effet, а ce que nous voulons, peut кtre joint quelque chose qui rйpugne а notre
volontй et, en recherchant ce que nous voulons, nous tombons dans ce que nous
ne voulions pas. Et c'est ce qui arrive chez les pйcheurs, car lorsqu'ils s'attachent
de faзon dйsordonnйe а un bien crйй, ils encourent la sйparation du bien incrйй
et d'autres maux du mкme ordre qu'ils ne voulaient pas. Ainsi donc, une mкme
rйalitй peut кtre а la fois une faute et une peine, selon divers points de vue,
mais non au mкme point de vue. 2. Ce n'est pas en
tant que dйsordonnй que l'acte lui-mкme est voulu, mais pour une autre chose;
et, tandis que la volontй la recherche, elle tombe dans le dйsordre dont on
vient de parler et qu'elle ne voulait pas. Et, de la sorte, par ce qui est
voulu, l'acte a raison de faute, mais du fait que, d'une certaine faзon, on
souffre ce dйsordre involontairement, la notion de peine s'y mкle. 3. L'action
dйsordonnйe elle-mкme, en tant qu'elle procиde de la volontй, a raison de faute;
mais, en tant que l'agent s'attire par lа un empкchement а rйaliser l'action
requise, cela a raison de peine. Il en rйsulte que la mкme rйalitй peut кtre
une faute et une peine, mais non au mкme point de vue. 4. Mкme ce genre d'anxiйtйs
qui viennent des passions se produisent dans le pйcheur en dehors de sa
volontй, car l'homme en colиre prйfйrerait se dresser pour punir autrui en
sorte de n'en souffrir lui-mкme aucune angoisse ni aucun labeur; aussi, puisqu'il
les encourt en dehors de sa volontй, cela a raison de peine. 5. Une rйalitй reзoit
davantage son nom de ce dont elle dйpend que de ce qui dйpend d'elle. Or le
pйchй a une peine concomitante d'une double maniиre: d'abord, en tant qu'il
dйpend en quelque sorte d'une peine; ainsi lorsqu'un homme est, en raison d'une
faute prйcйdente, dйlaissй par la grвce, il s'ensuit qu'il pиche; aussi le
pйchй est-il appelй une peine, en raison de l'abandon de la grвce dont il
dйpend de quelque faзon. De la sorte, le premier pйchй ne peut кtre qualifiй de
peine, mais seulement les pйchйs suivants. D'une autre faзon, le pйchй possиde
une peine concomitante qui rйsulte de lui, comme la sйparation d'avec Dieu, la
privation de la grвce ou le dйsordre de l'agent, ou encore l'angoisse de la
passion ou du travail. Et, а cause d'une peine qui l'accompagne de cette faзon,
le pйchй n'est pas appelй aussi proprement une peine, bien que mкme ainsi, on
puisse l'appeler une peine par maniиre de cause, comme saint Augustin dit dans les
Confessions I, 12 que l'вme dйsordonnйe est а elle-mкme sa peine. 6. Le mal pris en
gйnйral est la corruption naturelle de la mesure, de l'espиce et de l'ordre en
gйnйral; mais le mal de la peine se trouve dans l'agent lui-mкme, alors que
celui de la faute, en tant que tel, se trouve dans l'action elle-mкme. 7. En celui qui ne
possиde pas la grвce, la faute prive de l'aptitude а la grвce, non en l'enlevant
complиtement, mais en la diminuant. Et cette privation n'est pas formellement
le mal de la faute, mais son effet, qui est une peine. Quant au mal de la
faute, c'est formellement la privation de la mesure, de l'espиce et de l'ordre
dans l'acte mкme de la volontй. 8. La corruption du
bien, dans l'action en tant que telle, n'est pas une peine de l'agent, а
proprement parler; mais elle serait une peine de l'action s'il convenait а l'action
d'кtre punie. Mais de cette corruption ou privation de l'action, il rйsulte une
certaine corruption ou privation dans l'agent, qui a raison de peine. 9. Si on rapporte la
peine au sujet, elle est un mal, dans la mesure oщ elle le prive en quelque
faзon; mais, si on la rapporte а l'agent qui inflige la peine, elle a parfois
raison de bien, lorsque celui qui punit le fait en raison de la justice. 10. Cette division,
comme il a йtй dit, ne doit pas s'entendre du mal pris en gйnйral, mais du mal
tel qu'on le trouve dans la crйature raisonnable; et en elle, il ne peut y
avoir de mal qui ne soit une faute ou une peine, comme on l'a dit. Il faut
pourtant comprendre que tout dйfaut n'a pas raison de mal, mais seulement le
dйfaut d'un bien que l'on doit possйder naturellement. Aussi, il n'y a pas de
dйfaut chez l'homme qui ne peut pas voler et, par consйquent, il n'y a ni faute
ni peine. 11. Bien que les
dйsagrйments et les prйjudices que quelqu'un supporte sans le savoir ne soient
pas contre sa volontй actuelle, ils sont cependant contre sa volontй habituelle
ou naturelle, comme on l'a dit. 12. Le bien utile est
ordonnй au bien dйlectable et honnкte comme а sa fin. Et, de la sorte, il y a
deux biens principaux, l'honnкte et le dйlectable, auxquels s'opposent deux
maux, la faute au bien honnкte, et la peine au bien dйlectable. 13. En chacun de ces
trois biens, de la nature, de la grвce et de la gloire, il faut considйrer la
forme et l'acte, diffйrence selon laquelle la faute se distingue de la peine,
comme on l'a dit.
ARTICLE
5: LAQUELLE, DE LA PEINE OU DE LA FAUTE, A-T-ELLE LE PLUS RAISON DE MAL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia, Question
48, article 6; Ia-lIae, Question 19, article 1; II Commentaire des Sentences
D. 37, Question 3, article 2.
Objections: Il semble que ce soit la peine. 1. En effet, ce que
le mйrite est а la rйcompense, la faute l'est а la peine. Or la rйcompense est
un plus grand bien que le mйrite. La peine est donc un plus grand mal que la
faute. 2. De plus, ce qui s'oppose
davantage au bien est un plus grand mal. Or la peine s'oppose au bien de l'agent,
et la faute au bien de l'action. Donc, puisque l'agent est meilleur que l'action,
il semble que la peine soit pire que la faute. 3. Mais on peut dire
que la faute est un mal plus grand que la peine, en tant qu'elle sйpare du
souverain bien. -On objecte а cela que rien ne sйpare davantage du souverain
bien que la sйparation mкme du souverain bien. Or cette sйparation mкme du
souverain bien est une peine. C'est donc encore la peine qui est un mal plus
grand que la faute. 4. De plus, la fin
est un bien plus grand que l'ordre а cette fin. Or la privation mкme de la fin
est cette peine qu'on nomme l'absence de la vision divine, alors que le mal de
la faute se produit par privation de l'ordre а la fin. La peine est donc un mal
plus grand que la faute. 5. De plus, c'est un
mal plus grand d'кtre privй de la possibilitй d'un acte, que d'кtre privй d'un
acte seul; ainsi, la cйcitй, qui prive de la facultй visuelle, est un mal plus
grand que les tйnиbres qui empкchent la vision elle-mкme. Mais la faute s'oppose
au mйrite lui-mкme, alors que la privation de la grвce, par laquelle on a la
possibilitй de mйriter, est une peine. Donc la peine est un mal plus grand que
la faute. 6. Mais on peut dire
que la faute est un mal plus grand que la peine, parce que c'est la faute qui
est la cause de cette peine elle-mкme. -On objecte а cela que, bien que dans
les causes par soi la cause soit plus importante que l'effet, cela n'est pas
nйcessaire pourtant dans les causes par accident; il arrive en effet qu'une
cause par accident soit moins bonne que son effet; ainsi, le fait de creuser
une tombe est la cause par accident de la dйcouverte d'un trйsor. Et
semblablement, il arrive qu'une cause par accident soit moins mauvaise que son
effet ainsi, heurter une pierre est un mal moindre que de tomber aux mains de l'ennemi
qui vous poursuit, ce qui en est la consйquence par accident. Or la peine est l'effet
par accident de la faute, car celui qui pиche n'a pas l'intention d'кtre
passible d'une peine. Il ne suffit donc pas que la faute soit la cause de la
peine pour que la faute soit un mal plus grand que la peine. 7. De plus, si la
faute a raison de mal parce qu'elle est la cause de la peine, la malice de la
faute vient donc de la malice de la peine. Mais ce par quoi une chose est telle
l'est lui-mкme davantage. La peine sera donc un mal plus grand que la faute. 8. De plus, ce qui
est dit d'un sujet d'une maniиre formelle lui convient avec plus de vйritй que
ce qui est dit d'un autre d'une maniиre causale; ainsi, on parle avec plus de
vйritй de la santй d'un animal que de celle d'un remиde. Si donc la malice de
la faute s'йvalue en tant qu'elle est cause de la peine, il s'ensuit que la
peine est un plus grand mal que la faute, parce que le mal est dit de la faute
de faзon causale, tandis qu'il est dit formellement de la peine. 9. Mais on peut dire
que le mal est dit aussi formellement de la faute. -On objecte а cela qu'on
appelle formellement quelque chose un mal en tant qu'il existe en lui une
privation de bien. Or c'est un plus grand bien qui est enlevй par la privation
mкme en quoi consiste la peine, а savoir la fin elle-mкme, que celui qui est
retirй par le mal qui se trouve dans la faute, qui est l'ordre а la fin. La
peine sera donc encore un mal plus grand que la faute. 10. De plus, comme le
dit Denys dans les Noms Divins IV, 19, nul n'agit en ayant le mal en vue;
et le mкme dit encore que le mal est en dehors de la volontй. Donc ce qui est
davantage en dehors de la volontй est plus mal. Or la peine est davantage en
dehors de la volontй que la faute, parce qu'il est de la raison de la peine d'кtre
contre la volontй, comme on l'a dit. La peine est donc un mal plus grand que la
faute. 11. De plus, de mкme
qu'il est de la raison du bien d'кtre dйsirable, il est aussi de la raison du
mal d'кtre fui. Donc ce qu'il faut fuir davantage est un mal plus grand. Or on
fuit la faute en raison de la peine et, de la sorte, c'est la peine qu'on fuit
davantage, parce que ce par quoi une chose est telle l'est lui-mкme davantage.
La peine est donc un mal plus grand que la faute. 12. De plus, la
privation qui suit nuit davantage que la premiиre; ainsi, une blessure qui suit
la premiиre nuit plus que celle-ci. Or la peine suit la faute, donc elle nuit
plus que la faute; c'est donc un plus grand mal parce que, selon saint Augustin
dans l'Enchiridion 12, on appelle une chose un mal dans la mesure oщ
elle nuit. 13. De plus, la peine
dйtruit le sujet, car la mort est une peine, alors que la fau ne le dйtruit
pas, mais le souille seulement. La peine nuit donc plus que la faute; c'est
donc un mal plus grand. 14. De plus, ce qui
est prйfйrй par un homme juste est prйsumй кtre un mal moindre. Or, alors que
Lot йtait juste, il a prйfйrй la faute а la peine en offrant ses filles а la
passion des Sodomites, ce qui йtait une faute, pour ne pas souffrir une
injustice dans sa propre maison, alors qu'on ferait violence а ses hфtes, ce qui
est une peine. La peine est donc un mal plus grand que la faute. 15. De plus, Dieu
inflige une peine йternelle pour un pйchй temporel, parce que, comme le dit
saint Grйgoire, ce qui tourmente est йternel, ce qui dйlecte est temporaire. Or
un mal йternel est pire qu'un mal temporaire, de mкme qu'un bien йternel est
meilleur qu'un bien temporaire. La peine est donc un mal plus grand que la
faute. 16. De plus, selon le
Philosophe dans les Topiques II, le mal se trouve dans un plus grand
nombre de sujets que le bien. Or la peine se trouve dans un plus grand nombre
de sujets que la faute, car beaucoup sont punis sans faute, alors que toute
faute possиde du moins une peine qui lui est attachйe. La peine est donc un mal
plus grand que la faute. 17. De plus, de mкme
que, dans les choses bonnes, la fin est meilleure que ce qui est ordonnй а
cette fin, de mкme, dans les choses mauvaises, elle est pire. Or la peine est
la fin de la faute. Donc la peine est un mal plus grand que la faute. 18. De plus, en n'importe
quelle faute, l'homme peut кtre libйrй de lа vient que Caпn a йtй blвmй d'avoir
dit Gen., 4, 13: "Mon pйchй est trop йnorme pour que je mйrite le pardon."
Or il existe une peine dont l'homme ne peut кtre libйrй la peine de l'enfer. La
peine est donc un mal plus grand que la faute. 19. De plus, lorsque
quelque chose se dit analogiquement de plusieurs кtres, il semble qu'on le dise
par prioritй de ce qui est le plus reconnu comme tel. Or la peine est davantage
reconnue comme un mal que la faute, parce que sont plus nombreux ceux qui
tiennent pour un mal la peine plutфt que la faute. Le mal se dit donc par
prioritй de la peine plutфt que de la faute. 20. De plus, le foyer
de pйchй est la source d'oщ naissent tous les pйchйs et, а ce point de vue, il
est plus mauvais que tout pйchй. Or ce foyer est une certaine peine. Donc la
peine est un mal plus grand que la faute.
Cependant: 1. Ce que les bons
haпssent davantage est un plus grand mal que ce que les mйchants haпssent
davantage. Or, comme le dit saint Augustin dans la Citй de Dieu III, 1,
les mйchants haпssent davantage le mal de la peine, les bons au contraire le
mal de la faute. La faute est donc un plus grand mal que la peine. 2. De plus, selon
saint Augustin dans la Nature du Bien IV, le mal est la privation de l'ordre.
Or la faute s'йloigne plus de l'ordre que la peine, parce que la faute est de
soi dйsordonnйe, mais elle rentre dans l'ordre grвce а la peine. La faute est
donc un plus grand mal que la peine. 3. De plus, le mal de
la faute s'oppose au bien honnкte, alors que le mal de la peine s'oppose au
bien dйlectable. Or le bien honnкte est meilleur que le bien dйlectable. Le mal
de la faute est donc pire que le mal de la faute.
Rйponse: En apparence certes, cette question paraоt
facile, du fait que beaucoup n'envisagent que les peines corporelles ou celles
qui infligent une souffrance aux sens, peines qui, sans aucun doute, ont moins
raison de mal que la faute, qui s'oppose а la grвce et а la gloire. Mais, comme
la privation de la grвce et de la gloire est aussi une peine, elle semble avoir
йgalement raison de mal; car la privation de la fin derniиre elle-mкme, qui est
ce qu'il y a de meilleur, a aussi raison de peine. Pourtant, on peut montrer
par des raisons йvidentes que c'est la faute qui, absolument parlant, a
davantage raison de mal. D'abord, parce que tout ce qui fait qu'un
sujet est tel possиde davantage cette qualification que ce qui ne peut pas
rendre tel le sujet; ainsi, si la blancheur se trouve en une chose de sorte que
le sujet ne puisse pas кtre dit blanc, de ce fait, elle possиde moins la raison
de blanc que si, par elle, le sujet devenait blanc. En effet, ce qui se trouve
en une chose de sorte que cela n'affecte pas ni ne donne son nom au sujet
semble se trouver en lui sous un certain rapport, alors que s'y trouve de faзon
absolue ce qui affecte et donne son nom au sujet. Or il est manifeste que c'est
en raison du mal de la faute qu'on appelle mauvais celui en qui il se trouve,
et non en raison du mal de la peine en tant que tel; de lа vient que Denys dit
dans les Noms Divins IV, 22 "qu'кtre puni n'est pas un mal, mais c'est
de devenir digne d'une peine". La consйquence qui en dйcoule est que le
mal de la faute a plus raison de mal que le mal de la peine. Quant а la cause
qui fait que quelqu'un est dit mauvais en raison du mat de la faute, et non en
raison du mal de la peine, voilа oщ il faut la prendre: on parle de bien et de
mal de faзon absolue selon l'acte, et de faзon relative selon la puissance; car
pouvoir кtre bien ou mal, ce n'est pas кtre bien ou mal absolument, mais sous
un certain rapport. Or il y a un double acte, l'acte premier, qui est l'habitus
ou la forme, et l'acte second, qui est l'opйration; ainsi, il y a la science et
le fait de considйrer. Or, а supposer que l'acte premier existe dans le sujet,
il y a encore une Puissance а l'acte second; ainsi, celui qui sait ne considиre
pas encore en acte, mais peut considйrer. On envisage donc le bien et le mal d'une
faзon absolue, d'aprиs l'acte second, qui est l'opйration; tandis que, d'aprиs
l'acte premier, on considиre le bien et le mal d'une faзon relative en quelque
sorte. Or il est manifeste que, chez les кtres
douйs de volontй, c'est par un acte de volontй que toute puissance ou habitus
est amenй а un acte bon, parce que la volontй a pour objet le bien universel,
qui contient tous les biens particuliers en vue desquels agissent toutes les
puissances et tous les habitus. Or la puissance qui tend а la fin principale
meut toujours par son commandement celle qui tend а une fin secondaire; ainsi,
l'art de la navigation commande а celui de la construction navale, et l'art
militaire а l'art йquestre. Ce n'est pas, en effet, du seul fait qu'un homme
possиde l'habitus de la grammaire qu'il parle correctement: car, tout en
possйdant l'habitus, il peut ne pas se servir de cet habitus ou agir contre
lui, ainsi quand le grammairien fait sciemment un solйcisme; mais quand il le
veut, alors il agit droitement, conformйment а son art. Et c'est pourquoi on
dit de l'homme qui possиde une volontй bonne qu'il est un homme bon, absolument
parlant, en tant que, par l'action de cette volontй bonne, il use en bien de
tout ce qu'il possиde; mais, du fait qu'il possиde l'habitus de la grammaire,
on ne dit pas que c'est un homme bon, mais un bon grammairien; et il en va de
mкme du mal. Donc, puisque le mal de la faute est un mal dans l'acte de la
volontй, tandis que celui de la peine est la privation de ce dont la volontй
peut user de n'importe quelle faзon en vue d'une opйration bonne, c'est le mal
de la faute qui rend l'homme mauvais absolument parlant, mais non le mal de la
peine. La seconde raison en est que, comme Dieu
est l'essence mкme de la bontй, plus une rйalitй est йloignйe de Dieu, plus
elle a raison de mal. Or la faute est plus йloignйe de Dieu que la peine, car
Dieu est l'auteur de la peine, mais il n'est pas l'auteur de la faute. Il
ressort donc de cela que la faute est un mal plus grand que la peine. Et la
cause pour laquelle Dieu est l'auteur de la peine, mais non de la faute, se
prend ainsi: le mal de faute, qui se situe dans l'acte de volontй, s'oppose
directement а l'acte de charitй, qui est la perfection premiиre et principale
de la volontй. Or la charitй ordonne vers Dieu l'acte de volontй, non pas
seulement en sorte que l'homme jouisse du bien divin, cela appartient en effet
а l'amour qu'on appelle de concupiscence, mais en tant que le bien divin est en
Dieu lui-mкme, ce qui appartient а l'amour d'amitiй. Or il n'est pas possible
que vienne de Dieu le fait que quelqu'un ne veuille pas le bien divin selon qu'il
est en Dieu lui-mкme, puisqu'au contraire, Dieu incline toute volontй а vouloir
ce qu'il veut, et il veut son souverain bien en tant qu'il est en lui-mкme. Par
consйquent, le mal de la faute ne peut pas venir de Dieu. Mais Dieu peut vouloir que le bien divin
lui-mкme, ou tout autre bien qui lui est subordonnй, soit retirй а quelqu'un
qui ne possиde pas de disposition favorable; le bien de l'ordre exige en effet
que rien n'ait ce dont il n'est pas digne. Or le fait mкme de retirer le bien
incrйй ou tout autre bien а celui qui en est indigne a raison de peine. Dieu
est donc l'auteur de la peine, mais il ne peut кtre l'auteur de la faute. La troisiиme raison est que le mal qu'un
sage artisan introduit pour йviter un autre mal a moins raison de mal que celui
qu'on a voulu йviter en l'introduisant; ainsi, si un sage mйdecin coupe une
main pour que le corps ne meure pas, il est йvident que l'amputation de la main
est un mal moindre que la destruction du corps. Or il est йvident que la
sagesse de Dieu introduit la peine dans le but d'йviter la faute, ou de celui
qui est puni, ou du moins des autres, selon ce verset de Job 19, 29: "Fuyez
loin de l'iniquitй, car le glaive est vengeur de l'iniquitй." Il est donc
clair, ainsi, que la faute qu'on a voulu йviter en introduisant la peine est un
mal plus grand que la peine elle-mкme. La quatriиme raison, c'est que le mal de
la faute consiste dans une opйration, tandis que le mal de la peine consiste
dans le fait de souffrir. Or ce qui a une opйration mauvaise se rйvиle кtre
dйjа mauvais, tandis que ce qui souffre quelque mal ne se rйvиle pas de ce fait
кtre mauvais, mais кtre comme en voie vers le mal, parce que ce qui subit une
chose est mы vers elle; ainsi, la claudication en elle-mкme rйvиle que la jambe
est dйjа sous l'emprise du mal, tandis que, du fait qu'une blessure lui est
faite, elle n'est pas encore sujette а ce dйfaut, mais en voie de dйfaillir. De
mкme en effet que l'opйration, qui est le fait d'un кtre existant en acte, est
meilleure que le mouvement vers l'acte et la perfection, de mкme le mal de l'opйration,
considйrй en lui-mкme, a plus raison de mal que le mal qui consiste а souffrir.
Et c'est pourquoi la faute a plus raison de mal que la peine.
Solutions des objections: 1. Si l'on compare,
quant au terme, la rйcompense au mйrite et la peine а la faute, on trouve un
rapport semblable dans les deux cas parce que, de mкme que le mйrite se termine
а la rйcompense, de mкme la faute se termine а la peine. Mais si on les compare
d'aprиs l'intention, on n'a plus le mкme rapport de part et d'autre, mais c'est
plutфt le contraire car, de mкme que quelqu'un agit de faзon mйritoire en vue d'acquйrir
une rйcompense, de mкme on impose une peine pour йviter une faute. Aussi, de
mкme que la rйcompense est meilleure que le mйrite, la faute est pire que la
peine. 2. Le bien de l'agent
ne consiste pas seulement dans la perfection premiиre, dont la privation est la
peine, mais aussi dans la perfection seconde, qui est l'opйration, et а
laquelle s'oppose la faute; et cette perfection seconde est meilleure que la
premiиre. Et c'est pourquoi la faute, qui s'oppose а la perfection seconde, a
plus raison de mal que la peine, qui s'oppose а la perfection premiиre. 3. La faute sйpare de
Dieu par une sйparation qui s'oppose а l'union de la charitй, qui fait qu'on
veut le bien de Dieu lui-mкme, tel qu'il est en lui, alors que la peine sйpare
de Dieu par une sйparation qui s'oppose а la jouissance selon laquelle l'homme
jouit du bien divin. Et, de la sorte, la sйparation de la faute est pire que
celle de la peine. 4. Le fait de s'йcarter
de l'ordre а la fin peut кtre pris de deux faзons; d'abord en l'homme lui-mкme,
et alors la privation de l'ordre а la fin est une peine, comme la privation de
la fin; d'une autre faзon, on peut s'йcarter de l'ordre а la fin dans l'action,
et alors, la privation de l'ordre а la fin est une faute, car un homme est
coupable parce qu'il fait une action qui n'est pas ordonnйe а la fin requise.
Aussi n'y a-t-il pas, entre le mal de la faute et le mal de la peine, de rap
port comme entre la fin et l'ordre а la fin, car l'un et l'autre, d'une
certaine maniиre, privent а la fois de la fin et de l'ordre а la fin. 5. La privation de la
grвce habituelle elle-mкme est une peine, mais le mal de la faute, c'est la
dйformation de l'acte qui devrait procйder de la grвce. Il est donc йvident
ainsi que le mal de la faute s'oppose а un bien plus parfait, parce que l'opйration
est la perfection de l'habitus lui-mкme. 6. Bien que la faute
soit par accident la cause de la peine, du point de vue de celui qui endure
cette peine, elle en est pourtant la cause par soi, du point de vue de celui
qui inflige la peine, car celui qui punit entend bien infliger la peine en
raison de la faute. 7. La raison pour
laquelle la faute est un mal, ce n'est pas qu'une peine est infligйe pour une
faute, mais c'est plutфt le contraire si on inflige le mal de la peine, c'est
pour rйprimer et remettre dans l'ordre la malice de la faute. Et de la sorte,
il est clair qu'on attribue le mal а la faute, non seulement par maniиre de
cause, mais encore formellement, et plus principalement qu'а la peine. 8. et 9.
Et ainsi, la solution des objections 8 et 9 est йvidente. 10. Il ne faut pas
juger des choses selon l'avis des mйchants, mais selon celui des bons, de mкme
qu'il ne faut pas juger des saveurs d'aprиs l'avis d'un malade, mais d'aprиs
celui d'un homme sain. Et c'est pourquoi on ne doit pas juger que la peine est
pire parce que les mйchants la fuient davantage, mais il faut plu tфt juger la
faute plus mauvaise, parce que les bons la fuient davantage. 11. C'est le propre
de l'homme vertueux de fuir la faute en raison d'elle-mкme, et non en raison de
la peine, mais c'est le propre des mйchants de fuir la faute en raison de la
peine, selon ce vers d'Horace Ep. I, 16, 50-5 3: "Les mйchants haпssent de
pйcher par crainte de la peine, les bons haпssent de pйcher par amour du bien
de la vertu." Mais ce qui est plus important, c'est que Dieu, comme on l'a
dit, n'inflige la peine qu'en raison de la faute. 12. La privation qui
suit est pire que celle qui la prйcиde, lorsqu'elle inclut celle-ci et, а ce
point de vue, il semble qu'on peut dire que la peine accompagnйe de la faute
est pire que la faute seule. Et certes, cela est vrai pour celui qui est puni
mais, pour celui qui inflige la peine, elle a raison de justice et d'ordre, et
ainsi, en lui joignant un bien, la faute devient moins mauvaise, comme le
prouve Boиce dans la Consolation de la philosophie IV, 4. 13. La faute et la
peine concernent la nature rationnelle qui, du fait qu'elle est rationnelle,
est incorruptible; aussi la peine ne supprime-t-elle pas son propre sujet, mкme
si la vie corporelle est фtйe par la peine. Aussi il faut concйder qu'absolument
parlant, la peine est pire pour le corps que la faute. 14. Lot n'a pas
prйfйrй la faute а la peine, mais il a montrй qu'il y avait un ordre а observer
dans la fuite des fautes, parce qu'il est plus supportable que quelqu'un commette
une faute moindre qu'une faute plus grave. 15. Bien que la faute
soit temporaire par son acte, elle est pourtant йternelle а moins qu'elle ne
soit effacйe par la pйnitence, quant а la culpabilitй et а la souillure; et c'est
l'йternitй de la faute qui est cause de l'йternitй de la peine. 16. Il arrive qu'un
mal existe dans le plus grand nombre, on veut dire le mal qui existe dans les
moeurs humaines, du fait que le plus grand nombre suit la nature sensible de
prйfйrence а la nature raisonnable. Aussi n'est-il pas nйcessaire que plus une
chose se trouve en un plus grand nombre de sujets, plus elle soit un grand mal,
parce qu'alors, les pйchйs vйniels que commet le plus grand nombre seraient
plus graves que les mortels. 17. La peine est bien
la fin de la faute, а considйrer son terme, mais non а considйrer l'intention,
comme on l'a dit. 18. La raison pour
laquelle nul ne peut, de la peine de l'enfer, revenir а la vie, c'est que la
faute de ceux qui sont en enfer ne peut pas s'expier. Mais cela ne prouve pas que
la peine soit un mal plus grand que la faute. 19. Un nom se dit par
prioritй d'une rйalitй plutфt que d'une autre d'une double faзon: d'abord quant
а l'imposition du nom, ou d'une autre faзon, quant а la nature de la chose;
ainsi, les noms qui sont dits de Dieu et des crйatures sont dits par prioritй
des crйatures, quant а l'imposition des noms; mais quant а la nature de la
chose, ils sont dits par prioritй de Dieu, dont dйrive toute perfection dans
les crйatures. Et semblablement, rien n'empкche que le mal soit dit par
prioritй de la peine quant а l'imposition du nom, mais secondairement quant а
la vйritй de la chose. 20. Le foyer de pйchй
est le principe des fautes en puissance; mais le mal en acte est pire que le
mal en puissance, comme le dit le Philosophe dans la Mйtaphysique IX,
10. Aussi, le foyer de pйchй n'est pas un mal plus grand que la faute.
QUESTION II: LES
PЙCHЙS
ARTICLE
1: Y A-T-IL UN ACTE EN TOUT PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
71, article s 5-6; II Commentaire des Sentences D. 35, article s 2-3.
Objections: Il semble que oui. 1. Saint Augustin dit
en effet, dans le Contre Fauste XXII, 27, que "le pйchй est une
parole, une action ou un dйsir contre la loi de Dieu". Or en n'importe
lequel de ces trois йlйments est contenu un acte. Il y a donc un acte en tout
pйchй. 2. De plus, saint
Augustin, dans La Vraie Religion XIV, 27 dit que le pйchй est а tel point
volontaire, que s'il n'йtait pas volontaire, il ne serait pas pйchй. Or rien ne
peut кtre volontaire que par un acte de volontй. Donc, dans un pйchй, il faut
qu'il y ait au moins un acte de volontй. 3. De plus, les
contraires se situent dans le mкme genre. Or le mйrite et le dйmйrite sont des
contraires. Donc, puisque le mйrite est dans le genre des actes, parce que c'est
par des actes que nous mйritons, il semble qu'il en aille de mкme pour le
dйmйrite ou le pйchй. 4. De plus, le pйchй
est une certaine privation parce que, comme le dit saint Augustin, le pйchй est
un nйant. Or une privation est fondйe sur quelque chose. Il faut donc qu'il y
ait un acte sur lequel se fonde le pйchй. 5. De plus, saint
Augustin dit dans l'Enchiridion, 14 que le mal ne peut exister que dans
le bien. Or le bien sur lequel se fonde la malice du pйchй est un acte. Donc,
en tout pйchй, il est nйcessaire qu'il y ait un acte. 6. De plus, saint
Augustin dit dans les Quatre-vingt-trois Questions Question 24 que "ni
le pйchй, ni l'acte droit ne peuvent кtre justement imputйs а quelqu'un qui n'aura
rien fait de par sa propre volontй". Mais on ne peut faire une chose de
par volontй propre sans un acte. Rien ne peut donc кtre imputй comme pйchй а un
homme s'il n'y a pas lа quelque acte. 7. De plus, saint
Jean Damascиne dit que la louange et le blвme suivent les actes. Or а tout
pйchй est dы le blвme. Tout pйchй consiste donc en un acte. 8. De plus, la Glose
sur l'Йpоtre aux Romains 7, 20, dit que tout pйchй vient de la concupiscence.
Or ce qui est issu de la concupiscence n'est pas sans acte. Aucun pйchй n'est
donc sans acte. 9. De plus, si un
pйchй existe sans acte, il semble que ce soit surtout le cas du pйchй d'omission.
Mais l'omission n'est pas sans acte, parce que l'omission est une certaine
nйgation: toute nйgation, en effet, se fonde sur une affirmation. Et dans ces
conditions, il faut que le pйchй d'omission se fonde sur un certain acte. Donc,
bien plus encore, n'importe quel autre pйchй. 10. De plus, l'omission
n'est un pйchй que dans la mesure oщ elle s'oppose а la loi de Dieu. Mais cela
ne va pas sans mйpris, et le mйpris existe par un acte. Le pйchй d'omission se
fonde donc sur un acte et, bien plus encore, les autres pйchйs. 11. De plus, si le
pйchй d'omission consistait dans la seule nйgation d'un acte, il s'ensuivrait
qu'aussi longtemps que l'on n'agit pas, on pиche, et alors, le pйchй d'omission
serait plus redoutable que celui de transgression qui passe comme acte, bien qu'il
demeure comme faute. Or ceci n'est pas vrai, parce que le pйchй de
transgression est plus grand que les autres pйchйs, toutes choses йgales par
ailleurs: c'est en effet un pйchй plus grand de voler que de ne pas faire l'aumфne.
Le pйchй d'omission ne consiste donc pas dans la seule nйgation. 12. De plus, selon le
Philosophe dans les Physiques II, 14, on trouve le pйchй dans ce qui est
ordonnй а une fin. Or c'est par une opйration qu'une chose est ordonnйe а la
fin. Tout pйchй consiste donc dans un acte. Cependant: 1. Il y a ce que dit
saint Jacques 4, 17: "Celui qui connaоt le bien, et ne le fait pas, commet
un pйchй." Le fait mкme de ne pas faire est donc un pйchй. 2. De plus, une peine
n'est infligйe justement que pour un pйchй. Or on inflige une peine pour la
seule omission d'un acte, et sans tenir nul compte d'un autre acte qui l'accompagnerait.
Donc le pйchй consiste dans le seul fait d'omettre un acte. 3. De plus, selon le
Philosophe dans les Physiques II, 14, le pйchй se produit dans ce qui se
fait selon l'art, et dans ce qui se fait selon la nature. De mкme donc que dans
les choses qui sont selon la nature, le pйchй est d'кtre contre la nature, de
mкme dans les choses qui sont selon l'art, le pйchй est d'кtre contre l'art; et
de mкme, dans le domaine moral, le pйchй est d'кtre contre la raison. Or sont
contre la nature, non seulement les mouvements, mais aussi les repos, comme on
le dit dans les Physiques V, 10. Donc, dans le domaine moral aussi, les
pйchйs sont non seulement des actes, mais aussi des abstentions d'acte, si
elles sont en dehors de la raison. 4. De plus, il arrive
que la volontй ne se porte ni sur l'une ni sur l'autre des alternatives de la
contradiction: il n'est pas vrai, en effet, de dire que Dieu voudrait que le
mal arrive, parce qu'il en serait l'auteur, ni non plus qu'il voudrait que le
mal n'arrive pas, parce qu'alors sa volontй ne serait pas efficace pour
rйaliser tout ce qu'elle veut. On suppose donc que quelqu'un soit tenu de faire
maintenant l'aumфne et que pourtant, il ne veuille ni la faire ni ne pas la
faire, parce qu'il n'y pense pas du tout; il pиche cependant, et c'est
justement qu'il est puni pour cette omission. Donc, mкme sans acte de volontй,
il peut y avoir pйchй. 5. Mais on peut dire
que, bien que l'acte de la volontй ne se porte ni а faire l'aumфne, ni а ne pas
la faire, il se porte pourtant sur quelque chose d'autre qui l'empкche de
donner. -On objecte а cela que ce quelque chose d'autre sur lequel il se porte
a un rapport accidentel au pйchй d'omission: il ne s'oppose pas, en effet, а un
prйcepte affirmatif de la loi, opposition d'oщ s'ensuit un pйchй d'omission.
Mais il ne faut pas porter un jugement sur la nature d'une chose selon ce qui
est par accident, mais selon ce qui est par soi. On ne doit donc pas dire que
le pйchй d'omission consiste dans un acte en raison d'un acte ajoutй. 6. De plus, mкme dans
le pйchй de transgression, il arrive que s'ajoute un acte qui ne relиve pas
cependant du pйchй de transgression, parce qu'il est accidentel par rapport а
lui: ainsi, il arrive а quelqu'un qui vole de parler ou de voir. L'acte qui s'ajoute
а l'omission ne relиve donc pas non plus du pйchй d'omission. 7. De plus, de mкme
qu'il existe des actes qui ne peuvent кtre accomplis de faзon bonne, comme
forniquer et mentir, de mкme il existe des actes qui ne peu vent кtre accomplis
de faзon mauvaise, comme aimer Dieu et le louer. Or il arrive que quelqu'un qui
pиche par omission soit occupй а la louange de Dieu; ainsi, si quelqu'un, au
moment oщ il est tenu d'honorer ses parents, persйvиre dans la louange divine
sans honorer ses parents: il est йvident qu'il pиche par omission, et
cependant, l'acte de louer Dieu ne peut participer а ce pйchй, parce qu'il ne
peut кtre accompli de faзon mauvaise; donc tout le pйchй consiste dans la seule
omission de l'acte requis. Un acte n'est donc pas requis pour qu'il y ait
pйchй. 8. De plus, dans le
pйchй originel, il n'y a pas d'acte. Tout pйchй ne consiste donc pas dans un
acte. 9. De plus, saint
Augustin dit, dans les Quatre-vingt-trois Questions, 26: "Autres
sont les pйchйs de faiblesse, autres ceux d'ignorance, autres ceux de malice."
La faiblesse et l'ignorance sont contraires а la vertu et а la sagesse, la
malice est contraire а la bontй; or les contraires sont dans le mкme genre.
Donc, puisque la vertu, la sagesse et la bontй sont des habitus, il semble que
les pйchйs soient des habitus. Or un habitus peut exister sans acte. Il peut
donc y avoir un pйchй sans acte.
Rйponse: Sur ce point, il existe deux opinions. Certains ont dit qu'en tout pйchй, mкme d'omission,
il existe un acte, ou bien une volontй intйrieure, par exemple lorsque quelqu'un
pиche en ne faisant pas l'aumфne, et ne veut pas la faire, ou mкme un acte
extйrieur ajoutй par lequel on s'йcarte de l'acte requis, que cet acte se fasse
en mкme temps que l'omission, ainsi quand quelqu'un qui veut jouer omet d'aller
а l'йglise, ou que cet acte prйcиde, ainsi quand quelqu'un est empкchй de se
lever pour les matines, du fait qu'il a trop veillй le soir en s'adonnant а un
travail. Et cette opinion s'appuie sur une parole de saint Augustin, qui dit,
dans le Contre Fauste XXII, 27, que "le pйchй est une parole, une
action ou un dйsir contre la loi de Dieu." Mais d'autres ont dit que le pйchй d'omission
ne comporte pas d'acte, mais que le fait mкme de s'abstenir d'un acte est un
pйchй d'omission; et ils expliquent la parole de saint Augustin, qui dit que le
pйchй consiste dans une parole, une action ou un dйsir, en ce sens que dйsirer
et ne pas dйsirer, dire et ne pas dire, faire et ne pas faire reviennent au
mкme, а considйrer la raison de pйchй. Aussi est-il dit dans la Glose sur l'Йpоtre
aux Romains 7, 15, qu'agir et ne pas agir sont des parties par rapport au fait
d'agir. Et il semble qu'on peut le dire avec raison, parce que l'affirmation et
la nйgation se rapportent au mкme genre. Aussi saint Augustin dit-il, dans le
traitй de la Trinitй V, 7, que "inengendrй" appartient au genre
relation au mкme titre que "engendrй". Or l'une et l'autre de ces opinions est
vraie sous un certain rapport. Si on envisage en effet ce qui est requis
pour un pйchй, comme йtant de l'essence du pйchй, alors un acte n'est pas
requis pour le pйchй d'omission mais, а parler absolument, le pйchй d'omission
consiste dans le fait mкme de s'abstenir d'agir. Et cela devient йvident si
nous considйrons la raison de pйchй: le pйchй en effet, comme le dit le
Philosophe dans les Physiques II, 14, se produit а la fois dans les
actions qui relиvent de la nature et dans celles qui relиvent de l'art, lorsque
la nature ou l'art ne parviennent pas а la fin en vue de laquelle ils agissent.
Que celui qui agit par art ou par nature ne parvienne pas а la fin, cela vient
du fait qu'il s'йcarte de la mesure ou de la rиgle de l'opйration requise qui,
dans le domaine des choses naturelles, est l'inclination mкme de la nature
consйcutive а la forme, mais dans les choses de l'art, est la rиgle mкme de l'art.
Ainsi donc, deux aspects peuvent кtre considйrйs dans le pйchй s'йloigner de la
rиgle ou de la mesure, et s'йloigner de la fin. Or il arrive parfois qu'on se dйtourne de
la fin sans se dйtourner de la rиgle ou de la mesure selon laquelle on agit en
vue de la fin, et dans le domaine de la nature, et dans celui de l'art. Dans le
domaine de la nature, si par exemple, on met dans l'estomac un йlйment non
assimilable comme du fer ou une pierre, le dйfaut de digestion se produit sans
pйchй de la nature; semblablement, si un mйdecin donne une potion conformйment
а son art et que le malade n'est pas guйri, soit parce qu'il a un mal
incurable, soit parce qu'il accomplit une action qui va contre sa santй, le
mйdecin ne pиche certes pas, bien qu'il n'obtienne pas la fin; mais si, au
contraire, il obtenait la fin en s'йcartant pourtant de la rиgle de l'art, on n'en
dirait pas moins qu'il pиche. Il ressort de cela qu'enfreindre la rиgle de l'action
appartient davantage а la raison de pйchй que manquer la fin de l'action. Est donc de soi de la raison de pйchй,
soit dans la nature, soit dans l'art, soit dans les moeurs, ce qui s'oppose а
la rиgle de l'action. Or, du fait que la rиgle de l'action constitue un milieu
entre l'excиs et le dйfaut, il est nйcessaire qu'elle retranche certains
йlйments et qu'elle en retienne d'autres. Aussi, dans la raison naturelle, et
йgalement dans la loi divine, qui doivent rйgler nos actes, sont contenus des
prйceptes nйgatifs et des prйceptes positifs. Or, de mкme qu'а la nйgation s'oppose
l'affirmation, de mкme а l'affirmation la nйgation; aussi, de mкme qu'un agir
est imputй а un homme comme pйchй parce qu'il s'oppose а un prйcepte nйgatif de
la loi, de la mкme maniиre, le fait mкme de ne pas agir, parce qu'il s'oppose а
un prйcepte affirmatif. Ainsi donc, а parler absolument, il peut exister un
pйchй pour lequel n'est pas requis un acte qui soit de l'essence du pйchй, et а
ce point de vue, la seconde opinion est vraie. Mais si l'on envisage ce qui est requis
pour un pйchй comme cause du pйchй, alors il faut que, pour tout pйchй, fыt-il
d'omission, un acte soit requis. On peut le montrer ainsi. En effet, comme le
dit le Philosophe dans les Physiques VIII, 2, si une chose est tantфt en
mouvement et tantфt ne l'est pas, il faut assigner une cause а ce repos: nous
constatons, en effet, que lorsque le mobile et le moteur se comportent de la
mкme faзon, une chose se meut ou ne se meut pas, de maniиre semblable. Pour la
mкme raison, si quelqu'un ne fait pas ce qu'il doit faire, il faut qu'il y ait
une cause а cela. Si cette cause a йtй totalement extrinsиque, une telle
omission n'a pas raison de pйchй; ainsi si quelqu'un, blessй par la chute d'une
pierre, est empкchй de se rendre а l'йglise ou si, victime d'un vol, il est
empкchй de faire l'aumфne. L'omission est donc imputйe comme pйchй alors
seulement qu'elle a une cause intrinsиque, pas n'importe laquelle, mais une
cause volontaire, car mкme si on йtait empкchй par une cause intrinsиque non
volontaire, la fiиvre par exemple, il en serait de mкme que pour une cause
extrinsиque. Donc, pour qu'une omission soit un pйchй, il est requis qu'elle
soit causйe par un acte volontaire. Mais la volontй est cause d'une chose
tantфt par soi, tantфt par accident: par soi, ainsi lorsqu'elle agit
intentionnellement en vue de tel effet, par exemple lorsque quelqu'un qui
cherche а trouver un trйsor, le trouve en creusant; par accident, comme lorsque
cela se passe en dehors de l'intention, par exemple si quelqu'un qui veut
creuser une tombe trouve un trйsor en creusant. Ainsi donc, l'acte volontaire
est parfois par soi cause de l'omission, non cependant en sorte que la volontй
se porte directement sur l'omission, parce que le non-кtre et le mal sont en
dehors de l'intention, comme le dit Denys dans les Noms Divins IV, 32, l'objet
de la volontй йtant l'кtre et le bien; mais elle se porte indirectement sur
quelque chose de positif avec la prйvision de l'omission qui s'ensuivra, par
exemple lorsque quelqu'un veut jouer en sachant que cela s'accompagne du fait
de ne pas aller а l'йglise; de mкme dans les transgressions, nous disons que le
voleur veut l'or sans fuir la honte de l'injustice. Mais parfois, l'acte
volontaire est cause par accident de l'omission, par exemple lorsque, а quelqu'un
occupй par une affaire, ne vient pas а l'esprit une chose qu'il est tenu d'accomplir.
Et а ce point de vue-lа, il n'y a pas de diffйrence, que l'acte volontaire qui
est cause de l'omission, par soi ou par accident, se rйalise en mкme temps que
l'omission, ou encore qu'il la prйcиde, ainsi qu'on l'a dit de celui qui, s'йtant
endormi tard а cause d'un travail trop important, s'est empкchй de se lever а l'heure
des matines. Ainsi donc, а ce point de vue-lа, la premiиre opinion est vraie,
qui tient que, pour une omission, un acte volontaire est requis comme cause. Par consйquent, puisque l'une et l'autre
opinion sont vraies d'une certaine maniиre, il faut rйpondre aux deux sйries d'arguments.
Solutions des objections: 1. Dans cette
dйfinition du pйchй, il faut prendre dans le mкme sens dire et ne pas dire,
faire et ne pas faire, comme on l'a dit plus haut. 2. Une chose est dite
volontaire, non seulement parce qu'elle tombe sous un acte de la volontй, mais
parce qu'elle tombe sous le pouvoir de la volontй. Ainsi, le fait mкme de ne
pas vouloir est dit volontaire, parce qu'il est au pouvoir de la volontй de
vouloir et de ne pas vouloir et, semblablement, de faire ou de ne pas faire. 3. Les йlйments
requis pour le bien sont plus nombreux que pour le mal parce que, comme le dit
Denys dans les Noms Divins IV, 30, le bien tient а l'intйgritй de la
chose, tandis que le mal vient de dйficiences particuliиres. Pour qu'il y ait donc
mйrite, il est requis qu'il y ait un acte de volontй, tandis que pour qu'il y
ait dйmйrite, il suffit seulement de ne pas vouloir le bien quand on le doit,
sans qu'il faille qu'on veuille toujours le mal. 4. Dans le pйchй de
transgression, il n'est pas vrai que le pйchй soit une privation, mais c'est un
acte privй de l'ordre requis; ainsi le vol ou l'adultиre est un acte
dйsordonnй. Le pйchй est nйant, au sens oщ les hommes deviennent nйant quand
ils pиchent, non pas qu'ils seraient le nйant lui-mкme, mais parce que, dans la
mesure oщ ils pиchent, ils se privent d'un bien et que cette privation est un
non-кtre dans le sujet; et de mкme, le pйchй est un acte privй de l'ordre
requis, et selon cette privation mкme, il est appelй nйant. Mais dans le pйchй
d'omission а proprement parler, il est vrai qu'il y a seulement une privation;
or le sujet d'une privation n'est pas l'habitus, mais la puissance; ainsi, le
sujet de la cйcitй n'est pas la vision, mais ce qui, de par nature, est apte а
voir. Le sujet de l'omission n'est donc certainement pas l'acte, mais la
puissance volontaire. 5. Et ainsi est
claire la solution а l'objection 5 touchant le mal. 6. Dans cette
autoritй, sous le faire, est inclus aussi le non-faire, comme il a йtй dit. 7. La louange et le
blвme sont dus non seulement aux actes volontaires, mais aussi а ceux qui s'abstiennent
d'agir. 8. Cette raison
prouve qu'un acte est requis pour une omission comme sa cause; bien qu'on
puisse dire que le foyer dont parle ici la Glose n'est pas la concupiscence en
acte, mais а l'йtat d'habitus. 9. Toute nйgation ne
se fonde pas sur une affirmation rйelle, parce que, comme le dit le Philosophe
dans les Prйdicaments 10, ne pas кtre assis peut кtre dit en vйritй, et de ce
qui est, et de ce qui n'est pas; mais cependant, toute nйgation se fonde sur
quelque affirmation saisie par l'intelligence ou l'imagination: car il est
nйcessaire que soit saisi ce dont on nie quelque chose. Ainsi donc, il n'est
pas nйcessaire qu'une omission soit fondйe sur un acte rйel existant. Si
toutefois toute nйgation йtait fondйe sur quelque affirmation rйelle, en sorte
qu'on emploierait nйgation pour privation, il ne serait pas nйcessaire que
cette omission, qui est la nйgation d'un acte, soit fondйe sur un acte, mais
sur la puissance volontaire. 10. Non seulement
dans l'omission, mais pas davantage dans la transgression, il n'est pas
toujours nйcessaire qu'il y ait mйpris en acte, mais mйpris habituel ou mкme
imputй, parce que nous imputons au mйpris de ne pas faire ce qui est commandй,
ou de faire ce qui est dйfendu. 11. L'omission s'oppose
au prйcepte affirmatif qui, bien qu'obligeant toujours, n'oblige cependant pas
en chaque cas: un homme, en effet, n'a pas l'obligation d'кtre sans cesse en
train d'honorer ses parents, mais cependant, il est toujours tenu d'honorer ses
parents au moment requis. Le pйchй d'omission dure donc en acte aussi longtemps
que dure le temps d'obligation du prйcepte affirmatif; une fois ce temps passй,
il disparaоt comme acte mais demeure comme faute, et si un tel temps se
prйsente а nouveau, l'omission se rйpиte. 12. Comme on s'йcarte
de la fin en agissant mal, de mкme aussi en s'abstenant d'un acte requis. Quant aux objections en sens
contraire, il faut donc dire: 1. Selon cette autoritй, on affirme que le fait mкme
de ne pas faire le bien est un pйchй; mais on n'йcarte pas que la cause du fait
de ne pas faire le bien soit un certain acte. 2. Une peine est
infligйe pour l'omission d'un acte comme pour une faute, mais cependant, il
arrive que la faute soit causйe par un acte qui est parfois une faute, comme
lorsqu'un pйchй est cause d'un pйchй, et parfois n'est pas une faute. 3. Mкme un repos
contre la nature est causй par quelque acte qui prйcиde. 4. Dieu ne veut ni
que le mal arrive, ni qu'il n'arrive pas, mais cependant il veut le fait mкme
de ne pas vouloir que le mal arrive, et de ne pas vouloir qu'il n'arrive pas. 5. L'acte qui est
requis pour l'omission n'a pas toujours un rapport accidentel avec elle, mais
il est parfois cause par soi, comme on l'a dit. 6. Et il faut
rйpondre de faзon semblable а l'objection 6 sur la transgression. 7. Tout acte doit
кtre rйglй par la raison; aussi tout acte peut кtre mal fait s'il n'est pas
rйglй convenablement, en sorte qu'il soit accompli quand il le faut et pour la
fin qu'il faut, et ainsi des autres йlйments auxquels il faut faire attention
dans les actions. Aussi, mкme l'acte d'aimer Dieu peut кtre mal accompli, si
par exemple, quelqu'un aimait Dieu en raison des biens temporels; et l'acte
mкme de louer Dieu par la bouche peut кtre mal accompli, si on le faisait quand
il ne le faut pas, c'est-а-dire quand on est tenu de faire autre chose. Mais si
on parle d'acte rйglй, comme on l'indique quand on dit agir avec mesure ou agir
droite ment, cet acte ne peut alors кtre mal accompli. Si pourtant on accordait
qu'un acte ne pourrait кtre mal accompli, il n'y aurait pas d'inconvйnient а ce
qu'il soit cause par accident d'une omission, parce que le bien peut кtre cause
par accident du mal. 8. La cause du pйchй
originel est aussi un acte, c'est-а-dire le pйchй actuel des premiers parents. 9. De mкme qu'il
existe des actes et des habitus pour les vertus, de mкme pour les vices;
cependant, les habitus peuvent кtre appelйs des vertus et des vices, mais seuls
les actes sont appelйs mйrites ou pйchйs. ARTICLE
2: LE PЙCHЙ SE TROUVE T-IL SEULEMENT DANS L'ACTE DE LA VOLONTЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
74, article 2; IIa-IIae, Question 10, article 2; Commentaire des Sentences
D. 41, Question 2, article 2. Ojections. Il semble que oui.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, saint
Augustin dit dans les Rйtractations 1, 15, n° 2 qu'on ne pиche que par
la volontй. Le pйchй se trouve donc dans le seul acte de la volontй. 2. De plus, saint
Augustin dit dans les Deux Вmes 11: "Le pйchй est la volontй de retenir ou
d'acquйrir ce que la justice dйfend". Or la volontй est prise ici pour l'acte
de volontй. Donc le pйchй se trouve dans le seul acte de la volontй. 3. De plus, saint
Augustin dit que la continence est un habitus de l'вme, mais qu'il se manifeste
par un acte extйrieur. A l'inverse aussi, l'incontinence et tout pйchй se trouvent
donc dans la seule volontй; quant aux actes extйrieurs, ils ne font que
manifester le pйchй. 4. De plus, saint
Jean Chrysostome dit dans son Commentaire sur saint Matthieu hom. 46: "C'est
la volontй qui est soit rйcompensйe pour le bien, soit condamnйe pour le mal.
Or les oeuvres sont les tйmoins de la volontй; Dieu ne recherche donc pas les
oeuvres pour lui, pour savoir comment juger, mais pour les autres, afin que
tous comprennent que Dieu est juste." Or cela seul а cause de quoi Dieu
punit, c'est le pйchй. Le pйchй se trouve donc dans le seul acte de la volontй. 5. De plus, ce qui
est ajoutй ou retranchй alors que nйanmoins le pйchй demeure, a un rapport
accidentel au pйchй. Or, que l'acte extйrieur soit ajoutй ou retranchй, le
pйchй n'en demeure pas moins dans la seule volontй. Les actes extйrieurs ont
donc un rapport accidentel au pйchй; le pйchй ne se trouve donc pas en eux,
mais dans le seul acte intйrieur de la volontй. 6. De plus, on n'impute
comme pйchй а quelqu'un aucun acte qui n'est absolu ment pas en son pouvoir;
aussi, si quelqu'un saisissait la main d'un homme contre sa volontй et s'en
servait pour tuer un autre homme, le pйchй d'homicide ne serait pas imputй а
celui dont la main frappe, mais а celui qui se sert de cette main. Or les membres
extйrieurs ne peuvent absolument pas rйsister au commandement de la volontй.
Donc le pйchй ne se trouve pas dans les actes extйrieurs des membres, mais dans
l'acte de volontй qui se sert des membres. 7. De plus, saint
Augustin dit dans la Vraie Religion 33, 62 que si quel qu'un voit un
aviron brisй dans l'eau, ce n'est pas lа un vice de la vue, qui fait connaоtre
ce qu'elle a reзu pour le faire connaоtre, mais c'est un vice de la vertu qui
doit juger. Or les membres extйrieurs du corps ont reзu de Dieu l'ordre d'exйcuter
ce que la volontй commande. Le vice ou le pйchй ne se trouvent donc pas dans
les actes de ces membres, mais dans l'acte de la volontй. 8. De plus, si le
pйchй se trouve dans l'acte de la volontй et en plus dans l'acte extйrieur, ce
sera un plus grand pйchй de pйcher а la fois par la volontй et par un acte
extйrieur, que de pйcher seulement par un acte intйrieur, parce que, de mкme qu'une
quantitй ajoutйe а une quantitй fait une quantitй plus grande, de mкme un pйchй
ajoutй а un pйchй semble faire un pйchй plus grand. Or ceci n'est pas vrai, car
il est dit dans la Glose sur saint Matthieu 12, 35 "Autant tu veux, autant
tu fais." Et de la sorte, le pйchй de la volontй intйrieure et de l'acte
extйrieur n'est pas plus grand que celui de l'acte intйrieur seul. Le pйchй ne
se trouve donc pas dans l'acte extйrieur, mais seulement dans l'acte intйrieur. 9. De plus, supposons
que deux hommes aient une йgale volontй de commettre le mкme pйchй, par exemple
la fornication, et que l'un en ait l'occasion et accomplisse sa volontй, et que
l'autre ne l'ait pas, mais veuille l'avoir; il est clair qu'entre ces deux
hommes, il n'y a pas de diffйrence par rapport а ce qui e en leur pouvoir. Or
on ne considиre pas le pйchй d'aprиs ce qui n'est pas au pouvoir de quelqu'un,
ni par consйquent l'augmentation du pйchй. L'un d'entre eux ne pиche donc pas
plus que l'autre, et il semble de la sorte que le pйchй se trouve donc dans le
seul acte de la volontй. 10. De plus, le pйchй
corrompt le bien de la grвce qui est comme en son sujet, non dans l'une des
puissances infйrieures, mais dans la volontй. Or les opposйs se rapportent au
mкme йlйment. Le pйchй se trouve donc dans la seule volontй. 11. De plus, l'acte
intйrieur est cause de l'acte extйrieur. Or une mкme chose n'est pas cause de
soi-mкme. Donc, puisque le pйchй est un et le mкme, il semble que s'il se
trouve dans un acte de la volontй, il ne puisse se trouver dans un acte
extйrieur. 12. De plus, un mкme
accident ne peut exister dans deux sujets. Or la difformitй a, vis-а-vis de l'acte
difforme, un rapport d'accident а sujet. Donc, puisque dans un pйchй il y a une
seule difformitй, il n'est pas possible qu'un pйchй se trouve en deux actes, l'intйrieur
et l'extйrieur. Or il est йvident que le pйchй se trouve dans l'acte intйrieur
de la volontй. Donc il n'est en aucune maniиre dans l'acte extйrieur. 13. De plus, saint
Anselme dit, dans la Conception Virginale 4, en parlant des actes: "Aucune
justice ne se trouve dans leur essence." Donc, pour la mкme raison, l'injustice
non plus; et ainsi, le pйchй ne se trouve pas dans l'acte extйrieur. 14. De plus, saint
Augustin dit que le pйchй passe quant а l'acte mais demeure comme faute. Il n'en
serait pas ainsi si l'acte extйrieur lui-mкme йtait un pйchй. Donc cet acte
extйrieur n'est pas un pйchй. Cependant: Tout ce qui est interdit par la loi de
Dieu est un pйchй, car "le pйchй est une parole ou un acte ou un dйsir
contre la loi de Dieu". Or un acte extйrieur est interdit par la loi de
Dieu, quand il est dit: "Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d'adultиre,
tu ne voleras pas." Exode, 20, 13-15. Et l'acte intйrieur est interdit
sйparйment quand il est dit: "Tu ne convoiteras pas." Donc, non seule
ment l'acte de la volontй est un pйchй, mais aussi l'acte extйrieur.
Rйponse: Sur cette question il y a eu trois
opinions: certains ont dit en effet qu'aucun acte, ni intйrieur, ni extйrieur,
n'est de soi un pйchй, mais que c'est la seule privation qui a raison de pйchй,
du fait que saint Augustin dit que le pйchй n'est rien; d'autres au contraire
ont dit que le pйchй consiste dans le seul acte intйrieur de volontй; mais
certains ont dit que le pйchй consiste а la fois dans l'acte intйrieur de la
volontй et dans l'acte extйrieur. Et bien que cette derniиre opinion contienne
une part plus grande de vйritй, toutes nйanmoins sont vraies d'une certaine
faзon. Mais il faut considйrer que ces trois
йlйments que sont le mal, le pйchй et la faute, sont entre eux dans le rapport
du plus commun au moins commun, Car le mal est le plus commun: en quoi que ce
soit en effet, qu'il s'agisse d'un sujet ou d'un acte, la privation de la
forme, de l'ordre ou de la mesure qui sont requis a raison de mal. Mais on
appelle pйchй un acte qui est privй de l'ordre, de la forme ou de la mesure
requis. Aussi on peut dire que la jambe qui n'est pas droite est une mauvaise
jambe, mais on ne peut dire que ce soit un pйchй, а moins par hasard que ce ne
soit selon l'acception oщ on appelle pйchй un effet du pйchй mais la claudication
elle-mкme est appelйe un pйchй, car tout acte dйsordonnй peut кtre appelй un
pйchй, soit de la nature, soit de l'art, soit des moeurs. Mais le pйchй n'a
raison de faute que du fait qu'il est volontaire, car on n'impute а personne
comme faute un acte dйsordonnй, si ce n'est parce qu'il est en son pou voir. Et
il est ainsi йvident qu'il y a pйchй dans un plus grand nombre de cas qu'il n'y
a faute, bien que, selon la faзon commune de parler chez les thйologiens, pйchй
et faute soient pris dans le mкme sens. Ceux donc qui ont seulement considйrй dans
le pйchй la raison de mal ont dit que la substance de l'acte n'est pas un
pйchй, mais sa difformitй; ceux par contre qui ont seulement considйrй dans le
pйchй ce par quoi il a raison de faute ont dit que le pйchй se trouve dans la
seule volontй. Mais il importe de considйrer dans le pйchй non seulement la
difformitй elle-mкme, mais aussi l'acte sou mis а cette difformitй, parce que
le pйchй n'est pas une difformitй, mais un acte difforme. La difformitй de l'acte
vient du fait qu'il s'йcarte de la rиgle de la rai son ou de la loi divine, qui
est requise. Et cette difformitй se trouve assurйment, non seulement dans l'acte
intйrieur, mais aussi dans l'acte extйrieur; mais cependant, le fait mкme qu'un
acte extйrieur difforme soit imputй comme faute а un homme, cela vient de sa
volontй. Et ainsi, il est clair que, si nous
voulons considйrer tout ce qui est dans le pйchй, celui-ci ne consiste pas
seulement en une privation ou en un acte intй rieur, mais йgalement en un acte
extйrieur. Et ce que nous disons de l'acte dans le pйchй de transgression est а
comprendre aussi de l'abstention d'acte dans le pйchй d'omission, ainsi qu'on
en a traitй dans la question prйcйdente.
Solutions des objections: 1. C'est la volontй
qui produit, non seulement l'acte intйrieur qu'elle йlicite, mais йgalement l'acte
extйrieur qu'elle commande; et ainsi, mкme le pйchй fait par un acte extйrieur
est fait par la volontй. 2. Le pйchй est dit
кtre une volontй, non pas que toute l'essence du pйchй soit dans l'acte de la
volontй, mais parce que tout le pйchй se trouve dans la volontй comme en sa
racine. 3. Qu'un acte soit
digne de louange ou mйritoire et vertueux, ou coupable et dйmйritoire ou
vicieux, cela vient de la volontй. C'est pourquoi n'importe quelle vertu ou
vice est dit кtre un habitus de l'вme et de la volontй, non pas que les actes
extйrieurs n'appartiennent aussi а l'acte de vertu ou de vice, mais parce qu'ils
ne sont actes de vertu ou de vice que dans la mesure oщ ils sont commandйs par
la volontй de l'вme. 4. On dit que c'est
la seule volontй qui est rйcompensйe ou condamnйe, parce rien n'est condamnй ou
rйcompensй sinon en tant que cela vient de la volontй. 5. Dans les actes de
l'вme, ce qui est ajoutй ou retranchй, alors que pourtant un autre йlйment
demeure, n'a pas toujours un rapport accidentel avec lui, mais est parfois
comme une matiиre. En effet, ce qui est la raison d'une autre chose se comporte
toujours par rapport а elle comme l'йlйment formel vis-а-vis de l'йlйment
matйriel: par exemple, dans l'acte sensoriel, la couleur est vue grвce а la lumiиre,
et elle a un rфle de matiиre par rapport а la lumiиre, qu'on peut voir mкme
sans couleur, bien qu'on ne puisse voir la couleur sans lumiиre. Et de mкme,
dans l'acte de volontй, c'est la fin qui est la raison de vouloir ce qui
conduit а la fin; aussi la fin est-elle dйsirable mкme sans ce qui conduit а la
fin et pourtant, ce qui conduit а la fin n'a pas un rapport accidentel а l'objet
du dйsir, mais un rapport de matiиre. Et il en va de mкme dans l'intelligence
du principe et de la conclusion, parce que le principe peut se comprendre sans
la conclusion, mais non l'inverse. Donc puisque l'acte de volontй est la raison
pour laquelle l'acte extйrieur est coupable, par rapport au fait mкme d'кtre un
pйchй coupable, l'acte de volontй a valeur de forme vis-а-vis de l'acte
extйrieur, et l'acte extйrieur a, non un rapport accidentel, mais un rapport de
matiиre vis-а-vis d'un tel pйchй. 6. L'acte de celui
dont quelqu'un utiliserait la main pour tuer serait bien un acte dйsordonnй, mais
il n'aurait raison de faute que par rapport а celui qui utilise la main d'autrui.
Et de mкme, l'acte extйrieur d'un membre possиde une difformitй, mais elle n'a
raison de faute que du fait qu'elle vient de la volontй. Aussi, si la volontй et
la main йtaient deux personnes, la main ne pиcherait pas, mais la volontй
pиcherait, non seulement par son acte propre qui est de vouloir, mais aussi par
l'acte de la main dont elle se sert; mais dans le cas prйsent, c'est а un seul
homme qu'appartiennent les deux actes, et il est puni pour l'un et l'autre. 7. Et ainsi, la
solution а l'objection 7 est йvidente. 8. Si l'on cherche а
savoir si celui qui pиche par la seule volontй pиche autant que celui qui pиche
par la volontй et en acte, il faut dire que cela peut se produire d'une double
maniиre: d'une part, en sorte qu'il y ait йgalitй du cфtй de la volontй, et d'autre
part, en sorte qu'il n'y ait pas d'йgalitй. Or il arrive qu'il y ait inйgalitй
de la volontй d'une triple faзon: d'abord selon le nombre, par exemple, si
quelqu'un veut pйcher par un mouvement de volontй, mais comme il n'en a pas l'occasion,
son mouvement de volontй passe; mais chez un autre qui a d'abord un mouvement
de la volontй, ayant une occasion par la suite, l'acte de la volontй est rйpйtй
et il y a ainsi en lui une double volontй mauvaise, l'une sans acte, l'autre
avec acte. D'une seconde faзon, on peut envisager l'inйgalitй quant au
mouvement, par exemple si un homme, ayant la volontй de pйcher, sachant qu'il n'en
a pas l'occasion, cesse ce mouvement de volontй, tandis qu'un autre, sachant qu'il
l'occasion de pйcher, poursuit son mouvement de volontй jusqu'а ce qu'il
parvienne а l'acte. D'une troisiиme faзon, il arrive qu'il y ait inйgalitй de
la volontй quant а l'intention; il existe en effet des actes peccamineux qui
sont agrйables, dans lesquels la volontй se renforce, comme si йtait йcartй le
frein de la raison qui, avant l'acte, murmurait en quelque sorte des reproches.
Or, de quelque faзon qu'il y ait inйgalitй de volontй, il y a inйgalitй de
pйchй. Mais, s'il y a tout а fait йgalitй de
volontй, il semble qu'il faille alors introduire une distinction dans le pйchй,
comme aussi dans le mйrite. En effet, celui qui a la volontй de faire l'aumфne
et ne la fait pas parce qu'il n'en a pas la possibilitй, mйrite tout autant que
s'il la faisait, par rapport а la rйcompense essentielle qui est la joie venant
de Dieu; cette rйcompense, en effet, rйpond а la charitй qui appartient а la
volontй; mais, par rapport а la rйcompense accidentelle, qui est la joie venant
de quelque bien crйй, celui qui non seulement veut donner, mais donne, mйrite
davantage: il se rйjouira, en effet, non seulement d'avoir voulu donner, mais d'avoir
donnй, ainsi que de tous les biens qui sont venus de ce don. Et de mкme, si l'on
envisage la quantitй du dйmйrite par rapport а la peine essentielle, qui
consiste en la sйparation d'avec Dieu et en la douleur qui en rйsulte, celui
qui pиche par la seule volontй ne dйmйrite pas moins que celui qui pиche par
volontй et par action, parce que cette peine correspond au mйpris de Dieu, qui
regarde la volontй; tandis que, par rapport а la peine secondaire, qui consiste
dans la douleur venant de quelque autre mal, celui qui pиche par volontй et par
action dйmйrite davantage, car il йprouvera de la douleur non seulement d'avoir
eu une volontй mauvaise, mais aussi d'avoir mal agi, et de tous les maux qui
ont rйsultй de son acte mauvais; aussi, le pйnitent qui prйvient la peine future
en faisant pйnitence souffre de tous ces actes. Lors donc que l'on dit qu'une quantitй
ajoutйe а une autre quantitй l'augmente, il faut comprendre: lа oщ les deux
quantitйs sont prises selon la mкme raison; mais lа oщ l'une est la mesure d'aprиs
laquelle l'autre a telle quantitй, cela n'est pas nйcessaire. Ainsi, si un arbre
est long, sa mesure sera longue; il n'est pas nйcessaire que l'arbre avec sa
mesure de longueur soit plus long que cette mesure, qui est la raison de la
longueur pour l'arbre; de mкme aussi, on a dit que l'acte extйrieur a raison de
faute du fait de l'acte de volontй. Par contre, ce qui est dit: "Autant tu
veux, autant tu fais" se vйrifie dans les actions mauvaises, parce que si
quelqu'un veut pйcher mortellement, mкme s'il commet un acte qui est par son
genre un pйchй vйniel ou n'est pas pйchй du tout, il pиche mortellement, parce
qu'une conscience erronйe oblige. Si au contraire, quelqu'un veut accomplir une
oeuvre mйritoire et commet un acte qui est par son genre un pйchй mortel, il ne
mйrite pas, parce qu'une conscience erronйe n'excuse pas. Si cependant est
comprise dans l'intention, non seulement l'intention de la fin, mais la volontй
de l'oeuvre, alors il est vrai, dans le bien et dans le mal, qu'autant on veut,
autant on fait, car celui qui veut tuer des saints pour rendre hommage а Dieu,
ou qui veut voler pour faire l'aumфne, paraоt bien avoir une intention bonne,
mais une volontй mauvaise. Et pour cela, si dans l'intention on inclut aussi la
volontй, de faзon а nommer le tout intention, l'intention aussi sera mauvaise. 9. Nul ne mйrite ou
ne dйmйrite en raison d'un habitus, mais d'un acte. Aussi arrive-t-il que
quelqu'un soit si fragile qu'il pиcherait si la tentation venait et, pourtant,
il ne pиche pas en acte si la tentation ne survient pas; et il ne dйmйrite pas
а cause de cela parce que, comme le dit saint Augustin, Dieu ne punit pas
quelqu'un pour ce qu'il aurait fait, mais pour ce qu'il fait. Donc, bien qu'avoir
ou ne pas avoir l'occasion de pйchй ne soit pas au pouvoir de celui qui pиche,
il est cependant en son pouvoir d'user de l'opportunitй qui se prйsente ou de n'en
pas user, et par lа il pиche, et son pйchй augmente. 10. Du fait que le
pйchй n'existe dans les autres actes que dans la mesure oщ ils viennent de la
volontй, on est principalement privй par le pйchй de ce qui se trouve dans la
volontй. 11. Tout ce que l'on
compare а un autre йlйment, comme йtant sa raison d'кtre, a avec lui un rapport
de forme а matiиre; aussi, de ces deux йlйments, il en rйsulte un seul, comme
de la matiиre et de la forme. Et la couleur et la lumiиre font un seul йlйment
visible, parce que la couleur est visible en raison de la lumiиre; et de mкme,
puisque l'acte extйrieur a raison de pйchй, du fait de l'acte de la volontй,
cet acte de volontй et l'acte extйrieur qui lui est joint constituent un mкme
pйchй; mais si quelqu'un se contente de vouloir tout d'abord, et par la suite
passe а l'acte en voulant, il y a deux pйchйs parce que l'acte de volontй est
rйpйtй. Mais lorsque deux йlйments n'en font qu'un, rien n'empкche que l'un des
deux soit la cause de l'autre; et ainsi, l'acte de volontй est la cause de l'acte
extйrieur, de mкme que l'acte d'une vertu supйrieure est la cause de l'acte d'une
vertu infйrieure et a toujours avec lui un rapport de forme. 12. La difformitй du
pйchй se trouve dans les deux actes, l'intйrieur et l'extй rieur, et pourtant,
il y a une seule difformitй pour les deux; il en est ainsi parce que la
difformitй en l'un d'eux est causйe par l'autre. 13. On dit qu'aucune
justice ne se trouve dans l'essence des actes extйrieurs, parce que les actes
extйrieurs n'appartiennent au domaine moral que dans la mesure oщ ils sont
volontaires. 14. La faute, а
savoir l'obligation de subir une peine, est un effet qui suit le pйchй. Aussi,
lorsqu'on dit que le pйchй passe quant а son acte et demeure comme faute, cela
revient а dire qu'il passe en son essence et demeure en son effet.
ARTICLE
3: LE PЙCHЙ SE TROUVE T-IL PRINCIPALEMENT DANS L'ACTE DE LA VOLONTЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
20, article 1.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, l'attribution
du nom se fait d'aprиs ce qui est principal, comme on le dit dans le livre de
l'Вme II, 9. Or le pйchй reзoit son nom de l'acte extйrieur, ainsi lorsqu'on
parle de vol ou d'homicide. Le pйchй ne rйside donc pas principalement dans l'acte
de la volontй. 2. De plus, un acte
de volontй ne peut кtre mauvais, parce que la puissance volontaire elle-mкme
est bonne, et l'arbre bon ne peut pas produire de fruits mauvais, comme il est
dit en saint Matthieu 7, 18. Le pйchй ne se trouve donc pas а titre principal
dans l'acte de la volontй. 3. De plus, saint
Anselme dit dans la Chute du Diable 20 que "le mouvement de la
volontй n'est pas mauvais, mais la volontй, ou ce qui meut la volontй". Or
le mouvement de la volontй, c'est son acte. Le pйchй ne se trouve donc pas а
titre principal dans l'acte de la volontй. 4. De plus, ce qui se
fait par nйcessitй ne se fait pas par volontй. Or saint Augustin dit que
certains actes accomplis par nйcessitй sont а rйprouver, et sont ainsi des
pйchйs. Le pйchй ne se trouve donc pas principalement dans la volontй. 5. De plus, la Glose
sur l'Йpоtre aux Romains 7, 20 dit que tout pйchй vient de la concupiscence. Or
celle-ci ne se situe pas dans la volontй, mais dans la puissance concupiscible.
Le pйchй ne se trouve donc pas principalement dans la volontй. 6. De plus, la
souillure des puissances de l'вme ne se produit que par le pйchй. Or on dit que
le concupiscible est, parmi les autres puissances, la plus souillйe. C'est donc
en lui que se trouve principalement le pйchй, et non par consйquent dans la
volontй. 7. De plus, les
puissances de l'appйtit s'exercent conformйment aux puissances de la
connaissance. Or les puissances de connaissance de la partie intellectuelle
reзoivent des puissances de connaissance de la partie sensitive, donc aussi les
puissances supйrieures de l'appйtit des infйrieures. Et de la sorte, il semble
que le pйchй se trouve d'abord dans l'acte de la puissance de l'appйtit
infйrieur, l'irascible et le concupiscible, plutфt que dans l'acte de la
volontй. 8. De plus, "ce
qui est cause d'une propriйtй la possиde davantage", comme il est dit dans
les Derniers Analytiques I, 6. Or l'acte de volontй est mauvais, parce
que l'acte extйrieur est mauvais: en effet, vouloir voler est un mal parce que
voler est un mal. Le pйchй n'est donc pas d'abord dans l'acte de volontй. 9. De plus, la
volontй tend au bien comme а son objet; aussi elle se porte toujours ou sur un
vrai bien, et alors il n'y a pas de pйchй, ou sur un bien apparent mais qui n'existe
pas, et alors il y a pйchй. Or, qu'un bien qui n'existe pas apparaisse tel,
cela vient d'un vice de l'intelligence ou d'une autre puissance de
connaissance. Le pйchй ne se trouve donc pas а titre principal dans la volontй. Cependant: Il y a ce que dit saint Augustin dans le
Libre Arbitre 1, 3, 8: "Il est certain que, dans toutes les faзons de
mal agir, c'est le dйsir mauvais qui domine." Or ce dйsir mauvais
appartient а la volontй. Le pйchй se trouve donc principalement dans la volontй.
Rйponse: Il y a certains pйchйs dans lesquels les
actes extйrieurs ne sont pas mauvais en soi, mais en tant qu'ils procиdent d'une
intention ou d'une volontй corrompues, par exemple lorsque quelqu'un veut faire
l'aumфne par vaine gloire; et dans ces pйchйs, il est йvident que le pйchй, de
toute maniиre, se trouve principalement dans la volontй. Mais il y a certains
pйchйs dans lesquels les actes extйrieurs sont mauvais en soi, comme cela est
clair dans le vol, l'adultиre, l'homicide et les autres actes semblables; et
dans ces pйchйs, il semble qu'il faille user d'une double distinction: la
premiиre, c'est que l'expression "principalement" se dit en deux sens:
originairement et par maniиre d'achиvement. La seconde distinction, c'est que l'acte
extйrieur peut кtre considйrй de deux faзons: d'une part, en tant qu'il est
dans la facultй de connaissance selon sa raison formelle; d'autre part, en tant
qu'il est dans l'exйcution de l'oeuvre. Si donc on considиre un acte mauvais en
soi, par exemple le vol ou l'homicide, tel qu'il existe dans la facultй de
connaissance selon sa raison formelle, alors c'est en lui que la raison de mal
se trouve originairement, parce qu'il n'est pas revкtu des circonstances
requises; et du fait mкme qu'il est un acte mauvais, c'est-а-dire privй de la
mesure, de la forme et de l'ordre qui sont requis, il a rai son de pйchй; en
effet, ainsi considйrй en lui-mкme, il se prйsente а la volontй comme son
objet, en tant qu'il est voulu. Or, de mкme que les actes sont antйrieurs aux
puissances, de mкme les objets sont antйrieurs aux actes; aussi la rai son de
mal et de pйchй se trouve t-elle originairement dans l'acte extйrieur considйrй
de cette faзon, plutфt que dans l'acte de volontй, mais la raison de faute et
de mal moral reзoit son achиvement du fait que l'acte de volontй vient s'ajouter
et, а ce point de vue d'achиvement, le mal de la faute se trouve dans la
volontй. Mais si on entend l'acte du pйchй en tant qu'il est dans l'exйcution
de l'oeuvre, alors, mкme originairement, la faute se trouve d'abord dans la
volontй. La raison pour laquelle nous avons dit que
le mal se trouve d'abord dans l'acte extйrieur plutфt que dans la volontй, si
on considиre l'acte extйrieur dans la facultй de connaissance, et que c'est l'inverse
si on le considиre dans l'exйcution de l'oeuvre, c'est que l'acte extйrieur se
rapporte а l'acte de la volontй comme un objet qui a raison de fin; or la fin
est postйrieure dans l'кtre, mais premiиre dans l'intention.
Solutions des objections: 1. L'acte reзoit son
espиce de l'objet, et c'est pourquoi le pйchй reзoit son nom de l'acte
extйrieur, en tant qu'il se rapporte а lui comme objet. 2. La volontй, а
considйrer sa nature, est bonne; aussi son acte naturel est-il toujours bon. Et
j'entends par acte naturel de la volontй le fait que l'homme veuille
naturellement кtre, vivre, et кtre heureux. Mais si nous parlons du bien moral,
alors la volontй considйrйe en elle-mкme n'est ni bonne ni mauvaise, mais se
trouve en puissance au bien ou au mal. 3. Saint Anselme
parle du cas oщ l'acte extйrieur est mauvais en lui-mкme, car alors le
mouvement de la volontй reзoit raison de mal de ce qui la meut, c'est-а-dire de
l'acte lui-mкme, dans la mesure oщ il est objet. 4. La nйcessitй issue
de la violence s'oppose absolument au volontaire, et une telle nйcessitй exclut
absolument la faute. Il existe cependant une nйcessitй mкlйe de volontaire, par
exemple lorsqu'un marchand est forcй de jeter а la mer sa cargaison pour йviter
le naufrage du navire; et les actions faites dans une telle nйcessitй peuvent
avoir raison de faute, dans la mesure oщ elles ont quelque chose de volontaire.
En effet, les actions de ce genre sont plus volontaires qu'involontaires, comme
le dit le Philosophe dans l'Йthique III, 1. 5. Parfois, on
comprend dans la concupiscence йgalement la volontй dйsordonnйe. Mais si
concupiscence est pris pour ce qui se rapporte а la puissance concupiscible, on
dit que le pйchй naоt de la concupiscence, non que le pйchй soit principalement
dans la concupiscence elle-mкme, mais parce qu'elle est une incitation а
pйcher. Mais principalement, le pйchй est dans la volontй, en tant qu'elle
consent а une concupiscence mauvaise. 6. On dit que le
concupiscible est le plus souillй, en ce qui touche la transmission du pйchй
originel des parents aux enfants, mais cette souillure elle-mкme vient de la
volontй dйsordonnйe des premiers parents. 7. L'acte de
connaissance, en nous qui recevons des choses notre science, se fait selon un
mouvement qui va des choses vers l'вme. Or les sens sont plus prиs des choses
sensibles que l'intelligence, et c'est pourquoi il s'ensuit que, comme le sens
reзoit des choses sensibles, de mкme l'intelligence reзoit des sens. Mais l'acte
de la puissance appйtitive se fait selon un mouvement qui va de l'вme vers les
choses, et c'est pourquoi, а l'inverse, le mouvement passe naturellement de l'appйtit
supйrieur а l'appйtit infйrieur, comme on le dit dans le livre de 1'Ame [ 10. 8. On dit que l'acte
intйrieur est mauvais а cause de l'acte extйrieur, comme а cause de son objet
mais la raison de faute reзoit son achиvement dans l'acte intйrieur. 9. Ce qui n'est pas
vraiment bon apparaоt bon de deux faзons: parfois, cela vient effectivement d'un
dйfaut de l'intelligence, par exemple lorsque quelqu'un a une opinion fausse
touchant une action, comme cela est йvident chez celui qui estime que la
fornication n'est pas un pйchй, ou mкme chez celui qui n'a pas l'usage de la
raison; une telle dйfaillance venant de l'intelligence diminue la faute ou mкme
en excuse totalement. Mais parfois, il n'y a pas dйfaillance de l'intelligence,
mais plutфt de la volontй: "Tel est un chacun, telle lui semble la fin",
comme il est dit dans l'Йthique III, 13; nous savons en effet par
expйrience qu'une chose nous apparaоt diffйremment bonne ou mauvaise, suivant
qu'elle touche ce que nous aimons ou ce que nous haпssons. Et c'est pourquoi,
lorsque quelqu'un est attachй de faзon dйsordonnйe а quelque chose, le jugement
de son intelligence est gкnй par cette affection dйsordonnйe dans le choix
particulier qu'il doit faire. Et ainsi, le vice n'est pas а titre principal
dans la connaissance, mais dans l'affection. Et c'est pourquoi on ne dit pas
que celui qui pиche ainsi pиche par ignorance, mais en ignorant, comme il est
dit dans l'Йthique III, 3.
ARTICLE
4: TOUT ACTE EST-IL INDIFFЙRENT?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
18, article s 8-9.
Objections: Il semble que oui. I. Saint Anselme dit en effet dans la
Conception Virginale 4: "Dans leur essence des actes, il n'y a nulle
justice et, pour la mкme raison, nulle injustice." Or on appelle
indiffйrent l'acte dans lequel il n'y a ni justice ni injustice. Tous les actes
sont donc indiffйrents. 2. De plus, ce qui
est bon en soi ne peut кtre mauvais, car ce qui existe par soi dans un кtre y
existe de faзon nйcessaire. Or il n'y a pas d'acte qui ne puisse кtre mal
accompli, mкme le fait d'aimer Dieu, comme cela est clair chez celui qui aime
Dieu en raison des biens temporels. Aucun acte n'est donc bon en soi ni, pour
la mкme raison, n'est mauvais en soi. Tout acte est donc en soi indiffйrent. 3. De plus, puisque
le bien et l'кtre sont convertibles, c'est du mкme principe qu'une rйalitй
tiendra la bontй et l'existence. Or un acte tient son кtre moral de la volontй,
car s'il n'est pas volontaire, il n'est pas un acte moral. Il tient donc de la
volontй sa bontй et sa malice morales. Par consйquent, il n'est en soi ni bon
ni mauvais, mais indiffйrent. 4. Mais on peut dire
que, bien qu'un acte soit moral dans la mesure oщ il est volontaire, ce qui est
un caractиre commun, il a cependant de soi ce caractиre spйcial qui est d'кtre
bon ou mauvais. -On objecte а cela que le bien et le mal sont les diffйrences
des actes moraux. Mais des diffйrences par soi constituent une division du
genre et de la sorte, il ne faut pas que les diffйrences se rapportent а autre
chose qu'au genre. Si donc l'acte tient de la volontй ce caractиre commun qui
est d'кtre moral, il tiendra aussi de cette mкme volontй d'кtre bon ou mauvais.
Et de la sorte, il est de soi indiffйrent. 5. De plus, un acte
moral est dit bon dans la mesure oщ il est entourй des circonstances requises,
et mauvais dans la mesure oщ il est entourй de circonstances qui ne conviennent
pas. Or, comme les circonstances sont des accidents de l'acte, elles sont
йtrangиres а son espиce. Donc, puisque l'on dit qu'une chose convient par soi а
une autre chose quand elle lui convient selon son espиce, il semble qu'un acte
n'est de soi ni bon ni mauvais, mais indiffйrent. 6. De plus, comme le
blanc et le noir se trouvent en la mкme espиce humaine, de mкme le bien et le
mal se trouvent en la mкme espиce d'acte. En effet, il n'y a pas de diffйrence
selon l'espиce de l'acte а s'unir а sa femme ou а une femme qui n'est pas la
sienne, ce qui apparaоt par l'effet: dans les deux cas, en effet, c'est un
homme qui naоt; et pourtant, l'un de ces deux actes est bon, l'autre mauvais.
Mais le blanc et le noir ne conviennent pas de soi а l'homme, ni donc le bien
et le mal ne conviennent de soi а l'acte. Et de la sorte, tout acte considйrй
en soi est indiffйrent. 7. De plus, un
caractиre qui se trouve par soi dans un кtre ne varie pas si cet кtre reste
identique numйriquement, de mкme que le pair et l'impair ne sont pas le mкme
nombre. Or il arrive qu'un seul et mкme acte numйriquement soit bon et mauvais;
en effet, un acte qui est continu est un numйriquement, et il arrive que, dans
un tel acte, on trouve d'abord le bien et ensuite le mal, ou l'inverse, par
exemple si quelqu'un commence а se rendre а l'йglise dans une mauvaise
intention, et qu'en cours de route, son intention se tourne au bien. Le bien et
le mal ne conviennent donc pas par soi а l'acte, et de la sorte, n'importe quel
acte est de soi indiffйrent. 8. De plus, le mal en
tant que mal est nйant. Or ce qui est nйant ne peut pas appartenir а la
substance d'une chose qui existe. Donc, puisque l'acte est de l'кtre, il n'est
pas possible qu'un acte soit en soi mauvais, ni bon par consйquent, parce que l'acte
bon s'oppose а l'acte mauvais, et que les contraires appartiennent au mкme
genre. On arrive donc а la mкme conclusion que prйcйdemment. 9. De plus, un acte
est dit bon ou mauvais en raison de son ordonnance а la fin. Or un acte ne
reзoit pas son espиce de la fin, parce que, s'il en йtait ainsi, il arriverait
que tous les actes seraient de mкme espиce, puisqu'il arrive que des actes
divers soient ordonnйs а une fin unique. Donc le bien et le mal n'appartiennent
pas а l'espиce de l'acte et ainsi, les actes considйrйs en eux-mкmes ne sont ni
bons ni mauvais, mais indiffйrents. 10. De plus, on ne
trouve pas le bien et le mal seulement dans les actes, mais aussi dans les
autres choses. Or, en elles, ils ne changent pas l'espиce. Ils ne la changent
donc pas non plus dans les actes, et ainsi, ceux-ci ne sont en eux-mкmes ni
bons ni mauvais. 11. De plus, les
actes moraux bons sont appelйs des actes vertueux, et les actes mauvais des
actes vicieux. Or le vice et la vertu appartiennent au genre habitus. L'acte
tient donc d'un autre genre d'кtre bon ou mauvais, et non de soi-mкme. 12. De plus, ce qui
est premier ne dйpend pas des propriйtйs de ce qui suit. Or un acte est d'abord
naturel avant d'кtre moral, parce que tout acte moral est un acte, alors que l'inverse
n'est pas vrai. Donc, puisque le bien et le mal appartiennent en propre а la
moralitй, ils ne conviennent pas par soi а l'acte en tant qu'acte. 13. De plus, ce qui
est tel naturellement est tel toujours et partout. Or les choses justes et
bonnes ne sont pas telles toujours et partout, car il est juste de faire
certaines choses en un lieu et un moment, et il n'est pas juste de les faire en
un autre lieu ou moment. Rien n'est donc naturellement juste ou bon, ni par
consйquent injuste ou mauvais. Tout acte est donc de soi indiffйrent. Cependant: Il y a ce que dit saint Augustin dans le
Discours du Seigneur sur la Montagne II, 28, 59: "Il y a des choses qui ne
peuvent pas кtre faites avec une вme bonne, comme la dйbauche, le blasphиme et
les autres actes du mкme genre, qu'il nous est permis de juger." Tous les
actes ne sont donc pas indiffйrents.
Rйponse: Sur ce point, les docteurs anciens eurent
diffйrentes faзons de voir. Certains, en effet, ont dit que tous les actes sont
de soi indiffйrents; ce que d'autres ont niй en disant que certains actes sont
de soi bons, et d'autres de soi mauvais. Pour rechercher la vйritй sur cette
question, il faut considйrer que le bien comporte une certaine perfection, dont
la privation est un mal, en usant au sens large de ce terme de perfection, en
tant qu'il comprend en soi la mesure, la forme et l'ordre qui conviennent.
Aussi saint Augustin, dans la Nature du Bien 3 et 4, dйfinit-il la
raison de bien par la mesure, la forme et l'ordre, et la raison de mal par leur
privation. Or il est йvident que la mкme perfection n'est pas propre а tous,
mais qu'elle est diverse pour des кtres divers, que l'on prenne la diversitй
qui existe, soit entre des espиces diffйrentes, par exemple entre le cheval et
le boeuf, qui ont une perfection diffйrente, soit entre le genre et l'espиce,
comme entre l'animal et l'homme: quelque chose appartient, en effet, а la
perfection de l'homme qui n'appartient pas а celle de l'animal. Aussi, il faut entendre autrement le bien
de l'animal et le bien de l'homme, celui du cheval et celui du boeuf; et il
faut en dire autant du mal. Il est йvident, en effet, que ne pas possйder de
mains est un mal chez l'homme, mais non chez le cheval ou le boeuf, ou mкme
chez l'animal en tant qu'animal. Et il faut en dire de mкme du bien et du mal
dans les actes. Car on considиre diffйremment le bien et le mal dans un acte en
tant qu'il est acte et dans les diffйrents actes particuliers: car, si nous
considйrons l'acte en tant qu'acte, sa bontй est d'кtre une certaine йmanation
provenant de la puissance de l'agent, et c'est pourquoi o'est selon la
diversitй des agents qu'on envisage diffйremment le bien et le mal dans les
actes. Or, dans les rйalitйs naturelles, l'acte bon est celui qui est en
harmonie avec la nature de l'agent, l'acte mauvais au contraire, celui qui ne
convient pas а la nature de l'agent. Et de la sorte, il se produit qu'а propos
d'un seul et mкme acte, le jugement se diversifie suivant le rapport а
diffйrents agents. En effet, le fait d'кtre attirй vers le haut, par rapport au
feu, est un acte bon, parce qu'il lui est naturel; par rapport а la terre, c'est
un acte mauvais, parce qu'il est contre sa nature; mais par rapport а un corps
mobile en gйnйral, il n'a raison ni de bien ni de mal. Mais nous parlons
maintenant des actes de l'homme. Aussi le bien et le mal, dans les actes dont
nous parlons prйsentement, doivent-ils se prendre par rapport а ce qui est
propre а l'homme en tant qu'homme: c'est la raison. C'est pourquoi le bien et
le mal dans les actions humaines s'йvaluent selon que l'acte concorde avec la
raison informйe par la loi divine, ou naturelle ment, ou par enseignement, ou
par don infus; aussi Denys dit dans les Noms Divins IV, 32 que le mal, c'est
pour l'вme d'кtre en opposition avec la raison et, pour le corps, d'кtre en
opposition avec la nature. Ainsi donc, si le fait d'кtre en accord
avec la raison ou en opposition avec elle tient а l'espиce de l'acte humain, il
faut dire que certains actes humains sont de soi bons, et certains de soi
mauvais. En effet, nous disons que convient par soi
а une chose non seulement ce qui lui convient en raison de son genre, mais
encore ce qui lui convient en raison de son espиce; ainsi raisonnable et non
raisonnable est inhйrent par soi aux animaux en raison de leurs espиces, bien
que ce ne soit pas en raison de leur genre qui est d'кtre animal: en effet, l'animal
en tant qu'animal n'est ni raisonnable ni non raisonnable. Mais si кtre en
opposition avec la raison ou en accord avec elle n'appartient pas а l'espиce de
l'acte humain, il s'ensuit que les actes humains ne sont par soi ni bons ni
mauvais, mais indiffйrents, de mкme que les hommes ne sont de soi ni blancs ni
noirs. C'est donc de ce point de vue que dйpend la vйritй sur cette question. Pour en avoir l'йvidence, il faut
considйrer que, puisque l'acte reзoit son espиce de l'objet, il sera spйcifiй
selon une certaine raison d'objet par rapport а un principe actif dйterminй,
mais cette mкme raison ne le spйcifiera pas si on le rapporte а un autre
principe. En effet, connaоtre la couleur et connaоtre le son sont des actes divers
selon leur espиce si on les rapporte au sens, parce que ce sont les objets
sensibles par soi, mais ce ne sont pas des actes divers si on les rapporte а l'intelligence,
parce qu'ils sont saisis par l'intelligence sous une unique raison commune d'objet,
c'est-а-dire d'existant ou de vrai. Et de faзon semblable, le fait de percevoir
le blanc et celui de percevoir le noir sont diffйrents selon leur espиce si on
les rapporte а la vue, mais non si on les rapporte au goыt. On peut conclure de
lа que l'acte de toute puissance reзoit son espиce de ce qui appartient par soi
а cette puissance, mais non de ce qui lui appartient seulement par accident. Si donc on considиre des objets d'actes
humains qui ont des diffйrences selon un йlйment qui appartient de soi а la
raison, ce seront des actes diffйrents selon l'espиce en tant qu'actes de la
raison, bien qu'ils ne diffиrent pas selon l'espиce en tant qu'actes d'une
certaine puissance: ainsi, s'unir а sa femme et s'unir а une femme qui n'est
pas la sienne sont des actes ayant des objets diffйrents selon un йlйment qui
appartient а la raison, car ce qui est sien ou ce qui n'est pas sien est
dйterminй selon la rиgle de la raison; et pourtant, ces diffйrences sont
accidentelles si on les rapporte а la puissance de gйnйration, ou mкme а la
puissance concupiscible. C'est pourquoi s'unir а sa femme et s'unir а une femme
qui n'est pas la sienne sont des actes qui diffиrent selon l'espиce, en tant qu'actes
de rai son, mais non en tant qu'actes de la puissance de gйnйration ou du
concupiscible. Dans la mesure oщ ce sont des actes de la raison, ce sont des
actes humains; il est donc ainsi йvident qu'ils diffиrent selon l'espиce en
tant qu'actes humains. Il est donc clair que les actes humains tiennent de leur
espиce d'кtre bons ou mauvais. Aussi faut-il dire en gйnйral que certains
actes humains sont en eux-mкmes bons ou mauvais, et qu'ils ne sont pas tous
indiffйrents, sauf а les envisager seulement selon leur genre. En effet, de
mкme qu'on dit que l'animal en tant qu'animal n'est ni raisonnable ni
irraisonnable, de mкme on peut dire que l'acte humain en tant qu'acte n'a pas
encore raison de bien ou de mal moral, а moins qu'on ne lui ajoute un йlйment
qui le limite а une espиce encore que cependant, du seul fait qu'il est un acte
humain et, plus profondйment, du seul fait qu'il est un acte et, plus
profondйment encore, du seul fait qu'il est un кtre, il ait une certaine raison
de bien, mais non de ce bien moral, qui consiste а кtre conforme а la raison,
dont nous parlons prйsentement.
Solutions des objections: 1. Saint Anselme
parle des actes selon leur raison gйnйrique, et non selon leur raison
spйcifique. 2. Ce qui suit l'espиce
d'un кtre existe toujours en lui. Donc, puisque l'acte humain reзoit son espиce
de la raison d'objet, selon laquelle il est bon ou mauvais, un acte ainsi
spйcifiй dans le bien ne peut jamais кtre mauvais, et un acte spйcifiй dans le
mal ne peut jamais кtre bon. Il arrive cependant qu'а un acte bon en soi, soit
ajoutй un autre acte mauvais selon un certain ordre, et on dit qu'en raison de
cet acte mauvais, l'acte bon est rendu mauvais, mais non en sorte qu'il soit
mauvais en lui-mкme: ainsi, faire l'aumфne а un pauvre ou aimer Dieu est un
acte bon en soi, mais rapporter un tel acte а une fin dйsordonnйe, la cupiditй
ou la vaine gloire, c'est un autre acte mauvais; et cependant ces deux actes se
ramиnent а l'unitй selon un certain ordre. Or le bien, comme le dit Denys,
tient а la totalitй et l'intйgritй de la chose, alors que le mal vient de
dйfauts singuliers. Et c'est pourquoi, quel que soit l'йlйment qui est mauvais,
de l'acte ou de son ordonnance а la fin, le tout est jugй mauvais; mais le tout
n'est jugй bon que si chacun des deux est bon; ainsi on n'estime un homme beau
que si tous ses membres sont proportionnйs, mais on l'estime laid, mкme si un
seul de ses membres est difforme. Et de lа vient qu'un acte mauvais ne peut
кtre bien accompli car, du fait qu'il est un acte mauvais, il ne peut кtre un
bien intйgral mais un acte bon peut кtre mal accompli, parce qu'il n'est pas
requis qu'il soit un mal intйgral, mais il suffit qu'il soit un mal
particulier. 3. Le fait d'кtre
volontaire appartient а la raison d'acte humain en tant qu'acte humain. Aussi
ce qui se trouve en lui en tant que volontaire, selon le genre ou selon une
diffйrence, ne se trouve pas en lui par accident, mais par soi. 4. Par lа, la
solution de l'objection 4 devient claire. 5. Les circonstances
se comportent par rapport aux actes moraux comme les accidents qui sont
йtrangers а l'espиce par rapport aux rйalitйs naturelles. Or l'acte moral,
comme on l'a dit, reзoit son espиce de son objet en tant que rapportй а la
raison. Et c'est pourquoi on dit communйment que certains actes sont bons ou
mauvais par leur genre, que l'acte bon par son genre est un acte qui s'applique
а une matiиre convenable, comme de nourrir un affamй, mais que l'acte mauvais
par son genre est un acte qui s'applique а une matiиre qui ne convient pas,
comme de s'emparer des biens d'autrui, car on appelle matiиre de l'acte son
objet. Mais il peut survenir а cette bontй ou а cette malice une autre bontй ou
malice, venant d'un йlйment extrinsиque que l'on nomme une circonstance, comme
le lieu, le temps, la condition de l'agent ou quelque chose de ce genre, par
exemple si on s'empare de ce qui n'est pas а soi dans un lieu sacrй, ou sans
кtre dans l'indigence, ou autre chose de ce genre. Et bien qu'une telle bontй
ou une telle malice ne soient pas par soi dans l'acte moral considйrй en son
espиce, une certaine bontй ou une certaine malice lui conviennent cependant
selon son espиce, parce que, comme on l'a dit plus haut, la raison de bontй est
diverse selon les diverses perfections. 6. Dans une mкme
espиce, un acte moral peut кtre bon et mauvais en raison des circonstances
comme, dans la mкme espиce humaine, il peut y avoir le blanc et le noir.
Cependant, les actes qui sont en soi bons diffиrent par l'espиce des actes qui
sont en soi mauvais, en tant qu'acte moraux, bien que peut-кtre ils ne
diffиrent pas selon l'espиce en tant qu'actes naturels, comme cela ressort de
ces deux actes, s'unir а sa propre femme et s'unir а une femme qui n'est pas la
sienne. 7. Rien n'empкche qu'une
chose soit identique numйriquement selon un genre et que, pourtant, selon un
autre genre, elle diffиre, non seulement par le nombre, mais encore par l'espиce;
ainsi, si on a un corps continu blanc en une partie et noir en l'autre, il est
un numйriquement en tant que continu, mais il diffиre non seulement
numйriquement, mais par l'espиce, en tant que colorй. Et de mкme si, dans un
acte continu, l'intention se porte d'abord sur le bien, puis sur le mal, il en
rйsulte que c'est un acte numйriquement un selon sa nature, mais qui diffиre
pourtant selon l'espиce, en tant qu'il est dans le genre moral; encore qu'on
puis se dire йgalement que cet acte conserve toujours la bontй ou la malice qu'il
tient de son espиce, bien que l'acte d'intention vis-а-vis de ce mкme acte
puisse varier selon diverses fins. 8. De mкme que, dans
les rйalitйs naturelles, une privation s'ensuit а une certaine forme, ainsi а
la forme de l'eau s'ensuit la privation de la forme de feu, de mкme, dans le
domaine de la moralitй, а l'affirmation d'une mesure, d'une forme ou d'un
ordre, s'ensuit la privation de la mesure, de la forme ou de l'ordre qui
conviennent. Et ainsi, l'acte reзoit son espиce de ce qu'on trouve de positif
en lui, mais il est dit mauvais du fait de la privation qui s'ensuit. Et comme
il convient de soi а l'eau de ne pas кtre le feu, de mкme, il convient aussi de
soi et selon son espиce а un tel acte d'кtre mauvais. 9. Il y a une double
fin, la fin prochaine et la fin йloignйe. La fin prochaine de l'acte est
identique а son objet, et c'est d'elle que l'acte reзoit son espиce; de sa fin
йloignйe, il ne reзoit pas son espиce, mais l'ordre а cette fin-lа est une
circonstance de l'acte. 10. Le bien a raison
de fin; aussi la fin en tant que telle est-elle objet de la volontй. Et comme
les rйalitйs morales dйpendent de la volontй, il en rйsulte que, dans le
domaine moral, le bien et le mal diffиrent selon l'espиce. Il n'en va pas de
mкme dans les autres domaines. 11. Certains actes
sont appelйs vertueux ou vicieux, non seulement du fait qu'ils procиdent d'un
habitus vertueux ou vicieux, mais parce qu'ils sont semblables aux actes qui
procиdent de tels habitus. De lа vient que quelqu'un fasse un acte vertueux
avant d'avoir la vertu, mais il le fait cependant autrement une fois qu'il a la
vertu. En effet, avant qu'il ait la vertu, il fait bien des actions justes,
mais n'agit pas justement, et il fait des actions chastes, mais n'agit pas
chastement; mais une fois qu'il a la vertu, il accomplit des actions justes
juste ment et des actions chastes chastement, comme cela ressort de ce que dit
le Philosophe dans l'Йthique II, 4. Il est donc ainsi йvident qu'il y a
un triple degrй de bontй et de malice dans les actes moraux: le premier, d'aprиs
le genre ou l'espиce de l'acte, par comparaison а l'objet ou matiиre, le second
venant des circonstances, le troisiиme de l'habitus qui informe l'acte. 12. Cette objection
se dйveloppe en envisageant l'acte selon se raison gйnйrique, selon laquelle il
n'a pas de bontй ou de malice morales; il en a cependant selon son espиce,
comme on l'a dit. 13. Les actions
justes et bonnes peuvent кtre considйrйes de deux faзons: formellement d'abord,
et а ce point de vue, elles demeurent toujours et partout identiques, parce que
les principes du droit qui sont dans la raison naturelle ne changent pas; d'une
autre faзon, matйriellement, et ce point de vue, les mкmes actions ne sont pas
justes et bonnes partout et pour tous, mais il faut qu'elles soient dйterminйes
par la loi. Et cela arrive а cause du caractиre changeant de la nature humaine,
et des diverses conditions des hommes et des choses selon la diversitй des
temps et des lieux; ainsi, il est toujours juste que, dans l'achat et la vente,
l'йchange se fasse selon l'йquivalence, mais il est juste que, pour une mesure
de froment en tel lieu ou en tel temps, on donne tant, et qu'en un autre lieu
ou un autre temps, on ne donne pas autant, mais plus ou moins.
ARTICLE
5: CERTAINS ACTES SONT-ILS INDIFFЙRENTS?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
18, article s 8-9; I Commentaire des Sentences D. 1, Question 3, article
3, ad 3; II Commentaire des Sentences D. 40, article 5; IV Commentaire
des Sentences D. 26, Question 1, article 4.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, l'кtre
en tant qu'кtre est bon; or а l'кtre s'oppose le non-кtre, et au bien le mal.
Or, entre l'кtre et le non-кtre, il n'y a pas de milieu. Il n'y en a donc pas
non plus entre le bien et le mal. Il est donc nйcessaire que tous les actes
soient bons ou mauvais, et qu'aucun ne soit indiffйrent. 2. Mais on peut dire
que l'кtre et le bien sont convertibles, non dans le domaine moral, mais dans
celui de la nature, et que dans ces conditions, il n'est pas nйcessaire que le
bien et le mal soient sans intermйdiaire dans le domaine moral. -On objecte а cela que le bien moral est
un bien plus grand que le bien de nature; il a donc une plus grande opposition
au mal. Si donc le bien de nature s'oppose au mal sans intermйdiaire, a fortiori
le bien moral. 3. De plus, le mal ne
s'oppose pas au bien par maniиre de contraire, parce que le mal ne pose rien,
mais il s'oppose а lui de maniиre privative. Or les йlйments opposйs de maniиre
privative ne comportent pas d'intermйdiaire en ce qui touche leur sujet propre;
or le sujet propre du bien et du mal moral est l'acte humain. Tout acte humain
est donc bon ou mauvais, et nul n'est indiffйrent. 4. De plus, l'acte
humain vient de la volontй dйlibйrйe; or la volontй dйlibйrйe agit toujours en
raison de la fin; tout acte humain est donc fait en raison d'une fin. Or toute
fin est ou bonne, ou mauvaise; l'acte qui tend vers une bonne fin est bon, celui
qui tend vers une mauvaise fin est mauvais. Tout acte est donc ou bon ou
mauvais, et aucun n'est indiffйrent. 5. De plus, toute
opйration humaine consiste soit а utiliser, soit а jouir. Or qui conque utilise
une chose le fait soit de faзon droite, soit de faзon perverse, ce qui est
abuser; et de la mкme faзon, quiconque jouit, jouit soit de Dieu, ce qui est
bien, soit de la crйature, ce qui est mal. Donc tout acte humain est ou bon ou
mauvais. 6. De plus, comme le
dit saint Augustin dans les Quatre-vingt-trois Questions Question 24, il
n'existe dans la nature humaine aucun acte fortuit: tout acte, en effet,
possиde des causes cachйes, mкme si elles restent ignorйes de nous. Or, comme
on a le fortuit dans la nature, il semble qu'on ait l'indiffйrent dans le
domaine moral, ce qui est en dehors de l'intention du bien ou du mal. Ai acte
moral n'est donc indiffйrent. 7. De plus, tout acte
qui procиde de la volontй informйe par la charitй est mйritoire, mais tout acte
qui procиde de la volontй sans qu'elle soit informйe par la charitй est
dйmйritoire, parce que tous sont tenus de conformer leur volontй а la volontй
divine, surtout quant а la maniиre de vouloir, en sorte qu'on veuille par
charitй ce qu'on veut, comme Dieu; ce que ne peut observer celui qui ne possиde
pas la charitй. Tout acte donc est mйritoire ou dйmйritoire, et nul n'est
indiffйrent. 8. De plus, nul n'est
damnй sinon pour une faute. Or quelqu'un est damnй pour n'avoir pas la charitй,
comme cela ressort avec йvidence en saint Matthieu 22, 12-13 de celui qui fut
exclu des noces parce qu'il n'avait pas la robe nuptiale, qui signifie la
charitй. Donc ne pas avoir la charitй est un pйchй, et tout ce qui est fait par
quelqu'un qui n'a pas la charitй est dйmйritoire. Et on en revient ainsi а la
conclusion prйcйdente. 9. De plus, le
Philosophe dit dans l'Йthique VII, 8, que les actions dans le domaine
moral sont comme les conclusions dans les syllogismes: en elles, il y a du vrai
et du faux, et de mкme, il y a du bien et du mal dans le domaine moral. Or toute
conclusion est vraie ou fausse. Donc tout acte moral est ou bon, ou mauvais, et
nul n'est indiffйrent. 10. De plus, saint
Grйgoire dit dans les Morales VI, 18, 28 que les mйchants accomplissent
la volontй de Dieu en cela mкme qu'ils s'efforcent de s'y opposer; ils
accomplissent donc bien plus encore la volontй de Dieu, ceux qui ne s'efforcent
pas de s'y opposer. Or accomplir la volontй de Dieu, c'est bien. Il s'ensuit
que tout acte est bon, et que nul n'est indiffйrent. 11. De plus, chez qui
possиde la charitй, pour qu'un acte soit mйritoire, il n'est pas requis qu'il
soit rapportй en acte а Dieu, mais il suffit qu'il soit rapportй en acte а
quelque fin convenable, qui est rapportйe а Dieu de faзon habituelle ainsi, si
quelqu'un voulant entreprendre un pиlerinage pour Dieu achиte un cheval sans
penser а Dieu en acte, mais seulement au voyage qu'il avait dйjа ordon nй а
Dieu, cela est mйritoire. Mais il est йvident que celui qui possиde la charitй
s'est ordonnй, lui-mкme et tous ses biens, а Dieu, а qui il s'attache comme а
sa fin derniиre; quoi qu'il ordonne donc, ou а lui, ou а quelque chose d'autre
qui lui appartient, il agit de faзon mйritoire, mкme s'il ne pense pas а Dieu
de faзon actuelle, а moins qu'il n'en soit empкchй par le dйsordre d'un acte
qui ne puisse кtre rйfйrй а Dieu. Mais cela ne peut se produire que s'il y a
pйchй au moins vйniel. Tout acte, chez celui qui possиde la charitй, est donc
ou bien mйritoire, ou bien un pйchй, et aucun n'est indiffйrent, et il semble
en aller de mкme chez les autres. 12. Maison peut dire
qu'un acte peut n'кtre pas mйritoire, ni bien ordonnй, du seul fait que quelqu'un,
par nйgligence ou par quelque entraоnement, ne le rap porte pas promptement а
la fin convenable. -On objecte а cela que cette nйgligence mкme est un pйchй,
ou mortel ou vйniel; et d'ailleurs, certains pйchйs vйniels se commettent par
entraоnement, comme cela ressort avec йvidence des premiers mouvements de la
concupiscence. Cela n'exclut donc pas qu'il y ait pйchй vйniel. 13. De plus, la Glose
de saint Augustin dit, sur la Premiиre Йpоtre aux Corinthiens 3, 12, que celui
qui s'attache aux choses permises plus qu'il ne doit, construit avec du bois,
du foin et de la paille; or celui qui bвtit avec du bois, du foin ou de la
paille pиche; sinon il ne serait pas puni par le feu; donc celui qui s'attache
aux choses permises plus qu'il ne doit pиche. Or quiconque agit s'attache, soit
aux choses permises, soit а celles qui ne le sont pas; si c'est а celles qui ne
sont pas permises, il pиche, et s'il s'attache plus qu'il ne doit aux choses
permises, il pиche йgalement; s'il s'y attache conformйment а ce qu'il doit, il
agit bien. Tout acte humain est donc ou bon ou mauvais, et nul n'est
indiffйrent. En sens contraire: 1)11 y a ce que dit
saint Augustin dans le Discours du Seigneur sur la Montagne II, 18, 60: "Il
existe certaines actions intermйdiaires qui peuvent s'accomplir avec une вme
bonne et une mauvaise вme, et dont il est tйmйraire de juger." 2. De plus, le
Philosophe dit que le bien et le mal sont des contraires qui ont un milieu. Il
y a donc un intermйdiaire entre le bien et le mal, qui est l'indiffйrent.
Rйponse: Comme on l'a dйjа dit plus haut, l'acte
moral, en dehors de la bontй ou de la malice qu'il tient de sa propre espиce,
peut avoir une autre bontй ou une autre malice qui viennent des circonstances,
qui se comportent vis-а-vis de l'acte moral comme des accidents. Or, de mкme
que l'on considиre le genre en sa rai son propre sans les diffйrences, sans
lesquelles il ne peut y avoir d'espиce, de mкme on considиre l'espиce selon sa
raison propre sans les accidents, sans les quels pourtant il ne peut y avoir d'individu.
En effet, il n'appartient pas а la rai son d'homme d'кtre blanc ou d'кtre noir
ou de quelque couleur, mais il est cependant impossible qu'il y ait un homme
particulier qui ne soit blanc ou noir ou de quelque couleur. Ainsi donc, si on
parle des actes moraux en les considйrant selon leur espиce propre, on peut les
appeler bons ou mauvais par leur genre, mais la bontй ou la malice qui vient
des circonstances ne leur convient pas selon leur genre ou leur espиce; mais
une telle bontй ou malice peut convenir aux actes individuels. Si nous parlons de l'acte moral selon son
espиce propre, alors tout acte moral n'est pas bon ou mauvais, mais il en
existe d'indiffйrents, parce que, comme on l'a dit plus haut, l'acte moral
reзoit son espиce de l'objet dans son ordre а la rai son. Or il y a un objet
qui comporte un accord avec la raison, et qui rend l'acte bon par son genre,
ainsi vкtir celui qui est nu; il y a un objet qui comporte une opposition avec
la raison, comme de prendre le bien d'autrui, et cela rend l'acte mauvais par
son genre; et il y a un objet qui ne comporte rien qui soit en accord avec la
raison ni en opposition avec elle, comme de ramasser un brin de paille ou
quelque chose de ce genre, et les actes de cette sorte sont dits indiffйrents.
Et а ce point de vue, ils ont bien parlй, ceux qui ont divisй les actes en
trois sйries, disant que certains sont bons, certains mauvais, certains indiffйrents. Si par contre, nous parlons de l'acte
moral dans son individualitй, il est alors nйcessaire que n'importe quel acte
moral particulier soit bon ou mauvais, en rai son de quelque circonstance. Il
ne peut se produire, en effet, qu'un acte particulier soit posй sans
circonstances qui le rendent lui-mкme droit ou dйsordonnй; en effet, si une
chose est faite quand il faut, oщ il faut et comme il faut, etc., l'acte est
ordonnй et bon; si au contraire, un de ces йlйments fait dйfaut, l'acte est
dйsordonnй et mauvais. Et ceci peut кtre considйrй surtout pour la circonstance
de la fin, car ce qu'on fait en raison d'une juste nйcessitй ou d'une pieuse
utilitй est fait de faзon louable, et l'acte est bon; au contraire, ce qui est
privй de cette juste nйcessitй et de cette pieuse utilitй est rйputй vain,
comme le dit saint Grйgoire. Or une parole vaine est un pйchй, et bien plus
encore, un acte vain; il est dit en effet en saint Matthieu 12, 36 "Toute
parole vaine que les hommes auront profйrйe, ils en rendront compte." Aussi donc, l'acte bon et l'acte mauvais
sont par leur genre des opposйs qui ont un intermйdiaire, et il existe un acte
qui, considйrй selon une espиce, est indiffйrent; mais le bien et le mal qui
viennent des circonstances sont sans intermйdiaire, parce qu'ils se distinguent
selon une opposition d'affirmation et de nйgation, c'est-а-dire le fait d'кtre
ou de ne pas кtre comme il faut selon toutes les circonstances. Or ce bien et
ce mal sont le propre de l'acte particulier, et c'est pourquoi aucun acte humain
particulier n'est indiffйrent. Et j'entends par acte humain celui qui procиde
de la volontй dйlibйrйe, car si on prend un acte venant sans dйlibйration de la
seule imagination, comme se frotter la barbe ou quelque chose du mкme genre,
cet acte-lа est en dehors du domaine moral; aussi ne participe t-il pas а la
bontй ou а la malice morales.
Solutions des objections: 1. Bien que l'кtre en
tant qu'кtre soit bon, tout non-кtre n'est cependant pas un mal, car n'avoir
pas d'yeux n'est pas un mal pour une pierre. Aussi il n'est pas nйcessaire que,
si l'кtre et le non-кtre sont sans intermйdiaire, le bien et le mal soient sans
intermйdiaire. 2. L'кtre et le bien
sont convertibles en gйnйral et dans n'importe quel genre; aussi le Philosophe,
dans l'Йthique I, 6, distingue t-il le bien selon les genres d'кtre.
Mais il est vrai que l'кtre pris en gйnйral n'est pas convertible avec le bien
moral, pas plus du reste qu'avec le bien de nature. Or le bien moral est, d'une
certaine faзon, un bien plus grand que le bien de nature, dans la mesure oщ il
est l'acte et la perfection du bien naturel, encore que, d'une autre faзon, le
bien de nature soit encore meilleur, comme la substance par rapport а l'accident.
Mais il est йvident que mкme le bien et le mal de nature ne s'opposent pas de
faзon immйdiate, parce que tout non-кtre n'est pas un mal, alors que tout кtre
est un bien. Aussi l'argument n'est pas concluant. 3. Le bien et le mal
dans le domaine moral s'opposent comme des contraires, et non comme une
privation et un avoir, car le mal suppose quelque chose en tant qu'il suit un
ordre, une mesure ou une forme, comme on l'a dit plus haut; aussi rien n'empкche
qu'ils s'opposent avec un intermйdiaire, comme l'йtablit le Philosophe. Mais le
mal dans la nature suit une privation absolument parlant; aussi, bien que le
bien et le mal de nature ne soient pas sans intermйdiaire absolument parlant,
comme on l'a dit, ils sont cependant sans intermйdiaire vis-а-vis de leur sujet
propre, comme une privation et un avoir. 4. et 5. On accorde
les objections 4 et 5, car elles envisagent l'acte, non en son espиce, mais l'acte
singulier, tel qu'il vient de la volontй. 6. Dans la nature,
rien n'est fortuit, par relation а la cause premiиre, parce que tout est prйvu
par Dieu. Mais certaines choses sont fortuites par rapport а leurs causes
prochaines: avoir une cause, en effet, n'exclut pas le caractиre fortuit, mais
c'est d'avoir une cause par soi qui l'exclut, car les choses fortuites sont
celles qui naissent de causes accidentelles. Or, parmi les actes de l'homme, il
y en a qui s'accomplissent en raison d'une fin imaginйe mais non dйlibйrйe,
comme se frotter la barbe ou autre chose du mкme genre et, dans le genre moral,
ils se comportent d'une certaine maniиre comme les actes fortuits dans la
nature, parce qu'ils ne viennent pas de la raison, qui est la cause par soi des
actes moraux. 7. Tout acte qui
procиde de la volontй informйe par la charitй n'est pas mйritoire, si on entend
par volontй la puissance; autrement, les pйchйs vйniels seraient mйritoires,
pйchйs que commettent parfois mкme ceux qui possиdent la charitй; mais il est
vrai que tout acte qui procиde de la charitй est mйritoire. Mais que tout acte
qui ne procиde pas de la volontй informйe par la charitй soit dйmйritoire, c'est
faux absolument, sinon ceux qui sont dans le pйchй mortel pиcheraient en chacun
de leurs actes, et il ne faudrait pas leur conseiller d'accomplir pendant ce
temps tout le bien qu'ils pourraient, et les oeuvres faites par eux et
appartenant au genre des bonnes actions ne les disposeraient pas а la grвce;
toutes assertions qui sont fausses. Mais chacun est tenu de conformer sa
volontй а la volontй divine quant а vouloir tout ce que Dieu veut qu'il
veuille, selon que la volontй de Dieu se fait connaоtre par ses dйfenses et ses
prйceptes, mais non quant а vouloir par charitй, sinon d'aprиs ceux qui disent
que le mode de la charitй fait partie du prйcepte. Et cette opinion est du
reste en partie vraie, autrement on pourrait sans la charitй accomplir la loi,
ce qui relиve de l'impiйtй de Pйlage; cependant, elle n'est pas entiиrement
vraie, parce qu'alors, quelqu'un qui n'aurait pas la charitй pиcherait de faзon
mortelle en honorant ses parents, en raison de l'omission de ce mode, ce qui
est faux. Aussi le mode est compris sous la nйcessitй du prйcepte en tant que
le prйcepte est ordonnй а l'obtention de la bйatitude, mais non en tant qu'il
est ordonnй а йviter la peine; aussi celui qui honore ses parents sans avoir la
charitй, ne mйrite pas la vie йternelle, mais cependant sans dйmйriter. Cela
montre avec йvidence que tout acte humain, mкme considйrй en sa singularitй, n'est
pas mйritoire ou dйmйritoire, bien que tout acte soit bon ou mauvais. Et je dis
cela en raison de ceux qui n'ont pas la charitй et ne peuvent pas mйriter. Mais
pour ceux qui ont la charitй, tout acte est mйritoire ou dйmйritoire, comme on
l'a prouvй dans l'objection. 8. Le fait de ne pas
avoir la charitй ne mйrite pas de peine; en effet, de mкme que nous ne mйritons
pas par les habitus, mais par les actes, de mкme nous ne dйmйritons pas par la
seule absence d'un habitus; mais quelqu'un dйmйrite du fait qu'il pose un
obstacle а la charitй, par omission ou par action. Et on ne dit pas dans l'Йvangile
que cet homme est puni parce qu'il n'avait pas la robe nuptiale, mais parce
que, sans avoir cette robe nuptiale, il йtait entrй au repas sacrй on lui dit,
en effet: "Comment es-tu entrй ici sans avoir la robe nuptiale ?" Mt.,
22, 12. 9. Le vrai et le faux
s'opposent comme l'кtre et le non-кtre, car le vrai, c'est lorqu'on dit кtre ce
qui est, ou ne pas кtre ce qui n'est pas, le faux, quand on dit кtre ce qui n'est
pas, ou ne pas кtre ce qui est. Aussi, de mкme qu'entre кtre et ne pas кtre, il
n'y a pas de milieu, il n'y en a pas non plus entre le vrai et le faux. Pour le
bien et le mal, c'est autre chose, comme cela ressort de ce qu'on a dit plus
haut. 10. Ceux qui s'efforcent
de s'opposer а la volontй de Dieu l'accomplissent malgrй leur intention, tels
les Juifs qui, en mettant а mort le Christ, ont rйalisй la volontй de Dieu
touchant la rйdemption du genre humain, malgrй leur intention; c'est du reste
un des exemples qu'avance saint Grйgoire. Mais accomplir de la sorte la volontй
de Dieu n'est ni bon ni louable. 11. а 13. Nous
accordons les trois autres objections: elles envisagent, en effet, l'exйcution
de l'acte particulier. Nous accordons aussi les arguments en sens
contraire, car ils envisagent l'acte bon et l'acte mauvais par leur genre.
ARTICLE
6: UNE CIRCONSTANCE DONNE T-ELLE SON ESPECE AU PЙCHЙ, OU LE FAIT-ELLE PASSER A
UN AUTRE GENRE DE PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
72, article 9; IV Commentaire des Sentences D. 16, Question 3, article 2.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, le principe
de l'espиce est intrinsиque, et la circonstance extrinsиque, comme son nom mкme
l'indique. Une circonstance ne donne donc pas son espиce au pйchй. 2. Mais on peut dire
que ce qui est une circonstance pour un acte considйrй en son espиce naturelle donne
son espиce а l'acte dans la mesure oщ il est moral. - On objecte а cela que l'objet
est а l'acte en gйnйral ce que l'objet moral est а l'acte moral. Or l'objet
donne l'espиce а l'acte. Donc l'objet moral la donne а l'acte moral et non, par
consйquent, une circonstance. 3. De plus, le mкme
acte peccamineux a des circonstances variйes. Si donc c'est la circonstance qui
donne l'espиce au pйchй, il s'ensuit que le mкme pйchй appartiendra а des
espиces diffйrentes, ce qui est impossible. 4. De plus, ce qui
est dйjа constituй en une espиce ne reзoit pas d'espиce d'un autre йlйment, а
moins que la premiиre ne soit dйtruite. Or le vol est dйjа constituй dans une
espиce de pйchй, et l'adjonction de la circonstance, qui consiste а voler dans
un lieu sacrй, ou une chose sainte, ne supprime pas la premiиre espиce, parce
que c'est encore un vol. La circonstance dont on parle ne donne donc pas d'espиce
au pйchй, et pour la mкme raison, nulle autre non plus. 5. De plus, les
pйchйs paraissent se diversifier les uns des autres en raison de l'excиs ou du
dйfaut c'est ainsi que l'avarice s'oppose а la prodigalitй. Or l'excиs et le
dйfaut paraissent appartenir а une seule circonstance, qui est la quantitй. Les
autres circonstances ne diversifient donc pas les espиces des pйchйs. 6. De plus, tout
pйchй est volontaire, comme le dit saint Augustin. Or la volontй ne porte pas
sur une circonstance; ainsi, lorsque quelqu'un vole un vase d'or consacrй, il
ne s'occupe pas du caractиre consacrй, mais seulement de l'or. Cette circonstance
ne donne donc pas d'espиce au pйchй, et pour la mкme raison, les autres non
plus. 7. De plus, de ce qui
ne demeure pas mais passe aussitфt, on ne peut faire changer l'espиce possйdйe
d'abord. Or l'acte du pйchй ne demeure pas, mais passe aussitфt. Une
circonstance ne peut donc pas changer l'espиce d'un pйchй. 8. De plus, comme il
arrive qu'il y ait dйfaut en matiиre morale selon certaines circonstances, de
mкme dans le domaine de la nature; en effet, des monstres sont produits dans la
nature, parfois en raison de l'йtroitesse du lieu, parfois en raison de l'abondance
ou mкme de la dйficience de matiиre, et pour d'autres causes de cet ordre;
cependant, ce qui naоt est toujours identique selon l'espиce. Dans le domaine
moral non plus, les espиces des pйchйs ne se diversifient donc pas par dйfaut
de diverses circonstances. 9. De plus, c'est la
fin qui donne l'espиce dans le domaine moral, parce que c'est l'intention qui
fait juger l'acte moral bon ou mauvais. Or la circonstance n'est pas la fin.
Donc la circonstance ne donne pas l'espиce au pйchй. 10. De plus, le pйchй
s'oppose а la vertu. Or une circonstance en fait pas varier l'espиce de la
vertu: faire du bien а un clerc ou а un laпc relиve de la mкme vertu de
libйralitй ou de misйricorde. Donc une circonstance ne fait pas varier l'espиce
du pйchй. il. De plus, si une circonstance change l'espиce
du pйchй, il faut qu'elle aggrave le pйchй. Or parfois la circonstance mкme qui
paraоt changer l'espиce ne l'aggrave pas, par exemple si elle est ignorйe
ainsi, si quelqu'un s'unit а une femme mariйe sans savoir qu'elle est mariйe,
il commet un adultиre et, pourtant, le pйchй ne paraоt pas en devenir plus
grave, parce que ce qui n'a rien de volontaire n'a en rien raison de pйchй. Une
circonstance de ce genre ne change donc pas l'espиce du pйchй. 12. De plus, si la
circonstance prйcise d'avoir un rapport au sacrй donne une espиce au pйchй,
comme il y a lа un vol, il s'ensuit qu'il y a а la fois sacrilиge et vol et, de
la sorte, on commet deux pйchйs en un seul acte. Cela semble ne pas convenir. 13. De plus, comme le
dit le Philosophe dans l'Йthique VII, 8, l'action dans le domaine moral
est comme la conclusion dans le domaine spйculatif. Or une circonstance ne
change pas l'espиce de la conclusion, elle ne fait donc pas non plus changer l'espиce
de l'acte moral, Et de la sorte, elle ne donne pas son espиce au pйchй. 14. De plus, comme il
y a des actes moraux, il y a des actes qui relиvent de l'art; or une
circonstance ne fait pas changer l'espиce de l'acte de l'artisan, parce que,
quant а l'espиce de l'art, le lieu, le temps ou le motif pour lequel il fait un
couteau n'ont pas d'importance. Une circonstance ne fait donc pas non plus
changer l'espиce d'un acte moral. 15. De plus, on a
coutume de distinguer ce qui est mal selon le genre, en opposition а ce qui est
mal par les circonstances. Or le mal selon le genre appartient а l'espиce mкme
du pйchй, donc le mal qui vient des circonstances n'appartient pas а l'espиce
du pйchй. Une circonstance ne donne donc pas son espиce au pйchй. 16. De plus, une
circonstance, dans la mesure oщ elle est aggravante, rend le mal plus grand. Or
le plus et le moins ne changent pas l'espиce. Donc une cir constance aggravante
ne change pas l'espиce du pйchй. Cependant: 1. Le lieu est une
certaine circonstance. Or le lieu donne son espиce au pйchй, car on dit qu'il y
a sacrilиge si quelqu'un vole dans un lieu consacrй. Une circonstance donne
donc son espиce au pйchй. 2. De plus, si quelqu'un
s'unit а une femme mariйe, il commet un adultиre, ce qui constitue une certaine
espиce de pйchй. Or, que la femme soit libre ou mariйe, c'est une circonstance
de l'acte. Une circonstance donne donc son espиce au pйchй.
Rйponse: Pour apporter quelque clartй а cette
question, il faut considйrer trois choses: d'abord, d'oщ le pйchй tient son
espиce; deuxiиmement, ce qu'est une circonstance; et alors, en troisiиme lieu,
la maniиre dont la circonstance donne son espиce au pйchй pourra кtre
manifeste. Quant au premier point, il faut remarquer
que, puisque l'acte moral est un acte volontaire qui procиde de la raison, il
faut que l'acte moral reзoive son espиce selon quelque chose, dans l'objet, qui
est considйrй en relation а la raison; et c'est ainsi que l'on a dit dans la
question prйcйdente que s'il s'accorde avec la raison, ce sera un acte bon
selon son espиce, mais s'il est en dйsaccord avec la raison, ce sera un acte
mauvais selon son espиce. Or le fait de pas s'accorder avec la
raison, pour un objet considйrй, peut faire changer l'espиce du pйchй de deux
maniиres: d'une part matйriellement, de l'autre formellement. Matйriellement,
par opposition а la vertu, car les vertus sont d'espиces diffйrentes selon que
la raison trouve un milieu dans les diffйrentes matiиres; on a la justice, par
exemple, selon que la raison йtablit un milieu dans les йchanges, les
rйpartitions et les autres actions du mкme genre, la tempйrance selon qu'elle l'йtablit
dans les convoitises, la force dans les craintes et les actions audacieuses, et
ainsi de suite. Et il ne doit sembler inconvenant а
personne que les espиces des vertus se diversifient selon leurs diffйrentes
matiиres, alors que la diversitй de matiиre est habituellement cause de la
diversitй, non pas des espиces, mais des individus, parce que, mкme dans le
domaine de la nature, la diversitй de matiиre cause la diversitй des espиces,
lorsque cette diversitй de matiиre rйclame une diversitй de formes. De lа vient
que, dans le domaine moral aussi, il est nйcessaire que des vertus diffйrentes
par l'espиce portent sur des matiиres diffйrentes, dans les quelles la raison
trouve de diverses faзons le milieu; ainsi, dans les convoitises, elle trouve
le milieu en refrйnant; aussi la vertu qui s'applique а elles est plus proche
du manque que de la surabondance, comme le montre le nom mкme de tempйrance;
dans les actions audacieuses et les craintes, au contraire, ce n'est pas en
retenant mais plutфt en incitant que la raison trouve le milieu; aussi la vertu
qui s'applique dans ce domaine est plus proche de la surabondance que du
manque, comme le montre le nom mкme de force; et ainsi du reste. Ainsi, c'est aussi par opposition aux
vertus que les pйchйs sont d'espиces diffйrentes selon les diffйrentes
matiиres, ainsi l'homicide, l'adultиre et le vol. Et il ne faut pas dire qu'ils
sont d'espиces diffйrentes selon la diffйrence des prйceptes, mais ce sont
plutфt au contraire les prйceptes qui se distinguent selon la diffйrence des
vertus et des vices, parce que les prйceptes sont lа pour que nous agissions
selon la vertu et que nous йvitions les pйchйs. Mais si certains actes йtaient des pйchйs,
simplement parce qu'ils sont dйfendus, il serait alors conforme а la raison
que, pour eux, les pйchйs diffиrent selon l'espиce suivant la diffйrence des
prйceptes. Mais, comme il arrive que, touchant une mкme matiиre, alors qu'il y
a une seule vertu, il y ait des pйchйs divers par leur espиce, il faut en
second lieu considйrer de faзon formelle la diffйrence spйcifique des pйchйs,
dans la mesure oщ l'on pиche ou par surabondance ou par dйfaut; ainsi, la timiditй
diffиre de la prйsomption, et l'avarice de la prodigalitй ou selon diverses
circonstances, ainsi les espиces de gourmandise se distinguent selon ce qu'on a
en ce vers: "Avant l'heure, somptueusement, plus qu'il ne faut, avidement,
avec recherche". Ainsi donc, aprиs avoir exposй comment les
pйchйs diffиrent selon l'espиce, il faut considйrer ce qu'est une circonstance.
On appelle circonstance ce qui entoure l'acte, considйrй comme de l'extйrieur,
en dehors de la substance de l'acte. Cela provient d'une premiиre maniиre de la
cause, soit finale lorsque nous considйrons pourquoi on a agi, soit de l'agent
principal quand nous considйrons qui a agi, soit de l'instrument lorsque nous
considйrons par quel instrument ou par quels moyens on a agi. D'une autre maniиre,
cela vient de ce qui entoure l'acte comme йtant sa mesure, par exemple quand
nous considйrons oщ et quand cela se fait. D'une troisiиme maniиre, cela vient
de l'acte lui-mкme, soit que nous considйrions le mode d'agir, par exemple si
on a frappй avec ou sans ardeur, frйquemment ou une seule fois, soit que nous
considйrions l'objet ou la matiиre de l'acte, par exemple si on a frappй son
pиre ou un йtranger, soit encore l'effet qu'on a produit en agissant, par
exemple si en frappant on a blessй ou mкme tuй. Toutes ces circonstances sont
contenues dans ce vers: "Qui, quoi, oщ, par quels moyens, pourquoi,
comment, quand." En ce sens toutefois que, dans le "quoi"
soit inclus non seulement l'effet, mais aussi l'objet, en sorte que l'on
comprenne et "quoi" et "sur quoi". Aprиs avoir vu tout cela, il faut
considйrer que, de mкme que dans les autres domaines, une chose extrinsиque а l'йlйment
supйrieur est intrinsиque а l'йlйment infйrieur, ainsi le fait d'кtre
raisonnable est en dehors de la raison d'animal, et appartient cependant а la raison d'homme,
de mкme un facteur qui est une circonstance par rapport а un acte considйrй en
gйnйral, ne peut pas кtre appelй une circonstance par rapport а un acte
considйrй davantage en particulier; ainsi, si nous considйrons l'acte de
prendre de l'argent, il n'appartient pas а sa raison formelle que cet argent
soit а autrui, aussi cette appartenance а autrui se comporte comme une
circonstance vis-а-vis de l'acte ainsi considйrй; par contre, il est de la
raison de vo1 que l'argent soit а autrui, aussi ce n'est pas une circonstance
du vol. Cependant, il n'est pas nйcessaire que tout ce qui est en dehors de la
raison de l'йlйment supйrieur appartienne а celle de l'йlйment infйrieur; car,
de mкme que le fait d'кtre blanc n'appartient pas а la raison d'animal, de mкme
il n'appartient pas а la raison d'homme: aussi il a un rapport accidentel а l'un
et l'autre. Et de faзon semblable, il n'est pas nйcessaire que tout ce qui est
une circonstance d'un acte considйrй plus en gйnйral constitue une certaine
espиce parmi les actes, mais ce n'est le fait que de ce qui appartient de soi а
l'acte; or on a dйjа dit qu'une chose appartient de soi а l'acte moral en tant
qu'elle a un rapport de convenance ou d'opposition avec la raison. Si donc la circonstance
qui s'ajoute ne comporte aucune opposition spйciale avec la raison, elle ne
donne pas d'espиce а l'acte, par exemple se servir d'un objet blanc n'ajoute
rien qui regarde la raison; aussi le fait d'кtre blanc ne constitue pas une
espиce d'acte moral; mais se servir d'un objet qui appartient а autrui ajoute
un йlйment qui regarde la rai son: aussi cela constitue une espиce d'acte
moral. Mais il faut considйrer en dernier lieu qu'une
circonstance qui s'ajoute en ayant un rapport avec la raison peut constituer
une nouvelle espиce de pйchй de deux maniиres. D'une premiиre maniиre, de telle
sorte que l'espиce constituйe par la circonstance soit elle-mкme une espиce du
pйchй qu'on a considйrй d'abord en son acte plus gйnйral, que cette espиce de
pйchй soit constituйe de faзon formelle ou matйrielle; de faзon matйrielle,
ainsi si а ces mots: "se servir d'un objet qui appartient а autrui",
on ajoute "une femme mariйe", cela en fait un adultиre; ou de faзon
formelle, ainsi si je prends le bien d'autrui dans un lieu sacrй, cela devient
un sacrilиge, qui est une espиce du vol. Mais parfois, c'est une autre espиce
tout а fait diffйrente et sans lien avec le genre du pйchй qui est constituйe
par la circonstance; ainsi, si je vole le bien d'autrui pour pouvoir accomplir
un homicide ou pratiquer la simonie, l'acte est attirй vers une espиce de pйchй
tout а fait diffйrente. Et nous trouvons des choses semblables dans d'autres
domaines aussi. Car si, en plus du fait d'кtre colorй, on considиre le fait d'кtre
blanc, on a l'espиce de qualitй qu'on considйrait d'abord; mais si, en plus du
fait d'кtre colorй, on envisage le fait d'кtre doux, on a une autre espиce de
qualitй tout а fait diffйrente. La raison de cette diversitй, c'est que,
lorsque ce qu'on ajoute sert de soi а diviser ce а quoi on l'ajoute, il
constitue un de ses espиces; mais, quand il a un rapport accidentel avec lui,
il a bien son espиce propre, et celle-ci n'est pourtant pas une espиce de ce а
quoi on l'ajoute: parce que ce qui advient de maniиre accidentelle ne devient
pas un par soi avec ce а quoi il s'ajoute. Ainsi donc, la faзon dont une
circonstance peut constituer une espиce de pйchй est claire.
Solutions des objections: 1. Ce que l'on
considиre comme une circonstance, et comme extrinsиque par rapport а un acte
envisagй sous un certain aspect, peut кtre aussi considйrй comme intrinsиque
par rapport а l'acte envisagй sous un autre aspect, et lui donner son espиce. 2. De mкme que l'acte
en gйnйral reзoit son espиce de l'objet, ainsi l'acte moral reзoit son espиce
de l'objet moral, sans qu'il soit cependant exclu pour autant qu'il reзoive son
espиce par les circonstances, parce que, de par la circonstance, on peut
considйrer dans l'objet comme une condition nouvelle, par laquelle elle donne
son espиce а l'acte; par exemple, si je dis "prendre un objet qui ne m'appartient
pas dans un lieu sacrй", on considиre ici la condition de l'objet d'aprиs
la circonstance du lieu; et on a cette espиce de vol qu'est le sacrilиge par la
circonstance du lieu, et pourtant par la condition de l'objet. Et il est
nйcessaire que cela produise de mкme chaque fois qu'une espиce de pйchй
constituйe par une circonstance se rapporte au pйchй envisagй d'abord, comme
une espиce а son genre, comme le sacrilиge au vol, ou l'adultиre а la
fornication. Au contraire, lorsque l'espиce du pйchй venant de la circonstance
n'est pas une espиce du pйchй envisagй d'abord, mais est une autre espиce
diffйrente, on peut alors comprendre qu'une circonstance donne l'espиce, non en
tant que rйsulte d'elle une certaine condition touchant l'objet, mais en tant
que cette circonstance est considйrйe comme l'objet d'un autre acte qui s'adjoint;
ainsi, si quelqu'un commet l'adultиre pour voler, il s'ajoute une autre espиce
de pйchй en raison de l'acte d'intention tendant а une fin mauvaise, qui est l'objet
de l'intention; et de faзon semblable, si quelqu'un commet un acte qui ne
convient pas pendant un temps consacrй, ce temps consacrй qui est considйrй
comme une circonstance par rapport а cet acte inconvenant fait pendant sa
durйe, peut кtre considйrй comme objet par rapport а un autre acte qui s'adjoint,
qui consiste а mйpriser un temps consacrй. Et on peut dire autant dans les
autres cas. 3. Quand la
circonstance constitue une espиce qui se rapporte au pйchй envisagй d'abord,
comme une espиce а un genre subalterne (1), il ne s'ensuit pas que le mкme pйchй appartienne
а des espиces diverses кtre homme et кtre animal n'est pas appartenir а des
espиces diverses, parce que l'homme est vraiment ce qu'est l'animal; il en va
de mкme du sacrilиge et du vol. Mais si la circonstance constitue une autre
espиce diffйrente de pйchй, il en rйsulte que le mкme acte se trouve sous des
espиces diffйrentes de pйchйs. Et il n'y a pas d'inconvйnient, parce que l'espиce
d'un pйchй n'est pas l'espиce de l'acte selon sa nature, comme on l'a dit plus
haut, mais selon son кtre moral, qui se rapporte а la nature de l'acte comme la
qualitй а la substance, ou plutфt comme une certaine altйration de la qualitй
au sujet. De mкme donc qu'il n'y a pas d'inconvйnient а ce que le mкme corps
soit blanc et doux, espиces diverses de qualitй, ni que le mкme homme soit
aveugle et sourd, dйfauts diffйrents selon l'espиce, de mкme il n'y a pas d'inconvйnient
а ce que le mкme acte se trouve en diverses espиces de pйchй. (1) Genre
subalterne: genre de moindre universalitй par rapport а un genre premier; il s'agit
du genre le plus prochain. 4. Et ainsi la
rйponse а l'objection 4 est claire. 5. Toute diffйrence
entre les pйchйs ne se fait pas selon l'excиs et le dйfaut, mais selon la
diversitй de la matiиre, et le dйfaut ou l'excиs dans les diverses circonstances.
Et pourtant, l'excиs et le dйfaut ne s'йvaluent pas seulement selon la
quantitй, mais selon toutes les circonstances, parce que, que quelqu'un agisse
oщ il ne faut pas ou quand il ne faut pas et de mкme pour les autres
circonstances, il y aura excиs ou au contraire, il y aura dйfaut s'il manque en
l'une quelconque des circonstances йnoncйes plus haut. 6. Bien que la
volontй du voleur ne porte pas de faзon principale sur l'objet sacrй mais sur l'or,
elle se porte pourtant sur l'objet sacrй par consйquence: il prйfиre prendre un
objet sacrй que manquer d'or. 7. Lorsqu'on dit qu'une
circonstance change l'espиce du pйchй ou le fait passer а un autre genre, on ne
veut pas dire que l'acte qui existait d'abord dans une espиce soit repris а
nouveau et devienne d'une espиce diffйrente, mais qu'un acte qui, considйrй
sans circonstances, ne serait pas telle espиce de pйchй, a cette espиce de
pйchй avec l'adjonction de la circonstance. 8. Un dйfaut de
circonstance dans la nature ne change pas l'espиce substantiel le de la nature,
mais change l'espиce de difformitй, car autre est l'espиce d'un monstre causйe
par l'йtroitesse du lieu, et autre celle causйe par l'abondance de la matiиre.
Et de mкme dans notre question, comme on l'a dit. 9. L'acte moral ne
tient pas son espиce de la fin йloignйe, mais de la fin prochaine, qui est l'objet.
Or on a dit que la circonstance donne l'espиce dans la mesure oщ elle est l'objet
de l'acte, ou qu'il rйsulte d'elle une condition nouvelle touchant l'objet. 10. Mкme dans les
vertus, une circonstance fait passer dans une autre espиce, mais non toute
circonstance: faire de grands frais est un acte de magnificence, mais faire de
grands frais pour construire un temple est un acte de religion. 11. Toute
circonstance qui constitue une espиce de pйchй est nйcessairement aggravante,
parce que, s'il n'y avait pas pйchй sans cette circonstance, elle fait un pйchй
de ce qui n'en йtait pas un; et s'il y avait un pйchй, elle amиne plu sieurs
dйsordres peccamineux. Mais si une telle circonstance est absolument ignorйe, d'une
ignorance qui n'est pas fautive, elle ne constitue pas une espиce de pйchй а
parler formellement, mais matйriellement seulement; par exemple, si quelqu'un s'unit
а une femme mariйe qu'il ne croit pas telle, il commet certes ce qui est un
adultиre, mais non en tant qu'adultиre, puisque la forme de l'acte moral vient
de la raison et de la volontй. Or ce qui est ignorй n'est pas volontaire.
Aussi, s'il s'unissait а la femme d'un autre qu'il croirait кtre la sienne, il
serait sans pйchй, comme lorsque Lia fut introduite auprиs de Jacob а la place
de Rachel. 12. Si une
circonstance constitue une espиce qui est, vis-а-vis du pйchй envisagй d'abord,
comme une de ses espиces, comme l'adultиre par rapport а la fornication, il n'y
a pas deux pйchйs mais un seul, de mкme que Socrate ne possиde pas deux
substances du fait qu'il est homme et animal. Mais si une circonstance
constitue une espиce de pйchй diffйrente, il y aura bien un seul pйchй en
raison de la substance unique de l'acte, mais il sera multiple en raison des
nombreuses dйformations du pйchй, comme un fruit est une chose unique, а cause
de l'unitй du sujet, mais multiple en raison de la diversitй de la couleur et
de la saveur. 13. Une ressemblance
entre la conclusion et l'action morale se remarque quand au fait que, de mкme
que l'acte du syllogisme se termine а la conclusion, ainsi le mouvement de la
raison dans le domaine moral se termine а l'oeuvre; mais il n'y a pas
ressemblance selon tous les points de vue. En effet, les opйrations morales
portent sur des cas singuliers, dans lesquels on envisage les diverses
circonstances, alors que les conclusions, dans les questions spйculatives,
proviennent de l'abstraction des cas singuliers. Et cependant, mкme les
conclusions varient en raison de certaines circonstances qui touchent а la
nature du syllogisme: les conclusions se comportent diffйremment en matiиre
nйcessaire et en matiиre contingente et, dans les diffйrentes sciences, le mode
des conclusions est divers. 14. Les actions de l'art
elles-mкmes varient selon les diverses circonstances qui appartiennent а la
nature de l'art: c'est d'une faзon diffйrente que l'ouvrier construit une maison
en pierre ou en terre, et aussi dans telle rйgion et dans telle autre. Mais il
faut remarquer que certaines circonstances appartiennent а la rai son d'acte
moral, sans appartenir а la raison d'art, et inversement. 15. Lorsqu'on
distingue le mal qui vient d'une circonstance par opposition au mal selon le
genre, on dit que le mal qui vient d'une circonstance est certes aggravant,
mais qu'il ne fait pas passer а un autre genre de pйchй. 16. Le plus et le
moins rйsultent parfois de formes diverses, et dans ce cas, ils font changer l'espиce,
comme si nous disons que le rouge est plus colorй que le jaune; mais parfois,
ils rйsultent d'une participation diverse de la mкme et unique forme, et alors
ils ne font pas changer l'espиce, comme si on dit qu'une chose est plus blanche
qu'une autre.
ARTICLE
7: UNE CIRCONSTANCE AGGRAVE T-ELLE LE PЙCHЙ SANS LUI DONNER SON ESPИCE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
73, article 7; IV Commentaire des Sentences D. 16, Question 3, article 2.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, le pйchй
tient sa malice de l'aversion de Dieu. Or la circonstance se tient du cфtй de
la conversion au crйй. Donc une circonstance n'aggrave pas la malice du pйchй. 2. De plus, si une
circonstance a en elle-mкme quelque malice, elle constitue une espиce de pйchй;
mais si elle n'a pas en elle-mкme une certaine malice, il n'y a aucune raison
pour qu'elle aggrave le pйchй. Il ne peut donc y avoir une circonstance
aggravante qui ne donne une espиce au pйchй. 3. De plus, Denys dit
que le bien tient а l'intйgritй de la chose, mais que le mal vient de chaque
dйfaut particulier. Or, en toute circonstance, on considиre un dйfaut
particulier. Il y a donc une certaine espиce de mal et de pйchй selon chaque circonstance
aggravante. 4. De plus, toute
circonstance aggravante introduit une diffйrence dans la mali ce qui, d'une
certaine maniиre, est la substance du pйchй en tant que pйchй. Or l'йlйment qui
introduit une diffйrence dans la substance change l'espиce. Toute circonstance
aggravante change donc l'espиce du pйchй. 5. De plus, c'est par
les mкmes choses que nous croissons et que nous sommes: nous croissons par ce
dont nous nous nourrissons et nous nous nourris sons des йlйments dont nous
sommes faits, comme le dit la Gйnйration II, 8. Si donc la malice du pйchй s'accroоt
par une circonstance aggravante, il semble que, par cette mкme circonstance,
une espиce nouvelle de pйchй ait l'кtre. 6. De plus, vertu et
vice s'opposent. Or toute vertu est constituйe en son espиce par les
circonstances: en effet, affronter des йvйnements terribles comme il faut, oщ
il faut et quand il faut, et de mкme pour les autres circonstances, est le fait
de la force. Le pйchй reзoit donc aussi son espиce selon chaque circonstance. 7. De plus, le pйchй
tient son espиce de l'objet. Or l'objet varie en bontй et malice en raison de n'importe
quelle circonstance, du moins aggravante. Toute circonstance aggravante donne
donc une espиce au pйchй. 8. De plus, sur des
cas semblables, le jugement est le mкme. Or certaines circonstances donnent
toujours une espиce au pйchй, comme l'objet qu'on nomme "quoi", et la
fin qui est signifiйe par le terme "pourquoi" dans le vers dйjа citй.
Donc, pour une raison semblable, toutes les autres circonstances, lorsqu'elles
aggravent le pйchй, lui donnent une espиce. Cependant: Voler beaucoup est plus grave que voler
peu et, pourtant, ce n'est pas une autre espиce de pйchй. Toute circonstance
aggravante ne change donc pas l'espиce du pйchй.
Rйponse: Une circonstance se comporte de trois
maniиres а l'йgard de l'acte du pйchй. Parfois en effet, elle ne change pas l'espиce
ni n'apporte d'aggravation, ainsi frapper un homme revкtu d'un habit blanc ou
rouge. Parfois, elle constitue l'espиce du pйchй, soit que l'acte auquel s'adjoint
la circonstance soit indiffйrent par son genre, comme lorsque quelqu'un ramasse
une paille а terre pour mйpriser autrui, soit que l'acte soit bon par son
genre, comme lorsque quelqu'un fait l'aumфne en vue de la louange des hommes,
soit qu'il soit mauvais par son genre et que la circonstance y ajoute une autre
espиce de malice, comme lorsque quel qu'un vole un objet sacrй. Mais parfois,
elle aggrave bien le pйchй, mais sans constituer une espиce spйciale de pйchй,
comme lorsque quelqu'un vole beau coup. Et la raison de cette diversitй, c'est que
si la circonstance qui s'ajoute а l'acte est indiffйrente par rapport а la
raison, elle ne donne pas d'espиce au pйchй, ni ne l'aggrave: il n'importe en
rien а la raison que celui qui est frappй porte tel ou tel vкtement. Si par
contre la circonstance implique une certaine diffйrence du point de vue de la
raison, ou elle comporte un йlйment qui s'oppose а la raison directe ment et
par soi, et alors elle donne une espиce au pйchй, ainsi prendre le bien d'autrui;
ou ce n'est pas directement et par soi qu'elle comporte quelque chose qui s'oppose
а la raison, mais en relation avec ce qui, directement et par soi, s'oppose а
la raison, elle a une certaine opposition а la raison; ainsi prendre quelque
chose en grande quantitй ne dit rien qui s'oppose а la raison, mais prendre le
bien d'autrui dit une plus grande opposition а la raison; aussi cette
circonstance aggrave-t-elle le pйchй, en tant qu'elle vient dйterminer la
circonstance qui donnait son espиce au pйchй. Et il ne peut y avoir de quatriиme
hypothиse, en sorte qu'une circonstance donnerait une espиce au pйchй sans l'aggraver,
comme on l'a dit plus haut.
Solutions des objections: 1. La conversion dйs
vers le bien changeant est cause de l'aversion, et c'est pourquoi les
circonstances qui se tiennent du cфtй de la conversion peu vent ajouter а la
malice qui vient de l'aversion. 2. La circonstance
qui aggrave le pйchй sans lui donner d'espиce ne contient pas de soi de malice,
mais elle vient dйterminer une autre circonstance qui contient la malice. 3. Un dйfaut, en n'importe
quelle circonstance, peut causer une espиce de pйchй, mais on ne trouve pas
toujours ce dйfaut en toute circonstance prise en soi, mais parfois, en l'une
par rapport а une autre. 4. Une circonstance
aggravante ne change pas toujours l'espиce de malice, mais parfois, sa seule
quantitй. 5. De mкme que ce
dont nous nous nourrissons et qui nous fait croоtre ne constitue pas toujours
une substance nouvelle, mais parfois conserve ou augmente la substance qui
prйexistait, de mкme il n'est pas nйcessaire que les circonstances causent
toujours une nouvelle espиce de pйchй, mais parfois, elles aggravent l'espиce
prйexistante. 6. De mкme que la
vertu a d'une certaine faзon son espиce par les circonstances qui sont
requises, de mкme le pйchй par dйfaut d'une circonstance requise. Ce n'est
cependant pas n'importe quelle circonstance qui cause ce dйfaut peccamineux,
puisque certaines sont indiffйrentes, et que certaines viennent en dйterminer d'autres. 7. Une circonstance
aggravante cause, il est vrai, un certain changement de malice en ce qui
concerne l'objet, pas toujours un changement d'espиce, mais parfois seulement
un changement quantitatif. 8. Dans un objet, il
faut envisager de multiples conditions; et rien n'empкche que ce qui est
considйrй comme l'objet en une condition soit considйrй une circonstance dans
une autre, qui tantфt donne une espиce au pйchй et tantфt non. Ainsi, le bien d'autrui
est l'objet propre du vol, lui donnant son espиce; ce bien d'autrui peut кtre
aussi en quantitй importante, et cette circonstance ne donne pas son espиce au
pйchй, mais l'aggrave seulement; ce bien d'autrui peut кtre aussi consacrй, et
cette circonstance constitue une espиce nouvelle de pйchй; ce bien d'autrui
peut кtre aussi blanc ou noir, et cette circonstance sera indiffйrente du cфtй
de l'objet, ni aggravante, ni non plus constituant une espиce. Il faut en dire
autant de la fin, parce que la fin prochaine s'identifie avec l'objet, et il
faut dire d'elle ce que l'on a dit de l'objet; quant а la fin йloignйe, elle
est considйrйe comme une circonstance.
ARTICLE
8: UNE CIRCONSTANCE PEUT-ELLE AGGRAVER А L'INFINI LE PЙCHЙ, AU POINT DE
TRANSFORMER UN PЙCHЙ DE VЙNIEL EN MORTEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-lIae, Question
88, article 5; IV Commentaire des Sentences D. 16, Question 3, article 2;
De Malo, Question 7, article 4.
Objections: Il semble que oui. 1. Adam, en effet,
dans l'йtat d'innocence, n'a pu pйcher vйniellement. Donc tout pйchй pour lui
eыt йtй mortel. Mais ensuite, tout pйchй ne fut pas pour lui mortel. Et toute
la diversitй tient ici а la circonstance de personne. Donc une circonstance
aggrave а l'infini. 2. De plus, c'est une
plus grande faute de rendre peccamineux ce qui ne l'est pas que de rendre
mortel ce qui est vйniel. Or c'est ce que fait une circonstance faire du commerce, en effet, n'est pas un
pйchй et nйanmoins, ce l'est pour un clerc, en raison de la circonstance de
personne. A bien plus forte raison donc, une circonstance peut rendre mortel ce
qui est vйniel. 3. De plus, s'enivrer
une fois est pйchй vйniel. Mais, comme on le dit, s'enivrer de nombreuses fois
est pйchй mortel. Donc cette circonstance du nombre de fois rend mortel le
pйchй vйniel. 4. De plus, le pйchй
commis par vйritable malice est dit irrйmissible, et non vйniel; donc une
circonstance aggrave а l'infini. 5. De plus, saint
Jйrфme dit que des sottises dans la bouche du laпc sont des sottises mais que,
dans la bouche du prкtre, ce sont des blasphиmes. Or le blasphиme est de sa
nature un pйchй mortel. Donc la circonstance de personne fait d'un pйchй vйniel
un pйchй mortel. Cependant: Une circonstance est au pйchй ce que l'accident
est au sujet. Or, dans un sujet fini, il ne peut y avoir d'accident infini. Une
circonstance ne peut donc donner au pйchй une gravitй infinie, qui est celle du
pйchй mortel.
Rйponse: Comme on l'a dit, une circonstance
aggravante constitue parfois une nouvelle espиce de pйchй, et parfois non. Or il est йvident que pйchй vйniel et
pйchй mortel n'appartiennent pas а la mкme espиce, car de mкme que certains
actes sont bons par leur genre et certains autres mauvais par leur genre, de
mкme certains pйchйs sont par leur genre vйniels, et d'autres, par leur genre,
mortels. Par consйquent, une circonstance qui aggrave le pйchй au point de
constituer une nouvelle espиce, peut constituer une espиce de pйchй mortel, et
dans ce cas, elle l'aggrave а l'infini, comme par exemple si quelqu'un profиre
une parole drфle pour provoquer а la luxure ou а la haine. Mais si la
circonstance est aggravante sans constituer une espиce nouvelle de pйchй, elle
ne peut l'aggraver а l'infini en faisant de ce pйchй vйniel un mor tel, parce
que la gravitй qui vient de l'espиce du pйchй l'emporte toujours sur celle qui
vient d'une circonstance qui ne constitue pas une espиce de pйchй.
Solutions des objections: 1. Lorsqu'on dit qu'Adam
n'a pu pйcher vйniellement, ce n'est pas parce que ce qui, pour nous, est pйchй
vйniel, eыt йtй pour lui pйchй mortel. C'est que ces fautes pour nous
vйnielles, il n'a pu les commettre avant de pйcher mortelle ment. S'il ne s'йtait
en effet dйtournй de Dieu par le pйchй mortel, il n'aurait pu se trouver en lui
aucune dйficience, qu'elle soit de l'вme ou du corps. 2. Une circonstance
qui fait un pйchй de ce qui ne l'est pas constitue l'espиce du pйchй. Et une
telle circonstance peut encore rendre mortel ce qui est vйniel. 3. S'enivrer de
nombreuses fois n'est pas une circonstance constituant l'espиce du pйchй. C'est
pourquoi, de mкme que s'enivrer une seule fois est pйchй vйniel, de mкme aussi
s'enivrer de nombreuses fois, а considйrer l'acte en lui-mкme. Par accident
cependant, et de maniиre dispositive, s'enivrer frйquemment peut кtre pйchй
mortel, par exemple si, par l'habitude, on arrivait а mettre son plaisir а s'enivrer,
au point de se le proposer au mйpris mкme du prйcepte divin. 4. Pйcher par
vйritable malice, c'est pйcher par choix, c'est-а-dire de faзon volontaire et
en connaissance de cause. Et cela se produit de deux maniиres d'une part,
lorsque quelqu'un repousse de soi ce qui pouffait le retenir de pйcher, par
exemple l'espoir du pardon ou la crainte de la justice divine, et une telle cir constance constitue l'espиce du pйchй
contre l'Esprit Saint et qui est dit irrйmissible. Cela peut se produire d'autre
part par la seule inclination de l'habitus: une telle circonstance ne constitue
pas l'espиce et ne fait pas d'un pйchй vйniel un pйchй mortel: en effet, il n'y
a pas pйchй mortel pour quiconque prononce volontairement et sciemment une
parole oiseuse. 5. La circonstance de
personne, mкme si elle aggrave, ne rend pas mortel ce qui est vйniel, а moins
qu'elle ne constitue l'espиce du pйchй, par exemple si un prкtre agit
contrairement au prйcepte donnй aux prкtres, ou contre son voeu. La parole de
saint Jйrфme doit s'entendre par maniиre d'exagйration, ou encore selon l'occasion,
les sottises dans la bouche du prкtre pouvant кtre pour d'autres occasion de
blasphиme.
ARTICLE
9: TOUS LES PЙCHЙS SONT-ILS ЙGAUX?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-Ilae, Question
73, article 2; II Commentaire des Sentences D. 42, Question 2, article 5;
III Contra Gentiles chapitre 139. Objections: Il semble que oui. 1. Il est dit en
effet dans l'Йpоtre de saint Jacques 2, 10: "Quiconque observe toute la
loi, mais manque sur un point, devient coupable en tous", et saint Jйrфme,
commentant le passage de l'Ecclйsiaste 9, 18 oщ il est dit: "Celui qui
manque sur un point perd beaucoup de biens", dйclare que celui qui est
soumis а un seul vice l'est а tous. Mais, en dehors du tout, il n'y a rien.
Donc personne ne peut pйcher davantage que celui qui se livre а un seul pйchй,
et ainsi tous les pйchйs sont йgaux. 2. De plus, le pйchй
est la mort de l'вme. Or, pour ce qui est du corps, une mort n'est pas plus
grande qu'une autre, parce que tout mort est йgalement mort. Donc un pйchй n'est
pas non plus grand qu'un autre. 3. De plus, la peine
correspond а la faute. Or, en enfer, il y aura une seule peine pour tous les
pйchйs, conformйment а ce que dit Isaпe 24, 22: "Ils seront rassemblйs
comme en un faisceau unique, enfermйs en prison." Donc la gravitй de tous
les pйchйs est elle aussi identique. 4. De plus, pйcher n'est
rien d'autre que transgresser la rиgle de la raison ou de la loi divine. Mais,
si un juge interdit а quelqu'un de franchir une limite dйterminйe, le fait qu'il
outrepasse de peu ou de beaucoup la limite fixйe est sans importance du point
de vue de la transgression. Donc, pour ce qui est de la transgression du pйchй,
quel que soit l'acte commis, il n'y a pas de diffйrence, du moment que n'est
pas observйe la rиgle de la raison et de la loi divine. 5. De plus, l'infini
n'est pas plus grand que l'infini. Or tout pйchй mortel est infini, puisqu'il s'oppose
au Bien infini qu'est Dieu, et c'est pourquoi il mйrite une peine elle aussi
infinie. Donc un pйchй mortel n'est pas plus grand qu'un autre. 6. De plus, le mal
signifie une privation de bien. Mais tout pйchй mortel prive йgalement de la
grвce, ne laissant rien subsister de celle-ci. Donc tous les pйchйs mortels
sont йgaux. 7. De plus, on parle
de plus et de moins par rapport а quelque absolu: ainsi, une chose est dite
plus ou moins blanche par rapport а ce qui est blanc absolu ment. Mais rien n'est
mauvais absolument au point de manquer de bontй en tout. Donc il n'y a pas de
mal qui soit plus ou moins qu'un autre. Et ainsi tous les pйchйs sont йgaux. 8. De plus, les
pйchйs s'opposent aux vertus. Or les vertus sont toutes йgales: aussi est-il
dit dans l'Apocalypse 21, 16 que les cфtйs de la citй sont йgaux. Donc tous les
pйchйs sont йgaux eux aussi. 9. De plus, si un
pйchй est plus grave qu'un autre, il s'ensuit que le pйchй com mis en matiиre
importante serait plus grave que celui commis en matiиre lйgиre, comme si l'on
disait que voler beaucoup est faute plus grave que de voler peu. Mais cela n'est
pas vrai, car il s'ensuivrait que celui qui commet une faute moindre en
commettrait aussi une plus grande: il est dit en effet en saint Luc 16, 10: "Celui
qui pratique l'iniquitй dans les petites choses la pratique aussi dans les
grandes." Un pйchй n'est donc pas plus grave qu'un autre. 10. De plus, le pйchй
consiste а se dйtourner du Bien immuable pour se tourner vers un bien passager.
Mais de tels mouvements ne supportent pas le plus et le moins, car l'вme, йtant
une rйalitй simple, se tourne tout entiиre vers quoi elle se tourne, et tout
entiиre se dйtourne de quoi elle se dйtourne. Donc un pйchй n'est pas plus
grave qu'un autre. 11. De plus, saint
Augustin dit, dans le traitй de la Trinitй, que la grandeur du remиde
montre la grandeur du pйchй de l'homme, puisqu'il a dы кtre dйtruit par la mort
du Christ. Mais c'est le mкme remиde qui vaut pour tous les pйchйs. Donc tous
les pйchйs sont aussi graves. 12. De plus, comme le
dit Denys dans les Noms Divins IV, 30, le bien tient а l'intйgritй de la
chose, le mal а des dйficiences particuliиres. Or chaque dйficience dйtruit
cette intйgritй, et donc enlиve toute raison de bien. Donc un pйchй n'est pas
plus grave qu'un autre. 13. De plus, la vertu
est une rйalitй simple, puisque c'est une certaine forme. Si donc elle est
dйtruite, elle l'est entiиrement. Mais c'est lа le mal du pйchй, de dйtruire la
vertu. Donc tous les pйchйs sont quant au mal а йgalitй, puisque chacun dйtruit
йgalement la vertu. 14. De plus, c'est
une mкme cause qui fait que quelque chose est tel et l'est davantage; si donc
le blanc est une couleur dissociante de la vision, ce qui est plus blanc le
sera davantage. Mais un acte a raison de pйchй, selon qu'il se dйtourne de
Dieu. Et comme ceci est commun а tous les pйchйs, tous seront йgaux. 15. De plus, plus la
personne offensйe est de rang йlevй, plus le pйchй est grave ainsi celui qui
frappe le roi pиche plus gravement que celui qui frappe un soldat. Mais en tout
pйchй, celui qui est mйprisй est unique et le mкme, а savoir Dieu. Donc tous
les pйchйs sont йgaux. 16. De plus, le genre
est participй par ses espиces de faзon йgale. Or tous les pйchйs sont du genre
pйchй. Donc tous sont йgaux, et tous les pйcheurs le sont а йgalitй. 17. De plus, le mal
dit privation du bien, et la quantitй d'une privation peut s'йvaluer а ce qu'elle
laisse demeurer aprиs elle. Or ce qui demeure de bon aprиs chaque pйchй est
identique demeurent en effet la nature mкme de l'вme et le libre arbitre par
lequel l'homme peut choisir entre le bien et le mal. Donc un pйchй n'est pas
plus mal qu'un autre. 18. De plus, les
circonstances sont pour la vertu comme des diffйrences substantielles. Mais si
une diffйrence substantielle est supprimйe, toutes le sont, parce que le sujet
est dйtruit. Comme tout pйchй supprime une circonstance de la vertu, il les
supprime toutes, et ainsi, un pйchй ne sera pas plus grave qu'un autre. Cependant: 1. Il y a cette
parole en saint Jean 19, 11: "Aussi celui qui m'a livrй а toi porte un
plus grand pйchй." 2. De plus, selon
saint Augustin le dйsir est la cause du pйchй. Or tous les dйsirs ne sont pas
йgaux. Tous les pйchйs ne sont donc pas йgaux.
Rйponse: Ce fut l'opinion des Stoпciens d'affirmer
que tous les pйchйs йtaient йgaux. De lа est dйrivйe l'opinion de certains
hйrйtiques rйcents qui affirment qu'il n'y a nulle inйgalitй, ni parmi les
pйchйs, ni parmi les mйrites, et de faзon semblable, ni parmi les rйcompenses,
ni parmi les chвtiments. Or les Stoпciens furent entraоnйs а
professer cette opinion parce qu'ils estimaient qu'il suffisait, pour qu'une
action ait raison de pйchй, qu'elle se situe en dehors de la rиgle de la raison;
ainsi, il est йvident que l'adultиre est un pйchй, non parce que s'unir а une
femme serait de soi un mal, mais parce que cela se fait en dehors de la rиgle
de la raison; et de toute йvidence, il en va de mкme dans les autres domaines.
Or le cas est le mкme si l'on parle d'agir en dehors de la loi divine, pour ce
qui est de cette question car, dans les deux cas, il s'agit d'une certaine
privation. Or la privation ne paraоt pas souffrir de plus et de moins. Aussi,
si une action est mauvaise par la privation d'un йlйment, il ne semble pas qu'il
y ait de diffйrence а faire, de quelque maniиre qu'elle se produise, du moment
qu'il y a privation. Ainsi, si un juge a fixй une limite prйcise а quelqu'un,
peu importe si celui-ci l'a dйpassйe beaucoup ou peu. Et ils disaient de mкme
que, du moment que quelqu'un a outrepassй la rиgle de la raison en pйchant, la
faзon dont il l'a fait ou la cause pour laquelle il a agi n'importent pas,
comme si pйcher n'йtait rien d'autre que dйpasser les limites fixйes. Par consйquent, le principe de solution de
cette question doit se prendre en considйrant comment il est possible ou non de
trouver du plus ou du moins dans ce qu'on йnonce par maniиre de privation. Il faut donc remarquer qu'il existe une
double privation: l'une est la privation pure, comme les tйnиbres, qui ne
laissent rien de la lumiиre, et la mort, qui ne laisse rien de la vie; par
contre, il existe une autre privation qui n'est pas pure, mais qui laisse
quelque chose: ce n'est donc pas seulement une privation, mais encore un
contraire, comme la maladie qui ne retire pas la santй dans sa totalitй, mais
seulement pour une part; et tel est aussi le cas de la laideur, de la
dissemblance, de l'inйgalitй et de la faussetй et de toutes les choses
semblables. Et il semble que les privations de ce
genre diffиrent des premiиres en ceci que les premiиres sont comme en йtat de
corruption, tandis que les secondes signifient comme un acheminement vers la
corruption. Du fait donc que, dans les premiиres privations, il y a privation
totale, et que ce qui est dit positivement ne relиve pas de la raison de privation,
peu importe, en ces privations, pour quelles causes ou de quelles maniиres il y
a privation, pour а partir de lа, dire qu'on est plus ou moins privй: celui qui
meurt frappй d'une seule blessure n'est pas moins mort que celui qui meurt
frappй de deux ou trois, et la maison n'est pas moins obscure si la chandelle
est voilйe par un seul cache ou par deux ou trois. Par contre, dans les
secondes privations, la privation n'est pas totale, et ce qui est dit
positivement est de la raison de ce qu'on dit privativement; c'est pourquoi de
telles privations admettent le plus et le moins, selon la variation de ce qu'on
affirme positivement; ainsi, la maladie est dite plus grave si la cause qui
retire la santй est plus grave ou multiple; et il en va de mкme pour la laideur
et la dissimilitude, et pour les choses de ce genre. Il faut donc considйrer une certaine
diffйrence entre les pйchйs. Les pйchйs d'omission, en effet, а proprement
parler, consistent dans la seule privation du prйcepte qui est omis, comme on l'a
montrй plus haut: aussi, dans le pйchй d'omission, la condition de l'acte qui
vient s'adjoindre, du fait qu'il est accidentel, ne rend pas ce pйchй d'omission
а proprement parler plus grave ou moins grave; ainsi, si on ordonne а quelqu'un
d'aller а l'йglise, on ne considиre pas dans le pйchй d'omission la proximitй
ou l'йloignement de l'йglise, du moment qu'il ne va pas а l'йglise, si ce n'est
d'un point de vue accidentel, dans la mesure oщ la diffйrence tenant а cette
circonstance comporterait un mйpris plus ou moins marquй. Cela n'йtablit pas
pour autant l'йgalitй de tous les pйchйs d'omission, parce que les prйceptes
sont inйgaux, soit en raison de l'autoritй diverse de celui qui les йdicte,
soit en raison de la diversitй de leur dignitй ou de leur caractиre nйcessaire.
Par contre, le pйchй de transgression consiste en la difformitй d'un acte,
difformitй qui, certes, ne supprime pas dans sa totalitй l'ordre de la raison
mais seulement pour une part; par exemple, si quelqu'un mange quand il ne le
doit pas, reste qu'il mange lа oщ il le doit et en raison de quoi il le doit.
Et il n'est pas possible que tant que l'acte subsiste, son rapport а la raison
soit tout а fait supprimй; aussi le Philosophe dit-il dans l'Йthique IV,
13 que si le mal est total, il devient insupportable et se dйtruit lui-mкme. De
mкme donc que toute difformitй corporelle n'est pas йgale, mais que l'une est
plus grande que l'autre, dans la mesure oщ il y a privation plus importante de
ce qui a trait а la beautй ou d'un йlйment plus important, de la mкme maniиre,
toute difformitй ou tout dйsordre d'un acte ne sont pas йgaux, mais l'un est
plus grand que l'autre. Aussi tous les pйchйs non plus ne sont pas
йgaux.
Solutions des objections: 1. La parole de saint
Jacques ne doit pas кtre comprise au sens oщ celui qui manque а un prйcepte de
la loi seulement encourrait une culpabilitй aussi grande que s'il les avait
transgressйs tous: elle signifie qu'il est coupable d'une certaine maniиre d'avoir
mйprisй tous les prйceptes, par mйpris non de tous, mais d'un seul. Celui qui
mйprise en effet un seul prйcepte les mйprise tous, pour autant qu'il mйprise
Dieu de qui tous les prйceptes tirent leur autoritй. Aussi l'apфtre ajoute-t-il
aussitфt: "Celui qui a dit: tu ne tueras pas, a dit aussi: tu ne com mettras
pas l'adultиre." Et il faut comprendre de mкme la parole de saint Jйrфme. 2. La mort de l'вme,
c'est la privation de la grвce par laquelle l'вme йtait unie а Dieu; or cette
privation de la grвce n'est pas essentiellement la faute elle-mкme, mais l'effet
de la faute et sa peine, comme on l'a dit plus haut dans la question sur le
mal. Il en rйsulte que le pйchй est appelй mort de l'вme, non pas par essence,
mais а titre de cause; mais par essence, le pйchй est un acte difforme ou
dйsordonnй. 3. Dans le supplice
des damnйs, il y a un йlйment commun а tous, qui corres pond au mйpris de Dieu,
а savoir la privation de la vue de Dieu et la perpйtuitй de la peine, et c'est
а ce point de vue-lа qu'on les dit "rassemblйs en un unique faisceau";
il y a aussi un йlйment selon lequel ils diffиrent, qui fait que certains sont
tourmentйs plus que d'autres, et sous cet aspect, on dit en saint Matthieu 13,
30 qu'on les ramasse comme les gerbes d'ivraie pour les brыler. 4. Celui qui franchit
la ligne qui lui a йtй prescrite comme limite par le juge ne pиche que parce qu'il
ne se tient pas en deза de la limite а lui fixйe et, de la sorte, son pйchй est
directement un pйchй d'omission. Mais s'il lui йtait directe ment enjoint de ne
pas marcher, il est йvident que, plus il avancerait en marchant, plus il serait
puni gravement. Ou on peut rйpondre autrement que dans les actions qui ne sont
mauvaises que parce que dйfendues, celui qui n'observe pas le prйcepte supprime
totalement ce а quoi il est tenu; mais dans les actions qui sont mauvaises par
elles-mкmes, et non pas simplement parce que dйfendues, le bien auquel s'oppose
le mal n'est pas supprimй en sa totalitй, aussi pиche-t-on d'autant plus
gravement qu'on le supprime davantage. 5. Du Bien infini, on
se dйtourne par un acte fini; le pйchй est donc essentiellement fini, bien qu'il
ait un certain rapport au Bien infini. 6. Le pйchй n'est
pas, dans son essence, privation de la grвce: il l'est par maniиre de cause,
comme il l'a йtй dit. 7. Dans les
privations, on ne parle pas de plus et de moins selon qu'on se rap proche du
terme, mais plutфt selon qu'on s'en йloigne. C'est pourquoi le Philosophe
prouve en ce mкme endroit que, du fait qu'il y a du plus ou moins faux, il y a
le vrai absolu. Donc, pour qu'il y ait du plus ou moins dans le mal, il n'est
pas requis qu'il y ait quelque mal absolu, mais qu'il y ait un bien absolu. 8. Toutes les vertus
sont йgales, non pas quantitativement, puisque l'Apфtre, dans la Premiиre йpоtre
aux Corinthiens 13, 13, dit que la charitй est plus grande, mais
proportionnellement, dans la mesure oщ chacune se comporte de faзon йgale
vis-а-vis de son acte propre; c'est comme si on disait que tous les doigts de
la main sont йgaux proportionnellement, non pas en quantitй. Or les pйchйs ne
sont pas йgaux, pas mкme proportionnellement, parce qu'ils ne dйpendent pas d'une
cause unique comme les vertus, qui dйpendent toutes de la prudence ou de la
charitй, alors que les racines des pйchйs sont diverses. 9. Le pйchй commis en
matiиre plus importante est plus grand: c'est pourquoi voler un bien supйrieur
est un pйchй plus grave, parce qu'il s'oppose davantage а l'йgalitй de la
justice. Quant а la parole du Seigneur, elle ne signifie pas que celui qui
commet une iniquitй moindre en commettrait une plus grande: beau coup, en
effet, disent une parole oiseuse qui ne diraient pas un blasphиme; mais il faut
comprendre qu'il est plus facile d'observer la justice dans les petites choses
que dans les grandes, et donc que celui ne l'observe pas dans les petites ne l'observerait
pas non plus dans les grandes. 10. Bien que l'вme
soit simple dans son existence, elle est multiple dans ses potentialitйs, non
seulement en tant qu'elle est douйe de multiples puissances, mais parce que,
selon une mкme et unique puissance, elle se rapporte а de multiples objets et
peut se porter vers eux de multiples maniиres. Il n'est donc pas nйcessaire qu'il
y ait йgalitй dans tous ses mouvements d'aversion et de conversion. 11. Il a fallu
remйdier а tous les pйchйs mortels par la mort du Christ, а cause de la gravitй
qui leur vient du mйpris du Bien infini; rien cependant n'empкche que Dieu soit
plus mйprisй par un pйchй que par l'autre. 12. Tout pйchй
supprime l'intйgritй du bien, mais non le bien tout entier: au contraire, l'un
le fait plus, l'autre moins, comme il a йtй dit. 13. Le pйchй s'oppose
directement а l'acte vertueux, pour lequel de nombreuses circonstances sont
requises. En outre, les vertus sont diverses, et l'une est plus grande que les
autres. Il n'est donc pas nйcessaire que tous les pйchйs soient йgaux. 14. L'argument
vaudrait si le pйchй йtait uniquement une privation; mais parce qu'il comporte
dans sa notion quelque chose de positif, il est susceptible de plus et de
moins, comme on l'a dit. 15. La grandeur du
mйpris ne se mesure pas seulement du point de vue de celui qui est offensй,
mais encore du point de vue de l'acte par lequel on mйprise, et cet acte
peut-кtre plus intense ou plus attйnuй. 16. Tous les animaux
sont йgalement des animaux en tant qu'animaux, et cependant ils ne sont pas des
animaux йgaux: un animal йtant supйrieur et plus parfait que l'autre. De la
mкme maniиre, il n'est pas nйcessaire que tous les pйchйs soient de ce fait
йgaux. 17. Aprиs le pйchй
demeurent et la nature de l'вme et la libertй de la volontй; l'aptitude au bien
par contre est diminuйe, et elle l'est plus par tel pйchй, et moins par tel
autre. 18. Ni pour la vertu
ni pour le pйchй, les circonstances ne sont comme des diffйrences
substantielles; autrement, toute circonstance constituerait un genre ou une
espиce particuliers de vertu ou de pйchй: elles sont plutфt comme des
accidents, ainsi qu'on l'a dit plus haut. Par ailleurs, il n'est pas vrai qu'une
diffйrence essentielle йtant enlevйe, toutes disparaissent: en effet, une fois
enlevй le caractиre rationnel, le vivant demeure, comme il est dit au Livre des
Causes I, non, il est vrai, selon une identitй numйrique, par suite de la
destruction du sujet, mais selon une identitй de raison.
ARTICLE
10: LE PЙCHЙ EST-IL D'AUTANT PLUS GRAVE QU'IL S'OPPOSE А UN BIEN PLUS GRAND?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
73, article s 4-6; IIa-IIae, Question 20, article 3. Objections: Il semble que non. 1. En effet, selon
saint Augustin on qualifie de mal ce qui enlиve le bien. Ce qui enlиve
davantage de bien est donc plus mal. Or le premier pйchй, mкme s'il oppose а
une vertu moindre, enlиve plus de bien que le second, parce qu'il prive l'homme
de la grвce et de la vie йternelle. Le pйchй n'est donc pas rendu plus grave du
fait qu'il s'oppose а une vertu plus grande. 2. De plus, selon l'Apфtre
dans la Premiиre йpоtre aux Corinthiens 13, 13, la charitй est plus grande que
la foi et l'espйrance. Or la haine, qui s'oppose а la charitй, n'est pas un
pйchй plus grave que l'infidйlitй et le dйsespoir, qui s'opposent а la foi et а
l'espйrance. Donc un pйchй n'est pas plus grave en ce qu'il s'oppose а un bien
plus grand. 3. De plus, le fait
de pйcher en le sachant ou sans le savoir est accidentel, par rapport au bien
auquel s'oppose le pйchй. Si donc un pйchй йtait plus grave qu'un autre du fait
qu'il s'oppose а un bien plus grand, il s'ensuivrait que celui qui pиche
sciemment ne pиcherait pas plus gravement que celui qui pиche sans le savoir,
ce qui est manifestement faux. 4. De plus, la
grandeur de la peine correspond а la grandeur de la faute. Or on lit que
certains pйchйs commis contre le prochain sont punis plus sйvиrement que des
pйchйs commis contre Dieu: ainsi le pйchй de blasphиme, qui est un pйchй contre
Dieu, est puni par la simple lapidation, comme le rapporte le Lйvitique 24, 16,
tandis que le pйchй de schisme fut puni par la mort exceptionnelle d'un grand
nombre, comme le rapportent les Nombres 26, 10. Un pйchй qui est commis contre
le prochain est donc plus grand qu'un autre commis contre Dieu, alors pourtant
que le pйchй commis contre Dieu s'oppose а un bien plus grand. Cependant: Le Philosophe dit dans l'Йthique
VIII, 10, que comme au bien s'oppose le mal, ainsi au meilleur s'oppose le
pire.
Rйponse: La gravitй du pйchй peut кtre apprйciйe а
deux points de vue: d'une part, au point de vue de l'acte lui-mкme; d'autre
part, au point de vue de l'agent. Au point de vue de l'acte, il y a deux
йlйments а considйrer: son espиce et ses accidents, que nous avons appelйs plus
haut les circonstances. L'acte tient son espиce de l'objet, comme on l'a dit
dйjа plus haut. Donc la gravitй qu'un pйchй tient de sa
propre espиce se prend du point de vue de l'objet ou matiиre, et selon cette
faзon d'envisager les choses, est qualifiй de plus grave en son genre le pйchй
qui s'oppose а un bien plus grand de vertu. Aussi, comme le bien de la vertu consiste
dans l'ordre de l'amour, comme le dit saint Augustin, et que c'est Dieu que
nous devons aimer par-dessus tout, les pйchйs qui s'opposent а Dieu, comme l'idolвtrie,
le blasphиme et les autres du mкme genre, doivent кtre tenus pour les plus
graves selon leur genre. Quant aux pйchйs commis contre le
prochain, les uns sont d'autant plus graves que les autres qu'ils s'opposent а
un bien plus йlevй du prochain. Or le bien le plus йlevй du prochain, c'est sa
personne mкme, а laquelle s'oppose le pйchй d'homicide, qui enlиve la vie
actuelle de l'homme, et le pйchй de luxure, qui s'oppose а la vie de l'homme en
puissance, parce que c'est un dйsordre touchant l'acte de la gйnйration
humaine. De lа vient que, parmi tous les pйchйs commis contre le prochain, le
plus grave selon le genre est l'homicide; en second lieu viennent l'adultиre,
la fornication et les pйchйs charnels de ce genre; en troisiиme lieu viennent
le vol, le pillage et les pйchйs de ce genre, qui lиsent le prochain dans ses
biens extйrieurs. Et, dans chacun de ces genres, il y a des degrйs divers selon
lesquels on doit йvaluer la gravitй des pйchйs selon leur genre, dans la mesure
oщ le bien opposй doit кtre plus ou moins aimй de charitй. Du point de vue des circonstances, il y a
aussi une gravitй dans le pйchй qui ne lui vient pas de son espиce, mais lui
est accidentelle. D'une faзon semblable, du point de vue de l'agent aussi, la
gravitй du pйchй s'йvalue selon qu'on pиche plus ou moins volontairement, car
la volontй est la cause du pйchй, comme nous l'avons dit plus haut. Mais cette
gravitй non plus ne revient pas au pйchй au titre de son espиce. Et c'est pourquoi, si l'on considиre la
gravitй du pйchй selon son espиce, celui-ci se trouve d'autant plus grave qu'il
s'oppose а un plus grand bien.
Solutions des objections: 2. La foi et l'espйrance
sont prйalables а la charitй. Aussi l'infidйlitй, qui s'oppose а la foi, et le
dйsespoir, qui s'oppose а l'espйrance, sont en opposition totale а la charitй,
parce qu'ils l'arrachent en sa racine. 3. Si le fait de
pйcher en le sachant ou sans le savoir est accidentel vis-а-vis de tel pйchй
particulier, comme le vol, envisagй quant а son espиce, quant а sa notion
gйnйrique cependant, c'est-а-dire en tant que pйchй, cela n'est pas accidentel,
parce qu'il appartient а la raison de pйchй d'кtre volontaire. C'est pour quoi
l'ignorance, qui diminue le volontaire, diminue aussi la raison de pйchй. 4. Les peines que
Dieu inflige dans la vie future rйpondent а la gravitй de la faute, aussi l'Apфtre
dit-il dans l'йpоtre aux Romains 2, 2: "Le jugement de Dieu s'exerce selon
la vйritй sur les auteurs de pareilles actions." Mais les peines qui sont
infligйes en la vie prйsente, par Dieu ou par les hommes, ne correspondent pas
toujours а la gravitй de la faute; parfois en effet, une faute moindre est
punie d'une peine temporelle plus grave pour йviter un danger supй rieur, car
les peines de la vie prйsente sont infligйes comme des remиdes. Or le pйchй de
schisme est le plus funeste pour les choses humaines, parce qu'il dissout tout
l'ordre de la sociйtй humaine. 1. Dans le pйchй, il
se trouve une double soustraction du bien. L'une est formelle et enlиve l'ordre
de la vertu, et а ce point de vue, le fait de pйcher pour la premiиre ou la
seconde fois n'a pas d'importance, parce que le second pйchй peut, dans son
acte, enlever davantage de la vertu que le premier. Et il y a une autre
soustraction du bien, qui est un effet du pйchй, а savoir la privation de la
grвce et de la gloire; et а ce point de vue-lа, le premier pйchй enlиve plus
que le second, mais c'est par accident, parce que le deuxiиme ne trouve pas ce
qu'a trouvй le premier. Or on ne doit pas porter un jugement sur les choses а
partir de ce qui est accidentel.
