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THOMAS D’AQUIN

THOMAS D’AQUIN

QUESTIONS QUODLIBЙTIQUES

 

© et traduction Jacques Mйnard, 2006

Premiиre йdition numйrique http ://docteurangelique.free.fr

Les њuvres complиtes de saint Thomas d’Aquin, novembre 2005

 

Notes sur la traduction

 

La prйsente traduction a йtй effectuйe а partir de l’йdition critique de THOMAS D’AQUIN, Opera omnia, tome XXV, rйalisйe par la Commission lйonine et publiйe aux Йditions du Cerf, Paris, 1996. D’une maniиre gйnйrale, on se reportera а cette йdition, trиs riche et trиs dйtaillйe, pour toutes les questions se rapportant au texte et а l’histoire des Questions quodlibйtiques.

L’ordre et la numйrotation proposйs par l’йdition critique ont йtй respectйs. Toutefois, les explications (ad 1, ad 2, etc.) qui, dans chaque article, suivent la rйponse proprement dite et correspondent aux divers arguments qui prйcиdent celle-ci, ont йtй indiquйes par les numйros correspondant а ces arguments.

         Les citations bibliques sont donnйes en italiques. Les autres citations (Augustin, Jean Chrysostome, Aristote, Avicenne, Pierre Lombard, etc.) sont mises entre guillemets. Pour les fins de la prйsente traduction, seules les rйfйrences des citations bibliques sont indiquйes dans le texte. On trouvera les rйfйrences dйtaillйes des autres citations dans les notes de l’йdition critique.

         La traduction des citations bibliques se tient naturellement aussi prиs que possible de la version latine de la Bible utilisйe par Thomas d’Aquin. On ne s’йtonnera donc pas de certains йcarts par rapport а la version latine reзue depuis le XVIe siиcle (Vulgate) ou par rapport aux traductions modernes de la Bible.

         Comme on le sait, au XIIIe siиcle, seule la numйrotation des chapitres йtait utilisйe pour les rйfйrences bibliques. Pour la commoditй du lecteur, nous avons cependant indiquй dans le texte mкme le chapitre et le verset des rйfйrences bibliques bibliques, chaque fois que cela йtait possible. Les abrйviations des livres et la numйrotation des citations bibliques sont celles de La Bible de Jйrusalem, Paris, 1998.

 

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         Le vocabulaire de l’кtre occupe une place centrale dans la pensйe philosophique et thйologique de Thomas d’Aquin. D’une grande variйtй (esse, ens, esse in actu, esse in potentia, actus essendi, quod est, quo est, esse subsistens, esse per se, esse per accidens, etc.), il cherche а cerner les diverses facettes rйvйlйes par l’analyse de la rйalitй. On trouvera plus loin (Qdl. 9, q. 2, a. 2 [3]) un bon exposй sur divers sens du mot «кtre».

         Par contre, le vocabulaire franзais de l’кtre est moins diversifiй, а moins de s’abandonner а des pйriphrases ou а des nйologismes plus ou moins reconnus. Pour autant, selon les contextes, il peut кtre difficile de rendre toutes les nuances du vocabulaire thomasien de l’кtre.

         Nous attirons en particulier l’attention sur le point suivant. А de nombreuses reprises, Thomas d’Aquin insiste sur le fait que l’esse est un acte, comparable pour ainsi dire а une action (un exemple : Esse... quo [angelus] subsistit, quo scilicet actu essendi dicitur esse, sicut actu currendi dicimur currere : Qdl. 9, q. 4, a. 1 [6]). Lorsque le contexte indique clairement que l’auteur parle de cet «acte d’кtre», pour en marquer le caractиre d’acte, d’action, d’«actualitй» (actualitas : Qdl. 2, q. 1, a. 1 [3], ad 2), comme Thomas d’Aquin le dit lui-mкme, nous avons traduit esse par «exister» ou «acte d’кtre». Ainsi traduirons-nous de la maniиre suivante l’exemple donnй plus haut en latin : «L’кtre... par lequel [l’ange] subsiste, а savoir, par lequel on dit qu’il est par l’acte d’кtre, comme on dit que nous courons par l’acte de courir.»

 

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         La prйsente traduction des Questions quodlibйtiques a йtй rйalisйe par Jacques Mйnard, а l'automne 2005, pour le site http://docteurangйlique.free.fr

 

 

TABLE DES MATIИRES

 

TABLE DES MATIИRES_ 4

QUESTIONS DISPUTЙES Paris, 1269-1272 : (Quodlibets 1, 2, 3, 6 et 4, 5, 12) 20

QUODLIBET 1 : [Sur Dieu, l’ange et l’homme] 20

<Question 1> [Sur Dieu] 20

<Article unique [1]> А propos de la nature divine, on a demandй si le bienheureux Benoоt a vu l’essence divine dans la vision oщ il a vu le monde entier. 20

<Question 2> [Sur la nature humaine assumйe] 21

<Article 1 [2]> Premiиrement : il semble qu’il y ait deux filiations dans le Christ. 21

<Article 2 [3]> Deuxiиmement : il semble que le Christ ne soit pas mort sur la croix. 23

<Question 3> [Sur l’ange] 25

<Article 1 [4]> Premiиrement : il semble que l’ange ne soit pas dans un lieu selon son opйration seulement. 25

<Article 2 [5]> Deuxiиmement : il semble que l’ange ne puisse кtre mы d’un extrкme а l’autre sans passer par un intermйdiaire. 26

<Question 4> [Sur l’homme] 27

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que, par l’arrivйe de l’вme, ne soient pas exclues toutes les formes qui existaient antйrieurement. 27

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que, sans la grвce et par son seul libre arbitre naturel, l’homme puisse se prйparer а la grвce. 30

<Article 3 [8]> Troisiиmement : il semble que, dans l’йtat d’innocence, le premier homme n’ait pas aimй Dieu plus que tout et plus que lui-mкme. 32

<Question 5> [Sur la contrition] 34

<Article 1 [9]> Premiиrement : il semble que celui qui est contrit ne doive pas vouloir davantage кtre en enfer que pйcher. 34

<Question 6> [Sur la confession] 35

<Article 1 [10]> Premiиrement : il semble qu’il suffise qu’on se confesse par йcrit. 36

<Article 3 [12]> Troisiиmement : il semble que le prкtre de paroisse ne doive pas croire son subordonnй, qui lui dit s’кtre а un autre, afin que [le prкtre de paroisse] lui donne l’eucharistie. 38

<Question 7> [Sur ce qui concerne les clercs] 39

<Article 1 [13]> Il semble que, dans un tel cas, on doive dire les deux offices. 39

<Article 2 [14]> Deuxiиmement : il semble que celui qui peut se consacrer au soin des вmes pиche s’il accorde du temps а l’йtude. 40

<Question 8> [Sur ce qui concerne les religieux] 42

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble que, sur l’ordre de son supйrieur, un religieux soit obligй de rйvйler un secret qui lui a йtй confiй. 43

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble que le subordonnй doive rйvйler au supйrieur qui l’ordonne la faute occulte d’un autre frиre. 44

<Question 9> [А propos de la faute] 45

<Article 1 [17]> Premiиrement : il semble que le pйchй ne soit pas une certaine nature. 45

<Article 2 [18]> Deuxiиmement : il semble que le parjure soit un pйchй plus grave que l’homicide. 45

<Article 3 [19]> Troisiиmement : il semble que celui qui agit par ignorance а l’encontre d’une constitution du pape ne pиche pas. 47

<Article 4 [20]> Quatriиmement : il semble qu’un moine pиche mortellement en mangeant de la viande. 47

<Question 10> [Sur l’homme, а propos de la gloire] 49

<Article 1 [21]> Premiиrement : il semble qu’un corps glorieux puisse кtre naturellement dans le mкme lieu qu’un autre corps. 49

<Article 2 [22]> Deuxiиmement : il semble que le corps glorieux ne puisse кtre d’aucune maniиre dans le mкme lieu qu’un un autre corps en mкme temps. 51

QUODLIBET 2 : [Sur le Christ, les anges et les hommes] 52

<Question 1> [Sur le Christ] 52

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble que le Christ ait йtй le mкme homme pendant les trois jours [de sa mort]. 53

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble qu’une autre passion du Christ n’aurait pas suffi pour la rйdemption du genre humain, sans la mort. 54

<Question 2> [Sur les anges] 56

<Article 1 [3]> Premiиrement : il semble que l’ange ne soit pas composй substantiellement d’essence et d’acte d’кtre. 56

<Article 2 [4]> Deuxiиmement : il semble que, chez l’ange, le suppфt soit la mкme chose que la nature. 58

<Question 3> [Sur le temps du mouvement] 61

<Article unique [5]> Ensuite, on s’est interrogй sur le temps selon lequel Dieu meut la crйature spirituelle, selon Augustin : est-il le mкme que le temps qui mesure le mouvement des choses corporelles ?_ 61

<Question 4> [Sur l’homme, а propos des vertus] 62

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que les hommes ne seraient pas obligйs de croire au Christ qui ne ferait pas de miracles visibles. 63

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que les enfants des Juifs doivent кtre baptisйs malgrй leurs parents. 65

<Article 3 [8]> Troisiиmement : il semble qu’en raison de la coutume, certains soient exemptйs de devoir acquitter les dоmes. 67

<Question 5> [Sur des rйalitйs humaines] 70

<Article 1 [9]> Premiиrement : il semble que le fils soit obligй d’obйir а ses parents charnels en toutes choses. 71

<Article 2 [10]> Deuxiиmement : il semble que le vendeur n’est pas tenu de rйvйler а l’acheteur un vice de la chose vendue. 72

<Question 6> [Sur l’homme, а propos des pйchйs] 73

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble que ce soit un pйchй de dйsirer la fonction de supйrieur. 73

<Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que ce soit un pйchй pour le prйdicateur d’avoir l’њil sur les biens temporels. 74

<Question 7> [Sur l’homme, а propos des peines] 75

<Article 1 [13]> Premiиrement : il semble que l’вme sйparйe du corps puisse souffrir du feu corporel. 75

<Article 2 [14]> Deuxiиmement : il semble que, de deux [hommes] qui mйritent une peine йgale, l’un ne puisse кtre libйrй du purgatoire plus rapidement que l’autre. 77

<Question 8> [Sur la rйmission des peines] 78

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble que le pйchй contre l’Esprit Saint ne soit pas irrйmissible. 79

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble que le croisй qui meurt avant de s’кtre mis en route obtient l’indulgence plйniиre pour ses pйchйs. 80

QUODLIBET 3 : [Sur Dieu, les anges, les hommes et les crйatures purement corporelles] 82

<Question 1> [Sur Dieu] 82

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble que Dieu puisse faire que la matiиre existe sans forme. 83

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble que Dieu puisse faire qu’un corps soit localement dans deux lieux en mкme temps. 84

<Question 2> [Sur la nature assumйe] 85

<Article 1 [3]> Premiиrement : il semble que l’вme du Christ ne puisse connaоtre les rйalitйs infinies. 85

<Article 2 [4]> Deuxiиmement : il semble que l’њil du Christ, aprиs la mort [de celui-ci], n’ait pas йtй son њil de maniиre univoque. 87

<Article 3 [5]> Troisiиmement : il semble que le Christ, aprиs la rйsurrection, ait vraiment mangй, en s’incorporant la nourriture. 89

<Question 3> [Sur les anges] 90

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que l’ange soit cause de l’вme raisonnable. 90

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que l’ange ne puisse exercer une influence sur l’вme humaine. 92

<Article 3 [8]> Troisiиmement : il semble que le Diable habite toujours substantiellement l’homme chaque fois que celui-ci pиche mortellement. 93

<Question 4> [Sur les docteurs] 94

<Article 1 [9]> Premiиrement : il semble qu’il ne soit permis а personne de demander pour lui-mкme la licence d’enseignement de la thйologie. 94

<Article 2 [10]> Deuxiиmement : il semble que les auditeurs de divers maоtres, qui soutiennent des opinions diffйrentes, soient exempts de pйchй s’ils suivent les opinions de leurs maоtres. 96

<Question 5> [Sur les religieux] 97

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble qu’il ne soit pas permis d’inciter des jeunes а [entrer] en religion par un vњu ou un serment. 97

<Article 3 [13]> Troisiиmement : il semble que ceux qui sont des pйcheurs dans le siиcle ne doivent pas кtre incitйs а la vie religieuse. 105

<Article 4 [14]> Quatriиmement : il semble que quelqu’un puisse obliger un autre par serment а ne pas entrer en religion. 106

<Question 6> [Sur ce qui convient а ceux qui sont dйjа dans l’йtat religieux] 107

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble que les religieux, qui ne possиdent rien en propre ni en commun, ne peuvent pas faire une aumфne qui leur profite. 108

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble qu’un religieux, s’il voit son pиre dans le besoin, puisse sortir du cloоtre, mкme sans la permission de son supйrieur, afin de venir au secours de son pиre. 108

<Article 3 [17]> Troisiиmement : il semble que les prкtres de paroisse et les archidiacres aient une plus grande perfection que les religieux. 109

<Question 7> [Sur les йtats laпcs] 117

<Article 1 [18]> Premiиrement : il semble qu’une femme qui a contractй mariage avec quelqu’un devant l’Йglise, aprиs avoir fait vњu de continence, puisse sans pйchй s’unir charnellement а lui par la suite. 117

<Article 2 [19]> Deuxiиmement : il semble qu’on soit obligй de rendre tout ce qu’on a gagnй а partir d’argent acquis par usure. 119

<Question 8> [Sur tous les hommes] 120

<Article unique [20]> Premiиrement : il semble que l’вme soit composйe de matiиre et de forme. 120

<Question 9> [Sur la connaissance] 122

<Article 1 [21]> Premiиrement : il semble que l’вme sйparйe du corps ne connaisse pas une autre вme d’un homme qu’elle a connu dans la vie prйsente. 122

<Article 2 [22]> Deuxiиmement : il semble qu’il ne soit pas permis de demander а quelqu’un qui est mourant de rйvйler son йtat aprиs sa mort. 124

<Question 10> [Sur la peine] 125

<Article 1 [23]> Premiиrement : il semble que l’вme sйparйe ne puisse souffrir du feu corporel. 125

<Article 2 [24]> Deuxiиmement : il semble que les damnйs en enfer se rйjouissent et sont consolйs par les peines de leurs ennemis qu’ils voient punis en enfer avec eux. 126

<Question 11> [Sur le corps] 127

<Article unique [25]> Ensuite, on a demandй, а propos du sexe du corps de l’homme, si autant d’hommes que de femmes seraient nйs, si le premier homme n’avait pas pйchй. 127

<Question 12> [Sur l’acte de l’homme] 128

<Article 1 [26]> Premiиrement : il semble que la conscience ne puisse errer. 128

<Article 2 [27]> Deuxiиmement : il semble que la conscience erronйe n’oblige pas sous peine de pйchй. 129

<Question 13> [Sur la pйnitence] 131

<Article 1 [28]> Premiиrement : il semble que la satisfaction imposйe ne soit pas sacramentelle. 131

<Article 2 [29]> Deuxiиmement : il semble qu’on doive ordonner а celui qui a omis de dire un office de le rйpйter. 132

<Question 14> [Sur la crйature purement corporelle] 133

<Article 1 [30]> Premiиrement : il semble que l’arc-en-ciel ne soit pas le signe qu’il n’y aura plus de dйluge. 133

<Article 2 [31]> Deuxiиmement : il semble qu’on puisse prouver de maniиre dйmonstrative que le monde est йternel. 135

QUODLIBET 6 : [Sur Dieu, l’ange, l’homme et sur les crйatures purement corporelles] 136

<Question 1> [Sur Dieu] 136

<Article unique [1]> А propos de Dieu, on a posй une seule question : est-ce que l’unitй d’essence fait nombre avec l’unitй de personne ?_ 136

<Question 2> [Sur les anges] 137

<Article 1 [2]> Premiиrement : il semble que l’ange ne fasse pas tout ce qu’il fait par le commandement de sa volontй. 138

<Article 2 [3]> Deuxiиmement : il semble que l’ange ne puisse exister dans la partie convexe du ciel empyrй. 139

<Question 3> [Sur le baptкme] 140

<Article 1 [4]> Premiиrement : il semble que l’enfant qui <est> nй dans le dйsert puisse кtre sauvй sans le baptкme dans la foi de ses parents. 141

<Article 2 [5]> Deuxiиmement : il semble qu’il ne puisse y avoir mariage entre un chrйtien et une juive baptisйe par lui, qu’il a connue charnellement aprиs lui avoir promis de contracter mariage. 142

<Question 4> [Sur la foi] 142

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que la certitude de l’adhйsion chez l’hйrйtique ou le mauvais catholique soit un acte de la vertu de foi. 143

<Question 5> [Sur certains choses qui concernent la religion ou la latrie] 144

<Article 1 [7]> Premiиrement : il semble qu’il soit permis de cйlйbrer la conception de notre Dame. 145

<Article 2 [8]> Deuxiиmement : il semble que le clerc dotй d’un bйnйfice et se trouvant aux йtudes soit obligй de dire l’office des morts. 146

<Article 3 [9]> Troisiиmement : il semble qu’un йvкque pиche en donnant un bйnйfice а quelqu’un de bon, s’il en йcarte un meilleur. 146

<Article 4 [10]> Quatriиmement : il semble qu’un pauvre ne soit pas tenu de verser les dоmes а un prкtre riche. 147

<Question 6> [Sur l’obйissance] 149

<Article unique [11]> Premiиrement : il semble qu’il soit plus mйritoire d’obйir а un supйrieur que de faire quelque chose а la demande d’un frиre. 149

<Question 7> [Sur l’aumфne des clercs] 150

<Article unique [12]> Premiиrement : il semble que les clercs pиchent mortellement s’ils ne distribuent pas leur superflu en aumфnes. 150

<Question 8> [Sur les aumфnes qui sont faites pour les morts] 153

<Article 1 [13]> Premiиrement : il semble qu’un mort n’йprouve aucun prйjudice du fait que les aumфnes qu’il avait ordonnй de donner sont diffйrйes. 153

<Article 2 [14]> Deuxiиmement : il semble qu’un exйcuteur doive retarder la distribution d’aumфnes afin que les biens du dйfunt se vendent mieux. 154

<Question 9> [Sur les pйchйs] 154

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble que le baptisй ne transmette pas le pйchй originel а sa descendance. 154

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble que, dans le pйchй en acte, l’aversion prйcиde la conversion. 155

<Article 3 [17]> Troisiиmement : il semble que ce soit un plus grand pйchй pour quelqu’un de mentir en actes que de mentir en paroles. 156

<Question 10> [Sur les rйalitйs corporelles] 157

<Article unique [18]> Ensuite, on a demandй, а propos des aspects corporels de l’homme, si quelqu’un peut en mкme temps, naturellement ou miraculeusement, кtre vierge et pиre ?_ 157

<Question 11> [Sur les crйatures purement corporelles] 158

<Article unique [19]> Ensuite, en dernier lieu, on a posй une question sur la crйature purement corporelle : est-ce que le ciel empyrй exerce une influence sur les autres corps ?_ 158

QUODLIBET 4 : [Sur les rйalitйs divines et humaines] 160

<Question 1> [Sur les rйalitйs divines] 161

<Article unique [1]> А propos de la science de Dieu, on s’est demandй s’il y a plusieurs idйes en Dieu. 161

<Question 2> [Sur la puissance de Dieu] 162

<Article 1 [2]> Premiиrement : il semble qu’il n’y pas de puissance (virtus) en Dieu. 162

<Article 2 [3]> Deuxiиmement : il semble que des eaux, possйdant la vйritable espиce de l’eau comme йlйment, existent au-dessus des cieux. 163

<Question 3> [Jusqu’oщ la vertu divine peut-elle s’йtendre ?] 166

<Article 1 [4]> Premiиrement : il semble que Dieu puisse ramener quelque chose au nйant. 166

<Article 2 [5]> Deuxiиmement : il semble que Dieu ne puisse rйtablir identique en nombre ce qui a йtй ramenй au nйant. 167

<Question 4> [Sur les propriйtйs personnelles qui se rapportent а la personne du Fils] 168

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que le Pиre ne dise pas lui-mкme et la crйature par le mкme Verbe. 168

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que le Fils se distingue du Saint-Esprit par la filiation. 169

<Question 5> [А propos de la nature assumйe] 170

<Article unique [8]> Ensuite, on s’est interrogй sur le Fils, а propos de la nature assumйe. 170

<Question 6> [Sur la grвce] 171

<Article unique [9]> Premiиrement : on demandait si Dieu fait toujours une nouvelle grвce. 171

<Question 7> [Sur les sacrements de la grвce] 172

<Article 1 [10]> Premiиrement : il semble que la faute soit remise par l’absolution du prкtre. 172

<Article 2 [11]> Deuxiиmement : il semble qu’un mari puisse prendre la croix pour traverser outre-mer contre la volontй de son йpouse, mкme si l’on craint pour la continence [de celle-ci]. 174

<Question 8> [Sur les actes humains qui concernent les prйlats] 175

<Article 1 [12]> Premiиrement : il semble qu’un subordonnй ne soit pas tenu d’obйir а un supйrieur qui lui ordonne de rйvйler une faute occulte. 175

<Article 2 [13]> Deuxiиmement : il semble que le pape ne puisse dispenser de l’irrйgularitй de la bigamie. 176

<Article 3 [14]> Troisiиmement : il semble qu’il ne faille pas йviter les excommuniйs dont l’excommunication est l’objet d’opinions contraires de la part des sages. 177

<Article 4 [15]> Quatriиmement : il semble qu’un prйlat d’une йglise ne puisse confier la charge d’une йglise а son consanguin, bien qu’il y soit apte, en йcartant un meilleur [candidat]. 178

<Question 9> [А propos de la puissance intellective] 180

<Article 1 [16]> Premiиrement : il semble qu’un homme puisse sans pйchй dйsirer connaоtre les sciences magiques. 180

<Article 2 [17]> Deuxiиmement : il semble qu’il ne soit pas nйcessaire qu’un йnoncй qui est vrai une fois soit toujours vrai par la suite. 181

<Article 3 [18]> Troisiиmement : il semble que le maоtre doive plutфt utiliser des autoritйs que des raisonnements pour trancher les questions thйologiques. 183

<Question 10> [Sur les bons, а propos du martyre] 184

<Article 1 [19]> Premiиrement : il semble que quelqu’un puisse s’offrir au martyre sans une charitй parfaite. 184

<Article 2 [20]> Deuxiиmement : il semble que souffrir le martyre pour le Christ ne soit pas l’objet d’un prйcepte. 185

<Question 11> [Sur les mauvais : а propos des premiers mouvements] 185

<Article 1 [21]> Premiиrement : il semble qu’un premier mouvement soit toujours un pйchй. 185

<Article 2 [22]> Deuxiиmement : il semble que les premiers mouvements soient des pйchйs mortels chez les infidиles. 187

<Question 12> [Sur les prйceptes] 188

<Article 1 [23]> La question est [la suivante] : est-ce que les enfants qui ne sont pas entraоnйs aux commandements doivent кtre reзus, obligйs par vњu ou par serment, ou attirйs par des bienfaits а entrer en religion ?  188

<Article 2 [24]> Deuxiиme question : est-ce que les conseils sont ordonnйs aux commandements ?  201

QUODLIBET 5 : [Sur Dieu, les anges et les hommes] 209

<Question 1> [Sur la science de Dieu] 209

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble que Dieu connaisse le premier instant oщ il pouvait crйer le monde. 209

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble que ceux qui sont connus d’avance [praesciti] par Dieu ne peuvent dйmйriter. 210

<Question 2> [Sur la puissance de Dieu] 211

<Article 1 [3]>Premiиrement : il semble que Dieu puisse rйtablir une vierge. 212

<Article 2 [4]> Deuxiиmement : il semble que cette [proposition] soit fausse : «Dieu peut pйcher, s’il le veut.» 212

<Question 3> [Sur la nature assumйe] 213

<Article 1 [5]> Premiиrement : il semble que tout le sang du Christ qui a йtй rйpandu dans sa passion soit retournй а son corps lors de la rйsurrection. 213

<Article 2 [6]> Deuxiиmement : il semble que le Christ nous ait donnй un plus grand signe d’amour en donnant son corps en nourriture qu’en souffrant pour nous. 215

<Question 4> [Sur les anges] 216

<Article 1 [7]> Ensuite, а propos des anges, on a posй une question : est-ce que Lucifer est sujet а l’жvum ?  216

<Question 5> [Sur les hommes] 217

<Article 1 [8]> Premiиrement : il semble que, si Adam n’avait pas pйchй, ce ne sont pas lesmкmes hommes qui seraient sauvйs que ceux qui sont sauvйs maintenant. 218

<Article 2 [9]> Deuxiиmement : il semble que le verbe du cњur soit une espиce intelligible. 219

<Article 3 [10]> Troisiиmement : il semble que ce qui est fait par crainte ne soit pas volontaire. 220

<Question 6> [Sur le sacrement de l’eucharistie] 221

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble que la forme du pain soit annihilйe dans le sacrement de l’eucharistie. 221

<Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que le prкtre ne doive pas donner une hostie non consacrйe au pйcheur occulte qui lui en fait la demande. 222

<Question 7> [Sur le sacrement de pйnitence] 224

<Article 1 [13]> Premiиrement : il semble qu’un supйrieur puisse йcarter de l’administration son subordonnй en raison de quelque chose qu’il a entendu de lui en confession. 224

<Article 2 [14]> Deuxiиmement : il semble que le croisй qui meurt en se rendant outre-mer fasse une meilleure mort que celui qui meurt en en revenant. 225

<Question 8> [Sur le sacrement de mariage] 226

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble que celui qui a connu charnellement une femme qu’il avait йpousйe par des paroles [portant sur] le futur ne puisse avoir l’йpouse avec laquelle il a par la suite contractй [mariage] par des paroles [portant sur] le prйsent. 226

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble qu’une femme accusйe d’adultиre ne soit pas tenue de confesser son pйchй lors d’un jugement. 227

<Question 9> [Sur ce qui se rapporte aux vertus] 227

<Article 1 [17]> Premiиrement : il semble que celui qui a reзu de l’argent par prкt afin de se racheter de voleurs ne soit pas tenu de le restituer. 228

<Article 2 [18]> Deuxiиmement : il semble qu’un homme ne puisse pas pйcher en jeыnant ou en veillant trop. 229

<Question 10> [Sur ce qui se rapporte aux prйceptes] 229

<Article 1 [19]> Premiиrement : il semble que les prйceptes prйcиdent les conseils selon un ’ordre naturel. 230

<Article 2 [20]> Deuxiиmement : il semble que les pйchйs opposйs aux prйceptes de la seconde table soient plus graves que ceux qui sont opposйs aux prйceptes de la premiиres table. 233

<Question 11> [Sur les prйlats] 234

<Article1 [21]> Premiиrement : il semble que le bienheureux Matthieu n’ait pas йtй appelй immйdiatement de [son] poste de perception а l’йtat d’apostolat et de perfection. 234

<Article 2 [22]> Deuxiиmement : il semble que celui qui consent а son йlection canonique agisse mieux que celui qui la refuse. 236

<Article 3 [23]> Troisiиmement : il semble qu’un prйlat qui donne un bйnйfice ecclйsiastique а un consanguin ou а un ami, afin que ses consanguins soient йlevйs, commette la simonie. 237

<Question 12> [Sur les docteurs] 238

<Article 1 [24]> Premiиrement : il semble que celui qui a toujours enseignй par vaine gloire retrouve son aurйole par la pйnitence. 238

<Article 2 [25]> Deuxiиmement : il semble que si, par l’enseignement de quelqu’un, certains sont йcartйs d’un bien meilleur, celui-ci soit tenu de rйvoquer son enseignement. 239

<Question 13> [Pour les religieux] 240

<Article 1 [26]> Premiиrement : il semble que les religieux ne doivent pas supporter ceux qui les combattent. 240

<Article 2 [27]> Deuxiиmement : il semble que celui qui a jurй de ne pas entrer en religion ne puisse y entrer licitement. 241

<Question 14> [А propos des clercs] 242

<Article unique [28]>_ 242

QUODLIBET 12 : [Sur les rйalitйs qui dйpassent l’homme et les rйalitйs humaines] 243

<Question 1> [Sur Dieu : а propos de son кtre] 243

<Article unique [1]> On a demandй, en premier lieu, s’il n’existe qu’un seul кtre en Dieu, а savoir, [l’кtre] essentiel, ou si, en plus de celui-ci, il existe aussi en Dieu un кtre personnel. 243

<Question 2> [Sur Dieu : а propos de sa puissance] 244

<Article 1 [2]> Premiиrement : est-ce que Dieu peut faire exister ensemble des choses contradictoires ?  244

<Article 2 [3]> Deuxiиmement : est-ce que Dieu peut faire des choses infinies en acte ?_ 244

<Question 3> [Sur Dieu, а propos de sa prйdestination] 245

<Article 1 [4]> Ensuite, on a demandй, а propos de la prйdestination, si elle est certaine. 245

<Article 2 [5]> Ensuite, on a demandй, а propos du destin, si tout est soumis au destin ?_ 246

<Question 4> [А propos des anges] 247

<Article 1 [6]> Premiиrement : est-ce que l’кtre de l’ange est chez lui un accident ?_ 247

<Article 2 [7]> Deuxiиmement, on s’est demandй si le Diable connaоt les pensйes des hommes. 248

<Question 5> [А propos du ciel] 249

<Article 1 [8]> Premiиrement : est-ce que ciel ou le monde est йternel ?_ 249

<Article 2 [9]> Deuxiиmement, on s’est demandй si le ciel est animй. 249

<Question 6> [Sur l’homme, а propos de son вme] 249

<Article 1 {10]> Premiиrement : est-ce que l’вme perfectionne le corps de maniиre immйdiate ou par l’intermйdiaire de la corporйitй ?_ 250

<Article 2 [11]> Deuxiиmement : est-ce que l’вme vient par transmission ?_ 250

<Question 7> [Sur la connaissance de l’homme] 251

<Article unique [12]> Ensuite, on a demandй, а propos de la connaissance de l’homme, si l’intellect humain connaоt les singuliers. 251

<Question 8> [Sur l’effet de la connaissance] 251

<Article 1 [13]> Premiиrement : est-ce que les habitus de la science acquise demeurent aprиs cette vie ?  251

<Article 2 [14]> Deuxiиmement : est-ce que les paroles humaines possиdent le pouvoir d’agur sur les animaux sans raison, par exemple, les serpents ?_ 252

<Question 9> [Sur le baptкme] 253

<Article unique [15]> On demande d’abord si l’eau possиde une vertu purificatrice, а savoir, purifie-t-elle par sa propre vertu ou par une vertu concomitante ?_ 253

<Question 10> [Sur la pйnitence] 254

<Article 1 [16]> Premiиrement : est-ce que celui qui n’a pas charge d’вmes peut absoudre au for de la confession ?  254

<Article 2 [17]> Deuxiиmement : est-ce qu’il est permis de rйvйler une confession dans un cas particulier ?  254

<Article 3 [18]> Troisiиmement : est-il permis de dйsirer l’йpiscopat ?_ 255

<Question 11> [Sur l’effet des sacrements] 255

<Article unique [19]> Ensuite, on a demandй, а propos de l’effet des sacrements : si une copaternitй est causйe par les prйambules des sacrements, par exemple, par le catйchisme et les choses de ce genre. 255

<Question 12> [А propos de l’unitй de l’Йglise] 256

<Article unique [20]> Ensuite, on a demandй s’il existe une seule Йglise, qui a existй au temps des apфtres et qui existe maintenant. 256

<Question 13> [Sur la vйritй] 257

<Article 1 [21]> Premiиrement, on a demandй si la vйritй est plus forte que le vin, le roi et la femme ?  257

<Article 2 [22]> Deuxiиmement, on demande si celui qui reзoit l’enseignement d’une certaine expйrienc, sous serment de ne pas le communiquer, est obligй de respecter ce serment ?_ 258

<Question 14> [Sur les vertus en elles-mкmes] 259

<Article unique [23]> Premiиremen, on demande si les vertus morales sont connexes ?_ 259

<Question 15> [Sur la restitution] 260

<Article 1 [24]> Premiиremement, on demande si ceux qui ont йtй expulsйs а cause de partis peuvent rйclamer leurs biens de ceux qui restent dans une ville ?_ 261

<Article 2 [25]> Deuxiиmement, on demande si celui qui, par mauvaise foi, dйpase l’йchйance prйvue est tenu а restitution ?_ 262

<Article 2 [26]> Troisiиmement : est-ce que celui qui a consommй le bien d’un autre est tenu а restitution ?  262

<Question 16> [Sur la fonction des interprиtes de la Sainte Йcriture] 263

<Article unique [27]> Premiиrement : est-ce que tout ce que les saints docteurs ont dit venait de l’Esprit Saint ?  263

<Question 17> [Sur la fonction des prйdicateurs] 264

<Article 1 [28]> Premiиrement : est-ce que quelqu’un peut prкcher de sa propre autoritй, de sorte qu’il soit permis de prкcher sans la permission d’un prйlat ?_ 264

<Article 2 [29]> Deuxiиmement : est-ce que celui а qui un dirigeant sйculier l’interdit doit abandonner la prйdication ?_ 264

<Article 3 [30]> Troisiиmement : est-il permis а des prйdicateurs de recevoir des aumфnes de la part d’usuriers ?  266

<Question 18> [Sur la fonction des confesseurs] 266

<Article unique [31]> Ensuite, on a demandй, а propos de la fonction des confesseurs, si quelqu’un peut entendre une confession par permission du seigneur pape, sans l’autorisation de son propre prйlat. 266

<Question 19> [Sur la fonction des vicaires] 267

<Article unique [32]> Ensuite, on a demandй, а propos de la fonction des vicaires, si le vicaire de quelqu’un peut se faire remplacer par un autre. 267

<Question 20> [Sur le pйchй originel] 268

<Article unique [33]> А propos du pйchй originel, on a demandй s’il est transmis par la transmission de la semence. 268

<Question 21> [Sur le pйchй en pensйe] 268

<Article 1 [34]> Premiиrement : est-ce que le consentement au plaisir est un pйchй mortel ?_ 268

<Article 2 [35]> Deuxiиmement, а propos du soupзon : est-il un pйchй mortel ?_ 269

<Question 22> [Sur le pйchй par action] 269

<Article 1 [36]> Premiиrement : est-il permis de recourir au sort, surtout а l’ouverture de livres [au hasard] ?  269

<Article 2 [37]> Deuxiиmement, а propos de la retenue du superflu : est-ce que celui qui ne donnepas du superflu qu’il possиde pour Dieu commet un pйchй ?_ 270

<Article 3 [38]> Troisiиmement, а propos de la perplexitй : est-ce que quelqu’un peut кtre perplexe ?  270

<Question 23> [Sur les peines] 270

<Article 1 [39]> Premiиrement, а propos de la peine temporelle : est-ce qu’un religieux doit кtre expulsй en raison d’un pйchй contre la vie religieuse, s’il est disposй а se corriger et а supporter une peine ?_ 271

<Article 2 [40]> Deuxiиmement, а propos de la peine йternelle : est-ce que l’вme sйparйe du corps souffre naturellement du feu corporel ?_ 271

<I> <Anonyme> <Question sur la pйnitence>_ 271

<Question 1> Sur le premier point, on a posй deux questions : sur l’йternitй du monde et sur [sa] fin. 278

<Article 1 [1]>Premiиrement : il semble que le monde soit йternel. 279

<Article 2 [2]> On demande si la fin du monde est connue. 281

<Question 2>_ 281

<Article 1 [3]> Premiиrement : il semble que les anges ne se connaissent pas eux-mкmes. 282

<Article 2 [4]> Deuxiиmement : il semble que l’ange ne puisse errer. 283

<Article 3 [5]> On demande si les dйmons sont toujours punis par la peine du feu. 283

<Question 3>_ 284

<Article 1 [6]> Premiиrement, on montre que l’вme n’est pas unie au corps de maniиre immйdiate. 284

<Article 2 [7]> Deuxiиmement, on demande si l’вme a une inclination au corps. 285

Article 18_ 286

<Article 1 [47]> Il semble que le soupзon soit un pйchй mortel (= q. 21, art. 2 [35] de la recension commune ci-dessus) 287

<Article 2 [48] (= q. 22, art.2 [37] de la recension commune, ci-dessus) 287

<Article 3 [49]> (= q. 22, art. 3 [38] de la recension commune, ci-dessus) 288

Article 24 (= q. 23. art. 2 [40] de la recension commune, ci-dessus) 288

QUESTIONS DISPUTЙES, Paris, 1256-1259 : (Quodlibets 7, 8, 9, 10, 11) 289

QUODLIBET 7 : [Sur trois choses se rapportant aux substances spirituelles, au sacrement de l’autel et aux corps des damnйs] 289

<Question 1> [Les substances spirituelles : sur leur connaissance] 289

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble qu’aucun intellect crйй ne puisse voir l’essence divine de maniиre immйdiate. 289

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble que l’intellect crйй puisse intelliger plusieurs choses en mкme temps. 292

<Article 3 [3]> Troisiиmement : il semble que l’intellect angйlique ne puisse connaоtre les choses singuliиres. 295

<Article 4 [4]> Quatriиmement : il semble que la connaissance qui est appelйe par Augustin le «fruit de l’esprit» n’existe pas dans l’esprit comme un accident dans un sujet. 299

<Question 2> [Sur la jouissance [fruitione] de l’вme du Christ dans la passion] 300

<Article unique [5]> Ensuite, on pose une question sur la jouissance [fruitione] de l’вme du Christ dans la passion : il semble que cette jouissance ait atteint l’essence mкme de l’вme. 301

<Question 3> [Sur les substances spirituelles : leur pluralitй] 302

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que l’immensitй divine exclue la pluralitй des personnes. 302

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que, chez les anges, il n’y ait pas composition d’accident et de sujet. 303

<Question 4> [Sur le sacrement de l’autel] 304

<Article 1 [8]> Premiиrement : il semble que le corps entier du Christ ne puisse кtre contenu sous ces espиces. 304

<Article 2 [9]> Deuxiиmement : il semble que, sous les espиces, existent au mкme instant la substance du pain et le corps du Christ. 305

<Article 3 [10]> Troisiиmement : il semble que Dieu ne puisse faire que la blancheur et une autre qualitй corporelle existe sans quantitй. 308

<Question 5> [А propos des corps des damnйs] 310

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble que les corps des damnйs ne seront pas incorruptibles. 310

<Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que les corps des damnйs ressusciteront sans difformitйs. 311

<Article 3 [13]> Troisiиmement : il semble que les corps des damnйs seront punis par des vers et des pleurs corporels. 312

<Question 6> [Sur les sens de la Sainte Йcriture] 313

<Article 1 [14]> Premiиrement : il semble que ne se cachent pas d’autres sens sous les paroles de la Sainte Йcriture. 313

<Article 2 [15]> Deuxiиmement : il semble qu’on ne doive pas distinguer quatre sens de la Sainte Йcriture : les sens historique ou littйral, allйgorique, moral et anagogique. 315

<Article 3 [16]> Troisiиmement : il semble que, mкme dans les autres йcrits, les sens mentionnйs doivent кtre distinguйs. 318

<Question 7> [Sur le travail manuel] 319

<Article 1 [17]> Premiиrement : il semble que travailler de ses mains relиve d’un prйcepte. 320

<Article 2 [18]> Deuxiиmement : il semble que ceux qui s’adonnent aux њuvres spirituelles ne soient pas exemptйs du travail manuel. 326

QUODLIBET 8 : [Sur trois choses : sur ce qui se rapporte а la nature, а la faute et а la grвce, а la peine et а la gloire] 335

<Question 1> [Sur ce qui se rapporte а la nature incrййe] 335

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble que le nombre six mentionnй soit crйateur. 335

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble que les idйes qui existent dans l’esprit divin concernent plutфt les choses selon leur nature singuliиre que la nature de [leur] espиce. 338

<Question 2> [Sur l’вme humaine] 340

<Article 1 [3]> Premiиrement : il semble que l’вme ne reзoive pas les espиces des choses qui sont extйrieures а l’вme. 340

<Article 2 [4]> Deuxiиmement : il semble que celui qui n’a pas la charitй la connaisse par une espиce. 342

<Question 3> [Sur le corps humain] 345

<Article 1 [5]> Ensuite, on pose des questions sur ce qui se rapporte au corps humain : est-ce que la nourriture est vйritablement convertie en corps humain ?_ 345

<Question 4> [Sur les prйlats] 351

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble qu’il soit nйcessaire de choisir le meilleur. 351

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble qu’il ne faille pas manifester d’honneur aux mauvais prйlats. 353

<Question 5> [А propos de tous] 354

<Article 1 [8]> Premiиrement : il semble que la priиre faite pour soi ait plus de valeur que la priиre faite pour un autre. 354

<Article 2 [9]> Deuxiиmement : il semble que les suffrages de l’Йglise, faits spйcialement pour un riche, aient la mкme valeur pour un pauvre pour qui ils ne sont pas accomplis, s’il [lui] est йgal par l’esprit. 356

<Article 3 [10]> Troisiиmement : il semble que le vњu simple de continence dirime un mariage contractй. 357

<Question 6> [Sur ce qui se rapporte а la faute] 358

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble que celui qui se rend а l’йglise pour la distribution, et n’y irait pas autrement, pиche. 358

<Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que celui qui, ayant du superflu, ne ledonne pas а un pauvre qui le demande, pиche. 359

<Article 3 [13]> Troisiиmement : il semble que celui qui possиde plusieurs prйbendes pиche, par le fait mкme qu’il existe des opinions de maоtres qui s’y opposent. 360

<Article 4 [14]> Quatriиmement : il semble que tout mensonge ne soit pas un pйchй. 361

<Article 5 [15]> Cinquiиmement : il semble qu’il ne soit pas nйcessaire que pиche mortellement celui qui a l’intention de pйcher mortellement. 362

<Question 7> [Sur ce qui concerne la peine et la gloire] 363

<Article 1 [16]> Premiиrement : il semble que les damnйs voient la gloire des saints aprиs le jour du jugement. 363

<Article 2 [17]> Deuxiиmement : il semble que les damnйs ne veuillent pas que leurs proches soient damnйs. 364

<Question 8> [Sur la peine corporelle des damnйs] 365

<Article unique [18]> Ensuite, on demande, а propos de la peine corporelle des damnйs, si elle comporte seulement la peine du feu ou aussi la peine de l’eau. 365

<Question 9> [Sur la gloire des saints] 366

<Article 1 [19]> Premiиrement : il semble que la bйatitude des saints se trouve principalement dans l’intellect. 366

<Article 2 [20]> Deuxiиmement : il semble que les bienheureux dans la gloire soient d’abord portйs а contempler la divinitй du Christ que son humanitй. 368

QUODLIBET 9 : [Sur le Christ tкte et ses membres] 369

<Question 1> [Sur le Christ] 369

<Article unique [1]>Premiиrement, on demande si Dieu peut faire que des choses infinies existent en acte. 369

<Question 2> [Sur l’union de la nature humaine а la nature divine] 372

<Article 1 [2]> Premiиrement : il semble qu’il existe plusieurs hypostases dans le Christ. 372

<Article 2 [3]> Deuxiиmement : il semble que, dans le Christ, il n’y ait pas un seul кtre. 376

<Article 3 [4]> Troisiиmement : il semble qu’il n’y ait pas une seule filiation dans le Christ. 378

<Question 3> [Sur le Christ] 380

<Article unique [5]> Ensuite, on demande, а propos du Christ, au sujet des espиces sous lesquelles il est contenu dans le sacrement de l’autel, si les accidents subsistent lа sans sujet. 380

<Question 4> [Sur les anges] 383

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que l’ange soit composй de matiиre et de forme. 383

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que l’ange ne puisse connaоtre en mкme temps les choses dans le Verbe et dans sa propre nature. 386

<Article 3 [8]> Troisiиmement : il semble que l’ange n’ait pas mйritй sa bйatitude. 388

<Article 4 [9]> Quatriиmement : il semble que l’ange se meuve dans l’instant. 390

<Article [10]> Cinquiиmement : il semble que les anges ne peuvent agir sur les corps infйrieurs ici prйsents. 392

<Question 5> [Sur les hommes : а propos de la nature] 395

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble que l’вme vйgйtative et l’вme sensible soient amenйes а l’existence par crйation. 395

<Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que commander soit un acte de la raison. 397

<Question 6> [А propos de la grвce] 398

<Article unique [13]> Ensuite, а propos de ce qui concerne la grвce, on demande si la charitй est augmentйe selon son essence. 398

<Question 7> [А propos de la faute] 399

<Article 1 [14]> Premiиrement : il semble que Pierre, en reniant le Christ, n’ait pas pйchй mortellement. 399

<Article 2 [15]> Deuxiиmement : il semble que possйder sans dispense plusieurs prйbendes sans charge d’вmes soit un pйchй mortel. 400

<Question 8> [А propos de la gloire] 404

<Article unique [16]> Ensuite, on demande, а propos de ce qui se rapporte а la gloire, si tous les sains qui ont йtй canonisйs par l’Йglise sont dans la gloire, ou si certains d’entre sont en enfer. 404

QUODLIBET 10 : [Sur Dieu, l’ange et l’вme] 405

<Question 1> [Sur Dieu] 405

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble que l’unitй affirme quelque chose de maniиre positive en Dieu, et non pas seulement de maniиre nйgative, selon l’opinion du Maоtre. 405

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble que le Christ ne descendra pas sur terre pour le jugement. 407

<Article 3 [3]> Troisiиmement : il semble que l’espиce du vin, qui demeure dans le sacrement aprиs la consйcration, ne puisse кtre mкlйe а un autre liquide. 409

<Question 2> [А propos de l’ange] 411

<Article unique [4]> Ensuite, on demande, а propos de l’ange si la durйe chez l’ange a un avant et un aprиs. 411

<Question 3> [А propos de l’вme] 414

<Article 1 [5]> Premiиrement : l’aкme est-elle ses puissance ?_ 414

<Article 2 [6]> Deuxiиmement : il semble que l’вme raisonnable soit corruptible. 415

<Question 4> [Ensuite, on s’interroge sur l’opйration de l’вme] 418

<Article 1 [7]> Premiиrement : il semble que l’вme, quoi qu’elle intellige, l’intellige dans la Vйritй premiиre. 418

<Article 2 [8]> Deuxiиmement : il semble que l’вme sйparйe puisse avoir un acte des puissances sensitives. 420

<Question 5> [Sur la grвce] 421

<Article 1 [9]> Premiиrement : il semble que celui dont le pиre ne peut кtre entretenu par son fils sans que celui-ci n’ait les fonds pour nourrir son pиre qu’en contractant [mariage], ne soit pas obligй de contracter [mariage] pour nourrir son pиre. 421

<Article 2 [10]> Deuxiиmement : il semble que le religieux qui fait vњu d’obйissance soit tenu d’obйir en tout а son supйrieur, mкme dans les choses indiffйrentes. 422

<Article 3 [11]> Troisiиmement : il semble qu’aprиs un vњu simple de chastetй, celui qui contracte mariage ne puisse ni rendre ni exiger ce qui est dы. 424

<Question 6> [Sur la faute, qui s’oppose а l’action droite] 425

<Article1 [22]> Premiиrement : il semble que celui qui honore un riche а cause de ses richesses, pиche ?  425

<Article 2 [13]> Deuxiиmement : il semble qu’on pиche en ne repoussant pas la mauvaise renommйe. 427

<Article 3 [14]> Troisiиmement : il semble qu’utiliser des vкtements prйcieux soit toujours pйchй. 428

<Question 7> [Sur la faute qui est contraire а la foi droite] 429

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble qu’il ne faille pas avoir de rapports avec les hйrйtiques. 429

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble que les hйrйtiques qui reviennent а l’Йglise ne doivent pas кtre accueillis. 431

<Question 8> [Sur la gloire] 431

<Article unique [17]> Ensuite, on demande, а propos de ce qui concerne la gloire, а savoir, la vision de Dieu dans la patri, si un intellect crйй peut voir Dieu par son essence. 431

QUODLIBET 11 : [Sur Dieu, les anges et les hommes] 432

<Question 1> [Sur Dieu : son immensitй] 433

<Article unique [1]> А propos de l’immensitй de Dieu, on a demandй s’il est propre а Dieu d’кtre partout. 433

<Question 2> [Sur Dieu : а propos de sa connaissance] 435

<Article unique [2]> А propos de la connaissance de Dieu, on demandait si Dieu connaоt le mal par le bien. 435

<Question 3> [Sur la prйdestination] 436

<Article unque [3]> А propos de la prйdestination, on demandait si la prйdestination impose une nйcessitй. 437

<Question 4> [Sur les anges] 439

<Article unique [4]> Sur les anges, on a demandй, а propos du mouvement de l’ange, si son mouvement se rйalise dans l’instant 439

<Question 5> [Sur l’homme : а propos des parties de la nature humaine] 441

<Article unique [5]> А propos de l’вme, on a demandй si l’вme sensitive et [l’вme] intellective sont de la mкme substance. 441

<Question 6> [Sur le corps] 443

<Article unique [6]> Ensuite, а propos du corps, on a demandй s’il ressuscite le mкme numйriquement. 443

<Question 7> [Sur les sacrements de la grвce] 445

<Article unique [7]> Premiиrement, on a demandй si seul l’йvкque doit confйrer le sacrement de confirmation ou aussi un autre. 445

<Question 8> [Sur le sacrement de l’eucharistie] 447

<Article 1 [8]> Premiиrement, on a demandй si quelqu’un peut entendre la messe d’un prкtre fornicateur sans pйcher mortellement. 447

<Article 2 [9]> Deuxiиmement, on a demandй si quelqu’un pиche mortellement en parlant, en mangeant ou en se tenant avec des excommuniйs. 448

<Question 9> [Sur le sacrement de mariage] 449

<Article 1 [10]> Premiиrement, on a demandй si les malйfices empкchent le mariage. 449

<Article 2 [11]> Deuxiиmement, on a demandй si la frigiditй empкche le mariage. 450

<Question 10> [Sur le comportement de la vie humaine] 451

<Article 1 [11]> Premiиrement : est que quelqu’un doit corriger en public ou en privй son prochain ou son frиre ?  451

<Article 2 [13]> Deuxiиmement, on demandait si, lorsque quelqu’un connaоt le pйchй du prochain, il pиche mortellement en le rapportant immйdiatement celui-ci а son supйrieur. 452

 

 

QUESTIONS DISPUTЙES Paris, 1269-1272 : (Quodlibets 1, 2, 3, 6 et 4, 5, 12)

 

QUODLIBET 1 : [Sur Dieu, l’ange et l’homme]

 

         On a posй des questions sur Dieu, l’ange et l’homme.