ARTICLE
11: LE PЙCHЙ DIMINUE-T-IL LE BIEN DE LA NATURE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: la, Question 48, article 4; Ia-IIae, Question
85, article 1; II Commentaire des Sentences D. 3, Question 3, article 5;
D. 34, article 5; III Contra Gentiles chapitre 12. Objections: Il semble que non. I. En effet, rien de ce qui est diminuй n'est
intact. Or, chez les dйmons, les biens naturels demeurent intacts aprиs le
pйchй, comme le dit Denys dans les Noms Divins IV, 23. Donc le bien de
la nature n'est pas diminuй par le pйchй. 2. De plus, un
accident ne dйtruit pas son sujet. Or le mal de la faute rйside dans le bien de
nature comme en son sujet. Donc le mal de la faute ne dйtruit rien du bien de
nature; et ainsi, il ne le diminue pas. 3. Mais on pourrait
dire que le mal de la faute diminue le bien de la nature, non quant а la
substance du sujet, mais quant а son aptitude ou disposition. -On objecte а
cela que la privation n'enlиve rien de ce qui lui est commun avec la forme
opposйe. Or de mкme que la substance du sujet est commune а la forme et а sa
privation, de mкme aussi l'aptitude ou disposition. La privation requiert en
effet dans le sujet l'aptitude а la forme opposйe. Donc la privation n'enlиve rien
de la disposition du sujet. 4. De plus, кtre
diminuй, c'est pвtir en quelque maniиre. Et l'on pвtit en recevant, tandis qu'on
agit plutфt en produisant. Donc rien n'est diminuй par son acte propre. Mais le
pйchй consiste en un acte. Donc, par le pйchй, le bien de nature du pйcheur ne
se trouve pas diminuй. 5. Mais on pourrait
dire que le pйchй est l'acte d'une puissance qui, elle, n'est pas diminuйe,
mais seulement sa disposition. -On objecte а cela que quelque chose est dit
pвtir, non seulement si on lui enlиve quelque chose de sa substance, mais mкme
si on lui enlиve quelque accident: l'eau "pвtit" non seulement lors
qu'elle perd sa forme substantielle, mais mкme lorsqu'йtant chauffйe, elle perd
sa froideur. Or la disposition est un accident de la puissance; si donc la
disposition est diminuйe, la puissance elle-mкme pвtira par son acte. Ce qui
paraоt impossible, selon ce qui a йtй dit. 6. De plus, dans le
monde des rйalitйs naturelles, l'agent pвtit. Il ne pвtit pas cependant en tant
qu'il agit, car il agit selon qu'il est en acte, mais il pвtit selon qu'il est
en puissance: ainsi, l'air qui est chaud en acte est refroidi par l'eau en tant
qu'il est froid en puissance; il rйchauffe l'eau en tant qu'il est chaud en
acte. Mais c'est une vйritй commune pour toute rйalitй que rien n'est а la fois
en acte et en puissance sous le mкme rapport: rien donc ne pвtit en tant qu'il
agit. Et donc le pкcheur non plus n'est pas diminuй dans son bien naturel par
sa propre action pйcheresse. 7. De plus, diminuer
c'est agir. Mais un acte n'agit pas, car alors, on irait а l'infini, puisque
tout ce qui agit cause un acte. Et puisque le pйchй est un acte, il semble qu'il
ne diminue pas le bien de la nature. 8. De plus, une
diminution йtant un certain mouvement, diminuer c'est mou voir. Mais rien ne se
meut soi-mкme; et ce serait se mouvoir soi-mкme que d'кtre mы par sa propre
action. Le pйcheur n'est donc pas diminuй dans son bien naturel par son action
pйcheresse. 9. De plus, le mal n'agit
que par la vertu du bien, dit Denys dans les Noms Divins IV, 32. Mais le
pйchй ne corrompt pas en vertu du bien, le bien de la nature, car la vertu du
bien a pouvoir non de corrompre, mais plutфt de sauver. Donc le pйchй ne
diminue pas le bien de la nature. 10. De plus, saint
Augustin dit dans l'Enchiridion 14 que, pour le bien et le mal, la rиgle
des dialecticiens selon laquelle les opposйs ne sont pas ensemble se trouve
fausse. Elle ne se trouverait pas fausse si le mal n'йtait dans le bien qui lui
est opposй. Le pйchй est donc dans le bien de nature qui lui est opposй comme
dans un sujet. Mais aucun accident ne diminue son sujet. Donc le pйchй ne
diminue pas le bien de la nature, mкme selon qu'il lui est opposй. 11. De plus, si le
pйchй diminuait le bien de la nature, le libre arbitre, en lequel le pйchй
rйside surtout, se verrait diminuй. Mais saint Bernard dit, dans le Libre
Arbitre, que celui-ci ne subit pas de dommage chez les damnйs. Donc le bien
de la nature n'est pas diminuй par le pйchй. 12. De plus, si le
pйchй diminue la disposition naturelle au bien, cela sera, soit du cфtй du
sujet, soit du cфtй du bien auquel ce sujet est disposй: la disposition est
considйrйe en effet comme un milieu entre l'un et l'autre. Or il ne la diminue
pas du cфtй du sujet, pas plus qu'il ne diminue le sujet lui-mкme. Et, selon qu'elle
est jointe au bien de la vertu ou de la grвce, cette disposition paraоt
appartenir au genre des rйalitйs morales. Ainsi donc, le pйchй ne diminue d'aucune
maniиre le bien de la nature. 13. De plus, saint
Augustin dit dans son Commentaire littйral sur la Genиse VIII, 12, 26
que l'infusion de la grвce est comme une illumination, et qu'en consйquence, le
pйchй est corne un entйnйbrement de l'esprit. Mais les tйnиbres n'enlиvent pas
а l'air sa disposition а recevoir la lumiиre. Le pйchй n'enlиve donc pas non
plus quelque chose de la disposition а recevoir la grвce. 14. De plus, la
disposition naturelle au bien paraоt кtre la mкme chose que la justice
naturelle, et la justice est une certaine rectitude de la volontй, comme le dit
saint Anselme dans la Vйritй 12. Or la rectitude ne peut кtre diminuйe, car
tout ce qui est droit l'est de maniиre йgale. Donc ce bien de la nature qu'est
la disposition naturelle n'est pas non plus diminuй par le pйchй. 15. De plus, dans l'immortalitй
de l'Ame 2, saint Augustin dit qu'une chose йtant changйe, ce qui est en
elle change aussi; mais une diminution est une espи ce de changement. Donc,
avec la diminution du sujet, diminue l'accident qui est en lui. Mais la faute
est dans le bien de la nature comme dans un sujet. Si donc la faute diminue le
bien de la nature, elle se diminue elle-mкme, ce qui ne convient pas. 16. De plus, selon le
Philosophe dans l'Йthique II, 5, il y a dans l'вme trois йlйments: la
puissance, l'habitus et la passion. Or la passion n'est pas diminuйe par le
pйchй, au contraire, les pйchйs les multiplient, aussi parle-t-on des "passions
pйcheresses" Rom., 7, 5; d'autre part, l'habitus de la vertu est totale
ment enlevй par le pйchй, et la puissance demeure entiиre. Donc il n'y a dans l'вme
aucun bien de nature qui soit diminuй par le pйchй. Cependant: 1. Il y ace que dit
la Glose sur ce passage de saint Luc 10, 30: "Et, aprиs l'avoir couvert de
plaies, ils s'en allиrent": par les pйchйs, l'intйgritй de la nature
humaine est violйe. Or une intйgritй n'est violйe que par quelque diminution.
Le pйchй diminue donc le bien de la nature. 2. De plus, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu 12, 6 que le vice est un mal en tant
qu'il nuit а la nature bonne, ce qui ne serait pas s'il n'enlevait quelque
chose. Il diminue donc le bien de la nature. 3. De plus, saint
Augustin dit dans la Musique VI, 5, 14 que par le pйchй l'вme a йtй rendue plus
faible. Le bien de la nature est donc diminuй en elle par le pйchй. 4. De plus, la
crйature raisonnable se comporte par rapport а la grвce comme l'oeil par
rapport а la lumiиre. Or l'oeil qui demeure dans les tйnиbres devient moins
apte а voir la lumiиre; donc l'вme qui demeure longtemps dans le pйchй devient
moins apte а recevoir la grвce. Et de la sorte, le bien de la nature qu'est l'aptitude
est diminuй par le pйchй.
Rйponse: Puisque le fait de diminuer est un certain
agir, il faut examiner de quelles maniиres on dit qu'une chose agit, pour
savoir comment le pйchй diminue le bien de la nature. Est dit au sens propre agir l'agent qui
produit un acte, et de faзon abusive ce par quoi l'agent agit; ainsi, c'est le
peintre qui rend la muraille blanche; mais parce qu'il la rend blanche grвce а
la blancheur, on a coutume de dire йgalement que c'est la blancheur qui rend
blanc. Il y a donc autant de maniиres de dire que ce qui est proprement l'agent
agit, que de dire aussi, de faзon abusive, qu'agit ce par quoi l'agent agit. Or
un agent principal est dit faire une chose et par soi et par accident: par soi,
lorsqu'il agit selon sa propre forme; par accident, lorsqu'il agit en йcartant
un obstacle; ainsi, le soleil йclaire par soi la maison, mais celui qui ouvre
une fenкtre qui йtait un obstacle а la lumiиre l'йclaire par accident. De plus,
on dit que l'agent principal agit directement, et par voie de consйquence;
ainsi celui qui engendre donne directement la forme, et par voie de
consйquence, le mouvement et tout ce qui suit la forme; aussi la cause
gйnйratrice est dite mettre en mouvement les choses lourdes et les lйgиres,
comme il est dit dans les Physiques VIII, 8. Or ce qu'on a dit des
effets positifs, il faut l'entendre de mкme des effets privatifs: car l'agent
qui corrompt et diminue met en mouvement comme celui qui engendre ou accroоt.
Aussi peut-on clairement admettre que, de mкme qu'on dit que celui qui йcarte
ce qui fait obstacle а la lumiиre йclaire, et qu'йclaire aussi l'action mкme d'enlever
l'obstacle, encore que ce soit de faзon abusive, de mкme aussi on dise que
celui qui met un obstacle а la lumiиre obscurcit, et de mкme l'obstacle
lui-mкme. Or de mкme que le soleil diffuse dans l'air
sa lumiиre, de mкme Dieu diffuse la grвce dans l'вme; cette grвce, il est vrai,
dйpasse la nature de l'вme, et pour tant, il y a dans la nature de l'вme et de
n'importe quelle crйature raisonnable une certaine aptitude а recevoir la
grвce, et lorsqu'elle l'a reзue, elle est rendue forte pour poser les actes
requis. Mais le pйchй est comme un obstacle qui s'interpose entre l'вme et
Dieu, selon cette parole d'Isaпe 59, 2: "Vos pйchйs ont fait une
sйparation entre vous et votre Dieu." La raison en est la suivante de mкme
que l'air intйrieur d'une maison n'est pas illuminй par le soleil, а moins d'кtre
en rapport direct avec lui et on appelle obstacle а l'illumination ce qui empкche
le caractиre direct de ce rapport, de mкme l'вme ne peut кtre illuminйe par
Dieu en recevant sa grвce si elle ne se tourne pas directement vers lui. Or le
pйchй empкche cette conversion, lui qui tourne l'вme en sens contraire, а
savoir vers ce qui est contre la loi de Dieu. Aussi est-il йvident que le pйchй
est un obs tacle qui empкche la rйception de la grвce. Or tout obstacle а une perfection ou а une
forme, outre qu'il exclut cette forme et cette perfection, rend le sujet moins
apte ou moins habile а recevoir la forme et par consйquent, il empкche
ultйrieurement l'effet de la forme ou de la perfection dans le sujet, et cela
surtout si cet obstacle est une rйalitй permanente, а l'йtat d'habitus ou d'acte.
Il est йvident, en effet, que ce qui est mы selon un mouvement ne l'est pas en
mкme temps selon le mouvement contraire, et qu'il est aussi moins apte et moins
habile а кtre mы selon un mouvement contraire; de mкme aussi, ce qui est chaud
est moins apte а кtre froid, car c'est plus difficile ment qu'il reзoit la
marque du froid. Ainsi donc, le pйchй, qui est un obstacle а la grвce, chasse
non seulement celle-ci, mais rend l'вme moins apte et moins habile а recevoir
cette grвce: et ce faisant, il diminue l'aptitude ou la disposition а la grвce. Aussi, comme cette aptitude est un bien de
la nature, le pйchй diminue le bien de la nature. Et parce que la grвce
perfectionne la nature quant а la volontй et quant aux parties infйrieures de l'вme
qui peuvent obйir а la raison, je veux par ler de l'irascible et du
concupiscible, on dit que le pйchй, en chassant la grвce et les ressources
naturelles de ce genre, blesse la nature. Aussi l'ignorance, la mali ce, et les
maux de ce genre sont-ils appelйs des blessures de la nature qui dйcoulent du
pйchй.
Solutions des objections: 1. Le bien de la
nature demeure intact en ce qui concerne la substance du bien naturel mais,
comme on l'a dit, le pйchй diminue l'aptitude а la grвce, qui est un certain
bien de la nature. 2. Bien qu'un
accident ne dйtruise pas la substance de son sujet, il peut cepen dant diminuer
sa disposition а tel autre accident, comme la chaleur diminue la disposition au
froid; et tel est le cas dans notre problиme, comme nous l'avons dit. 3. Selon le
Philosophe dans les Physiques III, 2, ce qui est sain en puissance et ce
qui est malade en puissance sont, quant au sujet, identiques, а cause de l'unique
substance de ce sujet, en puissance а l'un et а l'autre йtat; les raisons sont
nйanmoins diffйrentes, car la raison d'une puissance se prend de l'acte correspondant.
Ainsi donc, le pйchй ne diminue pas la disposition а la grвce en tant que
celle-ci s'enracine dans la substance de l'вme -de la sorte elle est dans son
unitй sujet commun des contraires -‘ mais en tant qu'elle se rapporte au terme
opposй, pour autant qu'il est diffйrent. 4. A l'acte moral concourent
les actes de nombreuses puissances de l'вme, dont certaines sont motrices
vis-а-vis des autres; ainsi l'intelligence meut la volontй, et la volontй meut
l'irascible et le concupiscible. Or ce qui meut imprime quelque chose dans ce
qui est mы. Il est clair ainsi que, dans l'acte moral, il n'y a pas seulement
production mais aussi rйception et c'est pourquoi quelque chose peut кtre causй
dans l'agent par les actes moraux: habitus, disposition, ou mкme leurs opposйs. 5. Nous concйdons
cette objection. 6. L'action naturelle
consiste simplement dans une production: c'est pourquoi une telle action ne
cause rien dans l'agent, surtout dans ceux qui sont simples et ne sont pas
composйs d'йlйments actif et passif, moteur et mы: en effet, pour ceux qui sont
composйs de la sorte, le cas paraоt le mкme que pour les actions morales. 7. Si l'on dit que l'acte
agit, c'est de faзon abusive, et non proprement, car il est ce par quoi l'agent
agit. 8. Rien ne se meut
soi-mкme selon qu'il est identique а soi, mais rien n'empкche de se mouvoir
selon des parties diverses, comme cela est patent dans les Physiques
VIII, 10 et c'est ce qui arrive dans l'acte moral, comme on l'a dit. 9. Un bien
particulier corrompt un autre bien particulier par suite de la contrariйtй qu'il
a а son йgard, et ainsi rien n'empкche qu'un mal, agissant en vertu d'un bien
particulier, corrompe un autre bien ainsi le froid "corrompt" le
chaud; c'est de la sorte que le pйchй corrompt le bien de la justice, en se
tour nant vers quelque bien sans mesure ni ordre, et par consйquent, il diminue
l'aptitude а la justice. 10. Le bien et le mal
peuvent кtre envisagйs d'une double maniиre; d'une part, selon la raison
commune de bien et de mal: alors n'importe quel mal s'oppose а n'importe quel
bien, et en ce sens, saint Augustin dit que la rиgle des dialecticiens se
trouve fausse, puisque le mal est dans le bien. Ils peuvent кtre envisagйs
encore selon la raison particuliиre de tel ou tel bien ou mal alors, n'importe
quel mal ne s'oppose pas а n'importe quel bien, mais celui-ci а celui-lа, ainsi
la cйcitй а la vue, et l'intempйrance а la tempйrance; et de cette maniиre, le
mal n'est jamais dans le bien qui lui est opposй, et la rиgle des dialecticiens
n'est pas ici en dйfaut. 11. Le libre arbitre
ne subit pas de dommage chez les damnйs quant а la liber tй, qui n'est ni
confortйe ni diminuйe, mais il subit un dommage quant а la liber tй vis-а-vis
de la faute et du malheur. 12. La disposition а
la grвce se tient totalement du cфtй de la nature, mкme en tant qu'elle est
ordonnйe au bien moral. 13. Le pйchй n'est
pas pure privation, comme le sont les tйnиbres, mais il est une rйalitй
positive, et se comporte donc comme un certain obstacle а la grвce mais la
privation mкme de la grвce, elle, est comme des tйnиbres. Or un obstacle
diminue la disposition, comme on l'a dit. 14. La disposition а
la grвce n'est pas identique а la justice naturelle, mais elle est l'ordre du
bien naturel а la grвce. Et nйanmoins, il n'est pas vrai que la justice
naturelle ne puisse кtre diminuйe: la rectitude, en effet, peut se trouver diminuйe
en tant que ce qui йtait droit en tout se trouve en partie faussй. Et la
justice naturelle est diminuйe en ce sens qu'elle est en partie faussйe; ainsi,
en celui qui commet la fornication, la justice naturelle est faussйe quant а la
direction des dйsirs, et ainsi du reste. Chez personne cependant, la justice
naturelle n'est totalement dйtruite. 15. Ce qui est en
quelque chose en subit le mouvement, pour autant qu'il en dйpend, et non pour
autre chose: l'вme, en effet, prйsente dans le corps, en dйpend pour ce qui est
du lieu, mais non pour le fait d'exister, ni pour ce qui est de la quantitй, et
c'est pourquoi elle subit par accident un mouvement local du fait du mouvement
du corps, mais elle n'est pas diminuйe du fait de la diminution du corps, ni
corrompue du fait de la corruption du corps. Or le mal de faute ne tient pas sa
grandeur du bien de la nature, mais plutфt de l'йloignement vis-а-vis de ce
bien, de mкme que la maladie se mesure а l'йloignement vis-а-vis de la
disposition naturelle du corps; c'est pourquoi le mal de faute ne diminue pas
avec la diminution du bien de la nature, pas plus que la maladie ne diminue
avec l'affaiblissement de la nature, mais plutфt se renforce. 16. On inclut aussi
dans la puissance cette aptitude ou disposition au bien de la grвce; or, comme
on l'a dit, cette aptitude diminue, tandis que la puissance elle-mкme ne
diminue pas.
ARTICLE 12: LE PЙCHЙ PEUT-IL CORROMPRE TOUT
LE BIEN DE NATURE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia, Question
48, article 4; Ia-llae, Question 85, article 2; II Commentaire des Sentences
D. 34, article 5; III Contra Gentiles chapitre 12.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, tout ce
qui est fini peut, par une diminution continue, кtre totale ment supprimй. Mais
ce bien naturel qu'est la disposition а la grвce est quelque chose de fini,
puisqu'elle est crййe. Si donc elle est diminuйe par le pйchй, comme on l'a
dit, elle peut кtre totalement supprimйe. 2. De plus, le bien
naturel qu'est la disposition а la grвce paraоt diminuй ou supprimй par le
mouvement d'aversion vis-а-vis de la grвce. Or ce mouvement a une limite, et ne
va pas а l'infini, car la conversion qui lui est opposйe a une limite: dans l'homme,
en effet, la charitй n'est pas infinie. Donc la diminution du bien naturel a sa
limite, ce qui ne serait pas s'il en demeurait toujours quelque chose, car le
bien naturel de soi est toujours susceptible d'кtre diminuй par le pйchй. Il
semble donc que le bien de la nature puisse кtre totalement enlevй par le
pйchй. 3. De plus, la
privation supprime totalement la disposition: l'aveugle, en effet, n'est plus d'aucune
maniиre disposй а voir. Mais la faute est une certaine privation. Il semble
donc qu'elle supprime totalement le bien naturel de la disposition. 4. De plus, le pйchй
est une tйnиbre spirituelle, comme le dit saint Jean Damascиne. Or les tйnиbres
peuvent supprimer totalement la lumiиre. Donc une faute peut supprimer
totalement le bien. 5. De plus, le bien
de la grвce est au mal de la nature ce que le mal de la faute est au bien de la
nature. Or la grвce peut supprimer tout le mal de la nature, а savoir le foyer
de pйchй, qui est une inclination а la faute, comme cela est clair chez les
bienheureux. Donc le mal de la faute peut dйtruire en totalitй le bien naturel
qu'est la disposition а la grвce. 6. De plus, la
disposition а la grвce ne peut pas demeurer lа oщ il est impossible d'obtenir
la grвce. Or l'йtat de damnation auquel conduit la faute entraоne cette
impossibilitй. La faute peut donc enlever tout le bien naturel qu'est la dis
position а la grвce. 7. De plus, Denys dit
dans les Noms Divins IV, 35 que le mal est un dйfaut d'une disposition
naturelle: ce qui, semble-t-il, vaut dans toute sa force pour le mal de faute.
Il semble donc que, par le pйchй, dйfaille totalement le bien naturel qu'est la
disposition. 8. De plus, tout ce
qui met une rйalitй en dehors de son йtat naturel paraоt enlever le bien de la
nature. Or le pйchй place le pйcheur hors de son йtat de nature saint Jean
Damascиne dit en effet qu'en pй l'ange est tombй de ce qui est selon sa nature
dans ce qui est en dehors de celle-ci. Donc le pйchй enlиve le bien de la
nature. 9. De plus, une
privation n'enlиve qu'une rйalitй qui existe. Mais la grвce n'existait pas chez
les anges avant le pйchй. Donc le pйchй de l'ange n'a pas enlevй le bien de la
grвce; reste donc qu'il ait enlevй le bien de la nature. 10. De plus, une
diminution est un certain mouvement. Or la partie et le tout n'ont qu'un mкme
mouvement: ainsi, celui d'une motte et de la terre entiиre, comme il est dit
dans les Physiques III, 5. Si donc le pйchй diminue en quelque chose le
bien de la nature, il pourra l'enlever dans sa totalitй. Cependant: Aussi longtemps que demeure la volontй,
demeure la disposition au bien. Mais le pйchй ne supprime pas la volontй il
consiste bien plutфt dans le vouloir. Il semble donc que le pйchй ne puisse
enlever en sa totalitй le bien de la nature qu'est la disposition.
Rйponse: Il est impossible que ce bien naturel qui
consiste en l'aptitude ou la disposition а la grвce soit totalement enlevй par
le pйchй. Mais une difficultй semble surgir de lа,
parce que, comme cette aptitude est finie, il semble que, par une diminution
continue, elle puisse disparaоtre totale ment. Certains ont voulu tourner cette
difficultй en prenant la comparaison du fini continu, qui se divise а l'infini
si cette division s'opиre selon la mкme proportion par exemple si, а une ligne
finie on enlиve un tiers de sa longueur et, de nouveau, un tiers au reste, et
ainsi de suite, jamais cette division ne s'arrкtera, mais elle pourra se
poursuivre а l'infini. Mais dans notre question, cela n'a pas lieu parce que, а
mesure que se poursuit la division de la ligne selon la mкme proportion, la
partie retranchйe la seconde fois est toujours infйrieure а celle retranchйe la
premiиre fois, de mкme qu'est plus grand le tiers du tout que le tiers des deux
parties qui restent, et ainsi de suite; or on ne peut pas dire que le second
pйchй diminue moins que le premier l'aptitude en question, bien au contraire,
il peut la diminuer йgalement, ou mкme davantage, si le pйchй est plus grave. Et c'est pourquoi, suivant une autre voie,
il faut dire que l'aptitude peut diminuer d'une double faзon, d'une part par
soustraction, et d'autre part par l'apport du contraire; par soustraction,
ainsi un corps est apte а rйchauffer grвce а la chaleur qu'il possиde, aussi
cette aptitude diminue du fait de la diminution de la chaleur; par l'apport d'un
contraire, ainsi l'eau chaude possиde une aptitude ou une disposition naturelle
а se refroidir, mais plus on apporte de chaleur, plus cette aptitude au froid
diminue. C'est donc ce second mode de diminution, par apport du contraire, qui
se produit dans les puissances passives et rйceptives, mais c'est le premier
dans les puissances actives, bien qu'on puisse trouver d'une certaine faзon les
deux modes dans les deux catйgories de puissances. Donc, lorsqu'on a une
diminution d'aptitude par soustraction, l'aptitude peut alors кtre totalement
Supprimйe, si ce qui en йtait la cause est supprimй; par contre, lorsque l'aptitude
est diminuйe par l'apport du contraire, il faut alors examiner si, cet apport
du contraire augmentant, il peut ou non corrompre le sujet. En effet, s'il peut
corrompre le sujet, il peut кtre supprimйe complиtement, ainsi la chaleur de l'eau
peut augmenter au point de supprimer l'eau; et dans ce cas, l'aptitude qui
rйsultait de l'espиce de l'eau est totalement supprimйe. Mais si l'apport du
contraire, quel que soit son accroissement, ne peut supprimer le sujet, l'aptitude
diminue bien toujours avec l'accroissement du contraire, mais elle n'est jamais
supprimйe totalement, en raison de la permanence du sujet dans lequel une telle
aptitude s'enracine; ainsi, а quelque degrй que monte la chaleur, elle ne
supprimera pas l'aptitude de la matiиre premiиre, qui est incorruptible, а
recevoir la forme de l'eau. Or il est йvident que l'aptitude de la
nature raisonnable а la grвce ressemble а celle d'un puissance passive, et qu'une
telle aptitude est une consйquence de la nature raisonnable en tant que telle.
Or on a dit plus haut que la diminution de cette aptitude se produit par l'apport
du contraire, c'est-а-dire lorsque la crйature raisonnable se dйtourne de Dieu
en se tournant vers son contraire. Il en rйsulte que, comme la nature
raisonnable est incorruptible et qu'elle ne cesse pas d'exister, quel que soit
le dйveloppement du pйchй, l'aptitude au bien de la grвce est toujours diminuйe
par l'apport du pйchй, sans кtre cependant jamais supprimйe totalement. Et de
la sorte, en notre question, la diminution se poursuit а l'infini en opposition
а un apport, comme а l'inverse, dans les йlйments continus, l'apport croоt а l'infini
en opposition а la division, lorsque ce qui est retirй а une ligne est ajoutй а
l'autre.
Solutions des objections: 1. L'argument
vaudrait si le bien naturel subissait une diminution par mode de soustraction,
comme on l'a dйjа dit. 2. Les mouvements de
conversion et d'aversion ont une limite dйfinie lorsqu'ils parviennent а l'acte,
car il n'est pas de conversion ni d'aversion infinie en acte. Mais il n'y a pas
de limite pour ce qui est en puissance, car les mйrites aussi bien que les
dйmйrites peuvent se multiplier а l'infini. 3. La privation qui
supprime la puissance supprime totalement la disposition -ainsi la cйcitй, qui
supprime la puissance visuelle, si ce n'est peut-кtre que l'aptitude ou la
disposition demeurent dans la racine de la puissance, c'est-а-dire dans l'essence
de l'вme. La privation qui supprime l'acte n'enlиve pas, elle, la disposition,
et telle est la privation de la grвce, comme le sont aussi les tйnиbres, qui
sont la privation de la lumiиre dans l'air. Le pйchй, d'ailleurs, n'est pas la
privation mкme de la grвce, mais un obstacle а celle-ci, par quoi on en est
privй, comme il a йtй dit plus haut. 4. Les tйnиbres
suppriment la lumiиre qui leur est opposйe, mais non pas l'aptitude а la
lumiиre qui est dans l'air et, de faзon semblable, le pйchй exclut la grвce,
mais non l'aptitude а la grвce. 5. La pente au mal,
qu'on appelle le foyer de pйchй, n'est pas une consйquence de la nature comme l'est
la disposition au bien, mais elle rйsulte de la corruption de la nature, qui
vient de la faute; et c'est pourquoi le foyer de pйchй peut кtre enlevй
totalement par la grвce, mais non le bien de la nature par la faute. 6. L'impossibilitй d'obtenir
la grвce, qui existe chez les damnйs, ne vient pas de la soustraction totale de
disposition naturelle au bien, mais de l'obstination de la volontй dans le mal,
et de la sentence divine immuable de ne jamais leur accorder la grвce. 7. Le dйfaut de l'aptitude
naturelle ne doit pas se comprendre au sens oщ l'aptitude naturelle tout
entiиre serait dйfaillante, mais au sens oщ elle perd de sa perfection. 8. Et on rйpond
pareillement а l'objection 8 que le pйchй ne place pas totale ment en dehors de
l'йtat de la nature, mais en dehors de sa perfection. 9. Une privation
enlиve non seulement une rйalitй existante, mais aussi les aptitudes naturelles:
quelqu'un, en effet, peut кtre privй de ce qu'il n'a jamais eu, du moment qu'il
йtait naturellement fait pour l'avoir. Et cependant, il n'est pas vrai que les
anges n'eurent pas la grвce au point de dйpart de leur crйation: c'est au mкme instant, en effet, que Dieu
en eux fonda la nature et accorda la grвce, comme le dit saint Augustin dans la
Citй de Dieu XII, 9. 10. L'argument
vaudrait si la diminution en question s'opйrait par soustraction de partie.
QUESTION III:
LA CAUSE DU PЙCHЙ
ARTICLE
1: DIEU EST-IL CAUSE DU PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: la, Question 48, article 6; Question
49, article 2; Ia-Ilae, Question 79, article 1; II Commentaire des Sentences
D. 34, article 3 D. 37, Question 2, article 1; III Contra Gentiles
chapitre 162; Commentaire des Romains chapitre 1, lect. 7. Objections: li semble que oui. 1. L'Apфtre dit en
effet dans l'йpоtre aux Romains 1, 28: "Dieu les a livrйs а leur sens
rйprouvй pour faire ce qui ne convient pas"; la Glose tirйe de la Grвce et
le Libre Arbitre de saint Augustin 21, 43 dit: "Il est йvident que
Dieu agit dans le coeur des hommes en inclinant leur volontй а ce qu'il veut,
soit en bien soit en mal." Or l'inclination de la volontй au mal est le
pйchй. Donc Dieu est cause du pйchй. 2. Mais on peut dire
que l'inclination de la volontй au mal est dite causйe par Dieu а titre de
peine: d'oщ, au mкme passage, la mention du jugement de Dieu. -On objecte а
cela qu'une mкme chose ne peut кtre а la fois, sous le mкme rapport, une peine
et une faute, comme on l'a dit plus haut Question I, art. 4 et 5, car la peine,
de soi, rйpugne а la volontй; tandis que la faute, de soi, est volontaire. Or l'inclination
de la volontй appartient а la notion de volontaire. Si donc Dieu incline la
volontй au mal, il semble qu'il soit, lui aussi, cause de la faute en tant que
telle. 3. De plus, de mкme
que la faute s'oppose au bien de la grвce, ainsi la peine s'oppose au bien de
la nature. Mais le fait pour Dieu d'кtre cause de la nature ne l'empкche pas d'кtre
cause de la peine. Et donc le fait d'кtre cause de la grвce ne l'empкche pas
non plus d'кtre cause de la faute. 4. De plus, tout ce
qui est cause d'une autre cause est aussi cause de ce qui est causй par elle.
Or le libre arbitre, qui est cause du pйchй, a Dieu pour cause. Donc Dieu est
cause du pйchй. 5. De plus, ce а quoi
incline une puissance donnйe par Dieu est causй par lui. Or certaines
puissances donnйes par Dieu inclinent au pйchй: ainsi l'irascible а l'homicide,
et le concupiscible а l'adultиre. Dieu est donc cause du pйchй. 6. De plus, quiconque
incline sa volontй ou celle d'un autre vers le mal est cause du pйchй, par
exemple si un homme, faisant l'aumфne, incline sa volontй dans le sens de la
vaine gloire. Mais Dieu incline la volontй de l'homme vers le mal, comme on l'a
dit dйjа. Il est donc cause du pйchй. 7. De plus, Denys dit
dans les Noms Divins IV, 30 que les causes des maux sont en Dieu. Mais
elles n'y sont pas de faзon inactive. Dieu est donc cause des maux, parmi lesquels
on compte les pйchйs. 8. De plus, saint
Augustin dit dans la Nature et la Grвce 26 que la grвce est en l'вme comme une
lumiиre par laquelle l'homme opиre le bien, et sans laquelle le bien ne peut
кtre opйrй. De la sorte, la grвce est donc cause du mйrite; et donc, а l'opposй,
la soustraction de la grвce est cause du pйchй. Mais c'est Dieu qui retire la
grвce. Dieu est donc aussi cause du pйchй. 9. De plus, saint
Augustin dit dans les Confessions II, 7: "C'est а ta grвce que j'attribue
tout le mal que je n'ai pas fait." Or l'homme n'aurait pas а imputer а la
grвce le mal qu'il n'a pas fait si, sans la grвce, il lui йtait possible de ne
pas pйcher. Le pйchй n'est donc pas la cause pour laquelle un homme est privй
de la grвce, mais c'est bien plutфt la privation de la grвce qui est la cause
du pйchй; et ainsi, il s'ensuit comme prйcйdemment que c'est Dieu qui est la
cause du pйchй. 10. De plus, tout ce
qui est dit а la louange de la crйature doit кtre au premier chef attribuй а
Dieu. Or, dans l'Ecclйsiastique 31, 10, il est dit а la louange de l'homme
juste: "Il a pu commettre la transgression et ne l'a pas fait." A
plus forte raison, cela est donc vrai de Dieu. Dieu peut donc pйcher et, par
consйquent, кtre cause de pйchй. 11. De plus, le
Philosophe dit dans les Topiques IV, 5: "Dieu et l'homme vertueux sont
capables de faire de mauvaises actions", ce qui est pйcher. Dieu peut donc
pйcher. 12. De plus, la
consйquence est bonne: "Socrate peut courir s'il le veut; donc, absolument
parlant, il peut courir." Or la proposition suivante est vraie: "Dieu peut pйcher s'il le veut",
puisque le fait mкme de vouloir pйcher, c'est pйcher. Donc, absolument parlant,
Dieu peut pйcher. Et on a la mкme conclusion que prйcйdemment. 13. De plus, celui
qui fournit l'occasion d'un dommage semble кtre l'auteur de ce dommage. Mais c'est
Dieu qui a fourni а l'homme l'occasion de pйcher, par le prйcepte qu'il lui a
donnй, ainsi qu'il est dit dans l'йpоtre aux Romains 7, 7-8. Dieu est donc
cause du pйchй. 14. e plus. le mal
ayant pour cause le bien, il semble que le mal le plus grand ait pour cause le
bien le plus grand. Mais le mal le plus grand est la faute, qui rend mauvais l'homme
ou l'ange, qui йtaient bons. Elle est donc causйe par le bien le plus grand,
qui est Dieu. 15. De plus, c'est au
mкme qu'il revient de donner la domination et de l'enlever. Or c'est Dieu qui
donne а l'вme la domination sur le corps, et c'est donc aussi а lui de l'enlever.
Or c'est par le pйchй seulement qu'elle est enlevйe, lequel soumet l'esprit а
la chair. Dieu est donc cause du pйchй. 16. De plus, ce qui
est la cause d'une nature quelconque est cause de son mouvement propre et
naturel. Mais Dieu est cause de la nature de la volontй. Or le mouvement propre
et naturel de la volontй, c'est l'aversion а l'йgard de Dieu, de mкme que le
mouvement propre et naturel d'une pierre est de descendre, comme le dit saint
Augustin dans le Libre Arbitre I, 6. Donc Dieu est cause de cette
aversion. Et de la sorte, puisque c'est en elle que consiste la raison de
faute, il semble que Dieu soit cause de la faute. 17. De plus, celui
qui commande le pйchй est cause du pйchй. Mais il se trouve que Dieu a commandй
le pйchй, comme il est dit au Livre des Rois 3, 22, 22 oщ, l'esprit de mensonge
ayant dit: "J'irai et je serai un esprit de mensonge dans la bouche des
prophиtes", le Seigneur a dit: "Va, et fais ainsi", et, en Osйe
1, 2, il est dit que le Seigneur demanda а Osйe de prendre une femme de
fornication, et d'en avoir des fils de fornication. Dieu est donc cause du
pйchй. 18. De plus, c'est au
mкme qu'il appartient d'agir et de pouvoir car, comme le dit le Philosophe, а
qui la puissance, а lui l'action. Mais Dieu est la cause du fait de pouvoir
pйcher. Il est donc la cause du fait de pйcher. Cependant: 1. Saint Augustin dit
dans les Quatre-vingt-trois Questions Question 3 et 4 que l'action de
Dieu ne rend pas l'homme plus mauvais. Or le pйchй rend l'homme plus mauvais.
Donc Dieu n'est pas l'auteur du pйchй. 2. De plus, saint
Fulgence dit que Dieu n'est pas l'auteur de ce qu'il punit. Or Dieu punit le
pйchй. Donc il n'en est pas l'auteur. 3. De plus, Dieu n'est
la cause que de ce qu'il aime, puisqu'il est dit au Livre de la Sagesse 11, 25:
"Tu aimes tous le кtres, et tu ne hais rien de ce que tu as fait." Or
Dieu hait le pйchй, selon ce texte de la Sagesse 14, 9: "Dieu hait
pareillement l'impie et son impiйtй." Dieu n'est donc pas l'auteur du
pйchй.
Rйponse: On peut кtre cause du pйchй de deux
maniиres: d'une part, en pйchant soi-mкme, ou bien en faisant qu'un autre
pиche. Ni l'une ni l'autre de ces deux maniиres ne peut convenir а Dieu. En effet, que Dieu ne puisse pas pйcher,
cela est clair, а la fois par ce qu'est le pйchй en gйnйral, et par la raison
propre du pйchй moral, qu'on appelle la faute. Car le pйchй au sens gйnйral, tel
qu'on le rencontre dans les domaines de la nature et de l'art, vient de ce qu'on
n'atteint pas dans son action la fin pour laquelle on agit. Cela provient d'un
dйfaut du principe actif: ainsi, si le grammairien n'йcrit pas d'une maniиre
correcte, cela vient d'un dйfaut de son art, si toutefois il a l'intention d'йcrire
correctement; et si la nature dйfaille dans la formation d'un animal, comme
cela a lieu dans la naissance des monstres, cela vient d'une dйficience de la
puissance active de la semence. Entendu d'autre part au sens prйcis qu'il a
dans le domaine moral, le pйchй a raison de faute, et provient de ce que la
volontй dйchoit de la fin requise, du fait qu'elle se porte sur une fin indue.
Or en Dieu, ni le principe actif ne peut se trouver en dйfaut, car sa puissance
est infinie, ni la volontй dйchoir de la fin requise, puisque cette volontй
mкme, qui s'identifie avec sa nature, est la bontй souveraine, qui est la fin
ultime et la rиgle premiиre de toutes les volontйs: aussi est-ce de faзon
naturelle que sa volontй adhиre au souverain bien et qu'elle ne peut s'en
йcarter, pas plus que l'appйtit naturel d'un кtre quelconque ne peut manquer de
tendre vers le bien qui lui est naturel. Ainsi donc, Dieu ne peut кtre cause du
pйchй en pйchant lui-mкme. De faзon semblable, il ne peut кtre cause
du pйchй en faisant pйcher autrui. Car le pйchй, dans l'acception qui est la
nфtre prйsentement, consiste, pour la volontй crййe, а se dйtourner de la fin
derniиre. Or il est impossible que Dieu fasse qu'une volontй se dйtourne de la
fin derniиre, йtant donnй que cette fin derniиre, c'est lui-mкme. Car il est
nйcessaire que ce que l'on rencontre en gйnйral dans tous les agents crййs ne
se rйalise que par imitation du premier agent qui confиre а tous sa
ressemblance, selon qu'ils peuvent la recevoir, comme le dit Denys dans les
Noms Divins IX, 6. Or il se trouve que chaque agent crйй, grвce а son
action, attire en quelque sorte а lui-mкme d'autres rйalitйs en les rendant
semblables а lui, soit par une similitude de forme, comme lorsque le corps
chaud rйchauffe, soit en les tournant vers sa propre fin; ainsi l'homme, grвce
au commandement, meut les autres а la fin qu'il poursuit. Il convient donc а
Dieu de tourner tous les кtres vers lui-mкme et, par consйquent, de n'en dйtourner
aucun de lui. Et il est lui-mкme le souverain bien. Aussi ne peut-il кtre la
cause de ce que la volontй se dйtourne du souverain bien, ce en quoi consiste
la faute, dans le sens oщ nous en parlons actuellement. Il est donc impossible que Dieu soit la
cause du pйchй.
Solutions des objections: 1. On dit que Dieu
livre certains а leur sens rйprouvй ou incline leur volontй au mal, non pas
certes en agissant ou en mouvant, mais plutфt en abandonnant ou en n'empкchant
pas; ainsi, on dirait de quelqu'un qui ne donne pas la main а celui qui tombe,
qu'il est cause de sa chute. Cela, Dieu le fait par un juste jugement, parce qu'il
n'accorde pas а certains le secours qui les prйserverait de la chute. 2. Et par lа apparaоt
aussi la solution а l'objection 2. 3. La peine s'oppose
а un bien partIculier. Il n'est pas contre la raison du souverain bien d'enlever
un bien particulier, puisque le bien particulier est remplacй par un autre bien
qui est parfois meilleur, ainsi la forme de l'eau enlevйe par l'application de
la forme du feu; de faзon semblable, le bien d'une nature parti culiиre est
enlevй par la peine par laquelle sera procurй un bien meilleur, c'est-а-dire le
fait que Dieu йtablisse dans les кtres l'ordre de sa justice. Mais le mal de la
faute est constituй par le fait de se dйtourner du souverain bien, dont ce
souverain bien ne peut dйtourner. Il en rйsulte que Dieu peut кtre cause de la
peine, mais pas de la faute. 4. L'effet de ce qui
est causй se rapporte а sa cause dans la mesure prйcisйment oщ il est causй.
Mais, si quelque chose procиde de ce qui est causй sans que ce soit sous le
rapport prйcis oщ il est causй, il n'est pas nйcessaire de le rapporter а la
cause: ainsi, le mouvement de la jambe est causй par la puissance motrice de l'animal
qui la meut, mais la dйviation de la dйmarche ne vient pas de la jambe en tant
qu'elle est mue par la puissance motrice, mais en tant que son dйfaut l'empкche
de recevoir comme il convient l'influx de la puissance motrice; et c'est la
raison pour laquelle la claudication n'est pas causйe par la puissance motrice.
Le pйchй est donc, d'une semblable maniиre, causй par le libre arbitre,
prйcisйment en tant qu'il s'йcarte de Dieu. De la sorte, il n'est pas
nйcessaire que Dieu soit cause du pйchй, bien qu'il soit cause du libre
arbitre. 5. Les pйchйs ne
proviennent pas de l'inclination de l'irascible ou du concupiscible en tant que
ces puissances sont йtablies par Dieu, mais en tant qu'elles d de l'ordre qu'il
a йtabli, elles ont йtй йtablies dans l'homme en sorte d'кtre soumises а la
raison. Donc, lorsqu'elles inclinent au pйchй, en dehors de l'ordre de la
raison, cela ne provient pas de Dieu. 6. Cet argument ne
vaut pas, car Dieu n'incline pas la volontй au mal en agissant ou en la
mouvant, mais en ne donnant pas la grвce, comme on l'a dit. 7. Les causes des
maux sont des biens particuliers, qui peuvent dйfaillir. De tels biens
particuliers sont auprиs de Dieu comme l'effet est auprиs de la cause, en tant
qu'ils sont des biens. Et pour cela, on dit que les causes des maux sont auprиs
de Dieu, mais non parce qu'il est lui-mкme la cause des maux. 8. Dieu, pour ce qui
est de lui, se communique а tous les кtres selon leur capa citй. Ainsi, si une
chose est soustraite а la participation de sa bontй, c'est qu'il se trouve en
elle quelque empкchement а cette participation de Dieu. Donc le fait que la
grвce ne soit pas reзue par quelqu'un n'a pas Dieu pour cause, mais vient de ce
que celui qui ne reзoit pas la grвce oppose un empкchement а la grвce, en se
dйtournant de la lumiиre qui ne fait pas dйfaut, comme dit Denys. 9. C'est d'une
maniиre diffйrente qu'il convient de parler de l'homme considйrй en l'йtat de
nature oщ il a йtй crйй, et en l'йtat de nature corrompue, parce que, considйrй
en l'йtat de nature oщ il a йtй crйй, l'homme n'avait aucun penchant au mal,
encore que le bien de la nature ne fыt pas suffisant pour obtenir la gloire; et
c'est pourquoi il avait besoin du secours de la grвce pour mйriter; mais il n'en
avait pas besoin pour йviter le pйchй, parce que, grвce а ce qu'il avait reзu
naturellement, il pouvait se maintenir en йtat de justice. Mais, dans l'йtat de
nature corrompue, il a un penchant au mal, et c'est pourquoi il a besoin du
secours de la grвce pour ne pas tomber. Et c'est en envisageant cet йtat que
saint Augustin attribue а la grвce divine tout le mal qu'il n'a pas fait; mais
cet йtat rйsulte d'une faute qui a prйcйdй. 10. Quelque chose
peut кtre louable chez l'infйrieur, mais qui n'est pas а la louange du
supйrieur; ainsi, comme le dit Denys, кtre mйchant est louable chez le chien,
mais pas chez l'homme. Et de mкme, ne pas commettre de transgression alors qu'on
le peut, cela est а la louange de l'homme, mais ne regarde pas la louange de
Dieu. 11. Cette parole du
Philosophe s'entend, non pas de celui qui est Dieu par nature, mais de ceux qu'on
appelle dieux, ou selon l'opinion, comme les dieux des paпens, ou bien par
participation, comme les hommes vertueux au-delа des possibilitйs humaines, а
qui il attribue une vertu hйroпque ou divine dans l'Йthique VII, 1. On
peut dire aussi, selon certains, que Dieu est dit pouvoir faire de mauvaises
actions, parce qu'il le peut s'il le veut. 12. L'antйcйdente de
cette conditionnelle: "Socrate peut courir s'il le veut" est possible;
il s'ensuit donc que la consйquente est possible. Mais, pour cette
conditionnelle: "Dieu peut pйcher s'il le veut", l'antйcйdente est
impossible Dieu ne peut en effet vouloir le mal. Le cas est donc diffйrent. 13. Il faut entendre
de deux faзons l'occasion, selon qu'elle est donnйe ou saisie. Le prйcepte est
l'occasion du pйchй, non certes que celle-ci soit donnйe par celui qui ordonne,
mais parce qu'elle est saisie par celui а qui s'adresse ce prйcepte. C'est
pourquoi l'Apфtre dit de faзon significative Rom., 7, 8: "Ayant saisi l'occasion,
le pйchй au moyen du commandement a produit en moi toute convoitise." On
dit en effet qu'une occasion de pйcher est donnйe lorsqu'on fait quelque chose
de peu honnкte qui provoque par l'exemple les autres а pйcher. Mais, si quelqu'un
fait une oeuvre honnкte, et qu'un autre est par lа provoquй а pйcher, l'occasion
ne sera pas donnйe mais saisie, comme lorsque les Pharisiens se scandalisaient
de l'enseignement du Christ. Le prйcepte йtait donc sain et juste, comme il est
dit dans l'Йpоtre aux Romains 7, 12. Aussi Dieu, en ordon nant, ne donne pas l'occasion
de pйcher, mais l'homme la saisit. 14. Si le bien en
tant que tel йtait cause du mal, il s'ensuivrait que le plus grand bien serait
la cause du plus grand mal. Mais le bien est cause du mal en tant qu'il est dйficient.
Aussi plus le bien est grand, moins il est cause du mal. 15. Enlever а l'esprit
la domination sur la chair est contre l'ordre naturel de la justice, et donc ne
peut convenir а Dieu, qui est la justice mкme. 16. Ce mouvement d'aversion
а l'йgard de Dieu est dit propre et naturel а la volontй selon l'йtat de nature
corrompue, mais non selon l'йtat de nature crййe. 17. Cette parole: "Va,
et fais ainsi" ne doit pas кtre comprise comme un prйcepte, mais comme une
permission, et de mкme ce qui est dit а Judas Jean 13,
27: "Ce que tu fais, fais-le vite" est dit d'une maniиre telle qu'on
appelle la permission de Dieu sa volontй. Par contre, ce qui est dit а Osйe: "Prends-toi
une femme de fornication, etc." doit кtre compris comme un prйcepte. Mais
le prйcepte divin fait qu'il n'y a pas pйchй, lа oщ autrement il y aurait
pйchй. Dieu peut en effet, comme le dit saint Bernard, dispenser des
commandements de la seconde table de la Loi, par lesquels l'homme est ordonnй
directement au prochain, car le bien du prochain est un bien particulier. Mais
il ne peut dispenser des commandements de la premiиre table, par lesquels l'homme
est ordonnй а Dieu, qui ne peut dйtourner les autres de lui-mкme: Dieu ne peut
pas se nier lui-mкme, comme il est dit en 2 Timothйe 2, 13. Pourtant, certains
disent que l'on doit entendre ce qui est dit d'Osйe comme s'йtant passй dans
une vision prophйtique. 18. Cette parole du
Philosophe signifie que c'est le mкme qui peut agir et qui agit, et non que
toute cause de puissance soit aussi cause de l'acte.
ARTICLE
2: L'ACTE DU PЙCHЙ VIENT-IL DE DIEU?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Ia-IIae, Question 79, article 2; II Commentaire
des Sentences D. 37, Question 2, article 2.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, si l'on
dit que l'homme est cause du pйchй, c'est uniquement parce q est la cause de l'action
du pйchй: car nul n'agit en vue du mal, comme le dit Denys dans les Noms
Divins IV, 19. Or Dieu n'est pas l'auteur du pйchй, comme on l'a dit plus
haut. 2. De plus, tout ce qui
est cause d'une chose est aussi cause de ce qui lui convient selon les
exigences de son espиce: par exemple, si quelqu'un est cause de Socrate, il s'ensuit
qu'il est cause d'un homme. Mais il y a des actes qui, par leur espиce mкme,
sont des pйchйs. Si donc l'acte du pйchй йtait causй par Dieu, il s'ensuivrait
que le pйchй serait causй par Dieu. 3. De plus, tout ce
qui vient de Dieu est une rйalitй. Or l'acte du pйchй n'est pas une rйalitй,
comme le dit saint Augustin dans la Perfection de la Justice II. L'acte
du pйchй ne vient donc pas de Dieu. 4. De plus, l'acte du
pйchй est un acte du libre arbitre, qu'on appelle libre parce qu'il se meut
lui-mкme а agir. Or tout ce dont l'action est causйe par un autre, est mы par
cet autre; et s'il ne se meut pas lui-mкme, il n'est pas libre. Donc l'acte du
pйchй ne vient pas de Dieu. Cependant: Saint Augustin dit, dans le traitй de
la Trinitй III, 4, 9, que c'est la volontй de Dieu qui est la cause de
toutes les espиces et de tous les mouvements. Or l'acte de pйcher est un
certain mouvement du libre arbitre. Il vient donc de Dieu.
Rйponse: Sur ce sujet, il y avait chez les anciens
deux opinions. Certains, en effet, prй tendirent dans l'antiquitй que l'action
du pйchй ne venait pas de Dieu, parce qu'ils considйraient la difformitй mкme
du pйchй, qui ne vient pas de Dieu d'autres, au contraire, dirent que l'action
du pйchй venait de Dieu, parce qu'ils considйraient l'essence mкme de l'acte.
Et il faut poser qu'elle vient de Dieu pour une double raison: d'abord, pour une
raison gйnйrale: йtant donnй que Dieu lui-mкme est кtre par son essence,
puisque son essence est son acte d'кtre, il est nйcessaire que tout ce qui est
de quelque faзon dйrive de lui. Car il n'y a rien d'autre que Dieu qui soit son
acte d'кtre, tandis que toutes choses sont dites йtant par participation. Or
tout ce qui est dit tel par participation dйrive de celui qui l'est par
essence, comme tous les objets enflammйs dйrivent de ce qui est feu par nature.
Or il est йvident que l'acte du pйchй est une certaine rйalitй, et qu'il se
situe dans un prйdicament de l'кtre: aussi il est nйcessaire de dire qu'il
vient de Dieu. Deuxiиmement, la mкme conclusion s'impose
pour une raison spйciale. Il est en effet nйcessaire que tous les mouvements
des causes secondes aient pour cause le premier moteur, comme tous ceux des
corps infйrieurs sont causйs par le mouvement du ciel. Or c'est Dieu qui est
premier moteur par rapport а tous les mouvements, tant spirituels que
corporels, comme le corps cйleste est principe de tous les mouvements des corps
infйrieurs. Aussi, comme l'acte du pйchй est un certain mouvement du libre
arbitre, il est nйcessaire de dire que l'acte du pйchй, en tant qu'il est acte,
vient de Dieu. Seulement il faut bien remarquer que le
mouvement du premier moteur n'est pas reзu de faзon uniforme par tous les
mobiles, mais qu'il est reзu en chacun selon son mode propre. C'est ainsi que
le mouvement du ciel cause d'une faзon diffйrente les mouvements des corps
inanimйs qui ne se meuvent pas eux-mкmes, et les mouvements des animaux qui se
meuvent eux-mкmes. Et de plus, c'est d'une faзon diffйrente que rйsulte du
mouvement du ciel la levйe d'une plante dont la puissance de reproduction est
sans dйfaut et qui donne une semence parfaite, et celle d'une plante dans
laquelle cette puissance est infirme et qui donne une semence improductive.
Car, lorsqu'un кtre se trouve dans une disposition convenable pour recevoir la
motion du premier moteur, il en rйsulte une action parfaite selon l'intention
de celui-ci. Tandis que s'il n'a pas la disposition et l'aptitude convenables
pour recevoir cette motion du premier moteur, l'action sera imparfaite. Et
alors, ce qui s'y trouve d'action se ramиne au premier moteur comme а sa cause,
mais non pas ce qu'il y a de dйfectueux, parce que comme on l'a dit, un tel
dйfaut rйsulte dans l'action de ce que l'agent a failli par rapport а l'ordre
du premier moteur; ainsi dans la claudication, tout ce qui est mouvement vient
de la puissance motrice de l'animal, tandis que ce qu'il y a de dйfectueux ne
vient pas d'elle, mais de la jambe, dans la mesure oщ elle manque de disposition
а se laisser mouvoir avec aisance par la puissance motrice. Par consйquent, il faut dire que, puisque
Dieu est le premier principe du mouvement de tous les кtres, certains d'entre
eux sont mыs par lui tout en se mouvant aussi eux-mкmes, comme ceux qui sont
douйs du libre arbitre. Si ces кtres demeurent dans la disposition et l'ordre
requis pour recevoir la motion de Dieu, il en rйsulte des actes bons, qui se
ramиnent en totalitй а Dieu comme а leur cause; si au contraire, ils manquent а
l'ordre requis, il en rйsulte un acte dйsordonnй, qui est l'acte du pйchй; et
ainsi, ce qu'il y a lа d'acte se ramиne а Dieu comme а sa cause, mais ce qu'il
y a de dйsordre ou de dйformation n'a pas pour cause Dieu, mais seulement le
libre arbitre. C'est pourquoi on dit que l'acte du pйchй
vient de Dieu, mais que le pйchй ne vient pas de Dieu.
Solutions des objections: 1. Bien que l'homme
qui pиche ne veuille pas comme telle la difformitй du pйchй, cette difformitй
tombe pour autant, d'une certaine maniиre, dans le domaine de son vouloir,
puisqu'il prйfиre l'encourir que de s'abstenir de l'acte. Mais cette difformitй
du pйchй ne relиve absolument pas du vouloir divin, mais vient de ce que le
libre arbitre s'йcarte de l'ordre de la volontй divine. 2. La difformitй du
pйchй ne tient pas а l'espиce de l'acte selon qu'il se situe dans un genre
naturel, car c'est ainsi qu'il est causй par Dieu. Mais elle tient а l'espиce
de l'acte selon qu'il est moral, йtant causй par le libre arbitre, selon qu'on
l'a dit dans une autre question. 3. Etre et rйalitй se
disent proprement de la substance, et des accidents selon un certain rapport
seulement. C'est dans ce dernier sens que saint Augustin dit que l'acte n'est
pas une rйalitй. 4. Lorsqu'on dit qu'un
кtre se meut lui-mкme, on йtablit une identitй entre le moteur et le mobile; et
lorsqu'on dit qu'un кtre est mы par un autre, on йtablit une distinction entre
le moteur et le mobile. Or il est йvident que, lorsqu'une chose en meut une
autre, il ne s'ensuit pas par ce seul fait qu'elle soit le premier moteur;
aussi il n'est pas exclu qu'elle soit mue elle-mкme par un autre, et qu'elle
tienne d'un autre le fait mкme de mouvoir. De mкme, lorsqu'une chose se meut
elle-mкme, il n'est pas exclu qu'elle soit mue par un autre de qui elle tienne
le fait de se mouvoir elle-mкme. Et ainsi, ne s'oppose pas а la libertй que
Dieu soit cause du libre arbitre.
ARTICLE
3: LE DIABLE EST-IL LA CAUSE DU PЙCHЙ?
Lieux parallиles
dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question 75, article
3; Question 80, article s 1, 3.
Objections: Il semble que oui. 1. Il est dit en
effet, dans la Sagesse 2, 24: "C'est par l'envie du diable que la mort est
entrйe dans le monde." Or la mort est une consйquence du pйchй. Le diable
est donc la cause du pйchй. 2. De plus, le pйchй
rйside dans la volontй. Or saint Augustin dit, dans le traitй de la Trinitй
IV, 12, que le diable inspire aux siens de mauvais dйsirs et saint Bиde dit
dans son Commentaire des Actes 5, 3 qu'il entraоne l'вme а vouloir le mal. Le
diable est donc la cause du pйchй. 3. De plus, l'infйrieur
est naturellement disposй а кtre mы par le supйrieur. Or de mкme que dans l'ordre
naturel, l'intelligence de l'homme est infйrieure а l'intelligence de l'ange-,
de mкme la volontй humaine se situe au-dessous de la volontй angйlique: en
effet, la puissance de l'appйtit est toujours proportionnйe а la puissance du
connaоtre. Un ange mauvais peut donc, par sa volontй mauvaise, mouvoir au mal
la volontй de l'homme, et peut ainsi кtre cause de pйchй. 4. De plus, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien III, 5 que le diable enflamme les
coeurs des hommes de dйsirs secrets. Or le dйsir est la racine de tous les
maux, comme il est dit а la fin de la Premiиre Йpоtre а Timothйe 6, 10. Il
semble donc que le diable peut кtre la cause du pйchй. 5. l plus, tout ce
qui est en puissance а l'un ou l'autre a besoin d'une dйtermination pour passer
а l'acte. Or le libre arbitre de l'homme est en puissance а l'un ou а l'autre,
а savoir au bien et au mal. Pour qu'il passe а l'acte du pйchй, il a donc
besoin d'кtre dйterminй au mal par quelque chose, ce qui paraоt кtre sur tout l'oeuvre
du diable, dont la volontй est dйterminйe au mal. Il semble donc que le diable
soit la cause du pйchй. 6. De plus, saint
Augustin dit dans l'Enchiridion 23 que la cause du pйchй est la volontй
changeante, d'abord celle de l'ange, ensuite celle de l'homme. Or le premier
dans un genre est cause de ce qui suit. Il semble donc que la volontй mauvaise
du diable soit cause de la volontй mauvaise de l'homme. 7. De plus, le pйchй
rйside dans la pensйe; c'est pourquoi Isaпe 1, 16 dit: "Enlevez de ma vue
le mal de vos pensйes." Or le dйmon peut causer en nous des pensйes, semble-t-il,
parce que la puissance cogitative est liйe а un organe corporel, et que le
dйmon peut produire des changements sur les corps. Il semble donc que le dйmon
puisse кtre cause directe du pйchй. 8. De plus, saint
Augustin dit que, lorsque la chair convoite contre l'esprit, cela ne va pas
sans quelque vice. Or le diable peut, semble-t-il, causer cette convoitise, car
la concupiscence est l'acte d'un organe corporel. Il semble donc qu'il puisse
кtre directement cause du pйchй. 9. De plus, saint
Augustin dit dans son Commentaire littйral de la Genиse XII, 12 que, lorsque
les similitudes des objets sont prйsentйes а l'homme de telle sorte qu'elles ne
sont pas distinguйes des objets, il s'ensuit un dйsordre dans la chair. Or il
dit que cela peut кtre le fait de la puissance spirituelle d'un ange, bon ou
mauvais. Mais le dйsordre qui se produit dans la chair ne va pas sans pйchй. Il
semble donc que le diable puisse кtre directement la cause du pйchй. 10. De plus, le
Commentateur au livre XI de la Mйtaphysique cite une parole de
Thйmistius disant que la nature infйrieure agit comme programmйe par les 1 Programmйe le mot arabe employй par
Averroйs signifie proprement "inspirйe", ce qui indique une action
directe et simultanйe de l'agent supйrieur sur la nature infйrieure. Le
traducteur latin a rendu le mot par "rememoratus", au sens de
programmй, impressionnй: il y a sou venir de la motion premiиre. causes supйrieures; or les causes
supйrieures sont proprement et directement cause de ce qui est accompli par les
causes infйrieures; ce qui peut donc imprimer quelque motion а un agent
infйrieur semble кtre la cause de son acte. Or le diable peut inspirer а l'homme
une chose qui le pousse а pйcher. Il semble donc que le diable puisse кtre
directement cause du pйchй. Il. De plus, le Philosophe, dans l'Йthique
а Eudиme VII, 14, se demande quel est dans l'вme le principe de l'opйration,
et il montre que celui-ci doit кtre extrinsиque. En effet, tout ce qui commence
de faзon nouvelle a une cause l'homme commence а agir parce qu'il veut, et il
commence а vouloir parce qu'il a dйjа fait acte de conseil. Mais, s'il a dйjа
fait acte de conseil, а cause d'un conseil prйcйdent, ou on doit remonter а l'infini,
ou bien il faut poser un principe extrinsиque qui meut en premier l'homme au
conseil, а moins peut-кtre que l'on ne dise que c'est le hasard, d'oщ il s'ensuivrait
que tous les actes humains seraient fortuits. Ce principe dans les actes bons,
c'est Dieu assurйment, dit le Philosophe, qui n'est pas la cause du pйchй,
comme on l'a montrй plus haut. Donc, lorsque l'homme commence а agir, а vouloir
et а кtre conseillй pour pйcher, il semble qu'il faille а cela une cause
extrinsиque, laquelle ne peut кtre que le diable, qui est donc la cause du
pйchй. 12. De plus, si une
rйalitй a pouvoir sur un principe moteur, le mouvement causй par ce moteur est
йgalement soumis а son pouvoir. Or le moteur de la volontй est un objet
apprйhendй par le sens ou l'intelligence, qui sont soumis l'un et l'autre au
pouvoir du diable. Saint Augustin dit en effet dans les Quatre-vingt-trois
Questions Question 12: "Cette mauvaise influence -а savoir celle qui
vient du diable -se glisse par toutes les ouvertures sensorielles, se
communique а la figure des choses, s'allie aux couleurs, se colle aux sons, se
cache dans la colиre et la tromperie des paroles, s'insinue dans les odeurs, s'infuse
dans les saveurs, et remplit comme de nuages toutes les avenues de l'intelligence."
Ce qui meut la volontй est donc au pouvoir du diable, et ainsi, il est
directement la cause du pйchй. 13. De plus, le
diable a achetй l'homme а cause du pйchй, comme dit Isaпe 50, 1: "Voici
que vous vous кtes vendus dans vos iniquitйs." Mais l'acheteur donne un
prix au vendeur. Le pйchй en l'homme est donc causй par le diable. 14. De plus, saint
Jйrфme dit que, de mкme que Dieu est celui qui accomplit le bien, ainsi le
diable est celui qui accomplit le mal, bien que se trouve aussi dans l'homme l'attrait
des vices. Or Dieu est par lui-mкme la cause de nos bonnes actions; il semble
donc que le diable soit aussi directement la cause de nos pйchйs. 15. De plus, de mкme
que le bon ange se conduit en vue du bien, de mкme le mauvais ange en vue du
mal. Or le bon ange ramиne les hommes au bien car, comme le dit Denys, la loi
divine est de conduire les derniers par les moyens. Il semble donc que le
mauvais ange puisse conduire l'homme au mal, et ainsi que le diable soit la
cause du pйchй. En sens contraire: 1. Saint Augustin dit
dans les Quatre-vingt-trois Questions Question 4: "C'est а la
volontй de l'homme que revient la cause de sa dйpravation, qu'il ait йtй
persuadй par quelqu'un ou non." Or l'homme est dйpravй par le pйchй. Donc
la cause du pйchй de l'homme n'est pas le diable, mais la volontй humaine. 2. De plus, saint
Augustin dit dans le Libre Arbitre 1, 1, que ce n'est pas un кtre en
particulier qui est la cause du pйchй de l'homme, mais que chacun est cause de
sa propre malice. 3. De plus, le pйchй
de l'homme procиde de son libre arbitre. Or le diable ne peut mouvoir le libre
arbitre de l'homme: cela S'opposerait а la libertй. Donc le diable n'est pas la
cause du pйchй.
Rйponse: On parle de plusieurs maniиres d'une cause
motrice. En effet, on appelle par fois cause ce qui dispose, ce qui conseille
ou encore ce qui commande. Mais par fois on appelle cause ce qui accomplit, et
on l'appelle cause au sens propre et en vйritй, puisque la cause est ce dont
rйsulte l'effet. Or l'effet rйsulte aussitфt de l'action de ce qui accomplit,
mais non de l'action de ce qui dispose, conseille ou commande: "La persuasion
n'oblige personne contre son grй", comme le dit saint Augustin dans les Quatre-vingt-trois
Questions Question 4. Il faut donc dire que le diable peut кtre
la cause du pйchй de l'homme а la maniиre de celui qui dispose, de celui qui
persuade intйrieurement ou extйrieure ment, ou mкme а la maniиre de celui qui
Commande, comme on le voit chez ceux qui, manifestement, se sont soumis а lui.
Mais il ne peut кtre cause du pйchй а la maniиre de celui qui accomplit; car,
de mкme que dans la production des formes, la cause rйalisatrice est celle dont
l'action est suivie directement de la forme, de mкme dans la production des
actes, la cause rйalisatrice est celle dont l'action incline directement l'agent
а agir. Or Je pйchй n'est pas une forme, mais un acte. Donc ce qui peut кtre
par soi la cause du pйchй, c'est ce qui peut mouvoir directement la volontй а l'acte
du pйchй. Or il faut remarquer que l'on dit de deux
faзons que la volontй est inclinйe а quelque chose: elle peut l'кtre de l'extйrieur,
ou bien de l'intйrieur. De l'extйrieur, ainsi par un objet qui a йtй saisi, car
on dit que le bien saisi par l'intelligence ment la volontй, et c'est de cette
maniиre qu'on parle de mouvoir par conseil ou persuasion, dans la mesure oщ on
fait apparaоtre qu'une chose est bonne. Et la volontй est mue de l'intйrieur,
ainsi par celui qui produit l'acte mкme de volontй. Or l'objet proposй а la
volontй ne la meut pas de faзon nйcessaire, bien que l'intelligence donne
parfois son assentiment de faзon nйcessaire а la vйritй proposйe. La raison de
cette diffйrence, c'est que l'intelligence, aussi bien que la volontй, tend de
faзon nйcessaire vers ce а quoi elle est naturellement ordonnйe, car le propre
de la nature est d'кtre dйterminйe а une fin unique. De lа vient que l'intelligence assentit de
faзon nйcessaire aux principes premiers connus naturellement, et ne peut pas
assentir а leurs contraires; et de mкme, la volontй veut naturellement et de
faзon nйcessaire la bйatitude, et personne ne peut vouloir le malheur. En
consйquence, il arrive que dans 1'intelligence, les vйritйs qui ont un lien
nйcessaire avec les principes premiers connus naturellement meuvent l'intelligence
de faзon nйcessaire; c'est le cas des conclusions dйmontrйes, lorsqu'il
apparaоt que, si elles йtaient niйes, il faudrait nier aussi les principes
premiers dont elles dйcoulent nйcessairement. Si au contraire, on a des
conclusions qui n'ont pas de lien nйcessaire avec les principes premiers connus
naturellement, comme sont les propositions contingentes ou celles qui relиvent
de l'opinion, l'intelligence n'est pas obligйe d'y assentir. De mкme encore,
elle n'adhиre pas nйcessairement aux conclusions nйcessaires, liйes de faзon
nйcessaire aux premiers principes, avant de connaоtre ce lien nйcessaire. Il en sera donc de mкme avec la volontй,
car elle n'est mue а rien de faзon nйcessaire, qui n'ait ou ne semble avoir un
lien nйcessaire avec la bйatitude qui, elle, est voulue naturellement. Or il
est йvident que les biens particuliers n'ont pas de lien nйcessaire avec la
bйatitude, puisque sans n'importe lequel d'entre eux, l'homme peut кtre heureux;
aussi, quand l'un d'entre eux est prйsentй а l'homme comme un bien, si grand
soit-il, la volontй ne tend pas vers lui de faзon nйcessaire. Mais le bien
parfait qui est Dieu a certes un lien nйcessaire avec la bйatitude de l'homme,
puisque sans lui, l'homme ne peut кtre heureux; cependant la nйcessitй de ce
lien n'apparaоt pas а l'homme de maniиre йvidente en cette vie, parce qu'il ne
voit pas Dieu par essence. Et c'est pourquoi, en cette vie, la volontй de l'homme
n'adhиre pas а Dieu de faзon nйcessaire, tandis que la volontй de ceux qui
voient Dieu par essence et connaissent avec йvidence qu'il est lui-mкme l'essence
de la bontй et la bйatitude de l'homme, ne peut pas ne pas adhйrer а Dieu, pas
plus que notre volontй ne peut pas ne pas vouloir а prйsent la bйatitude. Il
est donc clair que l'objet ne meut pas la volontй de faзon nйcessaire, et c'est
pourquoi aucune persuasion ne peut pousser nйcessairement l'homme а agir. Il reste donc que la cause r et propre de
l'acte volontaire est seule ment celle qui agit de l'intйrieur. Or il ne peut s'agir
que de la volontй elle-mкme comme cause seconde, et de Dieu comme cause
premiиre. La raison en est que l'acte de volontй n'est rien d'autre qu'une certaine
inclination de la volontй vers l'objet voulu, tout comme l'appйtit naturel n'est
rien d'autre qu'une inclination de la nature vers un objet. Or cette
inclination de la nature vient et de la forme naturelle, et de celui qui lui a
donnй cette forme; aussi nous disons que le mouvement du feu vers le haut vient
de sa lйgиretй et du crйateur qui a produit une telle forme. Ainsi donc, le
mouvement de la volontй procиde directement de la volontй, et de Dieu qui est
cause de cette volontй, lui qui seul agit dans la volontй et peut l'incliner а
tout ce qu'il veut. Mais Dieu n'est pas cause du pйchй, comme on l'a montrй
plus haut. Il reste donc que rien d'autre que la volontй n'est directement la
cause du pйchй de l'homme. Ainsi, il est donc йvident que le diable n'est
pas au sens propre la cause du pйchй, mais qu'il ne l'est qu'а la maniиre de
quelqu'un qui persuade.
Solutions des objections: 1. La mort est entrйe
dans le monde par l'envie du diable, en ce sens qu'il a persuadй le premier homme
de pйcher. 2. On dit que le
diable inspire а l'homme le dйsir mauvais, ou mкme qu'il entraоne l'вme а
vouloir le mal, а la faзon de quelqu'un qui persuade. 3. L'infйrieur est
disposй naturellement а se laisser mouvoir par le supйrieur, comme ce qui est passif
par ce qui est actif, et cela par le moyen d'un change ment extйrieur, comme l'air
par le feu. Mais un changement extйrieur, comme on l'a montrй, n'impose pas de
nйcessitй а la volontй. Aussi, bien que le dйmon soit, dans l'ordre naturel,
plus йlevй que l'вme humaine, il ne peut cependant pas mouvoir de faзon
nйcessaire la volontй de l'homme, et ainsi il n'est pas, au sens propre, la
cause du pйchй, car on appelle cause au sens propre, celle dont l'effet rйsulte
de faзon nйcessaire. 4. On dit que le diable
enflamme de dйsirs le coeur des hommes en les persuadant. 5. La volontй, йtant
en puissance а l'un ou а l'autre, est dйterminйe а l'un des deux par un
йlйment, а savoir le conseil de la raison, et il n'est pas nйcessaire qu'elle
le soit par un agent extйrieur. 6. Entre le pйchй de
l'ange et celui de l'homme, il n'y a pas un ordre de nature, mais seulement un
ordre dans le temps: il est arrivй en effet que le diable pиche avant l'homme,
mais il pouvait arriver le contraire. Donc il n'est pas nйcessaire que le pйchй
du diable soit la cause du pйchй de l'homme. 7. Il n'existe de
pйchй dans les pensйes que dans la mesure oщ par elles, on se tourne vers le
mal ou on se dйtourne du bien. Or quelles que soient les pensйes qui s'йlиvent,
cela demeure au pouvoir du libre arbitre de la volontй; aussi n'est-il pas
nйcessaire, si une chose est cause de pensйe, qu'elle soit aussi cause de
pйchй. 8. La convoitise de
la chair contre l'esprit est un acte de sensualitй dans lequel il peut y avoir
un pйchй, dans la mesure oщ son mouvement peut кtre empкchй ou refrйnй par la
raison; aussi, si ce mouvement de sensualitй s'йlиve en raison d'un changement
corporel, alors que la raison en fait y rйsiste, ce qui est au pou voir de la
volontй, il n'y a lа aucun pйchй. Il apparaоt donc que tout pйchй dйpend du
choix de la volontй. 9. Le fait que les
apparences ou les similitudes des choses ne soient pas distinguйes des rйalitйs
elles-mкmes se produit du fait que la facultй supйrieure, qui peut juger et
distinguer, est liйe. Ainsi, а cause du croisement des doigts, un objet paraоt
double au toucher, а moins qu'une autre facultй ne le contredise, а savoir la
vue. Donc, quand des similitudes sont prйsentйes а l'imagination, on s'attache
а elles comme aux rйalitйs elles-mкmes, а moins qu'une autre facultй ne s'y
oppose, а savoir le sens ou la raison. Mais si la raison est liйe ou le sens
endormi, on s'attache aux similitudes comme aux rйalitйs elles-mкmes, comme il
arrive dans les rкves de ceux qui dorment ou chez les fous. Les dйmons peuvent
donc ainsi faire que les hommes ne distinguent pas les apparences des rйalitйs,
dans la mesure oщ avec la permission de Dieu, ils perturbent les puissances
intйrieures de la sensibilitй, aprиs quoi l'usage de la raison humaine, qui a
besoin de ces derniиres pour produire son acte, est empкchй, comme il apparaоt
chez les fous. Une fois l'usage de la raison empкchй, rien ne peut кtre imputй
а l'homme comme pйchй, pas plus qu'а une bкte. Aussi, pour cette raison, le
diable ne sera pas la cause du pйchй, mкme s'il est la cause de l'acte qui, en
d'autres circonstances, serait un pйchй. 10. La nature
infйrieure est mue de faзon nйcessaire par les causes supйrieures, et c'est
pourquoi celles-ci, par lesquelles on dit que la nature infйrieure est
programmйe, sont proprement et directement cause des effets naturels. Mais l'inspiration
diabolique ne meut pas la volontй de faзon nйcessaire, donc le cas est
diffйrent. 11. Dieu est le
principe universel de tout conseil, de tout acte de volontй et de toute action
humaine, comme on l'a dit plus haut. Mais que l'erreur, le pйchй et la
difformitй se produisent dans le conseil, la volontй et l'action humaine, cela
provient d'une dйfaillance de l'homme, et il n'est pas besoin d'assigner а cela
une autre cause extйrieure. 12. L'objet
apprйhendй par l'intelligence ne meut pas la volontй nйcessaire ment, comme on
l'a montrй. C'est pourquoi l'objet saisi par le sens ou l'intelligence, si
soumis qu'ils soient au pouvoir du diable, ne peut cependant pas mou voir
suffisamment la volontй а pйcher. 13. Le diable donne
le pйchй а l'homme а la maniиre de celui qui persuade. 14. Cette similitude
ne se vйrifie pas dans tous les cas. En effet, Dieu est l'auteur de nos bonnes
actions, а la fois comme celui qui persuade de l'extйrieur, et comme celui qui
meut de l'intйrieur. Mais le diable, lui, n'est cause du pйchй qu'en persuadant
de l'extйrieur, comme on l'a montrй. 15. Le bon ange
ramиne l'homme а Dieu, non pas en mouvant directement la volontй, mais а la
maniиre de celui qui persuade. Et c'est ainsi йgalement que le diable incline
au pйchй.
ARTICLE
4: LE DЙMON PEUT-IL INDUIRE L'HOMME А PЙCHER EN LE PERSUADANT INTЙRIEUREMENT?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Ia-IIae, Question 75, article 3; Question
80, article 2.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, tout
agent qui agit d'intention connaоt son effet. Or le diable ne peut voir les
pensйes intйrieures, comme il est dit dans les Dogmes de l'Йglise 81. Il ne
peut donc pas persuader intйrieurement, en causant des pensйes intйrieures. 2. De plus, les
formes sont d'un genre plus noble dans les puissances intйrieures que dans la
matiиre corporelle. Or le diable ne peut imprimer de formes dans la matiиre
corporelle, si ce n'est peut-кtre par l'emploi de raisons sйminales naturelles,
car la matiиre corporelle n'obйit pas а volontй aux anges rebelles, comme le
dit saint Augustin dans le traitй de la Trinitй III, 8. Le diable ne
peut donc imprimer de formes dans les puissances intйrieures. 3. De plus, le
Philosophe dйmontre dans la Mйtaphysique VII, 7 que les formes
matйrielles ne sont pas causйes par des formes immatйrielles, mais par des
formes matйrielles; ainsi la forme de la chair et des os est causйe par les
formes qui sont dans cette chair et ces os. Or les formes des puissances
sensibles sont reзues dans un organe corporel. Elles ne peuvent donc pas кtre
causйes par le diable, qui est une substance immatйrielle. 4. De plus, agir en
dehors de l'ordre de la nature appartient а celui-lа seul qui a instituй cet
ordre, а savoir Dieu. Or il existe un ordre naturel des actes intйrieurs des
puissances de l'вme, car "le phantasme est un mouvement provenant du sens
en acte", comme il est dit dans le livre de l'Ame II, 30, et en
procйdant plus loin, une puissance est mue par une autre. Le diable ne peut
donc causer les mouvements ou les actes intйrieurs des puissances de l'вme, si
cela ne provient pas des sens. 5. De plus, les
opйrations vitales procиdent d'un principe intйrieur. Or tous les actes des
puissances intйrieures sont des opйrations vitales. Ils ne peuvent donc кtre
causйs par le diable, mais seulement par un principe intйrieur. 6. De plus, le mкme
effet ne peut venir que de la mкme cause selon l'espиce. Or les actes des
puissances intйrieures sont causйs par les sens. Ils ne peuvent donc кtre
causйs par le diable selon la mкme espиce d'action. 7. De plus, l'appareil
sensitif est plus noble que l'appareil nutritif. Or le diable ne peut causer l'acte
de l'appareil nutritif pour former la chair et les os. Il ne peut donc causer l'acte
de l'une des puissances intйrieures de l'вme. Cependant: On dit que le dйmon tente l'homme, non
seulement de faзon visible, mais aussi de faзon invisible. Cela ne se
produirait pas s'il ne le persuadait intйrieurement. Donc le dйmon incite au
pйchй intйrieurement.
Rйponse: Comme on l'a montrй plus haut, le dйmon ne
peut pas кtre la cause du pйchй de l'homme comme celui qui meut directement sa
volontй, mais seulement а la maniиre de celui qui persuade. Or le diable persuade l'homme d'une double
faзon: de maniиre visible et de maniиre invisible. De maniиre visible, comme
lorsqu'il lui apparaоt de faзon sensible sous une certaine forme, qu'il lui
parle de faзon sensible et le persuade de pйcher, comme il tenta le premier
homme au paradis sous la forme du serpent, ou le Christ au dйsert, en lui
apparaissant visiblement sous une certaine forme. Mais il ne faut pas croire qu'il
ne persuade l'homme que de cette maniиre: car il s'ensuivrait que ne se
commettraient de pйchйs sous l'inspiration du diable que ceux qu'il persuade de
faire en apparaissant visiblement. C'est pourquoi il faut dire qu'il incite
aussi de faзon invisible l'homme а pйcher. Cela se rйalise а la fois par maniиre de
persuasion et par maniиre de disposition. Par maniиre de persuasion, comme
lorsqu'on prйsente comme йtant un bien quelque objet а la facultй de
connaissance, ce qui peut se produire d'une triple faзon, car cet objet peut
кtre proposй а l'intelligence, au sens intйrieur, ou encore au sens extйrieur. A l'intelligence, parce que l'intelligence
humaine peut кtre aidйe par une intelligence angйlique а connaоtre une rйalitй
par mode d'illumination, comme le dit Denys. Car bien que l'ange ne puisse кtre
la cause directe d'un acte de volontй, du fait que celui-ci n'est rien d'autre
qu'une inclination qui procиde de l'intйrieur, il peut toutefois faire
impression sur l'intelligence dont l'acte consiste а recevoir du dehors c'est
pourquoi on dit que comprendre est une forme de pвtir. Or bien que le diable
puisse, conformйment а l'йtat de sa nature, persuader l'homme de quelque chose
en illuminant son intelligence, comme le fait le bon ange, il n'agit cependant
pas ainsi, parce que plus l'intelligence reзoit de lumiиre, plus elle peut se
garder de la tromperie que le dйmon a en vue. Il reste donc que la persuasion
intйrieure du diable et toutes ses rйvйlations ne se produisent pas en
йclairant l'intelligence, mais seulement par une impression sur les puissances
sensitives intйrieures et extйrieures. Or pour comprendre comment il peut
impressionner les puissances intйrieures, il faut remarquer qu'il convient par
nature а une nature corporelle d'кtre mue localement par une nature
spirituelle, alors qu'il ne lui convient pas de recevoir d'elle directement une
forme, mais de la recevoir de quelque agent corporel, comme on le prouve dans la
Mйtaphysique VII, 7. C'est pourquoi la matiиre corporelle obйit
naturellement, quant au mouvement local, а un ange bon ou mauvais, et par ce
moyen, les dйmons peuvent rassembler des raisons sйminales qu'ils emploient а
produire certains effets merveilleux, comme le montre saint Augustin dans le
traitй de la Trinitй III, 8. Mais pour ce qui regarde le don d'une forme,
la matiиre corporelle n'obйit pas а volontй а la crйature spirituelle, sinon en
vertu des raisons sйminales, comme le dit saint Augustin. Donc rien ne s'oppose
а ce que tout ce qui peut se produire grвce а un mouvement local de la matiиre
corporelle vienne des dйmons, si Dieu ne les en empкche pas. Or l'apparition ou la reprйsentation des
espиces sensibles conservйes par les organes intйrieurs peuvent se produire du
fait d'un mouvement local de la matiиre corporelle, comme le dit le Philosophe
dans les Songes et les Veilles III. Attribuant une cause aux apparitions
qui surviennent dans le sommeil, il dit que lorsqu'un animal s'est endormi,
quand le sang afflue en abondance aux organes sensoriels, en mкme temps y
affluent les modifications ou empreintes laissйes par les mouvements sensibles,
qui sont conservйes dans les esprits animaux, et qui agissent sur le principe
de connaissance, en sorte que ces impressions apparaissent comme si les organes
sensoriels йtaient modifiйs par les choses extйrieures elles-mкmes. Or ce qui
arrive chez ceux qui dorment dans les apparitions des songes, du fait d'un
mouvement local naturel des esprits et des humeurs, peut arriver par un
semblable mouvement local produit par les dйmons, tantфt chez ceux qui dorment,
tantфt chez ceux qui sont en йtat de veille et en qui les dйmons peuvent
troubler les esprits sensitifs (1) et les humeurs, parfois au point que l'usage de la raison est totalement
liй, comme chez les fous -car il est йvident que, par un trouble profond des
esprits et des humeurs, l'acte de la raison est empкchй, comme cela est
manifeste chez les fous, ceux qui dorment ou ceux qui sont ivres -; mais
parfois cela se produit sans qu'il y ait ligature de la raison, comme chez les
hommes а l'йtat de veille et qui ont l'usage de la raison: grвce а un trouble
volontaire des esprits sensitifs et des humeurs, ils font sortir comme d'un
trйsor les images conservйes intйrieurement pour les mener au principe
sensitif, et s'imaginer quelque chose. (1) Dans la
science biologique ancienne, ils йtaient considйrйs comme le mйdium utilisй par
l'вme pour mouvoir corps (cf. la, Question 76, article 7, ad 1, ad 2), et le
vйhicule des sensations. Donc, puisque les dйmons agissent de la
sorte chez ceux qui sont а l'йtat de veille et qui jouissent de l'usage de la
raison, on percevra d'autant plus forte ment et facilement l'impression sensible
ramenйe а l'imagination, et on restera а cette pensйe, qu'on est davantage
possйdй par une passion parce que, comme le dit le Philosophe dans le mкme
livre II, celui qui vit dans la passion est mы par la moindre image, de mкme
que celui qui aime par la moindre image de ce qu'il aime. Et c'est pourquoi on
dit que les dйmons sont des tentateurs, parce qu'ils cherchent а savoir, en
observant les actes des hommes, quelles sont les passions qui les dominent le
plus, afin d'aprиs cela d'imprimer de maniиre plus efficace dans leur
imagination ce qu'ils veulent. De mкme, ils peuvent aussi, grвce au
trouble des esprits sensitifs, causer des impressions sur les sens extйrieurs
qui perзoivent les choses de faзon plus aiguй ou plus confuse, en fonction du
retrait ou de l'augmentation de ces esprits sensitifs: on voit ou on entend
avec plus d'acuitй lorsqu'ils sont abondants et purs, ou plus confusйment dans
le cas contraire. C'est de cette maniиre que saint Augustin dit que cette
mauvaise influence introduite par les dйmons s'insinue dans tous les sens.
Ainsi donc, il apparaоt clairement comment le diable pousse au pйchй
intйrieurement, en impressionnant les puissances sensibles intйrieures ou
extйrieures. Par ailleurs, le diable peut кtre cause de
pйchй а la maniиre de celui qui dispo se, dans la mesure oщ par un trouble
semblable des esprits sensitifs et des humeurs, il fait en sorte de rendre
certains plus enclins а se mettre en colиre, а convoiter ou а d'autres passions
de ce genre. Il est clair en effet que, lorsque son corps possиde telle ou
telle disposition, l'homme est davantage enclin au dйsir, а la colиre et aux
autres passions de ce genre, et que lorsqu'elles s'йlиvent, il est disposй а y
consentir. Il est donc ainsi йvident que le dйmon
incite au pйchй intйrieurement, par maniиre de persuasion ou de disposition,
mais non en accomplissant le pйchй.
Solutions des objections: 1. Le diable ne peut
voir les pensйes intйrieures en elles-mкmes, mais dans leurs effets. 2. Le diable n'imprime
pas une forme dans l'imagination en causant une forme tout а fait nouvelle; c'est
pourquoi il ne peut pas faire qu'un aveugle de naissance imagine des couleurs.
Mais il y imprime une forme par un mouvement local, comme il a йtй dit. 3. Il faut rйpondre
de mкme а l'objection 3. 4. Le diable ne
produit pas cet effet en dйpassant l'ordre de la nature, mais en mouvant
localement les principes internes а partir desquels ces effets se produisent
naturellement. 5 et 6. Ainsi apparaоt йgalement la
rйponse aux objections 5 et 6. 7. Le diable pourrait
de la mкme faзon, par accumulation des esprits animaux et des humeurs, faire qu'un
aliment soit digйrй plus vite ou plus lentement. Mais cela n'est pas aussi
proche de prйoccupations. ARTICLE
5: TOUS LES PЙCHЙS VIENNENT-ILS DES SUGGESTIONS DU DIABLE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia, Question
114, article 3; Ia-IIae, Question 80, article 4.
Objections: Il semble que oui. 1. Saint Jean
Damascиne dit en effet que toutes les malices et toutes les impuretйs ont йtй
inventйes par le diable. 2. De plus, Denys dit
dans les Noms Divins IV, 18 que la multitude des dйmons est la cause de
tous les maux, et pour eux et aussi pour les autres. 3. De plus, on peut
dire de tout pйcheur ce que le Seigneur a dit aux Juifs Jean, 8, 44: "Vous
avez le diable pour pиre." Or cela ne serait pas si tout pйchй n'йtait
causй de quelque faзon par le diable. Tout pйchй vient donc de l'instigation du
diable. 4. De plus, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien III, 5: "Les hommes sont trompйs
aujourd'hui par la mкme sйduction que l'ont йtй nos premiers parents au
paradis." Or ces derniers ont йtй trompйs par la suggestion du diable.
Donc tout pйchй est commis maintenant aussi par suggestion du diable. Cependant: Il est dit dans les Dogmes de l'Йglise
82: "Ce n'est pas toujours le diable qui suscite toutes nos mauvaises
pensйes, mais elles йmergent parfois par le mouvement de notre libre arbitre."
Rйponse: On peut dire qu'une rйalitй est cause d'une
autre de deux maniиres, d'une maniиre directe ou indirecte. De maniиre indirecte d'abord: ainsi lorsqu'un
agent cause une disposition а un certain effet, on dit qu'il est
occasionnellement et indirectement la cause de cet effet; ainsi lorsqu'on dit
que celui qui fait sйcher le bois est l'occasion de sa combustion. Et c'est en
ce sens qu'il faut dire que le dйmon est la cause de tous nos pйchйs, du fait
qu'il a poussй le premier homme а pйcher, du pйchй duquel a rйsultй dans tout
le genre humain une certaine inclination а tous les pйchйs; et c'est dans ce
sens qu'il faut comprendre les paroles de saint Jean Damascиne et de Denys. Et on dit qu'est cause directe d'un effet
ce qui opиre directement sur lui; en ce sens, le diable n'est pas la cause de
tout pйchй. Tous les pйchйs, en effet, ne sont pas commis sous son instigation,
mais certains viennent du libre arbitre et de la corruption de la chair parce
que, comme le dit Origиne, mкme si le diable n'existait pas, les hommes n'en
auraient pas moins le dйsir de la nourriture, des plaisirs sexuels et autres,
autour desquels se produisent beaucoup de dйsordres, si un tel appйtit n'est
pas refrйnй par la raison et surtout dans l'hypothиse d'une nature corrompue.
Or c'est au libre arbitre que revient de refrйner et de bien ordonner ces
dйsirs. Ainsi donc, il n'est pas nйcessaire que tous les pйchйs viennent de l'inspiration
du diable. Si toutefois certains pйchйs viennent de
son inspiration, les hommes sont aujourd'hui trompйs pour les ace par les mкmes
sйductions que nos premiers parents, comme le dit saint Isidore. Et mкme si
certains pйchйs se commettent sans instigation du diable, les hommes deviennent
cependant par eux des fils du diable, dans la mesure oщ ils imitent celui qui
pйcha le premier. Il n'y a cependant aucun genre de pйchй qui ne vienne parfois
de l'instigation du dйmon. Et par lа apparaоt la solution aux
objections.
ARTICLE
6: LA CAUSE DU PЙCHЙ DU CФTЙ DU PЙCHEUR LUI-MКME; L'IGNORANCE PEUT-ELLE КTRE
CAUSE DE PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
76, article 1; III Commentaire de l'Ethique 3.
Objections: Il semble que non. 1. L'ignorance cause
en effet ce qui est involontaire, comme le dit saint Jean Damascиne. Or l'involontaire
s'oppose au pйchй, car le pйchй est а ce point volontaire que, s'il n'йtait pas
volontaire, il ne serait pas pйchй, comme le dit saint Augustin. L'ignorance ne
peut donc кtre cause de pйchй. 2. De plus, la cause
et l'effet sont unis entre eux. Or l'ignorance et le pйchй ne sont pas unis
entre eux, car l'ignorance se situe dans l'intelligence, alors que le pйchй est
dans la volontй, comme le dit saint Augustin. L'ignorance ne peut donc кtre
cause de pйchй. 3. De plus, si la
cause augmente, l'effet est augmentй aussi; ainsi, lorsque le feu augmente, la
chaleur grandit. Or, si l'ignorance augmente, le pйchй n'en est pas aggravй,
mais bien plutфt l'ignorance peut кtre telle qu'elle exclue tout а fait le
pйchй. L'ignorance n'est donc pas la cause du pйchй. 4. De plus, йtant
donnй que dans le pйchй il y a deux aspects, а savoir que l'on se dйtourne de
Dieu et que l'on se tourne vers la crйature, il faut prendre la cause du pйchй
du cфtй de la conversion vers la crйature, puisque du cфtй de l'aversion par
rapport а Dieu, le pйchй a raison de mal et que le mal n'a pas de cause, comme
le dit Denys dans les Noms Divins IV, 32. Or l'ignorance ne semble pas
avoir de rapport avec le pйchй sous son aspect de conversion vers la crйature,
mais plutфt dans celui d'aversion par rapport а Dieu. L'ignorance n'est donc
pas cause de pйchй. 5. De plus, si une
certaine ignorance est cause du pйchй, il semble qu'il s'agis se surtout de l'ignorance
vicieuse, que l'on appelle ignorance affectйe. Or lorsque quelqu'un se tient
dans une ignorance volontaire et tombe pour cette rai son dans quelque pйchй,
il semble que la cause de ce pйchй est plutфt la volontй d'ignorer que l'ignorance
elle-mкme. On ne doit donc pas dire que l'ignorance est la cause du pйchй. 6. De plus, l'ignorance
paraоt кtre une cause d'innocence et de misйricorde: l'Apфtre dit en effet dans
la Premiиre Lettre а Timothйe 1, 13: "J'ai obtenu misйricorde parce que j'ai
agi par ignorance." Or la misйricorde est l'opposй du pйchй puisque, plus
on pиche, moins on est digne de misйricorde. L'ignorance n'est donc pas cause
de pйchй. 7. De plus, il existe
quatre genres de causes, mais selon aucun d'entre eux l'ignorance ne peut кtre
cause de pйchй: en effet, elle n'est pas cause finale, puisqu'elle n'est pas ce
qui est visй dans le pйchй; elle n'est pas cause matйrielle, puisque la matiиre
du pйchй est ce а quoi a trait l'acte du pйchй, comme la concupiscence pour l'intempйrance;
l'ignorance n'est pas non plus cause formelle ou motrice, car c'est une
privation, et la privation n'a raison ni de forme ni de moteur. L'ignorance ne
peut donc en aucune faзon кtre cause du pйchй. 8. De plus, comme le
dit saint Bиde, l'ignorance est comme une blessure consйcutive au pйchй. Il
semble donc que le pйchй soit plus la cause de l'ignorance, que l'ignorance
celle du pйchй. Cependant: 1. Saint Isidore dit
dans le Souverain Bien II, 17: "Le pйchй s'accomplit de trois maniиres:
par ignorance, par faiblesse et par dйlibйration." Ainsi, il existe
certains pйchйs qui se commettent par ignorance. L'ignorance est donc la cause
de certains pйchйs. 2. De plus, saint Augustin
dit dans le Libre Arbitre III, 18 que c'est juste ment que de nombreuses
actions commises par ignorance sont rйprouvйes. Or ce qui est rйprouvй est
proprement pйchй. Donc certains pйchйs se commettent par ignorance et ainsi, l'ignorance
est la cause de certains pйchйs.
Rйponse: L'ignorance peut кtre cause de pйchй, et
se ramиne au genre de la cause efficiente ou motrice. Or il faut savoir qu'il existe une double
faзon de causer un mouvement, comme on le dit dans les Physiques VIII,
8, а savoir par soi-mкme, et de faзon accidentelle, c'est-а-dire en йcartant un
obstacle. Ainsi, pour le mouvement des corps lourds et lйgers, ce qui meut par
soi est le principe gйnйrateur, qui donne au corps lourd ou lйger la forme dont
ce mouvement est la consйquence; mais ce qui meut de faзon accidentelle, c'est
ce qui йcarte ce qui empкchait le mouvement, ainsi l'homme qui enlиve une
colonne, et dont on dit qu'il fait tomber la pierre posйe sur cette colonne. Il
faut savoir d'autre part que, puisque c'est la science pratique qui dirige dans
le domaine des actions humaines, nous sommes, par elle, non seulement conduits
au bien, mais aussi йloignйs du mal, et ainsi cette science interdit par
elle-mкme les actes mauvais. C'est donc а bon droit que l'on qualifie de cause
du pйchй l'ignorance qui supprime une telle science, comme йcartant un
obstacle, ainsi qu'on le voit clairement dans le domaine de l'art. La science
de la grammaire, en effet, conduit а parler correctement et йcarte les
incorrections de langage; aussi l'ignorance de la grammaire peut-elle кtre
qualifiйe de cause du parler incorrect, comme йloignant un obstacle, ou mieux,
comme йtant l'йloignement mкme de l'obstacle. Et de mкme, c'est la science
pratique qui dirige les actes moraux, et c'est pourquoi l'ignorance d'une telle
science est cause du pйchй moral, de la faзon dont on vient de parler. Or il faut savoir que cette science qui
dirige dans le domaine des actes moraux, et qui peut empкcher le pйchй, est
double: l'une est universelle, par laquelle nous jugeons si un acte est droit
ou difforme, et grвce а une telle science, on est parfois retenu de pйcher,
ainsi celui qui considиre que la fornication est un pйchй et s'en abstient.
Mais si cette science йtait фtйe par l'ignorance, l'ignorance serait cause de la
fornication; et si cette ignorance йtait telle qu'elle n'excuserait pas tout а
fait du pйchй, comme cela se produit parfois, ainsi qu'on le dira par la suite,
cette ignorance serait cause du pйchй. D'autre part, l'autre science qui dirige
les actes moraux et peut empкcher le pйchй est une science du particulier, c'est-а-dire
des circonstances de l'acte lui-mкme. En effet, la science de l'universel ne
meut pas а l'action sans la science du particulier, comme il est dit dans le
livre de l'Вme III, 10. Or il arrive, par la connaissance de
quelque circonstance, ou qu'on soit retenu de pйcher purement et simplement, ou
encore qu'on soit retenu, sinon de pйcher purement et simplement, du moins de
commettre tel genre de pйchй. Par exemple, si l'archer savait qu'un homme doit
passer, il s'abstiendrait absolument de tirer, mais parce qu'il ignore que c'est
un homme et croit que c'est un cerf, il tue cet homme en envoyant sa flиche:
dans ce cas, l'ignorance de la circonstance cause l'homicide, qui est un pйchй,
а moins que l'ignorance soit telle qu'elle excuse complиtement, comme on le
dira plus loin. Mais, si l'archer veut tuer quelqu'un mais pas son pиre, et s'il
savait que celui qui passe est son pиre, jamais il ne tirerait; mais dans l'ignorance
que c'est son pиre, il le tue de sa flиche: cette ignorance cause de faзon
йvidente le pйchй d'homicide, parce qu'en toute йventualitй ce tireur est
coupable d'homicide, bien qu'il ne soit pas, en tous les cas, coupable de
parricide. Ainsi il apparaоt donc qu'il peut arriver
diversement que l'ignorance soit cause de pйchй.
Solutions des objections: 1. Il peut arriver de
deux maniиres que l'ignorance n'exclue pas totalement le volontaire au point
que la raison de pйchй soit tout а fait supprimйe: d'une part lorsque l'ignorance
elle-mкme est volontaire car alors, par voie de consйquence, ce qui suit l'ignorance
est jugй volontaire; d'autre part lorsque, mкme si une circonstance est
ignorйe, une autre est cependant connue, qui suffit а donner raison de pйchйs,
comme on l'a dit de celui qui par sa flиche tue quelqu'un qu'il ignore кtre son
pиre, mais qu'il sait cependant кtre un homme; de la sorte, bien qu'il commette
involontairement un parricide, il commet cependant volontairement un homicide. 2. Bien que l'intelligence
et la volontй soient des facultйs diffйrentes, elles sont cependant unies entre
elles dans la mesure oщ l'intelligence meut d'une certaine faзon la volontй,
йtant donnй que le bien apprйhendй par l'intelligence est l'objet de la
volontй. Par consйquent, l'ignorance et le pйchй peuvent aller de pair. 3. Le fait que l'effet
grandisse si la cause augmente a lieu pour les causes par soi, mais non pour
les causes par accident, dont fait partie la cause qui enlиve un obstacle. 4. L'ignorance, mкme
en ce qui concerne le fait de se tourner vers la crйature, est cause de pйchй,
dans la mesure oщ elle enlиve ce qui empкche de choisir le pйchй. 5. De mкme que l'on
dit que celui qui enlиve la colonne est cause de la chute de la pierre, comme l'est
aussi le retrait mкme de la colonne, de mкme on peut appeler cause du pйchй et
la volontй d'кtre dйpourvu de science, et ce manque de science lui-mкme.
Cependant, on ne doit pas dire que seule l'ignorance qui est un pйchй, soit
cause de pйchй: en effet, l'ignorance d'une circonstance n'est pas un pйchй,
mais elle peut cependant кtre une cause de pйchй, comme on l'a dit. 6. L'ignorance, selon
des points de vue diffйrents, peut кtre cause de rйalitйs opposйes. En effet,
en tant qu'elle supprime la science qui interdisait le pйchй, on dit qu'elle
est cause de pйchй; par contre, en tant qu'elle supprime ou diminue le
caractиre volontaire, elle a de quoi excuser le pйchй, et кtre une cause de
misйricorde ou d'innocence. 7. L'ignorance se
rapporte au genre de la cause motrice, non par soi, mais par accident, comme on
l'a dit. 8. Rien ne s'oppose а
ce que l'ignorance soit l'effet d'un certain pйchй et la cause d'un autre, de
mкme que le foyer de concupiscence est causй en nous par le pйchй de nos
premiers parents, alors qu'il est cependant la cause de nombreux pйchйs
actuels.
ARTICLE
7: L'IGNORANCE EST-ELLE UN PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
74, article 5; Question 76, article 2; II Commentaire des Sentences D.
22, Question 2, article 1; Quodlibet Question 9, at. 3; Commentaire
de l'Ethique 11.
Objections: Il semble que non. 1. Les opposйs
appartiennent en effet au mкme genre; c'est pourquoi saint Augustin dit dans le
traitй de la Trinitй V, 7 que "homme" et "non homme" se
disent tous deux selon la substance. Or l'ignorance s'oppose а la science, et
la science relиve du genre des habitus, donc l'ignorance йgalement. Mais le
pйchй ne relиve pas du genre des habitus, mais plutфt du genre des actes, car "le
pйchй est une action, une parole ou un dйsir contre la loi de Dieu". L'ignorance
n'est donc pas un pйchй. 2. De plus, la grвce
s'oppose plus au pйchй que la science, car la science peut exister avec le
pйchй, mais non la grвce. Or la privation de la grвce n'est pas un pйchй, mais
une peine. Donc l'ignorance, qui est la privation de la science, n'est pas non
plus un pйchй, mais plutфt une peine. 3. De plus, il est
dit dans les Rиgles de la Thйologie qu'aucune privation ne mйrite
rйcompense ni peine. Mais tout pйchй mйrite une peine. Aucune privation n'est
donc un pйchй; or l'ignorance est une privation, elle n'est donc pas un pйchй. 4. De plus, nous
diffйrons des bкtes par la raison. Si l'on enlиve donc ce qui appartient а la
raison, seul demeure ce qui nous est commun avec les bкtes. Or il n'y a pas de
pйchй chez les bкtes. Donc chez nous l'ignorance, qui enlиve ce qui appartient
а la raison, n'est pas un pйchй. 5. De plus, si
quelque ignorance est pйchй, il est nйcessaire que cette ignorance soit
volontaire, et elle est donc prйcйdйe d'un acte de volontй. Mais lorsque la
volontй prйcиde l'ignorance, c'est dans cette volontй mкme d'ignorer que consiste
le pйchй. Donc l'ignorance n'est pas un pйchй, mais la volontй d'ignorer. 6. De plus, saint
Augustin dit dans les Rйtractations: "Celui qui a pйchй sans le
savoir, ce n'est pas sans vйritй que l'on dit qu'il a pйchй involontairement,
quoique ce qu'il a fait sans le savoir, il l'a fait cependant volontairement,
car il a voulu l'acte du pйchй." C'est donc dans le seul acte de la
volontй que se trouve le pйchй. L'ignorance elle-mкme n'est pas un pйchй. 7. De plus, saint
Augustin dit, dans le Libre Arbitre III, 19 "Il ne t'est pas imputй
а faute d'ignorer malgrй toi, mais seulement d'avoir nйgligй de savoir."
Donc c'est la nйgligence mкme de la science qui est un pйchй, et non l'ignorance. 8. De plus, tout
pйchй est soit un acte choisi par la volontй, soit un acte commandй par elle.
Or l'ignorance n'est pas йlicitйe par la volontй, puisqu'elle n'est pas dans la
volontй mais dans l'intelligence; de mкme, elle n'est pas impйrйe par la
volontй: l'ignorance, en effet, ne peut кtre voulue, car tous les hommes
dйsirent naturellement savoir. 9. De plus, tout
pйchй est volontaire. Or il n'y a de volontaire que dans le connaissant, comme
il est dit dans l'Йthique III, 4. Donc l'ignorance, qui exclut la
connaissance, ne peut кtre un pйchй. 10. De plus, tout
pйchй est effacй par la pйnitence. Or l'ignorance demeure aprиs la pйnitence. 11. De plus, aucun
pйchй ne demeure quant а l'acte, ni ne passe quant а la culpabilitй, si ce n'est
le pйchй originel. Or l'ignorance demeure quant а l'acte, mкme si la
culpabilitй a disparu. Йtant donc donnй qu'elle n'est pas le pйchй originel,
car il s'ensuivrait qu'alors elle existerait chez tous les hommes, il semble qu'elle
ne soit pas un pйchй. 12. De plus, l'ignorance
demeure continuellement chez l'ignorant. Si donc l'ignorance йtait un pйchй, il
s'ensuivrait qu'а chaque instant, l'ignorant pиche rait une infinitй de fois. En sens contraire: 1) Il est dit, dans
la Premiиre Йpоtre aux Corinthiens 14, 38 "Celui qui ignore, on l'ignorera",
а savoir par la rйprobation. Or une telle rйprobation est due au pйchй. Donc l'ignorance
est un pйchй. 2. De plus, saint
Augustin dit, dans le Libre Arbitre, que la sottise consiste "en l'ignorance
vicieuse de ce qu'il faut dйsirer et de ce qu'il faut fuir". Or tout ce
qui est vicieux est un pйchй. Donc il existe quelque ignorance qui est un
pйchй.
Rйponse: Il existe une diffйrence entre l'absence
de science, l'ignorance et l'erreur. Car l'absence de science implique
simplement le fait de ne pas savoir. L'ignorance, par contre, signifie parfois
la privation de science, et en ce sens, ne consiste en rien d'autre que de
manquer du savoir qu'il convient naturellement de possйder ce qui relиve de la raison
de toute privation. Il arrive parfois йgalement que l'ignorance comporte
quelque opposition а la science, et l'on parle d'une ignorance causйe par une
disposition perverse, par exemple lorsque quelqu'un possиde l'habitus de
principes faux et d'opinions erronйes, qui le dйtournent de la science de la
vйritй. Quant а l'erreur, elle consiste а reconnaоtre pour vrai ce qui est
faux; aussi ajoute-t-elle un acte а l'ignorance, car il peut y avoir ignorance
sans que l'on porte un jugement sur ce que l'on ne sait pas, et dans ce cas, on
est ignorant mais pas dans l'erreur; mais dиs que l'on porte un jugement faux
sur ce que l'on ignore, on est dit alors proprement dans l'erreur. Et parce que le pйchй consiste en un acte,
l'erreur a de toute йvidence raison de pйchй. Ce n'est pas, en effet, sans
prйsomption que quelqu'un porte un juge ment sur ce qu'il ignore, et surtout
dans les domaines oщ existe un danger de se tromper. Mais l'absence de science
ne comporte de soi raison ni de peine ni de faute: car, que l'on ignore ce qu'il
ne nous convient pas de savoir, ou ce que l'on n'est pas capable de savoir,
cela n'est ni une faute ni une peine. Aussi cette absence de science
existe-t-elle chez les anges bienheureux, comme le dit Denys dans la
Hiйrarchie Ecclйsiastique. Quant а l'ignorance, elle a de soi raison de
peine, mais toute ignorance n'a pas raison de faute, car ignorer ce que l'on n'est
pas tenu de savoir ne comporte pas de faute, tandis que l'ignorance qui fait
ignorer ce qu'on est tenu de savoir ne va pas sans pйchй. Or chacun est tenu de
savoir ce qui lui permet de se diriger dans ses propres actions. Aussi tout
homme est-il tenu de savoir les vйritйs qui relиvent de la foi, parce que la
foi dirige l'intention, et les prйceptes du dйcalogue, grвce auxquels il peut
йviter les pйchйs et faire le bien: aussi ont-ils йtй promulguйs par Dieu
devant tout le peuple comme le rap porte l'Exode 20, 22, tandis que Moпse et
Aaron apprirent du Seigneur les йlйments plus secrets de la loi. Outre cela,
chacun est tenu de savoir ce qui a trait а son office, ainsi l'йvкque ce qui
regarde sa charge йpiscopale, et le prкtre ce qui regarde sa charge
sacerdotale, et ainsi pour les autres. Et l'ignorance de ces points ne va pas
sans faute. On peut donc considйrer une telle ignorance
а un triple point de vue: d'une part en elle-mкme, et а ce point de vue, elle n'a
pas raison de faute, mais de peine. Car on a dit plus haut que le mal de la
faute consiste en la privation d'ordre dans un acte, alors que le mal de la
peine consiste en une privation de perfection dans le sujet qui agit; aussi la
privation de la grвce ou de la science, considйrйe en tant que telle, a-t-elle
raison de peine. D'autre part, on peut considйrer cette ignorance par rapport а
sa cause. De mкme en effet que la cause de la science consiste dans l'application
de l'вme au savoir, de mкme la cause de l'ignorance consiste а ne pas appliquer
l'вme au savoir, et le fait mкme de ne pas l'appliquer а connaоtre ce que l'on
est tenu de savoir est un pйchй d'omission. Aussi, si cette privation est
envisagйe avec la cause qui la prйcиde, il y aura pйchй actuel, de la maniиre
dont on dit que l'omission est un pйchй. Cette ignorance peut s'envisager enfin
par rapport а sa consйquence, elle est alors parfois cause de pйchй, comme on l'a
dit plus haut. L'ignorance peut aussi avoir un rapport
avec le pйchй originel, comme le dit Hugues de Saint-Victor (Des sacrements
I, part. VII, 27, 28, 29). Voici comment il faut l'entendre: il y a dans le
pйchй originel un йlйment formel, la privation de justice originelle, qui
concerne la volontй ; en effet, de mкme que par la justice originelle, qui
unissait la volontй а Dieu, se produisait un certain rejaillissement de
perfection sur les autres facultйs, de sorte que l’intelligence йtait йclairйe par
la connaissance de la vйritй, et que l’irascible et le concupiscible recevaient
leur rectitude de la raison, de mкme, а cause de la perte de la justice
originelle par la volontй, la connaissance de la vйritй fait dйfaut dans
l’intelligence, ainsi que la rectitude dans l’irascible et le concupiscible.
Ainsi, l’ignorance et le foyer de pйchй sont-ils les йlйments matйriels du
pйchй originel, et de mкme la conversion au bien passager dans le pйchй actuel.
Solutions des objections: 1. La privation de la
science et de la grвce a raison de faute, dans la mesure oщ elles sont
comprises en mкme temps que leur cause, qui appartient au genre des actes : en
effet, ne pas agir et agir sont compris dans le mкme genre, selon le principe
de saint Augustin. 2 et 3. Et par lа
apparaоt йgalement la solution aux objections 2 et 3. 4. Bien que
l’ignorance prive d’une certaine perfection de la raison, elle ne supprime
cependant pas la raison elle-mкme, par laquelle nous diffйrons des bкtes. C’est
pourquoi l’argument ne vaut pas. 5. La racine de tout
pйchй rйside dans la volontй, comme on l’a dit plus haut. Il ne s’ensuit pas
pour autant que l’acte voulu ne soit pas un pйchй. Aussi il ne s’ensuit pas non
plus que l’ignorance ne soit pas un pйchй, bien que la racine du pйchй rйside
dans la volontй d’ignorer. 6. Saint Augustin
parle ici du pйchй qui est commis par ignorance. Mais ce pйchй consiste parfois
dans la seule volontй de l’acte, et non dans l’ignorance elle-mкme: on a dit en
effet plus haut que toute ignorance n’est pas un pйchй, alors mкme qu’elle est
cause de pйchй. 7. L’ignorance qui
est tout а fait involontaire n’est pas un pйchй, et c’est ce que dit saint
Augustin : «Il ne t’est pas imputй а faute d’ignorer malgrй toi. » Cependant,
en ajoutant: «Mais tu es coupable si tu as nйgligй d’apprendre », il donne а
comprendre que l’ignorance a de quoi constituer un pйchй, а cause de la
nйgligence qui la prйcиde, et qui n’est autre que de ne pas appliquer son
esprit а savoir ce que l’on est tenu de savoir. 8. Rien ne s'oppose а
ce qu’une rйalitй soit voulue en elle-mкme et naturelle ment, et qu’on ne la
veuille cependant pas а cause de quelque circonstance. Ainsi celui qui veut
naturellement que soit conservйe l’intйgritй de son corps veut parfois
cependant qu’on lui coupe une main malade, s’il craint de mettre а cause d’elle
tout son corps en danger. Et de mкme, l’homme veut naturellement la science,
mais а cause du travail nйcessaire pour apprendre, ou afin de ne pas кtre
empкchй de commettre le pйchй qu’il aime, il y renonce. Et ainsi, l’ignorance
est commandйe d’une certaine faзon par la volontй. 9. Bien que
l’ignorant ne connaisse pas ce qu’il ignore, il connaоt cependant, soit son
ignorance elle-mкme, soit la raison pour laquelle il n’y renonce pas ; et
ainsi, l’ignorance peut кtre un pйchй volontaire. 10. Bien que
l’ignorance demeure aprиs la pйnitence, la culpabilitй de l’ignorance est
cependant supprimйe. 11. Le pйchй
d’ignorance ne consiste pas dans la seule privation de la science, mais dans
cette privation prise en mкme temps que la cause qui l’a prйcйdйe, c’est-а-dire
la nйgligence d’apprendre. Et si cette nйgligence demeurait dans son acte, la
culpabilitй ne disparaоtrait pas. Il existe cependant une ignorance avec laquelle
nous naissons tous, et qui appartient d'une certaine faзon au pйchй originel,
comme il a йtй dit. 12. De mкme que, dans
les autres pйchйs d'omission, on ne pиche pas continuellement quand on n'agit
pas, mais seulement au moment oщ l'on est tenu d'agir, il faut dire de mкme а
propos de l'ignorance.
ARTICLE
8: L'IGNORANCE EXCUSE-T-ELLE LE PЙCHЙ OU LE DIMINUE-T-ELLE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
19, article 6; Question 73, article 6; Question 76, article s 3-4 II Commentaire
des Sentences D. 22, Question 2, article 2; Quodlibet VIII, Question
6, article 5; Commentaire des Romains chapitre 1, lect. 7; Ad Tim.,
chapitre 1, lect. 3; De div. Nom., e. 4, lect. 12; V Commentaire de
l'Ethique 13.
Objections:
Il semble que non. 1. En effet, ce qui
aggrave le pйchй ne l'excuse ni en tout ni en partie. Or l'ignorance aggrave le
pйchй. Saint Augustin dit en effet а propos de ce passage de l'Йpоtre aux
Romains II, 4: "Ignores-tu que la bйnignitй de Dieu, etc.": "Tu
pиches trиs gravement si tu ne sais pas." L'ignorance n'excuse donc le
pйchй ni en tout ni en partie. 2. De plus, il est
dit dans le Dйcret C. XXIV, Question 1 que celui qui est entrй en
communion avec les hйrйtiques a commis un pйchй d'autant plus grave qu'il ne
savait pas que ceux-ci йtaient dans l'erreur. Ainsi donc l'ignorance aggrave le
pйchй et ne l'excuse pas. 3. De plus, l'ignorance
est une consйquence de l'ivresse. Or l'homme ivre qui, а cause de son ivresse,
a commis un homicide ou quelque autre pйchй, mйrite "un double chвtiment",
comme il est dit dans l'Йthique III, 11. Donc l'ignorance ne diminue
pas, mais augmente le pйchй. 4. De plus, le pйchй
ajoutй au pйchй devient plus grave. Or l'ignorance est elle-mкme un certain
pйchй, comme on l'a dit. Donc elle ne diminue pas, mais augmente le pйchй. 5. De plus, ce qui se
rencontre communйment dans tout pйchй ne diminue pas le pйchй. Or l'ignorance
se rencontre communйment dans tout pйchй car, comme il est dit dans l'Йthique
III, 3, tout homme mauvais est un ignorant, ce а quoi fait йcho ce qui est dit
dans les Proverbes 14, 22: "Ceux qui font le mal sont dans l'erreur."
Donc l'ignorance ne diminue ni n'excuse le pйchй. Cependant: Le pйchй consiste surtout dans le mйpris
de Dieu. Or l'ignorance diminue ce mйpris, ou mкme le supprime totalement. Donc
l'ignorance excuse le pйchй en totalitй ou en partie.
Rйponse: Puisqu'il est de la raison mкme du pйchй d'кtre
volontaire, l'ignorance excuse le pйchй en totalitй ou en partie, dans la
mesure oщ elle enlиve le caractиre volontaire. Or il faut remarquer que l'ignorance peut
enlever le caractиre volontaire de ce qui la suit, mais non de ce qui la
prйcиde. Йtant donnй que l'ignorance se situe dans l'intelligence, le rapport
de l'ignorance au volontaire peut кtre considйrй selon le rapport de l'intelligence
а la volontй: l'acte d'intelligence, en effet, prйcиde nйcessairement l'acte de
volontй, parce que le bien saisi par l'intelligence est l'objet de la volontй;
c'est pourquoi, si la connaissance de l'intelligence est фtйe par l'ignorance,
l'acte de volontй est supprimй, et alors le volontaire est supprimй pour ce qui
a trait а ce que l'on ignore. Aussi, si dans le mкme acte, il y a un йlйment
ignorй et un autre connu, cet acte peut кtre volontaire par rapport а ce qui
est connu, mais il demeure toujours involontaire par rapport а ce qui est
ignorй; soit que l'on ignore la difformitй de l'acte, par exemple si un homme
ignore que la fornication soit un pйchй, c'est volontairement qu'il l'accomplit,
mais ce n'est pas volontairement qu'il commet un pйchй; soit encore que l'on
ignore une circonstance de l'acte, ainsi quand quelqu'un s'unit а une femme qu'il
croit кtre la sienne, il s'unit bien volontairement а une femme, mais ce n'est
pas volontairement qu'il s'unit а une femme qui n'est pas la sienne. Et bien que l'ignorance soit toujours
cause du caractиre non volontaire, elle ne cause pas cependant toujours le
caractиre involontaire. Car c'est а cause de la seule absence d'un acte de
volontй que l'on parle de non volontaire, tandis que l'on parle d'involontaire
а cause du fait que la volontй est opposйe а ce qui arrive; aussi la tristesse
accompagne-t-elle l'involontaire, mais pas toujours le non volontaire. Il
arrive parfois, en effet, qu'un homme s'unisse а une femme qui n'est pas la
sienne en croyant qu'elle l'est, et bien qu'il ne veuille pas de faзon actuelle
s'unir а une autre femme, parce qu'il ignore qu'elle n'est pas sa femme, il le
veut pourtant de faзon habituelle et le voudrait de faзon actuelle s'il le
savait; aussi, en apprenant par la suite qu'elle n'йtait pas sa femme, il ne s'attriste
pas mais se rйjouit, а moins qu'il n'ait changй de volontй. Mais, en revanche, l'acte de volontй peut
prйcйder l'acte d'intelligence, comme lorsque quelqu'un veut penser а soi-mкme,
et pour la mкme raison, l'ignorance tombe sous l'influence de la volontй et
devient volontaire. Ceci peut se rйaliser de trois maniиres:
premiиrement, lorsque quelqu'un veut directement ignorer la science du salut
pour ne pas avoir а s'abstenir du pйchй qu'il aime; aussi parle-t-on en Job 21,
14, de certains hommes qui disent а Dieu: "Йcarte-toi de nous, nous ne
voulons pas connaоtre tes voies." En second lieu, on dit que l'ignorance
est indirectement volontaire, parce qu'on ne s'applique pas а connaоtre, et c'est
lа l'ignorance de nйgligence. Mais comme on ne dit que quelqu'un est nйgligent
que s'il omet de faire ce а quoi il est tenu, il ne paraоt pas relever de la
nйgligence que l'on n'applique pas son esprit а connaоtre n'importe quelle
chose, mais seulement ce qu'on est tenu de savoir, soit de faзon absolue et en
tout temps -aussi l'ignorance du droit est tenue pour une nйgligence -, soit
dans un cas particulier: ainsi celui qui tire des flиches dans un endroit oщ
les hommes ont l'habitude de passer se verra imputer comme une nйgligence de ne
pas avoir cherchй а savoir si, alors, quelqu'un passe. Et cette ignorance qui
se produit par nйgligence est jugйe volontaire. Troisiиmement, on parle d'une
ignorance volontaire par accident, dans le cas oщ l'on veut directe ment ou
indirectement un fait qui entraоne l'ignorance; de faзon directe, comme cela
est clair chez l'ivrogne qui veut boire du vin plus qu'il ne convient, ce qui
le prive de l'usage de la raison; de faзon indirecte, lorsque quelqu'un nйglige
de repousser les mouvements des passions qui s'йlиvent et qui, en se
dйveloppant, lient l'usage de la raison dans le choix des biens particuliers;
en vertu de quoi on dit que tout homme mauvais est un ignorant. Donc, puisque ce qui est causй par la
volontй est comptй pour volontaire dans le domaine moral, autant l'ignorance
elle-mкme est volontaire, autant elle est loin de causer le non volontaire, et
par consйquent, d'excuser le pйchй. Donc, lorsque quelqu'un veut de faзon
directe demeurer dans l'ignorance, afin de n pas кtre dйtournй du pйchй par son
savoir, une telle ignorance n'excuse pas le pйchй, ni en tout ni en partie,
mais l'augmente plutфt: c'est en effet а cause d'un grand amour du pйchй qu'il
arrive que l'on veuille souffrir un dйtriment dans le savoir, afin d'adhйrer
librement au pйchй. Mais lorsque quelqu'un veut ignorer de faзon indirecte
parce qu'il nйglige d'apprendre, ou mкme lorsqu'il veut l'ignorance par
accident, quand il veut de faзon directe ou indirecte ce qui entraоne l'ignorance,
une telle ignorance ne cause pas totalement l'involontaire dans l'acte qui va
suivre parce que, du fait mкme que cet acte procиde d'une ignorance qui est
volontaire, il est lui-mкme volontaire d'une certaine maniиre. Cependant, cette
ignorance antйcйdente diminue le caractиre volontaire: en effet, l'acte qui
procиde d'une telle ignorance est moins volontaire que si on l'avait choisi
sciemment, sans aucune ignorance; et c'est pourquoi une telle ignorance n'excuse
pas complиtement l'acte qui la suit, mais dans une certaine mesure. Mais il
faut pourtant remarquer que parfois, l'acte qui suit et l'ignorance qui prйcиde
ne constituent qu'un seul pйchй, comme on dit que la volontй et l'acte
extйrieur ne font qu'un pйchй. Aussi peut-il arriver que le pйchй ne soit pas
moins aggravй de par la volontй d'ignorer qu'il n'est excusй de par la
diminution du caractиre volontaire de l'acte. Si, par contre, l'ignorance n'est
volontaire sous aucun des modes dont on vient de parler, par exemple lorsqu'elle
est invincible et qu'elle existe sans aucun dйsordre de la volontй, elle rend
alors l'acte qui la suit complиtement involontaire.
Solutions des objections: 1. Cette parole de
saint Ambroise est expliquйe habituellement ainsi: tu pиches trиs gravement, c'est-а-dire
de faзon trиs dangereuse, si tu ne sais pas, car tandis que tu ignores que tu
pиches, tu ne cherches pas de remиdes. Ou il parle de l'ignorance affectйe, par
laquelle on veut ignorer afin de ne pas кtre arrachй au pйchй; ou il parle de l'ignorance
des bienfaits reзus, car ne pas mкme se prйoccuper de connaоtre les bienfaits
que l'on a reзus reprйsente le suprкme degrй de l'ingratitude; ou il parle de l'ignorance
des infidиles, qui est assurй ment en elle-mкme un trиs grave pйchй, bien que
le pйchй commis а cause d'une telle ignorance soit diminuй, selon ce que dit l'Apфtre
dans la Premiиre Lettre а Timothйe 1, 13: "J'ai obtenu misйricorde car j'ai
agi par ignorance, n'ayant pas la foi." 2. Cette autoritй
parle de l'ignorance des infidиles. 3. L'homme ivre qui
commet un homicide mйrite un double chвtiment parce qu'il commet deux pйchйs:
mais il pиche cependant moins en commettant l'homicide que s'il l'avait fait
sans avoir bu. 4. Mкme l'ignorance
qui est un pйchй dans la mesure oщ elle est volontaire diminue le caractиre
volontaire de l'acte qui suit, et par lа diminue le pйchй qui suit et il peut
se trouver mкme que l'ignorance enlиve plus de gravitй au pйchй qui s'ensuit qu'elle
n'en a en son pйchй. 5. Chez celui qui
pиche par habitus et par libre choix, une telle ignorance est parfaitement
affectйe, c'est pourquoi elle ne diminue pas le pйchй. Mais l'ignorance de
celui qui pиche par passion est volontaire par accident, comme on l'a dit, et
elle diminue le pйchй: c'est lа en effet pйcher par faiblesse, ce qui diminue
le pйchй.
ARTICLE
9: EST-IL POSSIBLE QUE QUELQU'UN PИCHE SCIEMMENT PAR FAIBLESSE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
77, article s 2-3; VII Commentaire de l'Ethique 3.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, nul n'est
dit faire une chose par faiblesse, lorsqu'il est bien йtabli dans sa volontй de
se prйserver de la faire. Or il est bien йtabli dans la volontй de quiconque
possиde la science de se prйserver du pйchй: il est dit, en effet, dans l'Ecclйsiastique
15, 16: "Si tu veux garder les commandements, ils te garderont." Donc
personne ne pиche sciemment par faiblesse. 2. De plus, personne
ne pиche par faiblesse, s'il est assistй d'un trиs puissant secours contre le
pйchй. Or, а tout homme qui possиde le savoir, ce secours trиs puissant est donnй,
а savoir la certitude de la science. Donc personne ne pиche sciemment par
faiblesse. 3. De plus, nulle
puissance ne peut se produire en acte, si ce n'est conformй ment а la nature de
son objet; ainsi la vue ne peut voir que des objets colorйs. Or le pйchй
consiste principalement dans l'acte de volontй, et l'objet de la volontй, c'est
le bien saisi par l'intelligence, comme il est dit dans le livre de l'Вme
III, 9. Il ne peut ainsi exister de pйchй dans l'acte de volontй, а moins qu'il
n'y ait quelque dйfaillance dans la saisie du bien. Or la science exclut une
telle dйfaillance; il n'est donc pas possible que quelqu'un pиche sciemment par
faiblesse. 4. De plus, la
volontй ne se porte que sur un bien ou un bien apparent, car le mal est
involontaire, comme le dit Denys dans les Noms Divins IV, 32. Or, dans la
mesure oщ la volontй se porte sur un vrai bien, il n'y a pas de pйchй en elle;
donc tout pйchй se trouve dans la volontй en tant qu'elle se porte sur un bien
apparent et non existant, ce qui ne peut se produire sans ignorance. Il est
donc impossible que quelqu'un pиche par faiblesse, s'il possиde la science. 5. Mais on peut dire
que celui qui possиde la science de l'universel peut кtre affectй d'ignorance
dans le domaine des applications particuliиres et qu'ainsi il pйchera: par
exemple, s'il sait de faзon gйnйrale qu'il ne faut jamais commettre la
fornication, il estimera cependant dans le cas prйsent qu'il le faut. -On
objecte а cela que, comme le prouve le Philosophe dans le Peri hermeneias
II, 14, les opinions qui portent sur des contradictoires sont aussi contraires
entre elles. Or une proposition universelle nйgative et une proposition
particuliиre affirmative sont contradictoires. Йtant donnй donc que personne ne
peut avoir en mкme temps des opinions contraires, car des contraires ne peuvent
en mкme temps exister dans le mкme sujet, il semble qu'il est impossible qu'un
homme pensant d'une faзon gйnйrale qu'il ne faut jamais commettre la
fornication, puisse en mкme temps penser que, dans tel cas particulier, on
doive la commettre. 6. Mais on peut dire
que des opinions qui portent sur des contradictoires sont contraires entre
elles, mais que la science n'est pas contraire а l'opinion, puis qu'elles n'appartiennent
pas au mкme genre. -On objecte а cela que la science est plus йloignйe de l'opinion
fausse que ne l'est l'opinion vraie, car l'opinion comporte la crainte du
contraire, et non la science. Si donc on ne peut avoir en mкme temps, avec une
opinion fausse, l'opinion contraire qui est vraie, bien moins encore
pourra-t-on avec elle avoir la science. 7. De plus, quiconque
sait une chose en gйnйral et sait que le particulier est compris dans le
gйnйral par induction, connaоt aussi le singulier, comme il est dit dans les Derniers
Analytiques I, 2; ainsi, celui qui sait que toutes les mules sont stйriles,
dиs qu'il sait que cet animal est une mule, sait en mкme temps qu'il est
stйrile. Or celui qui sait qu'il ne faut jamais commettre la fornication, а
moins qu'il ne sache aussi que tel acte est un acte de fornication, ne sera pas
rйputй pйcher sciemment, mais par ignorance. Si donc il ne pиche pas par
ignorance, sa science porte non seulement sur l'universel, mais aussi sur le
particulier. 8. De plus, les
paroles sont les signes des pensйes, comme le dit le Philosophe. Or si celui
qui choisit actuellement de commettre la fornication йtait interrogй, il
rйpondrait que c'est un pйchй et qu'il ne faut pas le faire. Donc il n'est pas
vrai qu'il ignore dans le cas particulier, alors qu'il sait en gйnйral, comme on
le disait. 9. De plus, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu XIV, 20 que la honte йteint la
concupiscence. Or la honte naоt de la science, donc la science йteint la
concupiscence. Comme la faiblesse de l'вme provient surtout de la
concupiscence, la science supprime donc le pйchй qui vient de la faiblesse. Il
n'est donc pas possible que quelqu'un pиche sciemment par faiblesse. 10. De plus, on dit
qu'il pиche sciemment, celui qui sait que ce qu'il fait est un pйchй. Or la
raison du pйchй consiste dans l'offense faite а Dieu, et considйrer l'offense
faite а Dieu rйprime la concupiscence, selon cette parole du Psaume 118, 120
"Pйnйtrez ma chair de votre crainte, car j'ai craint sous vos
jugements." Donc la science empкche le pйchй qui provient de la faiblesse
de la concupiscence, ce qui revient а ce que l'on a dit plus haut. 11. De plus, saint
Bиde compte la faiblesse parmi les quatre blessures consйcutives au pйchй, et
ainsi elle a raison de peine. Or la peine n'est pas cause du pйchй, mais elle
est plutфt ordonnйe а la correction des pйchйs. Donc le pйchй de celui qui sait
ne peut provenir de la faiblesse. 12. De plus, on
considиre que la faiblesse de l'вme est liйe aux passions dont le siиge est la
partie sensible. Or le pйchй consiste dans le consentement de la volontй, qui
se trouve dans la partie intellectuelle de l'вme. Or il faut qu'une cause soit
unie а son effet, puisque toute action se produit par un contact. Donc la
faiblesse ne peut кtre cause de pйchй. 13. De plus, un
principe actif reзoit des modifications plus notables d'un principe actif plus
proche que d'un principe plus йloignй. Or la science йtant dans l'intelligence
est plus proche de la volontй que la faiblesse ou la passion, qui se trouvent
dans la partie infйrieure qui est unie а la chair, selon saint Matthieu 26, 41:
"L'esprit est prompt, mais la chair est faible." Il ne semble donc
pas possible que l'homme qui pиche par faiblesse le fasse contre sa conscience. 14. De plus, la
partie supйrieure de l'вme, oщ se trouvent l'intelligence et la volontй,
commande aux parties infйrieures de l'вme oщ rйsident les passions, l'irascible
et le concupiscible, et mкme aux membres du corps. Or une faiblesse dans les
membres du corps ne modifie pas l'ordre de la volontй, mais seulement l'exйcution
de l'acte. Donc la faiblesse, qui se trouve dans l'irascible et le
concupiscible par l'infirmitй due aux passions, ne modifie pas non plus l'ordre
de la volontй. Donc il n'existe aucun pйchй qui vienne de la faiblesse. 15. De plus, par les
passions nous ne mйritons ni ne dйmйritons. Or le dйmйrite mкme est un pйchй.
Donc aucun pйchй ne provient d'une passion, qui est une faiblesse de l'вme. Cependant: 1. Saint Isidore
affirme dans le Souverain Bien II, 17 que certains pйchйs se commettent par
faiblesse. 2. De plus, l'Apфtre
dit dans l'йpоtre aux Romains 7, 5: "Les passions pйcheresses qui venaient
par la loi opйraient en mes membres afin de fructifier pour la mort." Or
ce qui fructifie pour la mort, c'est le pйchй, selon ce passage de l'йpоtre aux
Romains 6, 23: "Le salaire du pйchй, c'est la mort." Donc certains
pйchйs se commettent en raison des passions, qui sont une faiblesse de l'вme.
Rйponse: Il est communйment admis par tous que
certains pйchйs se commettent par faiblesse, et ceux-ci ne se distinguent pas des
pйchйs d'ignorance, s'il n'arrivait qu'un homme pиche sciemment par faiblesse.
Aussi faut-il concйder qu'il est possible que quelqu'un pиche sciemment par
faiblesse. Pour en avoir l'йvidence, il faut
considйrer d'abord ce que nous entendons par le terme de faiblesse; or il faut
le comprendre par analogie avec la faiblesse corporelle. En effet, le corps est
faible lorsque quelque humeur n'obйit pas а l'йnergie qui rйgit tout le corps,
par exemple quand une humeur est excessivement chaude ou froide, ou quelque
chose de ce genre. Or, de mкme qu'il y a une йnergie qui rйgit le corps, de
mкme la raison est faite pour rйgir toutes les affections intйrieures; aussi,
lorsqu'une affection n'est pas rйglйe selon la direction de la raison, mais
tombe dans l'excиs ou le dйfaut, on dit qu'il y a faiblesse de l'вme. Cela se
produit surtout avec les affections de l'appйtit sensible, qu'on appelle les
passions, comme la crainte, la colиre, le dйsir et les autres choses de ce
genre aussi les anciens appelaient-ils ces genres de passions de l'вme des
maladies de l'вme, comme le dit saint Augustin dans la Citй de Dieu XIV,
7. On dit donc que l'homme fait par faiblesse ce qu'il fait sous le coup de
quelque passion, comme la colиre, la crainte, le dйsir ou telle autre de ce genre. Or Socrate, comme le rapporte Aristote
dans l'Йthique VII, 2, considйrant la fermetй et la certitude de la
science, a affirmй que la science ne peut кtre dominйe par la passion, de sorte
que personne ne peut par passion accomplir quelque action qui s'oppose а sa
science; aussi faisait-il de toute vertu une science et de tout vice ou pйchй
une ignorance. Il en rйsultait que personne ne pйchait sciemment par faiblesse,
ce qui est manifestement contredit par ce que nous constatons chaque jour. C'est pourquoi il faut remarquer qu'il
existe bien des faзons de possйder la science: en gйnйral ou en particulier, de
faзon habituelle ou en acte. Il peut arriver d'abord, sous l'effet de la
passion, que la science possйdйe de faзon habituel le ne soit pas considйrйe de
faзon actuelle. Car il est йvident que toutes les fois qu'une puissance est
tendue vers son acte, une autre puissance est gкnйe ou totalement dйtournйe de
son acte: ainsi, lorsqu'on est attentif а йcouter quelqu'un, on ne remarque pas
un homme qui passe. Cela provient du fait que toutes les puissances sont
enracinйes dans une mкme вme unique, dont l'intention applique chaque puissance
а son acte propre; et de la sorte, lorsque quelqu'un s'est puissamment appliquй
а l'acte d'une puissance, son application а l'acte d'une autre puissance est
diminuйe. Ainsi donc, lorsque le dйsir sera puissant, ou la colиre ou quelque
autre passion de ce genre, l'homme sera gкnй pour considйrer ce qu'il sait. Il importe de remarquer en second lieu que
les passions de l'вme, se trouvant dans l'appйtit sensible, regardent les
actions particuliиres: l'homme en effet dйsire cette dйlectation, tout comme il
perзoit cette douceur. Or la science porte sur l'universel; et pourtant, la
science de l'universel n'est le principe d'un acte que ‘il s'applique au
particulier, parce que les actes visent les cas particuliers. Donc, lorsqu'une passion portant sur un
bien particulier est puissante, elle repousse le mouvement contraire de la
science а l'endroit de ce mкme bien, non seulement en dйtournant de la
considйration de la science, comme on l'a dit plus haut, mais mкme en la
rendant vaine а force de la contredire. Et ainsi celui qui se trouve sous l'empire
d'une passion puissante, mкme si, d'une certaine faзon, il a prйsent а l'esprit
ce qu'il faut faire en gйnйral, cette considйration est cependant empкchйe dans
le cas particulier. Il importe de remarquer en troisiиme lieu
que l'usage de la raison est liй par une certaine modification de l'organisme,
en sorte qu'on ne peut plus penser du tout, ou que l'on ne peut plus penser
librement, comme cela se voit clairement chez ceux qui dorment et chez les
fous. Or les passions produisent dans l'organisme une certaine modification qui
fait que, parfois, certains sont tombйs dans la folie а cause de la colиre, du
dйsir ou quelque autre passion de ce genre. Et c'est pourquoi, lorsque ces
passions sont violentes, elles lient d'une certaine faзon la raison par la
modification qu'elles produisent dans le corps, au point que celle-ci ne
possиde plus la libertй de jugement pour poser des actions parti culiиres. Et,
dans ces conditions, il n'y a aucun empкchement а ce que celui qui, de maniиre
habituelle, possиde la science de l'universel, pиche par faiblesse.
Solutions des objections: 1. C'est de la volontй
de l'homme qu'il dйpend de se prйserver du pйchй, mais celle-ci est affaiblie
dans ce rфle par la passion, de telle sorte que l'usage de la raison йtant liй
comme on l'a dit, elle ne veut pas parfaitement. 2. Bien que la
science soit en elle-mкme trиs certaine, pourtant, comme on l'a dit, la passion
l'empкche dans le cas particulier de pouvoir fournir son secours contre le
pйchй. 3. La volontй est mue
selon l'exigence du bien saisi par l'intelligence. Mais le fait que tel objet
particulier de dйsir soit saisi comme un bien selon le jugement de la raison
est parfois empкchй par la passion, comme on l'a dit. 4. La volontй tend
toujours vers un objet sous la raison de bien. Mais le fait qu'un objet
apparaisse bon, alors qu'il ne l'est pas, se produit parfois parce que le
jugement de la raison est vicieux mкme dans le domaine de l'universel, et alors
c'est un pйchй d'ignorance; cela se produit parfois aussi parce que ce juge
ment est empкchй par la passion dans le domaine du particulier, et alors c'est
un pйchй de faiblesse. 5. Il est impossible
que quelqu'un ait а la fois, de faзon actuelle, la science ou une opinion vraie
portant sur une proposition universelle affirmative, et une opinion fausse sur
une proposition particuliиre nйgative, ou inversement. Mais il peut bien
arriver que quelqu'un ait, de faзon habituelle, la science ou une opinion vraie
portant sur l'une des propositions contradictoires, et de faзon actuelle, une
opinion fausse а propos de l'autre: un acte en effet ne s'oppose pas а un
habitus, mais а un acte. 6. Et par lа apparaоt
йgalement la solution а l'objection 6. 7. Puisque l'acte de
pйchй ou de vertu dйpend du choix, que le choix est l'acte de la volontй dйjа
йclairйe par le conseil, et que le conseil, lui, est une certaine recherche, il
est nйcessaire que se produise dans tout acte de vertu ou de pйchй une certaine
dйduction а la maniиre d'un syllogisme. Or le syllogisme de l'homme tempйrant
diffиre de celui de l'intempйrant, celui du continent diffиre de celui de l'incontinent.
Le tempйrant, en effet, est mы seulement par le juge ment de sa raison: aussi
use-t-il d'un syllogisme а trois propositions, et il rai sonne de cette maniиre:
on ne doit jamais commettre de fornication, or cet acte est un acte de
fornication, donc il ne faut pas le commettre. Au contraire, l'intempйrant suit
complиtement sa concupiscence, et c'est pourquoi il use, lui aussi, d'un
syllogisme а trois propositions, en raisonnant ainsi: il faut jouir de tout ce
qui est dйlectable, or cet acte est dйlectable, il faut donc l'accomplir. Mais
aussi bien celui qui est continent que celui qui ne l'est pas sont mus en deux
sens: la raison tend а leur faire йviter le pйchй, mais la concupiscence tend а
le leur faire commettre; seulement, chez l'homme continent, c'est le jugement de
la raison qui triomphe, alors que chez l'incontinent, c'est le mouvement de la
concupiscence. L'un et l'autre se servent donc d'un syllogisme а quatre
propositions, mais pour des conclusions opposйes. En effet, le continent
raisonne ainsi: il ne faut commettre aucun pйchй, et il pose d'abord ce
principe selon le juge ment de la raison, alors que le mouvement de la
concupiscence agite dans son coeur le sentiment qu'il faut rechercher tout ce
qui est dйlectable; mais comme, chez lui, c'est le jugement de la raison qui l'emporte,
il raisonne et conclut conformйment au premier de ces principes: ceci est un
pйchй, il ne faut donc pas le faire. Au contraire, l'incontinent, chez qui l'emporte
le mouvement de la concupiscence, raisonne et conclut conformйment au second
principe: ceci est dйlectable, il faut donc le rechercher. Et un tel homme
pиche proprement par faiblesse. Aussi apparaоt-il avec йvidence que, bien qu'il
possиde la science des principes gйnйraux, il ne la possиde pas dans ce cas
particulier, car il ne raisonne pas selon la raison, mais selon la
concupiscence. 8. Comme le dit le
Philosophe dans l'Йthique VII, 3, de mкme que celui qui est ivre profиre
certaines choses qu'il ne pense pas cependant intйrieurement, de mкme celui qui
est vaincu par la passion, mкme s'il dit tout haut qu'il faut йviter cet acte,
juge cependant dans son coeur qu'il faut l'accomplir; aussi il dit une chose
extйrieurement et en pense intйrieurement une autre. 9. La science
triomphe certes parfois de la concupiscence, au moins en excitant la honte ou l'horreur
d'offenser Dieu. Mais cela n'empкche pas que, parfois aussi, la science soit
vaincue par la passion dans les applications particuliиres. 10. Par lа apparaоt
la solution а l'objection 10. 11. Toute peine
dйtourne du pйchй si on la prend en considйration, mais toute peine ne dйtourne
pas du pйchй en tant qu'elle est dйjа infligйe. En effet, la privation de la
grвce est une certaine peine, mais personne n'est dйtournй du pйchй par le fait
d'кtre privй de la grвce, mais parce qu'il considиre qu'il sera privй de la
grвce s'il pиche. Et il faut dire de mкme de l'ignorance. 12. Le consentement
en acte relиve bien de l'appйtit intellectuel, mais il ne se produit cependant
pas sans une application au particulier, domaine dans lequel les passions de l'вme
ont des possibilitйs trиs grandes. C'est pourquoi le consentement est parfois
modifiй par les passions. 13. La raison est
plus proche de la volontй que la passion, mais la passion est plus proche de l'objet
particulier du dйsir que la raison universelle. 14. L'вme commande au
corps comme а un esclave qui ne peut s'opposer а l'ordre du maоtre, tandis que
la raison commande а l'irascible et au concupiscible, comme le dit le
Philosophe dans la Politique 1, 3, avec un pouvoir royal ou politique, qui s'adresse
а des кtres libres. Et c'est pourquoi l'irascible et le concupiscible peuvent s'opposer
encore а l'ordre de la raison, comme les citoyens libres s'opposent parfois а l'ordre
de leur prince. 15. Par les passions,
nous ne mйritons ni ne dйmйritons, comme si le mйrite et le dйmйrite
consistaient principalement en elles; mais elles peuvent cependant aider ou
bien empкcher le mйrite ou le dйmйrite. ARTICLE
10: LE PЙCHЙ DE FAIBLESSE PEUT-IL КTRE IMPUTЙ COMME UNE FAUTE MORTELLE?
Lieux parallиles
dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question 77, article
s 7-8; V Commentaire de l'Ethique 13.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, on n'impute
comme faute mortelle rien de ce que l'homme fait non volontairement. Or l'homme
ne fait pas volontairement ce genre de pйchйs de faiblesse: l'Apфtre dit en
effet а leur sujet dans l'Йpоtre aux Galates 5, 17 "La chair convoite
contre l'esprit, de sorte que ce que vous voulez, vous ne le faites pas."
Les pйchйs de ce genre ne sont donc pas imputйs а l'homme comme faute mortelle. 2. De plus, aucune
puissance passive ne peut agir si elle n'est mue par son principe actif. Or il
convient proprement а la raison de mouvoir la volontй, et si le jugement de la
raison a йtй empкchй par la passion, il semble qu'il n'est pas au pouvoir de la
volontй d'йviter le pйchй; il ne lui est donc pas imputй comme faute mortelle. 3. De plus, la
passion de l'вme gкne plus directement la raison et la volontй que ne le fait
la passion corporelle. Or la passion corporelle excuse totalement de la faute
les actes commis de faзon dйsordonnйe, comme on le voit pour les actions de
ceux qui dorment ou qui sont fous. Donc, a fortiori, la passion de l'вme excuse
du pйchй. 4. Mais on pourrait
dire que la passion de l'вme est volontaire, alors que la passion du corps ne l'est
pas. -On objecte а cela que l'effet n'est pas supйrieur а la cause. Or, du fait
que la passion est volontaire, elle n'a pas raison de faute mortelle, mais
seulement vйnielle. Donc elle ne peut pas non plus causer de faute mortelle. 5. De plus, un
йvйnement ne confиre pas а un pйchй une gravitй infinie au point de rendre
mortel ce qui йtait de soi vйniel. Or la passion en elle-mкme ne serait pas un
pйchй mortel, si elle n'йtait suivie d'un mauvais choix; du fait donc qu'un
mauvais choix en est la consйquence, l'homme ne tombe pas dans la faute du
pйchй mortel. Et ainsi les pйchйs qui se commettent par faiblesse ne sont pas
mortels. Cependant: L'Apфtre dit dans l'йpоtre aux Romains 7,
5: "Les passions pйcheresses produisent dans nos membres des fruits de
mort." Or rien ne donne des fruits de mort que le pйchй mortel. Donc les
pйchйs qui se commettent par passion ou par faiblesse peuvent кtre mortels.
Rйponse: Puisqu'on commet parfois par faiblesse ou
par passion l'adultиre et nombre d'actions honteuses ou criminelles, comme
saint Pierre lorsqu'il a reniй le Christ par peur, il ne doit faire aucun doute
que des pйchйs accomplis par faiblesse soient parfois mortels. Pour en avoir l'йvidence, il faut considйrer
que la nйcessitй qui dйpend d'une condition soumise au pouvoir de la volontй n'enlиve
pas le caractиre de pйchй mortel. Ainsi, si on enfonce un glaive dans les
organes vitaux d'un homme, il est nйcessaire qu'il meure, mais ce coup de
poignard est volontaire: aussi la mort de celui qu est ainsi poignardй est
imputйe comme une faute mortelle а celui qui le frappe. Il faut en dire autant
dans la question posйe car, si l'on admet que la passion lie la raison, il est
nйcessaire que cela entraоne un choix vicieux, mais il est au pouvoir de la
volontй d'empкcher que la raison soit liйe. On a dit, en effet, que cette
ligature de la raison vient de la vйhйmence avec laquelle s'applique l'intention
de l'вme а l'acte de l'appйtit sensible, ce qui la dйtourne de considйrer en
particulier ce qu'elle sait en gйnйral de maniиre habituelle. Or appliquer ou
non son intention а un objet est au pouvoir de la volontй; aussi il est en son
pouvoir d'exclure cette ligature de la raison. Par consйquent, l'acte commis,
qui procиde de cette ligature de la raison, est volontaire, aussi n'excuse-t-il
pas la faute, mкme mortelle. Mais, si cette ligature de la raison par
la passion prenait de telles proportions qu'il ne serait plus au pouvoir de la
volontй de l'йcarter, par exemple, si а cause d'une passion de l'вme, quelqu'un
tombait dans la folie, on ne lui imputerait pas а faute tout ce qu'il
commettrait, pas plus qu'а un autre fou, а moins qu'on ne considиre le principe
de cette passion, qui a йtй volontaire: car il йtait au dйbut au pouvoir de la
volontй d'empкcher la passion de prendre de telles proportions ainsi un
homicide commis en йtat d'йbriйtй est imputй comme une faute а son auteur parce
que le principe de son ivresse a йtй volontaire.
Solutions des objections: 1. Ce que l'on fait
sous l'empire de la passion, on ne le veut pas au moment oщ l'on est libre de
passion. Mais justement, c'est la passion qui nous amиne а le vouloir, aprиs qu'elle
a liй la raison. 2. La volontй est non
seulement mue par l'objet saisi par la raison, liйe par la passion, mais il est
en son pouvoir d'йcarter cette ligature de la raison, comme il a йtй dit. Et
pour autant, ce qu'elle fait lui est imputй а faute. 3. Йcarter la passion
corporelle n'est pas au pouvoir de la volontй, comme il est en son pouvoir d'йcarter
la passion de l'вme, car la nature corporelle n'obйit pas а la volontй
rationnelle comme le fait l'appйtit sensible. C'est pourquoi le cas est
diffйrent. 4. Rien ne s'oppose а
ce qu'un acte ne soit pas en lui-mкme un pйchй mortel, et cependant qu'il le
devienne dans tel cas prйcis; ainsi, ne pas faire l'aumфne а un pauvre qui
meurt de faim est un pйchй mortel, alors qu'autrement ce n'en serait pas un. De
mкme, dans la question soulevйe, ne pas vouloir repousser une passion, mкme si
ce n'est pas de soi un pйchй mortel, en est cependant un dans le cas oщ cette
passion incline jusqu'au consentement au pйchй mortel. 5. Un йvйnement qui
se produit par la suite et qui est imprйvu ne confиre pas au pйchй une gravitй
infinie, mais un йvйnement conjoint et prйvu peut ajouter une gravitй infinie
et faire un pйchй mortel de ce qui ne le serait pas autrement ainsi, le fait de
tirer une flиche n'est pas un pйchй mortel, mais tirer une flиche qui cause
mort d'homme est un pйchй mortel. Et, de mкme, ne pas repousser une passion qui
incline au pйchй mortel ne va pas sans pйchй mortel.
ARTICLE
11: LA FAIBLESSE EST-ELLE CAUSE DE DIMINUTION OU D'AGGRAVATION DU PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
73, article 6; Question 77, article 6; V Commentaire de l'Ethique 3.
Objections: Il semble qu'elle l'aggrave. 1. La bonne passion
est en effet au mйrite ce que la mauvaise passion est au pйchй. Or la bonne
passion augmente le mйrite: il est en effet plus louable et plus mйritoire de
faire l'aumфne par compassion de misйricorde que sans ce sentiment, comme le
montre clairement saint Augustin dans la Citй de Dieu IX, 5. De mкme
donc, commettre un pйchй par passion est plus rйprйhensible et plus grave. Or
pйcher par passion, c'est pйcher par faiblesse, comme on l'a dit. La faiblesse
aggrave donc le pйchй. 2. De plus, йtant
donnй que tout pйchй a pour cause le dйsir, comme le dit saint Augustin, plus
grand est le dйsir avec lequel on pиche, plus grave semble кtre le pйchй. Or le
dйsir est une certaine passion de l'вme, et une faiblesse. Donc la faiblesse
aggrave le pйchй. 3. De plus, l'accroissement
de la cause accroоt aussi l'effet; ainsi une chaleur plus grande donne un
rйchauffement plus fort. Si donc la faiblesse est la cause du pйchй, il s'ensuit
qu'une faiblesse plus grande est la cause d'un pйchй plus grand. Donc la
faiblesse aggrave le pйchй. Cependant: Ce qui rend le pйchй pardonnable ne l'aggrave
pas, mais le diminue. Or c'est en raison de la faiblesse que l'on dit qu'un
pйchй est plus susceptible d'кtre par donnй. Donc la faiblesse n'aggrave pas le
pйchй, mais le diminue
Rйponse: Pйcher par faiblesse, c'est pйcher par
passion, comme on l'a dit. Or la passion de l'appйtit sensible se comporte de
deux maniиres par rapport au mouvement de la volontй: ou elle le devance, ou
elle le suit. La passion le prйcиde, ainsi lorsqu'а
cause d'elle, la volontй est inclinйe а vouloir quelque chose; et de la sorte,
la passion diminue le caractиre mйritoire et dйmйritoire, parce que le mйrite
et le dйmйrite rйsident dans un choix venant de la raison; or la passion
aveugle ou mкme lie le jugement de la raison. Et plus le jugement de la raison
a йtй pur, plus le choix est йclairй pour mйriter ou dйmйriter. Aussi celui qui
est portй а faire le bien par le jugement de sa raison agit de faзon plus
louable que celui qui y est portй par la seule passion de l'вme, car parfois,
ce dernier pourra se tromper en s'apitoyant d'une faзon qui ne convient pas. Et
de mкme, celui qui est portй а pйcher par dйlibйration de la raison pиche
davantage que celui qui y est inclinй par la seule passion de l'вme. Par contre, la passion est considйrйe
comme consйquente lorsque, par un mouvement puissant de la volontй, l'appйtit
infйrieur est mы а la passion. Et dans ce cas, la passion ajoute au mйrite ou
au dйmйrite, parce que cette passion est le signe que le mouvement de la
volontй est plus intense. Et sous ce rapport, il est vrai que celui qui fait l'aumфne
avec une compassion plus grande mйrite davantage, et que celui qui pиche avec
un dйsir plus grand pиche davantage, parce que c'est le signe que le mouvement
de volontй est plus intense. Mais ce n'est pas faire le bien ou pйcher par
passion, mais plutфt кtre affectй du choix du bien ou du mal.
Solutions des objections: 1 et 2. Par lа apparaоt la rйponse aux objections
1 et 2. 3. Il est de la
nature du pйchй d'кtre volontaire. Or on dit volontaire ce dont le principe
rйside dans l'agent lui-mкme. Et ainsi, plus le principe intйrieur est
puissant, plusieurs pйchй aussi devient grave; mais plus le principe extйrieur
est puissant, plus le pйchй est diminuй. Or la passion est un principe
extrinsиque а la volontй, alors que le mouvement de la volontй est un principe
intйrieur. C'est pourquoi, plus le mouvement de la volontй a portй puissamment
au pйchй, plus le pйchй est grave; mais plus la passion a йtй puissante а
pousser а pйcher, moins le pйchй est grave.
ARTICLE
12: PEUT-ON PЙCHER PAR MALICE OU PAR SCIENCE CERTAINE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
78, article 1; II Commentaire des Sentences D. 43, article 1; De Malo,
Question 2, article 8, ad. 4; Question 14, ad. 7-8.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, l'homme
a pour intention d'agir de science certaine, selon ce que dit Denys dans les
Noms Divins IV, 19: "Nul n'a l'intention formelle de faire le mal."
Donc personne ne fait le mal de science certaine. 2. De plus, une
puissance ne peut кtre mue que vers son objet. Or l'objet de la volontй est le
bien saisi par l'intelligence. Donc nul ne peut vouloir ce qu'il sait кtre mal,
et ainsi nul ne peut pйcher de science certaine. 3. Mais on peut dire
que la volontй se porte vers un bien auquel est joint un mal et, dans cette
mesure, on dit qu'elle se porte vers un mal. -On objecte а cela que ce qui n'est
pas sйparй dans la rйalitй peut кtre sйparй dans l'activitй de l'вme, aussi
bien par l'intelligence que par la volontй: nous pouvons en effet penser а un
rond sans matiиre sensible et il peut arriver que quelqu'un veuille кtre abbй
sans кtre moine. Donc, mкme si un mal est joint а un bien, il n'est pourtant
pas nйcessaire, semble-t-il, que la volontй se porte vers le mal, du fait qu'elle
se porte vers le bien auquel est joint ce mal. 4. De plus, la
dйfinition ne se fait pas а partir de ce qui est accidentel, mais de ce qui
appartient proprement а une rйalitй, car c'est par lа que l'on juge d'une
chose. Or, du fait que quelqu'un veut un objet en lui-mкme, on ne dit pas qu'il
veut ce qui est joint а cet objet, si ce n'est par accident; ainsi, celui qui
aime le vin а cause de sa douceur n'aime le vin que par accident. Et ainsi,
celui qui veut un bien auquel est joint un mal, ne veut ce mal que par
accident. On ne doit donc pas dire qu'il pиche par malice, comme s'il voulait
le mal. 5. De plus, quiconque
pиche par faiblesse veut le mal qui est joint а un certain bien. Si donc l'on
dit pour cette raison qu'il pиche par malice, il s'ensuit йgale ment que celui
qui pиche par faiblesse pиche par malice, ce qui йvidemment est faux. 6. Mais on peut dire
que la volontй de celui qui pиche par malice se porte d'elle-mкme vers le mal,
comme on l'a dit, mais non la volontй de celui qui pиche par faiblesse elle est
en quelque sorte mue par la passion. -On objecte а cela que se porter de
soi-mкme vers un objet, c'est кtre inclinй vers lui de par sa forme et sa
nature, ainsi ce qui est lourd tend de lui-mкme vers le bas. Or la volontй, de
par sa forme et sa nature, ne tend pas au mal, mais plutфt au bien. Donc la
volontй ne peut tendre d'elle-mкme au mal, et ainsi nul ne pиche par malice. 7. De plus, la
volontй se porte d'elle-mкme vers le bien, entendu selon la rai son commune de
bien; il faut donc qu'elle tende vers les diffйrents biens en йtant inclinйe
par quelque autre principe dйterminant. Or il existe des diffйrences dans le
bien: le bien vйritable et le bien apparent. Vers un bien vйritable, la volontй
se porte par le jugement de la raison. Donc, de mкme, elle ne tend pas d'elle-mкme
vers un bien apparent auquel est joint un mal, mais elle y est inclinйe par
quelque autre principe. Donc nul ne pиche par malice. 8. De plus, la malice
est tantфt mise pour la faute, en tant qu'elle s'oppose а la vertu, tantфt pour
la peine, selon ce que dit saint Bиde: il y a quatre choses qu'on contracte par
le pйchй: l'ignorance, la faiblesse, la malice et la concupiscence. Mais on ne
peut dire que quelqu'un pиche par malice entendue au sens de faute, parce qu'alors
la mкme rйalitй serait cause d'elle-mкme, c'est-а-dire que la malice serait
cause de la malice. Et on ne peut dire non plus que quelqu'un pиche par malice
entendue au sens de peine, car toute peine relиve de la raison de faiblesse, et
ainsi pйcher par malice reviendrait а pйcher par faiblesse, ce qui ne convient
pas. Donc nul ne pиche par malice. 9. De plus, il arrive
parfois qu'un homme commette un pйchй trиs lйger en le sachant parfaitement,
par exemple en disant une parole oiseuse ou un mensonge en plaisantant. Or le
pйchй qui vient de la malice est qualifiй d'extrкmement grave. Donc pйcher en
le sachant vraiment n'йquivaut pas а pйcher par malice. 10. De plus, Denys
dit dans les Noms Divins IV, 31 que le bien est le principe et la fin de
toute action. Or ce qui fait que quelqu'un pиche est soit un principe intйrieur
qui incline а pйcher, comme l'habitus, la passion ou quelque principe de ce
genre, soit la fin visйe. Donc personne ne pиche par malice. 11. De plus, si
quelqu'un pиche par malice, cela semble кtre surtout le cas de celui qui
choisit de pйcher. Or, selon saint Jean Damascиne, tout pйchй provient d'un
choix. Donc tout pйchй proviendrait de la malice. 12. De plus, la
malice s'oppose а la vertu; et comme la vertu est un habitus, la malice en est
un aussi, puisque les contraires appartiennent au mкme genre. Or certains
habitus vertueux se situent dans l'irascible et le concupiscible, comme la
tempйrance et la force, dont le Philosophe dit dans l'Йthique III, 19 qu'elles
se situent dans les parties non rationnelles. Or faire un choix ne revient pas
а ces puissances de l'вme, mais au libre arbitre. On ne doit donc pas dire que
le pйchй qui se commet par choix provient de la malice. 13. De plus, il
semble que ce que veut celui qui pиche par malice, c'est pйcher et faire le
mal. Or cela n'est pas possible, car on n'йteint jamais la syndйrиse, qui
proteste toujours а cause du mal. Donc nul ne pиche par malice. Cependant: 1. Il y a ce qui est
dit en Job 34, 27: "Ils se sont dйtournйs de Dieu comme de propos dйlibйrй
et ils n'ont plus voulu comprendre ses voies." Or se dйtourner de Dieu, c'est
pйcher. Donc certains pиchent de propos dйlibйrй, ce qui revient а pйcher par
malice. 2. De plus, saint
Augustin dit dans les Confessions II, 6 que, lorsqu'il volait une pomme,
ce n'йtait pas la pomme elle-mкme qu'il aimait, mais son dйlit, c'est-а-dire le
vol lui-mкme. Or aimer le mal en lui-mкme, c'est pйcher par mali ce. On pиche
donc par malice. 3. De plus, l'envie
est une forme de malice. Or certains pиchent par envie. Donc certains pиchent
par malice.
Rйponse: Comme le dit le Philosophe dans l'Йthique
III, 11, certains ont affirmй que personne n'est volontairement mauvais. A leur
encontre, il affirme au mкme livre qu'il n'est pas raisonnable de dire qu'un
homme veuille commettre l'adultиre et qu'il ne veuille pas кtre pйcheur. La
raison en est qu'on dit une chose volontaire, non seulement lorsque la volontй
s'y porte directement et par elle-mкme comme vers sa fin, mais aussi lorsqu'elle
s'y porte comme vers un moyen qui permet d'obtenir une fin; ainsi, le malade ne
veut pas seulement recouvrer la santй, mais il veut aussi boire un remиde amer,
ce qu'il ne voudrait jamais en d'autres circonstances, et cela pour recouvrer
la santй; de mкme, le marchand jette volontairement а la mer sa marchandise
afin que le navire ne pйrisse pas. Si donc il arrive qu'un homme veuille
jouir d'un plaisir, par exemple l'adultиre ou quelque autre jouissance de ce
genre, au point d'accepter la difformitй du pйchй, qu'il sait кtre attachй au
bien qu'il veut, on dit non seulement qu'il veut ce bien convoitй de maniиre
principale, mais йgalement cette difformitй elle-mкme, qu'il choisit de subir
pour ne pas кtre privй du bien dйsirй. Aussi l'adultиre veut de faзon
principale la dйlectation, et de faзon secondaire la difformitй du pйchй, comme
saint Augustin en donne un exemple dans le Sermon du Seigneur sur la
Montagne II, 14: quelqu'un, par amour d'une servante, endure volontairement
la dure servitude de son maоtre. Or le fait qu'un homme veuille un bien
passager au point de ne pas refuser de se dйtourner du bien immuable peut se
produire de deux faзons. D'une part, parce qu'il ignore qu'une telle aversion а
l'йgard de Dieu est insйparable de ce bien passager, et alors on dit qu'il
pиche par ignorance; d'autre part, cela vient d'un principe inclinant
intйrieurement la volontй vers ce bien. Or il existe un double mode selon
lequel une rйalitй est inclinйe vers une autre. D'une part, comme subissant l'action
d'un autre, ainsi lorsqu'une pierre est projetйe en l'air; d'autre part, en
vertu de sa forme propre, et dans ce cas, elle s'y incline elle-mкme, comme
lorsque la pierre tombe vers le bas. De mкme, la volontй est inclinйe vers un
bien passager auquel est liйe la difformitй du pйchй, parfois par une passion,
et dans ce cas, on parle d'un pйchй de faiblesse, comme on l'a dit plus haut;
et parfois par un habitus, lorsque la coutume de s'incliner vers ce bien est
dйjа passйe en elle а l'йtat d'habitus et de nature: et alors, c'est d'elle-mкme,
par son mouvement propre et sans aucune passion qu'elle s'y incline. C'est en
cela que consiste le fait de pйcher par choix, ou de propos dйlibйrй, ou par
science certaine, ou encore par malice.
Solutions des objections: 1. Aucun agent n'a l'intention
de faire le mal, en le voulant principalement. Mais cependant un mal devient
volontaire par consйquence pour celui qui ne refuse pas de tomber dans le mal
afin de jouir du bien convoitй. 2. La volontй se
porte toujours principalement sur quelque bien, et а cause de la violence de ce
mouvement portant sur un bien, il arrive qu'elle accepte le mal qui est joint а
ce bien. 3. Il arrive parfois
que la volontй se porte sur un bien auquel un mal est joint, et qu'elle ne se
porte pas cependant sur ce mal: par exemple, si quelqu'un dйsire le plaisir qui
se trouve dans l'adultиre, mais refuse la difformitй de cet acte, et а cause de
cela, renonce mкme au plaisir. Mais il arrive aussi parfois qu'а cause du
plaisir, on accepte mкme volontairement la difformitй du pйchй. 4. Si ce qui est
joint au bien que l'on dйsire principalement est imprйvu et ignorй, cela n'est
pas voulu, si ce n'est par accident; ainsi celui qui pиche par ignorance veut
ce qu'il ignore кtre un pйchй, alors que c'en est pourtant un en toute vйritй:
en effet, il ne veut le mal que par accident. Mais s'il sait que c'est un mal,
il le veut alors par consйquence, comme on l'a dit, et non seulement par
accident. 5. Lorsqu'on dit que
quelqu'un pиche par ceci ou cela, on donne а comprendre par lа le principe
premier du pйchй. Or, chez celui qui pиche par faiblesse, la volontй de faire
le mal n'est pas le premier principe du pйchй, mais elle est causйe par la
passion; par contre, chez celui qui pиche par malice, la volontй de faire le
mal est le premier principe du pйchй, car c'est de lui-mкme et par un habitus
propre qu'il est inclinй а vouloir le mal, et non а cause de quelque principe
extйrieur. 6. La forme par
laquelle agit celui qui pиche est, non seulement la facultй volontaire
elle-mкme, mais aussi l'habitus qui incline intйrieurement а la faзon d'une
certaine nature. 7. Et par lа apparaоt
йgalement la solution а l'objection 7. 8. Lorsqu'on dit que
quelqu'un pиche par malice, la malice peut кtre entendue ici, ou bien comme l'habitus
qui est opposй а la vertu, ou comme la faute, dans la mesure oщ l'acte
intйrieur de la volontй, ou йlection, est appelй faute et est la cause de l'acte
extйrieur: c'est pourquoi il ne s'ensuit pas qu'une mкme rйalitй soit cause d'elle-mкme. 9. La malice s'oppose
а la vertu, qui est une bonne qualitй de l'вme; or le pйchй vйniel n'est pas
contraire а la vertu: aussi, si quelqu'un commet de propos dйlibйrй un pйchй
vйniel, il ne le fait pas par malice. 10. Le bien est
premiиrement et principalement le principe et la fin de l'action, mais en
second lieu et par consйquence, le mal aussi peut кtre voulu, comme on l'a dit. 11. Mкme dans le
pйchй de faiblesse, il peut y avoir un choix, mais qui cependant n'est pas le
premier principe qui conduit au pйchй, puisqu'il est causй par la passion. C'est
pourquoi on ne dit pas qu'un tel homme pиche par choix, bien que c soit en choisissant
qu'il pиche. 12. De mкme que la
passion qui se situe dans l'irascible et le concupiscible est cause du choix,
dans la mesure oщ elle lie pour un temps la raison, de mкme l'habitus qui se
situe dans ces puissances est cause du choix, dans la mesure oщ il lie la
raison, non plus а la maniиre d'une passion passagиre, mais а la maniиre d'une
forme immanente. 13. Appartiennent а
la syndйrиse les principes universels du droit naturel, а propos desquels nul
ne commet d'erreur; mais chez celui qui pиche, la raison est liйe par la
passion ou l'habitus pour ce qui concerne les choix particuliers. Quant aux objections contraires, bien qu'elles
concluent de faзon vraie, il faut cependant remarquer dans le second argument
que, lorsque saint Augustin dit qu'il aimait la faute elle-mкme et non le fruit
qu'il volait, cela ne doit pas кtre compris comme si la faute elle-mкme ou la
difformitй du pйchй pouvaient кtre voulues en premier lieu et pour elles-mкmes;
mais ce qui йtait voulu d'abord et en lui-mкme, c'йtait soit de se comporter
comme les autres, soit de faire une expйrience, soit de faire quelque chose en
dйpit de l'interdiction, soit quelque chose de ce genre. Dans le troisiиme
argument, il faut noter qu'on ne peut pas appeler pйchй de malice tout pйchй
qui est causй par un autre pйchй, car il peut arriver que ce premier pйchй qui
est cause de l'autre soit commis par faiblesse ou par passion, alors que pour
quelqu'un qui pиche par malice, il est nйcessaire que la malice soit le premier
principe qui conduit au pйchй, comme on l'a dit.
ARTICLE
13: LE PЙCHЙ DE MALICE EST-IL PLUS GRAVE QUE CELUI DE FAIBLESSE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
78, article 4; II Commentaire des Sentences D. 43, article 4; VII Commentaire
de l'Ethique 8.
Objections: Il semble que non. 1. Il est dit en
effet dans l'Apocalypse 3, 15-16: "Si au moins tu йtais chaud ou froid;
mais tu es tiиde et je vais te vomir de ma bouche." Il semble qu'est chaud
celui qui fait le bien, tiиde celui qui pиche par faiblesse, comme l'incontinent,
et tout а fait froid celui qui pиche par malice, comme l'intempйrant. Il est
donc plus dangereux de pйcher par faiblesse que par malice. 2. De plus, il est
dit dans l'Ecclйsiastique 42, 14: "Mieux vaut la mйchancetй de l'homme qu'une
femme qui fait le bien", ce qui signifie pour certains qu'il faut entendre
par l'homme celui qui agit de faзon йnergique et forte, par la femme celui qui
agit de faзon relвchйe et tiиde. Or le premier cas semble bien convenir а l'intempйrant,
qui agit par malice, comme on l'a dit, et le second а l'incontinent, qui pиche
par faiblesse. Il est donc pire de pйcher par faiblesse que par malice. 3. De plus, dans les Confйrences
des Pиres IV, 19, il est dit qu'un pйcheur parvient plus facilement а la
ferveur de la perfection qu'un moine relвchй et tiиde. Or est pйcheur surtout
celui qui agit par malice, alors qu'est relвchй celui qui a des faiblesses en
agissant. Il est donc pire de pйcher par faiblesse que par malice. 4. De plus, il est
trиs gravement en danger, le malade а qui ne peuvent profiter ni la nourriture
ni les remиdes qui aident les autres. Or ni la science ni le bon propos ne
profitent а l'incontinent qui pиche par faiblesse, car ils sont йcartйs par la
passion: il pиche donc de faзon trиs dangereuse. 5. De plus, plus on
est portй а pйcher par une passion violente, moins on pиche gravement. Or l'impulsion
qui provient de l'habitus est plus forte que celle qui provient de la passion.
Donc celui qui est inclinй au pйchй par un habitus et qui pиche par malice,
comme on l'a dit, pиche moins que celui qui y est inclinй par une passion et
dont on dit qu'il pиche par faiblesse. 6. De plus, celui qui
pиche par malice est portй au mal par une forme qui lui est inhйrente, et qui
meut par mode de nature. Or, dans la mesure oщ on est mы naturellement а une
action, on y est mы par nйcessitй et non volontairement. Donc celui qui pиche
par malice certaine ne pиche pas volontairement; il ne pиche donc pas du tout
ou en peu de chose seulement. Cependant: Ce qui incline а la misйricorde diminue le
pйchй. Or la faiblesse incline а la misйricorde, selon ce verset du Psaume 102,
13-14: "Le Seigneur a eu pitiй de ceux qui le craignent, il sait de quoi
nous sommes faits." Tout pйchй de faiblesse est donc plus lйger que le
pйchй commis par malice.
Rйponse: Le pйchй commis par malice, toutes choses
йgales par ailleurs, est plus grave que celui commis par faiblesse. La raison
en ressort de trois points. Premiиrement, comme on appelle volontaire
ce dont le principe est interne, plus le principe d'un acte est intйrieur а l'agent,
plus il est volontaire, et par consйquent, si l'acte est mauvais, plus c'est un
pйchй. Or il est clair par ce qu'on a dit prйcйdemment, que lorsque quelqu'un
pиche par passion, le principe du pйchй est la passion, qui se situe dans l'appйtit
sensible, et ainsi ce principe est extйrieur а la volontй; tandis que lorsque
quelqu'un pиche par habitus, ce qui revient а pйcher par malice, alors la
volontй tend par elle-mкme а l'acte du pйchй, comme dйjа totalement portйe а l'acte
du pйchй par l'habitus par mode d'inclination naturelle; aussi le pйchй est
plus volontaire, et par consйquent, plus grave. Deuxiиmement parce que, chez celui qui
pиche par faiblesse ou par passion, la volontй est inclinйe а l'acte du pйchй
tant que dure la passion mais, sitфt qu'elle est passйe, et elle passe vite, la
volontй revient de cette inclination et retrouve le propos du bien, en se
repentant du pйchй commis. Au contraire, chez celui qui pиche par malice, la
volontй est inclinйe au pйchй tant que demeure l'habitus, qui ne passe pas,
mais perdure comme une forme devenue dйsormais immanente et connaturelle: aussi
ceux qui pиchent de la sorte persйvиrent dans la volontй de pйcher et ne se
repentent pas facilement. C'est pourquoi le Philosophe, dans l'Йthique
VII, 8, compare l'intempйrant а quelqu'un qui est continuellement accablй par
une maladie, comme le phtisique ou l'hydropique, tandis qu'il compare l'incontinent
а celui qui est atteint а certains moments et non de faзon continue, comme l'йpileptique.
Ainsi il apparaоt clairement que celui qui pиche par malice pиche de faзon plus
grave et plus dangereuse que celui qui le fait par faiblesse. En troisiиme lieu, parce que celui qui
pиche par faiblesse a une volontй ordon nйe vers une fin bonne, car il se
propose le bien et le recherche, mais s'йcarte parfois de son propos а cause de
la passion; celui au contraire qui pиche par malice a une volontй ordonnйe а
une fin mauvaise, car il a le ferme propos de pйcher. Or il est йvident, comme
le dit le Philosophe dans les Physiques II, 15, que la fin, dans les
rйalitйs que l'on peut vouloir et faire, est comme le principe dans les
matiиres spйculatives. Or celui qui se trompe sur les principes serait dans une
ignorance trиs grave et trиs dangereuse, parce qu'il ne peut кtre ramenй а la
vйritй par des principes antйrieurs. Par contre, celui qui se trompe seulement
sur les conclusions peut y кtre ramenй par les principes, sur lesquels il ne se
trompe pas. Ainsi donc, c'est de maniиre trиs grave et
dangereuse que pиche celui qui le fait par malice, et il ne peut pas кtre
facilement ramenй sur le droit chemin, contrairement а celui qui pиche par
faiblesse, et chez qui demeure au moins un bon propos.
Solutions des objections: 1. Dans ce passage, c'est
l'infidиle qui est qualifiй de froid, lui qui bйnйficie d'une certaine excuse
du fait qu'il pиche par ignorance, selon ce que dit l'Apфtre dans la Premiиre
Lettre а Timothйe 1, 13: "J'ai obtenu misйricorde, parce que j'ai agi par
ignorance, n'ayant pas la foi." Par contre, c'est le chrйtien pйcheur qui
est appelй tiиde, lui qui pиche plus gravement pour le mкme genre de pйchй,
selon ce que dit l'Apфtre dans l'йpоtre aux Hйbreux 10, 29: "Quel
chвtiment plus grand, pensez-vous, mйrite celui qui aura tenu pour impur le
sang de l'alliance, etc." Donc cette autoritй n'est pas invoquйe а bon
droit. 2. D'aprиs la Glose,
on appelle dans ce passage homme celui qui s'avиre prudent et diligent et qui,
mкme s'il pиche parfois, tire cependant de ce pйchй mкme une occasion de bien,
par exemple d'humilitй et de plus grande prudence. Par contre, on appelle femme
l'imprudent qui tire du bien qu'il fait une occasion de danger pour lui,
puisque cela le fait dйchoir par l'orgueil. On peut dire йgale ment, selon le
sens littйral, que "mieux vaut la mйchancetй de l'homme", c'est-а-dire
un homme mauvais а frйquenter, "que la femme qui fait le bien"; en
effet, l'homme est plus facilement prйcipitй dans le pйchй а cause de sa
familiaritй avec une femme bonne qu'avec un homme mauvais. Et cela apparaоt
claire ment de ce qui est dit prйcйdemment: "Ne demeurez pas au milieu des
femmes", et de ce qui suit: "La femme couvre de honte et amиne l'opprobre."
C'est pourquoi cet argument ne vaut pas pour notre question. 3. Celui qui est
relвchй en faisant le bien est incomparablement meilleur que celui qui fait le
mal. Et c'est justement pourquoi il arrive que le pйcheur, en considйrant le
mal qu'il commet, est parfois soulevй avec tant de force contre celui-ci qu'il
avance dans la ferveur de la perfection; mais celui qui accomplit le bien,
quoique de faзon relвchйe, n'a rien dont il doive beaucoup s'йpouvanter, aussi
il se repose davantage dans son йtat, et il n'est pas facilement portй а s'amйliorer. 4. Celui qui pиche
par faiblesse, bien qu'il ne soit pas aidй par la science ou le bon propos
tandis qu'il pиche, peut cependant кtre aidй facilement ensuite, en prenant peu
а peu l'habitude de rйsister а la passion. Par contre, celui qui pиche par
malice se convertit difficilement, de mкme que celui qui se trompe sur les
principes, comme on l'a dit. 5. L'impulsion qui
provient de la passion diminue le pйchй, car elle vient en quelque sorte de l'extйrieur.
Par contre, l'impulsion qui vient de la volontй augmente le pйchй: en effet, plus
le mouvement de la volontй entraоne violemment au pйchй, plus on pиche
gravement. Quant а l'habitus, il rend le mouvement de la volontй plus violent,
et c'est pourquoi celui qui pиche par habitus pиche plus gravement. 6. L'habitus de la
vertu est une forme de l'вme rationnelle; or toute forme est dans un sujet
selon le mode de ce qui la reзoit. Йtant donnй qu'il convient а la nature de la
crйature raisonnable de possйder le libre arbitre, l'habitus de la vertu ou du
vice n'incline donc pas la volontй par nйcessitй, au point qu'on ne puisse agir
contre la nature de l'habitus; mais il est difficile d'agir contre ce а quoi
incline l'habitus.
ARTICLE
14: TOUT PЙCHЙ DE MALICE EST-IL LE PЙCHЙ CONTRE LE SAINT ESPRIT?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
14, article 1; II Commentaire des Sentences D. 43, article s l-2; Quodlibet
II, Question 8; Commentaire sur saint Matthieu, chapitre 12; Commentaire
de Romains, chapitre 2, lect. 1.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, le pйchй
contre le Saint Esprit est un pйchй de la langue, ainsi qu'il apparaоt par ce
qui est dit en saint Matthieu 12, 32: "Celui qui aura dit une parole
contre le Saint Esprit, etc." Par contre, le pйchй de malice peut кtre
aussi un pйchй du coeur ou des oeuvres. Tout pйchй de malice n'est donc pas un
pйchй contre le Saint Esprit. 2. De plus, le pйchй
contre le Saint Esprit est un genre spйcial de pйchй: il a en effet des espиces
dйterminйes, comme cela est exposй par le Maоtre dans les Sentences II,
D. 43, а savoir l'obstination, le dйsespoir et autres dispositions de ce genre.
Or le pйchй de malice n'est pas un genre spйcial de pйchй: il arrive en effet,
pour n'importe quel genre de pйchй, que l'on pиche par malice, de mкme que par
faiblesse et par ignorance. Tout pйchй de malice n'est donc pas un pйchй contre
le Saint Esprit. 3. De plus, le pйchй
contre le Saint Esprit est un pйchй de blasphиme, comme il apparaоt dans ce
passage de saint Luc 12, 10: "A celui qui aura blasphйmй contre l'Esprit
Saint, il ne lui sera pas remis." Or le blasphиme est un pйchй
particulier. Donc, comme le pйchй par malice certaine n'est pas un pйchй
particulier, puisqu'on le trouve dans n'importe quel genre de pйchй, il semble
que tout pйchй de malice ne soit pas un pйchй contre le Saint Esprit. 4. De plus, on parle
de pйchй de malice pour celui qui aime la malice pour elle-mкme, de mкme que
les personnes bonnes aiment la bontй pour elle-mкme, comme dit le Maоtre dans les
Sentences II, D. 43. Or le fait d'aimer la vertu pour elle-mкme ne
constitue pas une espиce dйterminйe de vertu. Donc le fait d'aimer la malice
pour elle-mкme ne constitue pas non plus une espиce dйterminйe de pйchй. Et
ainsi, puisque le pйchй contre l'Esprit Saint est une espиce dйterminйe de
pйchй, il semble que tout pйchй de malice n'est pas un pйchй contre le Saint
Esprit. 5. De plus, saint
Augustin dit au Comte Boniface Ep. 185, 11 que tout pйchй par lequel, de
quelque faзon que ce soit, l'homme s'est йloignй de Dieu jusqu'а la fin de sa
vie, est un pйchй contre l'Esprit Saint. Or cela arrive aussi а cause d'un
pйchй de faiblesse ou d'ignorance. Donc pйcher contre l'Esprit Saint ne revient
pas au mкme que pйcher par malice. 6. De plus, dans les
Sentences II, D. 43, le Maоtre dit que pиchent contre l'Esprit Saint ceux
qui pensent que leur malice est plus grande que la bontй divine. Or ceux qui
pensent ainsi se trompent, et tous ceux qui se trompent sont dans l'ignorance.
Il semble donc que le pйchй contre l'Esprit Saint soit plus un pйchй d'ignorance
qu'un pйchй de faiblesse. 7. De plus, on dit
que quelqu'un pиche par ceci ou par cela en deux sens: d'une part, en indiquant la puissance, l'habitus
ou la disposition йlicitant l'acte; d'autre part, en indiquant la fin qui le
meut. Or on ne peut dire que celui qui pиche contre l'Esprit Saint pиche par
malice, entendue au sens de l'habitus ou de la disposition йlicitant l'acte,
car autrement tout pйchй serait un pйchй contre l'Esprit Saint. On ne peut pas
le dire non plus en entendant la malice comme la fin qui meut: nul n'agit en
vue d'un mal, comme le dit Denys dans les Noms Divins IV, 19. Mais si l'on
dit que la malice meut а cause du bien apparent auquel elle est jointe, alors
tout pйchй serait un pйchй de malice, car en tout pйchй, il y a comme moteur un
bien apparent joint а un mal. Le pйchй contre l'Esprit Saint n'est donc pas
identique au pйchй de malice. 8. De plus, il existe
deux genres de malice, la malice que l'on a contractйe, dans le sens oщ saint
Bиde la parmi les quatre consйquences du pйchй de nos premiers parents; et
aussi la malice en tant qu'acte, qui est le pйchй actuel. Or le pйchй contre l'Esprit
Saint ne peut кtre dit un pйchй de malice au sens d'une disposition que l'on a
contractйe, car cette malice-lа relиve d'un dйfaut ou d'une faiblesse de la
nature, et en ce cas, le pйchй contre l'Esprit Saint serait un pйchй de
faiblesse. On ne peut non plus dire qu'il est un pйchй de malice en tant qu'acte,
car il faudrait dans ce cas qu'avant le pйchй contre le Saint Esprit, il y ait
toujours prйcйdemment un pйchй actuel, ce qui n'est pas vrai pour toute espиce
de pйchй contre le Saint Esprit. Tout pйchй contre l'Esprit Saint n'est donc
pas un pйchй de malice. 9. De plus, d'aprиs
ce qui disent les maоtres, le pйchй contre l'Esprit Saint est celui qui n'est
pas remis facilement. Or cela est propre а tout pйchй qui procиde d'un habitus.
Saint Augustin dit en effet dans les Confessions VIII, 5 que de la
volontй perverse vient le mauvais dйsir, de ce mauvais dйsir l'habitude de
pйcher, et de l'habitude la nйcessitй. Donc tout pйchй provenant d'un habitus,
mкme s'il n'a pas pour cause la malice, mais la faiblesse ou l'ignorance, est
un pйchй contre le Saint Esprit, car l'habitus vicieux est engendrй par l'accoutumance.
Pйcher contre l'Esprit Saint ne revient donc pas au mкme que pйcher par malice. Cependant: 1)11 y ace que le
Maоtre dit dans les Sentences II, D. 43: celui-lа pиche contre l'Esprit
Saint а qui plaоt la malice pour elle-mкme. Or on dit qu'un tel homme pиche par
malice. Donc pйcher par malice et pйcher contre l'Esprit Saint reviennent au
mкme. 2. De plus, de mкme
qu'on approprie au Pиre la puissance et au Fils la sagesse, de mкme on
approprie la bontй а l'Esprit Saint. Or celui qui pиche par faiblesse, qui s'oppose
а la puissance, est dit pйcher contre le Pиre, et celui qui pиche par
ignorance, qui s'oppose а la sagesse, est dit pйcher contre le Fils. Donc celui
qui pиche par malice, qui s'oppose а la bontй, est dit pйcher contre le Saint
Esprit.
Rйponse: Certains ont abondamment parlй du pйchй
contre l'Esprit Saint. En effet, les saints docteurs qui vйcurent
avant saint Augustin, comme saint Hilaire, saint Ambroise, saint Jйrфme et
saint Jean Chrysostome, ont affirmй qu'il y avait pйchй contre l'Esprit Saint
lorsque quelqu'un blasphиme l'Esprit Saint, que "Esprit Saint" soit
pris pour l'essence divine, en tant que la Trinitй tout entiиre peut кtre
appelйe et esprit et saint, ou que "Esprit Saint" soit pris au sens
personnel, en tant qu'il est la troisiиme personne dans la Trinitй. Et cela paraоt
s'accorder assez avec la lettre de l'Йvangile, d'oщ cette question tire son
origine. Car, lorsque les Pharisiens affirmaient que le Christ chassait les
dйmons par Belzйbuth, ils blasphйmaient а la fois la divinitй du Christ, et l'Esprit
Saint par qui le Christ agissait, en attribuant au prince des dйmons ce que le
Christ accomplissait par la puissance de sa divinitй ou par l'Esprit Saint.
Aussi ce pйchй contre le Saint Esprit est-il opposй dans l'Йvangile au pйchй
commis contre le Fils, а savoir contre l'humanitй du Christ. Mais, comme il est dit que le pйchй contre
l'Esprit Saint n'est remis ni en ce monde ni dans l'autre, il semble en
rйsulter que quiconque blasphиme le Saint Esprit ou la divinitй du Christ ne
puisse jamais obtenir la rйmission de son pйchй, comme l'objecte saint Augustin
dans les Paroles du Seigneur serm. 71, 3, alors pourtant qu'aux Juifs,
aux paпens et aux hйrйtiques qui blasphиment la divinitй du Christ et l'Esprit
Saint, on ne refuse pas le baptкme qui confиre la rйmission des pйchйs. Aussi saint Augustin, dans le Sermon du
Seigneur sur la Montagne I, 22, semble restreindre le pйchй contre l'Esprit
Saint а ceux qui, aprиs avoir connu la vйritй et reзu les sacrements,
blasphиment le Saint Esprit, non pas seulement en parole, comme les infidиles
qui blasphиment la personne mкme de l'Esprit Saint, mais en s'opposant а lui
dans leur coeur, jalousant la vйritй et la grвce qui viennent du Saint Esprit,
ou mкme par leurs oeuvres. Que les Pharisiens а qui le Seigneur disait ces
choses fussent des infidиles non encore initiйs aux mystиres de la foi n'est
pas un obstacle, car le Seigneur n'avait pas l'intention de dire qu'eux-mкmes
avaient dйjа pйchй contre l'Esprit Saint de faзon irrйmissible, puisqu'il
ajoute: "Rendez un arbre bon et son fruit sera bon, etc." Mt., 12,
33, mais il se proposait de les avertir, de crainte qu'en blasphйmant comme ils
le faisaient, ils ne parviennent un jour au degrй du pйchй irrйmissible. Mais, contre cette opinion, saint Augustin
objecte de nouveau, dans les Paroles du Seigneur serm. 71, 3, que le
Seigneur ne dit pas que, pour celui qui a pйchй contre le Saint Esprit, il n'y
aurait pas de rйmission dans le baptкme, mais qu'en aucune maniиre il n'y aura
de rйmission dans ce monde ou dans l'autre. Aussi ce pйchй ne semble pas
regarder davantage les baptisйs que les autres, alors cependant que, dans l'Йglise,
on ne refuse jamais la pйnitence а un pйcheur, pourvu qu'il se repente. Aussi,
dans les Rйtractations I, 19, saint Augustin rйtracte cette opinion, on
ajoutant que celui qui s'oppose а la vйritй connue et qui envie la grвce de son
frиre est dit pйcher contre le Saint Esprit alors seulement qu'il persйvиre
dans ces dispositions jusqu'а la mort. Et pour en avoir l'йvidence, il faut
considйrer ce que saint Augustin lui-mкme dit dans les Paroles du Seigneur
serm. 71, 6-9: il y affirme en effet qu'il faut veiller а ne pas prendre dans
un sens universel tout ce que l'Йcriture Sainte dit de faзon indйterminйe; par
exemple, on ne doit pas comprendre ce qui est dit en saint Jean 15, 22: "Si
je n'йtais pas venu, et ne leur avais pas parlй, ils n'auraient pas de pйchй"
comme s'ils n'avaient aucun pйchй, mais qu'ils n'auraient pas un certain pйchй
dйterminй, qu'ils ont commis en mйprisant la prйdication et les miracles du
Christ. Ainsi donc, lorsqu'il est dit dans saint Matthieu 12, 32: "celui
qui aura profйrй une parole contre l'Esprit Saint" de faзon dйterminйe, et
de mкme dans saint Marc 3, 29 et dans saint Luc 12, 10 "celui qui aura
blasphйmй contre l'Esprit Saint, etc.", il faut comprendre: "celui
qui aura blasphйmй d'une maniиre bien dйfinie". Il faut remarquer d'autre part que cette
parole contre l'Esprit Saint se profиre, non seulement de bouche, mais aussi
par le coeur et les oeuvres, et que de nombreuses paroles touchant le mкme
sujet sont qualifiйes de parole unique, comme on le lit frйquemment chez les
prophиtes: "parole que le Seigneur dit" а Isaпe ou Jйrйmie. II est йvident par ailleurs que le Saint
Esprit est charitй; or c'est par la charitй que s'accomplit dans l'Йglise la
rйmission des pйchйs: et c'est pourquoi la rйmission des pйchйs est un effet
appropriй au Saint Esprit, selon cette parole de saint Jean 20, 22-23: "Recevez
l'Esprit Saint, ceux а qui vous remettrez leurs pйchйs, ils leur seront remis."
On dit donc qu'il profиre une parole irrйmissible contre l'Esprit Saint, celui
qui, de coeur, de bouche et d'action, s'oppose а la rйmission des pйchйs au
point de persйvйrer dans le pйchй jusqu'а la mort. Et c'est pourquoi, selon
saint Augustin, le pйchй contre l'Esprit Saint est l'impйnitence qui persйvиre
jusqu'а la mort. Mais, de mкme que la rйmission des pйchйs
est appropriйe au Saint Esprit, de mкme la bontй. -Aussi les maоtres, suivant d'une
certaine faзon saint Augustin, ont affirmй qu'il profиre une parole ou un
blasphиme contre l'Esprit Saint, "celui qui pиche par malice, laquelle est
opposйe а la bontй de l'Esprit Saint". Ainsi donc, si nous parlons du pйchй
contre l'Esprit Saint selon la pensйe des anciens saints, et mкme celle de
saint Augustin, tout pйchй de malice n'est pas un pйchй contre l'Esprit Saint,
comme on peut le voir clairement par ce qu'on a dit. Mais, si nous parlons
conformйment aux sentences des maоtres, lesquelles ne sont pas а dйdaigner, on
peut dire alors que, si l'on parle au sens propre du pйchй contre l'Esprit
Saint, tout pйchй de malice n'est pas un pйchй contre l'Esprit Saint. Car, ainsi qu'on l'a exposй plus haut, on
dit que pиche par malice celui dont la volontй s'incline par elle-mкme а un
bien qui est joint а une malice. Cela peut se produire de deux maniиres car,
dans les rйalitйs naturelles, un corps est mы de deux faзons, soit а cause de
son inclination, -ainsi ce qui est lourd tend vers le bas; soit parce qu'on a
enlevй un obstacle, et ainsi quand le vase est brisй, l'eau se rйpand. Ainsi
donc, la volontй se porte parfois d'elle-mкme vers un tel bien en raison de l'inclination
propre d'un habitus acquis, mais parfois aussi en raison de la disparition de
ce qui empкchait le pйchй, comme l'espйrance, la crainte de Dieu et les autres
dons du Saint Esprit grвce auxquels l'homme est йloignй du pйchй. Aussi pиche
au sens propre contre l'Esprit Saint celui dont la volontй tend au pйchй, du
fait qu'elle a rejetй ces freins de l'Esprit Saint. C'est pourquoi le
dйsespoir, la prйsomption, l'obstination et les pйchйs de ce genre sont
classйs, comme on le voit clairement chez le Maоtre, dans les Sentences
II, D. 43, comme des espиces du pйchй contre le Saint Esprit. Toutefois, si l'on
s'exprime au sens large, on peut dire que mкme celui qui pиche par l'inclination
d'un habitus pиche contre l'Esprit Saint, parce que lui aussi s'oppose а la
bontй de l'Esprit Saint par voie de consйquence.
Solutions des objections: 1. Selon l'avis des
saints anciens, le pйchй contre le Saint Esprit est un pйchй de parole par
lequel on blasphиme contre le Saint Esprit mais, selon d'autres opinions, il
faut dire qu'il est aussi une parole profйrйe dans le coeur et les oeuvres, car
nous disons quelque chose dans notre coeur et nos oeuvres, selon ce qui est dit
dans la Premiиre йpоtre aux Corinthiens 12, 3: "Personne ne peut dire:
Jйsus est Seigneur, si ce n'est dans l'Esprit Saint", а savoir de coeur,
de bouche et dans les oeuvres, comme l'explique la Glose sur ce passage. 2. Selon l'explication
des saints anciens, et aussi selon celle des maоtres, on peut dire que le pйchй
contre le Saint Esprit est un genre spйcial de pйchй, а la condition cependant
que l'on entende le pйchй de malice au sens propre, c'est-а-dire un pйchй causй
par le refus des bienfaits du Saint Esprit, qui nous gardent du pйchй. Par
contre, si l'on entend par pйchй de malice le pйchй qui provient de l'inclination
de l'habitus, alors il ne constitue pas un genre spйcial de pйchй, mais c'est
une circonstance de pйchй qui peut se trouver dans n'importe quel genre de
pйchй. Et il faut dire de mкme si le pйchй contre l'Esprit Saint est l'impйnitence
finale, selon l'expression de saint Augustin. 3. Selon les saints
anciens, le blasphиme contre le Saint Esprit est entendu comme un pйchй spйcial
de la parole, mais selon saint Augustin et les maоtres, tout refus des dons du Saint
Esprit, que ce soit de coeur, de bouche ou dans les oeuvres, est compris sous
le nom de blasphиme. 4. Si quelqu'un
aimait la vertu pour elle-mкme, а cause de la considйration de quelque motif
supйrieur, il en rйsulterait une raison de vertu spйciale; par exemple, si
quelqu'un se plaisait а demeurer dans la chastetй pour l'amour de Dieu, cela
relиverait de la vertu de chastetй. Pareillement, mкme si la malice plaоt а
quelqu'un а cause du mйpris de l'espйrance divine et de la crainte de Dieu,
cela relиve de la raison des pйchйs spйciaux, dйsespoir et prйsomption, qui
sont des espиces de pйchй contre le Saint Esprit. 5. Cet argument se
dйveloppe dans la perspective de saint Augustin; mais dans ce cas le pйchй
contre le Saint Esprit n'est pas un genre spйcial de pйchй. 6. L'homme dйsespйrй
que l'on dit pйcher contre le Saint Esprit pense que sa malice est plus grande
que la bontй divine, non qu'il pense formellement ainsi, car il commettrait
alors un pйchй contre la foi, mais parce qu'il se comporte comme s'il pensait
ainsi, dans la mesure oщ, а cause de la considйration de ses pйchйs, il manque
de confiance en la bontй de Dieu. 7. Comme il a йtй dit
plus haut, on peut dire d'une premiиre faзon que quel qu'un pиche par malice,
en tant qu'il est inclinй par un habitus, dans le sens oщ on dit que la malice
est un habitus opposй а la vertu. Et il n'est pas vrai que qui conque pиche
ainsi le fasse par malice; en effet, quiconque commet des actions injustes ne
possиde pas dйjа l'habitus de l'injustice, puisque c'est а cause de ses actes d'injustice
que l'homme parvient а en acquйrir l'habitus, comme il est dit dans l'Йthique
II, 4. On peut comprendre d'une seconde maniиre que quelqu'un pиche par malice,
en ce sens qu'il veut un bien auquel est joint un mal, mais sans y кtre inclinй
par quelque passion ou par l'ignorance: et de la sorte encore, il est clair que
tout pйcheur ne pиche pas par malice. 8. On dit que la
malice contractйe а la suite du pйchй originel est une certaine inclination
provenant de la corruption du foyer de pйchй qui demeure en nous, et nous
pousse а faire le mal; mais lorsque l'on dit que quelqu'un pиche par mali ce,
ce n'est pas dans ce sens que l'on entend la malice, mais au sens de malice en
tant qu'acte, dans la mesure oщ le choix intйrieur lui-mкme est appelй malice.
Et ainsi, il faut comprendre que lorsque quelqu'un pиche par malice, il existe
un acte de pйchй intйrieur que l'on nomme malice, et duquel procиde l'acte
extйrieur du pйchй. 9. Le pйchй commis
par l'inclination de l'habitus a bien une certaine raison de pouvoir кtre
appelй pйchй contre le Saint Esprit, mais le pйchй contre le Saint Esprit peut
кtre entendu en d'autres maniиres, comme il a йtй dit.
ARTICLE
15: LE PЙCHЙ CONTRE LE SAINT ESPRIT PEUT-IL КTRE REMIS?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, IIa-IIae, Question
14, article 3 II Commentaire des Sentences D. 43, article 4; Quodlibet
II, Question 8, article 1; Commentaire sur saint Matthieu, chapitre 12; Commentaire
de Romains, chapitre 2, lect. 1.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, il est
dit en saint Matthieu 12, 32: "Celui qui aura dit une parole contre l'Esprit
Saint, il ne lui sera pas remis, ni en ce monde ni dans l'autre." Or toute
rйmission se fait en ce monde ou dans l'autre; le pйchй contre l'Esprit Saint n'est
donc jamais remis. 2. Mais on peut dire
qu'on dit que le pйchй contre l'Esprit Saint n'est pas remis, parce qu'il l'est
difficilement. -On objecte а cela qu'il est dit en saint Marc 3, 29: "Celui
qui aura blasphйmй contre le Saint Esprit n'obtiendra jamais rйmission, mais
sera coupable d'un pйchй йternel." Or il n'est pas coupable d'un pйchй
йternel, celui dont le pйchй est remis. Donc le pйchй contre l'Esprit Saint n'est
remis en aucune maniиre. 3. De plus, il faut
prier pour tout pйchй qui est remis. Mais, pour le pйchй contre l'Esprit Saint,
il ne faut pas prier; il est dit en effet, а la fin de la Premiиre Йpоtre de
saint Jean 5, 16: "Il y a un pйchй qui va а la mort; ce n'est pas pour
celui-lа que je vous dis de prier." Donc le pйchй contre l'Esprit Saint ne
peut en aucune maniиre кtre remis. 4. De plus, saint
Augustin dit dans le Sermon du Seigneur sur la Montagne I, 22: "La
souillure de ce pйchй est si grande qu'elle ne peut supporter l'humilitй de la
priиre." Or, comme le principe du pйchй est l'orgueil, comme il est dit
dans l'Ecclйsiastique 10, 15, aucun pйchй ne peut кtre guйri, si ce n'est par l'humilitй,
car on remйdie aux contraires par les contraires. Le pйchй contre l'Esprit
Saint ne peut donc кtre remis. 5. De plus, saint
Augustin dit dans les Quatre-vingt-trois Questions Question 26 que les
pйchйs de faiblesse et d'ignorance sont vйniels, mais non les pйchйs de malice.
Or on parle de pйchйs vйniels parce qu'ils sont rйmissibles. Donc le pйchй de
malice, qui est le pйchй contre l'Esprit Saint, n'est pas rйmissible. Cependant: 1. Il est rapportй en
saint Matthieu 12, 31 que: "Tout pйchй et blasphиme sera remis aux hommes." 2. De plus, personne
ne pиche en n'espйrant pas pouvoir obtenir ce qui est impossible. Si donc il
йtait impossible qu'un pйchй soit remis, celui qui dйsespйrerait de sa
rйmission ne pйcherait pas; ce qui, de toute йvidence, est faux. 3. De plus, saint
Augustin dit qu'il ne faut dйsespйrer de personne tant qu'il est en l'йtat de
voie. Or aucun pйchй n'arrache l'homme а cet йtat de voie, il ne faut donc
dйsespйrer de personne, et ainsi, tout pйchй est rйmissible.
Rйponse: La vйritй touchant cette question peut
кtre rendue manifeste а partir de ce qu'on a exposй. En effet, si l'on entend
le pйchй contre l'Esprit Saint selon l'acception de saint Augustin, il est
clair que le pйchй contre l'Esprit Saint ne peut кtre remis en aucune faзon; du
fait qu'un homme persйvиre dans le pйchй jusqu'а la mort mкme sans faire
pйnitence, son pйchй ne lui est nullement remis, si nous parlons des pйchйs
mortels envisagйs dans l'impйnitence, que saint Augustin dйfinit comme pйchйs
contre le Saint Esprit. Il y a toutefois certains pйchйs lйgers et vйniels qui
sont remis dans le siиcle futur, comme le dit saint Grйgoire. Mais selon d'autres acceptions du pйchй
contre le Saint Esprit, on le dit irrйmissible, non parce qu'il ne peut d'aucune
faзon кtre remis, mais parce ce qu'il l'est difficilement. Ceci pour une double
raison. D'abord, du point de vue de la peine; on appelle rйmissible le pйchй
qui a une certaine excuse, de sorte qu'il doit кtre puni moins sйvиrement.
Ainsi on dit que la chaleur s'adoucit quand elle diminue; c'est dans ce sens
que le pйchй commis par ignorance ou par faiblesse est dit rйmissible, parce
que l'ignorance et la faiblesse diminuent le pйchй, mais pas la malice. De
mкme, ils semblent bйnйficier d'une certaine excuse, ceux qui blasphйmaient
contre l'humanitй du Christ en le traitant de buveur de vin et de glouton,
parce qu'ils йtaient poussйs а blasphйmer а cause de la faiblesse de son
humanitй. Mais ceux qui blasphйmaient la divinitй du Christ ou la puissance de
l'Esprit Saint n'ont aucune excuse pour diminuer leur pйchй. D'autre part, un pйchй peut кtre appelй
irrйmissible au point de vue de la faute. Pour en avoir l'йvidence, il faut
remarquer que, dans le domaine des rйalitйs infйrieures, on dit que quelque
chose est impossible par privation d'une puissance active infйrieure, encore
que l'on n'entende pas exclure la puissance divine; ainsi, si nous disons qu'il
est impossible que Lazare ressuscite, une fois фtй le principe crйй de la vie,
on n'exclut pas toutefois que Dieu puisse le ressusciter. Or chez celui qui
pиche contre l'Esprit Saint, les remиdes qui peuvent remettre le pйchй sont
rejetйs, dans la mesure oщ il mйprise l'Esprit Saint et ses dons, qui assurent
dans l'Йglise cette rйmission des pйchйs. Et de mкme, celui qui pиche par
malice, en vertu de l'inclination d'un habitus, entretient l'ignorance de la
fin requise qui pourrait, comme l'a dit plus haut, le ramener au bien. Aussi, а nous en tenir а ce genre d'acception,
le pйchй contre le Saint Esprit est qualifiй d'irrйmissible parce que les
remиdes qui aident l'homme а obtenir la rйmission de ses pйchйs sont supprimйs;
toutefois, il n'est pas irrйmissible si on considиre comme principe actif la
puissance de la grвce divine, et comme principe matйriel l'йtat du libre
arbitre qui n'est pas encore confirmй dans le mal.
Solutions des objections: 1. Il faut comprendre
de diverses faзons: "Il ne sera pas remis, ni en ce monde ni dans l'autre",
selon le jugement de saint Augustin et des autres Pиres, comme il a йtй dit.
Saint Jean Chrysostome s'en tire cependant plus facilement, en l'appliquant au
fait que les Juifs, pour les blasphиmes profйrйs contre le Christ, allaient
devoir subir une peine, en ce monde par les Romains, et dans les siиcles futurs
dans la damnation de l'enfer. 2. Le pйchй contre l'Esprit
Saint est appelй йternel parce que, en tant que tel, il est йternel; mais la
misйricorde divine peut y mettre fin; de mкme, on dit que la charitй, elle
aussi, ne passe jamais en tant que telle, bien que parfois elle passe par la
faute de celui qui pиche. 3. On peut comprendre
"le pйchй qui mиne а la mort" comme le pйchй dans lequel un homme
persйvиre jusqu'а la mort. Et ainsi, il ne faut pas prier pour lui, car les
suffrages ne profitent pas aux damnйs qui meurent sans repentir. Mais si l'on
comprend "le pйchй qui mиne а la mort" comme le pйchй qui est commis
par malice, alors il n'est pas dйfendu de prier pour lui. Cependant, tout le
monde ne possиde pas un mйrite tel qu'en priant, il puisse lui obtenir la
grвce, car la guйrison de tels pйcheurs est presque miraculeuse; c'est comme s'il
йtait dit: "Pour la rйsurrection d'un mort, je ne vous dis pas de prier",
c'est-а-dire "que n'importe qui prie", mais seulement celui qui a un
grand mйrite auprиs de Dieu. 4. Il faut comprendre
cette parole en ce sens que de tels pйcheurs ne peuvent s'humilier facilement,
non que cela leur soit tout а fait impossible. 5. On parle de pйchй
vйniel de trois maniиres; d'une part d'aprиs le genre des pйchйs: ainsi on dit
qu'une parole oiseuse est un pйchй vйniel; d'autre part d'aprиs son effet:
ainsi on dit que le mouvement de concupiscence sans consentement est un pйchй
vйniel; enfin on parle de pйchй vйniel d'aprиs sa cause, parce qu'il a une
cause de pardon qui diminue le pйchй; et c'est en ce sens qu'il faut comprendre
que les pйchйs de faiblesse et d'ignorance sont vйniels, mais non le pйchй
commis de propos dйlibйrй ou par malice.
QUESTION IV: LE
PЙCHЙ ORIGINEL
ARTICLE
1: EXISTE-T-IL UN PЙCHЙ CONTRACTЙ DИS L'ORIGINE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
81, article 1; II Commentaire des Sentences D. 30, Question 1, article 2;
D. 31, Question 1, article 1; IV Contra Gentiles chapitres 50-52; Compendium
Theologiae chapitre 196; Commentaire des Romains chapitre 5, lect. 3.
Objections: Il semble que non. 1. Il est dit, en
effet, dans l'Ecclйsiastique 15, 18: "Devant l'homme sont la vie et la
mort, le bien et le mal: il lui sera donnй ce qu'il aura voulu", d'oщ l'on
peut conclure que le pйchй, qui est la mort spirituelle de l'вme, dйpend de la
volontй. Or rien de ce que l'homme contracte du fait de son origine ne dйpend
de sa volontй. Donc l'homme ne contracte aucun pйchй du fait de son origine. 2. De plus, un
accident ne se transmet que par la transmission de son sujet; or le sujet du
pйchй est l'вme raisonnable. Donc, puisque l'вme raisonnable ne se transmet pas
par origine comme il est dit dans les Dogmes de l'Йglise 14, il semble qu'aucun
pйchй ne soit contractй du fait de l'origine. 3. Mais on peut dire
que, bien que le sujet du pйchй ne se transmette pas, la chair cependant, qui
est cause du pйchй, se transmet. -On objecte а cela que, pour qu'un accident se
transmette, il ne suffit pas que sa cause soit transmise, si elle n'est pas
suffisante, parce que une fois celle-ci posйe, l'effet n'est pas posй or la
chair n'est pas la cause suffisante du pйchй, parce que quel que soit l'attrait
qu'elle exerce pour entraоner а pйcher, il est cependant au pouvoir de la
volontй de consentir ou non, et ainsi c'est la volontй elle-mкme qui est la
cause suffisante du pйchй. Or la volontй ne se transmet pas. Donc la
transmission de la chair ne suffit pas а la transmission d'un pйchй. 4. De plus, le pйchй,
tel qu'on l'entend prйsentement, est ce а quoi sont dыs une peine et un blвme.
Or un blвme et une peine ne sont dыs а aucun dйfaut contractй par origine car,
comme le dit le Philosophe dans l'Йthique III, 12, si un homme est
aveugle du fait de la maladie, on ne l'en blвme pas, mais on le blвme s'il est
aveugle du fait de l'ivrognerie. Donc aucun dйfaut contractй par origine n'a
raison de pйchй. 5. De plus, saint
Augustin au dйbut du Libre Arbitre I, 1, distingue deux maux: celui que
nous faisons, qui est le mal de la faute, et celui que nous subis sons, qui
revient au mal de la peine. Or tout dйfaut qui vient d'un autre a raison de
passion, car la passion est l'effet et la conclusion d'une action. Donc rien de
ce qui est contractй originellement par un autre n'a raison de pйchй, mais
seule ment de peine. 6. De plus, il est
dit dans les Dogmes de l'Йglise 76 "Notre chair est bonne, puisqu'elle a
йtй crййe par un Dieu bon." Or le bien n'est pas cause du mal, selon saint
Matthieu 7, 18: "Un arbre bon ne peut produire de mauvais fruits." Le
pйchй originel ne se contracte donc pas du fait de l'origine de la chair. 7. De plus, l'вme
dйpend davantage de la chair aprиs qu'elle lui a йtй unie que dans l'union
mкme. Mais une fois l'вme dйjа unie а la chair, elle ne peut кtre infectйe par
celle-ci qu'avec son consentement, donc elle ne peut l'кtre non plus dans l'union
elle-mкme. Le pйchй originel ne peut donc кtre contractй du fait de l'origine
de la chair. 8. De plus, si l'origine
corrompue de la chair cause dans l'вme le pйchй, plus cette origine sera
corrompue, plus elle causera un grand pйchй. Or, chez ceux qui n de la
fornication, l'origine est plus corrompue que chez ceux qui nais sent d'un
mariage lйgitime; il s'ensuivrait donc que ceux qui naissent de la fornication
contractent un pйchй plus grand en naissant, ce qui est faux, parce qu'ils ne
sont pas redevables d'une peine plus grande. 9. De plus, si le
pйchй originel se contracte par origine charnelle, cela ne se rйalise que dans
la mesure oщ la chair est corrompue. Or cette corruption est morale ou elle est
naturelle. Or elle ne peut pas кtre morale, parce que le sujet de la corruption
morale n'est pas la chair, mais l'вme; de mкme, elle ne peut кtre non plus
naturelle, parce qu'il s'ensuivrait qu'elle corromprait l'вme par une action
naturelle, c'est-а-dire par des qualitйs actives et passives, ce qui est de
toute йvidence faux. Donc le pйchй ne se contracte en aucune maniиre par l'origine
charnelle. 10. De plus, la
dйficience qui a йtй la consйquence du pйchй des premiers parents est la
privation de la justice originelle, comme le dit saint Anselme: et de la sorte,
puisque la justice originelle est une rйalitй spirituelle, il s'ensuit que
cette dйficience est йgalement spirituelle. Or la corruption de la chair est
une rйalitй corporelle, et les choses spirituelles et corporelles appartiennent
а des genres divers, et ainsi une rйalitй spirituelle ne peut causer un effet d'ordre
corporel. Donc le pйchй des premiers parents n'a pu causer de corruption dans
notre chair, par laquelle un pйchй nous serait transmis par origine. 11. De plus, le pйchй
originel est, selon saint Anselme, la privation de la justice originelle. Donc,
ou bien cette justice originelle convenait naturellement а l'вme du premier
homme, du fait de sa crйation, ou bien elle йtait un don sur ajoutй par la
libйralitй divine. Or, si elle йtait naturelle а l'вme, jamais celle-ci ne l'aurait
perdue en pйchant, car les dons naturels sont demeurйs mкme chez les dйmons,
comme le dit Denys dans les Noms Divins IV, 23 et dans ce cas йgale ment
tous les hommes auraient la justice originelle, car ce qui est naturel а une
вme l'est а toutes les вmes, et ainsi personne ne naоtrait avec le pйchй
originel, c'est-а-dire privй de la justice originelle. Mais si cette justice
йtait un don sur ajoutй par la libйralitй divine, ou bien Dieu le donne а l'homme
qui naоt, ou bien il ne le donne pas. S'il le donne, l'homme ne naоt pas privй
de la justice originel le, et son вme ne peut кtre infectйe par la chair. Mais
s'il ne le lui donne pas, cette privation ne semble pas devoir кtre imputйe а l'homme,
mais а Dieu qui n'a pas donnй. Donc l'homme ne peut en aucune maniиre
contracter un pйchй par le fait de l'origine. 12. De plus, l'вme
raisonnable ne s'adjoint pas а quelque forme prйexistante, parce qu'elle ne s'adjoindrait
pas а la matiиre comme une forme substantielle, mais comme une forme accidentelle,
qui s'adjoint а un sujet existant dйjа en acte. Il faut donc que toutes les
autres formes prйexistantes disparaissent а l'adjonction de l'вme raisonnable,
et par consйquent, tous les accidents; donc la corruption de la semence cesse
elle aussi, si elle existait chez celui qui engendre. L'вme qui advient ne peut
donc кtre souillйe par la chair. 13. De plus, dans les
corps mixtes, le mouvement suit la nature de l'йlйment qui prйdomine, et par
consйquent, toutes les propriйtйs suivent l'йlйment dominant du composй. Or l'вme
domine le corps chez l'homme, qui est composй de l'une et de l'autre; et l'вme
de par son origine possиde la puretй. Donc, bien que la chair du fait de son
origine contracte une certaine impuretй, il semble cependant que l'on ne doive
pas dire que l'homme qui naоt est souillй par le pйchй, mais qu'il est pur. 14. De plus, le pйchй
est ce qui est redevable de quelque peine: or aucune peine n'est due а cause du
pйchй contractй par origine, car la privation de la vision de Dieu, qu'on lui
assigne communйment а titre de peine ne semble pas кtre une peine, parce que si
un homme mourait sans aucun pйchй mais sans avoir eu la grвce, il ne pourrait
parvenir а la vision de Dieu, en quoi consiste la vie йternelle selon ce qui
est dit en saint Jean 17, 3: "La vie йternelle, c'est qu'ils te
connaissent, toi le seul vrai Dieu", et l'Apфtre dit dans l'йpоtre aux Romains
6, 23: "Le don de Dieu, c'est la vie йternelle." Aucun pйchй n'est
donc contractй originellement. 15. De plus, de mкme
que la cause premiиre est plus noble que la cause seconde, ainsi la cause
seconde est plus noble que l'effet. Or, si un pйchй est transmis par le premier
parent, la corruption a passй dans la chair par l'вme du premier homme ayant
pйchй, et de la chair cette corruption atteint l'вme de l'homme qui naоt d'Adam.
Ainsi, l'вme du premier homme est comme la cause premiиre, la chair comme la
cause seconde, et l'вme de l'homme engendrй comme l'effet ultime. Donc l'вme du
premier homme sera dans ce cas plus noble, et la chair sera plus noble que l'вme
de l'homme nй d'Adam, ce qui ne convient pas. Un pкchй ne peut donc pas кtre
transmis par origine. 16. De plus, n'agit
que ce qui est en acte. Or, dans la semence, il n'y a pas de pйchй en acte.
Donc l'вme ne peut кtre souillйe d'aucun pйchй par cette semence йmise. 17. De plus, il est
impossible que la mкme rйalitй soit cause de l'infection du pйchй et cause de
mйrite. Or l'acte de gйnйration peut parfois кtre mйritoire, par exemple lorsqu'un
homme en йtat de grвce s'unit а son йpouse pour engendrer un enfant, ou
accomplit son devoir conjugal. Donc l'infection du pйchй ne pour ra pas кtre
causйe par lа chez les enfants. 18. De plus, une
cause particuliиre ne conduit pas а un effet universel. Or le pйchй d'Adam fut
un acte particulier; il n'a donc pas pu corrompre toute la nature humaine par
un pйchй. 19. De plus, le
Seigneur dit en Ezйchiel 18, 4 et 20: "Toutes les вmes sont а moi"; "Le
fils ne portera pas l'iniquitй du pиre." Or il la porterait si, а cause du
pйchй du premier homme, ceux qui naissent de lui йtaient condamnйs; un pйchй n'est
donc pas transmis aux descendants d'Adam а cause de son pйchй. Cependant: 1. L'Apфtre dit dans l'йpоtre
aux Romains 5, 12: "Par un seul homme le pйchй est entrй dans ce monde."
Mais ce n'est pas par imitation, parce que c'est ainsi que, par le diable, le
pйchй est entrй dans le monde, comme le dit la Sagesse 2, 24-25: "C'est
par l'envie du diable que la mort est entrйe dans le monde; ils l'imitent, ceux
qui lui appartiennent." Donc c'est par une origine corrompue que le pйchй
est passй du premier homme en ses descendants. 2. De plus, saint
Augustin affirme dans la Citй de Dieu XIII, 14 que le premier homme,
volontairement dйpravй, a engendrй des fils dйpravйs. Or la dйpravation ne peut
venir que du pйchй. Donc les fils d'Adam contractent le pйchй du fait de leur
origine.
Rйponse: Les Pйlagiens ont niй qu'un pйchй puisse
se transmettre par origine. Or cela exclut en grande partie la
nйcessitй de la rйdemption accomplie par le Christ, et qui paraоt avoir йtй
surtout nйcessaire pour supprimer l'infection du pйchй, dйrivй du premier pиre
en toute sa postйritй, comme le dit l'Apфtre dans l'йpоtre aux Romains 5, 18: "Comme
la faute d'un seul a entraоnй sur tous les hommes la condamnation, de mкme la
justice d'un seul a entraоnй sur tous les hommes la justification qui donne la
vie." C'est aussi la nйcessitй de baptiser les enfants qui est exclue, et
qui est pourtant un usage commun de l'Йglise, venant des apфtres, comme le dit
Denys dans la Hiйrarchie Ecclйsiastique VII, 3, 11. Aussi faut-il tenir
absolument que le pйchй se transmet par origine du premier pиre en ses
descendants. Pour en avoir l'йvidence, il faut remarquer que l'on peut
considйrer de deux maniиres un homme pris singuliиrement: d'abord en tant qu'il
est une personne individuelle, d'autre part en tant qu'il fait partie d'une
communautй. Et dans les deux cas, un acte peut lui appartenir. En effet, en
tant que personne individuelle, l'acte qu'il accomplit de son propre arbitre et
par lui-mкme lui appartient; mais en tant qu'il est membre d'une communautй,
peut lui appartenir aussi un acte qu'il n'accomplit pas par lui-mкme ni de son
propre arbitre, mais que la communautй dans son entier accomplit, ou
quelques-uns de ses membres, ou le premier; ainsi on dit que la citй accomplit
ce que fait le premier de la citй, comme le dit le Philosophe. Une telle
communautй d'hommes, en effet, est tenue pour un homme unique, en sorte que les
divers hommes йtablis dans des fonctions diffйrentes sont comme les divers
membres d'un unique corps naturel, comme l'Apфtre l'expose des membres de l'Йglise
dans la Premiиre йpоtre aux Corinthiens 12, 12. Ainsi donc, toute la multitude
des hommes, qui reзoit la nature humaine du premier pиre, doit кtre considйrйe
comme une communautй unique, ou plutфt comme le corps unique d'un homme unique.
Dans cette multitude, du reste, chaque homme, aussi bien Adam lui-mкme, peut s'envisager
soit comme une personne individuelle, soit comme un membre de cette multitude
qui, de par origine naturelle, est issue d'un seul. Or il faut considйrer qu'avait йtй donnй
par Dieu au premier homme, lors de sa crйation, un don surnaturel, la justice
originelle, grвce а laquelle la raison йtait soumise а Dieu, les puissances
infйrieures а la raison, et le corps а l'вme. Or ce don n'avait pas йtй donnй
au premier homme comme а une personne individuelle seulement, mais comme а un
principe de toute la nature humaine, afin que de lui il dйrive par hйrйditй en
tous ses descendants. Or le premier homme, en pйchant par son libre arbitre, a
perdu le don reзu, dans la mкme condition oщ il l'avait reзu, а savoir pour lui
et pour toute sa postйritй. La dйficience de ce don s'йtend donc а toute sa
postйritй, et ainsi cette dйficience se transmet а ses descendants de la mкme
maniиre que se transmet la nature humaine. Cette nature, du reste, ne se
transmet pas tout entiиre, mais selon une partie, а savoir selon la chair, en
laquelle Dieu infuse une вme. Et ainsi, de mкme que l'вme infusйe par Dieu
appartient а la nature humaine qui dйrive d'Adam а cause de la chair а laquelle
elle est unie, de mкme cette dйficience appartient а l'вme en raison de la
chair qui est transmise par Adam, pas seulement selon la substance corporelle,
mais aussi selon la raison sйminale, c'est-а-dire non seulement matйriellement,
mais aussi comme venant d'un principe actif, car c'est de la sorte que le fils
reзoit de son pиre la nature humaine. Si donc on considиre cette dйficience,
passйe ainsi du fait de l'origine, en cet homme, en tant que cet homme est une
personne individuelle, elle ne peut avoir raison de faute; car а la notion de
faute est essentiel qu'il s'agisse d'un acte de la volontй. Mais si on
considиre cet homme engendrй comme un certain membre de la nature humaine tout
entiиre, dйrivant du premier pиre comme si tous les hommes йtaient un homme
unique, elle a alors raison de faute а cause de son principe volontaire, qui
est le pйchй actuel du premier pиre. C'est comme si nous disions que le
mouvement de la main qui va commettre un homicide, а considйrer la main en
elle-mкme, n'a pas raison de faute, parce que la main est nйcessairement mue
par un autre principe; mais si on la considиre comme une partie de l'homme tout
entier qui agit volontairement, ce mouvement a alors raison de faute, parce qu'il
est volontaire. De mкme donc que l'on ne dit pas que la main est coupable de l'homicide,
mais l'homme tout entier, de mкme on ne dit pas que cette dйficience est un
pйchй personnel, mais un pйchй de la nature tout entiиre, qui ne concerne la
personne qu'en tant qu'elle est infectйe par la nature. Et de mкme que diverses
parties de l'homme s'emploient а commettre un seul pйchй, la volontй, la
raison, la main, l'oeil, etc., et qu'il n'y a pourtant qu'un seul pйchй en
raison de l'unitй du principe, c'est-а-dire de la volontй, d'oщ le caractиre
peccamineux passe en tous les actes des parties, de mкme aussi, а cause de son
principe, on considиre comme un pйchй originel unique dans la nature humaine
tout entiиre. C'est pourquoi l'Apфtre dit dans l'йpоtre aux Romains 5, 12: "en
qui tous ont pйchй", ce qui peut кtre compris ainsi, selon saint Augustin:
"en qui", c'est-а-dire dans le premier homme, ou: "dans lequel",
c'est-а-dire en ce pйchй du premier homme, en sorte que le pйchй du premier
homme est comme un pйchй commun а tous.
Solutions des objections: 1. Le pйchй contractй
originellement est dit volontaire en raison de son principe, а savoir la
volontй du premier pиre, comme on l'a dit. 2. Ce pйchй atteint
toute la nature humaine, aussi le sujet de ce pйchй est l'вme considйrйe comme
partie de la nature humaine. Et c'est pourquoi, de mкme que la nature humaine
se transmet, bien que l'вme ne se transmette pas, ainsi se transmet le pйchй
originel, bien que l'вme ne se transmette pas. 3. La chair n'est pas
la cause suffisante du pйchй actuel, mais elle est cause suffisante du pйchй
originel, de mкme que la transmission de la chair est la cause suffisante,
encore que matйriellement, de la nature humaine. 4. Ce qui est
contractй par origine n'est redevable ni de peine ni de blвme, si on le
rapporte а la personne, parce que dans ce cas, cela n'a pas raison de
volontaire; mais si on le rapporte а la nature, il a alors raison de
volontaire, comme on l'a dit, et а ce point de vue, il est redevable de blвme
et de peine. 5. Le dйfaut
contractй du fait de l'origine a certes le caractиre de ce qui est causй par un
autre, si on le rapporte а la personne, mais non si on le rapporte а la nature,
car ainsi il vient comme d'un principe interne. 6. Notre chair, en sa
nature, est bonne, mais c'est en tant qu'elle est privйe de la justice
originelle а cause du pйchй du premier pиre qu'elle cause le pйchй originel. 7. A proprement
parler, le pйchй originel est, comme on l'a dit, un pйchй de la nature et non
de la personne, si ce n'est en raison de la nature corrompue. Or l'acte de
gйnйration est proprement au service de la nature, parce qu'il est ordon nй а
la conservation de l'espиce, tandis que le fait que la chair soit dйjа unie а l'вme
se rapporte а la constitution de la personne. Et c'est pourquoi la chair cause
le pйchй originel quand on la considиre en voie de gйnйration, plutфt que dans
l'union dйjа rйalisйe. 8. Chez ceux qui
naissent de la fornication, l'origine est bien viciйe double ment, par un vice
de nature qui se transmet depuis Adam, et par un vice de la personne, c'est-а-dire
du pиre qui engendre, et de ce vice-lа, aucune corruption n'est transmise а l'enfant.
Tout homme qui engendre, en effet, transmet le pйchй originel en tant qu'il
engendre comme Adam et non en tant qu'il engendre comme Pierre ou Martin, c'est-а-dire
par ce qu'il tient d'Adam et non par ce qui lui est propre. 9. La corruption qui
existe dans la chair est certes naturelle en acte, mais elle est morale en
intention et en vertu. A cause du pйchй du premier pиre, sa chair a йtй
dйpouillйe de cette vertu grвce а laquelle pouvait йmaner d'elle une semence
qui pouvait faire passer la justice originelle chez les autres. Ainsi le dйfaut
de cette vertu dans la semence est-il un dйfaut relevant d'une corruption
morale, et une sorte d'intention de celle-ci, de mкme que nous disons que la
couleur est intentionnellement dans l'air, et que l'вme est intentionnellement
dans la semence. Et par lа aussi, il s'y trouve le principe d'une infection
semblable, de mкme que s'y trouve le principe de la production de la nature
humaine dans l'enfant engendrй. 10. Rien n'empкche qu'un
effet corporel provienne d'une cause spirituelle, car Boиce dit dans le
traitй de la Trinitй II que les formes qui se trouvent dans la matiиre sont
venues des formes immatйrielles; et en nous-mкmes, la volontй meut l'appйtit
infйrieur, dont le mouvement entraоne un changement corporel. 11. La justice
originelle a йtй surajoutйe au premier homme par la libйralitй divine. Mais le
fait qu'elle ne soit pas donnйe par Dieu а telle вme ne vient pas de Dieu, mais
de la nature humaine oщ se trouve un obstacle qui empкche ce dom 12. La corruption du
pйchй originel se trouve dans la semence, non pas actuellement mais
virtuellement, de la mкme faзon que s'y trouve virtuellement la nature humaine.
Cette puissance active de la semence se trouve dans "un souffle d'йcume",
comme le dit Aristote dans la Gйnйration des Animaux II, 3, et non dans
la matiиre, qui perd une forme et en reзoit une autre. 13. Comme le dit
Denys dans les Noms Divins IV, 30, le bien tient а l'intйgritй de la
chose, mais le mal provient de chaque dйfaut particulier. Donc le dйfaut
provenant du corps suffit а enlever l'intйgritй de la nature humaine. 14. On peut кtre
affectй d'une double faзon de la privation de la vision divine. D'abord, en n'ayant
pas en soi de quoi parvenir а la vision de Dieu; et ainsi cette privation
affecterait celui qui ne possйderait que les seules ressources de la nature,
mкme sans avoir pйchй. En effet, la privation de la vision de Dieu n'est pas
dans ce cas une peine, mais un dйfaut consйcutif а toute nature crййe puisque,
par ses ressources naturelles, aucune crйature ne peut parvenir а la vision de
Dieu. D'autre part, on peut кtre affectй de la privation de la vision divine en
possйdant en soi un motif qui rend justiciable de cette privation, et dans ce
cas la privation de la vision divine est la peine du pйchй originel et du pйchй
actuel. 15. Il existe deux
sortes de causes. L'une est la cause principale, qui agit en vertu de sa propre
forme, et en tant que cause, elle est plus noble que l'effet. L'autre est la
cause instrumentale, qui n'agit pas en vertu de sa forme propre, mais dans la
mesure oщ elle est mue par un autre, et il n'est pas nйcessaire que cette derniиre
soit plus noble que l'effet, de mкme que la scie n'est pas plus noble que la
maison. Or c'est de cette maniиre que la semence charnelle est cause de la
nature humaine chez l'enfant, et aussi de la faute originelle dans son вme. 16. Un agent peut кtre
en acte de plusieurs faзons: d'abord selon sa forme propre, qui contient la
forme de l'effet, ou selon la similitude d'espиce, comme le feu engendre le
feu, ou bien virtuellement seulement, comme le soleil engendre le feu. D'une
autre faзon, selon qu'un autre le met en mouvement, et de cette maniиre, l'instrument
agit comme un кtre en acte. Et c'est ainsi que la semence est en acte, dans la
mesure oщ rйside en elle le mouvement et l'intention de l'вme de celui qui
engendre, selon le Philosophe dans la Gйnйration des Animaux II, 3, et
de lа vient qu'elle a le pouvoir de causer а la fois la nature humaine et le
pйchй originel. 17. L'homme juste qui
s'unit а son йpouse mйrite selon ce qui lui est propre. Or ce n'est pas ainsi
qu'il transmet le pйchй originel, mais selon ce qu'il tient d'Adam, comme on l'a
dit plus haut. 18. En tant qu'il fut
le principe de toute la nature humaine, Adam a eu le caractиre d'une cause
universelle, et ainsi toute la nature humaine qui se multi plie а partir de lui
a йtй corrompue. 19. Le pйchй du
premier homme est d'une certaine faзon un pйchй commun а toute la nature
humaine, comme on l'a dit. C'est pourquoi, lorsque quelqu'un est puni а cause
du pйchй du premier pиre, il n'est pas puni pour le pйchй d'un autre, mais pour
le sien.
ARTICLE
2: CE QU'EST LE PЙCHЙ ORIGINEL
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
82, article s 2-3; II Commentaire des Sentences D. 30, Question 1, article
3.
I -Premiиre sйrie d'objections Il semble que ce soit la
concupiscence. 1. Saint Augustin dit
en effet, dans le Baptкme des petits enfants 1,9: "Adam, outre l'exemple
qu'il a donnй а imiter, par la corruption secrиte de sa concupiscence
charnelle, a aussi corrompu en lui tous ceux qui allaient naоtre de sa
descendance." C'est pourquoi l'Apфtre dit justement dans l'йpоtre aux Romains
5, 12: "En lui, tous ont pйchй." Or le pйchй originel est celui dans
lequel tous ont pйchй, comme on l'a dit. Donc le pйchй originel est la
concupiscence. 2. De plus, saint Anselme
dit, dans la Conception Virginale 2 "L'homme a йtй fait de telle
sorte qu'il ne devait pas sentir une concupiscence dйsordonnйe." Or, comme
il le dit au mкme livre, il y a pйchй non seulement quand l'homme n'a pas ce qu'il
doit avoir, mais aussi lorsqu'il ace qu'il ne doit pas avoir. Donc la
concupiscence contractйe est le pйchй originel. 3. De plus, saint
Augustin dit, dans les Rйtractations I, 15, que la culpabilitй de la
concupiscence est effacйe au baptкme. Or c'est proprement la culpabilitй du pйchй
originel qui est effacйe au baptкme. La concupiscence est donc le pйchй
originel. Cependant: 1. Saint Jean
Damascиne йcrit dans la Foi II, 30 que le pйchй provient de ce que l'homme
se dйtourne de ce qui est selon la nature, pour se tourner vers ce qui lui est
contraire; de lа vient qu'on tient que le pйchй est contre nature. Or la
concupiscence est naturelle: c'est elle que la nature a enseignйe а tous les
animaux. Donc la concupiscence n'est pas le pйchй originel. 2. Mais on peut dire
que la concupiscence est naturelle selon la nature corrompue, mais non selon la
nature crййe. -On objecte а cela que la concupiscence est l'acte propre de la
puissance concupiscible. Or celle-ci est naturelle, mкme selon la nature crййe.
Donc la concupiscence l'est йgalement. 3. De plus, aucun
pйchй ne se porte vers le bien et vers le mal. Or la concupiscence se porte et
vers le bien, par exemple la sagesse, et vers le mal, par exemple le vol. Donc
la concupiscence en tant que telle n'est pas le pйchй originel. 4. De plus, la
concupiscence dйsigne ou un habitus ou un acte. Or en tant qu'elle dйsigne un
acte, c'est un pйchй actuel, non le pйchй originel, et selon qu'elle dйsigne un
habitus, elle ne peut кtre le pйchй originel, parce que l'habitus acquis par un
homme а cause de ses propres actes mauvais n'est pas un pйchй, sans quoi il
pйcherait continuellement et ne cesserait de dйmйriter: et ainsi, c'est
beaucoup moins encore que la concupiscence habituelle causйe dans tel homme du
fait de l'acte du premier pиre reзoit le nom de pйchй. En aucune maniиre, la
concupiscence ne s'identifie donc au pйchй originel. 5. De plus, tout
habitus est naturel, ou acquis, ou infus. Or le pйchй originel n'est pas un
habitus naturel car, selon Denys dans les Noms Divins IV, 25, rien de ce
qui se trouve dans une rйalitй conformйment а la nature n'est un mal pour elle.
De mкme, il n'est pas non plus un habitus acquis, car les habitus acquis sont
causйs par des actes, comme le montre clairement le Philosophe dans l'Йthique
II, 1; or on n'acquiert pas le pйchй originel par des actes, mais on le
contracte par origine. De mкme encore, il n'est pas un habitus infus, car Dieu
seul est la cause de tels habitus, en agissant а l'intйrieur de l'вme, mais il
ne peut cependant кtre la cause du pйchй. Donc, en aucune faзon, le pйchй
originel n'est la concupiscence habituelle. 6. De plus, selon l'avis
commun des thйologiens, dans le bien, l'habitus prйcиde l'acte, car l'habitus
est infusй par Dieu, alors que l'acte vient de nous. Par contre, dans le mal, c'est
l'acte qui prйcиde l'habitus. Si donc le pйchй originel est la concupiscence
habituelle, il s'ensuit que les actes mauvais, qui sont des pйchйs actuels,
prйcйderaient le pйchй originel, ce qui est faux. 7. De plus, on admet
que le pйchй originel est le foyer de tous les pйchйs. Or les pйchйs ne sont
pas seulement causйs par la concupiscence, mais aussi par la malice ou l'ignorance,
comme on l'a montrй ci-dessus. Donc le pйchй originel n'est pas la
concupiscence. 8. De plus, si la
concupiscence est le pйchй originel, ou bien cela tient а son essence, et
ainsi, la concupiscence demeurant aprиs le baptкme, le pйchй originel ne serait
pas effacй, ce qui ne convient pas. Ou bien on dit qu'elle est le pйchй
originel а cause de quelque autre rйalitй ajoutйe, et alors c'est cette autre
rйalitй qui est plutфt le pйchй originel. Donc le pйchй originel n'est pas la
concupiscence. 9. De plus, un
accident est causй par les principes du sujet. Or l'вme est le sujet du pйchй
originel, alors que la cause de la concupiscence n'est pas l'вme, mais la
chair. Donc la concupiscence n'est pas le pйchй originel. 10. De plus, il
semble que la concupiscence s'identifie avec le pйchй originel surtout en tant
qu'il comporte la nйcessitй de convoiter. Or on peut entendre cette nйcessitй de
deux faзons: d'une part comme la nйcessitй de consentir aux mouvements de la
concupiscence, mais cette nйcessitй ne peut кtre qualifiйe de pйchй originel,
parce qu'elle ne demeure pas aprиs le baptкme, alors que le pйchй originel
demeure quant а l'acte et passe quant а la culpabilitй. L'autre nйcessitй, c'est
celle de sentir les mouvements de la concupiscence, or elle ne peut pas non
plus кtre le pйchй originel, car ou elle serait le pйchй originel en elle-mкme,
ou elle le serait а cause d'autre chose. Si c'est en elle-mкme, comme une telle
nйcessitй demeure aprиs le baptкme, il s'ensuivrait que le pйchй originel
demeurerait aprиs le baptкme; si c'est pour une autre raison, а savoir la perte
de la justice originelle, cela non plus ne paraоt pas possible, parce que la
nйcessitй de sentir des mouvements de ce genre est au pйchй originel ce que le
fait de les sentir en acte est au pйchй actuel; or йprouver de faзon actuelle
un mouvement de concupiscence n'est pas un pйchй actuel du fait que s'y ajoute
la privation de la grвce, sans quoi chez ceux qui n'ont pas la grвce, n'importe
quel mouvement de concupiscence serait un pйchй. Cela est йvidemment faux,
puisque parfois ils rйsistent а ces mouvements grвce а la raison naturelle.
Donc la nйcessitй d'йprouver des mouvements de ce genre ne s'identifie pas non
plus avec le pйchй originel si la privation de la justice originelle s'y
ajoute, et ainsi la concupiscence ne s'identifie en aucune maniиre avec le
pйchй originel. 11. De plus, si la
concupiscence est le pйchй originel, c'est par essence, ou bien en tant que
cause. Or elle ne l'est pas par essence, car la concupiscence est, selon saint
Augustin, la cause du pйchй originel, et que la cause est extйrieure а l'essence
d'une rйalitй. De mкme, elle ne l'est pas non plus en tant que cause, car la
cause prйcиde l'effet, alors que la concupiscence ne prйcиde pas, mais suit
plutфt la privation de la justice originelle, en laquelle consiste surtout la
raison du pйchй originel. Donc la concupiscence n'est en aucune maniиre le
pйchй originel. 12. De plus, de mкme
que dans l'йtat de nature corrompue, l'appйtit concupiscible se rйvolte contre
la raison, de mкme l'appйtit irascible. Donc on ne doit pas dire que le
concupiscible est le pйchй originel plutфt que la colиre.
II -Deuxiиme sйrie d'objections En outre, on a dit que le pйchй originel
est l'ignorance 1. Saint Anselme dit
en effet dans la Prйdestination III, 7 que, pour la nature humaine, l'impuissance
а possйder la justice et а la connaоtre est imputable au pйchй originel. Or l'impuissance
а connaоtre appartient а l'ignorance. Donc le pйchй originel s'identifie а l'ignorance. 2. De plus, dans le
mкme livre, il est dit que la diminution de la beautй dans la nature humaine
est imputable au pйchй. Or la beautй de la nature humaine consiste surtout en
la splendeur de la science. Il semble donc que le pйchй originel qui est
imputable а la nature humaine soit un amoindrissement du savoir, c'est-а-dire l'ignorance. 3. De plus, Hugues de
Saint-Victor dit que le vice que nous contractons en naissant se traduit par l'ignorance
dans l'esprit et la concupiscence dans la chair. Or ce vice est le pйchй
originel. Le pйchй originel n'est donc pas davantage la concupiscence que l'ignorance. En sens contraire: 1. L'ignorance est
autre que la concupiscence, et elle ne rйside pas dans le mкme sujet. Or une
mкme rйalitй ne se trouve pas dans des genres divers, ni en divers sujets.
Donc, comme le pйchй originel est la concupiscence, il ne peut кtre l'ignorance. 2. De plus, de mкme
que l'intelligence subit une dйficience а cause du pйchй originel, de mкme
йgalement les puissances infйrieures, comme la puissance gйnйratrice, et aussi
le corps lui-mкme. Si donc on admet que l'ignorance, qui est une dйficience de
l'intelligence, est le pйchй originel, il faut le dire aussi, pour la mкme
raison, de toutes les dйficiences des puissances infйrieures et du corps
lui-mкme, ce qui semble ne pas convenir.
III -Troisiиme sйrie
d'objections En outre, on a dit que le pйchй originel
est la privation de la justice originelle 1. Saint Anselme
raisonne en effet ainsi dans la Conception Virginale 24 tout pйchй est
une injustice, et par consйquent, exclut une certaine justice. Or le pйchй
originel n'exclut d'autre justice que la justice originelle. Donc le pйchй
originel est la privation de la justice originelle.
Cependant: 1. Qui dit faute dit
privation de la grвce sanctifiante. Or la justice originelle n'inclut pas la
grвce sanctifiante, parce que c'est dans la justice originelle que le premier
homme a йtй crйй, non dans la grвce sanctifiante, selon ce que dit le Maоtre
dans les Sentences II, 24, 1. La privation de la justice originelle ne
constitue donc pas la nature du pйchй. 2. De plus, le
baptкme ne restitue pas la justice originelle, car les forces infйrieures se
rebellent encore contre la raison. Si donc le pйchй originel s'identifiait avec
la privation de la justice originelle, il en rйsulterait que le baptкme n'enlиverait
pas le pйchй originel, ce qui est hйrйtique. 3. De plus, le sujet
doit кtre mentionnй dans la dйfinition de l'accident. Or, lorsqu'on dit que le
pйchй originel est la privation de la justice originelle, on ne fait pas lа
mention du sujet. Cette dйfinition est donc insuffisante. 4. De plus, de mкme
que la justice originelle est enlevйe par le pйchй originel, de mкme la grвce l'est
par le pйchй actuel. Or la privation de la grвce n'est pas le pйchй actuel
lui-mкme, mais son effet. Donc la privation de la justice originelle n'est pas
non plus le pйchй originel lui-mкme.
IV -Quatriиme sйrie d'objections En outre, on a dit que le pйchй originel
est une peine et une faute 1. En effet, la
Glose, au sujet de ce Psaume: "Vous avez bйni, Seigneur, votre terre"
84, 2, dit que ce que nous avons contractй d'Adam est une peine et une faute.
Or c'est le pйchй originel. Le pйchй originel est donc une peine et une faute. 2. De plus, saint
Ambroise dit que le vice ou la peine corrompent la nature, et que la faute
offense Dieu. Or le pйchй originel fait l'un et l'autre. Il est donc une faute
et une peine.
Cependant: 1. Hugues de
Saint-Victor dit que le pйchй originel est une maladie mortelle, qui entraоne
la nйcessitй de convoiter. Or une maladie signifie une peine. Le pйchй originel
est donc seulement une peine. 2. De plus, saint
Anselme, parlant du pйchй originel, le compare а la servitude que des hommes
subissent а cause du pйchй de leur pиre qui a commis un crime de lиse-majestй.
Or une telle servitude est seulement une peine. Donc le pйchй originel est
seulement une peine. 3. De plus, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu XIV, 19 que le pйchй originel est une
maladie de la nature. Or une maladie dйsigne une peine. Le pйchй originel est
donc seulement une peine.
Rйponse: La vйritй touchant cette question peut
кtre comprise а partir de ce qui a йtй dit plus haut. On a dit en effet que le pйchй originel
appartient а telle ou telle personne pour autant qu'on la considиre comme une
partie de la multitude qui descend d'Adam, comme si elle йtait un membre d'un
homme unique. On a dit aussi qu'il y a un seul pйchй pour un homme qui pиche,
en tant qu'on se rapporte au tout et au principe premier du pйchй, bien que l'exйcution
soit faite par divers membres. Ainsi donc le pйchй originel en tel ou tel
homme n'est rien d'autre que ce qui lui est parvenu, du fait de l'origine, du
pйchй du premier pиre, de mкme que le pйchй, pour la main ou pour l'oeil, n'est
rien d'autre que ce qui est parvenu а la main ou а l'oeil а partir de la motion
du premier principe du pйchй, qui est la volontй, bien que d'un cфtй la motion
se produise par origine naturelle, alors que de l'autre, ce soit par l'ordre de
la volontй. Or ce qui, du pйchй d'un homme particulier, parvient а la main, c'est
un certain effet et une impression du premier mouvement dйsordonnй qui rйsidait
dans la volontй c'est pourquoi il faut qu'il en porte la ressemblance. Mais le
mouvement dйsordonnй de la volontй consiste а se tourner vers un bien temporel
en dehors de l'ordre convenable vers la fin requise; et ce dйsordre consiste en
fait а se dйtourner du bien immuable, ce qui en est comme l'йlйment formel,
alors que le premier aspect en est comme l'йlйment matйriel, car on prend la
raison formelle d'un acte moral par rapport а sa fin. De lа vient que ce qui
revient а la main dans le pйchй d'un unique homme n'est autre que son
application а quelque effet, sans l'ordre requis par la justice. Mais si
maintenant le mouvement de la volontй parvient а une rйalitй qui n'est pas
susceptible de pйchй, comme par exemple une lance ou un glaive, on ne dira pas
qu'un pйchй s'y trouve, sinon virtuellement et par maniиre d'effet, c'est-а-dire
en tant que la lance ou le glaive sont mus par l'acte du pйchй et rйalisent l'effet
du pйchй, non que la lance ou le glaive pиchent eux-mкmes, car ils n'appartiennent
pas а l'homme qui pиche, comme la main ou l'oeil. Ainsi donc, il y eut dans le pйchй du
premier pиre un йlйment formel, l'aversion par rapport au bien immuable, et un
йlйment matйriel, la conversion vers un bien passager. Or, du fait qu'il s'est
dйtournй du bien immuable, il a perdu le don de la justice originelle, et du
fait qu'il s'est tournй de faзon dйsordonnйe vers un bien passager, les
puissances infйrieures qui devaient s'йlever vers la raison ont йtй rabaissйes
vers les rйalitйs infйrieures. Ainsi donc, en ceux aussi qui naissent de sa
lignйe, la partie supйrieure de l'вme est privйe de l'ordre requis par rapport
а Dieu, qui existait par la justice originelle, et les puissances infйrieures
ne sont plus soumises а la raison, mais se tournent vers les rйalitйs
infйrieures selon leur impulsion propre, et le corps mкme tend lui aussi vers
la corruption, suivant l'inclination des йlйments contraires dont il est
composй. La partie supйrieure de l'вme et mкme
certaines des puissances infйrieures, qui dйpendent de la volontй et sont
faites naturellement pour lui obйir, reзoivent cette consйquence du premier
pйchй sous la raison de faute; de telles parties en effet sont susceptibles de
faute. Mais les puissances infйrieures qui ne sont pas soumises а la volontй,
comme les puissances de l'вme vйgйtative, et le corps lui-mкme, reзoivent cette
consйquence sous la raison de peine, et non sous la raison de faute, sinon
peut-кtre de faзon virtuelle, c'est-а-dire dans la mesure oщ cette peine
consйcutive au pйchй est productrice de pйchй, en tant que la vertu gйnйrative,
par l'йmission de la semence corporelle, opиre la transmission du pйchй originel
en mкme temps que de la nature humaine. Or, parmi ces puissances supйrieures qui
reзoivent du fait de l'origine la dйficience transmise sous la raison de faute,
il en est une qui meut les autres, la volontй, alors que toutes les autres sont
mues par elle а leurs actes propres. Or ce qui se tient du cфtй de l'agent et
du moteur est toujours comme ce qui est formel, et ce qui se tient du cфtй
mobile et du patient comme ce qui est matйriel. Et c'est pourquoi, йtant donnй que la
privation de la justice originelle se situe du cфtй de la volontй, et que du
cфtй des puissances infйrieures mues par la volontй, il existe une propension а
convoiter de faзon dйsordonnйe qu'on peut appeler concupiscence, il en rйsulte
que le pйchй originel en tel ou tel homme n'est rien d'autre que la
concupiscence accompagnйe de la privation de la justice originelle, en sorte
toutefois que cette privation de la justice originelle constitue ce qui est
formel dans le pйchй originel, et la concupiscence ce qui est matйriel de mкme
que dans le pйchй actuel, l'aversion par rapport au bien immuable est ce qui
est formel, et la conversion au bien passager ce qui est matйriel; ainsi
peut-on comprendre l'aversion et la conversion de l'вme dans le pйchй originel
а la maniиre dont il y a aversion et conversion de l'acte, pour ainsi dire,
dans le pйchй actuel.
Solutions des objections:
I- Premiиre sйrie de solutions
aux objections Il faut donc admettre les arguments par
lesquels on a prouvй que le pйchй originel est la concupiscence 1, 2 et 3. Quant aux objections contraires, il faut
donc dire: 1. Une rйalitй peut
кtre naturelle а l'homme de deux faзons: d'abord en tant qu'il est un animal,
et ainsi il lui est naturel que son appйtit concupiscible se porte vers ce qui
est dйlectable selon le sens, en parlant de faзon commune. Ensuite, en tant qu'il
est homme, c'est-а-dire animal raisonnable, et dans ce cas, il lui est naturel
que son appйtit concupiscible se porte vers ce qui est dйlectable au sens selon
l'ordre de la raison. Donc la concupiscence, par laquelle la puissance
concupiscible est inclinйe а se porter vers ce qui est dйlectable au sens, en
dehors de l'ordre de la raison, est contraire а la nature de l'homme en tant qu'homme,
et ainsi elle relиve du pйchй originel. 2. De mкme que la
puissance concupiscible est naturelle а l'homme selon l'йtat de nature crййe,
de mкme lui est naturel le fait que cette puissance soit soumise а la raison,
selon ce que dit le Philosophe dans le livre de l'Ame III, 10 l'appйtit
sensible suit l'appйtit rationnel, comme une sphиre est mue par une sphиre. 3. La concupiscence
se porte en effet sur un bien, dans la mesure oщ elle suit l'ordre de la
raison, mais elle se porte sur un mal dans la mesure oщ elle s'йcarte de cet
ordre, car comme le dit Denys dans les Noms Divins IV, 32, le mal de l'homme
est de s'йcarter de la raison; et de lа vient que voler contrairement а la
raison est un mal chez l'homme, tandis que c'est un bien chez le chien. 4. La concupiscence,
en tant qu'elle relиve du pйchй originel, n'est pas la concupiscence actuelle,
mais habituelle. Or il faut comprendre que l'habitus nous rend habile а quelque
chose. Mais un agent peut кtre habile а faire quelque chose de deux faзons: d'abord
grвce а une forme qui l'y incline, ainsi le corps lourd tend vers le bas de par
la forme qu'il a reзue de celui qui l'a engendrй ensuite grвce au retrait de ce
qui l'empкchait, ainsi le vin se rйpand si on brise le tonneau qui empкchait
son effusion, et le cheval emballй part prйcipitamment, une fois rompu le frein
qui le retenait. Ainsi donc, on peut parler en deux sens de la concupiscence
habituelle: au premier sens, il s'agit d'une certaine disposition, ou d'un
habitus qui incline а convoiter, ainsi si un habitus de concupiscence йtait
causй chez un homme par de frйquents actes de concupiscence, et en ce sens on
ne dit pas que la concupiscence s'identifie avec le pйchй originel; on peut
entendre la concupiscence habituelle en un autre sens, comme la propension mкme
ou l'aptitude а convoiter, qui vient de ce que l'appйtit concupiscible n'est
pas parfaitement soumis а la raison, une fois фtй le frein de la justice
originelle et de cette faзon, le pйchй originel, matйriellement parlant, s'identifie
avec la concupiscence habituelle. Cependant, si la concupiscence habituelle
entendue de maniиre positive n'a pas raison de pйchй actuel, comme causйe par
des actes personnels, il en s'ensuit pas que la concupiscence habituelle
entendue de faзon nйgative n'ait pas raison de pйchй originel, dans la mesure
oщ elle a pour cause l'acte du premier pиre, parce que ce n'est pas de la mкme
maniиre qu'on parle de pйchй pour le pйchй originel et pour le pйchй actuel: le
pйchй actuel en effet consiste dans l'acte volontaire d'une personne, et c'est
pourquoi ce qui n'appartient pas а cet acte n'a pas raison de pйchй actuel;
tandis que le pйchй originel revient а la personne selon la nature qu'elle a
reзue d'un autre par le fait de l'origine, aussi toute dйficience transmise
dans la nature du descendant et dйrivйe du pйchй du premier pиre a raison de
pйchй originel, pourvu qu'elle existe dans un sujet susceptible de faute. Car,
comme le dit saint Augustin dans les Rйtractations I, 15, 2, on dit que
la concupiscence est pйchй, parce qu'elle est produite par le pйchй. 5. De mкme qu'un
habitus vicieux propre а telle personne a йtй acquis par les actes de cette
personne, de mкme la concupiscence habituelle, qui appartient au pйchй de
nature, a йtй acquise par l'acte volontaire du premier pиre: elle n'est donc
pas а proprement parler naturelle ni infuse. 6. Cette objection se
dйveloppe en envisageant le cas de l'habitus personnel, pris au sens positif.
Or le pйchй originel n'est pas un habitus de ce genre. 7. La malice et l'ignorance
sont comprises dans le pйchй originel. En effet, de mкme que la concupiscence
contractйe par origine n'est autre que le fait, pour les puissances
infйrieures, d'кtre dйgagйes de la bride de la justice originelle, de mкme la
malice contractйe n'est autre que le dйgagement de la volontй mкme vis-а-vis de
la justice originelle. De lа vient qu'elle encourt une inclination gйnйrale а
choisir le mal. Ainsi, selon ce qui a йtй dйjа dit, la malice est dans le pйchй
originel comme ce qui est formel, et la concupiscence comme ce qui est matй
riel. Et on traitera plus loin de l'ignorance. 8. On dit qu'une
rйalitй a tel caractиre а cause d'une autre rйalitй, non seule ment en vertu d'un
accident, mais aussi par maniиre de principe formel: ainsi, le corps est dit
vivant а cause de l'вme, et cependant il ne s'ensuit pas que le corps ne fasse
pas partie de l'кtre vivant. Et de mкme, on dit que la concupiscence est le
pйchй originel, а cause de la privation de la justice originelle qui, nous l'avons
dit, est par rapport а elle comme ce qui est formel par rapport а ce qui est
matй riel: c'est pourquoi il ne s'ensuit pas que la concupiscence ne fasse pas
partie du pйchй originel. 9. L'accident naturel
est causй par les principes du sujet, mais non l'accident qui n'est pas
naturel, tel le pйchй originel. Et cependant, le pйchй originel est causй aussi
par la volontй du premier pиre. 10. La concupiscence,
en tant qu'йlйment du pйchй originel, ne dйsigne pas la nйcessitй de consentir
aux mouvements dйsordonnйs de la concupiscence, mais dйsigne la nйcessitй de
les ressentir. Cette nйcessitй demeure bien aprиs le baptкme, cependant elle ne
demeure pas associйe а la privation de la justice originelle, d'oщ vient l'obligation
а la peine; c'est pourquoi on dit qu'elle demeure quant а l'activitй et qu'elle
passe quant а la culpabilitй. Mais il n'est pas obligatoire que la nйcessitй de
ressentir les mouvements de la concupiscence n'ait pas caractиre de pйchй
originel, du fait que ressentir de tels mouvements n'a pas caractиre de pйchй
actuel а cause de la privation de la grвce en effet, le pйchй actuel consiste
dans un acte, c'est un acte dйsordonnй. C'est pourquoi la dйfaillance qui
constitue le pйchй actuel est le dйsordre mкme de l'acte, et non la privation
de la grвce, qui est une dйficience du sujet du pйchй. Mais le pйchй originel
est un pйchй de nature, et c'est pourquoi le dйsordre de la nature qui rйsulte
du retrait de la justice originelle constitue l'essence du pйchй originel. 11. On peut
considйrer la concupiscence de deux faзons. D'abord, en tant qu'elle est dans
un autre, et c'est de cette faзon que la concupiscence chez le pиre est dite
cause du pйchй originel qui est dans le fils. Et cela n'appartient pas а l'essence
du pйchй originel, mais le prйcиde. D'autre part, la concupiscence peut кtre
considйrйe en tant qu'elle est dans le mкme sujet: et en ce cas, elle est cause
matйrielle, qui appartient а l'essence de l'кtre, et prйcиde d'une certaine
faзon dans l'ordre matйriel, de mкme que le corps prйcиde l'вme dans l'ordre de
la cause matйrielle. Il a йtй dit en effet plus haut que c'est par la chair, а
qui appartient la concupiscence, que l'вme, а qui appartient la privation de la
justice originelle, est infectйe. 12. La corruption de
l'appйtit irascible est aussi l'йlйment matйriel dans le pйchй originel, de
mкme que la corruption de l'appйtit concupiscible. Mais on le dйsigne plutфt d'aprиs
l'appйtit concupiscible pour deux raisons: premiиrement, parce que toutes les
passions de l'irascible naissent dans l'amour, qui est dans l'appйtit
concupiscible, et se terminent dans la joie ou la tristesse, qui sont aussi
dans cet appйtit. C'est pourquoi, de faзon courante, on peut parler de
concupiscence, aussi bien pour le mouvement de l'appйtit concupiscible que pour
celui de l'irascible; deuxiиmement, parce que le pйchй originel est transmis
par l'acte de gйnйration, dans lequel se trouve surtout le plaisir et а propos
duquel apparaоt le dйsordre de la concupiscence. C'est pourquoi on dit que l'appйtit
concupiscible est non seulement corrompu, mais mкme infectй, dans la mesure oщ
c'est par un tel acte qu'est transmis le pйchй originel.
II -Deuxiиme sйrie de solutions
aux objections A la thиse de l'ignorance, il faut donc
dire que, parmi les autres puissances, mкme l'intellect est mы par la volontй.
Ainsi, la dйficience de l'intelligence est aussi contenue comme йlйment
matйriel dans le pйchй originel, dйficience qui est la privation de cette
science naturelle que l'homme aurait possйdйe dans l'йtat premier. Et de cette
faзon, l'ignorance est contenue comme йlйment matйriel dans le pйchй originel. Quant aux objections
contraires, il faut donc dire: 1. Le pйchй originel йtant un pйchй de nature, de
mкme que la nature humaine est composйe de nombreuses parties, de mкme de
nombreux йlйments se retrouvent dans le pйchй originel, а savoir les dйfauts
des diverses parties de la nature humaine. 2. Les puissances qui
ne sont pas faites naturellement pour obйir а la raison ne sont pas
susceptibles de faute, et c'est pourquoi chez elles la dйficience qui a йtй
communiquйe n'a pas raison de faute, mais seulement de peine. Par contre, l'intelligence
est susceptible de faute: quelqu'un peut en effet mйriter et dйmйriter par un
acte d'intelligence, en tant que celui-ci est volontaire. Ainsi, le cas n'est
pas le mкme.
III -Troisiиme sйrie de
solutions aux objections A la thиse de la privation de la justice
originelle, il faut donc dire que cette privation est comme l'йlйment formel du
pйchй originel, comme il a йtй dit. Quant aux objections contraires, il faut donc dire: 1. La justice
originelle inclut la grвce sanctifiante, et je ne crois pas vrai que le premier
homme ait йtй crйй dans un йtat de pure nature. Si cependant la justice
originelle n'inclut pas la grвce sanctifiante, il n'est pourtant pas exclu pour
cela que cette privation de la justice originelle n'ait pas raison de faute,
parce que du fait mкme qu'un homme pиche contre l'ordre de la raison naturelle,
il tombe dans une faute; la rectitude de la grвce, en effet, ne va pas sans la
rectitude de la nature. 2. La justice
originelle est restituйe au baptкme quant а l'union de la partie supйrieure de
l'вme а Dieu, dont la privation causait la culpabilitй, mais elle n'est pas
restituйe quant а la soumission des puissances infйrieures а la raison c'est de
cette dйficience que vient la concupiscence qui demeure aprиs le baptкme. 3. La volontй est
mentionnйe dans la dйfinition de la justice: celle-ci est en effet la rectitude
de la volontй, comme le dit saint Anselme. Et donc, du fait que la justice est
mentionnйe dans la dйfinition du pйchй originel, il n'y a pas dйfaut de sujet,
de mкme que si "camus" est mentionnй dans la dйfinition de quelque
chose, il n'est pas nйcessaire qu'y soit mentionnй le nez, qui est inclus dans
la dйfinition de camus. 4. La privation de la
grвce n'est pas dans l'acte lui-mкme, mais dans le sujet de l'acte, et c'est
pourquoi elle n'appartient pas au pйchй actuel. Mais la privation de la justice
originelle est dans la nature, c'est pourquoi elle peut appartenir au pйchй
originel, qui est un pйchй de nature.
IV -Quatriиme sйrie de
solutions aux objections A la question de savoir si le pйchй
originel est seulement une peine, ou bien une peine et une faute, il faut donc
dire comme plus haut que, si le pйchй originel est rapportй а cet homme-lа, en
tant qu'il est une certaine personne, sans considйration de la nature, il est
alors une peine. Mais s'il est rapportй au principe dans lequel tous ont pйchй,
il a alors raison de faute. Et ainsi apparaоt facilement la rйponse
aux objections.
ARTICLE
3: EN QUEL SUJET SE TROUVE LE PЙCHЙ ORIGINEL, DANS LA CHAIR OU DANS L'ВME?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
83, article 1.
Objections: Il semble que ce soit dans la chair et non
dans l'вme. 1. En effet, l'вme
est crййe par Dieu. Mais elle ne tient pas de Dieu la souillure du pйchй, ni d'elle-mкme
non plus, car ce serait alors un pйchй actuel. Donc, en aucune faзon, le pйchй
originel n'est dans l'вme. 2. De plus, quiconque
a le pйchй originel, celui-lа a pйchй en Adam, selon ce que dit l'Apфtre dans l'йpоtre
aux Romains 5, 12: "en qui tous ont pйchй". Or l'вme de cet homme-lа
n'a pas pйchй en Adam, puisqu'elle n'йtait pas lа. Il n'y a donc pas de pйchй
originel dans l'вme. 3. De plus, saint
Augustin dit, dans le Contre Cinq Hйrйsies V, 7, que les rayons du soleil se
rйpandent sur les ordures sans en кtre souillйs. Or l'вme est une certaine
lumiиre spirituelle, et par lа, elle est plus puissante que la lumiиre
corporelle. L'вme n'est donc pas souillйe par les impuretйs de la chair. 4. De plus, la peine
correspond а la faute. Or la peine du pйchй originel est la mort, qui n'est pas
le fait de l'вme seule, mais du composй humain. Le pйchй originel n'est donc
pas dans l'вme, mais dans le composй. 5. De plus, une chose
se rйalise avec plus de vйritй dans la cause que dans l'effet. Si donc la cause
de l'infection de l'вme vient de la chair, il semble que le pйchй originel soit
plutфt dans la chair que dans l'вme. Cependant: Saint Ambroise dit qu'un mкme sujet est
susceptible de vertu et de vice. Or la chair n'est pas susceptible de vertu,
donc pas davantage de vice.
Rйponse: Pour comprendre cette question, il faut
envisager deux distinctions. En premier lieu, qu'il existe deux maniиres
de dire qu'une rйalitй est dans une autre: d'une part, elle y est comme en son
sujet propre, d'autre part comme en sa cause. Or il y a correspondance entre le
sujet propre d'un accident et cet accident lui-mкme; par exemple, si nous
voulons considйrer le sujet propre de la fйlicitй et de la vertu, comme ces
derniиres sont l'une et l'autre propres а l'homme, leur sujet propre а toutes
deux sera ce qui est propre а l'homme, а savoir une partie de l'вme
raisonnable, comme l'avance le Philosophe dans l'Йthique I, 10. Et il
existe deux sortes de causes: la cause instrumentale et la cause principale;
dans la cause principale, une rйalitй se trouve selon une ressemblance
formelle, soit selon une mкme forme spйcifique, s'il s'agit d'une cause
univoque, par exemple lorsqu'un homme engendre un homme, ou quand le feu
engendre du feu, soit encore selon quelque forme plus excellente, s'il s'agit d'un
agent non univoque; ainsi le soleil engendre l'homme. Dans la cause
instrumentale, un certain effet est produit selon la vertu que l'instrument
reзoit de la cause principale, en tant qu'il est mы par elle: en effet, la
forme de la maison se trouve d'une maniиre diffйrente dans les pierres et le
bois, comme en son sujet propre, d'une maniиre diffйrente dans l'esprit du
maоtre d'oeuvre, comme en sa cause principale, et d'une maniиre diffйrente dans
la scie ou la hache, comme en sa cause instrumentale. Or il est йvident que c'est le propre de l'homme
de pouvoir encourir le pйchй; aussi faut-il que le sujet propre de tout pйchй soit
ce qui constitue le propre de l'homme, c'est-а-dire l'вme raisonnable, selon
laquelle l'homme est homme. Et ainsi, le pйchй originel rйside dans l'вme
raisonnable comme en son sujet propre. Quant а la semence charnelle, de mкme qu'elle
est la cause instrumentale de la transmission de la nature humaine а l'enfant,
de mкme elle est la cause instrumentale de la transmission du pйchй originel.
Et ainsi, le pйchй originel se trouve virtuellement dans la chair, c'est-а-dire
dans la semence charnelle, comme en sa cause instrumentale. Deuxiиmement, il faut considйrer qu'il
existe deux ordres: celui de la nature et celui du temps. Dans l'ordre de la
nature, ce qui est parfait est antйrieur а ce qui est imparfait, et l'acte
antйrieur а la puissance, mais dans l'ordre de la gйnйration et du temps, au
contraire, l'imparfait est antйrieur au parfait, et la puissance est antйrieure
а l'acte. Ainsi donc, dans l'ordre de la nature, le pйchй originel est d'abord
dans l'вme comme en son sujet propre, avant d'кtre dans la chair comme en sa
cause instrumentale, mais dans l'ordre de la gйnйration et du temps, il est d'abord
dans la chair.
Solutions des objections: 1. L'вme rationnelle
ne tient la souillure du pйchй originel ni d'elle-mкme, ni de Dieu, mais de son
union а la chair: c'est en effet ainsi qu'elle devient une partie de la nature
humaine dйrivйe d'Adam. 2. Puisque le pйchй
originel est un pйchй de nature, il n'appartient а l'вme que dans la mesure oщ
elle fait partie de la nature humaine; or la nature humaine a existй
originellement en Adam comme une partie d'elle-mкme, c'est-а-dire selon la
chair et selon la disposition а l'вme; et c'est pour cela que l'on dit que l'homme
a commis en Adam le pйchй originel. 3. Saint Augustin
donne cet exemple pour montrer que le Verbe de Dieu ne contracte pas de
souillure du fait de son union а la chair, car le Verbe de Dieu ne s'unit pas а
la chair comme sa forme, et il se comporte comme une lumiиre non mкlйe а un
corps, comme les rayons ne se mкlent pas aux ordures. Mais l'вme s'unit au
corps comme sa forme, et c'est pourquoi on la compare а une lumiиre incorporйe,
qui est souillйe par le mйlange, comme on le voit pour le rayon qui traverse
une atmosphиre nuageuse, et qui est obscurci. 4. La mort, en tant
que peine du pйchй originel, a pour cause le fait que l'вme a perdu le pouvoir
grвce auquel elle gardait son corps intact de la corruption et ainsi, cette
peine aussi appartient principalement а l'вme. 5. Une rйalitй est
plus noble dans la cause principale que dans l'effet, mais non dans la cause
instrumentale: or c'est ainsi que et la nature humaine et le pйchй originel
sont dans la semence charnelle. C'est pourquoi, de mкme que la nature humaine n'est
pas avec plus de vйritй dans la semence que dans le corps dйjа organisй, de
mкme le pйchй originel n'est pas non plus avec plus de vйritй dans la chair que
dans l'вme.
ARTICLE
4: LE PЙCHЙ ORIGINEL RЙSIDE-T-IL PLUTФT DANS LES PUISSANCES DE L'ВME QUE DANS
SON ESSENCE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
83, article 2; II Commentaire des Sentences D. 31, Question 2, article 1;
Questions disputйes sur la vйritй Question 25, article 6.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, selon
saint Anselme, comme on l'a dit plus haut, le pйchй originel est la privation
de la justice originelle. Mais, comme il le dit lui-mкme, la justice originelle
rйside dans la volontй. Donc le pйchй originel est d'abord dans la volontй, qui
est une certaine puissance. 2. De plus, comme on
l'a dit plus haut, selon saint Augustin, le pйchй originel est la
concupiscence. Mais la concupiscence appartient aux puissances de l'вme. Donc
le pйchй originel est d'abord dans les puissances. 3. De plus, on dit
que le pйchй originel est la source du pйchй dans la mesure oщ il incline aux
actes des pйchйs. Or l'inclination а l'acte relиve d'une puissance. Donc le
pйchй originel rйside dans les puissances de l'вme. 4. De plus, le pйchй
originel est un dйsordre qui s'oppose а l'ordre de la justice originelle. Or un
dйsordre ne peut exister dans l'essence de l'вme, dans laquelle il n'y a pas la
distinction que prйsupposent l'ordre et le dйsordre, tandis que les puissances
de l'вme sont distinctes. Le pйchй originel ne rйside donc pas d'abord dans l'essence
de l'вme, mais dans les puissances. 5. De plus, le pйchй
originel de celui qui naоt est dйrivй du pйchй d'Adam, qui a corrompu les
puissances de l'вme avant son essence. Or l'effet est semblable а sa cause.
Donc le pйchй infecte aussi les puissances de l'вme avant son essence. 6. De plus, l'вme est
par essence la forme du corps, et elle lui donne l'кtre et la vie. Donc la
dйficience qui appartient а l'essence de l'вme est une dйficience de la vie, c'est-а-dire
la mort ou la nйcessitй de mourir. Mais une telle dйficience n'a pas raison de
faute, mais de peine. Donc la faute originelle n'est pas dans l'essence de l'вme. 7. De plus, l'вme n'est
susceptible de pйchй qu'en tant qu'elle est raisonnable. Mais on la dit
raisonnable а cause de ses puissances rationnelles. Donc le pйchй originel est
dans les puissances de l'вme avant d'кtre dans son essence. Cependant: 1. L'вme contracte le
pйchй originel par son union а la chair. Or c'est par son essence que l'вme est
unie а la chair, йtant sa forme. Donc le pйchй originel est d'abord dans l'essence
de l'вme. 2. De plus, le pйchй
originel n'est pas en premier lieu un pйchй de la personne, mais de la nature,
comme on l'a dit plus haut. Or c'est par son essence que l'вme constitue la
nature humaine, en tant qu'elle est la forme du corps, alors que, par ses
puissances, elle est le principe des actes qui appartiennent aux personnes: les
actes, en effet, appartiennent aux individus, selon le Philosophe. Donc le
pйchй originel est dans l'essence de l'вme avant d'кtre dans ses puissances. 3. De plus, le pйchй
originel est unique dans un homme, mais les puissances sont nombreuses, bien qu'elles
soient cependant unies dans l'unique essence de l'вme. Mais un accident n'est
pas dans plusieurs sujets, si ce n'est dans la mesure oщ ils sont unis. Donc le
pйchй originel est d'abord dans l'essence de l'вme avant d'кtre dans ses
puissances. 4. De plus, le pйchй
originel est contractй par origine. Mais l'origine se termine а l'essence de l'вme,
car la fin de la gйnйration est la forme engendrйe. Donc le pйchй originel
concerne directement l'essence de l'вme. 5. De plus, selon
saint Anselme, le pйchй originel est la privation de la justice originelle.
Mais celle-ci fut un don fait а la nature humaine, et non а une personne,
autrement elle n'aurait pas йtй transmise aux descendants; et ainsi, elle
appartenait а l'essence de l'вme, qui est la nature et la forme du corps. Donc
pour la mкme raison, le pйchй originel lui aussi est dans l'essence de l'вme
avant d'кtre dans ses puissances. 6. De plus, tout ce
qui est dans les puissances de l'вme avant d'кtre dans son essence, est dans l'вme
en tant qu'elle se rapporte а un objet, mais ce qui dans l'вme se rapporte au
sujet est dans l'essence de l'вme avant d'кtre dans les puissances. Or le pйchй
originel n'est pas dans l'вme en tant qu'elle se rapporte а des objets, mais au
sujet qui est la chair, et de laquelle l'вme contracte l'infection. Donc le
pйchй originel est par prioritй dans l'essence de l'вme avant d'кtre dans ses
puissances.
Rйponse: Le pйchй originel est d'une certaine
maniиre а la fois dans l'essence de l'вme et dans ses puissances, parce que la
dйficience issue de la faute du premier pиre a atteint l'вme tout entiиre. Mais
il faut examiner s'il se trouve par prioritй dans l'essence de l'вme avant d'кtre
dans ses puissances. Et а premiиre vue, il peut bien sembler qu'il
se trouve d'abord dans l'essence de l'вme, pour cette raison que le pйchй
originel est un, et que les puissances de l'вme s'unissent en son essence comme
en une racine commune. Mais cette rai son ne s'impose pas parce que les
puissances de l'вme s'unissent aussi d'une autre maniиre, dans une unitй d'ordre,
et mкme dans l'unitй d'une puissance premiиre qui imprime le mouvement et la
direction. Mais il faut prendre un autre point de
dйpart dans la recherche de cette vйritй. Certes, comme le pйchй originel
dйrive de la chair а l'вme, il n'y a de doute pour personne que, d'une certaine
maniиre, au moins dans l'ordre de la gйnйration et du temps, le pйchй originel
est d'abord dans l'essence de l'вme avant d'кtre dans ses puissances, puisque l'вme
est unie au corps immйdiatement par son essence comme une forme, et non par ses
puissances, comme on l'a montrй ailleurs. Mais si quelqu'un dit que le pйchй
originel est d'abord dans l'essence de l'вme selon l'ordre de la gйnйration et
du temps, avant d'кtre dans ses puissances, mais que dans l'ordre de la nature,
il est par prioritй dans les puissances, comme on l'a dit auparavant de l'вme
et de la chair, cela ne peut tenir. En effet, le rapport n'est pas le mкme entre
l'essence de l'вme et ses puissances, et entre le corps et l'вme. Car le corps
se rapporte а l'вme comme la matiиre а la forme, et la matiиre prйcиde la forme
dans l'ordre de la gйnйration et du temps, tandis que la forme prйcиde la
matiиre dans l'ordre de la perfection et de la nature; mais l'essence de l'вme
se rapporte а ses puissances comme la forme substantielle aux propriйtйs
naturelles qui dйcoulent d'elle; or la substance est antйrieure а l'accident,
et selon le temps, et selon la nature, et selon la raison, comme il est prouvй
dans la Mйtaphysique VII, 1. Il en rйsulte que, de toute maniиre, le
pйchй originel rйside par prioritй dans l'essence de l'вme avant d'кtre dans
ses puissances, et qu'il dйrive de l'essence de l'вme aux puissances, de mкme
qu'il y a dйrivation naturelle de l'essence de l'вme а ses puissances. Or le
pйchй originel regarde la nature, comme on l'a dit.
Solutions des objections: 1. La justice
originelle n'йtait pas dans la volontй de telle maniиre qu'elle n'ait pas йtй
par prioritй dans l'essence de l'вme: elle йtait en effet un don fait а la
nature. 2. La concupiscence
est le pйchй originel matйriellement et comme par dйrivation d'un principe
supйrieur, comme on l'a dit plus haut. 3. L'essence de l'вme
se rapporte а ses puissances comme la forme substantiel le aux propriйtйs qui
dйcoulent d'elle, par exemple la forme du feu а la chaleur; or la chaleur n'agit
qu'en vertu de la forme essentielle du feu, sinon elle n'aboutirait pas а
produire une forme substantielle. Aussi la forme substantielle est-elle le
premier principe d'action. Et de la sorte aussi, l'essence de l'вme est
principe d'action en prioritй par rapport aux puissances. 4. Le dйsordre des
puissances de l'вme vient d'un dйfaut de nature, qui regarde en premier lieu et
principalement l'essence de l'вme. 5. En Adam, c'est la
personne qui a corrompu la nature, et c'est pourquoi, chez lui, la corruption
rйside d'abord dans les puissances de l'вme avant d'кtre dans son essence. Mais
chez l'homme qui naоt d'Adam, c'est la nature qui cor rompt la personne, et c'est
pourquoi, en lui, la corruption appartient d'abord а l'essence de l'вme avant d'appartenir
aux puissances. 6. L'essence de l'вme
est non seulement la forme du corps qui lui donne la vie, mais elle est aussi
le principe des puissances, et de la sorte, le pйchй originel se trouve en
prioritй dans l'essence de l'вme. 7. Les puissances
rationnelles elles-mкmes dйrivent de l'essence de l'вme, en tant qu'elle
constitue la nature; c'est pourquoi le fait d'кtre susceptible de pйchй dйrive
de l'essence de l'вme dans ses puissances.
ARTICLE
5: LE PЙCHЙ ORIGINEL EST-IL PLUTФT DANS LA VOLONTЙ QUE DANS LES AUTRES
PUISSANCES?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
83, article s 3-4; II Commentaire des Sentences D. 31, Question 1, article
3; Questions disputйes sur la vйritй Question 25, article 6.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, le pйchй
originel est une certaine infection. Or, parmi les puissances de l'вme, c'est
la puissance de gйnйration qui est dite la plus infectйe. Le pйchй originel est
donc par prioritй, non dans la volontй, mais dans la puissance de gйnйration. 2. De plus, la
privation de la justice originelle qui est, selon saint Anselme, le pйchй
originel, se remarque par le fait que les puissances infйrieures se rebellent
contre la raison. Mais une telle rйbellion est dans les puissances infйrieures.
Le pйchй originel est donc d'abord dans celles-ci. 3. De plus, dans le
pйchй actuel, l'aversion par rapport au bien immuable suit la conversion vers
un bien pйrissable. Or, comme on l'a dit plus haut, dans le pйchй originel, la
concupiscence joue le mкme rфle que la conversion dans le pйchй actuel. Donc,
puisque la concupiscence rйside dans les puissances infйrieures, le pйchй
originel se trouve en prioritй dans les puissances infйrieures. 4. De plus, le pйchй
originel, comme on l'a dit, est la privation de la justice originelle. Or la
justice est une vertu morale, et toutes les vertus morales sont dans les
parties non rationnelles de l'вme, comme le dit le Commentateur au Livre III de
l'Йthique. Donc le pйchй originel, lui aussi, se trouve d'abord dans les
parties non rationnelles de l'вme. 5. De plus, le pйchй
originel est une certaine perversion du gouvernement de l'вme. Mais le
gouvernement de l'вme appartient а la raison. Donc le pйchй originel est dans
la raison avant d'кtre dans la volontй. 6. De plus, la peine
du pйchй originel est la privation de la vision de Dieu, qui appartient а l'intellect.
Mais la peine correspond а la faute. Donc le pйchй originel est dans l'intellect
avant d'кtre dans la volontй. Cependant: Saint Anselme dit dans la Conception
Virginale 3 que la justice est la rectitude de la volontй. Or le pйchй
originel est la privation de la justice originelle. Il rйside donc d'abord dans
la volontй,
Rйponse: Le sujet de la vertu ou du vice se trouve
кtre une partie de l'вme, dans la mesure oщ elle participe en quelque chose а
une puissance supйrieure; ainsi, l'appйtit irascible et l'appйtit concupiscible
sont les sujets de certaines vertus dans la mesure oщ ils participent а la
raison. C'est pourquoi il faut dire que ce qui est rationnel est d'abord et par
soi le sujet de la vertu. Par consйquent, pour dйcouvrir le sujet
premier du pйchй originel parmi les puissances de l'вme, il faut considйrer
quelle est la puissance de qui toutes les autres reзoivent d'кtre elles-mкmes
sujet du pйchй: il faut en effet nйcessairement que le pйchй originel dйrive
par prioritй de l'essence de l'вme а cette puissance. Or il est йvident que le
pйchй, selon l'acception que nous donnons actuellement а ce terme, c'est ce qui
est redevable d'une peine. Or c'est du fait que nos actes sont volontaires qu'ils
mйritent une peine et un blвme. Aussi est-ce de la volontй que dйrive dans les
autres puissances de l'вme le fait d'кtre susceptible du pйchй. Il est donc clair que, parmi toutes les
puissances de l'вme, le pйchй originel se trouve par prioritй dans la volontй.
Solutions des objections: 1. L'infection du
pйchй est dite exister quelque part, comme on l'a dit plus haut, ou en acte
comme en son sujet propre, ou virtuellement comme en sa cause. Or la cause du
pйchй originel est l'acte de gйnйration; celui-ci relиve bien de la puissance
de gйnйration comme de ce qui l'accomplit, de l'appйtit concupiscible comme de
ce qui dйsire et commande, du sens du toucher comme de ce qui ressent et fait
connaоtre le plaisir. Aussi on dit que l'infection du pйchй originel se trouve
d'abord virtuellement dans ces puissances, comme en sa cause, mais non comme
йtant en son sujet propre. 2. La rйbellion des
puissances infйrieures contre les puissances supйrieures vient du retrait de la
vertu qui rйsidait dans les puissances supйrieures, comme on l'a dit plus haut.
C'est pourquoi le pйchй originel est plutфt dans les puissances supйrieures que
dans les infйrieures. 3. Dans l'ordre de la
gйnйration, l'aversion par rapport а Dieu suit la conversion vers un bien
pйrissable, mais la raison du pйchй actuel trouve son achиve ment dans l'aversion;
et de mкme, la raison de pйchй originel le trouve dans la privation de la
justice originelle. C'est pourquoi le pйchй originel se trouve en prioritй dans
la volontй. 4. Cette affirmation
du Commentateur ne vaut pas pour toutes les vertus morales, mais seulement pour
celles qui regardent les passions, lesquelles appartiennent aux parties non
rationnelles. Mais la justice ne regarde pas les passions, mais les opйrations,
comme il est dit dans l'Йthique V, 1. C'est pourquoi la justice n'est
pas dans les appйtits irascible et concupiscible, mais dans la volontй. Et
ainsi les quatre vertus principales sont dans les quatre puissances qui peuvent
кtre le siиge d'une vertu: la prudence dans la raison, la justice dans la
volontй, la tempйrance dans l'appйtit concupiscible et la force dans l'appйtit
irascible. 5. Le gouvernement
dйfectueux de la raison n'a raison de faute que dans la mesure oщ il est
volontaire; et ainsi, mкme la raison tient de la volontй de pou voir кtre le
sujet du pйchй. 6. La privation de la
vision de Dieu est une peine par le fait qu'elle rйpugne а la volontй, ce qui
en effet appartient а l'essence de la peine, comme on l'a dit plus haut. Ainsi,
en tant qu'elle est une peine, elle appartient а la volontй.
ARTICLE
6: LE PЙCHЙ ORIGINEL SE PROPAGE-T-IL DEPUIS ADAM EN TOUS CEUX QUI DESCENDENT DE
LUI SELON LA CHAIR?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Ia-IIae, Question 81, article 3 II Commentaire
des Sentences D. 31, Question 1, article 1; Commentaire des Romains
chapitre 5, lect. 3.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, la mort
est la peine du pйchй originel. Mais а la fin du monde, ceux qui seront trouvйs
vivants lorsque le Seigneur viendra pour juger ne mourront pas, comme le dit
saint Jйrфme а Marcella Йp. 59, 3. Donc ils ne naоtront pas avec le pйchй
originel. 2. Mais on peut dire
qu'а ce sujet l'opinion de saint Jйrфme n'йtait pas tenue par tous, et qu'ainsi
l'argument ne vaut pas nйcessairement. -On objecte а cela que ce qui suit
nйcessairement une affirmation qui est du domaine de l'opinion n'est ni erronй
ni contre la foi, de mкme que du contingent, mкme s'il est faux, il ne rйsulte
pas l'impossible. Or que certains hommes nйs d'Adam ne meurent pas, cela est du
domaine de l'opinion. Donc, que certains naissent йgalement sans le pйchй originel,
ce qui en est la consйquence, n'est pas erronй mais relиve de l'opinion. 3. De plus, comme le
dit saint Augustin dans l'Enchiridion 115, ce sont des biens йternels
que l'on demande dans les trois premiиres invocations de l'oraison dominicale,
et des biens temporels dans les quatre autres. Mais parmi ces derniиres, on
demande la rйmission des dettes, parmi lesquelles il y a la nйcessitй d'engendrer
avec le pйchй originel. Etant donnй qu'il serait inconvenant de dire que la
priиre de toute l'Йglise ne serait pas exaucйe, il semble donc que certains,
dans cette vie terrestre, pourront engendrer des enfants sans le pйchй
originel. 4. De plus, nul ne
peut recevoir de quelqu'un ce que celui-ci ne possиde pas. Or il n'y a pas de
pйchй originel chez le baptisй, car il est фtй par le baptкme. Donc personne,
naissant d'un pиre baptisй, ne contracte le pйchй originel. 5. De plus, l'Apфtre
dit, dans l'йpоtre aux Romains 11, 16: "Si la racine est sainte, les
rameaux le sont aussi", et le Seigneur dit en saint Matthieu 7, 17 que "l'arbre
bon fait de bons fruits". Si donc un pиre est saint et bon, il n'engendre
pas un fils souillй par le pйchй originel. 6. De plus, "si
l'espиce opposйe se trouve dans le genre opposй, l'espиce en question sera
aussi dans le genre en question". Mais le pкcheur engendre un pйcheur.
Donc le juste engendre un juste, et non un homme infectй du pйchй originel. 7. De plus, l'Apфtre
dit, dans l'йpоtre aux Romains 5, 15: "Il n'en va pas du don du Christ
comme de la faute d'Adam", mais le don du Christ est beau coup plus
puissant. Or le pйchй transmis par Adam а un homme est par ce dernier transmis
а son fils. Donc le don du Christ qui descend par le baptкme sur quelqu'un est
transmis par cet homme а son fils. Et ainsi les enfants des baptisйs naissent
sans le pйchй originel. 8. De plus, saint
Augustin dit dans le Baptкme des Petits Enfants II, 30: "La
transgression du premier prйvaricateur n'a pas causй plus de mal que n'a eu de
prix l'incarnation et la rйdemption du Sauveur." Mais la rйdemption du
Sauveur ne vaut pas pour tous les hommes. Donc la transgression d'Adam ne nuit
pas non plus а tous les hommes, et ainsi, tous ceux qui naissent d'Adam selon
la chair ne contractent pas le pйchй originel. 9. De plus, ce qui
est supйrieur n'est pas affectй par la corruption de ce qui est infйrieur. En
effet, si ce n'est pas un homme, il ne s'ensuit pas que ce ne soit pas un
animal, mais c'est le contraire. Or la nature humaine est supйrieure а n'importe
quelle personne de la nature humaine. Donc l'infection qui йtait personnelle а
Adam lui-mкme n'a pas corrompu toute la nature humaine par le pйchй originel. 10. De plus, la
corruption de la nature est enlevйe par le baptкme, ou elle ne l'est pas. Si
elle l'est, le pйchй originel n'est donc pas transmis а l'enfant par un acte de
la nature. Mais si elle ne l'est pas, cette corruption affecte d'une йgale
maniиre l'вme de celui qui engendre et l'вme de l'enfant engendrй. Si donc elle
n'infecte pas par la faute originelle l'вme de celui qui engendre, l'вme de l'enfant
engendrй ne sera pas non plus infectйe par cette faute originelle. 11. De plus, saint
Anselme dit dans la Conception Virginale 7 qu'il n'y a pas plus de pйchй
dans la semence que dans un crachat. Or on ne peut donner а un autre ce que l'on
n'a pas. Donc la gйnйration qui se rйalise par la semence d'Adam ne cause pas
le pйchй originel chez l'enfant. 12. De plus, saint
Augustin dit dans la Perfection de la Justice 4: "Ce qui s'accomplit
par nйcessitй de nature est exempt de faute." Or tout ce qui est causй par
la semence dans l'enfant l'est par nйcessitй de nature, et se trouve donc
exempt de faute. Ainsi, ceux qui sont engendrйs selon la chair а partir d'Adam
ne contractent pas le pйchй originel. 13. De plus, la
semence est un certain corps. Or l'action d'un corps ne se rйalise pas
instantanйment, mais dans le temps, alors que l'вme est infectйe par la faute
en un instant. Donc une telle infection n'est pas causйe par la semence. 14. De plus, le
Philosophe dit dans les Parties des Animaux XV que la semence est le
superflu des aliments, et ainsi la semence par laquelle cet homme est engendrй
n'a pas existй en Adam. Mais le pйchй originel est contractй par certains parce
qu'ils ont pйchй en Adam, comme le dit l'Apфtre, dans sa йpоtre aux Romains 5,
12. Donc le pйchй originel n'est pas passй d'Adam en tous les hommes par la
voie de la semence. 15. De plus, un agent
proche marque plus qu'un agent йloignй. Le signe en est que l'agent proche
engendre un кtre semblable а lui selon l'espиce, mais non l'agent йloignй:
ainsi, l'homme engendrй est semblable selon l'espиce а l'homme qui l'a
engendrй, et non au soleil. Mais de mкme que l'infection de la nature se
trouvait en Adam, de mкme elle se trouve dans le parent immйdiat. On ne doit
donc pas dire que ceux qui sont engendrйs maintenant contractent le pйchй
originel d'Adam, mais de leurs parents immйdiats. 16. De plus, saint
Augustin dit dans le Mariage et la Concupiscence I, 24 que ce n'est pas
la procrйation mais la sensualitй qui transmet le pйchй а l'enfant; et il
semble ainsi que, s'il existait une gйnйration sans sensualitй, le pйchй ne
serait pas transmis а l'enfant. Mais la gйnйration, qu'elle s'accomplisse avec
ou sans sensualitй, ne cause pas des dispositions diverses dans la semence, si
ce n'est selon une plus ou moins grande intensitй de chaleur. En effet, comme
la semence est un corps composй d'йlйments, une diversitй de disposition quant
а l'action se ramиne aux qualitйs actives des йlйments, et lorsqu'il n'y a dans
la cause qu'une simple diversitй selon l'intensitй, il ne s'ensuit pas de
diversitй spйcifique pour l'effet. Donc, de mкme qu'une procrйation sans
concupiscence ne transmettrait pas le pйchй originel, une procrйation accompagnйe
de concupiscence ne le transmet pas non plus. 17. De plus, la charitй
diminue la sensualitй. Or la charitй peut кtre augmentйe а l'infini; donc
puisque la sensualitй n'est pas infinie, il semble qu'elle puisse кtre
totalement enlevйe par la charitй, et ainsi, il n'est pas nйcessaire que tous
naissent avec le pйchй originel. 18. De plus, la
sensualitй relиve soit d'un dйsordre de la sensibilitй, soit d'une volontй
perverse. Mais ni l'un ni l'autre ne se trouvent chez les justes qui engendrent.
Donc ceux qui naissent d'eux ne contractent pas le pйchй originel. 19. De plus, comme le
dit Denys, de mкme que le bien se rйpand, le mal renferme sur soi. Mais le bien
d'Adam, par exemple sa pйnitence, ne s'est pas rйpandu chez tous. Donc son mal
s'est bien moins rйpandu encore. 20. De plus, le pйchй
est transmis d'Adam aux autres hommes, dans la mesure oщ ils ont pйchй en Adam,
mais Adam a pйchй en mangeant le fruit dйfendu, et on ne peut dire que tous ont
mangй le fruit dйfendu au moment oщ Adam le faisait; donc on ne peut pas dire
non plus qu'ils ont pйchй au moment oщ celui-ci pйchait. Et ainsi, le pйchй
originel ne passe pas d'Adam а tous les hommes. Cependant: 1. L'Apфtre dit, dans
sa йpоtre aux Romains 5, 12: "Par un seul homme le pйchй est entrй en ce
monde, et par le pйchй la mort, et ainsi la mort est passйe en tous; en lui tous
ont pйchй." 2. De plus, saint
Augustin dit dans la Foi а Pierre II, 16 que de mкme qu'il ne peut y
avoir parmi les hommes d'union charnelle sans convoitise, de mкme il ne peut y
avoir de conception sans pйchй.
Rйponse: C'est une erreur d'affirmer que certains
descendent d'Adam selon la chair sans avoir le pйchй originel, car alors il y
aurait des hommes qui n'auraient pas besoin de la rйdemption accomplie par le
Christ. De lа vient qu'il faut admettre simple ment que tous ceux qui
descendent d'Adam selon la chair contractent le pйchй originel au moment mкme
de leur animation. Cela peut кtre montrй clairement en partant de ce qu'on a
dit plus haut. On a dit plus haut, en effet, que le pйchй
originel est, par rapport а toute la nature humaine dйrivйe d'Adam, comme le
pйchй actuel par rapport а une personne humaine singuliиre, comme si tous les
hommes, en tant qu'ils descendent du seul Adam, йtaient un homme unique dont
les divers membres seraient des personnes diverses. Or il est йvident que le
pйchй actuel se trouve d'abord dans un principe, а savoir dans la volontй qui,
la premiиre, est le siиge du pйchй, comme on l'a dit plus haut, et qu'il se
communique а partir d'elle aux autres puissances de l'вme, et mкme aux membres
du corps, dans la mesure oщ ils sont mus par la volontй; c'est ainsi en effet
que les actes sont volontaires, ce qui est exigй p la raison de pйchй. Par
consйquent, le pйchй originel doit, lui aussi, кtre considйrй d'abord en Adam
comme en un principe, d'oщ il se rйpand en tous ceux qui sont mus par lui. Or
de mкme que chez un homme toutes les parties sont mues par le commandement de
la volontй, de mкme le fils reзoit une motion de son pиre par la puissance
gйnйratrice. C'est pourquoi le Philosophe dit dans les Physiques II, 5
que le pиre est la cause du fils en tant que principe moteur, et dans la
Gйnйration des Animaux II, 3 qu'il existe dans la semence une certaine
motion venant de l'вme du pиre qui meut la matiиre а la forme de ce qui est
conзu. Ainsi donc cette motion qui vient par origine du premier pиre se propage
en tous ceux qui procиdent de lui selon la chair; aussi tous ceux qui sont
issus de lui selon la chair contractent de lui le pйchй originel.
Solutions des objections: 1. Saint Jйrфme n'йcrit
pas cela en l'affirmant, mais selon l'opinion de certains, comme on le voit
dans sa lettre а Minervius sur la Rйsurrection de la Chair Йp. 119, n°
7, oщ il expose plusieurs opinions sur ce sujet. Parmi celles-ci, il mentionne
que certains ont pensй que ceux qui seraient trouvйs vivants а la venue du
Seigneur ne mourraient jamais, а cause de ce que dit l'Apфtre dans sa Premiиre йpоtre
aux Thessaloniciens 4, 17, en parlant а leur place: "Nous les vivants,
nous serons emportйs ensemble sur des nuйes а la rencontre du Seigneur dans les
airs." D'autres expliquent que cela ne signifie pas qu'ils ne mourront
pas, mais qu'ils resteront peu dans la mort, en ressuscitant aussitфt. Et cette
interprйtation est la plus communйment tenue. 2. Si l'on admet que
ceux qui seront trouvйs vivants lors de la venue du Seigneur ne mourront
jamais, il ne s'ensuit pas nйcessairement qu'ils n'auront pas contractй le
pйchй originel. En effet, la peine propre du pйchй originel est la nйcessitй de
mourir, selon ce que dit l'Apфtre dans sa йpоtre aux Romains 8, 10: "Le corps,
certes, est mort а cause du pйchй", c'est-а-dire qu'il a йtй vouй а la
nйcessitй de mourir, comme l'explique saint Augustin. Mais il peut arriver que
certains hommes soient soumis а la nйcessitй de mourir et ne meurent cependant
jamais, la vertu divine les en empкchant: de mкme qu'il peut arriver que ce qui
est naturellement lourd ne se porte pas vers le bas, parce que quelque chose l'en
empкche. 3. Cette dette qui
oblige а engendrer avec le pйchй originel est remise en cette vie, non pas pour
le fait d'engendrer sans le pйchй, mais en tant que des hommes nйs avec le
pйchй sont purifiйs par la vertu du Christ. Car par dettes on entend les
pйchйs, comme l'explique saint Augustin dans le Sermon du Seigneur sur la
Montagne. 4. Le pйchй originel
s'oppose а la justice originelle, grвce а laquelle la partie supйrieure de l'вme
йtait а la fois unie а Dieu, commandait aux puissances infйrieures, et pouvait
mкme conserver le corps sans corruption. Le baptкme enlиve donc le pйchй
originel en tant qu'il donne la grвce par laquelle la partie supйrieure de l'вme
est unie а Dieu, mais il ne donne pas а l'вme la vertu qui lui permette de conserver
le corps sans corruption, ou qui permette а la partie supйrieure de l'вme de
conserver les parties infйrieures indemnes de toute rйbellion; de lа vient qu'aprиs
le baptкme demeurent а la fois la nйcessitй de mourir et la concupiscence, qui
constitue l'йlйment matйriel dans le pйchй originel. Ainsi, pour ce qui est de
la partie supйrieure de l'вme, on participe а la nouveautй du Christ, mais pour
ce qui est des puissances infйrieures de l'вme et du corps lui-mкme, la vйtustй
qui vient d'Adam demeure encore. Or il est йvident que l'homme baptisй n'engendre
pas selon la partie supйrieure de son вme, mais selon les parties infйrieures
et selon le corps; et c'est pourquoi l'homme baptisй ne transmet pas а sa
descendance la nouveautй du Christ, mais la vйtustй d'Adam. Et c'est pour cela que,
bien qu'il n'ait pas lui-mкme le pйchй originel en tant que faute, il le
transmet nйanmoins а sa descendance. 5. Et par lа apparaоt
йgalement la solution а l'objection 5. 6. Ce raisonnement
vaut pour ce qui convient а un opposй en tant qu'il est opposй, mais non pour
ce qui est commun а l'un et а l'autre des opposйs. En effet, si le noir
contracte la vision, il s'ensuit que le blanc l'йlargit, mais il ne s'ensuit
pas que le blanc soit invisible, si le noir est visible, parce que cela lui
convient en tant que couleur, qui est un genre commun а l'un et а l'autre. Or
la vйtustй d'Adam, pour ce qui est des puissances infйrieures et du corps
lui-mкme, est commune au juste et au pйcheur, et c'est selon elle que le
pйcheur engendre un pйcheur. C'est pourquoi il ne s'ensuit pas que le juste
engendre un enfant sans pйchй. 7. Le don du Christ
est plus puissant que la faute d'Adam, parce qu'il replace les hommes dans un
йtat plus йlevй que celui d'Adam avant son pйchй, c'est-а-dire l'йtat de
gloire, qui est exempt du risque du pйchй; mais cela doit se rйaliser dans la
conformitй au Christ pour que l'effet soit semblable а la cause. Car de mкme
que le Christ a pris sur lui la vйtustй de la peine afin, par la mort, de nous
racheter de la mort, et qu'ainsi en ressuscitant il nous a rendu la vie, de
mкme les hommes sont d'abord par le Christ rendus conformes au Christ par la
grвce alors que demeure la vйtustй de la peine, pour кtre enfin transportйs
dans la gloire а la rйsurrection. Et c'est de cette pйnalitй qui demeure, quant
aux puissances infйrieures, chez les baptisйs, que ceux-ci transmettent le
pйchй originel. Il n'est pas non plus inconvenant que la peine soit cause de
faute, parce que les puissances infйrieures ne sont susceptibles de faute que
dans la mesure oщ elles peuvent кtre mues par les puissances supйrieures, et c'est
pourquoi, si la faute est йcartйe de la partie supйrieure de l'вme, la raison
de faute ne demeure pas en acte dans les puissances infйrieures, mais
virtuellement, en tant qu'elles sont le principe de la gйnйration humaine. 8. De mкme que le
pйchй d'Adam nuit а tous ceux qui naissent de lui selon la chair, de mкme la
rйdemption du Christ vaut pour tous ceux qui naissent de lui selon l'esprit. 9. La nature,
entendue de faзon absolue, est plus que la personne; mais la nature considйrйe
dans une personne est incluse dans les limites de la personne, et de cette
maniиre, la personne peut infecter la nature. Et comme c'est de la personne du
premier pиre que toutes les personnes qui naissent de lui selon la chair
reзoivent la nature humaine, une telle corruption de la nature est transmise а
tous; de mкme que si l'eau йtait corrompue dans la source, la corruption se
rйpandrait а tout le ruisseau issu de cette source. 10. Dans l'вme du
parent baptisй, il existe une rйalitй qui s'oppose а la corruption du l?йchй
originel, а savoir le sacrement du Christ, empкchement qui n'existe pas dans l'вme
de l'enfant engendrй. On peut dire aussi que l'infection de la nature ne passe
dans l'вme que par l'acte de gйnйration, qui est un acte de la nature. C'est
pourquoi elle ne se transmet pas а l'вme de celui qui engendre, mais а celle de
celui qui est engendrй, qui est le terme de la gйnйration. 11. Le pйchй n'est
pas en acte dans la semence mais virtuellement, en tant qu'elle est le principe
de la gйnйration humaine, comme on l'a dit plus haut. 12. Le dйfaut originel
n'a pas raison de faute du fait qu'il est contractй nйcessairement par la
gйnйration charnelle, mais du fait que la nature est atteinte d'une souillure
rйputйe volontaire а cause de son principe, comme on l'a dit plus haut. 13. La semence agit
pour produire l'infection de l'вme de la mкme maniиre qu'elle agit pour
constituer l'achиvement de la nature humaine. De mкme donc que l'action de la
semence se dйroule dans le temps, mais que l'achиvement de la nature humaine se
rйalise en un instant, par l'avиnement de la forme ultime, de mкme l'infection
du pйchй originel est causйe en un instant par le premier pиre, bien que l'action
de la semence ne soit pas instantanйe. 14. Certains ont cru
que le pйchй originel ne pouvait кtre transmis par les premiers parents а leurs
descendants que si tous les hommes йtaient contenus matйriellement en Adam. Et
ainsi, ils posent que la semence n'est pas un superflu des aliments, mais qu'elle
vient d'Adam lui-mкme. Mais cela ne peut кtre, car alors la semence serait un
йlйment sйparй de la substance de celui qui engendre. Or ce qui se prйpare de
la substance d'une chose s'йloigne de la nature de celle-ci, et est en voie de
corruption, et pour cela ne peut кtre un principe de gйnйration dans cette mкme
nature. De lа, le Philosophe conclut que la semence n'est pas un йlйment sйparй
de la substance, mais le superflu des aliments. Mais par lа, il n'est pas exclu
que le pйchй originel puisse кtre contractй а partir du premier pиre. En effet,
la condition de ce qui est engendrй dйpend plus de l'agent, qui dispose la
matiиre et donne la forme, que de la matiиre qui, s'йloignant de sa dis
position premiиre et perdant sa forme premiиre, reзoit de l'agent une nouvelle
disposition et une nouvelle forme. C'est pourquoi, pour ce qui est de la transmission
du pйchй originel, l'origine de la matiиre du corps humain importe peu, mais
tout dйpend de l'agent qui l'a transformйe spйcifiquement en une nature
humaine. 15. Des agents
proches et йloignйs peuvent se distinguer de deux maniиres par soi, ou par
accident. Par accident d'abord, ainsi lorsque l'on entend l'йloignement et la
distance seulement selon le lieu, le temps, ou selon autre chose d'accidentel а
la cause en tant que telle. Et ainsi, il est vrai que l'agent proche marque
plus l'effet que l'agent йloignй, comme le feu qui est proche rйchauffe plus
que celui qui est йloignй; et que le mal qui est proche dans le temps meut bien
plus l'вme que le mal lointain. Mais des agents proches et йloignйs se
distinguent par soi selon l'ordre naturel des causes dans leur causalitй mкme,
et de cette maniиre, l'agent йloignй influe plus sur l'effet que l'agent
proche. Il est dit en effet dans le livre des Causes prop. 1 que toute
cause premiиre influe plus sur son effet que la cause seconde, car cette derniиre
n'agit qu'en vertu de la cause premiиre. Mais le fait que l'effet reзoive
parfois son espиce de l'agent proche, et non de l'agent йloignй, ne vient pas d'un
dйfaut de l'influence exercйe par l'agent йloignй, mais d'un dйfaut de la
matiиre, qui ne peut recevoir une forme si excellente. C'est pourquoi, si la
matiиre peut recevoir la forme de l'agent principal, elle la recevra plus que
la forme de l'agent proche; de mкme que la maison reзoit plus la forme de l'art
que celle de l'instrument. Donc parce que la vйtustй du pйchй originel se
trouve en tous du fait qu'ils sont mus par le premier pиre, comme on l'a dit
plus haut, un homme ne transmet le pйchй originel qu'en tant qu'il engendre en
vertu du premier agent. Et c'est pourquoi on dit que ce pйchй est contractй а
partir d'Adam plutфt que du parent immйdiat. 16. La sensualitй
dйsigne la concupiscence dйsordonnйe en acte, mais on a dit plus haut que l'йlйment
matйriel dans le pйchй originel est la concupiscence habituelle provenant du
fait que la raison n'a pas la force de refrйner totalement les puissances
infйrieures. Ainsi donc, la sensualitй en acte qui est dans l'union charnelle
est le signe de la concupiscence habituelle, qui est l'йlйment matйriel dans le
pйchй originel. Mais la cause qui fait que quelqu'un transmette le pйchй
originel а sa descendance, c'est ce qui demeure en lui du pйchй originel, mкme aprиs
le baptкme, ainsi qu'on l'a dit, c'est-а-dire la concupiscence ou le foyer de
pйchй. Ainsi, on voit bien que la sensualitй en acte n'est pas cause de la
transmission du pйchй originel, mais le signe de la cause. C'est pourquoi, s'il
se produisait par miracle que la sensualitй en acte soit totalement йcartйe de
l'union charnelle, l'enfant contracterait nйanmoins le pйchй originel. Ainsi,
lorsque saint Augustin dit que la sensualitй transmet le pйchй, il met le signe
а la place du signifiй. Mais l'objection envisageait cette sensualitй en acte,
en laquelle agit aussi une chaleur plus intense. Cependant, cette chaleur n'est
pas la cause totale, mais la cause principale vient de la vertu de l'вme qui
opиre dans la semence а titre d'agent principal, comme le dit le Philosophe. 17. La charitй
diminue la sensualitй actuelle, dans la mesure oщ l'appйtit concupiscible obйit
а la raison. Mais il n'obйit pas, dans l'йtat de nature corrompue, au point de
ne rien garder de son mouvement propre, mкme en dehors de l'ordre de la raison.
C'est pourquoi la sensualitй n'est pas totalement supprimйe, quelle que soit l'augmentation
de la charitй. 18. Mкme chez les
justes, il existe une sensualitй actuelle dans l'acte de gйnйration, lorsque l'appйtit
concupiscible tend de faзon immodйrйe vers ce qui est dйlectable pour la chair,
et que la volontй, mкme si elle ne fait ni ne veut rien contre la raison, ne s'attache
pas de faзon actuelle а l'ordre de la raison, а cause de la vйhйmence de la
passion. 19. Le principe du
pйchй vient de nous, mais celui du bien mйritoire vient de Dieu. C'est pourquoi
a existй chez Adam un certain bien qu'il a pu communiquer а tous, а savoir la
justice originelle, qu'il a reзue cependant de Dieu; mais le mal qu'il a
transmis aux autres, il l'a eu par lui-mкme: de sorte que l'on peut dire plutфt
que Dieu a йtй le diffuseur du bien et que l'homme est le diffuseur du mal.
Mais le bien de la pйnitence d'Adam n'est pas transmis aux autres, car son
principe a йtй une grвce donnйe personnellement а cet homme. 20. Manger dйsigne un
acte de la personne, mais pйcher peut appartenir soit а la personne, soit а la
nature. C'est pourquoi on dit que ceux qui reзoivent la nature humaine d'Adam
ont pйchй en Adam, mais non qu'ils ont mangй en Adam.
ARTICLE
7: CEUX QUI NAISSENT SEULEMENT MATЙRIELLEMENT D'ADAM CONTRACTENT-ILS LE PЙCHЙ
ORIGINEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
81, article 4 II Commentaire des Sentences D. 31, Question 1, article 2,
ad 3-4; D. 33, Question 1, article 1,ad 5.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, l'вme
est infectйe du pйchй originel par l'infection de la chair а laquelle elle est
unie. Mais la chair d'un homme pйcheur est infectйe par le pйchй de faзon
actuelle, alors que la semence l'est seulement de faзon virtuelle, car йtant
dйpourvue d'вme rationnelle, elle n'est pas susceptible de l'infection du
pйchй. Donc la tache du pйchй originel serait davantage contractйe par l'homme
qui serait miraculeusement formй de la chair d'une personne ayant le pйchй
originel, par exemple d'une cфte, d'un pied ou d'une main, que s'il йtait
engendrй par la semence. 2. De plus, une Glose
dit а propos de la Genиse 4, 1 que c'est dans les reins d'Adam que toute sa
postйritй fut corrompue, parce qu'elle sa semence n'a pas йtй rйpandue au dйbut
dans le lieu de la vie, mais par la suite au lieu de l'exil. Mais, si un homme
йtait formй а partir du corps d'un autre homme, par exemple de sa main ou de
son pied, cette chair serait prйlevйe dans le lieu de la peine, et donc il
contracterait la corruption du pйchй originel. 3. De plus, le pйchй
originel est le pйchй de toute la nature humaine, comme on l'a dit plus haut.
Mais cet homme qui serait formй а partir de la chair d'un autre homme
appartiendrait а la nature humaine. Donc il contracterait le pйchй originel. 4. De plus, dans la
gйnйration de l'homme et de n'importe quel animal, la matiиre du corps est fournie
par la femelle. Mais l'вme est infectйe du pйchй par le fait qu'elle est unie а
la matiиre corporelle. Donc, mкme si Adam n'avait pas pйchй, par le fait du
pйchй d'Eve, les enfants nйs de leur union auraient contractй le pйchй
originel, non а cause de l'infection de la semence de l'homme, mais seulement а
cause de la matiиre. 5. De plus, la mort
et la corruption de n'importe quel кtre proviennent d'une nйcessitй de la
matiиre; or la matiиre est fournie par la mиre. Donc, si Eve йtait devenue
mortelle et passible en pйchant, alors qu'Adam n'aurait pas pйchй, les enfants
qui naоtraient d'eux auraient йtй mortels et passibles. Mais il n'y a pas de
peine sans faute. Donc ils auraient contractй le pйchй originel. 6. De plus, saint
Jean Damascиne dit dans le Traitй de la Foi III, 2 que le Saint Esprit
est venu sur la Vierge en la purifiant. Or on ne peut dire que cette
purification a йtй superflue, car si une nature crййe ne fait rien de superflu,
bien moins encore le Saint Esprit. Si donc le corps du Christ avait йtй pris de
la Vierge sans cette purification prйalable, il aurait assurйment contractй le
pйchй originel. Il semble ainsi que le fait mкme de tirer matйriellement sa
chair d'Adam suffit а faire contracter le pйchй originel. Cependant: Saint Augustin dit dans son Commentaire
littйral sur la Genиse X, 19, 20 que le Christ n'a pas pйchй en Adam et n'a
pas payй la dоme en йtant dans les reins d'Abraham Hйb., 7, 9, parce qu'il n'y
fut pas selon la raison sйminale, mais seulement selon la substance corporelle.
Rйponse: On peut tirer la vйritй sur cette question
de ce qu'on a dйjа dit. En effet, on a dit plus haut que le pйchй originel
dйrive du premier pиre en sa postйritй dans la mesure oщ les descendants sont
mus par lui du fait de l'origine. Or il est йvident qu'il ne convient pas а
la matiиre de mouvoir, mais d'кtre mue: il en rйsulte que, quelle que soit la
maniиre dont un homme descend matйriellement d'Adam, ou de ceux qui sont nйs de
lui, il ne contracterait absolument pas le pйchй originel s'il ne descendait de
lui par voie sйminale, de mкme que ne contracterait pas non plus le pйchй
originel un homme qui serait formй de la terre de faзon nouvelle. En effet, peu
importe а la condition de l'homme la matiиre dont il est formй, mais tout
dйpend de l'agent qui le forme, parce que c'est de l'agent qu'il reзoit la
forme et les dispositions, comme on l'a dit, alors que la matiиre ne conserve
pas sa forme ou sa disposition premiиre, mais en acquiert une nouvelle par la
gйnйration.
Solutions des objections: 1. Si un homme йtait
formй а partir du doigt ou de la chair d'un autre homme, cela ne serait
possible qu'avec une chair corrompue et s'йloignant de son йtat naturel, car la
gйnйration d'une rйalitй est la corruption d'une autre. C'est pour quoi l'infection
qui se trouvait avant dans la chair ne demeurerait pas pour infecter l'вme. 2. Il ne faut pas
comprendre cette Glose comme si le lieu de l'exil йtait la cause de la
transmission du pйchй originel, parce que si l'homme йtait restй au paradis
terrestre aprиs le pйchй, il aurait transmis le pйchй originel а ses
descendants. Mais la cause de la transmission du pйchй originel est la
corruption de la nature humaine dans le premier pиre, et le lieu de l'exil est
concomitant а la corruption. C'est pourquoi, dans cette Glose, on mentionne le
lieu comme concomitant а la cause, et non comme une cause. 3. Le pйchй originel
n'appartient pas а la nature humaine en soi, mais selon qu'elle dйrive d'Adam
par la voie de la semence, comme on l'a dit. 4. Les enfants qui
seraient nйs d'Adam, si seule Eve avait pйchй et non pas lui, n'auraient pas
contractй le pйchй originel, car on contracte celui-ci par la vertu gйnйrative
de la nature humaine, qui se trouve dans la semence du mвle, selon le
Philosophe. Et c'est pourquoi, bien qu'Eve ait pйchй la premiиre, l'Apфtre dit
cependant de faзon significative que c'est par un seul homme que le pйchй est
entrй dans le monde. 5. Il a paru а
certains que ceux qui seraient nйs d'Adam, si seule Eve avait pйchй et non pas
lui, auraient йtй mortels et passibles, du fait que ces dйficiences sont des
consйquences de la matiиre, que fournit la mиre; et ainsi la mortalitй et la
passibilitй ne seraient pas alors des dйficiences pйnales mais naturelles. Mais
mieux vaut dire qu'ils n'auraient йtй ni passibles, ni mortels. En effet, si
Adam n'avait pas pйchй, il aurait transmis а ses descendants la justice
originelle, qui comprend non seulement la soumission de l'вme а Dieu, mais
aussi celle du corps а l'вme, ce qui exclut la passibilitй et la mortalitй. 6. Du fait que le
Christ a йtй conзu de la Vierge sans la semence de l'homme, il s'est produit qu'il
n'a pas contractй le pйchй originel. Mais la purification de sa Mиre a eu lieu
auparavant, non comme si elle eыt йtй nйcessaire pour que le Christ soit conзu
sans le pйchй originel, mais parce qu'une totale puretй convenait а la chair
que le Verbe de Dieu a assumйe.
ARTICLE
8: LES PЙCHЙS DES ANCКTRES LES PLUS PROCHES SE TRANSMETTENT-ILS PAR ORIGINE А
LEURS DESCENDANTS?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia Question
81, article 2; II Commentaire des Sentences D. 32, Question 1, article 1;
IV Contra Gentiles chapitre 52; Compendium Theologiae chapitre 197;
Commentaire des Romains chapitre 5, 1, 3.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, David,
qui est nй d'un mariage lйgitime, dit dans le Psaume 50, 7: "Voici, j'ai
йtй conзu dans l'iniquitй, et dans les pйchйs ma mиre m'a enfantй", d'oщ
il semble que les pйchйs d'un homme contractйs par origine soient nombreux. Or
cela ne pourrait кtre si les pйchйs des ancкtres les plus proches ne se
transmettaient pas par origine а leurs descendants, mais seulement celui du
premier homme. Donc les pйchйs des parents les plus proches se transmettent par
origine а leurs descendants. 2. De plus, la nature
humaine fut en Adam ce qu'elle est en chaque homme. Or Adam, par son pйchй
actuel, a corrompu la nature humaine et l'a transmise corrompue а ses
descendants, parce que telle il l'a possйdйe, telle il l'a communiquйe. Donc n'importe
quel autre homme corrompt la nature humaine en lui-mкme par son pйchй actuel,
et transmet cette corruption а ses descendants; et ainsi les pйchйs actuels des
parents plus proches se transmettent par origine а leurs descendants, comme le
pйchй du premier pиre. 3. Mais on peut dire
qu'en Adam la nature humaine йtait intиgre, et c'est pour quoi il a pu la
corrompre par son pйchй actuel, alors que chez les autres hommes, la nature est
dйjа corrompue et ne peut donc l'кtre par leurs pйchйs actuels. -On objecte а
cela qu'il est dit а la fin de l'Apocalypse 22, 11: "Que celui qui est
juste se justifie encore, et celui qui est dans les souillures se souille
encore. Mais кtre dans les souillures du pйchй, c'est
кtre corrompu. Donc la nature qui est corrompue en quelqu'un peut l'кtre encore
davantage. 4. Mais on peut dire
que cette corruption de la nature qui s'est opйrйe par le pйchй du premier pиre
a fait d'une nature intиgre une nature corrompue, et a donc pu causer la
transmission du pйchй originel; mais les autres corruptions de la nature
produites par des pйchйs actuels ne font pas cela, aussi elles ne causent pas
la transmission du pйchй originel. -On objecte а cela que ce qui est au milieu,
quand on le compare а l'un des extrкmes, fait figure de l'autre extrкme; ainsi
le gris est par rapport au blanc comme noir, et par rapport au noir comme
blanc. Or ce qui est moins corrompu est un milieu entre ce qui est intиgre et
ce qui est plus corrompu. On peut donc assimiler la corruption de la nature par
laquelle ce qui est intиgre se transforme en corrompu, et la corruption par
laquelle ce qui est moins corrompu se transforme en plus corrompu. 5. Mais on peut dire
que la nature humaine йtait dans le premier homme comme en son premier
principe, et c'est pourquoi elle a pu se corrompre en lui, mais non dans les
autres. -On objecte а cela que si le premier homme n'avait pas pйchй, mais qu'un
de ses descendants l'avait fait, la nature humaine aurait йtй corrompue en ce
dernier, et il l'aurait transmise ainsi а ses descendants; et cependant, la
nature humaine n'aurait pas йtй chez lui comme en son premier principe. Il n'est
donc pas requis pour la transmission du pйchй originel que la nature humaine
soit corrompue par le principe premier de la nature. 6. De plus, dans l'Exode
20, 5, il est dit: "Je suis un Dieu jaloux qui chвtie l'iniquitй des pиres
sur les enfants jusqu'а la troisiиme et la quatriиme gйnйration", ce qui
ne peut se rapporter qu'aux pйchйs actuels des ancкtres les plus proches. Les
pйchйs actuels de ces derniers se transmettent donc а leurs descendants par
origine. 7. Mais on pourrait
dire que cela s'entend de la transmission des pйchйs quant а la peine, et non
quant а la faute. -On objecte а cela qu'un effet ne peut exister sans sa cause.
Or la peine est l'effet de la faute. Donc, si la peine se transmet, il est
nйcessaire que la faute se transmette йgalement. 8. Mais on pourrait
dire que la peine ne prйsuppose pas toujours une faute dans le mкme'sujet, mais
parfois dans un autre sujet. -On objecte а cela que la peine vient de Dieu et
qu'elle est juste; or la justice est une certaine йgalitй. Il faut donc que la
peine ramиne а l'йgalitй l'inйgalitй de la faute. Or ceci ne peut se faire que
si la peine rйtablit l'йgalitй dans le sujet mкme en qui il y avait inйgalitй
auparavant а cause de la faute, en sorte qu'il endure quelque chose qui soit
conforme а la volontй de Dieu, et aille contre sa propre volontй, lui qui en
pйchant a agi contre la volontй de Dieu en suivant sa propre volontй. Il faut
donc que la peine passe en celui-lа mкme en qui la faute a passй. 9. De plus, selon
saint Matthieu 27, 25, les Juifs ont dit: "Que son sang soit sur nous et
sur nos enfants." Ce que saint Augustin explique dans un Sermon sur la
Passion Serm. 28 en disant: "Voici quels biens ils transmettent а
leurs hйritiers par un serment sacrilиge: ils se souillent de la tache du sang
et font pйrir leurs enfants." Donc le pйchй actuel d'autres hommes qu'Adam
a йtй transmis а leurs descendants, mкme quant а la tache. 10. De plus, comme le
dit l'Apфtre dans l'йpоtre aux Romains 5, 12, quand Adam a pйchй, nous avons
tous pйchй en lui; et cela parce que nous йtions en lui selon la raison
sйminale, comme le dit saint Augustin. Mais de mкme que nous йtions en Adam
selon la raison sйminale, ainsi l'avons-nous йtй aussi en nos plus proches
parents. Donc nous avons pйchй aussi en eux quand ils pйchaient, et de la
sorte, leurs pйchйs nous sont transmis par origine. 11. De plus, la mort,
qui est la privation de la vie, est la peine du pйchй originel. Or la vie des
hommes diminue toujours de plus en plus, car au commence ment du monde, les
hommes vivaient plus longtemps que de nos jours. Donc, puisque la peine
augmente, il semble que cet accroissement vienne de la faute, et ainsi, que les
pйchйs actuels des plus proches parents ajoutent quelque chose au pйchй
originel qui vient du premier pиre. 12. De plus, avant l'institution
de la circoncision, les enfants йtaient sauvйs par la seule foi de leurs
parents, comme le dit saint Grйgoire, et ils йtaient donc semblablement damnйs
par l'infidйlitй de ceux-ci. Or l'infidйlitй est un pйchй actuel. Donc le pйchй
actuel des parents plus proches se transmet а leurs descendants. 13. De plus, ce qui
existe а la fois selon la similitude et selon la rйalitй agit plus efficacement
que ce qui existe seulement selon la similitude. Or la laideur corporelle
saisie par l'imagination, qui existe seulement selon la similitude chez celui
qui engendre, se transmet а ses descendants; aussi saint Jйrфme dit dans les
Questions Hйbraпques 30 qu'une femme mit au monde un enfant noir а la vue d'un
Йthiopien peint sur le mur. Bien plus encore, la laideur du pйchй qui est dans
l'вme du pиre а la fois selon la rйalitй et selon la similitude se
transmet-elle donc а ses descendants. 14. De plus, on peut
mieux communiquer а un autre ce que l'on tient de soi-mкme que ce que l'on
tient d'un autre. Or les plus proches parents transmettent а leurs descendants
la corruption du pйchй originel, qui dйrive en eux d'Adam. Ils transmettent
donc encore plus la corruption des pйchйs actuels. 15. De plus, selon le
droit canonique et le droit civil, les fils sont redevables des pйchйs de leurs
parents. En effet, les fils d'esclaves, bien que nйs d'une mиre libre, sont
vouйs а la servitude; d'autre part, les hйritiers d'un voleur sont redevables
du vol du pиre selon le droit canonique, mкme si rien de ce vol ne leur est
parvenu et qu'aucun procиs n'a mкme йtй intentй contre le pиre; et mкme les
enfants de ceux qui pиchent du crime de lиse-majestй portent l'ignominie de
leurs parents. Donc les pйchйs des parents passent а leurs enfants. 16. De plus, les
enfants ont plus de rapports avec leurs proches parents qu'avec le premier
pиre, et ils se rattachent plus directement а eux. Si donc le pйchй du premier
pиre passe а tous ses descendants, bien plus encore les pйchйs des proches
parents. 17. De plus, ce qui
appartient au corps se transmet avec le corps. Or certains pйchйs actuels
appartiennent au corps, car l'Apфtre dit dans la Premiиre йpоtre aux
Corinthiens 6, 18: "Tout pйchй que l'homme aura commis est extйrieur а son
corps, mais celui qui fornique pиche contre son propre corps." Ce genre de
pйchй actuel est donc transmis par origine des plus proches parents а leurs
descendants. Cependant: 1. Le pйchй s'oppose
au mйrite. Or les mйrites des parents ne sont pas transmis leurs descendants,
sans quoi nous ne naоtrions pas tous fils de colиre. Donc les pйchйs actuels
des parents les plus proches ne passent pas а leurs descendants. 2. De plus, dans
Ezйchiel 18, 20 il est dit: "Le fils ne portera pas l'iniquitй du pиre."
Or il la porterait si du pиre elle passait en lui. Donc les pйchйs des plus
proches parents ne passent pas а leurs descendants.
Rйponse: Saint Augustin soulиve la question dans l'Enchiridion
47, et la laisse non rйsolue. Mais si on la considиre avec soin, il est
impossible que les pйchйs actuels des parents les plus proches se transmettent
originellement а leurs descendants. Pour en avoir l'йvidence, il faut
remarquer qu'un principe gйnйrateur univoque communique а celui qu'il engendre
sa nature spйcifique, et par consйquent, tous les accidents qui sont liйs а l'espиce:
de mкme en effet que l'homme engendre un homme, de mкme celui qui a le pouvoir
de rire engendre un кtre qui a le pou voir de rire. Or, si la puissance du gйnйrateur
est grande, il transmet sa ressemblance а l'engendrй mкme quant aux accidents
individuels. Mais cela est vrai des accidents qui appartiennent au corps de
quelque maniиre, non des accidents qui appartiennent seulement а l'вme, surtout
а l'вme intellective, qui n'est pas une puissance rйsidant dans un organe
corporel: un homme blanc en effet engendre la plupart du temps un fils blanc,
et un homme grand un fils grand, mais jamais un grammairien n'engendre un
grammairien, ni un physicien un physicien. Mais parce que le pйchй nous prive du don
de la grвce, il faut considйrer dans le pйchй cela mкme qu'on considиre dans le
don de la grвce que le pйchй enlиve. Or а l'origine de la condition humaine, un
don gratuit fut accordй par Dieu au premier homme, non pas en raison de sa
personne seulement, mais en raison de toute la nature humaine qui devait sortir
de lui; et ce don йtait la justice originel le. La vertu de ce don rйsidait non
seulement dans la partie supйrieure de l'вme qui est intellective, mais se
rйpandait dans les parties infйrieures de l'вme, qui йtaient maintenues
totalement sous l'empire de la raison par la puissance de ce mкme don, et
au-delа, jusqu'au corps auquel rien ne pouvait arriver qui trouble rait son
union а l'вme, tant que ce don demeurait. Et c'est pourquoi c'est avec raison
que ce don se serait transmis aux descendants pour deux motifs: d'abord, parce
qu'il accompagnait la nature en vertu d'un don de Dieu, bien que ce ne fыt par
l'ordre naturel; deuxiиmement, parce qu'il s'йtendait au corps qui est transmis
par gйnйration. Or ce don a йtй enlevй par le premier pйchй de notre premier
pиre; c'est donc avec raison que pour les mкmes causes ce pйchй aussi est
transmis originellement aux descendants. Mais les autres pйchйs actuels, qu'ils
soient ceux du premier pиre lui-mкme, ou bien ceux des autres, s'opposent au
don de la grвce qui est confйrй par Dieu а quelqu'un en raison de sa personne
seulement, et dont la force demeure en outre dans la seule вme intellective,
sans se communiquer au corps pour supprimer sa corruptibilitй. Et C'est
pourquoi ni cette grвce elle-mкme, ni les pйchйs actuels d'un quelconque
ancкtre, y compris d'Adam lui-mкme, ne se transmettent, hormis son premier
pйchй, par mode d'origine. Mais les pйchйs actuels des parents les plus proches
peuvent se communiquer а leurs enfants par imitation, en raison du commerce
assidu de leurs enfants avec eux.
Solutions des objections: 1. Le pйchй originel
chez un homme est unique. Mais on en parle comme s'il y en avait plusieurs: "C'est
dans les pйchйs que ma mиre m'a enfantй", pour quatre motifs: d'abord
selon l'habitude de l'Йcriture, oщ le pluriel est mis pour le singulier, comme
on le voit bien en saint Matthieu 2, 20: "Ils sont morts, ceux qui en
voulaient а la vie de l'enfant", alors qu'il s'agit du seul Hйrode
deuxiиmement, parce que le pйchй originel est d'une certaine maniиre la cause
des pйchйs qui suivent, et qu'il contient ainsi virtuellement en lui de
nombreux pйchйs; troisiиmement, parce que dans le pйchй actuel du premier pиre
d'oщ le pйchй originel tire sa cause, la difformitй du pйchй fut multiple: il y
eut en effet alors superbe, dйsobйissance, gourmandise et vol; quatriиmement,
parce que la corruption du pйchй originel atteint diffйrentes parties de l'homme.
Cependant, on ne peut parler pour cela de pluralitй du pйchй originel chez un
homme, si ce n'est sous un certain rapport. 2. Par son pйchй
actuel, Adam a corrompu la nature humaine en lui retirant le don gratuit qui
pouvait passer а ses descendants, ce qui n'a pas lieu avec les pйchйs actuels
des parents les plus proches, comme il ressort de ce qui a йtй dit, bien qu'ils
ajoutent а cette corruption par une soustraction de grвce ou d'aptitude а la
grвce, qui est un don personnel. 3., 4. et 5. Et par lа, la rйponse aux objections 3, 4
et 5 est йvidente. 6. Cela est dit parce
que le pйchй passe des parents aux enfants pour ce qui est de la peine.
Cependant, il faut remarquer qu'il existe deux sortes de peines l'une est
spirituelle et regarde l'вme, et d'une telle peine, jamais le fils n'est puni
pour le pиre. La raison en est que l'вme du fils ne vient pas de l'вme du pиre,
mais est crййe immйdiatement par Dieu. Et c'est cette raison qui est assignйe
dans Ezйchiel 18, 4 et 20: "De mкme que l'вme du pиre est а moi, de mкme
aussi l'вme du fils", et: "Le fils ne portera pas l'iniquitй du pиre."
L'autre peine est la peine corporelle, ou qui concerne des rйalitйs qui
regardent le corps, et pour ce qui est de cette peine, les fils sont parfois
punis pour les parents, surtout lorsqu'ils se conforment а eux dans la faute;
en effet, pour ce qui est du corps, qui est transmis par le pиre, le fils est
quelque chose du pиre. 7. La peine
temporelle dont le fils est parfois chвtiй a pour cause une faute qui a prйcйdй
chez le pиre. 8. Dans la mesure oщ
le fils est quelque chose du pиre, le pиre est puni йgale ment dans la peine de
son fils. 9. Le sang du Christ
rend coupables les fils des Juifs dans la mesure oщ ils imitent la malice de
leurs pиres en l'approuvant. 10. Nous йtions dans
le premier pиre et dans nos plus proches parents selon une communautй de
nature, mais non de personne. C'est pourquoi nous participons au pйchй qui
prive du don fait а la nature, mais non а celui qui prive du don fait а la
personne. 11. Le fait que les hommes
vivent moins longtemps de nos jours qu'au commencement du monde n'est pas causй
par une aggravation du pйchй originel, ni par un affaiblissement continu de la
nature, comme le disent certains, sans quoi а mesure que le temps passe, la vie
de l'homme serait de plus en plus йcourtйe. Cela est йvidemment faux, puisque actuellement
les hommes vivent aussi long temps qu'а l'йpoque de David, qui disait: "Les
jours de nos annйes sont de soixante-dix ans" Psaume 89, 10. Cette
longйvitй venait donc de la puissance divine, pour que le genre humain se
multiplie. 12. Dиs le
commencement du genre humain, un remиde au pйchй originel n'a pu кtre apportй
que par la puissance du mйdiateur entre Dieu et l'homme, Jйsus-Christ. Donc la
foi des anciens, qu'accompagnait une certaine protestation de foi, avait valeur
salvifique pour les petits enfants, non en tant qu'elle йtait un acte mйritoire
des croyants -c'est pourquoi il n'йtait pas requis que l'acte de foi fыt formй
par la charitй -mais en raison de l'objet de cette foi, c'est-а-dire le
mйdiateur lui-mкme. En effet, les sacrements qui ont йtй instituйs par la suite
valent aussi en tant qu'ils sont une protestation de foi. C'est pourquoi il ne
s'ensuit pas que l'infidйlitй des parents nuirait aux enfants, sinon de maniиre
accidentelle, comme йcartant le remиde au pйchй. 13. L'imagination est
une puissance qui rйside dans un organe corporel. Aussi les esprits corporels,
en qui trouve son fondement la vertu gйnйratrice qui opиre dans la semence,
sont modifiйs par une reprйsentation imaginaire. C'est pourquoi un certain
changement se produit parfois chez l'enfant а partir de ce qu'imagine son pиre
au moment mкme de l'union charnelle, si son imagination est fertile. Mais l'infection
du pйchй, surtout du pйchй actuel, demeure totalement dans l'вme et n'appartient
pas au corps. Le cas n'est donc pas le mкme. 14. Cet argument
vaudrait, toutes choses йtant йgales par ailleurs. 15. Cet argument
envisage la transmission du pйchй quant а la peine corporelle. 16. L'homme
contracterait davantage le pйchй d'un parent proche que du premier pиre, site
pйchй de ce parent supprimait quelque don de nature, comme le pйchй du premier
pиre l'a fait. 17. On dit que celui
qui fornique pиche contre son propre corps, non pas que la souillure de ce pйchй
serait dans le corps, car elle est bien plutфt dans l'вme, comme la grвce а
laquelle elle s'oppose, mais parce que ce pйchй s'accomplit dans le plaisir
physique et dans un certain йcoulement du corps, ce qui ne se produit dans nul
autre pйchй, car dans le pйchй de gourmandise, il n'y a pas йcoule ment
corporel, et dans les pйchйs spirituels, il n'y a pas de plaisir corporel.
QUESTION V: LA
PEINE DU PЙCHЙ ORIGINEL
ARTICLE
1: CONVIENT-IL QUE LA PEINE DU PЙCHЙ ORIGINEL SOIT LA PRIVATION DE LA VISION
DIVINE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences
D. 33, Question 1, article 3.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, comme il
est dit dans les Physiques II, 10, est vain ce qui n'atteint pas la fin
pour laquelle il est fait; or l'homme est naturellement ordon nй а la bйatitude
comme а sa fin derniиre, et cette bйatitude consiste bien dans la vision de
Dieu: donc c'est en vain que l'homme existe, s'il ne parvient pas а la vision
de Dieu. Mais Dieu n'a pas cessй, а cause du pйchй originel, de causer la
gйnйration des hommes, comme le dit saint Jean Damascиne. Donc, puisque rien n'est
vain dans les oeuvres de Dieu, il semble que l'homme n'encourt pas la peine de
la privation de la vision de Dieu а cause du pйchй qu'il a contractй de par son
origine. 2. De plus, il est
dit dans Ezйchiel 18, 4: "Toutes les вmes sont а moi: de mкme que l'вme du
fils est а moi, ainsi l'вme du pиre est а moi." On peut admettre par lа
que toutes les вmes sont immйdiatement crййes par Dieu, et que l'une ne vient
pas de l'autre: ce n'est donc pas par une peine qui appartient seule ment а l'вme
que quelqu'un doit кtre puni pour le pйchй originel, qui est transmis par le
premier pиre. Or la privation de la vision de Dieu est une peine qui regarde la
seule вme, comme la vision de Dieu elle-mкme est le fait de l'вme seule. Donc
la privation de la vision de Dieu n'est pas la peine due au pйchй originel. 3. De plus, saint
Augustin dit dans l'Enchiridion 93 que la peine de ceux qui sont punis
pour le seul pйchй originel est la plus douce. Par contre, saint Jean
Chrysostome dit dans son Commentaire sur saint Matthieu hom. 23, n° 7
que la privation de la vision de Dieu est la plus grande des peines et plus
intolйrable que la gйhenne. Donc la privation de la vision de Dieu ne convient
pas comme peine du pйchй originel. 4. Mais on pourrait
dire que la seule privation de la vision de Dieu est une peine moindre que
cette mкme privation accompagnйe de la peine du sens qui est due au pйchй
actuel. -On objecte а cela qu'une peine, йtant un certain mal, consiste en la
privation d'un certain bien; mais la proportion des privations entre elles est
dans le mкme rapport que celle des choses dont on est privй: c'est ainsi, en
effet, que la surditй est а la cйcitй ce que l'ouпe est а la vue. Or, de par la
privation de la vision de Dieu, l'homme est privй de Dieu; mais par la peine du
sens, il est privй d'un certain bien crйй, c'est-а-dire la dйlectation du sens
ou quelque bien analogue. Or un bien crйй ajoutй au bien incrйй ne rend pas
plus heureux: saint Augustin dit, en effet, parlant а Dieu dans les
Confessions V. 4, dit: "Qui te connaоt, toi et elles", c'est-а-dire
les crйatures, "n'est pas plus heureux а cause d'elles, mais c'est а cause
de toi seul qu'il est heureux." Celui donc qui est privй du seul bien
incrйй par l'absence de la vision de Dieu n'est pas moins malheureux que celui
qui avec cela souffre de la peine du sens. 5. Mais on peut dire
que, bien qu'il ne soit pas moins heureux quant а la rйcompense essentielle, il
est cependant moins heureux quant а la rйcompense accidentelle. -On objecte а
cela qu'une rйcompense accidentelle a un rapport accidentel а la bйatitude. Or
un accident, par son intensitй, n'augmente pas ce dont il est l'accident un
homme n'est pas plus homme, en effet, du fait qu'il est plus blanc. Donc la
bйatitude, qui consiste essentiellement en la jouissance du souverain bien, n'est
pas augmentйe par l'adjonction de quelque bien crйй. 6. De plus, йtant
donnй que le bien incrйй dйpasse а l'infini le bien crйй, le bien crйй est au
bien incrйй ce que le point est а la ligne. Or une ligne ne devient pas plus
grande par l'adjonction d'un point. Donc l'adjonction d'un bien crйй n'augmente
pas la bйatitude qui consiste dans la fruition du bien incrйй. 7. Mais on peut dire
que, bien que Dieu soit le bien infini, la vision de Dieu n'est pas cependant
un bien infini, parce que Dieu est vu par un esprit crйй de maniиre finie, et
de la sorte, celui qui est privй de la vision de Dieu n'est pas privй d'un bien
infini. -On objecte а cela que celui а qui on retire sa perfection est privй de
sa perfection. Or la vision est la perfection du voyant. Donc, celui а qui est
retirйe la vision est privй de l'objet vu. Et dans ces conditions, comme cet
objet vu est un bien infini, celui qui est privй de la vision de Dieu est privй
d'un bien infini. 8. De plus, Dieu
lui-mкme est la rйcompense de l'homme, parce qu'il a dit а Abraham: "Moi,
le Seigneur, je suis une rйcompense infiniment grande." Gen., 15, 1. Donc
celui qui est privй de la rйcompense derniиre, qui consiste dans a vision de
Dieu, est privй de Dieu lui-mкme qui est le bien infini. 9. De plus, au pйchй
originel est due une peine moindre qu'au pйchй vйniel, sans quoi la peine du
pйchй originel ne serait pas la plus douce, comme le dit saint Augustin. Or, au
pйchй vйniel est due une peine sensible, mais non la privation de la vue de
Dieu. Donc puisque, sans doute possible, la privation de la vision de Dieu sans
la peine du sens est plus grande que la peine du sens sans l'absence de la
vision de Dieu, il semble que la privation de la vue de Dieu ne soit pas due
comme peine au pйchй originel. 10. Mais on peut dire
qu'au pйchй vйniel est due la privation de la vision de Dieu pour un temps,
comme aussi la peine du sens. -On objecte а cela que l'adjonction de l'йternitй
aggrave davantage la peine de la privation de la vision de Dieu que la peine
sensible temporelle, car il n'existe personne d'assez mal disposй pour prйfйrer
subir n'importe quelle peine temporelle plutфt que d'кtre privй de la vision
perpйtuelle de Dieu. Si donc le pйchй originel est puni par la privation
dйfinitive de la vision de Dieu, il est puni davantage que le pйchй vйniel, et
ainsi, sa peine n'est pas la plus douce des peines. 11. De plus, selon
les lois, "est digne de misйricorde celui qui a souffert par la faute d'autrui".
Or celui qui est puni pour le seul pйchй originel a souffert par la faute d'autrui,
а savoir du premier pиre. Il est donc digne de misйricorde; la peine la plus
lourde, la privation de la vision de Dieu, ne lui est donc pas due. 12. De plus, saint
Augustin dit dans les Deux Ames XII, 17: "Tenir quel qu'un pour
coupable parce qu'il n'a pas fait ce qu'il ne pouvait pas faire, c'est le
comble de l'injustice et de la folie." Or en Dieu, il ne peut rien se
produire de tel. Comme donc l'enfant qui naоt n'a pu йviter le pйchй originel,
il semble qu'il n'encourre pas de ce fait la dette de quelque peine. 13. De plus, le pйchй
originel est la privation de la justice originelle, dit saint Anselme. Mais а
qui possиde la justice originelle, puisqu'il peut la possйder sans la grвce, n'est
pas due la vision de Dieu. Donc au pйchй originel ne rйpond pas non plus comme
peine la privation perpйtuelle de la vision de Dieu. 14. De plus, comme on
le lit dans la Genиse 3, 12, Adam s'excusa en disant: "La femme que vous m'avez
donnйe m'en adonnй et j'ai mangй"; ce qui eыt йtй une excuse suffisante
pour ne pas mйriter de peine, s'il n'avait pas pu rйsister а la suggestion de
la femme. Or Dieu a donnй а l'вme une chair а la souillure de laquelle il ne
lui est pas possible de rйsister. Il ne semble donc pas qu'elle soit astreinte
а quelque peine. 15. De plus, а l'homme
йtabli dans l'йtat de nature, mкme s'il n'avait jamais pйchй, йtait due la
privation de la vision de Dieu, а laquelle il ne pouvait parvenir que par la
grвce. Or la peine est due proprement au pйchй. Donc la privation de la vision
de Dieu ne peut кtre qualifiйe de peine du pйchй originel. Cependant: 1. Saint Grйgoire dit
dans les Morales IV, 25, n° 46: "Notre esprit en ce pиlerinage n'est
pas capable de voir la lumiиre telle qu'elle est, parce que la lui cache la
captivitй а laquelle elle est condamnйe." 2. De plus, Innocent
III dit, dans les Dйcrйtales III, 42, qu'au pйchй originel est due comme
peine la privation de la vision de Dieu.
Rйponse: La peine qui convient au pйchй originel
est la privation de la vision de Dieu. Pour en avoir l'йvidence, il faut
considйrer que deux йlйments paraissent requis pour la perfection d'un кtre: le
premier, d'кtre capable d'un certain bien important, ou de le possйder en acte;
l'autre, de n'avoir besoin d'aucun secours extйrieur ou de trиs peu. La
premiиre condition l'emporte sur la seconde: il est en effet bien meilleur,
celui qui est capable d'un grand bien, quoi qu'il ait besoin de secours
nombreux pour l'obtenir, que celui qui n'est capable que d'un bien mini me qu'il
peut cependant acquйrir sans secours extйrieur ou avec peu de secours. Ainsi
nous disons mieux disposй le corps d'un homme s'il peut obtenir une santй
parfaite bien qu'avec beaucoup de secours mйdicaux, que s'il peut obtenir une
santй imparfaite sans le secours de la mйdecine. Donc la crйature raisonnable l'emporte sur
toute crйature, parce qu'elle est capable du souverain bien par la vision et la
fruition de Dieu, bien que pour l'obtenir, les principes de sa propre nature ne
suffisent pas, mais qu'elle ait besoin pour cela du secours de la grвce divine. Or il faut savoir а ce sujet qu'un certain
secours divin est nйcessaire de faзon habituelle а toute crйature raisonnable,
c'est-а-dire le secours de la grвce sanctifiante, dont toute crйature
raisonnable a besoin pour parvenir а la bйatitude parfaite, conformйment а
cette parole de l'Apфtre: "La grвce de Dieu, c'est la vie йternelle."
Rom., 6, 23. Mais, outre ce secours nйcessaire, il y eut un autre secours
surnaturel pour l'homme, en raison de sa composition. L'homme, en effet, est
composй d'une вme et d'un corps, et d'une nature intellectuelle et sensible:
ceux-ci, s'ils sont laissйs а leur nature, appesantissent en quelque sorte l'intelligence
et l'empкchent de parvenir librement au sommet de la contemplation. Or ce
secours йtait la justice originelle, grвce а laquelle l'вme de l'homme йtait si
soumise а Dieu que les puissances infйrieures et le corps lui-mкme lui йtaient
totalement soumis, et que la raison n'йtait pas empкchйe de pouvoir tendre vers
Dieu. Et comme le corps existe en vue de l'вme, et le sens en vue de l'intelligence,
de mкme ce secours grвce auquel le corps est maintenu dans l'obйissance а l'вme
et les puissances sensibles dans celle de l'вme intellectuelle, constitue comme
une disposition а ce secours qui ordonne l'вme de l'homme а voir Dieu et а
jouir de lui. Or, comme on l'a dit plus haut, le pйchй originel retire ce
secours de la justice originelle. Comme, en pйchant, on rejette de soi ce
qui disposait а l'acquisition d'un bien, on mйrite donc que ce bien qu'on se
disposait а recevoir soit retirй, et la sous traction mкme de ce bien est la
peine qui convient. C'est pourquoi la peine qui convient au pйchй originel est
la soustraction de la grвce, et par consйquent de la vision divine, а laquelle
l'homme est ordonnй par la grвce.
Solutions des objections: 1. L'homme aurait йtй
crйй en vain et inutilement s'il n'avait pu obtenir sa bйatitude, comme tout
кtre qui ne peut atteindre sa fin derniиre. Aussi, pour que l'homme n'ait pas
йtй crйй en vain et inutilement en naissant avec le pйchй originel, dиs le
dйbut du genre humain, Dieu a proposй а l'homme le remиde qui le dйlivrerait de
cette vanitй, c'est-а-dire le mйdiateur lui-mкme, Dieu et homme, Jйsus-Christ:
par la foi en lui, l'obstacle du pйchй originel pourrait кtre enlevй. Aussi
est-il dit dans le Psaume 88, 48: "Rappelle-toi quelle est ma substance;
est-ce en vain, en effet, que tu as йtabli tous les enfants des hommes ?".
Ce qu'explique la Glose en disant que David demande l'incarnation du Fils, qui
de sa substance viendrait assumer notre chair, et par lui, tous les hommes
devaient кtre libйrйs de la vanitй. 2. L'вme de l'enfant
qui meurt sans le baptкme n'est pas punie de la privation de la vision de Dieu
en raison du pйchй d'Adam considйrй comme son pйchй personnel, mais elle est
punie en raison de l'infection de la faute originelle, qu'elle encourt par son
union au corps, qui est transmis par le premier pиre selon la raison sйminale.
Il eыt йtй injuste, en effet, que se transmette la dette de la peine sans que se
transmette aussi la souillure de la faute: de lа vient que l'Apфtre, dans l'Йpоtre
aux Romains 5, 12, fait prйcйder la dйrivation de la peine de celle de la faute
en disant: "Par un seul homme le pйchй est entrй dans le monde, et par le
pйchй la mort." 3. La gravitй d'une
peine peut se comprendre de deux maniиres: d'une premiиre maniиre, du point de
vue du bien lui-mкme dont prive le mal de la peine et dans ce sens-lа, la
privation de la vision de Dieu et de sa fruition est la plus lourde de toutes
les peines. D'une seconde maniиre, par rapport а celui qui est puni, et а ce
point de vue, la peine est d'autant plus lourde que ce qui est enlevй lui est
davantage propre et connaturel; ainsi, nous dirions qu'un homme est puni
davantage par la soustraction de son patrimoine que si on l'empкchait de
parvenir а un royaume auquel il n'a pas droit. Et de cette maniиre, la seule
privation de la vision de Dieu est la plus douce des peines, en tant que la
vision de l'essence divine est un bien absolument surnaturel. 4. Un bien crйй
ajoutй au bien incrйй ne constitue pas un bien plus grand et ne rend pas plus
heureux. La raison en est que lorsque deux biens participйs s'unis sent, ce qui
est participй en eux peut кtre augmentй; mais si un bien participй s'ajoute а
ce qui est tel par essence, cela ne fait pas quelque chose de plus grand par
exemple, deux rйalitйs chaudes s'ajoutant l'une а l'autre peuvent constituer un
objet plus chaud; mais s'il existait une rйalitй qui fыt la chaleur subsistante
par essence, aucune addition de chaleur ne l'augmenterait. Donc, comme Dieu est
l'essence mкme de la bontй, comme le dit Denys dans les Noms divins I, 5, et
comme tous les autres кtres ne sont bons que par participation, l'addition d'aucun
bien ne rend Dieu meilleur, parce que la bontй de n'importe quelle autre
rйalitй est contenue en lui. Aussi, comme la bйatitude n'est rien d'autre que l'acquisition
du bien parfait, quelque autre bien qu'on rajoute а la vision et а la fruition
de Dieu ne rend pas plus heureux; sans quoi Dieu serait devenu plus heureux en
crйant les crйatures. Cependant, il n'en va pas de mкme de la bйatitude et de
la misиre: car de mкme que la bйatitude consiste dans l'union avec Dieu, de
mкme la misиre consiste dans l'йloignement de Dieu; et on s'йloigne de sa
ressemblance et de sa participation par la privation de n'importe quel bien. Il
en rйsulte que n'importe quel bien dont on est privй rend plus malheureux,
alors que tout bien ajoutй ne rend pas plus heureux, parce que l'adjonction d'un
bien ne fait pas que l'homme adhиre davantage а Dieu que s'il lui йtait
immйdiatement uni, tandis que le bien qui lui est enlevй l'йloigne davantage de
Dieu. 5. L'adjonction d'une
rйcompense accidentelle ne rend pas plus heureux, parce qu'une rйcompense
accidentelle s'entend de quelque bien crйй; la vraie bйatitude de l'homme, au
contraire, s'entend seulement du bien incrйй. Mais comme un bien crйй est une
certaine ressemblance et participation du bien incrйй, ainsi l'acquisition d'un
bien crйй est une certaine ressemblance de la bйatitude qui, cependant, n'augmente
pas la vraie bйatitude. 6. De mкme que le
point n'augmente pas la ligne, ainsi un bien crйй n'augmente pas la bйatitude. 7 et 8. Nous
concйdons les objections 7 et 8, car qui est privй de la vue et de la
jouissance de Dieu, est privй de Dieu lui-mкme. 9. Comparй au pйchй
originel, le pйchй vйniel est d'une certaine faзon plus grand et d'une certaine
faзon moindre. Le pйchй vйniel, en effet, comparй а telle ou telle personne, a
davantage raison de pйchй que le pйchй originel, parce que le pйchй vйniel est
volontaire de la volontй de cette personne-lа, ce que n'est pas le pйchй
originel. Mais le pйchй originel comparй а la nature est plus grave, parce qu'il
prive la nature d'un bien plus grand que le pйchй vйniel ne prive la personne,
c'est-а-dire du bien de la grвce; et c'est en raison de cela que lui est due la
privation de la vision de Dieu, parce qu'on ne peut parvenir а cette vision de
Dieu que par la grвce, que le pйchй vйniel n'exclut pas. 10. La perpйtuitй de
la peine suit la perpйtuitй de la faute qui provient de la perte de la grвce,
parce que la faute ne peut pas кtre remise sans la grвce. Et parce que le pйchй
originel exclut la grвce, ce que ne fait pas le pйchй vйniel, au pйchй originel
revient une peine perpйtuelle, mais non au pйchй vйniel. 11. Cet enfant qui
meurt sans baptкme a souffert effectivement du pйchй d'autrui quant а sa cause,
parce qu'il a bien contractй le pйchй а partir d'un autre; il en souffre
pourtant comme d'un vice personnel en tant qu'il a contractй du premier pиre sa
faute. Et c'est pourquoi il est digne d'une misйricorde qui attйnue, sans
toutefois remettre totalement. 12. Cet enfant qui
meurt sans baptкme n'est pas coupable de n'avoir pas fait quelque chose, ce
serait un pйchй d'omission, mais il est coupable d'avoir contractй la souillure
de la faute originelle. 13. Cet argument
procиde de l'opinion de ceux qui posent que la grвce sanctifiante n'est pas
comprise dans la notion de justice originelle, ce que je crois pourtant кtre
faux: comme la justice originelle consiste principalement dans la soumission de
l'вme humaine а Dieu, qui ne peut кtre ferme sans la grвce, la justice
originelle n'a pu exister sans la grвce; et donc а qui possйdait la justice
originelle йtait due la vision de Dieu. Mais pourtant, en supposant l'opinion
prйcйdente, l'argument n'est pas encore concluant, parce que, bien que la
justice originelle n'inclыt pas la grвce, elle constituait cependant une
disposition prй-exigйe а la grвce. Et donc ce qui est contraire а la justice
originelle est aussi contraire а la grвce, comme ce qui est contraire а la
justice naturelle est contraire а la grвce, comme le vol, l'homicide et autres
actions du mкme genre. 14. Si l'homme n'avait
pas pu rйsister а la persuasion de la femme, il aurait йtй suffisamment excusй
du pйchй actuel, que commet la volontй personnelle. Et de mкme l'вme de cet
enfant est excusйe de la culpabilitй du pйchй actuel, mais non de celle du
pйchй d'origine, dont elle contracte la souillure par son union а la chair. 15. L'homme йtabli
dans le seul йtat de nature serait bien dйnuй de la vision de Dieu s'il mourait
en cet йtat, mais cependant la nйcessitй de ne pas l'avoir ne lui incomberait
pas. Car autre chose est ne pas devoir avoir, ce qui n'a pas raison de peine,
mais seulement de manque, et autre chose devoir ne pas avoir, ce qui a raison
de peine.
ARTICLE
2: LE PЙCHЙ ORIGINEL EST-IL PASSIBLE DE LA PEINE DU SENS?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences
D. 33, Question 2, article 1.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, saint
Augustin dit dans l'Hypognosticon V, 1, que les enfants qui meurent sans
baptкme йprouvent la gйhenne. Or la gйhenne dйsigne la peine du sens. Donc au
pйchй originel est due la peine du sens. 2. De plus, saint
Augustin dit, dans la Foi а Pierre: "Tiens pour certain et ne doute
aucunement que les petits enfants qui quittent ce monde sans le sacrement de
baptкme, doivent кtre punis d'un supplice йternel." Or ce supplice dйsigne
la peine du sens. Donc au pйchй originel est due la peine du sens. 3. De plus, saint
Grйgoire dit, dans les Morales sur Job IX, 21, n° 32, commentant Job 9,
17: "Il a multipliй mes blessures sans raison": "Ceux que les
sacrements ne dйlivrent pas de la faute originelle, quoique, ici-bas, ils n'aient
rien fait de leur propre mouvement, parviennent cependant aux tourments."
Mais tourment signifie peine du sens. Donc au pйchй originel est due la peine
du sens. 4. De plus, le pйchй
originel de cet enfant semble кtre de la mкme espиce que le pйchй actuel du
premier pиre, puisqu'il en procиde comme l'effet de sa cause propre. Or au
pйchй actuel du premier pиre est due la peine du sens. Donc elle est due aussi
au pйchй originel de cet enfant. 5. De plus, un
йlйment actif, uni а un йlйment passible, inflige la peine du sens. Mais les
вmes des enfants sont passibles, et mкme leurs corps aprиs la rйsurrection, puisqu'ils
ne possиdent pas le privilиge de l'impassibilitй. Donc, en prйsence du feu, ils
souffriront de la peine du sens. 6. De plus, aprиs le
jugement, la peine des pйcheurs sera complйtйe. Or la peine des enfants qui
meurent sans le baptкme, qui sont punis pour le seul pйchй originel, ne
pourrait recevoir son achиvement aprиs le jugement que si, а la privation de
Dieu qu'ils endurent dйjа, vient s'ajouter la peine du sens. Donc la peine du
sens est due au pйchй originel. 7. De plus, la peine
est due а la faute. Or la cause du pйchй originel est la chair. Donc, puisque n'est
due а la chair que la peine du sens, il semble qu'au pйchй originel est due
surtout la peine du sens. 8. De plus, si quelqu'un
meurt avec а la fois le pйchй originel et le pйchй vйniel, il endurera
perpйtuellement la peine du sens. Or une peine perpйtuelle n'est pas due au
pйchй vйniel. Donc une peine sensible perpйtuelle est due au pйchй originel. Cependant: 1. Saint Bernard dit
que seule la volontй propre brыle en enfer. Or le pйchй originel n'est pas un
pйchй de la volontй propre, il vient au contraire de la volontй d'autrui. Donc
la peine du sens n'est pas due au pйchй originel. 2. De plus, Innocent
III dit dans les Dйcrйtales III, 42 que la peine du sens est due au
pйchй actuel. Or le pйchй originel n'est pas un pйchй actuel. Donc la peine du
sens ne lui est pas due.
Rйponse: L'opinion commune est qu'au pйchй originel
n'est pas due la peine du sens, mais seulement la peine du dam, c'est-а-dire la
privation de la vision de Dieu. Et cela paraоt raisonnable pour trois
motifs. Tout d'abord, parce que toute personne est
le sujet d'une certaine nature; et c'est pourquoi elle est ordonnйe par soi et
immйdiatement а ce qui est de la nature; au contraire, quant а ce qui est
au-dessus de la nature, elle y est ordonnйe par l'intermйdiaire de cette
nature. Par consйquent, qu'une personne subisse un dommage dans ce qui est
au-dessus de sa nature, cela peut se produire soit par un vice de la nature,
soit par un vice de la personne; mais qu'elle subisse un dommage dans ce qui
est de sa nature, cela ne peut se produire, semble-t-il, que par un vice propre
de la personne. Or, comme il ressort des prйmisses, le pйchй originel est un
vice de la nature, alors que le pйchй actuel est un vice de la personne. Or la grвce
et la vision de Dieu sont au-dessus de la nature humaine, et c'est pourquoi la
privation de la grвce et la perte de la vision de Dieu sont dues а une
personne, non seulement а cause du pйchй actuel, mais aussi а cause du pйchй
originel. Quant а la peine du sens, elle est opposйe а l'intйgritй de la nature
et а son bon йtat. Aussi est-elle due а quelqu'un uniquement а cause d'un pйchй
actuel. Secondement, parce que la peine se
proportionne а la faute c'est pourquoi au pйchй mortel actuel, dans lequel se
trouvent а la fois l'aversion du bien immuable et la conversion au bien
changeant, sont dues а la fois la peine du dam, c'est-а-dire la privation de la
vision de Dieu, qui rйpond а l'aversion, et la peine du sens qui rйpond а la
conversion. Mais dans le pйchй originel, il n'y a pas de conversion, mais
seulement l'aversion ou quelque chose qui y rйpond, а savoir le fait d'кtre
destituй de la justice originelle; et c'est pourquoi au pйchй originel n'est
pas due la peine du sens, mais seulement la peine du dam, c'est-а-dire la perte
de la vision de Dieu. Troisiиmement, parce que la peine du sens
n'est jamais due а une disposition habituelle; on ne punit pas quelqu'un du
fait qu'il est portй au vol. mais parce qu'il vole en acte; mais а une
privation habituelle sans qu'il y ait aucun acte, est dы un certain dommage:
par exemple, celui qui n'a pas la science des lettres n'est pas digne d'кtre
promu а la dignitй йpiscopale. Or dans le pйchй originel, on trouve la
concupiscence par mode de disposition habituelle qui rend le petit enfant
enclin а convoiter, comme dit saint Augustin, et pour l'adulte, le fait
convoiter en acte. Et c'est pourquoi а l'enfant mort avec le pйchй originel n'est
pas due la peine du sens, mais seulement la peine du dam, parce que, effective
ment, il n'est pas capable d'кtre amenй а la vision de Dieu en raison de la
perte de la justice originelle.
Solutions des objections: 1. Les mots de
tourment, de supplice, de gйhenne et de torture ou d'autres semblables, si l'on
en trouve dans les dires des saints, sont а entendre au sens large pour le
terme de peine, en sorte que l'espиce est prise pour le genre. Les saints se
sont servi de cette faзon de parler pour rendre dйtestable l'erreur des
Pйlagiens qui affirmaient qu'il n'existait nul pйchй chez les enfants et qu'aucune
peine ne leur йtait due. 2. et 3. Et ainsi apparaоt la solution aux
objections 2 et 3, et aux autres semblables. 4. Dans le seul pйchй
du premier pиre, tous ont pйchй, comme le dit l'Apфtre Rom. 5, 12. Mais tous n'entretiennent
pas le mкme rapport а ce pйchй unique: il appartient а Adam, en effet, du fait
de sa volontй propre, et il est son pйchй actuel, et c'est pourquoi une peine
actuelle lui йtait due pour ce pйchй; mais il appartient aux autres par origine
et non par volontй actuelle, et c'est pourquoi la peine du yens n'est pas due
aux autres hommes pour ce pйchй. 5. Dans l'йtat de la
vie future, le feu et les autres йlйments actifs de cet ordre n'agissent pas
sur les вmes ou sur les corps des hommes conformйment а la nйcessitй de nature,
mais plutфt conformйment а l'ordre de la justice divine, parce que cet йtat-lа
est celui oщ l'on reзoit selon les mйrites. Aussi, comme la justice divine n'exige
pas que la peine du sens soit due aux enfants qui meurent avec le seul pйchй
originel, ils ne souffrent rien de ces йlйments actifs. 6. La peine des
enfants qui meurent avec le pйchй originel sera complйtйe aprиs le jugement, en
tant que ceux-lа mкmes qui sont punis par cette peine recevront leur achиvement
par la reprise de leur corps. 7. Bien que le pйchй
originel atteigne l'вme par la chair, il n'a cependant rai son de faute que
dans la mesure oщ il touche l'вme. Et c'est pourquoi la peine n'est pas due а
une disposition de la chair; et s'il arrive que la chair soit punie, c'est а
cause de la faute de l'вme. 8. Cette hypothиse
que quelqu'un meure avec le pйchй originel et avec le pйchй vйniel seulement ne
paraоt pas possible а beaucoup, parce que le dйfaut d'вge, aussi longtemps qu'il
excuse du pйchй mortel, excuse bien davantage du pйchй vйniel, en raison du
dйfaut de l'usage de la raison. Mais aprиs que les hommes ont l'usage de la
raison, ils sont tenus d'avoir soin de leur salut. S'ils le font, ils seront
alors, avec la venue de la grвce, sans pйchй originel; mais s'ils ne le font
pas, cette omission constitue pour eux un pйchй mortel. Si toutefois il йtait
possible que quelqu'un meure avec а la fois le pйchй originel et le pйchй
vйniel, j'estime qu'il serait puni d'une peine йternelle du sens. Car comme on
l'a dit, l'йternitй de la peine accompagne la privation de la grвce, d'oщ vient
l'йternitй de la faute; de lа vient que, chez celui qui meurt avec le pйchй
mortel, et parce que celui-ci n'est jamais remis, le pйchй vйniel est puni d'une
peine йternelle, en raison de la privation de la grвce. Et le cas serait
semblable si quelqu'un mourait avec le pйchй originel et le pйchй vйniel.
ARTICLE
3: CEUX QUI MEURENT AVEC LE SEUL PЙCHЙ ORIGINEL SONT-ILS AFFLIGЙS D'UNE PEINE
INTЙRIEURE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences
D. 33, Question 2, article 1.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, tout ce
qui est dйsirй naturellement, s'il n'est pas possйdй quand le temps est venu de
le possйder, cause affliction et douleur; il en va йvidemment ainsi si on n'a
pas de nourriture lorsque celle-ci est nйcessaire а la nature. Mais l'homme
dйsire naturellement la bйatitude; or le temps de la possйder est pour aprиs
cette vie. Donc, puisque ceux qui meurent avec le pйchй originel n'obtiennent
pas la bйatitude, parce qu'ils sont privйs de la vision de Dieu, il semble qu'ils
souffrent intйrieurement. 2. De plus, Tes
enfants baptisйs se comportent а l'йgard des mйrites du Christ comme les non
baptisйs а l'йgard du dйmйrite d'Adam. Or les enfants baptisйs se rйjouissent
en raison des mйrites du Christ. Donc les enfants non baptisйs doivent souffrir
en raison du dйmйrite d'Adam. 3. De plus, il est de
la nature de la peine d'кtre contraire а la volontй. Or tout ce qui contrarie
la volontй cause de la tristesse, comme le dit le Philosophe dans la
Mйtaphysique V, 6. Donc, s'ils endurent quelque peine, il est nйcessaire qu'ils
en йprouvent de la tristesse. 4. De plus, кtre
sйparй а jamais de celui qu'on aime est la plus grande cause d'affliction. Or
les enfants aiment Dieu naturellement. Donc, comme ils savent qu'ils en sont а
jamais sйparйs, il semble que cet йtat ne puisse exister sans souffrance
intйrieure. Cependant: La douleur ou l'affliction de la peine est
due а la dйlectation de la faute, conformйment а l'affirmation de l'Apocalypse
18, 7: "Autant Babylone s'est glorifiйe et a vйcu dans les dйlices, autant
donnez-lui tourment et chagrin." Or dans le pйchй originel, il n'y eut
aucune dйlectation. Donc dans sa peine, il n'y aura ni douleur ni affliction.
Rйponse: Certains ont avancй que les enfants
ressentent une certaine douleur ou affliction intйrieure de la privation de la
vision de Dieu, bien que cette douleur n'ait pas chez eux le caractиre du
remords le "ver de la conscience", parce qu'ils n'ont pas conscience
qu'il aurait йtй en leur pouvoir d'йchapper а la faute originelle. Mais il n'existe
aucune raison, semble-t-il, de leur retirer la peine extйrieure du sens, si on
leur attribue une affliction intйrieure, qui est bien davantage pйnale et s'oppose
davantage а "cette peine la plus douce" que saint Augustin leur
attribue. C'est pourquoi il semble а d'autres, et c'est
prйfйrable, que les enfants ne ressentent aucune affliction, pas mкme
intйrieure. Ils assignent diversement la rai son de cet йtat de choses. Certains disent en effet que les вmes des
enfants qui meurent avec le pйchй originel sont йtablies dans des tйnиbres d'ignorance
telles qu'elles ne savent pas qu'elles ont йtй faites pour la bйatitude, ni ne
pensent rien а ce sujet, et donc n'en souffrent nulle affliction. Mais il ne
semble pas que cette opinion soit convenable. D'abord parce que, comme il n'y a
pas dans ces enfants de pйchй actuel, qui est proprement le pйchй personnel, il
ne leur est pas dы de souffrir un dommage dans leurs biens naturels, pour la
raison donnйe plus haut. Or il est naturel а l'вme sйparйe d'avoir pour
connaоtre, non pas moins de force, mais davantage que les вmes qui sont ici-bas;
aussi n'est-il pas probable qu'elles souffrent d'une telle ignorance.
Secondement parce que, s'il en est ainsi, ceux qui sont damnйs en enfer
seraient dans une condition meilleure relativement а la partie la plus noble d'eux-mкmes,
c'est-а-dire l'intelligence, se trouvant en des tйnиbres d'ignorance moindres;
et il n'est personne, comme le dit saint Augustin, qui ne prйfйrerait souffrir
une douleur en йtant sain d'esprit que de se rйjouir dans la folie. Et c'est la raison pour laquelle d'autres
assignent, comme cause au fait qu'ils ne sont pas affligйs, une disposition de
leur volontй. En effet, aprиs la mort, la disposition de la volontй ne change
pas dans l'вme, ni dans le bien ni dans le mal. Aussi, йtant donnй que les
enfants, avant d'avoir l'usage de leur raison, n'ont pas posй d'acte volontaire
dйsordonnй, ils n'en poseront pas non plus aprиs la mort. Or il ne va pas sans
un dйsordre de la volontй qu'un homme souffre de ne pas avoir ce qu'il n'a
jamais pu atteindre; ainsi, il serait dйsordonnй qu'un paysan souffrоt de n'avoir
pas obtenu la royautй. Donc, puisque les enfants aprиs la mort savent que
jamais ils n'ont pu atteindre cette gloire cйleste, ils ne souffriront pas de
sa privation. Cependant, en unissant l'une et l'autre
opinion, nous pouvons tenir une voie moyenne et dire que les вmes des enfants
ne sont pas privйes de cette connaissance naturelle qui est due а l'вme sйparйe
selon sa nature, mais qu'elles sont privйes de la connaissance surnaturelle que
la foi enracine en nous ici-bas, du fait que, en cette vie, elles n'ont pas eu
la foi en acte, ni reзu le sacrement de la foi. Or il appartient а la
connaissance naturelle que l'вme sache qu'elle a йtй crййe pour la bйatitude,
et que cette bйatitude consiste dans l'obtention du bien parfait. Mais que ce
bien parfait, pour lequel l'homme a йtй fait, soit cette gloire que possиdent
les saints, c'est au-dessus de la connaissance naturelle. Aussi l'Apфtre
dit-il: "Ni l'oeil n'a vu, ni l'oreille entendu, et ce n'est pas montй au
coeur de l'homme, ce que Dieu a prйparй pour ceux qui l'aiment" I Cor. 2,
9; et il ajoute ensuite: "Mais Dieu nous l'a rйvйlй par son Esprit."
Cette rйvйlation appartient bien а la foi. Et c'est la raison pour laquelle les
вmes des enfants ne savent pas qu'elles sont privйes d'un tel bien, et а cause
de cela, n'en souffrent pas; mais ce qu'elles ont de par leur nature, elles le
possиdent sans douleur.
Solutions des objections: 1. Les вmes des
enfants qui meurent avec le pйchй originel connaissent bien la bйatitude en
gйnйral selon la raison commune, mais pas de faзon spйciale. Aussi ne
souffrent-elles pas de sa perte. 2. Comme le dit l'Apфtre
dans l'Йpоtre aux Romains 5, 15, le don du Christ est plus grand que le pйchй d'Adam.
Aussi ne convient-il pas que, si les enfants baptisйs se rйjouissent en raison
des mйrites du Christ, les enfants non baptisйs souffrent en raison du pйchй d'Adam. 3. La peine ne
correspond pas toujours а une volontй actuelle: par exemple lorsqu'un absent
est diffamй, ou mкme lorsqu'on est dйpouillй de ses biens sans le savoir. Mais
il faut que la peine soit toujours ou contraire а la volontй actuelle, ou mкme
habituelle, ou au moins contre l'inclination naturelle, comme on l'a vu quand
on traitait du mal de la peine. 4. Les enfants qui
meurent avec le pйchй originel sont bien sйparйs а jamais de Dieu quant а la
perte de la gloire qu'ils ignorent, mais pas cependant quant а la participation
des biens naturels qu'ils connaissent.
ARTICLE
4: LA MORT AINSI QUE LES AUTRES DЙFICIENCES DE CETTE VIE SONT-ELLES LA PEINE DU
PЙCHЙ ORIGINEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
85, article 1; IIa-IIae, Question 164, article 1; II Commentaire des
Sentences D. 30, Question 1, article 1; III, D. 16, Question 1, article 1;
IV Contra Gentiles chapitre 52; Commentaire des Romains e. 5,
lect. 3.
Objections: Il semble que non.
1. Sйnиque dit, en
effet: "Mourir est de la nature de l'homme, non une peine." Donc,
pour la mкme raison, les autres maux qui sont ordonnйs а la mort ne sont pas
non plus des peines. 2. De plus, tout ce
que l'on dйcouvre de commun en nombre d'кtres leur convient en raison de ce que
l'on dйcouvre en eux de commun; or la mort et les autres maux ordonnйs а elle
sont communs aux hommes et aux autres animaux donc c'est en tant qu'ils ont un
йlйment commun qu'on les trouve en eux. Or ils ne conviennent pas aux autres
animaux en raison d'une faute qui ne peut exister en eux. Ils ne conviennent
donc pas non plus ainsi aux hommes, et dans ces conditions, ne sont pas une
peine du pйchй originel. 3. De plus, une peine
doit кtre proportionnйe au pйchй: "A la mesure du dйlit doit rйpondre la
mesure des coups." Deut., 25, 2. Or la faute originelle est йgale chez
tous ceux qui naissent d'Adam, cependant les maux mentionnйs ne sont pas йgaux:
certains en effet naissent maladifs, d'autres handicapйs de faзons diverses, d'autres
bien constituйs. Donc les dйfauts de cet ordre ne sont pas la peine du pйchй
originel. 4. De plus, les maux
de cet ordre sont une certaine peine du sens. Or la peine du sens est due au
pйchй en raison d'une conversion indue vers le bien pйrissable; mais cette
conversion n'existe pas dans le pйchй originel. Donc les maux de cet ordre ne
lui ressortissent pas comme sa peine. 5. De plus, les
hommes sont punis plus lourdement aprиs cette vie qu'en cette vie. Or, aprиs
cette vie, la peine du sens n'est pas due au pйchй originel, comme on l'a dit.