         А propos de Dieu, on a posй des questions sur la nature divine et sur la nature humaine assumйe.

 

<Question 1> [Sur Dieu]

<Article unique [1]> А propos de la nature divine, on a demandй si le bienheureux Benoоt a vu l’essence divine dans la vision oщ il a vu le monde entier.

<1> En effet, Grйgoire dit, en parlant de cette vision : «А l’вme qui voit Dieu, toute crйature semble йtriquйe.» Or, voir Dieu, c’est voir l’essence divine. Le bienheureux Benoоt a donc vu l’essence divine.

<2> De plus, Grйgoire ajoute plus loin qu’il a vu le monde entier dans la lumiиre divine. Or, la lumiиre ou la clartй de Dieu n’est rien d’autre que Dieu lui-mкme, comme le dit le mкme Grйgoire et comme on le trouve dans la Glose sur Ex 33, 20 : L’homme ne peut me voir et vivre. Le bienheureux Benoоt a donc vu Dieu par son essence.

Cependant, il est dit en Jn 1, 18 : Dieu, personne ne l’a jamais vu, et la Glose dit que «personne vivant dans une chair mortelle ne peut voir Dieu par son essence».

Rйponse. Le corps corruptible alourdit l’вme, comme il est dit en Sg 9, 15. Or, la plus haute йlйvation de l’esprit humain consiste en ce qu’il atteigne jusqu’а la vision de l’essence divine. Il est donc impossible que l’esprit humain voie l’essence de Dieu, comme le dit Augustin dans le Commentaire littйral de la Genиse, XII, а moins que l’homme йtabli dans cette vie mortelle ne meure, ou bien soit а ce point devenu йtranger aux sens qu’il ne sache s’il est dans son corps ou hors de son corps, comme on le lit de Paul, 2 Co 12, 3. Or, lorsqu’il eut cette vision, le bienheureux Benoоt, йtabli dans cette vie, n’йtait pas encore mort et n’йtait pas devenu йtranger а ses sens, ce qui est clair par le fait que, alors qu’il se maintenait dans la mкme vision, il appela quelqu’un d’autre pour qu’il vienne la voir, comme le rapporte Grйgoire. Il est donc clair qu’il n’a pas vu l’essence de Dieu.

<1> Par ces paroles, Grйgoire entend raisonner selon une certaine proportion. En effet, si ceux qui voient Dieu estiment que, par rapport а Lui, c’est bien peu de chose que de voir toutes les crйatures, il n’est pas йtonnant que, par la lumiиre divine, le bienheureux Benoоt ait pu voir quelque chose de plus que ce que les hommes voient d’une maniиre gйnйrale.

<2> On parle parfois de lumiиre de Dieu pour dйsigner Dieu lui-mкme, et parfois d’une lumiиre issue de Lui, selon ce que dit le psaume : Nous verrons la lumiиre dans ta lumiиre (Ps 35, 10).

 

<Question 2> [Sur la nature humaine assumйe]

         Ensuite, on a posй deux questions sur la nature humaine dans le Christ. Premiиrement : y avait-il dans le Christ une seule filiation selon laquelle il йtait en rapport avec son Pиre et sa mиre, ou deux ? Deuxiиmement, а propos de sa mort : est-il mort sur la croix ?

<Article 1 [2]> Premiиrement : il semble qu’il y ait deux filiations dans le Christ.

         <1> En effet, lorsque la cause des relations est multipliйe, les relations elles-mкmes le sont. Or, la gйnйration est la cause de la filiation. Puisque la gйnйration par laquelle le Christ est nй йternellement du Pиre est autre que celle par laquelle il est nй temporellement de sa mиre, ce sera donc une autre filiation par laquelle il est en rapport avec son Pиre et une autre par laquelle il est en rapport avec sa mиre.

         <2> Ce qui reзoit а un certain moment quelque chose d’absolu sans en кtre changй peut encore bien davantage recevoir temporellement une propriйtй relationnelle. Or, le Fils de Dieu a reзu а un certain moment quelque chose d’absolu sans en кtre changй, car, а propos de ce que dit Luc, 1, 32 : Il sera grand et sera appelй Fils du Trиs-Haut, Ambroise dit : «Il ne sera pas grand au sens oщ, avant l’enfantement de la Vierge, il n’йtait pas grand, mais parce qu’il possиde naturellement la puissance que possиde le Fils de Dieu, [puissance] qu’il devait recevoir comme homme.» Ainsi, а bien plus forte raison le Fils de Dieu a-t-il pu recevoir а un certain moment une nouvelle filiation sans en кtre changй, de sorte que lui conviennent deux filiations, l’une йternelle, l’autre temporelle.

         Cependant, une chose tient d’кtre cette seule chose de l’unitй de ce dont elle tient d’кtre telle chose. Or, c’est par la filiation que quelqu’un devient fils. Un seul fils vient donc d’une seule gйnйration. Or, le Christ est un seul Fils, et non deux. Il n’y a donc pas dans le Christ deux filiations, mais une seule.

         Rйponse. Les relations diffиrent de tous les autres genres de choses par le fait que les choses qui appartiennent aux autres genres tiennent de ce qui constitue leur genre d’кtre des choses de la nature, comme c’est le cas des quantitйs [qui le tiennent] de ce qui constitue la quantitй, et le cas des qualitйs, de ce qui constitue la qualitй. Or, les relations ne tiennent pas d’кtre des choses de la nature du fait qu’elles sont en rapport avec autre chose. En effet, il existe des rapports qui ne sont pas rйels, mais de raison seulement, comme ce qui est connaissable est en rapport avec la science, non pas par une relation qui existe dans ce qui connaissable, mais plutфt parce que la science est en rapport avec [ce qui est connaissable], selon le Philosophe, Mйtaphysique, V. Or, la relation tient de sa cause d’кtre une chose de la nature, par laquelle une chose est naturellement ordonnйe а une autre, ordre naturel et rйel qui est la relation elle-mкme. Ainsi, la droite et la gauche chez un animal sont des relations rйelles parce qu’elles dйcoulent de certaines puissances naturelles ; mais, dans une colonne, elles [n’existent] que selon la raison, selon l’ordre qu’entretient un animal avec elle.

         Or, une chose tient de la mкme chose d’кtre un кtre et d’кtre une. Ainsi il arrive qu’il n’existe qu’une seule relation rйelle en raison de l’unitй de la cause, comme cela est clair pour l’йgalitй : en effet, c’est en raison d’une seule quantitй qu’il existe dans un seul corps une seule йgalitй, bien qu’il existe plusieurs rapports selon lesquels il soit dit йgal а diffйrents corps. Si les relations dans un corps йtaient rйellement multipliйes selon tous ces rapports, il en dйcoulerait qu’il existerait dans un seul [corps] des accidents [en nombre] infini ou indйterminй. De mкme, le maоtre est par une seule relation maоtre de tous ceux а qui il enseigne, bien qu’il existe plusieurs rapports. De mкme encore, un seul homme est fils de son pиre et de sa mиre selon une seule relation rйelle, parce qu’il a reзu des deux une seule nature par une seule naissance.

         En suivant ce raisonnement, il semblerait qu’il faille dire que, dans le Christ, la filiation rйelle par laquelle il est en rapport avec son Pиre est autre que celle par laquelle il est en rapport avec sa mиre, car il naоt des deux par une gйnйration diffйrente, et la nature qu’il tient du Pиre est diffйrente de celle qu’il tient de sa mиre.

 

* * *

 

         Mais un autre raisonnement renverse cette conclusion. En effet, il faut tenir de maniиre universelle qu’il n’existe rйellement en Dieu aucune relation avec la crйature, mais qu’il existe un rapport de raison seulement, car Dieu est au-dessus de tout l’ordre de la crйature et la mesure de toute crйature, dont dйpend toute crйature, et non l’inverse, bien davantage que ce qu’on dit des rapports entre ce qui est connaissable par rapport а la science, lа oщ, pour ces raisons, il n’existe pas de relation rйelle а la science.

         Il faut donc considйrer que le sujet de la filiation n’est pas une nature ou une partie de nature. En effet, nous ne disons pas de l’humanitй qu’elle est fille, ni de la tкte, ni de l’њil. Or, dans le Christ, nous ne reconnaissons qu’un seul suppфt et une seule hypostase, de mкme qu’une seule personne, qui est le suppфt йternel, dans lequel ne peut exister aucune relation rйelle а la crйature, comme on l’a dйjа dit. Il reste donc que la filiation par laquelle le Christ est en rapport avec sa mиre n’est qu’un rapport de raison. Et il ne dйcoule pas de cela que le Christ ne soit pas rйellement le fils de la Vierge. En effet, de mкme que Dieu est rйellement le Seigneur en raison de la puissance rйelle par laquelle il maintient la crйature, de mкme [le Christ] est-il le fils de la Vierge en raison de la nature rйelle qu’il a reзue de sa mиre. Car s’il existait dans le Christ plusieurs suppфts, il faudrait reconnaоtre dans le Christ deux filiations. Mais j’estime que ceci est erronй, et on trouve que cela est condamnй par des conciles.

         Je dis donc que, dans le Christ, il n’existe qu’une seule filiation rйelle, par laquelle il est en rapport avec son Pиre.

         <1> Nous ne nions pas qu’il existe dans le Christ une filiation rйelle par laquelle il est en rapport avec sa mиre, parce que la cause de la relation ferait dйfaut, mais parce que fait dйfaut le sujet d’une telle relation, puisqu’il n’existe pas dans le Christ de suppфt crйй ou d’hypostase [crййe].

         <2> De la mкme faзon que cet homme a reзu а un certain moment la puissance de Dieu, de la mкme faзon a-t-il reзu la filiation йternelle, pour autant qu’il est arrivй qu’«une seule personne de Dieu et de l’homme existait», comme Ambroise le dit plus loin dans le mкme livre. Or, cela ne s’est pas produit par quelque chose de rйellement absolu ou de temporellement relatif existant dans le Fils de Dieu, mais par la seule union qui existe rйellement dans la nature crййe, et non dans la personne mкme qui assume.

         Ce qui йtait objectй en sens contraire n’est pas contraignant. En effet, on dit parfois de quelqu’un qu’il est tel en raison de l’unitй substantielle du sujet, bien qu’existent de nombreuses qualitйs, comme la couleur et la saveur dans un fruit.

 

<Article 2 [3]> Deuxiиmement : il semble que le Christ ne soit pas mort sur la croix.

         <1> En effet, s’il est mort, ou bien cela est arrivй parce qu’il a sйparй son вme de son corps, ou bien en raison de ses blessures. Mais [cela n’est pas arrivй] de la premiиre maniиre : en effet, il dйcoulerait de cela que les Juifs n’auraient pas tuй le Christ, mais que lui-mкme aurait йtй homicide de lui-mкme, ce qui ne convient pas. Semblablement, [cela n’est pas arrivй] de la seconde maniиre, car la mort qui survient en raison de blessures vient de ce qu’un homme a atteint une extrкme faiblesse, ce qui n’йtait pas le cas du Christ, puisqu’il rendit l’esprit dans un grand cri (Lc 23, 46). Le Christ n’est donc aucunement mort sur la croix.

         <2> La nature humaine n’йtait pas plus faible chez le Christ que chez les autres hommes. Or, aucun autre homme n’est mort aussi rapidement а cause de blessures aux mains et aux pieds (la blessure au cфtй ne lui a йtй infligйe qu’aprиs sa mort). Le Christ n’est donc pas mort sur la croix, puisqu’il ne semble y avoir aucune raison pour sa mort.

         Cependant, il est dit, en Jean, 19, 30, que (le Christ suspendu а la croix), aprиs avoir inclinй la tкte, rendit son esprit. Or, la mort survient par la sйparation de l’вme du corps. Le Christ est donc mort sur la croix.

         Rйponse. Il faut sans aucun doute confesser que le Christ est vraiment mort sur la croix.

         Mais, pour voir la cause de sa mort, il faut considйrer que, puisque le Christ йtait Dieu et homme, tout ce qui se rapportait а sa nature humaine en lui йtait soumis а son pouvoir, ce qui ne se produit pas chez les autres qui sont simplement hommes : en effet, n’est pas soumis а leur volontй ce qui est naturel. Telle est la cause du fait que l’вme du Christ souffrait et se rйjouissait (fruebatur[1]) en mкme temps, car, par sa volontй, il se produisit qu’il n’y eut pas de rйsonance des puissances supйrieures sur les infйrieures, et que l’acte des puissances supйrieures ne fut pas empкchй par une passion infйrieure, ce qui ne peut se produire chez les autres hommes en raison de la conjonction naturelle entre les puissances.

         Il faut parler de la mкme faзon pour ce qui est en cause. En effet, la mort violente survient du fait que la nature succombe au mal infligй et que la mort est retardйe aussi longtemps que la nature peut rйsister. Ainsi, chez certains, la nature est plus forte et, а cause йgale, ils meurent plus tard. Or, il relevait de la volontй du Christ [de dйcider] dans quelle mesure [sa] nature rйsisterait au mal infligй et dans quelle mesure elle succomberait. Ainsi, par sa volontй, [sa] nature a rйsistй au mal infligй jusqu’а la fin plus que cela n’est possible chez les autres hommes, de sorte que, а la fin, aprиs une abondante effusion de sang, pour ainsi dire en pleine possession de ses forces, il cria d’une voix forte (Mt 25, 50 ; Mc 15, 37 ; Lc 23, 46), et aussitфt, par sa volontй, [sa] nature succomba, et il rendit l’esprit, afin de montrer qu’il йtait le Seigneur de la nature, de la vie et de la mort. C’est pourquoi, en admiration, le centurion dit : Vraiment, celui-ci йtait le Fils de Dieu (Mc 15, 39).

         Ainsi donc, les Juifs ont-ils tuй le Christ en lui infligeant un mal mortel, et cependant lui-mкme a dйposй son вme (Jn 10, 17‑18) et a rendu son esprit, car il se soumit totalement au mal infligй lorsqu’il le voulut. Cependant, il ne doit pas кtre accusй d’avoir йtй homicide de lui-mкme. En effet, le corps existe pour l’вme, et non l’inverse. Ainsi, l’вme est atteinte lorsque, en raison du mal infligй au corps, elle est expulsйe du corps а l’encontre du dйsir naturel de l’вme, quoique peut-кtre non а l’encontre de la volontй dйpravйe de celui qui se tue. Mais s’il йtait au pouvoir de l’вme de se retirer du corps et d’y revenir lorsqu’elle le voudrait, ce ne serait pas une plus grande faute pour elle de quitter le corps que pour le rйsidant d’une maison de la quitter. C’est cependant une faute qu’il en soit expulsй malgrй lui.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Question 3> [Sur l’ange]

         On posait ensuite deux questions sur l’ange. Premiиrement, l’ange est-il liй а un lieu corporel selon son essence ou est-il dans un lieu selon son opйration seulement ? Deuxiиmement, а propos du mouvement de l’ange, [l’ange] peut-il se mouvoir d’un extrкme а un autre sans intermйdiaire ?

<Article 1 [4]> Premiиrement : il semble que l’ange ne soit pas dans un lieu selon son opйration seulement.

         <1> En effet, «l’existence prйcиde l’opйration». Кtre dans un lieu prйcиde donc agir dans un lieu. Or, ce qui suit n’est pas la cause de ce qui prйcиde. Agir dans un lieu n’est donc pas la cause de ce que l’ange est dans un lieu.

         <2> Deux anges peuvent agir dans un seul lieu. Si donc l’ange йtait dans un lieu seulement par son opйration, il en dйcoulerait que plusieurs anges seraient en mкme temps dans un seul lieu, ce qui est estimй impossible.

         Cependant, ce qui est plus noble ne dйpend pas de ce qui moins noble. Or, l’essence de l’ange est plus noble que le lieu corporel. Elle ne dйpend donc pas d’un lieu corporel.

         Rйponse. On peut considйrer la maniиre dont l’ange est dans un lieu corporel а partir de la maniиre dont un corps est dans un lieu. En effet, un corps est dans un lieu par contact avec le lieu. Or, le contact se fait par la quantitй dimensionnelle, qu’on ne trouve pas chez l’ange puisqu’il est incorporel ; mais elle est remplacйe par la quantitй de sa puissance. De mкme donc que le corps est dans un lieu par le contact de la quantitй dimensionnelle, de mкme l’ange est-il dans un lieu par le contact de sa puissance.

         Or, si l’on veut appeler le contact de la puissance une opйration, puisque agir est l’effet propre d’une puissance, qu’on dise donc que l’ange est dans un lieu par son opйration, de telle sorte cependant qu’on n’entende pas par opйration le seul mouvement, mais toute union par laquelle il s’unit а un corps, en y prйsidant ou en le contenant, ou de toute autre maniиre.

         <1> Rien n’empкche que quelque chose existe antйrieurement de maniиre absolue, qui ne soit pas antйrieur sur un point, comme le corps sous-jacent est antйrieur а sa surface de maniиre absolue, mais non sous l’aspect oщ il est colorй. De mкme, le corps est antйrieur au contact de maniиre absolue, mais il est dans un lieu par le contact de la quantitй dimensionnelle. Et de mкme l’ange l’est-il par le contact de sa puissance.

         <2> Si quelque chose est mы parfaitement par un moteur, il ne convient pas qu’il soit mы en mкme temps de maniиre immйdiate par un autre. Le raisonnement vaut donc davantage pour le contraire de ce qui est proposй.

 

<Article 2 [5]> Deuxiиmement : il semble que l’ange ne puisse кtre mы d’un extrкme а l’autre sans passer par un intermйdiaire.

         <1> Tout ce qui est mы est «d’abord en train d’кtre mы avant d’avoir йtй mы», comme le dйmontre Physique, VI. Or, si l’ange est mы d’un extrкme а un autre, par exemple, de A а B, lorsqu’il est en B, il se trouve avoir йtй mы. Il йtait donc d’abord en train d’кtre mы, mais non pas lorsqu’il йtait en A, parce qu’alors il n’йtait pas encore mы. Il йtait donc en C, qui est un intermйdiaire entre A et B. Il faut ainsi qu’il passe par un intermйdiaire.

         <2> Si l’ange se meut de A а B sans passer par un intermйdiaire, il faut qu’il soit corrompu en A et qu’il soit <de nouveau> crйй en B. Or, cela est impossible, car il ne s’agirait plus alors du mкme ange. Il faut donc qu’il passe par un intermйdiaire.

         Cependant, «tout ce qui passe par un intermйdiaire doit d’abord y passer comme йgal а soi ou moindre que soi, plutфt que comme plus grand que soi», comme il est dit en Physique, VI, et comme cela tombe sous le sens. Or, il ne peut y avoir moins d’espace que l’ange, qui est indivisible. Il faut donc que ce soit quelque chose d’йgal а lui qui passe, ce qui est un lieu indivisible et [ayant le caractиre de] point. Or, les points infinis sont des points situйs entre n’importe quel des deux termes d’un mouvement. S’il йtait donc nйcessaire que, dans son mouvement, l’ange passe par un intermйdiaire, il faudrait qu’il traverses des [points] infinis, ce qui est impossible.

         Rйponse. L’ange, s’il le veut, peut se mouvoir d’un extrкme а l’autre sans devoir passer par un intermйdiaire et, s’il le veut, il peut passer par tous les intermйdiaires.

         La raison en est qu’un corps est dans un lieu en tant que contenu par ce [lieu]. Il faut donc que, dans son mouvement, il suive la condition de ce lieu, а savoir, qu’il traverse les intermйdiaires avant de parvenir aux extrйmitйs de ce lieu. Mais, comme l’ange est dans un lieu par le contact de sa puissance, il n’est pas soumis а un lieu comme s’il y йtait contenu, mais il contient plutфt le lieu, en dйpassant ce lieu par sa puissance. Il n’est donc pas nйcessaire que, dans son mouvement, il suive les conditions du lieu, mais il relиve de sa volontй qu’il s’applique par le contact de sa puissance а tel ou tel lieu, et, s’il le veut, sans intermйdiaire. Il en est ainsi de l’intellect qui, par l’intellection, peut кtre appliquй а un extrкme, par exemple, ce qui est blanc, et ensuite а ce qui est noir, de maniиre indiffйrente, en pensant ou non aux couleurs intermйdiaires, bien que le corps soumis а la couleur ne puisse passer du blanc au noir que par des intermйdiaires.

<1> Cette parole du Philosophe et sa dйmonstration s’applique au mouvement continu. Or, il n’est pas nйcessaire que le mouvement de l’ange soit continu, mais c’est la succession mкme des applications mentionnйes qui est appelйe mouvement chez lui. Comme la succession des pensйes ou des sentiments est appelйe un mouvement de la crйature spirituelle, selon Augustin, Commentaire littйral de la Genиse, VIII.

<2> Cela ne se produit pas par une corruption de l’ange ou une nouvelle crйation, mais parce que sa puissance dйpasse le lieu.

Quant а ce qui est objectй en sens contraire, il faut dire que l’ange n’est pas dans un lieu selon la mesure, mais par l’application de sa puissance а un lieu, ce qui peut exister indiffйremment pour un lieu divisible et [un lieu] indivisible. Il peut donc se mouvoir de maniиre continue, comme ce qui se trouve dans un lieu divisible, en soustrayant l’espace de maniиre continue ; mais lorsqu’il est dans un lieu indivisible, son mouvement ne peut кtre continu ni passer par tous les intermйdiaires.

 

<Question 4> [Sur l’homme]

         Ensuite, on interrogeait sur l’homme : en premier lieu, sur le bien de la nature ; en deuxiиme lieu, sur le bien de la grвce ; en troisiиme lieu, sur le bien de la gloire.

         Sur le premier point, trois questions йtaient posйes. Premiиrement, а propos de l’union de l’вme au corps, est-ce que, lorsque l’вme arrive dans le corps, toutes les autres formes qui s’y trouvaient antйrieurement, substantielles comme accidentelles, sont corrompues ? Deuxiиmement, а propos du pouvoir du libre arbitre, est-ce que l’homme sans la grвce peut se prйparer а la grвce ? Troisiиmement, est-ce que l’homme, dans l’йtat d’innocence, a aimй Dieu plus que tout et plus que lui-mкme ?

 

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que, par l’arrivйe de l’вme, ne soient pas exclues toutes les formes qui existaient antйrieurement.

         <1> Il est dit dans Gn 2, 7 : Dieu forma l’homme du limon de la terre et lui insuffla au visage un souffle de vie. Or, [Dieu] aurait inutilement formй le corps si, en insufflant l’вme, la forme qu’il lui avait donnйe en le formant avait йtй exclue. А l’arrivйe de l’вme, toutes les formes prйcйdentes ne sont donc pas enlevйes.

         <2> Il est nйcessaire que l’вme existe dans un corps formй et possйdant de multiples dispositions. Si donc l’вme en arrivant a йcartй toutes les formes et les dispositions prйcйdentes, il en dйcoule que l’вme forme l’ensemble du corps en un instant, ce qui appartient а Dieu seul.

         <3> L’вme n’existe que dans un corps mixte. Or, le mйlange des йlйments ne se rйalise pas seulement selon la matiиre, mais aussi selon les formes, autrement, il s’agirait d’une corruption. L’вme n’exclut donc pas toutes les formes qui se trouvent dans la matiиre.

         <4> L’вme est une perfection. Or, ce n’est pas le rфle de la perfection de corrompre, mais de perfectionner. [L’вme] qui arrive dans le corps ne corrompt donc pas les formes prйexistantes.

         Cependant, toute forme qui survient dans ce qui existe en acte est une forme accidentelle : en effet, la forme substantielle fait que quelque chose existe tout simplement en acte. Or, si l’вme en survenant ne dйtruisait pas les formes prйexistantes mais leur йtait ajoutйe, il en dйcoulerait qu’elle surviendrait dans quelque chose qui existe en acte, car toute forme, puisqu’elle est acte, fait exister en acte. L’вme qui survient exclut donc les formes prйexistantes.

         Rйponse. Il est impossible qu’il existe dans une seule et mкme chose plusieurs formes substantielles, et cela, parce qu’une chose tient son кtre et son unitй du mкme [principe]. Or, il est clair qu’une chose tient son кtre de sa forme ; une chose tient donc aussi son unitй de sa forme. Pour cette raison, partout oщ existe une multitude de formes, cela n’est pas un simplement. Ainsi, un «homme blanc» n’est pas quelque chose d’un simplement ; un «animal bipиde» ne serait pas non plus quelque chose d’un simplement, s’il tenait d’une chose d’кtre animal et d’une autre d’кtre bipиde, comme le dit le Philosophe.

         Or, il faut savoir que les formes substantielles entretiennent entre elles le mкme rapport que les nombres, comme il est dit dans Mйtaphysique, VIII, ou que les figures, comme le dit le Philosophe а propos des parties de l’вme, dans Sur l’вme, II. En effet, le nombre [plus grand] ou la figure plus grande contient toujours en puissance la plus petite, comme le nombre cinq [contient] le nombre quatre, et le pentagone, le tйtragone. De mкme, la forme plus parfaite par sa puissance contient-elle en elle la forme plus imparfaite, comme il apparaоt surtout pour les вmes : en effet, l’вme intellective a la capacitй de confйrer au corps humain tout ce que confиre [l’вme] sensitive aux animaux sans raison ; de mкme, [l’вme] sensitive produit-elle chez les animaux tout ce que [l’вme] nutritive produit dans les plantes, et encore davantage.

         Une вme sensitive serait donc inutile chez l’homme en plus de [l’вme] intellective, du fait que l’вme intellective contient en sa puissance l’вme sensitive, et encore davantage, comme on ajouterait inutilement le nombre quatre aprиs avoir posй le nombre cinq. Et le raisonnement est le mкme pour toutes les formes substantielles jusqu’а la matiиre premiиre. De sorte qu’on ne trouve pas [rйellement] chez l’homme diverses formes substantielles, mais seulement selon la raison, comme lorsque nous le considйrons comme vivant par l’вme nutritive et comme sensible par l’вme sensitive, et ainsi de suite.

         Or, il est clair que, lorsque survient une forme parfaite, la forme imparfaite est йcartйe, de mкme que lorsque la figure d’un pentagone survient, la figure du carrй est йcartйe. Je dis donc que, lorsque l’вme humaine survient, la forme substantielle qui existait antйrieurement est йcartйe, autrement la gйnйration de l’un existerait sans corruption d’un autre, ce qui est impossible. Mais les formes accidentelles qui existaient antйrieurement et prйparaient а l’вme sont corrompues, non par elles-mкmes, mais par accident, en raison de la corruption du sujet. Elles restent donc les mкmes par l’espиce, mais non pas les mкmes selon le nombre, comme cela arrive aussi pour les dispositions des formes йlйmentaires qui paraissent advenir en premier а la matiиre.

         <1> Selon Basile, on appelle ici «souffle de vie» la grвce du Saint-Esprit, et ainsi l’objection disparaоt. Toutefois, si, comme le dit Augustin, le souffle de vie est l’вme elle-mкme, il n’est pas nйcessaire de dire que le corps de l’homme formй du limon de la terre a йtй formй d’une autre forme que le souffle de vie divinement insufflй. En effet, cette formation n’a pas prйcйdй l’insufflation, а moins que nous ne voulions dire que cette formation renvoie aux dispositions accidentelles, par exemple, а une silhouette et а d’autres choses de ce genre, qui, selon l’ordre de la raison, sont prйsupposйes dans un corps antйrieurement а l’вme intellective, comme des dispositions matйrielles. Toutefois, l’вme intellective elle-mкme est prйsupposйe, non pas en tant qu’elle est intellective, mais en tant qu’elle contient en elle-mкme une des formes imparfaites.

         <2> L’вme, lorsqu’elle survient dans le corps, ne fait pas exister le corps effectivement, mais seulement quant а sa forme. Ce qui fait exister le corps effectivement est ce qui donne au corps sa forme en le perfectionnant, en disposant ce qui est fait antйrieurement en vue de la forme, en amenant la matiиre peu а peu et selon un certain ordre а une forme ou а une disposition plus rapprochйe. Car plus la forme ou la disposition est proche, moins forte est la rйsistance а l’introduction de la forme et de la disposition complиte. En effet, le feu est produit plus facilement а partir de l’air qu’а partir de l’eau, bien que les deux formes soient immйdiatement prйsentes dans la matiиre.

         <3> Avicenne a affirmй que les formes йlйmentaires demeuraient dans le mйlange, ce qui ne peut кtre le cas, car les formes des йlйments ne peuvent exister dans une seule partie de la matiиre en mкme temps. Il faut donc qu’elles existent dans diverses parties de la matiиre, qui se diffйrencient par la division de la quantitй dimensionnelle. Ainsi il faudra soit que plusieurs corps existent en mкme temps, soit qu’il ne s’agisse pas d’un mйlange total, mais d’un mйlange apparent, selon que de trиs petites choses [existent] а cфtй les unes des autres. — Averroиs, dans Sur le ciel, III, dit que les formes des йlйments sont intermйdiaires entre les formes accidentelles et substantielles, et qu’elles reзoivent plus ou moins. Ainsi, une fois enlevйes les formes des йlйments et celles-ci ramenйes d’une certaine faзon а un йtat intermйdiaire, une sorte de mйlange se rйalise. Mais cela est encore moins possible que ce qui prйcиde, car la forme substantielle est le terme d’un кtre spйcifique. Ainsi, pour l’indivisible, existe la raison de forme comme la raison de nombre et de figure, et il n’est pas possible qu’elle soit poursuivie ou enlevйe, mais toute addition ou soustraction donne une autre espиce. — C’est pourquoi il faut parler autrement, comme le Philosophe, Sur le gйnйration, I : les formes de ce qui est susceptible d’кtre mйlangй ne demeurent pas en acte dans le mйlange, mais en puissance, pour autant que la puissance de la forme substantielle demeure dans une qualitй йlйmentaire, bien que diminuйe et comme ramenйe а un йtat intermйdiaire. En effet, la qualitй йlйmentaire agit en vertu de la forme substantielle, autrement l’action qui existe par la chaleur du feu n’atteindrait pas la forme substantielle.

         <4> L’вme, puisqu’elle est forme, est une certaine perfection particuliиre, et non universelle. C’est pourquoi, lorsqu’elle survient, elle perfectionne une chose de telle maniиre qu’une autre chose est corrompue.

 

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que, sans la grвce et par son seul libre arbitre naturel, l’homme puisse se prйparer а la grвce.

         <1> En effet, il est dit en Pr 15, 1 : Il revient а l’homme de prйparer son вme. Or, on dit que quelque chose revient а quelqu’un lorsque cela est en son pouvoir. Il a donc йtй confiй au pouvoir de l’homme qu’il puisse se prйparer а la grвce. Il n’a donc pas besoin de l’aide de la grвce.

         <2> Anselme dit, dans le livre Sur la chute du Diable, que «ce n’est pas parce que Dieu ne veut pas la donner que la grвce fait dйfaut а quelqu’un, mais parce que celui-ci ne veut pas la recevoir». Si donc il voulait la recevoir, il pourrait la recevoir. Il peut donc, s’il le veut, se prйparer а la grвce sans aide extйrieure.

         <3> Mais il disait que l’homme a besoin pour cela de l’aide de la grвce comme de quelque chose qui le meut de l’extйrieur. Cependant, l’homme peut кtre mы а la conversion non seulement а partir de ce qui est bon, mais aussi de pйchйs, comme lorsque quelqu’un en voit un autre qui commet des fautes йnormes et le convertit а Dieu par l’horreur du pйchй. Or, le pйchй ne vient pas de Dieu. L’homme peut donc sans l’action de Dieu se prйparer а la grвce.

         Cependant, nous sommes prйparйs а la grвce afin que nous nous convertissions а Dieu. Or, pour cela, nous avons besoin de la grвce. Il est dit dans Lm 5, 21 : Convertis-nous а toi, Seigneur, et nous serons convertis. L’homme a donc besoin de l’aide de la grвce divine pour se prйparer а la grвce.

         <2> De plus, l’homme ne peut se prйparer а rien si ce n’est en pensant. Or, l’homme a besoin de l’aide de la grвce pour cela mкme. En effet, il est dit en 2 Co 3, 5 : Nous sommes incapables de penser а quoi que ce soit comme si cela venait de nous. Nous avons donc besoin de l’aide de la grвce divine afin de nous prйparer а la grвce.

         Rйponse. Dans cette question, il faut йviter l’erreur de Pйlage, qui affirmait que, par le libre arbitre, l’homme pouvait accomplir les <prйceptes> de la loi et mйriter la vie йternelle, et qu’il n’avait besoin de l’aide divine que pour savoir ce qu’il devait faire, conformйment а Ps 142[143], 10 : Enseigne-moi а faire ta volontй. Mais parce que cela semblait кtre trop peu que nous recevions seulement de Dieu la connaissance, alors que nous aurions par nous-mкmes la charitй par laquelle les commandements sont accomplis, les pйlagiens ont par la suite affirmй que le commencement de la bonne action vient de l’homme lui-mкme lorsqu’il consent а la foi par le libre arbitre, mais que l’achиvement ne vient а l’homme que de Dieu. Or, la prйparation concerne le commencement de la bonne action. Dire que l’homme peut se prйparer а la grвce sans l’aide de la grвce divine relиve donc de l’erreur de Pйlage. Et cela s’oppose а l’Apфtre, qui dit en Ph 1, 6 : Celui qui a commencй en vous cette њuvre bonne l’achиvera.

         Il faut donc dire que l’homme a besoin de l’aide de la grвce, non seulement pour mйriter, mais aussi pour se prйparer а la grвce, de maniиre diffйrente cependant. Car l’homme mйrite par un acte vertueux, non seulement lorsqu’il fait le bien, mais lorsqu’il le fait bien, ce pour quoi est nйcessaire un habitus, comme il est dit en Йthique, II. Ainsi, pour mйriter, la grвce habituelle est nйcessaire. Or, pour que l’homme se prйpare а recevoir cet habitus, il n’a pas besoin d’un autre habitus, car on remonterait alors а l’infini. Mais il a besoin de l’aide divine, non seulement comme de quelque chose qui le meut de l’extйrieur, alors qu’il est donnй а l’homme par la providence divine des occasions de salut, par exemple, des prйdications, des exemples et parfois des maladies et des flйaux, mais aussi pour ce qui est du mouvement intйrieur, alors que Dieu meut au bien de l’intйrieur le cњur de l’homme, selon Pr 21, 1 : Le cњur des rois est dans la main de Dieu, et Il l’incline а son grй.

         Que cela soit nйcessaire, le Philosophe le dйmontre dans un chapitre de Sur le destin. En effet, l’homme agit par sa volontй. Or, le principe de la volontй est le choix, et [le principe] du choix est la dйlibйration. Mais si on cherche pourquoi il se met а dйlibйrer, on ne peut dire qu’il a commencй а dйlibйrer par une dйlibйration, car on remonterait ainsi а l’infini. Il faut donc qu’il existe un principe extйrieur qui meuve l’esprit humain а dйlibйrer de ce qu’il faut faire. Or, ce [principe] est «quelque chose de meilleur» que l’esprit humain. Ce n’est donc pas un corps cйleste, qui est infйrieur а la puissance intellectuelle, mais Dieu, comme le Philosophe lui-mкme le conclut. De mкme donc que le mouvement du ciel est le principe de tout mouvement des corps infйrieurs qui ne se meuvent pas toujours, de mкme le principe de tous les mouvements des esprits infйrieurs vient-il d’un mouvement donnй par Dieu.

         Ainsi, personne ne peut se prйparer а la grвce ni а faire quelque chose de bien que par l’aide divine.

         <1> Par le fait qu’il revient а l’homme de se prйparer а la grвce par le libre arbitre, la nйcessitй de l’aide divine n’est pas exclue, pas plus que par le fait qu’il revient au feu de rйchauffer [n’est exclue] la nйcessitй du mouvement cйleste.

         <2> Dieu meut toutes choses selon leur mode. Ainsi, certaines choses participent au mouvement divin par mode de nйcessitй ; mais la nature raisonnable [y participe] avec libertй, pour la raison que la puissance rationnelle «est en rapport avec des choses opposйes». Dieu meut donc l’esprit humain au bien de maniиre que l’homme puisse rйsister а ce mouvement. Que l’homme se prйpare а la grвce, cela relиve donc de Dieu, mais qu’il refuse la grвce, la cause n’en vient pas de Dieu, mais de l’homme, selon ce que dit Os 13, 9 : Ta perte vient de toi, Israлl, mais ton secours ne vient que de moi.

         <3> Bien que le pйchй ne vienne pas de Dieu, toutefois Dieu fait en sorte que le pйchй soit pour quelqu’un une occasion de salut.

 

<Article 3 [8]> Troisiиmement : il semble que, dans l’йtat d’innocence, le premier homme n’ait pas aimй Dieu plus que tout et plus que lui-mкme.

         <1> Aimer Dieu ainsi est ce qu’il y a de plus mйritoire. Or, le premier homme, dans cet йtat, ne pouvait pas «progresser» par le mйrite, comme il est dit dans Sentences, II, d. 24. Dans cet йtat, le premier homme n’a donc pas aimй Dieu plus que lui-mкme et plus que tout.

         <2> Aimer Dieu de cette maniиre est la plus grande prйparation de l’esprit humain а recevoir la grвce. Or, on affirme que, dans cet йtat, l’homme n’a pas eu la grвce, mais seulement les [attributs] naturels. Il n’a donc pas aimй Dieu plus que lui-mкme et plus que tout.

         <3> La nature est tournйe vers elle-mкme, car, tout ce qu’elle aime, elle le ramиne а elle-mкme. Or, ce pour quoi «chaque chose [agit] est pour elle ce qu’il y a de plus grand». [L’homme, dans l’йtat d’innocence,] s’aimait donc davantage que Dieu. Il n’aimait donc pas Dieu plus que tout.

         Cependant, s’il n’aimait pas Dieu plus que lui-mкme, ou bien [il l’aimait] moins que lui-mкme, ou bien il l’aimait йgalement. Dans les deux cas, il en dйcoule que l’homme jouissait (frueretur) de lui-mкme, alors qu’il ne se mettait pas en rapport avec Dieu. Or, trouver en soi sa bйatitude entraоne la perversion du pйchй, comme l’enseigne Augustin. Ainsi, dans l’йtat d’innocence, l’homme йtait donc dйjа perverti par le pйchй, ce qui est impossible. Il s’ensuit donc qu’il aimait Dieu plus que tout.

         Rйponse. Si l’homme a йtй crйй avec la grвce, comme on peut le conclure des paroles de Basile et d’Augustin, cette question ne se pose pas. En effet, il est clair que celui qui se trouve avoir la grвce aime Dieu de charitй plus que lui-mкme.

         Mais, parce qu’il йtait possible pour Dieu de crйer l’homme dans une pure nature, il est utile d’examiner jusqu’oщ l’amour naturel peut s’йtendre.

         Certains ont donc dit que l’homme ou l’ange, dans la pure nature, aime Dieu plus que lui-mкme par amour naturel selon un amour de concupiscence, а savoir qu’il dйsire se dйlecter du bien divin parce que celui-ci est plus grand et plus savoureux ; mais, selon l’amour d’amitiй, l’homme s’aime lui-mкme davantage que Dieu. En effet, l’amour de concupiscence est celui selon lequel on dit que nous aimons ce dont nous voulons nous servir ou nous dйlecter, comme le vin ou quelque chose du genre ; mais l’amour d’amitiй est celui par lequel on dit que nous aimons un ami а qui nous voulons du bien.

         Mais cette position est insoutenable. En effet, l’amour naturel est une certaine inclination naturelle dйposйe а l’intйrieur de la nature par Dieu. Or, rien de perverti ne vient [de Dieu]. Il est donc impossible qu’une inclination ou une dйlectation naturelle soit mauvaise. Or, c’est un amour perverti que quelqu’un s’aime lui-mкme d’amitiй davantage que Dieu. Un tel amour ne peut donc кtre naturel.

         Il faut donc dire qu’aimer Dieu par-dessus tout et plus que soi-mкme est naturel non seulement а l’ange et а l’homme, mais aussi а toute crйature, selon qu’elle peut aimer de maniиre sensible ou naturelle. En effet, les inclinations naturelles peuvent кtre le mieux connues dans ce qui est accompli naturellement, sans dйlibйration de la raison. En effet, «tout se produit dans la nature comme cela devait se produire». Or, nous voyons que chaque partie agit par une certaine inclination pour le bien du tout, mкme а son propre dommage ou pйril, comme cela est clair lorsque quelqu’un expose sa main а l’йpйe pour dйfendre sa tкte, dont dйpend le salut de tout le corps. Il est donc naturel que toute partie aime а sa faзon le tout davantage qu’elle-mкme. Ainsi, conformйment а cette inclination naturelle et а la vertu politique, le bon citoyen s’expose au danger de mort pour le bien commun. Or, il est clair que Dieu est le bien commun de tout l’univers et de toutes ses parties. De sorte que toute crйature, а sa faзon, aime naturellement davantage Dieu qu’elle-mкme, les [crйatures] insensibles d’une maniиre naturelle, les animaux sans raison, d’une maniиre sensible, mais la crйature raisonnable, par un amour intellectuel, qui est appelй dilection.

         <1> Aimer Dieu comme principe de tout l’кtre relиve de l’amour naturel. Mais aimer Dieu en tant qu’il est objet de la bйatitude relиve d’un amour gratuit, en quoi consiste le mйrite. Toutefois, il n’est pas nйcessaire que nous partagions sur ce point la position du Maоtre, qui dit que l’homme, dans l’йtat primitif, ne possйdait pas la grвce par laquelle il pouvait mйriter.

         <2> Quelqu’un peut faire plus ou moins usage de l’amour naturel par lequel Dieu est naturellement aimй plus que tout, et lorsqu’il le fait au plus haut point, alors existe la plus grande prйparation а possйder la grвce.

         <3> L’inclination naturelle d’une chose porte sur deux choses : а кtre mue et а agir. L’inclination de la nature а кtre mue est tournйe vers elle-mкme, comme le feu est mы vers le haut pour sa propre conservation. Mais l’inclination de la nature а agir n’est pas tournйe vers elle-mкme. En effet, le feu n’agit pas pour produire le feu pour lui-mкme, mais pour le bien de ce qui est engendrй, qui est sa forme, et, au-delа, pour le bien commun, qui est la conservation de l’espиce. Il n’est donc clair qu’il n’est pas universellement vrai que tout amour naturel est tournй vers lui-mкme.

 

<Question 5> [Sur la contrition]

         Ensuite, on interrogeait sur ce qui concerne le bien de la grвce : premiиrement, sur ce qui concerne le bien mкme de la grвce ; deuxiиmement, sur ce qui concerne le mal de la faute qui s’y oppose.

         А propos du bien de la grвce, [on interrogeait] en premier lieu sur ce qui concerne tous ; en deuxiиme lieu, sur ce qui concerne les clercs ; en troisiиme lieu, sur ce qui concerne les religieux.

         А propos de ce qui concerne tous, on interrogeait sur les deux parties de la pйnitence : premiиrement, au sujet de la contrition, si celui qui est contrit est obligй de vouloir plutфt кtre en enfer que pйcher ; deuxiиmement, au sujet de la confession.

 

<Article 1 [9]> Premiиrement : il semble que celui qui est contrit ne doive pas vouloir davantage кtre en enfer que pйcher.

         <1> La peine de l’enfer est йternelle et irrйmйdiable. Or, on peut кtre libйrй du pйchй par la pйnitence. On doit donc vouloir plutфt pйcher qu’кtre en enfer.

         <2> La peine de l’enfer inclut la faute. En effet, une des peines de l’enfer, ce sont les vers, c’est-а-dire le remords de la faute. Or, la faute n’inclut pas la peine de l’enfer. Il faut donc plutфt choisir la faute que la peine de l’enfer.

         Cependant, Anselme dit, dans le livre Sur les similitudes, qu’«on doit plutфt choisir d’кtre en enfer sans une faute que dans le paradis avec une faute, car celui qui est innocent en enfer ne ressentirait pas la peine, et le pйcheur au paradis ne jouirait pas de la gloire».

         Rйponse. Celui qui est contrit est obligй, d’une maniиre gйnйrale, de vouloir plutфt endurer n’importe quelle peine que pйcher. La raison en est que la contrition ne peut exister sans la charitй, par laquelle tous les pйchйs sont remis. En effet, par la charitй, l’homme aime davantage Dieu que lui-mкme. Or, pйcher, c’est agir contre Dieu, et кtre puni, c’est endurer quelque chose contre soi-mкme. La charitй exige donc que celui qui est contrit prйfиre n’importe quelle peine а la faute.

         Mais, [celui qui est contrit] n’est pas obligй de descendre jusqu’а telle ou telle peine ; bien plus, ce serait agir stupidement pour quelqu’un de solliciter lui-mкme ou quelqu’un d’autre а propos de ces peines particuliиres. En effet, il est clair que, de mкme que les choses dйlectables meuvent davantage lorsqu’elles sont considйrйes en particulier qu’en gйnйral, de mкme les choses terribles effraient davantage si elles sont considйrйes en particulier. Et il y en a qui ne tombent pas dans une tentation moins grande, qui tomberaient dans une plus grande, comme lorsque quelqu’un, en entendant parler d’adultиre, n’est pas incitй а un dйsir dйsordonnй, mais, s’il descend jusqu’а examiner chaque turpitude, en est davantage perturbй. De mкme, quelqu’un ne refuserait pas de souffrir la mort pour le Christ, mais, s’il descendait jusqu’а considйrer chaque peine en particulier, il en serait retenu. Ainsi, dans ce genre de choses, descendre jusqu’au dйtail, c’est induire un homme en tentation et lui prйsenter une occasion de pйchй.

         <1> La faute mortelle est par elle-mкme perpйtuelle, mais il peut y кtre remйdiй par la seule misйricorde de Dieu. De plus, le bien divin l’emporte davantage sur ce que ce fait la faute au bien de la nature crййe, auquel la peine est opposйe, que la perpйtuitй de la peine par rapport au caractиre temporaire de la faute.

         <2> Le remords de la conscience n’est pas une faute, mais il suit la faute. Et il pourrait exister sans faute, comme chez celui qui a une conscience erronйe au sujet de ce qu’il a commis dans le passй, comme lorsque quelqu’un croit que quelque chose qu’il a commis auparavant est illicite : cela йtait pourtant licite, mais il estimait illicite de le faire.

 

<Question 6> [Sur la confession]

         Ensuite, on a posй trois questions sur la confession. Premiиrement, suffit-il qu’on se confesse par йcrit ou faut-il se confesser oralement ? Deuxiиmement, est-ce qu’on est tenu de se confesser aussitфt qu’on en a la possibilitй, ou peut-on attendre jusqu’au carкme ? Troisiиmement, est-ce que le prкtre de paroisse doit croire son paroissien, qui lui dit s’кtre confessй а un autre, et doit-il lui donner ou non l’eucharistie ?

 

<Article 1 [10]> Premiиrement : il semble qu’il suffise qu’on se confesse par йcrit.

         En effet, la confession est nйcessaire afin de dйvoiler un pйchй. Or, un pйchй peut aussi bien кtre dйvoilй par йcrit qu’oralement. Il suffit donc de se confesser par йcrit.

         Cependant, cela s’oppose а Rm 10, 10 : La confession est faite par la bouche en vue du salut.

         Rйponse. La confession est quelque chose de sacramentel. En effet, de mкme que, dans le baptкme, quelque chose est nйcessaire de la part du ministre, а savoir, qu’il lave et prononce les paroles, et quelque chose de la part de celui qui reзoit le sacrement, а savoir, qu’il en ait l’intention et soit lavй, de mкme, dans le sacrement de pйnitence, est-il nйcessaire de la part du prкtre qu’il absolve sous forme de paroles, et il est nйcessaire de la part du pйnitent qu’il se soumette aux clйs de l’Йglise en dйvoilant ses pйchйs par la confession, et personne ne peut dispenser de cela, pas davantage que dans le cas du baptкme.