Donc pas davantage en cette vie; et on rejoint ainsi l'objection antйrieure. 6. De plus, la peine
rйpond а la faute. Or la faute regarde l'homme en tant qu'il est homme. Donc,
comme la mort et les autres maux de ce genre n'appartiennent pas а l'homme en
tant qu'il est homme, puisqu'ils existent aussi chez d'autres кtres, il semble
que les maux de cet ordre ne soient pas des peines. 7. De plus, le pйchй
originel est la privation de la justice originelle qui йtait inhйrente а l'homme
quant а son вme. Mais les maux de cette sorte regardent le corps. Ils ne
ressortissent donc pas au pйchй originel comme sa peine. 8. De plus, si Adam n'avait
pas pйchй, ses fils auraient pu pйcher; et s'ils avaient pйchй, ils seraient
morts. Or la cause n'en eыt pas йtй le pйchй originel, qui n'aurait pas existй
en eux Donc la mort n'est pas la peine du pйchй originel. Cependant: 1)11 est dit dans l'Йpоtre
aux Romains: "Le salaire du pйchй, c'est la mort." 6, 23, et: "Le
corps est mort а cause du pйchй." 8, 10, et dans la Genиse 2, 17, il est
dit: "Le jour oщ vous en mangerez, vous mourrez." 2. De plus, saint
Augustin dit, dans le traitй de la Trinitй XIII, 16, n° 20, dans la
Citй de Dieu XV, 6 et dans Contre l'Йpоtre du Fondement 1, que les maux de
cet ordre viennent de la condamnation du pйchй. Saint Isidore dit aussi, dans
le Souverain Bien, que si l'homme n'avait pas pйchй, ni l'eau ne l'engloutirait,
ni le feu ne le brыlerait, ni ne se produiraient des maux du mкme genre. Donc
tous les maux de ce genre sont la peine du pйchй originel. Selon la foi catholique, il faut tenir et
sans doute aucun que la mort et tous les maux de ce genre de la vie prйsente
sont la peine du pйchй originel. Mais il faut savoir qu'il existe deux
sortes de peines: l'une qui est comme fixйe pour le pйchй, l'autre qui est
concomitante. Par exemple, nous voyons que le juge fait aveugler quelqu'un pour
quelque forfait, mais bien des incommoditйs rйsultent de cette cйcitй, comme le
fait qu'il mendie et autres choses de ce genre. Mais la cйcitй elle-mкme est la
peine fixйe pour le forfait, car le juge tend а priver le pйcheur de la vue;
mais il n'йvalue pas les maux qui s'en suivent. Aussi arrive-t-il que si
plusieurs sont rendus aveugles pour le mкme pйchй, les incommoditйs qui en
rйsultent seront plus nombreuses chez l'un que chez l'autre. Cela pourtant ne
ressort pas d'une injustice du juge, parce que ces inconvйnients n'йtaient pas
infligйs pour le pйchй, mais йtaient une consйquence accidentelle par rapport а
Son intention. Et on peut en dire autant dans notre
propos. Car, au commencement de sa condition, Dieu avait donnй а l'homme le
secours de la justice originelle qui le prйservait de tous les maux de ce
genre. C'est de ce secours que la nature humai ne tout entiиre a йtй privйe а
cause du pйchй du premier pиre comme il ressort de ce qui a йtй dit plus haut;
de la privation de ce secours rйsultent divers maux que l'on trouve a des degrйs
divers chez les diffйrents hommes bien que tous aient la faute identique du pйchй
originel. Il paraоt cependant qu il y a une diffйrence entre Dieu lorsqu'il
punit, et un juge humain: l'homme qui juge ne peut pas prйvoir les йvйnements
qui suivront, aussi ne peut-il pas les йvaluer lorsqu'il inflige une peine pour
une faute; en raison de quoi l'inйgalitй des inconvйnients de ce genre ne
dйroge pas raisonnablement а sa justice. Mais Dieu connaоt d'avance tous les
йvйnements futurs, d'oщ il semblerait qu'il y ait injustice de sa part, si chez
ceux qui sont йgalement sujets de la faute, rйsultaient inйgalement des
incommoditйs de ce genre. Pour lever cette incertitude, Origиne a
posй que les вmes, avant d'кtre unies а leur corps, ont eu des mйrites
diffйrents, et que des maux plus ou moins grands rйpondant а cette diversitй en
ont rйsultй dans les corps humains auxquels elles sont unies. Et de lа vient,
comme il le dit lui-mкme, que certains dиs leur naissance sont tourmentйs par
le dйmon, ou que d'autres naissent aveugles, ou souffrent de maux de ce genre.
Mais cela s'oppose а la doctrine de l'Apфtre, qui dit, lorsqu'il parle de Jacob
et d'Esaь: "Alors qu'ils n'йtaient pas encore nйs et n'avaient fait ni
bien ni mal" Rom., 9, 11. Or cette raison vaut pour tous; aussi ne faut-il
pas dire que les вmes auraient des mйrites bons ou mauvais avant d'кtre unies а
leurs corps. C'est mкme contraire а la raison. Car, comme l'вme est
naturellement une partie de la nature humaine, elle est imparfaite sans le
corps, comme l'est une partie sйparйe du tout. Or il ne convenait pas que Dieu
commence son oeuvre par des rйalisations imparfaites; aussi n'est-il pas
conforme а la raison qu'il ait crйй l'вme avant le corps, pas plus que de
former une main en dehors de l'homme. Et pour cela, il faut dire autre chose:
cette diversitй touchant les maux humains est prйvue et ordonnйe par Dieu, non
pas certes en raison de certains mйrites qui auraient existй en une autre vie,
mais parfois en raison de certains pйchйs des parents. En effet, comme un fils
est quelque chose de son pиre relativement au corps qu'il a tirй de lui, mais
non relativement а l'вme qui est crййe immйdiatement par Dieu, il n'est pas
inconvenant qu'un fils soit puni corporellement pour le pйchй du pиre, bien que
non par une peine spirituelle qui regarde l'вme, de mкme que l'homme est puni
aussi en ses autres biens. Parfois, par contre, des maux de cet ordre n'ont pas
de lien au pйchй comme йtant sa peine, mais comme un remиde contre un pйchй а
venir, ou en raison du progrиs dans la vertu de celui qui en souffre, ou d'un
autre. Ainsi le Seigneur dit en saint Jean 9, 3 de l'aveugle-nй: "Cet
homme n'a pas pйchй ni ses parents non plus, mais c'est pour que soient manifestйes
en lui les oeuvres de Dieu", parce que c'йtait utile pour le salut de l'homme.
Mais le fait mкme que telle soit la condition de l'homme qu'il soit aidй ou
pour йviter le pйchй ou pour avancer dans la vertu par des maux ou incommoditйs
de cet ordre, cela appartient а la faiblesse de la nature humaine, qui dйcoule
du pйchй du premier pиre; de mкme, que le corps humain soit ainsi fait qu'il
ait besoin pour guйrir d'opйrations chirurgicales, cela relиve de sa faiblesse.
Et c'est pourquoi tous ces maux ressortissent au pйchй originel comme la peine
qui l'accompagne.
Solutions des objections: 1. Le secours que
Dieu adonnй а l'homme, а savoir la justice originelle, fut gratuit: aussi n'a-t-il
pu кtre connu par la raison. Et c'est pourquoi Sйnиque et les autres
philosophes paпens n'ont pas considйrй ces maux sous leur aspect de peine. 2. Un secours de ce
genre n'a pas йtй confйrй aux autres animaux, et ils n'ont pas perdu ce don par
une faute antйrieure, d'oщ rйsulteraient ces maux, comme il en va pour les
hommes. Et c'est pourquoi ce n'est pas le mкme cas. Ainsi, chez celui qui
trйbuche а cause de la cйcitй dans laquelle il est nй, le trйbuchement n'a pas
raison de peine en rapport avec la justice humaine, mais de dйfaut naturel au
contraire, chez celui qui a йtй rendu aveugle pour un forfait, il a raison de
peine. 3. De tels maux ne
sont pas la peine fixйe pour le pйchй, mais comme on l'a dit, une peine qui l'accompagne. 4. Une peine du sens
dйterminйe n'est due qu'а une conversion en acte; mais quant il s'agit d'une
peine concomitante, sa raison d'кtre est diffйrente. 5. L'йtat qui suit la
mort n'est pas celui oщ l'on progresse en vertu, ni oщ l'on dйfaille par le
pйchй, mais celui oщ l'on reзoit conformйment а ses mйrites. De lа vient que
tous les maux qui existent aprиs la mort sont fixйs en rapport avec une faute,
mais ils n'ont de rapport ni avec le progrиs dans la vertu, ni avec la fuite du
pйchй. Il en rйsulte que la peine du sens n'est pas due aux enfants aprиs la
mort. 6. Ce qui en l'homme
a raison de faute, comme de tuer un homme, peut bien exister chez d'autres
animaux, sans avoir cependant raison de faute, raison qui consiste dans le fait
d'кtre volontaire, ce qui ne peut exister chez les кtres privйs de raison. Et
de la mкme maniиre, les maux qui sont communs aux hommes et aux autres animaux
ont en l'homme raison de peine, raison qui consiste dans le fait d'кtre contre
la volontй, mais cela n'a pas lieu chez les autres animaux t la raison de peine
et de faute, en effet, convient а l'homme en tant qu'homme. 7. Bien qu'elle fыt
dans l'вme, la justice originelle conservait la subordination requise du corps
а l'вme. Et c'est pourquoi il est juste que des maux corporels dйcoulent du
pйchй originel, qui prive de la justice originelle. 8. D'aprиs certains,
si Adam, tentй, n'avait pas pйchй, il aurait йtй aussitфt confirmй dans la
justice, et tous ses descendants seraient nйs confirmйs dans la justice; et
selon cette hypothиse, l'objection ne vaut plus. Mais je crois cela faux: parce
que dans l'йtat premier, la condition du corps rйpondait а celle de l'вme
aussi, tant que le corps йtait animal, l'вme aussi йtait changeante, n'йtant pas
encore rendue parfaitement spirituelle. Or engendrer appartient а la vie
animale t d'oщ il rйsulte que les fils d'Adam ne seraient pas nйs confirmйs
dans la justice. Donc, si l'un des descendants d'Adam avait pйchй, sans que
lui-mкme eыt pйchй, il serait bien mort en raison de son pйchй personnel
actuel, comme Adam est mort mais ses descendants seraient morts а cause du
pйchй originel.
ARTICLE
5: LA MORT ET LES AUTRES MAUX DE CE TYPE SONT-ILS NATURELS A L'HOMME?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme Thйologique, Ia-IIae, Question
85, article 6.
Objections: Il semble que oui. 1. Le corps humain,
en effet, se compose d'йlйments contraires. Or tout ce qui est composй de
contraires est naturellement corruptible. Donc l'homme est naturellement mortel,
et soumis par consйquent aux autres maux. 2. Mais on peut dire
que le fait que le corps de l'homme se dissolve en raison de la contrariйtй qui
existe en lui, arrive а cause du retrait de la justice originelle: donc cela n'est
pas naturel, mais pйnal. -On objecte а cela que si la mort et la corruption
viennent dans l'homme de la soustraction de la justice originelle qui empкchait
ces maux, il en rйsulte que les maux de cette sorte ont pour cause le pйchй,
qui a comme йcartй l'obstacle. Or le mouvement qui suit l'йcartement de l'obstacle
est naturel, mкme si celui qui йcarte l'obstacle est un agent volontaire; ainsi
si un homme retire une colonne, la pierre posйe dessus tombe et son mouvement
est naturel. Donc pareillement, mort et corruption sont naturelles а l'homme. 3. De plus, l'homme
en son premier йtat йtait immortel, en tant qu'il pouvait ne pas mourir; dans
son йtat dernier, il sera immortel, comme ne pouvant pas mourir; mais dans l'йtat
intermйdiaire, il est mortel de toute maniиre, comme devant mourir
nйcessairement. Or l'immortalitй propre а l'йtat dernier ne sera pas naturelle,
mais viendra de la grвce en son йtat ultime, qui est la gloire; donc l'immortalitй
propre а l'йtat premier n'йtait pas, elle non plus, naturelle. Donc mourir
йtait naturel. 4. De plus, l'homme,
а considйrer la condition de sa nature, meurt s'il est laissй а lui-mкme; mais
qu'en son йtat premier il ait йtй prйservй de la mort venait prйcisйment d'un
don accordй divinement. Or si dans une rйalitй quelconque, Dieu fait quelque
chose au-delа de sa nature, la disposition contraire est nйanmoins naturelle:
ainsi, si Dieu faisait l'eau chaude, nйanmoins elle demeurerait naturellement
froide. Donc de la mкme faзon, l'homme en son йtat premier йtait naturellement
mortel. 5. De plus, comme il
a йtй donnй surnaturellement а l'homme de pouvoir ne pas mourir, ainsi il lui a
йtй donnй surnaturellement de pouvoir voir Dieu. Or le fait que l'homme soit
dйnuй de la vision de Dieu n'est pas contre sa nature donc ne l'est pas
davantage le fait qu'il soit privй d'immortalitй. La mort donc n'est pas contre
nature. 6. De plus, le corps
de l'homme, mкme avant le pйchй, йtait composй de quatre йlйments, et de la
sorte, il y avait en lui des qualitйs actives et passives. Or la corruption
fait naturellement suite а celles-ci: l'agent, en effet, s'assimile
naturellement le patient; la chose accomplie, le patient se corrompt, et par consйquent,
le composй lui-mкme. Donc le corps de l'homme йtait naturellement corruptible,
mкme avant Je pйchй. 7. De plus, la vie de
l'homme se conserve grвce а l'action de la chaleur naturelle, qui est un agent
naturel; or tout agent naturel en agissant subit une certaine diminution, car
il agit en йtant patient, selon le Philosophe. Mais si de tout кtre fini, on
retire continuellement quelque chose, il est nйcessaire qu'il soit rйduit а
rien. Lors donc que la chaleur naturelle dans le corps de l'homme est une
rйalitй finie, il est nйcessaire qu'а la fin elle soit totalement rйduite selon
sa nature. Et ainsi l'homme serait mort naturellement, mкme avant le pйchй. 8. De plus, le corps
de l'homme йtait fini. En lui s'opйrait une dйperdition, sinon il n'aurait pas
eu besoin de nourriture. Donc, comme а cause d'une continuelle dйperdition,
tout кtre fini est un jour rйduit а rien, il paraоt qu'il йtait nйcessaire que,
mкme avant le pйchй, le corps de l'homme se corrompоt. 9. De plus, saint
Augustin dit que le fait de pouvoir ne pas mourir convenait а l'homme grвce au
bienfait de l'arbre de vie. Mais cela paraоt impossible parce que si l'de vie
йtait corruptible, il ne pouvait pas octroyer l'incorruptibilitй; et si, au
contraire, il йtait incorruptible, l'homme ne pouvait en user pour sa
nourriture, Donc pouvoir ne pas mourir n'йtait pas inhйrent а l'homme, mais
naturellement et nйcessairement il serait mort. 10. De plus, ce qui
est de soi possible ne devient jamais nйcessaire grвce а autre chose; ainsi, ce
qui est par soi corruptible ne peut jamais devenir incorruptible grвce а autre
chose car corruptible et incorruptible diffиrent selon le genre, comme on le
dit dans la Mйtaphysique X, 12, et les rйalitйs qui diffиrent par le
genre ne peuvent se transformer l'une en l'autre. Or le corps de l'homme йtait
de soi corruptible, en tant que composй de contraires; donc en aucune maniиre,
il ne pouvait devenir incorruptible grвce а
autre chose. Ainsi donc, il serait mort naturellement, mкme s'il n'avait pas
pйchй. 11. De plus, si l'homme
avant le pйchй pouvait ne pas mourir, cela venait ou de la grвce ou de la
nature. Si cela venait de la grвce, il pouvait donc mйriter, ce qui est
contraire au Maоtre dans les Sentences II, D. 24, chapitre 1, n° 2; si
par contre cela venait de la nature, il aurait donc pu, certes, кtre blessй,
mais non totalement dйtruit: le pйchй, en effet, a spoliй l'homme des dons
gratuits et l'a blessй dans ses capacitйs naturelles, comme le dit la Glose.
Donc, avant le pйchй, il n'appartenait en aucune maniиre а l'homme de ne pas
mourir. 12. De plus, dans
tout composй de contraires, il est nйcessaire qu'il y ait une inйgalitй, selon
le Philosophe: si en effet, des contraires entraient йgalement dans la
constitution d'un corps mixte, l'un ne serait pas plus formel que l'autre, mais
tous seraient en acte а йgalitй; or plusieurs йlйments ne font un tout que si l'un
se rapporte а l'autre comme la puissance а l'acte. Or l'inйgalitй est principe
de corruption, nйcessairement, parce que ce qui est plus fort corrompt ce qui
est plus faible. Donc le corps de l'homme йtait corruptible par nйcessitй
naturelle, mкme si l'homme n'avait pas pйchй. 13. De plus, l'homme
possиde la mкme nature substantielle avant et aprиs le pйchй, sans quoi il ne
serait pas de la mкme espиce. Or la nйcessitй de mourir convient а l'homme
aprиs le pйchй selon la nature de sa substance, du fait prйcisйment que la
matiиre est en puissance а une autre forme. Donc, mкme avant le pйchй, l'homme
serait mort de nйcessitй naturelle. 14. Mais on pourrait
dire que, avant le pйchй, Dieu conservait l'homme pour qu'il ne mourыt pas. -On
objecte а cela que Dieu ne fait jamais d'oeuvre d'oщ il suivrait que des
contradictoires soient vraies en mкme temps. Mais du fait que quelque chose
existant en puissance est soumis а l'action d'un agent sans se corrompre, il en
rйsulte que des contradictoires existent en mкme temps, а savoir кtre en
puissance et ne pas кtre en puissance: car il appartient а la raison de ce qui
est en puissance d'кtre rйduit а l'acte par un agent. Donc le corps de l'homme
avant le pйchй n'eыt pas йtй incorruptible, alors mкme que Dieu empкchait sa
corruption. 15. De plus, saint
Augustin dit dans son Commentaire littйral de la Genиse VIII que Dieu rиgle
ainsi les choses qu'il les laisse agir de par leur mouvement propre. Or le
mouvement propre et naturel d'un corps composй de contraires est de tendre а la
corruption. Donc Dieu ne l'empкchait pas. 16. De plus, ce qui
dйpasse l'ordre naturel ne peut кtre l'oeuvre d'une puissance crййe, parce que
toute puissance crййe agit selon les raisons sйminales inscrites dans la
nature, comme le dit saint Augustin dans le traitй de la Trinitй III, 8,
n° 13. Or la justice originelle йtait un don crйй. Donc sa puissance ne pouvait
prйserver l'homme de la corruption. 17. De plus, ce qui
existe en tous ou dans la plupart n'est pas contre nature. Or on trouve la mort
chez tous les hommes aprиs le pйchй. Donc elle n'est pas contre nature. Cependant: 1. Tout ce qui est
ordonnй а une fin est proportionnй а cette fin. Or l'homme a йtй crйй en vue de
la bйatitude йternelle. Il possиde donc la perpйtuitй conformйment а sa nature;
la mort et la corruption sont donc contre sa nature. 2. De plus, selon la
nature, la matiиre est proportionnйe а la forme. Or l'вme intellectuelle, qui
est la forme du corps humain, est incorruptible. Donc le corps humain est lui
aussi naturellement incorruptible, et de la sorte, mort et corruption sont
contre nature pour le corps humain.
Rйponse: Selon le Philosophe dans les Physiques
II, 1, naturel se dit en deux sens: ou bien ce qui possиde une nature, comme
nous parlons de corps naturels; ou bien ce qui rйsulte d'une nature et existe
conformйment а cette nature, comme nous disons qu'il est naturel au feu d'кtre
entraоnй vers le haut. Et nous parlons main tenant de naturel dans le sens de
ce qui est conforme а une nature. Aussi, comme la nature se dit en deux sens, а
savoir la forme et la matiиre, ce qui est naturel se dit aussi en deux sens, ou
selon la forme ou selon la matiиre. D'une part, selon la forme, comme il est
naturel au feu de chauffer, car l'action rйsulte de la forme; d'autre part
selon la matiиre, comme il est naturel а l'eau de pouvoir кtre chauffйe par le
feu. Et comme la forme constitue plus la nature que la matiиre, ce qui est
naturel selon la forme l'est davantage que ce qui l'est selon la matiиre. Or ce qui concerne la matiиre peut s'entendre
en deux sens: d'une premiиre maniиre, en tant qu'elle convient а la forme, et c'est
ce que l'agent choisit dans la matiиre; d'une autre maniиre, non en tant que la
matiиre convient а la forme, bien plus, en tant qu'elle rйpugne parfois а la
forme et а la fin; or cela rйsulte de la nйcessitй de la matiиre, et une telle
condition n'est ni visйe ni choisie par l'agent. Ainsi, l'artisan qui fait une
scie pour scier se procure du fer parce que c'est la matiиre qui convient а la
forme et а la fin de la scie en raison de sa duretй. Il se trouve cependant
dans le fer d'autres propriйtйs qui ne possиdent d'aptitude ni а la forme ni а
la fin, comme le fait d'кtre cassant ou attaquable par la rouille ou autres
inconvйnients de ce genre qui nuisent а la fin: aussi l'agent ne les choisit-il
pas, mais les rejetterait plutфt, si cela йtait possible. Aussi le Philosophe
dit-il dans les Parties des Animaux XIX, 1 que, dans les accidents
individuels, il ne faut pas chercher de cause finale, mais seulement une cause
matйrielle: ils proviennent, en effet, d'une disposition de la matiиre, non d'une
intention de l'agent. Ainsi donc, il existe des choses naturelles pour l'homme
selon sa forme, comme de penser, de vouloir ou autres choses du mкme genre; d'autres
lui sont naturelles selon sa matiиre, qui est son corps. Or la condition du corps humain peut кtre
envisagйe d'une double faзon: d'une premiиre faзon, selon son aptitude а la
forme; d'une autre faзon, selon ce qui rйsulte en lui de la seule nйcessitй de
la matiиre. A considйrer son aptitude а la forme, il est nйcessaire au corps
humain d'кtre composй d'йlйments, dans une union bien tempйrйe. Car, comme l'вme
humaine est intellective en puissance, elle est unie а un corps pour recevoir
grвce aux sens des espиces intelligibles, par lesquelles elle devient
intelligente en acte. L'union de l'вme au corps, en effet, n'existe pas en
raison du corps, mais de l'вme, car la forme n'est pas pour la matiиre, mais la
matiиre pour la forme. Or le premier des sens est le toucher, qui est d'une certaine
faзon le fondement des autres; or l'organe du toucher doit кtre un milieu entre
des contraires, comme on le prouve dans le livre de l'Ame II, 22. Il en
rйsulte que le corps convenant а une telle вme йtait un corps composй de
contraires. Quant а ce qui rйsulte de la nйcessitй de
la matiиre, c'est qu'il soit corruptible or, selon cette condition-lа, il ne
possиde pas d'aptitude а la forme, mais plutфt y rйpugne. Et d'ailleurs, toute
corruption d'une rйalitй naturelle, quelle qu'elle soit, n'est pas dans un
rapport de convenance а la forme. Car, йtant donnй que la forme est le principe
d'кtre, la corruption, qui est ce qui conduit au non-кtre, s'y oppose; aussi le
Philosophe dit-il dans le Ciel et le Monde, que la corruption des choses
vieillies, et tout autre dйfaut, sont contre la nature particuliиre de cette
rйalitй dйterminйe par sa forme, bien qu'elle soit conforme а la nature
universel le par la vertu de laquelle la matiиre est rйduite а l'acte de n'importe
quelle forme, а laquelle elle est en puissance, et il est nйcessaire qu'а la
gйnйration de l'un corresponde la corruption d'un autre. Mais c'est d'une
maniиre spйciale que la corruption qui rйsulte de la nйcessitй de la matiиre va
contre la convenance а cette forme qu'est l'вme intellectuelle. Car les autres
formes sont corruptibles au moins accidentellement, tandis que l'вme
intellectuelle n'est corruptible ni de soi, ni accidentellement. Il en rйsulte que si, dans la nature,
avait pu se trouver un corps composй d'йlйments qui fыt incorruptible, c'est
sans aucun doute un corps tel qui eыt convenu а l'вme selon sa nature. Ainsi,
si l'artisan pouvait dйcouvrir un fer indestructible et non soumis а la
rouille, ce serait la matiиre qui conviendrait le mieux а la scie, et c'est ce
qu'il rechercherait; mais parce qu'il ne peut trouver un tel fer, il utilise
celui qu'il peut trouver, c'est-а-dire dur mais cassant. Et de mкme, parce qu'on
ne peut pas trouver de corps composй d'йlйments qui selon la nature de la
matiиre soit incorruptible, un corps organique, bien que corruptible, a йtй uni
naturellement а l'вme incorruptible. Mais parce que Dieu, qui est l'auteur de l'homme,
pouvait empкcher de par sa toute-puissance cette nйcessitй de la matiиre d'arriver
а l'acte, il a par sa vertu octroyй а l'homme, avant le pйchй, d'кtre prйservй
de la mort, jusqu'а ce qu'il se rendоt indigne d'un tel bienfait en pйchant;
comme si l'artisan, lui aussi, donnait au fer dont il se sert de ne se briser
jamais, si cela йtait en son pouvoir. Ainsi donc, а considйrer la nйcessitй de
la matiиre, mort et corruption sont naturelles а l'homme, mais en raison de sa
forme, c'est l'immortalitй qui lui conviendrait. Pour la lui procurer
cependant, les principes de sa nature ne suffisent pas; mais une aptitude
naturelle а l'immortalitй convient pourtant а l'homme, а considйrer son вme;
quant а son achиvement, il vient d'un principe surnaturel. Ainsi le Philosophe
dit dans l'Йthique II, 1 que nous avons par nature une aptitude aux
vertus morales, mais que c'est l'habitude qui les perfectionne en nous. Et,
dans la mesure oщ l'immortalitй nous est naturelle, la mort et la corruption
sont pour nous contre nature.
Rйponse aux objections. On doit rйpondre que: 1. Cette objection
envisage la nйcessitй de la matiиre. 2. Et il faut
rйpondre de mкme а l'objection 2. 3. Cette objection
vient de la notion d'immortalitй, envisagйe, non quant а l'aptitude que nous y
avons, mais quant а sa rйalisation. 4. La chaleur rйpugne
а l'eau en raison de sa forme, ce que ne fait pas, par contre, l'immortalitй
pour l'homme, comme on l'a dit: il n'y a donc pas similitude. Et cependant, il
faut dire que ce qui se produit divinement dans les кtres est bien au-dessus de
la nature, mais non contre la nature, parce qu'il existe en tout кtre crйй une
soumission naturelle au Crйateur, bien plus que chez les corps infйrieurs par
rapport aux corps cйlestes; et pourtant, ce qui se passe dans les corps infйrieurs
sous l'impression des corps cйlestes, comme le flux et le reflux de la mer, n'est
pas contre nature, comme le dit le Commentateur dans le Ciel et le Monde
III, 20. 5. La vision de Dieu
excиde la nature humaine non seulement quant а sa matiиre, mais mкme quant а sa
forme: elle excиde, en effet, la nature de l'intelligence humaine. 6. Les qualitйs
contraires dans un corps mixte sont comme les йlйments contraires dans le
monde. Et de mкme que les йlйments contraires ne se corrompent pas mutuellement
parce qu'ils sont conservйs par la vertu d'un corps cйleste qui rиgle leurs
actions, ainsi dans un corps mixte, les qualitйs contraires sont rйglйes et
conservйes pour qu'elles ne se corrompent pas mutuellement, par leur forme
substantielle, qui est une certaine impression d'un corps cйleste: rien, en
effet, n'agit selon son espиce dans les rйalitйs infйrieures que par la vertu d'un
corps cйleste. Il en rйsulte qu'aussi longtemps que, grвce а l'impression d'un
corps cйleste, une forme garde sa vigueur, le corps mixte est conservй dans l'кtre;
et de lа vient que le corps cйleste, par approche et retrait, est cause de la
gйnйration et de la corruption des rйalitйs infйrieures, et que toutes les
durйes des corps infйrieurs se mesurent sur la pйriode des corps cйlestes.
Aussi, s'il existait une forme dont la vigueur, grвce а l'impression de sa
cause, demeurвt toujours, jamais il ne s'ensuivrait de corruption par l'action
des qualitйs actives et passives. 7. Bien que la
puissance d'un agent physique diminue en pвtissant, elle peut toutefois se
rйparer. Aussi voyons-nous, dans les parties de l'univers, s'opйrer la
rйparation de la puissance active, du fait que les йlйments chauds, dont le pou
voir diminue en hiver par suite de l'absence du soleil, se rechargent en йtй de
par la proximitй du soleil. Et cela se produit dans n'importe quel corps mixte
tant que dure la vertu qui conserve le mйlange des йlйments. 8. La dйperdition des
йlйments humides qui se produisait dans le corps d'Adam, sous l'action de la
chaleur naturelle, йtait rйparйe par l'absorption de la nourriture; il pouvait
ainsi se conserver, de faзon а ne pas se consumer entiиrement. 9. Ce que l'aliment
produit est comme йtranger par rapport а ce en quoi йtait fondй d'abord le
pouvoir de l'espиce humaine. Aussi, de mкme que le pouvoir du vin, grвce а l'addition
d'eau, diminue peu а peu pour enfin disparaоtre, de mкme le pouvoir de l'espиce,
par le mйlange d'un aliment humide, diminue peu а peu pour enfin disparaоtre;
aussi est-il nйcessaire que l'animal s'amoindrisse pour enfin mourir, comme on
le dit dans la Gйnйration I, 17. Et c'est contre cet amoindrissement que l'arbre
de vie apportait un remиde, en restaurant par sa puissance le pouvoir de l'espиce
en sa vigueur premiиre; ce n'est pas cependant qu'absorbй une seule fois en
nourriture, il donnвt le pouvoir de durer toujours: il йtait corruptible, aussi
ne pouvait-il кtre par lui-mкme cause d'immortalitй. Mais il affermissait le
pouvoir naturel pour durer plus longtemps; une fois ce temps achevй, on pouvait
en reprendre pour vivre plus longtemps, et ainsi jusqu'а ce que l'homme soit
transportй dans l'йtat de gloire, dans lequel il n'aurait dйsormais plus besoin
d'aliment. Ainsi donc, l'arbre de vie йtait une aide pour acquйrir l'immortalitй;
mais la cause principale de l'immortalitй йtait le pouvoir que Dieu confйrait а
l'вme. 10. Ce qui est
possible de par sa nature ne devient jamais nйcessaire par autre chose selon sa
nature propre, c'est-а-dire en sorte qu'il revкte une nature de nйcessitй.
Cependant, ce qui est possible par soi devient nйcessaire par un autre, bien
que non de faзon naturelle, comme il arrive dans tout ce qui est violent qu'on
dit nйcessaire par un autre, comme on le dit dans la Mйtaphysique V, 6. 11. Le fait de
pouvoir ne pas mourir venait de la grвce, mais non de la grвce sanctifiante,
selon certains aussi dans cet йtat l'homme ne pouvait pas mйriter. Mais selon d'autres,
ce don de l'immortalitй procйdait de la grвce sanctifiante, et dans cet йtat, l'homme
pouvait mйriter. 12. L'inйgalitй des
йlйments dans un corps mixte se conserve grвce а la vertu de la forme, tant qu'elle
est conservйe par sa cause. 13. La matiиre est en
puissance а une autre forme; mais cependant elle ne peut кtre rйduite а l'acte
par un agent extйrieur que si cet agent est plus fort que la vigueur que la
forme tient de l'influence de sa cause. Or Dieu est la seule cause de cette
forme qu'est l'вme humaine, lui dont la puissance dйpasse infiniment toute
force d'un autre agent. Et c'est pourquoi, aussi longtemps que Dieu a voulu
conserver l'homme dans l'кtre par sa puissance, aucun agent extйrieur ou
intйrieur ne pouvait le dйtruire; de mкme, nous voyons aussi de toute йvidence
que les formes matйrielles sont conservйes dans l'кtre par la puissance d'un
corps cйleste contre l'action d'un agent corrupteur. 14. Il appartient а
la raison mкme de puissance d'кtre rйduite а l'acte par un agent; or un acte
particulier existant dans la puissance empкche la rйduction de la puissance а
un autre acte. Aussi, а moins qu'un agent ne soit plus puissant que la vertu de
la forme qui rйside dans la matiиre -qu'elle la possиde comme venant d'elle-mкme
ou en vertu de ce qui la conserve -‘ elle n'est pas rйduite а l'acte par un
agent extйrieur: un petit feu, en effet, ne peut altйrer une masse d'eau. Aussi
n'y a-t-il pas lieu de s'йtonner si, grвce а un influx divin, l'вme humaine
dans l'йtat d'innocence avait le pouvoir de rйsister а tout agent contraire. 15. Dieu n'empкche
pas par son gouvernement les mouvements propres des choses qui relиvent de leur
perfection, mais ceux qui relиvent de leur dйficience, Dieu les empкche parfois
а cause de l'abondance de sa bontй. 16. La forme
elle-mкme est l'effet de l'agent. Aussi y a-t-il identitй entre ce que l'agent
rйalise а titre de cause efficiente et ce que la forme produit formelle ment:
ainsi, on dit que le peintre colore la muraille et que la couleur le fait
aussi. Donc, sous ce rapport, Dieu seul est cause efficiente de l'immortalitй
de l'homme, mais l'вme en est la cause formelle par un don qui lui est infusй
divinement, en l'йtat d'innocence ou en l'йtat de gloire. 17. Cette objection
procиde de ce qui est contre nature, absolument parlant: cela, en effet, n'existe
absolument pas en tous ou dans la plupart. Mais la mort est d'une certaine
faзon conforme а la nature et, d'une autre, contre nature, comme on l'a dit. Quant aux objections en sens contraire, la
solution apparaоt facilement par ce qu'on a dit. En effet, la bйatitude а
laquelle l'homme est ordonnй est au-dessus de la nature c'est pourquoi il ne
convient pas que l'immortalitй convienne а l'homme par nature. Et pareillement,
le corps aussi est proportionnй а l'вme humaine, bien qu'il soit corruptible,
comme il a йtй exposй.
QUESTION VI: L'ЙLECTION
HUMAINE
ARTICLE
UNIQUE: L'HOMME A-T-IL LE LIBRE CHOIX DE SES ACTES OU CHOISIT-IL PAR NЙCESSITЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: la, Question 82, article 1; Ia-IIae, Question
9, article 1; Question 10, article 1; II Commentaire des Sentences D.
25, article 2 Questions disputйes sur la vйritй a 22, 5.
Objections: Il semble qu ‘il ne choisisse pas
librement, mais par nйcessitй. 1. Il est dit en
effet en Jйrйmie 10, 23: "Ce n'est pas а l'homme qu'appartient sa voie, ni
а celui qui marche de diriger ses pas." Mais ce envers quoi l'homme est
libre, cela lui appartient, comme йtant soumis а son pouvoir. Il semble donc
que l'homme n'ait pas le libre choix de ses voies et de ses actes. 2. Mais on peut dire
que cela se rapporte а l'exйcution de ce qui a йtй choisi, qui parfois n'est
pas en la puissance de l'homme. -On objecte а cela que l'Apфtre dit dans l'Йpоtre
aux Romains 9, 16 "Cela ne revient pas а celui qui veut ou qui court",
sous-entendu de vouloir ou de courir, "mais а Dieu qui fait misйricorde".
Or, de mкme que courir relиve de l'exйcution extйrieure des actes, vouloir
relиve du choix intйrieur. Donc mкme les choix intйrieurs ne sont pas au
pouvoir de l'homme, mais sont а l'homme de par Dieu. 3. Maпs on peut dire
que l'homme est mы а choisir par un certain instinct intйrieur, c'est-а-dire
par Dieu lui-mкme, et d'une maniиre immuable; cela ne s'oppose pourtant pas а
la libertй. -On objecte а cela que tout animal se meut lui-mкme grвce а son
appйtit, et pourtant, les animaux autres que l'homme ne possиdent pas le libre
choix, parce que leur appйtit est mы par quelque moteur extйrieur, en l'espиce
la puissance d'un corps cйleste ou l'action de quelque autre corps. Si donc la
volontй de l'homme est mue de maniиre immuable par Dieu, il s'ensuit que l'homme
ne possиde pas le libre choix de ses actes. 4. De plus, est
violent ce dont le principe est extйrieur, sans que le patient y apporte son
concours. Si donc dans la volontй, le principe du choix vient de l'extйrieur, а
savoir de Dieu, il semble que la volontй soit mue par violence et
nйcessairement. Elle ne possиde donc pas le libre choix de ses actes. 5. De plus, il est
impossible que la volontй de l'homme soit en dйsaccord avec celle de Dieu,
parce que, comme le dit saint Augustin dans l'Enchiridion 100, ou bien l'homme
fait ce que Dieu veut, ou bien Dieu accomplit sa volontй а son йgard. Or la
volontй de Dieu est immuable, donc la volontй de l'homme l'est aussi. Tous les
choix humains procиdent donc d'un choix immuable. 6. De plus, l'acte d'une
puissance ne peut porter que sur son objet; ainsi l'acte de la vue ne peut
porter que sur le visible. Or l'objet de la volontй est le bien, donc la
volontй ne peut vouloir que le bien. Elle veut donc le bien nйcessaire ment et
n'a pas le libre choix du bien ou du mal. 7. De plus, toute
puissance qui a avec son objet un rapport de moteur а mobile est une puissance
passive, et son opйration consiste а pвtir; ainsi, le sensible meut le sens,
aussi le sens est une puissance passive, et sentir est une faзon de pвtir. Or l'objet
de la volontй a avec la volontй un rapport de moteur а mobile, car le
Philosophe dit, dans le livre de l'Вme III, 9, et dans la
Mйtaphysique XI, 7, que ce qui est dйsirable meut sans кtre mы, tandis que
l'appйtit meut en йtant mы. La volontй est donc une puissance passive, et
vouloir, c'est pвtir. Mais toute puissance passive est mue de faзon nйcessaire
par son principe actif, si celui-ci est suffisant. Il semble donc que la
volontй est mue de faзon nйcessaire par le bien dйsirable; l'homme n'est donc
pas libre de vouloir ou de ne pas vouloir. 8. Mais on peut dire
que la volontй est soumise а la nйcessitй en ce qui concerne la fin ultime,
parce que tout homme veut nйcessairement кtre heureux, mais non en ce qui
concerne ce qui conduit а la fin. -On objecte а cela que, de mкme que la fin
est l'objet de la volontй, de mкme ce qui conduit а la fin, parce que les deux
ont raison de bien. Si donc la volontй se meut nйcessairement vers la fin, il
semble aussi qu'elle se meuve nйcessairement vers ce qui conduit а la fin. 9. De plus, lа oщ le
moteur et le mobile sont identiques, le mode du mouvement est identique. Or,
lorsque quelqu'un veut une fin et ce qui y conduit, il y a mкme mobile: la
volontй, et mкme moteur, parce qu'on ne veut ce qui mиne а la fin que dans la
mesure oщ on veut la fin. Donc le mode du mouvement est identique, en sorte
que, de mкme qu'on veut de faзon nйcessaire la fin derniиre, on veuille aussi
de faзon nйcessaire ce qui conduit а la fin. 10. De plus, comme l'intelligence
est une puissance sйparйe de la matiиre, de mкme la volontй. Or l'intelligence
est mue de faзon nйcessaire par son objet, car l'homme est nйcessairement
contraint d'assentir а une vйritй de par la violence de la raison. Donc, pour
la mкme raison, la volontй est nйcessairement mue par son objet. 11. De plus, la
disposition du premier moteur demeure dans tous les moteurs suivants, car tous
les moteurs seconds meuvent dans la mesure oщ ils sont mus par le premier
moteur. Or, dans l'ordre des mouvements volontaires, le premier moteur est l'objet
dйsirable qu'on a saisi. Donc, puisque la saisie de l'objet dйsirable est
soumise а la nйcessitй, si on prouve par dйmonstration qu'une chose est bonne,
il semble que cette nйcessitй se transmette dans tous les mouvements qui
suivent; et ainsi, la volontй est poussйe а vouloir non pas librement, mais par
nйcessitй. 12. De plus, une
chose est plus capable de mouvoir qu'une connaissance. Or, selon le Philosophe
dans la Mйtaphysique VI, 4, le bien est dans les choses, alors que le
vrai est dans l'esprit; et de la sorte, le bien est une chose, et le vrai une
connaissance; le bien a donc plus raison de moteur que le vrai. Or le vrai meut
nйcessairement l'intelligence, comme on l'a dit. Le bien meut donc
nйcessairement la volontй. 13. De plus, l'amour,
qui relиve de la volontй, est un mouvement plus fort que la connaissance, qui
relиve de l'intelligence, parce que la connaissance fait oeuvre d'assimilation,
alors que l'amour transforme, comme on le voit parce que dit Denys dans les
Noms Divins IV, 13; la volontй est donc plus mobile que l'intelligence. Si
donc l'intelligence est mue de faзon nйcessaire, il semble que ce soit encore
davantage le cas pour la volontй. 14. Mais on pourrait
dire que l'action de l'intelligence se fait selon un mouvement qui va vers l'вme,
alors que l'acte de la volontй se fait selon un mouvement qui part de l'вme, et
que de la sorte, l'intelligence a davantage un caractиre passif, et la volontй
davantage un caractиre actif; aussi ne subit-elle pas de nйcessitй de la part
de son objet. -On objecte а cela qu ‘assentir appartient а l'intelligence, comme
consentir а la volontй. Or assentir signifie un mouvement vers la chose а laquelle
on assentit, de mкme que consentir signifie un mouvement vers la chose а
laquelle on consent. Donc le mouvement de la volontй ne vient pas plus de l'вme
que le mouvement de l'intelligence. 15. De plus, si la
volontй n'est pas mue nйcessairement dans certains vouloirs, il est nйcessaire
de dire qu'elle se porte sur des contraires, parce que ce dont l'existence n'est
pas nйcessaire peut ne pas кtre. Mais tout ce qui est en puissance а des
contraires n'est ramenй а l'un des deux actes que par un кtre en acte, qui fait
que ce qui йtait en puissance devienne en acte; et ce qui fait qu'une chose est
en acte, nous l'appelons sa cause. Il faudra donc, si la volontй veut une chose
dйterminйe, qu'il y ait une cause qui la fasse vouloir cette chose. Or, une
fois la cause posйe, il est nйcessaire de poser l'effet, comme le prouve
Avicenne, car si, la cause йtant posйe, il est encore possible que l'effet ne
soit pas, on aura encore besoin d'un autre agent pour rйduire la puissance а l'acte,
et ainsi le premier n'йtait pas une cause suffisante. La volontй est donc mue
nйcessairement а vouloir quelque chose. 16. De plus, aucune
puissance capable de se porter sur des contraires n'est active, parce que toute
puissance active peut rйaliser ce pour quoi elle est active. Or а une chose
possible, il ne s'ensuit rien d'impossible; il s'ensuivrait alors que deux
contraires existeraient en mкme temps, ce qui est impossible. Or la volontй est
une puissance active. Elle n'est donc pas capable de porter sur des contraires,
mais est dйterminйe nйcessairement а une seule chose. 17. De plus, il
arrive que la volontй commence а choisir, alors qu'auparavant elle ne
choisissait pas. Donc, ou bien la disposition dans laquelle elle se trouvait d'abord
est changйe, ou bien elle ne l'est pas. Si elle ne l'est pas, il s'ensuit que,
de mкme qu'elle ne choisissait pas auparavant, elle ne le fera pas davantage
maintenant; et de la sorte elle choisirait sans choisir, ce qui est impossible.
Si au contraire, sa disposition est changйe, il est nйcessaire qu'elle soit
changйe par quelque кtre, puisque tout ce qui est mы est mы par un autre. Or le
moteur impose une nйcessitй au mobile, sans quoi il ne lui imprimerait pas son
mouvement d'une faзon suffisante. Donc la volontй est mue de faзon nйcessaire. 18. Mais on peut dire
que ces arguments sont concluants quand il s'agit de la puissance naturelle qui
se trouve dans la matiиre, mais non quand il s'agit de cette puissance
immatйrielle qu'est la volontй. -On objecte а cela que le principe de toute la
connaissance humaine, c'est le sens. L'homme ne peut donc connaоtre que dans la
mesure oщ, soit la chose elle-mкme, soit son effet, passe par les sens. Or une
puissance pouvant se porter sur des contraires ne tombe pas elle-mкme sous les
sens; et dans ses effets qui tombent sous les sens, on ne trouve pas deux actes
contraires existant ensemble, mais nous en voyons toujours l'un se rйaliser en
acte de maniиre dйterminйe. Donc nous ne pouvons pas juger qu'il y a en l'homme
une puissance active portant sur des contraires. 19. De plus, puisque
l'on parle de puissance par rapport а un acte, il y a un mкme rapport d'acte а
acte et de puissance а puissance. Or deux actes opposйs ne peuvent exister
simultanйment. Donc une puissance unique ne peut pas кtre ordonnйe non plus а
deux actes opposйs. 20. De plus, selon
saint Augustin dans le traitй de la Trinitй I, 1, rien n'est а soi-mкme
la cause de sa propre existence; donc, pour la mкme raison, rien n'est pour soi-mкme
la cause de son mouvement; par consйquent, la volontй ne se meut pas elle-mкme,
mais il est nйcessaire qu'elle soit mue par un autre, parce qu'elle commence а
agir, alors qu'avant elle n'agissait pas, et que tout кtre de ce genre est mы
de quelque maniиre; aussi nous ne disons pas de Dieu qu'il commence а vouloir,
aprиs n'avoir pas voulu, en raison de son immutabilitй. Il est donc nйcessaire
que la volontй soit mue par un autre. Or ce qui est mы par un autre subit une
nйcessitй de sa part. La volontй veut donc de faзon nйcessaire et non
librement. 21. De plus, tout ce
qui est multiforme se ramиne а quelque chose d'uniforme; or les mouvements
humains sont variйs et multiformes, ils se ramиnent donc comme а leur cause а
un mouvement uniforme, qui est le mouvement du ciel. Or ce qui est causй par le
mouvement du ciel se produit nйcessairement, car une cause naturelle produit
nйcessairement son effet, а moins qu'il y ait un empкche ment. Mais rien ne
peut empкcher que le mouvement du corps cйleste n'obtienne son effet, car il
faudrait que l'acte de ce qui l'empкche se ramиne а un principe cйleste comme а
sa cause. Il semble donc que les mouvements humains se produisent
nйcessairement, et non par libre choix. 22. De plus, celui
qui fait ce qu'il ne veut pas n'a pas libertй de choix. Or l'homme fait ce qu'il
ne veut pas: "Le mal que je hais, je le fais" Rom., 7, 15. Donc l'homme
n'a pas le libre choix de ses actes. 23. De plus, saint
Augustin dit dans l'Enchiridion 30: "L'homme, usant mal de son libre
arbitre, s'est perdu, et celui-ci avec lui." Or choisir librement n'est le
fait que de celui qui a le libre arbitre. Donc l'homme n'a pas le libre choix. 24. De plus, saint
Augustin dit dans les Confessions VIII, 5 que, "quand on ne rйsiste
pas а l'habitude, cela devient nйcessitй". Il semble donc que, au moins
chez ceux qui ont l'habitude de faire quelque chose, la volontй soit mue
nйcessairement. Cependant: 1. Il y a ce que dit
l'Ecclйsiastique 15, 14: "Dieu, au commencement, a fait l'hon{me et l'a
remis aux mains de son conseil." Or il n'en serait pas ainsi s'il n'avait le
libre choix, qui est un dйsir venant aprиs dйlibйration, comme on le dit dans l'Йthique
III, 6. L'homme possиde donc le libre choix de ses actes. 2. De plus, les
puissances rationnelles peuvent se porter sur des contraires, selon le
Philosophe. Or la volontй est une puissance rationnelle elle se situe en effet
dans la raison, comme on le dit dans le livre de l'Вme III, 8. La
volontй peut donc se porter sur des contraires, et n'est pas mue nйcessairement
а une seule chose. 3. De plus, selon le
Philosophe dans l'Йthique III, 1 et VI, 10, l'homme est maоtre de ses
actes et il lui revient d'agir ou de n'agir pas. Mais il n'en serait pas ainsi
s'il ne possйdait le libre choix. L'homme a donc le libre choix de ses actes.
Rйponse: Certains auteurs ont avancй que c'est par
nйcessitй que la volontй de l'homme est mue а choisir. Ils n'affirmaient pas
cependant que la volontй subissait une contrainte: tout mouvement nйcessaire,
en effet, n'est pas violent, mais seule ment celui dont le principe se trouve
hors du sujet. Aussi trouve-t-on certains mouvements naturels qui sont
nйcessaires sans cependant кtre violents: car ce qui est violent s'oppose а ce
qui est naturel, comme а ce qui est volontaire, parce que le principe de ces
derniers est interne, tandis que le principe de ce qui est violent est
extйrieur. Mais cette opinion est hйrйtique. Elle
supprime en effet la notion de mйrite et de dйmйrite dans les actes humains,
car il ne semble pas que soit mйritoire ou dйmйritoire qu'on accomplisse ainsi
par nйcessitй ce qu'on ne peut йviter. Il faut mкme la ranger au nombre des
opinions qui sont йtrangиres а la philosophie, parce que non seulement elle est
contraire а la foi, mais elle ruine tous les principes de la philosophie
morale. Car si rien ne vient de nous, mais si nous sommes poussйs а vouloir par
nйcessitй, la dйlibйration, le conseil et le prйcepte, la punition, la louange
et le blвme, sur lesquels porte la philosophie morale, sont supprimйs. Les opinions de ce genre, qui dйtruisent
les principes d'une partie de la philosophie, sont dites thиses йtrangиres,
comme l'affirmation que "rien ne change", qui dйtruit les principes
de la science naturelle. Certains hommes ont йtй amenйs а avancer des
propositions de ce genre, en partie par effronterie, en partie а cause de
certaines raisons sophistiques qu'ils n'ont pas йtй capables de rйsoudre, comme
on le dit dans la Mйtaphysique IV, 10. Pour rendre donc manifeste la vйritй sur
cette question, il faut remarquer en premier lieu que, de mкme que dans les
autres choses, il y a un principe des actes propres, de mкme aussi chez les
hommes. Or ce principe actif ou moteur est proprement chez les hommes l'intelligence
et la volontй, comme on le dit dans le livre de l'Вme III, 9. Ce
principe, il est vrai, s'accorde en partie avec le principe actif qui existe
dans les choses naturelles, et il en diffиre en partie. Il s'accorde avec lui
car, de mкme que dans les choses naturelles, on trouve une forme qui est
principe de l'action, et une inclination qui suit cette forme, que l'on appelle
l'appйtit naturel, l'action rйsultant des deux; de mкme on trouve chez l'homme
une forme intellectuelle et une inclination de la volontй qui suit la forme
ainsi saisie, et l'action extйrieure rйsulte des deux. Mais il y a une
diffйrence, parce que la forme de la chose naturelle est une forme individuйe
par la matiиre, aussi l'inclination qui la suit est dйterminйe а une seule
chose; par contre, la forme qui est dans l'intellectuel est universelle, et
elle comprend une multitude de choses. Aussi, comme les actes ne se produisent
que dans les cas particuliers, et qu'aucun d'eux ne peut йgaler la puissance de
l'universel, l'inclination de la volontй demeure dans l'indйtermination par
rapport а cette multiplicitй; ainsi, si un architecte conзoit une forme de maison
dans l'universel, forme sous laquelle sont contenus divers plans de maison, sa
volontй peut alors incliner а rйaliser une mai son carrйe, ou ronde, ou d'une
autre forme. Quant au principe actif chez les animaux
sans raison, il est intermйdiaire entre les deux. La forme saisie par le sens,
en effet, est individuelle, comme la forme naturelle, et c'est pourquoi il en
rйsulte une inclination а un seul acte, comme dans les choses naturelles.
Pourtant, la forme reзue dans le sens n'est pas toujours la mкme, а l'inverse
de ce qui se passe dans les choses naturelles, parce que le feu est toujours
chaud, alors que la forme reзue par le sens sera tantфt celle-ci, tantфt telle
autre; par exemple, tantфt une forme agrйable, tantфt une forme qui cause la
tristesse. Aussi, tantфt il la fuit, et tantфt il la recherche; en quoi elle s'accorde
avec le principe actif humain. Il faut remarquer en second lieu qu'une
puissance est mue de deux maniиres d'une part, du point de vue du sujet, de l'autre,
du point de vue de l'objet. Du point de vue du sujet, telle la vue qui, par le
changement de disposition de son organe, est amenйe а voir plus ou moins
clairement. Du point de vue de l'objet, lorsque la vue voit tantфt le blanc,
tantфt le noir. Et le premier changement appartient а l'exercice mкme de l'acte,
c'est-а-dire qu'il soit accompli ou non, et soit accompli mieux ou moins bien;
le second changement regarde la spйcification de l'acte, car l'acte est
spйcifiй par l'objet. Or il faut remarquer que, dans les
rйalitйs naturelles, la spйcification de l'acte vient de la forme, tandis que
son exercice mкme vient de l'agent qui cause le mouvement; or celui qui meut
agit en vue d'une fin; d'oщ il reste que le premier principe du mouvement quant
а l'exercice de l'acte vient de la fin. Or, si nous considйrons les objets de
la volontй et de l'intelligence, nous trouvons que l'objet de l'intelligence
est premier et principal dans l'ordre de la cause formelle, car son objet, c'est
l'кtre et le vrai; mais l'objet de la volontй est premier et principal dans l'ordre
de la cause finale, car son objet est le bien, sous lequel sont contenues
toutes les fins, de mкme que dans le vrai sont contenues toutes les formes
saisies. Aussi le bien mкme, en tant qu'il est une certaine forme saisis sable,
est-il contenu sous le vrai, comme йtant un certain vrai, et le vrai mкme, en
tant qu'il est la fin de l'opйration intellectuelle, est contenu sous le bien,
comme йtant un certain bien particulier. Si donc nous envisageons le mouvement des
puissances de l'вme au point de vue de l'objet qui spйcifie l'acte, le premier
principe du mouvement vient de l'intelligence, car c'est de cette maniиre que
le bien saisi par l'intelligence met en mouvement la volontй elle-mкme. Si nous
envisageons au contraire le mouvement des puissances de l'вme au point de vue
de l'exercice de l'acte, alors le principe du mouvement vient de la volontй. C'est
en effet toujours la puissance qui regarde la fin principale qui meut vers l'acte
la puissance qui regarde ce qui mиne а la fin; ainsi le soldat pousse le
fabricant de mors а travailler. Et c'est selon ce mode que la volontй se meut
elle-mкme et toutes les autres puissances, car je pense parce que je le veux,
et de la mкme maniиre, j ‘utilise toutes les puissances et les habitus parce
que je le veux. Aussi le Commentateur dйfinit-il l'habitus, dans le livre de
l'Вme III, 18, comme ce dont on use quand on le veut. Par consйquent, pour montrer que la
volontй n'est pas mue de faзon nйcessaire, il faut considйrer le mouvement de
la volontй а la fois quant а l'exercice de son acte et quant а la dйtermination
de cet acte, qui vient, elle, de l'objet. Pour ce qui regarde l'exercice de l'acte,
il est d'abord йvident que la volontй est mue par elle-mкme: en effet, de mкme
qu'elle meut les autres puissances, elle se meut aussi elle-mкme. Il ne s'ensuit
pas pour autant que la volontй soit sous le mкme rapport en puissance et en
acte; en effet, de mкme que, pour l'intelligence, par la voie de la recherche,
l'homme se meut lui-mкme vers la science, du fait qu'а partir d'une donnйe
connue il parvient а une autre qu'il ignorait et qui n'йtait connue qu'en
puissance, de mкme, du fait qu'un homme veut une chose en acte, il se meut а
vouloir une autre chose en acte. Ainsi, du fait qu'on veut la santй, on se meut
а vouloir prendre un remиde, car du fait qu'on veut la santй, on commence а
dйlibйrer sur les moyens qui apportent la santй, et enfin, son conseil arrкtй,
on veut prendre le remиde; ainsi donc le conseil prйcиde la volontй de prendre
le remиde, mais ce conseil lui-mкme pro cиde de la volontй qui veut dйlibйrer.
Comme la volontй se meut grвce au conseil, et que le conseil consiste en une
certaine recherche, non pas dйmonstrative, mais ouverte sur des sujets opposйs,
ce n'est donc pas par nйcessitй que la volontй se meut. Seulement, comme la
volontй n'a pas toujours voulu user du conseil, il est nйcessaire qu'elle soit
mue par quelque chose pour en venir а vouloir en user; et si cette motion vient
d'elle-mкme, il est de nouveau nйcessaire qu'un conseil prйcиde ce mouvement de
la volontй, et qu'un acte de volontй prй cиde ce conseil; et comme il n'est pas
possible de remonter а l'infini, il est nйcessaire d'affirmer qu'en ce qui
concerne le premier mouvement de la volontй, la volontй de tout кtre qui n'est
pas toujours en acte de vouloir est mue par un principe extйrieur, sous l'impulsion
duquel la volontй commence а vouloir. Certains ont donc estimй que cette
impulsion vient d'un corps cйleste. Mais cela n'est pas possible. Йtant donnй
que la volontй se situe dans la raison, selon ce que dit le Philosophe dans le
livre de l'Вme III, 8, et que la raison ou l'intelligence ne sont pas
des puissances corporelles, il est impossible que la puissance d'un corps
cйleste meuve directement la volontй elle-mкme. Et admettre que la volontй des
hommes est mue par l'influence d'un corps cйleste, comme le sont les appйtits
des animaux sans raison, c'est suivre l'opinion de ceux qui affirment que l'intelligence
ne diffиre pas du sens. C'est а eux en effet que dans le livre de l'Вme
II, 28, le Philosophe rapporte la parole de ceux qui disent que chez les hommes
la volontй est "telle que la rиgle, pendant le jour, le pиre des hommes et
des dieux", le ciel ou le soleil. Il reste donc, comme le conclut Aristote
dans le chapitre sur la bonne fortune Ethique а Eudиme, VII, 14, que ce
qui meut en premier lieu la volontй et l'intelligence soit une rйalitй qui se
trouve au-dessus d'elles, а savoir Dieu. Comme il meut toutes choses d'aprиs la
nature des mobiles, par exemple les corps lйgers vers le haut et les lourds
vers le bas, il meut aussi la volontй selon sa nature, non de faзon nйcessaire,
mais comme pouvant se porter sans dйtermination sur de nombreux objets. Il
paraоt donc йvident que si l'on considиre le mouvement de la volontй au point
de vue de l'exercice de son acte, elle n'est pas mue de faзon nйcessaire. Si maintenant nous envisageons le
mouvement de volontй au point de vue de l'objet qui dйtermine l'acte de volontй
а vouloir ceci ou cela, il faut remarquer que l'objet qui meut la volontй, c'est
le bien convenable qu'on a saisi. Aussi, s'il se prйsente un bien qui est saisi
sous la raison de bien mais non sous celle de convenable, il ne mettra pas en
mouvement la volontй. Mais, comme le conseil et l'йlection regardent des cas
particuliers sur lesquels porte l'acte, il est requis que ce qui est saisi
comme bien et comme convenable le soit dans le cas particulier, et pas
seulement en gйnйral. Si donc une chose est saisie comme йtant
un bien convenable selon tous les cas particuliers que l'on peut envisager,
elle mettra nйcessairement en mouvement la volontй, et c'est pourquoi l'homme
dйsire de faзon nйcessaire la bйatitude qui, selon Boиce dans la Consolation
de la philosophie III, 2, est "un йtat parfait par la rйunion de tous
les biens". Je dis de faзon nйcessaire pour ce qui est de la dйtermination
de l'acte, parce qu'on ne peut pas vouloir le contraire, mais non quant а l'exercice
de l'acte, parce qu'on peut ne pas vouloir penser actuellement а la bйatitude,
puisque les actes d'intelligence et de volontй sont eux aussi des actes
particuliers. Mais s'il s'agit d'un bien qui n'est pas trouvй bon selon tous
les aspects particuliers sous lesquels on peut le considйrer, il ne mettra pas
la volontй en mouvement de faзon nйcessaire, mкme quant а la dйtermination de l'acte,
car on pourra vouloir son contraire, mкme en pensant а lui, parce que ce
contraire sera peut-кtre bon ou convenable, si l'on envisage un autre point de
vue parti culier, ainsi ce qui est bon pour la santй ne l'est pas pour le
plaisir, et ainsi du reste. Que la volontй se porte sur ce qui lui est
prйsentй en ayant йgard а telle condition particuliиre plutфt qu'а telle autre,
cela peut se produire de trois maniиres. Cela se produit d'abord dans la mesure
oщ une condition a plus de poids que les autres, et alors la volontй se meut
selon la raison, par exemple lorsqu'un homme choisit de prйfйrence ce qui est
avantageux а sa santй plutфt qu'а son plaisir. D'une seconde maniиre, cela se
produit du fait que l'on pense а une circonstance particuliиre et non а une
autre, et ceci arrive la plupart du temps du fait d'une occasion venant de l'intйrieur
ou de l'extйrieur, en sorte que cette pensйe se prй sente а nous. D'une
troisiиme maniиre, cela provient d'une disposition de l'homme, parce que selon
le Philosophe dans l'Йthique III, 13, "tel est un chacun, telle lui
paraоt la fin". Aussi la volontй de l'homme en colиre et celle de l'homme
calme se meuvent diffйremment, parce que ce n'est pas le mкme objet qui
convient а l'un et а l'autre, de mкme aussi que la nourriture est diffйremment
acceptйe par un homme sain et par un malade. Si donc la disposition par laquelle il
semble а quelqu'un qu'une chose est bonne et convenable lui est naturelle et
non soumise а sa volontй, c'est par nйcessitй naturelle que la volontй la
choisira; c'est ainsi que tous les hommes dйsirent naturellement кtre, vivre et
comprendre. Mais si une telle disposition n'est pas naturelle, mais soumise а
la volontй, par exemple quand quelqu'un est disposй par un habitus ou une
passion а ce que telle chose lui paraisse bonne ou mauvaise dans cette
circonstance particuliиre, la volontй ne sera pas mue par la nйcessitй, parce
qu'elle pourra йcarter cette disposition, en sorte que cette chose ne lui
paraisse plus telle, ainsi quand quelqu'un calme sa colиre, il ne juge plus les
choses comme lorsqu'il йtait irritй. Toutefois, on йcarte plus aisйment la
passion que l'habitus. Ainsi donc, du point de vue de l'objet, la
volontй est mue а certaines fins, mais non а toutes, de faзon nйcessaire; mais
du point de vue de l'exercice de l'acte, elle n'est pas mue de faзon
nйcessaire.
Solutions des objections: 1. Cette autoritй
peut se comprendre de deux maniиres: d'abord comme si le prophиte parlait de l'exйcution
de ce qui a йtй choisi en effet, il n'est pas au pouvoir de l'homme de rйaliser
effectivement ce qu'il dйcide mentalement. On peut le comprendre d'une autre
maniиre en considйrant que mкme la volontй intйrieure est mue par un principe
supйrieur, qui est Dieu; et de ce point de vue, l'Apфtre dit qu'il ne revient
pas а l'homme qui veut ou qui court de vouloir ou de courir comme йtant le
premier principe, mais cela revient а Dieu qui donne l'impulsion Rom., 9, 16. 2. Aussi la rйponse а
l'objection 2 est claire. 3. Les animaux sans
raison sont mus par l'impulsion d'un agent supйrieur а un effet dйterminй,
selon le mode d'une forme particuliиre, dont l'appйtit sensitif suit la saisie.
Mais Dieu meut la volontй d'une maniиre immuable en raison de l'efficacitй de
sa puissance motrice, qui ne peut dйfaillir; cependant, en raison de la nature
de la volontй mue, qui se porte indiffйremment а des objets divers, il n'y a
pas nйcessitй mais la libertй demeure. De mкme aussi, la providence agit de
faзon infaillible en tous les кtres, et pourtant les effets venant des causes
contingentes se produisent de faзon contingente, dans la mesure oщ Dieu meut
tous les кtres de la maniиre qui leur est proportionnйe, chacun selon son mode
propre. 4. La volontй apporte
quelque chose quand elle est mue par Dieu: c'est bien elle-mкme qui agit, mais
en йtant mue par Dieu. C'est la raison pour laquelle, bien que son mouvement
vienne de l'extйrieur comme de son premier principe, il n'est cependant pas
violent. 5. La volontй de l'homme
est d'une certaine maniиre en dйsaccord avec celle de Dieu, dans la mesure oщ
elle veut ce que Dieu ne veut pas qu'elle veuille, comme lorsqu'elle veut
pйcher, bien qu'en mкme temps Dieu ne veuille pas que la volontй ne veuille pas
cela, car si Dieu le voulait, cela se ferait. Tout ce que veut le Seigneur, en
effet, il le fait Ps. 134, 6. Et bien qu'а ce point de vue, la volontй de l'homme
soit en dйsaccord avec celle de Dieu pour ce qui est du mouvement de volontй,
elle ne peut jamais cependant кtre en dйsaccord avec elle pour ce qui est de
son issue ou rйsultat, parce que la volontй humaine obtient toujours cet effet
que Dieu accomplisse sa volontй а l'йgard de l'homme. Mais pour ce qui est du
mode de vouloir, il n'est pas nйcessaire que la volontй de l'homme se conforme
а celle de Dieu, parce que Dieu veut chaque chose йternellement et infiniment,
mais non l'homme. Ce qui fait dire а Isaпe 55, 9: "Autant le ciel est
йlevй au-dessus de la terre, autant mes voies sont йlevйes au-dessus de vos
voies." 6. Du fait que le
bien est l'objet de la volontй, on peut tenir que la volontй ne veut rien que
sous la raison de bien. Mais comme des choses multiples et diverses sont
contenues sous la raison de bien, on ne peut tirer de ce fait que la volontй se
meuve nйcessairement vers tel ou tel objet. 7. Le principe actif
ne meut d'une faзon nйcessaire que lorsqu'il dйpasse la puissance de l'йlйment
passif. Or comme la volontй est en puissance au bien universel, aucun bien ne
dйpasse la puissance de la volontй pour la mouvoir comme par nйcessitй, sinon
ce qui est bien sous tous rapports, et c'est le bien parfait seul, qui est la
bйatitude. Ce bien-lа, la volontй ne peut pas ne pas le vouloir, en ce sens qu'elle
voudrait son contraire; elle peut cependant ne pas le vouloir de faзon
actuelle, parce qu'elle peut йcarter la pensйe de la bйatitude, dans la mesure
oщ elle meut l'intelligence а son acte; а ce point de vue-lа, mкme la
bйatitude, elle ne la veut pas de faзon nйcessaire. Ainsi, quelqu'un ne se
chaufferait pas de faзon nйcessaire, s'il pouvait йcarter de lui а volontй la
source de chaleur. 8. La fin est la
raison de vouloir ce qui conduit а la fin; aussi la volontй n'a pas un rapport
similaire а ces deux йlйments. 9. Lorsqu'on ne peut
parvenir а la fin que par une voie unique, alors c'est de la mкme maniиre qu'on
veut la fin et ce qui y conduit. Mais il n'en va pas ainsi dans le cas proposй,
car on peut parvenir а la bйatitude par de multiples voies. Et c'est pourquoi,
bien que l'homme veuille de faзon nйcessaire la bйatitude, il ne veut pourtant
de faзon nйcessaire aucun des moyens qui y conduisent. 10. Les cas de l'intelligence
et de la volontй sont d'une certaine maniиre semblables, et d'une certaine
maniиre diffйrents. Ils sont diffйrents quant а l'exercice de l'acte, car l'intelligence
est mue а agir par la volontй, tandis que la volontй n'est pas mue par une
autre puissance, mais par elle-mкme. Mais du point de vue de l'objet, il y a
similitude dans les deux cas. En effet, de mкme que la volontй est mue de faзon
nйcessaire par un objet qui est bon sous tous rapports, mais non par un objet
qui peut кtre tenu pour un mal sous un certain angle, de mкme aussi l'intelligence
est mue de faзon nйcessaire par le vrai nйcessaire, qui ne peut pas кtre tenu
pour faux, mais non par le vrai contingent, qui peut кtre tenu pour faux. 11. La disposition du
premier moteur demeure dans les choses qui sont mues par lui, dans la mesure oщ
elles sont mues par lui, car c'est ainsi qu'elles reзoivent sa ressemblance.
Cependant, il n'est pas nйcessaire qu'elles reзoivent totalement sa
ressemblance; aussi le premier principe moteur est immobile, mais non les
autres. 12. Du fait mкme que
le vrai est une intention en tant qu'il existe dans l'esprit, il a ce caractиre
d'кtre plus formel que le bien, et plus capable de mouvoir que lui а titre d'objet;
mais le bien est plus capable de mouvoir selon la raison de fin, comme on l'a
dit. 13. On dit que l'amour
transforme l'amant en l'aimй, dans la mesure oщ l'amant est mы par l'amour vers
la chose aimйe elle-mкme, alors que la connaissance assimile en produisant la
similitude de la chose connue dans le sujet connaissant. Le premier de ces deux
mouvements relиve d'un changement opйrй par un agent parce qu'il cherche une
fin, le second relиve d'un changement selon la forme. 14. Assentir ne
dйsigne pas le mouvement de l'intelligence vers la chose, mais plutфt vers la
conception de la chose qu'on a dans l'esprit; l'intelligence y assentit quand
elle juge qu'elle est vraie. 15. Toute cause ne
produit pas son effet nйcessairement, mкme si c'est une cause suffisante, du
fait que la cause peut кtre parfois empкchйe d'obtenir son effet; ainsi les
causes naturelles, qui ne produisent pas nйcessairement leurs effets mais dans
la plupart des cas, parce qu'elles sont empкchйes dans un petit nombre de cas.
Ainsi donc, il n'est pas acquis que la cause qui fait que la volontй veuille
quelque chose opиre nйcessairement, parce que la volontй elle-mкme peut
prйsenter un empкchement, soit en йcartant cette considйration qui l'incite а
vouloir, soit en considйrant l'opposй, c'est-а-dire que ce qui lui est proposй
comme un bien n'est pas un bien sous un certain angle. 16. Dans la
Mйtaphysique IX, 4, le Philosophe montre par ce moyen, non pas qu'aucune
puissance qui peut se porter sur des contraires n'est active, mais qu'une
puissance active qui peut se porter sur des contraintes ne produit pas son
effet de faзon nйcessaire. Car si on le tenait, il en rйsulterait clairement
que deux choses contradictoires existeraient en mкme temps. Et si l'on admet qu'une
puissance active puisse porter sur des contraires, il ne s'ensuit pas que ces
contraires existent simultanйment, parce que, mкme si l'un et l'autre des
contraires sur les quels la puissance peut se porter sont possibles, l'un d'eux
est incompatible avec l'autre. 17. Lorsque la
volontй commence un nouveau choix, sa disposition premiиre est changйe en ce qu'elle
йtait d'abord en puissance а choisir, et qu'ensuite elle choisit en acte. Et ce
changement vient bien d'un certain moteur, dans la mesure oщ la volontй se meut
elle-mкme а agir, et dans la mesure aussi oщ elle est mue par un agent
extйrieur qui est Dieu. Cependant, elle n'est pas mue de faзon nйcessaire,
comme il a йtй dit. 18. Le principe de la
connaissance humaine vient des sens, mais il n'est pas nйcessaire que tout ce
que l'homme connaоt soit soumis aux sens, ou soit connu de maniиre immйdiate
par un effet sensible. Car l'intelligence mкme se connaоt elle-mкme par son
acte, qui n'est pas soumis aux sens; et de faзon similaire, elle connaоt aussi l'acte
intйrieur de la volontй, dans la mesure oщ la volontй est en quelque sorte mue
par un acte d'intelligence, et oщ, d'une autre maniиre, l'acte d'intelligence
est causй par la volontй, comme on l'a dit, de mкme que l'effet est connu par
la cause et la cause par l'effet. Cependant, en considйrant que la puissance
volontaire qui se porte sur des contraires ne puisse кtre connue que par un
effet sensible, l'argument n'est pas encore concluant. De mкme en effet que l'universel,
qui est partout et toujours, est connu par nous grвce aux choses singuliиres
qui sont, elles, ici et maintenant, et que la matiиre premiиre qui est en
puissance а diverses formes, est connue par nous par la succession de formes
qui n'existent pourtant pas simultanйment dans la matiиre, de mкme la puissance
volontaire qui se porte sur des contraires est connue par nous, non certes du
fait que des actes contraires existeraient en mкme temps, mais parce qu'ils se
rem placent successivement les uns les autres en йmanant d'un mкme principe. 19. Cette
proposition: "Il y a un mкme rapport d'acte а acte et de puissance а
puissance" est vraie d'une maniиre et fausse d'une autre. Car si on prend
l'acte qui correspond exactement а la puissance comme son objet universel, la
proposition est vraie: l'ouпe, en effet, est а la vue ce que le ton est а la
couleur. Mais si on considиre ce qui est contenu sous cet objet universel comme
un acte particulier, alors la proposition n'est plus vraie, car la puissance
visuelle est unique, alors que le blanc et le noir ne s'identifient pas. Donc,
bien qu'il existe au mкme moment chez l'homme une puissance volontaire se
portant sur des contraires, ces contraires sur lesquels la volontй se porte n'existent
pourtant pas en mкme temps. 20. Une mкme chose
envisagйe au mкme point de vue ne se meut pas elle-mкme, mais elle peut se
mouvoir elle-mкme sous un autre point de vue. Ainsi en effet, dans la mesure oщ
l'intelligence comprend en acte les principes, elle se rйduit elle-mкme de la
puissance а l'acte en ce qui concerne les conclusions, et la volontй, dans la
mesure oщ elle veut la fin, se rйduit а l'acte en ce qui concerne ce qui
conduit а la fin. 21. Comme les
mouvements de la volontй sont multiformes, ils se ramиnent а un principe
uniforme. Mais ce n'est pas un corps cйleste, mais Dieu, comme on l'a dit, si l'on
entend par principe ce qui meut directement la volontй; mais si nous parlons du
mouvement de la volontй en tant qu'elle est mue а l'occasion par un objet
sensible extйrieur, alors le mouvement de la volontй se ramиne au corps
cйleste. Et pourtant, la volontй n'est pas mue nйcessairement, car il n'est pas
nйcessaire que, dиs que des biens dйlectables lui sont prйsentйs, la volontй
les dйsire. Mais il n'est pas vrai non plus que les effets qui sont causйs
directe ment par les corps cйlestes proviennent d'eux nйcessairement. En effet,
comme le Philosophe le dit dans la Mйtaphysique VI, 3, si tout effet
provenait d'une cause, et si toute cause produisait nйcessairement son effet,
il s'ensuivrait que toutes choses seraient nйcessaires. Mais l'une et l'autre
de ces deux propositions sont fausses, car il y a des causes qui, mкme lorsqu'elles
sont suffisantes, ne produisent pas leurs effets nйcessairement, parce qu'elles
peuvent кtre empкchйes, comme il est clair pour toutes les causes naturelles.
Et il n'est pas vrai derechef que tout ce qui se produit ait une cause
naturelle, car ce qui arrive par accident n'est pas produit par une cause
active naturelle, parce que ce qui est par accident n'est ni кtre ni un. Ainsi
donc, la rencontre d'un empкchement, puisqu'elle se produit par accident, ne se
ramиne pas au corps cйleste comme а sa cause, car le corps cйleste agit а la
maniиre d'un agent naturel. 22. Celui qui fait ce
qu'il ne veut pas n'est pas libre dans son action, mais il peut avoir la
volontй libre. 23. En pйchant, l'homme
a perdu le libre arbitre quant а la libertй vis-а-vis de la faute et de la
misиre, mais non quant а la libertй vis-а-vis de la contrainte. 24. L'habitude
engendre la nйcessitй, non pas de maniиre absolue, mais surtout dans les
actions soudaines car, par la dйlibйration, quelque habituй qu'on soit, on peut
cependant agir contre l'habitude. QUESTION VII:
LE PЙCHЙ VЙNIEL
ARTICLE 1: CONVIENT-IL D'OPPOSER LE PЙCHЙ VЙNIEL AU PЙCHЙ MORTEL?
Lieux parallиles
dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences, D. 42, Question
1, articles 3-4; Somme thйologique Ia-IIae, Question 72, a. 5; Question 88,
a. 1
Objections: Il semble
que non. 1. Saint Augustin dit
en effet dans Contre Fauste (XXII, 27), que "le pйchй est une
parole, une action ou un dйsir contre la loi йternelle". Or tout pйchй
contre la loi йternelle est mortel. Donc tout pйchй est mortel. Donc la
division du pйchй en mortel et vйniel n'est pas juste. 2. En outre, le pйchй
selon sa qualitй mйrite une peine. Or le pardon est contraire а la peine, qu'il
enlиve; donc кtre vйniel rйpugne а la raison de pйchй. Or aucune diffйrence qui
rйpugne au genre ne le divise. Donc le pйchй ne peut кtre convenablement divisй
en mortel et en vйniel. 3. En outre, quiconque
s'attache de faзon dйsordonnйe, se tourne vers un bien pйrissable, mais qui se
tourne vers un bien pйrissable se dйtourne du bien immuable, parce que dans
tout mouvement, celui qui se rapproche d'un terme s'йcarte de l'autre; donc
quiconque pиche s'йcarte du bien immuable, ce qui est pйcher mortellement. Donc
quiconque pиche, pиche mortellement donc en fait de pйchй, l'un n'est pas
mortel et l'autre vйniel. 4. En outre, tout
pйchй consiste en un amour dйsordonnй de la crйature. Or qui conque aime, aime
ou comme utilisateur ou comme jouisseur. Or celui qui aime la crйature pour en
user, ne pиche pas, parce qu'il la rapporte а la fin de la bйatitude, ce qui
est "user", comme le dit saint Augustin dans la Doctrine
Chrйtienne (1, 3). Si par contre il aime la crйature pour jouir d'elle, il
pиche mortellement, parce qu'il place sa fin derniиre dans la crйature. Donc en
aimant la crйature, ou bien il ne pиche pas, ou bien il pиche mortellement, ce
qui nous ramиne а la difficultй prйcйdente. 5. En outre, parmi
les rйalitйs qui se divisent en s'opposant, l'une ne devient jamais l'autre:
car jamais blancheur ne devient noirceur et inversement. Or le pйchй vйniel
devient mortel: car, dit une certaine Glose sur le Psaume (31, 1) ("Heureux
ceux dont les fautes sont remises"): rien n'est а ce point vйniel qu'il
ne puisse devenir mortel, s'il est objet de complaisance. Donc on ne doit pas
distinguer le pйchй vйniel du mortel. 6. En outre, s'il n'y
a pas de complaisance, il n'y a pas de pйchй parce que pas de volontaire; mais
s'il y a complaisance, le pйchй est mortel, comme le montre la Glose citйe,
Donc ou il n'y a pas de pйchй, ou il est mortel. 7. En outre, ce qui
dispose а quelque chose ne s'y oppose pas, parce que l'un des opposйs ne
dispose pas а l'autre. Or le pйchй vйniel dispose au mortel. Donc le pйchй
vйniel ne doit pas se distinguer par opposition au mortel. 8. En outre, saint
Anselme dit dans Pourquoi Dieu s'est fait homme (I, 11) que la volontй de la
crйature raisonnable doit se soumettre а la volontй de Dieu: supprimer cela, c'est
supprimer l'honneur dы а Dieu et le dйshonorer. Or dйshonorer Dieu, c'est
pйcher mortellement; or quiconque pиche, par-lа mкme dйshonore Dieu, parce qu'il
ne soumet pas sa volontй а la volontй divine. Donc quiconque pиche, pиche
mortellement. 9. En outre, l'homme
est tenu par prйcepte d'ordonner а Dieu comme а sa fin tout ce qu'il fait: il
est dit dans la Premiиre Lettre aux Corinthiens (10, 31): "Soit que
vous mangiez, soit que vous buviez, ou que vous fassiez quelque chose d'autre,
faites tout а la gloire de Dieu". Or on ne peut rapporter а Dieu le
pйchй vйniel. Donc quiconque pиche vйniellement agit contre ce prйcepte, donc
pиche mortellement. 10. En outre, saint
Augustin dit dans les Quatre-Vingt-Trois Questions (Question 30): "Tel
est tout le mal et seul mal de l'homme: user de ce dont il doit jouir et jouir
de ce dont il doit user". Or l'une et l'autre de ces attitudes sont pйchйs
mortels, parce que celui qui use de ce dont il faut jouir ne met pas sa fin
derniиre en Dieu, dont seul il faut jouir; et celui qui jouit de ce dont il
faut user met sa fin derniиre dans la crйature, L'une et l'autre de ces deux
faзons de faire constituent un pйchй mortel; donc tout mal de faute est un
pйchй mortel. 11. En outre, puisque
la peine rйpond а la faute, lа oщ la peine est la mкme, il semble que la raison
de faute soit la mкme. Or au pйchй vйniel est due la mкme peine qu'au pйchй
mortel: saint Augustin dit en effet dans un sermon sur le Purgatoire (Sermon
104, n° 3) que flatter une personne haut placйe est un pйchй vйniel, et
pourtant un clerc est dйgradй pour adulation, comme cela se trouve dans le
Dйcret (D. 46, c. 3). La raison de faute est donc la mкme pour le pйchй
mortel et le pйchй vйniel et donc la distinction entre pйchй vйniel et mortel
ne convient pas. 12. Mais on peut dire
que le pйchй vйniel diffиre du mortel par le sujet: car le pйchй vйniel est
situй dans la sensibilitй, mais le mortel dans la raison. - On objecte а cela
que le consentement а l'acte appartient а la raison supйrieure, selon saint
Augustin dans la Trinitй (XII, 17). Or un certain consentement а l'acte
est pйchй vйniel, comme de consentir а une parole vaine. Donc la diffйrence
assignйe ne convient pas. 13. En outre, les
premiers mouvements des pйchйs de l'esprit sont pйchйs vйniels. Or ils ne se
situent pas dans la sensibilitй, mais dans la raison. Donc le pйchй vйniel ne
se situe pas seulement dans la sensibilitй. 14. En outre, ce que
nous avons de commun avec les animaux ne semble pas sujet de pйchй, puisqu'il n'y
a pas de pйchй pour les animaux. Or c'est la sensibilitй que nous avons en
commun avec les animaux. Donc il ne peut y avoir dans la sensibilitй de pйchй,
ni vйniel ni mortel. 15. En outre, la
nйcessitй exclut la raison de pйchй, parce que dans ce qui se fait par
nйcessitй, il n'y a pas de place pour la louange ou le reproche. Or la sensibilitй
est soumise а la nйcessitй, puisqu'elle est liйe а un organe corporel. Donc dans
la sensibilitй, il ne peut y avoir de pйchй. 16. En outre, saint
Anselme dit que seule la volontй est punie. Or la peine est due au pйchй. Donc
le pйchй se situe dans la seule volontй, pas dans la sensibilitй. 17. En outre, si le
pйchй mortel se situe dans la raison supйrieure, ce sera directement ou
indirectement. Or directement et en soi, le pйchй mortel ne peut exister en
elle, parce qu'elle ne peut errer, puisqu'il lui revient selon saint Augustin
de regarder les raisons йternelles dans lesquelles il n'y a pas d'erreur. Or "ceux
qui font le mal se trompent", comme il est dit dans les Proverbes (14,
22). Pas davantage indirectement, du fait que la raison supйrieure ne contraint
pas les puissances infйrieures: cela n'est plus en son pouvoir, puisque par le
pйchй originel elle a perdu le pouvoir de contenir les puissances infйrieures,
comme le dit saint Augustin. Donc il ne peut y avoir de pйchй mortel dans la
raison supйrieure. 18. De mкme on
devrait dire que pйchй mortel et pйchй vйniel diffиrent en ce que, en pйchant
mortellement, on aime la crйature plus que Dieu, mais en pйchant vйniellement
on aime la crйature moins que Dieu. - On objecte а cela qu'а supposer que
quelqu'un estime que la simple fornication n'est pas un pйchй mortel et qu'il
fornique alors qu'il reste dans cette opinion, mais renoncerait а forniquer s'il
savait que cela s'oppose а Dieu, il est йvident que cet homme-lа pиche
mortellement, parce que l'ignorance du droit ne l'excuse pas. Et pourtant, il
aime Dieu plus que la fornication: on aime, en effet, davantage ce pour quoi on
rejette l'alternative opposйe. Donc ce n'est pas tout homme qui pиche
mortellement qui aime la crйature plus que Dieu. 19. En outre, le plus
et le moins ne diversifient pas les espиces. Or pйchй mortel et vйniel se
distinguent spйcifiquement. Donc ils ne se diffйrencient pas du fait qu'on aime
la crйature plus ou moins que Dieu. 20. En outre, lа oщ l'on
trouve le plus et le moins, on trouve aussi ce qui est йgal: parce que, une
fois que l'on a enlevй le surplus du plus grand, reste l'йgal. Or il arrive qu'on
aime la crйature plus que Dieu, et aussi moins que Dieu, donc il arrive aussi
qu'on aime а йgalitй Dieu et la crйature. Il y aura donc un pйchй intermйdiaire
entre le mortel et le vйniel et dans ces conditions cette division est
insuffisante. 21. De mкme, on
devrait dire que pйchй mortel et vйniel se distinguent quant а leur effet, en
ce que le pйchй mortel prive de la grвce, et non le vйniel. - On objecte а cela
que la grвce ne peut aller sans la vertu: mais le pйchй vйniel enlиve la vertu
qui consiste dans l'ordre de l'amour, selon saint Augustin dans les Moeurs
de l'Йglise (I, 15, 25); or le pйchй vйniel enlиve l'ordre de l'amour,
sinon il ne serait pas pйchй. Donc le pйchй vйniel aussi enlиve la grвce. 22. En outre, il
appartient а la grвce d'ordonner l'homme а Dieu comme а sa fin. Or le pйchй
vйniel nous empкche de nous ordonner а Dieu comme а notre fin. Donc le pйchй
vйniel enlиve la grвce. 23. En outre, celui
qui offense Dieu ne possиde pas sa grвce. Or Dieu est offensй par quelqu'un en
raison du pйchй vйniel, puisqu'il le punit. Donc le pйchй vйniel enlиve la
grвce. 24. De mкme, on
pourrait dire que le pйchй vйniel diffиre du mortel quant а la peine due: le
pйchй mortel, en effet, rend dйbiteur d'une peine йternelle, le pйchй vйniel au
contraire d'une peine temporelle. - On objecte а cela que saint Augustin dit
dans Sur saint Jean (tr. 89, n° 1) que l'incroyance est un pйchй а cause
de qui, s'il est maintenu, tout le reste est maintenu; et il est ainsi йvident
que les pйchйs vйniels ne sont pas remis а l'homme infidиle. Or tant que la faute
demeure, la pйnalitй n'est pas enlevйe. Donc les pйchйs vйniels des infidиles
sont punis d'une peine йternelle. Par consйquent le pйchй vйniel ne diffиre pas
du mortel en tant qu'il lui est opposй. Cependant: 1) Il y a ce que dit
saint Jean: "Si nous disons que nous n'avons pas de pйchй, nous nous
trompons nous-mкmes" (l Jn., 1, 8). Or on ne peut entendre cette
affirmation du pйchй mortel, comme le dit saint Augustin, parce qu'il n'existe
pas chez les saints. Il existe donc un pйchй vйniel qui peut s'opposer au pйchй
mortel. 2) En outre, saint
Augustin dit dans Sur saint Jean (41, 9) que le crime est ce qui mйrite la
damnation. Or ce qui ne mйrite pas la damnation est vйniel. Donc il convient d'opposer
pйchй vйniel et pйchй mortel. Rйponse: Vйniel vient de "venia" qui
signifie pardon. Or c'est d'une triple maniиre que le pйchй vйniel a rapport au
pardon; selon la premiиre, saint Ambroise dit que le pйchй mortel devient
vйniel par la confession, aussi certains le nomment vйniel par l'issue. Il est
йvident que le pйchй vйniel en ce sens-lа ne s'oppose pas au mortel. Secondement, est appelй vйniel un pйchй
qui porte en lui-mкme une certaine cause de pardon, non qu'il ne soit pas puni,
mais du fait qu'il est moins puni: et de cette maniиre on appelle vйniel un
pйchй qui vient de la faiblesse ou de l'ignorance, parce que la faiblesse
excuse le pйchй en tout ou en partie. Aussi certains le qualifient-ils de
vйniel en sa cause. Pourtant le pйchй vйniel en ce sens-lа ne s'oppose pas non
plus au mortel parce qu'il arrive que quelqu'un pиche mortellement par
ignorance ou faiblesse, comme on en a traitй dans des questions exposйes plus
haut. Le pйchй est dit vйniel d'une troisiиme
maniиre parce que, de lui-mкme, il n'exclut pas le pardon, c'est-а-dire le
terme de la peine; et de cette faзon-lа, le pйchй vйniel se distingue par
opposition au mortel, qui quant а lui, mйrite une peine йternelle et ainsi
exclut le pardon, c'est-а-dire le terme de la peine. Aussi certains le
qualifient-ils de vйniel par son genre. Pour rechercher la diffйrence qui sйpare
le pйchй vйniel du mortel, il faut observer qu'ils diffиrent certes par la
culpabilitй: le pйchй mortel, en effet, mйrite une peine йternelle, le pйchй
vйniel par contre une peine temporelle. Mais cette diffйrence rйsulte de la
raison de pйchй mortel et de pйchй vйniel, elle ne la constitue pas en
elle-mкme: un pйchй n'est pas tel, en effet, du fait que telle peine lui est
due, mais c'est plutфt l'inverse: c'est parce qu'un pйchй est tel que telle
peine lui est due. Ils se distinguent йgalement quant а l'effet,
car le pйchй mortel prive de la grвce, non le pйchй vйniel. Mais ce n'est pas
lа non plus la diffйrence que nous recherchons, parce qu'elle rйsulte de la
raison du pйchй: c'est parce qu'un pйchй est tel qu'il possиde tel effet, et
non pas l'inverse. Quant а la diffйrence qui se situe du cфtй
du sujet, elle constituerait une raison diffйrente de pйchй, si le pйchй vйniel
se situait toujours dans la sensibilitй et le pйchй mortel toujours dans la
raison. C'est en effet selon le sujet que la vertu intellectuelle se distingue
de la vertu morale, selon le Philosophe dans l'Йthique 1, 20), parce que
la vertu morale se situe dans la partie rationnelle par participation, а savoir
dans l'appйtit, alors que la vertu intellectuelle est dans la raison mкme. Mais
cela n'est pas vrai, parce que le pйchй vйniel peut se situer aussi dans la
raison, comme on l'a montrй а l'objection 13; aussi selon cette diffйrence non
plus, on ne peut pas tirer diverses dйfinitions pour l'un et l'autre pйchй. Pour la quatriиme diffйrence, qui se prend
de la maniиre d'aimer, elle constitue bien une diffйrence de pйchй, mais
seulement quant а l'acte de volontй qui se situe du cфtй de l'agent. Or le
pйchй vйniel consiste non seulement en un acte intйrieur de la volontй, mais
aussi en un acte extйrieur. Car il existe certains actes extйrieurs qui selon
leur genre sont des pйchйs vйniels, comme de profйrer une parole vaine ou un
mensonge par plaisanterie et autres actes du mкme genre, et il existe d'autre
part certains actes qui sont gйnйriquement des pйchйs mortels, comme l'homicide,
l'adultиre, le blasphиme et autres actes semblables. Or la diversitй qui se situe du cфtй de l'acte
de volontй ne diversifie pas les genres des actes extйrieurs: car un acte qui
est bon de par son genre peut кtre posй par une volontй mauvaise, par exemple
si quelqu'un donne l'aumфne par vaine gloire. Semblablement, ce qui est vйniel
de par son genre peut devenir mortel en raison de la volontй de celui qui agit,
par exemple si quelqu'un dit une parole vaine par mйpris de Dieu. Mais les
actes extйrieurs diffиrent de genre par leur objet. Aussi dit-on communйment qu'un
acte bon par son genre est celui qui porte sur la matiиre qui convient, et qu'un
acte mauvais par son genre est celui qui porte sur une matiиre qui ne convient
pas. Il faut donc dire un mal vйniel par son
genre parce qu'il porte sur une matiиre qui ne convient pas, et semblablement
un mal mortel par son genre. Pour prйciser cela, il faut observer que
le pйchй consiste en un certain dйsordre de l'вme, comme la maladie consiste en
un dйsordre du corps. Aussi le pйchй est-il comme une sorte de maladie de l'вme,
et le pardon est au pйchй ce que la guйrison est а la maladie. Ainsi, de mкme qu'il existe certaines
maladies guйrissables et d'autres incurables, qu'on dit mortelles, de mкme il
existe des pйchйs qui sont comme guйrissables, qu'on dit vйniels, et d'autres
qui sont de soi incurables, bien que Dieu puisse les guйrir, et qu'on dit
mortels. Or une maladie est dite incurable et
mortelle lorsqu'elle enlиve un principe de vie: car si celui-ci est enlevй, il
ne demeure rien pour le restaurer, et c'est pour quoi une telle maladie ne peut
кtre guйrie et amиne la mort. Il existe d'autre part une autre maladie qui n'enlиve
aucun des principes de vie, mais quelqu'un des йlйments qui en dйcoulent et qui
peuvent кtre rйparйs par ces principes de vie par exemple la fiиvre tierce, qui
consiste dans un excиs de bile que la force naturelle peut surmonter. Or, selon le Philosophe dans l'Йthique
(VI, 4), dans les opйrations, c'est la fin qui est principe; aussi le principe
de la vie spirituelle, qui consiste dans la rectitude de l'action, est la fin
des actions humaines. C'est la charitй envers Dieu et le prochain, "car la
fin du prйcepte est la charitй", comme il est dit dans la Premiиre Йpоtre
а Timothйe (1, 5). Par la charitй, en effet, l'вme est unie а Dieu, qui est la
vie de l'вme, comme l'вme est la vie du corps. Et c'est pourquoi si la charitй
est exclue, le pйchй est mortel: il ne demeure, en effet, aucun principe de vie
pour rйparer cette perte, mais elle peut l'кtre par le Saint Esprit, parce que
comme il est dit dans l'Йpоtre aux Romains (5, 5): "la Charitй de Dieu a
йtй rйpandue dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a йtй donnй Si par contre le dйfaut de rectitude n'est
pas tel qu'il exclue la charitй, le pйchй sera vйniel, parce que grвce а la
charitй qui demeure, comme par un principe de vie, toutes les dйfaillances
peuvent кtre rйparйes: "Car la charitй couvre tous les pйchйs",
comme il est dit dans les Proverbes (10, 12). Or qu'un pйchй exclue ou n'exclue pas la
charitй, cela peut se produire de deux maniиres: d'une premiиre maniиre par
rapport au pйcheur, d'une autre maniиre par rapport au genre mкme de l'acte. Par rapport au pйcheur, cela arrive d'une
double faзon: d'abord parce que l'acte du pйchй est le fait d'une puissance
qui, n'ordonnant pas а la fin, n'a pas non plus а en dйtourner. Aussi, un
mouvement de sensualitй ne peut кtre un pйchй mortel, mais est seulement vйniel:
car ordonner quelque chose а la fin revient а la seule raison. D'une autre
maniиre, du fait que la puissance qui peut ordonner а la fin ou en dйtourner,
peut ordonner au contraire de la fin mкme un acte qui de soi n'est pas
contraire а la fin. Par exemple si un homme profиre une parole oiseuse par
mйpris de Dieu, ce qui est contraire а la charitй, ce sera un pйchй mortel,
mais non en raison du genre de l'acte, mais de la volontй perverse de celui qui
le fait. D'une autre faзon, il arrive qu'un pйchй s'oppose
ou non а la charitй par le genre mкme de l'acte, qui se prend du cфtй de l'objet
ou de la matiиre, contraire ou non а la charitй. De mкme qu'il y a une certaine
nourriture de soi contraire а la vie, comme le poison, et aussi une nourriture
non contraire а la vie, bien qu'elle apporte une gкne а la bonne disposition
vitale, comme le fait un aliment grossier et peu digestible, ou mкme s'il est
vraiment digestible, parce qu'il n'est pas pris selon la bonne mesure; ainsi
йgalement dans les actes humains, on trouve quelque chose qui est de soi
contraire а la charitй envers Dieu et le prochain: ce qui enlиve la soumission
et la rйvйrence de l'homme а Dieu, comme le blasphиme, l'idolвtrie, etc.; et
aussi ce qui supprime le lien de la sociйtй humaine, comme le vol, l'homicide,
etc.; car les hommes ne peuvent plus vivre ensemble, lа oщ ces actions sont
perpйtrйes partout et indiffйremment. Et ces actions sont des pйchйs mortels
par leur genre, quelle que soit l'intention ou la volontй avec laquelle ils
sont commis. Mais il existe certains actes qui, bien que contenant un certain
dйsordre, n'excluent pas cependant directement l'une et l'autre des conditions
mentionnйes plus haut: comme lorsqu'un homme prof un mensonge qui n'est pas
contraire а la foi, ni pour nuire au prochain, mais pour faire plaisir ou mкme
venir en aide, ou si quelqu'un commet quelque excиs de nourriture ou de
boisson, etc. De tels actes sont donc des pйchйs vйniels par leur genre. Solutions des objections: 1. Il existe deux
sortes de divisions: l'une qui divise un genre univoque en ses espиces, qui
participent йgalement au genre, comme animal se divise en boeuf et cheval; l'autre,
c'est la division d'une notion analogique commune dans les rйalitйs dont elle
est dite selon un ordre d'antйrioritй et de postйrioritй, comme l'кtre se
divise en substance et accident, et en puissance et acte; et dans de telles
rйalitйs, la raison commune est parfaitement conservйe dans l'un des sens,
alors que dans les autres, elle ne se trouve que sous un certain rapport et
postйrieurement. Telle est la division du pйchй en vйniel
et mortel. Il en rйsulte que la dйfinition susdite du pйchй convient
parfaitement au pйchй mortel, mais de faзon imparfaite et sous un certain
rapport au pйchй vйniel. Aussi dit-on communйment que le pйchй vйniel n'est pas
contre la loi mais en dehors de la loi, parce que s'il s'йcarte bien en quelque
chose de l'ordre de la loi, il ne la corrompt cependant pas, parce qu'il ne
corrompt pas la dilection qui est la plйnitude de la loi, comme il st dit dans
l'Йpоtre aux Romains (13, 10). 2. Vйniel est une
diffйrence qui diminue la raison de pйchй, et une telle diffйrence se trouve en
tout ce qui participe а une rйalitй commune de faзon imparfaite et sous un
certain rapport. 3. La fin a raison de
terme, mais non ce qui est ordonnй а la fin. Or le pйchй vйniel ne se tourne
pas vers le bien pйrissable comme vers sa fin; et c'est pour quoi il ne se
tourne pas vers lui comme un terme autre que Dieu, en sorte qu'il soit
nйcessaire pour cela de se dйtourner de Dieu. 4. Celui qui pиche
vйniellement ne jouit pas de la crйature, mais s'en sert: il la rapporte а Dieu
habituellement, bien que non actuellement. En agissant ainsi, il ne fait rien
contre ce qui est prescrit, parce qu'il n'est pas tenu de toujours se rapporter
а Dieu actuellement. 5. Ce qui est vйniel
en tant que tel ne de jamais mortel, pas plus que la blancheur ne devient
noirceur; mais un acte qui est vйniel par son genre peut devenir mortel de par
la volontй de celui qui met sa fin dans la crйature; cela parce que mкme ce qui
est froid de sa nature peut devenir chaud, comme l'eau. 6. Le pйchй vйniel
devient mortel lorsqu'on s'y complaоt, pas n'importe comment, mais comme dans
sa fin. 7. Il arrive que deux
rйalitйs se distinguent parce qu'elles s'opposent quant а leur essence, comme
le blanc et le noir, le chaud et le froid: et l'un d'eux ne dispose pas а l'autre.
Mais parfois d'autres rйalitйs se distinguent l'une de l'autre parce qu'elles s'opposent
selon la raison de parfait et d'imparfait, et l'une est ordonnйe а l'autre,
comme l'accident а la substance et la puissance а l'acte: et c'est de cette
faзon aussi que le pйchй vйniel se distingue du mortel et y dispose. 8. La volontй de la
crйature rationnelle a l'obligation de se soumettre а Dieu, or cela se produit
en suivant les prйceptes affirmatifs et nйgatifs: parmi eux, les prйceptes
nйgatifs obligent toujours et en toute circonstance, alors que les prйceptes
affirmatifs obligent toujours, mais pas en chaque circonstance. Donc lorsque
quelqu'un pиche vйniellement, il ne rend pas alors certes l'honneur dы а Dieu
en observant actuellement le prйcepte affirmatif, mais ce n'est pas lа pйcher
mortellement comme le fait celui qui dйshonore Dieu en transgressant un prйcepte
nйgatif, ou en n'accomplissant pas un prйcepte affirmatif dans le temps oщ il
oblige. 9. Comme ce prйcepte
de l'Apфtre est affirmatif, il n'oblige pas а une observation actuelle
continuelle; mais il est toujours observй de maniиre habituelle, aussi
longtemps que l'homme a Dieu pour fin derniиre habituelle, ce que n'exclut pas
le pйchй vйniel. 10. Saint Augustin
parle ici du mal absolu de la faute, qui est pйchй mortel. 11. Flatter dans le
seul but de plaire est par son genre un pйchй vйniel, puisque c'est une forme
de vanitй, mais flatter pour tromper est un pйchй mortel conformйment au
passage d'Isaпe: "O mon peuple, ceux qui te disent heureux te
trompent" (3, 12). Et c'est de cette adulation-lа que parle le Canon;
aussi y lit-on que le clerc qui se livre aux adulations et aux trahisons doit
кtre dйgradй. 12. Cette diffйrence
prise du cфtй du sujet ne constitue pas le pйchй mortel ou vйniel, mais l'accompagne,
et donc rien n'empкche que le pйchй vйniel se situe dans la raison supйrieure. 13. Et il faut
rйpondre de mкme а l'objection 13. 14. La sensibilitй
chez les animaux ne participe pas de quelque maniиre а la raison comme chez
nous, ainsi que le dit l'Йthique. Et selon cette participation, elle
peut кtre sujet de pйchй. 15. L'organe corporel
lui-mкme obйit en quelque maniиre а la raison; et de ce point de vue, le pйchй
peut exister dans son acte, et il en va de mкme dans l'acte de sensualitй. 16. Dans la seule
volontй gоt le pйchй comme dans son premier moteur; mais il est dans les autres
puissances en tant qu'elles sont commandйes et mues. 17. Le pйchй mortel
peut exister dans la raison supйrieure et directement et indirectement. Car
bien qu'elle ne se trompe pas quand elle regarde les raisons йternelles, elle
peut cependant se tromper dans la mesure oщ elle peut en кtre dйtournйe. Il faut
dire aussi de faзon semblable que la consйquence du pйchй originel n'est pas
que les puissances infйrieures n'obйissent pas du tout а la raison, mais qu'elles
ne lui obйissent pas totalement, comme dans l'йtat d'innocence. 18. Cette diffйrence
se justifie en tant qu'on prend du cфtй de la volontй la diffйrence entre pйchй
mortel et vйniel; mais il existe des actes mortels par leur genre qui, quelle
que soit la volontй de celui qui les accomplit, sont toujours des pйchйs
mortels; et c'est de ceux-lа que procиde l'objection. Or en eux c'est l'action
mкme qui par son genre s'oppose а la dilection envers Dieu; ainsi si un homme
blesse son prochain, dans son action mкme il agit contre la charitй. 19. Le plus et le
moins, lorsqu'il font suite а des raisons diverses, diversifient l'espиce, et
tel est bien le cas. Car aimer quelque chose comme une fin et l'aimer comme ce
qui conduit а la fin ne constituent pas la mкme raison d'aimer. 20. Il peut bien
arriver chez celui qui n'a pas la charitй qu'il aime une crйature plus que
Dieu, et une autre autant que Dieu, et une autre moins que Dieu; mais il n'arrive
pas que quelqu'un aime une crйature autant que Dieu, sans en aimer aucune plus
que Dieu, parce qu'il est nйcessaire que l'homme йtablisse en une rйalitй
unique la fin derniиre de sa volontй. 21. Cette diffйrence
est une consйquence et n'est pas constitutive du pйchй mortel ou vйniel. Celui
qui pиche vйniellement manque bien а l'ordre de l'amour dans un certain acte
qui a trait а ce qui est ordonnй а la fin, mais non absolument parlant quant а
la fin elle-mкme, et c'est la raison pour laquelle il n'enlиve ni la vertu ni
la grвce. 22. Autre chose est
de n'кtre pas ordonnй а Dieu, ce qui convient au pйchй vйniel, et autre chose d'exclure
l'ordination а Dieu, ce qui convient au pйchй mortel. 23. Dieu punit celui
qui pиche vйniellement, non en le haпssant, mais comme un fils qu'il aime en le
purifiant et en l'йmondant. 24. Les pйchйs
vйniels de ceux qui meurent dans l'incroyance ou dans quelque pйchй mortel sont
punis йternellement, non pas en raison d'eux-mкmes, puisqu'ils ne privent pas
de la grвce, mais en raison du pйchй connexe qui prive de la grвce.
ARTICLE 2: LE PЙCHЙ
VЙNIEL DIMINUE-T-IL LA CHARITЙ?
Parall.
: Ila-IIae, Q. 24, a. 10; I Sent., D. 17, Q. 2, a. 5.
Objections: Il semble que oui. 1. Saint Augustin dit
en effet dans les Confessions (X, 29) : "Il t’aime moins, celui qui
avec toi aime autre chose qu’il n’aime pas а cause de toi." Or celui qui
pиche vйniellement aime quelque chose avec Dieu, qu’il n’aime pas pour Dieu
autrement il ne pйcherait pas en l’aimant. Donc celui qui pиche vйniellement
aime moins Dieu. 2. De plus, il est de
la nature des contraires d’avoir lieu dans une mкme rйalitй. Or, l’augmentation
et la diminution sont des contraires. Or la charitй augmente, selon ce qui est
dit dans la Lettre aux Philippiens (1, 9): "Je prie pour que votre
charitй croisse de plus en plus"; donc elle diminue aussi. Or elle ne
diminue pas par le pйchй mortel, elle est plutфt totalement supprimйe : donc
elle diminue par le pйchй vйniel. 3. Mais on peut dire
que la charitй diminue par le pйchй vйniel en ce qui concerne son acquisition,
parce que le pйchй vйniel fait qu’on reзoit moins de charitй ; mais aprиs son
infusion, le pйchй vйniel ne peut alors la diminuer. - On objecte а cela que,
selon le Philosophe dans l’Йthique (II, 1), ce sont les mкmes йlйments
qui engendrent la vertu, la corrompent et la diminuent. Si donc le pйchй vйniel
fait qu’une charitй moins grande soit engendrйe lors de son infusion, il fera
aussi que la charitй possйdйe diminue. 4. De plus, tout ce
qui diminue la diffйrence constitutive d’une espиce diminue son essence. Or le
fait d’кtre difficilement mobile est une diffйrence constitutive de l’habitus,
diffйrence que diminue le pйchй vйniel, parce que par lui l’homme devient plus
enclin а tomber dans le pйchй mortel qui lui fait perdre la charitй. Donc le
pйchй vйniel diminue l’habitus de charitй. 5. De plus, tout
amour est ou cupiditй ou charitй comme on l’apprend de saint Augustin dans la
Trinitй (IX, 8). Or celui qui pиche vйniellement aime la crйature, non d’un
amour de charitй, parce que "la charitй n’agit pas de faзon
dйfectueuse" (I Cor., 13, 5), donc d’un amour de cupiditй. Or
l’augmentation de la cupiditй paraоt кtre la diminution de la charitй, parce
que, comme le dit saint Augustin dans les Quatre-Vingt-Trois Questions
(Q. 36, n° 1), ce qui nourrit la charitй diminue la cupiditй. Il semble donc
que le pйchй vйniel diminue la charitй. 6. De plus, saint
Augustin dit dans son Commentaire littйral sur la Genиse (VIII, 12, n°
26) que la charitй et la grвce sont а l’вme ce qu’est la lumiиre par rapport а
l’air. Or la lumiиre de l’air diminue si un obstacle lui est opposй, comme
lorsqu’elle devient plus dense par la vapeur. Donc la charitй et la grвce
diminuent aussi par le pйchй vйniel, qui est comme un obstacle а la charitй et
un obscurcissement de l’вme. 7. De plus, tout ce
qui se corrompt peu а peu peut diminuer. Or la charitй se corrompt peu а peu ;
donc elle peut diminuer. La mineure se prouve d’une double faзon : d’abord
parce que tout ce qui se corrompt est sujet de corruption; or la charitй se
corrompt, donc elle est sujet de corruption ; donc en elle, un йlйment est
corrompu et un autre demeure, et de la sorte, elle se corrompt successivement.
Deuxiиmement, on la prouve ainsi : la charitй ne se corrompt pas quand elle
existe, ni de mкme quand elle n’existe absolument plus, parce qu’elle est dйjа
corrompue. Donc elle se corrompt quand en partie elle existe et en partie elle
n'existe pas. Donc elle se corrompt peu а peu. Elle peut donc diminuer or ce n'est
pas par le pйchй mortel, donc c'est par le pйchй vйniel. 8. En outre, de mкme
que dans le pйchй mortel il existe un dйsordre absolu, de mкme dans le pйchй
vйniel, il existe un dйsordre relatif. Or le dйsordre absolu, qui est celui du
pйchй mortel, enlиve de faзon absolue l'ordre de la charitй. Donc le dйsordre
relatif enlиve l'ordre de la charitй de faзon relative; donc il la diminue. 9. En outre, de
nombreux actes de pйchй vйniel engendrent un habitus. Or l'acte du pйchй vйniel
empкche l'acte de charitй. Donc l'habitus du pйchй vйniel gкne lui aussi l'habitus
de charitй; donc il le diminue. 10. En outre, toute
offense diminue la dilection. Or le pйchй vйniel est une certaine offense,
puisqu'il a raison de faute. Donc le pйchй vйniel diminue la dilection de la
charitй. 11. En outre, saint
Bernard dit dans un Sermon sur la Purification (2, 3) que ne pas avancer dans
la voie de Dieu, c'est reculer. Or celui qui pиche vйniellement n'avance pas dans
la voie de Dieu, donc il recule. Ceci ne se produirait pas si le pйchй vйniel
ne diminuait pas la charitй. 12. En outre, toute
puissance est plus forte quand elle est unie que quand elle se multiplie; un
amour unifiй sera donc lui aussi plus fort qu'un amour dispersй sur plusieurs
objets. C'est la raison pour laquelle le Philosophe dit dans l'Йthique
(VIII, 6) qu'il est impossible d'aimer plusieurs objets intensйment. Or celui
qui pиche vйniellement disperse son amour sur d'autres objets que Dieu. Donc la
vertu de charitй diminue en lui. 13. En outre, il est
dit dans les Proverbes (24, 16): "Sept fois le jour, le juste tombe et se
relиve", ce que la Glose explique de la chute qui vient du pйchй vйniel.
Or par le pйchй vйniel, l'homme ne dйchoit pas de la charitй. Donc il dйchoit
du degrй parfait de la charitй; donc le pйchй vйniel diminue la charitй. 14. En outre, l'homme
mйrite par la charitй la gloire de la vie йternelle. Or par le pйchй vйniel l'homme
est retardй dans l'obtention de la vie йternelle. Donc le pйchй vйniel diminue
la charitй. 15. En outre, ce qui
constitue un empкchement pour la vie corporelle ou la santй les diminue. Or le
pйchй vйniel constitue un certain empкchement а la vie spirituelle qui existe
par la charitй, comme on l'a dit. Donc la charitй diminue par le pйchй vйniel. 16. En outre, l'opйration
suit la forme; donc ce qui empкche l'acte diminue la forme. Or le pйchй vйniel
empкche l'acte de charitй. Donc il diminue la charitй elle-mкme. 17. En outre, la
ferveur est un accident propre de la charitй; aussi lit-on dans l'Йpоtre aux
Romains (12, 11): "fervents par l'Esprit". Mais on dit communйment
que le pйchй vйniel diminue la ferveur de la charitй. Donc il diminue la
charitй. Cependant: 1) Ce qui est
infiniment distant d'une rйalitй, s'il y est ajoutй ou soustrait, ne la diminue
ni ne l'augmente, comme cela est йvident du point et de la ligne. Or le pйchй
vйniel est а une distance infinie de la charitй, parce que la charitй aime Dieu
comme le bien infini, alors que le pйchй vйniel aime la crйature comme un bien
fini. 2) En outre, si la
charitй diminue, la rйcompense de la vie йternelle diminue puisqu'elle se
mesure au degrй de charitй. Or le pйchй vйniel ne diminue pas la rйcompense de
la vie йternelle, autrement sa peine serait йternelle, c'est-а-dire une
diminution йternelle de la gloire. Donc le pйchй vйniel ne diminue pas la
charitй. 3) En outre, tout ce
qui est fini, soumis а une diminution continuelle, disparaоt totalement. Or la
charitй est un habitus fini dans l'вme. Donc si le pйchй vйniel diminue la
charitй, sa multiplication l'enlиverait totalement, ce qui n'est pas
convenable. Rйponse: Comme augmentation et diminution se disent
de la quantitй, pour voir clair en cette question, il importe de considйrer ce
que c'est que cette quantitй de charitй. Or puisque la charitй est une forme et
qu'elle est un habitus ou une vertu, il faut considйrer sa quantitй de deux
faзons: d'abord selon qu'elle est une forme, et d'autre part selon qu'elle est
telle forme, а savoir un habitus, ou une vertu. Or la quantitй d'une forme est ou
accidentelle ou essentielle; accidentelle, par exemple elle est dite de telle
grandeur en raison du sujet, comme la blancheur en raison de la surface. Or
cette espиce de quantitй n'a pas lieu d'intervenir dans cette question parce
que l'вme, qui est le sujet de la charitй, n'est pas quantifiable. D'autre part, la quantitй essentielle d'une
forme s'entend d'une double maniиre: d'abord du cфtй de la cause efficiente,
car plus sera forte la puissance active, plus la forme qu'elle induira sera
parfaite, en rйduisant plus parfaitement le sujet de la puissance а l'acte,
comme une chaleur йlevйe chauffe davantage qu'une chaleur faible. Ensuite du
cфtй du sujet, qui reзoit la forme sous l'action de l'agent d'autant plus
parfaitement qu'il est mieux disposй, comme le bois sec s'йchauffe plus que le
bois vert, et l'air plus que l'eau, sous l'action du mкme feu. La quantitй d'une forme s'envisage d'une
troisiиme maniиre du cфtй de l'objet, en tant qu'elle est vertu ou habitus. Car
on qualifie de grande la vertu qui peut atteindre une grande chose. Ainsi tout
habitus tient de son objet et son espиce et sa quantitй. Si donc nous
considйrons la quantitй de la charitй du cфtй de l'objet, alors elle ne peut d'aucune
maniиre, ni croоtre ni diminuer: car les choses qui tiennent leur espиce de
quelque rйalitй indivisible ne croissent ni ne dйcroissent. Et c'est la raison
pour laquelle chaque espиce de nombre ne connaоt ni extension ni rйduction: c'est
par l'unitй qu'elle est achevйe; l'adjonction d'une unitй, en effet, constitue
toujours une espиce. Or l'objet de la charitй a une raison indivisible et
constitue un terme: car l'objet de la charitй, c'est Dieu, en tant que bien
souverain et fin derniиre. Mais du cфtй de la cause qui agit et du
cфtй du sujet, la charitй peut кtre plus grande ou plus faible. Du cфtй de l'agent,
non pas en raison de sa puissance plus ou moins grande, mais conformйment а sa
sagesse et а sa volontй, selon les quelles il distribue aux hommes diffйrentes
mesures de grвce ou de charitй, conformйment а l'Йpоtre aux Йphйsiens: "A
chacun de nous est donnйe la grвce selon la mesure du don du Christ" (4,
7). D'autre part aussi du cфtй du sujet, en tant que l'homme se dispose plus ou
moins а la grвce et а la charitй par les bonnes oeuvres. Il faut savoir
cependant que les bonnes oeuvres de l'homme ont un rapport diffйrent а la
quantitй de charitй, au point de vue de la charitй а acquйrir et а celui de la
charitй dйjа acquise: car avant d'avoir la charitй, les oeuvres de l'homme se
comparent а elle et а sa quantitй, non par mode de mйrite, vu que la charitй
est le principe du mйrite, mais seulement par mode de disposition matйrielle:
par contre, lorsque la charitй est possйdйe, elle mйrite elle-mкme d'augmenter
par ses oeuvres, afin qu'accrue, elle mйrite aussi sa perfection, comme le dit
saint Augustin. Or le pйchй vйniel ne peut кtre la cause
de la diminution de la charitй qu'on possиde, ni du cфtй de sa cause
efficiente, а savoir Dieu, ni du cфtй de la cause qui la reзoit, а savoir l'homme. Du cфtй de l'agent, il ne peut y avoir de
cause de diminution: le pйchй vйniel ne peut pas mйriter une diminution de
charitй а la maniиre dont un acte fait par charitй mйrite son augmentation, car
un homme mйrite ce vers quoi se porte sa volontй. Or celui qui pиche
vйniellement ne se tourne pas vers la crйature au point de se dйtourner de Dieu
de quelque faзon, car il ne se tourne pas vers la crйature comme vers sa fin,
mais comme vers ce qui conduit а la fin: or chez celui qui se comporte d'une
maniиre dйsordonnйe dans ce qui conduit а la fin, n'est pas diminuй pour autant
son amour pour la fin, ainsi celui qui se comporte d'une faзon dйsordonnйe en
prenant un remиde, n'en dйsire pas moins la santй. Il est par-lа йvident que le
pйchй vйniel ne mйrite pas la diminution de la charitй dйjа possйdйe. Il faut dire pareillement qu'il ne peut
pas non plus la diminuer du cфtй du sujet. Cela ressort de deux considйrations:
d'abord parce que le pйchй vйniel n'est pas dans l'вme comme y est la charitй;
car la charitй se trouve dans l'вme en sa partie supйrieure, en tant qu'elle
est ordonnйe vers un terme comme bien suprкme et fin derniиre, tandis que le
pйchй vйniel comporte un certain dйsordre, qui n'atteint cependant pas l'ordre
а la fin derniиre. Aussi mкme s'il lui йtait opposй, il ne diminuerait pas la
charitй, comme la noirceur du pied ne diminue pas la blancheur de la tкte.
Secondement, parce que dans un sujet la forme diminue par un certain mйlange du
contraire, comme le dit le Philosophe dans les Topiques (III, 5): "est
plus blanc ce qui est moins mйlangй de noir". Or le pйchй vйniel n'est pas
opposй а la charitй, parce qu'ils ne regardent pas le mкme objet selon la
raison formelle: le pйchй vйniel, en effet, n'est pas un dйsordre qui porte sur
la fin derniиre, laquelle est l'objet de la charitй. Et c'est la raison pour laquelle le pйchй
vйniel ne peut en aucune maniиre diminuer la charitй qu'on possиde. Le pйchй
vйniel peut cependant кtre la cause qu'au dйbut soit infusйe une charitй plus
faible, dans la mesure oщ il gкne l'acte du libre arbitre par lequel l'homme se
dispose а recevoir la grвce. Et de cette maniиre aussi, il peut empкcher de
grandir la charitй qu'on possиde, en empкchant l'acte mйritoire par lequel on
mйrite l'augmentation de la charitй. Solutions des objections: 1. Celui qui pиche
vйniellement aime quelque chose avec Dieu, et il l'aime cependant
habituellement а cause de Dieu, mкme si ce n'est pas actuellement. 2. La charitй peut
avoir une cause mйritoire d'augmentation du cфtй de l'homme, et une cause
efficiente du cфtй de la bontй divine, dont le propre est de toujours
promouvoir le bien: mais elle ne peut pas possйder de cause de diminution, ni
une cause mйritoire du cфtй de l'homme, comme on l'a dit, ni une cause
efficiente du cфtй de Dieu, parce que le fait que l'homme devienne pire ne
vient pas de lui, comme le dit saint Augustin dans les Quatre-Vingt-Trois
Questions. 3. Cet argument
vaudrait si le pйchй vйniel йtait directement la cause d'une charitй moindre
lors de son infusion. Or il n'en est pas la cause directe, mais comme la cause
accidentelle, dans la mesure oщ il gкne l'acte du libre arbitre par lequel on
se dispose а la charitй. Or cet acte du libre arbitre est certes requis chez
les adultes pour l'infusion de la grвce et de la charitй, mais il ne l'est pas
pour conserver l'habitus dйjа reзu. Aussi, cet acte empкchй, la charitй dйjа
acquise n'en est pas diminuйe. 4. Le fait d'кtre
difficilement mobile n'est pas une diffйrence constitutive de l'habitus.
Habitus et disposition ne sont pas, en effet, d'espиces diffйrentes, sans quoi
une seule et mкme qualitй qui a йtй d'abord disposition ne pourrait pas ensuite
devenir habitus. Mais кtre facilement ou difficilement mobile peut кtre comparй
au parfait et а l'imparfait а l'йgard d'une mкme rйalitй. Cependant, en
concйdant que le fait d'кtre difficilement mobile soit une diffйrence
constitutive, l'objection ne serait pas encore concluante, parce que le fait qu'un
habitus devienne facilement mobile peut se produire pour deux motifs: d'une
premiиre faзon, par soi, а savoir parce qu'il n'a pas encore sa plйnitude d'кtre
dans le sujet; et ainsi tout ce qui diminuerait le fait d'кtre difficilement
mobile dans l'habitus, le diminuerait lui-mкme; d'une autre faзon,
accidentellement, par le fait qu'est introduite une disposition contraire а l'habitus;
ainsi, nous dirions que la forme de l'eau en recevant la chaleur devient moins
difficilement mobile et pourtant il est йvident que la forme substantielle n'a
pas diminuй. C'est de cette maniиre que le pйchй vйniel diminue ce qui est
difficilement mobile dans la charitй. Et c'est de cette maniиre aussi qu'il
faut comprendre ce que certains disent: le pйchй vйniel diminue la charitй
quant а son enracinement dans le sujet, non pas de soi, il est vrai, mais de
faзon accidentelle, comme on l'a dit. 5. On dit que la
diminution de la cupiditй est la nourriture ou la conservation de la charitй,
non son accroissement: parce que la diminution de la cupiditй diminue les
pйchйs vйniels qui disposent а la perte de la charitй. 6. La vapeur dense
est reзue dans la mкme partie de l'air qui reзoit la lumiиre, aussi
diminue-t-elle celle-ci; tandis que le pйchй vйniel n'atteint pas la partie la
plus йlevйe de l'вme dans sa relation avec le souverain bien, et c'est pourquoi
il ne peut diminuer la charitй dйjа possйdйe, bien qu'il puisse nuire а son
intensitй lors de son acquisition: ainsi l'obscuritй de l'air extйrieur ne
diminuerait pas dans la maison la clartй qui s'y trouve par l'effet d'une cause
interne, mais diminuerait par contre l'intensitй de la clartй d'un rayon qui
atteindrait la maison de l'extйrieur. Or la perfection de la partie Supйrieure
de l'вme dйpend de la bonne disposition des parties infйrieures en ce qui
concerne sa gйnйration, mais non sa conservation: l'homme, en effet, parvient
naturellement aux intelligibles intйrieurs grвce aux rйalitйs infйrieures et
sensibles; aussi bien une dйficience dans la vue ou l'ouпe peut empкcher d'acquйrir
la science, elle ne diminue cependant pas la science dйjа acquise. 7. Il n'est pas
universellement vrai que tout ce qui se corrompt peu а peu soit diminuй: parce
que la forme substantielle se perd successivement, si on envisage l'altйration
qui prйcиde, d'aprиs ce que dit le Philosophe dans les Physiques (VI,
8): ce qui se corrompt, se corrompait et se corrompra; et pourtant la forme
substantielle ne diminue pas. Quant а la charitй, c'est ainsi qu'elle se perd
par fois peu а peu, а considйrer la disposition prйcйdente qui conduit а sa
perte. Mais si l'on envisage la perte elle-mкme en soi, elle ne se perd pas peu
а peu. Et dire que la charitй, parce qu'elle se corrompt, est sujet de la
corruption, c'est tout а fait faux. On ne dit pas en effet que la blancheur ou
quelque forme se corrompt parce qu'elle serait elle-mкme sujet de corruption,
mais le sujet de la blancheur est sujet de corruption en tant qu'il cesse d'кtre
blanc. De mкme, il faut dire aussi que si on prend la corruption de la forme en
soi, en tant qu'elle est au terme du mouvement, c'est la mкme chose de se
corrompre et d'кtre corrompu au premier instant, comme il est identique de s'illuminer
et d'кtre illuminй. Or au premier moment qu'une rйalitй est corrompue, elle n'existe
plus, comme on le dit dans les Physiques (VI, 7). Et c'est pourquoi la
charitй, quand elle se corrompt, n'existe plus. 8. Le dйsordre absolu
enlиve de faзon absolue l'ordre de la charitй, parce qu'il atteint l'вme en sa
partie supйrieure; et le dйsordre relatif enlиve de faзon relative l'ordre de
la charitй dans un certain acte, dans la mesure oщ l'ordre de la charitй dйrive
de la partie supйrieure de l'вme aux parties infйrieures. Mais pour ce qui est
de la charitй, en tant qu'elle rйside dans la partie supйrieure de l'вme, elle
ne diminue en rien, comme la noirceur qui est dans le pied ne diminue en rien
la blancheur qui est dans la tкte. 9. De nombreux pйchйs
vйniels peuvent causer un habitus, mais cet habitus n'enlиvera ni ne diminuera
la charitй, parce qu'il n'est pas dans le mкme sujet et ne porte pas sur le
mкme objet. 10. Puisque le pйchй
vйniel ne comporte pas d'aversion au sens propre du terme, il n'a pas raison d'offense. 11. Un homme avance
dans la voie de Dieu, non seulement quand sa charitй augmente en acte, mais
quand il se dispose а cet accroissement de charitй: ainsi l'enfant ne grandit
pas en acte pendant toute sa pйriode de croissance, mais tan tфt grandit en
acte et tantфt se dispose а grandir. Et de mкme, un homme recule sur la voie de
Dieu, non seulement par la diminution de la charitй, mais aussi par le fait qu'il
est retardй dans son progrиs, ou mкme qu'il se dispose а la chute; l'une et l'autre
de ces dйficiences sont l'effet du pйchй vйniel. 12. L'amour qui se
rйpand selon la mкme raison sur des objets divers diminue; mais la diffusion de
l'amour selon une raison ne diminue pas l'amour qui existe selon une autre
raison par exemple, si quelqu'un possиde plusieurs amis, il n'en aime pas moins
pour autant son fils ou son йpouse, tandis que s'il aimait plusieurs йpouses, l'amour
pour une seule en serait diminuй, et s'il possйdait de nombreux fils, l'amour
portй а un fils unique serait diminuй. Or par le pйchй vйniel, l'amour de l'homme
ne se rйpand pas sur les crйatures sous la raison de fin, selon laquelle Dieu
est aimй; et c'est pourquoi l'amour pour Dieu ne diminue pas comme habitus,
mais parfois quant а un acte. 13. Parle pйchй
vйniel, on ne dйchoit certes pas de la charitй ni du degrй par fait de la
charitй, mais d'un acte de charitй. 14. Le pйchй vйniel
ne diminue rien de la gloire, mais retarde seulement l'obtention de la gloire;
et semblablement, il ne diminue rien de la charitй mais retarde seulement son
acte et son accroissement. 15. Des facteurs
gкnent la perfection de la santй, ou un de ses actes, qui cependant ne la
diminuent pas, comme des aliments difficilement digestibles, dans la mesure oщ
ils gкnent une digestion facile. 16. Un acte peut
diminuer de deux faзons: d'abord en ce qui regarde l'aisance dans l'action; la
consйquence en est que l'homme ne peut plus agir autant; et dans ce cas, ce qui
diminue l'acte diminue le principe de l'acte, qui est la forme ensuite, en ce
qui regarde l'exйcution de l'acte, et ici, il n'est pas nйcessaire que ce qui
diminue l'acte diminue la forme: en effet, la Colonne qui retient la pierre
dans sa chute ne diminue pas sa lourdeur, pas plus que celui qui lie un homme
ne diminue son pouvoir de marcher. Et c'est de cette faзon-ci, et non de la
premiиre, que le pйchй vйniel diminue l'acte de charitй. 17. On peut entendre
la ferveur en deux sens d'abord en tant qu'elle comporte l'intensitй de l'inclination
de l'amant pour l'aimй, et cette ferveur-lа est essentielle а la charitй, et
elle n'est pas diminuйe par le pйchй vйniel; dans un autre sens, on parle de
ferveur de charitй en tant que le mouvement de dilection dйborde mкme sur les
puissances infйrieures, en sorte que non seulement le coeur, mais encore la
chair exulte en Dieu. Et c'est cette ferveur que diminue le pйchй vйniel, sans
diminuer la charitй.
ARTICLE 3: LE PЙCHЙ
VЙNIEL PEUT-IL DEVENIR MORTEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 24, Question 3, a. 6; Somme thйologique Ia-IIae, Question
88, a. 4.
Objections: Il semble que oui. 1. Saint Augustin dit
en effet dans Sur saint Jean (XII, 14) en expliquant le verset: "Qui
ne croit pas au Fils, ne verra pas la vie" (Jean, 3,6), "Plusieurs
petits pйchйs, si on les nйglige, donnent la mort". Or un pйchй est dit
mortel du fait qu'il tue spirituellement. Donc de nombreux petits pйchйs, c'est-а-dire
vйniels, font un mortel. 2. En outre, sur le
verset 13 du Psaume 39: "Ils se sont multipliйs plus que les cheveux de ma
tкte", la Glose de saint Augustin dit: "Tu as йvitй des actions
graves, veille а n'кtre pas йcrasй par le sable". Mais par sable, on
entend les petits pйchйs, c'est-а-dire les vйniels. Donc des pйchйs vйniels
nombreux йcrasent ou tuent un homme; et on retrouve l'argument prйcйdent. 3. Mais on peut dire
que des pйchйs vйniels nombreux passent pour tuer ou йcraser dans la mesure oщ
ils disposent au pйchй mortel. - On objecte а cela que saint Augustin dit dans la
Rиgle (2) que "l'orgueil tend des piиges aux bonnes oeuvres pour les
faire pйrir", et а ce point de vue, il semble que les bonnes oeuvres
elles-mкmes constituent une certaine disposition au pйchй mortel. On ne dit pas
cependant qu'elles tuent ou qu'elles йcrasent; donc on ne peut pas dire
davantage pour la raison susdite que les pйchйs vйniels tuent ou йcrasent. Il
semble donc que le pйchй vйniel devient par lui-mкme mortel. 4. En outre, le pйchй
vйniel est une disposition au mortel. Or, selon le Philosophe dans les
Prйdicaments, une disposition devient habitus. Donc le pйchй vйniel devient
mortel. 5. En outre, un
mouvement de sensualitй est un pйchй vйniel. Mais qu'advienne le consentement
de la raison, il devient mortel, comme le montre avec йvidence saint Augustin
dans la Trinitй (XII, 12, n 17). Donc un pйchй vйniel peut devenir
mortel. 6. En outre, il
arrive que dans la raison supйrieure elle-mкme, il se produise par surprise un
mouvement contre la foi, qui est un pйchй vйniel. Or le consentement qui
survient ne dйtruit pas la nature du premier mouvement, qui йtait un pйchй
vйniel, et pourtant il le rend mortel. Donc un pйchй vйniel peut devenir
mortel. 7. En outre, pйchй
vйniel et pйchй mortel diffиrent parfois selon la hiйrarchie diverse des
personnes: on dit, en effet, dans le Dйcret (D.25, 3) que ne pas mettre
d'accord ceux qui sont en mйsintelligence est un pйchй vйniel pour un laпc;
mais cela paraоt кtre un pйchй mortel pour un йvкque, parce que c'est une cause
de dйgradation, comme le dit la Distinction 90, c. li. Or une personne de rang
infйrieur peut кtre placйe а un rang supйrieur. Donc un pйchй vйniel peut
devenir morte!. 8. En outre, selon
saint Jean Chrysostome rire et badinage sont des pйchйs vйniels. Or le rire
devient pйchй mortel: les Proverbes (14, 13) disent en effet: "Le rire
sera mйlangй de peine et la joie s'achиve en chagrin". Une Glose ajoute
"perpйtuel". Cela n'est dы pourtant qu'au pйchй mortel. Donc un pйchй
vйniel peut devenir mortel. 9. En outre, quand
des choses ne se distinguent que par accident, l'une peut devenir l'autre. Or
pйchй vйniel et pйchй mortel ne se distinguent que par accident; en effet, les
choses qui se distinguent par soi ne se transforment pas l'une en l'autre; mais
pйchй vйniel et pйchй mortel se transforment l'un en l'autre: rien n'est vйniel
au point de ne pas devenir mortel lorsque vient la complaisance, et de mкme,
toute faute mortelle devient vйnielle par la confession. Donc un pйchй vйniel
peut devenir mortel. 10. En outre, le
moindre des biens, du fait qu'on s'approche de Dieu, devient le plus grand,
comme le mouvement du libre arbitre devient mйritoire de par l'information de
la grвce; donc par йloignement de Dieu, le plus petit des maux peut devenir le
plus grand. Or dans le genre pйchй, le plus petit des maux est vйniel, le plus
grand par contre est le pйchй mortel. Donc le pйchй vйniel peut devenir mortel. 11. En outre, Boиce
dit dans la Consolation (IV, 6) que les pйchйs sont pour l'вme dans le
mкme rapport que les maladies pour le corps. Or la maladie la plus petite peut
par son accroissement devenir trиs grande. Donc, un trиs petit pйchй, c'est-а-dire
vйniel, peut devenir trиs grand, c'est-а-dire mortel. 12. En outre, les
ordres angйliques sont constituйs formellement par les dons de la grвce; or les
ordres angйliques diffиrent spйcifiquement; donc les dons de la grвce diffиrent
aussi spйcifiquement. Or grвce а l'augmentation du mйrite, tel qui mйritait d'abord
d'кtre admis dans un ordre infйrieur des anges, a mйritй par la suite d'кtre
admis dans un ordre supйrieur; donc une grвce moindre peut devenir plus grande,
malgrй leur diffйrence spйcifique. Donc, pour la mкme raison, le pйchй vйniel
peut devenir mortel. 13. En outre, l'йtat
d'innocence ne dйpasse pas infiniment celui de nature cor rompue. Or tout
mouvement vйniel dans l'йtat d'innocence eыt йtй mortel. Donc maintenant encore
dans l'йtat de nature corrompue, le vйniel peut devenir mortel. 14. En outre, le bien
et le mal diffиrent davantage que deux maux, а savoir le vйniel et le mortel le
bien et le mal diffиrent par leur genre, tandis que deux maux s'accordent quant
au genre; le bien et le mal, en effet, sont des genres pour d'autres rйalitйs,
comme on le dit dans les Prйdicaments (c. 11). Or une action identique
numйriquement peut кtre bonne et mauvaise, par exemple lors qu'un serviteur
fait l'aumфne en murmurant, sur le commandement de son maоtre qui le lui
prescrit par charitй. Donc a fortiori, une action identique numйriquement
peut кtre pйchй vйniel et mortel. 15. En outre, le
pйchй est un certain poids pour l'вme, conformйment au Psaume (37, 5): "Mes
offenses dйpassent ma tкte, comme un lourd fardeau elles pиsent sur moi".
Or un poids lйger peut par addition devenir si lourd qu'il dйpasse la force de
qui le porte. Donc le pйchй vйniel peut par addition devenir mortel et exclure
la vertu. 16. En outre, selon
saint Augustin dans la Trinitй (XII, 12, n 17), le progrиs dans n'importe
quel pйchй est ce qu'il fut dans celui des premiers parents, а savoir que la sensualitй
tient lieu du serpent, la raison de la femme, et la raison supйrieure de l'homme.
Or il ne pouvait pas se faire que l'homme mangeвt de l'arbre interdit sans
pйcher mortellement. Donc dans la raison supйrieure, il ne peut y avoir que
pйchй mortel. Donc ce qui est vйniel dans la partie infйrieure devient mortel
lorsqu'il accиde а la supйrieure. 17. En outre, si un
habitus est condamnable, l'acte qui en procиde sera condamnable aussi. Or chez
l'infidиle non baptisй, auquel n'est pas remis le pйchй originel, demeure l'habitus
de la condamnation premiиre, laquelle comprend le foyer de corruption: donc les
premiers mouvements eux-mкmes qui proviennent de cette corruption sont
condamnables chez les infidиles, et pйchйs mortels; il est йvident pourtant que
ce sont en eux-mкmes des pйchйs vйniels. Donc un pйchй vйniel peut devenir
mortel. Cependant: 1) Des rйalitйs qui
diffиrent а l'infini ne se transforment pas l'une en l'autre. Or le pйchй
mortel et le pйchй vйniel diffиrent а l'infini: car а l'un est due une peine
temporelle, а l'autre une йternelle. Donc le pйchй vйniel ne peut devenir
mortel. 2) En outre, les
rйalitйs qui diffиrent de genre ou d'espиce ne se transforment pas l'une en l'autre.
Or pйchйs vйniel et mortel diffиrent de genre et mкme d'espиce. Donc jamais un
pйchй vйniel ne peut devenir mortel. 3) En outre, une
privation ne se transforme pas en une autre: la cйcitй, en effet ne devient
jamais surditй. Or le pйchй mortel inclut la privation de la fin, tandis que le
pйchй vйniel inclut la privation de l'ordre а la fin. Jamais donc un pйchй
vйniel ne peut devenir mortel. Rйponse: Cette question peut se comprendre en trois
sens: d'abord dans ce sens: un seul et mкme pйchй numйriquement, aprиs avoir
йtй vйniel, peut-il par la suite devenir mortel? D'une deuxiиme maniиre, on peut comprendre:
un pйchй qui est gйnйriquement vйniel peut-il de quelque faзon devenir mortel? Troisiиmement, on peut comprendre: des
pйchйs vйniels multipliйs font-il un pйchй mortel? Si on l'entend au premier sens, il faut
dire qu'un pйchй vйniel ne peut pas devenir mortel. En effet, puisque le pйchй
dont nous parlons prйsentement comporte un acte mauvais moralement, il est
nйcessaire, pour qu'il soit un seul et mкme pйchй numйriquement, qu'il soit un
acte unique moralement. Or un acte est moral du fait qu'il est volontaire,
aussi l'unitй de l'acte moral doit s'envisager du point de vue de la volontй.
Il arrive parfois, en effet, qu'un acte unique numйriquement en tant qu'il
appartient а un genre naturel, ne soit pas cependant unique moralement, en
raison de la diversitй de la volontй: par exemple, un homme qui va sans s'interrompre
а l'йglise a une intention de vaine gloire en la premiиre partie de son
parcours, mais l'intention de servir Dieu dans la seconde. Ainsi donc il peut bien arriver que dans
un acte unique selon l'espиce naturelle, il existe un pйchй vйniel en un
premier temps et un pйchй mortel dans un second, si la volontй s'exalte en de
telles passions qu'elle accomplisse encore par mйpris de Dieu une action qui
est pйchй vйniel, par exemple dire une parole oiseuse ou quelque chose de ce
genre. Mais alors il n'y a pas un pйchй unique mais deux, parce que l'acte n'est
pas unique moralement. Si on comprend la question en son second
sens, il faut dire alors que ce qui est pйchй vйniel par son genre peut devenir
pйchй mortel, non йvidemment par son genre, mais en raison de la fin. Pour en
acquйrir l'йvidence, il faut remarquer que puisque l'acte extйrieur appartient
au genre moral en tant qu'il est volontaire, il est possible de considйrer deux
objets dans un acte moral, а savoir l'objet de l'acte extйrieur, puis l'objet
de l'acte intйrieur. Certes, il arrive parfois qu'il soit unique, par exemple
lorsque quelqu'un voulant aller en un lieu donnй, y va effectivement; mais ils
sont parfois diffйrents, et il arrive que l'un soit bon et l'autre mauvais;
ainsi, lorsque quelqu'un fait l'aumфne en voulant plaire aux hommes, l'objet de
l'acte extйrieur est bon, mais celui de l'acte intйrieur mauvais. Et parce que l'acte extйrieur est
constituй en son genre moral en tant qu'il est volontaire, il faut considйrer
formellement l'espиce morale de l'acte selon l'objet de l'acte intйrieur: car l'espиce
d'un acte se considиre selon son objet. Aussi le Philosophe dit-il dans l'Йthique
(V, 3) que celui qui vole pour commettre l'adultиre est plus adultиre que
voleur. Ainsi donc, un acte extйrieur qui selon l'espиce qu'il tient de son
objet extйrieur est pйchй vйniel, passe, а considйrer l'objet de l'acte
intйrieur, dans la catйgorie du pйchй mortel, comme lorsque quelqu'un dit une
parole vaine dans l'intention de provoquer а la passion. Il arrive mкme qu'un acte soit en lui-mкme
pйchй vйniel, non en raison de son objet, mais de son imperfection; par exemple
un mouvement de dйsir pour l'adultиre, qui se situe dans la sensualitй,
appartient bien quant а son objet а la catйgorie du pйchй mortel; mais parce qu'il
n'atteint pas parfaitement а la mali ce morale, parce qu'il existe sans
dйlibйration de la raison, il ne peut consйquemment кtre pйchй mortel, qui est
un mal achevй dans le genre moral. Mais il arrive qu'un tel pйchй devienne
mortel, s'il atteint son achиvement, par exemple quand s'y ajoute le
consentement dйlibйrй de la raison. Enfin si on comprend la question en son
troisiиme sens, il faut dire que de faзon directe et sur le plan de l'efficience,
des pйchйs vйniels nombreux ne constituent pas un pйchй mortel, en sorte que
des pйchйs vйniels nombreux auraient la culpabilitй d'un pйchй mortel unique.
Deux raisons rendent la chose йvidente: d'abord parce que chaque fois qu'un tout
se produit а partir du rassemblement d'йlйments nombreux, il faut qu'il y ait
de part et d'autre la mкme raison de quantitй: ainsi, c'est а partir de petites
lignes multiples que se fait une ligne unique; lа oщ diffиre par contre la
raison de quantitй, la multiplicitй ne fait pas un tout; en effet, beaucoup de
nombres ne font pas une ligne unique et pas davantage la rйciproque. Or le
pйchй vйniel n'a pas la mкme raison de grandeur que le pйchй mortel car la
grandeur du pйchй mortel lui vient de l'aversion pour la fin derniиre, alors
que la grandeur du pйchй vйniel lui vient d'un certain dйsordre dans ce qui
conduit а la fin. En second lieu, parce que comme on l'a dit
plus haut, le pйchй vйniel ne diminue pas la charitй, qu'enlиve le pйchй
mortel. Cependant, de faзon dispositive, des pйchйs vйniels nombreux conduisent
а commettre le pйchй mortel, parce que la multiplication des actes engendre un
habitus, et que grandit le dйsir et la dйlectation pour le pйchй; et ils
peuvent croоtre au point d'incliner plus aisйment а pйcher mortellement. Cette disposition
pourtant n'est pas nйcessairement prй- exigйe pour le pйchй mortel, parce qu'un
homme peut pйcher mortellement mкme sans que prйcиdent des pйchйs vйniels, et dans
le cas oщ prйcиde la disposition susdite des pйchйs vйniels, l'homme peut grвce
а la charitй rйsister au pйchй mortel. Solutions des objections: 1. De nombreux petits
pйchйs tuent de faзon dispositive, comme on l'a dit. 2. Et il faut
rйpondre de mкme а l'objection 2. 3. Les bonnes oeuvres
ne disposent pas а pйcher mortellement comme le font les pйchйs vйniels, mais
elles peuvent кtre accidentellement une certaine occasion de pйcher. 4. La disposition est
envers l'habitus dans le rapport de l'imparfait au parfait. Mais ceci peut se
rйaliser d'une double maniиre: d'une premiиre maniиre, lorsque le parfait et l'imparfait
appartiennent а la mкme espиce, et dans ce cas, la disposition devient un
habitus; d'une seconde maniиre, lorsque le parfait et l'imparfait appartiennent
а des espиces diffйrentes, et dans ce cas, jamais la dis position ne devient ce
а quoi elle dispose: la chaleur en effet, ne devient pas la forme du feu et de
mкme, le pйchй vйniel ne devient pas non plus mortel. 5. Le mouvement qui a
existй dans la sensualitй comme pйchй vйniel ne devient jamais mortel; mais c'est
le consentement mкme qui survient qui sera de soi pйchй mortel. 6. Un mouvement
contre la foi par surprise ne se situe pas toujours dans la rai son supйrieure,
mais il peut exister parfois dans l'imagination, par exemple lors qu'on imagine
les trois Personnes divines comme trois hommes, et qu'on est portй aussitфt а
le croire; parfois il existe dans la raison infйrieure, par exemple lorsqu'on
considиre dans les crйatures certains йlйments qui contredisent а la foi en la
Trinitй; parfois aussi dans la raison supйrieure, lorsque quelqu'un par exemple
se met tout а coup а rйflйchir de faзon inexacte sur la Trinitй des Personnes
divines; une telle surprise se situe dans la raison supйrieure et est un pйchй
vйniel, mais le consentement qui survient est un mouvement diffйrent: et de la
sorte, il ne rйsulte pas que le mкme pйchй soit vйniel et mortel. 7. La personne
demeure, elle peut donc кtre йlevйe а un degrй supйrieur, tandis qu'un pйchй
est un acte qui passe aussitфt; le cas est donc diffйrent. 8. Le chagrin extrкme
remplace а la fin la joie, non pas n'importe quelle joie, mais celle qui nous
fait jouir de la crйature. 9. Un pйchй mortel
par son genre est toujours mortel et jamais il ne devient vйniel par son genre.
Quand on dit que la pйnitence fait du pйchй mortel un pйchй vйniel, vйniel est
pris dans un sens йquivoque, comme le montrent bien les divers sens du mot
vйniel йtablis plus haut. 10. Dans le genre des
actes humains, le plus petit bien peut s'entendre d'un acte qui est bon par son
genre sans кtre mйritoire, parce qu'il n'est pas informй par la grвce; or cet
acte identique numйriquement ne devient jamais un acte mйritoire qu'on puisse
qualifier de plus grand bien dans le genre des actes humains, pas plus que le
pйchй vйniel ne devient jamais mortel. 11. La maladie, comme
la santй, n'est pas un acte mais une disposition ou un habitus, aussi en
restant la mкme numйriquement, elle peut passer de l'imperfection а une
perfection supйrieure. Mais le pйchй est un acte passager; aussi sur ce point
le cas n'est pas le mкme, mais la ressemblance se remarque seulement sous ce
point de vue: de mкme que la maladie est un dйsordre de la nature, de mкme le
pйchй est le dйsordre d'un acte. 12. Puisque parmi les
anges, l'ordre est tenu pour une partie de la hiйrarchie, qui est un principe
sacrй, il est йvident que cet ordre consiste essentiellement dans le don de la
grвce, et on distingue les ordres suivant la distinction des dons gratuits bien
que la distinction des biens naturels soit prйsupposйe matйriellement et de
faзon dispositive. Mais il faut remarquer que le don de la grвce peut кtre
envisagй sous deux aspects d'abord en tant qu'il unit а Dieu, et sous cet
aspect-lа, les ordres angйliques ne se distinguent pas mais se rencontrent;
aussi Denys dit-il que toute la hiйrarchie angйlique est, autant que possible,
ressemblance et unitй dans l'orientation vers Dieu. Le don de la grвce peut
кtre envisagй sous l'autre aspect, en tant qu'il ordonne а une fonction, et
selon cet aspect, la grвce se diversifie dans les divers ordres, selon leur
rapport aux diffйrentes fonctions. Or on dit que les hommes sont admis dans les
ordres angйliques non pas en raison de leurs fonctions, mais а cause de leur
mesure de gloire et de fruition divine; il ne rйsulte donc pas de lа que, parmi
les hommes, la grвce diffиre spйcifiquement suivant les diffйrents йtats de
perfection. 13. Dans l'йtat d'innocence,
l'homme ne pouvait pas pйcher vйniellement, non pas certes en ce sens qu'il ne
pouvait pas accomplir des actes vйniels par leur genre, qui eussent pour lui
йtй mortels, mais parce qu'il ne pouvait accomplir aucune des actions qui sont
des pйchйs vйniels par leur genre: en effet, il ne pouvait y avoir en lui de
dйsordre dans les puissances infйrieures par rapport а ce qui conduit а la fin,
sans que n'eыt prйcйdй chez lui un dйsordre par rapport а la fin dans la partie
supйrieure. 14. L'action du
serviteur et celle du maоtre procиdent de volontйs diffйrentes, il n'y a pas
par consйquent un acte moral unique. 15. Pour tous les
corps pesants, il n'existe qu'une mкme notion de quantitй, mais non pour le
pйchй vйniel et le pйchй mortel; le raisonnement ne tient donc pas. 16. L'homme a agi
contre le prйcepte divin en goыtant а l'arbre de la science du bien et du mal,
et c'est pourquoi il a pйchй mortellement; et semblablement, chaque fois que la
raison supйrieure pиche en agissant contre le prйcepte divin, elle pиche
mortellement; mais elle ne pиche pas toujours contre le prйcepte divin, si bien
que l'argumentation ne tient pas. 17. Ce qui йtait
allйguй, а savoir que si un habitus est condamnable, l'acte l'est aussi, est
faux; le pйchй mortel, en effet, ne consiste pas dans un habitus, mais dans un
acte; de lа vient que si а partir de nombreux actes de pйchйs mortels s'engendre
un habitus, il n'y a pas de nйcessitй а ce que tout mouvement qui dйcoule de l'inclination
de cet habitus soit un pйchй mortel: en effet, il n'est personne, si affermi qu'il
soit dans l'habitus de la luxure ou d'un autre vice, qui parfois ne rйsiste en
suivant la raison а ses mouvements, et cependant, а qui rйsiste ainsi, il
serait stupide de dire qu'un tel mouvement est imputй comme pйchй mortel.
Aussi, bien que la concupiscence habituelle chez un infidиle non encore baptisй
soit condamnable, il n'est pas nйcessaire que tout mouvement de concupiscence
soit condamnable а titre de pйchй mortel. Et cependant le foyer n'est pas
qualifiй de concupiscence habituelle de faзon positive, mais par privation,
comme on l'a dit, en raison de la perte de la justice originelle; aussi le
mouvement qui procиde de la puissance naturelle elle-mкme n'est pas obligatoirement
pйchй, loin d'кtre pйchй mortel. Il ne faut donc pas dire que les premiers
mouvements de sensualitй chez les infidиles sont des pйchйs mortels, parce qu'ils
le seraient bien davantage chez les fidиles: dans un seul et mкme acte, toutes
circonstances йgales, un fidиle pиche davantage qu'un infidиle, comme le met en
йvidence ce passage de l'Apфtre dans l'Йpоtre aux Hйbreux (10, 29): "D'un
chвtiment combien plus grave sera jugй digne, ne pensez-vous pas, celui qui
aura tenu pour profane le sang de l'alliance ?", et ce qui est dit
dans la 2° Йpоtre de Pierre (2, 21): "Il eыt йtй mieux pour eux de ne
pas connaоtre la voie de la vйritй que, une fois connue, de revenir en arriиre
loin de ce qui leur a йtй transmis par le saint commandement." Quant aux objections contraires, la
rйponse est claire par ce qu'on a dit plus haut.
ARTICLE 4: LA
CIRCONSTANCE FAIT-ELLE DU PЙCHЙ VЙNIEL UN PЙCHЙ MORTEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: IV Commentaire
des Sentences, D. 16, Question 3, a. 2; Somme thйologique Ia-IIae, Question
88, a. 5.
Objections: Il semble que oui. 1. Saint Augustin dit
en effet dans un sermon sur le Purgatoire que si la colиre est entretenue
longtemps et l'ivresse frйquente, elles passent au nombre des pйchйs mortels.
Or des pйchйs de ce type sont vйniels par leur genre, sans quoi ils seraient
toujours mortels. Donc un pйchй vйniel peut devenir mortel en raison d'une
circonstance de frйquence ou de durйe. 2. En outre, la
dйlectation prolongйe est un pйchй mortel, comme le dit le Maоtre (II Commentaire
des Sentences, D. 24, c. 12, n° 2). Or si elle n'est pas prolongйe, c'est
un pйchй vйniel. Donc la circonstance de durйe fait du pйchй vйniel un pйchй
mortel. 3. En outre, le bien
et le mal diffиrent davantage dans les actes humains que pйchйs vйniel et
mortel, parce que le bien et le mal diffиrent par leur genre: ce sont des
genres pour d'autres rйalitйs, comme on le dit dans les Prйdicaments. Or
le pйchй vйniel et le pйchй mortel йtant l'un et l'autre un mal, ils s'accordent
par leur genre. Mais une circonstance rend mauvais un acte bon. Donc, a
fortiori une circonstance transforme-t-elle un pйchй vйniel en mortel. 4. En outre, parmi
les autres circonstances, on compte le motif, circonstance qui appartient а la
fin. Or, comme on l'a dit, un pйchй vйniel devient mortel а cause de la fin.
Donc une circonstance fait du pйchй vйniel un pйchй mortel. Cependant: La circonstance est un accident de l'acte
moral, comme le mot lui-mкme l'indique. Or кtre pйchй mortel ressortit а l'espиce
du pйchй. Donc, йtant donnй qu'aucun accident ne constitue l'espиce de ce dont
il est l'accident, il semble qu'une circonstance ne puisse pas faire du pйchй
vйniel un pйchй mortel. Rйponse: Un acte moral est qualifiй de bon ou de
mauvais selon son genre, suivant son objet. Mais au-delа de cette bontй et de
cette malice, une double bontй ou malice peut lui advenir: l'une de l'intention
de la fin, l'autre d'une circonstance. Et parce que la fin est l'objet premier de
la volontй, il en dйcoule que l'acte intйrieur reзoit son espиce de la fin; et
si l'acte intйrieur reзoit de la fin la raison de pйchй mortel, l'acte
extйrieur passera а l'espиce de l'acte intйrieur et deviendra pйchй mortel,
comme on l'a dit plus haut. Mais une circonstance ne donne pas toujours l'espиce
а l'acte moral; elle le fait seulement lorsqu'elle ajoute une difformitй
nouvelle ressortissant а une autre espиce de pйchй: par exemple, quand un homme
s'approche d'une femme qui non seulement n'est pas la sien ne, mais est celle d'un
autre; et ainsi se produit dans ce cas la difformitй de l'injustice; aussi
cette circonstance confиre-t-elle une espиce nouvelle, et а proprement parler,
elle n'est plus une circonstance, mais devient la diffйrence spйcifique de l'acte
moral. Si donc la circonstance adjointe ajoute
une difformitй telle qu'elle s'oppose au prйcepte de Dieu, elle fait alors que
ce qui йtait vйniel par son genre devienne mortel. Donc ce qui est pйchй vйniel
par son genre ne peut devenir mortel de par une circonstance qui demeure en sa
raison de circonstance, mais seulement en raison d'une circonstance qui fait
passer а une autre espиce. Mais il arrive par fois qu'une action est pйchй
vйniel non pas par son genre, c'est-а-dire de par son objet, mais plutфt а
cause de l'imperfection de l'acte, parce qu'il n'atteint pas jusqu'au
consentement dйlibйrй de la raison qui achиve la raison d'acte moral et alors
la circonstance qui achиve la moralitй de l'acte fait du pйchй vйniel un pйchй
mortel, а savoir quand survient le consentement dйlibйrй. Solutions des objections: 1. La colиre comporte
un mouvement qui veut nuire au prochain. Or infliger au prochain un dommage est
par son genre un pйchй mortel parce qu'il s'oppose а la charitй quant а l'amour
du prochain; mais quand le mouvement demeure dans l'appйtit infйrieur et que la
raison ne consent pas а porter au prochain un dom mage grave, c'est un pйchй
vйniel en raison de l'imperfection de l'acte; mais s'il est maintenu longtemps,
il n'est pas possible que ne survienne la dйlibйration de la raison. Mais кtre
longtemps entretenu ne veut pas dire: toutes les fois qu'il dure longtemps,
mais qu'on peut lui rйsister par la raison; et dans ce cas le mouvement de
colиre n'est pas entretenu, mкme s'il dure longtemps. On doit en dire autant de
l'ivresse, parce que l'ivresse, autant qu'il est en elle, dйtourne actuellement
la raison de Dieu, ce qui veut dire que tant que dure l'ivresse, la raison ne
peut se tourner vers Dieu. Mais parce que l'homme n'est pas tenu de toujours
tourner actuellement sa raison vers Dieu, l'ivresse n'est pas toujours un pйchй
mortel; mais lorsque l'homme s'enivre rйguliиrement, il semble ne pas se
soucier de tourner sa raison vers Dieu, et dans un tel йtat, l'ivresse est
pйchй mortel: il semble en effet de la sorte mйpriser de tourner sa raison vers
Dieu а cause de la dйlectation du vin. 2. Il faut dire
exactement de la dйlectation prolongйe ce qu'on a dit de la colиre qui dure
longtemps. 3. Lorsqu'une
circonstance change un acte bon en un acte mauvais, elle constitue une espиce
nouvelle de pйchй, et ainsi transpose l'acte en un autre genre moral; et dans
ce cas-lа encore, elle peut changer un pйchй vйniel en pйchй mortel. 4. La fin, en tant qu'elle
est objet de l'acte, donne son espиce morale а l'acte, et pour cette raison
elle peut faire d'un pйchй vйniel un pйchй mortel.
ARTICLE 5: LE PЙCHЙ
VЙNIEL PEUT-IL EXISTER DANS LA RAISON SUPЙRIEURE?
Lieux parallиles: II Commentaire
des Sentences, D. 24, Question 3, a. 4; De veritate, Question 15, a.
S; Somme thйologique Ia-IIae, Question 74, articles 9-10.
Objections: Il semble que non. 1. Saint Augustin dit
en effet dans la Trinitй (XII, 7, n° 12) que la raison supйrieure adhиre
aux raisons йternelles; il semble par lа que dans la raison supйrieure, il n'existe
de pйchй que par aversion des raisons йternelles. Or tout pйchй de cette sorte
est pйchй mortel. Donc dans la raison supйrieure, il ne peut y avoir de pйchй
que mortel. 2. En outre, dans une
Puissance donnйe, un pйchй ne peut se produire que par un dйsordre de l'acte
par rapport а son objet, comme il ne peut y avoir de dйficience dans l'acte de
la Puissance visuelle que par rapport а la couleur. Or l'objet de la raison
supйrieure est la fin derniиre, qui est le bien йternel. Donc le pйchй dans la
raison supйrieure ne peut se produire que par un dйsordre touchant la fin
derniиre. Or tout pйchй de Ce genre est un pйchй mortel; car le pйchй vйniel
concerne ce qui conduit а la fin, le mortel par contre concerne la fin, comme
on l'a dit. Donc dans la raison Supйrieure, il ne peut y avoir de pйchй que
mortel. 3. En outre, la
raison supйrieure est celle qui participe а la lumiиre de la grвce. Or la
lumiиre de la grвce est plus Puissante que la lumiиre corporelle; mais la
lumiиre corporelle, а moins d'кtre corrompue ou diminuйe, ne dйfaille pas dans
son acte; par consйquent bien moins encore la lumiиre spirituelle Donc dans la
raison supйrieure, il ne peut y avoir d'acte dйficient que par la corruption ou
la diminution de la grвce. Or, comme on l'a dit, la grвce n'est ni enlevйe ni
diminuйe par le pйchй vйniel. Donc la dйfaillance du pйchй vйniel ne peut pas
exister dans la raison supйrieure. 4. En outre, l'objet
de la raison supйrieure est le bien dont il faut jouir, qui est le bien
йternel. Or saint Augustin dit dans les Quatre-vingt-trois Questions (Question
30) que toute la perversitй humaine consiste а jouir de ce dont il faut user,
et а user de ce dont il faut jouir. Donc le pйchй dans la raison supйrieure ne
peut кtre que d'user de ce dont il faut jouir, а savoir Dieu. Or c'est lа aimer
quelque chose plus que Dieu, ce qui constitue un pйchй mortel car se servir de
quelque chose, c'est le rapporter а un autre comme а sa fin. Donc dans la
raison supйrieure, il ne peut y avoir de pйchй que mortel. 5. En outre, raison
supйrieure et infйrieure ne sont pas des puissances diffйrentes, mais elles se
distinguent du fait que la raison supйrieure procиde а partir des raisons
йternelles, la raison infйrieure, par contre, а partir des raison temporelles
comme on le tient de saint Augustin (la Trinitй, XII, 7, 12). Mais en
procйdant а partir des raisons йternelles, il ne peut y avoir de pйchй que du
fait qu'on se trompe sur les raisons йternelles, ce qui est toujours un pйchй
mortel. Donc dans la raison supйrieure, il ne peut y avoir pйchй vйniel, mais
seulement pйchй mortel. 6. En outre, selon le
Philosophe dans son livre sur l'Ame (III, 9), la raison est toujours
droite. Or le pйchй s'oppose а la rectitude. Donc il ne peut y avoir de pйchй
vйniel dans la raison supйrieure. 7. En outre, le
Philosophe dit dans l'Йthique (I, 20) que nous louons la raison de l'homme
continent et de l'incontinent; et de la sorte, la raison est louйe tant chez
les bons que les mйchants. Or il n'y a pas pйchй dans ce qui est objet de
louange. Donc dans la raison, il n'y a ni pйchй vйniel ni pйchй mortel. 8. En outre, la
raison comporte une dйlibйration: si donc un pйchй existe dans la raison, il
faut qu'il soit en elle de par la dйlibйration, parce que tout ce qui est reзu,
est reзu selon le mode de celui qui reзoit. Or un pйchй qui est dйlibйrй a pour
origine le calcul ou une malice vйritable, ce qu'il y a de plus mortel, puisque
c'est le pйchй contre l'Esprit Saint. Donc dans la raison supйrieure, il ne
peut y avoir de pйchй que mortel. 9. En outre, il
appartient а la raison supйrieure de consulter les raisons йternelles. Or le
conseil est une certaine dйlibйration. Donc la raison supйrieure ne pиche que
par consentement dйlibйrй, ce qui nous ramиne а l'objection prйcйdente. 10. En outre, le
mйpris, comme on l'a vu, fait du pйchй vйniel un pйchй mortel. Or le fait que
quelqu'un pиche dйlibйrйment ne semble pas aller sans un certain mйpris. Il
semble donc que puisque le pйchй de la raison supйrieure est dйlibйrй, il ne
soit jamais vйniel mais toujours mortel. 11. En outre, dans
les puissances infйrieures de l'вme, peut se trouver un pйchй vйniel par
surprise. Mais ce pйchй par surprise, s'il se produit dans la raison supйrieure,
ne peut, semble-t-il, кtre vйniel. Donc dans la raison supйrieure, il ne peut
absolument pas y avoir de pйchй vйniel. Preuve du moyen terme: le pйchй par
surprise, lorsque survient le consentement dйlibйrй, de vйniel devient mortel,
du fait que la raison en dйlibйrant y engage un bien plus grand, dont le rejet
est un pйchй plus grand: par exemple, lorsque la convoitise surgit par
surprise, on considиre dans l'objet convoitй seulement le caractиre dйlectable;
mais lorsque la raison dйlibиre, elle considиre quelque chose de plus йlevй, а
savoir la loi de Dieu qui s'oppose а la concupiscence, et en la mйprisant par
convoitise l'homme pиche mortellement. Or on ne peut rien tenir pour plus йlevй
que l'objet de la raison supйrieure, qui est le bien йternel. Donc si le pйchй
de surprise йtait vйniel par rapport а son objet propre, il ne pourrait devenir
mortel dans la raison supйrieure du fait du consentement dйlibйrй; or il est
avйrй que le consentement dйlibйrй le rend mortel; donc mкme si c'est un pйchй
de surprise, il est mortel. Il ne peut donc en aucune faзon y avoir de pйchй
vйniel dans la raison supйrieure. 12. En outre, la
raison supйrieure est principe de vie spirituelle comme le coeur chez l'animal
est principe de vie corporelle, aussi est-elle comparйe au coeur dans les
Proverbes (4, 23): "Garde ton coeur en toute vigilance, car de lui procиde
la vie". Or dans le coeur corporel, il ne peut y avoir de maladie qui
ne soit mortelle. Donc il n'y a pas non plus dans la raison supйrieure de pйchй
vйniel, mais seulement mortel. Cependant:
1) Saint Augustin dit
dans la Trinitй (XII, 12, 17) que tout consentement а un acte ressortit
а la raison supйrieure. Or il existe un consentement а l'acte qui est pйchй
vйniel, lorsque quelqu'un consent par exemple а dire une parole inutile: car le
consentement au pйchй vйniel est vйniel, comme le consentement au pйchй mortel
est mortel. Donc il peut y avoir pйchй vйniel dans la raison supйrieure. 2) En outre, comme la
volontй se rйjouit dans le bien, ainsi le fait la raison dans le vrai. Or la
volontй peut pйcher vйniellement, si elle aime le bien crйй au-dessous du bien
incrйй. Donc la raison supйrieure peut pйcher vйniellement, si elle se rйjouit
dans le vrai crйй au-dessous du vrai incrйй. Rйponse: Puisque la raison dirige l'appйtit, il
existe une double faзon de pйcher dans la raison: la premiиre regarde l'acte
propre de la raison, lorsqu'aprиs avoir abandonnй le vrai, elle se trompe sur
un point en adhйrant au faux: la seconde vient du fait que l'appйtit, aprиs la
dйlibйration de la raison, se porte sur un objet de faзon dйsordonnйe. Et si cette dйlibйration de la raison s'effectue
а partir de raisons temporelles, par exemple l'utilitй ou non d'une chose, sa
dйcence ou son indйcence suivant l'opinion des hommes, on dira qu'il y a pйchй
dans la raison infйrieure; si par contre la dйlibйration se rйalise en usant
des raisons йternelles, par exemple l'accord ou le dйsaccord avec un prйcepte
divin, on dira qu'il y a pйchй dans la raison supйrieure: car la raison qualifiйe
de supйrieure est celle qui s'attache aux raisons йternelles, comme le dit
saint Augustin dans la Trinitй (XII, 7, 12). Or elle s'attache а elles
de deux maniиres, а la fois pour les contempler, et pour les consulter. Elle s'attache
а elles pour les contempler comme son objet propre, et d'autre part elle s'y
attache pour les consulter, comme au moyen qu'elle applique а la direction de l'appйtit
ou de l'action. Or sous l'un et l'autre modes, pйchй
vйniel et mortel peuvent exister dans la raison supйrieure. Car en tant qu'elle
adhиre pour les contempler aux raisons йternelles qui sont son objet propre,
elle peut avoir un acte dйlibйrй et aussi un acte non dйlibйrй, que l'on
appelle surprise. Car bien que le propre de la raison soit de dйlibйrer, il
faut cependant que soit incluse en toute dйlibйration une considйration absolue:
la dйlibйration n'est rien d'autre qu'une dйmarche, et comme une considйration
changeante; or en tout mouvement, on trouve un йlйment indivisible, comme on
trouve l'instant dans le temps et le point dans la ligne. Si donc dans la
raison supйrieure existe un pйchй de surprise touchant son objet propre, ce
sera un pйchй vйniel; par exemple lorsque quelqu'un saisit tout а coup qu'il
est impossible d'кtre un et trine. Il n'y a pas, en effet, de pйchй mortel
avant que la raison ne prenne conscience que cette considйration s'oppose au
prйcepte divin; en effet, il est de la raison mкme de pйchй mortel d'aller
contre un prйcepte de Dieu. Donc lorsque la raison aura perзu, grвce а la
dйlibйration, que ne pas croire est contre le prйcepte divin, il y aura pйchй
mortel, si elle refuse de croire. Mais quand la raison adhиre aux raisons
йternelles comme а un moyen, en les consultant, il ne peut y avoir de pйchй par
surprise, parce que le conseil implique la dйlibйration; nйanmoins, mкme ainsi,
il peut y avoir dans la raison supйrieure pйchй vйniel et pйchй mortel. En
dйlibйrant, en effet, nous recherchons par quel moyen une chose peut se faire,
et par quel moyen la faire mieux. En consultant les raisons йternelles, il peut
donc y avoir pйchй de deux faзons: d'une premiиre faзon dans la mesure oщ en
suivant cette dйlibйration, on accepte ce qui est tout а fait contraire а la
lin, de sorte que, le choix fixй, on ne peut plus parvenir а la fin, et il y a alors
pйchй mortel: par exemple, lorsque quelqu'un dйlibиre que la fornication est
contre la loi de Dieu, et qu'il la choisit nйanmoins, il pиche mortellement.
Par contre, lorsqu'on accepte ce qui n'exclut pas la fin, alors que cependant
on pourrait sans cela mieux parvenir а la fin, parce que cela retarde en
quelque chose l'obtention de la fin, ou dispose а ce qui lui est contraire, il
y a alors pйchй vйniel: par exemple lorsqu'on dit une parole inutile, en
dйlibйrant mкme que c'est un pйchй vйniel qui dispose au pйchй mortel, et qui
manque en quelque point а la rectitude de justice qui conduit а Dieu. Solutions des objections: 1. Il n'est pas
nйcessaire que chaque fois que la raison supйrieure pиche, ce soit par aversion
des raisons йternelles: elle pиche parfois en approuvant ce qui n'est pas
contraire aux raisons йternelles, comme on l'a dit. 2. Par rapport а la
fin, le dйsordre peut кtre double: ou bien parce qu'on s'йcarte de la fin, et c'est
le pйchй mortel; ou bien parce qu'on accepte ce qui retarde l'obtention de la
fin, et c'est le pйchй vйniel. 3. La lumiиre
corporelle agit par nйcessitй naturelle; aussi tant qu'elle demeure intиgre,
elle agit toujours et son acte n'est jamais diminuй, tandis que l'usage de la
charitй et de la grвce relиve du choix de la volontй; de lа vient que l'homme
qui possиde la charitй n'en use pas toujours dans sa perfection, mais accomplit
parfois un acte amoindri. 4. Saint Augustin
parle ici du pйchй mortel qui est la perversitй et le mal absolu; or le pйchй
vйniel ne peut кtre qualifiй de perversitй au sens propre, et il n'est un mal
que sous un certain rapport, comme on l'a dit. 5. Quand la raison
qui procиde а partir des raisons йternelles accepte ce qui est contraire а ces
raisons, elle pиche mortellement; mais elle pиche parfois non pas parce que ce
qu'elle accepte leur est contraire, mais parce que cela dispose а ce qui les
contrarie et entraоne un retard. 6. On dit que la
raison est toujours droite, ou bien selon qu'elle se rapporte aux premiers
principes, а propos desquels elle ne se trompe pas, ou bien du fait que l'erreur
ne vient pas de son caractиre propre de raison, mais plutфt d'un dйfaut. Par
contre, l'erreur suit le caractиre propre de l'imagination, dans la mesure oщ
elle saisit les similitudes des objets absents. 7. L'homme continent
aussi bien que l'incontinent ont une raison droite, au moins pour les
propositions universelles; mкme l'incontinent juge, par sa raison droite, que c'est
un mal d'accepter un plaisir dйshonnкte, bien qu'il abandonne cette considйration
gйnйrale en raison de sa passion. Il ne s'ensuit pas cependant que la raison de
tout pйcheur soit louйe en matiиre de propositions universelles, parce que l'intempйrant,
mкme en dehors de sa passion, juge comme un bien d'user d'un plaisir
dйshonnкte, faisant usage d'une raison qui est comme pervertie. 8. Bien que la raison
dйlibиre, il est cependant nйcessaire qu'elle ait une considйration absolue
qui, comme on l'a dit, fasse partie de cette dйlibйration mкme il n'est
cependant pas nйcessaire que chaque fois que la raison pиche dans la
dйlibйration, elle le fasse par malice vйritable, mais cela se produit
seulement lorsqu'elle accepte ce qui est contraire а la vertu, comme on le dit
dans l'Йthique (VII, 4) or le pйchй vйniel n'est pas contraire а la vertu:
donc lorsque quelqu'un, aprиs dйlibйration, consent а un pйchй vйniel, il ne
pиche pas pour cela par malice. 9. Et ainsi la
solution а l'objection 9 est claire. 10. Un consentement
dйlibйrй ne cause pas le mйpris de Dieu, а moins que ce а quoi il consent soit
acceptй comme contraire а Dieu. 11. L'objet de la
raison supйrieure, qui est le plus йlevй qui soit, peut кtre considйrй et
suivant une connaissance supйrieure et suivant une connaissance infйrieure. Car
la connaissance que possиde Dieu du bien йternel qu'il est lui- mкme est
au-dessus de la connaissance que l'homme en a par la raison humaine, et c'est
pourquoi l'homme, en tant qu'il croit а la rйvйlation divine, rectifie sa
connaissance au moyen de la connaissance divine; quand donc on saisit tout а
coup que Dieu n'est pas un et trine, on le saisit par la seule raison humaine
et c'est un pйchй vйniel; par contre lorsqu'on dйlibиre, on y implique la
connaissance divine, en remarquant que refuser de croire а la trinitй du Dieu
un est opposй а ce que Dieu a rйvйlй; aussi le pйchй devient-il mortel, comme
se met tant en opposition avec une mesure plus йlevйe. 12. La maladie qui
change la complexion naturelle du coeur ou qui en dйgrade quelque chose est
toujours mortelle, mais l'infirmitй qui introduit un dйsordre en son mouvement
n'est pas toujours mortelle; et de mкme, le pйchй qui enlиve la charitй de la
raison supйrieure est mortel, mais non le pйchй qui cause un dйsordre dans un
acte donnй.
ARTICLE 6: PEUT-IL Y
AVOIR PЙCHЙ VЙNIEL DANS LA SENSUALITЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 24, Question 3, a. 2; De Ver, Question 25, a. S; Somme
thйologique Ia-IIae, Question 74, articles 3-4; IV Quodlibet, Question
11, a. 1.
Objections: Il semble que non. 1. Saint Ambroise dit
en effet que seul est capable de vice ce qui est capable de vertu. Or la
sensualitй n'est pas capable de vertu; en effet, elle est signifiйe par le
serpent, comme le dit saint Augustin dans la Trinitй (XII, 12, 17). Donc
la sensualitй ne peut кtre cause de vice. 2. En outre, selon
saint Augustin, tout pйchй a son siиge dans la volontй "parce qu'on ne
pиche que par la volontй". Or la sensualitй diffиre de la volontй. Donc
sensualitй n'est pas pйchй vйniel. 3. En outre, le pйchй
n'a pas de place chez les animaux. Or la sensualitй est comme а nous et а eux.
Donc il ne peut y avoir de pйchй dans la sensualitй. 4. Mais on peut dire
que la sensualitй chez les animaux n'obйit pas а la raison comme chez nous, et
c'est pourquoi elle peut кtre sujet de pйchй chez nous, non chez les animaux. -
On objecte а cela que, s'il en est ainsi, la sensualitй ne sera sujet de pйchй
qu'en tant qu'elle obйit а la raison. Or "ce par quoi chaque кtre est tel,
l'est lui-mкme davantage et par prioritй." Donc la raison doit кtre davantage
assignйe comme sujet du pйchй vйniel que la sensualitй: ils se trompent, en
effet, selon le Philosophe dans les Topiques (VI, 9), ceux qui n'assignent
pas а un accident son premier sujet. 5. En outre, disposition
et habitus rйsident dans le mкme sujet. Or le pйchй vйniel est une disposition
au pйchй mortel. Donc comme le pйchй mortel ne peut exister dans la sensualitй,
le pйchй vйniel ne pourra pas y кtre non plus. 6. En outre, saint
Augustin dit dans son Commentaire sur la Genиse contre les Manichйens (II, 14)
que si quelqu'un ne consent pas au mouvement de sensualitй, il n'est pas en
pйril, mais couronnй. Or nul homme qui pиche vйniellement n'est pour autant
couronnй. Donc le mouvement de sensualitй n'est pas pйchй vйniel. 7. En outre, saint
Augustin dit dans le sermon Sur les Oeuvres de Misйricorde: "Tout
pйchй est un mйpris de Dieu, du fait que ses commandements sont mйprisйs".
Donc le pйchй peut exister dans la partie de l'вme qui est capable de percevoir
le commandement de Dieu. Or ce ne peut кtre la sensualitй, mais la seule
raison. Donc le pйchй vйniel ne peut exister dans la sensualitй. 8. En outre, personne
ne pиche en ce que la volontй ne peut йviter. Or l'homme ne peut pas йviter par
sa volontй que ne s'йlиve un mouvement de concupiscence, conformйment а cette
parole: "Je ne fais pas le bien que je veux" (Rom, 7, 15), ce qui
veut dire: ne pas convoiter, comme l'explique la Glose. Donc le mouvement de
sensualitй n'est pas pйchй. Cependant: Le Maоtre dit dans les Sentences
(II, D. 24, c. 9, n° 3) que si le mouvement de concupiscence rйside dans la
seule sensualitй, il sera pйchй vйniel; et cela est tirй de saint Augustin,
dans la Trinitй (XII, 12, 17). Rйponse: Comme il est йvident d'aprиs ce qui a йtй
йtabli plus haut, le pйchй concerne proprement l'acte. Or comme nous parlons
prйsentement du pйchй qui regarde la conduite morale, c'est dans l'acte d'une
puissance qui peut кtre morale qu'il arrive que rйside le pйchй; or un acte est
rendu moral du fait qu'il est ordonnй et impйrй par la raison et par la volontй;
aussi le pйchй peut-il exister dans l'acte de toute partie de l'homme obйissant
а la raison; or obйissent а la raison et а la volontй, non seulement les
membres corporels pour l'acte extйrieur, mais aussi l'appйtit sensitif pour des
mouvements intйrieurs: aussi le pйchй peut-il exister et dans les actes
extйrieurs et dans les mouvements de l'appйtit sensitif, que l'on qualifie de
sensualitй. Mais il faut remarquer que, du fait que l'action
est attribuйe plutфt а l'agent premier et principal qu'а l'instrument, lorsque
l'appйtit intйrieur ou un membre extйrieur agissent sur l'ordre de la raison,
le pйchй n'est pas attribuй а la sensualitй ou au membre corporel, mais а la
raison. Or il n'arrive jamais qu'un membre extйrieur agisse sans кtre mы par la
raison, ou au moins par l'imagination ou la mйmoire et l'appйtit sensitif;
aussi ne dit-on jamais que le pйchй rйside dans les membres extйrieurs, par
exemple dans la main ou le pied. Mais la sensualitй est mue parfois en dehors
de l'empire de la raison et de la volontй, et c'est dans ce cas-lа que le pйchй
est dit rйsider dans la sensualitй. Toutefois ce pйchй ne peut кtre mortel,
mais seulement vйniel. Le pйchй, en effet, est rendu mortel par l'aversion а l'йgard
de la fin derniиre а laquelle nous ordonne la raison. Or la sensualitй ne peut
y atteindre; aussi ne peut-il pas y avoir de pйchй mortel dans la sensualitй,
mais seulement pйchй vйniel. Car lorsque le mouvement de sensualitй est impйrй
par la raison, comme la chose est йvidente chez celui qui veut convoiter un objet
mortel, ce mouvement-lа est pйchй mortel; mais il n'est pas attribuй а la sensualitй,
mais а la raison qui 1'impиre. Solutions des objections: 1. Saint Ambroise
parle du vice du pйchй mortel qui s'oppose а la vertu; mais le pйchй vйniel n'est
pas contraire а la vertu, bien qu'il y ait des vertus qui appartiennent aux
parties irrationnelles de l'вme, selon le Philosophe dans l'Йthique
(III, 19), non pas йvidemment en tant qu'elles sont sensitives, mais en tant qu'elles
sont rationnelles par participation. 2. Saint Augustin
veut dire que tout pйchй se situe dans la volontй comme dans son premier
moteur, ou comme dans ce qui a puissance de mouvoir: en effet, le mouvement de
sensualitй est pйchй vйniel parce que la volontй peut l'empкcher. 3. La sensualitй est
sujet du pйchй en tant qu'elle obйit а la raison; or, а ce point de vue, elle n'est
pas commune а nous et aux bкtes. 4. Lorsque l'acte de
la volontй ou de la raison se trouve dans le pйchй, alors on peut l'attribuer directement
а la volontй ou а la raison comme premier moteur et premier sujet; mais quand
il n'y a aucun acte de la raison ou de la volontй, mais le seul acte de la
sensualitй, que l'on qualifie de pйchй parce qu'il peut кtre empкchй par la
raison et la volontй, alors le pйchй est attribuй а la sensualitй. 5. Lorsque
disposition et habitus diffиrent comme le parfait et l'imparfait dans la mкme
espиce, ils sont alors dans le mкme sujet; autrement, cela ne s'impose pas: car
la bontй de l'imagination est une disposition а la science, et de mкme, le
mouvement de sensualitй peut кtre une disposition au pйchй mortel, qui rйside
dans la raison. 6. Lorsqu'un
mouvement illicite se produit dans la sensualitй, la raison peut se comporter а
son endroit d'une triple maniиre. D'une premiиre maniиre, comme faisant
rйsistance, et dans ce cas il n'y a aucun pйchй, mais le mйrite de la gloire.
Parfois elle se comporte comme ce qui commande, par exemple lorsque quel qu'un
excite de propos dйlibйrй un mouvement de convoitise illicite: dans ce cas, si
ce qui est illicite appartient au genre du pйchй mortel, il y aura pйchй mortel;
parfois elle se comporte sans empкcher ni commander, mais en consentant, et
alors il y a pйchй vйniel. 7. Saint Augustin
parle ici du pйchй mortel, qui constitue le pйchй absolu; car comme on l'a dit,
le pйchй vйniel n'est pйchй que sous un certain rapport. 8. Йtant donnй que l'appйtit
sensitif est mы par une certaine connaissance et qu'il est cependant une
puissance placйe dans un organe corporel, son mouvement peut se produire de
deux maniиres: d'une premiиre maniиre, en vertu d'une disposition corporelle;
et de l'autre, en vertu de quelque connaissance. Or une disposition corporelle
n'est pas soumise а l'empire de la raison, mais toute connaissance y est
soumise: la raison peut empкcher l'usage de n'importe quelle puissance
apprйhensive, surtout en l'absence de ce qui est sensible au toucher et qui
parfois ne peut кtre йcartй. Donc puisqu'il y a pйchй dans la sensualitй en
tant que celle-ci peut obйir а la raison, le premier mouvement de sensualitй
qui vient de la disposition corporelle n'est pas un pйchй; et c'est lui que
certains appellent tout premier mouvement. Mais le second mouvement, qui est
suscitй par une connaissance, est pйchй: la raison ne peut en effet en aucune
faзon йviter le premier, mais elle peut йviter le second, pour ce qui est de
chacun pris dans sa singularitй, mais non pas tous dans leur totalitй, parce
que tandis qu'elle dйtourne sa pensйe d'un objet, elle en rencontre un autre, а
partir duquel peut s'йlever un mouvement illicite.
ARTICLE 7: EN L'ЙTAT D'INNOCENCE,
L'HOMME AURAIT-IL PU PЙCHER VЙNIELLEMENT?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 21, Question 2, a. 3; Somme thйologique Ia-IIae, Question
89, a.3.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, sur ce
verset: "Adam n'a pas йtй sйduit", (I, Tim. 2, 14), la Glose
dit: "Ne connaissant pas encore la sйvйritй divine, il a pu se tromper en
croyant vйniel l'acte commis". Il semble donc par lа qu'Adam, dans l'йtat
d'innocence, a cru qu'il pouvait pйcher vйniellement avant de le faire
mortellement. Or il connaissait la condition de son йtat mieux que nous. Il ne
nous faut donc pas dire qu'il n'aurait pas pu pйcher vйniellement. 2. Mais on peut dire
que vйniel n'est pas pris ici au sens gйnйrique, comme une parole inutile est
qualifiйe de pйchй vйniel, mais qu'on qualifie de vйniel ce qui est facilement
rйmissible. - On objecte а cela ce que dit saint Grйgoire dans les Morales,
(IX, 50, 76) sur ce passage: "Souviens-toi, je t'en prie, que tu m'as
fait comme de l'argile" (Job, 10, 9): "La faute est vйnielle pour
l'homme, alors qu'elle est sans remиde pour l'ange". Si donc il avait
estimй que son pйchй йtait vйniel, c'est-а-dire pardonnable, il n'aurait pas
йtй sйduit. Donc la Glose ne doit pas s'entendre du pйchй vйniel comme
rйmissible. 3. En outre, le pйchй
vйniel est une disposition au mortel. Or la disposition prй cиde l'habitus.
Donc chez l'homme, le pйchй vйniel prйcиde le mortel. 4. En outre, puisque
nous, nous pouvons pйcher vйniellement, si Adam n'avait pu pйcher vйniellement,
il n'y aurait eu а cela d'autre raison que l'intйgritй de son йtat premier. Or
le pйchй vйniel s'oppose moins а l'intйgritй de l'йtat premier que le pйchй
mortel, qu'il a pourtant commis. Donc a fortiori a-t-il pu commettre le
pйchй vйniel. 5. En outre, les
pйchйs s'opposent aux actes vertueux or les actes vertueux ne furent pas d'un
autre genre dans l'йtat d'innocence qu'ils ne le sont actuellement; donc pas
davantage les actes du pйchй. Si donc des pйchйs sont actuellement vйniels, ils
le furent aussi dans l'йtat d'innocence. 6. En outre, on
arrive d'abord а ce qui est moins йloignй avant d'arriver а ce qui est plus
йloignй. Or le pйchй mortel est plus йloignй de la rectitude du premier йtat
que le pйchй vйniel. Donc Adam arriva au pйchй vйniel avant d'arriver au pйchй
mortel. 7. En outre, Adam
pouvait pйcher et agir bien. Mais il pouvait faire un bien plus grand ou moins
grand. Il a donc pu faire un mal plus grand et un moins grand en pйchant
mortellement et vйniellement. 8. En outre, il
existe un йtat de la crйature raisonnable dans lequel on peut pйcher
mortellement et vйniellement, comme cela nous arrive; il existe aussi un йtat
dans lequel on ne peut pйcher ni vйniellement ni mortellement, comme dans l'йtat
de gloire; il existe aussi un йtat dans lequel on ne peut pas pйcher vйniellement
mais seulement mortellement; donc il existe un йtat dans lequel, tant qu'il
dure, on peut pйcher vйniellement et pas mortellement. Or cet йtat ne peut-кtre
autre que l'йtat d'innocence. Donc dans l'йtat d'innocence, tant qu'il durait,
l'homme pouvait pйcher vйniellement. 9. En outre, dans l'йtat
d'innocence, le gouvernement de l'вme йtait bien ordonnй, c'est pourquoi il est
dit dans l'Ecclйsiaste (7, 30) que Dieu fit l'homme droit. Or un
gouvernement bien ordonnй peut d'abord кtre affaibli avant d'кtre dйtruit
entiиrement. Le gouvernement de l'вme a donc pu lui aussi кtre affaibli d'abord
par le pйchй vйniel, avant d'кtre dйtruit entiиrement par le pйchй mortel. 10. En outre, la
grвce ne supprime pas la nature. Or le libre arbitre de l'homme possиde dans sa
nature de pouvoir faire le bien et de pйcher mortellement et vйniellement. Donc
le don gratuit de la justice originelle n'empкchait pas qu'il ne pыt pйcher
vйniellement. 11. En outre, rien n'empкche
qu'il y ait un dйfaut dans l'acte d'une cause seconde, sans qu'il y ait de
dйfaut dans l'acte de l'agent supйrieur; ainsi, il arrive qu'il y ait un dйfaut
dans la force germinative d'une plante, alors qu'il n'y en a aucun dans le
mouvement du soleil. Or dans l'вme, raison et sensualitй sont dans le rapport
de supйrieur а infйrieur. Donc, mкme en l'йtat d'innocence, il a pu y avoir un
pйchй vйniel dans l'acte de la sensualitй, sans qu'aucun pйchй mortel n'existe
dans celui de la raison. 12. En outre, saint
Augustin dit dans son Commentaire littйral de la Genиse (XI, 42, n° 60),
que "lorsqu'Adam vit que sa femme n'йtait pas morte aprиs avoir pris cette
nourriture, il fut pris d'un dйsir d'en faire l'expйrience; cependant s'il
йtait alors douй d'un discernement spirituel, il n'a pu croire en aucune faзon
que Dieu leur avait interdit le fruit de cet arbre par jalousie". Or Adam
n'avait pas le discernement spirituel aprиs le pйchй; c'est donc avant le pйchй
que la convoitise l'incita а faire cette expйrience; mais cette convoitise est
un pйchй vйniel; donc chez Adam le pйchй vйniel prйcйda le pйchй mortel. 13. En outre, un
mouvement soudain d'infidйlitй est un pйchй vйniel. Or il y eut un mouvement
soudain d'infidйlitй en Eve avant qu'elle ne pиche, ce qui ressort de ce qu'elle
dit comme en doutant: "de crainte que nous ne mourions". (Gen,
3, 3). Elle pйcha donc vйniellement avant de pйcher mortellement. 14. En outre, selon
saint Augustin dans 1'Enchiridion (XI) les pйchйs sont а l'вme ce que les
maladies sont au corps. Or Adam rencontra d'abord une maladie qui affaiblit sa
force avant de rencontrer la mort. Donc pour une raison semblable, il encourut
d'abord la faiblesse due au pйchй vйniel, avant la mort spirituelle par le
pйchй mortel. 15. En outre, saint
Augustin dit dans son Commentaire littйral sur la Genиse (XI, 5): "Il
ne faut pas penser que le tentateur aurait renversй l'homme sans que n'ait
prйcйdй dans l'вme de l'homme un йlиvement qu'il fallait rйprimer". Or il
n'a pu rйprimer l'йlиvement aprиs y avoir consenti; donc il s'йtait йlevй en
lui auparavant et devait кtre rйprimй par un dйsaccord. Or un tel mouvement qui
doit кtre rйprimй est pйchй vйniel. Donc chez Adam il y eut pйchй vйniel avant
le consentement. 16. En outre, par le
pйchй mortel, l'homme fut renversй par le tentateur. Or le mouvement d'orgueil
qu'il fallait rйprimer a prйcйdй la chute, comme cela ressort des paroles mкmes
de saint Augustin. Donc le pйchй vйniel exista en lui avant le pйchй mortel. Cependant: 1) Le premier pйchй
de l'homme fut cause de mort selon ce que dit l'Apфtre: "Par un seul
homme, le pйchй est entrй dans le monde, et par le pйchй la mort"
(Rom., 5, 12). Or le pйchй est qualifiй de mortel parce qu'il est cause de
mort. Donc le premier pйchй de l'homme n'a pu кtre que mortel. 2) En outre, saint
Anselme dit dans la Conception Virginale (X) que comme la loi de la bкte
est d'agir sans raison, ainsi la loi de la nature humaine est d'agir avec
raison. Or celui qui pиche vйniellement n'agit pas avec sa raison, puisque
Denys dit dans les Noms Divins (IV, 32) que le mal de l'homme est de
vivre sans raison. Donc dans l'йtat d'innocence, oщ йtait intact l'ordre
naturel, l'homme n'a pu pйcher vйniellement. 3) En outre, tout
mouvement vient de la cause prйdominante. Or dans l'homme, au temps de son
innocence, c'йtait la justice qui prйdominait. Donc en cet йtat, tout mouvement
se produisait conformйment а la justice: donc tant que cet йtat a durй, l'homme
n'a pu pйcher vйniellement. Rйponse: Il est communйment reзu qu'Adam dans son
йtat premier n'a pas pйchй vйniellement avant d'avoir pйchй mortellement. Mais
on pourrait peut-кtre penser qu'il en йtait ainsi parce que les pйchйs qui sont
pour nous vйniels eussent йtй mortels pour l'homme en йtat d'innocence, en
raison de l'excellence de son йtat. Mais on ne peut le soutenir. Il arrive, en
effet, qu'un seul et mкme pйchй soit plus grave en raison de l'excellence de la
personne; mais une circonstance de personne n'aggrave pas le pйchй а l'infini
en rendant mortel un pйchй vйniel, а moins qu'elle ne le fasse passer а une
autre espиce de pйchй car, comme on l'a vu plus haut, seule une circonstance de
ce type fait passer du pйchй vйniel au pйchй mortel. Or cela se produit
lorsque, pour une personne donnйe, en raison de la condition de son йtat, un
acte devient contraire а un prйcepte alors que, pour une personne de condition
infйrieure, il n'a pas raison d'infraction contre un prйcepte; ainsi, le fait
de se marier pour un prкtre est une infraction au voeu de continence qu'il lui
faut garder, mais non pour le laпc qui n'a pas fait ce voeu, et de la sorte ce
qui est pйchй vйniel ou n'est pas pйchй du tout pour le laпc, est pйchй mortel
pour le prкtre. Si par contre l'acte d'une personne de condition supйrieure ne
s'oppose pas а un prйcepte qui la regarde а un titre particulier, ce n'est pas
un pйchй mortel, parce que comme on l'a dit, tout pйchй mortel s'oppose а un
prйcepte de la loi de Dieu; а moins qu'il ne le soit parfois de faзon accidentelle
en raison du scandale qui en rйsulte, quoique fournir а un frиre une occasion de
chute va aussi contre un prйcepte. Mais on ne peut pas dire que dans l'йtat
premier d'innocence de l'homme, les actes des pйchйs vйniels eussent йtй
opposйs au prйcepte d'une autre maniиre que pour nous. Aussi ne peut-on pas
dire que ces actes qui sont pour nous pйchйs vйniels eussent йtй pour lui
mortels s'il les avait faits, en raison de l'excellence de son йtat. Mais il faut dire plutфt que la condition
de son йtat йtait telle que tant que cet йtat durait, l'homme ne pouvait
commettre en aucune maniиre de pйchй vйniel. La rai son en est, comme le dit
saint Augustin dans la Citй de Dieu (XIV, 15), que l'homme йtait ainsi
fixй dans l'йtat d'innocence qu'aussi longtemps que la partie supйrieure de l'homme
йtait fermement unie а Dieu, toutes les parties infйrieures йtaient soumises а
la partie supйrieure, non seulement les parties de l'вme, mais encore le corps
lui-mкme et les autres choses extйrieures; or la partie supйrieure de l'homme,
c'est-а-dire l'esprit, ne pouvait s'йcarter de la rectitude qui la soumettait а
Dieu que par le pйchй mortel, qui est aversion de Dieu. Donc avant que l'homme
ne pйchвt mortellement, aucun dйsordre ne pouvait exister dans les parties infйrieures
de l'вme. Il est par lа йvident que le pйchй vйniel qui rйside dans la
sensualitй avant la dйlibйration de la raison, n'a pu exister dans l'йtat d'innocence,
puisque tout mouvement des parties infйrieures suivait l'ordre de la partie
supйrieure. Mais parce que, mкme dans la raison
supйrieure, il arrive, comme on l'a vu, que le pйchй vйniel existe, il pourrait
sembler а quelqu'un que du moins ce pйchй vйniel a pu exister chez Adam dans l'йtat
d'innocence. Mais, а bien y regarder, la mкme raison vaut aussi pour ce point. Car, йtant donnй que les puissances se
distinguent selon leurs objets, l'ordre des puissances se prend aussi selon l'ordre
des objets; or il se fait que dans les objets de la raison aussi, il existe un
ordre de supйrioritй et d'infйrioritй, dans le domaine spйculatif comme dans le
domaine pratique; en effet, de mкme qu'un principe indйmontrable est suprкme
dans les questions spйculatives, de mкme la fin joue ce rфle dans les actions а
faire. De lа rйsulte qu'aussi longtemps que la raison supйrieure de l'homme se
fыt bien comportйe а l'endroit de la fin, elle n'aurait pu en aucune faзon
dйfaillir en ce qui conduit а la fin, en raison de l'ordination indйfectible de
ce qui est infйrieur а ce qui est supйrieur, conformйment а la condition de cet
йtat; ainsi en va-t-il dans les questions spйculatives aussi longtemps que l'homme
garde une estimation droite des principes: а moins qu'il n'y ait un dйfaut dans
la connexion des principes aux conclusions, nul dйfaut ne pourra s'introduire
relativement aux conclusions. Or ce qu'on a vu auparavant rend йvident qu'un
pйchй est rendu mortel par l'aversion de la fin, tandis que le pйchй vйniel est
un dйsordre dans ce qui conduit а la fin: aussi йtait-il impossible а l'homme
dans l'йtat d'innocence de pйcher vйniellement avant de pйcher mortellement. Solutions des objections: 1. Dans cette Glose, "vйniel"
n'est pas pris au sens gйnйrique, comme le vйniel dont nous parlons maintenant,
mais vйniel veut dire facilement rйmissible. 2. Le pйchй du
premier homme fut certes vйniel comme le dit saint Grйgoire, parce qu'il a pu
кtre remis; cependant ce ne fut pas avec autant de facilitй qu'il le pensait, c'est-а-dire
qu'il lui serait remis sans qu'il perdоt son йtat. 3. Une chose dispose
а une autre de deux faзons: d'une premiиre faзon suivant un ordre nйcessaire et
naturel, comme la chaleur dispose а la forme du feu; et une disposition de
cette nature prйcиde toujours ce а quoi elle dispose; d'une: seconde faзon, d'une
maniиre contingente et comme accidentelle, comme la colиre dispose а la fiиvre,
sans qu'il y ait cependant nйcessitй а ce que la colиre prйcиde toujours la
fiиvre; et c'est de cette maniиre que le pйchй vйniel dispose au mortel, et
pourtant il ne le prйcиde pas toujours. 4. Pйchй vйniel et
pйchй mortel s'opposent tellement а l'intйgritй de l'йtat premier que cette
intйgritй ne souffre ni l'un ni l'autre; mais le pйchй mortel s'y oppose d'autant
plus qu'il pouvait corrompre l'intйgritй du premier йtat, ce que ne pouvait pas
le pйchй vйniel. 5. Ce raisonnement
procиde de l'idйe qui nous fait estimer que les actions qui sont pour nous
pйchйs vйniels auraient pu кtre accomplies par Adam, tout en йtant cependant
pour lui pйchйs mortels: ce qui est manifestement faux d'aprиs ce qui a йtй
dit. 6. Ce raisonnement se
vйrifie lorsqu'on ne peut parvenir а ce qui est plus йloignй que par un
intermйdiaire dйterminй; mais lorsqu'on peut parvenir а ce qui est plus йloignй
par diffйrents intermйdiaires, il n'est pas nйcessaire que chacun d'eux
prйcиde. Ainsi, lorsqu'on peut atteindre un endroit donnй par diffйrents itinйraires,
il n'est pas nйcessaire, pour parvenir au point le plus йloignй de passer
auparavant par un point plus rapprochй situй sur un de ces itinйraires. Et de
mкme, il n'y a pas de nйcessitй а ce qu'un homme pиche vйniellement avant de
pйcher mortellement. 7. Adam pouvait au
commencement faire un pйchй mortel plus ou moins grand; il ne s'ensuit pas qu'il
pouvait pйcher vйniellement: tout pйchй moins grand n'est pas vйniel. 8. Des raisons de ce
genre ne sont pas rйellement concluantes partout: car on peut trouver un
йlйment sans l'autre, comme la substance sans l'accident, ou la forme sans la
matiиre, et cependant il n'est pas possible de trouver le deuxiиme йlйment sans
le premier. Et de mкme, l'on peut dire que mкme si l'on trouvait un йtat oщ le
pйchй mortel est seul possible, il n'y a pas de nйcessitй а trouver un йtat oщ
existe le seul pйchй vйniel. On pourrait dire cependant qu'il existe un йtat
dans lequel le pйchй mortel n'йtait pas possible, alors que le pйchй vйniel l'йtait,
comme chez ceux qui ont йtй sanctifiйs avant la naissance, c'est-а-dire chez
Jйrйmie, saint Jean-Baptiste, et les Apфtres, dont il est dit: "J'ai
affermi ses colonnes" (Ps. 74, 4), et dont on croit qu'ils ont йtй
confirmйs en grвce, de sorte qu'ils ne pouvaient pas pйcher mortellement, mais
seulement vйniellement. 9. Le fait qu'un
gouvernement s'affaiblisse avant d'кtre complиtement cor rompu peut rйsulter ou
d'un dйfaut de celui qui est а la tкte, qui manque de sagesse ou de justice, ou
bien d'un dйfaut des sujets qui n'obйissent pas parfaitement. Mais dans l'йtat
d'innocence l'вme de l'homme йtait parfaite en sagesse et en justice, et ses
parties infйrieures lui йtaient parfaitement soumises: aussi le gouvernement de
l'вme ne pouvait-il pas кtre affaibli par le pйchй vйniel, avant d'кtre dйtruit
par le pйchй mortel. 10. La grвce n'enlиve
pas la perfection de la nature, mais elle enlиve ses faiblesses; or pouvoir
pйcher relиve de la faiblesse, aussi la grвce peut-elle enlever de l'homme
cette faiblesse, de sorte qu'il ne puisse plus pйcher, comme cela apparaоt
surtout chez les bienheureux. 11. Le fait qu'un
dйfaut se produise dans l'acte d'un agent infйrieur sans qu'il y en ait aucun
dans celui de l'agent supйrieur, peut arriver du fait que l'agent infйrieur n'est
pas soumis totalement au supйrieur; or ce n'йtait pas le cas dans l'йtat d'innocence,
aussi le raisonnement ne vaut pas. 12. Ce dйsir de faire
cette expйrience est la suite du mouvement d'orgueil que conзut l'homme а partir
de la parole de la femme, ce que manifestent les paroles de saint Augustin qui
dit que l'homme, en raison d'un certain orgueil de l'esprit, fut pris du dйsir
de faire cette expйrience; cet orgueil fut le premier pйchй de l'homme, et ce
fut un pйchй mortel en ce qu'il s'enorgueillit contre Dieu. Et nйanmoins, ce
dйsir de faire l'expйrience de ce qui est dйfendu peut кtre un pйchй mortel.
Quant au fait qu'on le dise douй d'un discernement spirituel, il faut le
rapporter au temps qui prйcиde la poussйe d'orgueil; encore qu'on puisse dire
que, mкme aprиs le pйchй, l'homme eut un discernement spirituel, non йvidemment
que cette spiritualitй vоnt de la grвce, mais de la perspicacitй de l'intelligence. 13. On ne peut
qualifier de soudain le mouvement d'infidйlitй ou de doute qui va jusqu'а
retentir en paroles; et cependant, mкme ce doute de la femme qui retentit en
paroles fut prйcйdй en son вme par un orgueil provoquй par les paroles du
serpent qui la tenta sur le contenu du commandement du supйrieur: car aussitфt
dans l'esprit de la femme s'йleva l'orgueil qui lui fit prendre en dйgoыt la
contrainte des prйceptes de Dieu, et de lа suivit le doute. 14. Cette nйcessitй
mкme de mourir, que l'homme encourut aussitфt, est une certaine mort de l'homme,
conformйment а l'Йpоtre aux Romains: "Bien que le corps soit mort а
cause du pйchй" (8, 10), comme le pйchй mortel est qualifiй de mort de
l'вme. Or la mort actuelle rйpond proportionnellement а la damnation future. 15. On dit que l'orgueil
qui s'йlиve doit кtre rйprimй pour ne pas s'йlever: car, а la proposition des
paroles du tentateur, l'homme aurait dы se comporter de faзon а ne pas
permettre а l'orgueil d'entrer en lui. 16. Cette chute s'entend
comme l'acte extйrieur du pйchй, ou mкme la perte de l'йtat premier; le
mouvement d'orgueil la prйcйda comme la cause prйcиde l'effet.
ARTICLE 8: LES PREMIERS
MOUVEMENTS SONT-ILS DES PЙCHЙS VЙNIELS CHEZ LES INFIDИLES?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: la-IIae, Question 89,
a. 5; IV Quodlibet, Question 11, a. 2; Ad Rom., c. 8, lect. 1.
Objections: Il semble que non. 1. Saint Anselme dit
en effet dans la Grвce et le Libre Arbitre (Question III, ch. 7): "Ceux
qui ne sont pas dans le Christ Jйsus et sentent la chair, encourent la dam
nation, mкme s'ils ne marchent pas selon la chair". Or sentir la chair et
ne pas marcher selon la chair constitue le premier mouvement de concupiscence.
Donc comme seul le pйchй mortel mйrite la damnation, il semble que les premiers
mouvements de concupiscence chez les infidиles, qui ne sont pas dans le Christ
Jйsus, ne sont pas pйchйs vйniels mais mortels. 2. En outre, l'Apфtre
dit dans l'Йpоtre aux Romains: "En effet, le bien que je veux, je ne le
fais pas" (7, 15), c'est-а-dire ne pas convoiter; et il conclut que
cela n'est pas condamnable chez lui s'il ne marche pas selon la chair, pour
cette raison prйcise qu'il est dans le Christ Jйsus, puisqu'il dit: "Il
n'y a donc aucune condamnation" а savoir du fait de convoiter, "pour
ceux qui sont dans le Christ Jйsus, qui ne marchent pas selon la chair".
Or la cause enlevйe, l'effet l'est aussi. Donc convoiter, pour ceux qui ne sont
pas dans le Christ Jйsus, est condamnable. 3. En outre, ainsi
que le dit saint Anselme dans le mкme livre, l'homme a йtй fait de telle faзon
qu'il ne devait pas sentir la concupiscence. Or il semble que cette dette (par
rapport а la concupiscence) a йtй levйe pour l'homme par la grвce baptismale,
que les infidиles n'ont pas. Donc chaque fois qu'un infidиle convoite, mкme s'il
n'y consent pas, il agit contre son devoir, donc il pиche mortellement. Cependant: Dans l'acte du pйchй, toutes choses йgales
d'ailleurs, le chrйtien pиche plus que l'infidиle, comme cela ressort de ce que
dit l'Apфtre dans l'Йpоtre aux Hйbreux: "D'un chвtiment combien plus grave
sera jugй digne, ne pensez vous pas, celui qui aura foulй aux pieds le Christ,
et tenu pour profane le sang de l'Alliance ?" (10, 29). Or le chrйtien qui
convoite ne pиche pas mortellement s'il ne consent pas. Donc bien moins encore
l'infidиle. Rйponse: Certains ont avancй que chez l'infidиle,
mкme les premiers mouvements de concupiscence йtaient des pйchйs mortels. Mais
cela n'est pas possible. Le mouvement de sensualitй, en effet, peut кtre
considйrй de deux maniиres: d'une premiиre maniиre, tel qu'il est en lui-mкme;
et sous cet aspect, il est йvident qu'il ne peut pas кtre pйchй mortel, qui est
l'aversion de la fin derniиre et le mйpris d'un prйcepte de Dieu; or la
sensualitй n'est pas capable de recevoir un prйcepte divin, et ne peut pas
atteindre la fin derniиre: aussi son mouvement, considйrй en lui-mкme, ne
peut-il absolument pas кtre pйchй mortel. D'une autre maniиre, on peut l'envisager
dans son principe, qui est le pйchй originel; et sous cet aspect, il ne peut
pas avoir davantage raison de pйchй que le pйchй originel, parce que l'effet en
tant que tel ne peut кtre supйrieur а sa cause; or le pйchй originel existe
bien chez l'infidиle et comme faute et comme peine, mais chez le fidиle, si la
peine demeure, la faute est enlevйe, comme on l'a dit plus haut en traitant du
pйchй originel. Et а cause de cela, le mouvement de
sensualitй chez les fidиles est bien un pйchй vйniel, en tant qu'il est un acte
personnel, mais en tant qu'il vient du pйchй originel, il ne relиve pas d'une
condamnation pour une faute, mais seulement d'une punition; chez l'infidиle, il
est de mкme un pйchй vйniel en tant qu'acte personnel, mais en tant qu'il
dйrive du pйchй originel il possиde un йlйment de condamnation coupable, non
certes comme pйchй mortel actuel, mais en raison de la condamnation qui revient
au pйchй originel. Solutions des objections: 1. Ceux qui ne sont
pas dans le Christ Jйsus et sentent la chair encourent la condamnation due au
pйchй originel, mais non celle due au pйchй mortel. 2. L'Apфtre a l'intention
de conclure, en disant: "Il n'y a donc pas de condamnation...",
que la rйvolte du foyer de concupiscence se trouve sans la condamnation due au
pйchй originel chez ceux qui sont dans le Christ Jйsus. On peut tenir par lа
que chez ceux qui n'ont pas obtenu la grвce du Christ Jйsus, le foyer de pйchй
existe avec la faute originelle. 3. Ce devoir de ne
pas sentir la chair, c'est l'obligation de possйder la justice originelle; il
suit de lа que celui qui ne la possиde pas, ou quelque chose d'йquivalent,
comme la grвce baptismale, a le pйchй originel, sans qu'il y ait pourtant dans
chacun de ses mouvements un pйchй mortel.
ARTICLE 9: L'ANGE BON OU
MAUVAIS PEUT-IL PЙCHER VЙNIELLEMENT?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
Ia-IIae, Question 89, a. 4.
Objections: Il semble que oui. 1. Comme le dit saint
Grйgoire dans une homйlie sur l'Ascension (Hom. 29, n° 2), l'homme est
comme l'ange en tant qu'il connaоt. Or le pйchй vйniel peut exister chez l'homme
mкme en sa partie intellective, c'est-а-dire, comme on l'a exposй, dans sa
raison supйrieure et sa raison infйrieure. Donc, pour une semblable raison, le
pйchй vйniel peut exister chez l'ange. 2. En outre, le pйchй
mortel consiste dans le fait d'aimer une crйature plus que Dieu; mais dans le
pйchй vйniel on aime quelque chose moins que Dieu. Or l'ange a pu aimer une
crйature plus que Dieu, puisqu'il a pйchй mortellement. Donc il a pu aussi
pйcher vйniellement en aimant une crйature moins que Dieu qui peut aimer plus,
peut aussi aimer moins. 3. En outre, le pйchй
mortel est а une distance infinie du pйchй vйniel; la diffйrence des peines le
montre clairement, puisqu'а l'un est due une peine temporel le, а l'autre une
peine йternelle. Or l'ange ne se situe pas а une distance infinie de l'homme.
Donc, puisque les anges mauvais que l'on appelle les dйmons accomplissent
parfois certaines actions qui sont vйnielles chez les hommes, comme lorsqu'ils
disent eux-mкmes des paroles oiseuses ou poussent les autres а en dire, il
semble que chez les anges ces actions ne soient pas mortelles mais vйnielles. 4. En outre, le pйchй
qui est vйniel par son genre ne devient mortel que par un certain mйpris. Or
parfois les dйmons induisent а des actions qui sont pйchйs vйniels par leur
genre; et comme eux-mкmes le disent parfois, ils ne le font pas par mйpris de
Dieu, ni pour induire les hommes au pйchй mortel. Ils pиchent donc
vйniellement. Cependant: Le pйchй vйniel vient surtout de la
surprise. Or la surprise n'a pas de place chez les anges bons ou mauvais, parce
que comme le dit Denys, ils ont l'intellect dйiforme. Donc il ne peut y avoir
de pйchй vйniel chez les anges bons ou mauvais. Rйponse: Chez l'ange bon ou mauvais, le pйchй
vйniel ne peut exister. La raison en est que l'ange n'a pas comme nous un
intellect discursif; or il appartient а la notion d'intellect discursif de
considйrer а part tantфt les principes et tantфt les conclusions; et il se
produit de la sorte qu'il discourt de l'un а l'autre, en considйrant tantфt
ceci, tantфt cela. Or ceci ne peut exister dans un intellect dйiforme et non
discursif: au contraire, il considиre toujours les conclusions dans les
principes sans aucun discours. Or il a йtй dit que dans le domaine des
appйtits et des opйrations, la fin est а l'йgard des moyens dans le mкme
rapport que le principe indйmontrable а l'йgard des conclusions dans le domaine
de la dйmonstration. Aussi nous arrive- t-il parfois de penser ou d'кtre
affectйs par cela seul qui mиne а la fin, et parfois par la seule fin; ceci ne
peut pas se produire chez les anges, mais le mouvement de l'esprit angйlique se
porte toujours en mкme temps sur la fin et sur les moyens; aussi chez eux ne
peut-il jamais y avoir de dйsordre par rapport aux moyens sans qu'il y ait
simultanйment un dйsordre sur la fin elle-mкme. Mais chez nous il arrive que par le pйchй
vйniel, il y ait un dйsordre qui porte sur les moyens, alors que l'вme de l'homme
demeure habituellement fixйe sur la fin, et c'est pourquoi il arrive qu'il y
ait chez les hommes pйchй vйniel sans pйchй mortel, mais non chez les anges.
Chez eux, tout dйsordre se produit par aversion de la fin derniиre, ce qui
constitue le pйchй mortel: car l'ange pиche par le fait d'adhйrer а quelque
bien crйй, en se dйtournant du bien incrйй. Solutions des objections: 1. Nous avons certes
l'intelligence en commun avec les anges, mais selon le genre; il existe
pourtant une grande diffйrence quant а l'espиce, parce que l'intelligence de l'ange
est dйiforme, alors que la nфtre est discursive, comme on l'a dit. 2. L'ange n'est pas d'une
nature composйe comme l'homme, qui par sa nature sensible et corporelle est
amenй а aimer ce qu'il ne doit pas ou plus qu'il ne doit. L'ange au contraire
ne peut pйcher qu'en aimant un bien qui lui convient sans le rapporter а Dieu,
ce qui est se dйtourner de Dieu et pйcher mortellement; aussi ne peut-il aimer
quelque chose de faзon dйsordonnйe qu'en se dйtournant de Dieu. 3. Dans tous ses
actes volontaires, le diable pиche mortellement parce que chez lui, les actes
du libre arbitre procиdent toujours de l'intention d'une fin perverse. 4. Par le fait mкme
qu'il incline les hommes а des paroles plaisantes, le dйmon a l'intention
perverse de les entraоner au pйchй mortel. Et le fait mкme d'entretenir avec
lui quelque familiaritй est imputй а l'homme comme un pйchй, au point que nous
ne devons mкme pas nous enquйrir de la vйritй auprиs de lui, comme le dit saint
Jean Chrysostome; de lа vient que le Seigneur lui-mкme l'empкcha de proclamer
la vйritй sur sa divinitй, comme on le voit dans saint Marc (1, 25) et saint
Luc (4, 34-35). Il ne faut pas croire non plus aux paroles du diable, parce qu'il
est menteur et pиre du mensonge, comme le dit saint Jean (8, 44).
ARTICLE 10: LE PЙCHЙ
VЙNIEL SANS LA CHARITЙ EST-IL PUNI DE LA PEINE ЙTERNELLE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
Ia-Ilae, Question 89, a. 6.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, quand on
йcarte la cause, l'effet est йcartй. Or la cause pour laquelle le pйchй mortel
est puni d'une peine йternelle est qu'il dйtruit le bien йternel car saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (XXI, 12) que "L'homme s'est
rendu digne d'un mal йternel, lui qui a dйtruit en lui le bien qui pouvait кtre
йternel or cela, le pйchй vйniel ne le fait pas. Donc le pйchй vйniel qui
accompagne le pйchй mortel n'est pas puni d'une peine йternelle. 2. En outre, il est
dit dans le Deutйronome (25, 2): "La mesure des coups sera proportionnйe а
celle du dйlit". Or le pйchй vйniel ne devient pas plus grand du fait qu'il
accompagne le pйchй mortel donc il n'est pas puni d'une peine plus forte. Or
lorsqu'il existe sans le pйchй mortel chez celui qui a la charitй, il n'est pas
puni d'une peine йternelle. Donc il ne sera pas puni non plus d'une peine
йternelle s'il accompagne le pйchй mortel. 3. Mais on peut dire
que le pйchй vйniel, chez celui qui meurt sans la charitй, est aggravй par l'adjonction
du pйchй mortel, en raison de la circonstance de l'impйnitence finale. - On
objecte а cela que l'impйnitence finale, selon saint Augustin dans les Paroles
du Seigneur, c'est le pйchй contre le Saint-Esprit. Si donc le pйchй est
aggravй en raison de l'impйnitence finale, il devient pйchй contre le Saint Esprit,
et alors il ne sera plus vйniel, mais mortel. 4. En outre, il peut
arriver mкme а celui qui est dans la charitй de ne pas se repentir avant la
mort d'un pйchй vйniel qu'il a commis, et cependant il n'est pas puni d'une
peine йternelle pour ce pйchй vйniel. Donc l'impйnitence finale n'aggrave pas
le pйchй vйniel qui accompagne le pйchй mortel au point de le rendre digne d'une
peine йternelle. 5. En outre, plus
quelqu'un est dans une situation йlevйe, plus grave semble кtre pour lui un
seul et mкme pйchй. Or celui qui possиde la charitй est dans un йtat plus йlevй
que celui qui est dans le pйchй mortel. Donc chez lui, le pйchй vйniel est plus
grave. 6. En outre, il
arrive parfois que quelqu'un qui meurt dans le pйchй mortel se repente d'un
pйchй vйniel commis, changeant en cette vie la volontй qui йtait la sienne de
pйcher vйniellement. Or l'вme demeure dans la volontй mкme qui йtait la sienne
en quittant son corps. Donc chez celui qui meurt ainsi, il n'y aura pas de
pйchй vйniel aprиs la mort, et il ne sera donc pas йternellement puni pour lui. 7. En outre, Dieu
punit toujours moins qu'on ne l'a mйritй: aussi est-il dit dans un psaume que
dans la colиre, il ne contient pas ses misйricordes (Ps. 76, 10). Or Dieu n'adoucit
pas dans la vie future la peine du pйchй vйniel quant а sa duretй, parce que la
peine du purgatoire est plus grande que toute peine de ce monde-ci, comme le
dit saint Augustin, et bien plus encore la peine de l'enfer; donc il l'adoucit
quant а la durйe. Donc le pйchй vйniel qui accompagne le mortel n'est pas puni
йternellement. 8. En outre, comme le
pйchй mortel existe sans la grвce, ainsi en va-t-il de mкme du pйchй originel.
Or le pйchй vйniel qui accompagne le pйchй originel n'est pas puni
йternellement il n'est pas puni, en effet, dans les limbes des enfants, puisqu'il
n'y a pas lа de peine du sens; il ne l'est pas davantage dans l'enfer des
damnйs parce que n'y est puni que le seul pйchй mortel; et d'autre part en
purgatoire personne n'est puni йternellement. Donc le pйchй vйniel qui
accompagne le pйchй mortel n'est pas non plus puni йternellement. 9. Mais on pourrait
dire que le pйchй vйniel ne peut accompagner le pйchй originel que s'il y a en
mкme temps pйchй mortel: avant l'usage de la raison, l'homme ne peut pas pйcher
vйniellement; aprиs l'usage de la raison, par contre, il est dans l'йtat de
pйchй mortel s'il ne se convertit pas а Dieu; et s'il se convertit а Dieu, il
possиde alors la grвce qui efface le pйchй originel. - On objecte а cela que le
fait que quelqu'un se convertisse actuellement а Dieu tombe sous un prйcepte
affirmatif; or les prйceptes affirmatifs, s'ils obligent toujours, n'obligent
pas en toute circonstance; donc il ne pиche pas aussitфt mortellement s'il ne
se convertit pas en acte а Dieu dиs qu'il a l'usage de raison. Or il peut alors
pйcher vйniellement. Il peut donc exister un pйchй vйniel accompagnant le pйchй
originel sans pйchй mortel. 10. En outre, la
peine du pйchй mortel est proportionnйe а la peine du pйchй vйniel en ce qui
concerne la duretй, parce que la duretй de l'une et l'autre est finie, et tout
ce qui est fini est proportionnй а toute autre rйalitй finie. Si donc au pйchй
vйniel qui accompagne le pйchй mortel est due une peine йternelle comme au
pйchй mortel, il n'y aura de diffйrence de peine que selon la duretй. C'est
donc dans une certaine proportion que la peine du pйchй mortel dйpasse la peine
du pйchй vйniel. Donc les pйchйs vйniels pourront se multiplier tellement qu'ils
mйriteront une peine йgale а un unique pйchй mortel. Or cela est faux, parce
que de nombreux pйchйs vйniels ne constituent pas un pйchй mortel, comme on l'a
dit plus haut. Donc est fausse aussi l'affirmation premiиre d'oщ celle-ci suit,
а savoir que le pйchй vйniel qui accompagne le pйchй mortel est puni d'une
peine йternelle. Cependant: Que la peine des pйchйs vйniels ait un
terme, cela vient de l'attitude fondamentale de l'вme, comme c'est clair d'aprиs
l'Apфtre (I Cor. 3, 11-12); or ce fondement est la foi formйe, comme le dit
saint Augustin dans la Citй de Dieu (XXI, 26) et dans la Foi et les Oeuvres.
Mais ce fondement n'existe pas chez celui qui meurt avec le pйchй mortel. Donc
la peine des pйchйs vйniels chez celui-lа n'aura pas de terme. Rйponse: La peine est due а la faute pour cette
raison qu'elle rйpare le dйsordre de la faute; en effet, l'homme en pйchant a
nйgligй par sa propre volontй l'ordre de la justice divine. Et cet ordre est
rйparй seulement quand est fait justice de l'homme, quand il est puni contre sa
volontй conformйment а la volontй de Dieu. Or conformйment а l'ordre de la justice
divine, une peine perpйtuelle rйpond au pйchй mortel et а cause de l'espиce
mкme du pйchй, et а cause de son inhйrence au sujet. A cause de l'espиce du pйchй, parce que le
pйchй mortel va directement contre la charitй pour Dieu et le prochain, qui
remet la peine du pйchй; or celui qui pиche contre quelque chose mйrite du fait
mкme d'кtre privй de son bienfait; ainsi dans les affaires humaines, ceux qui
pиchent contre la sociйtй sont а cause de cela mкme privйs pour toujours de la
participation а la sociйtй, ou par un exil perpйtuel, ou mкme par la mort; dans
cette peine, comme le dit saint Augustin dans la Citй de Dieu (XXI, 11),
ce n'est pas la durйe du temps requise pour tuer quelqu'un qui est envisagйe,
mais plutфt le fait que par la mort il soit privй а tout jamais du bienfait de
la citй, bien que la faute commise ait йtй peut-кtre instantanйe, ou accomplie
en peu de temps. Aussi celui qui pиche mortellement, par le fait mкme qu'il
pиche contre la charitй, mйrite d'кtre privй de la rйmission qui est un effet
de la charitй; et si le Seigneur remet, ce n'est pas en vertu du mйrite de l'homme,
mais de la misйricorde de Dieu. D'autre part, du point de vue de l'inhйrence
au sujet, le pйchй a une peine perpйtuelle, parce qu'il prive l'homme de la
grвce qui peut remettre le pйchй or tant que le pйchй demeure, la peine n'est
pas effacйe, parce qu'il ne peut rien y avoir de dйsordonnй dans les oeuvres de
Dieu. Et c'est pourquoi, de mкme qu'un homme qui se jetterait dans un puits d'oщ
il ne pourrait sortir par lui-mкme ferait en sorte, pour ce qui est de lui, d'y
кtre toujours; de mкme aussi celui qui pиche mortellement, pour ce qui est de
lui, se met sous le coup de la peine йternelle. Quant au pйchй vйniel, puisqu'il n'est pas
opposй а la charitй, il ne mйrite pas une peine йternelle а cause de son
espиce, ni а parler proprement du point de vue de l'inhйrence au sujet, puisqu'il
ne prive pas de la grвce; mais c'est de maniиre accidentelle qu'il devient
irrйmissible lorsqu'il accompagne le pйchй mortel, en tant qu'il se trouve dans
un sujet privй de la grвce, et dans ce cas, il est puni, de faзon accidentelle,
d'une peine йternelle. Solutions des objections: 1. Cet argument
envisage la cause de la peine йternelle du point de vue de; l'espиce de l'acte:
or, а ce point de vue, le pйchй vйniel ne mйrite pas une peine йternelle, mais
il la mйrite d'une autre faзon, comme on l'a dit. 2. La duretй de la
peine correspond exactement а la gravitй du pйchй, mais l'йternitй de la peine
correspond а son caractиre indйlйbile qui s'adjoint parfois de faзon
accidentelle au pйchй vйniel, comme on l'a dit. 3. L'impйnitence qui
constitue le pйchй contre le Saint Esprit est celle qui s'oppose а la charitй,
qui est un don du Saint Esprit: aussi ne pas se repentir du pйchй vйniel ne
constitue pas un pйchй contre le Saint Esprit, puisqu'il n'est pas opposй а la
charitй; mais pourtant, dans la mesure oщ il accompagne le pйchй mortel avec l'impйnitence
finale, il est par accident indйlйbile, comme on l'a dit. 4. Celui qui ne se
repent pas du pйchй vйniel, mais se repent du pйchй mortel, n'est pas dans l'impйnitence
qui s'oppose а la rйmission du pйchй: aussi il n'y a pas de cause pour une
peine йternelle. 5. Ce n'est pas en
raison d'une aggravation de culpabilitй que le pйchй vйniel est puni plus
longtemps lorsqu'il accompagne le pйchй mortel, mais en raison du caractиre
indйlйbile qui provient de cette liaison, comme on l'a dit. Et cependant, il n'est
pas toujours vrai que les pйchйs vйniels qui accompagnent le pйchй mortel sont
toujours moindres que ceux qui accompagnent la charitй; ils sont au contraire
la plupart du temps plus grands, vu qu'ils procиdent d'une passion plus forte,
que la charitй ne rйfrиne pas. Au contraire, chez ceux qui vivent dans la
charitй parfaite, les pйchйs vйniels se produisent la plupart du temps par
surprise, et ils sont aussitфt remis par la vertu de charitй, conformйment а ce
qui est йcrit: "Le Seigneur dans sa bontй pardonnera а tous ceux qui
recherchent de tout leur coeur le Seigneur Dieu de leurs pиres, et il ne leur
imputera pas le fait qu'ils n'aient pas la puretй requise" (II Chro.
30, 18-19). 6. Aprиs кtre passй
en tant qu'acte, le pйchй peut demeurer quant а la faute, que n'enlиve pas n'importe
quel changement de la volontй, mais seulement celui qu'opиre la charitй. 7. La peine du pйchй
vйniel, mкme lorsqu'elle est punie en enfer, est adoucie dans sa duretй, bien
qu'elle soit punie plus sйvиrement que si elle recevait de l'homme sa punition,
parce que ce pйchй possиde une gravitй plus grande par rapport а Dieu quand il
le punit, que par rapport а l'homme quand l'homme le punit. 8. Il n'est pas
possible que quelqu'un meure avec le pйchй originel et le pйchй vйniel sans
pйchй mortel: l'enfant, avant l'usage de la raison, est excusй du pйchй mortel,
en sorte que mкme s'il commet un acte qui est par son genre un pйchй mortel, il
n'encourt pas la faute du pйchй mortel, du fait qu'il ne jouit pas encore de l'usage
de la raison; aussi est-il excusй bien plus encore de la faute du pйchй vйniel,
parce que ce qui excuse un plus grand pйchй en excuse bien davantage un moindre;
mais aprиs qu'il a l'usage de sa raison, il pиche mortellement s'il ne fait pas
ce qui est en lui pour chercher son salut; et si par contre il le fait, il
obtient la grвce qui le purifie du pйchй originel. 9. Bien que les
prйceptes affirmatifs, а parler de faзon gйnйrale, n'obligent pas en toute
circonstance, l'homme est cependant obligй de par la loi naturelle de se
soucier en premier lieu de son salut, conformйment а ce que dit saint Matthieu
(6, 33): "Cherchez d'abord le rиgne de Dieu". La fin derniиre,
en effet, se prй sente naturellement а l'appйtit, comme les principes premiers
se prйsentent d'abord naturellement а la connaissance; ainsi tous les dйsirs
prйsupposent le dйsir de la fin derniиre, comme toutes les considйrations
supposent la considйration des premiers principes. 10. (Texte non
donnй dans l'йdition critique). Bien qu'il y ait une proportion finie entre des rйalitйs de nature
diffйrente, la plus imparfaite ne peut cependant йgaler la plus parfaite,
quelque perfection qu'elle acquiиre. La noirceur, en effet, est toujours moins
parfaite que la blancheur, quelle que soit son augmentation. Or la peine due
proprement au pйchй mortel est la privation de la vision divine, et une telle
peine ne correspond pas au pйchй vйniel. Et c'est pourquoi il est impossible
que la peine due au pйchй vйniel йgale la peine qui est due au pйchй mortel. On
peut rйpondre aussi que la peine du sens qui est infligйe dans l'enfer pour le
pйchй mortel et celle infligйe pour le pйchй vйniel ne sont pas а une distance
infinie, puisqu'elles sont finies toutes deux et qu'elles correspondent а la
conversion au bien pйrissable, qui mкme dans le pйchй mortel est finie, bien
que peut-кtre le remords de la conscience (ce qu'on appelle le "ver de
la conscience") soit sans comparaison plus fort dans l'un que dans l'autre;
mais la distance infinie qui sйpare le pйchй mortel du vйniel vient de l'aversion
pour Dieu, qui est la seule raison, pour le pйchй mortel, de la privation
perpйtuelle de la vision divine; or cela n'arrive pas par le pйchй vйniel,
sinon de faзon accidentelle, comme on l'a dit; et il ne s'en suit pourtant pas
qu'а cause de la multiplication des pйchйs vйniels, la peine devienne йgale а
la peine du pйchй mortel en intensitй, mais en extension, parce qu'on sera puni
de diverses maniиres. Et de la sorte, cet argument n'est pas concluant.
ARTICLE 11: LES PЙCHЙS
VЙNIELS SONT-ILS REMIS APRИS CETTE VIE AU PURGATOIRE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: IV Commentaire
des Sentences, D. 21, Question 1, a. 3, qc. 1.
Objections: Il semble que non. 1. L'Ecclйsiaste dit
en effet: "Qu'un arbre soit abattu, il demeure oщ il sera tombй, que ce
soit au midi ou а l'aquilon" (11, 3). Or c'est la mort qui abat l'homme.
Donc il demeurera toujours aprиs la mort dans l'йtat qui йtait le sien lorsqu'il
est mort, et donc aucun pйchй n'est remis а l'homme aprиs la mort. 2. En outre, le pйchй
n'est pas changй si ne change pas la volontй de pйcher qui йtait la cause de ce
pйchй: un effet n'est pas enlevй tant que demeure sa cause. Or la volontй ne
peut pas changer aprиs la mort, pas plus que l'ange aprиs sa chute: car la mort
est pour l'homme ce que la chute est pour l'ange, comme le dit saint Jean
Damascиne. Donc le pйchй vйniel ne peut pas кtre remis aprиs cette vie. 3. Mais on pourrait
dire que le pйchй mortel, du fait qu'il est volontaire absolument parlant,
requiert pour кtre remis un changement actuel de la volontй mais ce n'est pas
le cas du pйchй originel, parce qu'il n'est pas un pйchй volontaire d'une
volontй personnelle, ni du pйchй vйniel, parce qu'il n'est pas volontaire
absolument parlant, du fait que l'homme ne peut pas йviter de pйcher
vйniellement, mкme s'il peut йviter tel ou tel pйchй vйniel. - On objecte а
cela que saint Augustin dit dans la Pйnitence que l'homme ne peut pas commencer
une vie nouvelle s'il ne se repent de l'ancienne. Or la rйmission du pйchй
ressortit au commencement de la vie nouvelle, tandis que tout pйchй, mкme le
pйchй originel et le pйchй vйniel, appartient а la vie ancienne. Donc, puisque
la pйnitence exprime le changement de volontй actuelle, il semble que ni le
pйchй originel ni le vйniel ne puissent кtre remis sans un changement actuel de
la volontй. 4. En outre, c'est
par un mкme habitus que quelqu'un йprouve du plaisir pour une des rйalitйs
opposйes et du dйplaisir pour son contraire: ainsi, par l'habitus de
libйralitй, il nous plaоt de donner largement et il nous rйpugne de retenir
avec ladrerie. Or par l'habitus de charitй, le bien de la grвce nous plaоt;
donc par ce mкme habitus nous dйplaоt le mal de la faute. Si donc le dйplaisir
habituel suffisait а la rйmission du pйchй vйniel, jamais le pйchй vйniel ne
coexisterait avec la charitй. 5. En outre, la
rйmission du pйchй vйniel regarde le progrиs de la vie spirituelle. Mais comme
le progrиs de la vie spirituelle est propre а l'йtat de voie, il n'existe plus
aprиs la mort, qui met un terme а cet йtat de voyageur. Donc le pйchй vйniel ne
peut кtre remis aprиs cette vie. 6. En outre, il
semble qu'appartienne а la mкme raison formelle le fait que quelqu'un mйrite
une rйcompense essentielle ou accidentelle, et que son pйchй lui soit remis,
parce que c'est par la mкme raison que l'on se rapproche d'un des termes
opposйs et qu'on s'йloigne de l'autre. Or l'homme aprиs sa mort ne peut mйriter
de rйcompense ni essentielle, ni accidentelle. Donc pour une semblable raison,
ni pйchй vйniel ni pйchй mortel ne peuvent lui кtre remis. 7. En outre, il est
plus facile pour l'homme de tomber dans le pйchй que de se faire remettre ce
pйchй, parce que l'homme est un esprit qui de lui-mкme va au pйchй mais n'en
revient pas. Or aprиs la mort l'homme ne peut pйcher vйniellement. Donc le
pйchй vйniel ne peut pas davantage lui кtre remis. 8. En outre, aucun
pйchй mйritant la peine йternelle n'est remis aprиs cette vie. Or il semble que
le pйchй vйniel mйrite une peine йternelle: si pour avoir йvitй le pйchй
vйniel, l'homme peut mйriter la vie йternelle, а l'inverse pour avoir commis un
pйchй vйniel, l'homme peut mйriter la peine йternelle. Le pйchй vйniel ne peut
donc кtre remis aprиs cette vie. 9. En outre, dans le
purgatoire, il y a а la fois la grвce et la peine. Or le pйchй vйniel n'y est
pas remis en raison de la peine, d'une part parce que la peine йtant un effet
de la faute, elle n'agit pas sur elle; d'autre part, parce que pour la mкme
raison, toute peine enlиverait la faute, ce qui est йvidemment faux de la peine
de l'enfer. De mкme, le pйchй vйniel n'y est pas remis non plus en raison de la
grвce, parce que la grвce ne s'oppose pas au pйchй vйniel, mais est compatible
avec lui. Donc le pйchй vйniel n'est pas remis au purgatoire. 10. Mais on peut dire
que le pйchй vйniel est remis au purgatoire parce que l'homme a mйritй en cette
vie qu'il lui soit remis. - On objecte а cela que le mйrite du Christ est plus
efficace que celui de n'importe quel homme. Or personne ne peut кtre absous d'un
pйchй futur par les sacrements qui tirent leur efficacitй du mйrite du Christ.
Donc bien moins encore peut-on mйriter d'кtre absous d'un pйchй futur. 11. En outre, de mкme
que le pйchй mortel s'oppose а la charitй, de mкme le pйchй vйniel s'oppose а
la ferveur de la charitй. Or cette ferveur de la charitй qui dйtruit le pйchй
vйniel ne peut pas exister dans la vie future, parce qu'il n'y aura lа aucun
nouveau mouvement de volontй. Donc le pйchй vйniel ne pourra pas кtre remis,
pas plus que le pйchй mortel ne peut кtre remis sans que survienne une nouvelle
charitй. 12. En outre, toute
rйalitй compatible avec un antйcйdent l'est aussi avec son consйquent; ainsi le
fait d'кtre blanc, compatible avec le fait d'кtre homme, l'est aussi avec le
fait d'кtre animal; autrement les opposйs seraient ensemble. Or а la grвce
finale succиde nйcessairement la gloire; le pйchй vйniel, incompatible avec
cette gloire, l'est donc aussi avec la grвce finale. Il ne peut donc кtre remis
aprиs cette vie. 13. En outre, l'йtat
du purgatoire est un йtat intermйdiaire entre celui de la vie prйsente et celui
de la gloire future. Or dans la vie prйsente, on trouve et la faute et la peine;
dans l'йtat de gloire par contre, ni faute, ni peine; le milieu entre les deux,
c'est la faute sans peine, ou la peine sans faute. Mais la faute ne peut exister
sans peine, parce que cela irait contre l'ordre de la justice divine; donc en
purgatoire, il y aura la peine sans faute. Donc aprиs cette vie, nulle faute ne
peut кtre remise au purgatoire. 14. En outre, aucun
sacrement de l'Eglise n'a йtй instituй en vain. Or comme l'extrкme-onction a
йtй instituйe pour remettre les pйchйs vйniels, elle semblerait avoir йtй
instituйe en vain si aprиs cette vie les pйchйs vйniels pouvaient кtre remis au
purgatoire. Ils ne peuvent donc кtre remis aprиs cette vie. 15. En outre, une
disposition qui est la consйquence de la forme ne demeure pas dans la matiиre
lorsque la forme se retire: en effet, lorsque le feu est йteint, la chaleur ne
demeure pas dans la matiиre du feu. Donc la disposition de la matiиre ne
demeure pas non plus dans la forme sйparйe de la matiиre. Or le pйchй vйniel
est une disposition de l'homme qui se tient du cфtй de la matiиre: car les
pйchйs vйniels se produisent en raison de la corruption du corps qui alourdit l'вme;
comme on l'a dit en effet, les pйchйs vйniels ne pouvaient pas exister dans l'йtat
de nature intиgre. Donc le pйchй vйniel ne demeure pas dans l'вme sйparйe du
corps, et de la sorte il ne peut кtre remis aprиs cette vie. 16. En outre, lorsqu'un
bien considйrable est diffйrй, et qu'un mal considйrable menace, un dйsir
intense s'йlиve d'obtenir le bien et d'йviter le mal. Or l'вme sйparйe qui est
redevable du purgatoire est menacйe d'un grand mal, а savoir la dure peine du
purgatoire, et pour elle est diffйrй le bien souverain qu'elle espиre, la vie
йternelle. En elle s'йlиve donc aussitфt un dйsir fervent. Or la ferveur de la
charitй n'est pas compatible avec le pйchй vйniel. Donc dans le purgatoire, l'вme
sйparйe ne peut avoir de pйchй vйniel; donc le pйchй vйniel ne peut кtre remis
au purgatoire. 17. En outre, le feu
du purgatoire punit l'вme en tant qu'il est l'instrument de la justice divine.
Il n'est pas regardй comme l'instrument de la misйricorde divine dont le propre
est de remettre le pйchй. Donc aprиs cette vie, le pйchй vйniel n'est pas remis
en purgatoire. Cependant: 1) Saint Grйgoire dit
dans les Dialogues (IV, I, 39): "Il est donnй а comprendre que
certaines fautes lйgиres sont remises aprиs cette vie". 2) En outre, а propos
de: "Lui-mкme vous baptisera dans l'Esprit Saint et le feu"
(Matt., 3, 11), la Glose dit: "Il lave par l'Esprit en la vie prйsente;
aprиs elle, si quelque tache apparaоt, il purifie en brыlant par le feu au
purgatoire". Ce qu'on doit entendre des pйchйs plus lйgers. 3) En outre, saint
Augustin dit que "par ce feu transitoire sont purifiйs non pas les pйchйs
capitaux, mais les petits pйchйs". 4) En outre, saint
Ambroise dit dans le Bien de la Mort. "De mкme que les yeux de chair ne
peuvent voir le soleil matйriel s'il existe en eux une lйsion, de mкme les yeux
spirituels ayant une lйsion ne peuvent voir le soleil spirituel." Or le
pйchй vйniel est une certaine lйsion de l'вme; l'вme ne peut donc pas parvenir
а voir Dieu aussi longtemps qu'elle garde la tache du pйchй vйniel. Il faut
donc que cette tache soit purifiйe en purgatoire. Rйponse: Pour йclairer cette question, il faut
comprendre ce que c'est que remettre un pйchй: ce n'est rien d'autre que le
fait que ce pйchй ne soit pas imputй: aussi dans le Psaume (31, 1-2), aprиs
avoir dit: "Bienheureux ceux dont les iniquitйs ont йtй remises",
on ajoute en maniиre d'explication: "Bienheureux est l'homme а qui le
Seigneur n'a pas imputй de pйchй". Or un pйchй est imputй а quelqu'un dans
la mesure oщ il empкche l'homme d'atteindre la fin derniиre qui est la
bйatitude йternelle; l'homme en est empкchй par le pйchй, et en raison de la
faute, et en raison de la peine. En raison de la faute, parce que comme la
bйatitude constitue le bien parfait de l'homme, elle n'est pas compatible avec
une quelconque diminution de bontй; or du fait que quelqu'un a commis un acte
peccamineux, il encourt un certain amoindrissement du bien, а savoir en tant qu'il
s'est rendu rйprйhensible et a contractй une certaine indignitй par rapport а
un si grand bien. D'autre part, du fait qu'on est passible d'une
peine, la bйatitude parfaite est йgalement impossible, elle qui exclut toute
douleur et toute peine: "Car la douleur et l'affliction seront ici
mises en fuite" comme le dit Isaпe (35, 10). Pourtant l'empкchement causй par ces deux
йlйments est diffйrent pour le pйchй mortel et pour le pйchй vйniel. Car dans
le pйchй mortel, l'homme endure une diminution de bontй en йtant privй du
principe qui conduit а la fin, c'est-а-dire de la charitй, tandis que dans le
pйchй vйniel, l'homme subit une diminution et un empкchement par suite d'une
certaine indignitй de l'acte, comme si l'empкchement existait dans l'acte mкme
qui devait le conduire а la fin, йtant sauf cependant le principe qui l'y
incline, de mкme aussi que ce qui est lourd peut кtre empкchй de tomber, soit
par corruption de sa lourdeur, soit par quelque empкchement qui survient et
empкche son mouvement de parvenir а sa fin naturelle. Du point de vue de la peine, il existe aussi
une diffйrence: devenu comme ennemi, on mйrite, par le pйchй mortel, une peine
qui dйtruit, alors que par le pйchй vйniel, on mйrite une peine qui corrige. Donc c'est autrement qu'est remis le pйchй
vйniel, et autrement le pйchй mortel. Pour ce qui est de la faute, pour que le
pйchй mortel ne soit pas imputй, il faut que soit levй l'empкchement qui venait
de la corruption du principe de l'acte, par une infusion nouvelle de charitй et
de grвce. Or cela n'est pas requis pour le pйchй vйniel, parce que la charitй
demeurait; mais il faut que soit фtй l'empкchement par une rйaction vigoureuse
contraire а cet empкchement que l'obstacle du pйchй vйniel opposait; de mкme l'empкchement
qui vient de la corruption du caractиre lourd ne peut кtre enlevй que par une nouvelle
gйnйration du sujet, mais l'empкchement qui vient de l'adjonction d'un obstacle
est фtй par un mouvement violent qui le rejette. Ainsi donc le pйchй vйniel est
remis quant а la faute par la ferveur de la charitй, le pйchй mortel par une
infusion de la grвce. Quant а la peine, le pйchй mortel n'est pas remis puisqu'il
comporte une peine sans limite et йternelle; au contraire le pйchй vйniel est
remis par l'acquittement d'une peine temporelle finie. Et ainsi la maniиre dont
l'un et l'autre pйchй peuvent кtre remis en cette vie prйsente est suffisamment
claire. Mais dans la vie future, le pйchй mortel
ne peut jamais кtre remis quant а la faute, car aprиs cette vie, l'вme ne subit
pas le changement essentiel que lui pro curerait une infusion nouvelle de grвce
et de charitй; et la faute n'йtant pas remise, la peine ne l'est pas non plus,
comme on l'a dit. Quant au pйchй vйniel, certains ont dit
que pour ceux qui ont la charitй, il est toujours remis en cette vie quant а la
faute, mais que c'est aprиs cette vie qu'il est remis quant а la peine, c'est-а-dire
par l'acquittement de la peine. Et cela paraоt vraiment assez probable chez
ceux qui quittent cette vie en ayant l'usage de la raison: il n'est en effet
pas probable que celui qui a la charitй et sent la mort venir ne soit pas mы
par un mouvement de charitй et envers Dieu, et contre tous les pйchйs qu'il a
commis, mкme vйniels; or ceci suffit pour la rйmission des pйchйs vйniels quant
а la faute, et peut-кtre aussi quant а la peine, si la dilection est intense. Seulement il arrive parfois que certains
hommes, lors des actes mкmes des pйchйs vйniels ou quand ils ont le projet de
pйcher vйniellement, soient pris par le sommeil ou quelque passion qui leur
enlиve l'usage de la raison, et soient devancйs par la mort avant de pouvoir
avoir l'usage de leur raison; pour eux, il est clair que les pйchйs vйniels ne
sont pas remis en cette vie; et cependant ils ne sont pas pour cela exclus а
jamais de la vie йternelle, а laquelle ils ne parviennent nullement s'ils ne deviennent
pas absolument purs de toute faute. C'est pourquoi il faut dire que les pйchйs
vйniels leur sont remis aprиs cette vie, mкme quant а la faute, de la maniиre
dont ils sont remis en cette vie, c'est-а-dire par un acte de charitй envers
Dieu, qui rejette les pйchйs vйniels commis en cette vie. Cependant, parce qu'aprиs
cette vie on n'est pas en йtat de mйriter, si ce mouvement de dilection enlиve
bien chez eux l'empкchement constituй par la faute vйnielle, ils ne mйritent
pourtant pas l'acquittement ou la diminution de la peine, comme en cette vie. Solutions des objections: 1. Le pйchй vйniel ne
change pas l'йtat ou la situation de l'homme, mais il constitue un certain
empкchement qui retarde l'homme dans l'obtention de sa fin derniиre. 2. Il n'existe pas
dans la vie future de changement essentiel de la volontй, c'est-а-dire quant а
son orientation vers la fin quant а la charitй ou quant а la grвce; il peut
cependant y avoir un changement accidentel, par йlimination de l'obstacle, car
ce qui lиve un obstacle meut de faзon accidentelle, comme on le dit dans les
Physiques (VIII, 8). 3. Que la volontй
porte son dйsir sur un contraire et son refus sur l'autre relиve de la mкme
raison formelle; or personne, jouissant de l'usage de son libre arbitre, ne
peut commencer une vie nouvelle, qui implique l'infusion de la grвce, s'il ne
dйsire et aime le bien de la grвce; et c'est pourquoi il lui faut dйtester tout
mal s'y opposant. Il lui faudra cependant dйtester spйcialement les pйchйs
mortels qu'il a commis par sa propre volontй et qui sont directement contraires
а la grвce, en sorte que, la cause qui retire la grвce ainsi supprimйe par le
dйplaisir qu'il a du pйchй mortel, l'effet soit enlevй, c'est-а-dire la
privation de la grвce, par une infusion de celle-ci. Quant au pйchй originel,
il n'a pas йtй contractй par la volontй propre de telle personne le pйchй
vйniel, lui, a bien йtй commis par la volontй propre de telle personne, mais il
n'est pourtant pas cause de la privation de la grвce: aussi n'est-il pas requis
pour lui un dйplaisir spйcial, mais seulement gйnйral, en tant que le pйchй
vйniel comporte un certain caractиre s'opposant а la grвce. 4. Un dйplaisir
habituel ne suffit pas pour la rйmission du pйchй vйniel, mais un dйplaisir
actuel est requis; il suffit cependant qu'il soit gйnйral. 5. La remise d'une
faute vйnielle ne constitue pas par soi de progrиs spirituel, c'est-а-dire l'augmentation
du bien spirituel, mais seulement de maniиre accidentelle, dans la mesure oщ un
obstacle est enlevй. 6. Le mйrite de la
gloire essentielle ou accidentelle appartient par lui-mкme au progrиs spirituel
qui consiste en l'augmentation du bien spirituel: aussi les cas sont
diffйrents. 7. L'вme aprиs la
mort passe а un autre йtat conforme а celui des anges: aussi, pour la mкme
raison, elle ne peut pйcher vйniellement, pas plus que l'ange. Cependant, parce
que demeure en elle l'usage de la charitй, qui est la cause de la rйmission du
pйchй vйniel, le pйchй vйniel peut lui кtre remis mкme aprиs la mort. 8. Йviter le pйchй
vйniel peut se comprendre d'une double maniиre: d'une premiиre faзon, comme une
simple nйgation, et de la sorte, on ne mйrite pas la vie йternelle, puisque
mкme en dormant on ne pиche pas vйniellement, et cependant on ne mйrite pas; d'une
seconde faзon comme une certaine affirmation, en tant qu'on dit qu'йvite le
pйchй vйniel celui qui veut ne pas pйcher vйniellement. Et parce que cette
volontй peut venir de la charitй, йviter le pйchй vйniel peut кtre mйritoire de
la vie йternelle; mais pйcher vйniellement ne s'oppose pas а la charitй, donc
ne mйrite pas une peine йternelle. 9. La rйmission au
purgatoire du pйchй vйniel quant а la peine revient au purgatoire; l'homme qui
endure cette peine rиgle sa dette, et l'obligation de la peine cesse ainsi.
Mais quant а la faute, le pйchй vйniel n'est pas remis par la peine, ni du fait
qu'elle est subie actuellement, parce qu'elle n'est pas mйritoire, ni du fait
qu'on revient sur elle: ce ne serait pas un mouvement de charitй de dйtester le
pйchй vйniel а cause de la peine, mais ce serait plutфt un mouvement de crainte
servile et naturelle. Donc dans le purgatoire, le pйchй vйniel est remis quant
а la faute par la force de la grвce, non seulement en tant qu'elle est
habituelle, parce que dans ce cas elle est compatible avec le pйchй vйniel,
mais en tant qu'elle produit un acte de charitй qui dйteste le pйchй vйniel. 10. Personne ne peut
mйriter la rйmission d'une faute future; on peut cependant mйriter l'йtat du
purgatoire, dans lequel la faute peut кtre remise. 11. Aprиs la mort, il
n'y aura pas de nouveau mouvement de la volontй qui n'ait prйcйdй en cette vie
par quelque racine de nature ou de grвce; il y aura cependant aprиs cette vie
beaucoup de mouvements actuels de volontй qui n'existent pas maintenant, parce
que les вmes se conformeront aussi а ce qu'elle connaоtront et йprouveront
alors. 12. Quand l'antйcйdent
et le consйquent d'une proposition conditionnelle existent ensemble, tout ce
qui est compatible avec l'antйcйdent est compatible avec le consйquent; mais
quand ils n'existent pas ensemble, cela n'est pas nйcessaire. En effet, du fait
qu'un animal vit, il s'ensuit qu'il mourra; cependant, tout ce qui est
compatible avec la vie n'est pas compatible avec la mort; et de mкme, tout ce
qui est compatible avec la grвce finale n'est pas compatible avec la gloire. 13. Il n'y a pas de
nйcessitй а ce qui est un milieu par rapport а quelque chose, le soit par
rapport а toutes choses; par consйquent, l'йtat de purgatoire est bien un
milieu entre l'йtat de la vie prйsente et celui de la gloire quant а certaines
choses, non cependant en ce qu'il y aurait lа une faute sans peine ou une peine
sans faute. 14. Tous les
sacrements de la loi nouvelle ont йtй instituйs pour confйrer la grвce. Or,
comme on l'a dit, il n'est pas requis qu'il y ait une nouvelle infusion de
grвce pour remettre les pйchйs vйniels; et c'est pourquoi ni l'extrкme-onction,
ni aucun sacrement de la loi nouvelle n'a йtй instituй а titre principal contre
les pйchйs vйniels, encore qu'ils remettent ces pйchйs vйniels; mais l'extrкme
onction a йtй instituйe pour enlever les traces du pйchй. 15. Bien qu'une
certaine cause des pйchйs vйniels provienne de la corruption du corps,
cependant les pйchйs vйniels ne sont pas dans le corps comme dans leur sujet,
mais dans l'вme: aussi ne sont-ils pas des dispositions de la matiиre, mais de
la forme. 16. Cet argument ne
conclut pas que le pйchй vйniel ne serait pas remis au purgatoire, mais qu'il
serait remis aussitфt, ce qui semble assez probable. 17. Comme on l'a dйjа
dit, la rйmission de la faute ne vient pas de la peine, mais de l'usage de la
grвce, qui est un effet de la misйricorde divine.
ARTICLE 12: LA RЙMISSION
DES PЙCHЙS VЙNIELS EN CETTE VIE SE FAIT-ELLE PAR L'ASPERSION D'EAU BЙNITE, LES
ONCTIONS CORPORELLES ET AUTRES CHOSES SEMBLABLES?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: IV Commentaire
des Sentences, D. 16, Question 2, a. 2, qc. 4; D. 21, Question 2, a. 1; fila,
Question 87, a. 3.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, confйrer
la grвce est le propre des sacrements de la loi nouvelle. Or les observances de
cet ordre ne sont pas qualifiйes de sacrement. Donc elles ne confиrent pas la
grвce: donc il n'y a pas par elles rйmission de quelque peine. 2. En outre, le pйchй
mortel ne peut coexister avec la grвce, avec laquelle peut coexister cependant
le pйchй vйniel; et de la sorte, l'infusion de la grвce suffit а la rйmission
du pйchй mortel, mais elle ne suffit pas а celle du pйchй vйniel; il semble
donc qu'il est requis davantage pour la rйmission du pйchй vйniel que pour
celle du pйchй mortel. Or les observances dont on a parlй ne peuvent remettre
le pйchй mortel, donc bien moins encore le pйchй vйniel. 3. En outre, un acte
de charitй remet le pйchй vйniel. Or un acte de charitй ne peut кtre causй par
les observances susdites, mais il procиde de l'intйrieur. Donc par ces
observances, le pйchй vйniel ne peut кtre remis. 4. En outre, ces
observances se comportent d'une maniиre йgale а l'йgard de tous les pйchйs
vйniels. Si donc elles remettent un pйchй vйniel, pour la mкme raison elles les
remettent tous; et si ainsi ils sont remis quant а la faute, c'est trиs souvent
que ceux qui sont sans pйchй mortel peuvent dire: "Nous n'avons pas de
pйchй", ce qui est contraire а ce que dit saint Jean (I, 1, 8); et si
ces observances remettent le pйchй mкme quant а la peine, la plupart aprиs la
mort s'envoleront au ciel sans йprouver la peine du purgatoire ce qui paraоt ne
pas convenir. Donc les pйchйs vйniels ne sont pas remis par ces observances. Cependant: Rien ne se fait en vain dans les
observances de l'Йglise. Or il est fait mention de la rйmission de la faute
dans la bйnйdiction de l'eau. Donc l'aspersion d'eau bйnite remet une certaine
faute; or ce n'est pas la faute mortelle, donc c'est la faute vйnielle. Rйponse: Comme on l'a dit plus haut, c'est la
ferveur de la charitй qui remet les pйchйs vйniels et c'est pourquoi tout ce
qui est de nature а exciter la ferveur de la charitй peut causer la rйmission
des pйchйs vйniels. Or l'acte de charitй appartient а la
volontй, qui est portйe а une chose de trois maniиres: parfois par la seule
raison qui lui fait connaоtre quelque chose; par fois aussi par la raison
accompagnйe d'un instinct intйrieur qui vient d'une cause supйrieure, а savoir
Dieu; parfois en plus de cela, par l'inclination d'un habitus inhйrent dans l'вme. Il existe donc des rйalitйs qui causent la
rйmission du pйchй vйniel en tant qu'elles inclinent la volontй а un acte
fervent de charitй conformйment aux trois modes indiquйs, et c'est ainsi que
les pйchйs vйniels sont remis par les sacrements de la loi nouvelle: а la fois,
la raison les considиre comme des remиdes de salut, et la puissance divine
opиre en eux le salut plus secrиtement, et c'est aussi par eux qu'est confйrй
le don de la grвce habituelle. Il existe encore des rйalitйs qui causent
la rйmission du pйchй vйniel conformйment а deux des modes indiquйs dйjа: en
effet, elles ne causent pas la grвce, mais excitent la raison а rйflйchir а ce
qui excite la ferveur de la charitй; et on croit mкme pieusement que la
puissance divine agit intйrieurement en excitant la ferveur de la dilection; c'est
de cette faзon que l'eau bйnite, la bйnйdiction pontificale et les sacramentaux
de ce genre causent la rйmission des pйchйs vйniels. Il existe par contre d'autres rйalitйs qui
causent la rйmission du pйchй vйniel en excitant seulement la ferveur de la
charitй par maniиre de considйration, comme l'oraison dominicale, le fait de se
frapper la poitrine et autres choses semblables. Solutions des objections: 1. Pour la rйmission
du pйchй vйniel, il n'est pas nйcessaire qu'une grвce nouvelle soit confйrйe,
et c'est pourquoi le pйchй vйniel peut кtre remis par ce qui n'est pas un
sacrement. 2. Chez celui qui
possиde l'usage du libre arbitre, une grвce nouvelle n'est pas infusйe sans la
ferveur de la charitй; d'oщ il rйsulte qu'il y a plus d'йlйments requis pour la
rйmission du pйchй mortel que pour celle du pйchй vйniel. 3. Ces observances
causent la ferveur de la charitй en inclinant la volontй elle- mкme, comme on l'a
dit. 4. Bien que ces
observances aient le mкme effet sur tous les pйchйs vйniels, cependant la
ferveur qu'elles excitent n'a pas le mкme rapport а l'йgard de tous, mais
concerne parfois certains en particulier et agit plus efficacement contre eux;
et si elle les concerne en gйnйral, il peut arriver qu'elle n'ait pas le mкme
effet sur tous, du fait que l'appйtit de l'homme est parfois inclinй
habituellement а commettre certains pйchйs vйniels, en sorte que si la mйmoire
les lui rappelait, ils ne lui dйplairaient pas, ou que si par hasard l'occasion
se prйsentait, il les commettrait; et il arrive rarement aux hommes qui vivent
en cette vie mortelle d'кtre libйrйs de ces dйfauts: aussi ne pouvons-nous
jamais dire en toute confiance: "Nous n'avons pas de pйchй". Et mкme
si l'homme obtient pour un temps par ces remиdes la rйmission de tous les
pйchйs vйniels quant а la faute, il ne s'ensuit pas cependant qu'il soit libйrй
quant а la totalitй de la peine, а moins que par hasard la ferveur de sa
dilection ne soit telle qu'elle suffise а la rйmission de cette totalitй.
QUESTION VIII: LES VICES CAPITAUX
ARTICLE 1: COMBIEN Y
A-T-IL DE PЙCHЙS CAPITAUX ET QUELS SONT-ILS?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 42, Question 2, a. 3; IIa-IIae, Question 84, articles 3-4.
Objections: Il semble qu'il y ait sept pйchйs
capitaux. 1. Saint Grйgoire dit
en effet dans les Morales (XXXI, 45): "Il existe sept vices
capitaux, а savoir la vaine gloire, l'envie, la colиre, la tristesse, l'avarice,
la gourmandise, la luxure." - On objecte а cela que les vices
qualifiйs de capitaux semblent кtre ceux dont les autres sont issus. Or tous
les vices naissent d'un ou de deux vices: il est dit, en effet: "La
racine de tous les maux est la cupiditй" (I Tim., 6, 10), et: "Le
commencement de tout pйchй, c'est l'orgueil" (Ecclйsiastique 10, 15).
Donc il n'y a pas sept pйchйs capitaux. 2. Mais on peut dire
que l'Apфtre parle ici de la cupiditй non pas en tant qu'elle est un pйchй
spйcial, mais en tant qu'elle implique un dйsordre gйnйral de la concupiscence.
- On objecte а cela que la cupiditй, en tant que pйchй spйcial, est l'appйtit
dйsordonnй des richesses, qui se nomme avarice. Or c'est de cette cupiditй que
parle ici l'Apфtre, ce qui ressort de ce qu'il dit au mкme endroit: "Ceux
qui veulent devenir riches tombent dans les tentations et le filet du
diable." (I Tim., 6, 9). Donc la cupiditй qui est la racine de tous
les maux est un pйchй spйcial. 3. En outre, les
vices sont opposйs aux vertus. Or il n'existe que quatre vertus cardinales,
comme le dit saint Ambroise а propos du texte de saint Luc "Bienheureux
les pauvres" (6, 20). Donc il n'existe que quatre vices capitaux. 4. En outre, un pйchй
semble sortir de tel autre quand il est ordonnй а la fin de ce dernier: ainsi,
si quelqu'un ment pour acquйrir de l'argent, son mensonge sort de l'avarice.
Mais tous les vices peuvent кtre ordonnйs а la fin de n'importe quel vice. Donc
un vice n'est pas plus capital qu'un autre. 5. En outre, des
rйalitйs, dont l'une naоt naturellement de l'autre, ne peuvent pas а titre йgal
кtre tenues pour principales. Or l'envie naоt naturellement de l'orgueil. Donc
l'envie ne doit pas кtre comptйe comme un vice capital distinct de l'orgueil. 6. En outre, ceux-lа
sont des vices principaux ou capitaux qui ont des fins principales. Or, si l'on
prend les fins prochaines des vices, elles sont bien plus nombreuses que sept;
si par contre, on prend les fins йloignйes, la gourmandise ne se distinguera
pas de la luxure, l'une et l'autre йtant ordonnйes а la dйlectation de la chair
comme а leur fin йloignйe. Il n'est donc pas convenable d'assigner sept vices
capitaux. 7. En outre, l'hйrйsie
est un vice. Or, chez celui qui tombe dans l'hйrйsie par pure ignorance,
celle-ci n'a pas sa cause dans un des vices dont on a parlй. Donc il existe un
vice qui ne vient pas des vices prйcitйs, et de la sorte, l'йnumйration des
vices principaux est insuffisante. 8. En outre, il
arrive qu'un pйchй naisse d'une intention bonne, comme cela est clair chez
celui qui vole pour faire l'aumфne. Or un tel pйchй ne vient pas de l'un des
vices prйcйdemment йnumйrйs. Donc tous les pйchйs ne naissent pas de ces vices
prйcitйs. 9. En outre, la
gourmandise semble ordonnйe а ce qui dйlecte le goыt, et la luxure а ce qui
dйlecte le toucher. Or, pour les autres sens aussi, il existe des choses
dйlectables. Donc on devrait йnumйrer des vices principaux selon les autres
sens. 10. En outre, tous
les pйchйs paraissent relever de la puissance appйtitive, parce que comme le
dit saint Augustin, c'est par la volontй qu'on pиche et qu'on vit droitement.
Mais le mouvement de l'appйtit va de l'вme а la chose. Or, dans les choses, on
ne trouve que le bien et le mal, comme on le dit dans la Mйtaphysique
(VI, 4). Il ne doit donc exister que deux vices capitaux, l'un par rapport au
bien, l'autre par rapport au mal. 11. En outre, la
volontй, а qui revient le pйchй, est l'appйtit intellectuel qui paraоt porter
sur les choses en leur universalitй, du fait qu'il suit l'apprйhension de l'intelligence,
apprйhension de l'universel. Or l'universel dans le genre de l'appйtit, c'est
le bien et le mal, qui ne se situent pas dans un genre, mais sont des genres
pour d'autres choses, comme on le dit dans les Prйdicaments (eh. il).
Donc les vices capitaux ne doivent pas se distinguer selon des maux et des
biens particuliers, mais seulement en gйnйral, en sorte qu'il y en ait deux
conformйment а la diffйrence du bien et du mal. 12. En outre, le mal
se produit de maniиres plus nombreuses que le bien, parce que le bien tient а l'unitй
et а l'intйgritй de la chose, alors que le mal vient de chaque dйfaut, comme le
dit Denys dans les Noms Divins (IV, 30). Or quatre vices capitaux
semblent envisagйs selon leur rapport au bien: ainsi la gourmandise et la
luxure regardent le bien dйlectable, l'avarice le bien utile, l'orgueil le bien
honnкte, parce qu'"il tend des piиges aux bonnes oeuvres pour qu'elles
pйrissent", comme le dit saint Augustin. Donc les autres vices capitaux
doivent кtre plus de trois. 13. En outre, les
principes de genres diffйrents sont diffйrents, comme on le dit dans la
Mйtaphysique (XI, 4). Or, dans le domaine des opйrations et des appйtits,
la fin joue le mкme rфle que le principe dans le domaine spйculatif, comme on
le dit dans l'Йthique (VII, 8). Donc divers genres de vices ne peuvent
pas se ramener а la fin d'un vice unique, et dans ces conditions, d'un vice
unique ne peuvent pas en provenir plusieurs. 14. En outre, si un
vice dйcoule d'un autre comme ordonnй а sa fin, il s'ensuivra qu'ils ont l'un
et l'autre la mкme fin. Ce sera ou bien selon la mкme considйration, ou bien
selon deux considйrations diffйrentes. Si c'est selon deux considйrations, on
ne devra pas parler d'une fin unique, mais de plusieurs, parce que la multitude
et la diversitй des objets qui correspondent aux puissances, aux habitus et aux
actes de l'вme se prennent davantage d'aprиs les raisons formelles des objets
que matйriellement, d'aprиs les choses elles-mкmes. De la sorte, un vice ne
sera pas ordonnй а la fin de l'autre, mais l'un et l'autre auront par soi leur
fin propre, de faзon йgale. Mais si la fin des deux vices est identique selon
la mкme considйration, il s'ensuit que les deux vices n'en font qu'un selon
l'espиce, de mкme que dans les rйalitйs naturelles, celles qui ont une mкme
forme sont d'une mкme espиce. En effet, dans les rйalitйs morales, la fin donne
l'espиce, comme le fait la forme dans les rйalitйs naturelles; et de la sorte,
il n'y aura pas naissance d'un vice а partir d'un autre, mais plutфt une
certaine union des vices. Donc les vices dont nous avons parlй ne doivent pas
кtre considйrйs comme capitaux. 15. En outre, le
Philosophe dit dans l'Йthique (V, 3) que si quelqu'un commet l'adultиre
pour voler, il n'est pas adultиre mais voleur; et ainsi il semble que lorsqu'un
vice est ordonnй а la fin d'un autre vice, il passe а l'espиce de celui-ci.
Donc, а ce point de vue, un vice ne naоt pas d'un autre. 16. En outre, а
propos du verset du Psaume (18, 14): "Je serai purifiй d'un trиs grand
pйchй", la Glose dit que: "Ce trиs grand pйchй est l'orgueil; si
on en est exempt, on est exempt de tout vice." Il semble d'aprиs cela que
l'orgueil soit un vice gйnйral. Or ce qui est gйnйral ne s'oppose pas а ce qui
est particulier. Donc on ne doit pas prйsenter l'orgueil comme un vice capital
distinct des autres, comme le font certains. 17. En outre, sur ce
passage de l'Йpоtre aux Romains (7, 7): "J'ignorerais la convoitise, si
la loi ne disait: Tu ne convoiteras pas", la Glose dit: "La loi
est bonne: en interdisant la convoitise, elle interdit tout mal"; et de la
sorte, il semble aussi que la convoitise Soit un vice gйnйral. Donc, on ne doit
pas compter de faзon particuliиre la cupiditй ou l'avarice comme un des sept
vices capitaux. 18. En outre, sont
qualifiйs de capitaux, comme on l'a dit, les vices qui ont des fins
principales. Or les richesses, qui sont la fin de l'avarice, n'ont pas raison
de fin principale: elles ne sont dйsirйes que comme йtant utiles et rapportйes
а autre chose; aussi le Philosophe prouve-t-il dans l'Йthique (I, 9) que
le bonheur ne peut se trouver dans les richesses. Donc l'avarice ne doit pas
кtre comptйe comme un vice capital. 19. En outre, les
passions de l'вme inclinent aux pйchйs, aussi sont-elles qualifiйes de "passions
pйcheresses" (Rom. 7, 5). Or la premiиre des passions est l'amour,
duquel dйcoulent toutes les affections de l'вme, comme le dit saint Augustin
dans la Citй de Dieu (XIV, 7, 2). Donc c'est l'amour dйsordonnй sur tout
qui doit кtre comptй comme vice capital; et cela d'autant plus que saint Augustin
dit dans le mкme livre que l'amour de soi jusqu'au mйpris de Dieu fait la citй
de Babylone. 20. En outre, on
admet qu'il y a quatre passions principales de l'вme, а savoir la joie et la
tristesse, l'espoir et la crainte, comme cela ressort de saint Augustin dans la
Citй de Dieu (XIV, 7). Or, parmi les sept vices capitaux, on en trouve qui
appartiennent а la joie ou au plaisir, comme la gourmandise et la luxure, d'autres
qui appartiennent а la tristesse, comme l'acйdie ou l'envie. Donc on devrait
compter aussi certains vices capitaux se rapportant а l'espoir et а la crainte;
cela surtout parce que certains vices naissent de l'espoir: on dit en effet que
l'espoir seul fait l'usurier; et de faзon semblable, certains vices naissent de
la crainte, parce que saint Augustin dit, а propos du Psaume (79, 17): "brыlйe
au feu et dйfoncйe", que tout pйchй naоt d'un amour dont la flamme est
mauvaise, et d'une crainte qui humilie mal а propos. 21. En outre, la
colиre n'est pas comptйe comme une passion principale, donc il semble qu'on ne
devrait pas non plus la compter comme vice capital. 22. En outre, а une
vertu principale s'oppose un vice principal. Or la charitй est une vertu
principale, que l'on qualifie de mиre et de racine des vertus, et а laquelle s'oppose
la haine. Donc on devrait compter la haine comme un vice capital. 23. En outre, il est
dit dans la Premiиre Йpоtre de saint Jean (2, 16): "Tout ce qui est dans
le monde est ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou
orgueil de la vie". Or on dit que quelqu'un est mondain, ou est dans le
monde а cause du pйchй. Donc il n'y a que ces trois dispositions qui doivent
кtre comptйes comme vices capitaux. 24. En outre, dans
une homйlie sur le Feu du Purgatoire (serm. 104, n° 2), saint Augustin dit qu'il
y a plusieurs pйchйs capitaux: le sacrilиge, l'homicide, l'adultиre, la
fornication, le faux tйmoignage, la rapine, le vol, l'orgueil, l'envie, l'avarice,
et si elle est entretenue longtemps, la colиre, et l'йbriйtй si elle est continuelle;
et on les trouve dans le Dйcret (D. 25, 3, ch. "si quelqu'un").
Il semble donc que les sept pйchйs capitaux йnumйrйs plus haut ne sont pas
assignйs de faзon qui convienne. Rйponse: Vice capital vient de "caput",
qui signifie tкte. Or tкte a trois significations. D'abord, on appelle tкte le membre d'un
animal, et c'est dans ce sens que le mot est pris dans ce texte: "Tout
homme qui prie ou prophйtise en se voilant la tкte dйshonore sa tкte" (I
Cor., 11, 4). Et comme la tкte est comme le principe de l'animal, de lа est dйrivй
l'usage du terme de tкte pour dйsigner en second lieu tout ce qui est
commencement, conformйment а ces textes: "Les pierres du sanctuaire ont
йtй dispersйes а l'entrйe "in capite" de toutes les rues."
(Lam., 4, 1) et: "A chaque entrйe "ad omne caput" de chemin,
tu as bвti le signe de ta prostitution." (Ez., 16, 25). En troisiиme
lieu, la tкte signifie le prince et le conducteur du peuple: car les autres
membres du corps sont en quelque sorte rйgis par la tкte; et c'est dans ce sens
qu'est pris le mot dans ces textes: "Comme tu йtais petit а tes yeux,
tu as йtй placй а la tкte des tribus d'Israлl" (I Sam., 15, 17) et: "Les
chefs "capita" du peuple entrent en grande pompe dans la maison d'Israлl"
(Amos, 6, 1). Et c'est conformйment а ces trois sens du
mot tкte qu'un vice peut кtre appelй capital. Parfois, en effet, on parle de
vice capital en prenant la tкte comme membre du corps, et dans ce sens on
appelle pйchй capital celui qui est puni de la peine capitale; cependant, ici
nous ne parlons pas en ce sens des vices capitaux, mais au sens oщ capital
vient de tкte en tant qu'elle signifie un principe aussi saint Grйgoire
appelle-t-il principaux les vices capitaux. Or il faut savoir qu'un pйchй peut naоtre
d'un autre de quatre maniиres d'abord du point de vue de la soustraction de la
grвce, qui tient l'homme йloignй du pйchй, conformйment а ce verset de saint
Jean: "Quiconque est nй de Dieu ne pиche pas, parce que la semence de
Dieu demeure en lui" (I Jn. 3, 9); et selon ce sens, le premier pйchй
qui prive de la grвce est cause des pйchйs qui sui vent la privation de la
grвce; et а ce point de vue, n'importe quel pйchй peut кtre causй par n'importe
quel autre. Or cette maniиre de causer consiste а йcarter un obstacle; mais
йcarter un obstacle, c'est mouvoir accidentellement, comme on le dit dans les
Physiques (VIII, 8); or aucun art ni aucune doctrine n'a pour objet les
causes accidentelles, comme on le dit dans la Mйtaphysique (VI, 2).
Aussi les vices capitaux ne sont-ils pas nommйs tels selon cette faзon d'кtre
cause ou principe. D'une seconde maniиre, un pйchй en cause
un autre par inclination, c'est-а-dire en tant que le pйchй prйcйdent cause une
disposition ou un habitus qui incline au pйchй, et selon ce mode d'origine,
tout pйchй en cause un autre qui lui est semblable spйcifiquement; aussi n'est-ce
pas non plus selon ce mode d'origine que les pйchйs sont qualifiйs de capitaux. D'une troisiиme maniиre, un pйchй en cause
un autre du fait de la matiиre, c'est-а-dire en tant qu'un pйchй fournit
matiиre а un autre, comme la gourmandise fournit matiиre а la luxure et l'avarice
а la discorde; or ce n'est pas davantage selon ce mode d'origine que les pйchйs
sont qualifiйs de capitaux, parce que ce qui fournit matiиre а un pйchй n'est
pas cause actuelle du pйchй, mais seulement en puissance et de faзon
occasionnelle. D'une quatriиme maniиre, un pйchй en cause
un autre du fait de la fin, c'est-а-dire en tant qu'а cause de la fin d'un
pйchй, l'homme commet un autre pйchй; ainsi l'avarice est cause du vol, parce
que c'est pour gagner de l'argent que l'homme commet le vol; et selon ce mode
un pйchй est causй par un autre pйchй actuellement et formellement. Et c'est
pourquoi c'est selon ce mode d'origine que les pйchйs sont qualifiйs de
capitaux, en sorte qu'а ce point de vue leur convient aussi le troisiиme sens
du mot tкte. En effet, il est йvident qu'un chef ordonne ses sujets а sa propre
fin, comme l'armйe est ordonnйe а la fin de son chef, comme on le dit dans la
Mйtaphysique (XI, 12). Aussi, selon saint Grйgoire, les vices capitaux
sont-ils comme des chefs, et les vices qui en dйcoulent comme une armйe. Qu'un pйchй soit ordonnй а la fin d'un
autre pйchй, cela peut se rйaliser de deux maniиres: d'une premiиre maniиre, du
point de vue du pйcheur lui-mкme, dont la volontй est plus portйe а la fin d'un
pйchй que d'un autre; mais ceci est un point de vue accidentel pour les pйchйs;
aussi n'est-ce pas selon ce mode que certains sont qualifiйs de capitaux. Mais
cela peut se rйaliser d'une autre maniиre, selon le rapport mкme des fins, dont
l'une a une certaine convenance avec une autre, en sorte que, dans la plupart
des cas, elle lui est ordonnйe; ainsi la tromperie, qui est le but de la
fraude, est ordonnйe а amasser de l'argent, ce qui est le but de l'avarice; et
c'est en ce sens qu'il faut prendre les vices capitaux. Sont donc qualifiйs de
capitaux les vices qui ont des fins dйsirables en elles- mкmes principalement,
en sorte que les autres vices sont ordonnйs а de telles fins. Or il faut remarquer que le fait de
poursuivre un bien et celui de fuir le mal opposй relиve de la mкme raison
formelle; ainsi le gourmand cherche-t-il ce qu'il y a de dйlectable dans les
aliments, et il fuit la tristesse que lui cause le manque d'aliments; et il en
va de mкme pour les autres vices. De lа vient que les vices capitaux peuvent se
distinguer d'une juste faзon selon la diffйrence de bien et de mal, c'est-а-dire
que partout oщ se prйsente une raison particuliиre de dйsir ou de fuite, il y a
lа un vice capital distinct des autres. Il faut donc remarquer que le bien,
selon sa raison propre, attire а soi l'appйtit; mais que l'appйtit fuie un bien
donnй, cela provient de la considйration d'une raison particuliиre qui regarde
ce bien. Aussi est-ce selon ce genre de raison qu'il faut envisager les pйchйs
capitaux autres que ceux qui sont ordonnйs а la poursuite d'un bien. Or il existe trois biens de l'homme: а
savoir celui de l'вme, celui du corps et celui des choses extйrieures. Donc, au
bien de l'вme, qui est un bien imaginй, c'est-а-dire la supйrioritй en honneur
et en gloire, s'ordonnent l'orgueil et la vaine gloire; au bien du corps qui
regarde la conservation de l'individu, la nourriture, s'ordonne la gourmandise;
au bien du corps qui est ordonnй а la conservation de l'espиce, comme les
plaisirs sexuels, correspond la luxure au bien des choses extйrieures
correspond l'avarice. D'autre part, le fait de fuir un bien provient de ce qu'il
empкche l'obtention d'un autre bien convoitй de faзon dйsordonnйe; envers ce
bien considйrй comme un empкchement, l'appйtit a un double mouvement, а savoir
un mouvement de fuite et un mouvement de rйvolte contre lui. Par rapport а ce
mouvement de fuite, on a deux vices capitaux, selon que le bien qui empкche le
bien dйsirй est considйrй dans le sujet lui-mкme ou dans un autre que lui. Dans
le sujet lui-mкme, d'abord: ainsi le bien spirituel empкche le repos et le
plaisir corporel, et alors on a l'acйdie, qui n'est rien d'autre que la tristesse
qui vient de quelque bien spirituel, dans la mesure oщ il empкche le bien du
corps; ce bien est considйrй dans un autre que le sujet, en tant que le bien d'autrui
empкche la propre excellence du sujet, et alors on a l'envie, qui est une
douleur du bien d'autrui. Quant а la rйvolte contre le bien, elle revient а la
colиre. Solutions des objections: 1. De mкme que dans
les vertus on considиre une double fin, а savoir la fin ultime et commune qui
est la fйlicitй, et une fin propre qui est le bien propre de chaque vertu, de
mкme, dans les vices on peut considйrer les fins propres des vices, selon
lesquelles sont envisagйs, comme on l'a dit, les vices capitaux; on peut aussi
considйrer la fin ultime et commune, qui est le bien propre: car c'est а lui
que sont ordonnйes toutes les fins des vices capitaux. Mais le bien propre n'a
raison de fin des vices qu'en tant qu'il est dйsirй de faзon dйsordonnйe; or il
est dйsirй de faзon dйsordonnйe en tant qu'il est dйsirй en dehors de l'ordre
de la loi divine. C'est pourquoi il y a dans tout pйchй deux йlйments, а savoir
la conversion vers un bien muable et l'aversion pour le bien immuable. Ainsi
donc, du point de vue de la conversion, on pose comme principe de tous les
pйchйs une cupiditй gйnйrale qui est l'appйtit dйsordonnй du bien propre; par
contre, du point de vue de l'aversion, on pose comme principe des pйchйs un
orgueil gйnйral selon lequel l'homme ne se soumet pas а Dieu aussi est-il dit "Le
commencement de l'orgueil de l'homme est de se dйtourner de Dieu" (Ecclйsiastique
10, 14). Ainsi donc, la cupiditй et l'orgueil, si on les considиre dans leur
gйnйralitй, ne sont certes pas qualifiйs de vices capitaux, parce qu'ils ne
sont pas des vices spйciaux, mais sont dits les racines ou le commencement des
vices, comme si l'on disait que le dйsir de bonheur est la racine de toutes les
vertus. On peut dire cependant que la cupiditй et l'orgueil, mкme considйrйs
comme des pйchйs spйciaux, exercent une causalitй gйnйrale sur tous les pйchйs,
au point de vue de leurs fins. Car la fin de l'avarice se comporte comme un
principe а l'йgard des fins de tous les autres vices, dans la mesure oщ, grвce
aux richesses, l'homme peut acquйrir tout ce que les autres vices convoitent,
car l'argent contient virtuellement tout ce que l'on peut convoiter,
conformйment а ce verset: "Tout obйit а l'argent" (Ecclйsiastique 10,
19); par ailleurs, la fin propre de l'orgueil, а savoir la supйrioritй en
honneur et en gloire, est comme le terme de toutes les autres fins, car par l'abondance
des richesses et du fait qu'il jouit des biens convoitйs, l'homme peut recevoir
honneur et gloire. Et, bien que dans l'ordre d'exйcution, l'une de ces deux
fins soit comme le principe, et l'autre comme le terme des autres fins, il ne
faut pas cependant pour cela ne compter comme capitaux que ces deux seuls
vices, parce que ce n'est pas а ces deux seules fins que l'appйtit est ordonnй
principalement. 2. Et par lа, la
rйponse а l'objection 2 est йvidente. 3. Ce qui constitue
la vertu, c'est que l'ordre de la raison soit йtabli dans la puissance
appйtitive; le vice au contraire se produit du fait que le mouvement de l'appйtit
s'йcarte de l'ordre de la raison; cependant, ce n'est pas selon le mкme point
de vue que l'ordre de la raison est йtabli dans l'appйtit et que l'appйtit s'йcarte
de la raison; aussi, bien que le vice s'oppose а la vertu, il n'est pas
nйcessaire qu'un vice principal soit opposй а une vertu principale, parce que
la raison formelle de l'origine du vice et de la vertu n'est pas identique. 4. A considйrer la
disposition de l'homme qui pиche, il peut se produire que n'importe quel vice
soit ordonnй а la fin de n'importe quel autre; mais du point de vue du rapport
que les objets ou les fins ont entre eux, certains vices naissent de faзon dйterminйe de certains autres,
dont ils procиdent aussi le plus souvent or dans l'examen des choses morales,
comme aussi dans l'examen des choses naturelles, on s'occupe de ce qui a lieu
dans la majoritй des cas. 5. D'aprиs ce qui a
йtй dit, il est йvident que l'envie, dans la plupart des cas, naоt de l'orgueil:
l'homme en effet s'attriste а cause du bien d'autrui surtout parce qu'il est un
obstacle а sa propre excellence. Mais parce que l'envie a une raison formelle
spйciale en son mouvement, le rejet d'un bien, elle est tenue pour un vice
capital distinct de l'orgueil. 6. Les vices capitaux
sont pris en considйration des fins proches, non pas certes de tous les pйchйs
spйciaux, mais de certains d'entre eux dont, dans la plu part des cas, les
autres pйchйs viennent naturellement; et c'est pourquoi la gourmandise se
distingue encore de la luxure, parce que le plaisir qui est l'objet de la
gourmandise et celui qui est l'objet de la luxure n'ont pas la mкme raison for
melle. 7. Une connaissance
dйfectueuse paraоt comporter quatre formes: l'absence de science, l'ignorance,
l'erreur et l'hйrйsie. Parmi elles, l'absence de science est la plus commune,
parce qu'elle implique le simple fait de ne pas savoir: de lа vient que, mкme
chez les anges, Denys admet une certaine absence de science, ainsi qu'il
ressort de la Hiйrarchie ecclйsiastique (VI, 3); l'ignorance, par
contre, est cette absence de connaissance des choses que l'homme peut
naturellement savoir, et qu'il doit savoir; l'erreur ajoute а l'ignorance l'attachement
de l'esprit а ce qui s'oppose а la vйritй: car а l'erreur revient d'approuver
comme vraies des choses qui sont fausses; mais l'hйrйsie ajoute quelque chose а
l'erreur, et de par sa matiиre, parce que c'est une erreur dans les choses qui
appartiennent а la foi, et de par celui qui se trompe, parce qu'elle comporte
une obstination qui seule fait l'hйrйtique, obstination qui vient de l'orgueil:
c'est un grand orgueil, en effet, pour l'homme, de prйfйrer son opinion а la
vйritй rйvйlйe par Dieu. Donc l'hйrйsie qui vient de la simple ignorance, si
elle est pйchй, naоt d'un des vices йnumйrйs ci-dessus: car on impute а l'homme
comme pйchй de ne pas se soucier d'apprendre ce qu'il est tenu de savoir; or il
semble que cela provienne de l'acйdie, а qui il appartient de fuir le bien
spirituel dans la mesure oщ il empкche le bien corporel. 8. Ces vices sont qualifiйs
de capitaux, parce que c'est d'eux que les autres vices naissent dans la
plupart des cas, bien que parfois un vice naisse d'un bien. Et pourtant on peut
dire que, mкme lorsque quelqu'un vole pour faire l'aumфne, ce pйchй vient
encore d'une certaine maniиre d'un des pйchйs capitaux: car faire le mal en vue
d'un bien vient d'une certaine ignorance ou erreur, or l'ignorance ou l'erreur
se ramиnent а l'acйdie, comme on l'a dit. 9. Luxure et
gourmandise regardent le plaisir du toucher: en effet, on ne qualifie pas
quelqu'un de gourmand parce qu'il se dйlecte de la saveur de la nourriture,
mais plutфt de son absorption, mettant son plaisir dans le sens du toucher,
ainsi que le dit le Philosophe dans l'Йthique (III, 20). Or les
dйlectations des autres sens ne constituent pas des fins principales: elles
sont rapportйes, ou а la connaissance de la vйritй comme chez les hommes, ou
bien au plaisir du toucher comme chez les autres animaux: car le chien qui sent
le liиvre ne met pas son plaisir dans l'odeur mais dans la nourriture qu'il
attend. Et c'est pourquoi on n'envisage pas d'autres vices capitaux selon les
plaisirs des autres sens. 10. Le bien et le mal
se trouvent dans les choses selon des conditions diffйrentes; aussi ne
convient-il pas qu'un seul vice capital soit ordonnй au bien. 11. Sous un seul
universel commun, peuvent se classer bien des йlйments universels plus
spйciaux, comme dans un genre trиs gйnйral sont contenus des genres subalternes;
et ils tombent aussi sous la prise de l'intelligence: ainsi l'appйtit
intellectuel aussi peut se porter diversement sur diverses espиces de biens. 12. Les pйchйs ne se
distinguent pas selon la diffйrence de bien et de mal, parce que le mкme pйchй
peut concerner un bien et le mal opposй, comme on l'a dit. 13. Les rйalitйs qui
appartiennent а des genres diffйrents, qui sont comme des genres trиs gйnйraux,
possиdent des principes diffйrents selon la rйalitй, bien qu'ils soient
identiques selon l'analogie, comme on le dit dans la Mйtaphysique (XI,
4), mais celles qui sont contenues dans un mкme genre trиs gйnйral, bien qu'elles
existent en divers genres subalternes, peuvent possйder des principes
identiques selon ce que ce genre comporte de commun: et de cette maniиre, certains
vices de genres diffйrents peuvent se ramener а un principe identique qui est
leur fin, ayant une certaine raison d'origine commune. 14. Lorsqu'un pйchй
est ordonnй а la fin d'un autre pйchй, la fin de l'un et de l'autre pйchй est
identique et selon la mкme raison formelle, mais non selon le mкme ordre, parce
que l'une est la fin prochaine, l'autre la fin йloignйe. Il ne s'ensuit donc
pas que les deux vices soient de la mкme espиce, parce que les rйa litйs
morales ne reзoivent pas leur espиce de la fin йloignйe, mais de la fin prochaine. 15. Un homme n'est
pas qualifiй de voleur ou d'adultиre en vertu d'un acte ou d'une passion, mais
d'un habitus, comme le Philosophe le dit du juste et de l'injuste dans l'Йthique
(V, 11). Or l'intention de l'homme vient de l'habitus; aussi, lorsque quelqu'un
vole pour accomplir l'adultиre, il commet bien en acte un pйchй de vol, mais
pourtant l'intention vient de l'habitus de l'adultиre, aussi il n'est pas
appelй voleur mais adultиre. 16. L'orgueil, comme
on l'a dit, peut кtre pris selon deux sens d'une premiиre maniиre, en tant qu'il
comporte une certaine rйbellion contre la loi de Dieu, et ainsi il est la
racine universelle de tous les pйchйs, comme le dit saint Grйgoire aussi il ne
l'йnumиre pas parmi les pйchйs capitaux, mais nomme la vaine gloire. On peut
entendre l'orgueil d'une autre maniиre, comme йtant l'appйtit dйsordonnй d'une
certaine supйrioritй, et alors il est comptй comme vice capital distinct des
autres; et parce que c'est surtout la gloire humaine qui semble constituer
cette supйrioritй, saint Grйgoire met la vaine gloire а la place de cet orgueil
spйcial. 17. Il faut rйpondre
de mкme а l'objection 17, parce que la convoitise est encore prise ici comme
йtant la racine gйnйrale des vices. 18. Du fait qu'elles
ont raison de bien utile, les richesses n'ont certes pas rai son de fin
principale, mais ce dйfaut est compensй en raison de l'utilitй gйnйrale des
richesses qui, d'une certaine faзon, contiennent virtuellement tous les biens
dйsirables de ce monde. 19. Comme le dit le
Philosophe dans la Rhйtorique (II, 4), aimer c'est vouloir du bien а
autrui. Donc, du fait que l'homme dйsire pour lui-mкme quelque bien, il semble
s'aimer lui-mкme; et c'est pourquoi l'amour de soi n'est pas comptй а part ou
comme racine du pйchй, ou mкme comme vice capital, parce que toutes les racines
et les -sources des vices incluent cet amour dйsordonnй de soi-mкme. 20. La crainte et l'espoir
sont des passions de l'irascible; or toutes les passions de l'irascible
dйrivent des passions du concupiscible, et c'est pourquoi les sources premiиres
des vices ne reviennent pas а la crainte et а l'espoir, mais bien plutфt а la
dйlectation et а la tristesse. Car, bien que certains vices naissent de la
crainte et de l'espoir, l'espoir et la crainte naissent pourtant eux-mкmes d'autres
passions, а savoir de l'amour ou du dйsir d'un bien. 21. La colиre
comporte un mouvement spйcial, а savoir une rйvolte contre quelque chose: et c'est
pourquoi, bien que ce mouvement ait sa source dans d'autres vices, parce qu'il
a pourtant un caractиre spйcial distinct des autres mouvements, il est comptй а
part comme un vice capital. 22. Un vice n'est pas
qualifiй de principal par opposition а une vertu principale; et c'est pourquoi
il n'y a pas de nйcessitй а ce que la haine soit un vice principal, bien que la
charitй soit une vertu principale. 23. Sous ces trois
dispositions que compte saint Jean, sont impliquйes ce qui est comme l'origine
premiиre et la racine des pйchйs, а savoir l'orgueil et la cupiditй: car sous
la cupiditй en gйnйral sont contenues et la concupiscence de la chair et la
concupiscence des yeux. 24. Saint Augustin
appelle capitaux les vices qui doivent кtre chвtiйs de la peine capitale: vice
capital est en ce sens la mкme chose que pйchй mortel.
ARTICLE 2: L'ORGUEIL
EST-IL UN PЙCHЙ SPЙCIAL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 5, Question 1, a. 3; Somme thйologique Ia-lIae, Question
84, a. 2 lia -lIae, Question 162, a. 2.
Objections: Il semble que non. 1. Tout pйchй
particulier, en effet, corrompt une vertu et une puissance dйterminйes de l'вme.
Or l'orgueil corrompt toutes les vertus et toutes les puissances de l'вme, car
saint Grйgoire dit, dans les Morales (XXXIV, 23): "L'orgueil,
nullement satisfait de faire disparaоtre une seule vertu, s'йveille en toutes
les parties de l'вme et, telle une maladie gйnйrale et pernicieuse, corrompt
tout le corps." Et saint Isidore dit, dans le Souverain Bien (II,
38, 7), qu'il est la ruine de toutes les vertus. L'orgueil n'est donc pas un
pйchй particulier. 2. En outre, prйfйrer
sa volontй а la volontй du supйrieur, c'est s'enorgueillir. Or quiconque pиche
mortellement prйfиre sa volontй а la volontй du supйrieur, c'est-а-dire Dieu;
donc il s'enorgueillit. Donc tout pйchй est orgueil, et ainsi, ce n'est pas un
pйchй particulier. 3. Mais on peut dire
que l'orgueil considйrй comme amour de son excellence propre est un pйchй
spйcial, alors qu'en tant qu'il comporte un mйpris de Dieu, c'est un pйchй
gйnйral. - On objecte а cela que tout pйchй particulier a sa matiиre propre,
ainsi la nourriture pour la gourmandise, les rapports sexuels pour la luxure,
les richesses pour l'avarice. Or l'orgueil, en tant qu'amour de sa propre
excellence, n'a pas de matiиre propre, parce que, comme le dit saint Grйgoire
dans les Morales (XXXIV, 23): "L'un s'enorgueillit de son or, un
autre de son йloquence, un autre de choses infйrieures et terrestres, un autre
de ses vertus йlevйes et cйlestes." Donc l'orgueil, en tant qu'amour de sa
propre excellence, n'est pas un pйchй spйcial. 4. Il semble, en
outre, que l'orgueil ne soit pas non plus un pйchй gйnйral, en tant qu'il
comporte un mйpris de Dieu: quiconque en effet pиche par faiblesse ou par
ignorance, ne pиche pas par mйpris. Or nombreux sont ceux qui pиchent
mortellement par faiblesse ou par ignorance. Donc tout pйchй mortel ne vient
pas du mйpris, et ainsi l'orgueil, en tant qu'il comporte un mйpris de Dieu, n'est
pas un pйchй gйnйral. 5. En outre, а un mal
gйnйral ne s'oppose pas un bien particulier, mais un bien gйnйral. Or au mйpris
de Dieu s'oppose un bien spйcial, qui est la rйvйrence envers Dieu, liйe
spйcialement au don de crainte. Donc le mйpris de Dieu n'est pas un pйchй
gйnйral, et par consйquent pas davantage l'orgueil en tant qu'il comporte le
mйpris de Dieu; dans ces conditions, la distinction avancйe disparaоt. 6. En outre, ce qui
donne а tous les pйchйs leur achиvement quant а la malice est un pйchй gйnйral.
Or tel est l'orgueil, comme le dit saint Grйgoire dans son commentaire sur
Ezйchiel (Morales, XXXIV, 23). Donc l'orgueil est un pйchй gйnйral. 7. En outre, les
pйchйs se distinguent selon leurs objets, de mкme que les vertus. Or l'orgueil
a le mкme objet que d'autres pйchйs, par exemple l'envie qui s'attriste du bien
d'autrui en cherchant sa propre excellence, la vaine gloire qui aspire а l'excellence
dans la faveur des hommes, et la colиre qui recherche la vengeance qui fait
partie de l'excellence de la victoire. L'orgueil n'est donc pas un pйchй
spйcial distinct des autres. 8. En outre, ce sans
quoi aucun pйchй ne peut exister est gйnйral а tous les pйchйs. Or l'orgueil
est dans ce cas: saint Augustin dit en effet dans la Nature et la Grвce
(ch. 29) que sans le recours а l'orgueil, on ne trouve aucun pйchй, et saint
Prosper dit, dans la Vie Contemplative, qu'aucun pйchй ne peut, n'a pu ou ne
pourra exister sans l'orgueil. Donc l'orgueil est un pйchй gйnйral. 9. En outre, ce qui s'identifie
avec tout pйchй est un pйchй gйnйral. Or l'orgueil est de ce type: saint
Augustin dit en effet, dans la Nature et la Grвce (ch. 29): "S'enorgueillir
est tout autant un pйchй que pйcher est s'enorgueillir." Donc l'orgueil
est un pйchй gйnйral. 10. En outre, sur ce
verset de l'Ecclйsiastique (10, 14): "Le commencement du pйchй de l'homme
est de se dйtourner de Dieu", la Glose dit: "Il n'existe pas de
plus grande apostasie que de s'йloigner de Dieu, ce qui а bon droit est
qualifiй d'orgueil." Or quiconque pиche mortellement s'йloigne de Dieu.
Donc il s'enorgueillit, et ainsi, l'orgueil est un pйchй gйnйral. 11. En outre, dans le
mкme chapitre, une autre Glose dit: "Gardons-nous de la cupiditй et de l'orgueil:
ce ne sont pas deux maux, mais un mal unique." Donc l'orgueil n'est pas un
pйchй spйcial distinct des autres. 12. En outre, sur ce
verset de Job (33, 17): "Pour qu'il dйtourne l'homme de l'iniquitй",
la Glose dit: "S'enorgueillir contre le crйateur, c'est transgresser
ses prйceptes en pйchant." Or quiconque pиche transgresse les
prйceptes de Dieu: saint Augustin dit en effet dans Contre Fauste (XXII,
27): "Le pйchй, c'est de dire, de faire ou de convoiter contre la loi
йternelle." Donc quiconque pиche s'enorgueillit, et tout pйchй est
orgueil. 13. En outre, saint
Anselme dit que l'вme recherche nйcessairement son propre bien. Or ce qui se
produit par nйcessitй n'est pas pйchй. Donc l'orgueil n'est pas pйchй, et
ainsi, il n'est pas un pйchй spйcial. 14. En outre, si l'orgueil
йtait un pйchй spйcial, il serait l'un des sept vices principaux. Or saint
Isidore, dans le Souverain Bien (IV, 40), ne compte pas l'orgueil parmi
les sept vices principaux, mais le remplace par la vaine gloire. Donc l'orgueil
n'est pas un pйchй spйcial. 15. En outre, saint
Augustin dit, dans le Libre Arbitre (III, 24), que l'orgueil est l'amour
de son bien propre. Or cela est commun а tout pйchй. Donc l'orgueil est un
pйchй gйnйral. 16. En outre, ce qui
est formel en tout pйchй n'est pas un pйchй spйcial. Or l'orgueil est de ce
type, car saint Augustin dit dans le Libre Arbitre (I, 6) que pйcher c'est,
aprиs avoir mйprisй le bien immuable, adhйrer aux biens changeants; la premiиre
de ces deux attitudes, c'est-а-dire mйpriser le bien immuable, relиve de l'aversion,
ce qui est l'йlйment formel en tout pйchй, de mкme que la conversion vers Dieu
qui se fait par la charitй est l'йlйment formel dans les vertus; or mйpriser
Dieu relиve de l'orgueil. Il semble donc que l'orgueil soit un pйchй gйnйral. 17. En outre, rien de
ce qui est ordonnй par Dieu n'est pйchй. Or l'orgueil est ordonnй par Dieu, car
il est dit dans Isaпe (60, 15): "Je ferai de toi l'orgueil des
siиcles", а propos de quoi la Glose de saint Jйrфme dit qu'il existe
un orgueil bon et un orgueil mauvais; et dans les Proverbes (8, 18) la Sagesse
de Dieu dit: "Avec moi sont la richesse et la gloire, les biens
superbes et la justice." L'orgueil n'est donc pas un pйchй spйcial. Cependant: 1) Saint Augustin
dit, dans la Nature et la Grвce (eh. 29): "Qu'on cherche, et on
trouvera que, selon la loi de Dieu, l'orgueil est un pйchй trиs distinct des
autres vices. 2) En outre, on dit
au mкme endroit que bien des actions se commettent de faзon dйrйglйe, qui ne s'accomplissent
pas avec orgueil. Donc l'orgueil n'est pas un pйchй gйnйral. 3) En outre, aucun
pйchй gйnйral n'est prйcйdй d'un autre pйchй. Or l'orgueil est prйcйdй par un
autre pйchй, car il est dit dans l'Ecclйsiastique: "Le commencement de
l'orgueil de l'homme est de se dйtourner de Dieu" (10, 14). L'orgueil
n'est donc pas un pйchй gйnйral. 4) En outre, tout
pйchй qui est distinct des autres est un pйchй spйcial. Or, l'orgueil est dans
ce cas, comme cela ressort de saint Jean (I, 2, 16): "Tout ce qui est dans
le monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil
de la vie." Donc l'orgueil est un pйchй spйcial. 5) En outre, tout
pйchй ayant un acte spйcial est un pйchй spйcial. Or l'orgueil est dans ce cas;
comme le dit saint Augustin dans la Nature et la Grвce (ch. 32), dans
les bonnes actions, l'orgueil seul est а craindre; et saint Grйgoire dit que l'orgueil
est le premier а s'йcarter de Dieu et le dernier а y revenir. L'orgueil est
donc un pйchй spйcial. 6) En outre, ce que l'on
qualifie par le superlatif ne convient qu'а un seul. Or l'orgueil est le plus
grand pйchй, comme le dit la Glose sur le Psaume (18, 14): "Je serai
purifiй du plus grand des pйchйs." Donc l'orgueil est un pйchй
spйcial. Rйponse: Pour йclairer cette question, il faut
considйrer la nature du pйchй d'orgueil, pour qu'ainsi il soit possible d'examiner
ensuite si c'est un pйchй spйcial. Il faut donc remarquer que tout pйchй se
fonde sur un appйtit naturel; et parce que l'homme, en tout appйtit naturel,
recherche la ressemblance divine, dans la mesure oщ tout bien dйsirй
naturellement est une certaine ressemblance de la bontй divine, saint Augustin
dit, dans les Confessions (II, 6, 14), en parlant а Dieu: "L'вme
fornique", а savoir en pйchant, "lorsqu'elle se dйtourne de toi et
cherche en dehors de toi ce qu'elle ne trouve pur et limpide qu'en revenant
vers toi." Mais il appartient а la raison de diriger l'appйtit, et ceci
surtout du fait qu'elle est instruite par la loi de Dieu; c'est pourquoi, si l'appйtit
se porte sur un bien dйsirй naturellement, conformйment а la rиgle de la
raison, cet appйtit sera droit et vertueux; si par contre, il outrepasse cette
rиgle de la raison ou reste en deза, il y aura pйchй dans les deux cas. Par
exemple, l'appйtit de savoir est naturel а l'homme: donc, si un homme s'applique
а la science selon ce que commande la droite raison, ce sera vertueux et digne
de louange; si par contre, quelqu'un dйpasse la rиgle de la raison, il y aura
pйchй de curiositй; si au contraire, il reste en deза, il y aura pйchй de
nйgligence. Or parmi les biens que l'homme dйsire
naturellement, l'un d'eux est l'excellence: il est naturel, non seulement а l'homme,
mais а toutes choses, de dйsirer la perfection dans le bien convoitй, laquelle
consiste en une certaine excellence. Si donc un appйtit dйsire l'excellence
conformйment а la rиgle de la raison instruite par Dieu, cet appйtit sera droit
et appartiendra а la magnanimitй, conformйment а ce que dit l'Apфtre: "Pour
nous, nous ne nous vantons pas hors de mesure", comme en suivant une
rиgle qui nous serait йtrangиre, "mais conformйment а la rиgle que Dieu
nous a assignйe comme mesure" (II Cor., 10, 13). Mais si quelqu'un demeure en deза de cette
rиgle, il tombe dans le vice de pusillanimitй; si au contraire, il la dйpasse,
ce sera le vice de superbe, comme le terme lui-mкme l'indique: s'enorgueillir,
ce n'est rien d'autre que dйpasser sa mesure propre dans la recherche de l'excellence;
de lа, saint Augustin dit dans la Citй de Dieu (XIV, 13) que "l'orgueil
est la recherche d'une excellence perverse". Et parce que la mesure n'est pas la mкme
pour tous, il arrive qu'une action ne soit pas mise au compte de l'orgueil chez
l'un, alors qu'elle l'est chez un autre par exemple, on ne met pas au compte de
l'orgueil le fait, chez un йvкque, de pratiquer ce qui regarde son excellence
propre, tandis qu'on mettrait au compte de l'orgueil chez un simple prкtre le
fait d'entreprendre sur ce qui appartient а l'йvкque. Si donc l'excellence a raison formelle de
bien dйsirable dйterminй, bien que matйriellement on la trouve en bien des
choses, il est йvident que l'orgueil est un vice particulier. Actes et habitus,
en effet, se distinguent selon l'espиce par les raisons formelles de leurs
objets; de lа vient que, attribuant sйparйment а chacun des pйchйs son objet
propre, dans la recherche duquel il reproduit comme l'ombre de la ressemblance
divine, saint Augustin dit de l'orgueil en parlant а Dieu: "Il reproduit l'йlйvation,
alors que tu es seul plus йlevй que tout, ф Dieu" (Confessions, II,
6, 13). Il arrive cependant que, d'une certaine
maniиre, l'orgueil soit un pйchй gйnйral, et cela d'une double faзon: d'une
premiиre maniиre par mode d'extension, et d'une autre maniиre par son effet. Pour la premiиre maniиre, il faut
remarquer que, comme saint Augustin le dit dans la Citй de Dieu (XIV,
28), de mкme que l'amour de Dieu construit la citй de Dieu, ainsi l'amour
dйsordonnй de soi construit la citй de Babylone; et de mкme que dans l'amour de
Dieu, c'est Dieu lui-mкme qui est la fin derniиre а laquelle est ordonnй tout
ce qui est aimй d'un amour droit, ainsi dans l'amour de soi, c'est l'excellence
que l'on rencontre comme fin derniиre а laquelle tout le reste est ordonnй; car
celui qui cherche l'abondance dans les richesses, dans la science ou les
honneurs ou dans quelque autre bien, vise а travers tous les biens de ce genre
une certaine excellence. Or il faut remarquer que, dans tous les actes et les habitus
opйratifs, l'art ou l'habitus qui concerne la fin meut en les commandant les
arts et les habitus qui regardent ce qui conduit а la fin; ainsi l'art de la
navigation, auquel revient l'usage du bateau, qui est sa fin, commande а l'art
de construction des navires; et on voit qu'il en va de mкme en tout domaine. De
lа vient aussi que la charitй, qui est l'amour de Dieu, commande а toutes les
autres vertus; et ainsi, bien qu'elle soit une vertu spйciale а considйrer son
objet propre, elle est pourtant commune а toutes les vertus par une certaine
extension de son commandement, aussi l'appelle-t-on la forme et la mиre de
toutes les vertus. Et de faзon semblable, bien que l'orgueil soit un pйchй
spйcial, а considйrer la raison formelle de son objet propre, pourtant, а
considйrer une certaine extension de son commandement propre, c'est un pйchй
commun а tous les pйchйs; aussi est-il appelй la racine et le roi de tous les
pйchйs, comme cela ressort des Morales de saint Grйgoire (XXXI, 45, 87). Quant а la seconde maniиre dont l'orgueil
est en quelque sorte un pйchй gйnйral, il faut remarquer que chaque pйchй peut
кtre considйrй et selon la volontй et selon l'effet. Il arrive parfois en effet
qu'il y ait pйchй selon l'effet, mais non cependant selon la volontй; ainsi, si
quelqu'un tue son pиre en croyant tuer un ennemi, il commet certes un pйchй de
parricide, а considйrer l'effet, mais non selon la volontй. De mкme encore, on
dit de certains hommes: "Les Milйsiens ne sont certes pas sots, mais
agissent pourtant comme s'ils йtaient sots." Si donc on prend le pйchй d'orgueil du
point de vue de l'effet, on le trouve communйment dans tout pйchй: car c'est un
certain effet de l'orgueil que de ne pas se soumettre а la rиgle du supйrieur,
ce que fait quiconque pиche, en tant qu'il ne se soumet pas а la loi de Dieu.
Si par contre on considиre l'orgueil par rapport au vouloir, il n'y a pas
toujours pйchй d'orgueil en tout pйchй, parce qu'on n'agit pas toujours par
mйpris actuel de Dieu ou de sa loi, mais parfois aussi par ignorance, parfois
encore par faiblesse ou quelque passion; ce qui fait dire а saint Augustin,
dans la Nature et la Grвce (ch. 29), que le pйchй d'orgueil se distingue
des autres pйchйs. Solutions des objections: 1. L'orgueil fait
disparaоtre toutes les vertus et corrompt toutes les puissances de l'вme, par
une certaine extension de son commandement, comme on l'a dit. 2. Prйfйrer sa
volontй а la volontй d'un supйrieur est bien un acte d'orgueil, mais cela ne
procиde pas toujours d'une volontй d'orgueil, comme on l'a dit. 3. L'orgueil a sa
matiиre propre si on a йgard а la raison formelle de son objet, comme on l'a
dit, bien que cette raison formelle puisse se trouver en tout objet, de mкme
que la magnanimitй est une vertu spйciale, et cependant elle vise а ce qui est
grand dans les oeuvres des vertus, comme le dit le Philosophe dans l'Йthique
(IV, 8). 4. En tant qu'il
comporte un mйpris de Dieu dans le vouloir, l'orgueil ne peut pas кtre un pйchй
gйnйral; bien plus, le mйpris de Dieu est un pйchй plus parti culier que l'orgueil
en tant qu'il signifie l'appйtit d'une excellence perverse, car l'appйtit d'une
excellence perverse peut exister non seulement si l'on mйprise Dieu, mais aussi
si l'on mйprise l'homme. Mais si on considиre le mйpris de Dieu en tant qu'effet,
alors il demeure dans tout pйchй, mкme dans ceux qui se commettent par
faiblesse et ignorance, comme cela ressort de ce qui a йtй dit. 5. De mкme que l'orgueil
se trouve par son extension et son effet dans tous les pйchйs, bien qu'il soit
un pйchй spйcial, de mкme aussi la crainte peut se trouver selon ces mкmes
modes dans tous les actes des vertus, bien qu'elle soit un don spйcial. 6. L'orgueil achиve
tout pйchй dans son caractиre de malice, non pas qu'il soit par essence toute
malice, mais selon les deux modes dйcrits plus haut. 7. L'envie, la vaine
gloire et la colиre n'ont pas le mкme objet que l'orgueil, mais leurs objets
sont ordonnйs а celui de l'orgueil comme а sa fin: en effet, l'envie s'attriste
du bien du prochain, la vaine gloire aspire а la louange et la colиre а la
vengeance, afin d'en acquйrir une certaine excellence. On ne peut donc en
conclure que l'orgueil s'identifie avec ces vices, mais qu'il leur commande,
comme on l'a montrй plus haut. 8. Ces autoritйs s'entendent
de l'orgueil quant а l'effet de l'orgueil, sans lequel aucun pйchй ne peut
exister, mais pas quant au vouloir de l'orgueil. 9. Et il faut
rйpondre semblablement а l'objection 9 en effet, le fait de s'enorgueillir
considйrй dans son effet s'identifie avec le fait de pйcher. Bien que l'on puisse dire pour ces deux
arguments que saint Augustin, dans la Nature et la Grвce, ne propose pas
ces paroles comme venant de lui, mais de celui contre qui il dispute; c'est
pourquoi il les rйprouve ensuite en disant qu'on ne pиche pas toujours par
orgueil. 10. Se sйparer de
Dieu, c'est de l'orgueil du point de vue de l'effet. 11. Il faut rйpondre
de faзon semblable а l'objection 11, parce que transgresser les prйceptes de
Dieu en pйchant, c'est s'enorgueillir du point de vue de l'effet, mais non
toujours а considйrer le vouloir. 12. Si l'on prend l'orgueil
en le considйrant dans son effet, il existe dans tout pйchй, il n'est alors
rien d'autre que l'aversion du bien immuable; la cupiditй pour sa part est la
conversion vers un bien muable; les deux ne constituent qu'un seul pйchй, comme
йlйment formel et йlйment matйriel, du fait que tout pйchй est aversion du bien
immuable et conversion vers un bien muable. 13. Dans la recherche
du bien propre, il arrive qu'il y ait pйchй si l'on s'йcarte de la rиgle de la
raison, comme on l'a dit. 14. Saint Grйgoire
non plus, dans les Morales (XXXI, 45), ne compte pas l'orgueil comme un
des vices principaux, mais comme le roi et la racine de tous, en tant qu'il
йtend son empire sur tous les pйchйs; mais il n'est pas exclu pour autant que l'orgueil
ne soit un pйchй spйcial. 15. L'amour
dйsordonnй de son bien propre convient de faзon commune а tout pйchй et ainsi
il convient aussi а l'orgueil, en tant que ce qui convient au genre convient а
l'espиce; cependant, on peut dire que l'orgueil est proprement l'amour du bien
propre, а condition que ce terme de "propre" soit pris avec une
prйcision, а savoir qu'on aime ce bien, mais pas comme le bien d'un supйrieur;
ce qui appartient proprement а l'orgueil, c'est de ne pas reconnaоtre qu'on
tient son bien d'un autre. 16. Cet argument
envisage l'orgueil considйrй dans son effet, car alors le bien immuable est
objet de mйpris dans tout pйchй, mais il n'en va pas toujours ainsi de l'orgueil
considйrй quant au vouloir. 17. D'une premiиre
maniиre, on peut parler d'orgueil du fait qu'on dйpasse la rиgle de la raison,
et alors l'orgueil est toujours un pйchй; c'est ainsi qu'on l'entend
communйment. D'une autre maniиre, on peut parler d'orgueil du fait qu'une chose
en dйpasse une autre, et dans ce cas, il peut y avoir un orgueil bon, comme le
dit saint Jйrфme; ainsi lorsque quelqu'un veut accomplir les oeuvres des
conseils, qui dйpassent les oeuvres communes des prйceptes. Ou bien on peut
dire que, dans ce texte: "Je ferai de toi l'orgueil des siиcles",
l'orgueil est entendu matйriellement, c'est-а-dire "Je te donnerai une
grande excellence, celle dont les hommes du monde s'enorgueillissent". Et
on peut entendre semblablement l'expression "les biens superbes", а
savoir ceux au sujet desquels les hommes ont l'habitude de s'enorgueillir.
ARTICLE 3: L'ORGUEIL
EST-IL DANS L'IRASCIBLE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa -IIae, Question 162, a. 3.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, comme l'irascible
est une partie de l'appйtit sensible, il est nйcessaire que tout mouvement de l'irascible
soit une passion, parce que les passions de l'вme sont les mouvements de l'appйtit
sensitif. Or l'orgueil ne paraоt pas consister en quelque passion appartenant а
l'irascible, ni en la crainte, ni en l'audace, ni en l'espoir ou le dйsespoir,
ni en la colиre. Donc l'orgueil n'est pas dans l'irascible. 2. En outre, puisque
l'irascible est dans la partie sensitive de l'вme, l'objet de l'irascible ne
peut кtre que quelque bien sensible. Or l'orgueil cherche l'excellence non seulement
dans les biens sensibles, mais dans les choses spirituelles et intelligibles,
comme le dit saint Grйgoire dans les Morales (XXXIV, 23). Donc l'orgueil
ne peut rйsider dans l'irascible comme en son sujet. 3. En outre, chez les
dйmons, il n'existe pas de partie sensitive de l'вme, puis qu'ils sont
incorporels. Si donc l'orgueil se situait dans l'irascible, il en rйsulte rait
que l'orgueil ne pourrait pas exister chez les dйmons, ce qui est йvidemment
faux. 4. En outre, l'orgueil
est au sens propre un mйpris de Dieu. Or l'irascible ne peut pas se porter а
cet objet qui est Dieu, puisque c'est une puissance de l'вme sensitive. Donc l'orgueil
ne se situe pas dans l'irascible comme en son sujet. 5. En outre, Avicenne
caractйrise la puissance irascible par le fait qu'elle se meut pour repousser
ce qui nuit ou ce qui corrompt, avec le dйsir de vaincre. Mais cela ne concerne
pas l'orgueil: il ne tend pas en effet а repousser ce qui nuit, mais plutфt а
exceller dans le bien. L'orgueil n'est donc pas dans l'irascible. 6. En outre, l'orgueil
est cause de l'envie. Or l'envie est dans le concupiscible, puisqu'elle est "la
haine du bonheur d'autrui". L'orgueil n'est donc pas dans l'irascible. 7. En outre, il
semble que l'orgueil ne soit pas dans l'irascible, mais plutфt dans la partie
rationnelle: rйpartissant l'orgueil en quatre espиces, saint Grйgoire dit en
effet dans les Morales (XXIII, 6): "Il existe quatre maniиres
d'кtre qui traduisent toute l'enflure des orgueilleux: ils estiment possйder le
bien comme venant d'eux-mкmes; ou bien, s'ils croient qu'il leur a йtй donnй d'en
haut, ils pensent l'avoir reзu en raison de leurs mйrites; ou du moins, ils se
vantent d'avoir ce qu'ils n'ont pas; ou aprиs avoir mйprisй les autres, ils
dйsirent passer pour avoir de faзon singuliиre ce qu'ils ont." Or toutes
ces dispositions relиvent de la raison: estimer, penser, croire, йnoncer et se
comparer aux autres. Donc l'orgueil est dans la raison. 8. En outre, il est
dit dans les Proverbes: "Oщ est l'humilitй, lа est la sagesse" (11,
2). Or la sagesse est dans la raison, donc l'humilitй y est aussi. L'orgueil y est
donc aussi, lui qui est le contraire de l'humilitй: les contraires sont en
effet par nature dans un mкme sujet. 9. En outre, saint
Bernard dit dans les Douze Degrйs d'Humilitй (ch. 2, 3) que l'humilitй
parfaite est la connaissance de la vйritй. Or la connaissance de la vйritй
appartient а la raison, donc l'humilitй est dans la raison. L'orgueil y est
donc aussi. 10. En outre, le
Philosophe dit dans l'Йthique (III, 15) que l'orgueilleux feint d'кtre
fort. Mais la fiction regarde la raison: feindre, en effet, consiste а imiter,
ce qui est le fait de la seule raison, comme le dit le Philosophe dans sa
Poйtique. L'orgueil est donc dans la raison. 11. En outre, sur ce
verset d'Habacuc (2, 5): "Comme le vin trompe le buveur", la
Glose dit que l'orgueil fait croire d'abord а des vues trop hautes sur
soi-mкme. Or croire est un acte de la raison, donc l'acte premier de l'orgueil
est dans la raison. L'orgueil lui-mкme est donc dans la raison. 12. En outre, saint
Ambroise dit, sur le Psaume: "Bienheureux ceux qui sont immaculйs"
(Ps. 118, 1; Sermon 7, 10), que seule la loi de Dieu peut repousser les forces
de l'orgueil. Or la loi de Dieu est dans la raison, donc l'orgueil, qui est
repoussй par elle, y est aussi. 13. En outre, saint
Grйgoire dit dans les Morales (XXXI, 45) que l'orgueil est le roi de
tous les vices. Or rйgir revient а la raison. L'orgueil est donc dans la
raison. 14. En outre, а
propos du verset de Jйrйmie (49, 16): "Ton orgueil et ton arrogance"
etc., la Glose dit: "Ce n'est pas l'erreur qui constitue l'hйrйtique, c'est
l'orgueil." Or l'hйrйsie rйside dans la raison, donc l'orgueil aussi. 15. En outre, saint
Augustin dit, dans la Trinitй (XII, 12), qu'il y a pйchй dans la raison
infйrieure, en tant qu'elle n'est pas rйprimйe par la raison supйrieure, ou mкme
en tant que la raison supйrieure y consent; et ainsi, il semble que le premier
pйchй soit dans la raison supйrieure; or l'orgueil est le premier pйchй. Donc
il rйside dans la raison supйrieure. 16. En outre, saint
Augustin dit, et on le trouve dans le Dйcret (XV, 1), que l'orgueil est
un mouvement pour obtenir ce que dйfend la justice. Or la justice relиve de la
raison, car c'est par elle qu'il revient а l'homme de rendre а autrui ce qu'il
lui doit. L'orgueil est donc dans la raison. 17. En outre, saint
Augustin dit, et on le trouve dans le Dйcret (XXIII, 4): "Dieu ne
donnerait jamais а la perdition les vases de colиre, s'il ne trouvait en eux un
pйchй volontaire." Or on qualifie de volontaire ce qui est soumis au
commandement de la raison. Donc, comme c'est surtout en raison de l'orgueil que
Dieu donne а la perdition les vases de colиre, il semble que l'orgueil relиve
de la raison. 18. En outre, Sйnиque
dit dans une de ses lettres que le souverain bien de l'homme se trouve dans la
partie rationnelle. Il s'agit de la vertu, que l'orgueil corrompt, comme on l'a
dit. Donc l'orgueil aussi est dans la raison, et non dans l'irascible. 19. En outre, il
semble que l'orgueil soit dans la volontй et non dans l'irascible, parce que, а
propos du verset de saint Matthieu: "Ainsi convient-il que nous
accomplissions toute justice" (3, 15) la Glose dit: "c'est-а-dire
l'humilitй par faite". Or la justice est dans la volontй, donc l'humilitй
aussi. 20. En outre, c'est а
l'orgueil que semble appartenir principalement l'appйtit des honneurs. Or
rechercher les honneurs est affaire de volontй. Donc l'orgueil est dans la
volontй. 21. En outre, s'enorgueillir,
c'est aller au-delа, et de la sorte, cela semble appartenir surtout а la
facultй supйrieure, qui va au-delа des autres. Or c'est le propre de la
volontй, qui met en mouvement toutes les autres puissances. Donc l'orgueil
semble appartenir а la volontй, et non а l'irascible. 22. En outre, il semble
que l'orgueil soit dans le concupiscible: il est dit, dans les Sentences
de saint Prosper, que "l'orgueil est l'amour de sa propre excellence".
Or l'amour est dans le concupiscible. Donc l'orgueil aussi. 23. En outre, il
revient а l'orgueil, selon saint Augustin, de dйsirer les joies et de fuir les
tristesses. Mais c'est l'affaire du concupiscible. Donc l'orgueil rйside dans
le concupiscible. 24. En outre, c'est
le fait de l'orgueil de se complaire dans son bien propre. Or cela relиve du
concupiscible. Donc l'orgueil semble se situer dans le concupiscible, et non
dans l'irascible. Cependant: 1) Saint Grйgoire,
dans les Morales (II, 49), oppose а l'orgueil le don de crainte. 2) En outre, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (XIV, 13) que l'orgueil est "le
dйsir d'une grandeur vicieuse"; or ce qui est ardu est objet de l'irascible.
Donc l'orgueil est dans l'irascible. 3) En outre, la
pusillanimitй paraоt кtre le vice qui s'oppose а l'orgueil. Or la pusillanimitй
est dans l'irascible, comme aussi la magnanimitй. Donc l'orgueil est йgalement
dans l'irascible. Rйponse: Pour йclairer cette question, il faut
examiner d'abord dans quelle puissance de l'вme il peut y avoir pйchй ou vertu,
pour qu'il soit alors possible d'examiner dans quelles puissances de l'вme l'orgueil
rйside comme en son sujet. Il faut donc remarquer que tout acte de
vertu ou de pйchй est volontaire. Or il existe en nous deux principes de l'acte
volontaire, а savoir la raison ou intelligence, et l'appйtit; tels sont, en
effet, les deux moteurs, comme on le dit dans le livre de l'Ame (III,
9), et ceci surtout pour les actes propres а l'homme. Or, comme la raison est une puissance qui
saisit, elle diffиre de la puissance appйtitive en ce que l'opйration de la
raison et de toute puissance qui saisit s'accomplit quand ce qui est saisi se
trouve dans celui qui saisit; car l'intelligence en acte est l'intelligй en
acte, et le sens en acte est le senti en acte. Au contraire, l'opйration de la puissance
appйtitive consiste en ce que celui qui dйsire est mы vers l'objet dйsirй. Or
il est йvident qu'il appartient en propre а l'orgueil de tendre de maniиre
dйsordonnйe а sa propre excellence, comme en s'exaltant, conformйment а ce
verset du Psaume: "Faire justice а l'orphelin et а l'humble, pour que l'homme
n'aille pas encore se magnifier sur la terre" (Ps. 9, 38). Il est
йvident par lа que l'orgueil relиve de la puissance appйtitive. Mais, comme la puissance appйtitive est
mue d'une certaine faзon par la puissance qui saisit, en tant que c'est le bien
apprйhendй qui meut l'appйtit, il est nйcessaire de diviser la puissance
appйtitive suivant les divers modes d'apprйhension, parce que les puissances
passives sont proportionnйes aux puissances actives et motrices, et que les
puissances se distinguent selon leurs objets. Or il existe une puissance qui saisit l'universel,
а savoir l'intelligence ou rai son, et une qui saisit les objets singuliers, а
savoir le sens ou l'imagination; il en rйsulte qu'il y a une double puissance
appйtitive l'une qui est dans la partie raisonnable et qu'on appelle la
volontй, l'autre qui est dans la partie sensitive, et qu'on appelle sensualitй
ou appйtit sensitif. L'appйtit rationnel, qui est la volontй, a
donc le bien universel comme propre raison d'objet, et c'est pourquoi il ne se
divise pas en plusieurs puissances. Mais l'appйtit sensitif n'atteint pas а la
raison universelle de bien, mais а certains aspects du bien sensible ou
imaginable; d'oщ il est nйcessaire que l'appйtit sensible se diversifie
conformйment aux divers aspects particuliers de ce genre de bien. Car une chose
a un caractиre dйsirable du fait qu'elle est dйlectable pour le sens, et sous
cette raison de bien, elle est objet du concupiscible; une autre chose a aussi
un caractиre dйsirable du fait qu'elle possиde une certaine grandeur imaginйe
par l'animal, qui le rend capable de repousser tout ce qui lui nuit et d'user
en maоtre de son bien propre; ce bien est assurйment sans aucune dйlectation
sensible, et parfois mкme accompagnй d'une douleur sensible, comme lorsque l'animal
lutte pour vaincre; et c'est sous cette raison de bien imaginй que se prend l'objet
de l'irascible. Mais il est йvident que tout ce qui est particulier se range
sous l'universel, et non l'inverse. Aussi, sur tout ce а quoi peuvent se porter
le concupiscible et l'irascible, la volontй peut se porter aussi, et sur bien d'autres
objets. Mais la volontй se porte sur son objet sans passion, du fait qu'elle ne
se sert pas d'organe corporel, alors que l'irascible et le concupiscible le
font avec passion. C'est pourquoi tous les mouvements qui existent avec passion
dans l'irascible et le concupiscible, comme celui de l'amour, de la joie, de l'espoir,
et les mouvements de ce genre, peuvent exister dans la volontй, mais sans
passion. Or il est йvident, d'aprиs ce que nous
avons dйjа dit, que l'objet de l'orgueil est l'excellence. Si donc n'appartient
а l'orgueil que l'excellence saisie par les sens ou l'imagination, il faut
situer l'orgueil uniquement dans l'irascible. Mais parce que l'orgueil regarde
aussi une excellence saisie par l'intelligence, qui est dans les biens
spirituels, comme saint Grйgoire le dit dans les Morales (XXXIV, 23), et
qu'on le trouve aussi - qui plus est - dans les substances spirituelles chez
qui il n'y a pas d'appйtit sensitif, il est donc nйcessaire de dire que l'orgueil
est а la fois dans l'irascible, en tant qu'il concerne l'excellence saisie par
les sens ou l'imagination, et aussi dans la volontй, en tant qu'il regarde l'excellence
saisie par l'intelligence; et c'est selon cette derniиre modalitй qu'on le
trouve chez les dйmons. Solutions des objections: 1. L'orgueil est un
appйtit dйsordonnй d'excellence. Or l'espoir a vis-а-vis du bien futur
difficile le mкme rapport que le dйsir vis-а-vis du bien pris absolument. Aussi
est-il йvident que l'orgueil concerne principalement l'espoir, qui est une
passion de l'irascible, car il semble que la prйsomption elle-mкme, qui est un
espoir dйsordonnй, appartienne surtout а l'orgueil. 2. Comme on l'a dit,
l'orgueil qui regarde l'excellence saisie par l'intelligence ne se situe pas
dans l'irascible mais dans la volontй; et cependant, de cette excellence saisie
par l'intelligence rйsulte parfois un effet imaginй, en vertu de quoi il peut y
avoir de l'orgueil dans l'irascible, comme lorsque quelqu'un est louй pour l'excellence
de sa science, ou reзoit quelque marque sensible d'honneur. 3. L'orgueil des
dйmons, comme on l'a dit, bien qu'il ne soit pas dans l'irascible, est
cependant dans la volontй. 4. Il existe deux
sortes d'objets: l'objet qui se comporte par maniиre de terme vers lequel on
tend, et Dieu ne peut кtre l'objet de l'irascible en ce sens d'une autre faзon,
l'objet peut se comporter par maniиre de terme initial, et alors ce qu'on
mйprise est l'objet du mйpris lui-mкme, et rien n'empкche que Dieu soit objet
de l'irascible de cette maniиre, en tant que l'irascible se porte а son propre
objet sans кtre retenu par le respect de Dieu. 5. Bien que la
puissance irascible soit le sujet de nombreuses passions, elle reзoit son nom
de la colиre, comme de la derniиre des passions (dans leur genиse). Aussi
Avicenne caractйrise la puissance irascible par la seule passion de colиre et
non par les autres passions. 6. L'envie n'est pas
dans l'irascible, mais dans le concupiscible, puisque c'est la tristesse du
bien d'autrui, et que la tristesse est dans le concupiscible comme aussi la
dйlectation, et а cette mкme puissance appartient encore la haine, comme aussi
l'amour. Si cependant l'envie йtait dans l'irascible, il n'y aurait pas d'empкchement
а ce que l'orgueil soit dans l'irascible, du fait qu'il en est la cause: rien n'empкche,
en effet, que l'acte ou la passion d'une puissance soit la cause d'un autre
acte ou d'une autre passion de cette mкme puissance; ainsi, l'amour est cause
du dйsir, alors que tous les deux sont cependant dans le concupiscible. 7. Un acte peut se
rapporter а un vice de trois faзons d'une premiиre faзon, directement; d'une
deuxiиme faзon, par maniиre de disposition antйcйdente; et d'une troisiиme
faзon, par maniиre de disposition consйquente; par exemple, il appartient
directement et essentiellement а la colиre d'кtre un appйtit de vengeance; par
maniиre de disposition antйcйdente, de s'attrister d'une injustice reзue; par
maniиre de disposition consйquente, de se rйjouir de la punition de celui qui a
commis l'injustice. Ainsi donc appartient а l'orgueil, directement et comme
essentiellement, le dйsir immodйrй de l'excellence; par maniиre de dis position
antйcйdente, le fait de s'estimer digne d'une telle excellence; par maniиre de
disposition consйquente, а partir de cette estime et de ce dйsir, le fait de se
livrer а des paroles et а des actions ostentatoires. La premiиre de ces trois
attitudes relиve de l'irascible, mais les deux autres de la raison l'apprйhension
par la raison, en effet, prйcиde le mouvement de l'appйtit, et le commandement
de la raison pour l'exйcution extйrieure le suit. 8. Humilitй et
sagesse se trouvent dans le mкme homme, en tant que l'humilitй dispose а la
sagesse, parce que celui qui est humble se soumet aux sages pour apprendre, et
ne s'appuie pas sur son sens propre; il n'y a cependant pas de nйcessitй а ce
que sagesse et humilitй soient dans la mкme partie de l'вme: ce qui appartient
а une partie infйrieure peut disposer а ce qui appartient а une partie supйrieure;
ainsi une bonne imagination est une disposition а la science. 9. Par rapport а l'humilitй,
la connaissance de la vйritй se comporte de maniиre antйcйdente parce que,
quand on considиre la vйritй, on ne s'exalte pas au-delа de sa mesure propre. 10. Par rapport а l'orgueil,
la fiction se situe comme une consйquence: car, du fait que quelqu'un cherche l'excellence,
il s'ensuit qu'il se montre а l'extйrieur de maniиre а exceller en quelque
faзon auprиs des autres. 11. Avoir une trop
haute idйe de soi-mкme est dit кtre le premier acte de l'orgueil parce qu'il
prйcиde le dйsir d'excellence. 12. La raison, en
tant qu'elle commande aux puissances infйrieures et les met en mouvement, les
empкche de produire des mouvements dйsordonnйs de lа vient que la loi de Dieu,
du fait qu'elle est dans la raison, exclut l'orgueil, non pas certes de faзon
formelle, comme la noirceur exclut la blancheur (car elles seraient alors dans
le mкme sujet), mais par son effet, comme le peintre exclut la noirceur. Aussi
n'y a-t-il pas de nйcessitй а ce que l'orgueil soit dans la raison, en laquelle
se trouve la loi de Dieu. 13. L'orgueil est dit
le roi des autres vices, en tant qu'il йtend son empire sur tous les autres
vices en raison du rapport de sa fin avec celles des autres vices, non parce qu'il
existerait dans la raison. 14. Cette autoritй
prouve que l'hйrйsie est un effet de l'orgueil; mais rien n'interdit que ce qui
rйside en une puissance de l'вme ait un effet dans une autre puissance de l'вme. 15. On dit que le
premier pйchй est dans la raison de maniиre antйcйdente, mais dans l'appйtit de
maniиre essentielle, c'est-а-dire en tant que la puissance appйtitive tend vers
un objet illicite, ou en est empкchй par le jugement de la rai son. 16. Il y a pйchй dans
la puissance infйrieure de l'вme en tant qu'elle s'йcarte de la rectitude de la
raison; aussi, si la justice relиve en quelque maniиre de la raison, il n'y a
pas de nйcessitй pour autant а ce que tout pйchй soit par essence dans la
raison comme en son sujet. 17. On qualifie le
pйchй de volontaire ou de spontanй, non seulement quand son acte est choisi par
la volontй, mais mкme lorsqu'il est commandй par elle, qui commande les actes
des puissances infйrieures; ainsi, rien ne s'oppose а ce qu'un pйchй volontaire
rйside en une puissance infйrieure de l'вme. 18. Socrate a affirmй
que toutes les vertus йtaient des sciences, comme on le dit dans l'Йthique
(VI, 11); et c'est pourquoi il a affirmй lui-mкme, et les Stoпciens aprиs lui,
que toutes les vertus rйsidaient dans la partie rationnelle par essence. Mais
parce que la vertu morale perfectionne plus directement la puissance appйtitive
que la raison elle-mкme, il est prйfйrable de dire avec Aristote que les vertus
morales rйsident dans la puissance appйtitive, qui est rationnelle par
participation, en tant qu'elle est mise en mouvement par le commandement de la
raison. 19. Toute vertu est d'une
certaine faзon justice, en tant qu'elle est ordonnйe par la justice а obйir а
la loi, comme on le dit dans l'Йthique (V, 2). Aussi, bien que la
justice rйside dans la volontй, il n'est cependant pas nйcessaire de dire que
toutes les vertus qui reзoivent le nom de justice de la faзon dont on vient de
parler, rйsident dans la volontй ou la raison, parce que la raison et la
volontй peu vent aussi mettre en mouvement les autres puissances de l'вme. 20. Dйsirer les
honneurs sensibles ou imaginables, en tant qu'ils ont raison de bien difficile
ou d'excellence, ne relиve pas seulement de la volontй, mais aussi de l'irascible. 21. S'enorgueillir, c'est
s'йlever au-dessus en dйpassant sa mesure propre, ce qui peut appartenir non
seulement а la facultй supйrieure, mais aussi а l'infйrieure. 22. Toutes les
passions de l'irascible ont pour racine l'amour, qui est une passion du
concupiscible, et ont pour terme la dйlectation et la tristesse, qui sont aussi
dans le concupiscible; aussi rien n'empкche que ce qui appartient au
concupiscible ne soit attribuй de faзon antйcйdente ou consйquente а l'orgueil,
qui se trouve dans l'irascible. 23 et 24. Et ainsi,
la rйponse aux objections 23 et 24 est йvidente.
ARTICLE 4: LES ESPИCES D'ORGUEIL
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 42, Question 2, a. 4; Somme thйologique IIa -lIae,
Question 162, a. 4. On s'interroge sur les espиces d'orgueil
que saint Grйgoire distingue ainsi dans les Morales (XXIII, 6): "Il
existe de fait quatre maniиres d'кtre qui traduisent toute l'enflure des
orgueilleux: ils estiment possйder le bien comme venant d'eux-mкmes, ou bien, s'ils
croient qu'il leur a йtй donnй d'en haut, ils pensent l'avoir reзu en raison de
leurs mйrites, ou du moins ils se vantent d'avoir ce qu'ils n'ont pas; ou aprиs
avoir mйprisй les autres, ils dйsirent кtre remarquйs de faзon singuliиre." Objections: Il semble que cette rйpartition des
espиces d'orgueil ne convienne pas. 1. En effet, le fait
que quelqu'un estime tenir un bien non d'un autre mais de lui-mкme relиve de l'incroyance,
puisque la foi droite tient que Dieu est l'auteur de tout bien. Donc on ne doit
pas tenir pour une sorte d'orgueil le fait que quel qu'un estime tenir un bien
de lui-mкme, mais davantage pour une sorte d'erreur ou d'incroyance. 2. En outre, parmi
tous les biens qui sont possйdйs en cette vie, le plus grand est le bien de la
grвce, au sujet mкme duquel il arrive а certains de s'enorgueillir. Or croire
que la grвce est donnйe а l'homme en raison de ses mйrites, cela relиve de l'hйrйsie
pйlagienne. Donc on ne doit pas tenir pour une espиce d'orgueil le fait de
croire que ce qu'on a a йtй donnй par Dieu pour nos mйrites. 3. En outre, se
vanter d'avoir ce qu'on n'a pas est un mensonge, ce qui est un vice distinct de
l'orgueil; il ne faut donc pas le ranger comme une espиce d'orgueil. 4. En outre, vouloir
кtre remarquй relиve de la vaine gloire, qui n'est pas l'orgueil, mais la fille
de l'orgueil, comme le dit saint Grйgoire dans les Morales (XXXI, 45).
Il ne faut donc pas classer comme une espиce d'orgueil le fait que quelqu'un
veuille кtre spйcialement remarquй. 5. En outre, saint
Jйrфme dit que rien n'est plus orgueilleux que de se montrer ingrat. Or l'ingratitude
ne fait pas partie de ces quatre espиces. Il semble donc que l'йnumйration des
espиces d'orgueil faite par saint Grйgoire ne soit pas complиte. 6. En outre, saint
Augustin dit, dans la Citй de Dieu (XIV, 14), que s'excuser d'un pйchй
commis relиve de l'orgueil. Or ce n'est pas comptй parmi ces espиces d'orgueil.
Donc ces espиces d'orgueil sont indiquйes de faзon incomplиte. 7. En outre, il
semble qu'il appartient au premier chef а l'orgueil de s'efforcer d'obtenir
prйsomptueusement ce qui est au-dessus de soi. Or cela n'est pas indiquй dans
ces quatre espиces d'orgueil. Donc il semble que les espиces d'orgueil soient
donnйes de faзon incomplиte. Cependant: L'autoritй de saint Grйgoire, rappelйe au
dйbut, est suffisante. Rйponse: Comme le dit Denys dans les Noms Divins
(IV, 30), le bien tient а l'unitй et а l'intйgritй de la chose, tandis que le
mal vient de chaque dйfaut; ainsi, la beautй est causйe par le fait que tous
les membres du corps sont proportionnйs; et si seulement un seul d'entre eux
est disproportionnй, il entraоne la laideur. Ainsi donc, il appartient а la
vertu que l'appйtit de l'homme se porte а une certaine excellence conformйment
а la rиgle de la raison et а sa mesure; or le mal de l'orgueil consiste en ce
qu'on dйpasse sa mesure propre en dйsirant quelque bien excellent: il en
rйsulte qu'il y a autant d'espиces d'orgueil que de maniиres de dйpasser sa
mesure propre dans l'appйtit de sa propre excellence. Or cela se produit de trois maniиres: d'une
premiиre maniиre, qui concerne le bien excellent lui-mкme que l'on recherche,
cela se produit lorsque l'appйtit de quelqu'un se porte vers ce qui excиde sa
mesure; et а ce point de vue, c'est la troisiиme espиce d'orgueil: quelqu'un se
vante de possйder ce qu'il n'a pas. La seconde maniиre concerne la faзon d'obtenir
l'excellence: quelqu'un possйderait une certaine excellence par lui-mкme ou par
ses mйrites, alors qu'il ne peut l'obtenir que par la faveur d'un autre; et c'est
ainsi que sont envisagйes les deux premiиres espиces d'orgueil, du fait qu'il
arrive d'une double faзon que quelque chose soit de notre fait: ou bien
absolument, comme lorsque nous faisons quelque chose, ou bien grвce а quelque
prйparation, comme lorsque nous mйritons quelque chose. La troisiиme maniиre
dont on peut excйder sa mesure propre concerne la faзon de possйder: on se
pique d'avoir plus que les autres ce qu'il nous revient d'avoir comme les
autres. Solutions des objections: 1. Le jugement de la
raison peut кtre faussй de deux maniиres: premiиrement, en matiиre universelle,
et d'une autre maniиre, en matiиre particuliиre, en raison de quelque passion.
Donc, quand la raison est faussйe directement en matiиre de foi ou de bonnes
moeurs, si c'est de faзon universelle, cela appartient au pйchй d'hйrйsie, mais
non si c'est dans un cas particulier, а cause d'une passion, conformйment au
texte des Proverbes (14, 22): "Ils s'йgarent, tous ceux qui font le
mal"; ainsi, si quelqu'un estimait en gйnйral que la fornication n'est
pas un pйchй, il pйcherait contre la foi; par contre n'est pas taxй d'incroyant
le fornicateur qui choisit la fornication comme un bien en raison de sa passion
de convoitise. Et de faзon similaire, si on estimait de faзon universelle que
Dieu n'est pas l'auteur de tout bien, ou que le bien de la grвce vient des
mйrites, on serait hйrйtique; par contre, on ne le serait pas si, en raison d'un
amour dйsordonnй de son excellence commenзant par des dйsirs sensibles, le
jugement de la raison йtait faussй en un cas particulier, de sorte qu'on en
vienne а prйsumer de soi-mкme comme si on pouvait possйder quelque bien par
soi-mкme ou par ses mйrites, ce qui est le fait de l'orgueilleux. 2. Et ainsi, la
rйponse а l'objection 2 est йvidente. 3. La jactance est classйe
comme une espиce d'orgueil, non pas quant а son acte extйrieur qui se rapporte
а l'orgueil par maniиre de disposition consйquente, comme on l'a dit, mais
quant au vouloir intйrieur d'oщ procиde cet acte extйrieur: l'homme prйsume de
lui-mкme comme s'il avait ce qu'il n'a pas, et son вme tend vers cette
excellence qui ne lui convient pas, а moins qu'il ait ce qu'il n'a pas. 4. Vouloir кtre
spйcialement remarquй appartient aussi а l'orgueil par maniиre de disposition
consйquente. Mais dans son essence, la quatriиme espиce d'orgueil consiste en
ce que l'homme prйsume de soi-mкme comme s'il dйpassait singuliиrement tout le
monde, et en ce que son вme s'attache а son excellence. 5. Les deux premiиres
espиces d'orgueil sont de l'ingratitude: est ingrat, en effet, celui qui ne
reconnaоt pas avoir reзu gratuitement un bienfait, ou qui estime l'avoir obtenu
grвce а ses mйrites. 6. Comme le dit le
Philosophe dans l'Йthique (V, 1), кtre exempt d'un mal est comptй pour
un bien; et c'est pourquoi, de mкme qu'il appartient а la troisiиme espиce de
se vanter d'avoir ce qu'on n'a pas, de mкme aussi il lui appartient de s'excuser
d'un pйchй qu'on a. 7. Le pйchй d'orgueil
apparaоt parfois avec plus d'йvidence en ses antйcйdents ou ses consйquents, qu'en
ce qu'il est essentiellement; et c'est le motif pour lequel saint Grйgoire
rйpartit ces espиces d'orgueil selon certains actes antйcйdents ou consйquents,
alors que pourtant toutes les espиces d'orgueil consistent essentiellement en
une certaine prйsomption de l'вme.
QUESTION IX: LA VAINE GLOIRE
ARTICLE 1: LA VAINE
GLOIRE EST-ELLE UN PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 132, a. 1; Ad Galat., e. 5, lect. 7.
Objections: Il semble que non. 1. La vaine gloire
consiste, en effet, а vouloir que ses bonnes actions soient manifestes aux
autres. Or cela n'est pas un pйchй, mais chose digne de louanges. Il est dit,
en effet, en saint Matthieu (5, 16): "Que votre lumiиre brille devant
les hommes, en sorte qu'ils voient vos bonnes oeuvres." Donc la vaine
gloire n'est pas un pйchй. 2. En outre, le dйsir
de vaine gloire consiste а chercher а ce que ses biens soient louйs par les
hommes. Or cela nous est prescrit par l'Apфtre: "Ayant а coeur de ce qui
est bien, non seulement devant Dieu, mais aussi devant tous les hommes"
(Rom., 12, 17). Donc la vaine gloire n'est pas un pйchй. 3. En outre, tout
pйchй consiste en un dйsordre de l'appйtit naturel. Or, par la vaine gloire, on
ne dйsire pas une chose non dйsirable naturellement: c'est, en effet, une chose
dйsirable naturellement que l'homme connaisse la vйritй, et que lui-mкme soit
connu. Donc la vaine gloire n'est pas un pйchй. 4. En outre, il est
dit, dans la Lettre aux Ephйsiens (5, 1): "Soyez les imitateurs de Dieu
comme des fils bien-aimйs." Or, par le fait que l'homme cherche la
gloire, il se fait l'imitateur de Dieu, qui cherche sa propre gloire. Donc il
semble que dйsirer la gloire ne soit pas un pйchй. 5. En outre, rechercher
ce qui est versй а l'homme comme rйcompense n'est pas un pйchй; or la gloire
est promise а l'homme comme rйcompense: il est dit en Job (22, 29): "Qui
aura йtй humiliй sera dans la gloire", et dans les Proverbes (3, 25): "Les
sages possйderont la gloire." Donc le dйsir de gloire n'est pas un
pйchй. 6. En outre, ce qui
incite aux oeuvres des vertus ne paraоt pas кtre un pйchй. Or c'est le cas du
dйsir de la gloire: Cicйron dit dans les Tusculanes (I, 2-4): "Tous
sont enflammйs pour les йtudes par la gloire." Donc le dйsir de la gloire
n'est pas un pйchй. 7. En outre, ce qui
est dйsirй pareillement par les bons et par les mйchants ne paraоt pas кtre un
pйchй. Or Salluste dit dans la Conjuration de Catilina (XI, 2): "La
gloire, l'honneur, le pouvoir, le bon et le lвche les dйsirent йgalement pour
soi." Donc le dйsir de la gloire n'est pas un pйchй. 8. En outre, saint
Augustin dit que la vaine gloire est le jugement des hommes qui ont une bonne
opinion de quelqu'un. Or dйsirer cela n'est pas un pйchй parce que, comme
lui-mкme le dit: "Il est cruel, celui qui nйglige sa renommйe."
(Serm. 355). Donc la vaine gloire n'est pas un pйchй. 9. En outre, ce qui
est l'objet de la cupiditй n'est pas un pйchй, bien que la cupiditй elle-mкme
soit un pйchй, comme cela est йvident а propos de l'argent, et de la cupiditй
de l'argent. Or la vaine gloire est objet de cupiditй, comme cela ressort de ce
qui est dit dans l'Йpоtre aux Galates (5, 26): "Ne soyons pas avides de
vaine gloire." Donc la vaine gloire n'est pas un pйchй. 10. En outre, le
pйchй s'oppose а la vertu sur une matiиre identique. Or la vaine gloire ne s'oppose
pas а la vraie gloire, car elles peuvent exister, semble-t-il, dans le mкme
sujet. Donc la vaine gloire n'est pas un pйchй. Cependant: Ce qui dйtourne l'homme de la foi, grвce а
laquelle on s'approche de Dieu, est un pйchй. Or c'est le cas de l'appйtit de
la gloire humaine, car il est dit en saint Jean (5, 44): "Comment
pourriez-vous croire, vous qui tirez les uns des autres votre gloire, et de la
gloire qui vient de Dieu seul n'avez pas de souci ?" Donc la vaine gloire
est un pйchй. Rйponse: Pour voir clair dans cette question, il
importe d'abord d'examiner ce qu'est la gloire, puis en second lieu, ce qu'est
la vaine gloire; ainsi on pourra voir, en troisiиme lieu, comment la vaine
gloire est un pйchй. Il faut donc savoir que, comme saint
Augustin le dit dans son Traitй sur saint Jean (100, n° 1), la gloire comporte
un certain йclat; de lа vient que, dans l'Йvangile, recevoir de l'йclat et кtre
glorifiй reviennent au mкme. Or l'йclat comporte une certaine йvidence selon
laquelle un objet devient remarquable et manifeste dans sa splendeur; c'est
pourquoi la gloire comporte que soit manifestй le bien d'une personne; si par
contre c'est le mal de quelqu'un qui est manifestй, alors on ne parle pas de
gloire, mais plutфt de dйshonneur. Et c'est pour quoi saint Ambroise dit, dans
son Commentaire des Йpоtres, sur l'Йpоtre aux Romains, que la gloire est"une
connaissance manifeste accompagnйe de louange". Or la gloire peut s'envisager selon une
triple maniиre d'кtre. Car, selon sa maniиre d'кtre la plus йlevйe, la gloire
consiste dans le fait que le bien de quel qu'un soit manifestй а la multitude:
nous disons en effet qu'est йclatant ce qui peut кtre vu clairement par tous,
ou par beaucoup. De lа vient que Cicйron dit que "la gloire est un renom
accompagnй de louange auprиs de nombreuses personnes"; Tite-live prйsente
Fabius en train de dire: "Ce n'est pas le moment de me glorifier devant un
seul." Mais cependant, on parle de gloire d'une seconde faзon, selon une
autre de ses maniиres d'кtre, dans la mesure oщ le bien de quelqu'un se
manifeste ne serait-ce qu'а un petit nombre, ou mкme а un seul. On parle de
gloire encore d'une troisiиme maniиre, selon que le bien de quelqu'un consiste
а se considйrer lui-mкme, c'est-а-dire selon que quelqu'un envisage son bien
sous la raison formelle qu'il a un certain йclat, comme devant кtre manifestй
et admirй par beaucoup; et а ce point de vue, on dit que quelqu'un se glorifie
lorsqu'il dйsire ou mкme se complaоt en ce que son bien soit manifestй а une
multitude ou а un petit nombre, ou а un seul ou seulement а soi-mкme. Mais, pour savoir en quoi consiste la
vaine gloire ou le fait de se glorifier vainement, il faut savoir qu'on a l'habitude
de prendre le terme de vain dans trois sens: parfois en effet, il est pris pour
ce qui n'a pas d'existence, et dans ce sens, les choses fausses sont qualifiйes
de vaines; aussi est-il dit dans le Psaume (4, 3): "Pourquoi aimez-vous
la vanitй et recherchez-vous le mensonge ?" Parfois aussi le terme de
vain est pris pour ce qui ne possиde pas de soliditй ou de ferme- tй, conformйment а ce que dit l'Ecclйsiaste
(1, 2): "Vanitй des vanitйs, et tout est vanitй", ce qui est
dit en raison de l'inconstance des choses. Parfois encore, le terme de vain se
dit quand quelque chose n'atteint pas la fin requise; ainsi on dit que quelqu'un
qui n'a pas obtenu la santй a pris en vain un mйdicament c'est pourquoi il est
dit dans Isaпe (49, 4): "Je me suis fatiguй en vain, c'est sans raison
et vainement que j'ai usй mes forces." Conformйment а cela, on peut donc parler
de vaine gloire selon trois sens d'abord lorsque quelqu'un se glorifie
faussement, par exemple d'un bien qu'il ne possиde pas: aussi est-il dit, dans
la Lettre aux Corinthiens (I, 4, 7): "Qu'as-tu que tu n'aies reзu ? Or,
si tu l'as reзu, pourquoi te glorifier comme si tu ne l'avais pas reзu?"
Deuxiиmement, on parle de vaine gloire lorsque quelqu'un se glorifie d'un bien
qui passe rapidement, conformйment а ce texte d'Isaпe (40, 6): "Toute
chair est comme le foin, et toute sa gloire comme la fleur des champs."
Troisiиmement, on parle de vaine gloire lorsque la gloire de l'homme n'est pas
ordonnйe а la fin requise: en effet, il est naturel а l'homme de dйsirer la
connaissance de la vйritй, parce que grвce а elle, son intelligence atteint sa
perfection; mais le fait que quelqu'un dйsire que son bien soit connu d'un
autre, ce n'est pas un dйsir de sa propre perfection, aussi comporte-t-il
quelque vanitй, sauf dans la mesure oщ cela est utile а quelque fin. Or la gloire peut кtre ordonnйe de faзon
louable а trois fins: tout d'abord а la gloire de Dieu: car par le fait que le
bien d'un homme est connu, Dieu en est glorifiй, lui а qui appartient
principalement ce bien comme au premier agent; aussi est-il dit en saint
Matthieu (5, 16): "Que votre lumiиre brille devant les hommes, pour qu'ils
voient vos bonnes oeuvres et glorifient votre Pиre qui est dans les
cieux." En second lieu, c'est chose utile au salut du prochain qui,
ayant connaissance du bien de quelqu'un, en est aidй а l'imiter, selon la
parole de l'Apфtre (Rom., 15, 2): "Que chacun de vous plaise а son
prochain pour le bien en vue de l'йdifier." En troisiиme lieu, la gloire
peut кtre ordonnйe а l'utilitй du sujet lui-mкme qui, en remarquant que ses
bonnes actions sont l'objet de la louange d'autrui, en rend grвce et s'affermit
en elles avec plus de constance aussi l'Apфtre rappelle-t-il souvent aux
fidиles du Christ leurs bonnes actions, pour qu'ils s'y affermissent avec plus
de constance. Si donc quelqu'un dйsire que ses bonnes
actions soient manifestйes, ou mкme s'il se complaоt dans leur manifestation,
mais non en raison d'une des trois fins dont on vient de parler, ce sera de la
vaine gloire. Or il est йvident que, considйrйe sous l'un quelconque de ces
modes, la vaine gloire implique un certain dйsordre de l'appйtit, qui constitue
la raison formelle du pйchй; aussi la vaine gloire, de quelque maniиre qu'on l'envisage,
est un pйchй. Mais pourtant, c'est sous son troisiиme mode qu'elle est plus
rйpandue: car ainsi, quelqu'un peut se glorifier vainement aussi bien de ce qu'il
a que de ce qu'il n'a pas, et autant des biens spirituels que mкme des biens
temporels. Solutions des objections: 1. Le Seigneur nous
prescrit ici de faire connaоtre nos bonnes oeuvres aux autres en vue de la
gloire de Dieu, aussi ajoute-t-il: "Pour qu'ils voient vos bonnes oeuvres,
et glorifient votre Pиre qui est dans les cieux." Or cela n'est pas le
fait de la vaine gloire. 2. L'Apфtre prescrit
de se soucier de faire le bien devant les hommes en vue de leur utilitй, aussi
ajoute-t-il (Rom., 12, 18): "Si possible, autant qu'il dйpend de vous,
йtant en paix avec tous les hommes." Cette intention aussi exclut le
caractиre vain de cette gloire. 3. Pour autant que la
chose est possible, chaque кtre parfait se communique aux autres naturellement,
et cela convient а chaque кtre par imitation du premier parfait, c'est-а-dire
de Dieu, qui communique а tous sa bontй; or le bien de quelqu'un se communique
aux autres et quant а l'кtre, et quant а la connaissance, aussi semble
appartenir а l'appйtit naturel le fait que quelqu'un veuille faire connaоtre
son bien. Si donc cela est rapportй а une fin requise, ce sera un acte de vertu;
sinon, ce sera un acte de vanitй. 4. Connaоtre la bontй
divine est la fin derniиre de la crйature raisonnable, car c'est en cela que
consiste la bйatitude; aussi la gloire de Dieu ne doit-elle pas кtre rapportйe
а rien d'autre, mais c'est le propre de Dieu que sa gloire soit recherchйe pour
elle-mкme. Or le bien d'aucune crйature ne rend bienheureuse la crйature
raisonnable du fait qu'il est connu: aussi nulle gloire de la crйature ne doit
кtre recherchйe pour elle-mкme, mais pour autre chose. 5. Ce qui est promis
en rйcompense, ce n'est pas la vaine gloire, mais la vraie, qui consiste en la
connaissance de Dieu; et une telle gloire n'est jamais un pйchй. 6. Beaucoup d'hommes
sont poussйs aux biens spirituels en raison de quelques biens temporels; la
cupiditй dйsordonnйe des biens temporels n'en est pas pour cela exempte de
vice. De mкme aussi, mкme si le trиs grand nombre accomplit pour la gloire des
oeuvres de vertu, il ne s'ensuit pas que le dйsir dйsordonnй de la gloire soit
exempt de vice, parce que les oeuvres de vertu ne doivent pas кtre accomplies
en vue de la gloire, mais plutфt en vue du bien de la vertu, ou mieux en vue de
Dieu. 7. Comme Salluste l'ajoute
ici mкme: "Les bons s'efforcent d'arriver а la gloire par le vrai chemin",
c'est-а-dire par la vertu; or ce n'est pas dйsirer la gloire de faзon vaine,
mais tendre vers elle dans l'ordre. 8. Le jugement de
ceux qui ont une bonne opinion de quelqu'un relиve de la vaine gloire lorsqu'il
est dйsirй sans utilitй. 9. La gloire, selon
qu'elle est en ceux qui connaissent notre bien, est objet de dйsir, et alors
elle n'est pas un pйchй, car elle peut кtre ou bien ou mal dйsirйe d'une autre
maniиre, selon que la gloire est dans l'appйtit lui-mкme, elle est alors vaine
et a raison de pйchй. 10. Gloire vйritable
et vaine gloire peuvent coexister dans le mкme sujet, mais non au mкme point de
vue.
ARTICLE 2: LA VAINE
GLOIRE EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa -IIae, Question 132, a. 3.
Objections: Il semble que oui. 1. Rien n'exclut la
rйcompense йternelle sinon le pйchй mortel. Or la vaine gloire exclut la
rйcompense йternelle: il est dit en effet en Matthieu (6, 1): "Gardez-vous
de pratiquer votre justice devant les hommes pour vous faire remarquer d'eux,
sinon vous n'aurez pas de rйcompense auprиs de votre Pиre qui est dans les cieux."
Donc la vaine gloire est un pйchй mortel. 2. En outre, saint
Jean Chrysostome dit, sur ce mкme passage (Mt., 6, 1) а propos de la vaine
gloire: "Elle entre secrиtement et enlиve insensiblement tout ce qui
est intйrieur." Or rien n'enlиve les biens intйrieurs et spirituels
sinon le pйchй mortel. Donc la vaine gloire est un pйchй mortel. 3. En outre, dans
Job, il est dit (31, 26-28): "Si, а la vue du soleil en son йclat et de
la lune radieuse dans sa course, mon coeur s'est rйjoui en secret et si je leur
ai envoyй un baiser de ma main, c'est le plus grand pйchй"; passage
que saint Grйgoire, dans les Morales (XXII, 6), interprиte de la vaine
gloire. Donc la vaine gloire est le plus grand pйchй, et pйchй mortel. 4. En outre, saint
Jйrфme dit (Ep. 78) que rien n'est aussi dangereux que le dйsir de la gloire,
et le vice de la prйsomption, et l'вme qui se gonfle de la conviction intime de
ses vertus. Or ce qui est le plus dangereux paraоt кtre mortel. Donc la vaine
gloire est un pйchй mortel. 5. De plus (1), tout
vice capital est un pйchй mortel; or la vaine gloire est un vice capital. Donc
la vaine gloire est un pйchй mortel. 6. En outre, quiconque
dйrobe ce qui est le propre de Dieu pиche mortellement, beaucoup plus que celui
qui vole le bien du prochain. Or quiconque dйsire la vaine gloire s'approprie
injustement ce qui est le propre de Dieu: car il est dit dans Isaпe (42, 8): "Ma
gloire, je ne la donnerai pas а un autre", et dans la lettre а Timothйe
(1, 17): "A Dieu seul honneur et gloire." Il semble donc que
la vaine gloire soit un pйchй mortel. 7. En outre, le pйchй
d'idolвtrie semble consister а attribuer la gloire de Dieu а une crйature,
conformйment а l'Йpоtre aux Romains (1, 23): "Ils ont йchangй la gloire
du Dieu incorruptible pour une image reprйsentant l'homme corruptible." Or
celui qui dйsire la gloire paraоt souhaiter pour lui ce qui est le propre de
Dieu car, comme on l'a dit, la gloire est due en propre а Dieu. Donc la vaine
gloire est un pйchй d'idolвtrie, et il s'ensuit qu'elle est un pйchй mortel. 8. En outre, saint
Augustin dit, dans la Citй de Dieu (V, 19), que mйpriser la gloire est
le fait d'une haute vertu. Or а un grand bien s'oppose un grand mal. Donc
dйsirer la gloire est un grand pйchй. 9. En outre, la vaine
gloire cherche а plaire aux hommes, parce que, selon Aristote: "La gloire
est ce qu'on ne se soucierait pas de possйder, si personne n'en savait rien",
(Topiques, III, 3). Or chercher а plaire aux hommes est un pйchй mortel,
parce qu'il exclut du service du Christ, conformйment а la lettre aux Galates
(I, 10): "Si je plaisais encore aux hommes, je ne serais plus le
serviteur du Christ." Donc la vaine gloire est un pйchй mortel. 10. En outre, de mкme
que la forme donne l'espиce dans les rйalitйs naturelles, de mкme l'objet la
donne dans les rйalitйs morales. Or les rйalitйs qui participent en commun а
une forme naturelle unique ne diffиrent pas selon l'espиce; donc, dans les
rйalitйs morales, celles qui participent en commun а un objet unique ne
diffиrent pas selon l'espиce. Or pйchй vйniel et mortel sont d'espиces diffйrentes;
comme donc la vaine gloire n'a qu'un objet unique, il semble qu'il ne puisse se
faire qu'une vaine gloire soit pйchй mortel, et une autre pйchй vйniel. Or il
est йvident qu'il existe une vaine gloire qui est pйchй mortel. Donc toute
vaine gloire est pйchй mortel. Cependant: 1) A propos de ce
verset de Matthieu (10, 14): "Secouez la poussiиre de vos pieds", la
Glose dit: "La poussiиre est cette lйgиretй des pensйes terrestres dont ne
peuvent кtre exempts mкme les plus grands docteurs, lorsqu'ils ont en vue les
intйrкts de leurs sujets." Or ce que ne peuvent йviter les plus grands
docteurs eux-mкmes est pйchй vйniel. Donc la lйgиretй des pensйes terrestres,
qui relиve surtout de la vaine gloire, est un pйchй vйniel. 2) En outre, saint
Jean Chrysostome dit sur dans le traitй sur Matthieu (Hom. 13) qu'alors que les
autres vices se rencontrent chez les serviteurs du diable, la vaine gloire se
rencontre mкme chez les serviteurs du Christ. Or aucun pйchй mortel ne se rencontre
chez les serviteurs du Christ. Donc la vaine gloire n'est pas un pйchй mortel. 3) En outre, le pйchй
de la langue et des oeuvres est plus grave que le pйchй du coeur. Or toute
vanitй dans les actions ou les paroles n'est pas pйchй mortel. Il ne faut donc
absolument pas dire que toute vaine gloire, qui existe dans le coeur, soit un
pйchй mortel. Conclusion: On peut dйcouvrir la vйritй sur cette
question а partir de la question qui prйcиde: on a dit, en effet, qu'on parle
de vaine gloire lorsque quelqu'un se glorifie ou de ce qui est faux, ou d'une
rйalitй temporelle, ou bien lorsqu'il ne rapporte pas sa gloire а la fin
requise. Il est donc йvident qu'aux deux premiers
points de vue, toute vaine gloire n'est pas pйchй mortel s: personne ne dirait,
en effet, que pиche mortellement celui qui se glorifie de son chant, estimant
bien chanter, alors qu'il chante mal, ni celui qui se glorifie de possйder un
cheval qui court bien. Mais il semble qu'il y ait une incertitude plus grande
pour le troisiиme mode de la vaine gloire: car, puisqu'est vain ce qui n'est
pas rapportй а la fin requise, il semble ou bien que la gloire de l'homme ne
soit pas vaine si elle est rapportйe а Dieu, ou bien qu'elle soit pйchй mortel
si elle n'est pas rapportйe а Dieu, mais que la fin de l'intention se repose en
elle; car alors on tirerait jouissance de la crйature, ce qui ne se fait pas
sans pйchй mortel. Et c'est pourquoi il faut remarquer ceci:
le fait qu'un acte ne soit pas rapportй а Dieu comme а sa fin peut se produire
d'une double faзon s: d'une premiиre faзon, qui concerne l'acte, parce que l'acte
lui-mкme n'est pas ordonnй а sa fin; et de la sorte, aucun acte dйsordonnй ne
peut кtre rapportй а la fin ultime, qu'il soit pйchй mortel ou vйniel; car un
acte dйsordonnй n'est pas un moyen convenable pour parvenir а une fin bonne,
pas plus qu'une proposition fausse n'est un moyen convenable pour parvenir а la
vraie science. Cela peut se produire d'une autre faзon, qui concerne l'agent
lui-mкme, dont l'вme n'est pas ordonnйe de faзon actuelle ou habituelle а la
fin requise s: il en rйsulte que l'acte qui procиde d'une telle вme est ordonnй
а quelque chose d'autre comme а sa fin ultime; et alors l'acte humain qui ne se
rapporte pas а Dieu comme а sa fin est toujours un pйchй mortel. Cependant, je parle de l'вme d'un homme
qui n'est pas ordonnйe а Dieu de faзon actuelle ou habituelle, parce qu'il
arrive parfois qu'un homme n'ordonne pas actuellement un acte а Dieu, alors
pourtant que cet acte ne contient de soi aucun dйsordre en raison duquel il ne
puisse кtre rapportй а Dieu; toutefois, parce que l'вme de cet homme est
rapportйe de faзon habituelle а Dieu comme а sa fin, cet acte-lа, non seulement
n'est pas un pйchй, mais il est mкme un acte mйritoire. Ainsi donc, il faut dire que si la gloire
est qualifiйe de vaine du fait qu'elle n'est pas rapportйe а Dieu comme а sa
fin, et cela parce que l'вme de l'homme qui se glorifie d'une chose n'est pas
tournйe vers Dieu de faзon actuelle ou habituelle, alors la vaine gloire est
toujours un pйchй mortel s: il en rйsulte, en effet, que l'homme se glorifie d'un
bien crйй sans le rapporter а Dieu comme а sa fin de faзon actuelle ou
habituelle. Si, par contre, la gloire est qualifiйe de
vaine du fait qu'elle n'est pas rapportйe а Dieu comme а sa fin, si on
considиre l'acte lui-mкme, acte qui ne peut кtre rap portй а la fin en raison
de son dйsordre, alors la vaine gloire n'est pas toujours un pйchй mortel,
parce qu'un quelconque dйsordre dans la gloire fait que cette gloire ne peut
кtre ordonnйe а Dieu; par exemple lorsque quelqu'un se glorifie de ce dont il
ne doit pas se glorifier, ou se glorifie plus qu'il ne doit, ou en omettant
quelque autre circonstance requise, et cependant il ne rйsulte pas de pйchй
mortel du fait de l'omission de n'importe quelle circonstance requise, mais
seulement lorsque l'acte dйsordonnй s'oppose а la loi de Dieu. Ainsi donc, il faut dire que le pйchй de
vaine gloire n'est pas toujours un pйchй mortel. Solutions des objections: 1. Le Seigneur parle
du cas oщ quelqu'un rapporte les oeuvres de la justice а la gloire humaine
comme а la fin derniиre s: alors la vaine gloire est pйchй mortel et exclut
entiиrement de la rйcompense йternelle. On peut dire cependant que, mкme lorsqu'elle
est pйchй vйniel, la vaine gloire exclut d'une rйcompense йternelle, non certes
de faзon absolue mais en raison d'un acte dйterminй, c'est-а-dire en tant qu'elle
fait que l'acte qui procиde de la vaine gloire n'est pas digne d'кtre rйmunйrй
d'une rйcompense йternelle, de mкme que le pйchй vйniel n'est pas digne d'кtre
rйmunйrй d'une rйcompense йternelle; toutefois, la vaine gloire qui est pйchй
vйniel n'exclut pas l'homme de faзon absolue de la rйcompense de la vie
йternelle. 2. C'est d'une double
maniиre que la vaine gloire enlиve les biens intйrieurs de l'homme: elle les
enlиve d'abord а considйrer l'acte des vertus intйrieures, par lesquelles on ne
mйrite pas la rйcompense de la vie йternelle si on accomplit ces actes par
vaine gloire, mкme si cette vaine gloire est pйchй vйniel; elle les enlиve d'une
autre maniиre, а considйrer les habitus intйrieurs eux-mкmes, dans la mesure oщ
elle prive l'homme des vertus intйrieures; mais cela, la vaine gloire ne le
rйalise qu'en tant qu'elle est pйchй mortel. 3. Cet argument
envisage la vaine gloire considйrйe selon que l'homme se glorifie en lui-mкme
de ses propres biens, sans les rapporter nullement а Dieu, ni de faзon
actuelle, ni de faзon habituelle, en tant que pйchй mortel. 4. Est qualifiй de
dangereux ce qui entraоne facilement quelqu'un а sa perte; or la vaine gloire
entraоne aisйment l'homme а sa perte, dans la mesure oщ elle le fait se confier
en lui-mкme; aussi est-elle dite le plus dangereux des pйchйs, non pas tant en
raison de sa gravitй propre, que parce qu'elle est une disposition а pйcher
plus gravement. 5. Il ne faut pas
penser que tous les pйchйs qui sont qualifiйs de capitaux sont des pйchйs
mortels par leur genre mкme; il s'ensuivrait autrement que tout pйchй de
gourmandise et de colиre serait pйchй mortel, ce qui est йvidemment faux. Aussi
n'est-il pas non plus nйcessaire que toute vaine gloire soit pйchй mortel, bien
que la vaine gloire soit un vice capital. Mais, parce qu'on appelle capital un
vice qui donne naissance а d'autres pйchйs, vйniels ou mortels, on peut dire
que tout pйchй qui est "capital" par rapport а des pйchйs mortels,
est pйchй mortel, а condition toutefois que l'expression de pйchй capital soit
entendue en ce sens qu'un pйchй naоt d'un autre pйchй, en tant qu'il est
ordonnй а la fin de celui-ci. Il est йvident en effet que celui qui est
tellement attachй а un pйchй qu'il veut, pour obtenir sa fin, pйcher
mortellement, pиche mortellement mкme en ce premier pйchй; ainsi, si quelqu'un
est а ce point attachй а la dйlectation du goыt qu'il veuille pour cela pйcher
mortellement, la gourmandise elle-mкme sera aussi pour lui pйchй mortel; de la
mкme faзon aussi, la vaine gloire est pйchй mortel, lorsque quelqu'un commet un
autre pйchй mortel en raison de cette vaine gloire. 6. De mкme que, dans
un royaume, c'est d'une certaine maniиre que sont dus au roi honneur et gloire,
et d'une autre qu'ils sont dus а un chef ou а un soldat, de mкme aussi, dans l'ensemble
des choses, une certaine gloire et un certain honneur sont dus а Dieu seul; et
si quelqu'un voulait se les approprier, il s'attribuerait ce qui est а Dieu, de
mкme que si un soldat dans un royaume dйsirait la gloire qui est due au roi, il
souhaiterait du fait mкme pour lui la dignitй royale. Or tous ceux qui dйsirent
la gloire en vain ne dйsirent pas tous l'honneur et la gloire dus а Dieu seul,
mais celle qui est due а l'homme en raison de quelque excellence; cependant,
ils pиchent parfois contre Dieu en ce qu'ils ne rapportent pas cette gloire а
la fin requise. Et de la sorte, bien qu'ils n'usurpent pas la gloire de Dieu
selon sa substance, ils l'usurpent pourtant quant а la maniиre de la possйder,
car c'est а Dieu seul qu'il convient de ne pas rapporter sa gloire а une autre
fin. 7. Quiconque
usurperait pour lui-mкme la gloire et l'honneur de la divinitй serait vraiment
idolвtre, comme nous lisons que nombre de tyrans l'ont fait, mais tous ceux qui
se glorifient vainement n'usurpent pas de cette maniиre la gloire divine; aussi
ne sont-ils pas tous idolвtres. 8. Йviter des pйchйs
moindres est le fait d'une vertu supйrieure, comme cela ressort de ce que dit
le Seigneur en saint Matthieu (5, 21-22): la justice qui йvite non seulement l'homicide,
mais mкme la colиre est plus haute que la justice de la loi ancienne qui dйfend
l'homicide. Aussi, du fait que mйpriser la vaine gloire est le propre d'une
haute vertu, on ne peut conclure que la vaine gloire soit un pйchй grave. 9. Plaire aux hommes
peut кtre bien ou mal dйsirй. En effet, si quelqu'un veut plaire aux hommes
pour pouvoir les faire grandir dans le bien, c'est chose ver tueuse et digne de
louange; aussi l'Apфtre dit-il (1 Cor., 10, 33; Rom. 15, 2): "Que
chacun plaise а son prochain pour le bien en vue d'йdifier, tout comme moi, je
plais а tous en tout." Mais vouloir plaire aux hommes en vue de la
seule gloire mondaine est un pйchй de vaine gloire, parfois mortel, c'est-а-dire
lorsque quelqu'un met sa fin dans la faveur humaine, en l'aimant plus que l'observation
des commandements de Dieu, et ainsi ce pйchй exclut du service de Dieu; mais
parfois il est vйniel, lorsque quelqu'un se rйjouit d'une maniиre dйsordonnйe
de la faveur des hommes, sans cependant s'opposer а Dieu, mais en lui restant
sou mis. 10. Dans les rйalitйs
morales, l'objet constitue l'espиce, non pas selon ce qu'il a de matйriel, mais
selon la raison formelle d'objet; or l'objet de la vaine gloire, selon qu'elle
est pйchй vйniel ou mortel, diffиre selon la raison formelle d'objet, а savoir
selon la diffйrence entre la fin et ce qui conduit а la fin: car il y a pйchй mortel
lorsqu'on place sa fin dans la gloire humaine, mais pйchй vйniel lorsqu'on ne
place pas sa fin en elle.