         Mais il n’est pas nйcessaire en vertu du sacrement que ce dйvoilement se fasse oralement, autrement, en aucun cas de nйcessitй, quelqu’un ne pourrait recevoir l’effet de ce sacrement qu’en se confessant oralement, ce qui est manifestement faux, car, aux muets ou а quiconque ne peut se confesser oralement, il suffit de se confesser par йcrit ou par des signes. Mais, dans aucun cas de nйcessitй, quelqu’un ne peut кtre baptisй sans eau, parce que l’eau est nйcessaire en vertu du sacrement.

         Mais l’homme qui le peut est obligй par une disposition de l’Йglise de se confesser oralement, non seulement pour que, en se confessant oralement, il rougisse davantage [de sorte que celui qui a pйchй par la bouche soit purifiй par la bouche], mais aussi parce que toujours, dans les sacrements, on recourt а l’usage le plus commun, comme, pour l’ablution du baptкme, on prend de l’eau que les hommes emploient le plus couramment pour se laver, et, dans l’eucharistie, du pain, qui est la nourriture la plus commune. Ainsi, pour le dйvoilement des pйchйs, il convient d’employer des paroles, par lesquelles les hommes ont coutume d’exprimer le plus couramment et le plus expressйment leurs pensйes.

         Et il faut remarquer que, par ce sacrement, un caractиre n’est pas imprimй, comme dans le baptкme, mais que seule la grвce est donnйe pour la rйmission du pйchй, rйmission que personne n’obtient en pйchant. Or, celui-lа pиche qui nйglige la disposition de l’Йglise. Ainsi, pour le baptкme, celui qui observe ce qui fait nйcessairement partie du sacrement, en nйgligeant les statuts de l’Йglise, reзoit le caractиre du sacrement, mais non l’effet du sacrement. Mais, ici, il n’obtient rien.

         Les arguments qui sont prйsentйs pour les deux positions ne sont pas trиs convaincants, car ni le dйvoilement ne peut кtre fait de maniиre aussi expresse par йcrit qu’oralement, ni ce qui est dit : La confession est faite par la bouche en vue du salut, ne s’entend de la confession des pйchйs, mais de la confession de la foi.

 

[Article 2 [11]> Deuxiиmement : il semble qu’on puisse reporter la confession jusqu’au carкme.

         <1> Quiconque observe un prйcepte de l’Йglise n’est pas en faute. Or, l’Йglise a statuй que les hommes confessent leurs pйchйs personnels une fis par annйe. Si quelqu’un attend jusqu’au moment dйterminй par l’Йglise, il ne pиche donc pas.

         <2> Le baptкme est un sacrement nйcessaire. Or, un catйchumиne ne pиche pas s’il reporte son baptкme jusqu’au Samedi saint. Pour la mкme raison, celui qui est contrit ne pиche donc pas s’il reporte sa confession jusqu’au carкme.

         <3>La contrition est plus nйcessaire que la confession, car la confession sans la contrition ne compte pas pour le salut, mais la contrition sans la confession peut кtre valable dans un cas particulier. Or, celui qui est dans le pйchй n’est pas obligй d’кtre contrit de cette contrition qui guйrit le pйchй, autrement le pйcheur pйcherait а tout moment. Celui qui est contrit n’est donc pas obligй de se confesser immйdiatement, au point oщ il pиche s’il agit autrement.

         Cependant, il faut s’occuper davantage d’une maladie spirituelle que d’une maladie corporelle. Or, celui qui est affectй d’une maladie corporelle s’exposerait au danger s’il ne cherchait pas а y remйdier aussitфt que possible en recourant а la mйdecine, et il pйcherait par nйgligence. Celui qui reporte d’apporter le remиde de la confession contre une maladie spirituelle pиche donc bien davantage.

         Rйponse. Il est recommandable que le pйcheur confesse son pйchй aussitфt qu’il le peut, car, par le sacrement de la pйnitence, la grвce est confйrйe, qui rend l’homme plus solide pour rйsister au pйchй.

         Mais certains ont dit qu’il est tenu de se confesser aussitфt que se prйsente l’occasion, de sorte que s’il le reporte, il pиche.

         Mais cela va а l’encontre du caractиre d’un prйcepte affirmatif, qui, tout en obligeant toujours, n’oblige pas а tout moment, mais selon le lieu et le moment. Or, le temps d’observer le prйcepte de la confession semble кtre lorsque se prйsente une situation oщ il est nйcessaire а l’homme de se confesser, par exemple, s’il est а l’article de la mort ou s’il lui est nйcessaire de recevoir l’eucharistie ou un ordre sacrй, ou quelque chose du genre, а quoi il faut que l’homme se prйpare en йtant purifiй par la confession. Ainsi, si une situation de ce genre se prйsente et que quelqu’un omet de se confesser, il pиche, pourvu que la possibilitй en existe. Et parce que, en vertu d’un prйcepte de l’Йglise, tous les fidиles sont tenus de recevoir la sainte communion au moins une fois par annйe, lors de la fкte de Pвques, l’Йglise a ordonnй pour cette raison qu’au moins une fois par annйe, lorsque se prйsente le moment de recevoir l’eucharistie, tous les fidиles se confessent.

         Je dis donc que reporter la confession jusqu’а ce moment est licite en soi. Mais, par accident, cela peut devenir illicite, par exemple, si quelqu’un qui doit se confesser est а l’article de la mort, ou si quelqu’un reporte sa confession par mйpris. Et, de la mкme faзon, par accident, ce report pourrait кtre mйritoire, si on reporte afin de se confesser а quelqu’un de plus sage ou de maniиre plus dйvote en raison d’un temps sacrй.

         Nous acceptons les premiers arguments.

         Mais, en ce qui concerne ce qui est objectй en sens contraire, il faut dire que la maladie corporelle, si elle n’est pas supprimйe par le remиde de la mйdecine, empire toujours, а moins qu’elle ne soit supprimйe par une certaine puissance de la nature. Mais la maladie du pйchй est supprimйe par la contrition. Il ne s’agit donc pas de deux choses semblables.

 

<Article 3 [12]> Troisiиmement : il semble que le prкtre de paroisse ne doive pas croire son subordonnй, qui lui dit s’кtre а un autre, afin que [le prкtre de paroisse] lui donne l’eucharistie.

         <1> En effet, il arrive frйquemment que, lors de la confession, certains se repentent, qui auparavant n’йtaient pas contrits. Or, le prкtre doit, autant qu’il le peut, conduire au bien celui qui relиve de lui. Il semble donc qu’il doive absolument exiger qu’il se confesse а lui.

         <2> En Pr 27, 23, il est dit au pasteur de l’Йglise : Examine attentivement le visage de ta brebis. Or, cela ne peut кtre mieux fait que par la confession. [Le prкtre de paroisse] doit donc exiger qu’il se confesse а lui.

         Cependant, s’il se confessait [au prкtre de paroisse], [le pйnitent] pourrait dire ce qu’il voudrait, et on le croirait. On doit donc aussi croire qu’il s’est confessй.

         Rйponse. Au for judiciaire, on accorde foi а l’homme qui parle contre lui-mкme, mais non pour lui-mкme. Mais, au for de la pйnitence, on croit l’homme [qui parle] aussi bien pour lui-mкme que contre lui-mкme. Il faut donc faire une distinction а propos de ce qui est un empкchement par lequel quelqu’un est empкchй de recevoir l’eucharistie. En effet, si l’empкchement concerne le for judiciaire, par exemple, l’excommunication, le prкtre n’est pas tenu de croire celui qui relиve de lui, dont il sait qu’il a йtй excommuniй, а moins qu’il n’y ait une preuve de l’absolution. Mais s’il s’agit d’un empкchement qui concerne le for de la pйnitence, а savoir, le pйchй, [le prкtre] est obligй de le croire, et il agit injustement s’il refuse l’eucharistie а celui qui affirme s’кtre confessй et avoir йtй absous par quelqu’un qui pouvait l’absoudre, ou en vertu de l’autoritй apostolique ou de l’autoritй de l’йvкque.

         <1> Le bien que les hommes reзoivent par la confession, celui qui affirme s’кtre confessй l’a dйjа reзu, s’il dit vrai. Mais s’il dit faux, il pourrait de la mкme raison dire faux en se confessant. Et personne ne peut кtre forcй par l’autoritй d’un homme а confesser un pйchй qu’il a confessй а un autre qui pouvait l’absoudre, car, comme on l’a dйjа dit, la confession des pйchйs est quelque chose de sacramentel, soumis au commandement divin, et non [а un commandement] humain.

         <2> Le pasteur spirituel doit examiner attentivement le visage de sa brebis en observant sa vie de l’extйrieur. Mais, par la voie de la confession, il ne peut le scruter plus attentivement, mais il lui faut croire ce qui lui est dit par celui qui relиve de lui.

 

<Question 7> [Sur ce qui concerne les clercs]

         Ensuite, on posait deux questions sur ce qui concerne les clercs. Premiиrement, а propos de l’office de l’Йglise : est-ce que celui qui possиde une prйbende dans deux йglises doit dire les deux offices, le jour oщ un office diffйrent est dit dans les deux йglises ? Deuxiиmement, а propos de l’йtude de la thйologie, est-ce que quelqu’un est tenu d’йcarter l’йtude de la thйologie pour se consacrer au salut des вmes, mкme s’il est capable d’enseigner а d’autres ?

 

<Article 1 [13]> Il semble que, dans un tel cas, on doive dire les deux offices.

         <1> En effet, la charge doit correspondre aux йmoluments. Celui-lа donc qui possиde les йmoluments d’une prйbende dans deux йglises doit porter la charge des deux, а savoir, dire l’office des deux йglises.

         <2> Il semble juste que, s’il reзoit des йmoluments plus importants d’une йglise dans laquelle on chante peut-кtre un office plus long, il doive aussi porter une charge plus longue en disant l’office. Il ne lui revient donc pas de choisir, mais il doit, soit dire les deux [offices], soit dire l’office de l’йglise dont il reзoit des йmoluments plus importants.

         Cependant, on allйguait la coutume.

         Rйponse. А supposer que quelqu’un possиde licitement une prйbende dans deux йglises, а savoir, par suite d’une dispense, il faut considйrer que celui qui reзoit une prйbende dans une йglise a une double obligation : envers Dieu, afin de lui adresser les louanges qui lui sont dues pour ses bienfaits, et envers l’йglise dont il a reзu des йmoluments. — Mais ce qui concerne une йglise est soumis а la dispense des prйlats de l’йglise. Ainsi, il doit acquitter la dette qu’il a envers l’йglise selon ce qui a йtй dйcidй, soit par lui-mкme, s’il s’agit d’une prйbende qui requiert la rйsidence, soit par un vicaire, si cela suffit selon la dйcision ou la coutume de l’йglise.

Mais il doit acquitter par lui-mкme la dette qu’il a envers Dieu. Or, les psaumes ou les hymnes par lesquels on loue Dieu n’ont pas d’importance pour Dieu, par exemple, qu’on dise aux vкpres : Le Seigneur a dit, ou : Enfants, louez le Seigneur !, si ce n’est dans la mesure oщ l’on doit suivre les traditions des anciens. Et parce que les louanges doivent кtre adressйes а Dieu comme par un seul homme, il suffit qu’il dise l’office une seule fois selon la coutume d’une des йglises oщ il est clerc.

Cependant, pour ce qui est du choix de l’office, il semble qu’il doive dire l’office oщ il possиde l’ordre le plus йlevй. Par exemple, s’il est doyen dans l’une et simple chanoine dans l’autre, il doit dire l’office de l’йglise oщ il est doyen. S’il est simple chanoine dans les deux йglises, il doit dire l’office de l’йglise la plus digne, mкme s’il a peut-кtre une prйbende plus importante dans une йglise moins importante, car les rйalitйs temporelles n’ont aucune importance si on les compare aux rйalitйs spirituelles. Mais si les deux йglises sont d’une йgale dignitй, il peut choisir l’office qu’il veut, s’il est absent des deux йglises ; mais s’il est prйsent dans l’une d’entre elles, il doit se conformer а ce que font ceux avec qui il se trouve.

Et par cela la rйponse aux objections est claire.

 

<Article 2 [14]> Deuxiиmement : il semble que celui qui peut se consacrer au soin des вmes pиche s’il accorde du temps а l’йtude.

         <1> Il est dit, dans le dernier chapitre de [l’йpоtre aux] Galates, 6, 10 : Tant que nous en avons le temps, faisons le bien. Or, il ne peut y avoir de plus grande perte que celle du temps. On ne doit donc pas perdre son temps а l’йtude, en reportant de se consacrer au salut des вmes.

         <2> Les parfaits sont tenus а ce qui est meilleur. Or, les religieux sont des parfaits. Les religieux doivent йcarter l’йtude au plus haut point afin de se consacrer au salut des вmes.

         <3> Il est pire d’«errer sur le chemin du comportement que sur le chemin [empruntй] par les pieds». Or, un prйlat est tenu de ramener celui qui relиve de lui, s’il le voit errer sur le chemin [empruntй] par ses pieds. Il est donc bien davantage obligй de le ramener de l’erreur commise sur le chemin du comportement. Or, c’est une erreur pour un homme de nйgliger ce qui est meilleur. Le prйlat doit donc forcer son subordonnй а s’appliquer au salut des вmes, en laissant de cфtй l’йtude.

         Cependant, on prйsentait la coutume comme argument.

         Rйponse. Deux choses peuvent кtre comparйes l’une а l’autre dans l’absolu ou dans une situation donnйe. En effet, rien n’empкche qu’il ne faille moins choisir ce qui est meilleur en soi dans une situation donnйe, comme philosopher est, dans l’absolu, meilleur que s’enrichir, mais, en temps de nйcessitй, on doit plutфt choisir de s’enrichir ; et une pierre prйcieuse vaut plus que le pain, mais, lorsqu’on a faim, on choisirait le pain, selon ce que disent les Lamentations, 1, 11: Ils ont donnй tout ce qu’ils avaient de prйcieux pour de la nourriture afin de rйchauffer leurs вmes.

         Or, il faut considйrer que, dans toute construction, celui-lа est meilleur qui conзoit la construction et s’appelle l’architecte, que n’importe quel [travailleur] manuel qui exйcute par son travail ce qui a йtй conзu par un autre. Ainsi, lorsqu’on construit des йdifices, celui qui conзoit l’йdifice reзoit une plus grande compensation, bien qu’il n’ait rien fait de ses mains, que les artisans manuels, qui polissent le bois et taillent les pierres. Or, dans l’йdifice spirituel, se comparent aux travailleurs manuels ceux qui s’adonnent d’une maniиre particuliиre au soin des вmes, par exemple, en administrant les sacrements ou en s’adonnant d’une maniиre particuliиre а quelque chose de ce genre ; mais les йvкques sont les principaux constructeurs, en ordonnant et en йtablissant la maniиre dont ceux qui ont йtй mentionnйs doivent accomplir leur fonction. C’est la raison pour laquelle ils sont appelйs йvкques, c’est-а-dire, surveillants.

         Et, de la mкme faзon, les docteurs en thйologie sont-ils pour ainsi dire des constructeurs principaux en cherchant et en enseignant comment les autres doivent procurer le salut des вmes. Il est donc meilleur et plus mйritoire d’enseigner la doctrine sacrйe, si cela est fait avec une bonne intention, que de se consacrer au soin du salut de tel ou tel. C’est pourquoi l’Apфtre dit de lui-mкme, 1 Co 1, 17 : Le Christ ne m’a pas envoyй baptiser, mais annoncer l’йvangile, bien que le baptкme soit au plus au point une њuvre qui contribue au salut des вmes ; et 2 Tm 2, 2 : Confie-le а des hommes sыrs, capables а leur tour d’en instruire d’autres. La raison dйmontre aussi qu’il est meilleur d’enseigner ce qui concerne le salut а ceux qui peuvent produire du fruit pour eux-mкmes et pour d’autres, qu’aux gens ordinaires qui ne peuvent produire du fruit que pour eux-mкmes.

         Toutefois, dans une situation donnйe, pour une raison urgente, les йvкques et les docteurs, devraient, en interrompant [l’exercice de] leur propre fonction, s’adonner d’une maniиre particuliиre au salut des вmes.

         <1> Celui qui fait ce qui est meilleur en enseignant la doctrine sacrйe ou qui s’y prйpare par l’йtude ne gaspille pas son temps.

         <2> On dit de quelqu’un qu’il est parfait de deux maniиres : d’une maniиre, parce qu’il possиde la perfection ; d’une autre maniиre, parce qu’il est dans un йtat de perfection. Or, la perfection de l’homme consiste dans la charitй, qui unit l’homme а Dieu. Ainsi, а propos de l’amour de Dieu, il est dit dans Gn 17, 1 : Marche devant moi et sois parfait ! Mais, а propos de l’amour du prochain, aprиs que le Seigneur eut dit : Aimez vos ennemis, il conclut, en Mt 5, 48 : Soyez donc parfaits ! Ainsi, ceux-lа sont dans l’йtat de perfection qui sont solennellement tenus а quelque chose qui est associй а la perfection.

         Or, quelque chose est associй а la perfection de deuxmaniиres.

         Premiиre maniиre : comme un prйambule et quelque chose de prйparatoire а la perfection, comme la pauvretй, la chastetй et les choses de ce genre, par lesquelles l’homme est soustrait aux prйoccupations des choses du siиcle, afin de vaquer plus librement а ce qui concerne Dieu. Ainsi, les choses de ce genre sont plutфt des instruments de la perfection. Pour cette raison, Jйrфme dit, en expliquant cette parole de Pierre : Voici que nous avons tout quittй et t’avons suivi (Mt 19, 27), qu’«il ne suffit pas а Pierre de dire : “Voici que nous avons tout quittй”, mais il ajoute ce qui est parfait : “Nous t’avons suivi.”» Ainsi, tous ceux qui observent la pauvretй et la chastetй volontaires ont quelque chose qui les prйpare а la perfection, mais on ne dit qu’ont l’йtat de perfection que ceux qui s’y engagent par une profession solennelle. En effet, c’est en raison de quelque chose de solennel et de perpйtuel qu’on dit de quelqu’un qu’il est dans un йtat, comme cela est clair pour l’йtat de libertй ou de mariage, et les choses semblables.

         D’une autre maniиre, quelque chose est associй а la perfection de la charitй comme un effet, comme lorsque quelqu’un reзoit une charge d’вmes. En effet, cela relиve d’une charitй parfaite que quelqu’un dйlaisse par amour de Dieu la douceur de la vie contemplative, qu’il prйfйrerait, et accepte les occupations de la vie active afin de s’occuper du salut des вmes. Tous ceux qui s’occupent de cette maniиre du salut du prochain possиdent quelque chose de l’effet de la charitй, mais n’ont pas l’йtat de perfection, sauf l’йvкque, qui a reзu la charge d’вmes avec une consйcration solennelle. Mais les archidiacres et les prкtres de paroisse reзoivent certaines fonctions qui leur sont confiйes, plutфt qu’ils ne sont pour cette raison placйs dans un йtat de perfection. On dit donc seulement des religieux et des йvкques qu’ils sont dans un йtat de perfection. C’est pourquoi des religieux deviennent йvкques, mais non des archidiacres ou des [prкtres] ordinaires.

         Lors donc que l’on dit que les parfaits sont tenus а ce qui est meilleur, cela est vrai si on l’entend de ceux qui sont parfaits en raison de la perfection de la charitй. En effet, ceux-lа sont obligйs par une loi intйrieure qui oblige en inclinant. Ils sont donc obligйs а accomplir [ce qui est meilleur], dans la mesure de leur perfection. Mais si l’on parle de ceux qu’on appelle parfaits en raison de l’йtat de perfection, comme les йvкques et les religieux, cela n’est pas vrai. En effet, les йvкques ne sont pas obligйs qu’а ce а quoi s’йtend la charge de gouvernement qu’ils ont reзue, et les religieux ne sont obligйs qu’а ce а quoi ils sont obligйs en vertu du vњu de leur profession. Autrement, l’obligation irait а l’infini, alors que la nature et l’art, ainsi que toute loi, ont des limites dйterminйes.

         А supposer cependant que les parfaits soient toujours obligйs а ce qui est meilleur, cela ne se rapporterait pas а la question en cause, comme il apparaоt par ce qui a йtй dit plus haut,

<3> Bien qu’un prйlat soit obligй de dйtourner son subordonnй de tout mal, il n’est cependant pas obligй de l’amener а ce qui est meilleur. Cet argument n’a pas non plus de raison d’кtre pour la question en cause, pas plus que les autres.

 

<Question 8> [Sur ce qui concerne les religieux]

         Ensuite, on posait deux questions qui concernent les religieux. Premiиrement, est-ce qu’un religieux est obligй d’obйir а son supйrieur en lui rйvйlant quelque chose de secret qui lui a йtй confiй ? Deuxiиmement, est-il tenu de lui obйir en lui rйvйlant une faute cachйe d’un frиre qu’il connaоt ?

 

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble que, sur l’ordre de son supйrieur, un religieux soit obligй de rйvйler un secret qui lui a йtй confiй.

         <1> Le religieux s’est obligй а obйir а son supйrieur par une profession solennelle. Or, il ne s’est obligй а protйger un secret que par une simple promesse. Il doit donc plutфt obйir а son supйrieur que protйger le secret.

         Cependant, а l’encontre de cela, Bernard dit, que «ce qui a йtй йtabli en vue de la charitй ne milite pas contre la charitй». Or, la profession d’obйissance, que fait le religieux а son supйrieur, a йtй йtablie en vue de la charitй. Elle ne milite donc pas contre la charitй, par laquelle chacun est tenu d’кtre fidиle envers son prochain.

         Rйponse. Comme le dit Bernard, dans le livre Sur la dispense et le prйcepte, il est suffisant qu’un religieux obйisse а son supйrieur pour ce qui concerne la rиgle, soit directement, comme ce qui est йcrit dans la rиgle, soit indirectement, comme ce qui peut s’y ramener, tels les services а rendre aux frиres et les peines infligйes pour les fautes, et les choses de ce genre. Or, l’obйissance parfaite est celle qui obйit d’une maniиre absolue pour tout ce qui n’est pas contraire а la rиgle ou contraire а Dieu. Mais que quelqu’un obйisse а son supйrieur pour ce qui est contraire а Dieu ou а la rиgle, c’est lа une obйissance imprudente et illicite.

         Pour la question en cause, il faut donc se demander s’il est permis а un religieux de rйvйler un secret qui lui a йtй confiй.

         А ce sujet, il faut faire une distinction а propos du secret. Il existe quelque chose de secret qu’il est illicite de cacher, comme ce qui prйsente un danger pour d’autres, que quelqu’un est obligй d’йviter. De sorte que, dans un serment de fidйlitй, il est prйvu que les secrets de ce genre doivent кtre rйvйlйs aux seigneurs. Sur ordre de son supйrieur, un religieux est donc tenu de faire part de ce secret а son supйrieur, mкme s’il a promis de ne pas le rйvйler, selon ce que dit Isidore : «Pour les maux promis, romps la fidйlitй» (а moins que [le religieux] ne l’ait appris par une confession, car alors il ne doit кtre rйvйlй d’aucune maniиre). — Mais il y a un autre secret qui peut кtre cachй par lui-mкme sans pйchй, et un religieux ne doit d’aucune faзon en faire part а son supйrieur qui l’ordonne, et ainsi, si cela lui a йtй confiй, [ce religieux] pйcheraiten rompant la confidentialitй promise.

         <1> L’obligation d’observer ce qui relиve de la foi et de la charitй (qui vient de la loi naturelle et de la promesse faite au baptкme) est plus solennelle que celle qui vient de la profession religieuse.

 

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble que le subordonnй doive rйvйler au supйrieur qui l’ordonne la faute occulte d’un autre frиre.

         <1> Comme le dit Jйrфme, «la faute d’un seul ne doit pas кtre cachйe au dйtriment d’un grand nombre». Or, il faut prйsumer que le supйrieur veut connaоtre la faute d’un seul pour le bien d’un grand nombre. La faute d’un autre doit donc кtre rйvйlйe au supйrieur qui l’ordonne.

         Cependant, Grйgoire dit que, «mкme si parfois, en raison de l’obйissance, nous devons йcarter certaines choses bonnes, nous ne devons aucunement, en raison de l’obйissance, commettre un mal». Or, il semble que ce soit mal de donner une mauvaise renommйe а un autre en dйvoilant une faute occulte. Cela ne doit donc pas кtre fait en vertu de l’obйissance.

         Rйponse. Le supйrieur religieux prйside le chapitre comme au for judiciaire. Il peut donc obliger ceux qui lui sont soumis en leur ordonnant de lui faire part de ce а propos de quoi un juge ecclйsiastique peut exiger un serment au for judiciaire.

         Il faut savoir que, pour les crimes, il existe une triple faзon de procйder : l’une, par dйnonciation ; l’autre, par enquкte (inquisitio) ; la troisiиme, par accusation.

         Par la dйmarche de la dйnonciation, la correction du dйlinquant est visйe. C’est pourquoi, selon le prйcepte du Seigneur, Mt 18, 15-17, la correction fraternelle doit prйcйder, afin de corriger l’autre seul а seul. S’il n’йcoute pas, [il faut de dйnoncer] devant deux ou trois ; et finalement, qu’on le dise а l’Йglise. En effet, il relиve de la charitй d’йpargner son frиre autant que possible. On doit donc d’abord s’efforcer de corriger la conscience d’un frиre en sauvegardant sa rйputation, d’abord en l’avertissant, puis devant deux ou trois ; а la fin, il faut nйgliger sa rйputation et sa conscience et en faire part а l’Йglise. Dans cette dйmarche, il faut aussi tenir compte de sa conscience, car le pйcheur, qui se verrait dиs le dйpart dйcouvert, perdrait toute honte et deviendrait plus obstinй dans son pйchй.

         Mais, dans l’enquкte (inquisitio), la mauvaise renommйe doit prйcйder, alors que, dans l’accusation, la mise en accusation (inscriptio) doit prйcйder, par laquelle on s’oblige soi-mкme а la peine [en cas d’acquittement de l’accusй]. En effet, dans l’enquкte et dans l’accusation, la peine du pйcheur est visйe en vue du bien du grand nombre.

         Si donc se prйsente au chapitre un accusateur qui s’oblige lui-mкme а la peine, le supйrieur peut exiger sur ordre la confession de la vйritй, comme le juge ecclйsiastique par le serment. Et de mкme, si la mauvaise rйputation prйcиde, le supйrieur peut sur ordre rechercher la vйritй, et ses subordonnйs sont tenus d’obйir.

         Mais si l’on procиde par voie de simple dйnonciation, un religieux n’est pas tenu de rйvйler la faute d’un frиre а son supйrieur qui le lui ordonne, sauf si, aprиs un avertissement, il constate qu’il ne s’est pas corrigй. Bien plus, [ce religieux] pйcherait s’il [la] rйvйlait sur ordre du supйrieur, car il est davantage tenu d’obйir а l’йvangile qu’au supйrieur. Et le supйrieur pйcherait encore bien davantage s’il amenait le subordonnй а bouleverser l’ordre de l’йvangile.

         <1> Il n’existe pas de danger imminent pour le grand nombre а propos d’un pйchй passй dont quelqu’un s’est dйjа corrigй aprиs un avertissement secret, ou dont on peut espйrer qu’il se corrige, а moins qu’on ne trouve le contraire. Mais, а propos d’un pйchй а venir qui serait dangereux pour le grand nombre spirituellement ou corporellement, l’objection tient : alors, en effet, il ne faudrait pas attendre un avertissement secret, mais parer immйdiatement au danger. C’est pourquoi le Seigneur ne dit pas : «S’il a l’intention de pйcher», dans l’avenir, mais : S’il a pйchй, au passй.

 

<Question 9> [А propos de la faute]

         Ensuite, quatre questions sont posйes sur la faute. Premiиrement, est-ce que le pйchй est une certaine nature ? Deuxiиmement, est-ce que le parjure est un pйchй plus grave que l’homicide ? Troisiиmement, est-ce que celui qui, par ignorance, n’observe pas une constitution du pape, pиche ? Quatriиmement, est-ce qu’un moine pиche mortellement en mangeant de la viande ?

 

<Article 1 [17]> Premiиrement : il semble que le pйchй ne soit pas une certaine nature.

         En effet, il est dit en Jn 1, 3 : Sans lui, rien n’a йtй fait, а savoir, le pйchй. Or, ce qui est une certaine nature ne peut pas кtre appelй nйant. Le pйchй n’est donc pas une certaine nature.

         Cependant, si le pйchй n’est pas une certaine nature, il faut qu’il soit une pure privation. Or, on ne parle pas de privation pure en plus et en moins, pas plus que de la mort et des tйnиbres. Un pйchй ne serait donc pas plus grave qu’un autre, ce qui est incorrect.

         Rйponse. Le pйchй, surtout [le pйchй] de transgression, est un acte dйsordonnй. Pour ce qui est de l’acte, le pйchй est donc une certaine nature, mais le dйsordre est une privation et, pour ce qui est de celle-ci, on dit que le pйchй n’est rien.

         Et, par cela, la solution а ce qui a йtй objectй est claire.

 

<Article 2 [18]> Deuxiиmement : il semble que le parjure soit un pйchй plus grave que l’homicide.

         <1> En effet, Bernard dit que ni Dieu ni l’homme ne peuvent dispenser des prйceptes de la premiиre table ; que Dieu peut toutefois dispenser des prйceptes de la seconde table, mais non pas l’homme. On peut conclure de cela qu’il est plus grave de pйcher contre les prйceptes de la premiиre table que contre les prйceptes de la seconde. Or, le parjure s’oppose а un prйcepte de la premiиre table, qui est : Tu ne prendras pas le nom de Dieu en vain. Mais l’homicide va contre un prйcepte de la seconde table : Tu ne tueras pas. Le parjure est donc un pйchй plus grave que l’homicide.

         <2> Il est plus grave de pйcher contre Dieu que contre l’homme. Or, le parjure est un pйchй contre Dieu, et l’homicide, [un pйchй] contre l’homme. Le parjure est donc un pйchй plus grave que l’homicide.

         Cependant, la peine est proportionnйe а la faute. Or, l’homicide est puni plus lourdement que le parjure. [L’homicide] est donc plus grave.

         Rйponse. Comme l’Apфtre le dit en He 6, 16 : Les hommes jurent par ceux qui leur sont supйrieurs et ils mettent fin а leurs controverses par un serment. Or, le serment serait vain pour mettre fin а une controverse dans un cas d’homicide, si l’homicide йtait plus grave que le parjure : en effet, on pourrait prйsumer que celui qui aurait commis la faute plus grande qu’est l’homicide ne craindrait pas de commettre la faute moins grande du parjure. Ainsi, par le fait que, dans la cause de n’importe quel pйchй, le serment est mis de l’avant, on montre clairement que le parjure doit кtre tenu pour le pйchй le plus grand. Et cela n’est pas sans raison, car jurer а tort par le nom de Dieu est une certaine nйgation du nom divin. C’est la raison pour laquelle le pйchй de parjure occupe la deuxiиme place aprиs l’idolвtrie, comme on le voit par l’ordre des prйceptes. Mais, chez les paпens, le serment avait une trиs grande valeur, comme il est dit au dйbut de la Mйtaphysique.

         <1> et <2> Nous concйdons donc les premiers arguments.

         Mais, en ce qui concerne ce qui leur est opposй, il faut dire que, dans le jugement humain, la quantitй ne correspond pas toujours а la quantitй de la faute. En effet, parfois une peine plus grande est infligйe pour une faute moins grande, lorsqu’une faute moins grande cause aux hommes un dommage plus grave. Mais, selon le jugement de Dieu, une faute plus grave est punie d’une peine plus lourde. Ainsi, afin de montrer la gravitй de l’idolвtrie et du parjure, aprиs que le premier prйcepte a dit : Tu ne les adoreras pas et tu ne les serviras pas, on ajoute, Ex 20, 5 : Je suis le Seigneur, ton Dieu, qui punis les iniquitйs des pиres dans leurs fils ; et aprиs avoir dit : Tu ne prendras pas le nom du Seigneur ton Dieu en vain, on ajoute : Car le Seigneur ne laisse pas impuni celui qui aura pris le nom du Seigneur en vain.

 

<Article 3 [19]> Troisiиmement : il semble que celui qui agit par ignorance а l’encontre d’une constitution du pape ne pиche pas.

         <1> Comme le dit Augustin, «le pйchй est а ce point volontaire que, s’il n’est pas volontaire, il n’est pas un pйchй». Or, l’ignorance cause l’involontaire, comme il est dit en Йthique, III. Ce qui est fait par ignorance n’est donc pas pйchй.

         <2> Selon le droit, le seigneur peut rйclamer son esclave ordonnй aprиs un temps dйterminй. Or, ce [temps] doit кtre comptй «а partir du moment oщ cela est venu а [sa] connaissance», et non «а partir du moment de l’ordination». Le caractиre obligatoire d’une constitution du pape n’oblige donc qu’а partir du moment oщ elle est connue.

         Cependant, «l’ignorance du droit n’est pas une excuse». Or, une constitution du pape fait le droit. Celui qui va а l’encontre d’une constitution du pape par ignorance n’est donc pas excusй.

         Rйponse. L’ignorance qui est la cause d’un acte cause l’involontaire. Elle excuse donc toujours, а moins que l’ignorance elle-mкme ne soit un pйchй. Or, l’ignorance est un pйchй lorsque quelqu’un ignore ce qu’il peut et est tenu de savoir. Or, tous sont tenus de connaоtre а leur maniиre une constitution du pape. Si donc quelqu’un ne la connaоt pas par nйgligence, il n’est pas excusй de la faute s’il agit а l’encontre de la constitution. Mais si quelqu’un a un empкchement suffisant en raison duquel il n’a pas pu [la] connaоtre, par exemple, s’il йtait en prison ou а l’йtranger, oщ la constitution n’est pas parvenue, ou pour une raison semblable, une telle ignorance l’excuse, de sorte qu’il ne pиche pas en agissant а l’encontre de la constitution du pape.

         Et, par cela, la solution а ce qui йtait objectй est claire.

 

<Article 4 [20]> Quatriиmement : il semble qu’un moine pиche mortellement en mangeant de la viande.

         <1> Le canon De consecratione (Sur la consйcration) dit que les moines ne doivent pas manger de viande et, s’ils vont а l’encontre de cela, ils doivent кtre emprisonnйs. Or, une telle peine n’est infligйe que pour un pйchй mortel. Les moines qui mangent de la viande pиchent donc mortellement.

         <2> Agir contrairement а un vњu est un pйchй mortel. Or, les moines sont obligйs par vњu d’observer la rиgle du bienheureux Benoоt, dans laquelle il est йcrit que les moines «doivent s’abstenir de viande». Les moines pиchent donc mortellement en mangeant de la viande.

         Cependant, aucun pйchй mortel n’est permis а quelqu’un en raison de n’importe quelle maladie. Or, manger de la viande est concйdй au moine pour raison de maladie. Manger de la viande n’est donc pas un pйchй mortel pour un moine.

         Rйponse. Rien n’est en soi pйchй mortel pour un moine ou un religieux, qui ne soit pйchй mortel pour un autre, а moins que cela ne soit contraire а ce а quoi il s’est obligй par le vњu de la profession. Toutefois, par accident, en raison du scandale ou de quelque chose de ce genre, il se pourrait que quelque chose soit pour lui un pйchй, alors que ce n’en serait pas un pour un autre.

         Il faut donc examiner ce а quoi le religieux s’est astreint par le vњu de la profession. Or, si le religieux, par la profession, a fait vњu d’observer la rиgle, il semblerait qu’il s’est obligй par vњu а chacune des choses qui sont contenues dans la rиgle, et ainsi, il pиche mortellement en allant contre n’importe quelle d’entre elles. Il dйcoulerait de cela que l’йtat religieux serait pour les religieux un piиge а pйchйs mortels, qui ne pourrait jamais ou que rarement кtre йvitй. Les saints pиres qui ont йtabli des ordres, ne voulant pas que des hommes soient pris au piиge de la damnation, mais [qu’ils empruntent] plutфt le chemin du salut, ont йtabli une forme de profession dans laquelle dans laquelle ce danger ne peut exister.

         Ainsi, dans l’ordre des Frиres prкcheurs, la forme de la profession est trиs prudente et trиs sыre : on n’y promet pas d’observer la rиgle, mais «l’obйissance selon la rиgle». Ainsi, [le religieux] est obligй par vњu d’observer ce qui est prйsentй dans la rиgle comme des prйceptes et ce qu’un supйrieur aura voulu lui ordonner selon la teneur de la rиgle. Mais les autres choses qui ne sont pas contenues dans la rиgle sous forme de prйcepte ne tombent pas directement sous le vњu, de sorte que celui qui les omet ne pиche pas mortellement.

         Or, le bienheureux Benoоt a йtabli, non pas que le moine professe d’observer la rиgle, mais que celui qui fait profession promette la conversion de son comportement selon la rиgle, c’est-а-dire qu’il oriente son comportement selon la rиgle. [Celui qui fait profession] va а l’encontre de cela s’il transgresse les prйceptes de la rиgle ou mкme s’il mйprise la rиgle, en refusant complиtement d’orienter ses actes selon celle-ci. Or, toutes les choses qui sont contenues dans la rиgle ne sont pas des prйceptes. En effet, certaines choses sont des avertissements ou des conseils, mais d’autres choses sont des ordonnances ou des statuts, par exemple, «qu’aprиs complies personne ne parle». Les statuts de ce genre qui sont contenus dans la rиgle n’ont pas valeur de prйceptes, pas davantage que lorsqu’un supйrieur, lorsqu’il dйcide quelque chose, n’a toujours l’intention d’y obliger en vertu d’un prйcepte sous peine de pйchй mortel, car le supйrieur est comme une rиgle vivante. Ainsi, il serait stupide de penser qu’un moine qui rompt le silence aprиs complies pйcherait mortellement, а moins qu’il ne le fasse а l’encontre d’un prйcepte de son supйrieur ou par mйpris de la rиgle.

         Or, s’abstenir de viande n’est pas prйsentй dans la rиgle du bienheureux Benoоt comme un prйcepte, mais comme un statut. De sorte que le moine qui mange de la viande ne pиche pas mortellement par le fait mкme, sauf en cas de dйsobйissance ou de mйpris.

         <1> Cette peine est infligйe au moine qui mange de la viande avec entкtement et en dйsobйissant.

         <2> Manger de la viande n’est pas contraire au vњu du moine, а moins qu’il n’en mange par dйsobйissance ou par mйpris.

         Ce qui est objectй en sens contraire ne vaut pas. En effet, l’argument prend son point de dйpart dans ce qui est mal en soi, comme l’homicide et les choses de ce genre, qui sont illicites pour tous, qu’ils soient en santй ou malades. Mais il ne prend pas son point de dйpart dans ce qui est mal parce que cela est dйfendu : en effet, quelque chose peut кtre interdit а quelqu’un qui est en santй, qui n’est pas interdit а quelqu’un qui est malade.

 

<Question 10> [Sur l’homme, а propos de la gloire]

         Ensuite, on posait deux questions sur le bien de la gloire, а propos des corps glorieux. Premiиrement, est-ce qu’un corps glorieux peut кtre naturellement avec un autre corps non glorieux dans un mкme lieu ? Deuxiиmement, est-ce que cela peut arriver par un miracle ?

 

<Article 1 [21]> Premiиrement : il semble qu’un corps glorieux puisse кtre naturellement dans le mкme lieu qu’un autre corps.

         <1> En effet, s’il est empкchй d’кtre dans le mкme lieu qu’un autre corps, ou bien cela est dы а sa grosseur ou а sa corpulence, ou bien а ses dimensions. Or, ce n’est pas dы а sa grosseur ou а sa corpulence, car le corps glorieux sera spirituel, selon l’Apфtre, 1 Co 15, 44. Ce n’est pas dы non plus а ses dimensions, car, puisque les choses qui se touchent sont «celles dont les extrйmitйs se rejoignent», il est nйcessaire qu’un point d’un autre corps naturel rejoigne un point d’un autre [corps], qu’une ligne [rejoigne] une [autre] ligne, et une surface [rejoigne] une [autre] surface. Pour la mкme raison donc, le corps rejoint-il [un autre] corps. Il n’est donc pas exclu qu’un corps glorieux soit au mкme endroit en mкme temps qu’un autre corps.

         <2> Le Commentateur dit, dans Physique, VIII, que «les parties de l’air et de l’eau s’interpйnиtrent les unes les autres», parce qu’elles sont en partie de nature spirituelle. Or, les corps glorieux sont entiиrement spirituels, comme on l’a dйjа dit. Ils pourront donc pйnйtrer entiиrement les autres corps et кtre au mкme endroit qu’eux.

         Cependant, la glorification n’enlиve pas la nature. Or, le corps humain ne peut кtre en mкme temps naturellement dans un mкme lieu qu’un autre corps dans l’йtat prйsent. Il ne le pourra donc pas non plus aprиs qu’il aura йtй glorifiй.

         Rйponse. Il est clair que le corps humain, dans l’йtat prйsent, ne peut кtre dans le mкme lieu qu’un autre corps. Si donc le corps glorifiй pouvait кtre dans le mкme lieu qu’un autre corps en raison d’une certaine propriйtй infuse, <il faudrait que cette propriйtй infuse> enlиve ce par quoi le corps humain, dans l’йtat prйsent, est empкchй d’кtre dans le mкme lieu qu’un autre corps.

         Il faut donc examiner ce qui empкche cela.

         Certains disent qu’il s’agit d’une certaine grosseur ou corpulence, qui sera enlevйe par une propriйtй de la gloire qu’ils appellent la subtilitй. — Mais cela n’est pas comprйhensible. En effet, on ne voit pas ce qu’est cette corpulence ou grosseur. Elle n’est pas une qualitй, car aucune qualitй ne peut faire qu’une fois celle-ci enlevйe, un corps puisse кtre dans le mкme lieu qu’un autre corps. De mкme, elle ne peut кtre ni la forme ni la matiиre, qui sont les parties de l’essence, car alors l’essence complиte du corps humain ne demeurerait pas avec la gloire, ce qui est hйrйtique.

         Il faut donc dire que cet empкchement n’est rien d’autre que les dimensions, auxquelles la matiиre corporelle est sous-jacente. En effet, il est nйcessaire que ce qui existe par soi soit la cause dans chaque genre. Or, la distinction selon l’endroit se rapporte en premier lieu et par soi а la quantitй dimensionnelle, qui est dйfinie comme la quantitй «qui possиde une certaine position». Ainsi, les parties du sujet se distinguent selon l’endroit par le fait mкme qu’elles sont soumises а la dimension. Et de mкme qu’il existe une distinction par les dimensions entre les diverses parties d’un mкme corps selon les diverses parties d’un lieu, de mкme les divers corps se distinguent-ils par les dimensions selon divers lieux. En effet, la division en acte de la matiиre corporelle donne deux corps, mais la divisibilitй potentielle d’un corps [donne] deux parties d’un seul corps. C’est pourquoi le Philosophe dit, en Physique, IV, que, de mкme qu’un cube de bois, en entrant dans l’eau ou dans l’air, fait que [la mкme quantitй] d’eau ou d’air est dйplacйe, de mкme il faudrait que les dimensions sйparйes restent en place, si on supposait un vide.

         Ainsi donc, puisque la gloire n’enlиve pas les dimensions d’un corps, je dis que le corps glorieux ne peut кtre dans le mкme lieu qu’un autre corps en raison d’une propriйtй infuse.

         <1> Comme on l’a dit, le corps humain, dans l’йtat prйsent, est empкchй d’кtre dans le mкme lieu qu’un autre corps, non pas en raison de sa corpulence ou de sa grosseur, qui serait enlevйe par la gloire (en effet, l’Apфtre oppose la spiritualitй а l’animalitй, par laquelle le corps a besoin de nourriture, comme le dit l’Apфtre, et non а sa grosseur ou а sa corpulence), mais il en est empкchй par ses dimensions. — L’argument qui est proposй en sens contraire est prйsentй dans les arguments sophistiques par le Philosophe, dans Physique, VI. En effet, le lieu n’est pas nйcessaire au point, а la ligne et а la surface. La conclusion n’est donc pas valable si les limites des corps qui se touchent se rejoignent, ce en raison de quoi plusieurs corps peuvent se trouver dans un mкme lieu.

         <2> Comme le Commentateur le dit au mкme endroit, cette pйnйtration se fait par la condensation, et on dit que [l’eau et l’air] ont une vertu spirituelle en raison de leur raretй. Mais il serait erronй de dire que [les corps glorieux] sont ainsi semblables а l’air et aux vents, comme cela est clair par ce que dit Grйgoire, dans Morales, XIV.

 

<Article 2 [22]> Deuxiиmement : il semble que le corps glorieux ne puisse кtre d’aucune maniиre dans le mкme lieu qu’un un autre corps en mкme temps.

         <1> Tel est le rapport d’un corps а un lieu, tels sont les rapports de deux corps а deux lieux. Par commutation, tels sont donc les rapports d’un corps avec deux lieux, tels sont les rapports de deux corps avec un seul lieu. Or, un corps ne peut d’aucune faзon se trouver dans deux lieux. Il en est donc de mкme pour deux corps par rapport а un seul lieu.

         <2> Si deux corps se trouvent dans un seul lieu, deux points seront pris aux deux extrйmitйs du lieu. Il en dйcoulera donc qu’entre ces deux points, existeront deux lignes droites des deux corps se trouvant dans un seul lieu, ce qui est impossible. Il est donc impossible que deux corps se trouvent dans le mкme lieu.

         Cependant, s’oppose а cela que le Christ est entrй pour aller vers ses disciples alors que les portes йtaient fermйes, comme on le lit en Jn 20, 19. Cela n’aurait pu se produire si son corps n’avait йtй en mкme temps avec le corps des portes dans un mкme lieu. Le corps glorieux peut donc se trouver avec un autre corps dans le mкme lieu.

         Rйponse. Comme on l’a dйjа dit, la prйsence de deux corps dans le mкme lieu est empкchйe par les dimensions, parce que la matiиre corporelle se divise selon les dimensions. Or, les dimensions se distinguent selon l’endroit. Mais Dieu, qui est la cause premiиre de tout, peut maintenir un effet dans l’existence sans les causes prochaines. Ainsi, de mкme qu’il maintient les accidents sans sujet dans le sacrement de l’autel, de mкme peut-il maintenir la distinction de la matiиre corporelle et des dimensions en elle sans diversitй d’endroit. Il peut donc arriver miraculeusement que deux corps soient dans le mкme lieu. C’est pourquoi les saints attribuent au corps du Christ que, par la puissance divine, il soit sorti du sein clos de la Vierge et qu’il soit entrй alors que les portes йtaient fermйes. Et je dis de mкme que le corps glorieux, qui sera transformй selon le corps glorieux du Christ, pourra кtre avec un autre corps dans le mкme lieu, non pas par une puissance crййe infuse, mais par l’aide et l’action de la seule puissance divine, de mкme que le corps de Pierre guйrissait les malades par son ombre, <et non par une puissance crййe infuse>, mais par la puissance divine qui lui venait en aide et opйrait des miracles.

         <1> Il faut utiliser la commutation des proportions de la maniиre suivante : le rapport entre le premier et le second [corps] est de deux а trois, comme le rapport entre le troisiиme et le quatriиme [corps]. Ainsi, par commutation, le rapport entre le premier et le troisiиme [corps] est de deux а quatre, comme le rapport entre le deuxiиme et le quatriиme [corps] est de trois а six. L’argument devrait ainsi se dйrouler : tel est le rapport entre un corps et un lieu, tel est le rapport entre deux corps et deux lieux. Tel est le rapport entre un corps et deux corps, tel est le rapport entre un lieu et deux lieux. Et ainsi il n’en dйcoule pas que si un corps ne peut кtre dans deux lieux, deux corps ne peuvent кtre dans un seul lieu. En effet, le fait pour un corps d’кtre localement dans deux lieux comporte une contradiction, car il est de la notion de lieu d’кtre le terme de ce qui dans un lieu. Or, «le terme est ce en dehors de quoi rien n’existe d’une chose». Ainsi, rien de ce qui est dans un lieu ne peut кtre dans un lieu extйrieur. Si on affirme que cela est dans deux lieux, il en dйcoule que cela est en dehors de son lieu, et ainsi il en dйcoule que cela est dans un lieu et n’est pas dans un lieu. Et on ne peut tirer argument du corps du Christ, car il n’est pas dans le sacrement de l’autel localement, mais par conversion.

         <2> Il est impossible qu’il existe deux lignes mathйmatiques entre les deux points, parce qu’il n’y a en elles aucune raison de les distinguer si ce n’est par l’endroit. Or, il est impossible que deux lignes naturelles existent entre deux points par nature, mais cela est possible par un miracle, car il reste dans les deux lignes une raison de les distinguer du fait de la diversitй des sujets, qui est maintenue par la puissance divine, mкme si l’on enlиve la diversitй d’endroits.

 

 

QUODLIBET 2 : [Sur le Christ, les anges et les hommes]

 

         On a posй des questions au sujet du Christ, des anges et des hommes.

 

<Question 1> [Sur le Christ]

         Au sujet du Christ, on a posй deux questions а propos de sa passion. Premiиrement, a-t-il йtй le mкme homme en nombre pendant le triduum de sa mort ? Deuxiиmement, est-ce que n’importe quelle passion du Christ aurait suffi а la rйdemption du genre humain, sans [sa] mort ?

 

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble que le Christ ait йtй le mкme homme pendant les trois jours [de sa mort].