ARTICLE 3: LES FILLES DE
LA VAINE GLOIRE SONT-ELLES: LA DЙSOBЙISSANCE, LA JACTANCE, L'HYPOCRISIE, LA
DISPUTE, L'OBSTINATION, LA DISCORDE, LA PRЙSOMPTION DES NOUVEAUTЙS?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa -IIae, Question 21, a. 4; Question 37, a. 2; Question 132, a. 5.
Objections: Il semble que cette йnumйration ne
convienne pas. 1. Tous ces vices
paraissent en effet relever de la superbe, dont la vaine gloire est aussi une
fille. Donc les vices dont nous parlons ne doivent pas кtre comptйs parmi les
filles de la vaine gloire, mais ils doivent кtre comptйs en mкme temps que la
vaine gloire au nombre des filles de la superbe. 2. En outre, un pйchй
gйnйral ne doit pas кtre tirй de quelque autre pйchй. Or la dйsobйissance est
un pйchй gйnйral. Saint Ambroise dit en effet que le pйchй est "transgression
de la loi et dйsobйissance aux commandements du ciel". Donc la
dйsobйissance ne doit pas кtre comptйe comme fille de la vaine gloire. 3. En outre, la
jactance est la troisiиme espиce de la superbe, ce qui ressort de ce qu'on a
dit plus haut. Si donc la jactance йtait fille de la vaine gloire, il s'ensuivrait
que la superbe serait fille de la vaine gloire. Ce qui est faux de toute
йvidence, puisque la superbe est la mиre de tous les pйchйs, comme le dit saint
Grйgoire dans les Morales (XXXI, ch. 45). 4. En outre, les
disputes et les discordes paraissent dйriver surtout de la colиre. Or la colиre
est un vice capital distinct de la vaine gloire. Donc la discorde et la dispute
ne doivent pas кtre comptйes comme filles de la vaine gloire. Cependant: Il y a l'autoritй de saint Grйgoire qui,
dans les Morales (XXXI, 45), attribue ces filles а la vaine gloire. Rйponse: C'est selon la mкme raison formelle qu'un
vice est qualifiй de tкte ou de mиre, а savoir en tant que naissent de lui d'autres
vices qui sont ordonnйs а sa fin. En effet, cela convient а la fois а la notion
de tкte, selon que la tкte possиde la puissance de diriger ce qui est placй
sous elle (or toute rиgle de gouvernement se prend de la fin); et cela convient
а la notion de mиre la mиre est celle qui conзoit en elle-mкme. De lа vient qu'un
vice est qualifiй de mиre des autres vices qui naissent de la conception de sa
fin propre. Ainsi donc, йtant donnй que la fin propre
de la vaine gloire est la manifestation de l'excellence personnelle, sont
appelйs filles de la vaine gloire ces vices par lesquels l'homme tend а
manifester sa propre excellence. Or l'homme peut manifester cette excellence d'une
double faзon, soit directement, soit indirectement. Directement, ce sera ou par
des paroles, et c'est alors la jactance, ou bien par des actions rйelles
suscitant l'admiration, et c'est alors la prйsomption des nouveautйs (ce qui se
produit en effet de faзon nouvelle provoque d'habitude davantage l'admiration
des hommes); ou bien par des actions mensongиres, et c'est alors l'hypocrisie.
Indirectement, on manifeste son excellence en s'efforзant de montrer qu'on n'est
pas infйrieur а autrui. Et ceci se produit en quatre domaines d'abord pour l'intelligence,
et c'est l'obstination, par laquelle l'homme se fixe sur sa propre maniиre de
voir, sans vouloir croire а une opinion plus sage; deuxiиmement, pour la
volontй, et c'est alors la discorde, lorsque l'homme n'accorde pas sa volontй
propre avec la volontй de ceux qui sont meilleurs; troisiиmement, pour la
parole, et c'est la dispute, lorsque quelqu'un ne veut pas qu'un autre le
domine en paroles; quatriиmement, pour les actions, lorsque quelqu'un ne veut
pas soumettre ses actions а l'ordre d'un supйrieur, et c'est la dйsobйissance. Solutions 1. La superbe, comme
on l'a dit plus haut, se pose de faзon gйnйrale comme la mиre de tous les
vices, et c'est dans sa dйpendance que se placent les sept vices capitaux,
parmi lesquels la vaine gloire est celui qui a avec elle le plus d'affinitйs:
cette excellence que recherche la superbe, la vaine gloire se propose de la
manifester, et elle recherche une certaine excellence dans cette manifestation
mкme; c'est pourquoi, par voie de consйquence, toutes les filles de la vaine
gloire sont en affinitй avec la superbe. 2. La dйsobйissance
est comptйe comme fille de la vaine gloire en tant que pйchй spйcial, car elle
n'est rien d'autre alors que le mйpris du prйcepte; par contre, en tant que
pйchй gйnйral, la dйsobйissance signifie un йloignement absolu des
commandements de Dieu, ce qui parfois ne se produit pas du fait du mйpris, mais
par faiblesse ou par ignorance, comme le dit saint Augustin dans la Nature
et la Grвce (ch. 29). 3. La jactance est
comptйe comme une espиce de superbe quant а sa disposition intйrieure, par
laquelle quelqu'un dйsire son excellence au-delа de sa mesure propre, comme on
l'a dit; mais quant а son acte extйrieur, par lequel quelqu'un manifeste son
excellence par des paroles, elle appartient а la vaine gloire. 4. La dispute et la
discorde ne sont jamais causйes par la colиre s'il ne vient s'y ajouter la
vaine gloire, lorsque quelqu'un ne veut pas passer pour infйrieur en ramenant
sa volontй а la volontй d'autrui, ou en laissant ses paroles paraоtre moins
fortes que celles d'autrui.
QUESTION X: L'ENVIE
ARTICLE 1: L'ENVIE
EST-ELLE UN PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 36, a. 2.
Objections: Il semble que non. 1. Parce que, comme
le dit le Philosophe dans l'Йthique (II, 5), nous ne sommes ni louйs ni
blвmйs pour les passions; or l'envie est une passion, car comme le dit saint
Jean Damascиne dans la Foi, (II, 14): "L'envie est la tristesse
venant du bien d'autrui"; donc nul n'est objet de blвme а cause de l'envie.
Or tout pйchй rend quelqu'un digne de blвme. Donc l'envie n'est pas un pйchй. 2. En outre, ce qui n'est
pas volontaire n'est pas pйchй, comme le dit saint Augustin. Or l'envie йtant
une tristesse n'est pas chose volontaire, car comme le dit saint Augustin dans la
Citй de Dieu (XIV, 6): "La tristesse fait partie des choses qui nous
arrivent contre notre grй". Donc l'envie n'est pas un pйchй. 3. En outre, puisqu'au
mal s'oppose le bien, le bien ne meut pas au pйchй, qui est mal, comme aucun
йlйment contraire ne meut а son contraire. Or le motif de l'envie est le bien:
car Rйmi dit que l'envie est la douleur qui vient du bien du prochain. 4. En outre, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (XIV, 13) que dans tout pйchй, il y a
une conversion dйsordonnйe vers le bien changeant. Or l'envie n'est pas une
conversion vers quelque bien changeant, mais plutфt une aversion du bien,
puisque c'est la tristesse а propos du bien d'autrui. Donc l'envie n'est pas un
pйchй. 5. En outre, saint
Augustin dit dans le Libre Arbitre (I, 3) que tout pйchй vient du dйsir
sensuel. Or, puisqu'elle est une tristesse, l'envie ne procиde pas du dйsir
sensuel, qui est l'appйtit du plaisir. Donc l'envie n'est pas un pйchй. 6. En outre, ce qui n'a
pas la possibilitй d'кtre ne peut кtre un pйchй. Or il est impossible que
quelqu'un soit envieux, semble-t-il: йtant donnй que le bien est ce que tous
dйsirent, nul ne peut s'attrister du bien, ce qui est envier. Donc l'envie ne
peut кtre un pйchй. 7. En outre, tout
pйchй consiste en un certain acte. Or puisqu'elle est une tristesse, l'envie
entrave l'action qui a sa perfection par la dйlectation. Donc l'envie entrave
le pйchй, et n'est donc pas un pйchй. 8. En outre, les
actions morales sont qualifiйes de bonnes ou de mauvaises selon la raison
formelle de l'objet. Or l'objet de l'envie est le bien, comme on l'a dit,
puisque c'est la douleur qui vient du bien d'autrui. Donc l'acte d'envie est
bon, et ce n'est pas un pйchй. 9. En outre, le mal
de la peine se distingue du mal de la faute, comme cela ressort de saint
Augustin dans le Libre Arbitre (I, 1). Or l'envie est un certain mal de
peine, comme le dit saint Isidore dans le Souverain Bien (III, 25): "La
jalousie, c'est-а-dire l'envie, punit son auteur". Donc l'envie n'est pas
une faute. 10. En outre, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (XIV, 7) que tout pйchй est un amour
mauvais. Or l'envie n'est pas un amour mauvais, parce que l'amour fait se
rйjouir des biens d'un ami, et s'attrister de ses maux. Donc l'envie n'est pas
un pйchй. 11. En outre, il
paraоt plus grave de porter envie а quelqu'un а propos de ses biens spirituels
que de ses biens corporels. Or l'envie а propos des biens spirituels n'est pas
un pйchй, car saint Jйrфme dit а Laeta au sujet de l'йducation de sa fille: "Qu'elle
ait des compagnes avec qui elle apprenne, dont elle soit envieuse, dont les
йloges la touchent" (Ep., 107, 4). Donc l'envie n'est pas un pйchй. Cependant: Les dispositions extrкmes en matiиre
morale sont vicieuses. Or l'envie est une disposition extrкme, comme cela
ressort de l'Йthique (II, 9). Donc l'envie est un pйchй. Rйponse: L'envie est un pйchй par son genre mкme.
Йtant donnй que c'est de son objet que l'acte moral reзoit son espиce et qu'il
est classй dans un genre, on peut connaоtre qu'un acte moral est mauvais par
son genre, si l'acte lui-mкme n'est pas rapportй comme il convient а sa matiиre
ou а son objet. Or, il faut observer que l'objet de la
facultй appйtitive est le bien et le mal, comme les objets de l'intelligence
sont le vrai et le faux. Or tous les actes de la facultй appйtitive se ramиnent
а deux attitudes gйnйrales, а savoir la recherche et la fuite, comme aussi les
actes de la facultй intellectuelle se ramиnent а l'affirmation et а la
nйgation, en sorte que la recherche est а l'appйtit ce que l'affirmation est а
l'intelligence, et que la fuite est а l'appйtit ce que la nйgation est а l'intelligence,
comme le dit le Philosophe dans l'Йthique (VI, 2). Mais le bien a caractиre
d'attirance, puisque le bien est ce que tous dйsirent, comme cela est affirmй
dans l'Йthique (I, 1); au contraire, le mal a caractиre de rйpulsion,
parce que le mal va contre la volontй et l'appйtit, comme le dit Denys dans Les
Noms Divins (IV, 32). Ainsi donc, tout acte de la facultй
appйtitive qui concerne la recherche, et dont l'objet est un mal, est un acte
qui n'est convenable ni quant а sa matiиre ni quant а son objet; et c'est
pourquoi tous les actes de cette sorte sont mauvais par leur genre, ainsi aimer
le mal ou se rйjouir du mal; comme c'est aussi un vice de l'intelligence d'affirmer
le faux. De faзon semblable aussi, tout acte qui concerne la fuite et dont l'objet
est un bien, n'est convenable ni quant а sa matiиre ni quant а son objet, et c'est
pourquoi tout acte de cette sorte est un pйchй par son genre, ainsi haпr le
bien, le repousser et s'en attrister, parce que dans l'intelligence, c'est
aussi un vice de nier le vrai. Il ne suffit cependant pas, pour qu'un acte soit
bon, qu'il comporte la recherche du bien ou la fuite du mal, а moins que ce ne
soit la recherche d'un bien qui convient, et la fuite du mal qui lui est opposй:
pour le bien, dont la perfection tient а la plйnitude et а l'intйgritй de la
chose, sont requis plus d'йlйments que pour le mal, qui rйsulte de chaque
dйficience singuliиre, comme le dit Denys dans Les Noms Divins (IV, 30).
Or l'envie implique une tristesse qui vient du bien; aussi est-il йvident qu'elle
est de par son genre un pйchй. Solutions des objections: 1. Puisqu'une passion
est un mouvement de l'appйtit sensitif, comme le dit saint Jean Damascиne dans la
Foi (II, 22), considйrйe en elle-mкme, elle ne peut кtre vertu ou vice, ni
chose louable ou blвmable, parce que ces caractиres appartiennent а la raison;
mais en tant que l'appйtit sensitif est en un certain sens raisonnable, en tant
qu'il peut obйir а la raison, mкme les passions peuvent aussi а ce mкme point
de vue кtre dignes de louange ou de blвme, dans la mesure oщ elles peuvent кtre
rйglйes ou refrйnйes. Aussi le Philosophe dit-il au mкme endroit qu'on ne loue
ni ne blвme celui qui se met simplement en colиre, mais celui qui se met en
colиre de telle faзon, c'est-а-dire conformйment ou non а l'ordre de la raison. 2. Cette autoritй ne
dit pas que la tristesse soit un mouvement involontaire, mais que l'objet de la
tristesse est en quelque maniиre involontaire: mais rien n'empкche qu'а propos
d'une chose involontaire, il y ait un acte volontaire de l'homme, bon ou
mauvais, dans la mesure oщ on peut supporter bien ou mal une chose
involontaire. 3. Le bien, pris en
lui-mкme, meut toujours au bien; mais, en raison d'une dis position mauvaise de
la volontй, il arrive que quelqu'un soit mы au mal de l'envie en raison du
bien, comme il arrive aussi qu'en raison d'une disposition mauvaise du corps,
une nourriture saine lui soit nuisible. 4. Manquer d'un bien
est regardй comme ayant raison de mal, comme le dit le Philosophe dans l'Йthique
(V, 1); et а ce point de vue, s'opposer au bien par la tristesse revient au
mкme que de se tourner vers le mal, ce qui est conjoint а un bien muable aimй
de faзon dйsordonnйe. 5. De mкme que le
bien est naturellement antйrieur au mal, qui en est la privation, de mкme aussi
les passions de l'вme dont l'objet est le bien sont antйrieures naturellement
aux passions de l'вme dont l'objet est le mal, et qui pour cette rai son
naissent d'elles; c'est pourquoi la haine et la tristesse sont causйes par
quelque amour, dйsir ou plaisir, et а ce point de vue, l'envie est causйe par
quelque dйsir sensuel. 6. Personne ne peut s'attrister
du bien en tant que bien, mais on peut s'attrister du bien en tant qu'il est
perзu comme ayant raison de mal, vrai ou apparent: et c'est de cette maniиre
que l'envie est une tristesse du bien d'autrui, а savoir en tant qu'il s'oppose
а notre propre excellence. 7. De mкme que la
dйlectation est l'achиvement de sa propre opйration, de mкme empкche-t-elle une
action qui lui est йtrangиre, comme le dit le Philosophe dans l'Йthique
(X, 7): ainsi, celui qui prend plaisir а йtudier, йtudie davantage et s'occupe
moins d'autre chose. Ainsi donc, la tristesse qui vient du bien du prochain
empкche les actions qui tendent au bien du prochain, mais elle meut aux
opйrations contraires au bien du prochain. 8. De mкme que dans l'amour
du bien, il ne peut y avoir de pйchй sauf si ce qui est aimй, mкme saisi comme
ayant raison de bien, n'est cependant pas un vrai bien, mais un mal; de mкme
aussi la tristesse, qui porte sur un bien saisi comme un mal alors qu'il n'est
pas un mal vйritable mais apparent, est nйanmoins mauvaise, parce qu'elle ne s'accorde
pas avec un tel objet qui est un vrai bien: en effet, l'acte moral est rendu
bon par son objet, pour autant qu'il s'accorde avec lui. 9. A certains pйchйs
sont attachйs des chвtiments, et dans ce cas, le mкme acte est chвtiment et
faute sous diffйrents rapports: il est faute en tant qu'il procиde de la
volontй dйsordonnйe de l'homme, et comme tel ne vient pas de Dieu; il est aussi
peine, en tant qu'il comporte un certain tourment comme chвtiment, et cela
vient de Dieu, conformйment au verset du Psaume (49, 21): "Je te
reprendrai et je mettrai tout sous tes yeux"; et saint Augustin dit
dans les Confessions (I, 12): "Vous l'avez ordonnй, Seigneur, et il
en est ainsi, toute вme dйsordonnйe est son propre chвtiment." Et de cette
maniиre, l'envie peut кtre а la fois chвtiment et faute. 10. Tout pйchй est un
amour mauvais par sa cause, non par son essence: toute affection de l'вme, mкme
la tristesse, procиde de l'amour, comme saint Augustin le dit dans ce mкme
livre. 11. Aristote,
distinguant dans La Rhйtorique (II, 11) la jalousie de l'envie, dit que
la jalousie а propos de choses bonnes est le fait des gens vertueux: "En
effet, envier est mauvais, et le fait des mйchants". Le jaloux, en effet,
se prйpare lui-mкme, en raison de sa rivalitй, а recevoir des biens; l'envieux
au contraire cherche а ce que le prochain n'en ait pas, а cause de son envie:
car il y a envie lorsqu'on s'attriste de ce que le prochain ait des biens qu'on
n'a pas soi-mкme; il y a jalousie par contre loi s'attriste de n'avoir pas
soi-mкme les biens qu'a le prochain. Mais saint Jйrфme, dans l'autoritй citйe
plus haut, emploie envie pour jalousie: il est louable, en effet, que quelqu'un
qui apprend s'efforce d'apprendre ce qu'un autre apprend, conformйment а cette
consigne de l'Apфtre: "Rivalisez pour les dons supйrieurs" (I
Cor., 12, 31).
ARTICLE 2: L'ENVIE
EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 36, a. 3.
Objections: Il semble que non. 1. Saint Grйgoire dit
en effet dans les Morales (XXII, 11): "Il arrive d'habitude le plus
souvent que, sans perdre la charitй, la chute d'un ennemi nous rйjouit et sa
gloire nous attriste." Or c'est lа envier. Donc l'envie n'enlиve pas la
charitй et ainsi n'est pas appelйe pйchй mortel. 2. En outre, saint
Jean Damascиne dit dans la Foi (II, 22), que la passion est un mouvement
de l'appйtit sensible. Or ce mouvement est appelй sensualitй, comme le dit
saint Augustin dans la Trinitй (XII, 12); donc, puisque l'envie est une
passion de l'вme, elle est dans la sensualitй, dans laquelle il n'y a que pйchй
vйniel, comme le dit saint Augustin dans le mкme livre. Donc l'envie n'est pas
un pйchй mortel. 3. En outre, de mкme
que des actions bonnes par leur genre peuvent кtre mal accomplies, mais que
celles qui sont mauvaises par leur genre ne peuvent кtre accomplies de faзon
droite, comme le dit saint Augustin dans Contre le Mensonge (VII, 18),
de mкme les actes qui sont des pйchйs vйniels par leur genre peuvent devenir
mortels, mais ceux qui sont mortels par leur genre ne peu vent en aucune
maniиre кtre vйniels, comme cela ressort de l'homicide et de l'adultиre. Or
toute envie n'est pas pйchй mortel. Donc l'envie n'est pas pйchй mortel par son
genre. 4. En outre, dans un
mкme genre, un pйchй d'action est plus grave qu'un pйchй du coeur. Or empкcher
par un acte le bien du prochain n'est pas toujours pйchй mortel. Donc ce n'est
pas toujours un pйchй mortel que de s'attrister du bien du prochain, ce qui est
envier. 5. En outre, il ne
peut exister de pйchй mortel chez les hommes parfaits. Or il peut exister chez
eux par surprise un mouvement d'envie. Donc l'envie n'est pas pйchй mortel. 6. En outre, chez les
enfants qui ne parlent pas encore, il ne saurait y avoir de pйchй mortel, parce
qu'ils n'ont pas encore l'usage de la raison, en laquelle seule rйside le pйchй
mortel. Or l'envie peut exister chez les enfants: saint Augustin dit, dans les
Confessions (I, 7, 11): "J'ai vu et connu par expйrience un enfant
envieux; il ne parlait pas encore et il regardait, pвle et le visage amer, son
frиre de lait." Donc l'envie n'est pas pйchй mortel. 7. En outre, tout
pйchй mortel s'oppose а l'ordre de la charitй. Or l'envie, qui s'attriste du
bien du prochain parce qu'il entraоne un dommage personnel, ne s'oppose pas а l'ordre
de la charitй, selon lequel chacun doit s'aimer davantage qu'autrui, et les
plus proches plus que les йtrangers, comme le dit saint Ambroise. Donc l'envie
n'est pas un pйchй mortel. 8. En outre, tout
pйchй mortel s'oppose а une vertu. Or l'envie n'est pas contraire а une vertu,
mais а une certaine passion que le Philosophe nomme une juste indignation, "nemesis",
dans l'Йthique (II, 9). L'envie n'est donc pas pйchй mortel. Cependant: 1) Il y a ce que dit
saint Grйgoire dans les Morales (V, 46), en commentant ce texte des
Proverbes (14, 30): "L'envie est la carie des os." "Par
le vice de l'envie, dit-il, mкme les actes forts des vertus pйrissent aux yeux
de Dieu." Or il n'y a que le pйchй mortel qui puisse faire cela. Donc l'envie
est un pйchй mortel. 2) En outre, dans l'Itinйraire
de Clйment, on raconte que Pierre a dit qu'il y a trois pйchйs qui mйritent une
peine йgale: lorsqu'on tue de sa main, lorsqu'on dйnigre par sa langue, et
lorsqu'on envie ou hait dans son coeur. Or l'homicide est un pйchй mortel. Donc
l'envie l'est aussi. 3) En outre, saint
Isidore dit, dans le Souverain Bien (III, 25): "Il n'y a aucune
vertu а laquelle ne s'oppose l'envie, car seule la misиre est exempte d'envie."
Or rien ne s'oppose а toute vertu sinon le pйchй mortel. Donc l'envie est un
pйchй mortel. 4) En outre, saint
Augustin dit, sur ce verset du Psaume (104, 25): "Il changea leur coeur
pour qu'ils haпssent son peuple": "L'envie est la haine du
bonheur d'autrui". Or la haine est une colиre invйtйrйe, comme il le dit
lui-mкme dans son Commentaire littйral sur la Genиse (XI). Donc toute
envie est chose invйtйrйe, et ainsi ne peut кtre pйchй vйniel comme les fautes
de surprise. 5) En outre, rien ne
fait mourir spirituellement sinon le pйchй mortel. Or l'envie tue
spirituellement, conformйment а ce verset de Job (5, 2): "L'envie tue l'enfant",
et а propos de ce passage de l'Apфtre: "Nous sommes la bonne odeur du
Christ" (II Cor. 2, 15), la Glose dit: "Cette odeur ranime ceux qui
aiment et tue les envieux." Donc l'envie est un pйchй mortel. Rйponse: Comme on l'a dйjа dit, le genre ou l'espиce
de l'acte moral se prend selon la matiиre ou l'objet; de lа vient aussi que l'acte
moral est qualifiй de bon ou de mauvais selon son genre. Or la vie de l'вme est
rйalisйe par la charitй qui nous unit а Dieu, par qui l'вme vit; aussi est-il
dit en saint Jean (I, 3, 14): "Qui n'aime pas demeure dans la
mort", car la mort est la privation de la vie. Quand donc, par comparaison d'un acte avec
sa matiиre, on discerne quelque chose qui s'oppose а la charitй, il y a
nйcessitй а ce que cet acte soit un pйchй mortel par son genre; ainsi le fait
de tuer un homme implique quelque chose qui s'oppose а la charitй, par laquelle
nous aimons le prochain et voulons qu'il vive, qu'il existe et qu'il possиde
les autres biens: cela fait partie de l'essence de l'amitiй, comme le dit le
Philosophe dans l'Йthique (IX, 4); et c'est pourquoi l'homicide est par
son genre un pйchй mortel. Si au contraire, par comparaison de l'acte
avec son objet, rien n'apparaоt qui s'oppose а la charitй, ce n'est pas un
pйchй mortel par son genre, ainsi dire une parole vaine ou quelque chose
semblable; ces actions cependant peuvent devenir pйchйs mortels а cause d'un
autre йlйment qui survient, comme on l'a йtabli plus haut. Or envier implique
quelque chose qui s'oppose а la charitй, par seule comparaison de l'acte avec
son objet: car il est de l'essence de l'amitiй que nous voulions au prochain
des biens comme а nous-mкmes, ainsi qu'il est dit dans l'Йthique (IX,
4), du fait que l'ami est en quelque maniиre un autre soi-mкme; aussi le fait
de s'attrister du bonheur d'un autre s'oppose manifestement а la charitй, en
tant que c'est par elle que nous aimons le prochain. Aussi saint Augustin
dit-il dans la Vraie Religion (XLVII, 90): "Qui envie celui qui
chante bien n'aime pas celui qui chante bien." De lа vient que l'envie est
un pйchй mortel par son genre. Il faut remarquer pourtant que, dans un
genre de pйchй mortel, on peut trouver un acte qui n'est pas pйchй mortel en
raison de son imperfection, parce qu'il n'atteint pas а la raison parfaite de
ce genre. Ceci peut se produire d'une double maniиre: d'abord du cфtй du
principe actif, parce que cet acte ne procиde pas d'une dйlibйration de la
raison, qui est le principe actif propre et principal des actes humains; aussi
les mouvements soudains, mкme s'ils appartiennent au genre de l'homicide ou de
l'adultиre, ne sont pas des pйchйs mortels, parce qu'ils n'ont pas parfaitement
raison d'acte moral, dont le principe est la raison. Cela peut se produire d'une
autre maniиre du cфtй de l'objet qui, en raison de sa faible importance, n'a
pas parfaite raison d'objet; car ce qui est insignifiant est tenu pour rien par
la raison, comme cela ressort dans l'espиce du vol: si quelqu'un prend dans le
champ d'un autre un йpi ou quelque chose de ce genre, il ne faut pas croire qu'il
pиche mortellement, parce que cela est tenu pour rien, aussi bien par celui qui
prend que par celui а qui l'objet mкme appartient. D'aprиs cela, il peut donc arriver qu'un
mouvement d'envie ne soit pas un pйchй mortel, bien que l'envie soit un pйchй
mortel par son genre, а cause de l'imperfection du mouvement lui-mкme, soit
parce qu'il est soudain et ne procиde pas de la raison dйlibйrйe, soit parce qu'un
homme s'attriste d'un bien du prochain qui est si insignifiant qu'il ne paraоt
pas кtre un bien, par exemple si quel qu'un porte envie а un compagnon de jeu
de ce qu'il le bat dans ce jeu, par exemple а la course ou en quelque amusement
de ce genre. Solutions des objections: 1. Parce que, dans la
dйfinition d'une chose, on n'indique pas ce qui est accidentel, mais seulement
ce qui est essentiel, quand on dit que l'envie est la tristes se qui vient du
bonheur ou de la gloire d'autrui, il faut le comprendre au sens oщ on s'attriste
du bonheur mкme d'autrui en tant que tel, et oщ on s'en attriste pour la raison
prйcise qu'on veut exceller de faзon singuliиre; aussi on appelle proprement
envieux celui qui est dйpassй par autrui en gloire ou en bonheur, et qui s'en
attriste. Mais il arrive que l'on s'attriste du bonheur d'autrui pour d'autres
raisons, qui n'ont pas de rapport avec l'envie, mais parfois avec d'autres
vices. Car quiconque hait quelqu'un s'attriste de
son bonheur, non en tant que c'est une certaine excellence, mais en tant que c'est
simplement un bien de celui qu'il hait lorsqu'on veut du mal а un ennemi, il en
rйsulte que l'on s'attriste de tous ses biens. Aussi la diffйrence entre celui
qui envie et celui qui hait est prйcisйment que celui qui envie ne s'attriste
du bien d'autrui que parce qu'il est surpassй, ou parce qu'il perd le caractиre
singulier de sa propre gloire, tandis que celui qui hait s'attriste de n'importe
quel bien de son ennemi. Il peut y avoir aussi une autre raison pour laquelle
on s'attriste du bonheur d'autrui, la crainte qu'il n'en rйsulte un dommage
pour soi ou pour certaines personnes que l'on aime; et c'est davantage le fait
de la crainte que de l'envie, comme le dit le Philosophe dans la Rhйtorique
(II, 9). Or il arrive que la crainte soit bonne ou mauvaise aussi cette
tristesse peut-elle se produire tantфt avec pйchй, lorsque la crainte est
mauvaise, et tantфt sans pйchй, lorsque la crainte est bonne; aussi saint
Grйgoire, expliquant les paroles dйjа citйes, ajoute que: "Voici ce que
nous croyons nous croyons qu'aprиs la chute d'un homme, certains se relиveront
heureusement; et nous craignons qu'avec sa prospйritй, beaucoup ne soient
injustement opprimйs." C'est pourquoi il ajoute encore que cette tristesse
est sans pйchй d'envie. 2. Lorsque le
mouvement ne vient que de la sensualitй, il ne peut кtre pйchй mortel, mais
lorsque le mouvement de tristesse vient d'une dйlibйration de la rai son, il n'appartient
plus alors seulement а la sensualitй, mais aussi а la raison, et c'est pourquoi
il peut кtre pйchй mortel. On pourrait dire cependant aussi que les noms de ce
genre de passion signifient parfois les simples mouvements de la volontй
eux-mкmes, et selon ce point de vue, la tristesse ne rйsidera pas dans la
sensualitй, mais dans la partie raisonnable. 3. Ce qui est mortel
par son genre ne peut devenir vйniel si l'acte est parfait; cela peut cependant
arriver en raison de l'imperfection de l'acte, comme on l'a dit. 4. Il est possible d'empкcher
le bien du prochain sans pйchй mortel, en raison de l'imperfection de l'acte,
parce que le bien empкchй n'a pas pleinement raison de bien, ou qu'il est
insignifiant, ou qu'il n'est pas un bien dы. 5. Un mouvement d'envie
venant par surprise est imparfait; et un tel mouvement d'envie existe aussi
chez les enfants qui n'ont pas l'usage de la raison. 6. Aussi la rйponse а
l'objection 6 est-elle йvidente. 7. Lorsque quelqu'un
s'attriste du bonheur d'un autre а cause du dommage qui le menace, lui ou les
siens, cette tristesse n'est pas le fait de l'envie, mais de la crainte; il en
rйsulte que, comme on l'a dit, elle peut parfois exister sans pйchй. 8. L'envie concerne
deux objets, car elle est une tristesse qui provient du bon heur de quelqu'un
qui est bon. Et de ce fait, elle peut s'opposer а deux vertus: du point de vue
du bonheur dont on s'attriste, elle s'oppose а la misйricorde, qui s'attriste
du malheur des bons; mais du point de vue du bien dont le succиs attriste, elle
s'oppose а la colиre par zиle, ce qu'on entend par "nemesis",
lors: qu'on s'attriste de ce que les mйchants soient heureux dans leur impiйtй.
Et bien que misйricorde et "nemesis" paraissent des passions,
а en juger d'aprиs la nature de la tristesse, en tant cependant que survient le
choix de la raison, elles reзoivent raison de vertu. De mкme, il est facile de rйsoudre les difficultйs soulevйes en sens
contraire: 1) Saint Grйgoire
parle ici de l'envie en tant qu'elle est pйchй mortel. Et c'est une telle envie
de coeur que parle le Bienheureux Pierre, laquelle mйrite bien une peine йgale
а celle de l'homicide quant au genre de la peine, puisque l'un et l'autre
mйritent la peine йternelle. 2) Aussi la rйponse а
l'objection 2) est-elle йvidente. 3) Le pйchй mortel s'oppose
а la vertu du pйcheur, mais l'envie, comme le dit saint Isidore, s'oppose а
toute vertu, non de celui mкme qui pиche, mais d'autrui; aussi ne pourrait-on
pas prouver par lа que l'envie soit un pйchй mortel. 4) L'envie n'est pas
la haine de l'homme, mais de son bonheur, selon que sous la haine sont
contenues toutes les passions de l'вme qui tendent au mal et qui dйrivent de la
haine. Ce qui est dit, que la haine est une colиre invйtйrйe, ne signifie pas
qu'il en soit de toute haine comme de tel mouvement particulier, mais qu'une
colиre invйtйrйe cause de la haine. 5) Ces autoritйs
parlent de l'envie en tant qu'elle est pйchй mortel.
ARTICLE 3: L'ENVIE
EST-ELLE UN VICE CAPITAL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa -llae, Question 36, a. 4.
Objections: Il semble que non. 1. Parce que c'est le
propre d'un vice capital d'avoir des filles, mais il ne lui appartient pas d'кtre
lui-mкme la fille d'un autre vice; or l'envie est fille de la superbe, comme le
dit saint Augustin dans la Sainte Virginitй (ch. 31). Donc l'envie n'est
pas un vice capital. 2. En outre, comme on
l'a dйjа dit, l'envie est une certaine tristesse. Or la tristesse implique un
certain terme du mouvement de l'appйtit: c'est lorsque l'homme tombe dans le
mal qu'auparavant il haпssait qu'il s'attriste. Donc l'envie n'est pas un vice
capital, parce qu'il appartient а la notion de vice capital que tous les autres
vices naissent de lui. 3. En outre, а chaque
vice capital sont attribuйes des filles. Or l'envie ne semble pas avoir de
filles; en effet, saint Grйgoire lui assigne dans les Morales (XXXI, 45)
cinq filles, qui sont la haine, la mйdisance, la diffamation, la joie du
malheur d'autrui, la tristesse de son bonheur; et aucun de ces vices ne semble
кtre fille de l'envie, car la haine naоt davantage de la colиre; la mйdisance,
la diffamation et la joie du malheur d'autrui viennent de la haine; quant а la
tristesse de son bon heur, il semble qu'elle s'identifie avec l'envie. L'envie
n'est donc pas un vice capital. Cependant: Saint Grйgoire, dans les Morales
(XXXI, 45), compte l'envie parmi les vices capitaux. Rйponse: Comme on l'a dit plus haut, les vices
capitaux sont ceux qui, par nature, donnent naissance а d'autres vices selon la
raison de cause finale. Or la fin a raison de bien; et c'est de la mкme faзon
que l'appйtit tend au bien et а la jouissance du bien, qui est la dйlectation;
c'est pourquoi, de mкme que l'appйtit est mы а faire quelque chose par la visйe
du bien, de mкme l'est-il aussi par la visйe de la dйlectation. Or il faut remarquer que, de mкme que le
bien est la fin de ce mouvement de l'appйtit qu'est la poursuite, de mкme le
mal est la fin du mouvement de l'appйtit qu'est la fuite: comme en effet quelqu'un
qui veut obtenir un bien le poursuit, de mкme quelqu'un qui veut кtre exempt d'un
mal le fuit; et comme la dйlectation est la jouissance du bien, ainsi la
tristesse est-elle un certain йtat mauvais oщ l'вme est opprimйe par le mal; et
c'est pourquoi, du fait que l'homme rejette la tristesse, il est amenй а faire
de nombreux actes par lesquels il repousse la tristesse, ou а faire ce а quoi
incline la tristesse. Comme donc l'envie est la tristesse de la gloire d'autrui
en tant qu'elle est saisie comme un mal, il en rйsulte que l'homme, poussй par
l'envie, est portй а accomplir de faзon dйsordonnйe des actions contre le
prochain, et sous cet aspect, l'envie est un vice capital. Or, dans cette entreprise de l'envie, on
peut distinguer ce qui est principe de ce qui est terme. Le principe, c'est que
l'on empкche la gloire d'autrui qui attriste cela se fait en diminuant ses
biens, ou en disant du mal de lui, soit de faзon cachйe par la mйdisance, soit
de faзon ouverte par la diffamation. Pour ce qui est du terme de cet effort, on
peut le considйrer sous un double point de vue d'abord par rapport а celui que
l'on envie, et dans ce cas, le mouvement d'envie s'achиve parfois en haine: non
seulement on s'attriste de l'excellence supйrieure d'autrui, mais plus encore,
on veut son mal sans autre considйration. D'une seconde maniиre, on peut considйrer
le terme de cet effort par rapport а celui mкme qui envie: s'il peut
effectivement obtenir la fin visйe, et diminuer la gloire du prochain, il se
rйjouit, et ainsi on compte comme fille de l'envie la joie du malheur d'autrui;
si au contraire il ne peut atteindre le but qu'il se proposait, diminuer la
gloire du prochain, il s'attriste et ainsi, on compte comme fille de l'envie la
tristesse du bonheur du prochain. Solutions des objections: 1. Comme le dit saint
Grйgoire dans les Morales (XXXI, 45), la superbe est la mиre commune de
tous les vices; aussi, du fait que l'envie est fille de la superbe, n'est-il
pas exclu que l'envie soit un vice capital. 2. Mкme si la
tristesse est un terme dans l'exйcution, elle est cependant premiиre dans l'intention,
dans la mesure oщ de nombreux autres mouvements nais sent de la fuite de la
tristesse. 3. Rien ne s'oppose а
ce que les mкmes vices naissent de vices diffйrents selon des points de vue
diffйrents. La haine naоt donc de la colиre en tant que celui qui a provoquй la
colиre a fait une blessure; mais elle naоt de l'envie en tant que le bien de
celui que l'on envie est perзu comme un obstacle а sa propre excellence. De
faзon similaire, la mйdisance, la diffamation et la joie du malheur d'autrui
naissent de la haine en tant qu'elle diminue tout bien et recherche tout mal
pour son ennemi. Ces dispositions viennent de l'envie pour le seul motif de
faire dis paraоtre la supйrioritй. Quant а la tristesse du bonheur d'autrui,
c'est d'une certaine faзon l'envie mкme, et d'une certaine faзon sa fille: si
on s'attriste du bon heur d'autrui en tant qu'il s'oppose а la supйrioritй
particuliиre de quelqu'un, c'est alors l'envie elle-mкme; par contre, si on s'attriste
du bonheur d'autrui pour cette raison qu'il vient s'opposer а un effort pour l'empкcher,
on a alors une fille de l'envie.
QUESTION XI L'ACЙDIE
ARTICLE 1: L'ACЙDIE
EST-ELLE UN PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa Question 35, a. 1.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, vertu et
pйchй sont dans le mкme genre, puisqu'ils sont des contraires. Or la vertu est
dans le genre de l'amour: saint Augustin dit en effet, dans les Moeurs de l'Йglise
(I, 15) et dans la Citй de Dieu (XV, 22), que la vertu est l'ordre de l'amour.
Donc, comme l'acйdie n'est pas dans le genre de l'amour, mais est plutфt une
certaine tristesse, comme le dit saint Jean Damascиne, il semble que l'acйdie
ne soit pas un pйchй. 2. En outre, sur le
verset du Psaume (106, 3) qui commence par: "Rendez grвces...", la
Glose dйsigne quatre tentations qui sont l'erreur, la difficultй а vaincre les
dйsirs sensuels, le dйgoыt et les orages du monde. Or l'erreur, la difficultй
et les orages du monde ne sont pas des pйchйs. Donc le dйgoыt, qui est l'acйdie,
n'est pas non plus un pйchй. 3. En outre, tout
pйchй vient de l'homme, conformйment а ce passage d'Osйe (13, 9): "Ta
ruine vient de toi, Israлl." Or, du fait qu'elle est une tristesse, l'acйdie
ne vient pas de l'homme, parce que, sur ce passage de la Deuxiиme Lettre aux
Corinthiens (9, 7): "sans tristesse ni contrainte", la Glose dit: "Si
tu agis avec tristesse, cela vient de toi, ce n'est pas toi qui le fais."
Donc l'acйdie n'est pas un pйchй. 4. En outre, il ne
peut arriver qu'un acte soit а la fois mйritoire et pйchй. Or tel acte accompli
avec acйdie est mйritoire: par exemple, lorsque quelqu'un jeыne par voeu ou
obйissance, alors pourtant que ce jeыne l'attriste; et ainsi il y a bien ici
acйdie, qui est la tristesse du bien spirituel de la vertu. Donc l'acйdie n'est
pas toujours un pйchй. 5. En outre, saint
Jean Damascиne dit dans la Foi (II, 14) que l'acйdie est une tristesse
accablante. Or l'accablement semble кtre davantage une peine qu'une faute. Donc
l'acйdie n'est pas un pйchй, mais plutфt une peine. 6. En outre, l'acйdie
paraоt кtre la tristesse ou le dйgoыt du bien intйrieur, dont il est parlй dans
la Glose sur ce verset du Psaume (106, 18): "Leur вme abhorrait tout
aliment." Si donc l'acйdie est un pйchй, elle est pйchй parce qu'elle
ne reзoit pas le bien spirituel, ou parce qu'aprиs l'avoir mйprisй, elle reзoit
le bien corporel. Or elle ne peut кtre pйchй parce qu'elle ne reзoit pas le
bien spirituel, parce que le fait de ne pas le recevoir n'est pas un acte mais
une certaine privation, or toute louange et tout blвme font suite а un acte,
comme le dit le Philosophe dans l'Йthique (I, 18), et le blвme est dы au
pйchй; il reste donc, si l'acйdie est un pйchй, qu'elle est pйchй parce qu'aprиs
avoir mйprisй le bien spirituel, elle poursuit quelque bien corporel; or la
poursuite du bien paraоt concerner le concupiscible, comme la fuite du mal l'irascible.
Il semble donc que l'acйdie rйsiderait dans le concupiscible, alors qu'elle
semblerait plutфt appartenir а l'irascible. 7. En outre, saint
Grйgoire dit dans les Morales (XXXI, 45) que l'acйdie est une tristesse
intйrieure de l'вme а cause de laquelle on prie ou psalmodie avec moins de
dйvotion. Or il n'est pas au pouvoir de l'homme de prier avec dйvotion; donc il
n'est pas au pouvoir de l'homme d'йviter l'acйdie. L'acйdie n'est donc pas un
pйchй, parce que personne ne pиche en ce qu'il ne peut йviter. 8. En outre, saint
Jean Damascиne, dans la Foi (II, 14), pose que l'acйdie est une espиce
de la tristesse, qui est l'une des quatre passions. Or les passions ne sont pas
des pйchйs, parce que nous ne sommes pas objet de louange ou de blвme а leur
propos. Donc l'acйdie n'est pas un pйchй. 9. En outre, ce que
choisit le sage n'est pas un pйchй. Or le sage choisit l'acйdie ou la tristesse:
on dit, en effet, dans l'Ecclйsiaste (7, 5): "Le coeur du sage est lа oщ
est la tristesse." Donc l'acйdie ou tristesse n'est pas un pйchй. 10. En outre, ce que
Dieu rйcompense n'est pas un pйchй. Or Dieu rйcompense la tristesse, car il est
dit des mйchants au dernier chapitre de Malachie (3, 14): "Quel profit
avons-nous eu d'avoir gardй ses prйceptes et d'avoir marchй dans la tristesse
devant lui ?" Donc l'acйdie ou tristesse n'est pas un pйchй. Cependant: Saint Grйgoire, dans les Morales
(XXXI, 45), compte l'acйdie parmi les autres pйchйs, et de mкme saint Isidore
dans le Souverain Bien (IV, 40). Rйponse: Comme cela ressort de saint Jean
Damascиne, l'acйdie est une certaine tristes se, aussi saint Grйgoire, dans les
Morales (XXXI, 45), place-t-il parfois la tristesse а la place de l'acйdie;
or l'objet de la tristesse est un mal prйsent, comme le dit saint Jean
Damascиne. Or, de mкme qu'il y a un double bien, l'un qui est le bien vйritable
et l'autre qui est un bien apparent, parce qu'il est bon sous un certain
rapport (il n'est pas le bien vйritable puisqu'il n'est pas bon absolument
parlant); de mкme il existe aussi un double mal, l'un qui est le mal vйritable
et absolument parlant, et l'autre qui est un mal apparent et sous un certain
rapport, et qui est vraiment un bien, absolument parlant. Ainsi donc, l'amour, le dйsir et le
plaisir qui portent sur un bien vйritable sont dignes de louange, mais ceux qui
portent sur un bien apparent et non vйritable sont rйprйhensibles; ainsi encore
la haine, le dйgoыt et la tristesse qui portent sur ce qui est vraiment un mal
sont dignes de louange, mais ceux qui portent sur ce qui est un mal sous un
certain rapport, ou apparaоt un mal, et qui est un bien absolument parlant,
sont rйprйhensibles et pйchйs. Or l'acйdie est le dйgoыt ou la tristesse du
bien spirituel et intйrieur, comme le dit saint Augustin а propos du verset du
Psaume (106, 18): "Leur вme abhorrait tout aliment"; et c'est
pour quoi, comme le bien spirituel et intйrieur est un vrai bien et ne peut
кtre qu'un mal apparent, dans la mesure oщ il s'oppose aux dйsirs charnels, il
est йvident que l'acйdie, pour ce qui est d'elle, possиde le caractиre de
pйchй. Mais il faut remarquer que, puisque l'acйdie
est une tristesse, elle peut s'envisager sous un double aspect: d'abord en tant
qu'elle est un acte de l'appйtit sensitif, et d'une autre maniиre, en tant qu'elle
est un acte de l'appйtit intellectuel, qui est la volontй: en effet, tous les
noms de ce genre de dispositions, en tant qu'elles sont des actes de l'appйtit
sensitif, sont des passions, mais en tant qu'elles sont des actes de l'appйtit
intellectuel, ce sont de simples mouvements de volontй. Or le pйchй rйside
proprement et par soi dans la volontй, comme le dit saint Augustin. C'est
pourquoi, si l'acйdie dйsigne l'acte de la volontй qui fuit le bien intйrieur
et spirituel, elle peut avoir parfaite raison de pйchй; mais si elle est prise
comme l'acte de l'appйtit sensitif, elle n'a raison de pйchй que de par la
volontй, c'est-а-dire en tant que ce mouvement peut кtre empкchй par la volontй
aussi, s'il n'est pas empкchй, il a un certain caractиre de pйchй, mais
imparfait. Solutions des objections: 1. L'amour est le
principe de toutes les affections, comme cela ressort de saint Augustin dans la
Citй de Dieu (XIV, 7); et c'est pourquoi, quand on dit que la vertu est l'ordre
de l'amour, le prйdicat est attribuй selon la cause, non selon l'essence: ce n'est
pas toute vertu qui, par son essence, est amour, mais toute affection vertueuse
dйrive d'un amour ordonnй, et semblablement, toute affection vicieuse dйrive d'un
amour dйsordonnй. 2. Cette faзon de
raisonner ne vaut pas; il n'y a pas de nйcessitй, en effet, а ce que tout ce
qui est attribuй а l'un des йlйments qui divisent une essence commune, soit
attribuй aussi aux autres: comptйs ensemble en tant qu'ils divisent une essence
commune, ils sont unis quant а cet йlйment commun, mais il n'est pas nйcessaire
qu'ils le soient quant а n'importe quel autre. Aussi ces quatre attitudes s'accordent-elles
en ce qu'elles ont de commun, qui est la tentation; mais rien n'empкche
toutefois que l'une soit un pйchй et que les autres ne le soient pas; de mкme,
la tentation qui vient de la chair n'est pas sans pйchй, alors que la tentation
qui vient de l'ennemi peut кtre absolument sans pйchй. 3. Les actes qui s'accomplissent
par tristesse ou par crainte sont mкlйs de volontaire et d'involontaire, comme
il est dit dans l'Йthique (III, 1), et dans la mesure oщ ils comportent
de l'involontaire, ils ne sont pas de nous; pourtant le mouvement de tristesse
lui-mкme vient de nous. 4. Rien ne s'oppose а
ce qu'une oeuvre, considйrйe en elle-mкme, soit source de tristesse, et qu'elle
soit cependant source de joie en tant qu'elle est rapportйe au service de Dieu;
aussi dit-on que les martyrs eux-mкmes ont semй dans les larmes, comme l'expose
saint Augustin; et cette tristesse de la souffrance n'est pas de l'acйdie parce
qu'elle ne porte pas sur le bien intйrieur, mais sur le mal extйrieur car les
martyrs se rйjouissaient du bien intйrieur, et cette joie йtait d'autant plus
mйritoire que le mal extйrieur apportait plus de tristesse. De faзon similaire,
si en accomplissant volontairement une tвche prescrite par l'obйissance ou un
prйcepte, quelqu'un s'attriste d'un travail humiliant ou pйnible, cette
tristesse n'est pas l'acйdie, parce qu'elle ne porte pas sur le bien intйrieur,
mais sur le mal extйrieur. 5. La tristesse est
qualifiйe d'accablante en tant qu'elle accable le coeur et l'empкche de se
reprendre pour agir, et а ce point de vue, cet accablement de tristesse а cause
du bien a davantage raison de faute que de peine, parce que son origine vient
de nous. 6. L'irascible et le
concupiscible ne se distinguent pas selon la poursuite et la fuite, parce qu'il
revient а une mкme puissance de poursuivre le bien et de fuir le mal opposй, mais
ils se distinguent en tant qu'а l'irascible revient la poursuite ou la fuite du
bien ou du mal ardu, et au concupiscible la poursuite ou la fuite du bien
absolument parlant. Et de la sorte, de mкme que l'espoir et la crainte appartiennent
а l'irascible, de mкme la joie et la tristesse appartiennent au concupiscible;
aussi, en tant que dйgoыt spirituel rйside dans l'appйtit sensitif, elle a pour
objet le concupiscible. Cependant, rien n'oblige а ce que le dйgoыt spirituel
ne soit pas un pйchй: du fait qu'elle fuit le bien spirituel d'une part, parce
que la fuite elle-mкme est un certain mouvement de l'appйtit, et non pas une
simple privation, et d'autre part parce que, mкme si elle йtait une simple
privation (ne pas recevoir le bien spirituel), cela mкme pourrait avoir raison
de faute et, dans ce cas, on dit que c'est un pйchй d'omission. 7. La dйvotion de l'homme
vient de Dieu. Pourtant, en tant que l'homme peut se disposer а avoir de la
dйvotion, ou mкme empкcher la dйvotion, le manque de dйvotion est un pйchй bien
que, dans l'autoritй allйguйe, on ne dise pas que l'acйdie soit le manque de
dйvotion, mais qu'elle en procиde. 8. Saint Jean
Damascиne ne parle pas de l'acйdie en tant qu'elle est un pйchй, c'est-а-dire
en tant que tristesse du bien spirituel intйrieur, mais de maniиre universelle,
en tant que tristesse causйe par n'importe quel mal; et c'est pourquoi il parle
de l'acйdie en tant qu'espиce de passion, non en tant que pйchй. 9 et 10. Ces
arguments envisagent la tristesse de ce qui est un mal absolument parlant,
laquelle est digne de louange.
ARTICLE 2: L'ACЙDIE
EST-ELLE UN PЙCHЙ SPЙCIAL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 35, a. 2.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, puisque
l'acйdie est une tristesse, elle s'oppose а la jouissance. Or la jouissance n'est
pas une vertu spйciale: car tout homme vertueux se rйjouit dans l'acte de sa
propre vertu, comme cela ressort de l'Йthique (I, 13). Donc la tristesse
qui porte sur le bien spirituel n'est pas un pйchй spйcial. 2. En outre, ce qui
est la consйquence de tout pйchй n'est pas un pйchй spйcial. Or la tristesse du
bien spirituel est la consйquence de tout pйchй: est cause de tristesse pour
chacun ce qui lui est contraire, or а chaque pйchй est contraire un certain
bien spirituel d'une vertu. L'acйdie n'est donc pas un pйchй spйcial. 3. Mais on pourrait
dire que l'acйdie s'attriste du bien spirituel sous un motif spйcial, а savoir
en tant qu'il empкche le repos du corps. - On objecte а cela que convoiter le
repos du corps relиve des vices de la chair. Or c'est par un mкme motif qu'on
dйsire quelque chose et qu'on s'attriste de ce qui l'empкche; si donc l'acйdie
n'est un pйchй spйcial qu'en tant qu'elle empкche le repos du corps, il s'ensuivrait
que l'acйdie serait un pйchй charnel, alors que saint Grйgoire le compte
pourtant parmi les pйchйs spirituels, comme cela ressort des Morales
(XXXI, 45). Donc l'acйdie n'est pas un pйchй spйcial. Cependant: Saint Grйgoire, dans les Morales
(XXXI, 45), la compte avec les autres pйchйs, donc c'est un pйchй spйcial. Rйponse: Si l'acйdie йtait de faзon absolue la
tristesse du bien spirituel, quel qu'il soit, SOUS n'importe quel rapport, il s'ensuivrait
nйcessairement qu'elle ne serait pas un pйchй spйcial, mais une consйquence de
tous les pйchйs; donc, pour qu'elle soit tenue pour un pйchй spйcial, il faut
dire qu'elle est une tristesse portant sur le bien spirituel sous un rapport
particulier. Or on ne peut pas dire que ce point de vue
spйcial soit qu'elle empкche un bien corporel, parce que dans ce cas, l'acйdie
ne serait pas un pйchй distinct du pйchй qui porte sur ce bien corporel: car c'est
sous un mкme rapport que quel qu'un se rйjouit d'une chose et fuit ce qui l'empкche;
de mкme que dans les rйa litйs naturelles, c'est par la mкme puissance
naturelle qu'un corps lourd quitte un lieu supйrieur et tend vers un lieu
infйrieur. Et c'est pour cela que nous constatons que, en raison de la
gourmandise, quelqu'un prend son plaisir dans la nourriture, de mкme vient du
mкme vice qu'il s'attriste de l'abstinence de nourriture. Cependant, le fait d'кtre
un empкchement du bien corporel est la raison pour laquelle le bien spirituel
est porteur de tristesse, mais ce n'est pas la raison pour laquelle la
tristesse qui porte sur ce bien est un pйchй spйcial. Il faut donc remarquer que rien n'empкche
qu'une rйalitй considйrйe en elle- mкme soit un bien spйcial, et qu'elle soit
pourtant la fin commune de beaucoup: c'est ainsi que la charitй est une vertu
spйciale, parce qu'elle est d'abord et principalement l'amour du bien divin, et
secondairement l'amour du bien de ceux qui sont proches; et ce bien-lа est la
fin de tous les autres biens, ou de beaucoup d'entre eux. Ainsi donc, l'oeuvre
d'une vertu spйciale, par exemple la chastetй, peut кtre aimable ou agrйable а
un double titre: d'abord en tant qu'elle est l'oeuvre de telle vertu, et cela
est propre а la chastetй, et d'une autre faзon en tant qu'elle est ordonnйe au
bien divin, et cela est propre а la charitй. Ainsi donc, on doit dire que le fait de s'attrister
de ce bien spйcial qu'est le bien intйrieur et divin fait de l'acйdie un pйchй
spйcial, de mкme qu'aimer ce bien fait de la charitй une vertu spйciale. Or ce
bien divin est source de tristesse pour l'homme а cause de l'opposition entre l'esprit
et la chair, parce que comme le dit l'Apфtre dans la Lettre aux Galates (5, 17):
"La chair convoite contre l'esprit"; et c'est pourquoi,
lorsque l'amour charnel domine dans l'homme, il a du dйgoыt pour le bien
spirituel comme lui йtant contraire, comme un homme qui a le goыt perverti a du
dйgoыt pour une nourriture saine et s'attriste si parfois il lui faut prendre
une telle nourriture. Donc une telle tristesse, horreur ou dйgoыt du bien
spirituel et divin constitue l'acйdie, qui est un pйchй spйcial; aussi le sage
nous engage-t-il а la repousser dans l'Ecclйsiastique (6, 26): "Courbe
ton йpaule et porte-la", la sagesse spirituelle, "et ne te
chagrine pas de ses liens". Solutions des objections: 1. La jouissance du
bien spirituel et divin appartient а une vertu spйciale, qui est la charitй,
conformйment а ce verset de la Lettre aux Galates (5, 22): "Le fruit de
l'esprit, c'est la charitй, la joie, la paix." 2. Tout pйcheur s'attriste
du bien spirituel selon la raison formelle spйciale de la vertu а laquelle s'oppose
son pйchй; mais l'acйdie s'en attriste selon la raison formelle de bien
spirituel divin, qui est l'objet spйcial de la charitй. 3. Ce qui a йtй dit
rend la rйponse йvidente: car le fait de s'opposer au repos du corps rend le
bien spirituel cause de tristesse, mais cela ne constitue pas une raison
spйciale de pйchй.
ARTICLE 3: L'ACЙDIE
EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 35, a. 3.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, on ne
trouve aucun pйchй mortel chez les hommes parfaits. Or l'acйdie est une
tristesse que l'on trouve chez les hommes parfaits, et c'est en leur nom que l'Apфtre
dit (II Cor., 6, 10): "Йtant comme affligйs, nous sommes toujours
joyeux." L'acйdie n'est donc pas un pйchй mortel. 2. En outre, tout
pйchй mortel s'oppose а un prйcepte de Dieu. Or l'acйdie ne paraоt pas s'opposer
а quelque prйcepte, parce que parmi les prйceptes du dйca logue, il n'en existe
pas touchant la jouissance. Donc l'acйdie n'est pas un pйchй mortel. 3. En outre, puisque
la tristesse porte sur un mal prйsent, comme le dit saint Jean Damascиne dans la
Foi (II, 12), il faut que l'acйdie, qui est une certaine tristesse, porte
sur un mal prйsent, qui est certes un vrai bien, mais un mal apparent. Cela ne
peut se produire а propos du vrai bien, qui est le bien incrйй, d'une part
parce que la prйsence d'un tel bien ne comporte ni dйgoыt ni tristesse; il est
dit, en effet, de la divine Sagesse: "Sa sociйtй ne cause point de dйgoыt,
ni son commerce de dйgoыt" (Sagesse, 8, 16). Et plus encore, d'autre part,
parce que, si le bien incrйй est prйsent, il ne peut y avoir de pйchй mortel.
Il reste donc que l'acйdie est une tristesse qui porte sur un bien crйй
prйsent. Or se dйtourner d'un bien crйй ne constitue pas un pйchй mortel, mais
seulement le fait de se dйtourner du bien incrйй immuable. L'acйdie n'est donc
pas un pйchй mortel. 4. En outre, dans le
mкme genre, un pйchй d'action n'est pas moindre qu'un pйchй du coeur. Or s'йloigner
par des actes de quelque bien spirituel crйй qui conduit а Dieu n'est pas un
pйchй mortel: car nul ne pиche mortellement en ne jeыnant ou en ne priant pas.
Donc йgalement, que le coeur s'йloigne par la tristes se d'un bien crйй, ce n'est
pas toujours un pйchй mortel; et de la sorte, l'acйdie n'est pas un pйchй
mortel par son genre, parce que dans ces conditions, elle serait toujours pйchй
mortel, comme l'homicide et l'adultиre. 5. Mais on pourrait
dire que s'йloigner par des actes d'un bien crйй qui est requis constitue un
pйchй mortel. - On objecte а cela que des oeuvres qui ne sont pas requises sont
parfois plus spirituelles, et pourtant s'йloigner d'elles ne constitue pas un
pйchй mortel, а moins qu'un voeu ne les rende obligatoires bien plus, il n'y a
mкme aucun pйchй а ne pas garder la virginitй ou la pauvretй. Donc ce n'est pas
non plus toute tristesse qui porte sur le bien spirituel qui est pйchй mortel. 6. En outre, s'йloigner
par des actes d'un bien spirituel n'est pйchй mortel que dans la mesure oщ l'homme
est obligй а ce bien. Or, mкme si l'homme est dans l'obligation de rйaliser un
certain bien spirituel, il n'est cependant pas dans l'obligation de s'y
appliquer avec joie, parce que la joie qui est produite dans l'action est le
signe de l'existence d'un habitus, et dans ces conditions, on ne peut en faire
une obligation pour ceux qui ne possиdent pas l'habitus de cette vertu. Donc
mкme l'acйdie qui porte sur un bien spirituel requis n'est pas un pйchй mortel. 7. En outre, tout
pйchй mortel est contraire а la vie spirituelle. Or il n'est pas de la
nйcessitй de la vie spirituelle qu'on agisse avec joie, mais il suffit qu'on
agisse; autrement, quiconque accomplirait une action qu'il doit accomplir pиcherait mortellement s'il ne s'en
rйjouissait. Donc l'acйdie qui s'oppose а la joie spirituelle n'est pas un
pйchй mortel. 8. En outre, la
raison pour laquelle n'importe quelle concupiscence n'est pas pйchй mortel, c'est
que de par la corruption de la nature, existe en nous le penchant а la concupiscence.
Or, de par cette mкme corruption, existe en nous le penchant au repos et а fuir
les travaux, ce qui paraоt appartenir а l'acйdie. Donc ce n'est pas toute
acйdie qui est pйchй mortel. Cependant: 1) Saint Jean
Damascиne dit que l'acйdie est une certaine tristesse; or elle n'est pas une
tristesse selon Dieu, car alors elle ne serait pas pйchй; donc elle est une
tristesse du monde. Or la tristesse du monde produit la mort, comme le dit l'Apфtre
dans la Deuxiиme Йpоtre aux Corinthiens (7, 10). Donc l'acйdie est un pйchй
mortel. 2) En outre, saint
Augustin dit dans son Commentaire littйral sur la Genиse (XII, 33), qu'en
disant а ses fils: "Vous ferez descendre ma vieillesse avec tristesse au
shйol" (Gen., 44, 29), Jacob semble avoir redoutй d'кtre troublй par un
excиs de tristesse au point de ne pas aller au repos des bienheureux, mais а l'enfer
des pйcheurs. Or tout ce qui йloigne du repos des bienheureux et ramиne а l'enfer
des pйcheurs est pйchй mortel. Donc cette tristesse qu'est l'acйdie est pйchй
mortel. 3) En outre, sur ce
verset du Psaume (42, 5): "Pourquoi es-tu triste, mon вme ?",
la Glose dit qu'"Il enseigne ici а fuir la tristesse du monde, qui йteint
la patience, la charitй et l'espйrance, et met le dйsordre dans toute vie bonne".
Donc l'acйdie est un pйchй mortel: nous appelons en effet pйchй mortel ce qui йteint
la charitй et les autres vertus. Rйponse: De ce qui a йtй exposй, il peut aisйment
ressortir que l'acйdie, en tant qu'elle est un pйchй spйcial, est un pйchй
mortel par son genre. Elle comporte, en effet, une certaine tristesse qui vient
de la rйpugnance de la volontй humaine pour le bien spirituel divin: une telle
rйpugnance, en effet, s'oppose manifestement а la charitй qui adhиre au bien
divin et se rйjouit en lui. Donc, puisque ce qui fait qu'un pйchй est mortel, c'est
son opposition а la charitй, par laquelle l'вme a la vie, il s'ensuit
йvidemment que l'acйdie est un pйchй mortel par son genre, parce que, comme il
est dit en saint Jean: "Qui n'aime pas demeure dans la mort"
(I Jn., 3, 14). Il convient de remarquer aussi que, de
mкme que l'envie, qui est une tristesse portant sur le bien du prochain, est un
pйchй mortel par son genre, en tant qu'elle s'oppose а la charitй pour ce qui
est de l'amour du prochain, de mкme l'acйdie, qui est la tristesse du bien
spirituel divin, est un pйchй mortel par son genre, en tant qu'elle s'oppose а
la charitй pour ce qui est de l'amour de Dieu. Toutefois, il se vйrifie dans
tous les pйchйs qui sont mortels par leur genre que les mouvements imparfaits,
en de tels genres de pйchй, ne sont pas des pйchйs mortels, je veux dire ceux
qui se produisent sans dйlibйration de la raison. Aussi de tels mouvements d'acйdie
sont des pйchйs vйniels, comme on l'a dit plus haut des mouvements d'envie.
Mais, lorsque l'amour charnel l'emporte sur la raison au point que c'est par
dйlibйration que l'homme s'attriste du bien spirituel divin, un tel mouvement
de la volontй est manifestement un pйchй mortel. Solutions des objections: 1. Chez les hommes
parfaits, il peut y avoir un mouvement imparfait d'acйdie, du moins dans la
sensibilitй, en raison de ce qu'aucun homme n'est parfait au point que ne
demeure en lui quelque opposition de la chair contre l'esprit. Cependant, l'Apфtre
ne semble pas parler ici de la tristesse du bien spirituel, qui est le dйgoыt
spirituel, mais plutфt de la tristesse qui vient des maux temporels. 2. L'acйdie est
contraire au prйcepte de sanctification du sabbat qui ordonne, en tant qu'il
est un prйcepte moral, le repos de l'esprit en Dieu. 3. En tant que
prйsent а l'вme, Dieu ne souffre pas avec lui la tristesse ou le pйchй mortel;
aussi l'acйdie n'est pas une tristesse qui porte sur la prйsence de Dieu
lui-mкme, mais sur un bien qui est divin par participation. 4. L'acйdie n'est pas
l'йloignement de l'вme pour n'importe quel bien spirituel, mais pour le bien
spirituel auquel l'вme doit de toute nйcessitй кtre unie, qui est le bien
divin, comme on l'a dit dйjа. 5. (Texte non
donnй dans l'йdition critique.) Et ainsi, la rйponse а l'objection 5 est йvidente. 6. Ce raisonnement se
dйveloppe en envisageant le bien spirituel d'un acte particulier de vertu; que
l'homme s'en rйjouisse, en effet, cela ne tombe pas sous le prйcepte, mais qu'il
se rйjouisse au sujet de Dieu, cela tombe sous le prйcepte, tout autant que l'homme
aime Dieu, parce que la joie est la consйquence de l'amour. 7. La joie qui vient
de la charitй, а laquelle s'oppose l'acйdie, appartient nйcessairement а la vie
spirituelle, comme la charitй elle-mкme, et c'est pourquoi l'acйdie est pйchй mortel. 8. De mкme que la
concupiscence qui demeure seulement dans la sensualitй et qui vient de la
corruption de la nature n'est pas un pйchй mortel, parce que c'est un mouvement
imparfait, de mкme une telle acйdie n'est pas non plus pйchй mortel.
ARTICLE 4: L'ACЙDIE
EST-ELLE UN VICE CAPITAL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 35, a. 4; II Commentaire des Sentences, D. 42, Question
2, a. 3.
Objections: Il semble que non. 1. De mкme en effet
que la joie vient de l'amour, de mкme la tristesse vient de la haine. Or la
haine n'est pas un vice capital. Donc bien moins encore l'acйdie, qui est une
forme de tristesse. 2. En outre, les
vices capitaux sont ceux qui inclinent aux actes des autres pйchйs. Or l'acйdie
ne paraоt pas кtre dans ce cas, mais elle rend plutфt inerte: c'est, en effet,
une tristesse accablante, comme le dit le saint Jean Damascиne. Donc l'acйdie n'est
pas un vice capital. 3. En outre, le vice
capital est celui qui possиde des filles. Or les filles assignйes par saint
Grйgoire dans les Morales (XXXI, 45) а l'acйdie ne semblent pas lui
appartenir: en effet, la malice est commune а tous les pйchйs; d'autre part, la
rancoeur appartient а la haine, qui naоt de la colиre; quant а la pusillanimitй
et au dйsespoir, ils appartiennent а l'irascible, en qui l'acйdie ne se trouve
pas: elle est plutфt dans le concupiscible; la torpeur touchant les prйceptes
paraоt s'identifier avec l'acйdie au contraire, l'errement de l'esprit semble s'opposer
а la nature de la tristesse, qui est paralysante. Donc il ne faut pas tenir l'acйdie
pour un vice capital. Cependant: Il y a l'autoritй de saint Grйgoire qui,
dans les Morales (XXXI, 45), compte 1'acйdie ou tristesse parmi les
vices capitaux. Rйponse: Comme on l'a dйjа dit plus haut, un vice
capital est un vice qui fait naоtre d'autres vices, en ayant pour eux raison de
cause finale. Or de mкme que les hommes, а cause d'un certain plaisir, se
portent а rйaliser ou а йviter de nombreuses choses, de mкme en est-il aussi а
cause de la tristesse qu'on cherche а fuir: l'un et l'autre comportements
semblent, en effet, relever de la mкme raison formelle, comme chercher le bien
et fuir le mal. Donc puisque l'acйdie est une forme de tristesse qui porte sur
le bien divin intйrieur, comme l'envie porte sur le bien du prochain, comme on
l'a dit, de mкme que de l'envie naissent de nombreux vices, dans la mesure oщ l'on
accomplit bien des actes de faзon dйsordonnйe pour repousser cette tristesse
qui rйsulte du bien du prochain, ainsi l'acйdie est aussi un vice capital. Du fait mкme qu'aucun homme ne peut
demeurer longtemps sans plaisir et dans la tristesse, comme le dit le
Philosophe dans l'Йthique (VIII, 5), la tristesse a deux consйquences: l'une
est que l'homme s'йcarte de ce qui l'attriste, et l'autre qu'il passe а d'autres
biens en lesquels il trouve son plaisir. Et, conformйment а ce point de vue, le
Philosophe dit dans l'Йthique (II) que ceux qui ne peu vent se rйjouir
des plaisirs de l'esprit se tournent le plus souvent vers les plaisirs corporels,
et ainsi, а la tristesse qui naоt des biens de l'esprit, suivent des errements
vers les choses illicites dans lesquels l'вme charnelle trouve son plaisir. Et
dans la fuite de la tristesse, on observe ce processus premiиrement, l'homme
fuit les biens spirituels, et deuxiиmement, il poursuit les dйlectations
corporelles. Or, а la fuite des biens spirituels qui peuvent causer la joie,
appartient l'abandon du bien divin espйrй, et c'est le dйsespoir, et aussi l'abandon
du bien spirituel а faire; si cet abandon porte sur les choses communes qui
sont nйcessaires au salut, c'est la torpeur touchant les prйceptes; s'il porte
sur les choses difficiles qui tombent sous les conseils, c'est la
pusillanimitй. Or, de plus, il arrive que, si l'on oblige quelqu'un malgrй lui
а des biens spirituels qui l'attristent, il commence par concevoir de l'indignation
contre les supйrieurs ou les personnes, quelles qu'elles soient, qui l'y
obligent, et c'est la rancoeur; deuxiиmement, il conзoit indignation et haine
contre les biens spirituels eux-mкmes, et c'est proprement la malice. Solutions des objections: 1. Dans les vertus, l'amour
dont naоt la joie se place comme la vertu principale, et c'est la charitй,
parce que le bien divin et le bien du prochain sont en eux- mкmes aimables; or
ils ne sont pas haпssables en eux-mкmes, mais seulement dans la mesure oщ ils
causent la tristesse par quelque accident. Et c'est pourquoi les vices capitaux
sont envisagйs davantage d'aprиs la tristesse que d'aprиs la haine. 2. L'acйdie certes
rend inerte face а ce dont on s'attriste, mais elle rend empressй а aller а son
contraire. 3. Ici la malice n'est
pas prise en tant qu'elle est commune а tout pйchй, mais en tant qu'elle
implique une certaine attaque contre les biens spirituels. Rien ne s'oppose non
plus а ce que la rancoeur naisse de la colиre et de l'acйdie une mкme rйalitй
peut venir de causes diffйrentes а diffйrents titres. Que la pusillanimitй et
le dйsespoir appartiennent а l'irascible, cela ne s'oppose pas а ce qu'ils soient
causйs par l'acйdie, parce que toutes les passions de l'irascible sont causйes
par celles du concupiscible. Quant а la torpeur dans l'action, elle n'est pas
la tristesse elle-mкme, mais elle est l'effet de la tristesse. Donc la
tristesse naоt de l'acйdie, attendu que, par le fait mкme qu'elle resserre le
coeur, elle l'accable, et c'est pourquoi, fuyant cet accablement, il se rйpand
sur d'autres biens.
QUESTION XII: LA COLИRE
ARTICLE 1: LA COLИRE
EST-ELLE TOUJOURS MAUVAISE OU EN EXISTE-T-IL UNE BONNE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 158, a. 1; Ephes., c. 4, lect. 8.
Objections: il semble que toute colиre soit mauvaise. 1. En effet, saint
Jйrфme, commentant le passage de saint Matthieu (5, 22): "Celui qui se
met en colиre contre son frиre...", dit ainsi: "Dans certains
manuscrits, on ajoute: “sans raison”; mais dans les manuscrits
authentiques, la formule est absolue, et la colиre est totalement exclue: si on
nous commande, en effet, de prier pour ceux qui nous persйcutent, c'est que
toute occasion de colиre est exclue. Il faut donc rayer le “sans raison” parce
que la colиre de l'homme n'accomplit pas la justice de Dieu." Donc toute
colиre est mauvaise et dйfendue. 2. En outre, comme le
dit Denys dans les Noms Divins (IV, 25), la colиre est naturelle au
chien, mais elle est contre nature pour l'homme. Or ce qui va contre la nature
de l'homme est mal et pйchй, comme cela ressort de saint Jean Damascиne dans la
Foi (II, 30); donc toute colиre est un pйchй. 3. En outre, le mal
de l'вme humaine, c'est d'кtre en dehors de la raison, comme l'expose Denys au
mкme endroit (les Noms Divins, IV, 32). Or la colиre est toujours en
dehors de la raison, comme le dit le Philosophe dans l'Йthique (VII, 6):
"La colиre semble йcouter la raison jusqu'а un certain point, mais йcoute
en passant", ce qui veut dire qu'elle n'йcoute pas parfaitement la raison,
comme il l'expose par la suite. La colиre est donc toujours mauvaise. 4. En outre, le
Seigneur dйnonce, en saint Matthieu (7, 3-4), celui qui a une poutre dans son
oeil et veut enlever la paille de l'oeil de son frиre. Il faut donc bien plus
reprendre celui qui met une poutre en son oeil pour enlever la paille de l'oeil
d'autrui. Or qui se met en colиre pour corriger autrui est dans ce cas. Cassien
dit, en effet, dans les Institutions Cйnobitiques (VIII, 6), que: "Le
mouvement de colиre qui s'йchauffe pour n'importe quelle raison aveugle l'oeil
du coeur." Il faut donc reprendre quiconque s'irrite pour corriger son
frиre, et bien davantage si quelqu'un s'irrite pour toute autre raison. 5. En outre, la
perfection de l'homme consiste а imiter Dieu; aussi est-il dit en saint
Matthieu (5, 48): "Soyez parfaits comme votre Pиre cйleste est
parfait." Mais, comme le dit la Sagesse (12, 18): "Dieu juge
avec calme." Or la colиre enlиve le calme а l'вme, comme le dit saint
Grйgoire dans les Morales (V, 45). Donc toute colиre dйroge а la
perfection humaine, vu qu'elle nous йcarte de la ressemblance divine. 6. En outre, tout ce
qui est bon ou indiffйrent est utile а un acte vertueux, parce que l'usage des
choses bonnes est un acte de vertu, comme le dit saint Augustin dans le
Libre Arbitre (II, 19). Or aucune colиre n'est utile а la vertu, car
Cassien dit dans le livre dйjа citй (VIII, 5): "Quand l'Apфtre dit: “Que
toute colиre soit bannie de chez vous” (Eph., 4, 31) il n'en excepte aucune
absolument qui nous soit nйcessaire ou utile." Cicйron dit aussi, dans les
Tusculanes (IV, 23): "La force n'a pas besoin d'appeler а son aide la
colиre, elle est parfaite, suffisamment armйe par ses propres armes." Donc
aucune colиre n'est bonne. 7. En outre, saint
Grйgoire dit dans les Morales (V, 45): "Lorsque la colиre porte ses
coups destructeurs а la tranquillitй de l'вme, elle la trouble alors qu'elle
est dйchirйe et en piиces, au point qu'elle n'est plus d'accord elle-mкme, et
perd la vigueur de sa ressemblance intйrieure (avec le crйateur)"; et il
est ainsi йvident que la colиre nuit extrкmement а l'вme. Or on qualifie de mal
ce qui nuit, comme le dit saint Augustin dans l'Enchiridion (ch. 12).
Donc toute colиre est mauvaise. 8. En outre, sur ce
verset du Lйvitique (19, 17): "Tu ne haпras pas ton frиre dans ton
coeur", la Glose dit que la colиre est le dйsir de la vengeance. Or
rechercher la vengeance est contre la loi divine: en effet, il est dit plus
bas, dans le mкme passage: "Ne cherche pas la vengeance."
(Lйvitique, 19, 18). Donc la colиre est toujours un pйchй. 9. En outre, on porte
un jugement identique sur des choses semblables, et l'on doit donc juger de
faзon semblable les choses qui portent des noms semblables. Or la colиre est
citйe parmi les autres vices capitaux; or chacun des autres vices dits capitaux
est toujours un mal et jamais un bien, comme il est йvident pour qui les
examine un а un. La colиre est donc toujours mauvaise et jamais bonne. 10. En outre, les
principes, s'ils sont infimes quantitativement, ont cependant la plus grande
puissance, comme le dit le Philosophe. Or les vices capitaux sont comme les
principes des pйchйs, ils sont donc les plus grands dans le mal; ils ne sont
donc aucunement mкlйs de bien. Et ainsi, aucune colиre n'est bonne. 11. En outre, ce qui
gкne le meilleur acte de l'homme est un mal. Or la colиre, mкme si elle vient
du zиle pour la justice, empкche le meilleur acte de l'homme, c'est-а-dire la
contemplation: saint Grйgoire dit en effet dans les Morales (V, 45): "Par
quelque zиle qu'on soit agitй, mкme pour ce qui est droit, alors se dissipe la
contemplation, elle qui ne peut кtre saisie que par un coeur tranquille. Donc toute colиre est mauvaise. 12. En outre, Cicйron
dit dans les Tusculanes (III, 10) que les passions sont les maladies de
l'вme; or toute maladie corporelle est un mal pour le corps, dont toute passion
de l'вme est un mal pour elle. Or la colиre est une passion de l'вme, donc
toute colиre est mauvaise. 13. En outre, le
Philosophe dit dans les Topiques (IV, 5) que celui qui souffre sans кtre
йbranlй est patient et continent, mais qu'est doux et tempйrant celui qui ne
souffre pas; par lа, il se trouve qu'кtre vertueux consiste а ne rien souffrir,
et de la sorte, toute passion est opposйe а la vertu. Or rien de ce qui s'oppose
а la vertu n'est bon. Donc toute colиre, vu qu'elle est une passion, est un
mal. 14. En outre, quiconque
usurpe pour soi ce qui appartient а Dieu pиche. Or celui qui se met en colиre
usurpe pour soi la vengeance qui ne convient qu'а Dieu, conformйment а ce
verset du Deutйronome (32, 35): "A moi la vengeance, et c'est moi qui
rйtribuerai": la colиre en effet est un dйsir de vengeance, comme le
dit le Philosophe. Donc quiconque se met en colиre pиche. 15. En outre, Valиre
Maxime raconte, au sujet d'Archytas de Tarente, qu'il a dit, comme son
serviteur l'avait offensй: "Je t'aurais puni sйrieusement si je n'avais
йtй en colиre contre toi." Il semble donc que la colиre empкche une juste
correction. 16. En outre, si une
certaine colиre йtait bonne, ce ne pourrait кtre que celle qui se dresse contre
le pйchй. Or il n'y a pas de colиre de ce genre, parce que comme la colиre est
une passion de l'appйtit sensible, elle ne se dresse que contre un mal
sensible. Donc aucune colиre n'est bonne. Cependant: 1) Saint Jean
Chrysostome йcrit sur saint Matthieu: "Qui se met en colиre sans raison
sera coupable, mais qui le fait avec motif ne sera pas coupable: en effet, si
la colиre n'existait pas, ni l'enseignement n'aurait d'utilitй, ni les jugements
de force, et les crimes ne seraient pas rйprimйs." Donc il existe une
colиre bonne et nйcessaire. 2) En outre, les
prйceptes divins ne conduisent а rien d'autre qu'au bien. Or le prйcepte divin
nous incline а la colиre, conformйment aux texte de la Lettre aux Ephйsiens (4,
26): "Emportez-vous, mais ne commettez pas le pйchй", et la
Glose explique: "Emportez-vous contre les pйcheurs, ce qui est un mouvement
naturel de l'вme qui, pour l'ordinaire, profite а ceux qui pиchent. C'est pour
cela qu'il est dit qu'il faut se fвcher, montrant que cette colиre est bonne."
Donc toute colиre n'est pas mauvaise. 3) En outre, saint
Grйgoire dit dans les Morales (V, 45): "Ils ne comprennent pas
bien, ceux qui veulent que nous ne nous mettions en colиre que contre nous-
mкmes, et non aussi contre le prochain lorsqu'il pиche. Car, si nous avons le
prйcepte d'aimer le prochain comme nous-mкmes, il ne reste plus qu'а nous fвcher
de leurs erreurs comme de nos propres vices." 4) En outre, saint
Jean Damascиne dit dans la Foi (III, 20) que la colиre existait chez le
Christ, en qui cependant il n'y eut pas de pйchй, comme le dit saint Pierre (I,
2, 22). Toute colиre n'est donc pas un pйchй. 5) En outre, tout
pйchй est blвmable. Or on ne blвme pas tout homme qui se met en colиre, comme
le dit le Philosophe dans l'Йthique (II, 5). Donc toute colиre n'est pas
pйchй. Rйponse: Sur cette question, il y eut autrefois une
controverse parmi les philosophes, car les Stoпciens dirent que toute colиre
йtait mauvaise, mais les Pйripatйticiens affirmaient qu'une certaine colиre
йtait bonne. Pour que se dйgage ce qui est le plus vrai
а ce sujet, il faut remarquer que, dans la colиre comme dans n'importe quelle
passion, nous pouvons considйrer deux points de vue: l'un qui est comme formel,
l'autre comme matйriel. Ce qui est formel dans la colиre, c'est ce qui vient de
l'вme appйtitive, c'est-а-dire que la colиre soit un dйsir de vengeance; ce qui
est matйriel, par contre, c'est ce qui regarde le mouvement corporel: la colиre
est la montйe du sang au coeur. Donc, si l'on considиre ce qui est formel
dans la colиre, elle peut se trouver а la fois dans l'appйtit sensitif et dans
l'appйtit intellectuel, qui est la volontй, selon laquelle quelqu'un peut
vouloir se venger; et а ce point de vue, il est йvident que la colиre peut кtre
bonne ou mauvaise. Il est йvident, en effet, que lors qu'on recherche la
vengeance selon l'ordre requis par la justice, c'est un acte de vertu; lorsque,
par exemple, on recherche la vengeance pour corriger le pйchй, йtant sauf l'ordre
du droit: et cela, c'est s'irriter contre le pйchй; par contre, lorsqu'on
dйsire la vengeance d'une maniиre dйsordonnйe, c'est un pйchй, soit parce qu'on
recherche la vengeance en dehors de l'ordre du droit, soit parce qu'on la
recherche en visant davantage а la suppression du pйcheur qu'а l'abolition du
pйchй: et cela, c'est se mettre en colиre contre son frиre. A ce point de vue,
il n'y aurait pas eu de divergence entre Stoпciens et Pйripatйticiens, car mкme
les Stoпciens auraient accordй que parfois la volontй de vengeance est ver
tueuse. Mais toute la controverse se portait sur
le second aspect, sur ce qui est matйriel dans la colиre, а savoir le mouvement
du coeur, parce que ce genre de mouvement empкche le jugement de la raison,
dans lequel consiste principalement le bien de la vertu; et c'est pourquoi,
quel que soit le motif pour lequel quelqu'un s'irrite, cela paraоt кtre au
dйtriment de la vertu, et il semble ainsi que toute colиre soit mauvaise. Mais, si l'on considиre la chose comme il
faut, on dйcouvrira que les Stoпciens se sont triplement trompйs dans leur
faзon de voir: d'abord pour la raison qu'ils ne distinguaient pas entre ce qui
est le meilleur absolument parlant, et ce qui est le meilleur pour telle
personne. Il arrive, en effet, qu'une chose meilleure absolument parlant ne
soit pas la meilleure pour telle personne; ainsi, il est mieux absolument
parlant de philosopher que de s'enrichir, mais pour celui qui manque du
nйcessaire, il est meilleur de s'enrichir, comme on le dit dans les Topiques
(III, 2); et il est bon d'кtre furieux, pour un chien, а considйrer la
condition de sa nature, et cela n'est pourtant pas bon pour l'homme. Ainsi
donc, parce que la nature de l'homme est composйe d'une вme et d'un corps, et
d'une nature intellectuelle et sensitive, il appartient au bien de l'homme de
se soumettre tout entier а la vertu, c'est-а-dire а la fois en sa partie
intellectuelle, et en sa partie sensitive, et en son corps. Et c'est pourquoi
il est requis pour la vertu de l'homme que l'appйtit de juste vengeance se
situe non seulement dans la partie rationnelle de l'вme, mais encore dans sa
partie sensitive, et dans le corps lui-mкme, et que le corps lui-mкme soit mы
au service de la vertu. Secondement, ils n'ont pas rйflйchi que la
colиre et les autres passions de ce type peuvent se rapporter au jugement de la
raison d'une double maniиre d'abord de faзon antйcйdente et, dans ce cas, il
est nйcessaire que la colиre et toute passion de ce type empкchent toujours le
jugement de la raison, parce que l'вme peut juger de la vйritй surtout dans une
certaine tranquillitй de l'esprit, aussi le Philosophe dit-il mкme que c'est en
s'apaisant que l'вme devient instruite et prudente. D'une autre maniиre, la
colиre peut se rapporter au jugement de la raison de faзon consйquente: aprиs
que la raison a jugй et йtabli le mode de vengeance, la passion s'йlиve alors
pour l'exйcution, et dans ce cas, la colиre et les autres passions de ce type n'empкchent
pas le jugement de la raison qui a dйjа prйcйdй, mais elles apportent plutфt
leur secours а la promptitude de l'exйcution, et sont en cela utiles а la vertu;
aussi saint Grйgoire dit-il dans les Morales (V, 45): "Il faut
veiller avec le plus grand soin а ce que la colиre, dont on se sert comme l'instrument
de la vertu, ne domine pas l'esprit, ni ne prenne le pas sur lui comme une
maоtresse, mais que, comme une servante prкte а obйir, elle ne quitte en rien
le dos de la raison; car c'est alors qu'elle se dresse avec plus de fermetй
contre les vices, lorsqu'elle se met avec soumission au service de la raison." En troisiиme lieu, les Stoпciens se
trompиrent en ce qu'ils ne considйraient pas comme il le faut la colиre et les
autres passions. En effet, alors que tous les mouvements de l'appйtit ne sont
pas des passions, ils ne distinguaient pas les passions des autres mouvements
de l'appйtit, en disant que les autres mouvements de l'appйtit rйsident dans la
volontй, mais que les passions sont dans l'appйtit sensitif, parce qu'ils ne
mettaient pas de distinction entre les deux appйtits. Mais ils les
distinguaient en disant que les passions sont des mouvements de l'appйtit qui
dйbordent la mesure de la raison convenablement rйglйe: aussi disaient-ils qu'elles
йtaient des maladies de l'вme, de mкme que les maladies du corps qui dйbordent
l'йquilibre de la santй; et en consйquence, toute colиre et toute passion
йtaient nйcessairement mauvaises. Mais, puisqu'on appelle colиre en toute
vйritй tout mouvement de l'appйtit sensitif, puisqu'un mouvement de ce type
peut кtre rйglй par la raison, et que s'il suit le jugement de la raison, il se
met au service de la raison en vue d'une rapide exйcution, dиs lors que la
condition de la nature humaine exige que l'appйtit sensitif soit mы par la
raison, il est nйcessaire de dire comme les Pйripatйticiens qu'il existe une
colиre bonne et vertueuse. Solutions des objections: 1. Saint Jйrфme parle
de la colиre par laquelle on s'irrite contre son frиre, comme cela ressort des
paroles du Seigneur qu'il commente; or toute colиre de ce genre est mauvaise,
mais la colиre qui s'exerce contre le pйchй est bonne, comme on l'a dit. 2. La colиre qui
prйdomine sur la raison n'est pas naturelle а l'homme, mais il lui est naturel
que la colиre soit au service de la raison. 3. Le Philosophe
parle ici de la colиre de celui qui ne se domine pas, colиre qui ne se soumet
pas а la raison. 4. Lorsque la colиre
suit le jugement de la raison, elle trouble bien un peu la raison, mais elle
aide а la rapiditй de l'exйcution; aussi ne supprime-t-elle pas l'ordre de la
raison dйjа fixй par le prйcйdent jugement de la raison; de lа vient que saint
Grйgoire dit dans les Morales (V, 45) que la colиre venant du vice
aveugle l'oeil de l'вme, mais que la colиre par zиle n'aveugle pas, mais
trouble seulement. 5. Dieu est
incorporel, aussi, de mкme qu'il agit sans membres corporels, de mкme il agit
sans appйtit sensitif; et pourtant, il appartient а la vertu de l'homme qu'il
se serve du mouvement de l'appйtit sensitif, de mкme qu'il se sert aussi des
instruments du corps. 6. La colиre qui
devance le jugement de la raison n'est pas utile, mais nuisible а la vertu; par
contre, celle qui le suit est utile pour l'exйcution, comme on l'a dit. 7. Ces paroles de
saint Grйgoire sont а comprendre de la colиre qui vient du vice; aussi
montre-t-il lui-mкme dans la suite qu'il existe une autre colиre digne de
louange et vertueuse. 8. La loi interdit la
vengeance qui ne vient que du seul dйsir mauvais de vengeance, mais non celle
qui vient du zиle pour la justice. 9. On ne doit pas
porter un jugement sur les choses а partir de leur nom, mais а partir de la
nature des choses; aussi il n'est pas nйcessaire que tout ce qui reзoit une
dйnomination semblable reзoive un jugement identique, autrement l'erreur de l'йquivocitй
serait supprimйe. Il faut donc savoir que, comme le dit le Philosophe dans l'Йthique
(IV, 13), les vices opposйs а la douceur sont sans dйnomination, et c'est
pourquoi nous utilisons le terme dйsignant la passion pour dйsigner le vice
capital: et puisque la passion peut кtre bonne ou mauvaise, la colиre peut кtre
bonne ou mauvaise. Mais les autres vices capitaux sont dйsignйs par des noms
propres aux vices, et c'est pourquoi ils sont toujours mauvais. 10. Comme le dit
Denys dans les Noms Divins (IV, 32), le mal n'agit qu'en vertu du bien,
et c'est pourquoi il ne revient pas aux vices capitaux d'кtre des principes
sous la raison de mal, mais plutфt sous la raison de bien, selon laquelle leurs
fins sont dйsirables et qu'elles meuvent а certains actes aussi n'est-il pas
nйcessaire que les vices capitaux soient purement et simplement mauvais. Et
cependant, on peut dire que la colиre, en tant que vice capital, n'est jamais
bonne. 11. Tout ce qui
empкche le mieux n'est pas un mal, sinon le mariage serait un mal parce qu'il
empкche la virginitй; mais en outre, ce qui empкche un certain bien pour un
temps peut кtre aussi ce qu'il y a de meilleur pour ce moment-lа. Aussi, bien
que la contemplation soit ce qu'il y a de meilleur absolument parlant parmi les
actions humaines, il se peut cependant que, dans tel cas particulier, soit
meilleure une action а laquelle la colиre apporte son aide. 12. Ce raisonnement
se dйveloppe en envisageant la colиre en tant qu'elle comporte un mouvement
dйsordonnй, comme l'entendaient les Stoпciens. 13. Le Philosophe,
dans les Topiques (IV, 5), propose comme exemples des choses qui, а son
avis, ne sont pas vraies, mais il les propose comme probables selon l'opinion
des autres, et tel est le cas de ce qu'il dit, а savoir que la vertu consiste а
ne souffrir de rien: cela йtait probable, en effet, selon l'opinion des
Stoпciens; mais dans l'Йthique (II, 3), il rйprouve les opinions de ceux
qui disaient que les vertus йtaient des йtats d'impassibilitй. On peut dire
cependant que la vertu consiste а ne souffrir de rien de faзon dйsordonnйe. 14. Celui qui se met
en colиre contre le pйchй de son frиre ne cherche pas la vengeance pour soi,
mais il cherche la vengeance de Dieu; le pйchй n'est en effet rien d'autre que
l'offense а Dieu, et ainsi celui qui s'irrite justement n'usurpe pas pour soi
ce qui appartient а Dieu. 15. Archytas n'avait
pas fixй la mesure de la vengeance, et c'est pourquoi il ne voulait pas la
fixer йtant en colиre, de crainte d'excйder. 16. Dans la colиre,
on peut distinguer deux йlйments: d'abord la cause de la colиre, que la raison
indique; et ce peut кtre un pйchй; et d'autre part, le dommage contre lequel se
dresse l'appйtit sensitif, et c'est toujours quelque chose de sensible.
ARTICLE 2: LA COLИRE
PEUT-ELLE OU NON КTRE UN PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 158, a. 2.
Objections: Il semble que non. 1. La colиre est en
effet une passion. Or, par les passions, nous ne mйritons ni ne dйmйritons, pas
plus que nous ne sommes objet de louange ou de blвme, comme cela ressort de ce
que dit le Philosophe dans l'Йthique (II, 5). Donc la colиre n'est pas
un pйchй. 2. En outre, de mкme
qu'un boiteux est un homme, de mкme une nature dйchue est une nature; or se
mettre en colиre est le fait d'une nature dйchue; donc se mettre en colиre est
chose qui convient а la nature. Or rien de tel n'est pйchй. Donc la colиre n'est
pas un pйchй. 3. En outre, ce qui
de soi peut кtre ordonnй au bien ou au mal ne doit pas кtre jugй comme pйchй.
Or la colиre peut se dйterminer au bien ou au mal; elle n'est donc pas de soi
un pйchй. 4. En outre, les
actes propres aux puissances naturelles de l'вme ne sont pas des pйchйs, parce
que le pйchй est opposй а la nature, comme le dit saint Jean Damascиne dans la
Foi (II, 30). Or la colиre est un acte de la puissance irascible, qui est
une puissance naturelle de l'вme. Donc la colиre n'est pas un pйchй. 5. En outre, tout
pйchй est volontaire, comme le dit saint Augustin. Or la colиre ne l'est pas,
parce que comme le dit le Philosophe dans l'Йthique (VII, 6), l'homme en
colиre agit avec tristesse, et la tristesse fait partie de ces choses qui
arrivent malgrй nous, comme le dit saint Augustin dans la Citй de Dieu
(XIV, 6). Donc la colиre n'est pas un pйchй. 6. En outre, ce qui n'est
pas en notre pouvoir n'est pas un pйchй; nul ne pиche, en effet, en ce qu'il ne
peut йviter, comme le dit saint Augustin. Or la colиre n'est pas en notre
pouvoir, parce que sur ce verset du Psaume (4, 5): "Mettez- vous en
colиre et ne pйchez pas", la Glose dit que le mouvement de colиre n'est
pas en notre pouvoir. Donc la colиre n'est pas un pйchй. 7. En outre, le
Philosophe dit que la colиre est la montйe du sang au coeur. Or cela ne
comporte nul pйchй. Donc la colиre n'est pas un pйchй. 8. En outre, saint
Jйrфme dit, dans sa Lettre au moine Antoine (Lettre 12), que se mettre
en colиre est le fait de l'homme, mais que ne pas commettre d'injustice est le
fait du chrйtien. Or ce qui appartient а l'homme en tant qu'homme n'est pas
pйchй. Donc la colиre n'est pas un pйchй. 9. En outre, dans
tout pйchй, il existe une conversion vers un bien changeant. Or dans la colиre,
il n'y a pas de conversion vers un bien changeant, mais plutфt vers un mal, а
savoir le dommage а infliger au prochain. Donc la colиre n'est pas un pйchй. Cependant: L'Apфtre dit, dans la Lettre aux Йphйsiens
(4, 31): "Que toute indignation et toute colиre soient bannies de chez
vous", ce qu'il ne dirait pas si la colиre n'йtait un pйchй. Donc la
colиre est un pйchй. Rйponse: La colиre comporte un certain mouvement de
l'appйtit, mais elle ne comporte pas la fuite, mais la recherche: elle est, en
effet, l'appйtit d'une chose а obtenir; et parce que l'objet adйquat de la
recherche est le bien et non le mal, on a dit plus haut que tous les mouvements
de l'appйtit dont l'objet est un mal sont mauvais si ce sont des mouvements de
recherche, ainsi aimer ou dйsirer le mal et se rйjouir du mal. Or la colиre
comporte bien le dйsir d'un mal, а savoir le dommage qu'elle entend infliger au
prochain, mais elle ne le dйsire pas en tant que mal, mais en tant que bien,
comme une juste vengeance: en effet, celui qui est en colиre cherche а nuire а
autrui pour venger l'injustice qui lui a йtй faite. Or les mouvements de l'appйtit
se jugent plutфt sur ce qui est formel dans leur objet que sur ce qui est
matйriel en lui; aussi faut-il dire que la colиre est la recherche d'un bien
plutфt que la recherche d'un mal, parce que ce qu'elle recherche est un mal
matйriellement, mais un bien formellement. Or, bien que toute recherche d'un mal soit
mauvaise, toute recherche d'un bien n'est pourtant pas bonne, mais il faut
considйrer si ce bien est vrai et bon de faзon absolue, ou s'il est plutфt bon
en apparence et sous un certain rapport: car la recherche de ce qui est
vraiment et absolument bien est bonne, comme l'amour et le dйsir de la sagesse,
et la joie qu'elle donne, mais la recherche de ce qui est bon en apparence et
selon un certain rapport, mais est mauvais de faзon absolue et selon la vйritй
des faits, est mauvaise, comme cela ressort de la gourmandise et de la luxure,
dans lesquelles on blвme le dйsir d'un bien apparent et faux. Ainsi donc il faut dire pour notre propos
que si la colиre est le dйsir de la vengeance en tant qu'elle est vraiment
juste, alors elle sera bonne et vertueuse, et on l'appellera la colиre par zиle;
si par contre c'est le dйsir d'une vengeance qui est juste en apparence, mais
non vraiment juste, alors la colиre est un pйchй; c'est elle que saint Grйgoire
qualifie de "colиre venant du vice" dans les Morales (V, 45). Or la vengeance ainsi dйsirйe est juste en
apparence а cause de l'injustice qui a prйcйdй, et dont la raison prescrit qu'elle
doit кtre vengйe; elle n'est cependant pas juste vraiment et absolument parlant,
parce que l'ordre requis de la justice n'y est pas observй: peut-кtre
cherche-t-on une vengeance plus grande qu'on ne doit ou cherche-t-on а se
venger de par sa propre autoritй, alors que cela n'est pas permis, ou
recherche-t-on une vengeance dans une fin non justifiйe. Et c'est pourquoi le
Philosophe dit dans l'Йthique (VII, 6) que le colйreux commence bien par
йcouter la raison, dans la mesure oщ elle juge que l'injustice doit кtre
vengйe, mais que pourtant il ne l'йcoute pas parfaitement, parce qu'il ne s'attache
pas а suivre l'ordre juste de la vengeance prescrit par la raison; aussi
compare-t-il la colиre а des serviteurs qui se hвtent d'exйcuter un ordre avant
de l'avoir entendu en son entier, et qui se trompent а cause de cela. Solutions des objections: 1. Les passions ne
sont qualifiйes ni de louables ni de rйprйhensibles, parce que, de soi, elles n'impliquent
rien qui soit en accord avec la raison ou qui s'y oppose; si cependant vient s'ajouter
а la passion un йlйment qui la met en accord avec la raison, ce sera une
passion digne de louange; si au contraire s'y ajoute un йlйment qui la met en
dйsaccord avec la raison, ce sera une passion blвmable: et ainsi, la colиre est
complйtйe comme pйchй dans la mesure oщ elle n'йcoute pas parfaitement la
raison, comme on l'a dit. Et cependant; la colиre est qualifiйe de pйchй, non
seulement en tant que passion, c'est-а-dire en tant que mouvement de l'appйtit
sensitif, mais aussi en tant qu'elle dйsigne un acte de l'appйtit intellectuel,
qui est la volontй, comme on l'a dit. 2. A un boiteux peut
convenir une chose en tant qu'il est homme, et cela convient de soi а l'homme,
mais de faзon accidentelle au boiteux; quelque chose peut йgalement lui
convenir en tant qu'il est boiteux, et cela convient de maniиre accidentelle а
l'homme de faзon similaire, la colиre convient а la nature dйchue en tant que
cette nature est dйchue: de lа vient, en effet, que le mouvement de colиre s'йcarte
de l'ordre de la raison. 3. Comme on l'a dit
plus haut, йtant donnй que le vice opposй а la mansuйtude n'a pas de nom, le
nom de la passion, qui est de soi indiffйrente, est utilisй pour le nom du
vice, et de cette faзon, nous disons que la colиre est un pйchй; considйrйe
ainsi, elle n'a de rapport qu'au mal. 4. II faut rйpondre
de faзon semblable а l'objection 4, car en ce sens, la colиre dйsigne l'acte d'une
puissance naturelle en tant qu'elle est une certaine passion, se rapportant
indiffйremment au bien et au mal. 5. L'homme en colиre
agit sous l'empire de la tristesse qui rйsulte de l'injustice qui lui a йtй
faite; de ce fait, on ne peut tenir que la colиre est involontaire, mais que
quelque йlйment involontaire est cause de la colиre: jamais, en effet, quelqu'un
ne se mettrait en colиre si rien ne lui arrivait contre sa volontй. 6. Cette Glose parle
de la colиre dйsordonnйe en tant qu'elle rйside dans l'appйtit sensible et
devance la pleine dйlibйration de la raison; or de tels mouvements de la
sensibilitй sont bien en notre pouvoir, pris chacun en particulier, parce que
nous pouvons empкcher un mouvement en appliquant la pensйe а d'autres objets;
nous ne pouvons cependant pas empкcher qu'un mouvement dйsordonnй se produise. 7. Cette dйfinition
de la colиre est donnйe selon ce qui en elle est matйriel, car la montйe du
sang au coeur appartient au changement corporel; mais un tel mouvement corporel
suit un mouvement de l'appйtit, qui est formel dans la colиre, en qui rйside le
caractиre de pйchй. 8. Le terme d'homme
se prend parfois pour la faiblesse humaine, comme dans la Lettre aux
Corinthiens (I, 3, 3): "Du moment qu'il existe encore chez vous jalousie
et querelle, n'кtes-vous pas charnels et ne vous comportez-vous pas selon l'homme
?"; et se mettre en colиre de cette faзon dйsordonnйe est qualifiй d'attitude
humaine, parce qu'elle relиve de la faiblesse humaine. 9. L'objet de la
colиre est un mal envisagй sous la raison formelle de bien, et ainsi elle
comporte la conversion vers un certain bien.
ARTICLE 3: LA COLИRE
EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 158, a. 3.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, sur le
passage de la Lettre aux Йphйsiens (4, 26): "Que le soleil ne se couche
pas sur votre colиre", la Glose dit que le Christ n'habite jamais en
mкme temps que la colиre. Or il n'y a que le pйchй mortel avec lequel le Christ
soit incompatible dans l'вme. Donc la colиre est pйchй mortel. 2. En outre, le
Seigneur dit dans saint Matthieu (5, 21): "Vous avez entendu qu'il a
йtй dit aux Anciens: “tu ne tueras pas; celui qui tuera sera passible du
jugement”. Or moi je vous dis: quiconque se met en colиre contre son frиre sera
passible du jugement." D'oщ il ressort que la peine due а la colиre
dans la loi nouvelle est la mкme que celle qui йtait due а l'homicide dans la
loi ancienne. Or l'homicide йtait toujours, dans la loi ancienne, un pйchй
mortel. Donc la colиre est, dans la loi nouvelle, un pйchй mortel. 3. En outre, tout ce
qui mйrite la damnation йternelle est pйchй mortel. Or la colиre mйrite la
damnation йternelle: la Glose dit en effet au mкme endroit que, par ces trois
йlйments: le jugement, le conseil et la gйhenne, sont dйsignйes une а une les
diverses "demeures" dans la damnation йternelle, selon la mesure du
pйchй. La colиre est donc pйchй mortel. 4. En outre, saint
Grйgoire dit dans les Morales (V, 45): "Parla colиre, la jus tice
est dйlaissйe, la concorde rompue, la splendeur de l'Esprit Saint chassйe."
Or tout ceci ne se produit que par le pйchй mortel. Donc la colиre est pйchй
mortel. 5. En outre, tout
dйsir dйsordonnй dans un domaine que le Christ s'est rйservй est pйchй mortel.
Or, comme le dit saint Augustin dans la Citй de Dieu (XIV, 15): "La
colиre est le dйsir dйsordonnй de la vengeance"; or le Christ s'est
rйservй de punir, selon ce passage du Deutйronome (32, 35): "A moi la
punition, c'est moi qui rйtribuerai", et selon un autre texte oщ nous
avons: "A moi la vengeance." Donc la colиre est pйchй mortel. 6. En outre, ce qui
cause l'accroissement d'un crime paraоt кtre un crime, c'est-а-dire un pйchй
mortel. Or la colиre cause l'accroissement du crime, comme le dit la Glose sur
ce verset des Proverbes (29, 22): "L'homme en colиre provoque des
rixes." Donc la colиre est un pйchй mortel. 7. En outre, rien ne
corrompt l'intelligence, si ce n'est un pйchй supйrieur, parce que les plus
excellentes des choses sensibles corrompent aussi le sens. Or la colиre
corrompt l'intelligence: saint Grйgoire dit en effet dans les Morales
(V, 45) que la colиre aveugle l'oeil de la raison. Donc la colиre est un pйchй
supй rieur, et un pйchй de ce genre est un pйchй mortel. 8. En outre, ce qui
est contraire а la raison semble кtre pйchй mortel. Or la colиre dйsordonnйe
est contre le jugement de la raison, comme il ressort de ce qui a йtй dit plus
haut. Donc la colиre est pйchй mortel. 9. En outre, ce qui
est contraire а la nature de l'homme est pйchй mortel. Or telle est la colиre:
en effet, l'homme est un animal doux par nature, or la colиre s'oppose а la
douceur. Donc la colиre est pйchй mortel. 10. En outre, tout ce
qui est contraire а un acte de charitй est pйchй mortel. Or la colиre s'oppose
а l'acte de charitй qui veut du bien au prochain, alors que la colиre veut
nuire au prochain. Donc la colиre est un pйchй mortel. 11. En outre, un
pйchй est qualifiй de mortel du fait qu'il tue spirituellement. Or il est dit
dans Job (5, 2): "La colиre tue l'homme insensй." Donc la
colиre est pйchй mortel. Cependant: I) Sur ce verset du Psaume (4, 5): "Mettez-vous
en colиre et ne pйchez pas", la Glose dit: "Vйnielle est la
colиre qui n'est pas menйe jusqu'а sa rйalisation." Mais les actions qui
sont des pйchйs mortels par leur genre, mкme avant d'кtre menйes а leur
rйalisation, ne sont jamais des pйchйs vйniels а ne considйrer que le seul
consentement. Donc la colиre n'est pas un pйchй mortel en son genre. 2) En outre, le pйchй
d'action n'est pas moindre que le pйchй de coeur. Or l'action de colиre n'est
pas toujours un pйchй mortel: ainsi, lorsqu'on cause quelque lйger dommage au
prochain sous l'empire de la colиre, soit en le bous culant lйgиrement, soit en
lui faisant des reproches ou en agissant de quelque maniиre de ce genre. Donc
la colиre n'est pas non plus un pйchй mortel en son genre. 3) En outre, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (IX, 5) que dans la morale chrйtienne
on n'examine pas si on se met en colиre, mais plutфt pourquoi une вme pieuse s'irrite.
Or il n'existe pas de pйchй mortel qui puisse s'allier avec la piйtй. Donc la
colиre n'est pas pйchй mortel. 4) En outre, il
existe une colиre vertueuse, comme on l'a exposй plus haut, et une colиre qui
est pйchй mortel; donc il existe aussi une colиre intermйdiaire, qui est pйchй
vйniel. 5) En outre, aucun
pйchй mortel ne peut exister avec le Saint Esprit. Or la colиre peut exister
avec le Saint Esprit on lit en effet dans le Livre des Rois (II, 2, 15) que l'esprit
d'Йlie se reposa sur Йlisйe, et pourtant, il maudit aussitфt aprиs des enfants
et "deux ours sortis du bois dйchirиrent quarante-deux de ces
enfants"; ce qui paraоt le fait d'une trиs grande colиre. Donc la
colиre n'est pas un pйchй mortel. 6) En outre, dans la
loi nouvelle, aucun pйchй mortel n'est permis. Or la colиre est permise, comme
il ressort de la Glose sur ce passage de la Lettre aux Йphйsiens (4, 26): "Mettez-vous
en colиre et ne pйchez pas." Donc la colиre n'est pas pйchй mortel. 7) En outre, selon le
Philosophe dans l'Йthique (VII, 6) la concupiscence est plus honteuse
que la colиre. Or la concupiscence n'est pas toujours pйchй mortel, donc la colиre
ne l'est pas non plus toujours. 8) En outre, un
mouvement de l'appйtit qui devance la dйlibйration complиte de la raison n'est
pas pйchй mortel. Or la colиre prйvient toujours la dйlibйration complиte de la
raison, parce que, comme on le dit dans l'Йthique (VII, 6), elle n'йcoute
jamais parfaitement la raison. Donc la colиre n'est pas pйchй mortel. Rйponse: Comme les actes moraux tirent leur espиce
de leur objet, il faut considйrer selon leurs objets s'ils sont bons ou mauvais
par leur genre; et s'ils sont mauvais, si ce sont des pйchйs mortels ou
vйniels. Or on a dit que l'objet de la colиre en tant que pйchй est une
vengeance injuste, qui n'est rien d'autre qu'un dommage infligй au prochain
contrairement а ce qui est dы en justice; de par nature, cela implique un pйchй
mortel: en effet, comme ce que requiert la justice tombe sous le prйcepte, tout
ce qui est contre ce que requiert la justice s'oppose au prйcepte, et c'est
pйchй mortel. Aussi la colиre venant du vice est de par son genre un pйchй
mortel, puisqu'elle n'est rien d'autre que la volontй de nuire injustement au
prochain en raison d'une offense prйcйdente. Mais, comme on l'a dit pour les autres
pйchйs, il arrive qu'un pйchй soit mortel par son genre, et qu'il soit pourtant
vйniel en raison de l'imperfection de son acte. On a dit plus haut que l'acte
de l'homme peut кtre imparfait de deux maniиres d'une part du cфtй de l'agent,
et dans ce cas, l'acte imparfait de l'homme est celui venant de la seule
sensibilitй, qui prйcиde le jugement de la raison, laquelle est le principe
actif propre en l'homme; et а ce point de vue-lа, le mouvement de la
sensibilitй se portant vers n'importe quel pйchй mortel, mкme pour accomplir l'adultиre
ou l'homicide, est pйchй vйniel. D'autre part, un acte est dit imparfait du
cфtй de son objet qui, en raison de sa petitesse, est tenu pour rien: car la
raison tient ce qui est peu de chose pour rien, comme le dit le Philosophe dans
la Rhйtorique (II, 2); et ainsi, bien que prendre le bien d'autrui soit
un pйchй mortel par son genre, prendre cependant une petite chose qui n'a
pratiquement aucune valeur ni aucune importance, n'est pas un pйchй mortel, par
exemple si quelqu'un prenait une petite grappe dans la vigne d'autrui. Or il arrive que dans le genre du pйchй de
colиre, on trouve le pйchй vйniel selon ces deux maniиres: d'abord en tant qu'un
mouvement subit de colиre auquel la raison ne consent pas est un pйchй vйniel;
et selon l'autre maniиre, а cause de la lйgиretй du dommage, par exemple si
quelqu'un se met en colиre contre un enfant en le tirant lйgиrement par les
cheveux ou par l'oreille, ou en faisant quelque autre petite chose pour se
venger. Mais lorsqu'on cherche а se venger sans respecter la justice, en
causant un grave dommage, avec le consentement dйlibйrй de la raison, une telle
colиre est toujours pйchй mortel. Et parce qu'il existe une colиre qui est
pйchй vйniel, et une autre qui est pйchй mortel, il faut rйpondre aux deux
sйries d'arguments. Solutions des objections: 1. Cette Glose parle
de la colиre venant du vice, lorsque le mouvement de colиre est parfait du cфtй
de l'agent et du cфtй de l'objet: de la sorte, elle est en effet toujours pйchй
mortel, comme on l'a dit. 2, 3 et 4. Et il faut
apporter une rйponse identique aux objections 2, 3 et 4. 5. Pour ce qui est de
la vengeance, Dieu s'en est rйservй quelque chose а lui seul. En effet, il a
confiй la charge d'exercer la vengeance des dйlits manifestes а d'autres, qui
sont investis de quelque autoritй; de l'homme qui possиde la puissance, il est
dit en effet dans la Lettre aux Romains (13, 4) qu'il est "le vengeur
de Dieu pour exercer sa colиre contre celui qui agit mal". Mais pour
les choses cachйes, il s'en est rйservй а lui seul le jugement et la vengeance,
conformйment а ce verset de la Premiиre Lettre aux Corinthiens (4, 5): "Ne
jugez pas avant le temps." Dieu s'est rйservй aussi а lui seul de se
venger а cause de lui-mкme; en effet, l'homme ne doit pas se venger а cause de
lui-mкme, mais а cause de la faute commise contre lui, qui est une offense а
Dieu. Quand donc quelqu'un cherche la vengeance а cause de lui-mкme ou en
dehors de l'ordre du pouvoir judiciaire, il usurpe ce qui appartient а Dieu, et
c'est pourquoi il pиche mortellement, а moins que son acte ne soit imparfait,
comme on l'a dit. 6. L'augmentation d'un
crime peut se produire non seulement par addition d'un crime а l'autre, mais
aussi par maniиre d'occasion, et de cette faзon, la colиre qui est pйchй vйniel
peut augmenter les crimes. 7. Une chose peut
corrompre l'intelligence ou la raison de deux maniиres: d'abord par soi et
directement, par une certaine opposition, et de cette faзon, seul le pйchй
mortel corrompt le jugement de la raison; d'une autre maniиre indirectement et
par accident, dans la mesure oщ l'usage de la raison est empкchй par un
changement corporel; et de cette maniиre, mкme la colиre qui est pйchй vйniel
peut empкcher l'usage de la raison; mais cependant, on ne dit proprement qu'elle
aveugle que lorsqu'elle conduit la raison а consentir au pйchй. 8. La raison dirige
tout а partir de la fin. Donc ce qui s'oppose directement а la raison, c'est ce
qui exclut la fin requise, ce qui ne se produit que par le pйchй mortel; mais,
s'il y a dйsordre touchant les moyens sans que ne soit exclue la fin, l'acte ne
va pas proprement contre la raison, mais il est en dehors d'elle, et c'est un
pйchй vйniel. 9. La colиre est
contraire а la nature de l'homme, qui est un animal raison nable, en tant qu'elle
est contraire а la raison, et cela ne convient qu'а la colиre qui est pйchй
mortel. 10. La charitй veut
du bien au prochain sous la raison de bien, et c'est pour quoi la haine est
proprement contraire а la charitй. Cependant, la colиre dйsire le mal du
prochain, non en tant que mal, mais sous la raison de juste vengeance, comme on
l'a dit. Et c'est pourquoi du cфtй de son objet, s'il n'est pas juste vraiment
mais apparemment, elle s'oppose а la justice; mais du cфtй de la passion, elle
s'oppose а la douceur, qui tient le milieu dans la colиre. 11. Cette autoritй
est а comprendre du mouvement parfait de la colиre venant du vice. Quant aux objections contraires, il faut rйpondre ainsi: 1) La Glose parle de
la colиre qui rйside dans la seule sensibilitй, dont on dit qu'elle est menйe а
rйalisation, non seulement dans l'acte extйrieur, mais aussi par le
consentement intйrieur qui devant Dieu est tenu pour un acte. 2) Ce raisonnement se
dйveloppe en envisageant la colиre qui est imparfaite du cфtй de son objet. 3) L'вme pieuse se
met en colиre par zиle, ce qui est vertueux, comme on l'a dit plus haut. 4) Entre une
vengeance juste et une vengeance injuste, il n'y a pas de milieu, et c'est
pourquoi il n'y en a pas non plus entre une colиre vertueuse et une colиre qui
est pйchй mortel, si ce n'est peut-кtre une colиre imparfaite, qui est pйchй
vйniel. 5) Йlisйe n'a pas
maudit les enfants sous l'empire d'une colиre venant du vice, comme pour se
venger mйchamment, mais par zиle de la justice divine. 6) L'Apфtre permet un
mouvement de colиre imparfaite qui existe dans la seule sensibilitй. 7) S'il y a parfait dйsir
d'un acte qui est pйchй mortel par son genre, ce dйsir est lui-mкme pйchй
mortel; si cependant il est imparfait, il est pйchй vйniel, comme on l'a dit
aussi de la colиre. 8) La colиre n'йcoute
pas parfaitement la raison qui dissuade; pourtant, elle йcoute parfois
parfaitement la raison qui consent.
ARTICLE 4: LA COLИRE
EST-ELLE UN PЙCHЙ PLUS LЙGER QUE LA HAINE, L'ENVIE ET LES AUTRES PЙCHЙS DE CE
GENRE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
Ia-IIae, Question 46, a. 6; Somme thйologique IIa-IIae, Question 158, a.
4.
Objections: Il semble que non. 1. Comme saint
Augustin le dit dans l'Enchiridion (ch. 12), le mal est appelй ainsi
parce qu'il nuit; donc, plus un pйchй cause un grand dommage, plus il est
grave. Or la colиre cause un plus grand dommage а l'homme que l'envie, car
Hugues de Saint-Victor dit dans les Cinq Septйnaires (ch. 2) que "l'orgueil
enlиve Dieu а l'homme, l'envie lui enlиve le prochain, et la colиre lui-mкme".
Donc l'envie n'est pas un pйchй plus grave que la colиre. 2. En outre, un effet
est assimilй а sa cause. Or l'effet de l'envie est la colиre, comme le dit
Hugues dans le mкme livre. Donc la colиre n'est pas un pйchй moindre que l'envie. 3. Et aussi, il
semble que la colиre ne soit pas un pйchй moindre que la haine, parce que la
gravitй des pйchйs se mesure а leurs effets; or l'effet de la haine et celui de
la colиre sont identiques: infliger un dommage au prochain. Donc la haine n'est
pas un pйchй plus grave que la colиre. 4. Et aussi, il
semble que la colиre soit un pйchй plus grave que la concupiscence de la chair,
parce que selon le Philosophe dans les Topiques (III, 2), si le
paroxysme de la colиre l'emporte sur celui de la concupiscence, celle-lа
l'emporte sur celle-ci. Or le plus grand pйchй dans le genre de la colиre, а
savoir l'homicide, l'emporte en gravitй sur n'importe quel pйchй dans le genre
de la concupiscence de la chair. Donc la colиre est, absolument parlant, un
pйchй plus grave que la concupiscence de la chair. 5. En outre, plus un
pйchй est grave, plus grand est le repentir qu'il cause. Or le repentir
accompagne davantage la colиre que la concupiscence de la chair, parce que
comme le dit le Philosophe dans l'Йthique (VII, 6), celui qui s'irrite
pиche avec tristesse, mais celui qui convoite pиche sans tristesse. Donc la
colиre est un pйchй plus grave que la convoitise. 6. En outre, il est
dit dans Йzйchiel (16, 44): "Telle mиre, telle fille." Or le
blasphиme, qui est fils de la colиre selon saint Grйgoire, est le plus grave
des pйchйs. Donc la colиre est un pйchй plus grave que tous les autres vices
dйjа mentionnйs. Cependant: Saint Augustin, dans la Rиgle (III,
ch. 37), compare la colиre а la paille et la haine а la poutre. Rйponse: Il faut chercher la diffйrence lа oщ on
trouve quelque accord. Le pйchй de colиre s'accorde avec trois pйchйs en son
objet: l'objet de la colиre est en effet, comme on l'a dit, d'infliger un mal
sous la raison d'un certain bien. Donc, en ce qui concerne le mal, elle s'accorde
avec la haine, qui dйsire le mal de quelqu'un, et avec l'envie, qui s'attriste
de son bien; par contre, en ce qui concerne le bien dйsirй, elle s'accorde avec
la concupiscence, qui est aussi un dйsir dйsordonnй du bien. Mais а parler absolument, la colиre est
moins grave que les trois vices mentionnйs car si la haine cherche le mal du
prochain sous la raison de mal, et l'envie s'oppose au bien du prochain sous la
raison de bien, la colиre ne cherche pas le mal du prochain, ni n'empкche son
bien, si ce n'est sous la raison de bien que constitue une juste vengeance; et
ainsi ce que font la haine et l'envie en visant de soi le mal ou l'empкchement
du bien, la colиre le fait en visant de soi le bien, et par accident, le mal.
Or ce qui est par soi est toujours supйrieur а ce qui est par accident, aussi l'envie
et la haine dйpassent en malice le pйchй de colиre. Semblablement aussi, le
pйchй de concupiscence vient de ce qu'on recherche un bien dйlectable pour les
sens, alors que la colиre vise de faзon dйsordonnйe un bien qui est apparemment
juste, c'est-а-dire selon la raison c'est pourquoi, comme le bien de la raison
est meilleur que le bien du sens, le mouvement de la colиre est plus voisin de
la vertu que le mouvement de concupiscence, et donc, absolument parlant, c'est
un pйchй moindre. Aussi le Philosophe dit-il dans l'Йthique (VII, 6) que
celui qui ne maоtrise pas la concupiscence est plus vil que celui qui ne
maоtrise pas la colиre. Ce rapport s'observe, il est vrai, selon le genre mкme
des pйchйs, car rien n'empкche que, dans certaines circonstances, la colиre
soit plus grave que les autres. Solutions des objections: 1. L'envie enlиve а l'homme
le prochain par une certaine opposition contre lui-mкme; mais ce n'est pas
ainsi que la colиre enlиve а l'homme lui-mкme, mais de maniиre indirecte, dans
la mesure oщ le mouvement corporel de la colиre empкche l'usage de la raison,
par lequel l'homme est maоtre de lui-mкme. 2. La colиre, selon
le Philosophe, est causйe par la tristesse, et comme l'envie est une sorte de
tristesse, il arrive que la colиre soit causйe par l'envie; il n'est pourtant
pas nйcessaire que la colиre йgale l'envie, parce qu'un effet n'йgale pas
toujours sa cause, bien qu'il ait avec elle une certaine ressemblance. 3. La colиre et la
haine se comportent diffйremment dans le dommage qu'elles infligent au prochain;
et cette diversitй peut s'envisager а plusieurs points de vue, comme le dit le
Philosophe dans la Rhйtorique (II, 4): d'abord, parce que la colиre ne
vise le dommage que sous la raison de juste vengeance, elle ne cherche а nuire
qu'а ceux qui nous ont lйsйs, nous ou ceux qui nous touchent, pour qu'il y ait
une punition; la haine au contraire peut s'adresser а n'importe quel йtranger
sans qu'il ne nous ait jamais causй de tort, parce que sa faзon de vivre s'oppose
а notre sentiment. Secondement, parce que la colиre s'adresse toujours а
quelques personnes particuliиres, parce qu'elle a sa cause dans certains actes
injustes, et que les actes viennent de sujets individuels; la haine au
contraire peut s'adresser а une entitй gйnйrale; ainsi un homme йprouve de la
haine pour toute la race des brigands. Troisiиmement, parce que l'homme en
colиre ne cherche а nuire au prochain que dans la mesure requise, selon ce qu'il
lui semble, par la justice vindicative, et le but atteint, sa colиre se calme;
la haine au contraire n'est rassasiйe par aucun mal, car elle cherche le mal du
prochain en lui-mкme. En quatriиme lieu, parce que l'homme en colиre dйsire que
celui а qui il inflige un dommage comprenne que c'est а cause de l'injustice
commise que ce mal lui arrive; celui qui hait, au contraire, ne se soucie pas
de la faзon dont le mal advient, quelqu'injustement que ce soit. De cela, il
ressort encore que la haine est un pйchй plus grave que la colиre. 4. Cet argument
vaudrait si l'homicide йtait une espиce de colиre; or ce n'en est pas une
espиce, mais son effet. Or il arrive parfois que d'un mal moindre se produise
un mal plus grand. 5. La convoitise de
la chair est plus digne de pйnitence que la colиre mкme, du fait que la colиre
tient davantage de la raison; mais la tristesse qui accompagne la colиre ne
relиve pas de la pйnitence, parce qu'elle ne vient pas de l'acte de la colиre,
mais de la cause qui provoque а la colиre, а savoir l'injustice subie. 6. Йtant donnй que le
mal ne cause rien sinon en vertu du bien, dans l'enchaоnement des pйchйs, on
part de ce qui a davantage le caractиre du bien, et c'est pourquoi, la plupart
du temps, l'homme va des pйchйs plus petits aux plus grands; aussi n'est-il pas
nйcessaire que la colиre soit aussi grave que le blasphиme.
ARTICLE 5: LA COLИRE
EST-ELLE UN VICE CAPITAL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
Ia-IIae, Question 84, a. 4; Somme thйologique IIa -IIae, Question 158,
a. 6.
Objections: Il semble que non. 1. Une tкte en effet
n'a pas de tкte. Or la colиre a une autre tкte: elle est causйe par la
tristesse, comme le dit le Philosophe dans l'Йthique (VII, 6). Donc la
colиre n'est pas un vice capital. 2. En outre, tout
vice capital est un pйchй spйcial. Or la colиre paraоt кtre un pйchй gйnйral,
parce qu'elle ne s'oppose pas а une seule vertu, mais а plusieurs: elle s'oppose
en effet et а la charitй, et а la justice, et а la douceur. Donc la colиre n'est
pas un vice capital. 3. En outre, aux
autres pйchйs capitaux s'opposent d'autres vices, comme la pusillanimitй s'oppose
а l'orgueil, la vaine joie а l'acйdie. Mais il n'y a pas d'autre vice qui s'oppose
а la colиre. Elle n'est donc pas un vice capital. Cependant: Sur le texte des Proverbes (29, 22): "L'homme
colйreux provoque des querelles", la Glose dit: "La colиre est la
porte de tous les vices; cette porte fermйe, le repos intйrieur est donnй aux
vertus; si elle est ouverte, le coeur sera armй pour tous les crimes." Rйponse: Comme on l'a dйjа dit plus haut, un vice
capital est celui dont naissent d'autres vices selon la raison de cause finale.
Or il arrive dans la plupart des cas qu'on accomplit, pour servir aux fins de
la colиre, c'est-а-dire pour se venger, de nombreuses actions de faзon
dйsordonnйe; or ces actions faites d'une faзon dйsordonnйe sont des pйchйs, et
c'est pourquoi la colиre est un vice capital. Saint Grйgoire, dans les Morales
(XXXI, 45), nomme ses six filles, qui sont: les querelles, l'insolence de l'esprit,
les injures, les vocifйrations, l'indignation, les blasphиmes. La raison en est qu'on peut considйrer la
colиre а un triple point de vue d'abord en tant qu'elle est dans le coeur, d'une
seconde maniиre en tant qu'elle est dans la bouche, d'une troisiиme, en tant qu'elle
va jusqu'aux actes. En tant qu'elle est dans le coeur, un seul
vice naоt d'elle, en fonction de sa cause qui est l'injustice subie: en effet,
le dommage subi ne provoque а la colиre que dans la mesure oщ on le considиre
comme une injustice, car c'est ainsi que lui est due la vengeance; or plus une
personne est de basse condition ou assujettie а un autre, plus est injuste le
fait qu'elle lui inflige un dommage, et c'est pourquoi l'homme en colиre,
considйrant le dommage qui lui a йtй fait, grandit en son coeur l'injustice, et
de lа, en arrive а se venger de l'indignitй de la personne qui lui cause ce
dommage; et c'est proprement l'indignation. Un autre vice est causй par la colиre qui
se situe dans le coeur, en fonction de ce que celui qui est en colиre
recherche: il imagine, en effet, les diverses voies et procйdйs par lesquels il
pourrait se venger, et par ces cogitations son esprit se gonfle en quelque
sorte, selon ce verset de Job (15, 2): "Est-ce que le sage emplira son
estomac d'ardeur ?"; et ainsi de la colиre naоt l'insolence de l'esprit. La colиre s'йtend aussi jusqu'au langage,
et contre Dieu qui permet que nous soit infligйe une injustice, et alors la
colиre cause le blasphиme; et contre le prochain qui l'inflige, et ce sont
alors les deux degrйs de la colиre abordйs dans l'Йvangile selon saint Matthieu
(5, 22). L'un consiste а se rйpandre en paroles dйsordonnйes, sans exprimer une
injure spйciale, ainsi celui qui dit а son frиre "raca", qui
est l'exclamation de celui qui se met en colиre; et alors de la colиre naоt la
vocifйration, c'est-а-dire un langage dйsordonnй et confus qui indique le
mouvement de colиre. L'autre degrй de la colиre consiste а se rйpandre en
paroles d'injures, ainsi celui qui dit а son frиre "fou",
degrй auquel se rapportent les injures. Selon que la colиre en vient aux actes,
elle est alors cause des querelles, oщ sont incluses toutes leurs consйquences,
comme les blessures, les homicides et autres actes de ce genre. Solutions des objections: 1. La tristesse dont
naоt la colиre n'est pas seulement cette tristesse qui est un vice capital;
aussi n'est-elle pas incluse dans un vice capital. 2. La colиre est un
vice spйcial; elle s'oppose cependant а diverses vertus а des titres divers. En
ce qui concerne le dйsordre mкme de la passion, elle s'oppose а la douceur;
pour ce qui est du dommage qu'elle entend infliger, elle s'oppose а la charitй;
mais quant au caractиre de justice apparente qu'elle envisage, elle s'oppose а
la vraie justice; elle s'oppose cependant davantage а la douceur, qui modиre la
colиre. 3. Mкme а la colиre s'oppose
un vice, qui est l'apaisement dйsordonnй de la colиre; а son sujet, saint Jean
Chrysostome dit, sur ce verset de saint Matthieu (5, 22): "Celui qui s'irrite
contre son frиre": "La patience dйraisonnable sиme les vices,
nourrit la nйgligence et invite au mal non seulement les mauvais, mais mкme les
bons" (hom. 11 in Mt.). Toutefois, comme ce vice-lа ne possиde pas de nom,
il semble qu'il n'y ait pas d'autre vice qui s'oppose а la colиre.
QUESTION XIII: L'AVARICE
ARTICLE 1: L'AVARICE EST-ELLE
UN PЙCHЙ SPЙCIAL?
Parall.
IIa-IIae, Question 118, a. 2.
Objections: Il semble que non. 1. Tout vice spйcial
possиde en effet une matiиre spйciale, parce qu'en matiиre morale, ce sont
toujours les objets qui dйterminent les espиces. Or l'avarice n'a pas une
matiиre spйciale, mais gйnйrale, car saint Augustin dit dans le Libre
Arbitre (III, 17): "L'avarice, qui se dit en grec philargyria,
ne doit pas s'entendre du seul argent ou de la monnaie, mais de toutes les
choses que l'on dйsire de maniиre immodйrйe, absolument partout oщ l'on veut
plus que ce qui est suffisant." Donc l'avarice n'est pas un pйchй spйcial. 2. En outre, n'est
pas un pйchй spйcial celui qui contient sous lui-mкme divers genres de pйchйs.
Or l'avarice contient sous elle divers genres de pйchйs, car l'orgueil mкme est
contenu aussi sous l'avarice, lui qui est un dйsir dйsordonnй de l'excellence.
Saint Grйgoire dit en effet dans une homйlie sur le texte "Jйsus fut
conduit etc." (Matthieu, 5, 1): "L'avarice porte non seulement
sur l'argent, mais aussi sur la grandeur, lorsqu'on dйsire exagйrйment l'йlйvation."
Donc l'avarice n'est pas un pйchй spйcial. 3. En outre, Cicйron
dit que l'avarice "est l'amour immodйrй de possйder" (Tusculanes
IV, 11). Or on dit que nous possйdons tout ce qui nous appartient, les parties
de notre substance, les qualitйs, les quantitйs et les accidents extйrieurs,
comme le dit le Philosophe dans les Prйdicaments (ch. 15). Donc l'avarice
n'est pas un pйchй spйcial. 4. En outre, tout
pйchй spйcial a un autre pйchй qui lui est opposй, comme il est dit dans l'Йthique
(II, 10). Or l'avarice n'a pas de pйchй qui lui soit opposй, comme cela ressort
de ce que dit le Philosophe dans l'Йthique (V, 10). Donc l'avarice n'est
pas un pйchй spйcial. 5. En outre, ce qui a
rapport avec tous les genres de pйchйs ne semble pas кtre un pйchй spйcial. Or
l'avarice a rapport avec tous les genres de pйchйs; il est dit en effet au
dernier chapitre de la Premiиre Lettre а Timothйe (6, 10): "La racine
de tous les maux, c'est la cupiditй", par quoi on entend l'avarice
comme le dit saint Augustin dans son Commentaire littйral sur la Genиse
(XI, 15). Donc l'avarice n'est pas un pйchй spйcial. 6. En outre, si l'avarice
йtait un pйchй spйcial, cela serait surtout en tant que l'avarice est un dйsir
dйsordonnй de l'argent. Or mкme de cette faзon, l'avarice est un pйchй gйnйral,
parce que tout pйchй se fait par la conversion au bien changeant, comme le dit
saint Augustin or les biens temporels peuvent presque tous кtre acquis par de l'argent,
conformйment а la parole de l'Ecclйsiaste (10, 19): "Tout obйit а l'argent".
Donc l'avarice n'est en aucune maniиre un pйchй spйcial. 7. En outre, aucun
pйchй spйcial ne s'oppose а diffйrentes vertus, du fait que l'un s'oppose а l'un,
comme on le dit dans la Mйtaphysique (X, 5). Or l'avarice s'oppose а
diffйrentes vertus: elle s'oppose, en effet, а la charitй, comme le dit saint
Augustin dans son Commentaire littйral sur la Genиse (XI, 15); elle s'oppose
aussi а la libйralitй selon la faзon commune de parler, et elle s'oppose encore
а la justice en tant que vertu spйciale comme le dit saint Jean Chrysostome en
commentant ce verset de saint Matthieu (5, 6): "Bienheureux ceux qui
ont faim et soif de justice", car il nomme justice ou une vertu
gйnйrale ou la vertu particuliиre contraire а l'avarice. Donc l'avarice n'est
pas un pйchй spйcial. 8. En outre, le
propre de l'avarice est de retenir ce qu'on ne doit pas retenir; or les biens
spirituels spйcialement ne doivent pas кtre retenus, parce que leur partage ne
les fait pas diminuer mais croоtre; donc il existe une avarice touchant les
biens spirituels. Il est d'autre part йvident qu'il en existe une par rapport
aux biens corporels. Donc l'avarice existe de faзon gйnйrale par rapport а tous
les biens. Elle n'est donc pas un vice particulier, mais gйnйral. Cependant: 1) On n'oppose pas ce
qui est gйnйral а ce qui est spйcial. Or l'avarice s'oppose а des pйchйs
spйciaux: saint Grйgoire dans les Morales (XXXI, 45) distingue l'avarice
des autres vices capitaux de mкme sur la Genиse (3, 1), la Glose dit que le
diable tenta le premier homme par la gourmandise, la superbe et l'avarice; et
de la sorte, l'avarice s'oppose aux autres pйchйs. Donc l'avarice est un pйchй
spйcial. 2) En outre, а une
vertu spйciale s'oppose un pйchй spйcial. Or l'avarice s'oppose а la justice en
tant que celle-ci est une vertu spйciale, comme il ressort de l'autoritй de
saint Jean Chrysostome dйjа citйe (objection 7). Donc l'avarice est un pйchй
spйcial. 3) En outre, la
racine a caractиre de principe. Or un principe se distingue de ce dont il est
principe, parce que rien n'est principe ni cause de soi-mкme. Donc comme l'avarice
est la racine de tous les maux, comme le dйclare l'Apфtre (I Tim., 6, 10), il
semble que l'avarice soit un pйchй distinct des autres pйchйs; et dans ces
conditions, ce n'est pas un pйchй gйnйral, mais spйcial. Rйponse: D'aprиs la premiиre imposition du nom, l'avarice
signifie la cupiditй dйsordonnйe des richesses: on dit avare pour "avide
de cuivre", comme le dit saint Isidore dans son livre des Йtymologies
(X, 9), ce qui s'accorde avec le fait qu'en grec, avarice se dit philargyria,
ou l'amour de l'argent. Aussi comme l'argent est une matiиre spйciale, il
semble que l'avarice, selon sa dйnomination premiиre, soit un vice spйcial. Mais
selon une certaine ressemblance, ce terme a йtй йtendu а signifier la cupiditй
dйsordonnйe de n'importe quel bien; sous ce rapport l'avarice est un pйchй
gйnйral, parce que dans tout pйchй, il y a une conversion, а cause de l'appйtit
dйsordonnй, vers un bien passager; et c'est pourquoi saint Augustin, dans son Commentaire
littйral sur la Genиse (XI, 15), dit qu'il y aune avarice gйnйrale, par
laquelle on dйsire une chose plus qu'il ne convient, et qu'il y a une avarice
spйciale, qui est nommйe de faзon plus courante amour de l'argent. La raison de cette distinction est la
suivante: puisque l'avarice est un amour dйsordonnй de possйder, de mкme que "possйder"
peut кtre pris dans un sens commun, ou autrement, dans un sens spйcial, dans la
mesure oщ nous sommes dits avoir possession de ce dont nous pouvons faire ce
que nous voulons, de mкme l'avarice est prise dans un sens gйnйral pour l'amour
dйsordonnй de possйder quoi que ce soit, et dans un sens spйcial pour l'amour
d'avoir ces possessions qui se rйsument toutes sous le nom d'argent, parce que
leur prix est mesurй par l'argent, comme le dit le Philosophe dans l'Йthique
(IV, 1). Mais parce que le pйchй s'oppose а la
vertu, il faut remarquer que la justice et la libйralitй s'exercent en ce qui
touche les possessions et l'argent, mais de faзon diffйrente. Il revient en
effet а la justice d'йtablir le juste milieu selon une йgalitй placйe dans les
choses mкmes que l'on possиde, en sorte que chacun ait ce qui lui est dы; la
libйralitй, par contre, йtablit un juste milieu dans les affections mкmes de l'вme,
en sorte que chacun ne soit pas trop amoureux ou trop dйsireux de l'argent, et
qu'il le dйpense avec plaisir et sans tristesse quand et oщ il le faut.
Certains parlent donc de l'avarice comme de l'opposй de la libйralitй, et en ce
sens, l'avarice implique un certain dйfaut pour ce qui est de dйpenser l'argent
et un certain excиs pour l'acquйrir et le conserver dans un amour excessif de l'argent.
Mais le Philosophe, dans l'Йthique (V, 1) parle de l'avarice comme de l'opposй
de la justice, et dans ce sens-lа, on qualifie d'avare celui qui reзoit ou
retient le bien d'autrui contrairement а ce qui est dы en justice: а la
libйralitй, en effet, ne s'oppose pas l'avarice, mais la parcimonie, comme cela
ressort de l'Йthique (IV, 3). Et а cela s'accorde encore l'autoritй de
saint Jean Chrysostome dйjа citйe (objection 7), et aussi ce qui est dit en
Ezйchiel (22, 27): "Ses chefs sont au milieu d'elle comme des loups qui
dйchirent une proie, pour rйpandre le sang et pour poursuivre des gains avec
aviditй." Solutions des objections: 1. Saint Augustin
parle de l'avarice entendue au sens commun. 2. Et il faut
rйpondre de mкme а l'objection 2. 3. Nous sommes dits
avoir de faзon spйciale les possessions dont nous sommes absolument les maоtres;
aussi, lorsque Cicйron dit que l'avarice est l'amour immodйrй de possйder, il
faut l'entendre proprement dans le sens oщ l'on dit que nous avons des
possessions. 4. Cette objection
envisage l'avarice en tant qu'elle s'oppose а la justice: la justice est bien
en effet un milieu entre l'excиs et le manque, mais elle n'est pas un milieu
entre deux maux comme les autres vertus, ainsi qu'on le dit dans l'Йthique
(V, 10). Or le fait d'кtre dans la surabondance en prenant ou en gardant plus
que ce qui est dы en justice est un mal qui relиve de l'avarice; mais que
quelqu'un ait moins que ce qui lui йtait dы, ce n'est pas commettre une
injustice, mais souffrir une injustice, ce qui est davantage une peine qu'une
faute. Et, selon cette acception, l'avarice ne s'oppose а aucun pйchй. 5. L'avarice
appartient а tous les pйchйs non comme genre, mais comme racine et principe; c'est
pourquoi on ne peut en conclure que l'avarice serait un pйchй gйnйral, mais qu'elle
est une sorte de cause gйnйrale des pйchйs. 6. Certains biens
acquis par de l'argent sont dйsirables pour la mкme raison que l'argent, c'est-а-dire
en tant qu'ils sont utiles aux nйcessitйs de la vie, de sorte que tous les
biens que l'on nomme des possessions sont inclus sous le terme d'argent et sont
la matiиre de l'avarice au sens particulier. Par contre, il existe des biens
qui peuvent кtre acquis par de l'argent et qui ont cependant une autre raison d'кtre
dйsirables, et ces biens ressortissent а d'autres vices particuliers: ainsi l'йlйvation
aux honneurs relиve de l'ambition, la louange dйplacйe relиve de la vaine
gloire, les plaisirs de la table relиvent de la gourmandise, et ceux de la
chair relиvent de la luxure. 7. L'avarice s'oppose
а la justice et а la libйralitй selon diffйrents points de vue; elle s'oppose
par contre а la charitй comme tout pйchй mortel, en tant qu'elle met sa fin
dans un bien crйй. 8. 11 ne faut pas
retenir les biens spirituels, mais les partager; cependant la faзon de les
avoir et de les partager n'est pas la mкme que celle d'avoir et de partager des
possessions; aussi ne relиvent-ils pas de l'avarice proprement dite.
ARTICLE 2: L'AVARICE
EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 118, a. 4.
Objections: Il semble que oui. 1. En effet, rien n'exclut
du royaume de Dieu que le pйchй mortel. Or l'avarice exclut du royaume de Dieu:
il est dit en effet dans l'Йpоtre aux Ephйsiens (5, 5): "Aucun
fornicateur, ou impur, ou avare, ce qui est une idolвtrie, n'a d'hйritage dans
le royaume du Christ et de Dieu." Donc l'avarice est un pйchй mortel. 2. En outre, tout
pйchй contraire а la charitй est mortel, parce que la charitй donne la vie а l'вme,
conformйment а ce verset de la Premiиre Йpоtre de saint Jean (2, 15): "Si
quelqu'un aime le monde, la charitй du Pиre n'est pas en lui." Or l'avarice s'oppose а la charitй: saint
Augustin dit en effet dans les Quatre-Vingt-Trois questions (36, 1), que
la cupiditй est le poison de la charitй. Donc l'avarice qui s'identifie а la
cupiditй est un pйchй mortel. 3. En outre, il est
dit dans la Premiиre Йpоtre de saint Jean (2, 15): "Si quelqu'un aime
le monde, la charitй du Pиre n'est pas en lui." Or l'avarice procиde d'un
amour dйsordonnй du monde. Donc l'avarice chasse de l'homme la charitй de Dieu,
et ainsi elle est pйchй mortel. 4. En outre, ce qui
est contraire а la justice paraоt кtre pйchй mortel, du fait que la justice a
un caractиre obligatoire qui tombe sous le prйcepte. Or l'avarice est contraire
а la justice, car elle met en rйserve des biens qui peuvent кtre utiles au
prochain. Saint Basile dit en effet: "C'est le pain de l'affamй que tu
retiens, la tunique de celui qui est nu que tu conserves, l'argent de
l'indigent que tu possиdes; en consйquence, tu causes autant de torts que tu
pourrais donner de biens" (Homйlie sur saint Luc (12, 18)). Donc l'avarice
est un pйchй mortel. 5. En outre, un don
du Saint Esprit est plus parfait qu'une vertu. Or l'avarice s'oppose а un
certain don, au don de piйtй, comme le dit la Glose sur saint Luc (6, 35). Donc
l'avarice est pйchй mortel. 6. En outre, le pйchй
mortel est une aversion du bien immuable et une conversion vers le bien
pйrissable. Or cela se rйalise surtout dans l'avarice, qui est un dйsir
dйsordonnй du bien pйrissable. L'avarice est donc pйchй mortel. 7. En outre, ce qui
ramиne l'вme aux rйalitйs de la terre de sorte qu'elle ne peut plus s'йlever
vers celles d'en haut semble кtre un pйchй mortel. Or l'avarice est dans ce
cas: saint Grйgoire dit en effet dans les Morales (XIV, 53) que "l'avarice
rend si pesante l'вme qu'elle a corrompu, que celle-ci ne peut plus s'йlever а
dйsirer les biens d'en haut". Donc l'avarice est un pйchй mortel. 8. En outre, la
condition du pйchй le plus grave est d'кtre inguйrissable, car le pйchй contre
le Saint Esprit, qui est le plus grave des pйchйs, est dit irrйmissible. Or l'avarice
est inguйrissable comme le dit le Philosophe dans l'Йthique (IV, 5).
Donc l'avarice est un pйchй mortel et le plus grave. Cependant:
1) Sur ce verset de
la Premiиre Йpоtre aux Corinthiens (3, 12): "Si quelqu'un construit sur
ce fondement", etc., la Glose dit qu'"il construit avec du bois,
du foin et de la paille, celui qui pense aux choses de ce monde, et comment
plaire au monde", ce qui relиve du pйchй d'avarice. Mais cela ne signifie
pas un pйchй mortel, mais vйniel: on ajoute en effet "qu'il sera sauvй
comme le feu" (3, 15). Donc l'avarice n'est pas un pйchй mortel. 2) En outre, l'avarice
s'oppose а la prodigalitй. Or la prodigalitй n'est pas un pйchй mortel par son
genre. Donc l'avarice ne l'est pas non plus, puisque les contraires
appartiennent au mкme genre. 3) En outre, l'avarice
consiste proprement а amasser inutilement des biens temporels. Or cela n'est
pas toujours un pйchй mortel, puisque cela ne va contre aucun prйcepte. Donc l'avarice
n'est pas un pйchй mortel. 4) En outre, ne pas
prendre le bien d'autrui paraоt louable. Or parfois, les avares ne veulent pas
prendre le bien d'autrui, comme le dit le Philosophe dans l'Йthique (IV,
5). Donc parfois, l'avarice n'est pas un mal, et par consйquent n'est pas pйchй
mortel. Rйponse: Comme on l'a dit, l'avarice s'entend en
deux sens: parfois, en effet, on l'entend comme l'opposй de la justice, et
alors elle est toujours pйchй mortel, sauf peut-кtre en raison de l'imperfection
de l'acte, comme on l'a dit plus haut des autres vices: en effet, en ce sens,
il revient а l'avarice de prendre ou de retenir injustement le bien d'autrui,
et c'est toujours un pйchй mortel, bien que dans ce genre, les premiers
mouvements ne soient pas des pйchйs mortels. Mais parfois, on l'entend en tant qu'elle
s'oppose а la libйralitй, vice que dans l'Йthique (IV, 5) le Philosophe
nomme parcimonie, et alors il revient а l'avarice d'excйder dans l'amour et le
dйsir de l'argent et de tout ce que l'on peut se pro curer par l'argent. Et de
la sorte, si nous parlons du dйsir et de l'amour de faзon commune, l'avarice n'est
pas toujours pйchй mortel. Mais si nous parlons de l'amour et du dйsir au sens
strict, alors l'avarice est toujours pйchй mortel: en effet, comme l'amour et
le dйsir portent sur le bien, et que le bien est proprement et principalement
la fin, alors que ce qui est ordonnй а la fin n'a pas par soi rai son de bien,
sinon dans son rapport а la fin, il s'ensuit que l'amour et le dйsir regardent
proprement et principalement la fin, et de faзon secondaire ce qui conduit а la
fin. Par consйquent, si on appelle avarice un
amour et un dйsir des biens temporels en sorte qu'on place sa fin en ceux-ci, l'avarice
sera toujours pйchй mortel, car la conversion а un bien crйй comme а une fin
entraоne l'aversion pour le bien immuable qui doit кtre la fin derniиre, du
fait qu'il ne peut y avoir plusieurs fins derniиres. Mais si on appelle avarice
un amour ou un dйsir dйsordonnй des biens de ce monde au sens gйnйral, alors l'avarice
n'est pas toujours un pйchй mortel, parce que, comme on le dit dans la Glose
sur la Premiиre Йpоtre aux Corinthiens (3, 12): "Si quelqu'un bвtit
sur, etc.": "Certains aiment encore les biens de ce monde et sont
impliquйs dans les affaires terrestres, mais de faзon que leur coeur ne s'йcarte
pas du Christ et ne prйfиre rien au Christ." Solutions des objections: 1. L'Apфtre ne dit
pas que tout avare n'a pas de part de faзon absolue au royaume du Christ et de
Dieu, mais il ajoute "ce qui est une idolвtrie": en effet, l'avarice
qui est comparйe а l'idolвtrie exclut du royaume du Christ et de Dieu, du fait
qu'elle rend l'honneur dы а Dieu а une crйature, dans la mesure oщ elle place
dans les biens temporels sa fin, ce qui est dы а Dieu seul. 2. La cupiditй qui
йteint la charitй est celle qui place sa fin dans les biens temporels: mais
celle qui ne place pas en eux sa fin, bien qu'elle excиde la mesure requise, n'йteint
pas la charitй mais la gиne de par son acte. 3. Et ainsi, la
rйponse а l'objection 3 est йvidente. 4. Cette objection
envisage l'avarice en tant qu'elle s'oppose а la justice. Cependant, l'avarice
qui s'identifie а la parcimonie ne s'oppose pas toujours а la justice: il peut
arriver, en effet, que quelqu'un soit parcimonieux du fait qu'il ne donne pas
ce qu'il serait louable de donner, sans que ce soit requis de le faire, ou bien
parce que ce qu'il donne, il le donne avec tristesse et retenue. Saint Basile
parle du cas oщ quelqu'un est tenu de donner ses biens aux pauvres, par exemple
quand il en a en abondance, conformйment au texte de saint Luc (11, 41): "Donnez
en aumфne votre superflu"; et cette forme d'avarice est contraire aussi а
la pitiй, comme la Glose le dit au mкme endroit. 5. Ainsi, la solution
а l'objection 5 est йvidente. 6. Cet argument
envisage l'avarice en tant qu'elle met sa fin dans les biens temporels. 7. Et il faut
rйpondre de mкme а l'objection 7. 8. Autre la maniиre
dont l'avarice est inguйrissable, et autre la maniиre dont l'est le pйchй
contre le Saint Esprit: le pйchй contre le Saint Esprit, en effet, est dit
inguйrissable en raison de l'adhйsion parfaite de la volontй au pйchй. Car
celui qui pиche par ignorance ne choisit le pйchй que de faзon accidentelle: il
choisit ce qui est pйchй, sans savoir que c'est un pйchй. Celui par contre qui
pиche par faiblesse choisit bien le pйchй en soi, mais pour une cause
passagиre, c'est-а-dire sous l'impulsion de la passion. Mais celui qui pиche
par malice certaine choisit le pйchй comme dйsirable en soi, et c'est pourquoi
ce caractиre inguйrissable s'attache au pйchй grave. Mais l'avarice est dite
inguйrissable en raison de la condition du sujet, du fait que la vie humaine
est toujours encline а dйfaillir; or toute dйfaillance incite а l'avarice, car
la raison pour laquelle on cherche les biens temporels, c'est de subvenir aux
dйfaillances de la vie prйsente. Quant aux objections contraires, il faut rйpondre ainsi: 1) Cette objection
envisage l'avarice en tant qu'elle ne met pas sa fin dans les biens temporels
qu'elle aime ou dйsire de maniиre dйsordonnйe. 2) L'avarice ou la
parcimonie s'oppose davantage а la vertu de libйralitй qu'а la prodigalitй,
comme le prouve le Philosophe dans l'Йthique (IV, 5); et ainsi, la
prodigalitй n'est pas aussi facilement pйchй mortel que ne l'est la parcimonie
ou l'avarice. 3) Amasser des biens
temporels contrairement а la justice est toujours un pйchй mortel; aussi est-il
dit dans Habaquq (2, 6): "Malheur а qui accumule ce qui n'est pas а lui."
Et de faзon semblable, amasser des biens temporels en plaзant sa fin en eux,
mкme si ce n'est pas contre la justice, est un pйchй mortel. 4) Ne pas prendre le
bien d'autrui, considйrй comme en soi, n'a pas raison de pйchй, mais ne pas
accepter les biens donnйs par certains dans l'intention prйcise de n'кtre pas
contraint de donner en retour aux autres, est rйprйhensible.
ARTICLE 3: L'AVARICE
EST-ELLE UN PЙCHЙ CAPITAL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 42, Question 2, a. 3; Somme thйologique IIa-IIae, Question
118, articles 7-8.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, l'avarice
s'oppose d'une certaine maniиre а la libйralitй, comme on l'a dit. Or la
libйralitй n'est pas une vertu principale. Donc l'avarice n'est pas non plus un
vice capital. 2. En outre, comme on
l'a dit plus haut, on appelle capital le vice qui en fait naоtre d'autres selon
la raison de cause finale. Or cela ne paraоt pas convenir а l'avarice, parce
que l'argent, qui est la matiиre de l'avarice, n'a pas raison de fin, mais est
toujours dйsirй en tant qu'utile pour atteindre une fin, comme le dit le
Philosophe dans l'Йthique (I, 5). Donc l'avarice n'est pas un vice
capital. 3. En outre, un vice
capital est un vice duquel en proviennent d'autres. Or l'avarice naоt d'autres
vices, car saint Grйgoire dit dans les Morales (XV, 25) que l'avarice
naоt tantфt de l'orgueil, tantфt de la crainte; car tandis que certains,
redoutant que ne fasse dйfaut ce qui est nйcessaire а leurs dйpenses, livrent
leur вme а l'avarice, il y en a d'autres qui cherchant а paraоtre plus
puissants, s'embrasent de dйsir pour les biens du prochain. L'avarice n'est
donc pas un vice capital. Cependant: Saint Grйgoire, dans les Morales
(XXXI, 45) compte l'avarice parmi les vices capitaux. Rйponse: L'avarice doit кtre comptйe parmi les
vices capitaux. La raison en est que, comme on l'a dit plus haut, on appelle
capital le vice qui possиde une certaine fin principale, et auquel peuvent s'ordonner
naturellement bien d'autres vices; et de la sorte, selon qu'il est leur source
comme cause finale, un tel vice en fait naоtre beaucoup d'autres. Or la fin de
la vie humaine tout entiиre est la bйatitude, que tous dйsirent; de lа vient
que dans la mesure oщ, dans les choses humaines, il y a quelque йlйment qui
participe de la condition de la bйatitude, en rйalitй ou en apparence, cet
йlйment possиde une certaine primautй dans le genre des fins. Or, selon le Philosophe dans l'Йthique
(I, 9), il existe trois conditions pour la fйlicitй: qu'elle soit un bien
parfait, suffisant par lui-mкme, et cause de jouissance. Or un bien paraоt кtre
parfait а proportion qu'il possиde une certaine excellence, et c'est pourquoi l'excellence
paraоt кtre une chose qu'on dйsire principalement; et c'est а ce point de vue
que l'orgueil et la vaine gloire sont comptйs comme vices capitaux. Par
ailleurs, dans le domaine sensible, la jouissance la plus vive vient du sens du
toucher dans les plaisirs de la table et de la chair, aussi la gourmandise et
la luxure sont-elles comptйes comme vices capitaux; mais ce sont les richesses
qui garantissent surtout qu'on aura en suffisance les biens temporels, comme le
dit Boиce dans la Consolation (III, 3); c'est pourquoi l'avarice aussi,
appйtit dйsordonnй des richesses, doit кtre comptйe comme vice capital. Saint Grйgoire lui attribue dans les Morales
(XXXI, 45) sept filles qui sont la trahison, la fraude, la tromperie, le
parjure, l'inquiйtude, les violences et l'endurcissement contre la misйricorde.
Cette rйpartition peut s'entendre de la faзon sui vante: deux attitudes
appartiennent а l'avarice, la premiиre est de conserver des biens en
surabondance, et de ce point de vue, de l'avarice naоt l'endurcissement contre
la misйricorde ou inhumanitй, parce que l'avare endurcit son coeur de faзon а
ne pas secourir avec misйricorde autrui de ses propres biens. La deuxiиme
attitude appartenant а l'avarice est de surabonder dans ce que l'on acquiert,
et de ce point de vue, on peut considйrer l'avarice d'abord en tant qu'elle se
situe dans le coeur de l'avare; et ainsi naоt d'elle l'inquiйtude, parce qu'elle
impose а l'homme des sollicitudes et des soucis superflus: en effet, "l'avare
n'est pas rassasiй par l'argent" comme il est dit dans l'Ecclйsiaste
(5, 9). Deuxiиmement, on peut considйrer l'avarice se trouvant dans l'exйcution
de l'oeuvre, et ainsi, pour l'acquisition des biens d'autrui, on utilise
parfois la force, et ce sont alors les violences, et parfois la ruse. Si cette
ruse se produit en paroles, ce sera la tromperie, pour la simple parole par
laquelle on trompe quelqu'un en vue du gain; par contre, pour une parole
confirmйe par serment, ce sera le parjure. Mais si la ruse est commise par une
action, ce sera alors la fraude pour ce qui regarde les choses, mais pour ce
qui regarde les personnes, ce sera la trahison, comme le montre clairement le
cas de Judas, qui а cause de son avarice, en vint а trahir le Christ. Solutions des objections: 1. La vertu s'accomplit
selon la raison, tandis que le vice s'accomplit selon l'inclination de l'appйtit
sensitif; et c'est pourquoi il n'est pas nйcessaire qu'un vice principal s'oppose
а une vertu principale, parce que c'est а un point de vue diffйrent qu'est
envisagйe la primautй dans le vice et dans la vertu. 2. Bien que l'argent
ait raison de bien utile, parce qu'il a toutefois raison d'universel, du fait
que "tout obйit а l'argent", comme il est dit dans 1'Ecclйsiaste
(10, 19), il soutient du fait mкme une certaine ressemblance avec la fйlicitй;
aussi, а ce point de vue, l'avarice est un vice capital, comme on l'a dit. 3. Rien n'empкche qu'un
vice capital dont naissent le plus souvent un grand nombre de vices, ne naisse
aussi parfois d'autres vices, comme on l'a dit aussi plus haut.
ARTICLE 4: EST-CE UN
PЙCHЙ MORTEL DE PRКTER А INTЙRКT?
parall.: III Commentaire
des Sentences, D. 37, a. 6; Somme thйologique IIa-IIae, Question 78,
a. 1; III Quodlibet, Question 7, a. 2.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, aucun
pйchй mortel n'est autorisй par la loi divine. Or prкter а intйrкt est autorisй
par la loi divine: il est dit en effet dans le Deutйronome (23, 19): "Tu
ne prкteras а intйrкt а ton frиre ni argent, ni grains, ni aucune autre chose,
mais tu prкteras а intйrкt а l'йtranger." Donc prкter а intйrкt n'est
pas pйchй mortel. 2. Mais on peut dire
que cela ne fut pas accordй, mais plutфt permis а ce peuple а cause de sa
duretй, comme le certificat de divorce. - On objecte а cela que ce qui est
permis comme йtant un mal n'est pas promis а son tour comme rйcompense de la
justice: ce qui en effet est promis comme rйcompense se prй sente comme bon et
dйsirable. Or prкter а intйrкt est promis dans la Loi de Dieu comme une
rйcompense de la justice: on dit en effet dans le Deutйronome (28, 12): "Tu
prкteras а intйrкt а beaucoup de nations, et toi-mкme, tu n'emprunte ras а
personne." Donc prкter а intйrкt n'est pas pйchй mortel. 3. En outre, omettre
un conseil n'est pas un pйchй mortel, parce que, comme il est dit dans la
Premiиre Йpоtre aux Corinthiens (7, 28), la femme ne pиche pas si elle se
marie, bien qu'elle nйglige le conseil de la virginitй. Or prкter sans
intйrкt est placй parmi les conseils en saint Luc (6, 26 et 35), oщ il est dit:
"Aimez vos ennemis et faites du bien а ceux qui vous haпssent, et
prкtez sans rien en espйrer", ce qui йcarte le prкt а intйrкt, comme
beaucoup l'expliquent. Donc prкter а intйrкt n'est pas un pйchй mortel. 4. En outre, de mкme
que l'homme est propriйtaire de sa maison ou de son cheval, de mкme aussi il
est propriйtaire de son argent. Or l'homme peut louer sa maison ou son cheval
pour de l'argent. Donc pour la mкme raison, l'homme peut recevoir un profit
pour l'argent qu'il prкte. 5. En outre, il ne
semble pas y avoir convention illicite а ce que quelqu'un soit obligй de faire
ce а quoi il est tenu de par le droit naturel; or l'homme est tenu de par le droit
naturel de donner quelque rйcompense а qui lui a accordй un bien fait. Or celui
qui prкte de l'argent accorde un certain bienfait, car il vient en aide aux
besoins de l'indigent. Donc si pour ce bienfait, il oblige par une convention
prйcise celui auquel il prкte а lui donner quelque rйcompense, il ne semble pas
qu'il y ait convention illicite. 6. En outre, le droit
positif dйrive du droit naturel, comme le dit Cicйron dans sa Rhйtorique (II,
22, 65). Or le droit civil permet le prкt а intйrкt, donc il n'est pas contre
le droit naturel de prкter а intйrкt. Donc ce n'est pas un pйchй. 7. En outre, si
prкter а intйrкt est un pйchй, il faut qu'il s'oppose а quelque vertu, et comme
il consiste en un certain йchange, c'est-а-dire en un prкt, il semble s'opposer
surtout а la justice, si c'est un pйchй, car la justice est engagйe dans ce
genre d'йchanges, comme on le dit dans l'Йthique (V, 4). Mais il ne s'oppose
pas а la justice, car on ne peut dire que celui qui verse des intйrкts subit
une injustice; en effet, il ne subit ni une injustice venant de lui-mкme, parce
que personne n'est injuste envers soi-mкme, comme le prouve le Philosophe dans l'Йthique
(V, 17), ni davantage une injustice venant d'un autre, parce que nul ne subit d'injustice
venant d'un autre sinon par ruse ou par violence; et dans l'hypothиse, ni l'une
ni l'autre ne se trouvent, parce que c'est volontairement et sciemment que
celui qui reзoit un prкt verse des intйrкts; donc il ne subit d'injustice en
aucune maniиre. Donc l'usurier ne commet pas d'injustice lui non plus; il ne
pиche donc pas. 8. Mais on peut dire
qu'il s'agit d'une violence mitigйe, car celui qui reзoit le prкt veut verser
des intйrкts, contraint pour ainsi dire. - On objecte а cela qu ‘il y a
violence mitigйe quand s'impose une nйcessitй, comme cela est clair pour celui
qui jette la marchandise а la mer pour que le navire ne soit pas en danger. Or
certains empruntent parfois а intйrкt sans grande nйcessitй. Donc, au moins
dans un tel cas, prкter а l'intйrкt n'est pas pйchй mortel. 9. En outre, chacun
peut aliйner ce dont il est le maоtre. Or celui qui verse un intйrкt est le
maоtre de l'argent qu'il donne а l'usurier. Donc il peut l'aliйner, et de la
sorte, l'usurier qui le reзoit peut le garder licitement. 10. En outre, dans un
contrat de prкt, deux personnes se rencontrent, а savoir le dйbiteur et le
crйancier. Or le crйancier peut licitement renoncer а une partie de ce qu'on
lui doit. Donc le dйbiteur lui aussi peut sans pйchй donner davantage. 11. En outre, il est
beaucoup plus grave de tuer un homme que de prendre un intйrкt sur de l'argent
prкtй. Or il est permis de tuer un homme dans certains cas. Donc il est permis
plus encore, en certains cas, de prкter de l'argent а intйrкt. 12. En outre, ce а
quoi s'oblige un homme peut кtre licitement exigй de lui. Or celui qui verse un
intйrкt s'y est obligй quand il a reзu le prкt. Donc l'usurier peut l'exiger
licitement. 13. En outre, on
commet la simonie, quelque prйsent que l'on reзoive, par la langue, par la
main, ou par un service. Si donc recevoir de la main un prйsent pour de l'argent
prкtй йtait un pйchй mortel, il paraоtrait pour une semblable rai son que,
quelque service que l'on accepte pour un prкt d'argent, il y ait pйchй mortel;
cela semble bien dur. 14. En outre, il existe
deux sortes de compensation: l'une tenant au fait qu'une chose n'est pas lа,
parce que quelqu'un n'a pas acquis ce qu'il aurait pu acquйrir, et nul n'est
tenu de le compenser. L'autre tient au fait qu'une chose fait dйfaut, parce qu'elle
a йtй soustraite а ce qu'on avait; il y a alors obligation de compenser. Or il
arrive parfois qu'en raison d'un prкt d'argent, quelqu'un soit lйsй en ce qu'il
avait. Il semble donc qu'en compensation, il puisse recevoir quelque chose sans
pйchй. 15. En outre, il
paraоt plus louable de prкter de l'argent а quelqu'un en vue d'une certaine
utilitй, que pour la seule ostentation. Or quand on prкte de l'argent а quelqu'un
dans un but ostentatoire, pour montrer qu'on est riche, on peut sans pйchй en
recevoir un certain salaire. Donc a fortiori si on prкte son argent pour
une autre nйcessitй. 16. En outre, les
actions du Christ nous sont proposйes dans la Sainte Йcriture pour que nous les
imitions, conformйment а cette parole de saint Jean (13, 15): "Je vous
ai donnй l'exemple, afin que comme moi j'ai fait, vous fassiez aussi."
Or le Seigneur dit en parlant de lui-mкme: "Et moi, а mon retour, je l'aurais
retirйe avec des intйrкts" (Luc, 19, 23), sous-entendue la somme
prкtйe. Donc exiger des intйrкts n'est pas un pйchй. 17. En outre, quiconque
consent au pйchй mortel d'autrui pиche lui-mкme mortellement: il est en effet
dit dans l'Йpоtre aux Romains (1, 32): "Ils sont dignes de mort non
seulement ceux qui font cela, mais aussi ceux qui approuvent ceux qui le
font." Or celui qui emprunte de l'argent а intйrкt est d'accord avec
celui qui rйclame les intйrкts. Si donc prкter de l'argent а intйrкt est pйchй
mortel, de mкme emprunter de l'argent а intйrкt sera aussi pйchй mortel; ce qui
semble faux du fait de l'habitude contraire de nombre de gens de bien. 18. En outre, qui
vient en aide а celui qui pиche mortellement semble pйcher; ainsi, si quelqu'un
prкtait des armes а un voleur ou а quelqu'un qui veut tuer. Si donc un prкteur
pиche mortellement en prкtant de l'argent а intйrкt, il semble aussi que ceux
qui dйposent chez lui de l'argent pиchent mortellement. 19. Mais on peut dire
que si c'est sans nйcessitй qu'on reзoit un prкt а intйrкt ou qu'on dйpose son
argent chez un prкteur, on pиche mortellement; mais si c'est par nйcessitй, on
est excusй du pйchй. - On objecte а cela qu'il ne peut y avoir nйcessitй de
recevoir un prкt а intйrкt que pour йviter un dommage tempo rel. Or pour aucun
dommage temporel, on ne doit consentir ou fournir matiиre au pйchй d'autrui,
parce que nous devons aimer davantage l'вme du prochain que tous les biens
temporels. Donc ceux dont on a parlй plus haut ne sont pas excusйs du pйchй
mortel par une telle nйcessitй. 20. En outre, le vol
paraоt кtre un plus grand pйchй que le prкt а intйrкt, parce que le premier est
tout а fait involontaire, alors que le second est d'une certaine faзon
volontaire de la part de celui dont l'argent est perзu. Or le vol peut кtre
parfois licite, comme c'est йvident dans le cas des fils d'Israлl, qui reзurent
en prкt les vases des Йgyptiens et ne les rendirent pas, comme il est dit dans
l'Exode (12, 35-36). Donc a fortiori prкter son argent а intйrкt peut se
faire sans pйchй. Cependant: 1) Saint Grйgoire de
Nysse dit que: "Si quelqu'un qualifie de vol ou d'homicide l'invention
pernicieuse de prкter de l'argent а intйrкt, il ne commettra pas de faute: car
quelle diffйrence y a-t-il entre possйder des biens dйrobйs aprиs avoir percй
un mur, et possйder des biens йtrangers acquis sous la contrainte de l'usure ?"
Or l'homicide et le vol sont des pйchйs mortels. Donc prкter de l'argent а
intйrкt est йgalement pйchй mortel. 2) En outre, "si
l'espиce se trouve dans un genre donnй, son opposй sera dans le genre opposй",
comme le dit le Philosophe. Or ne pas prкter d'argent а intйrкt conduit les hommes
а la vie: il est dit en effet en Йzechiel (18, 17) que celui qui n'aura pas
acceptй d'intйrкt vivra sыrement, et dans le Psaume (14, 5 et 23, 5): "Celui
qui n'a pas prкtй son argent а intйrкt, celui-lа recevra du Seigneur la
bйnйdiction." Donc prendre un intйrкt conduit а la mort et supprime la
bйnйdiction divine; c'est donc un pйchй mortel. 3) En outre, tout ce
qui s'oppose au prйcepte de la loi divine est pйchй mortel. Or prкter а intйrкt
est contraire au prйcepte de la loi divine: il est dit en effet dans l'Exode
(22, 25): "Si tu prкtes ton argent а intйrкt а mon peuple pauvre qui
est avec toi, tu ne le pressureras pas comme un crйancier, ni ne l'accableras
par les intйrкts." Donc prкter de l'argent а intйrкt est pйchй mortel. Rйponse: Prкter de l'argent а intйrкt est pйchй
mortel; et ce n'est pas un pйchй parce que c'est dйfendu, mais bien plutфt c'est
dйfendu parce que c'est en soi un pйchй c'est en effet opposй а la justice
naturelle. Et cela est йvident si l'on considиre d'une faзon juste la nature de
l'usure: usure, en effet, vient du mot usage, en ce sens que pour l'usage qui
est fait de l'argent, on reзoit un certain prix, comme si on vendait l'usage de
l'argent prкtй. Or il faut remarquer qu'il y a divers
usages pour diffйrentes choses. Il y en a, en effet, dont l'usage consiste а en
consommer la substance; ainsi, l'usage propre du vin est d'кtre bu, et ainsi la
substance du vin est consommйe; et de faзon similaire, l'usage du blй ou du
pain est d'кtre mangй, ce qui consiste а consommer le blй ou le pain lui-mкme;
de mкme aussi, l'usage propre de l'argent est d'кtre dйpensй en йchange d'autres
choses: les monnaies ont йtй inventйes en effet en vue de l'йchange, comme le
dit le Philosophe dans la Politique (I, 7). Par contre, il existe des choses dont l'usage
ne consiste pas а consommer leur substance; ainsi l'usage de la maison consiste
а l'habiter; or il n'appartient pas а l'essence du fait de l'habiter que la
maison soit dйtruite, et s'il arrive qu'en l'habitant la maison s'amйliore ou
se dйtйriore, cela est accidentel; et il faut en dire autant d'un cheval, d'un
vкtement et des autres choses de ce genre. Donc puisque l'usage de telles
choses ne consiste pas а proprement parler а les consommer, il est possible de
cйder ou de vendre ces choses elles-mкmes, ou leur usage, ou les deux а la fois:
on peut, en effet, vendre une maison en s'en rйservant l'usage pour un temps,
et semblablement on peut vendre l'usage de la maison en s'en rйservant la
propriйtй et le domaine. Mais pour les choses dont l'usage consiste
а les consommer, cet usage ne diffиre pas de la chose elle-mкme, donc а qui est
accordй l'usage de telles choses est accordй aussi droit de propriйtй sur
elles, et inversement. Lors donc qu'on prкte son argent avec
cette promesse que l'argent soit restituй intйgralement, et qu'on veut en plus
avoir une somme dйterminйe pour l'usage de l'argent, il est manifeste que l'on
vend sйparйment l'usage de l'argent et la substance mкme de l'argent; or l'usage
de l'argent, comme on l'a dit, ne diffиre pas de sa substance; aussi on vend ce
qui n'existe pas, ou on vend deux fois la mкme chose, а savoir l'argent
lui-mкme dont l'usage consiste а кtre dйpensй, et ceci est manifestement opposй
а la notion de justice naturelle. Aussi prкter de l'argent а intйrкt est en soi
pйchй mortel; et il en va de mкme pour toutes les autres choses dont la
substance est consommйe quand on en fait usage, comme le vin, le froment et les
autres choses de ce genre. Solutions des objections: 1. Prendre des
intйrкts sur les prкts aux йtrangers n'йtait pas accordй aux Juifs comme
licite, mais comme permis, c'est-а-dire qu'ils n'йtaient pas punis d'une peine
temporelle pour cela; la raison de cette permission, c'est qu'ils йtaient
portйs а l'avarice. Aussi leur fut-il permis un moindre mal, prendre des
intйrкts sur les prкts aux paпens, pour йviter un plus grand mal, c'est-а-dire
en prendre sur ceux faits aux Juifs qui honoraient Dieu; mais par la suite, les
prophиtes les avertirent de s'abstenir entiиrement de l'usure, comme cela ressort
des autoritйs allйguйes en sens contraire. 2. Prкter а intйrкt
est parfois pris au sens large, comme cela ressort de l'Ecclйsiastique (29, 10):
"Beaucoup, а cause de leur iniquitй, n'ont pas prкtй а intйrкt",
c'est-а-dire n'ont pas prкtй. Or prкter est le fait de celui qui a en abondance,
et c'est pourquoi l'expression "tu prкteras а intйrкt" doit кtre
comprise comme "tu prкteras", de sorte qu'on laisse entendre par lа
qu'ils avaient en telle abondance les biens temporels, qu'ils pouvaient
eux-mкmes prкter aux autres et n'avaient pas besoin d'emprunter а qui que ce
soit. 3. A s'en tenir а l'extйrieur
de la lettre de l'Йvangile, le sens peut кtre que prкter est un conseil, mais
que si l'on prкte, c'est un prйcepte de le faire sans espйrer gagner un intйrкt;
et considйrant le premier aspect, on place cette prescription parmi les
conseils. Ou bien on peut dire qu'il existe des prescriptions qui selon la
vйritй objective sont des prйceptes ou des interdictions, mais qui sont
cependant au-dessus des prйceptes selon l'interprйtation des Pharisiens; ainsi
au prйcepte "Tu ne tueras pas" (Mt., 5, 2 l-22), que les
Pharisiens entendaient de l'homicide extйrieur, le Seigneur ajoute: "Celui
qui se met en colиre contre son frиre est passible du jugement"; et de
cette faзon, conformйment а l'opinion des Pharisiens qu'il n'est pas interdit
dans tous les cas de prкter de l'argent а intйrкt, on place parmi les conseils
de prкter sans espйrer gagner un intйrкt. Ou bien on peut dire aussi qu'on ne
parle pas ici de l'espoir de gagner un intйrкt, mais de l'espoir qu'on place
dans l'homme: nous ne devons pas, en effet, faire nos bonnes actions en
espйrant кtre rйcompensйs par un homme, mais par Dieu seul. 4. Certains disent qu'une
maison et un cheval s'abоment а l'usage, et que par consйquent on peut recevoir
quelque chose comme indemnisation, alors que l'argent ne s'abоme pas. Mais cet
argument n'a aucune valeur, parce que selon cette faзon de voir, on ne pourrait
recevoir avec justice pour la location de sa maison un prix supйrieur au
dommage qui doit lui en advenir. Il faut donc dire que c'est l'usage lui-mкme
de la maison qui est vendu de faзon licite, mais non l'usage de l'argent, pour
la raison susdite. 5. Comme le dit le
Philosophe dans l'Йthique (IX, 1), la rйcompense pour un bienfait reзu
est diffйrente dans l'amitiй utile et dans l'amitiй honnкte, parce que dans l'amitiй
utile, la rйcompense doit se mesurer а l'utilitй retirйe par celui qui a reзu
le bienfait, tandis que dans l'amitiй honnкte, elle doit se mesurer а l'affection
de celui qui a accordй le bienfait. Or s'obliger en vertu d'une convention
prйcise а rйcompenser un bienfait ne convient pas а l'amitiй honnкte, parce que
dans une telle amitiй, l'ami qui donne le bienfait incline l'affection de son
ami а le rйcompenser gratuitement et gйnйreusement, lorsque l'opportunitй s'en
prйsentera. Mais obliger en vertu d'une convention prйcise а rйcompenser un
bien fait est le propre de l'amitiй utile, et c'est pourquoi on ne doit pas
кtre tenu de rendre plus qu'on a reзu. Or on n'a rien reзu de plus que la somme
d'argent elle- mкme, parce que son usage qui consiste а dйpenser l'argent, n'est
pas autre chose que l'argent lui-mкme. C'est pourquoi on ne doit pas кtre tenu
а faire plus qu'а restituer l'argent. 6. Le droit positif
vise а titre principal le bien commun de la multitude. Or il arrive parfois que
si quelque mal est empкchй, il en rйsulte un trиs grand dom mage pour la
communautй, et c'est pourquoi le droit positif permet parfois une chose par
йgard pour l'ensemble, non parce qu'il serait juste d'agir ainsi, mais pour que
la communautй n'en souffre pas un plus grand dйtriment; ainsi, Dieu lui-mкme
permet que des maux se produisent dans le monde, pour ne pas empкcher les biens
que lui-mкme sait faire sortir de ces maux. Et c'est de cette faзon que le
droit positif a permis le prкt а intйrкt, en raison des avantages multiples que
certains retirent parfois du prкt de l'argent, bien que ce soit а intйrкt. 7. Celui qui paye des
intйrкts subit une injustice non de sa part, mais de celle de l'usurier; bien
qu'il ne lui inflige pas une violence absolue, celui-ci lui inflige cependant
une sorte de violence mitigйe, parce qu'il impose de lourdes conditions а celui
qui se trouve dans la nйcessitй d'emprunter, c'est-а-dire de restituer davantage
qu'il ne lui est prкtй. C'est comme si on vendait une chose beaucoup plus cher
qu'elle ne vaut а quelqu'un dans le besoin: ce serait en effet une vente
injuste, comme est йgalement injuste le prкt а intйrкt. 8. Il existe une
double nйcessitй, comme on le dit dans la Mйtaphysique (V, 6): est
nйcessaire ce sans quoi une chose ne peut pas exister, ainsi la nourriture est
nйcessaire; est nйcessaire aussi ce sans quoi une chose peut certes exister,
mais non de maniиre aussi bonne ni convenable, et selon cette acception, tout
ce qui est utile est dit nйcessaire. Or celui qui emprunte souffre toujours
nйcessitй de la premiиre ou de la seconde maniиre. 9. Celui qui donne
son argent а un usurier ne le donne pas absolument volontairement, mais
contraint d'une certaine faзon, comme on l'a dit. 10. De mкme qu'un
crйancier peut licitement recevoir moins de par sa propre volontй, de mкme
aussi le dйbiteur peut de sa propre volontй donner davantage, et celui а qui il
donne peut le recevoir licitement; mais si cela est marquй dans le contrat de
prкt, le contrat est illicite, et illicite l'acceptation de ce supplйment. 11. Il faut
considйrer de faзon gйnйrale le fait de tuer, comme celui de prкter, et l'un et
l'autre peuvent кtre accomplis bien ou mal mais tuer un innocent comporte le
mal dйterminйment, et cela ne peut jamais кtre accompli de faзon bonne, de mкme
que prкter а intйrкt. 12. Lorsqu'une
obligation est licite, on peut exiger licitement d'un homme ce а quoi il s'est
obligй; mais l'obligation de verser un intйrкt est elle-mкme naturellement
injuste, aussi l'usurier ne peut-il exiger licitement ce а quoi il a obligй un
autre homme de faзon illicite. 13. Du prкt qu'il
consent, l'usurier peut espйrer un prйsent par la main, par la langue ou par un
service, et de deux maniиres. Premiиrement, comme une chose due par obligation
tacite ou expresse, et de cette faзon, quelque prйsent qu'il espиre, il l'espиre
de faзon illicite. D'une autre maniиre, il peut espйrer un prйsent non pas
comme un dы, mais comme devant кtre acquittй gratuitement et sans obligation,
et de cette faзon, celui qui prкte peut licitement espйrer quelque prйsent de
celui а qui il prкte, comme celui qui rend service а quelqu'un lui fait
confiance que celui-ci lui rendra service amicalement en son temps. Mais les
cas du simoniaque et celui de l'usurier sont diffйrents, parce que le
simoniaque ne donne pas ce qui lui appartient, mais ce qui appartient au Christ
et c'est pourquoi il ne doit pas espйrer quelque compensation qui devrait lui
кtre faite, mais seulement l'honneur du Christ et l'utilitй de l'Йglise. Mais l'usurier
ne donne а autrui rien que ce qui lui appartient, aussi peut-il espйrer une
certaine compensation amicale, selon le mode dйjа exposй. 14. A cause d'un prкt
d'argent, le prкteur peut кtre exposй а un dommage concernant ce qu'il possиde
dйjа, et ce de deux maniиres: d'abord, du fait que l'argent ne lui est pas
rendu au temps fixй, et dans un tel cas, l'emprunteur est tenu а un
dйdommagement; d'une autre maniиre, il peut y кtre exposй au cours du dйlai
prйvu et alors l'emprunteur n'est pas tenu de verser un dйdommagement: en
effet, le prкteur doit avoir veillй а ne pas encourir de dom mage, et l'emprunteur
ne doit pas кtre exposй а un dommage en raison de la sottise du prкteur. Et il
en va de mкme dans un achat, car celui qui achиte une chose ne donne pour elle
en justice qu'autant qu'elle vaut, et non en fonction du dommage subi par le
vendeur du fait de l'absence de cette chose. 15. Une chose peut
avoir un double usage, comme le dit le Philosophe dans la Politique (I,
7): l'un qui est propre et principal, l'autre qui est secondaire et commun.
Ainsi, l'usage propre et principal d'une chaussure est de chausser, mais un
usage secondaire en est l'йchange. Au contraire, l'usage principal de l'argent
est l'йchange, car c'est pour cela que l'argent a йtй crйй; mais l'usage
secondaire de l'argent peut кtre tout а fait divers, par exemple кtre mis en
gage ou servir а l'ostentation. Or l'йchange est un usage qui consomme en
quelque faзon la substance de la chose йchangйe, dans la mesure oщ il fait qu'elle
n'est plus en possession de celui qui йchange. Et c'est pourquoi, si quelqu'un
prкte son argent а autrui pour un usage consistant а йchanger, usage propre de
l'argent, et si pour cet usage, il rйclame une autre somme en plus du capital,
ce sera contre la justice. Mais si on prкte de l'argent а autrui pour un autre
usage, par lequel l'argent n'est pas consommй, ce sera le mкme cas que pour les
choses qui ne sont pas consommйes par leur usage mкme et sont louйes et prises
а bail de faзon licite. Aussi si on prкte а quelqu'un une somme prйcise dans un
sac pour qu'il la mettre en gage, et qu'on en reзoive un salaire, ce n'est pas
de l'usure, parce qu'il n'y a pas ici contrat de prкt, mais plutфt location ou
bail. Et c'est le mкme cas si on prкte de l'argent а un autre pour qu'il fasse
ostentation; comme а l'inverse, si on prкte а un autre ses chaussures pour qu'elles
servent а un йchange, et si on rйclame pour cela une autre somme en plus de la
valeur de ces chaussures, ce serait de l'usure. 16. On appelle ici
mйtaphoriquement intйrкts la surabondance des biens spirituels que Dieu
requiert de nous pour notre utilitй; or on ne peut tirer argument d'expressions
mйtaphoriques. 17. Autre chose est
de consentir а la malice de quelqu'un, et autre chose de se servir de sa malice
pour le bien. En effet, consentir а la malice de quelqu'un, c'est trouver bon
qu'il accomplisse cet acte mauvais et peut кtre l'y incliner, et c'est toujours
un pйchй; par contre utiliser la malice d'autrui, c'est retourner pour le bien
ce qu'il fait de mal; et c'est ainsi que Dieu se sert des pйchйs des hommes en
tirant de lа quelque bien. Aussi est-il permis йgalement а un homme de se
servir du pйchй d'autrui pour le bien. Et cela est mis en lumiиre par saint
Augustin qui rйpondit а Publicola qui cherchait s'il йtait permis d'utiliser le
serment de celui qui jure par les faux dieux, ce en quoi il pиche manifestement:
celui qui s'appuie sur la bonne foi d'un homme, dont il est йtabli qu'il a jurй
par les faux dieux, et cela non pour le mal, mais pour le bien, celui-lа ne s'associe
pas au pйchй de celui qui a jurй par les dйmons, mais а la bonne faзon dont il
a gardй sa parole. Si cependant on trouvait bon qu'un autre jure par les faux
dieux et si on l'y inclinait, on pйcherait. Il faut en dire autant dans le cas
proposй: si en raison d'un certain bien, on se sert de la malice d'un prкteur
en acceptant de lui un prкt а intйrкt, on ne pиche pas. Si par contre on
persuadait quelqu'un qui n'y serait pas disposй de prкter son argent а intйrкt,
sans aucun doute, on pйcherait en tous les cas, dans la mesure oщ on
consentirait au pйchй. 18. Si quelqu'un
confiait de l'argent а un prкteur dans l'intention qu'il en recherche un profit
en le prкtant а intйrкt, il pйcherait sans aucun doute, comme consentant au
pйchй; et il semble qu'il faille en dire autant de celui qui sciemment
confierait son argent а quelqu'un dont il croit qu'il s'en servira pour en
tirer un profit usuraire qu'il ne pourrait rйaliser autrement. Si au contraire
quel qu'un remet de l'argent а un prкteur qui pratique par ailleurs le prкt а
intйrкt non pour qu'il en tire profit, mais pour sa nйcessitй personnelle, il
se sert de sa malice plus qu'il ne consent а son pйchй ou qu'il ne lui fournit
matiиre, et c'est pour quoi la chose peut se faire sans pйchй. 19. L'homme ne doit
pas consentir au pйchй d'autrui pour йviter quelque dom mage corporel que ce
soit. Mais cependant pour йviter un certain dommage, un homme peut licitement
se servir de la malice d'autrui, ou bien ne pas lui sous traire la matiиre du
pйchй, mais la lui fournir: ainsi, si un brigand voulait йtrangler quelqu'un,
et que pour йviter le pйril de mort, ce dernier lui dйcouvrait son trйsor pour
qu'il le pille, il ne pйcherait pas, а l'exemple de ces dix hommes qui dirent а
Ismaлl "Ne nous tue pas, car nous avons un trйsor dans un champ"
comme on le rapporte en Jйrйmie (41, 8). 20. Ce que firent les
fils d'Israлl en emportant les vases qu'on leur avait prкtйs ne fut pas un vol,
parce que ces biens passиrent en leur pouvoir par l'autoritй de celui qui est
le Maоtre de toute chose.
QUESTION XIV: LA GOURMANDISE
ARTICLE 1: LA GOURMANDISE
EST-ELLE TOUJOURS UN PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 148, a. 1.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, nul ne
pиche en ce qu'il ne peut йviter, comme le dit saint Augustin dans le Libre
Arbitre (III, 18). Or personne ne peut йviter la gourmandise, car saint
Grйgoire dit dans les Morales (XXX, 18): "En mangeant, le plaisir
se mкle а la nйcessitй; ce que demande la nйcessitй et ce que rйclame le
plaisir, on l'ignore." Donc la gourmandise n'est pas un pйchй. 2. En outre, saint
Augustin dit dans les Confessions (X, 31): "Qui est, Seigneur, celui
qui ne prend pas un tant soit peu de nourriture au-delа des bornes de la
nйcessitй ?" Or cela relиve de la gourmandise; il est donc impossible d'йviter
la gourmandise. La gourmandise n'est donc pas un pйchй. 3. En outre, saint
Augustin dit dans le Libre Arbitre (III, I) que lа oщ dominent nature et
nйcessitй, il n'y a pas de faute. Or la nature et la nйcessitй nous poussent а
l'acte de gourmandise. Il semble donc que la gourmandise n'est pas un pйchй. 4. En outre, comme le
dit le Philosophe dans le livre sur 1'Ame (II, 5), la faim est l'appйtit
de la nourriture. Donc une faim immodйrйe est un appйtit immodйrй de prendre de
la nourriture, ce en quoi consiste l'essence de la gourmandise. Or il n'est pas
en notre pouvoir de ne pas avoir faim de faзon immodйrйe. Donc il n'est pas en
notre pouvoir d'йviter la gourmandise. Ce n'est donc pas un pйchй. 5. En outre, saint
Augustin dit dans les Confessions (X, 31): "Tu m'a appris а me
disposer а prendre les aliments а la faзon des remиdes." Or il n'y a pas
pйchй а prendre des remиdes. Donc il semble que la gourmandise, qui s'applique
au fait de prendre des aliments, n'est pas non plus un pйchй. 6. En outre, tout
pйchй, s'oppose а quelque vertu comme un extrкme а son milieu, comme le fait
voir le Philosophe dans l'Йthique (II, 7). Or la gourmandise ne s'oppose
pas а la tempйrature ou а la sobriйtй comme un extrкme а son milieu, parce qu'il
faudrait que la vertu soit dйtruite par le fait de ne pas prendre de nourriture
ce qui paraоt faux, parce que cela relиve de l'abstinence, comme il est clair
pour les jeыnes et les pratiques de ce genre. La gourmandise n'est donc pas un
pйchй. Cependant: Ce qui, tel un ennemi, nous empкche de
mener le combat spirituel paraоt кtre un pйchй. Or la gourmandise est dans ce
cas, car saint Grйgoire dit dans les Morales (XXX, 18): "On n'est
pas apte а la lutte du combat spirituel si l'ennemi placй en nous-mкmes n'est
pas domptй d'abord, c'est-а-dire l'appйtit de gourmandise." La gourmandise
est donc un pйchй. Rйponse: Comme le dit Denys dans les Noms Divins
(IV, 32), le mal de l'вme est d'кtre en dehors de la raison; dans tous les cas
oщ il arrive qu'on s'йcarte de la rиgle de la raison, le rйsultat est qu'il y a
pйchй: le pйchй n'est en effet rien d'autre qu'un acte dйsordonnй ou mauvais. Or il arrive que l'on s'йcarte de la rиgle
de la raison, et dans les actes extйrieurs, et dans les passions intйrieures de
l'вme, qui doivent кtre ordonnйes par la rиgle de la raison. Et il arrive d'autant
plus qu'il y ait pйchй dans certaines passions que celles-ci se soumettent plus
difficilement а la rиgle de la raison. Or, parmi toutes les passions, la plus
difficile а rйgler selon la raison est le plaisir, et surtout les plaisirs
naturels qui sont "compagnons de notre vie"; et les plaisirs du
manger et du boire sont dans ce cas, eux sans lesquels la vie humaine ne peut s'entretenir;
et c'est pourquoi c'est а propos de ces plaisirs que l'on s'йcarte la plupart
du temps de la rиgle de la raison. Quand donc le dйsir de ces plaisirs dйpasse
la rиgle de la raison, il y a pйchй de gourmandise; aussi dit-on que "la
gourmandise est le dйsir immodйrй de manger". Mais le pйchй de gourmandise ne consiste
pas dans les actes extйrieurs concernant l'absorption de la nourriture sinon
par mode de consйquence, en tant que celle-ci procиde d'un dйsir dйsordonnй de
nourriture, comme il en va de mкme dans tous les autres vices qui regardent les
passions; aussi saint Augustin dit dans les Confessions (X, 31): "Je
ne crains pas l'impuretй des victuailles, mais l'impuretй du dйsir." Il
ressort de cela que la gourmandise regarde principalement les passions, et s'oppose
а la tempйrature en tant qu'elle porte sur les dйsirs et les plaisirs relatifs
au manger et au boire. Solutions des objections: 1. La rиgle de la
raison, c'est que l'homme se nourrisse selon qu'il convient а la conservation
de sa vie, au bien-кtre de l'homme et а la convivialitй, comme on le dit dans l'Йthique
(III, 21). Donc, lorsque quelqu'un dйsire et prend de la nourriture
conformйment а cette rиgle de la raison, il en prend conformйment а la
nйcessitй; par contre, quand il va au-delа, il transgresse la rиgle de la
raison en s'йcartant du milieu vertueux pour satisfaire а son plaisir. Mais
comme le dit le Philosophe dans l'Йthique (II, 11), on s'йcarte parfois
beaucoup du milieu vertueux, et on peut le remarquer facilement; mais parfois
on s'en йcarte peu, et c'est imperceptible, aussi cela a peu raison de pйchй.
Et c'est ainsi qu'il faut comprendre l'expression de saint Grйgoire. 2. Quiconque prend de
la nourriture au-delа des bornes de la nйcessitй ne pиche pas par vice de
gourmandise: il peut arriver que ce qu'il croit lui кtre nйcessaire soit
superflu, et alors le dйsir de la nourriture n'est pas immodйrй, parce qu'il ne
s'йcarte pas de la rиgle de la raison. Or la gourmandise, comme on l'a dit, n'implique
pas d'abord et de soi une absorption immodйrйe d'aliments, mais un dйsir
immodйrй de les prendre. Or la mesure dans l'absorption mкme de la nourriture
se prend d'aprиs la rиgle de la nature corporelle; d'oщ il rйsulte qu'elle peut
кtre mieux connue suivant l'art de la mйdecine que suivant la raison
prudentielle, selon laquelle on peut cependant discerner si le dйsir est modйrй
ou non, bien qu'il ne soit pas facile de le reconnaоtre non plus lorsqu'on ne s'йcarte
pas beaucoup de la raison, comme on l'a dit; mais l'homme peut le faire surtout
avec l'aide de Dieu. Et c'est pourquoi saint Augustin ajoute, aprиs les paroles
allйguйes: "Qui que ce soit", c'est-а-dire qui ne prend pas de
nourriture au- delа des bornes de la nйcessitй, "Il est grand, qu'il
magnifie ton nom." (Confessions X, 31). 3. La nature et la
nйcessitй nous poussent а prendre de la nourriture, mais dans l'acte de
gourmandise, on transgresse la nйcessitй de la nature selon laquelle la raison
modиre le dйsir. 4. Il y a un double
appйtit de la nourriture: l'un est l'appйtit naturel, en tant que la puissance
appйtitive, celle qui retient, celle qui digиre et celle qui expulse sont au
service de la puissance nutritive, qui est une puissance de l'вme vйgйtative;
et un tel appйtit est la faim qui ne suit pas une connaissance, mais suit un
besoin de nature; de lа vient qu'une faim excessive n'est pas une faute morale,
mais diminue plutфt le pйchй ou l'excuse totalement. L'autre appйtit est l'appйtit
sensitif, qui suit une connaissance, et c'est en lui que se trouvent les
passions de l'вme; et c'est le dйsir immodйrй de prendre de la nourriture
provenant de cet appйtit qui a raison de gourmandise. Aussi cet argument venait
d'une йquivoque. 5. Les aliments ont
ceci de commun avec les remиdes que les uns et les autres se prennent contre la
dйfaillance de la nature corporelle, mais on peut remarquer entre eux une
double diffйrence: d'abord, parce que les remиdes se prennent conformйment а la
rиgle de l'art de la mйdecine, aussi, s'il y a dйsordre dans la prise des
remиdes, il est davantage imputй au mйdecin qui les donne qu'au malade qui les
prend; mais, pour ce qui est des aliments, l'homme les prend gйnйralement par
dйcision personnelle, et c'est pourquoi c'est а lui que le pйchй est imputй s'il
prend de la nourriture avec excиs par dйsir dйrйglй des plaisirs de la table.
Deuxiиmement, ils diffиrent parce que l'absorption des remиdes n'est pas agrйable
comme l'est celle des aliments, et de la sorte, dans l'absorption des remиdes,
il n'y a pas pйchй venant du dйsir dйrйglй de la jouissance, comme dans celle
des aliments; toutefois, si quelque malade prenait un remиde agrйable plus qu'il
ne doit, contre le conseil du mйdecin, en raison du dйsir de la jouissance, il
pйcherait de faзon semblable par vice de gourmandise. 6. Le superflu, le
trop peu et le milieu s'entendent, dans la vertu morale, non selon une quantitй
absolue, mais selon un rapport а la raison droite, selon laquelle est dйterminй
le milieu vertueux comme il ressort de la dйfinition mкme de la vertu dans l'Йthique
(II, 7). Et c'est pourquoi il arrive que la vertu tienne parfois un extrкme
selon la quantitй absolue, et qu'elle tienne cependant le milieu selon le
rapport а la raison droite, comme le Philosophe le dit du magnanime dans l'Йthique
(IV, 8): "C'est bien un extrкme par la grandeur", parce qu'il tend
aux grandes choses, "mais en y tendant comme il faut, c'est un milieu";
ainsi donc la virginitй, la pauvretй et le jeыne tiennent un extrкme par
rapport а la quantitй absolue, mais ils tiennent cependant le milieu par
rapport а la raison droite, а laquelle manquer mкme par une abstinence
excessive constitue un pйchй. De lа vient que saint Grйgoire dit dans les Morales
(XXX, 18): "La plupart du temps, lorsque la chair est rйprimйe plus que de
juste, elle est fatiguйe mкme par l'exercice des bonnes oeuvres, de sorte qu'elle
n'est plus disponible pour l'oraison ou la prйdication, tandis qu'elle se hвte
d'йtouffer complиtement ce qui excite les vices; et de la sorte, en poursuivant
l'ennemi, nous tuons aussi le citoyen que nous aimons."
ARTICLE 2: LA GOURMANDISE
EST-ELLE UN PЙCHЙ MORTEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa -IIae, Question 148, a. 2.
Objections: Il semble que oui. 1. Parce que, sur ce
texte de la Lettre aux Hйbreux (12, 16): "Qu'il n'y ait aucun impudique
ou profanateur comme Esaь", la Glose dit qu'Esaь fut profanateur parce
que vorace, c'est-а-dire gourmand. Or personne n'est appelй profanateur sinon
en raison d'un pйchй mortel. Donc la gourmandise est un pйchй mortel. 2. En outre, les
vertus ne sont enlevйes que par le pйchй mortel. Or les vertus sont enlevйes
par la gourmandise: saint Grйgoire dit en effet dans les Morales (XXX,
18): "Quand domine le vice de la gourmandise, tout ce qu'ils avaient
accompli avec courage, ils le perdent, en tant que le ventre n'est pas rйprimй,
toutes les vertus ensemble sont йtouffйes". Donc la gourmandise est un
pйchй mortel. 3. En outre, tout ce
qui corrompt un milieu vertueux corrompt la vertu qui consiste en ce milieu, et
par consйquent, c'est un pйchй mortel. Or la gourmandise corrompt un milieu
vertueux, comme on l'a dit. Donc la gourmandise est pйchй mortel. 4. En outre, c'est un
pйchй plus grave que l'homme se tue lui-mкme plutфt qu'il ne tue un autre; et
de mкme, il semble que c'est un pйchй plus grave d'infliger un dommage а son
propre corps qu'а celui d'autrui. Or par la gourmandise, on inflige un dommage
а son propre corps; il est dit en effet dans l'Ecclйsiastique (37, 33-34): "Dans
l'abondance des aliments se trouvera la maladie", et: "A cause de
l'ivresse, beaucoup sont morts". Donc la gourmandise est un pйchй mortel,
comme aussi la colиre, qui tend а nuire au prochain. 5. En outre, de mкme
que dans les actions bien faites apparaоt l'ordre des prйceptes, de mкme dans
les pйchйs apparaоt celui des interdictions. Or la premiиre interdiction faite
а l'homme concerne la gourmandise, comme il ressort de la Genиse (2, 17), oщ le
Seigneur a ordonnй а Adam de ne pas manger de l'arbre de la science du bien et
du mal. Donc le pйchй de gourmandise est le premier et le plus grand pйchй, et
ainsi, il semble кtre un pйchй mortel. 6. En outre, le pйchй
mortel consiste en l'aversion de Dieu. Or la gourmandise dйtourne l'homme de
Dieu parce qu'elle fait tomber l'homme dans l'idolвtrie, selon ce texte de l'Exode
(32, 6): "Le peuple s'assit pour manger et boire, et ils se levиrent
ensuite pour se divertir", c'est-а-dire en l'honneur de l'idole; elle fait
mкme forniquer, car il est dit dans Osйe (4, 10): "Ils mangeront et ne
seront pas rassasiйs, ils ont forniquй, et ils n'ont pas cessй." Donc la
gourmandise est pйchй mortel. 7. En outre, saint
Jйrфme dit dans Contre Jovinien (II, 8): "L'aviditй pour les
aliments, qui est la mиre de l'avarice, enchaоne l'вme par des liens." Or
l'вme n'est liйe que par le pйchй mortel. Donc la gourmandise est pйchй mortel. 8. En outre, saint
Jйrфme dit dans le mкme livre (II, 9) qu'il est contre nature de se laisser
entraоner par le courant des voluptйs. Or ce qui est contre nature est pйchй
mortel, parce que c'est aussi obligatoirement contre la raison. Donc la
gourmandise, qui se prйsente comme une sorte de flot voluptueux, est pйchй
mortel. 9. En outre, est
pйchй mortel tout ce dont l'effet est aussi un pйchй mortel. Or les effets de
la gourmandise sont toujours des pйchйs mortels, parce que, sur ce verset du
Psaume (135, 10): "Lui qui frappa l'Йgypte avec ses premiers-nйs",
la Glose dit: "Dйbauche, orgueil et avarice, c'est ce que le ventre
engendre en premier lieu." Donc la gourmandise est pйchй mortel. 10. En outre, il est
dit dans l'Ecclйsiastique (39, 3 1-32): "Les premiиres choses
nйcessaires а la vie des hommes sont l'eau, le feu et le fer, le sel, le lait
et le pain de fleur de farine, le miel, la grappe de raisin, l'huile et le
vкtement toutes ces choses deviennent des biens pour les saints, et de mкme des
maux pour les pйcheurs."; la Glose dit: "Pour les pйcheurs, c'est-а-dire
ceux qui en abusent, elles se changent en maux, c'est-а-dire en damnation
йternelle." Or l'abus de ces choses se produit le plus souvent par la
gourmandise. Donc la gourmandise mйrite la damnation йternelle, et de la sorte
elle est un pйchй mortel. 11. En outre, ce qui
rend l'homme bestial, c'est le pйchй mortel et trиs grave. Or l'intempйrance,
dont la gourmandise est une partie, rend l'homme bestial, comme le dit le
Philosophe dans l'Йthique (III, 20). Donc la gourmandise est pйchй
mortel. 12. En outre, l'idolвtrie
est un pйchй mortel. Or la gourmandise est une forme d'idolвtrie, car il est
dit de certains, au dernier chapitre de l'Йpоtre aux Romains (16, 18), qu'ils
ne servent pas le Christ Seigneur mais leur ventre et, dans l'Йpоtre aux
Philippiens (3, 18-19): "Beaucoup agissent, dont la fin est la
perdition, dont le ventre est un dieu." Donc la gourmandise est pйchй
mortel. Cependant: 1) On ne trouve aucun
pйchй mortel chez les hommes saints. Or, on trouve parfois la gourmandise chez
les hommes saints: saint Augustin dit en effet dans Les Confessions (X,
31): "L'excиs de table a parfois surpris ton serviteur; tu me prendras en
pitiй pour qu'il s'йcarte de moi"; or l'excиs de table relиve de la
gourmandise. Donc la gourmandise n'est pas un pйchй mortel. 2) En outre, tout
pйchй mortel s'oppose а un prйcepte de la loi. Or la gourmandise ne s'oppose а
aucun prйcepte de la loi, comme cela apparaоt а qui parcourt un par un les
prйceptes du Dйcalogue. Donc la gourmandise n'est pas un pйchй mortel. 3) En outre, saint
Grйgoire dit dans les Morales (X, 11) en commentant ce texte de Job (11,
11): "Lui connaоt la vanitй des hommes": "Par la vanitй,
nous sommes amenйs а l'iniquitй, quand nous tombons d'abord insensiblement par
des fautes lйgиres, si bien que, l'habitude ayant minimisй toutes choses, nous
ne craignons plus du tout ensuite de commettre mкme des fautes plus graves";
et parmi d'autres, il donne l'exemple de la gourmandise en ajoutant: "En s'adon
nant а la gourmandise, on se livre immйdiatement а une folle lйgиretй"; et
de la sorte, la gourmandise est comptйe parmi les pйchйs lйgers. Or les pйchйs
mortels ne sont pas qualifiйs de lйgers. Donc la gourmandise n'est pas un pйchй
mortel. 4) En outre, saint
Augustin dit dans les Sermons sur le purgatoire (104, 3): "Chaque
fois que l'on prend plus de nourriture ou de boisson qu'il n'est nйcessaire, qu'on
sache que cela fait partie des pйchйs mineurs." Or prendre plus de
nourriture ou de boisson qu'il n'est nйcessaire relиve de la gourmandise. Donc
la gourmandise n'est pas un pйchй mortel. Rйponse: Lorsqu'on se demande au sujet d'un pйchй en
gйnйral s'il est mortel, la question doit s'entendre: est-il mortel par son
genre, parce que comme on l'a dit bien des fois dans des passages prйcйdents,
en n'importe quel genre de pйchй mortel, par exemple l'homicide ou l'adultиre,
on peut trouver un mouvement qui est pйchй vйniel, et de faзon similaire, en n'importe
quel genre de pйchй vйniel, on peut trouver un acte qui est pйchй mortel; ainsi
dans le genre des vaines paroles, lorsqu'un acte est ordonnй а la fin d'un
pйchй mortel. Or l'espиce d'un acte moral se prend d'aprиs
son objet; aussi, si l'objet d'un pйchй s'oppose а la charitй, en laquelle
consiste la vie spirituelle, il est nйcessaire que ce pйchй soit mortel par son
genre ou son espиce; ainsi, le blasphиme s'oppose par son genre а la charitй
quant а l'amour de Dieu, et l'homicide s'y oppose quant а l'amour du prochain;
aussi l'un et l'autre sont-ils pйchй mortel. Or le pйchй de gourmandise consiste dans
le dйsir dйrйglй du plaisir venant de la nourriture, et ce plaisir de la
nourriture, considйrй en soi, ne s'oppose pas а la charitй, ni quant а l'amour
de Dieu, ni quant а l'amour du prochain; mais en tant que s'y ajoute un
dйsordre, il peut d'une certaine maniиre s'y opposer, et d'une autre ne pas s'y
opposer. Le dйsir de ces plaisirs, en effet, peut кtre dйrйglй d'une double
faзon: d'abord, il peut l'кtre au point d'exclure l'ordre а la fin derniиre ce
qui se produit assurйment lorsque l'homme dйsire un tel plaisir comme sa fin
derniиre, du fait qu'il n'est pas possible qu'un seul homme ait plusieurs fins
derniиres; et un tel dйsordre est opposй а la charitй quant а l'amour de Dieu,
qui doit кtre aimй comme la fin derniиre. Ce dйsir peut кtre dйrйglй d'une
autre faзon, quant а ce qui est pour la fin, йtant sauf l'ordre а la fin
derniиre: par exemple, lorsqu'on dйsire trop de nourriture sans pourtant la
dйsirer au point de vouloir transgresser les prйceptes divins pour l'obtenir;
et un tel dйrиglement ne s'oppose pas а la charitй. Or le dйrиglement du dйsir
est de l'essence de la gourmandise, mais il n'est cependant pas de son essence
que ce dйrиglement supprime l'ordre а la fin derniиre. C'est pourquoi la
gourmandise, selon sa raison spйcifique, n'a pas de quoi constituer un pйchй
mortel; mais elle peut кtre par fois un pйchй mortel et parfois un pйchй
vйniel, selon les deux sortes de dйsordre dйjа mentionnйs. Solutions des objections: 1. Esaь a йtй
qualifiй de profanateur en raison de sa gourmandise car en lui, le dйrиglement
du dйsir de nourriture fut tel que pour de la nourriture, il vendit son droit d'aоnesse;
aussi il semblait en quelque sorte dйsirer comme une fin le plaisir de la
nourriture. 2. Le pйchй supprime
les vertus de deux maniиres: directement d'abord, en s'opposant а la vertu, et
c'est de cette faзon que la gourmandise qui est un pйchй mortel supprime les
vertus, comme le font aussi les autres pйchйs mortels: d'une autre maniиre,
elle les supprime de faзon dispositive, et alors mкme les pйchйs vйniels
suppriment les vertus, parce que, comme il est dit dans l'Ecclйsiastique (19,
1): "Qui mйprise les petites choses succombe peu а peu." 3. Tout pйchй, aussi
bien vйniel que mortel, corrompt un milieu vertueux en son acte: il n'y aurait
en effet pas de pйchй si on ne s'йcartait du milieu indiquй par la raison; mais
seul le pйchй qui s'oppose а la charitй, de qui dйpendent toutes les vertus,
enlиve l'habitus de la vertu, et а ce point de vue, la gourmandise qui est
pйchй vйniel ne corrompt pas le milieu vertueux en son habitus, mais en son
acte. 4. Le dommage fait au
prochain est de soi l'objet de la colиre; en effet, la colиre dйsire une
vengeance injuste consistant dans un dommage fait au prochain; mais le dommage
causй а notre propre corps n'est pas l'objet propre de la gourmandise, mais il
est parfois une consйquence de cet objet, en dehors de l'intention, et un tel
dommage est йtranger а l'essence de la gourmandise. Cependant, si quelqu'un en
raison d'un dйsir dйrйglй de nourriture infligeait sciemment un grave dommage а
son corps, en mangeant trop ou en prenant des aliments nocifs, il ne serait pas
excusй du pйchй mortel. 5. Cette interdiction
faite а Adam ne fut pas l'interdiction du vice de gourmandise: ce fruit pouvait
en effet кtre mangй sans aucun pйchй, si l'interdiction n'йtait pas intervenue;
mais il s'agissait d'un prйcepte disciplinaire, c'est-а-dire pour que l'homme
fasse l'expйrience de la diffйrence existant entre le bien de l'obйissance et
le mal de la dйsobйissance, comme le dit saint Augustin dans son Commentaire
littйral sur la Genиse (VIII, 14). Aussi le premier pйchй de l'homme ne
fut-il pas la gourmandise, mais la dйsobйissance ou l'orgueil. 6. La gourmandise
conduit de faзon dispositive а l'idolвtrie et а la luxure, mais non pourtant de
telle faзon que ces deux pйchйs soient de l'essence de la gourmandise; aussi ne
s'ensuit-il pas que le pйchй de gourmandise soit un pйchй mortel, йtant donnй
que mкme un pйchй vйniel peut disposer au pйchй mortel. 7. Le pйchй mortel
lie l'вme absolument parlant, en tant qu'il l'empкche de pouvoir par elle-mкme
rentrer dans l'ordre de la charitй, mais le pйchй vйniel lie l'вme sous un
certain rapport, dans la mesure oщ il empкche l'acte de la vertu, et ainsi, c'est
d'une maniиre diffйrente que la gourmandise lie l'вme selon qu'elle est pйchй
vйniel ou pйchй mortel. 8. C'est la raison
qui est la nature de l'homme; aussi, tout ce qui va contre la raison va contre
la nature de l'homme. Ainsi donc, se laisser aller aux voluptйs est contre la
nature de l'homme, en tant qu'on transgresse la rиgle de la raison, ou en
supprimant l'ordre а la fin, ce qui est contraire а la raison de faзon absolue,
ou bien en supprimant l'ordre des moyens qui sont pour la fin, ce qui est
contraire а la raison sous un certain rapport, ou plutфt en dehors de la
raison. 9. Ces trois
attitudes sont appelйes les effets de la gourmandise en tant que la gourmandise
dispose а ces vices; mais il ne s'ensuit pas que la gourmandise soit toujours
pйchй mortel. 10. "User de",
c'est rapporter quelque chose а la fin derniиre qui nous rend heureux. Aussi,
ils abusent proprement des choses crййes, ceux qui mettent en elles leur fin
sans les rapporter а la fin derniиre, et cela mйrite la damnation, aussi bien
pour la gourmandise que pour les autres pйchйs par lesquels l'homme abuse de la
sorte des choses crййes. 11. Le Philosophe ne
dit pas que l'intempйrance rend l'homme bestial absolument parlant, mais que se
rйjouir de tels plaisirs, et les aimer plus que tout est bestial, et cela parce
que c'est un genre de plaisir qui nous est commun avec les bкtes; les autres
plaisirs sont en effet propres а l'homme; or celui qui aime plus que tout ces
plaisirs, c'est celui qui met sa fin en eux. 12. Ils servent leur
ventre comme un dieu, ceux qui mettent leur fin dans les plaisirs de la table,
qui se rapportent au ventre, cette fin qu'il faut placer en Dieu seul. Quant aux objections contraires, la
rйponse est facile а voir, car elles envisagent la gourmandise en tant qu'elle
est pйchй vйniel. Mais il faut rйpondre а la deuxiиme
objection, qui paraоt montrer que la gourmandise n'est en aucune maniиre pйchй
mortel, parce qu'elle ne s'oppose а aucun prйcepte. Il faut dire, en effet, que
les prйceptes du Dйcalogue ordonnent ou interdisent ce que la raison naturelle
tient de faзon йvidente pour choses а faire ou а ne pas faire; ils tombent en
effet sous le sens commun. Aussi tous les pйchйs mortels ne sont-ils pas
directement en opposition avec les prйceptes du Dйcalogue, mais par une sorte
de rйduction; ainsi, l'interdiction de la simple fornication se rйduit а ce
prйcepte: "Tu ne commettras pas d'adultиre", et de faзon similaire, l'interdiction
de la gourmandise en tant que pйchй mortel s'oppose par rйduction au prйcepte
sur la sanctification du sabbat, par laquelle est signifiй le repos spirituel,
empкchй par le dйrиglement de la gourmandise.
ARTICLE 3: LES ESPИCES DE
GOURMANDISE
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 148, a. 4.
Saint Grйgoire les йnumиre dans les Morales
(XXX, 18), en disant: "Le vice de gourmandise nous tente de cinq maniиres:
il devance parfois le moment du besoin, parfois il recherche des mets plus
exquis, parfois il dйsire une prйparation plus soignйe pour ce qu'on doit
prendre, parfois il excиde la mesure suffisant а la rйfection dans la qualitй а
prendre, parfois on pиche par l'ardeur mкme d'un dйsir dйmesurй"; et ces
maniиres sont renfermйes dans ce vers: "Avant l'heure, somptueusement,
plus qu'il ne faut, avidement, avec recherche."
Objections: Il semble qu'il ne soit pas convenable de
distinguer ces cinq espиces de gourmandise. 1. Ces sortes de
gourmandise diffиrent en effet selon diverses circonstances: "avant l'heure"
regarde le temps, "somptueusement" regarde la substance de la
nourriture, et ainsi du reste. Or les circonstances йtant des accidents par rap
port aux actes, elles ne diversifient pas l'espиce. Donc on ne doit pas
distinguer les diverses espиces de gourmandise selon les cinq maniиres
mentionnйes. 2. En outre, en tout
pйchй se produit une infraction а la rиgle selon diverses circonstances; ainsi,
le parcimonieux prend en un temps et en un lieu non opportuns, et de mкme pour
les autres circonstances; cependant on ne distingue pas d'aprиs cela diverses
espиces de parcimonie. Il ne faut donc pas non plus distinguer diverses espиces
de gourmandise d'aprиs les cinq points de vue mentionnйs. 3. En outre, de mкme
que l'on tient le temps pour une circonstance, ainsi en va- t-il aussi du lieu
et de la personne de celui qui pиche. Si donc une espиce de gourmandise se
prend selon le temps, les autres espиces doivent se prendre aussi selon le lieu
et selon les sept autres circonstances, en sorte qu'il y ait sept ou huit
espиces de gourmandise. 4. En outre, selon le
Philosophe dans l'Йthique (III, 20), la tempйrance а laquelle s'oppose
la gourmandise s'applique aux plaisirs du goыt, non en tant qu'il est goыt,
mais en tant qu'il est toucher. Or "somptueusement" et "avec
recherche" paraissent renvoyer а la qualitй de la saveur qui est l'objet
propre du goыt. Donc il n'est pas convenable de distinguer selon ces deux
points de vue des espиces de gourmandise. 5. En outre, dans les
Confessions (X, 31), saint Augustin dit que "le peuple dans le dйsert
a mйritй des reproches, non pas parce qu'il a dйsirй de la viande, mais parce
que le dйsir de nourriture le fit murmurer contre Dieu". Mais saint
Grйgoire dit dans les Morales (XXX, 18) que le peuple, "ayant
mйprisй la manne, demanda des plats de viande qu'il estimait plus excellents".
Donc dйsirer des mets excellents ne semble pas relever du pйchй de gourmandise,
et de la sorte, il semble que les espиces de gourmandise mentionnйes plus haut
ne soient pas convenablement distinguйes. Cependant: Il y a l'autoritй de saint Grйgoire qui
distingue ces espиces. Rйponse: Pour distinguer les espиces des actes
moraux, il faut tenir compte а titre principal des motifs, qui sont les objets
propres des actes volontaires, du fait que l'objet qui meut la volontй est
comme sa forme; aussi les actes volontaires se distinguent-ils selon leurs
divers motifs, comme les actes des choses naturelles se distinguent selon les
formes diverses des agents. Mais il arrive parfois qu'un mкme motif
soit cause de ce que l'homme dйpasse le milieu vertueux selon des circonstances
diverses, et alors les diverses espиces de pйchй ne se prennent pas selon les
diverses circonstances dйsordonnйes; ainsi dans l'avarice, l'homme est poussй а
ravir le bien d'autrui en un temps qui ne convient pas, en un lieu qui ne
convient pas et а des personnes а qui cela ne convient pas, pour un seul et
mкme motif, а savoir amasser de l'argent; et c'est pourquoi ce n'est pas selon
ce point de vue que se diversifient les espиces de l'avarice. Si par contre il
y avait divers motifs de pйcher, il y aurait alors diverses espиces d'avarice,
par exemple si on йtait portй а passer outre certaines circonstances, faute de
donner, ou certaines autres, en prenant avec excиs. Ainsi donc, il faut dire que ces espиces
de gourmandise mentionnйes se distinguent selon leurs divers motifs: comme on l'a
dit, en effet, le pйchй de gourmandise consiste dans le dйsir dйsordonnй des
plaisirs de la table; or ce dйsordre peut se rapporter soit au plaisir, soit au
dйsir lui-mкme. Or la cause du plaisir peut кtre naturelle
ou artificielle; elle est naturelle lorsque, par exemple, quelqu'un se rйjouit
excessivement de manger des mets coыteux et recherchйs, selon Amos (6, 4): "Vous
qui mangez l'agneau pris du troupeau et les veaux choisis au milieu du bйtail";
mais la cause du plaisir est artificielle lorsque, par exemple, quelqu'un
dйsire avec excиs des mets trop dйlicatement prйparйs. Donc, dans le premier
cas, on a "somptueusement"; dans le second, "avec recherche". Du cфtй du dйsir, le dйsordre peut se
diffйrencier de trois maniиres, selon les divers motifs. Le dйsir est en effet
un mouvement de la puissance appйtitive qui tend vers le plaisir; or la
vйhйmence dйsordonnйe d'un mouvement peut кtre considйrйe а trois stades, mкme
dans les choses corporelles: d'abord, avant qu'il ne parvienne au terme auquel
il tend, et alors ce mouvement vйhйment se hвte de parvenir а son terme; de mкme,
quand le dйsir est vйhйment de faзon dйsordonnйe, il ne peut souffrir de dйlai
pour prendre la nourriture, mais il fait se hвter de manger et ainsi, on
utilise l'expression "avant l'heure". Deuxiиmement, la vйhйmence d'un mouvement est
considйrйe au moment mкme oщ il parvient au terme, parce que ce qui se meut
avec vйhйmence dans le monde des corps rejoint de faзon inadйquate ce vers quoi
il tend; et de mкme, quand le dйsir de nourriture est vйhйment, l'homme se
comporte de faзon dйsordonnйe dans l'absorption de la nourriture; et c'est а ce
cas que se rapporte "avidement". Troisiиmement, la vйhйmence dйsordonnйe d'un
mouvement corporel est considйrйe aprиs qu'il est parvenu а ce vers quoi il
tend, parce qu'il ne s'y arrкte pas, mais va plus loin; il en va de mкme
lorsque quelqu'un dйsire de maniиre immodйrйe la nourriture et que son dйsir ne
s'arrкte pas а la nourriture modйrйe que demande la nature, mais prend
davantage; et c'est а ce cas que se rapporte l'expression'"plus qu'il ne
faut". Solutions des objections: 1. Les espиces
mentionnйes ci-dessus ne se diversifient pas selon leurs diverses
circonstances, mais selon leurs divers motifs, comme il a йtй dit. 2 et 3. Et, par lа,
la rйponse aux objections 2 et 3 est claire aussi, parce que le fait de passer
outre а diverses circonstances n'a pas toujours des motifs divers. 4. Le gourmand ne met
pas son plaisir dans les mets somptueux et prйparйs avec recherche parce qu'il
juge de leur saveur, comme ceux qui apprйcient les vins, ce qui est le propre
du goыt en tant que tel, car le dйsordre en ce plaisir relиve plus de la
curiositй que de la gourmandise; mais le gourmand met son plaisir dans l'absorption
mкme d'un mets somptueux et prйparй avec recherche, et cette absorption se fait
bien par un certain toucher. 5. Manger des mets
excellents n'est pas un pйchй, comme le dit saint Augustin mais le dйsir
dйsordonnй d'un mets excellent peut кtre un pйchй, selon la pensйe de saint
Grйgoire.
ARTICLE 4: LA GOURMANDISE
EST-ELLE UN VICE CAPITAL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa -IIae, Question 148, a. 5.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, de mкme
qu'il arrive que le plaisir existe dans les sens du goыt et du toucher, de mкme
cela arrive aussi dans les autres sens. Or, pour les plaisirs des autres sens,
on ne trouve pas de vice capital. Donc la gourmandise, qui a rap port au
plaisir du goыt, ne doit pas кtre comptйe non plus comme vice capital. 2. En outre, selon
saint Grйgoire dans les Morales (XXXI, 45), l'orgueil n'est pas
considйrй comme un vice capital, mais comme le roi des vices, parce que c'est
de lui que naissent tous les vices. Or l'ivresse est la racine de tous les
vices, car il est dit dans les Dйcrets (35, 9): "Avant tout, que l'on
interdise aux clercs l'ivresse, qui est la racine et l'aliment de tous les
vices"; or l'ivresse est une espиce de gourmandise. Donc la gourmandise ne
doit pas кtre comptйe parmi les vices capitaux. 3. En outre, un vice
capital ne doit pas кtre comptй parmi les filles d'un autre. Or l'impuretй, que
saint Grйgoire dans les Morales (XXXI, 45) place parmi les filles de la
gourmandise, appartient а la luxure, selon ce texte de l'Йpоtre aux Йphйsiens
(5, 3): "Que toute fornication et impuretй, etc." Puisque la luxure
est donc un vice capital, il semble que la gourmandise ne soit pas un vice
capital mais qu'elle soit au-dessus des vices capitaux. 4. En outre, dйsirer
les choses agrйables est le propre mкme des orgueilleux, dit saint Bernard. Or
l'orgueil n'est fille d'aucun vice capital. Donc, puisque la sotte joie est
comptйe par saint Grйgoire comme fille de la gourmandise, il semble que la
gourmandise ne soit pas un vice capital. Cependant: Saint Grйgoire, dans les Morales
(XXXI, 45), place la gourmandise avec les autres pйchйs capitaux. Rйponse: Comme on l'a dit dans les questions
prйcйdentes, on appelle capital le vice dont d'autres vices procиdent selon la
raison de cause finale, c'est-а-dire en tant que l'objet d'un vice est trиs
dйsirable et de faзon immйdiate, et surtout en tant qu'il possиde une certaine
ressemblance avec le bonheur, que tous dйsirent naturellement. Or une des
conditions du bonheur est le plaisir, sans lequel il ne peut y avoir de
bonheur, et c'est pourquoi le pйchй de gourmandise, portant sur l'un des plus
grands plaisirs, celui qui se prйsente dans la nourriture et la boisson, est un
vice capital. Certains vices naissent de la gourmandise
et sont appelйs ses filles, selon les suites entraоnйes par un plaisir excessif
pris dans le manger et le boire. On peut les considйrer ou du cфtй du corps, et
alors, on compte comme fille de la gourmandise l'impuretй, dont la souillure
est aisйment la suite d'une excessive absorption de nourriture; ou encore, on
peut les considйrer du cфtй de l'вme, а qui il revient de rйgir le corps, et
dont le gouvernement se trouve entravй de multiples faзons а cause d'un plaisir
excessif pris dans le manger et le boire. Et d'abord quant а la raison, dont la
pйnйtration est йmoussйe par une excessive absorption de nourriture, ou par une
prйoccupation а son endroit, parce que quand les puissances corporelles
infйrieures sont troublйes par une absorption dйrйglйe de nourriture, la raison
elle-mкme en est gкnйe en consйquence; et а ce point de vue, on compte comme
fille de la gourmandise l'hйbйtude de l'esprit. En second lieu, s'ensuit un
dйsordre dans l'affection, qui s'йmeut de faзon dйsordonnйe, la direction de la
raison йtant йvanouie, et c'est alors la sotte joie. Troisiиmement, s'ensuit un
dйsordre dans la parole, et c'est alors le bavardage, parce que lorsque la
raison ne pиse pas ses paroles, la consйquence est que l'homme se rйpand en
paroles superflues. Quatriиmement, s'ensuit un dйsordre dans l'action, et c'est
alors la bouffonnerie, c'est-а-dire une sorte d'attitude risible dans les
gestes extйrieurs, provenant d'une dйficience de la raison, а qui il revenait
de rйgler la disposition des membres extйrieurs. Ainsi donc, la gourmandise est un vice
capital et ses filles sont au nombre de cinq, comme le dit saint Grйgoire dans les
Morales (XXXI, 45), а savoir: la sotte joie, la bouffonnerie, le bavardage,
l'impuretй et l'hйbйtude de l'esprit. Solutions des objections: 1. Les plaisirs des
autres sens suivent une union selon la seule ressemblance avec l'objet qui
cause le plaisir, tandis que les plaisirs du toucher suivent l'union corporelle
avec cet objet; et c'est pourquoi c'est par rapport aux plaisirs du toucher,
comme йtant les principaux et plus grands, que l'on considиre les vices
capitaux, et non par rapport aux plaisirs des autres sens, hormis le goыt en
tant qu'il est une sorte de toucher. 2. Tous les pйchйs
viennent de l'ivresse, non en tant qu'elle est leur origine comme cause finale,
mais en tant qu'elle йcarte un obstacle, dans la mesure oщ elle йcarte le
jugement de la raison, qui retient l'homme de pйcher: il ne s'ensuit donc pas
que la gourmandise ou l'ivresse soit la tкte de tous les pйchйs comme l'orgueil,
mais elle l'est spйcialement pour les pйchйs qui naissent directement d'elle
comme йtant ses effets propres. 3. Une souillure du corps
peut venir d'une cause animale, par exemple du dйsir du plaisir apprйhendй par
une puissance de connaissance, et cela appartient principalement а la luxure;
elle peut venir aussi d'une puissance corporelle et intйrieure, а savoir du
dйbordement de l'humeur qui abonde intйrieurement, ce qui pousse l'homme а
souiller son corps; et а ce point de vue, l'impuretй est considйrйe comme une
fille de la gourmandise. 4. C'est le fait de l'orgueil
de dйsirer les choses agrйables, mais c'est celui de la gourmandise que d'avoir
pour suite la sotte joie, parce que la raison est entravйe, comme on l'a dit.
QUESTION XV: LA LUXURE
ARTICLE 1: TOUT ACTE DE
LUXURE EST-IL UN PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 153, articles 2-3.
Objections: Il semble que non. 1. La fornication, en
effet, est un acte de luxure. Or cette mкme fornication est comptйe au nombre
des choses qui ne sont pas des pйchйs en soi, mais qui sont licites on dit en
effet dans les Actes des Apфtres (15, 28-29): "Il a semblй а l'Esprit
Saint et а nous de ne pas vous imposer d'autres fardeaux que ceux-ci, qui sont
nйcessaires: vous abstenir des viandes immolйes aux idoles, du sang et de la
chair йtouffйe, et de la fornication." Or le fait de prendre de la
nourriture n'est aucunement un pйchй en soi, selon le texte de la Premiиre
Lettre а Timothйe (4, 4): "Il ne faut rien rejeter de ce qu'on prend
avec action de grвces." Donc la fornication n'est pas non plus un
pйchй, et de la sorte, tout acte de luxure n'est pas un pйchй. 2. En outre, s'unir а
une femme est un acte naturel, et ainsi, en tant que tel, ce n'est pas un
pйchй, pas plus que de la voir, puisque tous les deux sont des actes d'une
puissance naturelle. Mais voir une femme qui n'est pas la sienne n'est pas un
pйchй. Donc ce n'est pas un pйchй non plus de s'unir а une femme qui n'est pas
la sienne. 3. En outre, si la
fornication est un pйchй, c'est ou bien en raison de la puissance dont l'acte
provient, ou bien en raison de sa matiиre, ou en raison de sa fin. Or la
fornication n'est pas un pйchй en raison de cette puissance, parce que la puissance
dont l'acte provient est naturelle; elle ne l'est pas davantage en raison de sa
matiиre, du fait que cette matiиre est la femme, crййe par Dieu pour cet usage,
selon cette parole de la Genиse (2, 18): "Faisons-lui une aide
semblable а lui" il peut arriver qu'elle ne le soit pas en raison de
sa fin, par exemple si quelqu'un a l'intention, en forniquant, d'engendrer un
enfant pour l'йlever en le destinant au culte de Dieu. Il semble donc que toute
fornication ne soit pas un pйchй. 4. En outre, selon le
Philosophe dans les Animaux (XV), la semence est l'excйdent de la
nourriture. Or il est licite d'йvacuer de quelque faзon que ce soit les autres
excйdents, et cela se fait sans pйchй; il semble donc que cela se passe de mкme
dans l'йmission de la semence. Donc tout acte de luxure n'est pas un pйchй. 5. En outre, il n'est
pas permis de faire ce qui est un pйchй de par son genre, pour quelque bonne
fin que ce soit, selon le texte de l'Йpоtre aux Romains (3, 8): "Il n'en
va pas comme certains qui affirment que nous disons: faisons le mal pour que le
bien en sorte." Mais, comme le dit le Commentateur de l'Йthique
(V,14), l'homme qui a l'йpikie (йquitй), l'homme vertueux, commet l'adultиre
avec la femme d'un tyran pour dйlivrer la patrie en mettant а mort le tyran.
Donc mкme l'adultиre n'est pas un pйchй en tant que tel; donc les autres actes
de fornication le seront beaucoup moins encore. 6. En outre, aucun
acte d'un juste en tant que tel n'est un pйchй. Or il semble que la fornication
soit un acte de justice, car il est dit dans la Genиse (38, 26), que Juda a dit
de Thamar, avec qui il avait forniquй: "Elle est plus juste que
moi", ou: "Elle a йtй justifiйe par moi", d'aprиs le
texte hйbreu authentique, comme le dit saint Jйrфme. La fornication n'est donc
pas un pйchй. 7. En outre, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (XI, 17) que tout vice est contre
nature. Or la fornication n'est pas contre nature, car sur le texte de l'Йpоtre
aux Romains (1, 26): "Leurs femmes, en effet, ont changй l'usage
naturel", la Glose dit: "L'usage naturel est que l'homme et la
femme s'unissent dans une mкme chair." Donc ce n'est pas un pйchй. 8. En outre, aucun
pйchй n'est commis sur un ordre de Dieu. Or parfois la fornication a йtй
commise sur ordre de Dieu: il est dit en effet en Osйe (1, 2): "Le
Seigneur dit а Osйe: va, prends-toi une йpouse de fornication et fais-toi des
fils de fornication." La fornication n'est donc pas un pйchй. 9. En outre, а tout
vice qui consiste en un excиs s'oppose un vice qui consiste en une diminution.
Or la luxure comporte un certain excиs touchant les dйsirs des plaisirs
charnels, tandis que la diminution opposйe, la virginitй ou la continence
perpйtuelle, n'est pas un pйchй, mais quelque chose de louable. La luxure n'est
donc pas toujours un pйchй non plus. Cependant: 1) Il est dit, dans
la Lettre aux Hйbreux (13, 4): "Que le mariage soit honorй de tous et
le lit nuptial sans souillure, car Dieu jugera fornicateurs et adultиres."
Mais ce pour quoi l'homme est passible du jugement divin, c'est le pйchй. Donc
fornication et adultиre, et tous les actes de luxure de ce genre sont des
pйchйs. 2) En outre, il est
dit dans Tobie (4, 13): "Garde-toi, mon fils, de toute fornication, et
en dehors de ton йpouse, ne souffre jamais de connaоtre le pйchй." Or
on appelle actes de luxure ceux qui sont commis en dehors du mariage avec une
йpouse lйgitime. Donc tout acte de luxure est pйchй. Rйponse: La luxure est un vice opposй а la
tempйrance, en tant qu'elle modиre les dйsirs des plaisirs du toucher dans les
rapports sexuels, comme la gourmandise s'oppose а la tempйrance en tant qu'elle
modиre les dйsirs portant sur les plaisirs du toucher dans le manger et le
boire; de lа vient que la luxure comporte certainement, а titre principal, un
certain dйsordre par excиs concernant les dйsirs des plaisirs sexuels. Mais ce dйsordre peut se trouver, soit
dans les seules passions intйrieures, soit aussi, en plus, dans l'acte
extйrieur mкme, qui est dйsordonnй en lui-mкme, et non seulement en raison du
dйsir dйsordonnй duquel il procиde. En effet, il relиve d'un dйsir dйsordonnй
qu'on accomplisse par dйsir de plaisir un acte qui est de soi dйsordonnй, comme
cela est clair pour le dйsir de l'argent: il peut y avoir en effet dйsir
dйsordonnй d'acquйrir ou de conserver des biens qui nous reviennent, et dans ce
cas, ce fait d'acquйrir ou de conserver n'est pas vicieux en lui-mкme, mais
seulement en tant qu'il provient d'un dйsir immodйrй; parfois, au contraire, il
arrive qu'un homme veuille, en raison d'un dйsir dйsordonnй de l'argent,
acquйrir ou conserver mкme les biens d'autrui, et dans ce cas, cette
acquisition ou ce recel sont en eux-mкmes dйsordonnйs, et non pas seulement
parce qu'ils proviennent d'un dйsir dйsordonnй; et l'un et l'autre cas relиvent
du vice de parcimonie, comme cela est mis en lumiиre par le Philosophe dans l'Йthique
(IV, 5). Il faut en dire tout autant de la luxure,
parce que parfois elle ne comporte que le dйsordre du dйsir intйrieur, comme c'est
le cas de celui qui s'unit а son йpouse dans un dйsir immodйrй: en effet, l'acte
lui-mкme n'est pas alors de soi dйsordonnй, mais seulement en tant qu'il
provient d'un dйsir dйsordonnй; mais par fois au dйsordre du dйsir s'ajoute
aussi le dйsordre de l'acte extйrieur lui-mкme, considйrй en soi, comme cela se
produit pour tout usage des organes sexuels, exceptй l'acte matrimonial. Que tout acte de ce genre soit dйsordonnй
en lui-mкme, cela est clair, du fait que tout acte humain non proportionnй а la
fin requise est dit dйsordonnй; ainsi l'action de manger est dйsordonnйe si
elle n'est pas proportionnйe а la santй du corps, а laquelle elle est ordonnйe
comme а sa fin. Or la fin de l'usage des organes sexuels est la gйnйration et l'йducation
des enfants, et c'est pourquoi tout usage de ces organes qui n'est pas
proportionnй а la gйnйration de l'enfant et а son йducation convenable est de
soi dйsordonnй. Or il est йvident qu'aucun acte de ces organes, exceptй l'union
de l'homme et de la femme, n'est adaptй а la gйnйration de l'enfant. Mais toute union de l'homme et de la femme
en dehors de la loi du mariage n'est pas appropriйe а l'йducation convenable de
l'enfant. En effet, la loi du mariage a йtй йtablie pour exclure les unions
passagиres qui s'opposent а toute certitude concernant l'enfant: si en effet n'importe
quel homme pouvait indiffйremment s'unir а n'importe quelle femme sans qu'aucune
ne lui soit assignйe, toute certitude concernant l'enfant serait supprimйe, et
par voie de consйquence, la sollicitude du pиre pour l'йducation de ses fils;
et cela s'oppose а ce qui convient а la nature humaine, parce que
naturellement, les hommes ont souci de la lйgitimitй de l'enfant et de l'йducation
de leurs fils. Cela regarde mкme davantage les pиres que
les mиres, parce que l'йducation qui revient aux mиres concerne l'enfance, mais
que par la suite, c'est au pиre qu'il revient d'йduquer son fils, de l'instruire,
et d'amasser pour lui pour toute sa vie. Et c'est ce que nous voyons йgalement
pour d'autres animaux; en toute espиce animale oщ la progйniture a besoin de l'йducation
commune du mвle et de la femelle, il n'y a pas alors accouplement passager,
mais union d'un mвle avec une femelle dйterminйe, comme cela est clair pour
tous les oiseaux qui nichent ensemble. Il ressort de lа que toute union de l'homme
et de la femme en dehors de la loi du mariage, qui exclut les unions
passagиres, est de soi dйsordonnйe. Mais il ne s'agit pas maintenant de savoir
si cette dйtermination porte sur la possession d'une йpouse ou de plusieurs, de
maniиre indissoluble ou non, car cela regarde le traitй du mariage; mais de
toute faзon, il est forcй que toute union de l'homme et de la femme en dehors
de la loi du mariage soit dйsordonnйe. Ainsi donc, tout acte de luxure est un
pйchй, soit en raison du dйsordre de l'acte, soit mкme en raison d'un dйsordre
dans le seul dйsir, dйsordre qui appartient d'abord de soi а la luxure. Saint
Augustin dit en effet dans la Citй de Dieu (XII, 8): "La luxure n'est
pas le vice des corps douйs de beautй et de charme, mais d'une вme perverse qui
aime les voluptйs corporelles, en nйgligeant la tempйrance qui nous rend aptes
а des rйalitйs plus belles et plus suaves spirituellement". Solutions des objections: 1. Les Apфtres,
voulant que, dans l'Йglise primitive, les convertis du paganisme frйquentent
dans les assemblйes ceux qui йtaient venus du judaпsme, exclurent ce qui
empкchait cette union, en retranchant de part et d'autre ce qui pouvait кtre а
charge aux autres, et c'est pourquoi ils interdirent aux paпens certaines pratiques
qui йtaient inacceptables pour les Juifs sans considйrer si c'йtaient des
pйchйs ou non, mais seulement parce qu'elles faisaient scandale. D'une part,
les paпens jugeaient que tout aliment de soi pouvait кtre mangй de faзon
licite, ce qui йtait vrai; tandis que les Juifs avaient cela en horreur, en
raison de la coutume prйcйdente de la loi; et c'est pourquoi les Apфtres
interdirent aux paпens pour ce temps-lа les aliments les plus abominables aux
Juifs. D'autre part, les paпens jugeaient au contraire faussement que la
fornication simple n'йtait pas un pйchй, ce que les Juifs instruits par la loi
abhorraient en toute vйritй comme un pйchй et c'est pourquoi les Apфtres
dйfendirent cela mкme en tant que pйchй, et en plus comme engendrant la
division. 2. Rien n'empкche qu'une
chose me soit donnйe а voir et qu'elle ne soit cependant pas mienne quant а un
autre usage; ainsi l'or qui est exposй sur la place publique m'est donnй а
voir, mais non а possйder. De mкme aussi quelqu'un peut voir une femme ou l'avoir
comme servante sans cependant qu'elle soit а lui pour s'unir а elle, si ce n'est
selon la loi du mariage. 3. L'acte de luxure
est un pйchй en raison de son principe, dans la mesure oщ le concupiscible n'est
pas soumis а l'ordre de la raison, et il l'est en raison de sa matiиre, parce
que l'acte qui convient а la gйnйration et а l'йducation des enfants requiert
pour matiиre, non seulement une femme, mais encore une femme prйcise dйsignйe
par le mariage, comme on l'a dit. En outre, la fin de l'acte lui-mкme est
dйsordonnйe de par sa nature mкme, bien que de par l'intention de l'agent, la
fin puisse кtre bonne, ce qui ne suffit pas а excuser l'acte, comme il ressort
de celui qui vole dans le but de faire l'aumфne. 4. Comme le dit le
Philosophe dans le mкme livre, la semence est bien un excйdent en ce qui
regarde l'acte de nutrition, mais on en a besoin pour la gйnйration des
enfants, et c'est pourquoi toute йmission volontaire de semence est illicite, а
moins de s'accorder avec la fin voulue par la nature; par contre, les autres
excйdents comme la sueur, l'urine et choses de ce genre sont des excйdents dont
on n'a pas besoin, aussi peu importe la maniиre dont ils sont йvacuйs. 5. On ne peut
soutenir en cela le Commentateur, car on ne doit commettre l'adultиre en vue d'aucune
utilitй, de mкme qu'on ne doit pas non plus dire de mensonge en vue de quelque
utilitй, comme le dit saint Augustin dans Contre le Mensonge (XIV, 25). 6. On dit que Thamar
a йtй justifiйe, non pas en raison de la fornication qu'elle a commise, mais
parce qu'elle n'a pas cherchй а avoir une descendance d'une autre famille que
celle dont elle devait recevoir un mari. 7. Un acte de luxure
peut кtre dit contre nature а un double point de vue: d'abord d'une maniиre
absolue, parce que c'est contraire а la nature de tout animal; et ainsi, tout
acte de luxure, exceptй l'union de l'homme et de la femme, est dit contre
nature en tant que non proportionnй а la gйnйration, qui en tout animal, se
produit par l'union des deux sexes; et c'est ainsi que s'exprime la Glose. Une
chose peut кtre dite contre nature d'une autre maniиre, parce qu'elle est
opposйe а la nature propre de l'homme, а qui il revient d'ordonner l'acte de la
gйnйration а l'йducation requise; et dans ce sens, toute fornication est contre
nature. 8. De mкme que, en
raison d'un ordre de Dieu, au pouvoir de qui sont toutes choses, ce qui dans d'autres
circonstances aurait йtй un vol ne fut pas un vol quand les fils d'Israлl
dйpouillиrent les Йgyptiens, comme le rapporte l'Exode (12, 35), de mкme aussi,
en raison de l'autoritй de Dieu lui-mкme, qui est au- dessus de la loi du
mariage, cette union ne fut pas un acte de fornication, ce qu'elle eыt йtй dans
d'autres circonstances; aussi est-il question d'йpouse de fornication et de
fils de fornication, non pas que ce fut alors fornication, mais parce qu'en d'autres
circonstances, il y aurait eu fornication. 9. La virginitй ou la
continence perpйtuelle ne s'opposent pas а la luxure comme un extrкme, mais
comme un milieu, du fait que, dans les vertus, le milieu ne se prend pas selon
la quantitй, mais selon la droite raison, comme le Philosophe le dit du
magnanime dans l'Йthique (IV, 8). Quant а l'extrкme par dйfaut, ce
serait de s'abstenir de l'union charnelle contrairement а la droite raison,
comme il apparaоt chez celui qui nйglige ses devoirs conjugaux, ou qui s'abstient
en raison d'une certaine rйvйrence envers les dйmons, tels les nйcromanciens ou
les vierges vestales.
ARTICLE 2: TOUT ACTE DE
LUXURE EST-IL PЙCHЙ MORTEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa -IIae, Question 154, articles 2-4.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, sur ce
passage de la Premiиre Lettre а Timothйe (IV, 8): "La piйtй est utile а
tout", la Glose de saint Ambroise dit: "Tout l'essentiel de la
conduite chrйtienne consiste en la misйricorde et la piйtй; et si quelqu'un qui
la suit succombe aux embыches de la chair, il sera frappй sans doute, mais
cependant il ne pйrira pas." Or quiconque pиche mortellement est non
seulement frappй, mais il pйrit. Donc quiconque succombe aux embыches de la
chair par un acte de luxure ne pиche pas mortellement. 2. En outre, tout
pйchй mortel s'oppose а un prйcepte de la loi divine. Or, parmi les pйchйs de
luxure, seul l'adultиre s'oppose а un prйcepte de la loi divine, а savoir а ce
prйcepte: "Tu ne commettras pas l'adultиre." (Exode, 20, 14).
Donc seul l'adultиre est pйchй mortel parmi les actes de luxure. 3. Mais on peut dire
que dans l'interdiction de l'adultиre est comprise celle de toute union
illicite. - On objecte а cela que dans l'interdiction d'un pйchй plus grand n'est
pas comprise celle d'un plus petit. Or l'adultиre est un plus grand pйchй que
la fornication simple. Donc l'interdiction de la fornication simple n'est pas
comprise dans celle de l'adultиre. 4. En outre, tout
pйchй mortel s'oppose а la charitй qui est la vie de l'вme, selon la parole de
saint Jean (I Jn 3, 14): "Nous sommes passйs de la mort а la vie parce
que nous aimons nos frиres." Or la fornication simple ne s'oppose ni а
l'amour de Dieu, parce que ce n'est pas un pйchй contre Dieu, ni mкme а l'amour
du prochain, parce qu'elle ne cause pas de dommage au prochain: car une femme
disposant d'elle-mкme, qui consent а un acte de fornication simple, ne subit
pas d'offense, parce que personne ne subit une offense volontairement, comme le
dit le Philosophe dans l'Йthique (V, 17). Donc la fornication n'est pas
un pйchй mortel de par son genre. 5. En outre, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien (II, 39) que si le plaisir de la
fornication rйjouit davantage l'homme que l'amour de la chastetй, le pйchй
rиgne encore dans l'homme; il semble par lа que la fornication puisse coexister
en l'homme avec la vertu de chastetй. Or aucun pйchй mortel ne peut coexister
en l'homme avec la vertu. Donc la fornication n'est pas un pйchй mortel. 6. En outre, un pйchй
est diminuй de deux faзons: d'abord, en raison de la faiblesse humaine, et d'une
autre faзon, en raison de la violence de l'attaque. Or l'homme souffre d'une
faiblesse plus grande par rapport au pйchй de luxure que par rapport au pйchй
de gourmandise, parce que la puissance gйnйrative, а qui appartient le pйchй de
luxure, est non seulement corrompue comme celle de la nutrition, а qui
appartient le pйchй de gourmandise, mais encore elle est infectйe. De mкme
aussi, l'assaut est plus violent de la part de l'ennemi dans la luxure que dans
la gourmandise, parce que le diable attaque surtout l'homme par la luxure,
comme il ressort de ce qui est dit en Job (40, 11): "Sa force rйside
dans ses reins, et sa vigueur dans le nombril de son ventre", ce que
saint Grйgoire rapporte au pйchй de luxure. Il semble donc que le pйchй de
luxure soit moindre que celui de gourmandise; or tout acte de gourmandise n'est
pas pйchй mortel, comme on l'a dit plus haut; donc tout acte de luxure n'est
pas pйchй mortel. 7. En outre, la
corruption de la nature consiste en la rйbellion de la chair contre l'esprit.
Or cette rйbellion a suivi le pйchй de gourmandise: saint Bernard dit en effet,
en commentant le passage de la Genиse (3, 6): "La femme vit que l'arbre,
etc.", que c'est du dйsir dйsordonnй de l'arbre dйfendu que s'en est
suivie la rйbellion de la chair contre l'esprit. Donc la puissance nutritive, а
laquelle appartient ce dйsir, est plus corrompue que la puissance gйnйrative;
et de la sorte, comme tout acte de gourmandise n'est pas un pйchй mortel, il
semble que tout acte de luxure l'est encore bien moins. 8. En outre, la peine
rйpond а la faute. Mais la peine qui atteignit la puissance nutritive en
consйquence du pйchй des premiers parents fut plus grande que pour toutes les
autres puissances de l'вme: c'est en effet а la puissance nutritive qu'appartiennent
la faim, la soif et les autres besoins de ce type, qui conduisent parfois l'homme
jusqu'а la mort. Donc il y a faute plus grande pour la puissance nutritive que
pour la puissance gйnйrative; et de la sorte, la conclusion est la mкme que
pour l'objection prйcйdente. 9. En outre, le pйchй
mortel ne peut exister que dans la raison comme cela est mis en lumiиre par
saint Augustin dans la Trinitй (XII, 12). Or, parfois, l'acte de luxure
est commis sans dйlibйration de la raison, comme il ressort du cas de Lot qui s'unit
а ses filles sans le savoir, comme le rapporte la Genиse (19, 33-37). Il semble
donc que l'acte de luxure ne soit pas toujours un pйchй mortel. 10. En outre, lorsque
la raison est engloutie, rien n'est imputй а l'homme comme pйchй mortel. Or,
dans l'acte de luxure, la raison tout entiиre est engloutie, parce que, sur ce
passage de la Premiиre Йpоtre aux Corinthiens (6, 18): "Celui qui
fornique pиche contre son corps", la Glose dit: "C'est ici proprement
que l'вme est esclave du corps, au point que dans le moment et l'expйrience d'une
si grande turpitude, il n'est pas permis а l'homme de penser ou de vouloir rien
d'autre, parce que submergйe et engloutie par la convoitise charnelle, l'вme
captive est subjuguйe." Il semble donc que l'acte de luxure ne soit pas un
pйchй mortel. 11. En outre, sur le
texte du Deutйronome (23, 17): "Il n'y aura pas de prostituйe,
etc.", la Glose dit: "Il interdit de s'unir а celles dont la
turpitude est vйnielle." Donc s'unir а une prostituйe est un pйchй vйniel. 12. En outre, l'union
de l'homme et de la femme a йtй ordonnйe а l'acte de la gйnйration et de l'йducation
de l'enfant. Mais parfois, il peut rйsulter d'un acte de fornication une
gйnйration et une йducation convenable. Donc toute fornication n'est pas un
pйchй mortel. 13. En outre, on
empкche davantage le bien de la gйnйration et de l'йducation des enfants en ne
s'adonnant jamais а l'oeuvre de la gйnйration qu'en s'unissant а une femme dans
un acte de fornication. Si donc la fornication йtait un pйchй mortel parce qu'elle
empкche l'йducation de l'enfant, garder la continence serait а plus forte
raison un pйchй mortel, puisque par lа, la gйnйration de l'enfant est totalement
empкchйe. 14. En outre, il est
йvident que, de l'union avec une femme qui est stйrile et d'un certain вge, ne
peut suivre la gйnйration d'un enfant. Or cependant, cela peut se faire sans
pйchй mortel dans l'йtat de mariage. Donc mкme les autres actes de luxure dont
ne rйsultent pas la gйnйration et l'йducation convenable de l'enfant peuvent
кtre sans pйchй mortel. 15. En outre, il est
dit sur saint Matthieu (5, 28) que si l'вme est excitйe par le dйsir, mкme s'il
y a pйchй, ce n'est pas un crime. Or cette excitation est un acte de luxure.
Donc tout acte de luxure n'est pas un crime ou un pйchй mortel. 16. En outre, le
plaisir de la fornication, dans la mesure oщ il rйside dans la seule pensйe, n'est
pas un pйchй mortel. Or le consentement au pйchй vйniel n'est pas un pйchй
mortel, donc le consentement de la raison а un tel plaisir n'est pas davantage
un pйchй mortel, et c'est pourtant un acte de luxure. Donc tout acte de luxure
n'est pas pйchй mortel. 17. En outre, ce qui
n'est pas pйchй mortel pour l'un ne l'est pas pour un autre. Or le consentement
au plaisir n'est pas un pйchй mortel pour qui a une йpouse, parce que l'acte
lui-mкme n'est pas non plus pour lui pйchй mortel; donc le consentement au
plaisir de la luxure n'est pas pour les autres non plus un pйchй mortel. Donc
tout acte de luxure n'est pas pйchй mortel. 18. En outre, les
attouchements, embrassements et baisers sont aussi des actes de luxure. Or il
ne semble pas que ce genre d'actes soient des pйchйs mortels en effet, alors
que l'Apфtre avait dit aux Йphйsiens (5, 3-4): "Que la fornication, l'impudicitй,
l'avarice ou la turpitude (qui consiste dans les embrassements et les
baisers, comme le dit la Glose), ou les inepties et les bouffonneries ne
soient mкme pas nommйes parmi vous", il ajoute ensuite (5, 5): "Tout
fornicateur, ou impudique, ou avare n'a pas d'hйritage dans le royaume du
Christ et de Dieu", aprиs avoir omis la turpitude, les inepties et les
bouffonneries. Donc il semble que les actions de ce genre ne sont pas des
pйchйs mortels qui excluent du royaume de Dieu.
Cependant:
1) L'Apфtre dit, dans
la Lettre aux Galates (5, 19): "Йvidentes sont les oeuvres de la chair,
qui sont la fornication, l'impuretй, l'impudicitй, la luxure", et il
ajoute ensuite: "Ceux qui accomplissent de telles actions ne possйderont
pas le royaume de Dieu." Or rien n'exclut du royaume de Dieu sinon le
pйchй mortel. Donc tout acte de luxure est pйchй mortel. 2) En outre, il est
dit, en saint Matthieu (5, 28): "Celui qui regarde une femme pour la
dйsirer a dйjа commis l'adultиre avec elle dans son coeur" et ainsi,
il pиche mortellement. Or, parmi tous les actes de luxure, le premier et le
moindre est l'acte mкme de regarder une femme; donc tous les autres actes sont
pйchй mortel а plus forte raison. Rйponse: Comme on l'a dit plus haut, l'acte de
luxure peut кtre dйsordonnй d'une double faзon: d'une premiиre faзon, en raison
du seul dйsordre du dйsir, et d'une autre faзon encore, en raison du dйsordre
de l'acte lui-mкme. Quand donc il y a pйchй de luxure en
raison du seul dйsordre du dйsir, ainsi lorsque quelqu'un s'unit а son йpouse
avec un dйsir dйrйglй, il faut alors distinguer. Parfois, le dйsordre est tel
qu'il exclut l'ordre а la fin derniиre, par exemple lorsque quelqu'un dйsire
tellement le plaisir charnel qu'il ne s'en abstiendrait pas en raison du
prйcepte de Dieu, et qu'il dйsirerait s'unir а cette femme ou mкme а une autre
en dehors de la loi du mariage; et dans ce cas, il y a pйchй mortel, parce que
le dйsir n'est pas retenu dans les limites du mariage. Mais quelquefois, le
dйsordre du dйsir ne supprime pas l'ordre а la fin derniиre, а savoir quand,
bien qu'ayant un dйsir excessif du plaisir charnel, quelqu'un s'en abstiendrait
pourtant avant d'agir contre le prйcepte de Dieu, et il ne s'unirait pas а
cette femme ni а une autre si ce n'йtait pas son йpouse: et dans ce cas, le
dйsir se tient dans les limites du mariage, et c'est un pйchй vйniel, selon la
distinction faite plus haut а propos de la gourmandise. Si par contre l'acte de luxure est un
pйchй en raison du dйsordre mкme de l'acte, parce que cet acte n'est pas
proportionnй а la gйnйration et а l'йducation des enfants, je dis que dans ce
cas c'est toujours un pйchй mortel. Nous voyons cri effet qu'est pйchй mortel
non seulement l'homicide, qui фte la vie а un homme, mais aussi le vol, par
lequel on dйrobe des biens extйrieurs ordonnйs , soutenir la vie de l'homme;
aussi est-il dit dans l'Ecclйsiastique (34, 25): "Le pain des indigents
est la vie du pauvre; qui s'en empare est un homme de sang." Or la
semence humaine, oщ l'homme est en puissance, est ordonnйe de faзon plus proche
а la vie de l'homme que n'importe quel bien extйrieur; aussi le Philosophe
dit-il dans la Politique qu'il y a quelque chose de divin dans la
semence humaine, а savoir en tant qu'elle est un homme en puissance; et c'est
pourquoi le dйsordre quant а l'йmission de semence touche la vie de l'homme qu'elle
contient en puissance prochaine. Aussi est-il йvident ici que tout acte de
luxure de ce type est un pйchй mortel par son genre. Et comme le dйsir
intйrieur reзoit sa bontй ou sa malice de ce qui est dйsirй, il s'ensuit que le
dйsir d'un acte dйsordonnй de ce type est pйchй mortel s'il est parfait, c'est-а-dire
de raison dйlibйrйe; autrement, il est pйchй vйniel. Solutions des objections: 1. Saint Ambroise
parle ici des embыches de la chair, en tant qu'elles sont pйchй vйniel, comme
cela apparaоt dans l'acte du mariage, comme l'a dit; ou on peut dire, et de
faзon meilleure, qu'il parle aussi des embыches du pйchй mortel. Mais il ne
faut pas comprendre de faзon absolue que si quelqu'un persйvйrait. jusqu'а la
mort dans de telles embыches charnelles, il йchapperait а la damnation en
raison de ses oeuvres de piйtй, mais que les oeuvres de piйtй rйpйtйes disposent
l'homme а se repentir plus facilement, et aprиs son repentir, а expier plus
facilement ses pйchйs passйs; c'est pour cela aussi que le Seigneur reproche,
en saint Matthieu (25, 4 1-46), а ceux qui doivent кtre damnйs, la seule
absence de misйricorde, parce qu'ils ne se sont pas appliquйs а expier leurs
pйchйs passйs par les oeuvres de misйricorde, comme le dit saint Augustin dans la
Citй de Dieu (XXI, 27). 2. Par ce prйcepte: "Tu
ne commettras pas d'adultиre", on entend qu'est interdit tout usage
illicite des organes sexuels, ce qui est un pйchй mortel de par son genre. 3. Les prйceptes du
Dйcalogue ont йtй transmis immйdiatement par Dieu au peuple; aussi sont-ils
transmis sous la forme sous laquelle ils sont йvidents а la raison naturelle de
tout homme, fыt-il du peuple. Or n'importe qui peut apercevoir aussitфt par sa
raison naturelle que l'adultиre est un pйchй, et c'est pourquoi, parmi les
prйceptes du Dйcalogue, l'adultиre est interdit; par contre, la fornication et
les autres dйpravations sont interdites par les ordonnances de la Loi qui
suivent, qui ont йtй transmises par Dieu au peuple par l'entremise de Moпse,
parce que le dйsordre de ces actes ne contenant pas avec йvidence un dommage
pour le prochain, il n'est pas manifeste а tous, mais aux sages seuls, par
lesquels il doit кtre portй а la connaissance des autres. 4. Toutes les
dйpravations de la luxure qui existent en dehors de l'usage lйgitime du mariage
sont des pйchйs contre le prochain, en tant qu'elles s'opposent au bien de l'enfant
а naоtre et а йlever, comme on l'a dit. 5. L'amour de la
chastetй peut rйjouir non seulement celui qui possиde la chastetй, mais mкme
celui qui est privй de cette vertu, dans la mesure oщ par la raison naturelle, l'homme
juge du bien de la vertu, l'aime et s'en rйjouit, mкme s'il ne possиde pas la
vertu. 6. Cet argument
envisage la gravitй du pйchй considйrй d'aprиs les circonstances, sur quoi l'emporte
la gravitй du pйchй considйrй selon l'espиce de l'acte d'oщ il ressort que,
quelle que soit l'intensitй de la force qui amиne quelqu'un а commettre l'homicide,
c'est un pйchй plus grave que si on dit une parole oiseuse, mкme sans y кtre
poussй. De mкme aussi, bien que l'homme soit davantage attaquй et poussй а l'acte
de luxure qu'а l'acte de gourmandise, et qu'en cela il soit plus faible,
toutefois l'acte de luxure йtant de soi pйchй mortel parce qu'il a une matiиre
illicite qui s'oppose а la charitй, ce que n'a pas l'acte de gourmandise, il ne
s'ensuit pas que le pйchй de luxure soit moindre que le pйchй de gourmandise.
Cela se produirait peut-кtre dans le cas oщ l'acte de luxure est pйchй vйniel:
si quelqu'un use d'une nourriture avec excиs, il pиche vйniellement, comme
celui qui use avec excиs du mariage, а moins qu'il n'y ait un autre йlйment qui
en fasse, de part et d'autre, un pйchй mortel. Mais, si quelqu'un use d'une
nourriture volйe ou dйfendue par la loi, il pиche mortellement, mais moins 1,
que le fornicateur, а proportion que la nourriture ou toute autre chose
extйrieure touche de plus loin а la vie humaine que la semence humaine, comme
on l'a dit. 7. Dans le pйchй de
nos premiers parents, la gourmandise fut l'йlйment matй riel, tandis que l'йlйment
formel et principal fut le pйchй d'orgueil, par lequel l'homme n'a pas voulu
rester soumis а la rиgle du prйcepte divin; et c'est de lа qu'a rйsultй la
rйbellion de la chair contre l'esprit, comme le dit saint Augustin dans la
Citй de Dieu (XIV, 15), et non du vice de gourmandise. 8. La rйvolte de la
chair contre l'esprit, qui se fait sentir surtout dans les organes sexuels, est
une peine plus grande que la faim et la soif, parce que celles-ci sont purement
corporelles, et l'autre spirituelle. 9. Puisqu'il
appartient а la raison de donner son consentement а l'acte, comme le dit saint
Augustin dans la Trinitй (XII, 12), il ne peut exister d'acte de fornication
sans dйlibйration de la raison sauf peut кtre chez celui qui n a pas l'usage de
la raison; et alors, si cet empкchement provient d'une cause illйgitime, il n'est
pas complиtement excusй du pйchй, comme cela est manifeste dans le cas de Lot,
qui a commis l'inceste par suite de son йbriйtй; а moins peut-кtre que cette
йbriйtй se soit produite sans pйchй de sa part, comme il arriva а Noй, а cause
de son inexpйrience de la puissance du vin. Mais si la cause de cette
dйficience est sans pйchй, alors l'acte de luxure ou de tout autre pйchй qui la
suit n'est pas imputй comme pйchй, comme c'est йvident chez les furieux et les
fous. 10. Dans l'acte mкme
de luxure, la raison ne peut dйlibйrer, mais elle a pu dйlibйrer auparavant,
quand elle a consenti а l'acte, et c'est pourquoi celui-ci lui est imputй comme
pйchй. 11. Ce texte est
corrompu: on ne doit pas dire, en effet, "celles dont la turpitude est
vйnielle", mais "dont la turpitude est vйnale". 12. L'acte de
gйnйration est ordonnй au bien de l'espиce, qui est un bien commun; or le bien
commun doit кtre rйglй par la loi, tandis que le bien privй dйpend de la
disposition d'un chacun; et c'est pourquoi, bien que dans l'acte de la
puissance nutritive, ordonnй а la conservation de l'individu, chacun puisse
dйterminer par lui-mкme la nourriture qui lui convient, il ne revient cependant
pas а chacun de dйterminer ce que doit кtre l'acte de gйnйration, mais cela
revient au lйgislateur auquel il appartient de rйgler ce qui regarde la
procrйation des enfants, comme le dit le Philosophe dans la Politique
(VII, 16). Or la loi ne considиre pas ce qui pourrait arriver dans tel cas,
mais ce qui se passe d'habitude communйment; et c'est pourquoi, bien que dans
un cas donnй, l'intention de la nature puisse кtre sauve dans un acte de
fornication, quant а la gйnйration de l'enfant et а son йducation, nйanmoins l'acte
est de soi dйsordonnй et pйchй mortel. 13. En un йtat oщ il
fallait pourvoir а la multiplication du genre humain, ce n'йtait pas sans vice
que quelqu'un se fыt abstenu totalement de l'acte de gйnйration, tant selon la
loi humaine que selon la loi divine. Mais au temps de la grвce, il importe de s'attacher
davantage а la propagation spirituelle, а laquelle sont plus aptes ceux qui
mиnent une vie cйlibataire; et c'est pourquoi, en cet йtat, on i tient pour
plus vertueux de s'abstenir de l'acte de gйnйration. 14. Une loi commune n'est
pas donnйe selon les cas particuliers qui peuvent sи produire, mais selon une
considйration commune; et c'est pourquoi est dit J contre nature, selon le
genre de la luxure, l'acte dont ne peut rйsulter la gйnйration selon le cas
gйnйral, mais non l'acte dont la gйnйration ne peut rйsulter en raison d'un йlйment
accidentel particulier, comme la vieillesse ou l'infirmitй. 15. Cette objection
envisage un acte de luxure qui est vicieux du fait du seul dйsordre du dйsir,
et qui n'exclut pas cependant l'ordre а la fin derniиre. 16. Le consentement а
ce qui est vйniel de par son genre n'est pas un pйchй mortel; mais le plaisir
venant d'une pensйe de fornication est un pйchй mortel j de par son genre,
comme cette fornication elle-mкme; mais qu'elle soit pйchй vйniel, cela lui est
accidentel, en raison de l'imperfection de l'acte, par dйfaut de dйlibйration
de la raison; si cette dйlibйration advient, cet acte revient а la nature de
son genre par le consentement dйlibйrй, en sorte qu'il est pйchй mortel. 17. Comme le dit le
Philosophe dans l'Йthique (X, 8), les plaisirs pris dans le bien ou la
malice accompagnent les opйrations qui sont source de plaisir et c'est
pourquoi, de mкme que l'union charnelle n'est pas un pйchй mortel chez l'homme
mariй, mais l'est chez celui qui n'est pas mariй, il y a aussi une diffйrence semblable
touchant le plaisir et le consentement au plaisir: il n'est pas possible en
effet que le consentement au plaisir soit un pйchй plus grave que le
consentement а l'acte, comme cela ressort de la Trinitй (XII, 12) de
saint Augustin. 18. Les touchers, les
embrassements et les baisers, en tant qu'ils ont ordonnйs а un acte de
fornication, font suite au consentement а l'acte, mais en tant qu'ils sont
ordonnйs au seul plaisir, ils font suite au consentement au plaisir, qui est
pйchй mortel; et c'est pourquoi, dans les deux cas, ils sont pйchйs mortels.
Cependant, du fait que ces actes-lа ne sont pas pйchйs mortels par leur espиce,
comme la fornication et l'adultиre, mais seulement dans la mesure oщ ils sont
ordonnйs а autre chose, c'est-а-dire aux consentements dont on a parlй, l'Apфtre
n'a pas rйpйtй turpitude, inepties et bouffonneries, mais seulement les actes
qui sont de soi pйchйs mortels.
ARTICLE 3: LES ESPИCES DE
LUXURE, QUI SONT LA FORNICATION, L'ADULTИRE, L'INCESTE, LE STUPRE, LE RAPT ET
LE VICE CONTRE NATURE
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa-IIae, Question 154, articles 1, 6-9, 11; IV Commentaire des Sentences,
D. 41, a. 4. (1) (Note des
moines de Fongombault): Stupre: ce mot, introduit par Voltaire d'aprиs le latin
stuprum, est dйfini par le Petit Robert: "dйbauche honteuse,
humiliante". Il a donc en franзais un sens gйnйral, alors que saint Thomas
l'utilise dans sa signification prйcise et canonique "union illicite avec
une vierge vivant sous la garde de ses parents".
Objections: Il semble quelles ne soient pas
distinguйes de faзon convenable. 1. En effet, la
diversitй de matiиre ne diversifie pas l'espиce. Or ces vices ne se distinguent
que d'aprиs leur matiиre, c'est-а-dire du fait qu'on souille ou une femme
mariйe, ou une vierge, ou une femme d'une autre condition. Donc les vices
йnumйrйs auparavant ne sont pas des espиces diffйrentes de luxure. 2. En outre, la
luxure consiste en soi dans les plaisirs charnels qui se trouvent dans l'union
de l'homme et de la femme. Or qu'une femme soit mariйe ou libre, ou vierge,
cela lui est accidentel. Donc les vices йnumйrйs ne diffиrent que de faзon
accidentelle, et de la sorte, ils ne forment pas des espиces diffйrentes,
puisque les diffйrences accidentelles ne diversifient pas l'espиce. 3. En outre, la
luxure est de soi contraire а la tempйrance. Or certains des vices citйs sont
contraires а la justice, surtout l'adultиre et le rapt. Il ne semble donc I pas
convenable d'en faire des espиces de luxure. Cependant: Le Maоtre rйpartit ainsi les espиces de la
luxure dans les Sentences (IV, D. 41). Rйponse: Comme on l'a dit plus haut, le pйchй de
luxure comporte un dйsordre d'une double faзon. D'abord du cфtй du dйsir, et un
tel dйsordre ne cause pas toujours le pйchй mortel. D'une autre faзon, du cфtй
de l'acte lui-mкme, qui est de soi dйsordonnй, et ainsi il y a toujours pйchй
mortel; aussi est-ce de ce cфtй, d'oщ vient une gravitй plus grande du pйchй,
que sont envisagйes les espиces de luxure mentionnйes. Or l'acte de luxure est dйsordonnй, ou
bien du fait que de cet acte ne peut s'ensuivre la gйnйration d'un enfant, et c'est
alors le vice contre nature, ou bien du fait que ne peut s'ensuivre une
йducation convenable, parce que la femme n'a pas йtй dйpartie а tel homme pour кtre
son йpouse selon la loi du mariage. Et ceci peut se produire de trois faзons. D'abord
parce que de faзon absolue elle ne lui a pas йtй dйpartie pour кtre son йpouse,
et alors on a la fornication, qui est l'union de l'homme libre avec la femme
libre; et cette expression vient de "fornix", c'est-а-dire "arc
de triomphe", parce que les femmes qui se prostituaient s'assemblaient
pour ce genre de spectacles. En second lieu, parce que cette femme ne peut pas
lui кtre dйpartie, et cela ou bien en raison d'une parentй, qui fait qu'est dы
un certain respect qui s'oppose а un tel acte, et c'est alors l'inceste, qui
est l'union avec une parente par le sang ou par alliance; ou bien en raison d'une
certaine saintetй ou puretй, et c'est alors le stupre, qui est la dйfloration
illicite des vierges. En troisiиme lieu, parce que la femme appartient а un
autre, ou bien selon la loi du mariage, et on a alors l'adultиre; ou bien selon
une autre maniиre, et c'est le rapt, par exemple lorsque la jeune fille est
enlevйe de la mai son de son pиre, alors qu'elle est sous la tutelle de
celui-ci. Solutions des objections: 1. Ces six vices ne
diffиrent pas seulement par leur matiиre, mais ils ont йgalement diffйrentes
raisons de difformitй, et c'est pour cela qu'ils constituent diffйrentes
espиces de pйchй. 2. Bien que ces йtats
soient accidentels а la femme en tant qu'elle est femme, il s'agit cependant d'une
considйration essentielle en tant que la femme est ordon nйe au mariage. 3. Parce que la
difformitй de l'injustice est ordonnйe а la fin de l'intempйrance, l'ensemble
relиve donc du genre de l'intempйrance.
ARTICLE 4: LA LUXURE
EST-ELLE UN VICE CAPITAL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique
IIa -llae, Question 153, a. 4; II Commentaire des Sentences, D. 42, Question
2, a. 3; Somme thйologique Ia-Ilae, Question 84, a. 4.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, l'impuretй
est placйe parmi les filles de la gourmandise, selon saint Grйgoire dans les
Morales (XXXI, 45). Or on ne place pas un vice capital parmi les filles d'un
autre vice. Donc, puisque l'impuretй appartient а la luxure, comme il ressort
de la Lettre aux Йphйsiens (5, 3), il semble que la luxure ne soit pas un vice
capital. 2. En outre, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien (II, 38): "Celui qui est captif
de l'orgueil tombe dans la luxure de la chair." Donc la luxure est fille
de l'orgueil; elle n'est donc pas un vice capital. 3. En outre, le
dйsespoir est fille de l'acйdie comme cela ressort des Morales de saint
Grйgoire (XXXI, 45). Or le dйsespoir cause la luxure, selon ce texte des
Йphйsiens (IV, 19): "Tombйs dans le dйsespoir, ils se sont livrйs а la
dйbauche." La luxure n'est donc pas un vice capital. Cependant: Dans les Morales (XXXI, 45), saint
Grйgoire range la luxure parmi les vices capitaux. Rйponse: Du fait que le plaisir est une des
conditions du bonheur, comme on l'a dit plus haut, il en rйsulte que les vices
qui ont le plaisir pour objet sont des vices capitaux, dans la mesure oщ ils
ont une fin extrкmement dйsirable, а laquelle les autres vices sont
naturellement ordonnйs. Or le plaisir sexuel, qui est la fin de la
luxure, est le plus fort parmi les plaisirs corporels, et c'est pourquoi la
luxure doit кtre tenue pour un vice capital; et elle a huit filles, а savoir: "l'aveuglement
de l'esprit, l'irrйflexion, l'inconstance, la prйcipitation, l'amour de soi, la
haine de Dieu, l'attachement au monde prйsent et le dйsespoir du monde futur",
comme cela ressort des Morales de saint Grйgoire (XXXI, 45). Il est en
effet йvident que lorsque l'intention de l'вme s'applique avec vйhйmence а l'action
d'une puissance infйrieure, les puissances supйrieures sont affaiblies et
dйrйglйes dans leur acte. Et c'est pourquoi lorsque, dans l'acte de luxure,
toute l'intention de l'вme est entraоnйe par la vйhйmence du plaisir vers les
forces infйrieures, c'est-а-dire le concupiscible et le sens du toucher, il est
nйcessaire que les puissances supйrieures, а savoir la raison et la volontй, en
souffrent un dommage. Or il y a quatre actes de la raison pour
diriger les actes humains: le premier est un certain acte d'intellection par
lequel on juge droitement de la fin, qui est comme le principe dans les
opйrations, comme le dit le Philosophe dans les Physiques (II, 15); et
dans la mesure oщ cet acte est empкchй, on compte comme fille de la luxure l'aveuglement
de l'esprit, selon cette parole de Daniel (13, 56): "La beautй t'a йgarй,
et le dйsir a perverti ton coeur." Le second acte est la dйlibйration sur
ce qu'il faut faire, que le dйsir supprime. Tйrence dit en effet dans l'Eunuque
(Act. I, 1, vers. 12): "La chose n'admet en soi nulle dйlibйration et
nulle mesure, tu ne peux la rйgler par la rйflexion", et il parle de
l'amour sensuel; а ce point de vue, on a l'irrйflexion. Le troisiиme acte est
le jugement sur, ce que l'on doit faire; et la luxure y met aussi obstacle. Il
est dit en effet en Daniel (13, 9): "Ils ont perverti leur esprit pour
ne pas se souvenir des justes jugements"; et а ce point de vue, on a
la prйcipitation, lorsque l'homme est portй au consentement de faзon
prйcipitйe, sans avoir attendu le jugement de la raison. Le quatriиme acte est
l'ordre d'agir, qui est aussi empкchй par la luxure en ce que l'homme ne
persiste pas dans ce qu'il a dйcidй, comme Tйrence le dit aussi dans l'Eunuque
(Act. I, 1, vers. 23): "Ces paroles", selon lesquelles tu dis que tu
vas te sйparer de ton amie, "une fausse petite larme en restreindra la
portйe", et а ce point de vue, on a l'inconstance. Par contre, du cфtй du dйsordre de l'affection,
deux choses sont а considйrer La premiиre est le dйsir du plaisir, vers lequel
la volontй se porte comme а fin; et а ce point de vue, on a l'amour de soi,
quand on dйsire pour soi de faзon dйsordonnйe le plaisir, et par opposition, la
haine de Dieu, dans la mesure oщ il dйfend le plaisir que l'on dйsire. L'autre
chose а considйrer, c'est le dйsir des choses grвce auxquelles on obtient cette
fin-lа; et а ce point de vue, on a l'attachement au monde prйsent, c'est-а-dire
а tout ce par quoi on parvient а la fin visйe, qui appartient а ce monde
prйsent; et par opposition, on a le dйsespoir du monde futur, parce que quand
on s'attache trop aux plaisirs charnels, on a davantage de mйpris pour les
spirituels. Solutions des objections: 1. L'impuretй est
placйe parmi les filles de la gourmandise, en tant que la souillure du corps a
une cause corporelle, c'est-а-dire l'abondance des humeurs, et non pas une
cause animale, а savoir le dйsir, qui relиve principalement de la luxure. 2. Il n'est pas
contraire а la notion de vice capital de naоtre de l'orgueil, d'oщ naissent
tous les vices. 3. Le dйsespoir est
cause de luxure de maniиre accidentelle, en tant qu'il йcarte l'espйrance de la
bйatitude future, en raison de laquelle on renonce а la luxure. Or l'origine
des vices capitaux n'est pas а chercher selon leurs causes accidentelles, mais
selon leurs causes propres.
QUESTION XVI: LES DЙMONS
ARTICLE 1: LES DЙMONS
ONT-ILS DES CORPS QUI LEUR SONT UNIS NATURELLEMENT?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 8, a. 1; II Somme contre les Gentils, c. 91; De
potentia, Question 6, a. 6; De spir. Creat., a. 5; De Subst. sep., c. 20.
Objections: Il semble que oui. 1. Saint Augustin dit
en effet, dans son Commentaire littйral de la Genиse (XI, 3): "Pour
l'esprit de la crйature rationnelle, c'est un bien de vivre et de vivifier un
corps, qu'il soit aйrien comme celui que vivifie l'esprit du diable lui-mкme ou
des dйmons, ou qu'il soit terrestre, comme celui que vivifie l'вme de l'homme.
Or le corps qui est vivifiй est uni naturellement а l'esprit qui le vivifie,
parce que la vie est chose naturelle. Donc les dйmons ont des corps aйriens qui
leur sont naturellement unis. 2. En outre, l'expйrience
rйsulte de souvenirs multiples, et elle est faite de sensations du passй, comme
on le dit au dйbut de la Mйtaphysique (1, 1); et de la sorte, partout oщ
il y a expйrience, il y a sensation; or celle-ci n'existe pas sans un corps qui
lui est naturellement uni, du fait que la sensation est l'acte d'un organe
corporel. Or, chez les dйmons, l'expйrience existe: saint Augustin dit en effet
dans son Commentaire littйral de la Genиse (II, 17) qu'ils connaissent
des vйritйs, en partie parce qu'ils sont douйs d'une intelligence plus fine, en
partie grвce а une expйrience plus habile, et en partie parce qu'ils les
apprennent des saints anges. Les dйmons ont donc des corps qui leur sont
naturellement unis. 3. En outre, Denys
dit dans les Noms Divins (IV, 23) que le mal chez les dйmons est "une
fureur dйraisonnable, un dйsir insensй et une imagination perverse". Or
ces trois йlйments appartiennent а la partie sensitive de l'вme, en laquelle se
trouvent l'imagination, l'irascible et le concupiscible; or la partie sensitive
n'existe pas sans corps. Donc les dйmons possиdent des corps qui leur sont
naturellement unis. 4. En outre, plus
celui qui est d'un ordre infйrieur est placй haut, plus il se rap proche de l'ordre
supйrieur; aussi est-il dit dans le Livre des Causes (19), que parmi les
intelligences, il y a celle qui est intelligence seulement, qui est infйrieure,
et celle qui est l'intelligence divine, qui est supйrieure; et parmi les вmes,
il y a celle qui est вme seulement, comme l'вme animale, et celle qui est вme
intellectuelle, comme l'вme humaine; et parmi les corps, il y a ce qui est
corps seulement et ce qui est corps animй. Aussi Denys dit-il dans les Noms
Divins (VII, 3) que "la divine sagesse unit les derniers parmi les
premiers а ceux qui ont le premier rang parmi les seconds". Or l'air est
un corps plus noble que la: terre. Donc, puisqu'il existe des corps terrestres
animйs, a bien plus forte raison y aura-t-il des corps aйriens animйs: et
ceux-lа, nous les appelons dйmons. 5. En outre, ce par
quoi une chose convient а une autre est plus capable de recevoir cette chose;
ainsi, si un corps opaque est йclairй par l'intermйdiaire d'un corps diaphane,
celui-ci est plus susceptible d'кtre йclairй. Or le corps terrestre de l'homme
ou d'un autre animal est vivifiй par les esprits vitaux qui sont des corps
aйriens. Donc le corps aйrien est plus susceptible de recevoir une вme que le
corps terrestre; et cela revient au mкme que prйcйdemment. 6. En outre, le
milieu participe а la nature des extrкmes. Or le corps le plus haut, c'est-а-dire
le corps cйleste, participe а la vie, puisqu'il est animй, selon les
philosophes; et de faзon similaire, mкme parmi les corps infйrieurs, c'est-а-dire
la terre, l'eau et la partie infйrieure de l'air, il y a certains corps animйs
ayant la vie; donc dans l'air mйdian aussi, il existe certains corps animйs
vivants. Or ceux-ci ne peuvent кtre que des dйmons, parce que les oiseaux ne
peuvent mon ter jusque-lа. Donc les dйmons sont des кtres animйs ayant des
corps qui leur sont naturellement unis. 7. En outre, ce qui
existe dans une crйature, par rapport а Dieu, existe en elle naturellement,
parce que la relation de la crйature а Dieu est fondйe dans la crйature. Or
saint Grйgoire dit dans les Morales (II, 13), que certes les esprits des
anges sont, par rapport а nos corps, des esprits, mais que "par rapport а
l'Esprit suprкme et sans limite, ce sont des corps"; et saint Jean
Damascиne dit dans la Foi (II, 3) que l'ange "est qualifiй d'incorporel
et d'immatйriel par rapport а nous; par rapport а Dieu, tout apparaоt en effet
grossier et matйriel, car Dieu seul est par essence incorporel et immatйriel".
Donc les dйmons ont des corps qui leur sont naturellement unis, puisqu'ils sont
de la mкme nature que les anges. 8. En outre, ce qui
est placй dans la dйfinition d'une chose lui est naturel, parce que la
dйfinition signifie la nature de la chose. Or le corps entre dans la dйfinition
du dйmon, car Calcidius dit, dans son Commentaire du Timйe (135): "Le
dйmon est un animal rationnel, immortel, sujet aux passions quant а l'вme, йthйrй
quant au corps", et Apulйe dit dans le Dieu de Socrate que les dйmons sont:
"Quant au genre, des animaux, quant а l'вme, sujets aux passions, quant а
l'esprit, douйs de raison, quant au corps, aйriens, quant au temps, йternels";
et saint Augustin le cite dans la Citй de Dieu (VIII, 16). Donc les
dйmons ont des corps qui leur sont naturellement unis. 9. En outre, tout ce
qui en raison de son corps subit l'action punitive du feu matйriel, a un corps
qui lui est naturellement uni. Or les dйmons sont dans ce cas, car saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (XXI, 10) que "le feu sera assignй
au supplice des hommes et des dйmons, parce qu'il existe des йlйments pervers
mкme dans les corps des dйmons". Donc les dйmons ont des corps qui leur
sont naturellement unis. 10. En outre, ce qui
appartient а une chose depuis le principe de sa crйation et toujours, lui
appartient naturellement. Or un corps appartient au dйmon depuis le principe de
sa crйation et toujours, car saint Augustin dit dans la Citй de Dieu
(IX, 10): "Le fait mкme que les hommes soient mortels par leur corps
relиve de la misйricorde d'un Dieu Pиre, a estimй Plotin, pour qu'ils ne soient
pas toujours soumis а la misиre de cette vie; l'iniquitй des dйmons a йtй jugйe
indigne de cette misйricorde, elle qui, dans la misиre d'une вme sujette aux
passions, n'a pas reзu un corps mortel comme les hommes, mais un corps йternel."
Donc les dйmons ont un corps qui leur est uni naturellement. 11. En outre, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (XI, 23): "Pour que nous
comprenions que les mйrites des вmes ne doivent pas se mesurer aux qualitйs des
corps, un dйmon dйtestable possиde un corps aйrien, tandis que l'homme a reзu
un corps d'argile, maintenant certes qu'il est mauvais, mais d'une malice de loin
plus petite et plus douce, et aussi avant son pйchй." Or l'homme a ce
corps d'argile naturellement uni а lui. Donc le dйmon a lui aussi un corps
aйrien naturellement uni а lui. 12. En outre, plus
une substance est parfaite, plus elle possиde ce qui est exigй de toute
nйcessitй а son opйration. Or l'вme humaine, qui est d'une nature infйrieure au
dйmon, a les organes corporels exigйs pour ses opйrations qui lui sont
naturellement unis. Donc, puisque les dйmons ont besoin de corps pour certaines
de leurs opйrations - sans quoi ils ne prendraient pas possession de corps -,
il semble qu'ils aient des corps qui leur sont unis. 13. En outre, des
biens plus nombreux valent mieux que des biens moins nombreux. Or le corps et l'esprit
sont des biens plus nombreux que l'esprit seulement. Donc, puisque l'homme qui est
d'une nature infйrieure est composй de corps et d'esprit, bien plus encore le
dйmon, qui est d'une nature supйrieure. 14. En outre, on ne
trouve aucune puissance autre que l'intelligence et la volontй qui soit sйparйe
des organes corporels. Or les dйmons exercent certaines opйrations sur les
corps infйrieurs, comme cela ressort de Job (1, 12 et 2, 7); et ils ne les font
pas par leur seule volontй, parce que c'est le propre de Dieu que la matiиre
corporelle lui obйisse au moindre signe, comme le dit saint Augustin, dans la
Trinitй (III, 8); et par consйquent, ils ne les font pas non plus par leur
seule intelligence, elle qui n'agit sur les choses extйrieures que par la
volontй; et de la sorte, les dйmons ont d'autres puissances opйratives que l'intelligence
et la volontй. Ils ont donc des corps qui leur sont naturellement unis. 15. En outre, rien ne
peut agir sur une chose а distance, а moins que sa force ne soit transmise par
un intermйdiaire. Or la puissance d'un esprit pur ne peut кtre transmise par un
intermйdiaire corporel, parce qu'un corps ne peut recevoir une force
spirituelle. Donc, puisque le dйmon agit sur des choses а distance, il semble
qu'il ne soit pas un esprit pur, mais un кtre composй de corps et d'esprit. 16. En outre, la
puissance imaginative ne va pas sans un organe corporel. Or il existe une
puissance imaginative chez les anges et chez les dйmons, car saint Augustin dit
dans son Commentaire littйral de la Genиse (XII, 22) que dans leur
esprit, ils forment а l'avance, par la connaissance des choses futures, les
images des choses corporelles. Donc les anges et les dйmons ont des corps qui
leur sont naturellement unis. 17. En outre, saint
Augustin dit dans le mкme livre (XII, 23) que "si quelque esprit s'empare
et se saisit d'une вme, celle-ci est emportйe vers la vision d'images
corporelles." Or l'вme ne pourrait pas voir les images des corps dans une
substance tout а fait spirituelle. Donc l'esprit de l'ange ou du dйmon qui s'empare
de l'вme a certains organes corporels dans lesquels ces images sont conservйes. 18. En outre, la
matiиre est cause de la multitude numйrique; or les anges et les dйmons mкmes
sont multiples numйriquement, car on trouve entre eux diffйrentes personnes; il
existe donc en eux une matiиre qui cause la pluralitй numйrique. Or telle est
la matiиre contenue sous des dimensions que, ces dimensions йtant йcartйes, la
substances est alors indivisible, comme on le dit dans les Physiques (I,
3); et de la sorte, la pluralitй numйrique ne pourra plus кtre causйe par la
division de la matiиre. Il existe donc dans les anges et les dйmons des
dimensions corporelles, et ainsi ils ont des corps qui leur sont naturellement
unis. 19. En outre, partout
oщ l'on trouve une propriйtй corporelle, on trouve aussi un corps. Or sortir et
se mouvoir sont la propriйtй des corps; et cela convient cependant aux dйmons,
car on dit en Job (1, 12) que Satan sortit de devant le Seigneur. Donc les
dйmons ont des corps qui leur sont naturellement unis. Cependant: 1) Aucun composй d'вme
et de corps n'est appelй esprit; aussi dit-on en Isaпe (31, 3): "L'Йgyptien
est un homme et non un dieu, et leurs chevaux sont chair et non esprit."
Or les dйmons sont appelйs esprits, comme cela ressort de ce texte (Mt., 12,
43): "Lorsque l'esprit impur est sorti d'un homme, etc." Les
dйmons n'ont donc pas de corps qui leur soient naturellement unis. 2) En outre, dйmons
et anges sont de mкme nature, car Denys dit dans les Noms Divins (IV,
23) que "les dйmons ne sont pas mauvais toujours et naturellement, mais ne
le sont que par la perte des biens angйliques". Or les anges sont incorporels,
comme lui-mкme le dit dans le mкme chapitre. Donc les dйmons eux non plus n'ont
pas de corps qui leur soient naturellement unis. 3) En outre, saint
Marc (5, 9) dit qu'au Seigneur qui demandait aux dйmons: "Quel est ton
nom ?", il rйpondit: "Lйgion, car nous sommes nombreux."
Or la lйgion contient, selon le commentaire de saint Jйrфme Sur saint Matthieu
(IV, 26), six mille six cent soixante-six hommes. Or il ne serait pas possible
que tant de dйmons se trouvent dans un seul corps humain, s'ils йtaient
corporels. Donc les dйmons n'ont pas de corps qui leur soient naturellement
unis. 4) En outre, saint
Jean Damascиne dit dans la Foi (II, 3) que les anges "ne sont ni
arrкtйs ni contenus, et ne peuvent кtre limitйs par les murs, les portes, les
barriиres et les scellйs". Or, s'ils avaient des corps qui leur soient
naturellement unis, ils pourraient кtre circonscrits par les portes et les
barriиres, du fait que plu sieurs corps ne peuvent se trouver ensemble dans un
mкme lieu; ou si la chose se produisait par division, il s'ensuivrait la mort
des dйmons. Donc les dйmons n'ont pas de corps qui leur soient naturellement
unis. Rйponse: Le fait que les dйmons aient des corps qui
leur soient naturellement unis, ou qu'ils n'en aient pas, n'a pas beaucoup d'importance
pour la doctrine de la foi chrйtienne. Saint Augustin dit en effet dans la
Citй de Dieu (XXI, 10): "Les dйmons ont eux aussi une sorte de corps,
comme l'ont cru des hommes savants, fait de cet air йpais et humide, dont nous
sentons le courant quand le vent s'йlиve. Si cependant quelqu'un affirmait que
les dйmons n'ont pas de corps, il ne faudrait pas se mettre en peine de la
chose, ni se disputer en une recherche laborieuse ou un dйbat opiniвtre."
Cependant, pour que la vйritй touchant cette question soit manifeste, il faut
examiner avec soin ce que certains se trouvent avoir pensй du corporel et de l'incorporel,
et des dйmons. Certains en effet qui, les premiers,
commencиrent а scruter les choses, ont estimй qu'il n'existait rien que des
corps, tels les premiers physiciens; et de leur opinion est dйrivйe l'erreur
des Manichйens qui ont avancй que mкme Dieu йtait une certaine lumiиre
corporelle, ce qui se produisit du fait qu'ils ne purent s'йlever au-dessus de
l'imagination par l'intelligence. Or on prouve avec йvidence que l'incorporel
existe, de par l'opйration mкme de l'intelligence, qui ne peut кtre l'opйration
d'un corps, comme on le prouve dans le livre de l'Ame (III, 1). Cette opinion йtant donc exclue, certains
ont avancй qu'il existe bien de l'incorporel, mais qu'il n'existe rien d'incorporel
qui ne soit uni а un corps, au point qu'ils avanзaient que Dieu mкme йtait l'вme
du monde, comme saint Augustin le rapporte de Varron dans la Citй de Dieu
(VII, 6). Mais cette opinion, Anaxagore l'a exclue par la force universelle qui
meut tout, йtablissant que l'intelligence qui meut tout doit nйcessairement
кtre dйgagйe de tout; et Aristote l'a exclue par la perpйtuitй du mouvement,
qui ne peut provenir que de l'infinie puissance du premier moteur: or une
puissance infinie ne peut exister en aucune grandeur aussi il conclut dans les
Physiques (VIII, 23) que le premier moteur est dйnuй de toute grandeur
corporelle. Quant а Platon, il l'a exclue par la voie de l'abstraction,
йtablissant que le bien et l'un, qui peuvent se comprendre sans notion de
corps, subsistent dans le premier principe sans corps. Aussi, йtant supposй que le premier
principe, qui est Dieu, n'est ni un corps ni uni а un corps, certains ont
avancй que cela est propre а Dieu seul, et que par contre, les autres
substances spirituelles sont unies а des corps; aussi Origиne dit-il, dans le
Peri Archon (I, 6), que "c'est le propre de Dieu seul qu'on puisse
comprendre son existence sans substance matйrielle, et sans aucune association
d'une adjonction corporelle". Mais cette position, elle aussi, est exclue
pour une raison йvidente. En effet, il arrive toujours que ce qui se trouve uni
а quelque chose, non selon sa raison propre mais selon autre chose, se trouve
sans elle ainsi, on trouve le feu sans le mйlange des autres йlйments qui ne
relиvent pas de sa nature propre mais on ne trouve pas d'accident sans
substance, parce qu'elle appartient а la notion propre d'accident; or il est
йvident que l'intelligence n'est pas unie au corps en tant qu'elle est
intelligence, mais selon d'autres puissances; aussi est-il йvident qu'il se
trouve d'autres intelligences sйparйes des corps. Et Dieu est au-dessus de l'intelligence. Ayant donc vu ce qui touche le corporel et
l'incorporel, il faut remarquer а propos des dйmons que les Pйripatйticiens,
disciples d'Aristote, n'ont pas йtabli qu'il existait des dйmons, mais ils
disaient que ce qui est attribuй aux dйmons provenait de la puissance des corps
cйlestes et des autres rйalitйs naturelles. Aussi saint Augustin dit-il dans la
Citй de Dieu (X, 11) qu'il a semblй а Porphyre que "c'est avec des
herbes, des pierres ou des кtres animйs et certains sons, ainsi que des voix,
des figures et des images, ou encore en observant certains mouvements des
astres dans la rotation du ciel, que des hommes se forgent sur la terre des
pouvoirs capables d'obtenir divers effets". Mais cela apparaоt йvidemment
faux, du fait qu'on trouve certaines actions des dйmons qui ne peu vent venir
en aucune maniиre d'une cause naturelle, par exemple qu'une homme possйdй du
dйmon parle une langue inconnue; et il se trouve beaucoup d'autres oeuvres des
dйmons, tant chez les possйdйs que dans les pratiques de nйcromancie, qui
peuvent venir uniquement d'une intelligence. C'est pourquoi d'autres philosophes encore
ont йtй forcйs d'admettre l'existence des dйmons. Parmi eux, Plotin, comme le
raconte saint Augustin dans la Citй de Dieu (IX, 11), "a dit que
les вmes des hommes sont des dйmons, et qu'en sortant des hommes, elles
deviennent des lares, s'ils ont bien mйritй, des lйmures ou des larves s'ils
ont dйmйritй, des mвnes si on ignore s'ils ont bien ou mal vйcu". Mais,
comme le dit saint Jean Chrysostome Sur saint Matthieu (8, 28): "Les
dйmons sortaient des tombeaux, voulant accrйditer une croyance pernicieuse,
а savoir que les вmes des morts deviennent des dйmons; de lа vient aussi que
beaucoup de devins ont tuй des enfants pour obtenir la coopйration de leur вme.
Mais cela n'a pas de sens qu'une puissance incorporelle puisse se changer en
une autre substance, а savoir que l'вme puisse se changer en la substance d'un
dйmon; et il n'est pas raisonnable non plus qu'une substance sйparйe de son
corps erre ici-bas: les вmes des justes, en effet, sont dans la main de Dieu
(Sagesse, 3, 1); celles des pйcheurs sont aussitфt йloignйes d'ici." Aussi, cette opinion йcartйe, d'autres ont
avancй, comme saint Augustin le raconte dans la Citй de Dieu (VIII, 14),
que "parmi tous les кtres animйs qui ont une вme raisonnable, il y a une
triple division en dieux, hommes et dйmons; ils disaient que les dieux avaient
des corps cйlestes, les dйmons des corps aйriens, les hommes des corps
terrestres" et c'est ainsi que Platon admettait, en dessous des substances
intellectuelles entiиrement sйparйes d'un corps, ces trois ordres de substances
unies а un corps. Mais pour ce qui regarde les dйmons, il
semble que cette position soit impossible, premiиrement parce que l'air йtant
un corps identique dans sa totalitй et dans ses parties, il est nйcessaire que
si certaines parties de l'air sont tenues pour animйes, tout l'air soit animй,
ce qui est йvidemment faux, car on ne trouve aucune opйration vitale, ni par
mouvement, ni par rien d'autre dans tout l'ensemble de l'air. Deuxiиmement,
parce que tout corps animй infйrieur est organisй en vue des diverses
opйrations de l'вme, et il ne peut y avoir de corps organisй que s'il est en
soi limitй et a une certaine configuration, et cela ne convient pas а l'air;
aussi aucun corps aйrien ne peut кtre animй, surtout parce que s'il n'est pas
limitй en soi, il ne pourrait кtre distinguй de l'air environnant.
Troisiиmement, comme la forme n'est pas en vue de la matiиre, mais que c'est
plutфt le contraire, l'вme n'est pas unie а un corps parce que c'est tel corps,
mais c'est plutфt le corps qui est uni а l'вme parce qu'il est nйcessaire а une
certaine opйration de l'вme, c'est-а-dire pour la sensation ou un mouvement
quelconque; or le mouvement d'une certaine partie de l'air n'est pas nйcessaire
а la gйnйration des choses, comme l'est le mouvement des corps cйlestes, que
certains tiennent pour animйs, aussi une substance spirituelle serait unie а un
corps aйrien а la seule fin de le mouvoir. Il reste donc que le corps serait uni а l'вme
principalement en vue de la sensation, comme cela se produit aussi pour nous.
Aussi les Platoniciens ont-ils admis que les dйmons йtaient des кtres animйs а
l'esprit passif; ce qui relиve de la partie sensible. Mais la sensation ne peut
exister sans le toucher, qui est le fondement de tous les autres sens; aussi
lorsqu'il se corrompt, l'animal se corrompt aussi; or l'organe du toucher ne
peut кtre un corps aйrien, ni quelque corps simple, comme on le prouve au livre
de l'Ame (III, Il). Aussi reste-t-il que nul corps aйrien ne peut кtre
animй: et c'est pourquoi nous disons que les dйmons n'ont pas de corps qui leur
soient naturellement unis. Solutions des objections: 1. Ici, et dans
beaucoup d'autres endroits, saint Augustin parle des corps des dйmons selon ce
qu'en ont pensй certains hommes savants, а savoir les Platoniciens, comme il
ressort de l'autoritй mentionnйe plus haut. 2. L'expйrience
appartient en propre au sens. En effet, bien que l'intelligence connaisse non
seulement les formes sйparйes, comme les Platoniciens l'ont admis, mais aussi
les corps, elle ne les connaоt pourtant pas tels qu'ils sont hic et nunc,
ce qui est au sens propre en avoir l'expйrience, mais elle les connaоt selon
une raison commune: mais le terme d'expйrience est appliquй aussi а la connaissance
intellectuelle, de mкme que les termes de sens tels que la vue et l'ouпe.
Toutefois, rien n'empкche de dire que saint Augustin admet l'expйrience chez
les dйmons, en suivant l'opinion qu'ils ont des corps, et par consйquent la
sensation. 3. Il est assez
probable que Denys, qui suivit en bien des cas la pensйe des Platoniciens, ait
estimй avec eux que les dйmons йtaient des кtres animйs ayant un appйtit et une
connaissance sensibles. On peut dire cependant que fureur et dйsir chez les
dйmons sont pris dans un sens mйtaphorique, en raison de la similitude d'opйration,
non en tant qu'ils impliquent certaines passions de la partie sensible, qui
relиvent des puissances irascible et concupiscible, car on les attribue aussi,
de la mкme faзon, aux saints anges, comme cela ressort de ce que dit saint
Augustin dans la Citй de Dieu (IX, 5), et Denys dans la Hiйrarchie
Cйleste (11, 4); et de mкme, l'imagination, qui reзoit son nom de la vision,
comme on le dit dans le livre de l'Ame (II, 30), est attribuйe mйtaphoriquement
aux dйmons, comme aussi la vue est attribuйe а l'intelligence. 4. Bien que l'air
soit un corps plus noble que la terre, cependant l'air et tous les autres
йlйments jouent le rфle d'une matiиre dans les corps mixtes; aussi la forme d'un
corps mixte est-elle plus noble que la forme d'un йlйment. Et pour cette
raison, comme l'вme est la plus noble des formes, elle ne peut кtre la forme d'un
corps aйrien, mais seulement d'un corps mixte, dans lequel la terre et l'eau
sont plus abondantes quantitativement en sorte que se rйalise un mйlange
йquilibrй. 5. L'вme est en
rapport avec le corps d'une double maniиre d'une part comme sa forme, et alors
l'esprit qui est un corps aйrien ne sert pas d'intermйdiaire entre l'вme et le
corps mixte terrestre, mais l'вme est unie immйdiatement au corps mixte comme
sa forme. L'вme est en rapport avec le corps animй d'une autre faзon, comme ce
qui le meut, et dans ce rapport, un corps aйrien, а savoir l'esprit, vient
comme intermйdiaire entre l'вme et le corps animй; et parce que le rapport а la
forme prйcиde celui au mouvement, il en rйsulte que le corps mixte terrestre
est susceptible de recevoir une вme en prioritй par rapport au corps aйrien. 6. A supposer que les
corps cйlestes soient animйs, comme certains l'ont avancй, il n'est pas
nйcessaire pour autant qu'il y ait des corps animйs dans la rйgion mйdiane: les
corps infйrieurs en effet, ramenйs а une position moyenne grвce au mйlange, ont
du point de vue de l'exclusion d'un йlйment contraire, une ressemblance avec les
corps cйlestes plus grande que celle des corps simples comme le feu et l'air,
entre lesquels les contraires surabondent. 7. Il est possible
que, sur ce point, saint Jean Damascиne ait suivi Origиne en croyant que les
anges et les dйmons aient eu des corps qui leur fussent naturellement unis, en
raison desquels ils sont dits esprits par rapport а nous, mais corporels par
rapport а Dieu. On peut dire cependant que corporel est pris par lui et par
saint Grйgoire pour composй, en sorte que leurs paroles ne donnent а entendre
rien d'autre, si ce n'est que les anges et les dйmons sont simples par rapport
а nous, tandis que par rapport а Dieu ils sont composйs. 8. Cette dйfinition
est donnйe d'aprиs les positions des Platoniciens. 9. Saint Augustin
parle ici encore selon les Platoniciens; aussi dit-il, au mкme endroit: "comme
l'ont cru des hommes savants". 10. Saint Augustin
rйfute ici les Platoniciens, qui avanзaient que le culte de la divinitй doit
кtre rendu en raison de l'йternitй des corps: saint Augustin se sert de leur
position pour les rйfuter, montrant que si les dйmons ont des corps incorruptibles,
ils n'en sont que plus misйrables, puisqu'ils sont sujets aux passions par leur
вme. 11. Saint Augustin
rйfute ici Origиne, qui avanзait que les divers esprits ont reзu des corps plus
ou moins nobles, selon la diversitй des mйrites; et d'aprиs cette opinion, il
faudrait que les dйmons, dont la malice est plus grande, aient des corps plus
grossiers que les hommes. 12. L'вme a,
naturellement unis а elle, les organes corporels qui sont exigйs pour ses
opйrations naturelles; or apparaоtre aux hommes n'est pas une opйration
naturelle aux dйmons, ni aucune autre opйration pour laquelle est requis un
organe corporel; aussi n'est-il pas nйcessaire que les dйmons aient des corps
qui leurs soient unis naturellement. 13. Des biens plus
nombreux valent mieux que des biens moins nombreux, pourvu toutefois qu'ils
soient tous du mкme ordre; cependant, ce qui possиde en un seul bien toute la
perfection de sa bontй, comme Dieu, est de loin meilleur que ce qui a une bontй
partagйe entre diverses parties; et а ce point de vue, l'ange, qui est
totalement esprit de par sa nature, est meilleur que l'homme, composй de corps
et d'esprit. .14. Chez l'ange ou le dйmon, si on les
tient pour incorporels, il n'existe pas d'autre puissance ni d'autre opйration
que l'intelligence et la volontй; aussi Denys dit-il dans les Noms Divins
(IV, 1) que "toute leur substance, leurs puissances et leurs opйrations
sont intellectuelles". Il faut en effet que la puissance et l'opйration de
toute chose suivent sa nature; or l'ange n'est pas intelligence selon une
partie de lui-mкme, comme est l'вme, mais il est intellectuel selon sa nature
tout entiиre, aussi nulle vertu ou puissance ne peut exister chez l'ange qui ne
relиve de la connaissance ou de l'appйtit intellectuels. Mais il n'est pas
inconvenant que les anges mettent en mouvement certains corps par le seul ordre
de leur volontй, du moins pour un mouvement local: nous voyons en effet l'вme
humaine mouvoir le corps qui lui est uni par la seule intelligence et la seule
volontй; or plus une substance intellectuelle est йlevйe, plus universel est
son pouvoir moteur; aussi une substance intellectuelle sйparйe d'un corps
peut-elle mouvoir par l'ordre de sa volontй un corps qui ne lui est pas uni, et
ce d'autant plus que la substance intellectuelle sera plus йlevйe, au point que
l'on dit que les corps cйlestes eux-mкmes sont mus par le ministиre de certains
anges. Mais c'est le propre de Dieu seul que la matiиre corporelle lui obйisse
au moindre signe pour recevoir les formes. 15. L'ange n'agit pas
immйdiatement sur un corps distant de lui, parce que comme le dit saint Jean
Damascиne, l'ange agit lа oщ il est; pourtant, en utilisant certains corps qu'il
meut localement par le seul ordre de sa volontй, et dont la puissance se rйpand
alentour, il agit sur des corps distants de lui, comme il se sert aussi de la
puissance des choses corporelles pour obtenir des effets corporels, comme le
dit saint Augustin dans la Trinitй (III, 8). 16. Saint Augustin ne
dit pas cela en affirmant, mais en doutant, ce qui ressort de sa faзon mкme de
parler. Il dit en effet dans son Commentaire littйral de la Genиse (XII,
22): "De quelle maniиre ces choses vues viennent-elles dans l'esprit de l'homme,
y sont-elles formйes originairement, ou y sont-elles intro duites dйjа formйes,
et vues а la faveur d'une sorte de rencontre ? Ainsi, les anges montreraient
aux hommes leurs propres pensйes, et les images des choses corporelles qu'ils
forment а l'avance dans leur esprit par la connaissance des choses futures ? Il
est а la fois bien difficile de le savoir, et а supposer qu'on le sыt, il
serait bien ardu de l'exposer et de l'expliquer." Or la premiиre partie du
texte est plus vraie, а savoir que les anges forment dans l'imagination des
hommes les images des choses qu'ils leur montrent; par contre, il ne semble pas
conforme а la raison qu'ils forment eux-mкmes ces images dans leur esprit, et
que l'esprit de l'homme les voient formйes en eux. 17. Aussi la rйponse
а l'objection 17 est-elle йgalement йvidente. 18. La matiиre
soumise aux dimensions est principe de distinction numйrique pour les кtres
parmi lesquels on trouve de nombreux individus d'une espиce unique, car ceux-ci
ne se distinguent pas selon la forme; mais chez les anges, il y a а la fois
distinction des espиces et des individus, parce qu'on ne trouve pas chez eux
plusieurs individus d'une mкme espиce, comme on l'a montrй ailleurs. 19. Les anges ne sont
pas dans un lieu corporellement; aussi ce qui concerne le mouvement local n'a
pas non plus le mкme sens pour les anges et pour les corps. Quant aux objections contraires, on
pourrait rйpondre, si l'on soutenait que les dйmons ont des corps aйriens: 1)
Les dйmons ne sont pas assujettis а leurs corps comme nous, mais que plu tфt
ils ont un corps qui leur est soumis, comme le dit saint Augustin dans son Commentaire
littйral de la Genиse; aussi les dйmons peuvent-ils кtre appelйs esprits
davantage que nous, bien qu'ils aient des corps qui leur sont naturellement
unis, surtout parce que l'air lui-mкme est appelй esprit. 2) Denys a voulu que
les anges supйrieurs soient absolument incorporels, comme les Platoniciens l'ont
avancй eux aussi. Or il peut se faire qu'il n'ait pas estimй que les dйmons fassent
partie de ces anges supйrieurs, mais des anges infйrieurs qui ont des corps qui
leur sont naturellement unis; aussi saint Augustin dit-il, dans son Commentaire
littйral de la Genиse (III, 10): "Plusieurs d'entre nous pensent que
les dйmons n'йtaient pas au nombre des anges cйlestes ou supracйlestes.";
et saint Jean Damascиne dit que leur prince prйsidait а l'ordre terrestre". 3) Aussi la rйponse а
l'objection 3 est-elle йgalement йvidente. 4) De mкme que l'air,
йtant un corps, ne peut se trouver avec un autre corps dans un mкme lieu, sans
qu'il soit pour autant renfermй par des barriиres ou des portes, parce qu'il
peut sortir par les fissures les plus petites, de mкme on peut en dire autant
des corps des dйmons, d'autant plus qu'il n'est pas nйcessaire d'avancer que c'est
un grand corps qui leur est naturellement uni.
ARTICLE 2: LES DЙMONS
SONT-ILS MAUVAIS PAR NATURE, OU PAR VOLONTЙ?
Lieux parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: III Contra Gentiles, c 107 la Q 63 articles
1 4 De Subst. sep. c 20 De div. Nom., c. 4, lect. 19.
Objections: Il semble que les dйmons soient mauvais
non par volontй, mais par nature. 1 Chez le dйmon en effet puisqu il est une
substance intellectuelle sйparйe du corps il n existe que l'appйtit
intellectuel qu on appelle la volontй. Or l'appйtit intellectuel ne se porte
que sur le bien absolument parlant comme on le dit dans la Mйtaphysique
(XI, 7) or personne ne devient mauvais en dйsirant ce qui est bien absolument
parlant donc le dйmon n a pu devenir mauvais par sa propre volontй. Il est donc
mauvais naturellement 2 De plus rien de ce qui n'est pas naturel
n'est dans une chose de faзon immuable chaque chose en effet laissйe a elle
mкme revient а sa nature propre Mais la malice demeure de faзon immuable chez
les dйmons Donc elle est en eux de par la nature. 3. Mais on peut dire
que la cause de cette immutabilitй est la volontй du dйmon. - On objecte а cela
qu'un effet immuable ne peut venir d'une cause changeante. Or la volontй du
dйmon est changeante, autrement il n'aurait pu devenir mauvais, de bon qu'il
йtait, par sa propre volontй; donc la malice immuable du dйmon ne peut venir de
sa volontй. Donc elle vient de sa nature. 4. En outre, toute
puissance ne peut tendre qu'а son objet propre ainsi, la vue ne peut voir que
le visible; or l'objet de la volontй, c'est le bien qui est connu donc la
volontй ne peut tendre vers quelque chose sans la saisir sous la raison de
bien. Donc, de deux choses l'une: ou c'est un vrai bien, et dans ce cas, la
volontй ne devient pas mauvaise en le voulant, ou ce ne sera pas un vrai bien,
et dans ce cas, la connaissance sera fausse; celui donc dont la connaissance ne
peut кtre fausse ne peut avoir non plus une volontй mauvaise. Or la
connaissance du dйmon ne se fait que par l'intellect, en qui l'erreur ne peut
arriver en effet, saint Augustin dit dans les Quatre-Vingt-Trois Questions
(32) que celui qui ne comprend pas le vrai ne comprend rien, et le Philosophe
dit dans le livre de l'Вme (III, 9) que l'intellect est toujours juste,
aussi il n'arrive pas qu'on se trompe sur les premiers principes, qui sont
saisis par l'intellect. Donc la volontй du dйmon ne peut pas non plus devenir
mauvaise. 5. En outre, l'erreur
ne se produit dans notre intellect que du fait qu'il compose et divise, et cela
aussi dans la mesure oщ en raisonnant, la raison est brouillйe par l'imagination.
Mais l'intellect d'une substance sйparйe du corps ne comprend pas en composant
et en divisant, ni en raisonnant, ni en partant d'une image qui n'existe pas
sans un corps; donc le dйmon, qui est une substance sйparйe du corps, ne peut
se tromper pour ce qui est de l'intellect. Et ainsi йgalement, il semble que sa
volontй ne puisse devenir mauvaise. 6. En outre, la
substance de l'intelligence et son opйration sont au-dessus du temps, et dans
une durйe d'йternitй. Or les choses de ce genre sont immuables. Donc, puisque
le dйmon est une substance intellectuelle, son opйration ne peut passer du bien
au mal selon une opйration de sa volontй. 7. En outre, Denys
dit dans les Noms Divins (IV, 20) que le mal est une corruption du bien.
Or la corruption ne se trouve pas dans les кtres qui sont dйpourvus de
contraire, comme dans les corps cйlestes, mais seulement en ceux qui ont un
contraire, а savoir dans les йlйments et leurs composйs; or on trouve bien une
opposition de contrariйtй dans la raison, du fait qu'elle peut se porter sur
les contraires, mais non dans l'intellect, qui se fixe dans un seul acte; aussi
a-t-il vis-а-vis de la raison le mкme rapport que le centre vis-а-vis du cercle
et que l'instant vis-а-vis du temps, comme le dit Boиce dans la Consolation
(IV, 6). Donc le mal du pйchй volontaire ne peut exister chez les dйmons, qui
ne sont pas des substances rationnelles comme les hommes, mais des substances
intellectuelles comme les anges. 8. En outre, les
substances spirituelles sont plus nobles que les corps cйlestes. Or l'erreur ne
peut se produire dans le mouvement des corps cйlestes. Donc bien moins encore
dans le mouvement volontaire d'une puissance spirituelle. 9. En outre, l'homme
peut devenir mauvais de par sa volontй, parce qu'il peut dйsirer une chose
bonne pour lui selon sa nature sensible, et mauvaise pour lui selon sa nature
intellectuelle. Mais cela n'a pas lieu chez le dйmon, parce qu'il n'est pas
composй comme l'homme d'un esprit et d'un corps. Le dйmon n'a donc pas pu
devenir mauvais par sa propre volontй. 10. En outre, on dit
dans le Livre des Causes (13) que "lorsque la substance
intellectuelle connaоt son essence, elle connaоt les autres choses, et quand
elle connaоt les autres choses, elle connaоt son essence"; donc par une
seule chose connue elle connaоt tout; il ne peut donc pas se produire que dans
un objet dйsirable elle considиre la circonstance selon laquelle il est bon, et
n'en considиre pas une autre selon laquelle il est mauvais. Or la malice de la
volontй paraоt venir du fait qu'on considиre un objet comme bon sous un certain
rapport, et qu'on ne le considиre pas comme йtant mauvais absolument. Donc il
semble que pour une substance intellectuelle, genre auquel le dйmon appartient,
il ne puisse y avoir de malice dans la volontй. 11. En outre, la
malice de la volontй consiste а dйtruire la vertu par excиs ou par dйfaut. Or,
au sujet du vrai, qui est le bien que dйsire la substance intellectuelle, il ne
peut exister d'excиs, parce que, plus une chose est vraie, meilleure elle est.
Donc il n'existe pas de malice de la volontй chez les dйmons. 12. En outre, si le
dйmon est devenu mauvais par sa volontй, ou sa volontй a failli, ou elle n'a
pas failli. Or on ne peut pas dire qu'il est devenu mauvais sans que sa volontй
ait failli, parce qu'une telle volontй est l'arbre bon qui ne peut porter de
mauvais fruits, comme il est dit en saint Matthieu (7, 18); mais si sa volontй
a failli, cette dйfaillance par rapport au bien est un certain mal, comme le
dit Denys dans les Noms Divins (IV, 24); et alors on cherchera de
nouveau si ce mal-lа est causй par une dйficience volontaire, et ainsi de
suite. Comme donc on ne peut remonter ici а l'infini, il semble que la cause
premiиre de la malice du dйmon ne soit pas sa volontй, mais bien plus sa
nature. 13. En outre, la
volontй de l'homme est poussйe au mal par trois causes: la chair, le monde et
le diable. Or la volontй du dйmon n'est pas mue par elles. Il n'est donc pas
devenu mauvais par volontй. 14. En outre, la
grвce avec la nature est plus puissante que la nature seule; or, si la grвce
avec la nature n'abonde pas, elle rйgresse, parce que la charitй progresse ou
recule, comme le dit saint Bernard; donc, bien plus encore, si la nature seule
ne progresse pas, elle recule. Or la nature du dйmon ne pouvait pas progresser
par soi. Reculant donc par nйcessitй, il est devenu mauvais; ce n'est donc pas
par volontй, mais par nature. 15. En outre, ce qu'une
rйalitй possиde dиs le dйbut de sa crйation, elle le possиde naturellement. Or
le dйmon a pu кtre mauvais au premier instant de sa crйation: cela semble
possible du fait que la lumiиre corporelle et certaines autres crйatures
peuvent avoir leur acte dиs le premier instant oщ elles commencent а exister;
bien plus, l'вme de l'enfant est viciйe dиs le premier instant oщ elle est
crййe. Donc le dйmon est mauvais naturellement. 16. En outre, il y a
une double opйration de Dieu, la crйation et le gouvernement. Or il ne rйpugne
pas а la bontй de celui qui gouverne que quelque mal soit soumis а son
gouvernement. Il ne rйpugne donc pas а la bontй du crйateur que quelque mal
soit crйй par lui, et ainsi il a pu crйer le dйmon mauvais, et celui-ci serait
alors naturellement mauvais, parce que ce qui se trouve dans un кtre de par sa
crйation, se trouve en lui naturellement. 17. En outre, qui
peut le tout peut aussi la partie. Or Dieu peut enlever а l'ange juste а la
fois la nature et la justice, en le rйduisant au nйant; il a donc pu aussi
priver dиs le dйbut un ange de la justice; il a donc pu le faire mauvais. Et de
la sorte, celui-ci serait mauvais naturellement, parce que pour chaque кtre ce
qui vient de Dieu lui est naturel. 18. En outre, chez
certains hommes, il y a, provenant de leur corps, une inclination naturelle au
mal; ainsi, certains sont naturellement emportйs ou luxurieux. Or les dйmons,
selon certains, ont des corps qui leur sont naturellement unis. Ils peuvent
donc, а ce point de vue, кtre naturellement mauvais. Cependant: 1) Denys dit que "les
dйmons ne sont pas mauvais par nature". 2) En outre, ce qu'on
possиde de faзon naturelle, on le possиde toujours. Or le dйmon fut bon
autrefois, selon ce texte d'Йzйchiel (28, 12-13): "Tu йtais plein de
sagesse dans les dйlices du paradis." Il n'est donc pas naturellement
mauvais. 3) En outre, sur se
verset du Psaume (68, 5): "Ce que je n'ai pas pris, je le rendais
alors", la Glose dit que le diable voulut s'emparer de la divinitй;
saint Anselme dit aussi dans la Chute du Diable (3) qu'il a dйsertй la justice
en voulant ce qu'il -ne devait pas vouloir. Donc c'est volontairement qu'il est
mauvais, non par nature. Rйponse: On dit que quelque chose est mauvais de
deux maniиres: d'abord parce que c'est mauvais en soi, comme le vol et l'homicide;
et c'est mauvais de faзon absolue; d'une autre maniиre, on dit que quelque
chose est mauvais pour quel qu'un, et rien n'empкche que cela soit bon de faзon
absolue, et mauvais sous un certain rapport; ainsi la justice, qui est bonne en
soi et de faзon absolue, se change en mal pour le voleur qu'elle punit. Et
lorsque nous disons qu'une chose est naturellement mauvaise, on peut l'entendre
de deux maniиres: d'abord en ce sens que le mal serait sa nature, ou quelque
chose de sa nature, ou bien un accident propre qui suit sa nature; on peut dire
qu'une chose est naturellement mauvaise d'une autre maniиre, parce qu'il y a en
elle une inclination naturelle au mal: ainsi certains hommes sont naturellement
emportйs ou poussйs а la convoitise en raison de leur constitution. Selon la premiиre maniиre, rien n'empкche
donc qu'une chose soit naturellement mauvaise pour les rйalitйs qui ont avec
elle une contrariйtй naturelle: le feu en effet est bon en soi, mais il est
naturellement mauvais pour l'eau, parce qu'il la fait disparaоtre, et
inversement; et pour la mкme raison, le loup est naturellement mauvais pour la
brebis. Mais qu'une chose soit de cette mкme maniиre mauvaise en soi
naturellement, c'est impossible. Cela implique en effet une contradiction, car
une chose est dite mauvaise du fait qu'elle est privйe d'une perfection qui lui
est due. Or toute chose est parfaite dans la mesure oщ elle atteint а ce qui
convient а sa nature; et c'est de cette maniиre que Denys prouve abondamment,
dans les Noms Divins (IV, 23), que les dйmons ne sont pas naturellement
mauvais. Si on appelle une chose mauvaise de la
seconde maniиre, parce qu'il existe en elle une inclination naturelle au mal,
mкme alors il ne revient pas non plus aux dйmons d'кtre naturellement mauvais.
Si en effet les dйmons sont des substances intellectuelles sйparйes des corps,
il ne peut y avoir d'inclination naturelle au mal en eux pour une double
raison: d'abord, parce que le dйsir est une inclination de l'кtre qui dйsire;
or, dans les substances intellectuelles en tant que telles, se trouve le dйsir
du bien absolument parlant, aussi toute inclination naturelle est chez elles
tournйe vers le bien absolument parlant; la nature inclinant vers ce qui lui
est semblable, comme toute chose est bonne selon sa nature, comme on l'a montrй,
il en rйsulte que l'inclination naturelle ne peut porter que sur quelque bien;
pourtant, pour autant qu'il arrive que ce bien soit un bien particulier et s'oppose
au bien absolument parlant, ou mкme au bien particulier d'un autre, l'inclination
naturelle se porte alors vers le mal absolument parlant, ou vers ce qui est mal
pour un autre; ainsi, si l'inclination de la concupiscence est immodйrйe, elle
qui se porte vers ce qui est dйlectable aux sens, ce qui est un bien parti
culier, elle s'oppose au bien de la raison, qui est le bien absolument parlant. Aussi est-il йvident que chez les dйmons,
s'ils sont des substances intellectuelles, il ne peut y avoir d'inclination
naturelle au mal absolument parlant, parce que l'inclination de toute nature
est orientйe vers ce qui lui est semblable, et par consйquent, vers ce qui lui
convient et qui est bon pour elle. Or quelque chose n'est mal absolument
parlant que parce qu'il est un mal en soi, comme on l'a dit. Il reste donc que
tout ce qui possиde une inclination naturelle au mal absolument parlant est
composй de deux natures dont l'infйrieure a une inclination pour un bien
particulier qui convient а la nature infйrieure et qui s'oppose а la nature
supйrieure, selon laquelle se prend le bien absolument parlant; ainsi, il
existe chez l'homme une inclination naturelle vers ce qui convient aux sens
charnels, contre le bien de la raison; or cela ne se produit pas chez les
dйmons, s'ils sont des substances intellectuelles et simples, sйparйes des
corps. Si par contre, ils ont des corps qui leur
sont naturellement unis, mкme alors, il ne peut exister chez eux une
inclination naturelle au mal, si on considиre dans sa totalitй la "race"
des dйmons; d'abord, parce que, comme toute la matiиre est pour la forme, il n'est
pas possible que toute la matiиre d'une espиce ait une rйpugnance naturelle
pour son bien formel, mais cela se produit peut-кtre chez un petit nombre, en
raison de quelque corruption; aussi n'est-il pas possible qu'il y ait
universellement chez les dйmons une inclination au mal provenant de la nature
de leurs corps. Deuxiиmement, parce que, comme le dit saint Augustin dans son Commentaire
littйral de la Genиse, les dйmons ne sont pas soumis а leurs corps comme
nous, mais ils se les soumettent et les transforment en la forme qui leur plaоt;
aussi, en raison de leurs corps, il ne pourrait y avoir en eux une inclination
qui les йcartвt beaucoup du bien. Ainsi donc, il est йvident que les dйmons ne
sont nullement mauvais par nature; il reste donc qu'ils sont mauvais par
volontй. Il reste а considйrer de quelle maniиre
cela se passe. Il faut donc savoir que l'appйtit n'est rien d'autre qu'une
inclination vers ce qui plaоt; et de mкme que l'appйtit naturel suit la forme
naturelle, de mкme les appйtits sensitif et rationnel ou intellectuel, suivent
une forme saisie, car ils ne se portent que sur le bien saisi par le sens ou l'intelligence;
le mal dans l'appйtit ne peut donc pas se produire du fait qu'il ne serait pas
en accord avec la connaissance qu'il suit, mais du fait qu'il n'est pas en
accord avec une rиgle supйrieure. C'est pourquoi il faut examiner si cette
connaissance que suit l'inclination d'un appйtit de ce genre peut кtre dirigйe
par quelque rиgle supйrieure. S'il n'existe pas, en effet, de rиgle
supйrieure qui doive la diriger, il est alors impossible que le mal existe dans
un tel appйtit. Et cela se produit effectivement dans deux cas: en effet, la
connaissance de l'animal sans raison n'a pas de rиgle supйrieure qui doive la
diriger, et c'est pourquoi le mal ne peut exister dans son appйtit: il est bien
en effet qu'un tel animal soit poussй au dйsir ou а la colиre selon la forme
sensible qu'il connaоt; aussi Denys dit-il dans les Noms Divins (IV, 25)
que le bien du chien est d'кtre furieux. Pareillement aussi, l'intellect divin
n'a aucune rиgle supйrieure qui puisse le diriger; et c'est pourquoi, en son
appйtit ou sa volontй, le mal ne peut exister. Mais chez l'homme, il existe une double
connaissance qui doit кtre dirigйe par une rиgle supйrieure: car la raison doit
diriger la connaissance sensible, et la connaissance de la raison doit кtre
dirigйe par la sagesse ou par la loi divine. C'est donc d'une double maniиre
que le mal peut exister dans l'appйtit de l'homme: d'une premiиre maniиre,
parce que la connaissance sensible n'est pas rйglйe par la raison, et а ce
point de vue, Denys dit dans les Noms Divins (IV, 32) que le mal de l'homme,
c'est d'aller contre la raison; d'une autre maniиre, parce que la raison
humaine doit кtre dirigйe selon la sagesse et la loi divine, et а ce point de
vue, saint Ambroise dit que le pйchй est une transgression de la loi divine. Mais dans les substances sйparйes des
corps, il existe une seule connaissance, la connaissance intellectuelle, qui
doit кtre dirigйe par la rиgle de la sagesse divine; et c'est pourquoi le mal
peut exister dans leur volontй, du fait qu'elle ne suit pas l'ordre de la rиgle
supйrieure, а savoir de la sagesse divine. Et c'est de cette maniиre que les
dйmons sont devenus mauvais par volontй. Solutions des objections: 1. Comme le dit saint
Augustin dans la Nature du Bien (IV), le mal est non seulement la
privation de la forme spйcifique, mais encore la privation de la mesure et de l'ordre.
Aussi est-ce d'une double maniиre que le pйchй peut exister dans la volontй: d'une
premiиre maniиre, parce que la volontй tend vers ce qui est mauvais absolument
parlant, parce que manquant d'une forme spйcifique bonne, ainsi quand on
choisit le vol ou la fornication; d'une autre maniиre, lors qu'on veut ce qui
est bon absolument parlant et en soi, par exemple prier ou mйditer, sans
cependant y tendre conformйment а l'ordre de la rиgle divine. En consйquence,
il faut donc dire que le mal premier de la volontй du dйmon ne vint pas de ce
qu'il voulait le mal absolument parlant, mais parce qu'il a voulu une chose
bonne absolument et qui lui convenait, sans cependant suivre la direction de la
rиgle supйrieure, c'est-а-dire de la sagesse divine; comme le dit Denys dans les
Noms Divins (IV, 23): "Pour les dйmons, le mal est de se dйtourner",
а savoir de la rиgle supйrieure, "et c'est de dйpasser ce qui leur
convenait", parce qu'ils ont voulu obtenir le bien qui leur convenait sans
кtre rйglйs par une rиgle supйrieure, ce qui dйpassait leur rang. 2. Une chose peut
exister dans une autre de faзon immuable d'une double maniиre: d'une premiиre
maniиre, en raison d'une cause positive, et alors il est impossible que ce qui
est contre nature soit immuable, parce que ce qui est en dehors de la nature a
un rapport accidentel а la chose; aussi est-il possible que cela en soit
absent. D'une autre maniиre, cela peut se produire en raison d'une cause
privative, et alors rien n'empкche que ce qui est dans la chose de faзon
immuable soit contre nature, parce qu'un principe naturel peut кtre supprimй de
faзon irrйparable; ainsi la cйcitй est contraire а la nature de l'animal, et
elle existe cependant de faзon immuable, par suite du manque irrйparable de la
vue. C'est donc ainsi que la malice se trouve de faзon irrйparable chez les
dйmons, en raison de la perte de la grвce. 3. Une cause
changeante ne peut pas produire un effet immuable de faзon positive, mais elle
le peut de faзon privative; ainsi, par la volontй d'un homme, est causйe la
cйcitй immuable d'un autre. 4. Selon saint
Augustin dans la Nature du Bien (IV) le mal ne consiste pas seulement
dans la privation de la forme spйcifique, mais encore dans celle de la mesure
et de l'ordre; aussi le mal dans l'acte de volontй vient non seulement de l'objet
qui donne l'espиce а l'acte, du fait qu'on veut le mal, mais encore de ce qu'on
se soustrait а la mesure ou а l'ordre qui sont dus а l'acte lui-mкme, par
exemple lorsque quelqu'un, alors mкme qu'il veut le bien, ne respecte pas la
mesure et l'ordre qui sont dus. Et tel fut le pйchй du dйmon, qui l'a rendu mauvais;
en effet, il n'a pas dйsirй quelque mal, mais un certain bien lui convenant;
cependant, il l'a dйsirй de faзon dйsordonnйe et immodйrйe, c'est-а-dire qu'il
ne l'a pas dйsirй comme un bien devant кtre atteint par la grвce divine, mais
par sa propre force, ce qui dйpassait la mesure de sa condition, comme le dit
Denys dans les Noms Divins (IV, 23): "C'est donc le fait de se
dйtourner qui est pour les dйmons un mal", dans la mesure oщ leur dйsir se
dйtourne de la direction de la rиgle supйrieure, et "c'est de dйpasser ce
qui leur convenait", dans la mesure oщ dans leur dйsir des biens qui leur
convenaient, ils ont dйpassй leur rang. Or dans le pйchй, une dйficience de l'intellect
ou de la raison et de la volontй vont toujours de pair de maniиre proportionnйe;
aussi, dans le premier pйchй du dйmon, ne faut-il pas supposer un dйfaut de l'intellect
tel qu'il aurait portй un faux jugement, par exemple qu'un certain mal serait
bon, mais une dйfaillance dans la saisie de sa rиgle et de l'ordre de celle-ci. 5. Du fait que le
dйmon ne se sert pas de l'imagination ni d'une raison discursive, et par d'autres
arguments de ce genre, on peut tenir qu'il ne se trompe pas en ce qui relиve de
la connaissance naturelle, en jugeant que quelque chose de faux est vrai. Toutefois,
parce qu'il ne peut comprendre Dieu en raison de son infinitй, rien n'empкche
que son intellect se soit trompй dans l'apprйciation convenable de l'ordre du
gouvernement divin; et de lа a rйsultй un pйchй dans sa volontй. 6. Tout ce qui est
au-dessus du temps ne se trouve pas dans l'йternitй de faзon йgale, et par
consйquent, ne possиde pas de faзon йgale l'immobilitй. En effet, Dieu est
parfaitement йternel et immuable, mais les autres substances qui sont au-dessus
du temps participent а l'йternitй et а l'immutabilitй, chacune selon son rang.
En effet, nous constatons que l'immutabilitй fait suite а une certaine
totalitй. Car ce qui reзoit une chose de maniиre particuliиre va comme de
partie en partie: ainsi la matiиre des йlйments, parce qu'elle ne reзoit pas en
mкme temps toutes les formes corporelles, ou quelque forme complиte les
contenant virtuellement toutes en elle - comme il est clair pour la matiиre du
corps cйleste - est changйe d'une forme particuliиre en une autre, ce qui ne se
produit pas dans la matiиre du corps cйleste; et pourtant, comme le corps
cйleste a un lieu particulier, il se produit en lui un changement de lieu.
Ainsi donc, l'intellect de l'ange possиde bien la totalitй de son objet si on
le compare а notre intellect, qui recueille la forme universelle а partir de
diverses rйalitйs singuliиres, alors que l'intellect de l'ange saisit la forme
universelle en elle-mкme; et pourtant, l'intellect de l'ange n'a qu'un objet
particulier, si on le compare а l'intellect divin. Car l'intellect divin
comprend universellement tout l'кtre et toute la vйritй en un seul acte; de lа
vient que son intellect est absolument immuable en son opйration: il n'a pas en
effet а passer d'un objet а l'autre, parce qu'il considиre tout ensemble dans l'unitй;
par contre, l'intellect de l'ange, qui ne considиre pas tout dans l'unitй, mais
considиre certaines choses en elles-mкmes de faзon particuliиre, peut passer de
l'une а l'autre. Pourtant, si l'on considиre qu'il fait toujours acte d'intellection,
son opйration est immuable. Et il faut envisager les choses de faзon semblable
en ce qui regarde la volontй, dont l'opйration est proportionnйe а celle de l'intellect.
Aussi n'y a-t-il pas d'inconvйnient а ce que la volontй de l'ange passe du bien
au mal. 7. Le pйchй du dйmon
ne rйsulte pas d'une dйficience de la raison qui aurait un caractиre de
contraire - car il n'a pas approuvй le mal pour le bien, ni le vrai pour le
faux -'mais seulement d'une dйficience qui a un caractиre de nйgation, en tant
que sa volontй n'a pas йtй rйgie par la rиgle du gouvernement divin; et cette
dйficience peut se trouver dans une nature intellectuelle en qui manque
l'opposition des contraires. 8. Les corps cйlestes
sont soumis а la rиgle du gouvernement divin, non comme se dirigeant eux-mкmes,
mais comme йtant dirigйs ou mus par un autre; et si dans leur mouvement il y
avait quelque dйfaut ou dйviation par rapport а l'ordre de la rиgle divine,
cela ne ferait par remonter le dйfaut а Dieu, qui fixe l'ordre, lui qui ne peut
se tromper. Mais les natures intellectuelles et rationnelles sont soumises au
gouvernement divin en se dirigeant elles-mкmes selon la rиgle divine; aussi un
dйsordre peut-il se produire en elles du fait de leur dйfaillance sans
dйfaillance de la part de celui qui les gouverne. 9. Cet argument
prouve que chez les dйmons il n'a pu y avoir de pйchй en ce sens qu'ils
auraient dйsirй un mal pour eux sous la raison d'un bien, parce qu'en raison de
la simplicitй de leur nature, il ne faut pas concйder qu'il y ait pour eux une
chose bonne selon une partie, qui ne le serait pas selon une autre. 10. Lorsque l'intelligence
connaоt son essence ou les autres rйalitйs, elle la connaоt selon le mode de sa
propre substance; or la cause premiиre dйpasse le mode de la substance de l'ange
ou du dйmon, aussi n'est-il pas nйcessaire que l'ange, en connaissant son
essence, saisisse tout l'ordre du gouvernement divin. 11. Cet argument
aussi prouve que le dйmon n'a pas pйchй en ce qu'il aurait dйsirй une chose
mauvaise par excиs ou par dйfaut. 12. Le dйmon a pйchй
par dйfaillance de volontй, et ce manquement volontaire lui-mкme constitue son
pйchй, de mкme que l'homme court par le mouvement de son corps, et ce mouvement
mкme du corps est sa course. 13. L'une de ces
trois causes qui poussent le diable au pйchй meut par maniиre de persuasion,
alors que les deux autres, la chair et le monde, meuvent par maniиre d'attirance.
Et bien que les dйmons n'aient pas pйchй en йtant persuadйs par quelqu'un d'autre,
ils pиchent cependant parce qu'ils sont attirйs, non par la chair, qu'ils ne
possиdent pas, ni par les choses sensibles du monde, dont ils n'ont pas besoin,
mais par la beautй de leur nature. Aussi est-il dit dans Йzйchiel (28, 17): "Tu
as perdu la sagesse а cause de ta beautй." 14. On ne doit pas
comprendre que la charitй diminue toujours en acte quand elle ne grandit pas en
acte; mais quand elle ne grandit pas chez l'homme, elle est exposйe а
dйcroоtre, а cause des germes des vices qui proviennent de la corruption de la
nature humaine. Or cela ne se produit pas chez l'ange. 15. Dиs le premier
instant de leur crйation, les anges ont pu avoir un acte de volontй, mais
cependant ce n'a pu кtre, en ce premier instant de leur crйation, cet acte par
lequel ils sont devenus mauvais: on en montrera plus loin la raison. Et le cas
de l'вme humaine n'est pas semblable: elle est corrompue dиs le premier instant
de sa crйation, parce que cette corruption ne provient pas d'une opйration de l'вme,
mais de son union а un corps viciй, ce qu'on ne peut pas dire pour l'ange. 16. Tout ce qui est
soumis а l'oeuvre crйatrice procиde de Dieu comme de son principe; et parce que
Dieu n'est pas l'auteur des maux, il est impossible que quelque mal dйpende de
l'oeuvre crйatrice. Mais il y a de nombreuses choses qui sont soumises а l'oeuvre
du gouvernement divin dont Dieu n'est pas l'auteur, mais qu'il permet seulement;
et c'est pourquoi certains maux peuvent exister sous son gouvernement. 17. La justice divine
йtant sauve, Dieu peut retirer а l'homme la justice gratuite, mкme sans le pйchй,
parce qu'il la lui a donnйe gratuitement de par sa largesse, au-delа du mode de
la nature; toutefois, si la justice gratuite lui йtait enlevйe de la faзon qu'on
vient de dire, l'homme n'en deviendrait pas pour cela mauvais, mais il
demeurerait bon d'une bontй naturelle. Or la justice naturelle suit la nature
intellectuelle et rationnelle, dont l'intellect est ordonnй naturellement au
vrai, et la volontй au bien; aussi ne peut-il pas se produire que cette justice
soit retirйe par Dieu а la nature rationnelle, alors que cette mкme nature
demeurerait. Il peut cependant, de puissance absolue, rйduire au nйant la
nature rationnelle, en supprimant l'influx qui la fait exister. 18. Mкme si les
dйmons йtaient des кtres corporels, ils ne pourraient avoir une inclination
naturelle au mal, pour la raison mentionnйe plus haut.
ARTICLE 3: LE DIABLE, EN
PЙCHANT, A-T-IL AMBITIONNЙ L'ЙGALITЙ DIVINE?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 5, Question 1, a. 2; D. 22, Question 1, a. 2; Somme
contre les Gentils, c. 109; la, Question 63, a. 3; lIa-IIae, Question 163,
a. 2.
Objections: Il semble que non. 1. Denys dit en effet
dans les Noms Divins (IV, 23) que "le mal chez les dйmons consiste
а se dйtourner". Or celui qui recherche l'йgalitй avec quelqu'un, ou sa
ressemblance, ne se dйtourne pas de lui, mais plutфt s'en rap proche par son
dйsir. Donc le diable n'a pas pйchй en dйsirant l'йgalitй avec Dieu. 2. En outre, Denys
dit au mкme endroit que le mal chez les dйmons consiste dans "un excиs
dans ce qui leur convient", parce qu'ils ont dйsirй possйder d'une faзon
supйrieure ce qui leur convenait. Or possйder l'йgalitй avec Dieu ne leur
convenait en aucune maniиre. Ils n'ont donc pas dйsirй l'йgalitй avec Dieu. 3. En outre, saint Anselme
dit dans la Chute du Diable (ch. 4) que le diable a dйsirй ce а quoi il serait
parvenu s'il йtait restй fidиle. Or jamais il ne serait par venu а l'йgalitй
avec Dieu. Donc il n'a pas dйsirй l'йgalitй avec Dieu. 4. Mais on peut dire
qu'il n'a pas dйsirй l'йgalitй avec Dieu de faзon absolue, mais seulement sur
un point, pour кtre а la tкte de la multitude des anges. - On objecte а cela
que le diable n'a pas pйchй en dйsirant ce qui lui convenait conformйment а l'ordre
de sa nature, mais qu'il s'est dйtournй de ce qui йtait selon sa nature, vers
ce qui йtait au-delа de sa nature, comme le dit saint Jean Damascиne dans la
Foi (II, 4). Or кtre а la tкte de tous les autres anges lui convenait selon
l'ordre de la nature, selon laquelle il йtait plus йlevй que les autres, comme
le dit saint Grйgoire dans une homйlie (34, 7). Donc il n'a pas pйchй en
dйsirant кtre а la tкte de la multitude des anges. 5. Si l'on dit que le
diable a dйsirй кtre а la tкte de la multitude des anges, de faзon semblable а
Dieu. - On objecte а cela un texte de saint Jean (5, 19): "Tout ce que
fait le Pиre, le Fils le fait pareillement." Or, du fait que le Fils
fait pareillement ce que fait le Pиre, saint Augustin dans la Trinitй
(VI, ch. 2 et 3) prouve que le Fils est absolument йgal au Pиre. Donc, а ce
point de vue, le diable aurait dйsirй de faзon absolue l'йgalitй avec Dieu. 6. De mкme, on peut
dire que le diable a dйsirй l'йgalitй avec Dieu quant au fait de n'кtre pas
soumis а Dieu. - On objecte а cela que rien ne peut exister sinon par
participation а l'кtre divin, qui est l'acte mкme d'кtre subsistant. Or tout ce
qui participe est soumis а ce qui est participй. Si donc il a dйsirй n'кtre pas
soumis а Dieu, il s'ensuit qu'il a dйsirй ne pas кtre ce qui ne convient pas,
parce que toute chose dйsire кtre. 7. Mais on peut dire
que la volontй peut se porter mкme sur les choses impossibles, comme on le dit
dans l'Йthique (III, 5), et ainsi l'ange a pu vouloir exister sans кtre
soumis а Dieu, bien que ce soit impossible. - On objecte а cela que, bien que
la volontй puisse se porter sur des choses impossibles, elle ne peut pourtant
se porter sur des choses qui sont inconnues, parce que c'est le bien connu qui
est l'objet de la volontй, comme on le dit dans le livre de l'Вme (III,
9). Or qu'une chose autre que Dieu puisse avoir l'кtre sans кtre soumise а
Dieu, cela ne peut кtre connu, parce que cela implique une contradiction: кtre
en effet signifie, pour toute autre rйalitй dont on le dit, кtre soumis а Dieu
par mode de participation. Donc, en aucune maniиre l'ange n'a pu dйsirer ne pas
кtre soumis а Dieu. 8. Mais on peut dire
que ce qui contient implicitement une contradiction tombe parfois sous le dйsir
de la volontй, parce que la raison est troublйe; et ainsi, en raison du trouble
de la puissance de connaissance, le diable a pu dйsirer ce qui implique une
contradiction. - On objecte а cela que le trouble de la raison est soit une
peine, soit une faute. Or ni une faute, ni une peine ne prйcйdиrent la premiиre
faute du diable dont il est ici question. Donc il n'a pu dйsirer, par suite d'un
trouble de la raison, ce qui implique une contradiction. 9. En outre, le
diable a pйchй par son libre arbitre, dont l'acte est l'йlection. Or il n'y a
pas d'йlection portant sur des biens impossibles, encore que la volontй puisse
porter sur ces biens impossibles, comme on le dit dans l'Йthique (III,
5). Donc le diable n'a pas pu dйsirer ne pas кtre soumis а Dieu ou кtre йgal а
Dieu, puisque c'est impossible. 10. En outre, saint
Augustin dit dans la Nature du Bien (ch. 34) que "le pйchй n'est
pas la recherche de choses mauvaises, mais l'abandon de choses meilleures".
Or rien ne peut кtre meilleur que d'кtre йgal а Dieu; le diable n'a donc pas pu
pйcher en dйsirant l'йgalitй avec Dieu, du fait qu'il aurait abandonnй quelque
chose de meilleur. 11. En outre, comme
le dit saint Augustin dans la Doctrine Chrйtienne "Toute perversitй
consiste а jouir de ce dont on doit user, ou а user de ce dont on doit jouir."
Or si le diable a dйsirй l'йgalitй avec Dieu, il ne l'a pas dйsirй pour en
user, parce qu'il ne pourrait pas la rapporter а quelque chose de meilleur; si
par contre il l'a dйsirйe pour en jouir, il n'a pas pйchй, parce qu'il
jouissait de ce dont il devait jouir. Il n'a donc pйchй en aucune maniиre en
dйsirant l'йgalitй avec Dieu. 12. En outre, de mкme
que l'intelligence se porte vers ce qui lui est connaturel, de mкme aussi la
volontй. Or il n'est pas connaturel au diable d'кtre l'йgal de Dieu. Il n'a
donc pu le dйsirer. 13. En outre, il n'y
a de dйsir que du bien. Or il n'eыt pas йtй bon pour le diable d'кtre йgal а
Dieu, parce que s'il avait йtй йlevй au rang d'une nature supйrieure, il aurait
aussitфt quittй sa propre nature, de mкme que si un cheval devenait un homme,
il ne serait plus un cheval. Le diable n'a donc pas dйsirй l'йgalitй avec Dieu. 14. En outre, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien (I, 10) que le diable n'a pas dйsirй
les biens qui appartiennent а Dieu, mais ceux qui sont а lui. Or l'йgalitй est
avant tout le propre de Dieu. Le diable n'a donc pas dйsirй l'йgalitй avec
Dieu. 15. En outre, de mкme
que le bien et le mal s'opposent, semblablement aussi ce qui est louable et ce
qui est blвmable. Or ne pas кtre semblable а Dieu est rйprйhensible et blвmable;
il est donc louable d'кtre le plus possible semblable а Dieu, ce qui appartient
а la notion d'йgalitй. L'ange n'a donc pas pйchй en dйsirant l'йgalitй avec
Dieu. Cependant: 1) Sur ce passage de
la Lettre aux Philippiens (2, 6): "Il n'a pas jugй comme une proie а
dйfendre le fait d'кtre l'йgal de Dieu", la Glose dit que le diable
usurpa pour lui l'йgalitй avec Dieu; or on parle ici de l'йgalitй du Fils avec
le Pиre, qui est une йgalitй absolue. Le diable a donc dйsirй une йgalitй
absolue avec Dieu. 2) En outre, sur ce
verset du Psaume (68, 5): "Ce que je n'ai pas pris, je le rendrai
alors", la Glose dit que le diable a voulu ravir la divinitй et qu'il
a perdu la fйlicitй. Il a donc dйsirй l'йgalitй avec Dieu. 3) En outre, Isaпe
(14, 13) attribue а Lucifer d'avoir dit: "Je monterai au ciel."
Or cela ne peut se comprendre du ciel empyrйe, oщ il a йtй crйй avec les autres
anges donc cela s'entend du ciel de la sainte Trinitй. Il a donc voulu s'йlever
а l'йgalitй avec Dieu. 4) En outre, comme on
peut l'apprendre de saint Augustin dans la Trinitй (X, 3), le dйsir se
porte sur plus de choses que l'intelligence; aussi l'вme qui ne se connaоt pas
parfaitement dйsire se connaоtre parfaitement. Or l'intelligence de l'ange
connaissait que Dieu est infini. Son dйsir a donc pu bien davantage encore
tendre а dйsirer кtre йgal а Dieu. 5) En outre, il
arrive parfois que ce qui ne peut se diviser selon la nature puisse кtre divisй
selon la volontй et la raison; aussi rien n'empкche que quelqu'un recherche ce
dont rйsulte le non-кtre, comme d'йchapper а la misиre, bien qu'il ne dйsire
pas le non-кtre. De faзon semblable, il semble donc que rien n'empкche que le
diable ait dйsirй l'йgalitй avec Dieu, bien qu'il en rйsultвt pour lui un
certain non-кtre. 6) En outre, saint
Augustin dit dans le Libre Arbitre (I, 3) que c'est par-dessus tout la
convoitise qui domine en tout pйchй. Or le pйchй du diable fut le plus grand
pйchй, parce qu'il fut premier en son genre; il eut donc la plus grande
convoitise; donc il dйsira le bien le plus grand, qui est d'кtre йgal а Dieu. 7) En outre, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien (I, 10) que le diable a pйchй parce
qu'il a voulu tenir sa force non de Dieu, mais de lui-mкme. Or sou tenir la
crйature dans l'existence et n'y кtre pas soutenu par quelque кtre supйrieur
est le propre de Dieu. Le diable a donc voulu ce qui est le propre de Dieu et
ainsi, il a voulu кtre йgal а Dieu. Rйponse: Diverses autoritйs paraissent tendre а
avancer que le diable aurait pйchй en dйsirant de faзon dйsordonnйe l'йgalitй
divine; or il est impossible qu'il l'ait dйsirйe de faзon absolue. La raison en est manifeste, d'abord en ce
qui concerne Dieu: il est non seulement impossible que quelque chose puisse s'йgaler
а lui, mais cela s'oppose en outre а la nature de son essence. Dieu en effet
est par son essence l'acte mкme d'кtre subsistant; or il n'est pas possible qu'il
en existe deux, pas plus qu'il ne serait possible qu'il y ait deux idйes d'homme
sйparйes, ou deux blancheurs subsistantes par soi. Aussi est-il nйcessaire que
tout ce qui est autre que l'acte d'кtre existe par participation а l'кtre, et
ne puisse кtre йgal а ce qui est par essence l'acte mкme d'кtre. Et le diable,
dans sa condition, n'a pu l'ignorer, car il est naturel а une intelligence ou а
un intellect sйparй de comprendre sa propre substance; et de la sorte il
connaissait de faзon naturelle que son кtre propre participait а un кtre
supйrieur, connaissance naturelle qui bien sыr n'avait pas encore йtй corrompue
en lui par le pйchй. Aussi il reste que son intellect ne pouvait considйrer l'йgalitй
avec Dieu comme ayant le caractиre d'une chose possible. Or personne ne tend а
ce qu'il considиre comme impossible, comme il est dit dans le Ciel et le
Monde; il est donc impossible que le mouvement de volontй du diable ait
tendu а dйsirer de faзon absolue l'йgalitй divine. Deuxiиmement, c'est йvident pour ce qui
concerne l'ange lui-mкme qui dйsire; la volontй en effet dйsire toujours un
certain bien, un bien pour soi ou le bien d'un autre; or on ne dit pas que le
diable ait pйchй du fait qu'il a voulu l'йgalitй divine pour un autre - car il
pouvait sans pйchй vouloir que le Fils soit йgal au Pиre -, mais du fait qu'il
a dйsirй l'йgalitй divine pour lui-mкme. Le Philosophe dit en effet dans l'Йthique
(IX, 4) que chacun dйsire le bien pour soi, mais s'il devenait autre, il ne se
soucierait pas de ce qui pourrait arriver а cet autre; d'oщ il ressort que le
diable n'a pas dйsirй ce dont l'existence ferait que lui-mкme ne serait plus le
mкme; or s'il йtait йgal а Dieu, а supposer mкme que ce fыt possible, il ne serait
plus le mкme: son espиce serait en effet supprimйe, s'il йtait йlevй au rang d'une
nature supйrieure. D'oщ il reste qu'il n'a pas pu dйsirer l'йgalitй absolue
avec Dieu. Et pour une raison semblable, il n'a pu dйsirer n'кtre absolument
pas soumis а Dieu, d'une part parce que c'est impossible, et qu'il ne pouvait
pas le penser comme possible, comme le montre ce qu'on a dit plus haut, d'autre
part aussi parce que lui-mкme cesserait d'кtre а l'instant, s'il n'йtait pas
totalement soumis а Dieu. Et quoi qu'on puisse dire d'autre touchant
l'ordre naturel, ce n'est pas en cela qu'a pu se trouver le mal chez lui. Le
mal en effet ne se trouve pas dans les кtres qui sont toujours en acte, mais
seulement dans ceux oщ la puissance peut se distinguer de l'acte, comme on dit
dans la Mйtaphysique (IX, 10); or tous les anges ont йtй crййs de telle
sorte que dиs le dйbut de leur crйation ils ont possйdй tout ce qui tient а
leur perfection naturelle; ils йtaient cependant en puissance par rapport aux
biens surnaturels, qu'ils pouvaient obtenir par la grвce de Dieu. Il reste donc
que le pйchй du diable n'a pas portй sur un objet appartenant а l'ordre
naturel, mais a eu rapport а un йlйment surnaturel. Le premier pйchй du diable a donc consistй
en ce que, pour obtenir la bйatitude surnaturelle qui consiste en la pleine
vision de Dieu, il ne s'est pas йlevй vers Dieu pour dйsirer la perfection
finale de sa grвce, avec les saints anges, mais il a voulu l'obtenir par la
puissance de sa propre nature; non toutefois sans le Dieu qui agit dans la
nature, mais sans le Dieu qui confиre la grвce. Aussi saint Augustin, dans le
Libre Arbitre (III, 25), fait-il consister le pйchй du diable en ceci qu'il
s'est complu dans sa propre puissance, et dans son Commentaire littйral de
la Genиse (IV, 24), il dit que "si la nature angйlique se retournait,
fыt-ce vers elle-mкme, et si l'ange se complaisait davantage en lui-mкme qu'en
celui а qui il appartient par une participation bienheureuse, il tomberait
gonflй d'orgueil". Et parce que possйder la bйatitude finale par la
puissance de sa nature propre, et non par la faveur d'une nature supйrieure est
le propre de Dieu, il est йvident qu'en cela le diable a dйsirй l'йgalitй avec
Dieu; et c'est sur ce point encore qu'il a dйsirй ne pas кtre soumis а Dieu; et
c'est sur ce point encore qu'il a dйsirй ne pas кtre soumis а Dieu, de telle
sorte qu'il n'ait pas besoin de sa grвce en plus de la puissance de sa nature
propre. Et cela s'accorde aussi avec ce qui a йtй dit plus haut, que le diable
n'a pas pйchй en dйsirant un mal, mais en dйsirant un bien: la bйatitude
finale, mais non selon l'ordre requis, а savoir sans vouloir l'obtenir par la
grвce de Dieu. Solutions des objections: 1. Le diable, en
dйsirant l'йgalitй avec Dieu, s'est bien tournй vers Dieu quant а ce qu'il
dйsirait, qui йtait un bien en soi, mais il s'est dйtournй de Dieu quant а la
maniиre de le dйsirer, parce qu'il s'est dйtournй en cela de l'ordre de la
rиgle divine; ainsi йgalement, n'importe quel pйcheur, en tant qu'il dйsire un
bien muable, se tourne vers Dieu, par participation duquel toutes choses sont
bonnes, mais en tant qu'il dйsire ce bien d'une maniиre dйsordonnйe, il se
dйtourne de Dieu, c'est-а-dire de l'ordre de la justice. 2. Le mal des dйmons
a consistй dans "un excиs dans ce qui leur convient", dans la mesure
oщ ils ont dйsirй la bйatitude pour laquelle ils йtaient faits, et а laquelle
ils seraient parvenus s'ils l'avaient dйsirйe de la maniиre requise; mais ils
ont outrepassй la mesure de leur rang propre, comme on l'a dit. 3. Et ainsi, la
rйponse а l'objection 3 est йvidente. 4. On peut dire que
le diable a pйchй parce qu'il a dйsirй кtre а la tкte de la multitude des
anges, non selon l'ordre naturel, mais en ce que les autres recevraient par
grвce la bйatitude que lui-mкme voulait obtenir par sa propre nature. 5. En cela encore, le
diable n'a pas dйsirй кtre а la tкte des anges infйrieurs de la mкme maniиre
dont Dieu est а leur tкte, c'est-а-dire par une prйsйance absolue, comme
principe premier; mais il a pu dйsirer кtre а leur tкte de faзon semblable а
Dieu sous le rapport que l'on a dit. 6. Cet argument
envisage le fait de n'кtre pas soumis а Dieu purement et simplement; et le
diable n'a pu dйsirer cela dans le domaine de l'ordre naturel. 7. Et il faut
rйpondre de mкme а l'objection 7. 8. Il n'y a pu y
avoir de trouble dans la connaissance de l'ange, si ce n'est peut-кtre aprиs
son pйchй; cependant, une dйfaillance dans la connaissance des biens gratuits a
pu exister chez les anges, comme on l'a dit. 9. La volontй que l'on
dit se porter sur des choses impossibles n'est pas une volontй parfaite, qui
tend а obtenir un rйsultat, parce que personne ne tend vers ce qu'il estime
impossible, comme on l'a dit, mais c'est une volontй imparfaite qu'on nomme
vellйitй, parce qu'on voudrait ce qu'on estime impossible sous cette condition:
si c'йtait possible; or telle est la volontй d'aversion et de conversion, en
laquelle consistent pйchй et mйrite. 10. Le pйchй est
appelй abandon des choses meilleures quant а l'aversion, qui achиve formellement
la raison de pйchй or, dans le pйchй du diable, l'aversion est а considйrer non
par rapport а ce qu'il a dйsirй, mais du fait qu'il s'est йcartй de l'ordre de
la justice divine; et а ce point de vue, il a abandonnй des choses meilleures,
parce que la rиgle de la justice divine est meilleure que la rиgle de la
volontй angйlique. 11. Quiconque dйsire
un objet en le dйsirant pour soi, le dйsire а cause de soi, et c'est pourquoi c'est
de lui-mкme qu'il jouit, alors qu'il se sert de ce qu'il dйsire. Et а ce point
de vue, en dйsirant pour lui l'йgalitй avec Dieu de la faзon qu'on a dite, il s'est
servi de ce dont il devait jouir. 12. La volontй de
l'ange pйcheur tendait bien vers ce a quoi sa nature йtait ordonnйe, encore que
ce fыt un bien dйpassant le bien de sa propre nature, mais pourtant, la maniиre
dont il y tendait ne convenait pas а sa nature. 13. Cet argument se
dйveloppe en envisageant le dйsir de l'йgalitй avec Dieu. 14. Parce que le
mouvement reзoit du terme son espиce, on dit que quelqu'un dйsire "ce qui
est а lui" quand il dйsire quelque chose pour le possйder, mкme s'il
dйsire un bien qui appartient а autrui; et c'est de cette faзon que le diable a
dйsirй "ce qui йtait а lui", en dйsirant pour lui ce qui йtait propre
а Dieu. 15. Кtre semblable а
Dieu dans la mesure qui revient а chacun, c'est louable toutefois, c'est
vouloir кtre semblable а Dieu de faзon perverse que de dйsirer la ressemblance
avec Dieu en dehors de l'ordre йtabli par Dieu. Quant aux objections contraires, il faut donc dire: 1) Cela se rapporte а
l'excellence du Christ, que l'Apфtre entend prouver ici, parce qu'il possиde
une йgalitй absolue avec le Pиre; et c'est en dйsirant une йgalitй non absolue,
mais selon un certain rapport, que l'ange et l'homme ont pйchй. 2) Et il faut
rйpondre de mкme au deuxiиme point. 3) Comme saint
Augustin le dit son Commentaire littйral de la Genиse (III, 10, et XI,
17), certains ont mкme admis que les dйmons pйcheurs ne faisaient pas partie
des anges cйlestes, mais de ceux qui prйsidaient а l'ordre terrestre, et а ce
point de vue, on peut entendre ce texte littйralement d'une montйe au ciel
corporel. Mais s'ils furent parmi les anges cйlestes, comme on le tient plus
communйment, il faut dire qu'ils voulurent monter au ciel de la sainte Trinitй,
en dйsirant non certes l'йgalitй absolue avec Dieu, mais une certaine йgalitй,
comme on l'a dit plus haut. 4) En ce qui regarde
les objets, le dйsir ne peut s'йtendre davantage que la puissance de
connaissance, parce qu'il n'y a de dйsir que du bien connu; mais en ce qui
regarde l'intensitй des actes, l'intelligence et le dйsir peuvent se dйpasser
mutuellement, parce que parfois la ferveur du dйsir est plus grande que la
clartй de la connaissance, et que parfois c'est l'inverse. Il peut encore se
produire que l'intelligence connaisse quelque chose mais ne le possиde pas, et
la volontй peut le dйsirer comme connu; et ainsi, bien que l'intelligence n'ait
pas une connaissance parfaite de soi, parce qu'elle saisit pourtant ce qu'est
cette connaissance parfaite, la volontй peut la dйsirer, comme а l'inverse
aussi l'intelligence peut saisir ce qui n'est pas dans la volontй; et а ce
point de vue, il ne s'ensuit pas que le diable aurait dйsirй quelque chose qu'il
ne pouvait comprendre. 5) Lorsque quelqu'un
veut йcarter de soi quelque chose, il se prend lui-mкme comme un terme de
dйpart, qu'il n'est pas nйcessaire de conserver dans le mouvement, et c'est
pourquoi on peut dйsirer ne pas кtre pour йchapper а la misиre; mais lorsque
quelqu'un dйsire un bien pour lui-mкme, il se prend lui-mкme comme un terme d'arrivйe;
or il est nйcessaire de conserver ce terme dans le mouvement, et c'est pourquoi
on ne peut dйsirer pour soi un bien dont la possession fait qu'on ne peut
soi-mкme subsister. 6) Il n'est pas
nйcessaire que la convoitise la plus forte porte sur le bien le plus grand,
mais qu'elle porte sur ce qui, parmi les biens dйsirables, est le plus grand. 7) Le diable a voulu
tenir de lui-mкme sa force, non pas sous tous rapports, mais pour atteindre par
lui-mкme la bйatitude et s'y maintenir.
ARTICLE 4: LE DIABLE
AURAIT-IL PЙCHЙ OU L'AURAIT-IL PU DИS LE PREMIER INSTANT DE SA CRЙATION?
Lieux parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences,
D. 3, Question 2, a. 1; la, Question 63, a. 5; In Joan., c. 1, lect. 6.
Objections: Il semble que oui. 1. Il est dit en
effet dans saint Jean (I, 3, 8) que le diable a pйchй dиs le commencement.
Or cela ne peut s'entendre de ce commencement oщ il a tuй l'homme en le
tentant, parce qu'auparavant il йtait lui-mкme mauvais. Il faut donc l'entendre
du commencement oщ il fut lui-mкme crйй. 2. En outre, en saint
Jean (8, 44), il est dit du diable qu'il ne s'est pas maintenu dans la
vйritй. Or il serait maintenu dans la vйritй s'il n'avait pas pйchй au premier
instant de sa crйation. Donc il semble que le diable aurait pu pйcher au premier
instant de sa crйation. 3. En outre, la
puissance que possйda le diable au premier instant de sa crйation ne fut ni
augmentйe ni diminuйe avant son pйchй. Or il a pu pйcher, et il a pйchй, aprиs
le premier instant de sa crйation. Donc il a pu pйcher aussi au premier instant
de sa crйation. 4. Mais on peut dire
que, s'il eыt pйchй au premier instant de sa crйation, ce pйchй serait rapportй
а Dieu qui est la cause de sa nature. - On objecte а cela que Dieu opиre а
causer l'кtre de l'ange aussi longtemps que l'ange existe, et pas seulement au
dйbut de sa crйation, comme cela ressort du Commentaire littйral de la
Genиse de saint Augustin (IV, 12); aussi est-il dit en saint Jean (5, 17): "Mon
pиre travaille jusqu'а prйsent, et moi aussi je travaille." Si donc le
pйchй commis par le diable au premier instant de sa crйation йtait rapportй а
Dieu, il serait rapportй а Dieu pour la mкme raison en quelque autre instant qu'il
puisse pйcher; ce qui de toute йvidence est faux. 5. En outre, la
puissance naturelle de l'ange, qui lui avait йtй donnйe divinement, йtait face
а deux objets, le bien et le mal, et elle ne serait pas allйe au mal si elle n'y
avait йtй dйterminйe par quelque chose. Or elle ne pouvait кtre dйterminйe au
mal par Dieu, mais seulement par la volontй propre de l'ange. Donc, mкme s'il
avait pйchй au premier instant, cela ne serait pas imputй а Dieu, mais а sa
volontй propre. 6. En outre, l'effet
d'une cause seconde peut кtre dйficient sans que cela soit imputable а la cause
premiиre; ainsi la claudication n'est pas imputable а la puissance motrice,
mais а son instrument qui est difforme. Or Dieu a un rapport de cause premiиre
avec l'acte de l'ange. Donc, si l'ange avait pйchй au premier instant de sa
crйation, cela ne serait pas imputable а Dieu, mais а son libre arbitre. 7. De mкme, on peut
dire que, si le diable avait pйchй au premier instant de sa crйation, jamais il
n'aurait pu кtre sans pйchй, et de la sorte, la malice aurait existй en lui par
nйcessitй, et non par le libre arbitre, ce qui s'oppose а la notion de pйchй. -
On objecte а cela que cette nйcessitй n'est pas diffйrente de celle selon
laquelle il est nйcessaire d'кtre tant qu'on est, nйcessitй qui, elle, existe
bien en tout acte peccamineux. Si donc cette nйcessitй s'oppose а la notion de
libre arbitre, il s'ensuivrait qu'aucun pйchй ne viendrait du libre arbitre, ce
qui ne convient pas. 8. Mais on peut dire
que dans les autres pйchйs il faut accorder, avant l'acte du pйchй, qu'il y ait
un instant pendant lequel la susdite nйcessitй ne se trouve pas dans le
pйcheur. - On objecte а cela que personne ne pиche avant de commettre l'acte
peccamineux. Or ce qui fait partie de la raison de pйchй se trouve avec le pйchй.
Donc le pouvoir de pйcher ou de ne pas pйcher n'est pas requis avant l'acte du
pйchй. 9. En outre, le pйchй
du diable consiste en ce qu'il a dйsirй de faзon dйsordonnйe la bйatitude. Mais
au premier instant, il a pu comprendre ce qu'est la bйatitude. Donc, au premier
instant aussi, il a pu vouloir d'une faзon dйsordonnйe la bйatitude. 10. En outre, tout
agent qui n'agit pas en vertu d'une nйcessitй de nature peut йviter ce qu'il
fait. Or, si le diable avait pйchй au premier instant de sa crйation, il n'aurait
pas pour autant pйchй par nйcessitй de nature. Donc il a pu йgalement йviter le
pйchй, et de la sorte, rien ne semble s'opposer а ce que le diable ait pu pйcher
au premier instant de sa crйation. 11. En outre, si le
diable n'a pas pйchй au premier instant de sa crйation, il semble qu'il en
rйsulte des inconvйnients а tous йgards. Si en effet avant de pйcher, il n'a
pas eu d'avance la connaissance de sa chute, alors que les bons anges йtaient
certains de leur fidйlitй future, sans laquelle ils n'auraient pu кtre bienheureux,
il s'ensuivrait que Dieu aurait fait une distinction entre ceux-ci et ceux-lа,
en rйvйlant а certains ce qui les concernait, et non aux autres, sans qu'une
diffйrence de mйrites ait prйcйdй, ce qui ne semble pas convenir. Si par contre
il eut d'avance la connaissance de sa chute, il eut la peine de la tristesse avant
la faute, ce qui ne convient pas non plus. Il ne faut donc pas dire que le diable
n'aurait pas pйchй au premier instant de sa crйation. 12. 0e plus, selon
saint Augustin dans son Commentaire littйral de la Genиse (1, 15), l'absence
de forme dans la crйature crййe n'a pas prйcйdй par la durйe, mais seulement
par la nature ou l'origine, la crйation qui est dйcrite par l'њuvre des six
jours. Or, comme il le dit lui-mкme par la suite, par la distinction de la lumiиre
d'avec les tйnиbres, il faut comprendre la distinction entre les bons anges et
les mauvais. Donc, dиs le premier instant de la crйation des choses, certains
anges furent bons, et d'autres mauvais. 13. En outre, lorsque
les bons anges se sont tournйs vers Dieu, les mauvais anges se sont dйtournйs
de lui; sans cela, il n'y aurait pas de raison а ce que Dieu ait confirmй les
uns et non les autres, s'il n'y avait eu aucun obstacle du cфtй de ceux qui n'ont
pas йtй confirmйs. Or il semble que dиs le premier instant de leur crйation les
bons anges se soient tournйs vers Dieu, parce que selon saint Augustin dans son
Commentaire littйral de la Genиse (IV, 22), par le soir du premier jour,
on entend que l'intellect angйlique s'est tournй vers sa propre nature, ce qui
eut bien lieu au premier instant de sa crйation, et par le matin du jour suivant,
on entend qu'il s'est tournй vers le Verbe. Si donc, selon son sentiment, tout
ce qui est rapportй а l'oeuvre des six jours s'est passй en mкme temps, il
semble que quand l'ange se connut au premier instant de sa crйation, il se
tourna en mкme temps vers Dieu, ou s'en dйtourna en pйchant. 14. En outre, selon
Denys dans les Noms Divins (VII, 2) l'ange ne possиde pas comme nous une
connaissance discursive; au lieu de passer des principes aux conclusions, il
considиre les deux а la fois. Or la fin a vis-а-vis des moyens le mкme rapport
que les principes vis-а-vis des conclusions, comme le dit le Philosophe dans les
Physiques (II, 15). Donc, puisque la nature angйlique se comporte par
rapport а Dieu comme par rapport а sa fin, il semble que l'ange se portait tout
а la fois vers lui et vers Dieu, en se tournant vers lui ou en s'en dйtournant,
et on en revient а la mкme conclusion que l'objection prйcйdente. 15. En outre, si l'ange
йtait bon au premier instant de sa crйation, il est йvident qu'il aimait Dieu;
et il s'aimait aussi lui-mкme de faзon naturelle. Donc, ou bien il s'aimait et
aimait Dieu а cause de soi, et de la sorte, il pйchait en jouissant de lui-mкme;
ou bien il s'aimait а cause de Dieu, ce qui йquivaut а se tourner vers Dieu par
la charitй. Donc il est nйcessaire que l'ange, au premier instant de sa
crйation, ou bien se soit tournй vers Dieu, ou bien s'en soit dйtournй; et on
en revient а la mкme conclusion qu'auparavant. 16. En outre, l'homme
a йtй crйй pour rйparer la ruine des anges, comme le disent les saints; donc l'homme
n'a pas йtй crйй avant que le diable ne soit tombй en pйchant. Or l'homme
semble avoir йtй crйй au dйbut de la crйation des choses, selon le sentiment de
saint Augustin qui affirme que toutes choses ont йtй crййes ensemble. Donc le
diable a pйchй dиs le premier instant de sa crйation. 17. En outre, la
crйature spirituelle a plus de puissance que n'importe quelle crйature corporelle.
Or certaines crйatures corporelles possиdent un mouvement instantanй, comme la
lumiиre et le rayon visuel. Donc, а bien plus forte raison, l'ange a pu se
mouvoir d'un mouvement peccamineux au premier instant de sa crйation. 18. En outre, plus
une rйalitй est noble, moins elle est inactive. Or la volontй paraоt plus noble
que l'intelligence, parce qu'elle meut l'intelligence а son acte. Donc, puisque
l'intelligence de l'ange n'a pas йtй inactive au premier instant de sa
crйation, il semble que sa volontй ne l'a pas йtй non plus; et de la sorte, l'ange
a pu pйcher par sa volontй au premier instant de sa crйation. 19. En outre, l'ange
est mesurй par l'йviternitй. Or on admet que l'йviternitй est tout entiиre en
mкme temps. Donc, quel que soit le moment oщ l'ange a pйchй, il a pйchй au
premier instant de sa crйation. (1) (Note de
l'йdition des moines de Fontgombault) Йviternitй: parfois
"aevйternitй", traduit le mot latin "aevum"",
correspondant au terme grec. Aevum dйsigne la durйe propre aux кtres spirituels
celle-ci, envisagйe dans son fond substantiel, ne connaоt pas de succession,
mais elle comporte une succession d'opйrations actes divers d'intelligence et
de volontй propres а une nature spirituelle. L'aevum tient donc le
milieu entre le temps physique, mesure du mouvement de l'кtre matйriel, et l'йternitй,
qui est la mesure de "durйe" propre а Dieu dont l'Кtre, dans sa pure
actualitй, ne connaоt aucune mutabilitй ni succession. Cf. la, Question 10, articles
4 et 5. 20. En outre, de mкme
que l'on pиche par le libre arbitre, on mйrite aussi de mкme. Or il existe une
crйature qui a mйritй dиs le premier instant de sa crйation, а savoir l'вme du
Christ. Donc le diable aussi a pu pйcher dиs le premier instant de sa crйation. 21. En outre, de mкme
que l'ange est une crйature de Dieu, de mкme l'вme. Or l'вme de l'enfant est
soumise au pйchй dиs le premier instant de sa crйation. Donc, pour une raison
semblable, l'ange a pu кtre mauvais dans le premier instant de sa crйation. 22. En outre, de mкme
que la crйature retomberait dans le nйant si elle n'йtait soutenue par la main
divine, comme le dit saint Grйgoire, de mкme aussi la crйature raisonnable
tomberait dans le pйchй si elle n'йtait soutenue par la grвce. Si donc l'ange n'a
pas eu la grвce au premier instant de sa crйation, il n'a pu se faire qu'il ne
pйchвt pas; si au contraire il a eu la grвce et n'en a pas usй, il a
pareillement pйchй; et s'il en a usй en se tournant vers Dieu, il a йtй
confirmй dans le bien, en sorte qu'il ne pыt plus pйcher dйsormais. Donc tous
les anges qui ont pйchй ont pйchй au premier instant de leur crйation. 23. En outre, le
propre accompagne ce dont il est le propre. Or le pйchй est le propre du
diable, selon cette parole de saint Jean (8, 44): "Quand il dit des
mensonges, il parle de son propre fonds." Donc, dиs le premier instant oщ
il fut crйй, le diable a pйchй. Cependant: 1) Dans Ezйchiel (28,
12-13), il est dit au diable, en la personne du roi de Tyr: "Tu йtais
plein de sagesse et parfait en beautй dans les dйlices du paradis de Dieu." 2) En outre, il est
dit, dans le Livre des Causes (31): "Entre un кtre dont la
substance et l'action se trouvent dans une durйe йternelle, et un кtre dont la
substance et l'action se trouvent dans la durйe temporelle, il existe un кtre
intermйdiaire dont la substance se trouve dans une durйe йternelle et l'action
dans le temps." Or Dieu est l'кtre dont la substance et l'action se
trouvent dans l'йternitй, le corps par contre est un кtre dont la substance et
l'action sont dans le temps; donc la substance de l'ange, qui tient le milieu,
se trouve dans l'йternitй et son action dans le temps. Il n'a donc pu pйcher а
l'instant de sa crйation. 3) En outre, comme le
dit saint Augustin dans l'Enchiridion (12), on appelle une chose
mauvaise parce qu'elle fait du tort. Or elle fait du tort parce qu'elle enlиve
un bien. Or Dieu fit l'ange bon dans l'intйgritй de sa nature. Donc, puisque
rien ne peut кtre а la fois entier et diminuй, il semble que l'ange n'a pas pu
кtre mauvais а l'instant de sa crйation. 4) En outre, ce qui n'est
pas dйlibйrй ne peut кtre pйchй, du moins pйchй mortel. Or ce qui est
instantanй ne peut кtre dйlibйrй, donc ne peut кtre pйchй mortel. Il semble
donc impossible que l'ange soit devenu mauvais en pйchant au premier instant de
sa crйation. Rйponse: Saint Augustin traite de cette question
dans son Commentaire littйral de la Genиse (XI, 16, 19, 20), et dans la
Citй de Dieu (XI, 13-15); en aucun de ces deux passages cependant, il ne
fixe rien de maniиre affirmative, bien que dans le Commentaire littйral de
la Genиse, il semble pencher plutфt pour le fait que le diable ait pйchй au
premier instant de sa crйation, alors que dans la Citй de Dieu, il
semble pencher plutфt pour le contraire. Aussi certains modernes ont osй affirmer
que le diable a йtй mauvais dиs le premier instant de sa crйation, non certes
par nature, mais en raison du mouvement du libre arbitre par lequel il pйcha.