         <1> En effet, il est dit en Mt 12, 40 : Comme Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre de la baleine, de mкme le Fils de l’homme [sera-t-il] au cњur de la terre. Or, le Fils de l’homme qui fut au cњur de la terre n’йtait pas un autre que le Fils de l’homme qui parlait lorsqu’il йtait sur la terre, autrement, le Christ aurait йtй deux Fils. Il fut donc le mкme homme pendant les trois jours.

         <2> Dans le ventre de la baleine, Jonas йtait le mкme homme qu’il йtait auparavant. Or, comme Jonas fut dans le ventre de la baleine, ainsi fut le Christ au cњur de la terre. Le Christ a donc aussi йtй le mкme homme.

         Cependant, si on enlиve la forme de la partie, on enlиve la forme du tout qui rйsulte de la composition de la forme et de la matiиre. Or, pendant les trois jours de la mort [du Christ], l’вme fut sйparйe du corps du Christ. Il lui manquait donc l’humanitй. Il ne fut donc pas le mкme homme en nombre pendant les trois jours de [sa] mort.

         Rйponse. Dans le Christ, trois substances йtaient unies : le corps, l’вme et la divinitй. Or, le corps et l’вme ont йtй unis non seulement dans une seule personne, mais aussi dans une seule nature. Mais la divinitй ne pouvait кtre unie par nature ni а l’вme ni au corps, car, comme elle est la nature la plus parfaite, elle ne peut кtre partie d’une nature, mais elle fut unie а l’вme et au corps dans la personne. Or, dans la mort, l’вme a йtй sйparйe du corps, autrement il n’y aurait pas eu mort vйritable du Christ, puisqu’il est de la notion mкme [de mort] que l’вme soit sйparйe du corps qui est vivifiй par l’вme. Mais la divinitй ne fut sйparйe ni de l’вme ni du corps, ce qui est manifeste par le symbole de foi, oщ il est dit du Fils qu’il a йtй «enseveli et qu’il est descendu aux enfers». Que le corps ait reposй au sйpulcre et que l’вme soit descendue aux enfers, on ne l’attribuerait pas au Fils de Dieu si ces deux choses ne lui avaient йtй unies dans l’unitй de l’hypostase ou de la personne.

         C’est pourquoi, pendant les trois jours de sa mort, nous pouvons parler du Christ de deux maniиres. D’une premiиre maniиre, pour ce qui est de l’hypostase ou de la personne, et ainsi il est absolument le mкme en nombre qu’il йtait. Ou bien, pour ce qui est de la nature humaine, et cela de deux maniиres. D’une premiиre maniиre, pour ce qui est de toute la nature, qu’on appelle l’humanitй, et, de cette maniиre, le Christ n’йtait pas un homme pendant les trois jours de [sa] mort. Il n’йtait donc ni le mкme homme ni un autre homme, mais la mкme hypostase. Ou bien, pour ce qui est parties de la nature humaine, et ainsi l’вme йtait tout а fait la mкme en nombre, du fait qu’elle n’a pas йtй changйe dans sa substance ; mais le corps йtait le mкme en nombre selon la matiиre, mais non selon la forme substantielle, qui est l’вme. C’est pourquoi on ne peut dire qu’il йtait simplement le mкme en nombre, car toute diffйrence substantielle exclut l’identitй pure et simple. Or, le fait d’кtre animй est une diffйrence substantielle. C’est pourquoi mourir, c’est кtre corrompu, et non pas seulement кtre changй. On ne peut pas non plus dire que [le Christ] n’йtait pas simplement le mкme ou un autre, car il n’est pas le mкme ou un autre selon toute la substance. Il faut donc dire qu’il est le mкme sous un aspect, et qu’il n’est pas le mкme sous un [autre] aspect : le mкme selon la matiиre, mais pas le mкme selon la forme.

         <1> Le mot homme dйsigne la nature, mais [le mot] Fils dйsigne l’hypostase. C’est pourquoi, pendant les trois jours de [sa] mort, le Christ est plutфt appelй Fils de l’homme qu’homme.

         <2> La ressemblance n’est pas retenue en tout, mais seulement quant а l’occupation [d’un lieu]. Car le Christ йtait mort au cњur de la terre, mais Jonas ne l’йtait pas dans le ventre de la baleine.

 

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble qu’une autre passion du Christ n’aurait pas suffi pour la rйdemption du genre humain, sans la mort.

         <1> En effet, l’Apфtre dit, Ga 2, 21 : Si la justice vient de la loi, le Christ est donc mort en vain, c’est-а-dire inutilement et sans raison. Or, si une autre passion avait suffi, le Christ serait mort en vain. Mais l’Apфtre tient cela pour inconvenant. Une autre passion du Christ n’aurait donc pas suffi pour la rйdemption du genre humain.

         <2> On dit qu’une chose est achetйe lorsqu’elle est payйe un juste prix. Or, le juste prix pour le pйchй du premier parent, par lequel le genre humain a йtй vendu en esclavage, n’a pas pu кtre autre chose que la vie du Christ, qui vaut la vie de tous les hommes, [vie] dont ceux-ci sont privйs par ce pйchй, (car par le pйchй du premier homme, la mort, est entrйe en tous, comme il est dit en Rm 5, 12). Le genre humain n’aurait donc pas pu кtre rachetй par une autre passion du Christ sans la mort.

         <3> Grйgoire dit, dans Morales, III, que «si le Christ n’avait pas acceptй une mort non mйritйe, il ne nous aurait nullement libйrйs d’une mort mйritйe». La passion du Christ n’aurait donc pas suffi, sans la mort, pour la libйration du genre humain.

         <4> L’Apфtre dit en He 10, 14, que le Christ, par une seule offrande, a menй а la perfection ceux qui ont йtй sanctifiйs pour l’йternitй ; c’est pourquoi il n’y a pas place pour une seconde offrande. Or, il est clair que le Christ avant sa mort a connu de nombreuses passions : il a eu faim, il a peinй, il a йtй conspuй et flagellй. Si donc ces passions avaient suffi, il ne se serait pas offert а la mort, Or, il s’est offert lui-mкme а Dieu en victime pour nos pйchйs, comme il est dit en Ep 5, 2, et cela par la mort. La passion du Christ sans la mort n’aurait donc pas suffi.

         Cependant, <1> L’injure ou la passion de quelqu’un se mesure selon la dignitй de la personne : en effet, un roi subit une injure plus grande qu’une personne privйe s’il est frappй au visage. Or, la dignitй de la personne du Christ est infinie puisqu’il est une personne divine. N’importe quelle de ses passions, aussi minime soit-elle, est donc infinie. Ainsi, n’importe quelle de ses passions aurait suffi pour la rйdemption du genre humain, mкme sans la mort.

         <2> Bernard dit que «la moindre goutte du sang du Christ aurait suffi pour la rйdemption du genre humain». Or, une goutte du sang du Christ aurait pu кtre rйpandue sans la mort. Mкme sans la mort, [le Christ] aurait donc pu racheter le genre humain par une passion.

         Rйponse. Deux choses sont nйcessaires pour l’achat : le montant du prix et son affectation а l’achat de quelque chose. En effet, si quelqu’un donne un montant qui n’йquivaut pas а la chose а acheter, on ne dit pas qu’il s’agit simplement d’une vente, mais en partie d’une vente et en partie d’un don. Par exemple, si quelqu’un achиte un livre qui vaut vingt livres pour le montant de dix livres, il achиterait en partie le livre et celui-ci lui serait en partie donnй. De mкme, s’il donnait un montant plus йlevй et ne l’affectait pas а l’achat [du livre], on ne dirait qu’il a achetй le livre.

         Si donc nous parlons de la rйdemption du genre humain quant au montant du prix, de cette faзon n’importe quelle passion du Christ, mкme sans la mort, aurait suffi pour la rйdemption du genre humain en raison de la dignitй infinie de [sa] personne. C’est ainsi que raisonnent les deux derniers arguments.

         Mais si nous parlons de l’affectation du prix, il faut dire que, de cette maniиre, les autres passions du Christ, sans la mort, n’ont pas йtй affectйes а la rйdemption du genre humain par Dieu le Pиre et par le Christ. Et cela, pour trois raisons. Premiиrement, afin que le prix de la rйdemption du genre humain ne soit pas seulement infini en valeur, mais soit aussi du mкme genre, а savoir qu’il nous rachиte de la mort par la mort. — Deuxiиmement, afin que la mort du Christ ne soit pas seulement le prix de la rйdemption, mais aussi un exemple de vertu, а savoir que les hommes ne craignent pas de mourir pour la vйritй. Et l’Apфtre donne ces deux raisons, He 2, 14‑15, lorsqu’il dit : Afin qu’il dйtruise par sa mort celui qui avait la maоtrise de la mort, pour le premier point ; et libиre ceux qui pendant toute leur vie йtaient soumis а l’esclavage par la crainte de la mort, pour le deuxiиme point. — Troisiиmement, afin que la mort du Christ soit aussi le sacrement du salut, alors que, par la puissance de la mort du Christ, nous mourons nous-mкmes au pйchй, aux dйsirs charnels et а l’amour de nous-mкmes. Et cette raison est donnйe dans 1 P 3, 18 : Le Christ est mort une seule fois pour nos pйchйs, un juste pour les injustes, afin de nous offrir а Dieu, morts dans la chair, mais vivifiйs dans l’Esprit.

         C’est pourquoi le genre humain n’a pas йtй rachetй par une autre passion, sans la mort du Christ.

         <1> Ce n’est pas sans raison que la mort du Christ a йtй affectйe а la rйdemption du genre humain, bien qu’une passion moins grande eыt pu suffire, comme on l’a dit.

         <2> Le Christ aurait pu acquitter un prix suffisant pour la rйdemption du genre humain, non seulement en payant de sa vie, mais aussi en supportant n’importe quelle autre passion, si une passion moins grande avait йtй affectйe а cela par Dieu, et cela, en raison de la dignitй infinie de la personne du Christ, comme on l’a dit.

         Les deux autres arguments raisonnent а partir du fait que les autres passions du Christ n’ont pas йtй affectйes а ce que, par elles, sans la mort du Christ, le genre humain fыt rachetй.

 

<Question 2> [Sur les anges]

         Ensuite, on posait des questions sur les anges : premiиrement, sur leur composition ; deuxiиmement, sur le temps de leur mouvement.

         А propos du premier point, on posait deux questions. Premiиrement, est-ce que l’ange est composй substantiellement d’essence et d’кtre ? Deuxiиmement, est-ce que le suppфt et la nature sont diffйrents chez l’ange ?

 

<Article 1 [3]> Premiиrement : il semble que l’ange ne soit pas composй substantiellement d’essence et d’acte d’кtre.

         <1> En effet, l’essence de l’ange est l’ange lui-mкme, car «la quidditй de ce qui est simple est cela mкme qui est simple». Si donc l’ange йtait composй d’essence et d’acte d’кtre, il serait composй de lui-mкme et d’un autre. Or, cela ne convient pas. Il n’est donc pas composй substantiellement d’essence et d’acte d’кtre.

         <2> Aucun accident ne fait partie de la composition substantielle d’une substance. Or, l’acte d’кtre de l’ange est un accident : en effet, dans le livre Sur la Trinitй, Hilaire attribue en propre а Dieu que «le fait d’кtre n’est pas pour Lui un accident, mais la vйritй subsistante». L’ange n’est donc pas composй essentiellement d’essence et d’acte кtre.

         Cependant, il est dit, dans le commentaire sur le Livre des causes, que l’intelligence (que nous appelons ange) possиde essence et acte d’кtre.

         Rйponse. On attribue quelque chose а quelqu’un de deux maniиres : d’une premiиre maniиre, par essence ; d’une autre maniиre, par participation. En effet, la lumiиre est attribuйe au corps illuminй par participation, mais, s’il existait une lumiиre sйparйe, elle serait attribuйe а celle-ci par essence. Ainsi, il faut donc dire qu’on attribue а Dieu seul d’exister par essence, du fait que l’кtre divin est acte d’кtre subsistant et absolu. А toute autre crйature, on attribue l’acte d’кtre par participation. En effet, aucune crйature n’est son acte d’кtre, mais elle a l’acte d’кtre, comme Dieu est dit bon par essence, parce qu’il est lui-mкme la bontй, mais les crйatures sont dites bonnes par participation, parce qu’elles ont une bontй. En effet, toute chose, pour autant qu’elle est, est bonne, selon ce que dit Augustin dans Sur la doctrine chrйtienne, I, que «nous sommes bons dans la mesure oщ nous sommes». Chaque fois donc que quelque chose est attribuй а autre chose par participation, il faut qu’il y ait quelque chose en plus de ce qui est participй. C’est pourquoi, en toute crйature, la crйature elle-mкme qui a l’acte d’кtre est quelque chose d’autre que l’acte d’кtre mкme. Et c’est cela que Boиce dit, dans le livre Sur les semaines, que «dans tout ce qui est diffйrent du Premier, autre est l’кtre et ce qui est».

         Mais il faut savoir qu’on participe а quelque chose de deux maniиres. D’une premiиre maniиre, en participant la substance de ce qui rйalise la participation, comme le genre participe а l’espиce. Mais la crйature ne participe pas de cette faзon а l’acte d’кtre. En effet, c’est ce qui tombe sous sa dйfinition qui fait partie de la substance d’une chose. Or, exister ne fait pas partie de la dйfinition de la crйature, car ce n’[en] est ni le genre ni la diffйrence. Elle y participe donc comme а quelque chose qui ne fait pas partie de l’essence de la chose, et c’est pourquoi diffйrente est la question : «Est-ce qu’elle existe ?» et : «Qu’est-ce qu’elle est ?» Ainsi, parce que tout ce qui est extйrieur а l’essence d’une chose s’appelle accident, l’acte d’кtre, qui se rapporte а la question : «Est-ce qu’elle existe ?», <est> un accident. C’est pourquoi le Commentateur dit, а propos de Mйtaphysique, V, que cette proposition : «Sortes[2] existe», est un prйdicament accidentel, pour autant qu’elle vise l’acte d’кtre de la chose ou la vйritй de la proposition, mais il est vrai que «ce mot “кtre”, pour autant qu’il vise la chose а qui convient l’acte d’кtre de cette maniиre, signifie ainsi l’essence de la chose, et se divise en dix genres». Non pas de maniиre univoque, cependant, car кtre ne convient pas а toutes les choses de la mкme maniиre, mais par soi pour une substance, et autrement pour les autres choses.

         Ainsi, dans l’ange, il y a composition d’essence et d’acte d’кtre, mais il n’y a cependant pas composition selon les parties de la substance, mais selon la substance et ce qui est joint а la substance.

         <1> Parfois, de deux choses qui sont unies, rйsulte une troisiиme chose, comme l’humanitй est constituйe de corps et d’вme, ce qu’est l’homme. Ainsi, l’homme est composй d’un corps et d’une вme. Mais parfois, de deux choses qui sont unies ne rйsulte pas une troisiиme chose, mais rйsulte une certaine notion composйe, comme la notion d’homme blanc se dйcompose en la notion d’homme et en la notion de blanc, et, dans ces choses, quelque chose est composй de soi-mкme et de quelque chose d’autre, comme ce qui est blanc est composй de ce qui est blanc et de la blancheur.

         <2> Exister est un accident, non pas comme s’il se trouvait par mode d’accident, mais comme l’actualitй de toute substance. Ainsi, Dieu lui-mкme, qui est sa propre actualitй, est son propre acte d’кtre.

 

<Article 2 [4]> Deuxiиmement : il semble que, chez l’ange, le suppфt soit la mкme chose que la nature.

         <1> Dans les choses qui sont composйes de matiиre et de forme, le suppфt diffиre de la nature, car le suppфt ajoute а la nature de l’espиce une matiиre individuelle, qui ne peut exister chez l’ange, si l’ange n’est pas composй de matiиre et de forme. Chez l’ange, le suppфt ne diffиre donc pas de la nature.

         <2> Mais on disait que, chez l’ange, le suppфt diffиre de la nature pour autant qu’on comprend que c’est le suppфt qui a l’acte d’кtre, et non la nature. — Cependant, de mкme que l’acte d’кtre ne fait pas partie de la dйfinition de la nature, de mкme ne serait-il pas mis dans la dйfinition du suppфt ou d’un кtre singulier, si l’on dйfinissait le suppфt ou le singulier. Le suppфt ne diffиre donc pas de la nature par l’acte d’кtre. Le suppфt ne diffиre donc d’aucune faзon de la nature.

         Cependant, dans toutes les crйatures, la nature constitue le suppфt. Or, rien ne se constitue soi-mкme. Le suppфt n’est donc pas identique а la nature dans aucune crйature.

         Rйponse. Pour comprendre cette question, il faut examiner ce qu’est le suppфt et ce qu’est la nature. Or, bien qu’on en parle de multiples faзons, on dit que, selon un sens, «la nature est la substance mкme d’une chose», comme cela est dit dans Mйtaphysique, V, selon que la substance signifie l’essence ou la quidditй d’une chose ou ce qu’elle est. C’est donc ce que signifie la dйfinition qui est signifiй par le mot de nature, tel que nous parlons ici de nature. C’est ainsi que Boиce dit, dans le livre Sur les deux natures, que «la nature est tout ce qui donne une forme selon une diffйrence spйcifique». En effet, la diffйrence spйcifique complиte la dйfinition. Mais le suppфt est l’individu du genre d’une substance, qui est appelй hypostase ou substance premiиre.

 

* * *

 

         Et parce que les substances sensibles composйes de matiиre et de forme nous sont plus connues, voyons donc d’abord quel est en elles le rapport entre l’essence ou la nature et le suppфt.

         Or, certains disent que la forme d’une partie est, en rйalitй, la mкme que la forme du tout qui est appelй essence ou nature, mais qu’elle en diffиre selon la seule raison, car on l’appelle forme de la partie pour autant qu’elle fait exister la matiиre en acte, et forme du tout, pour autant qu’elle constitue l’espиce, comme la forme de l’homme, pour autant qu’elle parfait le corps, est appelйe l’вme, mais, pour autant qu’elle constitue l’espиce humaine, est appelйe humanitй. En ce sens, dans les choses composйes de matiиre et de forme, la nature est une partie du suppфt, car le suppфt est l’individu composй de matiиre et de forme, comme on l’a dit.

         Mais la position prйcйdente ne semble pas кtre vraie, car, comme on l’a dit, on appelle essence ou nature ce que signifie la dйfinition. Or, la dйfinition des choses naturelles ne signifie pas seulement la forme, mais aussi la matiиre, comme il est dit dans Mйtaphysique, VI. Et on ne peut pas dire que la matiиre fasse partie de la dйfinition d’une chose naturelle comme ne faisant pas partie de son essence : en effet, c’est le propre de l’accident d’кtre dйfini par quelque chose qui ne fait pas partie de son essence, а savoir, par [son] sujet. Il ne possиde donc une essence que de maniиre incomplиte, comme il est dit dans Mйtaphysique, VI.

         Il reste donc que, dans les choses composйes de matiиre et de forme, l’essence ou la nature n’est pas seulement la forme, mais le composй de matiиre et de forme.

         Puisque le suppфt ou l’individu naturel est composй de matiиre et de forme, il reste donc а examiner s’il est la mкme chose que l’essence ou la nature. Le Philosophe soulиve cette question dans Mйtaphysique, VII, lorsqu’il se demande «si une chose est identique а ce qu’elle est». Et il tranche en disant que, dans les choses dont on parle pour elles-mкmes, une chose est identique а ce qu’elle est ; mais, dans les choses dont on parle par accident, elle n’est pas identique. En effet, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’est l’homme, car «homme» ne signifie rien d’autre qu’«animal bipиde capable de rire» ; mais une chose blanche n’est pas tout а fait la mкme chose que le blanc, а savoir, que ce qui est signifiй par le mot «blanc», car «le blanc n’est rien d’autre qu’une qualitй», comme cela est dit dans les Prйdicaments, mais la chose blanche est une substance possйdant une qualitй.

 

* * *

 

         En consйquence, en chaque chose а laquelle il peut advenir quelque chose qui ne fait pas partie de la notion de sa nature, cette chose est diffйrente de ce qu’elle est, а savoir [qu’elle est] un suppфt et une nature. Car, dans la signification de la nature, n’est compris que ce qui fait partie de la notion de l’espиce ; c’est pourquoi le suppфt est signifiй comme un tout, et la nature ou la quidditй comme [sa] partie formelle. Or, en Dieu seul, ne trouve-t-on pas quelque chose qui s’ajoute а son essence, parce que son acte d’кtre est son essence, comme on l’a dit, et ainsi, en Dieu, le suppфt et la nature sont complиtement identiques. Mais, chez l’ange, ils ne sont pas complиtement identiques, car quelque s’ajoute а ce qu’est la notion de son espиce, puisque l’acte d’кtre mкme de l’ange est au-delа de son essence ou de sa nature et certaines autres choses s’y ajoutent, qui toutes se rapportent au suppфt, et non а la nature.

         <1> On ne trouve pas d’accident en dehors de l’essence de l’espиce dans les composйs de matiиre et de forme seulement, mais aussi dans les substances spirituelles, qui ne sont pas composйes de matiиre et de forme. C’est pourquoi, chez les deux, le suppфt n’est pas du tout la mкme chose que la nature.

         Toutefois, cela se produit diffйremment chez les deux. En effet, un accident s’ajoute а la notion d’une chose de deux maniиres. D’une maniиre, il ne tombe pas sous la dйfinition qui signifie l’essence de la chose, mais il dйsigne ou dйtermine cependant un des principes essentiels, comme «кtre raisonnable» s’ajoute а «animal», comme quelque chose qui se trouve hors de sa dйfinition, mais qui cependant dйtermine l’essence animale, ce par quoi cela devient essentiel а l’homme et se trouve faire partie de sa notion. Quelque chose s’ajoute а une autre chose d’une autre maniиre, parce que cela ne fait pas partie de sa dйfinition ni ne dйtermine l’un de [ses] principes essentiels, comme la blancheur s’ajoute а l’homme.

         Dans les composйs de matiиre et de forme, donc, quelque chose est ajoutй comme existant hors de la notion de l’espиce des deux maniиres. En effet, comme il est de la dйfinition de l’espиce humaine qu’elle soit composйe de corps et d’вme, la dйtermination du corps et de l’вme vient d’en dehors de la dйfinition de l’espиce et advient а un homme en tant qu’il est [cet] homme ayant tel corps et telle вme. Or, s’il йtait dйfini, cela conviendrait de soi а cet homme dont ce serait la dйfinition que cela vienne de cette вme et de ce corps, comme fait partie de la dйfinition de l’homme en gйnйral qu’il soit fait d’вme et de corps. S’ajoutent aussi aux composйs de matiиre et de forme, au-delа de la dйfinition de l’espиce, beaucoup d’autres choses qui ne dйterminent pas les principes essentiels. Mais, dans le cas des substances immatйrielles crййes, s’ajoutent certaines choses, au-delа de la dйfinition de l’espиce, qui ne dйterminent pas les principes essentiels, comme on l’a dit. Toutefois, ne s’ajoutent pas а elles certaines choses qui dйterminent l’essence de l’espиce parce que la nature mкme de [leur] espиce n’est pas individuйe par la matiиre, mais par elle-mкme, du fait que telle forme n’est pas destinйe а кtre reзue dans une matiиre. Ainsi, [l’essence de leur espиce] ne peut кtre multipliйe et ne peut кtre attribuйe а plusieurs. Mais, parce qu’il n’est pas son propre acte d’кtre, s’ajoute [а l’ange] quelque qui est en dehors de la dйfinition de [son] espиce, а savoir, l’acte d’кtre mкme, et certaines autres choses qui sont attribuйes au suppфt, et non а la nature. Pour cette raison, chez eux, le suppфt n’est pas tout а fait la mкme chose que la nature.

         <2> Tout ce qui est ajoutй а quelque chose en dehors de la dйfinition de l’espиce ne doit pas dйterminer son essence pour devoir faire partie de sa dйfinition, comme on l’a dit. C’est pourquoi, bien que l’acte d’кtre mкme ne fasse pas partie de la dйfinition du suppфt, parce qu’il se rapporte au suppфt et ne fait pas partie de la dйfinition de la nature, il est clair que le suppфt et la nature ne sont pas tout а fait la mкme chose partout oщ une chose n’est pas son acte d’кtre.

         Quant а ce qui est objectй en sens contraire, il faut dire qu’on ne dit pas que la nature constitue le suppфt, mкme dans les composйs de matiиre et de forme, non pas parce que la nature est une chose et le suppфt une autre chose (en effet, cela se conformerait а l’opinion de ceux qui disent que la nature de l’espиce est la forme seulement, qui constitue le suppфt comme un tout), mais parce que, selon la maniиre de signifier, la nature est signifiйe comme une partie, pour la raison donnйe plus haut, mais le suppфt, comme un tout. La nature est signifiйe comme constitutive, et le suppфt, comme constituй.

 

<Question 3> [Sur le temps du mouvement]

 

<Article unique [5]> Ensuite, on s’est interrogй sur le temps selon lequel Dieu meut la crйature spirituelle, selon Augustin : est-il le mкme que le temps qui mesure le mouvement des choses corporelles ?

         <1> Ni Augustin ni aucun philosophe n’assigne cette diversitй entre les temps. Il semble donc vain d’assigner une telle diversitй entre les temps.

         <2> Tout ce qui est, pour autant que cela est, est un. Si donc il n’existe pas un seul temps, mais diffйrents [temps], celui-ci n’existera pas, ce qui ne convient pas. Il faut donc affirmer qu’il n’existe qu’un seul temps.

         Cependant, <1> le temps selon lequel les mouvements corporels sont mesurйs est «le nombre du mouvement du premier ciel», selon le Philosophe, Physique, IV. Or, le temps par lequel les anges sont mus n’a pas de rapport au mouvement. Ce temps est donc autre que le temps des choses corporelles.

         <2> Entre ce qui est perpйtuel et ce qui est corruptible, il n’y a rien de commun que selon le nom, comme il est dit dans Mйtaphysique, X. Or, les anges sont perpйtuels, mais les corps sont corruptibles. Le temps n’est donc pas le mкme pour les deux.

         Rйponse. Comme le dit Augustin, dans La citй de Dieu, XI, «le temps n’aurait pas existй, si n’avait йtй crййe une crйature qui changerait quelque chose par son mouvement, dont... le mouvement [se produit] lorsqu’une chose et une autre chose, qui ne peuvent exister en mкme temps, disparaissent et se succиdent...», ce dont dйcoule temps. De cela on conclut, d’accord avec ce que dit le Philosophe, Physique, IV, qu’il faut parler de temps en rapport avec la notion de mouvement, car «le temps est le nombre du mouvement selon l’avant et l’aprиs».

         Tous les mouvements qui peuvent кtre mesurйs par une seule mesure ont donc un seul temps. Mais s’il existe des mouvements qui ne peuvent кtre mesurйs par une seule mesure, il est nйcessaire qu’il existe pour eux un temps diffйrent. Or, comme la mesure est homogиne par rapport а ce qui est mesurй, comme il est dit dans Mйtaphysique, X, il est clair que toutes les choses qui sont d’un seul genre peuvent avoir une mesure commune, mais non pas celles qui sont de genres diffйrents. Or, tous les mouvements continus appartiennent au mкme genre pour autant qu’ils peuvent кtre mesurйs selon la mкme mesure ; ils peuvent donc avoir une mesure commune. En effet, tous sont mesurйs par ce qui est le plus simple dans son genre, а savoir, «le mouvement le plus rapide du premier ciel». Il peut donc y avoir un temps commun pour tous les mouvements continus. Or, ce temps, bien qu’il semble faire partie des choses sйparйes par son genre, parce qu’il est un nombre, et cependant «n’est pas simplement un nombre», mais le nombre de ces choses continues, а savoir, les mouvements, il devient lui-mкme continu, comme [le nombre] dix, considйrй absolument, est quelque chose de sйparй, mais dix aunes de tissu sont quelque chose de continu. Mais il ne peut y avoir de mesure commune entre des choses sйparйes et des choses continues, puisqu’elles appartiennent а des genres diffйrents pour autant qu’elles sont mesurables. Il est donc nйcessaire que, s’il existe certains mouvements non continus, leur temps soit diffйrent du temps par lequel les mouvements continus sont mesurйs.

         Or, il est clair que les mouvements des crйatures spirituelles, dont parle Augustin, lorsqu’il dit que «la crйature spirituelle se meut selon le temps, et non selon le lieu», ne sont pas des mouvements continus, mais des changements discrets. Il dit en effet que «l’esprit est mы selon le temps, soit en se rappelant ce qu’il avait oubliй, soit en apprenant ce qu’il ne savait pas, soit en voulant ce qu’il ne voulait pas». Il est donc clair que, puisque le temps n’a de continuitй que par le mouvement, un tel temps n’est pas continu et est diffйrent du temps des choses corporelles.

         <1> Augustin donne а entendre une diffйrence entre les temps par la diffйrence mкme entre les mouvements.

         <2> Quelque chose est un selon que cela est et est dit кtre. En effet, ce qui est dit кtre selon un genre commun est un selon le genre, et ce qui est dit кtre selon l’espиce est un selon l’espиce, mais non pas un selon le nombre. Il ne dйcoule donc pas du fait qu’il existe plusieurs hommes que l’homme n’existe pas, et de mкme il ne dйcoule pas du fait qu’il y ait plusieurs temps que le temps n’existe pas.

 

<Question 4> [Sur l’homme, а propos des vertus]

         Ensuite, on a posй des questions sur l’homme : premiиrement, а propos des vertus ; deuxiиmement, а propos des pйchйs ; troisiиmement, а propos des peines.

         А propos des vertus, on a posй des questions sur les rйalitйs divines et sur les rйalitйs humaines. Sur les rйalitйs divines, on a posй trois questions. Premiиrement, а propos de la foi : est-ce qu’on est tenu de croire au Christ qui ne ferait pas de miracles ? Deuxiиmement, а propos du sacrement de la foi : est-ce que les enfants des Juifs doivent кtre baptisйs malgrй leurs parents ? Troisiиmement, а propos des dоmes qui sont dues aux ministres des sacrements : est-ce que quelqu’un peut кtre exemptй d’acquitter les dоmes en raison de la coutume ?

 

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que les hommes ne seraient pas obligйs de croire au Christ qui ne ferait pas de miracles visibles.

         <1> En effet, quiconque ne fait pas ce а quoi il est tenu, pиche. Or, si les hommes ne croyaient pas au Christ qui ne ferait pas de miracles, ils ne pйcheraient pas. En effet, lui-mкme dit, en Jn 15, 24 : Si je n’avais pas fait parmi eux des њuvres que nul autre n’a faites, ils n’auraient pas de pйchй, et il parle du pйchй d’infidйlitй, selon Augustin. Les hommes ne seraient donc pas tenus de croire au Christ s’il n’avait pas fait de miracles.

         <2> Personne d’autre que le lйgislateur ou celui qui lui est supйrieur ne peut changer la loi. Or, le Christ prкchait des choses qui semblaient se rapporter а l’abolition de la loi ancienne, comme le fait que les aliments ne souillent pas l’homme et qu’il йtait permis de travailler le jour du sabbat. S’il n’avait pas prouvй qu’il йtait le lйgislateur, il n’aurait donc pas fallu le croire. Or, cela ne pouvait кtre fait que par des miracles, puisque de nombreux miracles avaient prйcйdй l’йtablissement de la loi. Il ne fallait donc pas croire au Christ s’il n’avait pas fait de miracles.

         Cependant, <1> les hommes sont davantage tenus de croire а la Vйritй premiиre que de croire aux signes sensibles. Or, mкme si le Christ n’avait pas fait de miracles, comme il йtait cependant vrai Dieu, il йtait la Vйritй premiиre. Il fallait donc croire а lui, mкme s’il n’avait pas fait de miracles.

         <2> La grвce d’union est plus grande que la grвce qui rend agrйable [а Dieu] [gratia gratum faciens] par l’adoption. Or, les miracles ne dйmontrent pas suffisamment la grвce qui rend agrйable, car, comme on le trouve en Mt 7, 22‑23, il sera rйpondu а ceux qui diront : «Seigneur..., nous avons fait des miracles en ton nom : Je ne vous connais pas”.» Les miracles suffisent donc encore bien moins а dйmontrer la grвce d’union. Si donc les hommes n’йtaient pas tenus de croire au Christ sans miracles, ils n’йtaient pas non plus tenus de croire а celui qui affirmait кtre Dieu en raison des miracles rйalisйs, ce qui est manifestement faux.

         Rйponse. Personne n’est tenu а quelque chose qui dйpasse ses forces, sinon de la faзon dont cela lui est rendu possible. Or, croire dйpasse la puissance naturelle de l’homme. Cela vient donc d’un don de Dieu, selon ce que dit l’Apфtre, Ep 2, 8 : C’est par grвce que vous avez йtй sauvйs par la foi, et non par vous-mкmes. Cela est un don de Dieu ; et Ph 1, 29 : Il vous a йtй donnй... non seulement de croire en lui, mais de... souffrir pour lui. L’homme est donc tenu de croire selon qu’il est aidй par Dieu а croire.

         Or, quelqu’un est aidй par Dieu а croire de trois maniиres. Premiиrement, par un appel intйrieur, dont il est dit en Jn 6, 45 : Quiconque a йcoutй le Pиre et s’est mis а son йcole vient а moi, et Rm 8, 30 : Ceux qu’il a prйdestinйs, il les a aussi appelйs. Deuxiиmement, par l’enseignement et la prйdication extйrieurs, selon ce que dit l’Apфtre, Rm 10, 17 : La foi vient de l’йcoute, et l’йcoute vient de la parole du Christ. Troisiиmement, par des miracles extйrieurs ; c’est pourquoi il est dit, en 1 Co 14, 22, que les signes ont йtй donnйs aux infidиles, afin qu’ils soient incitйs par eux а la foi.

         Si donc le Christ n’avait pas fait de miracles visibles, d’autres maniиres d’attirer а la foi, auxquelles les hommes seraient tenus d’acquiescer, seraient nйanmoins demeurйes. En effet, les hommes йtaient tenus de croire а l’autoritй de la loi et des prophиtes. Ils йtaient aussi tenus de ne pas rйsister а l’appel intйrieur, comme Isaпe l’a dit de lui-mкme : Le Seigneur m’a ouvert l’oreille, et moi je ne l’ai pas contredit ni ne me suis retirй (Is 50, 5). Contrairement а Isaпe, il est dit de certains, en Ac 7, 51 : Mais vous, vous avez toujours rйsistй а l’Esprit Saint.

         <1> Dans les њuvres que le Christ a accomplies parmi les hommes doit кtre aussi comptйe l’incitation intйrieure par laquelle il en a attirй certains, comme dit Grйgoire dans une homйlie, que «le Christ a attirй intйrieurement Madeleine par misйricorde, en l’accueillant aussi extйrieurement par clйmence». Il faut aussi tenir compte de son enseignement, puisque lui-mкme dit : Si je n’йtais pas venu et ne leur avais pas parlй, ils n’auraient pas de pйchй [Jn 15, 22].

         <2> Le Christ pouvait montrer qu’il йtait lйgislateur, non seulement en faisant des miracles visibles, mais aussi par l’autoritй de l’Йcriture et par l’incitation intйrieure.

         <3> L’incitation intйrieure, par laquelle le Christ pouvait se manifester sans miracles extйrieurs, relиve de la puissance de la Vйritй premiиre, qui illumine et enseigne l’homme intйrieurement.

         <4> Les miracles visibles sont faits par la puissance divine en vue de confirmer la vйritй de la foi. Ainsi, il est dit des apфtres, dans le dernier chapitre de Marc, qu’ils allиrent prкcher partout, le Seigneur agissant avec eux et confirmant la parole par les signes qui l’accompagnaient (Mc 16, 20). Or, les miracles ne sont pas toujours faits pour dйmontrer la grвce de celui par qui les miracles sont accomplis. Il peut donc arriver que quelqu’un qui n’a pas la grвce qui rend agrйable [gratia gratum faciens] accomplisse des miracles. Mais il ne peut arriver que quelqu’un qui annonce une mauvaise doctrine fasse de vйritables miracles, qui ne peuvent кtre accomplis que par la puissance divine. En effet, Dieu rendrait ainsi par eux tйmoignage а une faussetй, ce qui est impossible. Ainsi donc, comme le Christ se disait йgal а Dieu, les miracles qu’il faisait prouvaient cet enseignement qui йtait le sien. De sorte qu’il йtait montrй par les miracles qu’il faisait que le Christ йtait Dieu. Mais il n’йtait pas dйmontrй de Pierre qu’il йtait Dieu, bien qu’il ait fait les mкmes miracles ou de plus grands, mais, par ceux-ci, il йtait aussi montrй que le Christ йtait Dieu, parce que Pierre ne se prкchait pas lui-mкme, mais [prкchait] que le Christ Jйsus йtait Dieu.

 

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que les enfants des Juifs doivent кtre baptisйs malgrй leurs parents.

         <1> Le lien matrimonial est plus grand que le droit du pouvoir paternel, car le droit du pouvoir paternel peut кtre rompu par l’homme, lorsque le fils est йmancipй de la famille, mais le lien matrimonial ne peut кtre rompu par l’homme, selon ce que dit Mt 19, 6 : Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sйpare pas ! Or, en raison de l’infidйlitй, le lien matrimonial est rompu. En effet, l’Apфtre dit, 1 Co 7, 15 : Mais si la partie non croyante veut se sйparer, qu’elle se sйpare : en effet, dans un tel cas, le frиre ou la sњur ne sont pas liйs. Et le droit canonique dit que, «si un conjoint incroyant ne veut pas cohabiter sans offenser le Crйateur, que l’autre conjoint n’est pas tenu de cohabiter avec lui». А bien plus forte raison le droit du pouvoir paternel est-il donc enlevй pour cause d’incroyance. Ainsi donc, les Juifs infidиles n’ont pas le droit du pouvoir [paternel] sur leurs fils. Leurs fils peuvent donc кtre baptisйs malgrй eux.

         <2> Il faut davantage venir au secours d’un homme en danger de mort йternelle qu’en danger de mort temporelle. Or, si quelqu’un voyait un homme en danger de mort temporelle et ne lui portait pas secours, il pйcherait. Comme les enfants des Juifs et des autres infidиles sont en danger de mort йternelle, s’ils sont laissйs а leurs parents qui les йduquent dans leur infidйlitй, il semble qu’il faille les leur enlever, les baptiser et les instruire dans la foi.

         <3> Les fils d’esclaves sont esclaves et au pouvoir de leurs seigneurs. Or, les Juifs sont esclaves des rois et des princes. Il en est donc de mкme de leurs fils. Les rois et les princes ont donc pouvoir de faire ce qu’ils veulent des fils des Juifs. Il n’y aura donc aucune injustice а les baptiser malgrй leurs parents.

         <4> Tout homme appartient davantage а Dieu, de qui il tient son вme, qu’а son pиre charnel, de qui il tient son corps. Il n’est donc pas injuste que les enfants des Juifs soient enlevйs а leurs parents charnels et soient consacrйs а Dieu par le baptкme.

         <5> Le baptкme est plus efficace pour le salut que la prйdication, car, par le baptкme, la souillure du pйchй et la peine mйritйe sont immйdiatement enlevйes, et la porte du ciel est ouverte. Or, si un danger survient par manque de prйdication, cela est imputй а celui qui n’a pas prкchй, comme on le dit en Ez 3, 18 et 23, 6, а propos de celui qui voit venir une йpйe et ne sonne pas le cor. А bien plus forte raison, donc, si les enfants des Juifs sont damnйs faute de baptкme, cela est imputй comme un pйchй а ceux qui pouvaient les baptiser et ne les ont pas baptisйs.

         Cependant, il ne faut faire d’injustice а personne. Or, une injustice serait faite aux Juifs si leurs fils йtaient baptisйs malgrй eux, car ils perdraient le droit du pouvoir paternel sur les fils devenus fidиles. [Leurs enfants] ne doivent donc pas кtre baptisйs malgrй eux.

         Rйponse. La coutume de l’Йglise a la plus haute autoritй et on doit s’en inspirer en tout, car mкme l’enseignement des docteurs catholiques tient son autoritй de l’Йglise. Ainsi, il faut plutфt s’en tenir а la coutume de l’Йglise qu’а l’autoritй d’Augustin ou de Jйrфme, ou de n’importe quel docteur. Or, jamais l’usage de l’Йglise n’a йtй que les enfants des Juifs soient baptisйs malgrй leurs parents, bien qu’il y ait eu, dans le passй, de nombreux princes catholiques trиs puissants, Constantin, Thйodose et plusieurs autres, dont de trиs saints йvкques йtaient proches, comme Silvestre, de Constantin, et Ambroise, de Thйodose, qui n’auraient pas manquй de l’obtenir d’eux, si cela avait йtй conforme а la raison. Pour cette raison, il semble dangereux de reprendre cette affirmation que, malgrй la coutume de l’Йglise observйe jusqu’а maintenant, les enfants des Juifs doivent кtre baptisйs malgrй leurs parents.

         Et il y a а cela une double raison.

         La premiиre, en raison du danger pour la foi. En effet, si des enfants, qui n’ont pas encore l’usage de la raison, recevaient le baptкme, lorsqu’ils seraient parvenus а l’вge adulte, ils pourraient facilement кtre incitйs par leurs parents а abandonner ce qu’ils ont reзu par ignorance, ce qui tournerait au dйtriment de la foi.

         Une autre raison est que cela est contraire а la justice naturelle. En effet, le fils est naturellement quelque chose du pиre et, au dйpart, il ne se distingue pas du parent par le corps, aussi longtemps qu’il est contenu dans le sein de sa mиre. Mais, par la suite, aprиs qu’il est sorti du sein, avant d’avoir l’usage du libre arbitre, il est confiй aux soins de [ses] parents comme dans un sein spirituel. En effet, aussi longtemps que l’enfant n’a pas l’usage de la raison, il n’est pas diffйrent de l’animal sans raison dans ce qu’il fait. De mкme donc qu’en vertu du droit des gens et du [droit] civil, [le pиre] est possesseur d’un bњuf ou d’un cheval, de sorte qu’il puisse en user comme bon lui semble comme d’un instrument qui lui appartient, de mкme, par droit naturel, il se fait que le fils, avant d’avoir l’usage de la raison, est sous la garde de son pиre. Ce serait donc contre la justice naturelle que l’enfant, avant qu’il n’ait l’usage du libre arbitre, soit soustrait а la garde de ses parents ou qu’on en dispose malgrй ses parents. Mais, aprиs qu’il a commencй а avoir l’usage du libre arbitre, [l’enfant] commence а s’appartenir et peut, pour ce qui relиve du droit divin ou naturel, prendre soin de lui-mкme. Et alors, il doit кtre incitй а la foi, non par la coercition, mais par la persuasion, et il peut, mкme malgrй ses parents, consentir а la foi et кtre baptisй. Mais non pas avant qu’il ait l’usage de la raison. C’est pourquoi il est dit des enfants des pиres anciens qu’ils йtaient sauvйs «dans la foi de leurs parents», par quoi on donne а comprendre qu’il appartient aux parents de voir au salut de leurs enfants, surtout avant qu’ils n’aient l’usage de la raison.

         <1> Dans le lien matrimonial, les deux conjoints ont l’usage du libre arbitre, et les deux peuvent, malgrй l’autre, consentir а la foi. Mais cela n’est pas le cas pour l’enfant avant qu’il n’ait l’usage de la raison. Mais aprиs qu’il a l’usage de la raison, la comparaison est valable, s’il veut se convertir.

         <2> On ne doit pas arracher quelqu’un а la mort temporelle а l’encontre d’une disposition du droit civil. Par exemple, si quelqu’un est condamnй а mort par celui qui le juge, personne ne doit l’y soustraire d’une maniиre violente. On ne doit donc pas bouleverser l’ordre du droit naturel, selon lequel le fils est sous la responsabilitй de son pиre, pour libйrer [le fils] du danger de mort йternelle.

         <3> Les Juifs sont les esclaves des princes selon un esclavage civil, qui n’exclut pas l’ordre du droit naturel ou divin.

         <4> L’homme est ordonnй а Dieu par la raison, par laquelle il peut connaоtre Dieu. Ainsi, l’enfant, avant qu’il n’ait l’usage de la raison, est ordonnй а Dieu, selon un ordre naturel, par la raison de ses parents, aux soins desquels il est naturellement soumis. Et il faut accomplir les choses divines selon que [ceux-ci] en disposent.

         <5> Le danger qui dйcoule d’une prйdication omise n’atteint que ceux а qui la charge de prкcher a йtй confiйe. Ainsi, il est dit auparavant dans Йzйchiel, 33, 7 : Je t’ai donnй comme veilleur pour les fils d’Israлl. Or, il appartient а leurs parents de pourvoir aux sacrements du salut pour les enfants des infidиles. Si leurs enfants subissent un prйjudice pour leur salut, c’est donc [leurs parents] que le danger menace pour les avoir soustraits aux sacrements.

 

<Article 3 [8]> Troisiиmement : il semble qu’en raison de la coutume, certains soient exemptйs de devoir acquitter les dоmes.

         En effet, recevoir les dоmes est plus que ne pas les donner. Or, en raison de la coutume, dans certaines rйgions, des chevaliers reзoivent les dоmes, et cela est tolйrй par l’Йglise. А bien plus forte raison, en raison de la coutume, certains sont donc exemptйs d’acquitter les dоmes et ne sont pas tenus de les acquitter.

         Cependant, le droit divin n’est pas aboli par une coutume contraire. Or, les dоmes sont dues par droit divin. Le devoir d’acquitter les dоmes n’est donc pas aboli par une coutume contraire[3]. Les hommes sont donc tenus d’acquitter les dоmes, nonobstant une coutume contraire.

         Rйponse. Ce qui est de droit positif est aboli par une coutume contraire. Mais ce qui est de droit naturel ou de droit divin ne peut кtre aboli par aucune coutume contraire. En effet, il ne peut arriver qu’en vertu d’une quelconque coutume, il soit permis de voler ou de commettre l’adultиre. Il faut donc examiner, а propos de la question posйe, si acquitter les dоmes est de droit divin ou de droit positif humain.

         Or, le droit divin est contenu dans le Nouveau et l’Ancien Testaments. А coup sыr, dans le Nouveau Testament, aucun prйcepte n’a йtй donnй а propos du paiement des dоmes, je veux dire, dans l’enseignement йvangйlique et apostolique. En effet, ce qui est dit en Mt 23, 23, а propos de l’acquittement des dоmes : Il fallait faire ceci sans omettre cela, et ce que dit le pharisien en Lc 18, 12 : Je donne la dоme de tout ce que je possиde, semble se rapporter davantage а l’йtat de l’Ancien Testament qu’а imposer la forme de l’observance du Nouveau Testament. Or, dans l’Ancien Testament, il y avait trois genres de prйceptes : en effet, certains йtaient des prйceptes moraux, d’autres, [des prйceptes] judiciaires, et d’autres [des prйceptes] cйrйmoniels. Les prйceptes moraux sont ceux qui sont inscrits dans la raison naturelle et auxquels les hommes sont tenus en tout temps, comme : Honore ton pиre et ta mиre. Tu ne commettras pas l’adultиre. Tu ne voleras pas, etc. — Les prйceptes judiciaires sont ceux qui s’appliquaient selon les jugements, par exemple, si quelqu’un a volй une brebis, il doit en rendre quatre. Les prйceptes de ce genre ne sont pas inscrits dans la nature. En effet, la raison naturelle ne prescrit pas que celui qui vole une brebis en rende quatre plutфt que trois ou cinq, mais cela est dйterminй par les prйceptes de ce genre. Selon le prйcepte moral, en effet, la raison naturelle prescrit que celui qui vole soit puni, mais qu’il soit puni de telle peine, cela est dйterminй par un prйcepte judiciaire. — Les prйceptes cйrйmoniels de l’ancienne loi sont ceux qui se rapportent а l’observance du culte divin, et ils sont destinйs а кtre les figures de quelque chose а venir, comme l’immolation de l’agneau pascal йtait la figure de la mort du Christ.

         Il faut donc examiner si le prйcepte concernant l’acquittement des dоmes est [un prйcepte] moral, judiciaire ou cйrйmoniel. S’il est [un prйcepte] moral, tous y sont tenus en tout temps, nonobstant la coutume contraire. Mais cela ne semble pas кtre le cas, car la raison naturelle ne prescrit pas qu’un homme donne aux ministres de Dieu la dixiиme plutфt que la neuviиme ou la onziиme partie. — S’il s’agit d’un prйcepte judiciaire, tous ne seraient pas tenus d’acquitter les dоmes, puisque tous ne sont pas tenus de juger selon les ordonnances inscrites dans la loi ancienne, car ces prйceptes judiciaires ont йtй donnйs spйcialement а ce peuple [Israлl], en prenant en compte les conditions oщ il se trouvait. En effet, tout ne convient pas а tous. — S’il s’agit d’un prйcepte cйrйmoniel, non seulement n’obligerait-il pas, mais le fait de l’observer conduirait mкme au pйchй. En effet, quelqu’un pйcherait en immolant l’agneau pascal, car, aprиs l’avиnement de la vйritй, les figures ont cessй.