Or cette position a йtй rejetйe par tous les Maоtres qui enseignaient alors а
Paris. Et certes, que l'ange n'ait pas pйchй au premier instant de sa crйation,
mais qu'il ait йtй bon un moment, c'est ce que semble tenir expressйment l'autoritй
de l'Йcriture canonique il est dit en effet en Isaпe (14, 12): "Commentes-tu
tombй, Lucifer, toi qui te levais le matin ?", et en Ezйchiel (28, 13): "Tu
йtais dans les dйlices du paradis de Dieu." Cependant, saint Augustin
explique ces textes dans son Commentaire littйral de la Genиse (XI, 24),
pour faire comprendre qu'ils sont appliquйs au diable pour ce qui concerne ses
membres, c'est-а-dire les hommes qui dйchoient de la grвce du Christ. Mais pourquoi le diable n'a-t-il pas pu
pйcher au premier instant de sa crйation, c'est ce qu'il faut pourtant montrer,
bien que ce soit difficile. Certains, en effet, en ont imputй la raison au
compte de la nature angйlique, qui a йtй crййe par Dieu; aussi disent-ils que,
dиs le premier instant de sa crйation, il йtait nйcessaire que l'ange soit bon,
tel qu'il n йtй crйй par Dieu, sous peine d'affirmer l'existence d'un кtre а la
fois intиgre et diminuй, comme on l'a objectй. Mais il semble n'y avoir aucune
nйcessitй а cela, parce que la malice de la faute ne s'oppose pas а la bontй de
la nature, mais est fondйe en elle comme en son sujet; aussi saint Augustin
dit-il, dans la Citй de Dieu (XI, 13), que quiconque acquiesce а cette
opinion ne partage pas l'avis des Manichйens, qui disent que le diable possиde
une nature mauvaise, contraire а Dieu. Il ne serait pas non plus inconvenant de
dire que, pour ce qui est de la crйation par Dieu, l'ange a eu, dиs le premier
instant, une nature absolument intиgre, de telle sorte pourtant que cette
intйgritй ait йtй aussitфt perturbйe par la rйsistance de la volontй angйlique,
comme si un rayon de soleil йtait empкchй d'йclairer l'air au lever mкme du
soleil. D'autres, par contre, en tirent la raison
de ce qu'ils estiment qu'une dйlibйration est requise dans tout pйchй, et comme
la dйlibйration ne peut se rйaliser en un instant, ils croient que le pйchй de
l'ange n'a pu se produire en un instant; or il ne fut mauvais qu'au terme de
son pйchй; il reste donc qu'au premier instant de sa crйation, il n'a pu кtre
mauvais. Mais ceux-lа se trompent, parce qu'ils
jugent l'intellect angйlique а la mesure de l'intellect humain, alors pourtant
qu'il en diffиre de loin. L'intellect humain, en effet, est discursif, et c'est
pourquoi, de mкme qu'il avance en argumentant dans les question spйculatives,
de mкme aussi il avance par le conseil et la dйlibйration dans les questions
pratiques, car le conseil est une sorte de recherche, comme on le dit dans l'Йthique
(III, 6); au contraire, l'intellect de l'ange saisit la vйritй sans discours ni
recherche, comme le dit Denys dans les Noms Divins (VII, 2), et c'est
pourquoi rien ne s'oppose а ce que dиs le premier instant oщ il saisit la
vйritй, l'ange puisse choisir, ce qui est l'acte du libre arbitre; ainsi, dans
l'instant mкme oщ l'homme a une certitude grвce au conseil, il choisit ce qu'il
doit faire, et si ce qu'il devait faire йtait dйterminй, il choisirait aussitфt
sans conseil dиs le premier instant, comme cela est manifeste dans l'art d'йcrire
et d'autres actions du mкme genre, qui ne requiиrent pas le conseil. Si donc,
dиs le premier instant, l'ange a pu connaоtre ce qu'il devait dйsirer, parce qu'il
n'avait pas besoin de dйlibйrer, il a pu choisir aussitфt en ce mкme instant.
La cause pour laquelle il n'a pas pu pйcher au premier instant de sa crйation n'est
donc pas qu'il n'a pas pu choisir en cet instant, ce qui est l'acte du libre
arbitre. Il faut donc en chercher la raison autre part. Il faut donc considйrer qu'il y a une
diffйrence entre un mouvement qui est mesurй par le temps, en sorte de causer
le temps, comme le premier mouvement du ciel, et un mouvement qui est mesurй
par le temps sans causer le temps, comme le sont les mouvements des animaux
pour lesquels la succession du temps ne correspond pas а la diversitй ou а l'identitй
du mobile: il arrive en effet qu'un animal demeure au mкme endroit, alors que
le temps s'йcoule, parce que le repos est mesurй par le temps, tout comme le
mouvement, comme on le dit dans les Physiques (VI, 10). Mais dans le
mouvement qui cause le temps, la succession du temps et celle du mouvement se
suivent, parce que par la prioritй et la postйrioritй dans le mouvement, il y a
prioritй et postйrioritй dans le temps, comme on le dit dans les Physiques
(IV, 17). Et c'est pourquoi tout ce qu'on distingue en un tel mouvement se
trouve en divers instants du temps; en effet, ce qui n'est pas distinct en un
tel mouvement ne peut se trouver en des instants diffйrents; aussi, lorsque
cesse le mouvement du ciel, il est nйcessaire qu'il y ait en mкme temps arrкt
du temps, selon ce qui est dit dans l'Apocalypse (10, 6): "Il n'y aura
plus de temps." Or il faut considйrer que dans les pensйes
et les sentiments des anges, il existe une certaine succession temporelle:
saint Augustin dit en effet dans son Commentaire littйral de la Genиse
(VIII, 20) que Dieu meut la crйature spirituel le dans le temps. En effet, les
anges ne saisissent pas tout а la fois en acte, parce qu'un ange ne comprend
pas tout par une seule espиce, mais il comprend des choses diverses par
diverses espиces, et un ange connaоt naturellement plusieurs choses par d'autant
moins d'espиces qu'il est supйrieur; aussi Denys dit-il dans la Hiйrarchie Cйleste
(XII, 2) que les anges supйrieurs ont une science plus universelle, et dans le
Livre des Causes (10), on dit que les intelligences supйrieures possиdent
des formes plus universelles, c'est-а-dire qui s'йtendent а plus de choses
connues; de mкme aussi chez les hommes, nous voyons que plus quel qu'un a un
esprit йlevй, plus il peut comprendre de choses а partir de moins de donnйes.
Mais Dieu seul connaоt tout en un, par son essence. Or la raison pour laquelle l'homme ne peut
pas connaоtre en acte plusieurs choses en mкme temps, c'est que son intellect
ne peut кtre mis en acte parfaitement et de faзon dйcisive par des espиces
diverses, pas plus que le mкme corps ne peut exister en acte sous des formes
diverses. Aussi, pour les anges, il faut dire que tout ce que l'ange connaоt
par une seule espиce, il peut le connaоtre en mкme temps, tandis que ce qu'il
connaоt par des espиces diverses, il ne peut le connaоtre en mкme temps, mais
successivement. Or cette succession n'est pas mesurйe par le temps qui est causй
par le mouvement du ciel, au-dessus duquel se situent les affections et les
pensйes des anges - car le supйrieur n'est pas mesurй par l'infйrieur -, mais
il est nйcessaire que ce soient ces sentiments et ces pensйes eux-mкmes qui,
dans leur succession, causent les divers instants de ce temps. Donc, pour les
choses que l'ange ne peut saisir dans une seule espиce, il est nйcessaire qu'il
se meuve dans les divers instants de son temps propre. Or les rйalitйs qui sont au-dessus de la
nature et relиvent de la grвce, sur les quelles porta le pйchй de l'ange, comme
on l'a dit, diffиrent davantage de n'importe quel objet connu naturellement que
ne diffиrent ceux-ci entre eux aussi, si l'ange ne peut saisir par une seule
espиce et en mкme temps tous les objets qu'il peut connaоtre naturellement, en
raison de leur diffйrence, il peut encore moins se mouvoir en mкme temps vers
les objets connus naturellement et vers les surnaturels, qui sont gratuits. Or
il est йvident que le mouvement de l'ange se porte d'abord sur ce qui lui est
connaturel, car c'est par lа qu'il par vient а ce qui est au-dessus de sa
nature; c'est pourquoi il a йtй nйcessaire que l'ange, au premier instant de sa
crйation, se tourne vers la connaissance naturelle de lui-mкme, selon laquelle
il n'a pu pйcher, comme cela ressort de ce qui a йtй dit plus haut, et ensuite,
il a pu se tourner vers ce qui est au-dessus de sa nature ou s'en dйtourner. Et
c'est pourquoi, au premier instant de sa crйation, l'ange n'a pas йtй
bienheureux en se tournant parfaitement vers Dieu, ni pйcheur en se dйtournant
de lui aussi saint Augustin dit-il, dans son Commentaire littйral de la
Genиse (IV, 22), qu'aprиs le soir du premier jour vient le matin, quand la
lumiиre spirituelle, c'est-а-dire la nature angйlique, aprиs la connaissance de
sa propre nature, selon laquelle elle n'est pas ce qu'est Dieu, se rapporte,
pour la louer, а la lumiиre qui est Dieu mкme, dont la contemplation la fait
accйder а sa forme. Solutions des objections: 1. Saint Augustin
explique dans la Citй de Dieu (XI, 15) que "le diable pиche dиs le
commencement", c'est-а-dire que, depuis le dйbut de son pйchй, il persйvиre
dans le pйchй. Certains cependant expliquent: "depuis le commencement",
comme voulant dire: aussitфt aprиs le commencement. 2. On dit que le
diable ne s'est pas maintenu dans la vйritй, non parce qu'il n'y fut jamais,
mais parce qu'il n'y a pas persйvйrй, comme l'explique saint Augustin dans la
Citй de Dieu (XI, 15). 3. Le fait que l'ange
n'ait pas pu pйcher au premier instant n'a pas tenu а un dйfaut d'une de ses
facultйs qui par la suite aurait йtй rйtablie, ni а une perfection qui par la
suite aurait йtй retirйe avant le pйchй, mais а cause de l'ordre de ses actes,
parce qu'il fallait en premier lieu qu'il considйrвt ce qui relиve de sa
nature, et qu'ensuite il se mыt vers les biens surnaturels en se tournant vers
eux, ou en s'en dйtournant. 4. L'opйration que
possиde un кtre au dйbut de son existence convient а sa nature, et c'est
pourquoi il faut qu'elle soit rapportйe а l'auteur de la nature mais par la
suite l'ange pouvait, en partant des biens proportionnйs а sa nature, se
mouvoir en bien ou en mal vers les autres biens, et il ne faut pas rapporter ce
fait а l'auteur de la nature, mais а la volontй de l'ange pйcheur. 5. La volontй de la
crйature raisonnable est dйterminйe а un bien vers lequel elle se meut
naturellement; ainsi, tout homme veut naturellement кtre, vivre et jouir de la
bйatitude; et ces biens-lа sont ceux vers lesquels se meut en premier de faзon
naturelle la crйature, pour les connaоtre ou pour les vouloir, parce qu'une
action naturelle est toujours prйsupposйe aux autres actions; et c'est
pourquoi, si l'ange avait pйchй au premier instant de sa crйation, cela
semblerait convenir а sa nature, et de la sorte, ce serait attribuable en une
certaine maniиre а l'auteur de la nature. 6. Le dйfaut qui
vient d'une cause seconde n'est pas imputable а la cause premiиre pour les
йlйments que la cause seconde ne tient pas de la premiиre; ainsi le tibia ne
tient pas sa courbure de la puissance motrice; tandis qu'il faut que la
premiиre action de l'ange soit conforme а sa nature, qu'il tient de Dieu; et c'est
pourquoi l'argument n'est pas concluant. 7. Cet argument
partait du fait qu'on estimait que le mouvement du libre arbitre, chez les
anges, venait de la dйlibйration du conseil: il faut en effet que celui qui
dйlibиre rйflйchisse sur deux actions qu'il peut toutes les deux accomplir,
pour choisir l'une des deux а l'avenir. Mais, lorsque la dйlibйration ne prй
cиde pas l'йlection, il n'est pas alors requis qu'avant de choisir, on ait le
pouvoir de choisir ou de ne pas choisir, mais а l'instant mкme, on se porte
librement vers ceci ou cela. 8, 9 et 10. Aussi
nous concйdons les objections 8, 9 et 10. 11. De mкme que l'ange
n'a pas pйchй au premier instant de sa crйation, de mкme l'ange bon n'a pas йtй
parfaitement bienheureux au premier instant de sa crйation; et c'est pourquoi
il n'йtait pas nйcessaire qu'il eыt d'avance connaissance de sa fidйlitй
future, pas plus que les anges mauvais n'eurent d'avance la connaissance de
leur chute avant de pйcher. Cependant, comme la bйatitude de l'ange vient de
Dieu а titre principal, alors que le pйchй vient du libre arbitre de la
crйature, Dieu a pu bйatifier l'ange au premier instant de sa crйation, en le
tournant vers ce qui est au-delа de sa nature - parce que le fait mкme de se
mou voir, en cet instant, vers ce qui est conforme а sa nature lui venait de
Dieu -'tan dis que l'ange n'a pu se mouvoir par lui-mкme de faзon perverse vers
ce qui est au-dessus de sa nature qu'aprиs le premier instant. 12. On peut
comprendre que cette distinction de la lumiиre d'avec les tйnиbres a йtй faite,
non certes а ce commencement des choses, mais tout au long du temps qui s'йcoule
maintenant, durant lequel les bons sont distinguйs des mauvais; mais cela
semble relever de l'allйgorie, comme il est dit au mкme passage, et c'est
pourquoi saint Augustin propose une autre explication: par lumiиre, il faut
entendre la formation de la premiиre crйature et par les tйnиbres, l'absence de
forme chez la crйature qui n'a pas encore reзu sa forme. Mais dans la Citй
de Dieu (XI, 19), il dit qu'est signifiйe par lа la distinction des bons
anges et des mauvais selon la prescience divine; aussi dit-il en cet endroit: "Seul
a pu dis cerner ces choses celui qui a pu connaоtre d'avance ceux qui allaient
tomber avant qu'ils ne tombent." 13. Saint Augustin,
dans son Commentaire littйral de la Genиse (IV, 33-35), laisse dans le
doute de savoir si les anges connaissaient tout en mкme temps, et ainsi, il y
aurait en eux en mкme temps le jour, le soir et le matin, ou bien s'ils les
connaissaient non de faзon simultanйe, mais successivement; et quoi qu'il en
soit, il suffit а son propos que cette distinction des jours soit entendue de
la connaissance angйlique, et non pas des jours qui s'йcoulent dans le temps. 14. L'ange, au
premier instant de sa crйation, en mкme temps qu'il se portait vers sa nature
propre, se portait aussi vers Dieu en tant qu'auteur de la nature, parce que
comme on le dit dans le Livre des Causes (8), l'intelligence, en
connaissant son essence, connaоt aussi sa cause; cependant, il ne se portait
pas alors vers Dieu en tant qu'auteur de la grвce. 15. S'aimer а cause
de Dieu en tant qu'il est l'objet de la bйatitude surnaturelle et l'auteur de
la grвce, c'est un acte de charitй; mais aimer Dieu par-dessus tout, et
soi-mкme а cause de Dieu, en tant que rйside en lui le bien naturel de toute
crйature, cela revient de faзon naturelle, non seulement а la crйature
raisonnable, mais aussi aux animaux sans raison et aux corps inanimйs, dans la
mesure oщ ils participent а l'amour naturel du souverain bien, comme le dit
Denys dans les Noms Divins (IV, 4). Et c'est ainsi que l'ange s'est aimй
а cause de Dieu au premier instant de sa crйation. 16. Cet argument
pиche en trois points: d'abord, parce que l'homme n'a pas йtй crйй а titre
premier pour rйparer la ruine des anges, mais pour jouir de Dieu et pour la
perfection de l'univers, mкme s'il n'y avait jamais eu de ruine chez les anges;
en second lieu, parce que l'homme, au moins selon son corps, n'a pas йtй crйe
en acte dans l'oeuvre des six jours, selon le sentiment de saint Augustin, mais
seulement selon des raisons sйminales; or ce sont seulement les кtres qui n'ont
pu exister d'abord dans les raisons sйminales avant que d'exister en eux mкmes
qui, selon saint Augustin, ont йtй faits au dйbut de la crйation des choses; en
troisiиme lieu, parce que rien n'empкche qu'une action soit faite en vue d'une
fin future que l'homme prйvoit, comme de prйparer du bois en йtй en vue du
froid а venir en hiver. 17. Un certain
mouvement du libre arbitre peut se faire dans l'вme en un instant; cependant,
au premier instant de sa crйation, l'ange n'a pu avoir un mouvement de libre
arbitre vers le pйchй, pour la raison susdite. 18. Bien que l'ange
ait eu un mouvement volontaire au premier instant de sa crйation, comme il eut
du reste un mouvement d'intelligence, il ne s'ensuit cependant pas qu'il ait eu
un mouvement de volontй vers le pйchй. 19. L'йviternitй
mesure l'кtre de l'ange, mais elle ne mesure pas ses actes, dans lesquels il y
a succession, soit pour l'intelligence, soit pour la volontй, comme cela
ressort de ce qui a йtй dit plus haut. 20. Autre est la
raison du mйrite, et autre celle du pйchй. Car le mйrite vient de ce que l'вme
de la crйature raisonnable est mue par Dieu, qui peut dиs le commencement
mouvoir vers ce qu'il a voulu; tandis que pour pйcher l'вme de la crйature
raisonnable se meut elle-mкme, et elle ne peut se mouvoir que conformйment а l'exigence
de l'ordre naturel. 21. L'вme est rendue
mauvaise dиs le premier instant de sa crйation, non par son action propre, mais
par son union а un corps viciй; aussi le cas n'est-il pas semblable pour l'ange,
qui n'a pu devenir mauvais que par un acte personnel. 22. Cet argument a
deux points faibles d'abord parce que, de mкme que la crйature tomberait dans
le nйant si elle n'йtait soutenue par la puissance divine, de mкme aussi elle
sombrerait dans le non-bien si elle n'йtait pas soutenue par Dieu; mais il ne s'ensuit
pas qu'elle tomberait dans le pйchй si elle n'йtait pas soutenue par Dieu par
le moyen de sa grвce, а moins seulement qu'il ne s'agisse de la nature
corrompue, qui a de soi une inclination au mal; en second lieu, parce que l'homme
n'est pas tenu par la nйcessitй d'un prйcepte d'user toujours de la grвce,
parce que les prйceptes affirmatifs n'obligent pas en toute occasion; et c'est
pourquoi il n'est pas nйcessaire qu'а chaque instant on mйrite ou on pиche. 23. On dit que le
diable dit des mensonges de son propre fonds, non pas parce que le mensonge
serait pour lui une propriйtй naturelle, mais parce que ce qui est vrai, il ne
le tient pas de lui-mкme, mais de Dieu, et que par contre, ce qu'il dit de
faux, il le tient de lui-mкme et non de Dieu.
ARTICLE 5: CHEZ LES
DЙMONS, LE LIBRE ARBITRE PEUT-IL REVENIR AU BIEN APRИS LE PЙCHЙ?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 7, Question 1, a. 2; De veritate, Question 24, a.
10; la, Question 64, a. 2.
Objections: Il semble que oui. 1. Denys dit en
effet, dans les Noms Divins (IV, 23), que les dons naturels demeurent
intacts chez les dйmons aprиs le pйchй. Or, avant le pйchй, le diable pouvait
se tourner vers le bien. Donc, mкme aprиs le pйchй, le diable pouvait revenir
au bien. 2. En outre, rien ne
trouve son repos de faзon immuable en une situation qui est contre nature,
parce que ce qui est contre nature est accidentel, et ce qui est accidentel
peut facilement кtre йcartй, parce que "l'accident est ce qui est prйsent
ou absent sans corruption du sujet". Or le pйchй est contre la nature de l'ange,
parce qu'il est tombй du niveau de la nature а ce qui est contre nature, comme
le dit saint Jean Damascиne dans la Foi (11, 4). Donc il ne peut se
faire que le libre arbitre du diable persйvиre de faзon immuable dans le mal. 3. Mais on peut dire
que cela convient au diable en raison de son йtat, parce qu'en pйchant, il a
perdu aussitфt l'йtat de voyageur, auquel il appartient de passer du bien au
mal et inversement. - On objecte а cela qu'а l'йtat de voie succиde l'йtat de
rйcompense ou de chвtiment, qui vient de Dieu. Or cette immobilitй dans le
pйchй ne peut pas venir de Dieu, parce que Dieu ne conserve pas une chose dont
il n'est pas l'auteur. Donc il ne peut pas se faire que l'immobilitй dans le
pйchй convienne а l'ange en raison de l'йtat qu'il a prйsentement. 4. En outre, tout ce
qui n'existe pas par soi dans une chose doit exister en elle sous l'effet d'une
certaine cause. Or pйcher invariablement ne convient pas de soi а l'ange, car
ainsi cela lui conviendrait selon sa nature, et il serait alors naturellement
mauvais, ce qu'on a rejetй plus haut mais cela ne lui convient pas davantage en
vertu d'une autre cause, parce que cela ne vient ni de Dieu, ni de la nature,
comme on l'a prouvй, ni mкme de sa propre volontй, parce que comme la volontй
de la crйature peut de soi changer, il ne semble pas qu'elle puisse кtre cause
d'immobilitй. Donc pйcher invariablement ne convient en aucune faзon au diable. 5. En outre, saint
Augustin dit dans la Vraie et la Fausse Pйnitences (V, 15): "Si le
diable pouvait espйrer en Dieu et reconnaоtre en soi sa faute, ce qu'il ne trouve
pas en lui-mкme, il le trouverait dans la bontй de Dieu", а savoir le par
don de sa faute. Or le diable peut espйrer en Dieu, parce que l'espйrance naоt
de la foi, comme la crainte; or saint Jacques (2, 19) dit: "Les dйmons
croient, et ils tremblent". Il n'est donc pas impossible que le diable
obtienne le pardon de son pйchй, et de la sorte, ne persйvиre pas
invariablement dans ses pйchйs. 6. En outre, si le
diable ne peut espйrer en la misйricorde de Dieu, ou bien cela vient de lui, ou
bien cela vient de Dieu. Or cela ne vient pas de Dieu, parce que comme le dit
saint Augustin dans le mкme livre (V, 15), toute malice est courte en regard de
la misйricorde de Dieu; mais si l'on dit que cela vient de lui, parce qu'il ne
peut pas de lui-mкme se relever du pйchй, cela devrait convenir pour la mкme
raison а quiconque pиche mortellement, parce que nul ne peut de lui- mкme
sortir du pйchй s'il n'est dйlivrй par Dieu; et pourtant, tous ceux qui pиchent
mortellement ne persйvиrent pas irrйvocablement dans le mal. Donc le diable ne
persйvиre pas invariablement dans le mal. 7. En outre, ce
raisonnement est juste: je puis courir si je le veux, donc je peux courir. Or
le diable peut se convertir au bien s'il le veut, parce que sa conversion
consiste dans ce vouloir mкme. Le diable peut donc se convertir au bien. 8. En outre, si un
mouvement est naturel, il en rйsulte que le repos est naturel, parce que c'est
par la nature que l'on se meut vers un lieu et qu'on se repose en ce lieu;
donc, pour une raison semblable, si le mouvement est volontaire, le repos sera
volontaire lui aussi. Or le diable s'est portй volontairement au mal donc c'est
volontairement qu'il se repose dans le mal, et non pas par nйcessitй. 9. En outre, selon
saint Jean Chrysostome commentant saint Jean, la lumiиre incrййe a vis-а-vis de
la substance spirituelle le mкme rapport que la lumiиre du soleil avec l'air.
Or, plus l'air est pur, plus il peut recevoir la lumiиre du soleil mais parmi
les substances spirituelles, l'ange est d'une nature plus subtile que l'вme;
donc, puisque l'вme peut recevoir la lumiиre de la grвce aprиs le pйchй, il
semble qu'il en va de mкme, а beaucoup plus forte raison, pour l'ange. Il
semble donc qu'il ne persйvиre pas invariablement dans le mal. 10. De plus, ce qui
est tel par nature l'est toujours. Or l'ange possиde naturellement le pouvoir
de se tourner vers le bien. Il peut donc toujours se tourner vers le bien,
avant comme aprиs le pйchй. 11. En outre, le
diable n'a pas tirй profit de son pйchй; or, avant le pйchй, il йtait tenu de
se tourner vers Dieu; donc, mкme aprиs son pйchй, il est tenu de se tourner
vers lui. Or nul n'est tenu а l'impossible; il n'est donc pas impossible que le
diable se tourne vers Dieu. Et de la sorte, а ce qu'il semble, il ne demeure
pas invariablement dans le pйchй. 12. En outre, plus un
agent appartient а un rang infйrieur, plus il est dйterminй а une seule chose;
ainsi un corps lourd ou lйger est davantage dйterminй а une seule chose que la
raison, qui peut se mouvoir vers divers objets. Or l'вme vient aprиs l'ange par
ordre de nature. Donc, puisque l'вme n'est pas dйterminйe а une chose unique au
point de ne pouvoir revenir au bien aprиs le pйchй, il semble que ce sera
encore bien moins le cas pour l'ange. 13. En outre, l'appйtit
supйrieur peut diriger l'appйtit infйrieur; ainsi, chez nous, l'appйtit
rationnel dirige l'appйtit sensitif, comme on le dit dans le livre de l'Вme
(III, 10). Or, au-dessus de l'appйtit du dйmon, il y a un autre appйtit supй
rieur, l'appйtit de Dieu et de l'ange bon. Donc l'appйtit du dйmon qui tend au
mal peut кtre dirigй vers le bien. 14. En outre, tout
кtre se tourne naturellement vers ce qui est meilleur. Or le diable conзoit que
le bien divin est meilleur que son bien, il peut donc se tourner vers le bien
divin. Il ne persйvиre donc pas invariablement dans l'aversion de Dieu qui est
un mal pour lui. 15. En outre, un changement
d'йtat n'enlиve pas au diable son libre arbitre, qui lui est naturel. Or il
convient de soi au libre arbitre de pouvoir se tourner vers le bien, parce que
le pouvoir de pйcher ne constitue pas le libre arbitre, ni une partie de la
libertй, comme le dit saint Anselme. Donc un changement d'йtat n'enlиve pas au
diable de pouvoir se tourner vers le bien. 16. En outre, avant
de pйcher, le diable pouvait se tourner vers le bien; or si aprиs son pйchй, il
ne peut se tourner vers le bien, c'est en raison d'une certaine soustraction,
ou bien d'une addition. Or ce n'est pas а cause d'une soustraction, parce que
les puissances naturelles demeurent intactes en elles-mкmes, comme du reste les
autres biens naturels, comme le dit Denys; et de mкme, ce n'est pas non plus а
cause d'une addition, parce ce qui s'ajoute а quelque chose lui advient selon
sa mesure; et ainsi, comme le libre arbitre de l'ange peut de soi changer, il
semble que ce qui lui est ajoutй se trouve en lui avec la possibilitй de
changer. Il ne persйvиre donc pas invariablement dans le mal. 17. En outre, la
volontй est proportionnйe а l'intellect qui la met en mouvement. Or l'intellect
de l'ange ne comprend pas une chose en sorte qu'il ne puisse aussi en
comprendre une autre; donc il ne veut pas une chose sans pouvoir encore revenir
а en vouloir une autre. Et ainsi, il ne persйvиre pas invariablement dans le
mal. 18. En outre, Denys
dit dans les Noms Divins (IV, 23) que les dйmons comprennent et veulent
le bien. Or il semble que rien d'autre ne soit requis pour leur conversion,
sinon d'acquiescer а cette volontй. Il semble donc qu'ils puissent une seconde
fois se tourner vers le bien. 19. En outre, saint
Anselme dit que si le libre arbitre existe chez les dйmons, il faut qu'il soit
en eux au moins pour leur permettre de garder la rectitude, ou de l'abandonner,
ou de la recouvrer. Or il n'est pas en eux pour leur permettre de conserver la
rectitude, puisqu'ils ne l'ont pas; ni pour leur permettre de l'abandonner,
parce que cela regarde la possibilitй de pйcher, qui ne fait pas partie de la
libertй. Il demeure donc que le libre arbitre est en eux pour leur permettre de
retrouver cette rectitude. Et de la sorte, ils ne persйvиrent pas
invariablement dans le mal. 20. En outre, ce qui
est dйformй de maniиre йgale peut кtre rйformй de maniиre йgale. Or le diable
est dйformй de la mкme maniиre que bien des hommes qui pиchent pour la mкme
raison, c'est-а-dire par malice. Donc, puisque les hommes peuvent кtre
rйformйs, les dйmons aussi pourront l'кtre. 21. En outre, de mкme
que l'appйtit a rapport au bien et au mal, de mкme l'intellect a rapport au
vrai et au faux. Or il n'existe pas d'intellect qui s'attache au faux au point
de ne pouvoir revenir au vrai. Donc la volontй du diable ne s'attache pas au
mal au point de ne pouvoir revenir au bien. Cependant: 1) Il est dit en
saint Jean (I, 3, 8): "Depuis le commencement, le diable pиche."
Expliquant ce passage dans la Citй de Dieu (XI, 15), saint Augustin dit
qu'il pиche toujours depuis le moment initial oщ il a pйchй. 2) En outre, saint
Grйgoire dit dans les Morales (XXXIV, 6): "Le coeur de l'antique
ennemi s'endurcira comme la pierre, parce qu'il ne sera jamais amolli par le
repentir d'aucune conversion." 3) En outre, l'ange
occupe un milieu entre Dieu et l'homme. Or Dieu a un libre arbitre qui ne peut
changer avant et aprиs le choix; par contre, l'homme a un libre arbitre qui
peut changer avant et aprиs celui-ci; donc l'ange tient le milieu, en sorte qu'il
peut changer avant mais non aprиs, car le contraire est impossible, c'est-а-dire
pouvoir changer aprиs et non avant. Il ne peut donc pas, aprиs avoir choisi le
pйchй, revenir au bien. Rйponse: Sur cette question, Origиne s'est trompй
en estimant que le libre arbitre de toute crйature peut, en n'importe quel
йtat, se tourner vers le bien ou vers le mal; aussi a-t-il pensй que les dйmons
eux-mкmes peuvent parfois revenir au bien grвce а leur libre arbitre, et
obtenir de la divine misйricorde le pardon de leurs pйchйs. Mais saint Augustin
dit dans la Citй de Dieu (XXI, 17): "Pour cette raison et de
nombreuses autres, l'Йglise a condamnй Origиne, parce qu'il a perdu ce qui le
faisait regarder comme misйricordieux, en inventant pour les saints de vraies
misиres dans lesquelles ils subiraient des peines expiatoires, et de fausses
bйatitudes dans lesquelles ils ne possйderaient pas la joie vйritable et
tranquille, c'est-а-dire assurйe et sans crainte, du bien йternel." Il
avanзait en effet, pour la mкme raison, que mкme les anges et les hommes qui
sont bons pourraient parfois pйcher par leur libre arbitre et dйchoir ainsi de
la bйatitude; ce qui s'oppose manifestement а la parole du Seigneur qui a dit: "Ceux-ci
iront au supplice йternel, mais les justes а la vie йternelle." (Mt.,
25, 46). Il faut remarquer que cette erreur d'Origиne
vient de ce qu'il n'a pas examinй correctement ce qui appartient de soi а la
puissance du libre arbitre, dont il n'est dйmuni en aucun йtat. Il faut donc
remarquer qu'il appartient а la nature du libre arbitre de pouvoir se porter
sur des choses diverses. Aussi les choses qui n'ont pas la connaissance, dont
les actions sont dйterminйes а une seule possibilitй, ne font-elle rien de leur
propre chef; les animaux sans raison, par contre, agissent bien par une
dйcision venant d'eux, mais celle-ci n'est pas libre, parce que le jugement qui
les fait rechercher ou fuir une chose est dйterminй en eux par la nature, en
sorte qu'il ne peuvent y passer outre, comme la brebis ne peut pas ne pas fuir
le loup qu'elle a vu; mais tout кtre qui possиde l'intelligence et la raison
agit par libre arbitre, dans la mesure oщ la dйcision qui le fait agir suit une
saisie de l'intelligence ou de la raison, qui se portent sur de nombreux
objets. Et c'est pourquoi, comme on l'a dit, il appartient а la nature du libre
arbitre de pouvoir se porter sur des choses diverses. Or cette diversitй peut кtre considйrйe
selon trois aspects, et d'abord d'aprиs la diffйrence de choses qui sont
choisies en vue de la fin. A chacun en effet convient naturellement une fin qu'il
dйsire par nйcessitй naturelle, parce que la nature tend toujours а un seul but;
mais comme de nombreux йlйments peuvent кtre ordonnйs а une seule fin, l'appйtit
de la nature rationnelle ou intellectuelle peut tendre а des biens divers, en
choisissant les moyens qui mиnent а la fin. Et c'est de cette faзon que Dieu
lui-mкme veut naturellement sa bontй comme sa fin propre, et ne peut pas ne pas
la vouloir; seulement, du fait que les divers genres des choses et leur ordre
peuvent кtre ordonnйs а sa bontй, sa volontй ne se porte pas а un seul de ses
effets sans pouvoir, pour ce qui est d'elle, se porter а un autre. Et а ce
point de vue, le libre arbitre convient а Dieu. De maniиre semblable aussi, l'ange
et l'homme ont la bйatitude comme fin dйterminйe de faзon naturelle; de lа vient
qu'ils la dйsirent naturellement et ne peuvent pas vouloir le malheur, comme le
dit saint Augustin dans la Trinitй (XIII, 3). Mais comme divers йlйments
peuvent кtre ordonnйs а la bйatitude, dans le choix des moyens qui mиnent а la
fin, tant la volontй de l'homme que celle de l'ange bon ou mauvais peuvent se
porter sur des choses diverses. Une seconde diversitй que le libre arbitre
peut embrasser est а envisager selon la diffйrence du bien et du mal; mais
cette diversitй ne relиve pas en soi du pou voir du libre arbitre, mais a un
rapport accidentel avec lui, en tant qu'il se trouve dans une nature qui peut
dйfaillir. Comme, en effet, la volontй est ordonnйe de soi au bien comme а son
objet propre, il ne peut arriver qu'elle tende au mal que si ce mal est saisi
sous la raison de bien, ce qui relиve d'une dйficience de l'intellect ou de la
raison, en qui le libre arbitre a sa cause; mais il n'appartient pas а la
nature d'une puissance de dйfaillir dans son acte propre, pas plus qu'il n'appartient
а la nature de la puissance visuelle de voir confusйment; et c'est pourquoi
rien ne s'oppose а ce qu'on trouve un libre arbitre qui tend au bien au point
de ne pouvoir, en aucune faзon, tendre au mal, soit par nature, comme en Dieu,
soit par une grвce parfaite, comme chez les hommes et les anges bienheureux. La troisiиme diversitй que le libre
arbitre peut embrasser est а envisager selon la diffйrence venant du
changement. Cela ne consiste pas, il est vrai, dans le fait de vouloir des
choses diverses, car Dieu lui-mкme veut que se rйalisent des choses diverses
selon que cela convient а la diversitй des temps et des personnes; mais ce
changement du libre arbitre consiste а ne plus vouloir pour le mкme temps cela
mкme qu'on voulait auparavant, ou а vouloir ce qu'on ne voulait pas tout
d'abord. Et cette diversitй n'appartient pas non plus de soi а la nature du
libre arbitre, mais elle lui est accidentelle, selon la condition d'une nature
changeante; ainsi, il n'est pas de la nature de la puissance visuelle de voir
diversement un objet, mais cela peut parfois arriver en raison des dispositions
diffйrentes de celui qui voit, dont l'oeil est tantфt clair et tantфt troublй.
Et de faзon semblable, la mutabilitй ou la diversitй du libre arbitre ne sont
pas de sa nature, mais lui sont accidentelles, dans la mesure oщ il se trouve
dans une nature qui peut changer. Le libre arbitre en effet change en nous а la
fois pour une cause intrinsиque et pour une extrinsиque pour une cause
intrinsиque, c'est ou bien а cause de la raison, par exemple lorsque quelqu'un
ignorait d'abord ce qu'il a connu ensuite, ou bien а cause de l'appйtit
lui-mкme, qui est parfois modifiй par une passion ou par un habitus au point de
tendre, comme s'il lui convenait, vers un objet qui, l'habitus ou la passion
venant а disparaоtre, ne lui convient pas. Le libre arbitre change, d'autre
part, pour une cause extrinsиque, par exemple lorsque Dieu change par sa grвce
la volontй de l'homme du mal au bien, selon ce verset des Proverbes (21, 1): "Le
coeur du roi est dans la main de Dieu, et il le tournera partout oщ il le
veut." Or cette double cause cesse de jouer chez
les anges aprиs le premier choix. Et d'abord, pour ce qui appartient а l'ordre
naturel, c'est naturellement qu'ils ont une attitude immuable, parce que le
changement est le propre d'un кtre qui existe en puissance, comme on le dit
dans les Physiques (III, 3). Or il revient а la nature angйlique de
possйder en acte la connaissance de tout ce qu'elle peut connaоtre
naturellement, de mкme que nous possйdons naturellement en acte la connaissance
des principes premiers, а partir desquels nous en venons, par le raisonnement,
а acquйrir la connaissance des conclusions, ce qui ne se produit pas chez les
anges, parce que dans les principes mкmes ils voient toutes les conclusions qui
relиvent de leur connaissance naturelle. C'est pourquoi, de mкme que nous ne
changeons pas dans la connaissance des principes premiers, de mкme leur
intellect ne change pas а l'йgard de tout ce qu'il connaоt naturellement; et
comme la volontй est proportionnйe а l'intellect, il s'ensuit que leur volontй
aussi est naturellement immuable pour ce qui appartient а l'ordre naturel. Mais
il est vrai qu'ils sont en puissance pour ce qui est du mouvement portant sur
les biens surnaturels, par adhйsion ou par aversion. Aussi l'unique changement
qui puisse se produire en eux, c'est qu'ils se meuvent а partir du degrй de
leur nature vers ce qui dйpasse leur nature, en se tournant vers ces biens ou
en s'en dйtour nant. Mais comme tout ce qui arrive а un кtre lui arrive selon
la mesure de sa nature propre, il s'ensuit que les anges persйvиrent de faзon
immuable dans l'aversion ou l'adhйsion au bien surnaturel. Quant au point de vue extrinsиque, les
anges sont fixйs immuablement dans le bien ou dans le mal aprиs le choix
originel parce qu'alors a pris fin leur йtat de voyageur; aussi n'appartient-il
pas а l'ordre de la sagesse divine d'infuser dйsormais aux dйmons une grвce qui
les ferait revenir du mal de leur aversion premiиre, dans laquelle ils persйvиrent
invariablement; et c'est pourquoi, bien qu'ils choisissent des choses diverses
par leur libre arbitre, ils pиchent cependant en tous les cas, parce que la
force de leur choix premier persiste dans tous leurs choix. Solutions des objections: 1. Les biens naturels
sont intacts chez les anges en ce qui regarde l'ordre naturel, mais ils sont
corrompus, gвtйs ou diminuйs par rapport а l'aptitude а la grвce ou а la
gloire. 2. Le pйchй est
contre nature, non quant а ce que le pйcheur recherche, mais quant au dйsordre
d'oщ il tire son caractиre mauvais; et c'est pourquoi rien ne s'oppose а ce que
le pйcheur persйvиre immuablement dans ce qu'il dйsire en pйchant. 3. Dieu est cause de
cet йtat des anges oщ ils s'obstinent dans le mal, non certes en tant qu'il cause
ou conserve leur malice, mais en tant qu'il ne leur accorde pas la grвce c'est
de la sorte qu'on dit qu'il endurcit certains, selon la Lettre aux Romains (9,
18): "Il a pitiй de qui il veut, et il endurcit qui il veut." 4. Demeurer
invariablement dans le mal ne convient pas au diable en vertu d'une seule
cause, mais de deux; car il lui revient d'кtre dans le mal de par sa volontй
propre, mais il lui revient en raison de sa nature propre de demeurer
invariablement attachй а l'objet sur lequel se porte sa volontй. 5. A proprement
parler, le diable ne peut pas reconnaоtre en soi une faute, c'est-а-dire en
sorte d'envisager et de refuser son pйchй en tant qu'il a la malice d'une
faute, parce que cela relиverait d'un changement du libre arbitre; et par
consйquent, il ne peut espйrer de la divine misйricorde un pardon qui porterait
sur une faute. 6. Non seulement le
diable ne peut pas de lui-mкme se relever du pйchй, comme l'homme, mais en
outre il lui revient, selon le mode de sa nature, d'adhйrer invariablement а ce
qu'il a choisi par sa propre volontй; et c'est pourquoi son pйchй est plus
irrйmйdiable que celui de l'homme. 7. Lorsque je dis: "Je
puis courir si je le veux", la proposition antйcйdente est possible, et
pour cela, la consйquente est possible mais lorsque je dis: "Le diable
peut revenir au bien s'il le veut", l'antйcйdente est impossible, comme
cela ressort de ce qui a йtй dit; aussi les cas sont-ils diffйrents. 8. De mкme que le
mouvement d'aversion pour Dieu fut volontaire chez le diable, de mкme aussi le
repos dans l'objet qu'il a voulu est volontaire, car c'est volontairement qu'il
persйvиre dans le mal; mais pourtant, sa volontй demeure invariablement fixйe
en lui, pour la raison dйjа avancйe. 9. Il faut rйpondre
qu'une substance spirituelle est illuminйe par la lumiиre incrййe de deux
maniиres: d'une part, par la lumiиre naturelle, et а ce point de vue, l'ange
bon ou mauvais est plus illuminй que l'вme; d'autre part, par la lumiиre de la
grвce, et а ce point de vue, l'ange mauvais est moins capable de cette
illumination, en raison de cet obstacle а la grвce qui demeure invariablement
en lui, comme on l'a dit. 10. Le libre arbitre
du diable n'est pas susceptible de changer naturellement par rapport aux
rйalitйs qui correspondent а sa nature, mais il a la possibilitй de changer
seulement par rapport aux biens surnaturels, vers lesquels il peut se tourner
ou se dйtourner; et lorsqu'il l'a fait, il persйvиre invariablement en cette
volontй, comme on l'a dit. 11. De mкme qu'un
homme ivre est tenu de ne pas pйcher, non certes en considйration de son йtat
prйsent, mais eu йgard а la cause volontaire de son йbriйtй, selon laquelle une
action peut lui кtre imputйe comme faute, de mкme aussi peut-on comprendre que
le diable est tenu de se convertir а Dieu, bien que cela lui soit impossible
selon son йtat prйsent, parce qu'il est arrivй lа par une cause volontaire. 12. Ce qui est d'un
rang infйrieur est davantage dйterminй а une seule chose, si l'on considиre les
objets, parce qu'une force plus grande s'йtend а des objets plus nombreux; mais
cependant, ce qui est supйrieur est dйterminй а une seule chose а cause de son
immutabilitй: et c'est ainsi que le libre arbitre du diable est dйterminй au
mal. 13. Seul Dieu peut
mouvoir la volontй, et il pourrait aussi, de puissance absolue, tourner la
volontй du dйmon vers le bien; mais cependant, cela ne convient pas а la nature
de celui-ci, comme on l'a dit. Aussi n'en va-t-il pas de mкme de l'appйtit
sensitif, qui peut changer par sa nature. 14. Le diable conзoit
que le bien divin est meilleur que son bien propre, en tant qu'il est la source
de tout le bien naturel, mais non en tant qu'il est le principe du bien
gratuit, parce qu'il demeure encore dans sa perversitй premiиre, selon laquelle
il a voulu obtenir la bйatitude suprкme par sa force naturelle. 15. Par son
changement d'йtat, le dйmon n'a pas perdu son libre arbitre au point de ne
pouvoir se porter au bien connaturel; il l'a perdu cependant parce qu'il ne
peut se tourner vers le bien de la grвce. 16. L'immobilitй du
dйmon dans le mal est causйe proprement par son adhйsion, qui a raison d'addition;
et le fait mкme qu'il s'attache а une chose selon la mesure de sa propre nature
entraоne qu'il y est fixй plutфt de faзon invariable que de faзon changeante. 17. L'appйtit du
diable peut bien dйsirer divers objets, comme on l'a dit, mais cependant, en
tout ce qu'il dйsire, il persйvиre invariablement dans le mal, comme cela
ressort de ce qui a йtй dit. 18. Cet argument se
dйveloppe en envisageant la connaissance et la volontй naturelle du bien; or
nous parlons prйsentement du bien gratuit et du mal de faute qui s'y oppose. 19. Le diable a la
libertй de conserver la rectitude, s'il la possйdait; car comme le dit saint
Anselme dans le mкme livre, le libre arbitre a toujours le pou voir de garder
la rectitude, et quand il la possиde et quand il ne la possиde pas, de mкme que
quelqu'un a le pouvoir de garder de l'argent s'il en avait, mкme s'il n'en a
pas. 20. Bien qu'il arrive
que certains hommes pиchent pour la mкme raison qui a fait pйcher le diable,
ils ne sont pas pour autant dйformйs de faзon tout а fait semblable: le diable
l'est sans pouvoir changer, alors que l'homme peut changer, selon ce qui
convient а sa nature. 21. De mкme que le
diable persйvиre invariablement dans le mal auquel il adhиre, de mкme il
persйvйrerait invariablement dans le faux auquel il donnerait son assentiment.
ARTICLE 6: APRИS SON
PЙCHЙ, LE DIABLE A-T-IL L'INTELLIGENCE TELLEMENT OBSCURCIE QUE PUISSE S'Y
TROUVER L'ERREUR OU LA MЙPRISE?
Lieux parallиles
dans l'oeuvre de saint Thomas: Somme thйologique, Ia, Question 58, a. 5; III
Somme contre les Gentils, c. 108.
Objections: Il semble que oui. 1. Il est dit en
effet du Lйviathan, sous lequel il faut comprendre le diable: "Il
estimera que l'abоme pourra vieillir." (Job, 41, 23); expliquant ce
passage dans les Morales (XXXIV, 19), saint Grйgoire dit: "Il
estime que l'abоme vieillit, celui qui pense que parfois, dans les supplices,
le chвtiment venu d'en haut a un terme." Or ceci est faux. Donc il arrive
au diable d'avoir une opinion fausse ou erronйe. 2. En outre, quiconque
doute peut se tromper. Or le diable est parfois dans le doute, comme cela
ressort de ce qu'il dit lui-mкme en saint Matthieu (4, 3): "Si tu es le
Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains." Donc le diable
peut se tromper. 3. Mais on peut dire
que le diable peut se tromper quant а la connaissance gratuite, mais non quant
а la connaissance naturelle. - On objecte а cela ce que dit Denys dans les
Noms Divins (IV, 23): "Nous disons que ces biens angйliques qui leur
ont йtй donnйs", aux dйmons, "n'ont jamais йtй changйs, mais qu'ils
sont intacts et des plus йclatants, bien qu'eux-mкmes ne les voient pas, pour
avoir fermй leurs puissances capables de contempler le bien." Or celui qui
ne voit pas du fait qu'il ferme les yeux peut кtre trompй ou faire erreur. Donc
le diable peut faire erreur, mкme а l'йgard des biens qui lui sont naturels. 4. En outre, partout
oщ peut exister une puissance sans son acte, le mal peut exister, comme cela
ressort de ce que le Philosophe dit dans la Mйtaphysique (IX, 10); or
dans l'intelligence des anges, mкme pour ce qui touche la connaissance
naturelle, il peut y avoir puissance sans acte: en effet, ils ne considиrent
pas а la fois en acte tout ce а quoi s'йtend leur connaissance naturelle - sans
quoi ils ne changeraient pas а travers le temps, comme le dit saint Augustin
dans son Commentaire littйral de la Genиse (VIII, 20); donc le mal peut
se trouver dans l'intelligence de l'ange. Or le faux est le mal de l'intelligence,
comme on le dit dans l'Йthique (VI, 2). Donc, bien que le diable ait une
nature angйlique, rien ne s'oppose а ce qu'une fausse opinion existe en son
intelligence. 5. En outre, la
volontй du diable a pu faillir en pйchant, parce qu'elle est tirйe du nйant,
comme cela ressort de ce que dit saint Augustin dans la Citй de Dieu
(XII, 8). Or, de la mкme maniиre, son intelligence est tirйe du nйant. Donc,
pour la mкme raison, elle peut faillir en se trompant. 6. En outre, le pйchй
exclut de la bйatitude. Or la bйatitude relиve davantage de l'intelligence que
de la volontй, selon ce verset de saint Jean (17, 3): "La vie
йternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, Dieu, etc." Donc, puisque
le pйchй a corrompu la volontй du diable au point qu'elle demeure toujours dans
le pйchй, il a bien plus encore corrompu son intelligence, en sorte qu'elle
demeure toujours dans l'erreur. 7. En outre, saint
Anselme prouve dans la Vйritй (ch. 13) qu'il n'y a qu'une seule vйritй, c'est-а-dire
la vйritй incrййe; et saint Augustin dit aussi que toutes choses sont vues dans
la lumiиre divine. Or les dйmons se sont йloignйs de la participation divine,
selon ce texte de la Deuxiиme Lettre aux Corinthiens (6, 14): "Quelle
union y a-t-il entre la lumiиre et les tйnиbres ?" Les dйmons ne
peuvent donc connaоtre aucune vйritй. 8. En outre, sur ce
verset de Job (41, 24): "Il a йtй fait pour ne craindre personne",
saint Grйgoire dit du diable, dans les Morales (XXXIV, 21), que "l'appйtit
de grandeur s'est changй en duretй d'esprit, au point que dйsormais, en raison
de sa duretй, il ne juge pas qu'il a mal fait, lui qui cherchait а l'emporter
par la gloire." Or il est manifeste qu'il a mal agi. Donc il a de lui-mкme
une opinion fausse. 9. En outre, quiconque
estime faux ce qu'il tenait d'abord pour vrai se trompe une des deux fois. Or
cela convient au diable, parce que, sur cette parole de saint Matthieu (27,
19): "Alors qu'il siйgeait au tribunal, sa femme lui envoya dire,
etc.", la Glose dit: "Le diable, comprenant alors enfin qu'а
cause du Christ, il va perdre son butin, de mкme qu'il avait d'abord fait
entrer la mort par une femme, de mкme maintenant c'est par une femme qu'il veut
dйlivrer le Christ de la main des Juifs, pour ne pas perdre par sa mort l'empire
de la mort." D'oщ il paraоt qu'а un moment, il lui a semblй avantageux
pour lui que le Christ meure, tandis qu'il travaillait а sa mort, mais que par
la suite il lui sembla que cela ne serait pas favorable а sa domination. Donc
il semble qu'il ait eu une fois une opinion fausse. 10. En outre, saint
Augustin dit dans la Vraie Religion (ch. 52): "Il faut йviter l'enfer
infйrieur, c'est-а-dire ces durs chвtiments d'aprиs cette vie, lа oщ il ne peut
y avoir aucun souvenir de la vйritй, parce qu'il n'y a aucune rйflexion, et
cela parce que ne s'y rйpand pas la vraie lumiиre qui йclaire tout homme venant
en ce monde." Or les dйmons subissent les conditions de cet enfer. Ils ne
connaissent donc aucune vйritй, et il n'y a chez eux aucun raisonnement. 11. En outre, une
connaissance vraie a avec un dйsir droit le mкme rapport qu'une connaissance
fausse avec un dйsir pervers; or il ne peut y avoir de dйsir droit sans que
prйcиde une connaissance vraie. Donc une connaissance fausse prйcиde toujours
un dйsir pervers. Mais chez les dйmons, le dйsir est toujours pervers. Donc il
existe chez eux une connaissance fausse. 12. En outre, sur ce
texte de saint Luc (10, 30): "Aprиs l'avoir couvert de plaies, ils s'en
allиrent en le laissant а demi-mort", une Glose dit que le pйchй
blesse l'homme dans ses biens naturels. Or la grвce rйforme dans l'homme ce que
le pйchй a blessй. Donc, puisque la grвce rйforme l'image en sa totalitй, qui
comprend non seulement la volontй, mais aussi l'intelligence, il semble que le
pйchй du dйmon ait blessй son intelligence mкme quant а sa connaissance naturelle.
Et de la sorte, il semble qu'il puisse y avoir erreur et mйprise mкme dans sa
connaissance naturelle. 13. En outre, Denys
dit dans les Noms Divins (IV, 19) que personne n'agit en vue du mal. Or
ce que fait le dйmon est mal. Il se trompe donc en son estimation. 14. En outre, saint
Augustin dit dans la Vraie Religion (ch. 13): "Cet ange-lа, en s'aimant
lui-mкme plus que Dieu, n'a pas voulu lui кtre soumis, et il s'est enflй d'orgueil
et dйtachй de l'essence suprкme, et il est tombй", а savoir par la chute
du pйchй; "et il est diminuй pour avoir voulu jouir d'un bien infйrieur,
parce qu'il a prйfйrй jouir de sa propre puissance plutфt que de celle de Dieu".
Or du fait mкme qu'il s'attacha de faзon perverse а sa nature et а sa
puissance, et commenзa par lа а s'amoindrir, il semble кtre dйchu de l'ordre de
ses dons naturels. Donc il peut tomber dans la faussetй et la mйprise mкme dans
sa connaissance naturelle. 15. En outre, saint
Grйgoire dit dans le Pastoral (III, 16) qu'а l'esprit ivre de colиre, ce
qui est droit semble pervers. Or l'esprit du diable est ivre de colиre, car
Denys dit dans les Noms Divins (IV, 23) que le mal du dйmon est une
colиre dйraisonnable; il estime donc pervers tout ce qui est droit. Et de la
sorte, il se trompe en son opinion. 16. En outre, la
connaissance universelle est chez nous principe d'erreur; ainsi, en considйrant
la blancheur d'un lys, qui lui est commune avec beaucoup d'autres, nous nous
trompons en jugeant que ce qui est blanc est un lys. Or les anges connaissent
par des formes universelles, et d'autant plus qu'ils sont supйrieurs. Donc,
puisque Lucifer fut le plus йlevй des anges, et que, en consйquence, il a
possйdй les formes les plus universelles, il semble qu'il puisse le plus se
tromper. 17. En outre, ce qui
est simple se tourne totalement vers l'objet vers lequel il se tourne; donc
pour une raison semblable, il se dйtourne totalement de l'objet dont il se
dйtourne. Or le diable est simple, а considйrer son essence; donc, puisqu'il s'est
dйtournй de Dieu, il semble qu'il en soit dйtournй totalement, c'est-а-dire а
la fois selon l'affection et selon la connaissance. Donc il semble, puisque
Dieu est vйritй, que sa connaissance s'йcarte totalement de la vйritй. 18. En outre, sur ce
texte de la Deuxiиme Lettre aux Corinthiens (6, 15): "Quel rapport y
a-t-il entre le Christ et Bйlial?", la Glose dit que le diable fait
tout mal. Or le fait mкme de comprendre est un certain acte; il semble donc que
le diable se conduise mal mкme quand il comprend. Et ainsi, il semble qu'une
opinion fausse survienne dans son intelligence. Cependant: 1) Denys dit, dans les
Noms Divins (VII, 2), que les anges ont une intelligence simple; or dans
une intelligence simple, mкme humaine, il ne peut y avoir d'erreur; il y en
aura donc moins encore dans la connaissance de l'ange. Or le diable a la nature
angйlique. L'erreur ne peut donc survenir dans sa connaissance. 2) En outre, comme
les dйmons sont des substances incorporelles, il n'y a chez eux de connaissance
qu'intellectuelle. Or l'intelligence est toujours droite, comme le dit le
Philosophe dans le livre de l'Ame (III, 9); et saint Augustin prouve
aussi dans les Quatre-Vingt-Trois Questions (Question 32) que personne
ne pense faussement. Il semble donc qu'il ne puisse y avoir d'erreur dans la
connaissance des dйmons. 3) Mais on peut dire
qu'il ne peut y avoir d'erreur dans la connaissance des dйmons pour ce qui
touche leur connaissance naturelle, mais seulement pour la connaissance
gratuite. - On objecte а cela que la connaissance gratuite se rapporte surtout
а Dieu en tant qu'il excиde la connaissance naturelle de la crйature. Or, comme
le Philosophe le prouve dans la Mйtaphysique (IX, 11), il ne peut
exister d'erreur dans la connaissance des substances simples qui sont au-dessus
de nous, mais il y a chez elles ce seul dйfaut qui consiste а ne pas y
atteindre. En ce qui concerne donc la connaissance gratuite, il ne peut y avoir
de fausse opinion chez les dйmons, mais il y a seulement manque de connaissance. 4) En outre, tout ce
qui survient а une chose lui survient selon le mode de sa nature, comme on le
dit au Livre des Causes (10). Si donc les dйmons ne peu vent se tromper
en ce qui concerne leur connaissance naturelle, il semble qu'ils ne puissent
pas non plus se tromper en ce qui concerne la connaissance des biens gratuits
qui leur est ajoutйe. 5) De mкme, on peut
dire que les dйmons peuvent se tromper en ce qui touche la connaissance
affective. - On objecte а cela que la connaissance angйlique dйpasse toute
connaissance humaine. Or il existe chez l'homme une puissance cognitive qui ne
se trompe pas, mкme chez le pйcheur, et c'est la syndйrиse. Il semble donc qu'а
bien plus forte raison encore, la connaissance de l'ange pйcheur est sans
erreur. 6) En outre, le dйmon
a pйchй par son libre arbitre, qui est une facultй de la volontй et de la
raison. Or la raison et la volontй se rapportent а des objets divers, car la
volontй regarde le bien, et la raison le vrai. Rien n'empкche donc que la
volontй du diable ait failli par rapport au bien sans pourtant que son intelligence
ait failli par rapport au vrai. 7) En outre, nulle
chose n'est corrompue ou diminuйe sinon par son opposй; or le pйchй ne s'oppose
pas а la nature; il semble donc qu'il ne corrompe ni ne diminue le bien de la
nature. Or la connaissance naturelle ne souffre pas d'erreur. Il semble donc
que, mкme aprиs le pйchй, il ne puisse pas y avoir d'erreur chez le dйmon. 8) En outre, saint
Grйgoire dit dans les Dialogues (IV, 26) que l'вme йlevйe au- dessus de
son corps connaоt le vrai sans erreur. Or l'ange, fыt-il mauvais, est plus
йlevй au-dessus du corps que l'вme. Donc il semble que l'erreur puisse bien
moins encore se produire chez les mauvais anges. Rйponse: Une opinion fausse est une certaine opйration
dйfectueuse de l'intelligence, comme la naissance d'un monstre est une certaine
opйration dйfectueuse de la nature; aussi le Philosophe dit dans l'Йthique
(VI, 2) que le faux est le mal de l'intelligence; or une opйration dйfectueuse
provient toujours d'un principe dйfaillant; ainsi, la mise au monde d'un
monstre provient de la dйfectuositй de la semence, comme on le dit dans les
Physiques (II, 14); aussi est-il nйcessaire que toute apprйciation fausse
provienne du dйfaut d'un principe de connaissance; ainsi chez nous, une opinion
fausse est produite la plupart du temps par un raisonnement indu. Or aucune
chose ne peut dйfaillir en ce а quoi elle est toujours en acte selon sa nature;
mais une chose peut dйfaillir vis-а-vis de ce а quoi elle est en puissance, car
ce qui est en puissance est passible de perfection ou de privation. Or l'acte s'oppose
а la privation, а laquelle se ramиne toute dйfaillance. Or, comme on l'a dit plus haut, l'ange,
selon sa condition naturelle, possиde en acte une connaissance parfaite de tout
ce а quoi s'йtend naturellement sa puissance de connaоtre; en effet, il ne
passe pas des principes aux conclusions, mais il voit aussitфt les conclusions
dans les principes mкmes qu'il connaоt; autrement, si possйdant en acte la
connaissance des principes, il connaissait en puissance les conclusions, il lui
faudrait, comme nous, acquйrir par les principes la connaissance des
conclusions, grвce au discours de la raison; et le contraire est mis en йvidence par Denys dans les Noms
Divins (VII, 2). Donc, de mкme qu'il ne peut y avoir en nous d'opinion
fausse touchant les premiers principes qui nous sont connus naturellement, de
mкme chez l'ange, il ne peut pas y avoir non plus d'opinion fausse touchant
tout ce qui tombe sous sa connaissance naturelle; et comme, en pйchant, le
diable n'a pas perdu les propriйtйs de sa nature, mais que les dons naturels
demeurent en lui intacts et des plus йclatants, comme le dit Denys dans les
Noms Divins (IV, 23), il en rйsulte que le diable ne peut avoir une opinion
fausse sur ce qui relиve de sa connaissance naturelle. Mais, bien que son esprit soit en acte par
rapport а ce qu'il peut connaоtre naturellement, il est cependant en puissance
par rapport а ce qui dйpasse sa connaissance naturelle, et pour le connaоtre,
il a besoin d'кtre йclairй par une lumiиre supйrieure. De mкme en effet, que
plus une puissance active est supйrieure, plus elle peut s'йtendre а un grand
nombre d'actions, de mкme la puissance de connaоtre qui est plus йlevйe s'йtend
а la connaissance d'un plus grand nombre d'objets; aussi est-il nйcessaire que,
par rapport aux objets en lesquels l'intelligence supйrieure dйpasse l'intelligence
infйrieure, celle-ci soit comme en puissance et ait besoin d'кtre perfectionnйe
par la supйrieure. Ainsi donc toute intelligence angйlique est en puissance par
rapport а ce qui existe dans la connaissance divine, et elle a besoin pour le
connaоtre d'кtre йclairй par une certaine lumiиre surnaturelle, qui est la
lumiиre de la grвce divine. Et de la sorte, par rapport а cette
connaissance gratuite, une dйficience peut exister en toute intelligence
angйlique, mais diffйremment suivant les sujets. Car chez l'ange bon il peut y
avoir quelque dйfaut de connaissance touchant ces objets, mais par simple
nйgation, selon ce que dit Denys dans la Hiйrarchie Ecclйsiastique (VI,
3): ils sont purifiйs de leur ignorance; mais la dйficience que constitue une
opinion fausse ne peut exister en eux, parce que, comme leur volontй est
ordonnйe, ils n'appliquent pas leur intelligence а juger de ce qui excиde leur
connaissance. Au contraire, chez les anges mauvais, en raison de leur volontй
dйsordonnйe et orgueilleuse, il peut y avoir, а l'йgard de ces objets de
connaissance, mкme la dйficience consistant en une fausse opinion, dans la mesure
oщ ils appliquent prйsomptueusement leur intelligence а juger de ce qui les
dйpasse. Et cette erreur а l'endroit de ce genre d'objets de connaissance peut
кtre chez eux et spйculative, en tant qu'il se prйcipitent complиtement dans un
jugement faux, et pratique ou affective, en tant qu'ils estiment а tort qu'il
faut dйsirer ou faire quelque chose en rapport avec les objets dont on a parlй. Solutions des objections: 1. La perpйtuitй du
chвtiment divin relиve de la connaissance gratuite, parce que la nature des
jugements divins dйpasse toute connaissance naturelle de la crйature, selon la
parole du Psaume (35, 7): "Tes jugements sont un abоme sans fond";
cependant, le diable n'ignore pas que son supplice sera sans fin, car cela
diminuerait son malheur; de mкme en effet que la sйcuritй de la perpйtuitй de
la gloire contribue а augmenter la fйlicitй des bienheureux, de mкme la
certitude du caractиre interminable de leur malheur contribue а augmenter le
malheur des damnйs. Aussi faut-il affirmer que le diable est dit estimer que "l'abоme
pourra vieillir", comme saint Grйgoire l'explique au mкme endroit, parce
qu'il met dans l'esprit des hommes en ce monde l'opinion que les peines se
termineront, afin qu'ils craignent moins de pйcher. 2. Ce doute du diable
portait sur le mystиre de l'incarnation, qui dйpasse la connaissance naturelle
des anges eux-mкmes. 3. On dit que les
dйmons ne voient pas leurs biens naturels, non qu'ils ne les voient absolument
pas - sans quoi ils ne pourraient rien connaоtre, parce que, comme on le dit
dans le Livre des Causes (13), l'intelligence comprend tout le reste en
comprenant son essence -; mais ils ne les voient pas dans leur rapport avec les
biens gratuits, de la considйration desquels ils dйtournent leur attention en s'attachant
comme а une fin а leurs seuls biens naturels. 4. Avoir une
connaissance en acte s'entend en deux sens: d'une premiиre faзon, par rapport а
la considйration actuelle, et ce n'est pas а ce point de vue qu'on veut dire
que l'ange a une connaissance actuelle de tout ce а quoi s'йtend sa
connaissance naturelle; d'une faзon, cela s'entend par rapport а la connaissance
habituelle, parce que, comme on le dit dans le livre de l'Ame (II, 1) et
dans les Physiques (VIII, 8), autre chose est de dire que quelqu'un est
en puissance de savoir avant d'apprendre, c'est-а-dire quand il ne possиde pas
encore l'habitus de la science, et autre chose de dire qu'il est en puissance
de savoir avant qu'il porte son attention sur un sujet. Et c'est de cette
maniиre que l'ange possиde une connaissance actuelle par rapport а tout ce qu'il
peut connaоtre naturellement. Et ceci suffit а repousser l'erreur contraire,
car nous ne considйrons pas toujours en acte les principes, mais l'habitus mкme
des principes suffit а repousser toute erreur contraire dans ce domaine. 5. Du fait qu'un кtre
est tirй du nйant, il rйsulte qu'il peut changer en quelque maniиre, mais il n'est
pas nйcessaire qu'il puisse changer en tout: les corps cйlestes peuvent bien
changer localement, mais non en leur substance; et de mкme, l'intelligence de l'ange
peut faillir par rapport aux rйalitйs surnaturelles du fait qu'elle est tirйe
du nйant, mais elle ne le peut pas par rapport а sa connaissance naturelle,
parce que, comme on l'a exposй plus haut, la volontй de l'ange peut aussi
pйcher vis-а-vis de ces biens surnaturels. 6. La bйatitude
active a son siиge dans l'intelligence, а laquelle revient la vision de Dieu,
plus que dans la volontй а qui revient le plaisir, parce que le plaisir suit l'opйration
comme sa cause, et lui est adjoint comme une perfection qui vient aprиs elle;
aussi le Philosophe dit-il dans l'Йthique (X, 6) que le plaisir parfait
l'opйration, comme la beautй parfait la jeunesse. Mais dйsirer la fin et se
mouvoir vers elle convient surtout а la volontй, et c'est cela qu'empкche le
pйchй; c'est pourquoi le pйchй concerne plus la volontй que l'intelligence. 7. Les dйmons se sont
йloignйs de la participation de la vйritй divine et de la lumiиre divine selon
la grвce, mais non selon la nature. 8. Le diable ne juge
pas qu'il a mal agi, parce qu'il ne saisit pas sa faute comme un mal, mais
persйvиre encore dans le mal avec un esprit obstinй; aussi cela relиve de la
faussetй de la connaissance pratique ou affective. 9. L'effet de la
passion du Christ relиve de la connaissance surnaturelle а propos de laquelle
le diable a pu se tromper. 10. Lorsqu'on dit
que, dans l'enfer, il n'existe aucun souvenir de la vйritй, il ne faut pas le
comprendre comme si on n'y connaissait aucune vйritй - sans quoi on n'y
connaоtrait pas qu'on a commis des actes peccamineux, et ainsi le "ver de
la conscience" serait supprimй -, mais il faut comprendre qu'on n'est pas
en йtat d'acquйrir cette connaissance de la vйritй qui rendrait parfaite l'intelligence. 11. Selon Denys dans les
Noms Divins (IV, 30), le bien tient а la totalitй et а l'intйgritй de la
chose, mais le mal vient de chaque dйfaut, et c'est pourquoi on requiert plus d'йlйments
pour le bien que pour le mal; aussi il ne s'ensuit pas, si une connaissance
vraie est requise de l'intelligence pour que le dйsir soit droit, que la
perversitй du dйsir ne puisse exister sans que soit fausse la connaissance. Et
pourtant, on pourrait dire aussi que l'appйtit peut кtre droit alors qu'a
prйcйdй une connaissance fausse, par exemple lorsque quelqu'un rend les
honneurs dus а un pиre а quelqu'un qu'il estime а tort кtre son pиre; et de
mкme, que le dйsir pervers se trouve toujours associй а une certaine faussetй de
la connaissance pratique. 12. La faute blesse l'homme
dans ses biens naturels pour ce qui touche la capacitй envers les biens
gratuits, mais non en sorte d'enlever quoi que ce soit а l'essence de la nature;
et ainsi, il ne s'ensuit pas que son intelligence se trompe, sauf par rapport
aux biens gratuits. 13. Cet argument
envisage la connaissance pratique ou affective, par laquelle on choisit le mal
tout en visant le bien. 14. Du fait que le
diable s'est attachй par amour а lui-mкme plus qu'а Dieu, il a pйchй contre l'ordonnance
des biens naturels aux biens gratuits, parce qu'il n'a pas rapportй а Dieu l'amour
de sa propre nature; et en cela on dit qu'il est diminuй, en tant qu'il a йtй
privй de l'кtre gratuit. 15. C'est
mйtaphoriquement qu'on parle de colиre pour le diable, et on ne tire pas une
argumentation convenable de telles faзons de parler. Cependant, on peut dire
aussi que cela encore relиve de la connaissance pratique. 16. On dit que les
anges ont une connaissance universelle, non parce qu'ils ne connaissent que la
seule nature universelle des choses, maniиre de connaоtre selon laquelle la
connaissance universelle est chez nous source d'erreur; mais leur connaissance
est dite universelle en tant qu'elle s'йtend universellement а de nombreux
objets connaissables, dont ils ont la connaissance propre et complиte. 17. L'ange est simple
en son essence, mais il est multiple en son pouvoir, en tant justement que ce
pouvoir s'йtend а de nombreux objets, bien que ce ne soit pas par des
puissances appartenant а des natures diverses, comme chez nous les appйtits
sensitif et intellectuel, car cela s'opposerait а la simplicitй de son essence.
Donc, selon l'appйtit intellectuel, dans la mesure oщ celui-ci peut s'йtendre а
de nombreux objets, l'ange peut se dйtourner d'un objet selon un aspect et non
selon un autre; et ainsi, son appйtit ne s'est pas dйtournй de Dieu pour ce qui
concerne les biens naturels, mais pour les biens gratuits. 18. Le diable fait
tout mal, pour ce qui est de ce qu'il fait de par son libre arbitre; mais les
actions naturelles sont bonnes en lui, а proprement parler, parce que ces
actions de nature viennent de Dieu qui a crйй la nature. Quant aux objections contraires, il faut
donc dire: 1) L'ange possиde une intelligence simple du fait que, de mкme qu'il
ne saisit pas la vйritй en passant des principes aux conclusions, mais qu'il
voit aussitфt la vйritй des conclusions dans les principes, de mкme aussi il ne
pense pas en ajoutant un prйdicat а un sujet, en composant ou divisant а la
maniиre de notre intellect, mais aussitфt, dans la simple considйration du
sujet, il voit ce qui convient au sujet ou ce qu'on nie de lui. En effet, la
raison en est la mкme dans les deux cas, du fait que la disposition du sujet
est le principe de connaissance de l'inhйrence en lui du prйdicat. Aussi l'ange
connaоt, par la simple saisie du sujet, l'кtre et le non-кtre, comme nous les
connaissons en composant et en divisant; rien ne s'oppose, en effet, а ce que,
par ce qui est simple, on connaisse le composй, de mкme que le matйriel est
connu par l'immatйriel. Mais la cause d'oщ peut provenir l'erreur dans notre
intellect qui procиde en composant, c'est qu'il juge que quelque chose existe
ou n'existe pas; aussi l'erreur peut exister dans l'intellect du dйmon,
principalement pour ce qui dйpasse sa connaissance naturelle. 2) On dit que l'intelligence
est toujours droite en son activitй, parce que, comme le dit saint Augustin
dans les Quatre-Vingt-Trois Questions (Question 32), qui conque comprend
une chose comprend qu'elle est telle qu'elle est; pourtant la puissance
intellective peut se tromper en ne comprenant pas ce qui est vrai, comme cela
est clair chez qui a une fausse opinion. 3) En ce qui regarde
l'essence divine elle-mкme, le dйmon ne peut кtre en dйfaut qu'en ne l'atteignant
pas, comme le prouve la raison allйguйe; mais pour ce que l'essence divine fait
de faзon surnaturelle dans les crйatures, l'intelligence du dйmon peut faillir
en ayant une fausse opinion. 4) La maniиre de
connaоtre du dйmon est en rapport avec sa substance, mais il n'est cependant
pas nйcessaire qu'il possиde la mкme puissance pour juger des choses qui
excиdent sa nature que pour juger de celles qui lui sont connaturelles. Et c'est
pourquoi, bien qu'il ne puisse jamais avoir un jugement faux sur ce qui regarde
sa connaissance naturelle, il peut toutefois avoir un jugement faux sur les
choses qui dйpassent sa connaissance naturelle. 5) La syndйrиse fait
connaоtre les principes universels des actions morales, que l'homme connaоt
naturellement, de mкme que les principes universels spйculatifs; aussi ne
peut-on en tirer d'autre conclusion, sinon que les dйmons ne se trompent pas
dans leur connaissance naturelle. 6) La volontй n'est
mue par le bien que dans la mesure oщ il est connu; aussi elle ne peut
dйfaillir dans le dйsir du bien que s'il y a aussi auparavant un dйfaut dans la
connaissance, non certes pour ce qui est des principes universels, sur les
quels porte la syndйrиse, mais pour les choix particuliers. 7) La faute ne s'oppose
pas directement а la nature, et de lа vient que les dйmons n'ont pas encouru d'erreur
dans leur connaissance naturelle du fait du pйchй. 8) Saint Grйgoire
parle de l'йlйvation de l'вme qui se fait par la grвce: en effet, la lumiиre de
la grвce exclut toute erreur.
ARTICLE 7: LES DЙMONS
CONNAISSENT-ILS L'AVENIR?
Lieux parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire des Sentences, D. 7, Question 2, a. 2; De
veritate, Question 8, a. 12; III Somme contre les
Gentils, c. 154; Somme thйologique Ia, Q.57,a.3;S.Is.,c.3.
Objections: Il semble que oui. 1. Saint Augustin dit
en effet dans la Citй de Dieu (IX, 21): "Les actions temporelles
rйalisйes par la puissance divine peuvent кtre mieux perзues par les facultйs
des esprits angйliques, mкme mauvais, que par la faiblesse des hommes."
Or, en considйrant les effets de la puissance divine, les hommes connaissent d'avance
bien des йvйnements futurs: le mйdecin connaоt la santй, le matelot l'accalmie
а venir. Donc c'est а plus forte raison encore que les dйmons peuvent connaоtre
d'avance les йvйnements futurs. 2. En outre, on ne
peut prйdire avec vйritй que ce qu'on sait par avance. Or, comme le dit saint
Augustin dans la Divination des Dйmons (ch. 4 et 5), les dйmons, parmi les
йvйnements futurs, en prйdisent certains qui sont vrais. Donc les dйmons
connaissent d'avance les йvйnements futurs. 3. En outre, si les
dйmons sont des substances incorporelles, il est nйcessaire qu'ils soient
au-dessus du temps selon la substance et l'opйration, selon ce que dit le
Livre des Causes (7) la substance et l'opйration de l'intelligence sont au-
dessus du temps; or le prйsent, le passй et le futur sont des diffйrences temporelles;
donc, par rapport а la connaissance des dйmons, il n'y a pas de diffйrence si
une chose est prйsente, passйe ou future; or les dйmons peuvent connaоtre les
йvйnements prйsents et passйs. Ils peuvent donc aussi connaоtre les йvйnements
futurs. 4. Mais on peut dire
que, pour qu'une chose puisse кtre connue, il n'est pas seulement requis que
celui qui connaоt soit prйsent et en acte, mais il faut que ce qui est connu le
soit aussi. - On objecte а cela que la connaissance de Dieu est plus certaine
que celle du dйmon. Si donc il est requis pour la certitude de la connaissance
du dйmon que ce qui est connu soit prйsent et en acte, cela serait requis bien
plus encore pour la connaissance de Dieu; et ainsi, Dieu non plus ne
connaоtrait pas les йvйnements futurs. Et cela ne convient pas. 5. En outre, toute
connaissance est а la mesure du connaissant. Or, йtant donnй que le dйmon est
une substance incorporelle, la connaissance sensitive n'existe pas chez lui, mais
seulement la connaissance intellectuelle. Donc, puisque l'intelligence rйalise
l'abstraction par rapport au lieu et au temps, il paraоt indiffйrent а la
connaissance du dйmon qu'un йvйnement soit prйsent, passй ou futur. 6. En outre, il est
йvident que les dйmons connaissent les faits singuliers quand ceux-ci existent;
or ils ne les connaissent pas par des espиces acquises а partir des choses,
parce que cela ne pourrait se faire que par la mйdiation des sens; ils les
connaissent donc par des espиces innйes. Or ces espиces innйes ont existй dans
l'esprit du dйmon depuis le dйbut de sa crйation. Depuis le dйbut de sa
crйation, le dйmon a donc connu tous les йvйnements futurs dans leur
singularitй. 7. Mais on peut dire
que, pour ce qui dйpasse la connaissance naturelle de l'ange, les espиces
innйes ne suffisent pas, mais il faut des espиces infuses. - On objecte а cela
qu'а la connaissance а laquelle est soumis ce qui est grand, est soumis encore
bien plus ce qui est moindre. Or les substances immatйrielles sont soumises а
la connaissance naturelle du dйmon, elles qui sont beaucoup plus йlevйes que
les substances sensibles. Donc les faits singuliers sensibles ne dйpassent pas
sa connaissance. 8. En outre, de mкme
que les raisons idйales qui rйsident dans l'esprit divin servent а causer et а
connaоtre, de mкme les similitudes des choses qui rйsident dans l'esprit
angйlique servent а connaоtre. Or les raisons idйales qui sont dans l'esprit
divin se comportent de maniиre йgale pour causer et connaоtre les choses passйes,
prйsentes et futures. Il semble donc que les espиces des choses qui sont dans l'esprit
angйlique se comportent d'une maniиre йgale par rapport aux choses passйes,
prйsentes et futures. 9. En outre, de mкme
que Dieu a produit par son Verbe les formes dans la matiиre, de mкme aussi il l'a
fait dans l'intelligence angйlique, comme cela ressort de ce que dit saint
Augustin dans son Commentaire littйral de la Genиse (II, 6). Or les
formes des choses dans la matiиre corporelle se comportent de la mкme faзon par
rapport au prйsent, au passй et au futur. Il semble donc, pour une raison
semblable, qu'il en aille de mкme pour les espиces des choses qui sont dans l'esprit
angйlique; et ainsi il semble que les dйmons peuvent par ces espиces connaоtre
l'avenir. 10. En outre, saint
Isidore dit dans le Souverain Bien (I, 10) que les dйmons ont trois
moyens d'information, en partie par la subtilitй de leur nature, en partie par
l'expйrience d'un temps prolongй, et en partie aussi par la rйvйlation des bons
esprits. Or toutes ces maniиres de connaоtre peuvent s'йtendre а la
connaissance des choses futures aussi bien que des prйsentes. Donc les dйmons
peuvent connaоtre les йvйnements futurs. 11. Mais on peut dire
que les dйmons peuvent connaоtre les йvйnements futurs qui arriveront
nйcessairement et qui ont des causes dйterminйes, mais non les autres. On
objecte а cela que la connaissance expйrimentale va du semblable au semblable.
Or pour les йvйnements qui arrivent, quelques contingents qu'ils soient, des
йvйnements semblables les ont prйcйdйs dans les siиcles antйrieurs, alors que
les dйmons existaient: il est dit en effet dans l'Ecclйsiaste (1, 10): "Il
n'y a rien de nouveau sous le soleil, car cela a dйjа existй dans les siиcles
qui nous ont prйcйdйs." Donc les dйmons ont connaissance de tous les
йvйnements futurs contingents. 12. En outre, l'expйrience
naоt des sens: le Philosophe dit en effet dans la Mйtaphysique (I, 1): C'est
des sens que vient la mйmoire et, de nombreux faits dont on se souvient, l'expйrience.
Or il n'y a pas de sens chez les dйmons. Donc chez eux, l'expйrience ne leur
fait en rien connaоtre certains йvйnements а venir plutфt que d'autres. 13. En outre, si les
dйmons ne connaissent pas les йvйnements qui n'ont pas de causes dйterminйes
quand ils sont futurs, et s'ils les connaissent quand ils sont prйsents, il
semble en rйsulter que leur intelligence est ramenйe de la puissance а l'acte.
Or cela paraоt impossible, parce que rien n'est ramenй de la puissance а l'acte
que par un agent supйrieur; or on ne peut admettre que quelque кtre crйй soit
supйrieur а l'intelligence angйlique. Il semble donc que les dйmons connais
sent les йvйnements contingents qui ne possиdent pas de causes dйterminйes mкme
avant qu'ils n'existent. 14. En outre, tout ce
qui se produit а partir de causes diverses ordonnйes et non empкchйes, arrive,
semble-t-il, nйcessairement. Or tout effet qui se produit en ce monde se
produit а partir du concours de plusieurs causes ordonnйes entre elles et non
empкchйes, parce que, si elles avaient йtй empкchйes, l'effet n'aurait pas
suivi. Donc tout ce qui est en ce monde se produit par nйcessitй, et il semble
ainsi que les dйmons connaissent tous les йvйnements futurs. 15. En outre, il y a
chance et hasard dans les faits qui arrivent dans un petit nombre de cas; or si
rien ne se produisait dans un petit nombre de cas, rien ne serait contingent
dans la plupart des cas, mais tout arriverait nйcessairement, car les
йvйnements qui se produisent dans la plupart des cas ne diffиrent de ceux qui
se produisent par nйcessitй que parce qu'ils manquent de se produire dans un
petit nombre de cas si donc rien ne vient de la fortune et du hasard, il s'ensuit
que toutes choses viennent nйcessairement. Or la premiиre proposition paraоt
кtre vraie, de l'avis de saint Augustin qui dit dans les Quatre-Vingt-Trois
Questions (Question 24) que rien ne se produit en ce monde par aventure, c'est-а-dire
par chance ou hasard. Donc toutes choses se produisent par nйcessitй, et de la
sorte, les dйmons connaissent tous les йvйnements futurs. 16. En outre, tous
les mouvements des corps infйrieurs se ramиnent aux mouvements des corps
cйlestes comme а leurs causes; saint Augustin dit en effet dans la Trinitй
(III, 4) que Dieu rйgit les corps infйrieurs par les supйrieurs. Or les
mouvements des corps supйrieurs proviennent uniformйment de la nйcessitй. Donc
tous les йvйnements qui arrivent dans les corps infйrieurs proviennent aussi
par nйcessitй; et de la sorte, on en revient а l'objection prйcйdente. 17. Mais on peut dire
que cela a lieu dans les mouvements purement corporels, mais non dans ceux qui
ont pour cause le libre arbitre. - On objecte а cela que le principe du
mouvement de l'homme et de n'importe quel animal vient de quelque fait nouveau
qui se produit dans les choses corporelles; ainsi, la digestion achevйe, l'homme
est tirй par lui-mкme du sommeil et il se lиve, comme on le dit dans les
Physiques (VIII, 4). Si donc ce qui se produit extйrieurement dans les
choses corporelles est soumis а la nйcessitй des corps cйlestes, il semble que,
pour une raison semblable, il en sera ainsi des actions faites par libre
arbitre. 18. En outre, le
libre arbitre paraоt relever de la volontй, qui est l'appйtit rationnel et dont
l'acte est l'йlection. Or la volontй est mue par le bien comme par son objet
propre; donc elle est mue d'une faзon nйcessaire а choisir le bien et а fuir le
mal. Ainsi donc, tout arrive nйcessairement, mкme les actions faites par libre
arbitre; et ainsi, il semble en consйquence que les dйmons peuvent connaоtre а l'avance
tous les йvйnements futurs. Cependant: 1) Saint Jean
Damascиne dit dans la Foi (II, 4) que ni les hommes ni les dйmons ne
connaissent а l'avance les йvйnements futurs, mais Dieu seul. 2) En outre, chacun
peut mieux connaоtre ce qui le regarde que ce qui regarde autrui, aussi est-il
dit dans la Premiиre Lettre aux Corinthiens (2, 11): "Personne ne connaоt
ce qui regarde l'homme sinon l'esprit de l'homme qui est en lui." Or les
dйmons n'ont pas su а l'avance leur chute future, comme cela ressort de ce que
dit saint Augustin dans son Commentaire littйral de la Genиse (XI, 17).
Bien moins encore les dйmons peuvent-ils donc connaоtre les autres йvйnements а
venir. 3) En outre, il n'y a
de connaissance que du vrai. Or les futurs contingents n'ont pas de vйritй
dйterminйe, comme le prouve le Philosophe dans le Peri Hermeneias (I,
13). Donc les dйmons ne connaissent pas les йvйnements futurs d'une maniиre
dйterminйe. Rйponse: On peut connaоtre les йvйnements futurs d'une
double maniиre: en eux-mкmes ou dans leurs causes. En eux-mкmes, ils ne peuvent кtre connus
de personne, sinon de Dieu. La rai son en est que les йvйnements futurs, en
tant que futurs, n'ont pas encore d'кtre en eux-mкmes; or l'кtre et le vrai
sont convertibles: aussi, comme toute connaissance porte sur le vrai, il est
impossible qu'une connaissance portant sur les йvйnements futurs en tant que
tels les connaisse en eux-mкmes. Or comme le prйsent, le passй et le futur sont
des diffйrences de temps qui signifient un ordre temporel, tout ce qui, d'une
faзon ou d'une autre, se trouve dans le temps, se rapporte aux йvйnements
futurs sous la raison de futur; et c'est pourquoi il est impossible qu'une
connaissance soumise au dйroulement du temps connaisse les йvйnements futurs en
eux-mкmes. Or c'est le cas de toute connaissance de la crйature, comme on le
dira par la suite. Aussi est-il impossible а une crйature de connaоtre les
йvйnements futurs en eux-mкmes, mais cela est le propre de Dieu seul, dont la
connaissance est entiиrement йlevйe au-dessus de tout l'ordre du temps, en
sorte que nulle partie du temps n'a de rapport avec la connaissance divine sous
la raison de passй ou de futur; mais le cours entier du temps et ce qui se
passe dans toute sa durйe sont prйsents de faзon йgale а son regard, et son
regard simple se porte а la fois sur toutes choses selon que chacune existe en
son temps. Et on peut tirer une comparaison valable
de la succession des lieux, car l'avant et l'aprиs dans le mouvement et le
temps suivent l'avant et l'aprиs dans l'йtendue, comme on le dit dans les
Physiques (IV, 17). Dieu voit donc de faзon prй sente tous les йvйnements
qui ont entre eux des rapports selon la succession du prйsent, du passй et du
futur - ce que ne peut faire aucun de ceux dont le regard est pris dans cette
succession temporelle -, de mкme que quelqu'un, placй dans un observatoire
йlevй, voit en mкme temps tous ceux qui passent par le chemin, mais non comme
ayant par rapport а lui caractиre de prйcйdent ou de suivant, bien qu'il voie
que certains en prйcиdent d'autres; cependant, quiconque est placй sur la route
mкme, dans la file de ceux qui passent, ne peut voir que ceux qui le prйcиdent
ou ceux qui sont immйdiatement derriиre lui. D'autre part, les йvйnements futurs
existent dans leurs causes de trois maniиres: d'une premiиre maniиre, ils y
sont en puissance seulement, parce qu'ils peuvent, de faзon йgale, кtre ou ne
pas кtre; on dit qu'ils sont contingents par rapport а ces deux cas; par
contre, certains йvйnements futurs existent dans leurs causes non seulement en
puissance, mais en raison d'une cause active qui ne peut кtre empкchйe de
produire son effet, et on dit que ces futurs arrivent nйcessairement; enfin,
certains йvйnements futurs existent dans leurs causes et en puissance, et selon
une cause active qui peut cependant кtre empкchйe de produire son effet, et on
dit que ces futurs se produisent dans la plupart des cas. Mais, comme tout кtre est connu en tant qu'il
est en acte, et non en tant qu'il est en puissance, comme on le dit dans la
Mйtaphysique (IX, 10), les йvйnements futurs qui sont en puissance а кtre
ou ne pas кtre ne peuvent pas кtre connus а l'avance dans leurs causes de faзon
dйcisive, mais avec une alternative, qu'ils seront ou ne seront pas: telle est
leur vйritй. Pour les йvйnements futurs qui existent dans leurs causes comme
provenant d'elles par nйcessitй, ils peuvent кtre connus avec certitude dans
leurs causes par l'homme, et avec bien plus de certitude par le dйmon ou l'ange,
а qui la vertu des causes naturelles est mieux connue qu'aux hommes. Quant aux
йvйnements futurs qui arrivent dans la plu part des cas, ils peuvent кtre
connus dans leurs causes, non avec une certitude absolue, mais par une
connaissance conjecturale, avec plus de certitude cependant par les anges bon
ou mauvais que par les hommes. Pourtant, il faut considйrer que connaоtre
un йvйnement futur dans sa cause, ce n'est rien d'autre que connaоtre l'inclinaison
actuelle de la cause vers son effet; aussi, а proprement parler, ce n'est pas
connaоtre le futur, mais le prйsent. De lа vient que la connaissance des futurs
est propre а Dieu, selon le texte d'Isaпe (41, 23): "Annoncez ce qui
arrivera, et nous dirons que vous кtes des dieux." Solutions des objections: 1. Cette raison
envisage les йvйnements futurs en tant qu'ils sont connus dans leurs causes. 2. Parmi les
йvйnements futurs, les dйmons en prйdisent tantфt de vrais, et tan tфt de faux.
Ils prйdisent des йvйnements vrais, en les connaissant par avance soit par une
rйvйlation des esprits bons, qui vient de Dieu, soit en les connaissant dans
leurs causes externes, dont ils connaissent la vertu, ou dans leurs propres
desseins, par exemple quand ils prйdisent ce qu'ils vont faire eux-mкmes. Pour
les йvйnements faux, ils les prйdisent parfois en voulant tromper les hommes,
parce que comme il est dit en saint Jean (8, 44): "Le diable est
menteur et en est le pиre", а savoir du mensonge. Mais parfois, ils
prйdisent des choses fausses parce qu'ils se trompent eux-mкmes, par exemple
quand Dieu les empкche de faire ce qu'ils se proposaient ou quand quelque chose
se produit par la puissance divine en dehors du concours habituel des causes
naturelles, comme le dit saint Augustin dans la Divination des Dйmons
(VI, 10). 3. La substance et l'opйration
du dйmon sont certes au-dessus du temps qui est le nombre du mouvement cйleste;
cependant, un temps s'adjoint а son opйration, dans la mesure oщ il ne connaоt
pas tout en mкme temps en acte. Ce temps, а la vйritй, c'est la succession des
affections et des conceptions intellectuelles. Aussi saint Augustin dit-il dans son Commentaire
Littйral de la Genиse (VIII, 20) que Dieu meut la crйature spirituelle а
travers le temps. 4. Il en va autrement
de Dieu qui voit l'йtendue du temps comme lui йtant prй sente, du fait que son
intelligence est absolument libre du temps et qu'ainsi il regarde le futur
comme existant, ce qu'on ne peut dire de l'ange ou du dйmon. 5. Toute intelligence
rйalise de quelque maniиre une abstraction par rapport au lieu et au temps,
mais l'intelligence humaine le fait d'une autre maniиre que l'intelligence
angйlique. L'intelligence humaine, en effet, abstrait du lieu et du temps, et
pour ce qui est des objets connus eux-mкmes, parce qu'elle ne connaоt pas les
choses singuliиres qui sont dans ce lieu et ce temps, et pour ce qui est des
espиces intelligibles, qui sont abstraites des conditions individuelles. Mais l'intelligence
de l'ange, bon ou mauvais, abstrait du lieu et du temps pour ce qui est des
espиces intelligibles elles-mкmes, qui sont immatйrielles et universelles, mais
non pour ce qui est des objets connus car, en raison de leur puissance, elle
connaоt par les espиces intelligibles les choses non seulement dans leur
universalitй, mais encore dans leur singularitй; et c'est ainsi qu'il y a dans
la connaissance du dйmon une diffйrence entre connaоtre les йvйnements prйsents
et les futurs. 6. Les anges ne
connaissent pas les faits singuliers, quand ils se produisent en acte, par des
espиces acquises nouvellement, mais par des espиces qu'ils connaissaient
auparavant, sans connaоtre pourtant par elles ces faits comme futurs. La raison
en est que toute connaissance se fait par l'assimilation du connaissant et du
connu; or les espиces intelligibles qui existent dans l'intelligence angйlique
sont par nature des similitudes qui renvoient directement aux natures des
espиces; par celles-ci, ils peuvent cependant connaоtre les faits singuliers,
mais seulement dans la mesure oщ ils participent а la nature des espиces, ce
qui ne se produit pas avant qu'ils soient en acte; et c'est pourquoi, aussitфt qu'ils
sont en acte, ils sont connus par l'ange, de mкme qu'а l'inverse, il arrive
chez nous que, dиs que l'oeil a reзu l'espиce de la pierre, il connaоt la
pierre qui existait auparavant; en effet, les formes de l'intelligence angйlique
prйexistent aux choses temporelles, comme les formes des choses prйexistent а
nos sens. 7. Connaоtre les
singuliers temporels en tant qu'ils sont prйsents ne dйpasse pas la puissance
de l'intelligence angйlique, mais c'est seulement de les connaоtre en tant qu'ils
sont futurs que cela la dйpasse. 8. Comme le dit Denys
dans les Noms Divins (11, 8), on ne peut trouver de similitude exacte, c'est-а-dire
parfaite, entre la crйature et Dieu; et c'est pour quoi, bien que les espиces
qui demeurent dans l'intelligence angйlique soient en quelque maniиre
semblables aux raisons idйales de l'intellect divin, elles ne peu vent
cependant pas les йgaler, en s'йtendant а tout ce а quoi s'йtendent les rai
sons idйales de l'intellect divin. Aussi, bien que les raisons idйales de l'intellect
divin, qui sont tout а fait au-dessus du temps, se comportent indiffйremment
par rapport au prйsent, au passй et au futur, il ne s'ensuit pas qu'il en aille
de mкme des espиces de l'intelligence angйlique. 9. Les formes qui
sont dans les choses et qui viennent de l'esprit divin se comportent bien
toujours de la mкme maniиre par rapport а la nature de l'espиce, mais non par
rapport а leur participation par les individus, parce que parfois la forme de l'espиce
est participйe par certains individus, et parfois par d'autres. Et ainsi, il en
va de mкme pour les espиces qui sont dans l'intelligence angйlique, qui en
elles-mкmes se comportent toujours de la mкme maniиre mais en vertu des
changements des individus naturels, il arrive que parfois ceux-ci correspondent
aux espиces qui existent dans l'intelligence angйlique, et que parfois ils n'y
correspondent pas. 10. Que les dйmons
connaissent certaines choses par la rйvйlation des esprits supйrieurs, cela
dйpasse leur facultй naturelle; par contre, ce qu'ils connaissent par la
subtilitй de leur nature relиve de leur connaissance naturelle, par laquelle
ils peuvent connaоtre а l'avance les effets dans les causes naturelles; mais
pour ce qui est des actes humains qui dйpendent du libre arbitre, actes qui ne
peuvent кtre connus d'avance dans leurs causes naturelles, les dйmons en
connaissent un grand nombre par l'expйrience. 11. Ce qui arrivera a
bien prйcйdй dans les siиcles passйs selon une certaine ressemblance, mais qui
ne se vйrifie pas en tous points, et parfois un seul effet а venir est
semblable а divers effets passйs sous des rapports divers. Et toutefois, la
connaissance qui vient des cas semblables n'a pas de certitude dans les choses
contingentes, en raison de la capacitй de changer de la matiиre, mais c'est une
connaissance conjecturale. 12. L'expйrience
vient du sens, dans la mesure oщ le sens connaоt un кtre qui est prйsent, et c'est
а ce point de vue que l'on attribue l'expйrience aux dйmons, non qu'ils
perзoivent quelque chose par les sens, mais parce qu'ils connaissent un кtre qu'ils
ne connaissaient pas auparavant, lorsque celui-ci devient prйsent, de la
maniиre qu'on a dite. 13. Le fait que le
dйmon ne connaоt pas ce qui est futur ne provient pas de ce que son
intelligence est en puissance, mais de ce que l'йvйnement futur particulier ne
participe pas encore а la forme de l'espиce dont la ressemblance prйexiste en
acte dans l'intelligence du dйmon. 14. C'est en suivant
quatre voies que certains ont йtabli que tout arrive de faзon nйcessaire. La
premiиre d'entre elles fut celle des Stoпciens, qui imposaient une nйcessitй
aux йvйnements futurs а partir d'une sйrie dйterminйe de causes connexes entre
elles, qu'ils appelaient le destin; et c'est а cela que tend l'argument. Mais
Aristote rйsolut la question dans la Mйtaphysique (VI, 3), en disant
que, si on suppose deux choses, а savoir que tout ce qui se produit a une cause
et que, la cause une fois posйe, il est nйcessaire d'admettre l'effet, il en
rйsulte que tout se produit d'une faзon nйcessaire; car il faudra ramener tout
effet futur а une certaine cause, prйsente ou passйe, en sorte que, du fait que
l'effet existe ou a existй, il est nйcessaire que la cause existe ou ait existй;
par exemple, que cet homme soit tuй s'il sort de sa maison la nuit; or il
sortira s'il veut boire, et il le veut s'il a soif, ce qui se produira s'il
mange salй, et peut-кtre a-t-il dйjа mangй ou est-il en train de le faire; d'oщ
il suit qu'il est nйcessaire qu'il soit tuй. Or l'une et l'autre des deux
suppositions mentionnйes plus haut sont fausses. En effet, il est faux de dire
que, si une cause est posйe, mкme suffisante de soi, il est nйcessaire de poser
l'effet, parce qu'il peut кtre empкchй par exemple, le feu sera empкchй de
consumer le bois en raison de l'eau qu'on y jette. De faзon semblable aussi, il
n'est pas vrai que tout ce qui arrive ait une cause: certains йvйnements se
produisent en effet accidentellement, or ce qui est accidentel n'a pas de
cause, parce qu'а proprement parler, ce n'est pas un кtre, comme le dit Platon.
Aussi, que cet homme creuse une tombe, cela a une cause; et de mкme, qu'en un
certain endroit un trйsor soit cachй, ce fait a une cause mais cette rencontre
par accident, c'est-а-dire que cet homme veuille creuser une tombe а l'endroit
oщ un trйsor est cachй, elle, n'a pas de cause, parce qu'elle est accidentelle. 15. Certains ont
voulu imposer une nйcessitй aux йvйnements а venir en raison de la providence
divine, en laquelle ils plaзaient le destin; et il semble que cet argument
tende а cela en effet, saint Augustin dit que rien ne se produit а l'aventure
dans le monde, parce que tout est soumis а la providence divine. Mais ceci n'enlиve
pas leur contingence aux йvйnements futurs, ni en raison de la certitude de la
connaissance divine, ni en raison de l'efficacitй de la volontй divine. Par
rapport а la science, cela ressort de ce qui a йtй dit plus haut, car la
science divine se comporte vis-а-vis des йvйnements futurs contingents comme
notre oeil par rapport aux йvйnements contingents qui sont dans le prйsent,
comme on l'a dit; aussi, de mкme que nous voyons avec la plus grande certitude
que Socrate est assis quand il est assis, et que cependant cela ne soit pas
nйcessaire absolument parlant, de mкme aussi, du fait que Dieu voit en eux-mкmes
tous les йvйnements qui se produisent, cela ne supprime pas la contingence des
choses. Pour ce qui est de la volontй, il faut considйrer que la volontй divine
est la cause universelle de l'кtre, et de mкme de tout ce qui le suit, donc du
nйcessaire et du contingent; quant а elle, elle est au-dessus de l'ordre du
nйcessaire et du contingent, comme elle est au-dessus de tout l'кtre crйй. Et c'est
pourquoi la nйcessitй et la contingence dans les choses se distinguent non par
rapport а la volontй divine qui est leur cause commune, mais par rapport aux
causes crййes, que la volontй divine a ordonnйes proportionnellement aux
effets, en sorte qu'il y ait aux effets nйcessaires des causes immuables, et
aux effets contingents des causes qui puis sent changer. 16. D'aucuns se sont
efforcй d'imposer la nйcessitй aux йvйnements futurs par l'influence des corps
cйlestes, oщ ils situaient le destin et l'argument se place а ce point de vue.
Il pиche tout d'abord parce que les principes des йvйnements futurs ne sont pas
tous soumis а l'influence des corps cйlestes l'intelligence, en effet, et par
consйquent la volontй, qui se situe dans la raison, ne sont pas les puissances
de quelque organe corporel, aussi ne sont-elles pas directement sou mises а l'action
d'une force corporelle. Il pиche encore en ce qui concerne les effets purement
corporels. Le pouvoir d'un corps cйleste, en effet, est un pouvoir naturel; or
la nature tend toujours а une seule chose; et ce qui est accidentel n'est pas
vraiment un, comme on le dit dans la Mйtaphysique (V, 7); aussi, si ce
qui est accidentel peut bien кtre ramenй parfois а quelque cause intellectuelle
qui peut prendre comme une unitй ce qui est accidentel, cela ne peut кtre
ramenй а une cause naturelle. Or il est йvident que dans les effets purement
corporels, bien des choses se produisent par accident, par exemple que la
foudre tombe sur un terrain boisй oщ se trouvent situйs de nombreux arbres, qui
prennent feu et brыlent toute la forкt; aussi, tous les effets purement
corporels ne peuvent кtre ramenйs comme а leur cause au pouvoir d'un corps
cйleste. Et pour cette raison, les effets corporels des corps cйlestes ne se
produisent pas tous de faзon nйcessaire, parce qu'ils peuvent кtre empкchйs par
accident; comme on le dit dans le Sommeil et la Veille (2), dans les
mouvements de l'air, bien des choses prйcйdйes par des signes dans les corps
cйlestes ne se produisent pas. 17. La raison et la
volontй sont bien incitйes а agir par un agent extйrieur, qui fait subir une
pression au corps ou aux puissances sensitives, mais il reste au pouvoir de la
raison et de la volontй d'agir ou de ne pas agir selon le mouvement de telles
pressions. 18. Cet argument
aborde la quatriиme voie par laquelle certains ont voulu imposer une nйcessitй
aux actes humains. Mais, pour la rejeter, il faut considйrer que la volontй est
mue par le bien comme l'intelligence l'est par le vrai. Or l'intelligence
assentit de faзon nйcessaire aux premiers principes qui sont connus par soi, et
а toutes les considйrations qu'elle voit, par eux, dйcouler nйcessairement des
prйmisses, parce que sans elles les principes ne peuvent кtre vrais. De faзon
semblable, la volontй dйsire nйcessairement la fin derniиre, qui doit кtre dйsirйe
en raison d'elle-mкme - car tous les hommes veulent nйcessairement кtre heureux
-, et de mкme elle dйsire ce sans quoi elle considиre qu'il ne peut y avoir de
bйatitude. Par contre, pour les autres objets а choisir qu'on peut considйrer
ou comme se rapportant а la bйatitude sous une certaine raison de bien, ou
comme l'empкchant, en sorte pourtant que sans eux la bйatitude demeure possible,
la volontй n'assentit pas de faзon nйcessaire, pas plus que l'intelligence n'assentit
nйcessairement aux opinions pour lesquelles elle voit que, si elles sont
йcartйes, les principes connus par soi peuvent nйanmoins demeurer.
ARTICLE 8: LES DЙMONS
CONNAISSENT-ILS LES PENSЙES DE NOS CЊURS?
Lieux parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: De veritate, Question 8, a.
13; la, Question 57, a. 4; I Cor., c. 2, lect. 2.
Objections: Il semble que oui. 1. Saint Grйgoire dit
en effet dans les Morales (XVIII, 48): "Nos coeurs, aussi longtemps
que nous sommes en cette vie, ne peuvent se voir l'un l'autre, parce qu'ils ne
sont pas enfermйs dans des vases de verre, mais dans des vases d'argile."
Or l'йpaisseur des vases d'argile ne peut empкcher la vue intellectuelle qui
est celle des dйmons. Les dйmons connaissent donc les pensйes de nos coeurs. 2. En outre, la vue
corporelle est а la forme corporelle ce qu'est la vue spirituelle а la forme
spirituelle; or la vue sensible corporelle peut voir une forme corporelle qui
existe dans une chose sensible; donc la vue spirituelle du dйmon peut voir une
forme spirituelle qui existe en notre вme. Or c'est ainsi que se forment les
pensйes du coeur. Le dйmon peut donc connaоtre les pensйes du coeur humain. 3. Mais on pourrait
dire que le dйmon peut connaоtre les pensйes dans les quelles nous utilisons
des images, mais non celles qui consistent dans une pure spйculation. - On
objecte а cela que le Philosophe dit dans le livre de l'Ame (III, 6) que
l'вme ne comprend jamais sans images: la preuve en est que, lorsque l'organe de
l'imagination est atteint, c'est toute l'opйration intellectuelle qui se trouve
empкchйe. Si donc les dйmons connaissent les pensйes dans lesquelles nous
faisons usage des images, la consйquence en est qu'ils connaissent toutes nos
pensйes. 4. Mais on peut dire
que ces mots du Philosophe s'entendent de ce que nous connaissons de faзon
naturelle, mais non de ce qui nous est rйvйlй par Dieu. - On objecte а cela que
Denys dit dans la Hiйrarchie Cйleste (I, 2): "Il est impossible que
le rayon divin luise pour nous autrement qu'enveloppй sous la variйtй des
voiles sacrйs." Or il dit que ces voiles sacrйs sont les similitudes
sensibles. Donc, mкme dans ce qui nous est rйvйlй par Dieu, nous avons besoin
des images, similitudes des rйalitйs sensibles et de la sorte, le dйmon peut
voir toutes nos pensйes. 5. En outre, notre
intelligence connaоt mieux les rйalitйs qui sont moins intelligibles selon leur
nature, du fait qu'elle reзoit des sens sa connaissance; ceci n'a pas lieu chez
le dйmon, et de la sorte, il connaоt mieux les choses qui sont de soi plus
connaissables. Or les espиces qui existent dans l'intelligence sont
intelligibles en acte, et par consйquent, plus connaissables en soi que les
formes qui existent dans les choses naturelles, qui sont intelligibles en
puissance. Donc, puisque le dйmon connaоt par son intelligence les formes qui
existent dans les choses matйrielles, а bien plus forte raison peut-il
connaоtre les espиces intellectuelles de notre intelligence, selon lesquelles
se forment nos pensйes. Il peut donc voir nos pensйes. 6. En outre, "ce
qui fait qu'une chose est telle, celui-lа l'est lui-mкme davantage". Or
notre intelligence est intelligible grвce а une espиce intelligible qui existe
en elle, comme il ressort de ce que dit le Philosophe dans le livre de l'Ame
(III, 6). Donc, puisque le dйmon connaоt la substance mкme de notre
intelligence, a fortiori en connaоt-il les espиces intelligibles. 7. En outre, le dйmon
connaоt mieux nos вmes que nous ne les connaissons nous-mкmes. Or les pensйes
se trouvent dans l'вme. Donc il connaоt mкme nos pensйes mieux que nous. 8. En outre, le dйmon
connaоt les effets dans les causes, comme on l'a dit plus haut. Or lui-mкme
connaоt notre вme, ainsi que ses puissances et ses habitus qui sont les causes
des pensйes. Donc il connaоt nos pensйes. 9. En outre, nul ne
peut dйvoiler ce qu'il ignore. Or, comme le dit saint Augustin dans son Commentaire
Littйral de la Genиse (XII, 17): "Il est йvident, par des faits bien
йtablis, que les dйmons ont dйvoilй des pensйes humaines." Donc les dйmons
connaissent nos pensйes. 10. En outre, toute
connaissance se rйalise par une assimilation du connaissant au connu. Or, par
les pйchйs en pensйe, les hommes sont assimilйs aux dйmons. Donc les dйmons
peuvent connaоtre de telles pensйes. 11. En outre, la
parole intйrieure du coeur est plus semblable au dйmon, qui est une substance
spirituelle, que la parole extйrieure qui est corporelle. Or le dйmon connaоt
la parole extйrieure de l'homme qui est exprimйe par sa bouche. Donc a fortiori
il connaоt la parole intйrieure qui relиve de la pensйe, comme cela ressort de
ce que dit saint Augustin dans la Trinitй (XIV, 7). 12. En outre, on
connaоt mieux les actes que les habitus. Or le dйmon connaоt ce qui se trouve
dans la mйmoire habituelle de l'homme; ce fait le montre avec йvidence: comme
le dit saint Augustin dans la Citй de Dieu (XVIII, 18), un philosophe,
apparaissant en songe а un dormeur, rйsolut pour lui la question sur laquelle
il avait des doutes; ce qui paraоt s'кtre rйalisй par les dйmons. Il semble
donc que le dйmon peut a fortiori connaоtre les pensйes actuelles des
hommes. 13. En outre, plus
une puissance de connaissance est йlevйe, plus elle peut porter sur un objet
йlevй. Or la puissance de connaissance du dйmon est plus йlevйe que la
puissance de connaissance de l'homme. Donc, puisque l'homme peut connaоtre les
pensйes d'un autre homme par certains signes corporels, selon la parole de l'Ecclйsiastique
(19, 26): "A son air on connaоt un homme, et а son abord un homme de sens",
il semble en rйsulter que les dйmons voient plus profondйment les pensйes des
hommes en elles-mкmes. 14. En outre, s'ils
ne voyaient pas les pensйes en elles-mкmes, mais seulement par des signes
corporels, ils ne pourraient absolument pas les connaоtre, parce qu'un mкme
signe corporel rйpond а des sens divers; ainsi la rougeur du visage peut
provenir de la passion intйrieure de colиre et aussi de celle de honte. Mais il
est certain que les dйmons connaissent de quelque maniиre les pensйes des
hommes, comme cela ressort de ce que dit saint Augustin dans son Commentaire
Littйral de la Genиse (XII, 17), et dans la Divination des Dйmons et les
Rйtractations. Donc ils connaissent les pensйes en elles-mкmes. 15. En outre, les
signes corporels sont des rйalitйs sensibles. Or, selon Denys dans les Noms
Divins (VII, 2), les dйmons ne connaissent pas la vйritй intelligible par
les rйalitйs sensibles. Donc les dйmons ne connaissent pas les pensйes par des
signes corporels, mais par elles-mкmes. 16. Mais on pourrait
dire que le dйmon ne peut connaоtre les pensйes intйrieures en elles-mкmes
parce qu'il est au pouvoir de la volontй de les cacher. - On objecte а cela qu'elle
ne les cache pas totalement en les йcartant, car de la sorte elle ne penserait
а rien; et elle ne les cache pas davantage en les faisant s'йloigner, parce que
la distance corporelle n'empкche pas la connaissance de l'ange, ni non plus en
interposant un йcran, parce qu'il n'y arien d'autre dans l'вme qui soit inconnu
au dйmon. Donc la volontй ne peut en aucune maniиre cacher ses pensйes au
dйmon. 17. En outre, comme
le dit saint Augustin dans son Commentaire Littйral de la Genиse (II,
8), les anges connaissent par les espиces qu'ils ont reзues lors de leur
crйation tout ce qui est au-dessous d'eux. Or nos pensйes sont au-dessous d'eux
parce que, dans l'ordre de la nature, l'вme est infйrieure а l'ange. Donc les
dйmons peuvent connaоtre, par ces espиces innйes, les pensйes des hommes. Cependant: 1) Il est dit en
Jйrйmie (17, 9-10): "Le coeur de l'homme est mauvais et impйnйtrable: qui
le connaоtra ? Moi, le Seigneur, je scrute les coeurs et sonde les reins."
Donc connaоtre les pensйes des hommes est le propre de Dieu seul; les dйmons ne
les connaissent donc pas. 2) En outre, l'Apфtre
dit dans la Premiиre Lettre aux Corinthiens (2, 11): "Nul ne sait ce qu'il
y a dans l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme qui est en lui." Or les pensйes sont ce qu'il y a de plus
intime dans l'homme. Donc les dйmons ne peuvent connaоtre les pensйes de l'homme,
mais il est seul а le pouvoir. 3) En outre, dans les
Dogmes de l'Йglise (Gennade, ch. 81), on dit: "Nous sommes certains
que le diable ne voit pas les pensйes secrиtes de l'вme." Rйponse: Comme le dit saint Augustin dans son Commentaire
Littйral de la Genиse (XII, 17), et dans la Divination des Dйmons (ch.
5), il est avйrй par des indices certains que les dйmons connaissent en une
certaine maniиre les pensйes des hommes. Cela arrive d'une double faзon: d'abord
ils les connaissent en les voyant en elles-mкmes, comme un homme connaоt ses
propres pensйes, et d'une autre faзon grвce а certains signes corporels. Ceci est surtout йvident lorsque l'homme,
par ses pensйes intйrieures, est amenй а une passion. Si celle-ci est
impйtueuse, elle comporte, mкme dans l'apparence extйrieure, un indice par
lequel elle peut кtre dйcouverte mкme par les plus grossiers; ainsi: "Ceux
qui craignent pвlissent, ceux qui ont honte rougissent" comme le dit le
Philosophe dans l'Йthique (IV, 17); mais mкme si la passion est plus
lйgиre, elle peut кtre dйcouverte par les mйdecins pйnйtrants grвce au
changement du coeur perзu par le pouls. Or ces signes corporels extйrieurs et
intйrieurs, le dйmon peut les connaоtre bien mieux que quiconque, et c'est
pourquoi il est certain que les dйmons peuvent connaоtre certaines pensйes des
hommes selon la faзon qu'on a dite. Aussi saint Augustin dit-il dans la
Divination des Dйmons (ch. 5) que "parfois, les dйmons apprennent parfaitement,
avec la plus grande facilitй, les dispositions des hommes, non seulement celles
qui sont rйvйlйes par la voix, mais mкmes celles qui sont conзues dans la
pensйe, quand des signes venant de l'esprit s'expriment dans le corps". Dans les Rйtractations (II, 30),
saint Augustin laisse dans le doute la question de savoir s'ils peuvent par ce
moyen connaоtre les pensйes elles-mкmes, disant: "Il est avйrй, par bien
des faits, que celles-ci parviennent а la connaissance des dйmons, mais
certains signes sont-ils donnйs par le corps de ceux qui pensent, sensibles
pour eux, cachйs pour nous, ou connaissent-ils par une autre force, spirituelle
celle-lа, cela ne peut кtre trouvй par les hommes que trиs difficilement, ou
mкme pas du tout." Pour rйsoudre cette difficultй, il faut
considйrer que dans la pensйe deux йlйments sont а prendre en considйration, а
savoir l'espиce elle-mкme, et l'usage de cette espиce, qui est l'acte de
comprendre ou de penser: car, de mкme qu'en Dieu seul, il n'y a pas de
diffйrence entre la forme et l'acte d'кtre, de mкme en lui seul, il n'y a pas
de diffйrence entre l'espиce comprise et l'acte de comprendre lui-mкme, qui est
le fait d'кtre en train de comprendre. Or, а l'йgard des espиces intelligibles,
il faut considйrer que chaque intelligence se comporte diffйremment par rapport
aux espиces intelligibles d'une intelligence supйrieure, et par rapport а
celles d'une intelligence infйrieure. En effet, les espиces intelligibles d'une
intelligence supйrieure sont plus universelles, et c'est pourquoi elles ne
peuvent pas кtre comprises par celles d'une intelligence infйrieure; et c'est
pourquoi l'intelligence infйrieure ne peut les connaоtre parfaitement mais elle
peut connaоtre parfaitement celles d'une intelligence infйrieure, comme йtant
plus particuliиres, et elle peut en juger selon ses espиces а elle, qui sont
plus universelles. Et ainsi, comme l'intelligence angйlique est supйrieure, par
ordre de nature, а notre intelligence, les anges, bons ou mauvais, peuvent
connaоtre les espиces qui existent dans notre вme. Mais pour ce qui est de l'usage, il faut
remarquer que l'usage des espиces intelligibles, qui est le fait de penser en
acte, dйpend de la volontй: nous usons quand nous le voulons des espиces qui
existent habituellement en nous; aussi le Commentateur dit-il sur le livre
de l'Вme (III, 8) que l'habitus est ce qu'on utilise quand on le veut. Or
le mouvement de la volontй humaine dйpend de l'ordre suprкme des choses, qui
est le bien souverain, qui selon Platon et Aristote est aussi la cause la plus
haute: la volontй en effet n'a pas quelque bien particulier pour objet propre,
mais le bien universel, dont la racine est le souverain bien. Or une cause
infйrieure ne peut connaоtre ce qui tombe sous l'ordonnance d'une cause
supйrieure, mais seule en est capable la cause supйrieure qui meut, et celui
qui est mы; ainsi, si un citoyen est soumis а un officier comme а une cause
infйrieure et au roi comme а la cause suprкme, l'officier ne pourra connaоtre,
а propos du citoyen, si le roi a ordonnй directement quelque chose le touchant,
mais seul le roi le saura, et le citoyen qui est touchй par l'ordre du roi. Aussi, comme la volontй ne peut кtre mue
intйrieurement par un autre que par Dieu, а l'ordre de qui est directement
soumis le mouvement de la volontй, et par consйquent celui de la pensйe
volontaire, ce dernier ne peut кtre connu ni par les dйmons, ni par personne d'autre
que par Dieu lui-mкme, et par l'homme qui veut et qui pense. Solutions des objections: 1. L'homme est arrкtй
dans la connaissance des pensйes non seulement par la nature mкme des pensйes,
comme les dйmons, mais encore par la grossiиretй des corps d'argile, que le
sens corporel, dont dйpend nфtre connaissance, ne peut pйnйtrer; et c'est ce que
veut dire saint Grйgoire. 2. De mкme que la vue
corporelle ne peut connaоtre toute forme corporelle, mais seulement celle qui
lui est proportionnйe - en effet, la chouette ne peut voir la lumiиre du soleil
-'de mкme aussi la vue spirituelle ne peut voir toute espиce spirituelle, mais
celle qui lui est proportionnйe. Or la vue spirituelle de l'ange, bon ou
mauvais, peut voir les formes spirituelles de notre intelligence; cependant,
ils ne voient pas pour autant la maniиre dont nous en usons en pensant. 3. En ce qui concerne
l'exercice de notre connaissance, tant que nous sommes en cette vie, l'image
nous est toujours nйcessaire, quelque spirituelle que soit la connaissance,
parce que mкme Dieu nous est connu par les images de ses effets, dans la mesure
oщ nous connaissons Dieu par la nйgation, ou par la causalitй ou par l'excellence,
comme le dit Denys dans les Noms Divins (VII, 3). Il n'est cependant pas
nйcessaire que toute connaissance soit causйe en nous par les images: en effet,
une certaine connaissance est causйe en nous par rйvйlation. 4. Et ainsi est
йvidente la rйponse а l'objection 4, qui se dйveloppe en envisageant l'usage de
la connaissance. 5. Cet argument
conclut que le dйmon connaоt la forme intelligible de notre intelligence; il ne
s'ensuit pas cependant pour autant qu'il connaisse notre pensйe, pour la raison
dйjа avancйe. 6. Et il faut
rйpondre de mкme а l'objection 6. Cependant, on pourrait dire aussi que l'intelligence
nous est intelligible а nous-mкmes grвce а une espиce intelligible, dans la
mesure oщ, par l'objet dont la forme intelligible est la similitude, nous
connaissons l'acte, et par l'acte la puissance; mais il n'e pas nйcessaire qu'il
en soit ainsi pour l'intelligence de l'ange, bon ou mauvais. 7. La connaissance
portant sur l'вme est double: il y a celle par laquelle on connaоt de l'вme ce
qu'elle est, en la distinguant de tous les autres кtres; et а ce point de vue,
le dйmon qui voit l'вme en elle-mкme, la connaоt mieux que l'homme qui
recherche sa nature а partir de ses actes. L'autre connaissance portant sur l'вme
est celle par laquelle on sait qu'elle est, et c'est de cette maniиre que l'homme
connaоt l'вme, en percevant qu'elle est par ses actes dont il a l'expйrience.
Et c'est а ce mode de connaоtre qu'appartient cette connaissance par laquelle
nous savons que nous pensons quelque chose mais pour la nature de la pensйe
humaine, le dйmon la connaоt mieux que l'homme. 8. Bien que le dйmon
connaisse certaines causes de nos pensйes, il ne les connaоt cependant pas
toutes, parce qu'il ne connaоt pas le mouvement de la volontй, comme on l'a
dit. 9. Les dйmons
dйvoilent parfois les pensйes des hommes dans la mesure oщ ils les connaissent
grвce а des indices corporels, comme on l'a dit. 10. La connaissance
se rйalise par une assimilation, non certes naturelle, mais intentionnelle: en
effet, ce n'est pas la pierre qui se trouve dans l'вme, en sorte que nous
connaissons par elle la pierre extйrieure, comme l'a avancй Empйdocle, mais c'est
une image de la pierre. 11. Et il faut
rйpondre de mкme а l'objection 11. 12. L'habitus de l'вme
est une qualitй qui l'informe, et c'est pourquoi le dйmon peut connaоtre un
habitus de l'вme mieux que ses pensйes, qui dйpendent Lie la volontй.
Cependant, on ne peut tenir, а partir de ce fait, que le dйmon sait que
certaines choses se trouvent dans la mйmoire de l'homme: en effet, il a pu
arriver que le dйmon ait donnй satisfaction а celui qui doutait d'aprиs ce que
lui- mкme savait, non du fait qu'il aurait su que le philosophe avait cette
connaissance; ou il pouvait le savoir par quelques signes extйrieurs; ou la
chose a pu se produire grвce а un bon ange. 13. Le dйmon connaоt
mieux les pensйes que l'вme ne connaоt celles d'un autre homme, non pas parce
qu'il les voit en elles-mкmes, mais parce qu'il les voit grвce а des signes
extйrieurs plus cachйs. 14. Le mкme signe
corporel, pris en gйnйral, peut rйpondre а de nombreux effets; toutefois, en un
cas particulier, il y a des diffйrences que le dйmon peut mieux percevoir que l'homme. 15. La vйritй
intelligible que l'ange connaоt naturellement, il ne la reзoit pas des rйalitйs
sensibles il peut cependant conjecturer quelque chose de surnaturel а partir d'un
effet sensible, ainsi que cet homme est Dieu а partir de la rйsurrection d'un
mort, non qu'il reзoive des espиces intelligibles venant des rйalitйs
sensibles, mais parce qu'en percevant les effets sensibles, par les espиces
innйes qu'il possиde, il conjecture certains faits qui dйpassent sa
connaissance naturelle. 16. La volontй ne
cache d'aucune de ces maniиres les pensйes de l'homme, mais on dit qu'elle les
cache parce que, du fait qu'elles procиdent de la volontй, elles sont cachйes. 17. Saint Augustin
veut parler des natures infйrieures, que les anges connais sent naturellement
grвce aux formes innйes, mais non des pensйes volontaires.
ARTICLE 9: LES DЙMONS
PEUVENT-ILS TRANSFORMER LES CORPS PAR UN CHANGEMENT FORMEL?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 7, Question 3, a. 1; III Somme contre les Gentils, e.
103; la, Question 110, a. 2; De potentia, Question 6, a. 3.
Objections: Il semble que oui. 1. Saint Augustin dit
en effet dans les Quatre-Vingt-Trois Questions: "Tout ce qui se
fait visiblement, il n'est pas absurde de croire que cela peut aussi кtre fait
par les puissances infйrieures de l'air." Or les changements formels des
corps infйrieurs s'accomplissent de faзon visible, parfois de faзon naturelle,
par fois de faзon miraculeuse. Donc ils peuvent кtre rйalisйs par les dйmons
qui sont appelйs les puissances infйrieures de l'air. 2. Mais on peut dire
que les dйmons accomplissent des changements de ce genre non par leur vertu
propre, mais par la puissance de certains йlйments naturellement actifs. - On
objecte а cela que si les dйmons ne pouvaient transformer les corps que par la
puissance des principes naturels actifs, ils ne pourraient accomplir d'autres
changements que ceux qui peuvent se faire par la puissance d'agents naturels.
Or, par la vertu des agents naturels, un corps d'homme ne peut кtre changй en un
corps de bкte, ce que font cependant les dйmons. Saint Augustin raconte en
effet dans la Citй de Dieu (XVIII, 17) que Circй, par un artifice
magique, changea en bкtes les compagnons d'Ulysse, que les Arcadiens furent
changйs en loups quand ils traversaient а la nage un certain йtang, et que des
tenanciиres d'auberge changeaient les hommes en bкtes de somme. Ce n'est donc
pas par la seule puissance des principes actifs naturels que les dйmons
pourraient changer formellement les corps. 3. En outre, sur ce verset
du Psaume (77, 49): "des maux envoyйs par de mauvais anges",
la Glose dit que Dieu punit par les mauvais anges. Or parfois, certaines
punitions s'accomplissent par transformation des corps humains; ainsi, on lit
que la femme de Lot fut changйe en statue de sel (Genиse, 19, 26), et les compagnons
de Diomиde ont йtй, dit-on, transformйs en oiseaux, comme le raconte saint
Augustin dans la Citй de Dieu (XVIII, 16). Il semble donc que les dйmons
peuvent rйaliser des changements formels dans les corps. 4. En outre, plus une
chose est en acte, plus elle est efficace dans l'action, parce que chaque chose
agit en tant qu'elle est en acte; et pour cette raison, comme le feu est ce qu'il
y a de plus formel, il jouit, parmi les autres corps infйrieurs, du plus grand
pouvoir d'action. Or, comme le dйmon est une substance spirituelle, il est plus
formel que n'importe quel corps, et il existe davantage en acte; il possиde
donc une puissance d'action plus efficace que tout autre corps. Si donc, par la
puissance de certains corps, d'autres corps peuvent кtre transformйs formellement,
cela peut кtre a fortiori rйalisй par la puissance des dйmons. 5. En outre, ce qui
possиde une forme manque parfois d'accomplir parfaitement l'action de cette
forme, parce qu'il ne la reзoit pas complиtement; si donc une forme йtait
sйparйe, elle possйderait toute l'action de cette forme. Or comme les dйmons
sont tenus pour des substances spirituelles et immatйrielles, il s'ensuit qu'ils
sont des formes sйparйes. Ils possиdent donc la puissance de rйaliser toute l'action
de la forme, et peuvent de la sorte, а ce qu'il semble, transformer formellement
les corps. 6. En outre, Denys
dit dans la Hiйrarchie Cйleste (XV, 9) que "les fleuves de feu
signifient les ruisseaux thйarchiques", c'est-а-dire divins, "qui
dispensent [aux essences cйlestes] leur profusion abondante et inйpuisable, et
entretiennent leur vivifiante capacitй d'engendrer". Or la gйnйration est
un changement selon la forme. Donc les bons anges peuvent changer formellement
les corps; donc, pour la mкme raison, les dйmons, qui sont de mкme nature, le
peuvent aussi. 7. En outre, Dieu
meut les corps cйlestes par l'intermйdiaire des anges; or les anges agissent
par leur intelligence et leur volontй; mais la volontй peut se porter sur des
objets divers; donc les anges peuvent mouvoir les corps cйlestes diversement.
Or, quand le mouvement des corps cйlestes varie, les changements formels des
corps infйrieurs, qui dйpendent du mouvement des corps cйlestes, varient
йgalement. Donc il semble que les anges peuvent changer formellement les corps
infйrieurs comme ils le veulent; pour la mкme raison, les dйmons, qui sont de
mкme nature, le peuvent donc aussi. 8. En outre, on dit
dans le Livre des Causes (16) que le pouvoir de l'intelligence est infini
vers le bas, bien qu'il soit fini vers le haut; or tous les corps sont
infйrieurs а l'intelligence; donc par l'infinitй de sa puissance, elle peut les
changer de toute maniиre, comme elle le veut. Or on dit que les anges, bons ou
mauvais, sont des intelligences. Les dйmons peuvent donc transformer les corps
formellement. 9. En outre, saint
Augustin dans la Trinitй (III, 8) dit que le feu, l'air et les autres
corps de ce genre sont soumis aux dйmons, pour autant que cela leur est permis
par Dieu. Donc les dйmons peuvent changer formellement les corps de ce genre. 10. En outre, quiconque
introduit une forme opиre un changement formel. Or les dйmons peuvent
introduire non seulement des formes accidentelles, mais aussi des formes
substantielles, car les magiciens de Pharaon firent des grenouilles par la
puissance des dйmons. Donc il semble que les dйmons puissent transformer
formellement les corps. 11. En outre, saint
Augustin dit dans les Quatre-Vingt-Trois Questions (Question 79) que les
magiciens font des miracles grвce а des pactes privйs avec les dйmons. Or dans
les miracles, les corps sont transformйs. Il semble donc que les dйmons
puissent changer les corps. 12. En outre, saint
Grйgoire dit dans une homйlie (Sur l'Йvangile, II, 34) qu'il appartient aux anges
de l'ordre des Vertus de faire des miracles, dans lesquels, comme on l'a dit,
les corps sont transformйs. Or les dйmons sont de mкme nature que les anges.
Donc il semble aussi que les dйmons peuvent changer les corps. 13. En outre, le
dйmon possиde un pouvoir plus grand que l'вme de l'homme. Or la puissance
cognitive de l'вme change formellement la matiиre corporelle, comme cela
ressort du cas de l'envoыtement, selon Avicenne. Donc, а bien plus forte
raison, le dйmon peut changer formellement la matiиre corporelle. Cependant: 1) Saint Augustin dit
dans la Citй de Dieu (XV-III, 18): "Je ne croirais en aucune
maniиre que les dйmons puissent transformer, par leur puissance ou leurs
artifices, je ne dis pas une вme, mais mкme un corps en figures de bкtes".
Or le corps de l'homme n'est pas moins passif que les autres corps. Donc il
semble que l'artifice ou la puissance des dйmons ne puissent pas transformer
mкme les autres corps. 2) En outre, le
Philosophe prouve dans la Mйtaphysique (VII, 7) que la gйnйration des
formes dans la matiиre ne vient pas des formes immatйrielles, mais des formes
qui sont dans la matiиre; sur ce passage, le Commentateur dit que les
substances immatйrielles ne peuvent pas transformer la matiиre quant а la
forme. Or les dйmons sont des substances
immatйrielles. Donc il semble qu'ils ne puis sent pas transformer formellement
les corps matйriels. Rйponse: Comme le dit l'Apфtre dans la Lettre aux
Romains (13, 1): "Les rйalitйs qui viennent de Dieu sont
ordonnйes"; aussi le bien de l'univers est-il un bien ordonnй, comme
saint Augustin le dit dans l'Enchiridion (11) et le Philosophe dans la
Mйtaphysique (XI, 12). Or toutes les crйatures sont soumises а cet ordre,
puisqu'elles sont produites par Dieu; mais Dieu lui-mкme, qui est la cause de
cet ordre, y prйside, mais ne lui est pas soumis. Et parce que chaque chose tient de sa
forme son opйration propre, il s'ensuit de lа que l'ordre des choses ne doit
pas se considйrer seulement selon l'excellence des formes, mais par voie de
consйquence, selon les opйrations et les mouvements, en sorte que l'кtre qui a
une forme plus йlevйe ait aussi une opйration plus йlevйe. Et de lа vient que
selon Denys dans la Hiйrarchie Cйleste (IV, 3) les кtres les plus bas
sont mis en mouvement par les кtres supйrieurs au moyen des кtres
intermйdiaires; ce que dit йgalement saint Augustin dans la Trinitй
(III, 4). Et cela convient а la proportion qui est
nйcessaire entre l'agent et le patient. En effet, comme les plus йlevйs parmi
les кtres ont les pouvoirs les plus universels, les кtres passifs les plus bas
ne sont pas proportionnйs pour recevoir un effet universel de faзon directe,
mais par des puissances intermйdiaires plus particuliиres et limitйes. Cela
apparaоt aussi mкme dans l'ordre des rйalitйs corporelles, car les corps
cйlestes sont les principes de la gйnйration des hommes et des autres animaux
parfaits par l'entremise de la puissance particuliиre qui est dans les
semences, bien que certains animaux soient engendrйs а partir de la
putrйfaction par la seule puissance des corps cйlestes, sans semence. Ceci se
produit en raison de leur imperfection. Nous voyons de faзon sensible, en
effet, qu'un agent йloignй produit un faible effet, alors qu'un effet puissant
requiert un agent proche; car une chose peut кtre rйchauffйe par le feu mкme si
elle en est йloignйe, mais elle ne peut s'enflammer que si elle lui est unie
aussi celui qui veut enflammer une chose йloignйe du feu allumй dans la
cheminйe le fait par l'intermйdiaire d'une chandelle; et de faзon semblable, la
gйnйration des animaux parfaits est causйe par les corps cйlestes par l'intermйdiaire
d'agents propres, alors que la gйnйration des animaux imparfaits est causйe par
eux de faзon immйdiate. Or les substances spirituelles sont
supйrieures par ordre de nature aux corps cйlestes eux-mкmes; aussi elle ne
peuvent, par leur propre pouvoir, transformer formellement les corps infйrieurs
qu'en utilisant certains agents corporels proportionnйs aux effets qu'elles
cherchent, comme l'homme peut rйchauffer par le moyen du feu. Solutions des objections: 1. Tout ce qui s'accomplit
visiblement en ce monde peut кtre fait par les dйmons non par leur seule
puissance propre, mais en utilisant des agents naturels, comme on l'a dit. 2. Le dйmon se sert
comme d'un instrument d'un agent naturel pour produire un certain effet; or l'instrument
agit non seulement par sa vertu propre, mais aussi par la vertu de l'agent
principal; et c'est pourquoi on peut faire par l'instrument une chose qui
dйpasse la vertu de l'instrument considйrй en soi; ainsi le lit est fait par la
scie en vertu de l'art. Et de mкme, par les principes actifs naturels qu'ils
utilisent pour ces effets, les dйmons peuvent faire des choses qui dйpassent la
puissance des agents naturels; toutefois, ils ne peuvent faire que les traits
du corps humain se transforment en ceux d'une bкte en toute vйritй, parce que
cela va contre l'ordre mis par Dieu dans la nature. Et toutes les mйtamorphoses
dont on a parlй se sont rйalisйes davantage par des apparitions imaginaires que
selon la vйritй, comme le montre saint Augustin dans le mкme passage. 3. Dieu ne punit pas
toujours par les mauvais anges, mais parfois aussi par les bons, comme cela est
йvident de l'ange qui frappa le camp des Assyriens, comme le rapporte
Isaпe (37, 36). Cependant, si le changement de l'йpouse de Lot en statue de sel
a йtй rйalisй par l'intermйdiaire des dйmons, il est йvident qu'en cette
opйration le dйmon fut un instrument de la vertu divine; aussi a-t-il produit
un tel effet non par sa vertu propre, mais par la vertu divine, qui n'est pas
soumise а l'ordre des choses, mais peut rйaliser immйdiatement n'importe quel
effet, du plus йlevй au plus humble, comme elle l'entend. Quant aux compagnons
de Diomиde, saint Augustin dit qu'ils n'ont pas йtй changйs en oiseaux, mais qu'aprиs
leur disparition, les dйmons se procurиrent des oiseaux par les quels ils se
jouиrent longtemps des hommes, les uns succйdant aux autres; ce qui montre que
ce ne fut pas seulement par apparition imaginaire. 4. Du fait mкme que
la substance spirituelle est plus en acte que le corps, il en rйsulte qu'elle
possиde une puissance plus haute et plus universelle; aussi elle ne peut
produire les effets les plus bas que moyennant les causes infйrieures. 5. La forme sйparйe
qui est acte pur, c'est-а-dire Dieu, n'est pas dйterminйe а quelque genre ou
espиce, mais possиde sans bornes toute la puissance d'кtre, parce qu'il est
lui-mкme son propre acte d'кtre, comme cela ressort de ce que dit Denys dans les
Noms Divins (V, 4); et c'est pourquoi toute action est soumise а son
pouvoir. Mais les autres formes sйparйes ont une nature spйcifique dйterminйe:
aussi n'importe laquelle ne peut pas rйaliser n'importe quoi, mais chacune peut
ce qui convient а sa nature, sans aucun empкchement venant d'un dйfaut
matйriel. Ainsi, si la chaleur йtait une forme sйparйe, elle ne serait pas
empкchйe de chauffer par le dйfaut d'une matiиre qui ne participerait pas
parfaitement а la chaleur, comme les choses qui sont faiblement chaudes; elle
ne pourrait cependant pas exercer l'action de la blancheur ou d'une autre
forme. 6. La capacitй
vivifiante d'engendrer dont parle Denys peut se rapporter aussi а la gйnйration
intelligible, comme lui-mкme le dit dans les Noms Divins (II, 8): on
appelle pиres des autres кtres ceux qui les purifient, les illuminent et les
perfectionnent. Si toutefois on le rapporte а la gйnйration corporelle, il faut
comprendre que leur est accordй le pouvoir de causer la gйnйration par l'entremise
d'agents corporels. 7. Cet argument pиche
en trois points: d'abord, mкme si les anges meuvent les cieux, les dйmons dont
il est ici question ne le font pas. Secondement, parce que mкme s'ils les
meuvent par leur intelligence et leur volontй, il ne s'ensuit pas qu'ils
puissent les mouvoir d'une autre maniиre, mais ils les meuvent selon le mode
proportionnй а leur nature; l'ange en effet n'est pas sa volontй, comme Dieu l'est,
mais il possиde sa volontй dans une nature dйterminйe, et sa volontй obtient
son effet selon le mode de cette nature; Dieu, par contre, qui est la volontй
mкme, peut rйaliser indiffйremment tout ce qui peut кtre objet de volontй.
Troisiиmement, а supposer que les anges meuvent les cieux d'une autre maniиre,
et qu'il s'ensuivоt une certaine transformation dans les кtres infйrieurs, cela
ne serait pas rйalisй immйdiatement par eux, mais par l'entremise des corps cйlestes. 8. La puissance de l'intelligence
est qualifiйe d'infinie par rapport aux rйalitйs infйrieures, dans la mesure oщ
elle ne peut кtre comprise par elles, mais les sur passe; mais non au point de
pouvoir produire en elles tout effet indiffйremment. 9. Le feu, l'air et
les corps de ce genre servent les anges selon l'ordre йtabli par Dieu. 10. Les magiciens de
Pharaon ont fait des grenouilles en utilisant certains principes actifs naturels
que saint Augustin dans la Trinitй (III, 8) appelle des semences, prises
dans les parties secrиtes des йlйments. 11. Les signes ou
miracles qu'opиrent les magiciens grвce а des pactes privйs avec les dйmons ne
dйpassent pas l'ordre des causes naturelles comme le font ceux qui sont
produits par la puissance divine; mais ils sont produits par la puissance de
principes actifs naturels qui dйpassent la comprйhension et la capacitй des
hommes. Cela pour trois raisons: premiиrement, parce que les dйmons connaissent
mieux que les hommes la vertu des principes actifs naturels; secondement, parce
qu'ils peuvent les rassembler plus rapidement; troisiиmement, parce que les
principes actifs naturels que les dйmons prennent comme instruments peuvent s'йtendre
par la puissance et le savoir-faire des dйmons а des effets plus grands que par
la puissance ou le savoir-faire humain. Et de la sorte, les actions faites par
les dйmons passent pour des miracles chez les hommes, comme passent aussi pour
des miracles chez les hommes sans expйrience les actions faites par les hommes
de l'art. 12. L'ordre des
Vertus accomplit des miracles de faзon instrumentale, en agissante par la vertu
divine. 13. Dans l'envoыtement,
la matiиre corporelle n'est pas changйe par la seule puissance cognitive, comme
l'a avancй Avicenne, mais du fait que la vйhйmence d'un mouvement d'envie, de
colиre ou de haine corrompt l'esprit, comme il arrive souvent chez les vieilles
femmes, et cette corruption s'йtend aux yeux, par lesquels l'air environnant est
contaminй; par lui, le corps d'un enfant reзoit, en raison de sa dйlicatesse,
la contamination, de mкme qu'un miroir nouveau est corrompu par l'aspect d'une
femme souillйe comme on le dit dans le Sommeil et la Veille (2).
ARTICLE 10: LES DЙMONS
PEUVENT-ILS DЙPLACER LES CORPS?
Lieux parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: la, Question 110, a. 3; De Pot, Question
6, a. 3; IX Quodlibet, Question 4, a. 5.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, parmi
tous les autres mouvements, le mouvement local est plus parfait, comme le
prouve le Philosophe dans les Physiques (VIII, 14). Or les dйmons ne
peuvent pas changer les corps formellement. Donc ils peuvent bien moins encore
les dйplacer localement. 2. En outre, l'вme
est une substance spirituelle comme le dйmon. Or l'вme ne peut mouvoir un corps
localement, а moins qu'elle ne l'anime; aussi, si un membre devient mort, il
est rendu immobile; or les dйmons ne donnent pas la vie а aucun corps. Donc il
ne peuvent mouvoir aucun corps localement. 3. En outre, toute
action se fait par contact, comme on le dit dans la Gйnйration (1, 6). Or il ne
semble pas qu'il puisse y avoir de contact entre le dйmon et les corps, parce
qu'il n'a avec eux rien de commun. Donc, puisque mouvoir localement est une
certaine action, il semble que les dйmons ne puissant pas mouvoir les corps
localement. 4. En outre, si les
dйmons pouvaient mouvoir les corps localement, ils pour raient surtout mouvoir
localement les corps cйlestes, qui leur sont plus proches dans l'ordre naturel.
Or ils ne peuvent mouvoir les corps cйlestes, parce que vu que le moteur et le
mobile sont ensemble, comme on le dit dans les Physiques (VII, 3), il s'ensuivrait
que les dйmons sont dans le ciel; ce qui n'est vrai ni pour nous, ni pour les
Platoniciens. Donc ils peuvent bien moins encore mouvoir les autres corps. 5. En outre, les
кtres supйrieurs meuvent les кtres infйrieurs par des intermйdiaires, comme on
l'a dit. Or, entre les substances spirituelles et les corps infйrieurs, les
corps cйlestes sont intermйdiaires, eux dont les mouvements sont les principes
de tous les mouvements infйrieurs. Donc les dйmons ne peuvent mou voir
localement les corps infйrieurs, puisqu'ils ne peuvent mouvoir les corps
cйlestes. 6. En outre, le
mouvement local est cause des autres mouvements, comme cela ressort de ce qui
est dit dans les Physiques (VIII, 14). Si donc les dйmons pouvaient
mouvoir les corps localement, ils pourraient aussi en consйquence les mouvoir
formellement. Ce qui est manifestement faux d'aprиs ce qu'on a dit. 7. En outre, le
mouvement suit naturellement la forme qui le porte vers tel lieu dйterminй,
comme la chose est йvidente dans les mouvements des corps lourds et lйgers. Or
les dйmons ne peuvent imprimer de formes а la matiиre corporelle, comme on l'a
dйjа vu. Donc, s'ils dйplacent des corps localement, ce mouvement sera violent. 8. En outre, le
mouvement du tout et de la partie est identique, ainsi celui de toute la terre
et d'une seule motte, comme on le dit dans les Physiques (III, 9). Si
donc les dйmons peuvent mouvoir une seule motte de terre, pour la mкme raison, ils
pourront mouvoir toute la terre, ce que les dйmons ne peuvent pas faire, parce
que ce serait changer l'ordre de l'univers. Donc les dйmons ne peuvent dйplacer
aucun corps localement. Cependant: Comme saint Augustin le dit dans la
Trinitй (III, 8), les dйmons recueillent des semences pour les utiliser en
vue d'effets particuliers. Or ceci ne peut se faire sans mouvement local. Donc
les dйmons peuvent mouvoir les corps localement. Rйponse: Comme on l'a dit plus haut, dans les
actions des puissances actives, il faut considйrer l'ordre des choses, qui ne s'envisage
pas seulement selon leur nature, mais aussi selon leurs mouvements, car ces
mouvements eux-mкmes ont aussi un certain ordre entre eux. Et cela de deux maniиres. D'abord selon
leur nature propre; et sous cet aspect, le mouvement local a un double rapport
avec les autres mouvements, d'une part parce qu'il est le premier des
mouvements, d'autre part parce que le mouvement local n'imprime qu'une
variation minime au mobile: en effet, tandis que les autres mouvements font
varier un йlйment qui est intrinsиque а la chose, par exemple la qualitй, la
quantitй ou mкme la forme substantielle, le mouvement local, lui, fait
seulement varier le corps selon un йlйment extrinsиque, а savoir selon le lieu.
Et sous ces deux rapports, il convient, selon ce qu'on a dit, que les
substances spirituelles meuvent les corps d'un mouvement local de faзon plus
immйdiate que par les autres mouvements. D'abord parce que les rйalitйs qui
viennent ensuite reзoivent leur perfection des premiиres; aussi les autres
mouvements sont-ils causйs par une substance spirituelle par l'entremise du
mouvement local. Ensuite, parce que comme on l'a dit plus haut, les effets
faibles peu vent кtre produits de maniиre immйdiate par un agent plus йloignй:
aussi le faible changement corporel qui se fait par un mouvement local peut-il
кtre pro duit de faзon immйdiate par une substance spirituelle comme agent
йloignй, mais non un changement plus important, comme l'est celui des autres
mouvements. D'une autre maniиre, on considиre l'ordre
des mouvements selon l'ordre des mobiles; ainsi le mouvement du ciel est
premier par rapport а celui du corps йlйmentaire; et а ce point de vue-lа, il
convient aux substances spirituelles supйrieures de mouvoir un corps supйrieur,
en sorte que le moteur du disque de Saturne ne puisse mouvoir le ciel йtoilй;
et son moteur ne pourrait pas le mou voir s'il avait plusieurs йtoiles, comme
il est dit dans le Ciel (II, 18-19). De mкme donc que les substances
spirituelles supйrieures meuvent les corps cйlestes supйrieurs, de mкme aussi
les infйrieures, tels les dйmons, peuvent mou voir localement les corps
infйrieurs, qu'ils le tiennent de leur condition naturelle, ou selon ceux qui
disent que les dйmons n'ont pas fait partie de ces anges supй rieurs, mais de
ceux qui ont йtй prйposйs par Dieu а l'ordre terrestre, а proportion de leur
nature; soit mкme que cela leur convienne comme chвtiment du pйchй, pour lequel
ils ont йtй prйcipitйs de leurs siиges cйlestes vers notre atmosphиre, selon
saint Grйgoire, qui avance que certains des anges supйrieurs sont tombйs par le
pйchй. Solutions des objections: 1. Le mouvement local
est plus parfait en raison de la perfection du mobile, en qui se produit а
cause de lui une trиs faible variation. 2. L'вme humaine
occupe le plus bas degrй dans l'ordre des substances spirituelles, aussi elle n'a
pas le pouvoir de mouvoir un corps, mкme localement, а moins qu'il ne lui soit
proportionnй en йtant vivifiй par elle. 3. Entre le dйmon et
le corps, il n'y a pas contact corporel mais virtuel, qui rйclame cependant une
convenance de proportion entre le moteur et le mobile. 4. Les corps cйlestes
dйpassent la capacitй de la puissance des dйmons, soit en raison de leur
condition naturelle, soit en raison du chвtiment de leur faute, comme on l'a
dit. 5. Les mouvements
naturels des corps infйrieurs dйpendent des mouvements des corps cйlestes et
sont causйs par eux. Cependant, d'autres causes peuvent produire certains
mouvements dans les corps infйrieurs, par exemple l'homme lui-mкme par sa
volontй, et pour la mкme raison, le dйmon ou l'ange; cependant, la disposition
des corps qui les rend capables de recevoir un tel mouvement dйpend d'une
certaine faзon d'un corps cйleste. 6. Tous les autres
mouvements qui se produisent naturellement sont causйs par les mouvements
locaux des corps cйlestes, et non par n'importe quel autre mouvement local.
Cependant, si par les mouvements locaux de certains corps, les dйmons
transformaient les corps selon d'autres mouvements, ils ne le feraient pas par
leur puissance propre, mais plutфt par la puissance des corps mus localement
par eux. 7. Rien n'empкche de
dire que les corps qui sont mus localement par les dйmons sont mus par
violence, comme aussi quand ils sont mus par les hommes. 8. Le mouvement
naturel du tout et de la partie est identique, et cependant la mкme puissance
qui meut la partie n'est pas suffisante pour mouvoir le tout aussi, bien que
les dйmons puissent mouvoir une certaine partie de la terre, il ne s'ensuit pas
qu'ils puissent mouvoir toute la terre, parce qu'il n'est pas proportionnй а
leur nature de changer l'ordre des йlйments du monde. ARTICLE 11: LES DЙMONS
PEUVENT-ILS CHANGER LA PARTIE CONNAISSANTE DE L'ВME DANS SON POUVOIR SENSITIF
INTЙRIEUR OU EXTЙRIEUR?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, D. 8, a. 5; Ia, Question 111, articles 3-4.
Objections: Il semble que non. 1. Saint Augustin dit
en effet dans la Trinitй (XI, 2-4) que la vision aussi bien corporelle
qu'imaginative se rйalise par une certaine forme; or la forme qui est dans les
sens ou dans l'imagination est plus noble que la forme corporelle dont elle est
la ressemblance, comme cela ressort de ce que dit saint Augustin dans son Commentaire
Littйral de la Genиse (XII, 16). Donc, puisque les dйmons ne peuvent
imprimer des formes corporelles dans la matiиre, comme on l'a montrй ci-dessus,
ils peuvent encore bien moins, semble-t-il, modifier les sens ou l'imagination
pour faire connaоtre quelque chose. 2. En outre, sentir
et imaginer sont des opйrations vitales. Or toutes les opйrations vitales
procиdent d'un principe intrinsиque, par lequel l'animal vit. Donc, comme le
dйmon est un principe extйrieur, il semble qu'il ne puisse pousser l'homme а
imaginer ou а sentir quelque chose. 3. Mais on peut dire
que le dйmon excite les sens et l'imagination non certes en imprimant de
nouvelles espиces, mais en ramenant vers les organes de l'imagination ou des
sens les espиces qui prйexistent dans les esprits sensitifs. - On objecte а
cela que saint Augustin dit dans la Trinitй (IX, 4) que pour voir, de
quelque vision que ce soit, est exigйe l'intention qui relie l'image visible а
la facultй qui voit. Or l'intention relиve de la puissance appйtitive, que le
dйmon ne peut changer, parce qu'ainsi il forcerait l'homme а pйcher, puisque c'est
dans l'appйtit que rйside le pйchй. Ce n'est donc pas en ramenant les formes
vers les organes des sens ou de l'imagination qu'il peut pousser l'homme а
sentir ou imaginer. 4. En outre, l'espиce
intelligible est а l'intelligence ce qu'est le phantasme а l'imagination. Or il
arrive parfois que l'espиce intelligible soit prйsente а l'intelligence sans
que l'intelligence comprenne en acte. Il semble donc que, bien que le dйmon
ramиne vers l'organe de l'imagination les phantasmes ou les formes imaginйes,
il ne fait pas pour autant que l'homme imagine. 5. En outre, de
telles formes sont dans les esprits sensitifs ou en puissance ou en acte. Mais il
ne semble pas qu'elles soient en acte, parce que la forme de la chose connue ne
paraоt pas кtre dans celui qui connaоt, sinon quand elle est connue en acte; et
si elle y est en puissance, elle ne pourra mouvoir l'organe de l'imagination ou
du sens, parce que rien n'est mы par ce qui est en puissance, mais seulement
par ce qui est en acte. Donc le dйmon ne peut mouvoir l'homme а saisir quelque
chose par les sens ou l'imagination en ramenant les esprits aux organes des
sens ou de l'imagination, s'il n'a pas auparavant rйduit ces formes de la
puissance а l'acte. Ce qu'il semble ne pas pouvoir rйaliser, pour la mкme
raison qu'il ne peut mouvoir la matiиre corporelle а recevoir une forme. 6. En outre, selon
saint Augustin dans la Trinitй (III, 8), les dйmons agissent sur les
rйalitйs corporelles par certaines semences naturelles, qui sont des agents
naturels. Or le principe actif naturel qui est capable de mouvoir les sens et
l'imagination est un corps prйsentй extйrieurement. Donc il semble que, sans
prйsentation d'un tel corps, les dйmons ne puissent pas mouvoir l'imagination
ni les sens de l'homme. 7. En outre, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (XVIII, 18) que grвce а l'opйration
des dйmons, l'image fantomatique d'un homme "apparaоt aux sens d'autres hommes
comme incarnйe en une figure d'animal"; il semble donc, pour une raison
semblable, que le dйmon ne puisse rien prйsenter aux sens de l'homme que sous
un mode corporel. 8. En outre, les sens
sont des puissances passives; or tout ce qui est passif est mы par un agent qui
lui est proportionnй; mais l'agent proportionnй aux sens est double; l'un en
tant qu'origine, c'est l'objet; l'autre en tant que conducteur, c'est le moyen.
Or, comme le dйmon n'a pas de corps, il ne peut кtre l'objet des sens, ni mкme
leur milieu. Il semble donc qu'en aucun cas il ne puisse mouvoir les sens. 9. En outre, si le
dйmon meut la facultй de connaissance intйrieure, il le fait ou bien en se
prйsentant а cette facultй, ou bien en la transformant. Or il ne le fait pas en
se prйsentant а elle, car il lui faudrait du moins prendre un corps, et de la
sorte, il ne pourrait plus s'introduire intйrieurement dans l'organe de l'imagination,
puisque deux corps ne sauraient occuper un mкme lieu en mкme temps; ce ne sera
pas non plus en revкtant un phantasme, ce qui de plus ne peut se faire, parce
qu'un phantasme n'est pas sans quantitй, alors que le dйmon est dйnuй de toute
quantitй. Semblablement, il ne peut non plus mouvoir la facultй de connaissance
en la transformant, parce qu'il la changerait, soit en l'altйrant, ce qu'il
semble ne pas pouvoir faire, parce que toute altйration se produit grвce а des
qualitйs actives dont les dйmons sont dйnuйs, soit en la changeant de position,
soit en le mouvant localement, ce qui paraоt ne pas convenir, pour deux rai
sons d'abord parce que l'on ne peut changer un organe de position sans sentir
de douleur, et ensuite parce qu'ainsi le dйmon ne montrerait а l'homme que des
choses connues, alors que saint Augustin dit qu'il montre а l'homme des formes
connues et inconnues. Il semble donc que les dйmons ne peuvent en aucune
maniиre changer l'imagination ou les sens de l'homme. 10. En outre, selon
le Philosophe dans les Physiques (VII, 6), le changement des phantasmes
empкche la connaissance intellectuelle de la vйritй. Si donc le dйmon pouvait
changer l'imagination de l'homme, il s'ensuivrait qu'il pourrait empкcher
totalement en lui toute connaissance de la vйritй. 11. En outre, il est
nйcessaire que l'agent le plus proche soit uni (au patient), parce que le
moteur et le mobile sont ensemble, comme on le prouve dans les Physiques
(VII, 3). Or le dйmon ne peut кtre uni а l'imagination intйrieure, parce que
sur la parole d'Habacuc (2, 20): "Le Seigneur est dans son saint temple",
la Glose de saint Jйrфme dit que le dйmon ne peut se trouver а l'intйrieur d'une
idole, mais qu'il opиre а l'extйrieur; il peut donc encore bien moins se
trouver а l'intйrieur du corps humain. Il semble donc que les dйmons ne peuvent
mouvoir immйdiatement l'imagination. Cependant: 1) Saint Augustin dit
dans les Quatre-Vingt-Trois Questions (Question 12): "Ce mal",
celui du dйmon, "s'insinue par toutes les ouvertures sensorielles, il se
prкte aux formes, s'allie aux couleurs, s'attache aux sonoritйs, s'incorpore
aux odeurs, se fond dans les saveurs". Or les sens sont modifiйs par ce
genre d'objets. Donc il semble que les dйmons peuvent modifier les sens
humains. 2) En outre, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (XVIII, 18) que les mйtamorphoses des
hommes en animaux brutes, qu'on dit rйalisйes par le stratagиme des dйmons, ne
se produisirent pas en vйritй, mais seulement en apparence. Or cela ne saurait
кtre si les dйmons ne pouvaient pas modifier les sens humains. Les sens humains
peuvent donc кtre modifiйs par les dйmons. Rйponse: Des signes et des expйriences йvidents
font apparaоtre que, par l'action des dйmons, certaines choses sont prйsentйes
sensiblement aux hommes. Cela se produit parfois du fait que les dйmons
montrent aux sens humains certains corps extйrieurs, qu'ils prйexistent en
йtant formйs par la nature, ou que les dйmons eux-mкmes les forment grвce aux
semences naturelles, comme cela ressort de ce qui a йtй dit. Et cela ne fait
aucun doute, car c'est de faзon naturelle que les sens humains sont modifiйs
par la prйsence de corps sensibles. Mais parfois, les dйmons font apparaоtre
aux hommes certaines choses qui n'existent pas dans la rйalitй des кtres
extйrieurs. Et il y a hйsitation sur la maniиre dont cela peut se produire. Saint Augustin touche bien la question
dans son Commentaire Littйral de la Genиse (XII, 13), en avanзant trois
maniиres selon l'une desquelles il est nйcessaire que cela se produise. Ayant d'abord
indiquй que certains veulent que l'вme humaine possиde en elle-mкme une
certaine puissance divinatoire - ce qui semble s'accorder avec les opinions des
Platoniciens, qui avancent que l'вme connaоt tout par participation aux idйes
-, il exclut ainsi cette opinion: si l'вme avait cette facultй en son pouvoir,
l'homme pourrait toujours prйvoir l'avenir quand il le voudrait, ce qui est
faux de toute йvidence; il reste donc qu'il a besoin pour cela d'кtre aidй par
un principe extйrieur, non certes par un corps, mais par un esprit. Il cherche plus avant comment l'вme est
aidйe par un esprit а voir certaines choses: "Y a-t-il dans le corps
quelque chose qui fasse que l'intention de l'вme soit comme libйrйe, en sorte
qu'elle s'йlance jusqu'а ce qu'elle en vienne а voir en elle-mкme les
similitudes significatives qui s'y trouvaient dйjа sans кtre aperзues, de mкme
que nous avons dans la mйmoire bien des choses que nous ne considйrons pas
toujours ? Ou bien des images sont-elles produites dans l'вme, sans y avoir йtй
auparavant?"; et il ajoute une troisiиme hypothиse: "Ou bien
sont-elles en quelque esprit, en qui l'вme, pйnйtrant et йmergeant, devient
capable de les voir?" Mais, de ces trois hypothиses, la
troisiиme est tout а fait impossible. En effet, l'вme humaine, en l'йtat de la
vie prйsente, ne peut pas s'йlever au point de voir l'essence mкme d'une
substance spirituelle et incorporelle, parce qu'en l'йtat de la vie prйsente,
nous ne comprenons pas sans images, et par elles, nous ne pouvons pas connaоtre
ce qu'est une substance spirituelle; et l'вme peut bien moins encore voir les
espиces intelligibles qui se trouvent dans l'esprit d'une substance spirituelle
parce que "Personne ne connaоt ce qui est de I homme hormis l'esprit de
l'homme qui est en lui." (I Cor., 2, 11) Et quoi qu'il en soit de la
connaissance intellectuelle de l'вme humaine, il est certain que sa vision imaginative
ou sensible ne peut aucunement s'йlever jusqu'а voir une substance incorporelle
et les espиces qui existent en elle, qui ne sont qu'intelligibles. Comme donc, par la suite, saint Augustin
ajoute que reste dans le doute la question de savoir si l'вme voit en elle-mкme
ou par l'union avec un autre esprit, il faut comprendre cette union non en ce
sens que l'вme verrait la substance spirituelle, mais en ce sens que la
substance spirituelle opиre sur elle, en sorte que l'union s'entende selon un
effet de la substance spirituelle, non selon sa substance elle-mкme, ou ce qui
se trouve en elle. De faзon semblable, la seconde des trois
maniиres allйguйes ne peut non plus se rйaliser, а savoir que soit produit de
faзon nouvelle dans l'вme ce qui auparavant n'y йtait pas. En effet, le dйmon
ne peut induire des formes nouvelles dans la matiиre corporelle, comme cela
ressort de ce qui a йtй dit; aussi, par voie de consйquence, il ne l peut pas
non plus dans les sens et l'imagination, dans les quels rien n'est reзu sans
organe corporel. Aussi il reste la premiиre hypothиse, а
savoir que quelque chose prйexiste dans le corps qui, par un changement local
des esprits et des humeurs, est ramenй aux principes des organes des sens, en
sorte qu'il est perзu par l'вme par la vision sensitive ou imaginative. On a
dit plus haut en effet que les dйmons peuvent, par leur puissance propre,
changer localement les corps; or par le changement local des esprits et des
humeurs, il arrive, mкme naturellement, qu'on voie certaines choses par l'imagination
ou les sens. En effet, le Philosophe dit dans le Sommeil et la Veille
(3), en assignant la cause des apparitions dans les songes, que lors qu'un
animal s'est endormi, le sang йtant descendu en abondance vers le principe des
sens, en mкme temps descendent les mouvements ou les impressions laissйes par
les mouvements des objets sensibles qui sont conservйs dans les esprits
sensitifs, et ils mettent en mouvement le principe de la connaissance, en sorte
que certaines choses apparaissent comme si le principe sensitif йtait modifiй
par ces choses extйrieures. Et de cette faзon, les dйmons peuvent changer
l'imagination et les sens, non seulement de ceux qui dorment, mais mкme de ceux
qui veillent. Solutions des objections: 1. Les dйmons ne peuvent
imprimer une forme nouvelle dans les organes corporels des sens; ils peuvent
cependant changer en quelque maniиre les formes conservйes dans les organes
sensibles pour que, par leur entremise, se produisent certaines apparitions. 2. Une opйration vitale,
en tant qu'elle procиde d'une puissance, vient toujours d'un principe
intrinsиque; mais en tant qu'elle procиde de l'objet, elle peut venir d'un
principe extйrieur; ainsi, la vision a sa cause dans ce qui est vu. Et c'est de
cette maniиre que les dйmons modifient les sens, c'est-а-dire en leur
prйsentant un objet. 3. L'intention est un
acte de la puissance appйtitive. Cette puissance est double: l'une est
sensitive, et c'est bien la facultй d'un organe corporel, aussi son acte
peut-il кtre causй par un changement corporel; ainsi la prйsentation ou la
suppression d'un йlйment corporel incite l'appйtit sensitif а dйsirer ou fuir
quelque chose. Et de cette maniиre, les dйmons peuvent modifier l'appйtit sensible
pour lui faire dйsirer quelque chose. L'autre, c'est la puissance intellectuel
le, c'est-а-dire la volontй, qui n'ayant pas d'organe corporel, n'est pas
modifiйe par un changement corporel, sinon de faзon dispositive; mais elle peut
кtre modifiйe de faзon efficiente, soit par l'homme lui-mкme, dans la mesure oщ
la volontй se meut elle-mкme, soit par Dieu qui agit intйrieurement. Aussi, а
ce point de vue, les dйmons ne peuvent pousser l'вme а vouloir quelque chose. 4. Pour que l'homme
considиre en acte quelque chose selon les espиces qui existent de faзon
habituelle dans son intelligence, l'intention de la volontй est requise, car un
habitus est ce par quoi on agit quand on le veut, comme on le dit dans le livre
sur l'Вme. Et de mкme, il arrive que par l'inclination de l'appйtit sensitif,
l'animal imagine en acte ce qu'il conservait auparavant dans sa mйmoire; or
cela peut aussi se produire chez l'homme par l'intention de l'appйtit intellectuel,
en tant que l'appйtit supйrieur meut l'infйrieur. 5. Les espиces qui
prйexistent dans les organes des sens occupent un milieu entre l'acte parfait
et la puissance pure, de mкme que les espиces qui existent de faзon habituelle
dans notre intelligence; et elles sont amenйes а l'acte parfait par la seule
intention de l'appйtit. 6. La connaissance
sensitive de l'homme peut par nature кtre mue comme par son objet propre de
deux maniиres: d'abord par un objet extйrieur, ce qui se pro duit selon un
mouvement qui va des choses а l'вme; d'une autre maniиre, elle est modifiйe par
un objet intйrieur, ce qui se produit selon un mouvement de l'вme aux choses.
Et le dйmon peut user de ces deux objets pour modifier l'imagination ou les
sens de l'homme. 7. Cette parole de
saint Augustin ne doit pas s'entendre au sens oщ le dйmon revкtirait d'un corps
la facultй imaginative de l'homme elle-mкme, ou encore une image conservйe en
elle, pour la prйsenter ainsi aux sens d'autres personnes, mais en ce sens que
le dйmon lui-mкme, qui forme une image dans l'imagination d'un homme, prйsente
extйrieurement de faзon corporelle aux sens d'autres hommes une autre image
semblable, ou produit intйrieurement en leurs sens une image semblable. 8. Le dйmon change la
puissance imaginative ou sensitive de l'homme, non pas en se prйsentant
lui-mкme comme milieu ou comme objet, mais dans la mesure oщ il prйsente а la
puissance sensitive ou imaginative son objet propre, comme on l'a dit plus
haut. 9. Le dйmon ne change
pas la puissance sensitive et imaginative en se prйsentant а elle comme objet,
comme on l'a montrй, mais en la transformant; non certes en l'altйrant, sinon
consйquemment а un mouvement local, parce qu'il ne peut de lui-mкme imprimer de
nouvelles espиces, comme on l'a dit. Mais il la transforme en la changeant de
lieu ou en la dйplaзant localement, non certes en divisant la substance de l'organe,
en sorte qu'il s'ensuivrait qu'on sente une douleur, mais en agissant sur les
esprits et les humeurs. Et а ce qu'on objecte ensuite, qu'il s'ensuivrait dans
ces conditions que le dйmon ne pourrait rien faire voir de nouveau par la
vision imaginative, il faut dire qu'on peut entendre cette nouveautй de deux
maniиres. Selon une premiиre maniиre, c'est une chose entiиrement nouvelle, et
en elle-mкme et en ses principes: et а ce point de vue, le dйmon ne peut rien
faire voir de nouveau а l'homme par vision imaginaire; il ne peut faire en
effet qu'un aveugle de naissance imagine les couleurs, ou qu'un sourd de
naissance imagine les sons. Mais, selon une autre maniиre, une chose est dite
nouvelle selon la nature du tout, par exemple quand on dit qu'imaginer des
montagnes d'or qu'on a jamais vues est une chose nouvelle dans l'imagination;
toutefois, parce que l'homme a vu et de l'or et une montagne, il peut imaginer
par mouvement naturel une image de montagne en or. Et c'est aussi de cette
faзon que le dйmon peut prйsenter quelque chose de nouveau а l'imagination,
selon les divers arrangements des mouvements et des espиces qui sont comme des
semences cachйes dans les organes des sens, dont lui-mкme connaоt le pouvoir. 10. Comme le dit
saint Augustin dans la Trinitй (III, 9), les dйmons peuvent bien des
choses grвce а la puissance de leur nature, qu'ils ne peuvent rйaliser а cause
d'une interdiction divine; il faut donc dire que les dйmons peuvent, par la puissance
de leur nature, en troublant les phantasmes, empкcher complиtement la
connaissance intellectuelle de l'homme, comme cela est йvident chez les possйdйs;
mais cela ne leur est pas toujours permis. 11. Comme l'ange bon
ou mauvais est lа oщ il agit, selon saint Jean Damascиne, la consйquence en est
que lorsque le dйmon agite les humeurs et les esprits pour faire voir quelque
chose, il s'y trouve. Quant а ce que dit saint Jйrфme, que le dйmon n'est pas а
l'intйrieur de l'idole, cela ne doit pas se comprendre dans le sens qu'il ne
pourrait se trouver dans un lieu, parce que comme il est une substance
spirituelle, rien n'empкche qu'il pйnиtre les corps; mais il faut l'entendre en
ce sens qu'il n'est pas dans l'idole comme l'вme est dans le corps, de sorte
que de l'idole et du dйmon se forme un seul кtre, comme les paпens le
prйtendaient.
ARTICLE 12: LES DЙMONS
PEUVENT-ILS MODIFIER L'INTELLECT DE L'HOMME?
Lieux
parallиles dans l'oeuvre de saint Thomas: II Commentaire
des Sentences, Question 9, a. 2, ad 4; De veritate, Question 11, a.
3; III Somme contre les Gentils, c. 81; IX Quodlibet, q. 4, a. 5.
Objections: Il semble que non. 1. En effet, l'intellect
humain est comparй au soleil, selon ce qui est mis dans la bouche des impies
dans le livre de la Sagesse (5, 6): "Le soleil de l'intelligence ne s'est
pas levй pour nous." Or le dйmon ne peut modifier le soleil visible.
Donc il peut encore moins modifier l'intellect humain. 2. En outre, une
chose ne se transforme que si elle est en puissance. Or l'вme humaine est en
acte parfait par rapport aux objets intelligibles, et mкme par rap port aux
objets imaginables, car saint Augustin dit dans son Commentaire Littйral de
la Genиse (XII, 16): "Bien que nous voyions d'abord un corps qu'auparavant
nous ne voyions pas, et que de lа son image commence а se trou ver en notre esprit,
image grвce а laquelle nous gardons le souvenir du corps en son absence, ce n'est
pas nйanmoins le corps qui forme cette image dans l'esprit, mais l'esprit
lui-mкme qui la forme en soi"; et dans la Trinitй (X, 5) il dit que
"l'вme roule en elle les images des corps et entraоne les images faites d'elle-
mкme en elle-mкme". Il semble donc que l'intellect de l'homme ne puisse
кtre modifiй par le dйmon. 3. En outre, la
puissance imaginative est plus proche de l'intellect humain que le dйmon, parce
que la puissance imaginative s'enracine dans la mкme essence de l'вme. Or la
puissance imaginative ne peut changer la puissance intellective de l'homme,
parce que ce qui est matйriel ne modifie pas ce qui est immatйriel. Donc il
semble que le dйmon ne puisse pas modifier l'intellect de l'homme. 4. En outre, l'intellect
a, vis-а-vis des objets intelligibles, le rapport que la matiиre a vis-а-vis de
la forme, matiиre qui est mise en acte par les formes, comme l'intellect par
les objets intelligibles. Or, si une matiиre se trouve avoir une forme qui lui
est toujours prйsente, jamais elle ne peut кtre modifiйe pour prendre une autre
forme, comme il est clair dans le cas d'un corps cйleste; or l'intellect humain
a un objet intelligible qui lui est toujours prйsent, а savoir lui mкme, parce
qu'il est intelligible а lui-mкme. Le dйmon ne peut donc en aucune faзon le
changer pour recevoir quelque objet intelligible. 5. En outre, au sens
propre, l'intellect est modifiй par celui qui enseigne, qui le fait passer de
la puissance а l'acte, comme cela ressort de ce que dit le Philosophe dans les
Physiques (VIII, 8). Or c'est Dieu seul qui enseigne intйrieurement, comme
cela ressort de ce que dit saint Augustin dans le Maоtre (XIV, 46). Donc
il semble que le dйmon ne peut modifier intйrieurement l'intellect. 6. En outre, c'est l'illumination
qui modifie l'intellect. Or illuminer l'intellect revient а Dieu, qui "illumine
tout homme venant en ce monde", comme il est dit en saint Jean (1, 9),
mais cela ne convient pas au dйmon, parce qu'il n'y a rien de commun entre la
lumiиre et les tйnиbres, comme il est dit dans la Deuxiиme Lettre aux
Corinthiens (6, 14). Il semble donc que les dйmons ne modifient pas l'intellect
humain. 7. En outre, la
connaissance intellectuelle se rйalise selon deux facteurs, la lumiиre
intelligible et les espиces intelligibles. Or le dйmon ne peut mouvoir l'вme а
la connaissance intellectuelle en ce qui concerne la lumiиre intellectuel le,
parce qu'elle prйexiste naturellement en l'homme; et de faзon semblable, il ne
le peut pas non plus en ce qui concerne les espиces intelligibles, parce que
les espиces de l'intellect d'une substance spirituelle sont plus universelles
et sans proportion avec l'intellect humain. Le dйmon ne peut donc en aucune
maniиre modifier l'вme humaine dans la connaissance intellectuelle. 8. En outre, saint
Augustin dit dans les Quatre-Vingt-Trois Questions (Question 32) que
celui qui ne saisit pas le vrai ne saisit rien. Or il appartient au dйmon de
conduire l'homme plutфt а la faussetй qu'а la vйritй, selon cette parole de
saint Jean (8, 44): "Lorsqu'il profиre le mensonge, il parle de son propre
fonds." Il semble donc que les dйmons ne peuvent modifier l'вme de l'homme
dans la connaissance intellectuelle. Cependant: 1) Saint Augustin dit
dans la Citй de Dieu (XVIII, 18) qu'un certain philosophe exposa les
doctrines platoniciennes а quelqu'un qui dormait, ce que saint Augustin
attribue а l'action des dйmons. Les dйmons peuvent donc modifier l'вme de l'homme
pour lui faire connaоtre quelque chose. 2) En outre, sur
cette parole de Job (37, 8): "La bкte entrera dans son antre",
saint Grйgoire dit dans les Morales (XXVII, 26) que le dйmon peut
pйnйtrer dans l'esprit des saints eux-mкmes, mais qu'il ne peut y demeurer. Il
semble donc qu'il puisse modifier l'esprit de l'homme pour lui faire connaоtre
quelque chose. 3) En outre, saint
Augustin dit dans la Citй de Dieu (XIX, 4) que le dйmon peut se servir
de l'вme du sage comme il le veut. Or l'вme du sage est extrкmement puissante.
Il semble donc que, a fortiori, il puisse modifier d'autres вmes pour
leur faire connaоtre quelque chose. 4) En outre, saint
Augustin dit dans son Commentaire Littйral de la Genиse (XII, 13) que de
mкme que l'imagination de l'homme reзoit une aide pour voir les formes imaginaires,
de mкme aussi son esprit est aidй pour pouvoir les connaоtre. Or le dйmon, en
aidant la puissance imaginative, la pousse а avoir une vision imaginative.
Donc, en aidant l'esprit, il le pousse а connaоtre quelque chose. Rйponse: Touchant l'opйration du dйmon, deux
йlйments sont а considйrer: d'abord, ce qu'il peut par la puissance de sa
nature propre; secondement, comment il use de sa puissance naturelle en raison
de la malice de sa propre volontй. Pour ce qui est donc de la puissance de leur
nature propre, le dйmons peuvent faire les mкmes actions que les bons anges,
parce que la mкme nature leur est commune il y a cependant une diffйrence dans
l'usage de cette puissance par une volontй bonne ou une volontй mauvaise, car
les bons anges cherchent par charitй а aider les hommes en vue du bien et de la
parfaite connaissance de la vйritй, que le dйmon s'efforce d'empкcher, ainsi
que les autres biens de l'homme. Par ailleurs, il faut considйrer que l'opйration
intellectuelle de l'homme s'accomplit selon deux principes, c'est-а-dire selon
la lumiиre intelligible et selon les espиces intelligibles, en sorte que grвce
aux espиces se rйalise la saisie des choses, et que grвce а la lumiиre
intelligible s'accomplisse le jugement sur les choses saisies. Or il existe dans l'вme humaine une
lumiиre intelligible naturelle, qui est infйrieure а la lumiиre de l'ange,
selon l'ordre naturel; et c'est pourquoi, de mкme que dans les rйalitйs
corporelles une force supйrieure aide et renforce une force infйrieure, de mкme
la lumiиre angйlique peut renforcer la lumiиre de l'intellect humain pour qu'il
juge mieux. C'est ce que cherche le bon ange, mais non le mauvais ange aussi,
sous ce rapport, les bons anges incitent l'вme а comprendre, mais non les
dйmons. Mais pour ce qui concerne les espиces, l'ange
bon ou mauvais peut modifier l'intellect humain pour lui faire connaоtre
quelque chose, non certes en infusant des espиces dans l'intellect lui-mкme,
mais en employant extйrieurement certains signes qui excitent l'intellect а
saisir une chose, ce que les hommes peuvent faire йgalement. Mais aussi, qui
plus est, les anges bons ou mauvais peuvent en quelque sorte disposer et
ordonner intйrieurement les espиces imaginatives d'une maniиre convenable pour
saisir telle chose intelligible; et ce pouvoir, les bons anges l'ordonnent au
bien de l'homme, alors que les dйmons l'ordonnent au mal de l'homme, soit en ce
qui regarde l'attrait du pйchй, dans la mesure oщ l'homme est poussй а l'orgueil
ou а quelque autre pйchй par ce qu'il connaоt, soit pour empкcher l'intelligence
mкme de la vйritй, dans la mesure oщ par la connaissance de certaines choses, l'homme
est amenй а douter sans pouvoir rйsoudre son doute, et est ainsi conduit а l'erreur;
aussi saint Augustin dit-il dans les Quatre-Vingt-Trois Questions (Question
12): "Le dйmon remplit de certaines brumes toutes les avenues de l'intelligence,
par lesquelles le rayonnement de la pensйe fait passer habituellement la
lumiиre de la raison." Solutions des objections: 1. L'intellect
possible de l'homme n'est pas comparable au soleil, mais plutфt а l'air ou а
quelque corps diaphane susceptible d'кtre illuminй; quant а l'intellect agent,
comme le dit Thйmistius dans son Commentaire de l'Вme (III), il est bien
comparable au soleil selon Platon, parce que celui-ci tenait l'intellect agent
pour une substance sйparйe; aussi saint Augustin compare-t-il Dieu au soleil
dans les Soliloques (VI, 12); mais selon Aristote l'intellect agent est
comparable а une lumiиre participйe dans un corps. 2. Il est faux que l'вme
soit en acte parfait, et par rapport aux objets intelligibles, et par rapport
aux objets sensibles. Car face aux objets intelligibles, on distingue dans l'вme
humaine un double intellect, l'intellect agent et l'intellect possible. Or l'intellect
possible est en puissance а tous les intelligibles; aussi le compare-t-on а une
tablette sur laquelle rien n'est йcrit, selon le Philosophe dans son livre
sur l'Вme (III, 3). L'intellect agent, par contre, est comme l'acte de tous
les intelligibles, ce par quoi toutes choses deviennent intelligibles, non
certes qu'il contienne en lui-mкme tous les intelligibles en acte, pas plus que
la lumiиre а qui il est comparable ne contient en elle-mкme toutes les couleurs
en acte; mais la lumiиre fait que toutes les couleurs sont visibles en acte, et
l'intellect agent fait que toutes choses sont intelligibles en acte. Et en ce
sens, ce ne sont pas les corps ou les sensations corporelles qui forment les
espиces intelligibles dans l'intellect, mais c'est l'intellect lui-mкme qui les
forme par l'intellect agent, et les recueille par l'intellect possible, de mкme
que, si l'oeil corporel possйdait la lumiиre et йtait lumineux en acte, il
rendrait les couleurs visibles en acte, dans la mesure oщ il serait lumineux en
acte, et les recueillerait dans la mesure oщ il serait transparent, privй de
toute couleur, comme c'est visible en quelque sorte dans l'oeil du chat. Quant aux objets imaginables, il est
йvident que la puissance imaginative n'est pas en acte parfait de tous les
objets imaginables, mais qu'elle est amenйe а l'acte sous l'impression des sens
- l'imagination est en effet "un mouvement engendrй par la sensation en
acte", comme on le dit dans le livre de l'Вme (II, 30) -;
autrement, un aveugle de naissance pourrait imaginer les couleurs; or le sens
est mis en acte par l'action de l'objet sensible sur l'organe sensoriel. Aussi saint
Augustin dit-il dans la Trinitй (XI, 8) que le sens reзoit sa forme du
corps que nous sentons, la mйmoire la reзoit par le sens, et le regard de celui
qui pense la reзoit de sa mйmoire. Pour ce qu'il dit dans son Commentaire
Littйral de la Genиse (XII, 16): "Ce n'est pas le corps qui forme dans
l'esprit l'image du corps, mais c'est l'esprit lui-mкme qui la forme en soi",
il faut comprendre que le pouvoir corporel de l'objet sensible extйrieur ne
suffit pas pour former une image sensible quand on le sent, ni une espиce
imaginative quand on l'imagine, mais que cela vient du pouvoir de l'вme;
cependant, un corps extйrieur a le pou voir de modifier les organes corporels,
modification que suit la perception du sens par la puissance de l'вme. Aussi
saint Augustin dit-il dans la Trinitй (XI, 2): "Nous ne pouvons
certes dire que l'objet visible engendre le sens; mais cependant, il engendre
une forme qui est comme sa similitude, et qui se produit dans le sens, lorsque
par la vue nous percevons quelque objet." Et c'est de la sorte que doivent
s'entendre tous les autres textes de saint Augustin semblables а ceux-ci.
Cependant, on peut aussi comprendre d'une autre maniиre, que l'esprit produit
en lui-mкme des formes imaginatives, dans la mesure oщ en faisant diverses
compositions il engendre des formes imaginaires nouvelles, comme l'image d'une
montagne d'or, ainsi qu'on l'a dit plus haut. 3. La puissance
imaginative a plus d'affinitй avec l'intellect humain de par son sujet, mais du
point de vue de l'espиce, l'intellect de l'ange bon ou mauvais est plus en
harmonie avec lui. De lа vient que, d'une certaine maniиre, l'intellect de l'ange
ou du dйmon peut mouvoir l'intellect de l'homme, lа ou la puissance imaginative
ne le peut pas; et cependant, la puissance imaginative meut d'une certaine
faзon l'intellect possible, non certes par sa propre force, mais par celle de l'intellect
agent. En effet, le Philosophe dit dans le livre sur l'Вme (III, 6) que
les couleurs sont а la vue ce que sont les phantasmes а l'intellect possible;
aussi, de mкme que la lumiиre donne aux couleurs une certaine puissance
instrumentale pour rйaliser un changement spirituel dans le sens, de mкme aussi
les phantasmes, en tant qu'ils agissent instrumentalement sous l'influence de l'intellect
agent, mettent l'intellect possible en acte des espиces intelligibles. 4. Il en va autrement
de l'intellect de l'ange et de l'intellect humain. L'intellect de l'ange en
effet est comme une sorte d'кtre en acte dans le genre des intelligibles, et c'est
pourquoi il saisit son essence en elle-mкme, et comprend par elle tout ce qu'il
comprend d'autre; en effet, il n'y a pas d'inconvйnient а ce qu'une forme soit
reзue par une autre forme, de mкme que par une surface est reзue une couleur;
aussi le corps, qui possиde toujours une surface, peut кtre transformй par un
principe extйrieur en ceci ou cela. Mais l'intellect possible de l'вme humaine
est comme un кtre tout а fait en puissance dans le genre des intelligibles, et
c'est pourquoi il ne peut se saisir lui-mкme, а moins d'кtre mis en acte par
une espиce intelligible. 5. Dieu seul enseigne
en opйrant intйrieurement, lui qui est l'auteur de la lumiиre naturelle elle-mкme.
Toutefois, l'ange, le dйmon ou l'homme peuvent enseigner en prйsentant а l'intellect
son objet, comme on l'a dit plus haut. 6. L'intellect peut
кtre modifiй, non seulement en ce qui concerne la lumiиre intelligible, mais
aussi en ce qui concerne l'objet, comme on l'a dit. 7. Le bon ange peut
mouvoir l'intelligence de l'homme en ce qui concerne la lumiиre, non certes en
causant en lui la lumiиre naturelle, mais en la fortifiant, comme on l'a dit.
Mais l'ange aussi bien que le dйmon peuvent mouvoir l'intellect de l'homme au
moyen de l'espиce intelligible, non certes en infusant dans l'intellect humain
des espиces йgales а leurs propres espиces, mais de la maniиre dont on a parlй,
en composant des formes imaginйes, ou mкme en employant des signes extйrieurs,
de mкme aussi que l'homme qui a des conceptions profondes peut les faire
connaоtre aux autres, en les exposant selon ce qui convient а l'intelligence de
ses auditeurs. 8. Mкme par les
vйritйs qu'il rйvиle, le dйmon cherche а conduire l'homme au mensonge. Quant aux objections en sens contraire, il
faut considйrer qu'on dit que le dйmon peut entrer dans l'вme de l'homme, non
pas selon la substance, mais selon l'effet, dans la mesure oщ il pousse l'homme
а penser quelque chose. On dit aussi qu'il peut se servir de l'вme du sage
comme il le veut, dans la mesure oщ, parfois, avec la permission de Dieu, il
entrave l'usage de la raison chez l'homme, comme cela est йvident chez les
possйdйs.
FIN DES 16
QUESTIONS DISPUTЙES SUR LE MAL (De Malo) Par saint Thomas d'Aquin
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