         Il faut donc dire que, de mкme des maоtres anciens ont dit que certains prйceptes de la loi sont purement moraux, comme : Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, et certains sont purement cйrйmoniels, comme l’immolation de l’agneau pascal et la circoncision, certains sont intermйdiaires, moraux sous un aspect, et cйrйmoniels sous un autre, comme le prйcepte sur l’observance du sabbat est moral en ce qu’un certain temps soit consacrй au repos afin de se consacrer aux rйalitйs divines (en effet, cela relиve de la raison naturelle), mais que le septiиme jour y soit consacrй, cela relиve d’une dйcision de Dieu en raison d’une figure : cela est donc cйrйmoniel. Ainsi, le prйcepte sur l’acquittement des dоmes est donc moral sous un aspect, а savoir que ceux qui se consacrent entiиrement au service de Dieu soient entretenus par des contributions du peuple, comme ceux qui servent dans d’autres fonctions sont entretenus par le peuple. Et c’est de cette faзon que ce prйcepte est proposй dans le Nouveau Testament. En effet, le Seigneur dit, Mt 10, 10 : L’ouvrier est digne d’кtre nourri, et l’Apфtre dit, 1 Co 9, 13, que le Seigneur a ordonnй que ceux qui annoncent l’йvangile, vivent de l’йvangile, et ceux qui assurent le service de l’autel, vivent de l’autel. Mais, pour ce qui est du montant prйcis de la dоme, cela ne relиve pas du droit naturel et n’est pas un prйcepte moral, mais cйrйmoniel, pour autant que cela se rapporte а une figure du Christ ; ou bien, cela est judiciaire, pour autant que cela convient а ce peuple, chez qui, йtant donnй le grand nombre de ministres, une telle tarification йtait nйcessaire pour l’entretien des ministres de Dieu.

         Ainsi donc, le fait gйnйral d’entretenir les ministres de Dieu pour ce qui est nйcessaire а la vie est de droit divin en tant que prйcepte moral, et cela relиve du droit naturel. Mais il appartient а tout dirigeant qui peut lйgifйrer de prйciser le droit naturel commun par un droit positif. En effet, le droit positif n’est rien d’autre qu’une dйtermination du droit naturel. Ainsi, le droit naturel prйvoit qu’un malfaiteur soit puni, mais qu’il soit puni de telle peine, cela est dйterminй par le droit positif. Parce que l’Йglise a le pouvoir de lйgifйrer pour ce qui concerne le culte de Dieu, le tarif de ce qui doit кtre donnй aux ministres de Dieu par le peuple a pu кtre dйterminй par une dйcision de l’Йglise et, afin qu’il y ait une certaine concordance entre le Nouveau et l’Ancien Testament, l’Йglise a dйcidй que le tarif de l’Ancien Testament serait observй sous le Nouveau. Ainsi, tous seraient tenus [d’acquitter] les dоmes. Mais l’Йglise pourrait dйcider qu’un tarif plus йlevй ou plus faible serait justifiй, par exemple, qu’on doive donner le huitiиme ou le douziиme, comme est donnй le dixiиme.

         Il est donc clair qu’aucune coutume contraire ne dйlie un homme de l’obligation d’acquitter les dоmes, parce que cette obligation est fondйe sur le droit divin et sur le droit naturel. Si l’Йglise l’exige, les hommes sont donc toujours tenus d’acquitter les dоmes, mкme а l’encontre d’une coutume contraire. Et, dans les rйgions oщ la coutume est d’acquitter les dоmes, cette coutume mкme impose pour ainsi dire les dоmes ; ainsi, celui qui ne les acquitterait pas pйcherait. Mais, dans les rйgions oщ ce n’est pas une coutume commune de donner les dоmes et oщ l’Йglise ne le demande pas, il semble que l’Йglise remette [cette obligation], puisqu’elle feint l’ignorance. Ainsi, les hommes de ces rйgions ne pиchent pas en ne donnant pas les dоmes. En effet, il serait dur de dire que tous les hommes d’Italie ou des rйgions orientales seraient damnйs parce qu’ils n’acquittent pas les dоmes. Et l’on peut tirer argument de l’Apфtre, а qui йtait dы ce qui йtait nйcessaire а la vie de la part de ceux а qui il prкchait, mais qui ne l’acceptait cependant pas ; cependant, ceux qui ne le lui donnaient pas ne pйchaient pas, autrement il aurait mal agi en ne l’acceptant pas, surtout qu’il dit lui-mкme, Ac 20, 27 : Car je ne me suis pas dйrobй pour vous annoncer tout le dessein de Dieu. Mais l’Apфtre n’exigeait pas ce qui lui йtait dы afin de ne pas faire obstacle а l’йvangile, comme il le dit lui-mкme. Ainsi, les dirigeants des йglises n’agiraient pas bien s’ils exigeaient les dоmes dans les rйgions oщ on n’a pas coutume de les donner, s’ils avaient une raison probable de croire qu’un scandale en sortirait.

         А propos de ce qui йtait objectй en sens contraire, il faut dire que les chevaliers qui perзoivent les dоmes dans certaines rйgions n’ont pas le droit de percevoir les dоmes. En effet, cela est une dette spirituelle envers les ministres de Dieu, et ne revient donc pas а une personne laпque. Mais les choses temporelles qui sont exigйes par le droit ont йtй donnйes par concession de l’Йglise а certains chevaliers pour certains services qu’ils ont rendus а l’Йglise, comme l’Йglise peut renoncer au produit de la dоme, mais ne renonce pas au droit d’exiger les dоmes et ne supprime pas l’obligation de les donner.

 

<Question 5> [Sur des rйalitйs humaines]

         Ensuite, on a posй des questions sur ce qui se rapporte aux vertus а propos de rйalitйs humaines.

         А ce propos, on a posй deux questions. Premiиrement, est-ce que le fils est obligй d’obйir а ses parents charnels pour les questions indiffйrentes ? Deuxiиmement, est-ce que le vendeur est obligй de rйvйler а l’acheteur un vice de la chose vendue ?

 

<Article 1 [9]> Premiиrement : il semble que le fils soit obligй d’obйir а ses parents charnels en toutes choses.

         <1> Il est йcrit en Dt 21, 18‑21 : Si un homme a engendrй un fils dйvoyй et indocile, qui ne veut йcouter la voix ni de son pиre ni de sa mиre..., les gens de la ville le lapideront. Or, une telle peine ne serait pas infligйe s’il n’avait pas pйchй gravement en n’obйissant pas. Les fils sont donc obligйs d’obйir а leurs parents charnels en toutes choses.

         <2> L’Apфtre dit, en Col 3, 20 : Enfants, obйissez en tout а vos parents.

         <3> Il n’est jamais permis d’enfreindre les prйceptes moraux affirmatifs, bien qu’ils n’obligent pas toujours. Or, honorer ses parents est un prйcepte moral affirmatif. Il n’est donc jamais permis d’кtre irrespectueux envers un parent, ce que serait le fait de ne pas obйir а son commandement. Le fils est donc tenu d’obйir en tout а ses parents.

         Cependant, il ne faut pas moins obйir aux pиres spirituels qu’aux [pиres] charnels, mais davantage, comme le dit l’Apфtre, He 12, 9. Or, les sujets ne sont pas tenus d’obйir aux pиres spirituels pour les choses indiffйrentes : en effet, «les religieux qui professent l’obйissance ne sont tenus d’obйir а leurs supйrieurs que pour les choses qui sont selon la rиgle», comme Bernard le dit dans le livre Sur la dispense et le prйcepte. Les fils ne sont donc pas non plus tenus d’obйir а leurs parents charnels pour les choses indiffйrentes.

         Rйponse. Puisque l’obйissance est due au supйrieur, la dette de l’obйissance s’йtend а ce sur quoi porte le droit du supйrieur. Or, le pиre charnel a d’abord un droit comme supйrieur sur son fils pour ce qui concerne le comportement domestique. En effet, le pиre de famille est dans sa maison comme le roi dans son royaume. Ainsi, comme les sujets du roi sont tenus d’obйir au roi pour ce qui se rapporte au gouvernement du royaume, de mкme les fils et les autres membres de la maison sont-ils tenus d’obйir au pиre de famille pour ce qui se rapporte а l’administration de la maison. En deuxiиme lieu, [ils sont tenus d’obйir] pour ce qui concerne la discipline des mњurs. C’est ainsi que l’Apфtre dit, He 12, 9 : Nous avions comme maоtres nos pиres selon la chair et nous leur obйissions. En effet, le pиre doit au fils <non seulement la nourriture>, mais aussi l’enseignement, comme le dit le Philosophe. Le fils est donc tenu d’obйir а son pиre charnel pour ces choses, et non pour les autres.

         <1> Moпse parle en cet endroit de l’ordre paternel qui se rapporte а la discipline des mњurs. C’est pourquoi il est dit au mкme endroit : Il refuse d’йcouter nos avertissements, il s’adonne aux beuveries, а la luxure et aux banquets.

         <2> L’Apфtre dit qu’il faut obйir а ses parents en toutes choses auxquelles s’йtend de droit du supйrieur.

         <3> Il ne manifeste pas d’irrespect envers celui qui ordonne s’il ne lui obйit pas pour ce а quoi il n’est pas tenu d’obйir.

 

<Article 2 [10]> Deuxiиmement : il semble que le vendeur n’est pas tenu de rйvйler а l’acheteur un vice de la chose vendue.

         <1> Selon les lois civiles, le vendeur et l’acheteur peuvent se berner l’un l’autre. Or, aucune tromperie ne pourrait avoir lieu si le vendeur йtait tenu de rйvйler а l’acheteur un vice de la chose vendue. Il n’est donc pas tenu [de le rйvйler].

         <2> On disait que les lois ne parlent pas selon le for de la conscience, dont nous parlons ici, mais selon le for judiciaire. — Mais, а l’encontre de cela, selon le Philosophe, dans Йthique, II, «l’intention du lйgislateur est de rendre les citoyens bons». Ce qui est permis selon les lois n’est donc pas contraire а la vertu, et n’est donc pas contraire а la conscience.

         Cependant, <1> selon les lois civiles, si quelqu’un vend un animal malade, il est responsable du dйfaut. Il йtait donc obligй de rйvйler le dйfaut.

         <2> Tullius [Cicйron] dit, dans le livre Sur les offices, qu’«il incombe а la fonction d’un homme bon de dire а un acheteur la raison pour laquelle une chose serait vendue а un prix moindre». Or, le vice de la chose vendue est de cette nature. Le vendeur est donc tenu de rйvйler а l’acheteur le vice de la chose vendue.

         Rйponse. Quelque chose incombe а l’homme bon а quoi les hommes ne sont pas tenus, comme il incombe а l’homme bon de partager ses biens avec son ami avec gйnйrositй, bien qu’il n’y soit pas tenu. Cependant, quelque chose incombe а l’homme bon а quoi il est tenu, а savoir, de rendre а quelqu’un ce qui est juste, car c’est un acte de justice de rendre а quelqu’un ce qui lui est dы. Ainsi, tout vendeur est tenu de faire une vente juste, et non de faire une vente gйnйreuse en diminuant le juste prix. Or, la justice est une certaine йgalitй, comme il est dit en Йthique, V. Une juste vente est donc celle oщ le prix acceptй par le vendeur est йgal а la chose vendue ; mais une [vente] injuste [est celle] oщ [le prix] n’est pas йgal, mais [oщ le vendeur] reзoit plus. Si donc le vice de la chose vendue donne une valeur moindre а la chose que le prix fixй par le vendeur, cette vente sera injuste : [le vendeur] pиche donc en cachant le vice. Mais si [le vice] ne donne pas une valeur moindre que le prix fixй, parce que le vendeur fixe peut-кtre un prix moindre en raison d’un vice, alors [le vendeur] ne pиche pas en taisant le vice, car la vente n’est pas injuste, et cela lui causerait peut-кtre un dommage s’il rйvйlait le vice, parce que l’acheteur voudrait obtenir la chose pour un prix moindre que ce qu’elle vaudrait. Toutefois, [le vendeur] agirait avec gйnйrositй s’il mйprisait son propre dommage pour donner satisfaction а la volontй d’un autre, bien qu’il n’y soit pas tenu.

         <1> Par ce que dit la loi, on n’entend pas qu’il soit simplement permis au vendeur de tromper l’acheteur ou inversement ; mais elle dit que quelque chose est permis selon la loi lorsque ce n’est pas puni par la loi, comme, dans la loi ancienne, la lettre de divorce йtait permise.

         <2> Les prйceptes de la loi mиnent а la vertu parfaite. Cependant, les actes de la vertu parfaite ne tombent pas sous le prйcepte de la loi humaine, mais [celle-ci] interdit certaines choses plus graves, afin que progressivement les hommes, йloignйs du mal, s’exercent par eux-mкmes aux vertus. Mais [la loi] permet certains pйchйs mineurs en n’infligeant pas de peines pour eux, car la sociйtй humaine n’existe pas facilement sans eux. Et c’est sur ce genre de choses que porte la tromperie qui survient entre les vendeurs et les acheteurs, car «le plus grand nombre veut acheter а bon marchй et vendre cher», comme Augustin le dit dans le livre Sur la Trinitй.

         <1> Quant а ce qui objectй en premier lieu en sens contraire, il faut dire que cela doit s’entendre de la maladie d’un animal qui donne а l’animal une valeur moindre que le prix auquel il est vendu.

         <2> А [ce qui est objectй en second lieu], il faut dire que, pour cette raison, Tullius [Cicйron] dit que l’homme bon ne tait pas le vice de la chose vendue, car il n’incombe pas а [cet] homme de tromper quelqu’un. Or, il n’y a pas tromperie si ce qui est tu а propos de la chose vendue ne rend pas la valeur de la chose moindre que le prix qui est reзu pour elle.

 

<Question 6> [Sur l’homme, а propos des pйchйs]

         Ensuite, on a posй des questions au sujet des pйchйs.

         А ce propos, on a posй deux questions. Premiиrement, est-ce un pйchй que de dйsirer la fonction de supйrieur ? Deuxiиmement, est-ce que c’est un pйchй pour un prйdicateur d’avoir l’њil sur un bien temporel ?

 

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble que ce soit un pйchй de dйsirer la fonction de supйrieur.

         <1> En effet, il ne semble pas que puisse кtre dйsirй sans pйchй ce qui n’existait pas dans l’йtat de nature <non corrompue>, mais seulement [ce qui existait] dans l’йtat de nature corrompue. Or, la fonction de supйrieur n’existait pas dans l’йtat de nature non corrompue, mais elle a commencй а exister aprиs le pйchй, lorsqu’il a йtй dit а la femme : Tu seras soumise au pouvoir de l’homme. C’est donc un pйchй de dйsirer la fonction de supйrieur.

         <2> Notre dйsir doit porter sur ce qui relиve de l’йtat de la gloire а venir. Or, dans l’avenir, toute fonction de supйrieur cessera, comme le dit la Glose а propos de 1 Co 15, 24. C’est donc un pйchй de dйsirer la fonction de supйrieur.

         Cependant, il est dit en 1 Tm 5, 17 : Que les anciens qui dirigent bien soient dignes d’un double honneur. Or, ce n’est pas un pйchй de dйsirer ce а quoi est dы un honneur : celui-ci n’est dы qu’а la vertu. Ce n’est donc pas un pйchй de dйsirer la fonction de supйrieur.

         Rйponse. Augustin rйsout cette question dans La citй de Dieu, XIX, oщ il dit qu’«il ne convient pas de dйsirer un poste supйrieur, sans lequel le peuple ne peut кtre dirigй, mкme s’il... est exercй comme il convient».

         La raison en est que celui qui dйsire la fonction de supйrieur est soit orgueilleux, soit injuste. En effet, c’est une injustice que quelqu’un veuille recevoir plus d’honneur ou de pouvoir, ou quelque bien de ce genre, s’il n’est pas digne d’[un honneur et d’un pouvoir] plus grands, comme il est dit en Йthique, V. Mais que quelqu’un estime qu’il est plus digne de la fonction de supйrieur que tous ceux а l’йgard desquels il reзoit la fonction de supйrieur, cela relиve de l’orgueil et de la prйsomption. Il est donc clair que quiconque dйsire la fonction de supйrieur est soit injuste, soit orgueilleux.

         Ainsi donc, personne ne doit parvenir а la fonction de supйrieur de son propre dйsir, mais seulement selon le jugement de Dieu, selon ce que dit l’Apфtre, He 5, 4 : Nul ne s’arroge un honneur, sauf celui qui est appelй par Dieu, comme Aaron. Toutefois, quelqu’un peut lйgitimement dйsirer кtre digne de la fonction de supйrieur ou des oeuvres d’un bon supйrieur, auxquelles l’honneur est dы.

         <3> La rйponse au dernier argument est ainsi claire.

         <1> et <2> Mais les deux premiers arguments ne vont pas vraiment а l’encontre [de ce qui a йtй dit], car on peut lйgitimement dйsirer mкme ce qui ne relevait pas de l’йtat d’innocence et ce qui ne fera pas partie de l’йtat de gloire, comme кtre soumis, faire pйnitence et les choses de ce genre. Bien que la fonction de supйrieur ait existй sous un aspect dans l’йtat d’innocence et existera dans l’йtat de gloire, а savoir, pour ce qui est de la supйrioritй du degrй et du gouvernement ou de la direction, mais non pour ce qui est la sujйtion imposйe.

 

<Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que ce soit un pйchй pour le prйdicateur d’avoir l’њil sur les biens temporels.

         En effet, il est dit en Lc 12, 31 : Cherchez d’abord le royaume de Dieu (selon la Glose : «les biens йternels»), et tout le reste vous sera donnй en surcroоt. La Glose [dit] : Mкme а ceux qui ne [le] recherchent pas. Il n’est donc pas permis au prйdicateur d’avoir un њil sur les biens terrestres.

         Cependant, il est dit en 1 Co 9, 10 : Celui qui laboure doit labourer dans l’espйrance. La Glose [ajoute] : «... des biens temporels». Il est donc permis au prйdicateur, dont il est question en cet endroit, d’avoir un њil sur les rйalitйs terrestres.

         Rйponse. On peut avoir un њil sur les biens terrestres de deux maniиre : d’une premiиre maniиre, comme sur une rйcompense ou un profit, et ainsi il n’est pas permis au prйdicateur d’avoir l’њil sur les biens terrestres, car il rendrait ainsi l’йvangile vйnal ; d’une autre maniиre, comme sur un salaire а la subsistance, et ainsi il est permis au prйdicateur d’avoir un њil sur les choses terrestres. Ainsi, en 1 Tm 5, 17, sur ces mots : Les anciens qui assurent bien la prйsidence, une glose d’Augustin dit : «Accepter ce qui est nйcessaire pour vivre, cela relиve de la nйcessitй ; le donner, cela relиve de la charitй. Cependant, l’йvangile n’est pas vйnal au point <d’кtre> prкchй pour ces choses. Si on le vend ainsi, on vend une grande chose а vil prix. Qu’ils reзoivent donc du peuple ce qui est nйcessaire а leur entretien, mais du Seigneur, la rйcompense de leur service.»

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Question 7> [Sur l’homme, а propos des peines]

         Ensuite, on a posй des questions sur les peines pour les pйchйs : premiиrement, sur les peines elles-mкmes ; deuxiиmement, sur la rйmission des peines.

         А propos du premier point, on a posй deux questions. Premiиrement, est-ce que l’вme sйparйe peut souffrir du feu corporel ? Deuxiиmement, est-ce que, de deux [hommes] qui mйritent la mкme peine, l’un demeurera plus longtemps au purgatoire que l’autre ?

 

<Article 1 [13]> Premiиrement : il semble que l’вme sйparйe du corps puisse souffrir du feu corporel.

         <1> Selon le Philosophe, «ce qui n’est pas en contact n’agit pas». Or, le feu corporel n’est pas en contact avec l’вme sйparйe du corps, puisque [celle-ci] n’a pas de limites corporelles. Or, «les choses qui sont en contact ont des limites communes». L’вme sйparйe ne souffre donc pas du feu corporel.

         <2> De plus, les choses qui sont exposйes l’une а l’autre peuvent кtre converties rйciproquement. Or, l’вme ne peut кtre convertie en feu corporel ni inversement. L’вme ne peut donc кtre exposйe au feu corporel.

         <3> De plus, Bernard dit que «rien ne brыle en enfer que la volontй propre». Or, la volontй propre, puisqu’elle est quelque chose de spirituel, ne peut кtre la matiиre du feu corporel. L’вme sйparйe du corps ne peut donc pas souffrir du feu corporel.

         Cependant, ce qui est dit en Is 56, 24 : Leur feu ne s’йteindra pas, s’oppose а cela.

         Rйponse. On peut subir [pati] de multiples maniиres. D’une maniиre, on dit que subir est la mкme chose que recevoir : en ce sens, sentir et penser est une maniиre de subir. De cette faзon, l’вme unie au corps subit les choses corporelles en sentant et en penser. Mais que l’вme sйparйe puisse subir de cette maniиre les choses corporelles, cela est une autre question, car certains disent que l’вme sйparйe du corps, et mкme l’ange, peut recevoir la connaissance а partir des choses corporelles. Mais, si cette opinion йtait vraie, subir en sentant et en pensant serait кtre perfectionnй, et non кtre puni, si ce n’est par accident, pour autant que ce qui est senti ou pensй s’oppose а la volontй. Or, le sentir et le penser mкmes, considйrйs en eux-mкmes, n’ont pas le caractиre de peine.

         D’une autre faзon, on parle de subir au sens propre lorsque ce qui agit s’oppose а ce qui subit, au sens oщ nous disons que nous souffrons lorsque quelque chose de contraire а notre nature ou а notre volontй nous arrive. Et en ce sens, la maladie et la tristesse sont appelйes des passions.

         Or, une telle «passion» peut exister de deux maniиres. Selon une premiиre maniиre, par la rйception d’une forme contraire, comme l’eau est soumise au feu pour autant que celui-ci la rйchauffe et que sa qualitй naturelle est ainsi diminuйe. De cette maniиre, l’вme sйparйe ne peut souffrir du feu corporel, parce qu’elle ne peut pas кtre rйchauffйe ni changйe de quelque maniиre que ce soit par le feu corporel. D’une autre maniиre, on dit que tout ce qui est empкchй dans son propre mouvement ou [sa propre] inclination subit, comme si nous disions qu’une pierre qui tombe subit lorsqu’elle est empкchйe de parvenir plus bas, et comme nous disons qu’un homme subit, lorsqu’il est dйtenu ou attachй pour qu’il n’aille pas oщ il veut. Et ainsi, par mode d’un certain lien, l’вme souffre du feu corporel, comme le dit Augustin dans La citй de Dieu, XXI.

         En effet, il n’est pas contraire а la nature de l’esprit d’кtre liй au corps, puisque nous voyons que l’вme est naturellement liйe au corps pour lui donner vie. Les dйmons aussi, par le pouvoir de la nйcromancie, sont liйs au pouvoir des dйmons supйrieurs par certaines images ou certaines autres choses. Encore bien davantage, les esprits peuvent-ils кtre ainsi liйs au feu corporel par la puissance divine, «non pas pour donner la vie, mais pour recevoir une peine», comme le dit Augustin.

         Mais parce que ce qui a une puissance infйrieure ne peut par sa propre puissance lier ce qui a une puissance plus grande, c’est pourquoi aucun corps ne peut lier un esprit, qui a une plus grande puissance, que par une puissance supйrieure. Pour cette raison, on dit que le feu corporel agit sur l’вme sйparйe, non par sa puissance propre, mais pour autant qu’il est «l’instrument de la vengeance de la justice divine».

         <1> Le feu atteint l’вme non par un contact dimensionnel, qui relиve des limites quantitatives, mais plutфt par un contact de puissance, non pas de la sienne, mais de celle qu’il a comme instrument de la justice divine.

         <2> Cet argument repose sur la «passion» qui vient de la rйception d’une forme contraire.

         <3> On dit que la volontй propre brыle en enfer parce qu’elle mйrite de brыler.

 

<Article 2 [14]> Deuxiиmement : il semble que, de deux [hommes] qui mйritent une peine йgale, l’un ne puisse кtre libйrй du purgatoire plus rapidement que l’autre.

         <1> En effet, le jugement aprиs la mort n’est pas le fait de l’homme mais de Dieu, qui juge selon la vйritй, comme il est dit dans Rm 2, 2. Or, il serait contraire а la vйritй du jugement que soit infligйe а l’un des deux qui mйritent une peine йgale une peine du sens plus grave qu’а l’autre. Or, le retard de la gloire est une plus grande peine que l’acuitй de la peine du sens, comme le dit Chrysostome [en commentant] Matthieu : «Кtre privй de la vision de Dieu est une plus grande peine que n’importe quelle peine sensible.» L’un de ceux qui mйritent une peine йgale ne souffrira donc pas d’un plus grand retard de la gloire que l’autre qui serait libйrй plus rapidement.

         <2> Selon Augustin, «on appelle mal ce qui nuit». Or, «nuit ce qui enlиve un bien». Or, le retard de la gloire enlиve un plus grand bien, а savoir, un bien incrйй. Il est donc un plus grand mal. [On aboutit donc а la mкme conclusion] que plus haut.

         Cependant, <3> le Maоtre dit, dans Sentences, IV, d. 45, que celui pour qui sont faits de nombreux suffrages est libйrй plus rapidement des peines du purgatoire. Or, il arrive que, pour un de ceux qui mйritent une peine йgale, des suffrages plus nombreux soient faits que pour l’autre. L’un sera donc libйrй plus rapidement que l’autre.

         <4> De plus, а la fin du monde, certains auront certaines choses qui doivent кtre consumйes, dont le retard [а obtenir] la gloire ne sera pas aussi grand que pour ceux qui emportent maintenant les choses а consumer au purgatoire, car «le dйlai entre [leur] mort et [leur] rйsurrection sera court», comme le dit Augustin. Donc, pour la mкme raison, parmi ceux qui emportent des choses йgales а consumer, l’un peut attendre la gloire plus longtemps qu’un autre, qui est libйrй plus rapidement de [ses] peines.

         Rйponse. Cette question repose sur la puissance des suffrages : est-ce que les suffrages faits pour quelqu’un valent plus pour la libйration de celui-lа seul pour qui ils sont faits, ou aussi pour d’autres ?

         А ce sujet, certains ont dit que [les suffrages] ne valent pas plus pour celui-ci que pour les autres, qu’au contraire ils valent davantage pour les autres, si ceux-ci sont mieux disposйs а recevoir la puissance agissante des suffrages. Et ils donnent un exemple : si on allume une chandelle dans une maison pour un riche, elle йclaire tous ceux qui se trouvent dans la maison, et peut-кtre d’autres encore plus, s’ils ont une vision plus claire. Et selon cette opinion, de deux hommes qui sont retenus au purgatoire pour des fautes йgales, l’un peut кtre libйrй plus rapidement que l’autre.

         Mais je ne tiens pas cette opinion pour vraie. La raison en est que le suffrage de l’un vaut pour un autre pour deux raisons. Premiиrement, en raison de l’unitй de la charitй, car tous ceux qui sont dans la charitй sont comme un seul corps, et ainsi le bien de l’un rejaillit sur les autres, comme la main dessert tout le corps, et de mкme tout membre du corps ; et ainsi, tout bien fait par quelqu’un vaut pour tous ceux qui sont dans la charitй, selon ce que dit le psaume : Je fais partie de tous ceux qui te craignent et gardent tes commandements (Ps 118, 63). Deuxiиmement, selon que par l’intention de l’un, son acte est reportй sur un autre ; par exemple, si quelqu’un acquitte une dette pour un autre, cela est considйrй comme la mкme chose que si celui pour qui elle est acquittйe l’avait acquittйe. De la premiиre maniиre, l’њuvre bonne a valeur de mйrite, dont la racine est la charitй. Mais, selon la seconde maniиre, l’њuvre de l’un vaut pour un autre par mode de satisfaction, pour autant que quelqu’un peut satisfaire pour un autre, s’il en a l’intention, et c’est une telle valeur qui est prise en compte dans les suffrages, qui sont accomplis afin que par eux les hommes soient libйrйs de la dette de la peine.

         Ainsi donc, il faut dire que, de cette maniиre, les suffrages ne valent que pour ceux pour qui ils sont accomplis. De cette maniиre, si sont accomplis de nombreux suffrages pour quelqu’un, il est libйrй plus rapidement de la peine du purgatoire que d’autres pour lesquels ils ne sont pas accomplis, mкme s’ils avaient commis des pйchйs йgaux. Il faut toutefois reconnaоtre que les suffrages qui sont accomplis pour l’un valent pour tous, dans la mesure oщ tous ceux qui les connaissent se rйjouissent par charitй des [њuvres] bonnes qui sont accomplies par charitй. Et, de cette maniиre, il est vrai que les suffrages ont plus de valeur pour ceux pour qui ils ne sont pas accomplis, s’ils ont une plus grande charitй.

         <1> А proprement parler, la peine de carence de la vision divine n’est due pour le pйchй vйniel ni de maniиre absolue ni de maniиre temporaire, puisqu’il ne comporte pas d’aversion de Dieu. Mais il arrive par accident que la vision de Dieu soit retardйe а cause d’eux, parce que, aussi longtemps que [ceux qui les ont commis] mйritent une peine, ils ne peuvent participer au bonheur le plus йlevй, qui consiste dans la vision de Dieu. Mais la justice concerne la peine que le pйchй mйrite de soi, et non pas celle qui en dйcoule par accident.

         <2> Et, par cela, la solution du deuxiиme argument est claire.

         <3> Nous acceptons le troisiиme [argument].

         <4> De mкme pour le quatriиme. Cependant, ceux qui se trouveront vivants а la fin du monde auront peu de choses а consumer, aprиs avoir йtй purifiйs au prйalable par les tribulations prйcйdentes. Il pourra aussi arriver que l’acuitй de la peine compense la faible durйe de la peine chez les autres.

 

<Question 8> [Sur la rйmission des peines]

         Ensuite, on a posй des questions sur deux choses. Premiиrement, est-ce que le pйchй contre l’Esprit Saint est irrйmissible ? Deuxiиmement, est-ce que le croisй qui meurt avant de se mettre en route pour aller outre-mer obtient l’indulgence plйniиre de ses pйchйs ?

 

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble que le pйchй contre l’Esprit Saint ne soit pas irrйmissible.

         En effet, il n’existe qu’une seule dignitй et majestй du Pиre, du Fils et du Saint-Esprit. Or, le pйchй contre le Fils n’est pas irrйmissible. En effet, il est dit en Mt 12, 32 : Quiconque aura parlй contre le Fils de l’homme, cela lui sera remis. Le pйchй contre l’Esprit Saint n’est donc pas irrйmissible.

         Cependant, il y a ce qui est dit au mкme endroit : Celui qui aura parlй contre l’Esprit Saint, cela ne lui sera pas remis, ni en ce siиcle ni [dans le siиcle] а venir.

         Rйponse. Certains ont parlй du pйchй contre l’Esprit Saint de trois maniиres.

         En effet, les docteurs antйrieurs а Augustin ont pensй que le pйchй contre l’Esprit Saint est le blasphиme prononcй contre l’Esprit Saint ou contre ses њuvres, ou mкme contre la divinitй de Dieu, Pиre et Fils, car mкme le Pиre et le Fils, selon qu’on entend d’une maniиre commune <le mot d’esprit, sont esprit> : Dieu est esprit, comme il est dit en Jn 4, 24. Or, ils entendent le pйchй contre le Fils de l’homme comme le blasphиme contre le Christ selon [sa] nature humaine. Et les Juifs pйchaient des deux maniиres contre le Christ : en effet, ils pйchaient d’une premiиre maniиre contre lui en attribuant au prince des dйmons les miracles que [le Christ] accomplissait par le Saint-Esprit et par la puissance de sa divinitй ; ils pйchaient contre lui de la seconde maniиre en disant : Voilа un glouton, un ivrogne et... un ami des publicains ! comme il est dit en Mt 11, 19. [Le Christ] dit que ce second blasphиme est rйmissible parce qu’ils avaient une excuse du fait de la faiblesse de la chair qu’ils voyaient dans le Christ ; mais il dit que l’autre blasphиme est irrйmissible parce qu’ils n’avaient aucune excuse, puisqu’ils voyaient des indices clairs du Saint-Esprit et de la divinitй. Pour cette raison, selon Chrysostome, ce blasphиme n’a pas йtй remis а ceux qui y persйvйraient, ni dans ce siиcle ni dans [le siиcle] а venir, parce que, dans ce siиcle, ils ont йtй punis pour lui par les Romains, et dans [le siиcle] а venir, ils sont torturйs dans l’enfer.

         Mais, selon Augustin, la rйmission des pйchйs est attribuйe au Saint-Esprit, qui est la charitй du Pиre et du Fils. Celui-lа donc pиche, blasphиme ou s’exprime contre le Saint-Esprit dans son cњur, par sa bouche ou son comportement, qui fait cela par impйnitence jusqu’а la fin de sa vie, de sorte qu’il ne reзoive pas la rйmission de ses pйchйs. Et alors, il est clair que ce pйchй contre le Saint-Esprit n’est remis ni dans ce siиcle ni dans le siиcle а venir.

         Mais les docteurs modernes ont dit que, parce que la puissance est attribuйe au Pиre, la sagesse au Fils et la bontй au Saint-Esprit, le pйchй par faiblesse est un pйchй contre le Pиre, le pйchй par ignorance est un pйchй contre le Fils, et le pйchй par malice certaine est un pйchй contre le Saint-Esprit. Ainsi donc, parce que l’ignorance ou la faiblesse excusent le pйchй en totalitй ou en partie, ils disent que le pйchй contre le Pиre ou contre le Fils est remis, parce que la faute fait totalement dйfaut ou parce que la faute est diminuйe. Mais la malice n’excuse pas le pйchй : elle l’aggrave plutфt. C’est pourquoi le pйchй contre le Saint-Esprit n’est remis ni en totalitй ni en partie, parce qu’il n’a en lui-mкme aucune raison d’кtre pardonnй, par laquelle la faute est diminuйe. Et s’il est jamais remis, cela est plutфt le fait de la misйricorde de Dieu qui remet, qui guйrit aussi les maladies incurables, que de la rйmissibilitй du pйchй.

         Par cela, la solution aux objections est claire.

 

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble que le croisй qui meurt avant de s’кtre mis en route obtient l’indulgence plйniиre pour ses pйchйs.

         <1> En effet, pour qu’une indulgence s’applique а quelqu’un, il faut qu’il soit vraiment repentant et se confesse, comme cela est dit dans la lettre papale. Or, le croisй qui meurt avant de s’кtre mis en route obtient tout ce qui est requis selon le contenu de la lettre sur la rйception de l’indulgence plйniиre pour les pйchйs. Il la reзoit donc pleinement.

         <2> De plus, seul Dieu remet les pйchйs pour ce qui est de la faute. Lorsque le pape accorde une indulgence pour tous les pйchйs, cela ne se rapporte donc pas а la faute, mais а l’ensemble des peines. Ainsi, celui qui prend la croix conformйment а la lettre papale ne subira aucune peine pour ses pйchйs, et s’envolera donc aussitфt [au ciel], puisqu’il a obtenu la pleine rйmission de ses pйchйs.

         Cependant, <3> Augustin dit, dans Sur la Trinitй, XV, que ce n’est pas la mкme chose de retirer une flиche et de guйrir une blessure. En effet, la flиche du pйchй est retirйe par la rйmission du pйchй, mais la blessure est guйrie par la restauration de l’image [de Dieu], qui se rйalise par les њuvres de satisfaction. Or, le croisй qui dйcиde avant de s’кtre mis en route n’a fait aucun effort pour restaurer l’image [de Dieu]. La blessure n’est donc pas encore guйrie, et il ne pourra ainsi parvenir immйdiatement а la gloire avant d’avoir subi les peines du purgatoire.

         <4> De plus, tous les prкtres utilisent ces mots : Je t’absous de tous tes pйchйs. Si donc le croisй qui meurt s’envolait [vers le ciel], pour la mкme raison [le ferait] quiconque aurait reзu l’absolution de n’importe quel prкtre, ce qui ne convient pas.

         Rйponse. Pour йclairer cette question, il faut dire, comme on l’a dit plus haut, que l’action de l’un peut кtre satisfactoire pour un autre sur qui elle est rapportйe par l’intention de celui qui la pose. Or, le Christ a versй son sang pour son Йglise et il a fait et supportй beaucoup d’autres choses, dont l’estimation est d’une valeur infinie en raison de la dignitй de [sa] personne. Ainsi, il est dit, dans Sg 7, 14, qu’il y a en elle un trйsor infini pour les hommes. De mкme aussi, tous les autres saints ont eu l’intention, dans tout ce qu’ils ont supportй et accompli pour Dieu, que cela soit utile non seulement pour eux, mais aussi pour toute l’Йglise. Tout ce trйsor est donc confiй а l’administration de celui qui est а la tкte de l’ensemble de l’Йglise. C’est pourquoi le Seigneur a confiй а Pierre les clйs du royaume des cieux, Mt 16, 19. Lorsque le requiert l’utilitй ou la nйcessitй de l’Йglise, celui qui est а la tкte de l’Йglise peut, de l’infinitй de ce trйsor, transmettre а quelqu’un qui est membre de l’Йglise par la charitй, а mкme ce trйsor, autant qu’il lui semblera opportun, jusqu’а la rйmission totale des peines ou jusqu’а une certaine quantitй, de sorte que la passion du Christ et des autres saints lui soit imputйe comme si lui-mкme avait souffert autant qu’il йtait nйcessaire а la rйmission du pйchй, comme cela se produit lorsque quelqu’un satisfait pour un autre, ainsi qu’on l’a dit.

         Ainsi donc, pour qu’une indulgence soit valable pour quelqu’un, trois choses sont nйcessaires : premiиrement, une cause se rapportant а l’honneur de Dieu, а la nйcessitй ou а l’utilitй de l’Йglise ; deuxiиmement, l’autoritй chez celui qui la donne : en effet, le pape en a le pouvoir d’une maniиre principale, mais les autres, dans la mesure oщ ils en reзoivent de lui le pouvoir, soit ordinaire, soit par commission ou par dйlйgation ; troisiиmement, il est nйcessaire que celui qui veut recevoir l’indulgence soit dans un йtat de charitй. Et ces trois choses sont indiquйes dans la lettre papale, car la cause convenable est indiquйe dans le titre : «Pour l’aide а apporter а la Terre sainte» ; mais l’autoritй, par le fait qu’il est fait mention de l’autoritй des apфtres Pierre et Paul et du pape lui-mкme ; et la charitй de celui qui reзoit, par le fait qu’il est dit : «А tous ceux qui se repentent et se confessent». Il ne dit pas : «et satisfont», parce que l’indulgence ne dispense pas de la contrition et de la confession, mais tient lieu de satisfaction.

         Pour ce qui est de la question posйe plus haut, il faut donc dire que, si l’indulgence est donnйe а ceux qui prennent la croix pour venir en aide а la Terre sainte selon la teneur de la lettre papale, le croisй reзoit immйdiatement l’indulgence, mкme s’il meurt avant de s’кtre mis en route, car alors la cause de l’indulgence ne sera pas le fait de se mettre en route, mais le dйsir de se mettre en route. Mais si, selon la forme de la lettre, il est prйvu que l’indulgence soit donnйe а ceux qui seront passйs outre-mer, celui qui meurt avant d’avoir traversй ne reзoit pas l’indulgence, parce qu’il ne possиde pas la cause de l’indulgence.

         <1> Dans ce dernier cas, ce qui est le plus important, а savoir, la cause de l’indulgence, fait dйfaut au croisй qui meurt.

         <2> Seul Dieu remet [la faute] de sa propre autoritй, mais, en vertu d’un ministиre, mкme le prкtre [remet la faute], pour autant qu’il dispense le sacrement de la rйmission du pйchй, par exemple, par le baptкme ou la pйnitence. Cependant, l’indulgence ne s’йtend pas а la rйmission de la faute, parce qu’il ne s’agit pas [d’une pйnitence] sacramentelle. Elle ne dйcoule donc pas de l’ordre, mais de la juridiction. En effet, mкme celui qui n’est pas prкtre peut accorder une indulgence, si cela lui est confiй. C’est pourquoi la peine est totalement remise si la cause est prйsente, mais non si la cause est absente.

         <3> La satisfaction a а la fois un caractиre de punition, pour autant qu’elle est un acte de la justice qui exerce la vengeance, et de remиde, pour autant qu’elle est quelque chose de sacramentel. L’indulgence remplace donc la satisfaction pour autant que celle-ci est punition, car la peine qu’un autre a supportйe lui est imputйe comme s’il l’avait supportйe, et ainsi la peine mйritйe est supprimйe. Mais elle ne remplace pas la satisfaction pour autant que celle-ci est un remиde, car demeurent des tendances au pйchй laissйes par le pйchй antйrieur, dont la guйrison ne peut кtre assurйe que par le labeur de la satisfaction. C’est pourquoi il faut conseiller aux croisйs, alors qu’ils sont vivants, de ne pas omettre les њuvres de satisfaction, dans la mesure oщ celles-ci prйservent de pйchйs futurs, bien que la peine mйritйe soit entiиrement enlevйe et que ne soit requis pour elle aucun labeur, car le labeur de la passion du Christ suffit. Pour ceux qui sont mourants, une telle prйservation n’est cependant pas nйcessaire, mais seulement la libйration de la peine mйritйe.

         <4> La parole du prкtre qui dit : «Je t’absous de tous tes pйchйs», ne se rapporte pas а la peine, mais а la faute, sur l’absolution de laquelle porte [son] ministиre. Or, quelqu’un ne peut кtre absous d’une faute sans кtre absous de toutes. Mais la peine peut кtre remise soit d’une maniиre particuliиre, lorsque la peine est remise dans l’absolution du sacrement, soit en totalitй, par la grвce spйciale d’une indulgence, comme le Seigneur lui-mкme dit а la femme, en Jn 8, 11 : Je ne te condamne pas. Va et ne pиche plus.

 

 

QUODLIBET 3 : [Sur Dieu, les anges, les hommes et les crйatures purement corporelles]

 

         On a posй des questions sur Dieu, les anges, les hommes et les crйatures purement corporelles.

         А propos de Dieu, on s’est interrogй sur la nature divine et sur la nature assumйe.

 

<Question 1> [Sur Dieu]

         А propos de la nature divine, on a posй deux questions sur la puissance de Dieu. Premiиrement, est-ce que Dieu peut faire que la matiиre existe sans forme ? Deuxiиmement, est que [Dieu] peut faire que le mкme corps soit localement en mкme temps dans deux lieux ?

 

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble que Dieu puisse faire que la matiиre existe sans forme.

         En effet, de mкme que la matiиre dйpend de la forme pour son кtre, de mкme l’accident [dйpend-il] du sujet. Or, Dieu peut faire que l’accident existe sans sujet, comme cela est clair dans le sacrement de l’autel. Il peut donc faire que la matiиre existe sans forme.

         Cependant, Dieu ne peut faire que des choses contradictoires existent simultanйment. Or, le fait pour la matiиre d’exister sans forme comporte une contradiction, du fait que l’existence de la matiиre nйcessite un acte, qui est la forme. Dieu ne peut donc faire que la matiиre existe sans forme.

         Rйponse. La puissance active de chaque chose doit кtre йvaluйe selon le mode de son essence, du fait que chaque chose agit dans la mesure oщ elle existe en acte. Ainsi, si l’on trouve dans quelque chose une forme ou une nature qui n’est pas limitйe ou contractйe, sa puissance s’йtendra а tous les actes ou effets qui conviennent а cette nature. Par exemple, si on voulait dire qu’il existe une chaleur qui subsiste en elle-mкme ou dans un sujet qui la recevrait selon toute sa capacitй, il en dйcoulerait qu’elle aurait la capacitй de produire tous les actes et les effets de la chaleur. Mais si un sujet ne recevait pas la chaleur selon toute la capacitй [de celle-ci], mais avec une certaine contraction et limitation, elle n’aurait pas la capacitй active pour tous les actes ou effets de la chaleur. Mais puisque Dieu est lui-mкme acte d’кtre subsistant, il est clair que la nature de l’acte d’кtre convient а Dieu de maniиre infinie, sans aucune limitation ni contraction. Sa puissance active s’йtend donc sans limites а tout ce qui est et а tout ce qui peut avoir raison d’кtre. Cela seul pourra donc кtre exclu de la puissance divine qui s’oppose а la raison d’кtre, et cela, non pas а cause d’une dйficience de la puissance divine, mais parce que cela mкme ne peut кtre un кtre, et ne peut donc кtre fait.

         Or, s’oppose а la raison d’кtre ce qui n’existe pas en mкme temps et sous le mкme aspect. Ainsi, Dieu ne peut faire que quelque chose soit et ne soit pas en mкme temps, ni quelque chose qui comporte une contradiction. Et que la matiиre existe en acte sans forme est de cet ordre. En effet, tout ce qui existe en acte est soit l’acte lui-mкme, soit une puissance participant а l’acte. Or, exister en acte s’oppose а la raison de matiиre, qui, selon sa propre raison, est кtre en puissance. Il reste donc que [la matiиre] ne peut exister en acte que dans la mesure oщ elle participe а l’acte. Or, l’acte auquel participe la matiиre n’est rien d’autre que la forme. C’est pourquoi c’est la mкme chose de dire que la matiиre existe en acte et que la matiиre a une forme. Ainsi, dire que la matiиre existe en acte sans forme, c’est dire que des choses contradictoires existent en mкme temps. Cela ne peut donc кtre fait par Dieu.

         А ce qui est objectй en sens inverse, il faut donc rйpondre que l’accident, selon son кtre, dйpend du sujet comme de la cause qui le soutient, et parce que Dieu peut produire tous les effets des causes secondes sans les causes secondes, il peut conserver dans l’кtre un accident sans sujet. Mais la matiиre, selon son кtre en acte, dйpend de la forme pour autant que la forme est son propre acte. Il ne s’agit donc pas de la mкme chose.

 

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble que Dieu puisse faire qu’un corps soit localement dans deux lieux en mкme temps.

         En effet, il est plus difficile qu’une substance soit changйe en une autre substance, qu’un accident soit changй en un autre accident. Or, dans le sacrement de l’autel, du fait que, par la puissance divine, la substance du pain est convertie en la substance du corps du Christ, alors que demeurent les dimensions par lesquelles elle s’ajuste а un lieu, il dйcoule que le mкme corps du Christ est, non pas localement selon la mesure de ses propres dimensions, mais sacramentellement, dans plusieurs lieux en mкme temps. Dieu peut donc faire que la dimension de ce corps soit convertie en la dimension d’un autre corps. Et ainsi, il y aura un mкme corps localement en deux lieux en mкme temps.

         Cependant, dans tous les cas, deux lieux se distinguent selon des caractиres contraires du lieu : le haut et le bas, l’avant et l’arriиre, la droite et la gauche. Or, Dieu ne peut faire que deux choses contradictoires existent en mкme temps : en effet, cela implique une contradiction. Dieu ne peut donc faire que le mкme corps soit localement en deux lieux en mкme temps.

         Rйponse. Qu’un corps soit dans un lieu, cela n’est rien d’autre que le fait qu’il soit circonscrit et compris par ce lieu selon la mesure de ses propres dimensions. Or, ce qui est compris dans un lieu est dans ce lieu mкme de telle maniиre que rien d’autre de lui n’existe en dehors de ce lieu. Ainsi, affirmer qu’il est localement dans ce lieu et qu’il est cependant dans un autre lieu, c’est affirmer que des choses contradictoires peuvent exister en mкme temps. Ainsi, selon ce qui prйcиde, cela ne peut кtre fait par Dieu.

         А ce qui est objectй en sens inverse, il faut donc rйpondre qu’il est plus difficile qu’un accident soit changй en un autre accident que ce n’est le cas pour une substance par rapport а une autre, tant parce que deux substances se rencontrent dans un sujet matйriel, qui est une partie essentielle des deux substances, que parce que la substance a une individuation par elle-mкme. Mais l’accident n’est pas susceptible d’individuation par lui-mкme, mais par le sujet, de sorte qu’il ne peut lui convenir qu’un accident soit changй en un autre accident. Si l’on admettait cependant que telle dimension йtait convertie en telle autre dimension, il n’en dйcoulerait pas que le mкme corps serait dans deux lieux en mкme temps, mais dans un seul, parce que, de mкme que la substance du pain a йtй convertie en la substance du corps du Christ, il n’y a plus lа deux substances, mais une seule, si bien que, si la dimension de ce corps est convertie en la dimension de l’autre corps, il n’y aura plus deux dimensions, mais une seule. Et ainsi, il ne serait pas mesurй par des lieux diffйrents, mais par un seul.

 

<Question 2> [Sur la nature assumйe]

         Ensuite, on a posй des questions sur la nature humaine assumйe.

         А ce propos, trois questions ont йtй posйes. Premiиrement, а propos de l’вme, est-ce que l’вme du Christ connaоt les rйalitйs infinies ? Deuxiиmement, а propos du corps, est-ce que, aprиs la mort du Christ, on parle de son њil de maniиre йquivoque ou univoque ? Troisiиmement, а propos de l’acte de manger, qui est un acte de ce qui est uni, est-ce que, aprиs la rйsurrection, le Christ a vraiment mangй en s’incorporant de la nourriture ?

 

<Article 1 [3]> Premiиrement : il semble que l’вme du Christ ne puisse connaоtre les rйalitйs infinies.

         <1> En effet, aucun don crйй, puisqu’il est fini, ne peut йlever la crйature а ce qui est propre а Dieu, car cela est infini. Or, la grвce d’union est un don crйй, et connaоtre les rйalitйs infinies est propre а Dieu, dont la sagesse ne connaоt pas de limites [Ps 146, 5]. L’вme du Christ ne peut donc кtre йlevйe par la grвce d’union jusqu’а connaоtre les rйalitйs infinies.

         <2> Denys, dans la Hiйrarchie cйleste, XI, affirme qu’«il existe trois choses en rapport l’une avec l’autre : la substance, la puissance et l’opйration». Or, la substance de l’вme du Christ ne peut кtre infinie. Ni sa puissance, ni son opйration ne peuvent donc кtre infinies, de sorte qu’elle connaisse les rйalitйs infinies.

         Cependant, l’intellect de l’вme du Christ n’est pas infйrieur а sa volontй. Or, le mйrite du Christ, qui est un acte de la volontй de son вme, est infini, car il a йtй suffisant pour abolir une infinitй de pйchйs. En effet, il est [la victime] de propitiation pour les pйchйs du monde entier, comme il est dit en 1 Jn 2, 2. L’acte de l’intelligence de l’вme du Christ peut donc кtre aussi infini, de sorte qu’il connaisse les rйalitйs infinies.

         Rйponse. Il faut faire ici plusieurs distinctions.

         En premier lieu, il faut considйrer qu’on peut parler d’infini selon la forme et selon la matiиre. En effet, on dit que quelque chose est infini du fait que cela n’est pas fini. Or, la matiиre est finie par la forme, pour autant que la matiиre, qui est ce qui est en puissance а plusieurs formes, est dйterminйe а une seule espиce par la forme ; et la forme [est] finie par la matiиre, pour autant que la forme d’une espиce, qui est destinйe а exister chez plusieurs individus, est dйterminйe а un individu du fait qu’elle est reзue dans cette matiиre. Ainsi donc, comme la matiиre sans forme a raison d’infini, de mкme la forme sans matiиre. C’est pourquoi l’essence divine est dite infinie parce qu’elle n’est pas elle-mкme reзue dans quelque chose de matйriel : n’йtant pas mйlangйe а de la puissance, elle est acte pur subsistant. Et parce que tout est connu par sa forme et selon que cela est en acte, «l’infini selon la matiиre est inconnu en soi», comme il est dit dans Physique, III ; mais l’infini selon la forme est ce qu’il y a de plus connu, mais il est inconnu de nous, parce qu’il dйpasse la proportion de notre intellect. Et parce que la quantitй est une disposition de la matiиre et que le caractиre infini de la quantitй vient de la puissance par le fait qu’elle assume une chose aprиs l’autre, l’infini quantitatif est inconnu en soi, et quelqu’un ne peut connaоtre l’infini quantitatif en prenant une chose aprиs l’autre, c’est-а-dire en comptant une partie aprиs l’autre.

         Il faut aussi considйrer qu’il arrive que quelque chose soit infini tout simplement ou relativement. En effet, si un corps est infini par sa longueur et qu’il ne l’est pas par sa largeur, il est relativement infini. Mais s’il йtait infini selon toutes ses dimensions, il serait tout simplement infini. De mкme, si on entend que la forme d’une espиce n’existe pas dans une matiиre, comme les platoniciens l’ont affirmй, elle sera relativement infinie, par rapport aux individus de cette espиce, mais elle sera tout simplement finie pour autant qu’elle est dйterminйe а un genre et а une espиce. Or, l’essence divine est tout simplement infinie, parce qu’elle est libre de toute dйlimitation de genre et d’espиce.

         De mкme, il faut considйrer qu’il existe une double science : l’une, qui est appelйe science de la vision, par laquelle sont connues les choses qui existent, existeront ou ont existй ; l’autre, de simple connaissance, par laquelle sont connues les choses qui n’existent pas, n’existeront pas, ni n’ont existй, mais peuvent exister.

 

* * *

 

         Il faut donc dire que Dieu, en connaissant sa propre essence, parce qu’il la comprend (comprehendit) entiиrement, connaоt d’une science de simple connaissance les rйalitйs tout simplement infinies, parce qu’il connaоt tout ce que lui-mкme peut faire. Cependant, il ne les connaоt pas en les prenant l’une aprиs l’autres, c’est-а-dire en les йnumйrant l’une aprиs l’autre, mais toutes ensemble. Or, l’вme du Christ ne comprend (comprehendit) pas entiиrement l’essence de Dieu et, par consйquent, [elle ne compend pas] non plus sa puissance ; elle ne peut donc connaоtre tout ce que Dieu peut faire. Elle ne connaоt donc pas les choses tout simplement infinies. Mais l’вme du Christ comprend toute la puissance de la crйature. Or, dans la puissance de la crйature, il existe des choses infinies, non pas tout simplement, parce que la puissance de la crйature ne s’йtend pas а tout ce que Dieu peut, mais par rapport а un certain genre, comme ce qui est continu est en puissance par rapport а des divisions infinies. Ainsi, l’вme du Christ connaоt d’une science de simple connaissance les rйalitйs relativement infinies qui existent dans la puissance de la crйature.

         <1> et <2> Et, par cela, la rйponse aux objections est claire. Car les deux premiers arguments reposent sur la connaissance des rйalitйs tout simplement infinies.

         <3> La volontй de l’вme du Christ est une puissance tout simplement finie, comme son intelligence. Mais le mйrite du Christ possиde l’infinitй en raison de la dignitй de la personne, а savoir, pour autant qu’il est le mйrite de Dieu et de l’homme.

 

<Article 2 [4]> Deuxiиmement : il semble que l’њil du Christ, aprиs la mort [de celui-ci], n’ait pas йtй son њil de maniиre univoque.

         <1> En effet, le corps du Christ et chacune de ses parties sont soutenus par l’hypostase du Verbe de Dieu. Or, l’hypostase du Verbe de Dieu est demeurйe unie au corps du Christ et а ses parties aprиs la mort. Le corps du Christ aprиs et avant sa mort йtait donc le mкme selon la substance, dans son ensemble et dans toutes ses parties. L’њil du Christ n’a donc pas existй de maniиre йquivoque aprиs sa mort.

         <2> De plus, les philosophes n’ont su parler que du pur homme. Or, le Christ n’йtait pas un pur homme, mais [il йtait] homme et Dieu. Ce que le Philosophe dit, que l’њil d’un homme mort n’est un њil que de maniиre йquivoque, n’a pas sa place dans le Christ.

         Cependant, le Christ est homme de maniиre univoque par rapport aux autres hommes, et sa mort a йtй vraie, comme la mort de tous les autres hommes. Ainsi donc, comme l’њil de tout homme mort est appelй њil de maniиre йquivoque, il semble que l’њil du Christ aprиs sa mort soit aussi un њil de maniиre йquivoque.

         Rйponse. On parle d’йquivoque et d’univoque selon qu’[une chose] possиde ou non la mкme dйfinition. Or, la raison qui dйfinit toutes les espиces se prend de la forme spйcifique, et la forme spйcifique de l’homme est l’вme raisonnable. En consйquence, une fois enlevйe l’вme rationnelle, l’homme ne peut demeurer de maniиre univoque, mais seulement de maniиre йquivoque. Or, «il faut comprendre la mкme chose d’une partie et de ce qui existe dans le tout, car, de la faзon dont l’вme est en rapport avec tout le corps, de mкme une partie de l’вme est-elle en rapport avec une partie du corps, comme la vue par rapport а l’њil», comme il est dit dans Sur l’вme, II. Ainsi, une fois l’вme sйparйe du corps, de mкme qu’on ne parle d’homme que de maniиre йquivoque, de mкme ne parle-t-on d’њil que de maniиre йquivoque.

         Et cela vaut indiffйremment, que soit prйsupposйe une autre forme substantielle dans le corps avant l’вme raisonnable, comme le veulent certains, ou que n’[en soit pas prйsupposйe], ce qui semble concorder davantage avec la vйritй. En effet, quel que soit le principe essentiel enlevй, la mкme raison spйcifique ne demeurera pas, de sorte que le nom ne sera pas non plus utilisй de maniиre univoque. Or, le corps humain et ses parties demeureraient selon la mкme raison spйcifique seulement si l’вme n’йtait pas unie au corps en tant que forme. Mais alors il en dйcoulerait qu’il n’y aurait pas de gйnйration substantielle par union de l’вme, ni de corruption [substantielle] par la sйparation. Mais affirmer cela du corps du Christ est hйrйtique. En effet, [Jean] Damascиne dit, dans le troisiиme livre, que «le mot corruption signifie deux choses. En effet, il signifie ces passions humaines : la faim, la soif, la souffrance, la perforation des clous, la mort, а savoir, la sйparation de l’вme du corps, et toutes les choses de ce genre... Mais la corruption signifie la destruction et la dissolution totale du corps selon les йlйments dont il est composй... Le corps du Seigneur n’a pas connu cela, comme le dit le prophиte... : “Tu ne permettras pas que ton Saint voie la fosse”, c’est-а-dire la destruction. Mais il est impie de dire que le corps du Seigneur йtait incorruptible, selon le premier sens de corruption, avant la rйsurrection, selon l’insensй Julien et Galan. En effet, s’il йtait incorruptible, il n’йtait pas “omoousion”, c’est-а-dire consubstantiel а nous, et ce qui a йtй fait pour nous, selon ce que dit l’йvangile, n’a pas vraiment eu lieu..., et que nous ayons йtй sauvйs est seulement affaire d’opinion, et non de vйritй».

         De mкme donc qu’on ne dit pas que le Christ, pendant le triduum de sa mort, en raison de la sйparation de son вme et de son corps, qui est une vraie corruption, йtait un homme de maniиre univoque, mais un homme mort, de mкme non plus son њil, pendant le triduum de sa mort, n’йtait-il pas un њil [au sens univoque], mais [il ne l’йtait] que de maniиre йquivoque, comme un њil mort. Et il en est de mкme des autres parties du corps du Christ.

         <1> On parle de substance de deux faзons. En effet, parfois elle signifie hypostase, et ainsi il est vrai que le corps du Christ йtait soutenu par l’hypostase du Verbe de Dieu, car l’union du Verbe n’a йtй rompue ni par rapport а l’вme, ni par rapport au corps. Et ainsi, le corps demeure simplement le mкme en nombre selon l’hypostase ou le suppфt, qui est la personne du Verbe. On entend substance d’une autre faзon, pour l’essence ou la nature, et ainsi le corps du Christ est soutenu par son вme comme par sa forme, et non par le Verbe, car le Verbe n’est pas uni au corps comme forme. En effet, cela est hйrйtique, conformйment а l’hйrйsie d’Arius et d’Apollinaire, qui ont affirmй que le Verbe tenait lieu d’вme dans le Christ. Il en dйcoulerait aussi que l’union de Dieu et de l’homme se serait produite dans la nature, ce qui se rapporte а l’hйrйsie d’Eutychиs. Ainsi donc, le corps du Christ aprиs sa mort est-il simplement le mкme selon la substance qui est l’hypostase, et non selon la substance qui est l’essence ou la nature. Or, l’univocation et l’йquivocation ne concernent pas le suppфt, mais l’essence ou la nature, que signifie la dйfinition.

         <2> Mкme si le Christ n’est pas un pur homme, il est cependant un vrai homme, et sa mort a йtй une mort vйritable. Ainsi, tout ce qui est vrai de l’homme en tant qu’il est homme, et de la mort de l’homme, tout cela est vrai du Christ et de sa mort.

 

<Article 3 [5]> Troisiиmement : il semble que le Christ, aprиs la rйsurrection, ait vraiment mangй, en s’incorporant la nourriture.

         Comme le dit Augustin dans le Livre des quatre-vingt-trois questions, «si [le Christ] trompe, il n’est pas la vйritй». Ainsi, aucune feinte ne convient au Christ, qui est la Vйritй. Or, ce serait une feinte s’il ne s’йtait pas vraiment incorporй la nourriture qu’il paraissait manger. Il a donc vraiment mangй, en s’incorporant la nourriture.

         Cependant, [Jean] Damascиne dit, dans le livre III, que le Christ, «mкme s’il a goыtй la nourriture aprиs la rйsurrection, [ne l’a pas fait] selon la loi de la nature..., mais par mode de dispensation, afin de faire croire la vйritй de sa rйsurrection, car c’йtait la mкme chair qui avait souffert et qui йtait ressuscitйe».

         Rйponse. On dit que quelque chose est vrai de deux maniиres : d’une maniиre, selon la vйritй de ce qui est signifiй ; de l’autre, selon la vйritй de l’espиce naturelle. Ainsi, une parole est vraie selon la vйritй de ce qui est signifiй lorsqu’elle signifie que ce qui est existe. Mais la vйritй de l’espиce naturelle dйpend des principes de l’espиce, non des effets ou de ce qui en dйcoule de quelque faзon que ce soit. Ainsi on dit qu’une parole est vraie selon la vйritй de l’espиce naturelle lorsqu’elle est formйe par les organes appropriйs et est «profйrйe par la bouche d’un animal avec une certaine reprйsentation», mкme si elle n’est entendue par personne, ce qui est un effet dйcoulant de la parole.

         Or, on lit dans l’Йcriture que les anges aussi ont mangй sans nйcessitй, ainsi que le Christ aprиs la rйsurrection, et cette double manducation йtait vraie, comme Augustin le dit dans La citй de Dieu, XIII, mais de maniиre diffйrente. En effet, chez les anges, elle йtait vraie selon la vйritй de ce qui йtait signifiй, car, comme le dit Augustin au mкme endroit, les anges ont mangй, «non parce qu’ils en avaient besoin, mais parce qu’ils le voulaient et le pouvaient, afin de s’adapter aux hommes par le caractиre humain de leur service». Mais, chez le Christ, la manducation йtait vйritable selon la vйritй de l’espиce naturelle. En effet, elle s’accomplit selon les organes naturels ordonnйs а cet acte ; et elle йtait aussi vraie selon la vйritй de ce qu’elle signifiait, parce qu’elle signifiait la vйritй de la nature humaine dans le corps qui ressuscite.

         Mais que la nourriture soit convertie en corps, cela est quelque chose qui dйcoule de la manducation. Ainsi, mкme pour nous, si la nourriture n’est pas convertie mais est aussitфt rejetйe par le vomissement, une vйritable manducation a nйanmoins prйcйdй. Or, il ne convenait pas que [la nourriture] soit convertie en corps du Christ, qui dйjа йtait hors de l’йtat de gйnйration et de corruption. Ainsi, par la puissance du Christ, elle fut ramenйe а la matiиre antйrieurement sous-jacente et ne fut pas convertie en corps du Christ. C’йtait cependant une manducation vйritable, sans aucune feinte.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Question 3> [Sur les anges]

         Ensuite, on s’est interrogй sur les anges.

         А ce propos, on a posй trois questions. Premiиrement, est-ce que l’ange est de quelque faзon la cause de l’вme raisonnable ? Deuxiиmement, est-ce que l’ange exerce une influence sur l’вme humaine ? Troisiиmement, est-ce que l’ange mauvais, c’est-а-dire le Diable, habite substantiellement l’homme lors de tout pйchй mortel ?

 

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que l’ange soit cause de l’вme raisonnable.

         En effet, dans toutes les choses qui sont considйrйes comme йgales par nature, de sorte cependant que l’une d’entre elles soit antйrieure а l’autre selon l’ordre de nature, ce qui est antйrieur est la cause de ce qui est postйrieur. Or, l’вme et l’ange sont considйrйs comme йgaux par nature. En effet, «l’homme et l’ange sont йgaux par la nature, mais inйgaux par la fonction». Cependant, l’ange est antйrieur а l’вme humaine selon l’ordre de nature, parce qu’il est plus simple. L’ange est donc cause de l’вme raisonnable.

         Cependant, l’вme raisonnable est amenйe а l’кtre par crйation. Or, crйer, puisque cela relиve d’une puissance infinie, relиve de Dieu seul. L’ange ne peut donc кtre cause de l’вme raisonnable.

         Rйponse. Il est impossible que ce qui est produit par crйation soit causй par autre chose que la cause premiиre de toutes choses.

         La raison en est, selon les platoniciens, que, plus une cause est supйrieure, plus sa causalitй s’йtend а un grand nombre de choses. Ainsi, pour ce qui est des effets, il faut que ce qui s’йtend а un plus grand nombre de choses soit mis en rapport avec une cause supйrieure. Or, il est clair que, dans l’ordre des principes essentiels, plus une forme est postйrieure, plus elle est restreinte et qu’elle s’йtend а un moins grand nombre de choses ; mais plus une forme est antйrieure et proche du premier sujet, plus il faut qu’elle s’йtende а un plus grand nombre de choses. Il en dйcoule donc que les formes postйrieures viennent d’agents infйrieurs, mais les [formes] antйrieures et plus gйnйrales [viennent d’agents] supйrieurs. Et ainsi, il reste que ce qui est le premier subsistant pour chaque chose est la cause premiиre de toutes. Ainsi donc, il faut que toute autre cause que la premiиre agisse en supposant un sujet, qui est l’effet de la cause premiиre. Aucune autre cause que la cause premiиre qui est Dieu ne peut donc crйer, car crйer, c’est produire quelque chose en ne prйsupposant pas de sujet. Donc, toutes les choses qui ne peuvent кtre amenйes а l’кtre que par crйation sont causйes par Dieu seul.

         Or, ces choses sont celles qui, puisqu’elles sont subsistantes, ou bien ne sont pas composйes de matiиre et de forme, mais sont des formes subsistant dans leur acte d’кtre, comme le sont les anges ; ou bien sont celles qui, bien qu’elles soient composйes de matiиre et de forme, ont cependant une matiиre qui n’est en puissance qu’а une seule forme, comme c’est le cas des corps cйlestes. En effet, ces deux choses ne sont pas produites sans la production d’un premier subsistant en elles. Or, peuvent кtre produites en acte sans production d’un premier sujet aussi bien les choses composйes de matiиre et de forme, dont la matiиre est en puissance а diverses formes (et ainsi plusieurs formes peuvent se succйder dans la mкme matiиre), que mкme les formes qui ne subsistent pas dans leur propre acte d’кtre, dont on ne dit cependant pas qu’elles sont parce qu’elles possиdent l’acte d’кtre, mais parce que les sujets possиdent un certain acte d’кtre selon elles. Ainsi, on ne dit pas qu’elles sont elles-mкmes faites ou corrompues, mais pour autant que les sujets deviennent ou non des кtres en acte selon elles.

         Or, l’вme raisonnable est une rйalitй qui subsiste dans son propre acte d’кtre, autrement elle ne pourrait avoir une opйration а laquelle sa matiиre ne prend pas part. Il reste donc que l’вme raisonnable ne peut кtre amenйe а l’кtre que par crйation. Et il est ainsi clair que l’ange ne peut d’aucune maniиre кtre cause d’elle, mais Dieu seul.

         А propos de ce qui est objectй en sens contraire, il faut dire que la premiиre proposition qui est formulйe semble comporter des choses opposйes : en effet, si l’вme et l’ange sont йgaux en nature, l’ange n’est pas antйrieur а l’вme selon l’ordre de nature, а moins qu’on dise qu’ils sont йgaux parce qu’ils ont une nature commune, non pas par l’espиce, mais par le genre.

         Or, il n’est pas nйcessaire que, dans toutes les choses qui ont en commun le genre ou l’espиce, ce qui est antйrieur soit la cause de tous les autres. А la vйritй, dans la mкme espиce, une chose ne peut кtre antйrieure а l’autre selon l’ordre de nature а proprement parler, car «l’espиce est attribuйe а tous les individus», comme il est dit dans Mйtaphysique, III. Pour les genres, il n’en est pas de mкme, car, parmi les espиces d’un mкme genre, une chose est naturellement antйrieure а une autre et plus parfaite qu’elle. Or, chez les individus d’une mкme espиce, l’un est antйrieur а l’autre dans le temps, mais, bien qu’un individu qui est antйrieur dans le temps soit cause d’un autre qui lui est postйrieur, comme le pиre est la cause du fils, comme on l’abordait dans l’objection, cela n’est cependant pas universellement vrai. En effet, tous ceux qui sont plus anciens ne sont pas causes de tous ceux qui sont plus jeunes. De mкme, il arrive que ce qui est antйrieur parmi les espиces d’un mкme genre soit aussi la cause des autres principes, comme c’est le cas du mouvement local pour les autres mouvements, du nombre deux pour les autres nombres et du triangle pour les autres figures formйes de lignes droites. Cependant, cela n’est pas universellement vrai : en effet, l’homme, qui est l’espиce animale la plus parfaite, n’est pas la cause active des autres espиces. Il n’est donc pas nйcessaire que l’ange soit la cause qui produit l’вme.

         Mais cet argument vient de l’opinion de certains qui affirment que Dieu agit par nйcessitй de nature, de sorte que d’une seule chose simple ne sorte qu’une seule chose de maniиre immйdiate, qui est la cause d’une autre, et ainsi jusqu’а la derniиre des choses. Mais nous, nous affirmons que Dieu fait toutes choses par sa sagesse, par laquelle il йtablit l’ordre des choses. Et ainsi, les divers degrйs des choses sont produits immйdiatement par crйation.

 

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que l’ange ne puisse exercer une influence sur l’вme humaine.

         En effet, chez deux choses qui sont distantes l’une de l’autre, l’une n’exerce une influence sur l’autre qu’en passant par un intermйdiaire. Or, l’ange et l’вme sont distants l’un de l’autre. Comme il n’existe pas d’intermйdiaire par lequel l’ange puisse influer sur l’вme, il semble que l’ange ne puisse influer sur l’вme.

         Cependant, comme le dit Denys dans La hiйrarchie cйleste, VIII, «les hommes sont purifiйs, illuminйs et perfectionnйs par les anges». Or, cela ne se produit que par une certaine influence. L’ange peut donc influer sur l’вme humaine.

         Rйponse. Chaque agent agit selon le mode de sa nature. C’est pourquoi, lа oщ on ignore le mode de la nature, il est nйcessaire que soit inconnu le mode de l’action. Or, le mode de la nature de l’ange nous est inconnu selon ce qu’il est en lui-mкme. En effet, dans la vie prйsente, nous ne pouvons savoir d’eux ce qu’ils sont, mais nous pouvons avoir d’eux une certaine connaissance par comparaison avec les choses sensibles, comme le dit Denis, La hiйrarchie cйleste, chapitres I et II. Ainsi, nous ne pouvons connaоtre le mode de leur action que par comparaison avec les agents sensibles. Or, chez les agents sensibles, on trouve que ce qui est en acte agit sur ce qui est en puissance, et qu’il est nйcessaire qu’un agent soit uni а un patient en un endroit par un contact corporel. Mais plus une nature intellectuelle est йlevйe, plus elle est en acte (actualis), dans la mesure oщ elle est plus semblable а Dieu, qui est acte pur. Ainsi, les anges supйrieurs peuvent agir sur les anges infйrieurs et sur nos вmes, comme ce qui est en acte agit sur ce qui est en puissance. Et ce genre d’action s’appelle influence. Or, ce qu’est l’endroit pour les choses corporelles, l’ordre l’est pour les choses spirituelles, car l’endroit est un certain ordre des parties corporelles selon le lieu. Et ainsi, l’ordre mкme des substance spirituelles les unes par rapport aux autres suffit pour qu’une influe sur une autre, et un intermйdiaire corporel ou а caractиre local n’est pas nйcessaire, parce que ces actions s’exercent hors du lieu et du temps, qui existent dans les choses corporelles.

         Par cela, la solution aux objections est claire.

 

<Article 3 [8]> Troisiиmement : il semble que le Diable habite toujours substantiellement l’homme chaque fois que celui-ci pиche mortellement.

         En effet, la faute mortelle s’oppose а la grвce. Or, l’Esprit Saint habite toujours l’homme avec la grвce, selon ce que dit 1 Co 3, 16 : Vous кtes le temple de Dieu, et l’Esprit de Dieu habite en vous. L’esprit immonde habite donc aussi toujours l’homme qui pиche mortellement.

         Cependant, le Diable habite l’homme par le pйchй en vertu de l’effet de celui-ci. Or, tout pйchй mortel ne vient pas du Diable, mais parfois de la chair et du monde. Le Diable n’habite donc pas toujours l’homme qui pиche mortellement.

         Rйponse. Que le Diable habite l’homme peut s’entendre de deux maniиres : l’une, quant а l’вme ; l’autre, quant au corps.

         Quant а l’вme, le Diable ne peut habiter l’homme substantiellement, car seul Dieu pйnиtre l’esprit. Le Diable ne cause pas non plus la faute de la maniиre dont l’Esprit [cause] la grвce. En effet, l’Esprit Saint agit de l’intйrieur, mais le Diable suggиre de l’extйrieur, soit aux sens, soit а l’imagination. Cependant, on dit qu’il habite le cњur de l’homme par l’effet de la malice, non seulement lorsque, par sa suggestion, le pйchй est commis, mais aussi par tout pйchй mortel, car l’homme est placй sous la servitude du Diable par tout pйchй mortel.

         Mais, quant au corps, le Diable peut habiter substantiellement l’homme, comme cela est clair chez les possйdйs. Mais cela se rattache plutфt а la peine qu’а la faute. Or, les peines corporelles de cette vie ne dйcoulent pas toujours de la faute de celui qui est puni, mais parfois elles ne sont pas infligйes aux pйcheurs et parfois elles sont infligйes а ceux qui ne pиchent pas, comme il est dit de l’aveugle-nй en Jn 9, 1‑3. Et cela vient de l’йlйvation incomprйhensible des jugements de Dieu. Ainsi, le Diable n’habite pas l’homme substantiellement lors de toute faute mortelle, mкme pour ce qui est du corps.

         Par cela, la rйponse aux objections est claire.

 

<Question 4> [Sur les docteurs]

         Ensuite, on a posй des questions sur les hommes. Premiиrement, on a posй des questions qui se rapportent а certains hommes d’un йtat plus йlevй, а savoir, les docteurs et les religieux. Deuxiиmement, [on a posй des questions] qui se rapportent aux hommes d’un йtat infйrieur, а savoir, les laпcs. Troisiиmement, [on a posй des questions] qui se rapportent de maniиre gйnйrale а tous les hommes.

         А propos des docteurs en Sainte Йcriture, on a posй deux questions. Premiиrement, est-ce qu’il est permis а quelqu’un de demander pour lui-mкme la licence d’enseignement de la thйologie ? Deuxiиmement, est-ce que les auditeurs de divers maоtres en thйologie, qui ont des opinions contraires, sont exempts de pйchй, s’il suivent les fausses opinions de leurs maоtres ?

 

<Article 1 [9]> Premiиrement : il semble qu’il ne soit permis а personne de demander pour lui-mкme la licence d’enseignement de la thйologie.

         <1> En effet, les docteurs en Sainte Йcriture s’adonnent au ministиre de la parole de Dieu, comme les prйlats. Or, il n’est permis а personne de demander une prйlature. Au contraire, Grйgoire dit, dans le Registre, que «les dignitйs ecclйsiastiques doivent кtre confйrйes а ceux qui les refusent, et refusйes а ceux qui les demandent». Il n’est donc permis а personne de demander une chaire magistrale pour enseigner la Sainte Йcriture.

         <2> De plus, Augustin dit, dans La citй de Dieu, XIX : «Un poste supйrieur, sans lequel le peuple ne peut кtre dirigй, mкme s’il est utilisй comme il convient, est cependant dйsirй de maniиre inconvenante.» Il est donc demandй aussi de maniиre inconvenante. De mкme en est-il pour une chaire magistrale, qui est aussi un poste supйrieur.

         Cependant, Grйgoire dit, dans la Rиgle pastorale, que«le degrй des maоtres est pйrilleux, mais que le degrй des disciples est sыr». Or, il semble relever de la perfection que quelqu’un s’expose а des maux pour un certain bien. Il semble donc кtre louable que quelqu’un dйsire une chaire magistrale et la demande pour lui-mкme.

         Rйponse. Pour йclairer cette question, il faut examiner trois diffйrences entre la chaire magistrale et la chaire pontificale. La premiиre est que celui qui reзoit une chaire magistrale ne reзoit pas une йlйvation qu’il n’avait pas auparavant, mais seulement l’occasion de communiquer la science qu’il avait auparavant. En effet, celui qui donne la permission а quelqu’un ne lui donne pas la science, mais l’autoritй d’enseigner. Mais celui qui reзoit une chaire pontificale reзoit une йlйvation de pouvoir qu’il ne possйdait pas auparavant, mais, sur ce point, il ne diffйrait nullement des autres. — La deuxiиme diffйrence est que l’йlйvation de science qui est nйcessaire pour la chaire magistrale est une perfection d’un homme en lui-mкme ; mais l’йlйvation de pouvoir qui se rapporte а la chaire pontificale est celle d’un homme par comparaison а un autre. — La troisiиme diffйrence est qu’un homme est rendu apte а la chaire pontificale par une charitй excellente. C’est ainsi que le Seigneur, avant de confier а Pierre le soin de ses brebis, lui a demandй : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? comme il est dit en Jn 21, 15. Mais un homme est rendu apte а la chaire magistrale par une science suffisante.

         Ceci йtant dit, il est clair que dйsirer quelque chose qui se rapporte а sa propre perfection est louable. Ainsi, le dйsir de sagesse est louable. En effet, il est dit en Sg 6, 18, que le dйsir de la sagesse conduit au royaume йternel. Mais le dйsir de pouvoir sur les autres est vicieux, car, comme Grйgoire le dit : «C’est pour un homme s’enorgueillir contre nature que de vouloir dominer.» Ainsi, si celui qui donne la licence pour une chaire magistrale pouvait donner une sagesse йminente, comme celui qui promeut а une chaire pontificale donne un pouvoir йminent, elle devrait кtre tout simplement recherchйe, alors que rechercher un pouvoir йminent est honteux. Mais, comme celui qui reзoit la licence pour une chaire magistrale reзoit seulement l’occasion de communiquer ce qu’il possиde, demander une licence de ce genre ne semble comporter en soi aucune turpitude, car communiquer а d’autres la science que l’on a est louable et est en rapport avec la charitй, selon ce que disent Sg 7, 13 : Ce que j’ai appris sans fraude, je le communique sans jalousie, et 1 P 4, 10 : Que chacun, selon la grвce reзue, se mette au service les uns des autres.

         Cependant, cela peut comporter une turpitude en raison de la prйsomption : tel serait le cas si celui qui n’est pas apte а enseigner demandait la fonction d’enseigneur. Mais cette prйsomption n’existe pas йgalement chez ceux qui demandent la licence d’enseigner et chez ceux qui demandent le pontificat, car quelqu’un peut savoir avec certitude qu’il possиde la science par laquelle il est apte а enseigner, mais quelqu’un ne peut pas savoir avec certitude s’il possиde la charitй par laquelle il est apte а la fonction pastorale. C’est pourquoi, il est toujours mauvais de demander le pontificat, mais il n’est pas toujours mauvais de demander la licence d’enseigner, bien qu’il soit mieux qu’elle soit demandйe par un autre, sauf peut-кtre pour une raison spйciale.

         Par cela, donc, la rйponse aux deux premiers arguments est claire.

         <3> Quiconque n’йvite pas les dangers semble mйpriser ce que les dangers peuvent compromettre. Et parce qu’il est louable qu’un homme mйprise les biens corporels pour les biens spirituels, il est louable que quelqu’un s’expose aux dangers corporels pour les biens spirituels ; mais mйpriser les biens spirituels est trиs mauvais, et c’est pourquoi le fait que quelqu’un s’expose aux dangers spirituels doit [lui] кtre vigoureusement reprochй. Or, les dangers spirituels menacent ceux qui ont un poste de maоtre. Or, on йvite les dangers du magistиre de la chaire pastorale par la science associйe а la charitй, dont on ne sait pas avec certitude si on la possиde ; mais on йvite les dangers du magistиre de la chaire magistrale par la science, qu’on peut savoir possйder. Il ne s’agit donc pas de la mкme raison dans les deux cas.

 

<Article 2 [10]> Deuxiиmement : il semble que les auditeurs de divers maоtres, qui soutiennent des opinions diffйrentes, soient exempts de pйchй s’ils suivent les opinions de leurs maоtres.

         En effet, le Seigneur dit, Mt 23, 2 : Les scribes et les Pharisiens sont assis sur la chaire de Moпse : tout ce qu’ils vous disent, faites-le ! А bien plus forte raison, donc, ce qui est enseignй par les maоtres en Sainte Йcriture doit-il кtre observй. Ceux qui suivent leurs opinions ne pиchent donc pas.

         Cependant, s’oppose а cela ce qui est dit en Mt 15, 14 : Si un aveugle conduit un aveugle, tous deux tomberont dans la fosse. Or, quiconque erre est aveugle, dans la mesure oщ il erre. Quiconque suit l’opinion d’un maоtre qui se trompe tombe donc dans la fosse du pйchй.

         Rйponse. L’une ou l’autre des diverses opinions des docteurs en Sainte Йcriture, si elles ne se rapportent pas а la foi et aux bonnes mњurs, peuvent кtre suivies sans danger par les auditeurs. En effet, ici s’applique ce que l’Apфtre dit en Rm 14, 5.

         Mais, pour les choses qui se rapportent а la foi et aux bonnes mњurs, personne n’est excusй de suivre l’opinion erronйe d’un maоtre. En effet, pour ces choses, l’ignorance n’est pas une excuse, autrement ceux qui ont suivi l’opinion d’Arius, de Nestorius et des autres hйrйsiarques auraient йtй exempts de pйchй. On ne peut pas non plus tirer excuse du peu d’instruction de l’auditeur, si pour ces choses on suit une opinion erronйe. En effet, en matiиre douteuse, il ne faut pas facilement donner son assentiment ; au contraire, comme le dit Augustin, dans Sur la doctrine chrйtienne, III, «on doit consulter la rиgle de la foi, que l’on a reзue par les textes plus clairs des Йcritures et par l’autoritй de l’Йglise». Celui-lа donc qui donne son assentiment а l’opinion d’un maоtre а l’encontre du tйmoignage clair de l’Йcriture ou а l’encontre de ce qui est publiquement tenu selon l’autoritй de l’Йglise ne peut кtre excusй d’erreur.

         Quant а ce qui est objectй en sens contraire, il faut dire que [le Seigneur] a dit d’abord : Les scribes et les Pharisiens se sont assis sur la chaire de Moпse, mais dit ensuite : Tout ce qu’il vous diront, gardez-le et faites-le, s’entend de ce qui relиve de cette chaire, dont ne relиve pas ce qui est contre la foi et les bonnes mњurs.

 

<Question 5> [Sur les religieux]

         Ensuite, on a posй des questions sur ce qui se rapporte aux religieux : premiиrement, sur ce qui se rapporte а l’entrйe en religion ; deuxiиmement, sur ce qui convient а ceux qui sont dйjа en religion.

         А propos du premier point, on a posй quatre questions. Premiиrement, est-il permis d’inciter des jeunes а entrer en religion par l’obligation d’un vњu ou d’un serment ? Deuxiиmement, est-ce que ceux qui sont ainsi liйs par un vњu ou un serment peuvent rester dans le siиcle sans pйchй ? Troisiиmement, est-il permis d’inciter des pйcheurs а [entrer en religion] ? Quatriиmement, est-ce que ceux qui font jurer а quelqu’un de ne pas entrer en religion pиchent ?

 

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble qu’il ne soit pas permis d’inciter des jeunes а [entrer] en religion par un vњu ou un serment.

         <1> En effet, il n’est pas permis d’agir а l’encontre d’une interdiction de l’Йglise. Or, Innocent IV a interdit, dans des lettres adressйes а des religieux, de faire un tel vњu. Ceux-lа donc pиchent qui prennent sur eux d’en obliger d’autres а [entrer] en religion par un vњu ou un serment.

         <2> [Dans le canon] Extra : «Sur les rйguliers et sur ceux qui entrent en religion», c. 1, il est dit : «Que nul ne reзoive la tonsure que s’il a l’вge autorisй et de sa propre volontй.» Or, lorsque des adolescents obligйs par un vњu ou un serment sont reзus en religion, ils ne sont pas tonsurйs а un вge autorisй et de leur propre volontй, mais en vertu de la nйcessitй imposйe par le vњu et le serment. Cela ne semble donc pas permis.

         <3> De plus, il est plus nйcessaire que l’on soit amenй а la foi chrйtienne qu’а un ordre religieux. Or, on ne doit pas amener des gens а la foi chrйtienne par nйcessitй, mais par volontй. Il est dit, dans [le Dйcret], d. 45, c. De Iudeis («А propos des Juifs») : «А propos des Juifs, ils ne doivent pas кtre forcйs, mais ils doivent кtre persuadйs de se convertir par la libre volontй et capacitй de leur вme.» L’obligation d’un vњu ou d’un serment d’entrer en religion doit donc кtre encore moins imposйe а certains.

         <4> De mкme, cela semble кtre contraire а l’honneur de la religion. En effet, autant l’entrйe en religion pour les adolescents a йtй facile, autant en est [leur] sortie. Or, [un ordre religieux] semble dйshonorй par le fait de recevoir facilement ceux qui en sortent facilement. Il ne semble donc pas convenable de recevoir des adolescents en religion.

         <5> De plus, il ne faut pas faire de bonnes [actions] afin qu’en sortent de mauvaises. Or, de ce bien que des jeunes soient incitйs а [entrer] en religion, dйcoulent de nombreux maux, parce qu’ils apostasient et contractent des mariages dйfendus, et commettent beaucoup d’autres choses dйfendues. Il ne faut donc pas les encourager а [entrer en] religion.

         <6> De plus, le Seigneur dit en Mt 23, 15 : Malheur а vous, scribes et Pharisiens, qui faites le tour de la mer et du dйsert pour faire un prosйlyte, et lorsqu’il l’est devenu, en faites un fils de la gйhenne deux fois plus que vous ! Ce qui semble s’appliquer а la question en cause. En effet, ceux qui entrent ainsi en religion deviennent deux fois fils de la gйhenne : premiиrement, parce qu’ils y entrent mal, а savoir, а l’encontre de l’interdiction de l’Йglise ; deuxiиmement, parce qu’ils en sortent mal en apostasiant. Ceux-lа donc qui les y induisent encourent la malйdiction divine.

         <7> De mкme, cela semble aller contre la nйcessitй de mettre а l’йpreuve. En effet, il est dit en 1 Jn 4, 1 : N’accordez pas foi а tout esprit, mais mettez les esprits а l’йpreuve afin de voir s’ils sont de Dieu. Or, cela ne semble pas venir de Dieu que [des adolescents] entrent en religion, puisqu’ils en sortent souvent aprиs y кtre entrйs. En effet, il est dit en Ac 5, 38‑39 : Si ce propos ou cette action vient des hommes, elle dйpйrira ; mais si ce propos vient de Dieu, vous ne pourrez pas les dйtruire. Il semble donc que ceux qui induisent ainsi [ces jeunes] le font contre Dieu.

         Cependant, <1> quiconque peut s’obliger envers le Diable peut aussi s’obliger envers Dieu. Or, les enfants peuvent s’obliger envers le Diable, comme il est dit dans Extra : «Sur les fautes des enfants.» Ils peuvent donc aussi s’obliger par vњu ou par serment а servir Dieu en religion.

         <2> De plus, [Dйcret], XX, q. 1, il est dit que «la profession de virginitй sera solide du fait qu’on sera dйjа entrй dans l’вge adulte, qui d’habitude se tourne vers le mariage». Certains qui ont cet вge peuvent donc кtre obligйs [а entrer] en religion par vњu ou par serment.

         Rйponse. On ne peut porter un jugement uniforme sur un acte humain en raison des diverses situations, et s’il arrive que quelque chose soit mal dans une situation, il ne faut cependant pas pour autant juger que cela est tout simplement dйfendu.

         Il pourrait donc se prйsenter un cas oщ il serait dйfendu d’obliger ou de recevoir un adolescent en religion, par exemple, s’il йtait clair ou si on croyait avec probabilitй qu’il est inconstant, ou s’il y avait quelque chose d’autre de ce genre, qui est pris en compte dans les ordres religieux bien conзus.

         Mais dire que recevoir des adolescents en religion n’est pas permis est diabolique, car, а propos de Ex 5, 4 : Pourquoi, Moпse et Aaron, voulez-vous dйtourner le peuple de ses travaux ? une glose d’Origиne dit : «Aujourd’hui aussi, si Moпse et Aaron, c’est-а-dire la parole prophйtique et sacerdotale, invite l’вme au service de Dieu, а sortir du siиcle, а renoncer а tout ce qu’elle possиde, а se consacrer а la loi et а la parole de Dieu, tu entendras les amis de pharaon dire unanimement : “Voyez comme les hommes sont sйduits et les adolescents pervertis !”», et plus loin : «Ainsi parlait le pharaon, <ainsi> parlent maintenant ses amis.» — Cela est aussi contraire au prйcepte du Christ. En effet, il est dit, en Mt 19, 13s, que des petits enfants lui furent prйsentйs afin qu’il leur impose les mains et prie, mais que les disciples le lui reprochaient. Mais Jйsus leur dit : «Laissez ces petits et ne les empкchez pas de venir а moi.» Dans son exposй sur Matthieu, Origиne dit que «les disciples de Jйsus, avant d’apprendre la justice... reprennent ceux qui... offrent des tout-petits et des enfants au Christ ; mais le Seigneur exhorte ses disciples... а se pencher sur les besoins des enfants... Nous devons donc porter attention а cela, afin de... ne pas montrer de mйpris, sous prйtexte d’une sagesse plus grande, comme si nous йtions grands, en empкchant les petits enfants de l’Йglise de venir а Jйsus».

         Toutefois, s’il s’agissait d’enfants qui n’ont pas encore l’usage de la raison, il serait dйfendu de les attirer а la vie religieuse sans le consentement de leurs parents. Non pas que, mкme avant l’вge de la pubertй, des enfants ne puissent pas кtre reзus en religion avec le consentement de leurs parents, car, comme il est dit dans [le Dйcret], XX, q. 1, Addidisti, Monachum et Quicumque, que mкme des petits peuvent кtre donnйs а un monastиre alors qu’ils sont enfants. Mais cela a йtй dit parce les enfants, aussi longtemps qu’il n’ont pas atteint l’вge de raison, sont au pouvoir de leurs parents selon le droit naturel. De mкme donc que les fils des infidиles ne doivent pas кtre enlevйs malgrй leurs parents afin d’кtre baptisйs, de mкme ils ne doivent pas кtre affectйs а la vie religieuse. Mais, aprиs qu’ils ont atteint l’вge de raison, ils possиdent par le libre arbitre le pouvoir de disposer d’eux-mкmes pour ce qui concerne les choses qui se rapportent au salut, de sorte qu’ils peuvent, malgrй leurs parents, кtre incitйs au baptкme comme а la vie religieuse. Or, par volontй de leurs parents, ils sont reзus au baptкme, alors qu’ils sont enfants, selon l’ordonnance des apфtres, comme le dit Denys dans le dernier chapitre La hiйrarchie ecclйsiastique, «afin que les enfants soient instruits des rйalitйs divines et n’aient pas d’autre vie que celle qui contemple les rйalitйs divines». Et, pour la mкme raison, alors qu’ils sont encore enfants, des enfants sont offerts а des monastиres par leurs parents, comme on l’a dit.

         Mais, parce qu’on ajoute dans la question l’obligation d’un serment ou d’un vњu, afin que cela ne reste pas sans examen, il faut considйrer qu’il faut se comporter dans ces choses selon la condition diffйrente des jeunes. En effet, s’ils йtaient tellement solides qu’on ne craignait pas qu’ils reviennent sur leur intention [d’entrer] en religion, il ne serait pas nйcessaire de les obliger par un vњu ou par un serment. De mкme, s’ils йtaient si instables, on ne croirait pas qu’ils pourraient кtre affermis par un serment ou un vњu. Mais, comme il arrive la plupart du temps qu’ils modifient facilement un simple propos, mais qu’ils respectent l’obligation d’un vњu ou d’un serment, ils sont donc liйs par un vњu ou un serment de donner les fruits d’une vie meilleure, par quoi leur est rendu un grand service. C’est pourquoi Augustin dit, dans la lettre а Armentarius et Pauline : «Ne te repens pas d’avoir fait un vњu ; au contraire, rйjouis-toi que ne te soit pas permis ce qui serait permis а ton dйtriment... Bienheureuse nйcessitй qui contraint а mieux faire !»

         <1> Innocent, dans des lettres adressйes а des religieux, qui commencent par : Non solum in favorem («Non seulement en faveur»), dit : «Sur le conseil de nos frиres, en vertu de l’obйissance, sous peine d’excommunication, nous vous ordonnons rigoureusement, par l’autoritй des prйsentes, de ne pas oser recevoir quelqu’un а faire profession dans votre ordre ou а renoncer au siиcle avant une annйe de probation, qui a йtй йtablie comme rиgle surtout pour venir en aide а la fragilitй humaine.» Mais on ne trouve jamais qu’il ait йtй interdit de recevoir des jeunes en probation, ou qu’ils ne soient pas obligйs par vњu ou par serment а entrer [en religion], sans prйjuger d’un temps de probation.

         <2> L’вge lйgitime est estimй кtre le moment de la pubertй, comme il est clair par le chapitre citй. En effet, c’est а ce moment que l’homme commence а avoir le libre usage de la raison pour ce qui concerne son salut. Or, il faut savoir qu’il existe une double nйcessitй : l’une qui exclut la volontй, а savoir, la nйcessitй [causйe par] la force ; et l’autre, qui est causйe par une obligation volontaire, et qui n’exclut pas la volontй. L’obligation d’un serment ou d’un vњu est de cette sorte. Ainsi, les hommes ne doivent pas кtre traоnйs de force vers la foi ou la vie religieuse, mais rien n’empкche de les obliger par vњu ou par serment. De cette nйcessitй, Augustin dit : «Bienheureuse nйcessitй qui contrait а mieux faire !»

         <3> Par cela, la solution du troisiиme argument est claire.

         <4> Pour les choses volontaires comme pour les choses naturelles, il ne faut pas juger facilement selon ce qui arrive dans peu de cas, mais selon ce qui arrive dans la plupart des cas. Que ceux qui entrent en religion en sortent, cela arrive dans peu de cas : en effet, le nombre de ceux qui y restent est beaucoup plus grand que le nombre de ceux qui en sortent, comme l’expйrience le montre.

         <5> Lorsqu’on dit : «Il ne faut pas faire le bien pour que le mal en sorte», si «pour que» a un sens causal, cela est tout а fait vrai. En effet, si quelqu’un incitait quelqu’un а entrer en religion avec l’intention qu’il apostasie par la suite, il pйcherait. Mais si «pour que» a un sens consйcutif, alors il faudrait s’abstenir de toute bonne [action], car il n’existe guиre d’actions humaines bonnes dont ne peuvent dйcouler а l’occasion certains maux. Ainsi, il est dit en Qom 11, 4 : Celui qui observe le vent ne sиme pas, et celui qui tient compte des nuages ne rйcolte jamais. Mais il faut omettre un bien en raison d’un mal qui en dйcoule seulement si le mal qui en dйcoulerait йtait beaucoup plus grand que le bien et se produisait plus souvent. Or, le Seigneur ne s’est pas abstenu de choisir les douze disciples dont l’un devait кtre un diable, comme il est dit en Jn 6, 71, et les apфtres ne se sont pas non plus abstenus de choisir sept diacres parce que l’un d’eux, Nicolas, s’est йloignй d’eux. Les religieux doivent donc encore beaucoup moins s’abstenir [de voir au] salut d’un grand nombre а cause du petit nombre qui apostasie.

         <6> Ceux qui, obligйs par un serment ou un vњu, entrent en religion, n’agissent pas contre une interdiction de l’Йglise, comme on l’a montrй. Ainsi, par le fait qu’ils entrent, il ne deviennent pas des fils de la gйhenne, mais des fils de la vie йternelle, que le Seigneur a promise а ceux qui abandonnent les choses temporelles pour lui (Mt 19, 29). Par le fait qu’ils sortent aprиs la profession, ils deviennent cependant fils de la gйhenne, mais cela ne se retourne pas contre ceux qui les ont reзus, а moins que [ceux qui sortent] n’aient йtй pervertis par leurs mauvais exemples. C’est pourquoi le Seigneur dit expressйment : Vous en faites un fils de la gйhenne deux fois plus que vous ! car, comme le dit Chrysostome : «Incitй par l’exemple de mauvais maоtres, il devenait pire que les maоtres.»

         <7> Cet argument a un relent de l’hйrйsie des manichйens, qui poussent ce raisonnement а deux conclusions erronйes. Premiиrement, а [affirmer] que les corps corruptibles ne viennent pas de Dieu : en effet, disent-ils, s’ils йtaient de Dieu, ils ne seraient pas dissous. Deuxiиmement, а [affirmer] que la charitй, une fois possйdйe, n’est jamais perdue, de sorte que celui qui pиche mortellement, n’a jamais eu la grвce : en effet, disent-ils, s’il avait eu la grвce, cela aurait йtй l’њuvre de Dieu, et ainsi il n’aurait pas йtй dissolu. Ce raisonnement vise aussi le fait que, si quelqu’un ne persйvиre pas dans la vie religieuse, son propos d’entrer en religion ne venait pas de Dieu. Il faut donc savoir que ces mots ne sont pas dits pour montrer que ce qui vient de Dieu demeure йternellement et ne peut кtre corrompu, mais pour montrer l’infaillibilitй de la providence divine. En effet, il ne se peut pas que la providence divine se trompe. Ainsi, on ne dit pas expressйment que l’«њuvre» de Dieu ne peut кtre dissoute, mais sa «dйcision». Selon la divine providence, le don de la grвce est fait а certains en vue de la justice prйsente, et cependant le don de la persйvйrance ne leur est pas donnй ; mais le don de la persйvйrance est aussi donnй а certains, comme le montre clairement le livre d’Augustin, Sur le bien de la persйvйrance.

 

[Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que ceux qui sont liйs par un vњu ou un serment d’entrer en religion ne soient pas tenus d’y entrer.

         <1> Toute action du Christ est un enseignement pour nous. Or, le Seigneur n’imposait pas nйcessairement [cela] aux hommes, mais [le] laissait а leur libre volontй. Il disait ainsi а quelqu’un, comme on le lit en Mt 19, 17 : Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements, et aussi (Mt 19, 21) : Si tu veux кtre parfait, va, vends tout ce que tu possиdes, et donne-le aux pauvres. Et l’Apфtre dit, 1 Co 7, 25 : Au sujet des vierges, je n’ai pas de prйcepte de la part du Seigneur, mais je donne un conseil. Il ne semble donc pas que certains soient nйcessairement tenus d’entrer en religion en raison d’un serment ou d’un vњu.

         <2> De plus, personne ne peut кtre obligй par serment ou par vњu а quelque chose dont il subirait une atteinte а la perfection. Or, par le fait que certains entrent en religion, ils subissent une atteinte а la perfection. En effet, par l’observance de la vie religieuse, ils sont empкchйs de visiter les malades et de donner l’aumфne, et [d’accomplir] d’autres њuvres de piйtй, qui sont «une synthиse de la religion chrйtienne», comme le dit Ambroise en commentant 1 Tm 4, 8 : La piйtй est utile а tout. Ceux qui ont fait serment ou vњu d’entrer en religion n’y sont donc pas tenus.

         <3> De plus, Prosper dit, dans La vie contemplative, II : «Nous devons pratiquer l’abstinence et le jeыne de maniиre а ne pas кtre soumis а la nйcessitй de jeыner ou de nous abstenir.» Or, ceux qui sont dans la vie religieuse pratiquent l’abstinence et le jeыne en vertu de la nйcessitй d’un vњu ou de l’obйissance. Ils sont donc moins mйritants. Quelqu’un ne peut donc кtre obligй par un serment ou un vњu а l’йtat religieux.

         <4> «La vertu porte sur quelque chose de difficile et de bon.» Or, il est plus difficile de vivre dans le siиcle que dans [l’йtat] religieux. Cela est donc plus vertueux. Quelqu’un ne peut donc pas кtre obligй а l’йtat religieux par serment ou par vњu.

         <5> De plus, «l’utilitй commune doit кtre prйfйrйe au bien privй». Or, par le fait que certains entrent en religion, on s’йcarte de l’utilitй commune. En effet, si tous entraient en religion, personne ne prendrait les gens en charge et ainsi le peuple demeurerait sans dirigeants. Ils agissent donc mieux en n’entrant pas en religion qu’en y entrant.

         Cependant, <1> ce qui est dit dans le psaume (75, 12) s’oppose а cela : Faites des vњux et accomplissez‑les pour le Seigneur, votre Dieu, sur quoi la Glose dit : «Faire un vњu relиve de la volontй, mais, aprиs la promesse du vњu, son accomplissement est nйcessaire.» De mкme, il est dit dans Qom 5, 3 : Si tu as fait un vњu а Dieu, ne tarde pas а l’accomplir ; en effet, la promesse infidиle et insensйe lui dйplaоt.

         <2> De plus, Augustin dit, dans la lettre а Armentarius et Pauline : «Parce que tu as fait un vњu, tu t’es liй : il ne t’est pas permis de faire autre chose. Avant que tu ne sois tenu au vњu, tu avais la libertй d’кtre infйrieur, bien qu’il ne faille pas louanger la libertй par laquelle on n’est pas tenu de rendre avec profit.»

         Rйponse. Dire que ceux qui sont obligйs par vњu ou par serment d’entrer en religion ne sont pas tenus d’y entrer est manifestement hйrйtique. En effet, quiconque dit que ce qui est contraire а un prйcepte de Dieu n’est pas pйchй est estimй hйrйtique, comme serait jugй hйrйtique quiconque dirait que la simple fornication n’est pas un pйchй mortel. En effet, cela va contre ce prйcepte : Tu ne commettras pas l’adultиre (Ex 20, 14), tel que l’exposent les saints. Or, les prйceptes de la premiиre table, qui sont ordonnйs а l’amour de Dieu, sont plus grands que les prйceptes de la seconde table, qui sont ordonnйs а l’amour du prochain. Ainsi, quiconque dit qu’on peut omettre sans pйchй quelque chose qui se rapporte aux prйceptes de la premiиre table est manifestement hйrйtique. Or, comme l’accomplissement d’un vњu se rapporte а la latrie, il est clair que quiconque dit qu’un vњu ne doit pas кtre accompli parle contre le premier prйcepte de la premiиre table, qui veut qu’un culte de latrie soit rendu а Dieu seul. Mais celui qui dit qu’un serment ne doit pas кtre tenu parle contre le deuxiиme prйcepte de la premiиre table, qui est : Tu ne prendras pas le nom de Dieu en vain (Ex 20, 8). Ainsi, celui qui dit cela est manifestement hйrйtique.

         А moins qu’on ne dise qu’entrer en religion est dйfendu ! En effet, les vњux et les serments faits а propos de choses dйfendues ne sont pas obligatoires, selon ce que dit Isidore : «Il faut revenir sur les mauvaises actions promises.» Or, il est aussi hйrйtique de dire qu’il n’est pas permis d’entrer en religion. En effet, cela est expressйment contraire aux conseils du Christ.

         Ainsi, quiconque dit que celui qui est obligй par vњu ou par serment d’entrer en religion peut sans pйchй demeurer dans le siиcle est manifestement hйrйtique, s’il persйvиre avec obstination [dans cette opinion].

         <1> La nйcessitй entraоnйe par un vњu ou un serment n’exclut pas la volontй, comme on l’a dit plus haut. En effet, de mкme qu’on est obligй selon la loi commune d’observer les commandements de Dieu, qu’on observe cependant volontairement (c’est pourquoi le Seigneur dit : Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements), de mкme celui qui a fait vњu ou serment est obligй en vertu d’une obligation privйe ; mais il accomplit le serment ou le vњu volontairement, de telle sorte cependant qu’avant le serment ou le vњu, il lui est permis de le faire ou de ne pas le faire (c’est pourquoi le Seigneur a dit : Si tu veux кtre parfait, et Paul donne un conseil au sujet de la virginitй), mais qu’aprиs le serment ou le vњu, il n’est pas permis de ne pas les accomplir.

<2> Cet argument contient une hйrйsie condamnйe, а savoir qu’il est mieux de demeurer dans le siиcle et de vaquer aux њuvres de piйtй que d’entrer en religion. En effet, cela fait partie des erreurs de Vigilance, contre qui Jйrфme dit en йcrivant : «Celui-ci tente d’associer а la foi catholique le poison de l’infidйlitй en combattant la virginitй, en dйtestant la chastetй, en faisant l’йloge des banquets des gens du siиcle а l’encontre des jeыnes des saints.» Et, plus loin, en s’opposant а chacun des articles proposйs par Vigilantius, il arrive а cet article : «А celui qui affirme que ceux-lа agissent mieux, qui utilisent leurs biens et peu а peu distribuent le fruit de leurs possessions aux pauvres, que ceux qui, aprиs avoir vendu leurs biens, les distribuent entiиrement d’un seul coup, c’est Dieu, et non pas moi, qui rйpondra : “Si tu veux кtre parfait, va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et suis-moi...” Le degrй dont tu fais l’йloge est le deuxiиme ou le troisiиme que nous acceptons, а condition de savoir que le premier doit кtre prйfйrй au deuxiиme, et le deuxiиme au troisiиme.» C’est pourquoi, dans le livre Sur les enseignements ecclйsiastiques, cette erreur est condamnйe en mкme temps que d’autres lorsqu’on dit : «Il est bien de distribuer ses biens aux pauvres avec mesure, mais il est meilleur de les donner d’un seul coup avec l’intention de suivre le Seigneur et, libйrй de prйoccupations, d’кtre dans le besoin avec le Christ.» Et non seulement l’йtat religieux est-il prйfйrй aux aumфnes que l’on fait dans le siиcle, mais encore а la virginitй observйe dans le siиcle. En effet, Augustin dit, dans le livre Sur la virginitй : «Personne, je pense, ne prйfйrera la virginitй [observйe dans le siиcle] au monastиre.»

         <3> La mкme action faite par vњu est plus louable et plus mйritoire que si elle est faite sans vњu. La preuve en est que tout acte, pris seulement en lui-mкme, est plus louable et mйritoire s’il procиde d’une vertu plus йlevйe, comme lorsqu’un acte de justice est plus louable s’il est fait par charitй. Or, il est clair que, lorsque quelqu’un jeыne sans vњu, il fait une acte de la vertu d’abstinence ; mais lorsqu’il jeыne en accomplissant un vњu, il fait un acte d’abstinence par latrie, qui, comme elle nous ordonne а Dieu, est une vertu plus noble que l’abstinence et que n’importe quelle autre vertu qui nous ordonne par rapport aux rйalitйs crййes. Pour cette raison, Augustin dit, dans le livre Sur la virginitй, que «la virginitй n’est pas honorйe parce qu’elle est la virginitй, mais parce qu’elle est vouйe а Dieu..., [la virginitй] que voue et observe la continence issue de la piйtй.» Ainsi, ce que dit Prosper : «Nous devons pratiquer l’abstinence et le jeыne de maniиre а ne pas кtre soumis а la nйcessitй de jeыner ou de nous abstenir», doit кtre compris de la nйcessitй provenant de la force, qui exclut la volontй ; c’est pourquoi il ajoute : «De sorte que nous accomplissions une chose volontaire, non pas par dйvotion, mais malgrй nous.» Or, la nйcessitй du vњu et du serment n’exclut pas la volontй, comme on l’a dit. Il faut aussi ajouter que, si le jeыne en vertu d’un vњu ne plaоt pas en lui-mкme а celui qui jeыne, l’accomplissement du vњu lui plaоt cependant ; toutes choses йtant йgales, il mйrite davantage que celui qui jeыne et а qui le jeыne plaоt, parce qu’il est plus mйritoire de se dйlecter d’un acte de latrie que d’un acte d’abstinence.

         <4> Il y a une double difficultй : l’une, qui vient de la difficultй de l’action, comme d’observer la virginitй et les choses de ce genre, et cette difficultй contribue а l’accroissement de la vertu ; l’autre, qui vient des empкchements et des dangers qui menacent <...>, et une telle difficultй ne contribue pas а l’accroissement de la vertu, mais а sa diminution. En effet, celui qui n’йvite pas les dangers ne semble ni prudent ni aimer le bien de la vertu. Et une telle difficultй de bien vivre menace ceux qui demeurent dans le siиcle.

         <5> Cet argument йtait celui de l’hйrйtique Vigilance, comme Jйrфme le montre clairement, lorsqu’il dit dans son livre Contre Vigilance : «Les moines ne doivent pas кtre dйtournйs de leur application, bien qu’ils endurent de ta part les morsures d’une langue de vipиre, par lesquelles tu soutiens et dis : “Si tous s’enfermaient et se retiraient au dйsert, qui fera les cйlйbrations des йglises ? Qui gagnera les gens du siиcle ? Qui pourra exhorter les pйcheurs aux vertus ?” En effet, si tous йtaient aussi insensйs que toi, qui pourrait кtre sage ? Et l’on ne devrait pas approuver la virginitй. Car, si tous йtaient vierges, on ne se marierait pas, et le genre humain pйrirait... Rare est la vertu et elle n’est pas dйsirйe par beaucoup.» Cette crainte est donc insensйe, puisque le bien de la vie religieuse est si difficile et si ardu qu’а peine un petit nombre entre en religion en comparaison de la multitude qui demeure dans le siиcle. C’est comme si on craignait de puiser de l’eau, de crainte que le fleuve n’en manque.

 

<Article 3 [13]> Troisiиmement : il semble que ceux qui sont des pйcheurs dans le siиcle ne doivent pas кtre incitйs а la vie religieuse.

         En effet, il faut d’abord s’entraоner aux њuvres des prйceptes avant de passer а l’accomplissement des conseils, afin de parvenir а ce qui est plus grand en partant de ce qui est plus petit. Or, ceux qui sont des pйcheurs dans le siиcle ne sont pas entraоnйs aux њuvres des prйceptes. Ils ne doivent donc pas кtre incitйs а la vie religieuse, oщ il faut observer les conseils, ou y кtre acceptйs.

         Cependant, le Seigneur a appelй Matthieu а l’йtat de perfection, comme on le lit en Mt 9, 9. Or, «toute action du Christ est un enseignement pour nous». Nous devons donc nous aussi inviter et recevoir а la vie religieuse les pйcheurs qui sont dans le siиcle.

         Rйponse. Il est trиs utile pour les pйcheurs de passer а la vie religieuse.

         En effet, deux choses sont nйcessaires aux pйcheurs pour le salut : premiиrement, qu’ils fassent pйnitence pour leurs pйchйs passйs ; deuxiиmement, qu’ils s’abstiennent de pйcher par la suite. Or, la vie religieuse est trиs efficace pour les deux.

         Premiиrement, en effet, l’йtat religieux est un йtat de pйnitence parfaite, au point oщ aucune satisfaction ne peut кtre йgalйe а la pйnitence des religieux, qui donnent totalement а Dieu eux-mкmes et ce qui leur appartient. Ainsi, on ne peut imposer comme pйnitence а aucun homme d’entrer dans la vie religieuse ; cependant, par mode de commutation de la satisfaction, quelle que soit celle-ci, on conseille l’entrйe en religion, comme cela est clair [dans le Dйcret], XXXIII, q, 2, c. Ammonere, oщ le pape Йtienne «incite quelqu’un qui avait tuй son йpouse а entrer au monastиre et а observer tout ce qui lui aura йtй ordonnй, dans l’humilitй, sous l’autoritй de l’abbй» ; autrement, il lui impose la pйnitence la plus grave, s’il choisit de demeurer dans le siиcle.

         De mкme encore l’йtat religieux contribue au plus haut point а йviter les pйchйs. En effet, il est difficile pour ceux qui demeurent dans le siиcle de ne pas кtre attirйs par les choses du monde. Pour cette raison, en Mt 19, 23‑24, selon l’interprйtation de Chrysostome, «le Seigneur dit qu’il est impossible а un riche, s’il est attachй par amour а ses richesses, d’entrer dans le royaume des cieux, mais qu’il est trиs difficile d’[y] entrer pour celui qui possиde des richesses». Ainsi, en Si 31, 8‑9, il est dit : Bienheureux le riche qui est trouvй sans tache, et on prйcise plus loin la difficultй : Qui est-il ? Nous en ferons l’йloge. Pour cette raison, Grйgoire dit que «les saints, afin de s’abstenir de ce qui est dйfendu, omettent mкme ce qui est permis».

         Il est donc clair que ceux qui attirent les pйcheurs а la vie religieuse ne pиchent pas, mais doivent кtre louйs. Car le Seigneur dit de lui-mкme : Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pйcheurs а la pйnitence (Lc 5, 32).

         En rйponse а ce qui est objectй en sens contraire, il faut dire que cet argument va а l’encontre aussi bien de l’enseignement йvangйlique que du raisonnement de la philosophie. А l’encontre de l’enseignement йvangйlique, car les conseils йvangйliques sont donnйs afin que l’homme obtienne le salut plus facilement par eux ; on dit ainsi que l’йtat des gens du siиcle est plus dangereux que l’йtat religieux. Or, il est insensй de dire que quelqu’un qui est plus faible en raison des pйchйs qu’il a commis ne doive pas fuir vers un chemin plus sыr. Cela est aussi va а l’encontre de l’enseignement philosophique, qui enseigne que ceux qui sont portйs aux vices doivent кtre pliйs en sens contraire, «comme le font ceux qui redressent les courbures du bois».

 

<Article 4 [14]> Quatriиmement : il semble que quelqu’un puisse obliger un autre par serment а ne pas entrer en religion.

         En effet, ce qu’il est permis de faire, il est permis de le jurer. Or, il est permis а quelqu’un dans le siиcle de ne jamais entrer en religion. Il peut donc le jurer. Ainsi, celui qui astreint [un autre] par un tel serment ne pиche pas, car il ne lui fait pas jurer quelque chose de dйfendu.

         Cependant, le propos d’entrer en religion vient du Saint-Esprit, comme on le lit [dans le Dйcret], XIX, q, 2, c. Due.s Or, rйsister а l’incitation du Saint-Esprit est un pйchй grave, pour lequel Йtienne reprend les Juifs, en Ac 7, 1, lorsqu’il dit : Mais vous, vous avez toujours rйsistй а l’Esprit Saint. Celui qui en astreint un autre par serment а ne pas entrer en religion pиche donc gravement.

         Rйponse. Comme on l’a dit plus haut, dans les actes humains, il ne pas juger simplement que quelque chose est permis ou dйfendu d’aprиs ce qui arrive dans un cas particulier, mais d’aprиs ce qui arrive dans la plupart des cas, de mкme que, dans les choses naturelles, on prend en considйration ce qui existe dans la plupart des cas.

         Or, il arrive dans un cas particulier que quelqu’un puisse sans pйchй en astreindre un autre par serment а ne pas entrer en religion, par exemple, s’il est liй par le mariage et veut entrer en religion sans le consentement de son йpouse, ou dans des cas semblables.

         Mais, а parler simplement, amener quelqu’un а jurer qu’il n’entrera pas en religion est un pйchй grave. En effet, si quelqu’un voulait entrer en religion, que l’occasion s’en prйsentait, et que toutes les autres circonstances convenaient, celui qui l’empкcherait d’entrer en religion pйcherait gravement. Ainsi, en Mt 23, 13, le Seigneur menace les Pharisiens qui n’entraient pas eux-mкmes dans le royaume des cieux et n’y laissaient pas non plus entrer les autres. Or, lorsque quelqu’un fait jurer а un autre de ne pas entrer en religion, il l’empкche, quant а lui, d’entrer en religion а quelque moment que ce soit et en quelque circonstance favorable que ce soit, car tous les cas particuliers sont inclus dans l’universel. Il est donc clair qu’il pиche gravement.

         А ce qui est proposй en sens contraire, il faut dire que, bien qu’il soit permis de s’abstenir d’une bonne action, il est cependant dйfendu de faire obstacle а la possibilitй pour soi-mкme ou pour un autre de passer а cette bonne action. Ainsi, il est permis de ne pas faire l’aumфne а tel pauvre ; il est cependant dйfendu d’astreindre soi-mкme ou un autre а ne faire l’aumфne а personne.

         La raison en est que quelqu’un peut sans pйchй omettre un acte vertueux, parce que les prйceptes affirmatifs, qui portent sur les actes vertueux, n’obligent pas toujours. Mais empкcher une bonne action s’oppose directement а la vertu ; c’est pourquoi cela tombe sous l’interdiction d’un prйcepte nйgatif, qui oblige toujours. Ainsi, tous les serments de ce genre ne doivent donc pas кtre observйs, mais ceux qui font de tels serments deviennent parjures en faisant serment, car un serment ne peut obliger quelqu’un contre la charitй envers Dieu et le prochain.

         Ainsi, bien qu’il soit permis а quelqu’un de ne pas entrer en religion, il est cependant dйfendu de s’y opposer par serment pour soi-mкme ou pour un autre. En effet, cela est contre la perfection de la vie et contre le conseil du Christ.

 

<Question 6> [Sur ce qui convient а ceux qui sont dйjа dans l’йtat religieux]

         Ensuite, trois questions ont йtй posйes sur ce qui convient а ceux qui sont dans l’йtat religieux. Premiиrement, est-ce que le religieux, qui ne doit rien possйder en propre ni en commun, peut faire l’aumфne de ce qui lui est donnй en aumфne par d’autres ? Deuxiиmement, est-ce que quelqu’un qui est dans l’йtat religieux, sachant que son pиre est йcrasй par une grave nйcessitй, peut sortir sans permission de son supйrieur afin de venir au secours de son pиre ? Troisiиmement, est-ce que l’йtat religieux est plus parfait que l’йtat des prкtres de paroisse et des archidiacres ?

 

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble que les religieux, qui ne possиdent rien en propre ni en commun, ne peuvent pas faire une aumфne qui leur profite.

         En effet, l’aumфne ne profite pas а celui qui la fait, а moins qu’elle ne soit faite de la maniиre appropriйe. Or, ces religieux ne peuvent faire l’aumфne de maniиre appropriйe : en effet, l’aumфne doit кtre faite а mкme ce qui nous appartient, selon ce que dit Tb 4, 9 : Si tu possиdes beaucoup, donne beaucoup ; mais si [tu possиdes] peu, efforce-toi de donner volontiers. Ces religieux, qui ne possиdent rien ni en propre ni en commun, ne peuvent donc faire une aumфne qui leur profite : s’ils font l’aumфne а mкme ce qui leur a йtй donnй en aumфne, cela profite а ceux de qui ils ont reзu l’aumфne.

         Cependant, parmi les autres њuvres, la distribution d’aumфnes se trouve кtre la plus fructueuse. En effet, il est dit en Dn 4, 24 : Rachиte tes pйchйs par des aumфnes. Si donc les religieux ne peuvent faire d’aumфnes qui leur soient profitables, ils sembleraient кtre dans une condition pire que les autres, mкme pour les biens spirituels.

         Rйponse. Les religieux, bien qu’ils ne puissent possйder en propre, peuvent cependant pratiquer la distribution de biens а mкme les fruits de leurs possessions communes, ou encore а mкme des aumфnes qui leur ont йtй faites en particulier. Et cela n’a pas d’importance, pour la question en cause, qu’ils pratiquent cette distribution par l’autoritй de leur ordre ou par l’autoritй d’un prйlat supйrieur. Ceux а qui cette distribution a йtй confiйe peuvent de maniиre mйritoire faire l’aumфne des biens qui leur ont йtй confiйs afin d’кtre distribuйs, selon que cela leur a йtй confiй, et cette aumфne est mйritoire tant pour ceux qui exercent le ministиre de la misйricorde que pour ceux а l’usage desquels il est connu que ces biens ont йtй assignйs. Mais s’il existe un religieux а qui une telle distribution de biens n’a pas йtй confiйe, il ne lui est pas permis de faire l’aumфne.

         Et, par cela, la rйponse aux objections est claire.

 

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble qu’un religieux, s’il voit son pиre dans le besoin, puisse sortir du cloоtre, mкme sans la permission de son supйrieur, afin de venir au secours de son pиre.

         En effet, il ne faut pas outrepasser un commandement de Dieu а cause des traditions des hommes. Ainsi, en Mt 15, 6, le Seigneur, dit contre certains : Vous avez aboli le commandement de Dieu а cause de vos traditions. Or, l’homme est tenu de subvenir aux besoins de ses parents par ce prйcepte divin : Honore ton pиre et ta mиre (Mt 15, 4 ; Ex 20, 12), honneur par lequel on entend de fournir le nйcessaire. Il semble donc que, nonobstant les observances religieuses, qui sont des statuts des hommes, un religieux doive, selon le prйcepte de Dieu, sortir du cloоtre pour venir au secours de ses parents.

         Cependant, les rйalitйs spirituelles doivent toujours кtre prйfйrйes aux [rйalitйs] charnelles. Or, les religieux se sont vouйs au service de leur Pиre spirituel, а savoir, Dieu, envers qui nous sommes davantage obligйs, selon Hem 12, 9 : Combien plus nous obйirons au Pиre des esprits et vivrons-nous ! [Les religieux] ne doivent donc pas йcarter les observances de leur ordre pour se mettre au service de leurs parents charnels.

         Rйponse. Il en est autrement de celui qui n’est pas encore entrй en religion, et de celui qui a dйjа fait profession de la vie religieuse.

         En effet, celui qui n’est pas encore entrй en religion, s’il voit son pиre dans un grand besoin et que personne d’autre ne peut lui venir en aide, ne doit pas entrer en religion, mais il est tenu de secourir ses parents, surtout s’il peut demeurer dans le siиcle sans danger de pйchй mortel. Mais si ses parents peuvent кtre secourus par quelqu’un d’autre, il peut, s’il le veut, entrer en religion. Ainsi, Chrysostome, en commentant ceci : Laissez les morts enterrer leurs morts, dit qu’«il est mal de dйtourner un homme des rйalitйs spirituelles, surtout qu’il y avait quelqu’un qui pouvait prendre soin des parents ; en effet, il y avait des gens qui pouvaient se charger d’assurer la sйpulture de sa dйpouille».

         Mais aprиs que quelqu’un a fait profession de la vie religieuse, il est mort au monde. Ainsi, par cette mort spirituelle, il est dйchargй de prendre soin de ses parents, comme il en est dйchargй par la mort corporelle, et ainsi il ne pиche pas ni n’agit contre le prйcepte de Dieu s’il demeure dans le cloоtre sur ordre de son supйrieur, en se dйtournant du service de ses parents. En effet, il est devenu incapable de rendre le service dы sans pйcher lui-mкme. Toutefois, autant qu’il le peut en prйservant l’obйissance а son ordre, il peut faire en sorte de venir au secours de ses parents par lui-mкme ou par quelqu’un autre, s’ils sont dans le besoin.

         Mais а ce qui est objectй en sens contraire, il faut dire que le religieux est tenu d’accomplir ce qui se rapporte а la vie religieuse, non seulement par tradition humaine, mais aussi par prйcepte divin. En effet, il est obligй en vertu du vњu fait d’obйir а ses supйrieurs. Or, l’accomplissement d’un vњu tombe sous un prйcepte divin.

 

<Article 3 [17]> Troisiиmement : il semble que les prкtres de paroisse et les archidiacres aient une plus grande perfection que les religieux.

         <1> En effet, Chrysostome dit, dans son Dialogue : «Si tu m’amиnes un moine qui, pour parler avec une certaine exagйration, serait Йlie..., il ne faudrait pas lui comparer celui qui, livrй aux gens et forcй de porter les pйchйs d’un grand nombre, demeure inйbranlable et fort.»

         <2> Et un peu plus loin, [Chrysostome] dit : «Si quelqu’un me donnait le choix de ce qui me plairait le plus : la fonction sacerdotale ou la solitude des moines, je choisirais sans hйsiter la premiиre, et je ne cesserais de louer et de dйclarer bienheureux ceux qui auraient pu bien exercer le service de l’Йglise. Et ce que je louerais avec tant d’application et dйclarerais bienheureux, je ne le fuirais pas, si je me voyais capable d’exercer ce gouvernement.»

         <3> Et, dans le chapitre suivant, [Chrysostome] dit : «Tu as bien mis en garde, mon trиs cher. Car il ne faut pas se rappeler ceux-ci — а savoir, les gens du siиcle — lorsqu’il est question du sacerdoce. А la vйritй, si quelqu’un, au contact d’un grand nombre, peut, imperturbable, conserver sans corruption et inйbranlablement la puretй d’une totale saintetй, l’йclat de la continence et les autres bonnes actions des moines, il doit кtre prйfйrй а tous.» Parmi tous ceux-ci, il semble que les prкtres paroissiaux et les archidiacres, s’ils vivent bien dans le ministиre de l’Йglise, doivent кtre prйfйrйs а tous, mкme aux religieux.

         <4> De plus, Chrysostome dit, dans le mкme livre : «Si quelqu’un, en exerзant bien le sacerdoce, compare [а celui-ci] les efforts de ce propos, а savoir, monastique, tu constateras qu’il y a autant de diffйrence entre eux qu’entre une personne privйe et un roi.» Or, il est beaucoup plus grand d’exercer la fonction de roi que celle de n’importe quelle personne privйe. Il est donc beaucoup plus grand qu’un prкtre de paroisse ou un archidiacre se comporte bien dans sa fonction qu’un religieux dans la sienne.

         <5> De plus, les йvкques sont dans un йtat plus parfait que celui des religieux, autrement il ne serait pas permis de passer de la vie religieuse а l’йpiscopat. Or, les prкtres de paroisse et les archidiacres ressemblent davantage aux йvкques que les religieux, car, comme l’йvкque a charge d’вmes par son йpiscopat, de mкme le prкtre dans sa paroisse et l’archidiacre dans son archidiaconat. Les archidiacres et les prкtres de paroisse sont donc davantage dans un йtat de perfection que les religieux.

         <6> De plus, «le bien public doit кtre prйfйrй au bien privй», et la vie active porte plus de fruit que la vie contemplative. Et «aucun sacrifice n’est plus agrйable а Dieu que le zиle des вmes». Or, les archidiacres et les prкtres de paroisse s’occupent de l’utilitй commune de la multitude, en portant fruit par le zиle du salut des вmes dans la vie active. Ils doivent donc кtre prйfйrйs aux religieux, qui s’appliquent а leur propre salut dans la vie contemplative en servant Dieu.

         <7> De plus, celui а qui Dieu a davantage confiй a plus de mйrite, s’il s’en acquitte bien. Or, il semble que davantage ait йtй confiй au prкtre et а l’archidiacre, car il lui est demandй davantage lors du jugement. Il mйrite donc davantage en exerзant bien sa fonction.

         Cependant, s’oppose а cela ce qui est dit [dans le Dйcret], XIX, q. 2, c. Due : «Si quelqu’un dans son йglise, sous l’autoritй de l’йvкque, veille sur le peuple et vit а la maniиre du siиcle, et si, sous l’inspiration du Saint-Esprit, il veut se sauver dans un monastиre ou une [йglise] canoniale, il n’y a aucune raison qui exige qu’il soit forcй par [la loi] publique, car il est conduit par une loi privйe.» Or, la loi privйe, qui est la loi du Saint-Esprit, comme il est dit plus loin au mкme endroit, ne mиne jamais un homme d’un йtat plus parfait а un йtat moins parfait, mais fait en sorte que l’homme monte en son cњur, comme il est dit dans le psaume. L’йtat des religieux est donc plus parfait que l’йtat des prкtres de paroisse.

         Rйponse. La perfection spirituelle doit кtre mesurйe par la charitй, car celui а qui elle fait dйfaut n’est rien spirituellement, comme il est dit en 1 Co 13, 2, mais, par la perfection de celle-ci, on dit que quelqu’un est parfait. Ainsi, il est dit dans Col 3, 14 : Par-dessus tout..., ayez la charitй, qui est le lien de la perfection.

         Or, l’amour a une puissance de transformation, en vertu de laquelle celui qui aime est en quelque sorte transportй dans celui qu’il aime. Ainsi, Denys dit, dans les Noms divins, IV : «L’amour divin produit donc une extase, en ne les laissant pas s’aimer eux-mкmes, mais [aimer] ceux qu’ils aiment.» Ainsi donc, «parce qu’кtre entier et кtre parfait est la mкme chose», comme il est dit en Physique, III, celui-lа a une charitй parfaite qui est transportй totalement en Dieu par l’amour, en faisant passer en second lui-mкme et ce qu’il possиde pour Dieu. C’est pour cette raison qu’Augustin dit, La citй de Dieu, XIV, que «de mкme que l’amour de Dieu jusqu’au mйpris de Dieu fait la citй de Babylone, de mкme l’amour de Dieu jusqu’au mйpris de soi fait la citй de Dieu». [Il dit aussi], dans le livre sur les Quatre-vingt-trois questions, que «la perfection de la charitй [consiste] dans le fait de n’avoir aucune convoitise». Et Grйgoire dit aussi, en commentant Ezйchiel, que, «lorsque quelqu’un voue а Dieu quelque chose qui lui appartient et ne voue pas autre chose, c’est un sacrifice ; mais lorsqu’il voue au Dieu tout-puissant tout ce qu’il a, tout ce qu’il vit et tout ce qu’il aime, c’est un holocauste, ce qui veut dire en latin “totalement consumй”». Est donc parfait l’esprit de quiconque est ainsi disposй intйrieurement qu’il mйprise lui-mкme et tout ce qui lui appartient pour Dieu, selon ce que dit l’Apфtre en PH 3, 7‑8 : Ce qui йtait pour moi autrefois un avantage, je l’ai estimй... comme un dйchet, afin de gagner le Christ, qu’il s’agisse d’un religieux ou d’un sйculier, d’un clerc ou d’un laпc, mкme liй par l’йtat de mariage. En effet, Abraham йtait liй par le mariage et riche, lui а qui le Seigneur a dit, Gn 17, 1 : Marche devant moi et sois parfait. Et Si 31, 8 : Bienheureux l’homme qui s’est trouvй sans tache et n’a pas couru aprиs l’or, puis on ajoute un peu plus loin : Celui qui a йtй mis а l’йpreuve en cela et a йtй trouvй parfait.

         Mais il faut prendre garde que c’est une chose d’кtre parfait et c’en est une autre d’кtre dans un йtat de perfection. En effet, certains sont dans un йtat de perfection qui ne sont pas encore parfaits, mais parfois pйcheurs ; et certains sont parfaits qui ne sont pas dans un йtat de perfection.

         Et bien que l’«йtat» signifie beaucoup de choses : la droiture et la soliditй et peut-кtre d’autres choses de ce genre, toutefois, lorsqu’on dit que certains sont dans un йtat de perfection, on entend par «йtat» une condition, selon laquelle la libertй ou la servitude sont appelйs des йtats, comme lorsqu’on a coutume de dire que l’erreur sur la condition ou l’йtat de la personne est un empкchement au mariage, et non l’erreur sur la fortune ou sur la qualitй. C’est de cette faзon qu’«йtat» est entendu dans [le Dйcret], II, q. 6 : «S’ils sont interpellйs dans une cause [passible de la peine] capitale ou en raison de leur йtat, qu’ils prйsentent leur dйfense par eux-mкmes, et non par des procureurs.» En entendant «йtat» en ce sens, on dit que ceux-lа sont dans un йtat de perfection qui se soumettent а la servitude en vue d’accomplir les њuvres de la perfection. Or, il est manifeste que la servitude s’oppose а la libertй, car la libertй de faire n’importe quoi est enlevйe par un vњu, puisque faire un vњu est affaire de libertй, mais l’accomplir est affaire de nйcessitй, comme on l’a dit plus haut. Celui donc qui s’oblige а quelque chose par un vњu, pour autant qu’il se soumet а une nйcessitй, se rend d’une certaine maniиre esclave, en se privant de libertй. Ainsi, si quelqu’un s’oblige par vњu а faire quelque chose de particulier, il se fait d’une certaine maniиre esclave, non pas simplement, mais relativement, а savoir, par rapport а ce а quoi il s’est obligй. Mais si quelqu’un consacre par vњu toute sa vie а Dieu en vue d’accomplir les oeuvres de la perfection pour Dieu, il se constitue tout simplement esclave, et par lа est placй dans un йtat de perfection. Ainsi, en se vouant totalement а Dieu, on dit qu’il offre а Dieu un holocauste, comme le dit Grйgoire.

         Or, les йvкques s’obligent pour toute leur vie а ce qui se rapporte а la perfection lors de leur consйcration, en faisant une profession en vertu de laquelle ils sont obligйs de prendre soin du troupeau qu’ils ont reзu, selon ce que dit 1 Tm 5, 12 : <Mиne> le bon combat de la foi, saisis la vie йternelle а laquelle tu as йtй appelй, en portant un bon tйmoignage devant de nombreux tйmoins, «que ce soit par l’ordination ou par la prйdication», comme dit la Glose. Les religieux aussi, par leur profession s’obligent pour toute leur vie а ce qui se rapporte а la perfection. C’est pourquoi les deux sont appelйs des serviteurs. En effet, il est dit en 2 Co 4, 5: En effet, nous ne prкchons pas nous-mкmes, mais Jйsus, le Christ... Nous sommes vos serviteurs а cause de Jйsus, ce qui se rapporte aux йvкques. Les religieux aussi sont appelйs serviteurs ou domestiques, comme le dit Denys dans La hiйrarchie ecclйsiastique, VI. Et ainsi, aussi bien les religieux que les йvкques sont dans un йtat de perfection. De sorte que, lorsqu’ils assument cet йtat, les deux reзoivent une bйnйdiction, comme le montre clairement Denys, La hiйrarchie ecclйsiastique, VI et V.

         Mais les archidiacres ou les prкtres de paroisse ne s’obligent pas par vњu pour toute leur vie а ce qu’exige le soin d’un troupeau. Ainsi, lors de leur entrйe en fonction, aucune bйnйdiction ne leur est donnйe, comme celle qui est donnйe aux moines en raison de la perfection qu’ils assument, comme il est dit dans La hiйrarchie ecclйsiastique, VI. Par le fait que leur est confiйe la charge d’une paroisse ou d’un archidiaconй, ils sont donc йtablis dans une fonction, mais ils ne sont pas йlevйs а un йtat de perfection, autrement ils seraient apostats lorsqu’ils quittent leurs paroisses et acceptent des prйbendes sans charge [d’вmes] dans des йglises cathйdrales. En effet, personne ne peut s’йloigner de l’йtat perfection qu’en pйchant mortellement et en apostasiant.

         C’est pourquoi Denys, dans La hiйrarchie ecclйsiastique, attribue la perfection aux seuls йvкques, pour autant qu’ils donnent la perfection, et aux moines, pour autant qu’ils sont perfectionnйs. Mais il attribue l’illumination aux prкtres, pour autant qu’ils йclairent par l’administration des sacrements, et au peuple saint, pour autant qu’il doit кtre йclairй. Mais [il attribue] la purification aux diacres, pour autant qu’ils purifient, et а l’ordre des impurs, pour autant qu’ils doivent кtre purifiйs.

         <1> On pourrait rйpondre briиvement а toutes ces autoritйs de Chrysostome, qui ne parle pas du prкtre de paroisse, mais de l’йvкque, qui est appelй prкtre par antonomase, en tant que souverain prкtre ; et c’est une maniиre trиs courante de parler que d’appeler les йvкques prкtres. Cette rйponse semble кtre conforme а l’intention de l’ouvrage par lequel Chrysostome console Basile de sa promotion : en effet, les deux avaient йtй йlus йvкques.

         Mais, afin de rйpondre de maniиre particuliиre sur chaque point, il faut dire, а propos du premier [argument], que, si l’on examine les circonstances oщ ces paroles ont йtй prononcйes, elles n’appuient pas du tout [l’argument] mis de l’avant. En effet, [Chrysostome] йcrit auparavant : «Si ceux qui habitent dans des endroits retirйs ne sont pas йbranlйs par les paroles d’un grand nombre, leur patience est digne de louange, mais ce n’est pas un argument favorable а l’art vйritable. Mais s’il a pu sauver de la tempкte le navire qui se trouvait au milieu des flots, alors il mйrite que tous lui rendent tйmoignage qu’il est un dirigeant parfait.» Puis il conclut : «Si tu me prйsentes un moine qui, pour parler avec exagйration, йtait Йlie, mais qui, dans sa solitude, n’est pas йbranlй au point de pйcher gravement, bien plus, que personne ne vient aiguillonner ni exaspйrer, il ne faut cependant pas lui comparer celui qui est livrй aux foules et est forcй de supporter les pйchйs d’un grand nombre..., il ne faut pas le comparer а celui qui, livrй au peuple et forcй de porter les pйchйs d’un grand nombre, persйvиre immuable et fort, car il s’est dirigй lui-mкme aussi bien dans la tempкte que dans la tranquillitй.» Il est clair qu’il ne compare pas ici un йtat а un autre, mais l’impeccabilitй а l’impeccabilitй. En effet, le fait que le moine qui demeurant dans le cloоtre ne pиche pas n’est pas une preuve aussi йvidente de vertu qu’un prкtre, un йvкque ou n’importe quel dirigeant d’un peuple qui s’abstient de pйcher au milieu de l’agitation, comme le fait qu’un navigateur navigue sans danger sur une mer tranquille n’est pas une preuve aussi convaincante de son expertise que s’il naviguait dans la tempкte. Et cependant il appartient а l’expertise du navigateur d’йviter une mer de tempкte. Ainsi, а partir des paroles qui prйcиdent, on ne peut rien montrer d’autre que le fait que l’йtat de celui qui a charge d’вmes est plus dangereux que celui du moine, et que se garder innocent dans un danger plus grand est un argument en faveur d’une vertu plus grande. Ainsi, une plus grande vertu est nйcessaire pour se garder exempt de pйchй parmi le peuple que dans la vie religieuse. Mais il appartient а une plus grande vertu d’йviter les dangers en entrant en religion que de ne pas йviter les dangers : en effet, plus quelqu’un aime son salut, plus il йvite les dangers pour son salut.

         <2> Par lа aussi est claire la rйponse au second [argument]. En effet, [Chrysostome] ne dit pas qu’il prйfйrerait exercer la fonction sacerdotale plutфt que d’кtre dans la solitude des moines, mais qu’il prйfйrerait se plaire dans celle-lа plutфt que dans celle-ci. En effet, tout sage voudrait plutфt possйder une telle vertu qu’elle puisse le garder en sйcuritй mкme au milieu des dangers, qu’une vertu qui lui permettrait d’йchapper aux dangers. Mais parce qu’il est prйsomptueux pour quelqu’un de prйsumer possйder une telle vertu qui lui permette d’кtre en sйcuritй mкme au milieu des dangers, il est plus vertueux pour lui de se placer hors du danger. C’est pourquoi [Chrysostome] ajoute : «Ce dont je fais l’йloge avec autant de zиle et que je dйclare bienheureux— а savoir, la fonction d’administrer une йglise —, je ne le fuirais pas, si je me voyais capable de la diriger.» Il la fuyait donc avec prudence parce qu’il ne s’attribuait pas avec orgueil une vertu telle qu’il en fыt capable.

         <3> De mкme, la rйponse au troisiиme [argument] est claire. En effet, «si, amenй а кtre en contact avec un grand nombre de gens, il peut conserver intacts et solides la constante blancheur d’une parfaite saintetй, la puretй de la continence et les autres bons comportements des moines, il doit кtre prйfйrй а tous». En effet, c’est un signe de plus grande vertu que quelqu’un conserve une parfaite puretй, mкme lorsque sa puretй est mise en danger, que s’il la conservait en dehors de ces dangers. Toutefois, celui-lа s’avиre aimer peu sa puretй qui n’йvite pas les dangers pour la puretй, alors qu’il est trиs difficile et trиs rare de conserver une puretй totale. De mкme que fut trиs grande la puretй de la bienheureuse Agnиs, qui a conservй sa puretй virginale alors qu’elle avait йtй placйe dans un lupanar. Cependant, parce qu’elle aimait la puretй, elle n’aurait jamais choisi de faire йtalage de sa vertu dans un lupanar, mais autant elle avait un esprit pur, autant elle aurait de sa propre volontй йvitй le lupanar. Et il en est de mкme pour toutes les choses de ce genre.

         <4> Cette autoritй ne se rapporte pas а la perfection de la vie, mais а la diffйrence de dignitй. En effet, une personne privйe est aussi йloignйe du roi que celui qui ne possиde pas de prйlature [l’est] de celui qui en possиde. Mais la question ne porte pas sur le fait de savoir si tous ceux qui ont charge d’вmes sont plus grands par la dignitй de leur prйlature que le religieux qui n’a pas charge d’вmes.

         <5> Il n’en est pas des йvкques comme des prкtres de paroisse. En effet, les йvкques ont charge d’вmes а titre principal, mais les prкtres de paroisse et les archidiacres sont des ministres subalternes et leurs coadjuteurs. C’est pourquoi il est dit [dans le Dйcret], XVI, q. 1 : «Que tous les prкtres, les diacres et les autres clercs prennent garde de ne rien faire sans la permission de leur propre йvкque. Que personne parmi les prкtres ne cйlиbre de messes dans sa paroisse sans son ordre, qu’il ne cйlиbre aucun baptкme sans sa permission.» Et, en 1 Co 12, 28, il est dit dans la Glose que «les fonctions d’aide reviennent а ceux qui aident leurs supйrieurs, comme Tite pour l’Apфtre ou les archidiacres pour les йvкques, mais les fonctions d’exйcution [reviennent] aux personnes de rang infйrieur, comme sont les prкtres». Ainsi, si l’on examine correctement [les choses], dans le gouvernement de l’Йglise, les archidiacres et les prкtres de paroisse se comparent а l’йvкque comme les prйvфts et les baillis se comparent au roi dans le gouvernement temporel. Et ainsi, comme le roi est couronnй et oint dans le royaume, mais non les prйvфts et les baillis, de mкme l’йvкque dans l’Йglise, mais non les archidiacres et les prкtres de paroisse. Pour cette raison, l’йpiscopat est un ordre par rapport au corps mystique, mais non la charge de prкtre de paroisse ou l’archidiaconat, qui sont une fonction seulement. Les archidiacres et les prкtres de paroisse sont donc semblables aux йvкques en tant que coadjuteurs et serviteurs, mais les religieux sont semblables aux йvкques par l’obligation perpйtuelle, qui fait l’йtat de perfection.

         <6> Deux actions peuvent кtre comparйes l’une а l’autre en bien ou en mal de plusieurs maniиres. D’une maniиre, selon leur genre, comme nous disons que la continence virginale l’emporte en bien sur la continence du veuvage, et, pour le mal, l’homicide sur le vol. De cette faзon, la vie active est plus fructueuse que la vie contemplative, mais «la vie contemplative est plus grande en mйrite que la vie active», comme Grйgoire le dit dans ses Morales, VII. En effet, «le zиle des вmes est le sacrifice le plus agrйable а Dieu», а condition d’кtre bien exercй, de sorte que l’homme prenne d’abord soin de son propre salut, et ensuite de celui des autres. Autrement, rien ne sert а l’homme de gagner le monde entier, s’il vient а perdre son вme, comme il est dit en Mt 16, 26. — D’une autre maniиre, une action peut кtre comparйe а une autre action en bien ou en mal, non pas en elle-mкme, mais par rapport а un autre acte, comme l’abstinence l’emporte en bien sur la prise de nourriture, mais prendre de la nourriture avec quelqu’un par charitй l’emporte sur l’abstinence ; et, pour le mal, l’adultиre vient avant le vol, mais voler une йpйe pour tuer est plus grave que l’adultиre. — Troisiиmement, une action l’emporte sur une autre en bien ou en mal selon la volontй de celui qui la pose : en effet, selon qu’un acte est accompli avec une volontй plus prompte, on estime qu’il est meilleur ou pire.

         Si donc nous comparons les actions des prкtres de paroisse et des archidiacres aux actions des religieux selon le troisiиme mode de comparaison, а savoir, selon la promptitude de la volontй, le jugement est alors incertain, car celui qui agit avec une plus grande charitй a des actions plus mйritoires. — Mais si elles sont comparйes selon la deuxiиme comparaison, par rapport а une autre action, les actions d’un religieux sont incomparablement supйrieures aux actions d’un archidiacre ou d’un prкtre de paroisse. En effet, les actions des religieux se rapportent а cette racine par laquelle ils ont vouй toute leur vie а Dieu. Aussi ne fait-il pas prendre en considйration ce qu’il font, mais plutфt qu’ils ont fait vњu de faire tout ce qu’ils doivent faire. Et ainsi, ils se comparent а ceux qui font une bonne action en particulier comme l’infini au fini. En effet, celui qui se donne а quelqu’un en vue de faire tout ce qu’il ordonnera se donne а lui davantage d’une maniиre infinie que celui qui se donne а lui en vue d’accomplir une action particuliиre. De sorte que, а supposer qu’un religieux accomplisse, selon que l’exige sa vie religieuse, une action qui est petite en elle-mкme, celle-ci reзoit cependant une grande orientation par son rapport а l’obligation premiиre selon laquelle il s’est entiиrement donnй а Dieu. — Mais si les actions sont comparйes aux actions en elles-mкmes, selon le premier mode de comparaison, certaines actions particuliиres que font les prкtres de paroisse ou les archidiacres sont ainsi plus grandes que certaines actions particuliиres que font les religieux, comme il est plus grand de voir au salut des вmes que de jeыner, de garder silence ou des choses de ce genre. Toutefois, si toutes [les actions] sont comparйes а toutes les actions, les actions des religieux sont beaucoup plus grandes. En effet, mкme si procurer le salut des autres est plus grand que de s’occuper de soi seul а parler d’une maniиre gйnйrale, toutefois ce n’est pas n’importe quelle faзon de s’occuper du salut des autres qui l’emporte sur n’importe quelle faзon de s’occuper de son propre salut. En effet, si quelqu’un s’occupe entiиrement et parfaitement de son salut, cela est beaucoup plus grand que si quelqu’un pose de nombreuses actions particuliиres pour le salut des autres, alors qu’il ne s’occupe pas parfaitement de son salut, mкme s’il [s’en occupe] de maniиre suffisante.

         <7> Bien administrer est question de plus et de moins. Ainsi, si celui а qui on a confiй davantage assure une administration d’autant meilleure que ce qu’on lui a confiй est plus grand, sans aucun doute mйritera-t-il davantage. Mais si celui а qui on a moins confiй fait bien davantage que celui а qui on a confiй davantage, mкme si celui-ci agit bien, l’autre mйritera cependant davantage. Ce qui est manifeste aussi dans les choses humaines : celui qui reзoit un bйnйfice plus petit, s’il sert davantage, doit кtre mieux traitй. Mais bien que celui qui a charge d’вmes ait davantage reзu quant а la dignitй, parce que le religieux pose des actions plus grandes, comme on l’a dit, il mйrite davantage.

 

<Question 7> [Sur les йtats laпcs]

         Ensuite, on a posй des questions sur ce qui se rapporte aux laпcs.

         Premiиrement, а propos du mariage, la femme qui a contractй mariage devant l’Йglise, aprиs avoir fait vњu de continence, peut-elle s’unir charnellement а son mari sans pйchй ? Deuxiиmement, est-il permis а quelqu’un de garder ce qu’il acquiert lйgitimement par commerce а partir d’argent acquis par usure ?

 

<Article 1 [18]> Premiиrement : il semble qu’une femme qui a contractй mariage avec quelqu’un devant l’Йglise, aprиs avoir fait vњu de continence, puisse sans pйchй s’unir charnellement а lui par la suite.

         <1> En effet, ce qui est fait en vertu de l’autoritй de l’Йglise est exempt de pйchй, puisque cela a йtй fait par l’autoritй du Christ, selon ce que dit l’Apфtre, 2 Co 2, 10 : Car ce que je vous ai donnй, si je vous ai donnй quelque chose, [je vous l’ai donnй] en la personne du Christ. Or, cette femme, par le fait mкme qu’elle a contractй mariage devant l’Йglise, a reзu par l’autoritй de l’Йglise le pouvoir de faire l’acte du mariage, qui est l’union charnelle. Elle ne pиche donc pas si elle s’unit charnellement а son mari.

         Cependant, le vњu de continence est plus grand que le vњu d’abstinence, car on ne saurait peser adйquatement l’вme continente, comme il est dit en Si 26, 20. Or, celui qui agit а l’encontre d’un vњu d’abstinence pиche mortellement, par exemple, celui qui romprait le jeыne du vendredi, s’il avait fait vњu de toujours jeыner le vendredi. А bien plus forte raison donc, pиche mortellement la personne qui, а l’encontre du vњu de continence qu’elle a fait, s’unit charnellement а une autre personne.

         Rйponse. Le vњu de continence est double : [le vњu] simple et [le vњu] solennel. Or, «le vњu solennel de continence empкche de contracter mariage et annule [le mariage] dйjа contractй», c’est-а-dire qu’il fait en sorte qu’il n’existe pas de mariage qui soit contractй aprиs le vњu solennel. Il est donc clair que, aprиs un vњu solennel, quelqu’un n’est pas exempt de pйchй si, de fait, il contracte mariage devant l’Йglise et fait usage de l’union charnelle. — «Mais le vњu simple empкche de contracter mariage, mais n’annule pas [le mariage] dйjа contractй.» En effet, il ne fait pas en sorte que le mariage subsйquent soit nul, mais seulement que celui qui contracte mariage pиche mortellement. Or, le mariage йtant effectif, «la femme n’a pas pouvoir sur con corps, mais le mari, et inversement». Or, personne ne peut refuser а un autre ce qui lui appartient, et ainsi la femme unie par le mariage, mкme si un vњu simple l’a prйcйdй, ne peut refuser а son mari l’usage de son corps, surtout aprиs que le mariage a йtй consommй par l’union charnelle. Or, personne ne pиche en faisant ce qu’il doit. Ainsi, d’une maniиre gйnйrale, tous disent que la femme qui, par l’union charnelle, a consommй le mariage contractй aprиs un vњu simple de continence ne pиche pas en rendant son dы а son mari. Mais pиche-t-elle en exigeant son dы ? Cela paraоt douteux, puisque certains disent qu’elle peut mкme l’exiger sans pйchй, afin que le fardeau du mariage ne soit pas insupportable. Mais il semble plus vrai dire qu’elle ne pиche pas en le rendant, car cela est une obligation, mais qu’elle pиche en l’exigeant, car cela relиve de sa volontй, qui est liйe par l’obligation du vњu qui a prйcйdй.

         La raison de cette diffйrence est que le vњu solennel comporte une promesse accompagnйe d’une cession (ainsi le vњu de continence n’est-il solennisй que par la rйception d’un ordre sacrй, par lequel un homme est effectivement vouй au culte divin, ou par la profession а une rиgle et par la prise de l’habit des profиs, car ainsi un homme est-il vouй а servir Dieu dans la vie religieuse). Mais le vњu simple comporte une promesse sans cession. Or, il est clair que, aprиs que quelqu’un, non seulement promet а un autre quelque chose qui lui appartenait, mais le lui cиde, il ne peut le donner а quelqu’un d’autre par la suite, par exemple, un cheval, un vкtement ou des choses semblables, et, s’il voulait le donner а quelqu’un d’autre par la suite, la seconde donation n’aurait pas de valeur. Ainsi, aprиs que quelqu’un a non seulement promis mais donnй par vњu solennel son corps а Dieu pour une vie de cйlibat, il ne peut le donner ensuite а son conjoint, de telle sorte qu’il serait ainsi tenu de [lui] rendre son dы. Mais celui qui promet quelque chose а un autre, mais ne le lui cиde pas immйdiatement, s’il le cиde effectivement par la suite а quelqu’un d’autre, bien qu’il rompe la fidйlitй а sa promesse, sa deuxiиme donation est valable, de sorte que celui а qui elle est faite peut l’utiliser comme il le veut. Ainsi donc, une personne qui a promis par vњu simple son corps а Dieu en vue d’une vie de cйlibat, si elle cиde effectivement par la suite le pouvoir sur son corps а son conjoint en vertu du mariage contractй, pиche en rompant assurйment la fidйlitй а son vњu, mais la donation est valable et le conjoint a pouvoir sur son corps. Elle ne pиche donc pas en rendant son dы [а son conjoint].

         Il faut donc rйpondre aux deux arguments.

         <1> La femme qui a fait vњu de continence et qui contracte [mariage] devant l’Йglise ne reзoit pas de l’autoritй de l’Йglise <le pouvoir> d’utiliser l’union charnelle, car si l’Йglise йtait au courant du vњu fait, elle empкcherait le mariage. Mais si elle le connaissait et dispensait du vњu simple en vertu de l’autoritй apostolique, la femme ne pйcherait ni en exigeant ni en rendant ce qui est dы.

         А ce qui est objectй en sens contraire, il faut rйpondre qu’il en va de mкme pour le vњu de continence et pour le vњu d’abstinence. En effet, de mкme qu’une personne qui, aprиs avoir fait un vњu simple de continence, cиde а son conjoint le pouvoir sur elle-mкme utilise sans pйchй l’union charnelle en rendant ce qui est dы, de mкme, si, aprиs avoir fait vњu d’abstinence, elle cиde le pouvoir sur elle-mкme en entrant en religion, peut-elle rompre le jeыne selon l’obйissance а son supйrieur et l’observance de la vie religieuse, ce par quoi le vњu solennel se distingue des autres vњux.

 

<Article 2 [19]> Deuxiиmement : il semble qu’on soit obligй de rendre tout ce qu’on a gagnй а partir d’argent acquis par usure.

         En effet, l’Apфtre dit, Rm 11, 16 : Si la racine est sainte, la branche aussi [l’est]. La mкme chose vaut donc en sens contraire : si la racine est infectйe, les branches [le sont aussi]. Or, la racine de ce gain sera infectйe et usuraire. Le tout est donc infectй et usuraire. Il ne lui est donc pas permis de conserver ce gain.

         Cependant, chacun peut lйgitimement conserver ce qu’il a lйgitimement acquis. Or, ce qui est acquis а partir d’un argent usuraire est parfois acquis lйgitimement. Cela peut donc кtre lйgitimement conservй.

         Rйponse. La vйritй sur cette question pourra apparaоtre si l’on examine la raison pour laquelle accepter l’usure est pйchй. En effet, cela n’est pas pйchй uniquement parce que cela est dйfendu, mais parce que cela est contre la raison naturelle, comme le dit aussi le Philosophe dans Politique, I.

         Pour le montrer, il faut observer que, parmi les choses qui sont а l’usage de l’homme, il en existe dont l’usage n’entraоne pas la disparition de la chose elle-mкme et, s’il arrive que la chose soit dйtйriorйe ou disparaisse par l’usage, cela est accidentel, comme c’est le cas d’une maison, d’un vкtement, d’un cheval, d’un livre et de choses de ce genre. En effet, on ne dйtruit pas un livre en l’utilisant, et on ne dйtruit pas une maison en l’utilisant. Pour ces choses, autre est le fait de donner l’usage de la chose, et autre est le fait de donner la substance de la chose. Pour cette raison, lorsque par contrat l’usage d’une telle chose est accordй а un autre, le droit de propriйtй sur la chose n’est pas cйdй pour autant. Pour cette raison aussi, le droit d’usage d’une telle chose peut кtre vendu, alors que le droit de propriйtй continue d’appartenir а son maоtre, comme cela est clair dans le bail et la location, qui sont des contrats lйgitimes. — Mais il existe des choses dont l’usage n’est rien d’autre que leur disparition, comme l’argent que nous utilisons en le dйpensant, le vin que nous utilisons en le buvant, et ainsi de suite pour les autres choses de ce genre, pour lesquelles utiliser la chose n’est rien d’autre que la consommer. Et, pour ces choses, lorsque l’usage en est accordй par contrat, la propriйtй de la chose est aussi cйdйe. Ainsi donc, parce que l’usage de la chose n’est pas sйparable de la chose elle-mкme, quiconque vend l’usage de telles choses en retenant en sa faveur l’obligation d’en rendre une part vend clairement la mкme chose deux fois, ce qui est contraire а la justice naturelle. C’est pourquoi exiger l’usure est injuste en soi.

         On est donc obligй de restituer ce qu’on reзoit en plus de sa part parce qu’on le reзoit injustement, et, par consйquent, l’intйrкt est condamnable. Mais, puisque l’usage de l’argent acquis par usure mкme n’est rien d’autre que sa substance, pour la raison dйjа donnйe, il est clair que, du fait qu’on rend l’argent usuraire, on n’est pas tenu de rendre quoi que ce soit de l’usage de cet argent. Mais on serait tenu de rendre ce qu’on aurait gagnй par la maison d’un autre, le cheval ou quelque chose de ce genre, mкme aprиs avoir rendu les choses de ce genre, car, pour ces choses, la chose et l’usage de la chose s’additionnent.

         А ce qui est objectй en sens contraire, il faut rйpondre que l’argent acquis par usure ne joue pas le rфle de racine du gain qui est fait а partir de lui, mais seulement celui de matiиre. En effet, la racine a la puissance d’une cause active pour autant qu’elle fournit l’alimentation а toute la plante. Ainsi, dans les actes humains, la volontй et l’intention sont comparйes а la racine а cause de laquelle, si elle est mauvaise, l’action sera mauvaise. Mais cela n’est pas nйcessaire pour ce qui joue le rфle de matiиre : en effet, quelqu’un peut parfois bien utiliser quelque chose de mauvais.

 

<Question 8> [Sur tous les hommes]

         Ensuite, ona posй des questions sur ce qui concerne tous les hommes d’une maniиre gйnйrale : premiиrement, sur l’вme ; deuxiиmement, sur le corps ; troisiиmement, sur l’acte de l’homme.

         А propos de l’вme, on a posй trois questions. Premiиrement, а propos de sa substance, est-elle composйe de matiиre et de forme ? Deuxiиmement, а propos de sa connaissance. Troisiиmement, а propos de sa peine.

 

<Article unique [20]> Premiиrement : il semble que l’вme soit composйe de matiиre et de forme.

         En effet, l’intellect humain se compare aux substances intellectuelles supйrieures par un йloignement de la simplicitй. Or, tout qui s’йloigne de ce qui est simple tombe sous le coup d’une certaine composition. Or, la premiиre composition est celle de matiиre et de forme. L’вme humaine est donc composйe de matiиre et de forme.

         Cependant, s’oppose а cela ce que le Philosophe dit dans Sur l’вme, III, que les espиces des choses, telles qu’elles sont dans les choses elles-mкmes, ne sont pas intelligibles en acte parce qu’elles sont dans la matiиre ; mais, telles qu’elles sont dans l’вme intellective humaine, elle sont intelligibles en acte. Elles ne sont donc pas dans la matiиre. L’вme humaine n’est donc pas composйe de matiиre et de forme.

         Rйponse. Si on appelle matiиre tout ce qui est en puissance de quelque faзon que ce soit, et forme, tout acte, il est nйcessaire d’affirmer que l’вme humaine et toute substance crййe est composйe de matiиre et de forme.

         En effet, la substance crййe est composйe de puissance et d’acte, car il est clair que seul Dieu est son propre acte d’кtre, puisqu’il est par essence, а savoir, pour autant que son acte d’кtre est sa substance, ce qui ne peut кtre affirmй de rien d’autre. En effet, il ne peut y avoir qu’un seul кtre subsistant, de mкme que la blancheur subsistante ne peut кtre qu’une. Il faut donc que toute autre chose soit par participation, de telle maniиre que soient autres en elle la substance qui participe а l’acte d’кtre et l’acte d’кtre mкme auquel elle participe. Or, tout ce qui participe entretient avec ce qui est participй le rapport de la puissance а l’acte. Ainsi, la substance de toute chose crййe entretient avec son acte d’кtre le rapport de la puissance а l’acte. Ainsi donc, toute substance crййe est composйe de puissance et d’acte, c’est-а-dire de ce qu’elle est et d’acte d’кtre, comme Boиce dit, dans le livre Sur les semaines, que l’objet blanc est composй de ce qui est blanc et de blancheur.

         Mais si on entend par matiиre ce qui est en puissance seulement, alors il est impossible que l’вme humaine soit composйe de matiиre et de forme.

         Et ceci peut кtre dйmontrй de deux maniиres. Premiиrement, par le fait que [l’вme] est une substance intellectuelle. En effet, il est clair que l’intellect en acte est l’intelligй en acte. Or, l’intelligй en acte est quelque chose pour autant qu’il est immatйriel. En effet, une chose est parfaitement intelligible pour autant qu’elle est en acte, et non pour autant qu’elle est en puissance, comme il est dit dans Mйtaphysique, IX. Ainsi, puisque la matiиre est un кtre en puissance, la forme qui existe dans la matiиre ne peut кtre parfaitement connue comme intelligйe en acte. Il en dйcoule donc qu’aucune substance intellective dont la perfection est l’intelligй mкme en acte n’est matйrielle, du fait qu’«il faut qu’une perfection soit proportionnйe а ce qui est perfectible».

         Deuxiиmement, la mкme chose se dйmontre par le fait que l’вme est une forme. En effet, comme la forme est acte et que ce qui est en puissance ne peut кtre acte, il est impossible qu’un composй de matiиre et de forme soit forme en lui-mкme, si on le considиre comme un tout. Si donc l’вme, qu’on dit кtre composйe de matiиre et de forme, est forme selon une partie d’elle-mкme, qui est un acte dont aucune partie n’est matiиre, il en dйcoulera qu’aucune partie de l’вme n’est matiиre. En effet, nous appelons вme l’acte du corps animй.

         А ce qui objectй en sens contraire, il faut rйpondre que la puissance et l’acte sont les principes premiers dans le genre de la substance, mais que la matiиre et la forme sont les principes premiers dans le genre de la substance mobile. Il n’est donc pas nйcessaire que toute composition dans le genre de la substance soit constituйe de matiиre et de forme, mais cela est nйcessaire seulement dans les substances mobiles.

 

<Question 9> [Sur la connaissance]

         Ensuite, on s’est interrogй sur l’вme а propos de la connaissance.

         А ce propos, deux questions ont йtй posйes. Premiиrement, est-ce que l’вme sйparйe du corps connaоt une autre вme sйparйe ? Deuxiиmement, est-il permis d’exiger de quelqu’un qui est mourant qu’il rйvиle son йtat aprиs la mort ?

 

<Article 1 [21]> Premiиrement : il semble que l’вme sйparйe du corps ne connaisse pas une autre вme d’un homme qu’elle a connu dans la vie prйsente.

         <1> En effet, toute connaissance se rйalise par une similitude. Or, dans cette vie, la similitude d’une autre вme n’a pas йtй exprimйe dans une вme, de sorte qu’elle puisse demeurer aprиs la mort. Une вme sйparйe ne peut donc pas en connaоtre une autre.

         <2> De plus, le Philosophe dit, Sur l’вme, I, qu’«une fois le corps corrompu, l’вme n’a pas de souvenir». [L’вme] ne reconnaоt donc pas l’вme d’un homme qu’elle a connu pendant cette vie.

         Cependant, comme il est dit en Lc 16, 23, le riche, dont l’вme se trouve en enfer, a reconnu Lazare qui se trouvait dans le sein d’Abraham selon son вme.

         Rйponse. Comme aucune substance n’est privйe de sa propre opйration, il est nйcessaire d’affirmer que, lorsque l’вme intellective demeure aprиs la mort, elle intellige d’une certaine maniиre. Or, il est nйcessaire de lui reconnaоtre l’un des trois modes d’intelliger, а savoir qu’elle intellige soit par abstraction des espиces intelligibles а partir des choses, comme elle intellige maintenant alors qu’elle est unie au corps ; soit par les espиces intelligibles acquises alors qu’elle йtait dans le corps et qui sont conservйes aprиs la mort ; soit par certaines espиces concrййes ou venues d’en haut d’une maniиre ou d’une autre.

 

* * *

 

         Certains disent donc que les вmes sйparйes intelligent en abstrayant des choses les espиces intelligibles.

         Mais cela est impossible. En effet, l’abstraction des espиces intelligibles des choses sensibles se rйalise par l’intermйdiaire du sens et de l’imagination, dont les opйrations ne peuvent кtre attribuйes а l’вme sйparйe, puisqu’elles se font par des organes corporels.

 

* * *

 

         C’est pourquoi d’autres, niant cela, disent plutфt que l’вme sйparйe n’intellige mкme pas par les espиces acquises а partir des choses sensibles, alors qu’elle йtait dans le corps. En effet, ils affirment, dans la foulйe d’Avicenne, que les espиces intelligibles ne sont conservйes dans l’intellect possible que lorsqu’il intellige en acte, mais que sont conservйes seulement les espиces particuliиres des choses sensibles dans l’imagination et dans la mйmoire ; lorsque l’intellect possible se tourne vers celles-ci, elles ramиnent en lui les espиces intelligibles par l’intellect agent. Ainsi donc, comme la mйmoire et l’imagination sont dйtruites avec la destruction du corps, puisqu’elles sont les puissances d’organes corporels, il en dйcoule que l’вme, aprиs la mort, ne peut d’aucune maniиre intelliger par des espиces reзues des choses sensibles. Selon eux, il reste donc que l’вme sйparйe intellige par des espиces concrййes, comme les anges.

         Mais cette position aussi semble dйraisonnable sur les deux points affirmйs.

         En effet, que les espиces intelligibles ne soient pas conservйes dans l’intellect possible, cela va а l’encontre de la raison, car ce qui est reзu dans quelque chose s’y trouve selon le mode de ce qui reзoit. Ainsi, comme l’intellect possible a une existence stable et immuable, il faut que les espиces intelligibles soient reзues en lui d’une maniиre stable et immuable. Cela va aussi contre Aristote, qui dit, dans Sur l’вme, III, que «l’intellect possible, lorsqu’il devient des choses singuliиres», c’est-а-dire lorsqu’il reзoit des espиces de choses singuliиres, comme lorsqu’il connaоt, c’est-а-dire comme cela arrive chez celui qui a la science, «est alors dit en acte. Or, cela arrive dиs qu’il peut opйrer par lui-mкme. Il est donc alors en puissance d’une certaine maniиre, mais toutefois pas comme c’йtait le cas avant d’apprendre et de trouver». Par ces mots, il apparaоt que les espиces intelligibles sont parfois sous forme d’habitus dans l’intellect possible, bien que celui-ci n’agisse pas en acte.

         Ce qu’ils disent aussi, que l’вme humaine possиde des espиces concrййes, est dit de maniиre irrationnelle. En effet, si [l’вme] peut en faire usage alors qu’elle est unie au corps, il en dйcoulera que l’homme peut intelliger ce qu’il n’a pas reзu par le sens, par exemple, l’aveugle qui intellige les couleurs, ce qui est manifestement faux. Mais si, а cause de l’union au corps, l’вme humaine est totalement empкchйe de pouvoir faire usage des espиces intelligibles concrййes, il en dйcoulera que l’union du corps et de l’вme n’est pas naturelle. En effet, ce qui fait partie de la nature d’une chose n’est pas empкchй totalement par quelque chose qui est naturel а cette chose, autrement la nature ferait l’une des deux choses en vain.

 

* * *

 

         Il faut donc dire que l’вme sйparйe peut intelliger certaines choses par les espиces intelligibles qu’elle a acquisses а partir des choses par l’intermйdiaire des sens alors qu’elles йtait dans le corps. Mais ce mode de connaissance ne suffit pas, car l’вme sйparйe connaоt beaucoup de choses que nous, dans cette vie, ne connaissons pas. Surtout qu’il paraоt inconvenant que les вmes de ceux qui meurent dans le sein maternel, qui n’ont peut-кtre eu aucun usage de l’intellect et, par consйquent, ni d’espиces sensibles acquises, n’intelligeraient rien ! Il faut donc ajouter que l’вme, alors qu’elle est sйparйe du corps, reзoit un influx d’espиces intelligibles d’une nature supйrieure, а savoir, [la nature] divine, selon l’ordre naturel par lequel nous faisons l’expйrience que plus l’вme humaine est abstraite des sens corporels, plus elle peut participer а l’influx supйrieur, comme cela est clair chez ceux qui dorment et ceux qui sont йtrangers [а leurs sens], qui prйvoient mкme des choses futures.

 

* * *

 

         Ainsi donc, l’вme sйparйe peut connaоtre une autre вme tant par la connaissance qu’elle en a acquise dans cette vie par une similitude de son action, qui est la vie de l’homme, que par une certaine similitude infusйe par Dieu selon un influx naturel.

         <1> Par cela, la rйponse au premier argument est claire.

         <2> Le Philosophe parle de la mйmoire et du souvenir qui sont l’acte d’une puissance sensitive utilisant un organe corporel. Une fois celui-ci dйtruit, l’acte d’une telle puissance cesse.

 

<Article 2 [22]> Deuxiиmement : il semble qu’il ne soit pas permis de demander а quelqu’un qui est mourant de rйvйler son йtat aprиs sa mort.

         En effet, il n’est pas permis de rechercher ce que Dieu veut garder cachй, selon ce que dit Si 3, 22 : Ne recherche pas ce qui est plus йlevй que toi. Or, Dieu veut que l’йtat de l’вme aprиs la mort demeure cachй, ce qui est manifeste par le riche qui demande que Lazare soit envoyй vers ses frиres vivants, et cela est refusй, comme il est dit en Lc 16, 27‑31. Il n’est donc pas permis de faire [cette] demande aux mourants.

         Cependant, ce qui est dit en 2 M 12, 46 s’oppose а cela : La pensйe de prier pour les morts est sainte et salutaire. Or, l’homme est incitй а cela par le fait de connaоtre le besoin qu’ils en ont aprиs la mort. Il est donc permis et saint de le demander aux mourants.

         Rйponse. Puisque «le pйchй va contre la nature», comme cela est clair par ce que dit [Jean] Damascиne, dans le livre II, ce n’est pas un pйchй de chercher l’accomplissement d’un dйsir naturel, а moins qu’un certain dйsordre n’y soit associй, comme on le voit clairement pour ce qui est de la prise de nourriture et de boisson. Or, l’homme dйsire naturellement savoir. Ainsi, s’il demande а connaоtre une chose, cela n’est pas un pйchй, sauf par accident, c’est-а-dire en raison d’un dйsordre qui y est associй, par exemple, si par l’йtude et la recherche d’une certaine connaissance quelqu’un est empкchй de faire ce qu’il doit faire, par exemple, si un prйdicateur est empкchй d’exercer la fonction de prкcher de maniиre appropriйe а cause de l’йtude de la gйomйtrie ; ou encore, si quelqu’un cherche а connaоtre quelque chose en faisant confiance а ses capacitйs de maniиre orgueilleuse et prйsomptueuse ; ou si quelqu’autre dйsordre de ce genre survient а ce propos. Or, il ne semble exister aucun dйsordre dans la recherche en cause, si quelqu’un demande а un mourant de connaоtre son йtat aprиs sa mort, en soumettant toutefois cela au jugement divin. Il ne semble donc y avoir aucune raison pour laquelle on doive dire que cela est un pйchй, sauf peut-кtre si on le demande а cause d’une foi dubitative en l’йtat futur, comme en mettant [Dieu] а l’йpreuve.

         А l’objection faite en sens contraire, il faut rйpondre que Dieu veut que beaucoup de choses nous demeurent ainsi cachйes ; de sorte que ce dont nous ne pouvons acquйrir la connaissance par nos forces ou notre mйrite, il veut cependant le rйvйler а ceux qui cherchent humblement et pieusement, selon ce que dit Mt 11, 25 : Tu as cachй ces choses aux sages et aux prudents, et tu les as rйvйlйes aux enfants. Il n’est donc pas йtonnant que Dieu n’ait pas voulu que certaines choses soient rйvйlйes aux frиres orgueilleux du riche orgueilleux, alors qu’il veut les rйvйler aux fidиles qui le demandent pieusement et humblement.

 

<Question 10> [Sur la peine]

         Ensuite, on a posй des questions sur l’вme, au sujet de la peine.

         А ce propos, deux questions ont йtй posйes. Premiиrement, est-ce que l’вme peut souffrir du feu corporel ? Deuxiиmement, est-ce que les damnйs en enfer se rйjouissent des peines de leurs ennemis qu’ils voient punis avec eux ?

 

<Article 1 [23]> Premiиrement : il semble que l’вme sйparйe ne puisse souffrir du feu corporel.

         En effet, l’action de l’agent est proportionnйe а la passion de celui qui la reзoit. Or, l’action du feu, puisqu’il est un corps physique, est une action naturelle, qui consiste dans un mouvement. Cela seul qui est mы souffre donc du feu corporel. Or, l’вme n’est pas mue, puisqu’elle est impassible, et que rien d’impassible n’est mы, comme il est dйmontrй dans Physique, VI. L’вme ne souffre donc pas du feu corporel.

         Cependant, s’oppose а cela le fait que le riche, qui se trouve en enfer par son вme, dit : Je souffre dans cette flamme, comme il est dit en Lc 16, 24.

         Rйponse. L’вme subit une peine par le feu corporel, comme la foi catholique l’enseigne. Mais que le feu corporel agisse sur l’вme sйparйe, il ne le tient pas de sa nature, mais du fait qu’il est un instrument de la justice divine, comme on le dit gйnйralement.

         Toutefois, il faut remarquer qu’aucun instrument n’agit selon la puissance d’un agent supйrieur qu’en exerзant une action qui lui est connaturelle, autrement il ne servirait а rien pour l’effet, comme la scie, en tant qu’elle est l’instrument d’un art, produit un coffre en sciant, et l’eau baptismale, en tant qu’instrument de la misйricorde divine, lave l’вme en lavant corporellement. Si donc le feu corporel agit sur l’вme en tant qu’instrument de la justice divine qui punit, il est nйcessaire que cela se rйalise par une action connaturelle au feu corporel. Or, on ne peut pas dire que le feu altиre l’вme en la rйchauffant, en la dessйchant ou en l’attisant. Il reste donc le mode que propose Augustin, dans La citй de Dieu, XXI, а savoir que l’вme sйparйe ou l’esprit du dйmon endure la peine du feu corporel par une certaine association. En effet, nous voyons que l’esprit est liй au corps parfois d’une maniиre naturelle, comme l’вme est liйe au corps, parfois par une puissance supйrieure, comme, par la puissance des dйmons supйrieurs, les dйmons sont liйs, dans l’art de la nйcromancie, par le truchement d’images, d’anneaux ou de choses de ce genre. Encore bien davantage les dйmons ou mкme les вmes peuvent-elles donc кtre liйes au feu corporel, de sorte qu’ils en reзoivent une peine.

         La rйponse а ce qui est objectй en sens contraire est donc claire : elle fait rйfйrence а l’action du feu par mode d’altйration.

 

<Article 2 [24]> Deuxiиmement : il semble que les damnйs en enfer se rйjouissent et sont consolйs par les peines de leurs ennemis qu’ils voient punis en enfer avec eux.

         Car, а propos de ce passage d’Is 14, 9 : Tous les princes de la terre se sont levйs de leurs trфnes, la glose de Jйrфme dit que «c’est un rйconfort pour les mйchants de voir leurs ennemis partager leurs peines».

         Cependant, toute joie diminue la douleur, comme le montre clairement le Philosophe, Йthique, VII. Or, la douleur des damnйs est limitйe en intensitй. Les ennemis d’un damnй en enfer pourraient donc кtre multipliйs au point que sa douleur soit entiиrement enlevйe, ce qui est contraire а la justice divine.

         Rйponse. Rien n’empкche que la mкme chose, selon des points de vue diffйrents, soit а la fois dйlectable et triste. Cependant, elle est dite simplement telle chose selon ce qui l’emporte en elle ; mais elle est appelйe telle chose par accident selon ce qui est moindre en elle. Il faut donc dire que la peine d’un ennemi, considйrйe par celui qui est en enfer, comporte quelque chose de dйlectable et quelque chose d’attristant. Elle a quelque chose de dйlectable pour autant que la volontй du damnй s’accomplit par le mal de son ennemi : en effet, les damnйs descendent en enfer avec leurs armes, c’est-а-dire avec leur sentiments mauvais, comme il est dit en Ez 32, 27. Mais, d’un autre cфtй, elle a quelque chose d’attristant pour deux raisons. Premiиrement, pour autant que, par la peine d’un ennemi, s’accomplit la justice divine, que les damnйs en enfer haпssent et blasphиment, selon ce que dit Ap 16, 9 : Les hommes ont brыlй d’une chaleur torride et ont blasphйmй le nom du Seigneur. Deuxiиmement, en raison du ver de leur conscience : en effet, leurs mauvaises affections demeurent pour qu’ils en souffrent cependant comme punition, et non comme purification, selon ce que dit Sg 5, 3 : Leurs esprits se repentent et gйmissent d’angoisse. Ainsi, comme les pйnitents en cette vie souffrent et se rйjouissent de leur souffrance, de mкme les damnйs en enfer se rйjouissent des peines de leurs ennemis, et cependant souffrent davantage de cette joie, principalement s’ils ont йtй la cause de damnation.

         Par cela, la rйponse а ce qui est objectй en sens contraire est claire.

 

<Question 11> [Sur le corps]

<Article unique [25]> Ensuite, on a demandй, а propos du sexe du corps de l’homme, si autant d’hommes que de femmes seraient nйs, si le premier homme n’avait pas pйchй.

         Et il semble que oui. En effet, «au paradis oщ, selon Augustin, le lit conjugal aurait йtй immaculй et les noces honorables», personne n’aurait pratiquй la continence, mais tous auraient fait usage du mariage afin d’accomplir le prйcepte donnй par le Seigneur aux premiers hommes : Croissez, multipliez-vous et remplissez la terre, comme on lit dans Gn 1, 28. Or, dans l’йtat d’innocence, aucun homme n’aurait eu plusieurs йpouses, ni aucune femme plusieurs maris, et personne n’aurait subi la mort. Il en dйcoule donc que naоtraient autant d’hommes que de femmes.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Grйgoire, Morales, IV, sur ce passage : Maintenant, je garderais silence en dormant : «Si la pourriture du pйchй n’avait pas corrompu le premier pиre, il n’aurait jamais engendrй des fils de la gйhenne, mais seuls seraient nйs ceux qui maintenant ont йtй choisis afin d’кtre sauvйs par le Rйdempteur.» Or, ceux qui doivent кtre maintenant sauvйs ne sont pas des hommes et des femmes en nombre йgal. Dans l’йtat d’innocence non plus ne seraient donc pas nйs des hommes et des femmes en nombre йgal.

         Rйponse. Si Adam n’avait pas pйchй ni personne de sa descendance, il semble bien qu’il faille concйder qu’autant d’hommes que de femmes seraient nйs, comme la raison le montre.

         А ce qui est objectй en sens contraire, on peut rйpondre que, puisque le nombre des йlus n’est certain que pour Dieu, il est incertain que les hommes et les femmes auraient йtй sauvйs en nombre inйgal ou en nombre йgal. Mais si l’on suppose que les hommes et les femmes ne sont pas sauvйs en nombre йgal, on peut dire que, lorsqu’on dit : «Ceux qui doivent кtre sauvйs par le Rйdempteur, etc.», le pronom n’est pas une indication de personne, mais [une indication] simple, comme lorsqu’on dit : «Cette herbe pousse dans mon jardin», au sens oщ cela ne veut rien dire d’autre que ceux qui doivent кtre sauvйs seraient nйs de lui, car personne en naissant ne recevrait de lui la cause de sa damnation. Mais on ne peut pas dire qu’il y aurait eu le mкme nombre d’hommes que ceux qui naissent maintenant. En effet, il est clair qu’on ne peut pas dire qu’il y a un nombre йgal d’hommes s’ils naissent d’un autre pиre ou d’une autre mиre. Or, comme nombreux sont ceux qui ont eu de plusieurs йpouses des fils qui sont sauvйs, si dans l’йtat d’innocence il n’y avait pas eu une pluralitй d’йpouses, il serait impossible que le mкme nombre d’hommes soient nйs, qui maintenant sont sauvйs.

 

<Question 12> [Sur l’acte de l’homme]

         Ensuite, on a posй des questions sur les actes communs а tous les hommes : premiиrement, а propos de la conscience ; deuxiиmement, de la pйnitence.

         А propos du premier point, deux questions ont йtй posйes. Premiиrement, est-ce que la conscience peut errer ? Deuxiиmement, est-ce que la conscience erronйe oblige ?

 

<Article 1 [26]> Premiиrement : il semble que la conscience ne puisse errer.

         <1> La Glose dit, а propos de Rm 2, 14‑15, que la conscience est la loi de notre intellect, qui est la loi de la nature. Or, la loi naturelle ne peut errer. Donc, la conscience non plus.

         <2> Basile dit que «la conscience est une norme naturelle du jugement». Or, une norme naturelle ne peut errer, comme cela est clair pour les premiers principes indйmontrables, dont l’homme juge naturellement. La conscience ne peut donc pas errer.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit le Seigneur en parlant а ses disciples en Jn 16, 2 : L’heure vient oщ tous ceux qui vous auront tuйs estimeront avoir servi Dieu. Or, ceci ne peut кtre le cas que d’une conscience qui erre. La conscience peut donc errer.

         Rйponse. La conscience, comme son nom mкme le laisse entendre, comporte l’application de la science ou de la connaissance humaine а un acte particulier. Or, toute connaissance que l’homme possиde, il peut l’appliquer, qu’il s’agisse de la mйmoire, comme lorsqu’on dit qu’un homme a une conscience qui tйmoigne qu’il a fait ou non telle chose, ou qu’il s’agisse d’une science universelle ou particuliиre, par laquelle l’homme peut savoir si quelque chose doit кtre fait ou non. Et, selon cette acception, on dit que la conscience incite ou empкche.

         Or, il est clair que, si nous prenons en considйration les diverses connaissances de l’homme, il peut y avoir erreur dans l’une et, dans l’autre, non. En effet, sur les premiers principes connus naturellement, qu’ils soient spйculatifs ou pratiques, personne ne peut errer, comme sur ceci : «Le tout est plus grand que la partie», ou : «Il ne faut faire de tort а personne.» Mais, dans les autres connaissances humaines plus particuliиres, qu’elles se rapportent а la partie sensitive, а la raison infйrieure, qui porte sur les choses humaines, ou а la raison supйrieure, qui porte sur les choses divines, l’erreur peut survenir de multiples faзons.

         Or, il est clair que, dans l’application des multiples connaissances а un acte, l’erreur survient, quelle que soit la connaissance erronйe, comme il est clair qu’une faussetй survient dans la conclusion, quelle que soit la prйmisse erronйe. Ainsi donc, bien qu’il n’existe pas d’erreur dans la connaissance des premiers principes du droit naturel, cependant, parce qu’une erreur peut survenir dans les autres principes du droit humain ou divin, la conscience de l’homme peut errer, comme il est clair que l’hйrйtique qui ne veut jamais faire serment en conscience a une conscience erronйe, parce qu’il croit que tout serment est contraire а un commandement de Dieu, bien qu’il n’erre pas par le fait d’estimer que rien de contraire а un commandement de Dieu ne doit кtre fait.

         <1> Les principes particuliers tiennent des principes universels leur capacitй de conclure. Ainsi, la conclusion est attribuйe aux principes premiers comme un effet l’est а la cause premiиre. Et, pour la mкme raison, parce que la capacitй de la conscience dйpend principalement des principes du droit naturel comme de [principes] premiers et connus par eux-mкmes, la conscience est appelйe principalement une loi naturelle ou mкme une norme naturelle.

         <2> Par cela est claire la solution au second argument.

 

<Article 2 [27]> Deuxiиmement : il semble que la conscience erronйe n’oblige pas sous peine de pйchй.

         <1> Comme le dit Augustin, Contre Faustus, XXII, «tout pйchй est contre la loi йternelle, qui est la loi de Dieu». Or, parfois la conscience erronйe interdit ce qui n’est pas contraire а la loi de Dieu, comme cela est clair pour les hйrйtiques qui, parce que leur conscience erronйe l’interdit, ne veulent pas prкter serment, manger de la viande ou boire du vin. Ce n’est donc pas un pйchй pour eux s’ils agissent ainsi contre leur conscience. Et ainsi, la conscience erronйe n’oblige pas sous peine de pйchй.

         <2> De plus, la conscience erronйe parfois dicte а l’homme de faire ce qui est contraire а la loi de Dieu, comme la conscience erronйe de l’hйrйtique lui dicte de prкcher contre la foi catholique. Or, en agissant contre la loi de Dieu, il pиche mortellement. Si donc, en agissant contre sa conscience erronйe, il pйchait mortellement, il en dйcoulerait qu’il y aurait pйchй des deux cфtйs, soit qu’il prкche contre la loi de Dieu, soit [qu’il ne le fasse] pas. Et ainsi, il serait dans la perplexitй, ce qui semble ne pas convenir, car il suivrait ce qui ne lui apparaоtrait pas comme la voie du salut, alors qu’elle est accessible а tous par la pйnitence en cette vie. La conscience erronйe n’oblige donc pas.

         Cependant, а propos de ce qui est dit en Rm 14, 23 : Tout ce qui ne procиde pas de la foi est pйchй, la Glose dit que «celui qui agit contre sa conscience bвtit en vue de la gйhenne».

Rйponse. Alors qu’un acte reзoit son espиce de son objet, il ne reзoit pas son espиce de la matiиre de l’objet, mais de ce qui en fait un objet, comme la vision de la pierre ne reзoit pas l’espиce de la pierre, mais [l’espиce] de ce qui est colorй, qui est par soi l’objet de la vision. Or, tout acte humain a un caractиre peccamineux ou mйritoire par le fait qu’il est volontaire. Or, l’objet de la volontй, entendue selon ce qu’elle est en propre, est le bien apprйhendй. Ainsi, l’acte humain est estimй vertueux ou vicieux selon le bien apprйhendй, vers lequel la volontй se porte par elle-mкme, et non selon l’objet qui est la matiиre de l’acte. Comme lorsque quelqu’un, croyant tuer son pиre, tue son serviteur (servum), il encourt le pйchй de parricide ; et, en sens contraire, si un chasseur, croyant tuer un cerf (cervum), en prenant les prйcautions nйcessaires, tue par accident son pиre, il est exempt du crime de parricide.

         Si donc quelque chose qui n’est pas par soi-mкme contraire а la loi de Dieu, comme prendre une paille а terre ou faire serment, est apprйhendй par la conscience errante comme йtant contre la loi de Dieu et que la volontй s’y porte, il est clair que la volontй se porte, а parler en soi et de maniиre formelle, vers ce qui est contraire а la loi de Dieu, mais matйriellement vers ce qui n’est pas contre la loi de Dieu, peut-кtre mкme vers ce qui est conforme а la loi de Dieu. Et ainsi, il est clair qu’il y a lа mйpris de la loi de Dieu, et c’est pourquoi il est nйcessaire qu’il y ait lа pйchй.

         Il faut donc dire que toute conscience, qu’elle soit droite ou erronйe, qu’il s’agisse de ce qui est mal en soi ou de ce qui est indiffйrent, oblige, de sorte que si quelqu’un agit contre sa conscience, il pиche.

         <1> Bien que l’hйrйtique qui prкte serment, en agissant contre sa conscience erronйe, n’agisse pas contre la loi de Dieu а parler matйriellement, cependant, а parler formellement, il agit contre la loi de Dieu, comme on l’a montrй.

         <2> Si sa conscience dicte а quelqu’un de faire ce qui est contre la loi de Dieu, s’il ne le fait pas, il pиche, et, de mкme, s’il le fait, il pиche, parce que l’ignorance du droit n’excuse pas d’une faute, а moins qu’il ne s’agisse d’ignorance invincible (comme dans le cas des fous furieux et des dйments), laquelle excuse entiиrement. Toutefois, il n’en dйcoule pas qu’il est tout simplement perplexe, mais [qu’il l’est] de maniиre relative : en effet, il peut йcarter sa conscience erronйe et, alors, en agissant selon la loi de Dieu, il ne pиche pas. Mais il n’est pas contradictoire que, dans une situation donnйe, un homme soit perplexe, comme le prкtre qui est tenu de chanter [une messe], s’il est en йtat de pйchй, pиche en chantant et en ne chantant pas ; cependant, il n’est pas perplexe simplement, car il peut faire pйnitence et chanter sans pйchй. Comme, dans les syllogismes, «lorsqu’une chose ne convient pas, d’autres choses [qui ne conviennent pas] en dйcoulent», comme il est dit dans Physique, I.

 

<Question 13> [Sur la pйnitence]

         Ensuite, on a posй des questions sur la pйnitence.

         А ce propos, deux questions ont йtй posйes. Premiиrement, si un prкtre dit а un pйnitent : «Que tout ce qui tu as fait de bien serve а la rйmission de tes pйchйs», s’agit-il d’une satisfaction sacramentelle ? Deuxiиmement, si quelqu’un a omis de dire l’office divin alors qu’il y est tenu, doit-on lui imposer une autre pйnitence pour une telle omission, ou doit-on lui imposer de reprendre ce qu’il a omis ?

 

<Article 1 [28]> Premiиrement : il semble que la satisfaction imposйe ne soit pas sacramentelle.

         En effet, la satisfaction sacramentelle oblige а quelque chose. Or, celui а qui le mode de satisfaction mentionnй est imposй n’est obligй а rien. Il semble donc que ce ne soit pas une satisfaction sacramentelle.

         Cependant, il semble que soit une satisfaction sacramentelle celle en vertu de laquelle un homme n’est tenu а rien d’autre, une fois qu’elle a йtй accomplie. Or, le pйnitent а qui une satisfaction est ainsi enjointe par un prкtre n’est tenu d’accomplir rien d’autre, puisque rien d’autre ne lui est ordonnй. Cette satisfaction est donc sacramentelle.

         Rйponse. Il faut recourir ici а une quadruple distinction. Premiиrement, en effet, il faut prendre en considйration que le pйcheur est dйbiteur d’une certaine satisfaction de deux maniиres : d’une maniиre, par l’ordre du prкtre ; d’une autre maniиre, en vertu du pйchй commis. Ainsi, s’il arrive qu’un prкtre impose а un pйnitent une satisfaction infйrieure а celle а laquelle il est obligй en raison de la grandeur de son pйchй, une fois soustrait ce qui lui est remis en vertu des clйs et de la contrition prйcйdente, le pйnitent est nйanmoins obligй а quelque chose de plus, ce pour quoi il satisfera au purgatoire, s’il ne le fait pas en cette vie. Et inversement, si le prкtre impose une pйnitence plus grande que celle que le pйnitent est tenu d’accomplir, une fois estimйe la rйmission qui est faite en vertu des clйs et de la contrition prйcйdente, le pйnitent est nйanmoins tenu de faire ce qui lui a йtй ordonnй, s’il en a la capacitй. — En deuxiиme lieu, il faut prendre en considйration que l’acte que quelqu’un accomplit en raison de l’ordre du prкtre a une double valeur pour le pйnitent : d’une maniиre, par la nature de l’acte ; d’une autre maniиre, en vertu des clйs. En effet, comme la satisfaction imposйe par le prкtre qui absout est une partie de la pйnitence, il est clair qu’agit en elle la puissance des clйs, de sorte qu’elle vaut plus pour l’expiation du pйchй que si l’homme accomplissait la mкme action de son propre arbitre. — Troisiиmement, il faut prendre en considйration que la satisfaction sert а deux choses : en effet, elle sert а l’expiation de la faute passйe ; elle sert aussi а se prйserver de la faute future, comme lorsqu’un homme jeыne, il lui est donnй par lа un remиde contre les dйsirs futurs de la chair. — De mкme, en quatriиme lieu, faut-il prendre en considйration que le prкtre peut imposer une satisfaction au pйnitent soit par son propre arbitre, soit aussi sur le conseil d’un autre.

         Il faut donc dire que, de mкme que le prкtre peut imposer une satisfaction au pйnitent selon le jugement d’un autre, de mкme aussi selon le jugement du pйnitent, comme lorsqu’il dit : «Fais cela, si tu le peux ; et si tu ne le peux pas, fais cela.» Et il semble que ce soit la mкme chose lorsque le prкtre dit : «Que tout ce tu as fait de bien serve а la rйmission de tes pйchйs.» Mais il semble plutфt convenable que le prкtre ne charge pas le pйnitent d’un fardeau de satisfaction trop lourd, car, comme un petit feu est facilement йteint par le bois qu’on met dessus, de mкme il pourrait arriver qu’un petit dйsir de contrition йveillй chez le pйnitent soit йteint par la lourdeur du fardeau de la satisfaction а cause du dйsespoir du pйnitent. Il est donc mieux que le prкtre indique au pйnitent quelle pйnitence devrait lui кtre imposйe pour ses pйchйs, et lui impose nйanmoins quelque chose que le pйnitent peut porter d’une maniиre supportable, qu’en l’accomplissant, il s’habitue а accomplir de plus grandes choses que le prкtre n’aura pas tentй de lui imposer. Et ce que [le pйnitent] fait en excйdent de ce qui lui a йtй imposй reзoit une plus grande puissance d’expiation de la faute passйe en vertu de l’injonction gйnйrale par laquelle le prкtre dit : «Que tout ce que tu auras fait de bien serve а la rйmission de tes pйchйs» (c’est donc de maniиre louable que cela a coutume d’кtre dit par de nombreux prкtres), bien que cela n’ait pas une plus grande puissance pour remйdier а une faute а venir. Et, de ce point de vue, une telle satisfaction est sacramentelle, pour autant que, par le pouvoir des clйs, elle peut expier la faute commise.

         Par lа, la rйponse aux objections est claire.

 

<Article 2 [29]> Deuxiиmement : il semble qu’on doive ordonner а celui qui a omis de dire un office de le rйpйter.

         En effet, celui qui est tenu d’accomplir quelque chose de particulier ayant un caractиre de dette ne peut кtre libйrй que s’il acquitte cette mкme dette. Si donc quelqu’un йtait tenu [d’accomplir] cette obligation, а savoir, dire l’office divin, il semble qu’il ne pourrait кtre absous sans acquitter cette dette.

         Cependant, «les pйnitences dйpendent du jugement [du prкtre]». Pour un tel pйchй d’omission, n’importe quelle peine peut donc кtre imposйe selon le jugement du prкtre.

         Rйponse. Il y a quelque chose de commun а tout office divin : ce qui se rapporte а la louange de Dieu et aux suffrages des fidиles. Mais un office se distingue d’un autre par la diversitй des moments et des lieux. En effet, il a йtй raisonnablement йtabli que Dieu soit louй de maniиre diffйrente selon la convenance des moments et des lieux.

         C’est pourquoi, de mкme que, dans l’accomplissement des offices divins, il faut observer la convenance du lieu, de mкme faut-il [observer] la convenance du moment, qui ne pourrait кtre observйe s’il fallait imposer а celui qui les a omises de dire les heures qu’il a omises. En effet, il dirait peut-кtre а complies : «Alors que s’est levй l’astre de lumiиre», et, au temps pascal, il dirait l’office de la passion du Seigneur, ce qui est absurde. Et ainsi il ne semble pas qu’il faille imposer а celui qui a omis un office divin de rйpйter les mкmes heures, mais quelque chose qui se rapporte а la louange divine, par exemple, qu’il dise les sept psaumes, ou un psautier, ou quelque chose de plus selon l’importance de la faute.

         А ce qui est objectй en sens contraire, il faut rйpondre que, une fois passй le moment appropriй d’un office, il est incapable d’acquitter [sa dette] ; c’est pourquoi, parce qu’il ne peut le faire, une autre pйnitence doit lui кtre imposйe.

 

<Question 14> [Sur la crйature purement corporelle]

         Ensuite, on a posй des questions sur la crйature purement corporelle

         А ce propos, deux questions ont йtй posйes. Premiиrement, au sujet de l’arc-en-ciel, qu’on appelle «iris», est-il le signe qu’il n’y aura plus de dйluge ? Deuxiиmement, peut-on prouver de maniиre dйmonstrative que le monde n’est pas йternel ?

 

<Article 1 [30]> Premiиrement : il semble que l’arc-en-ciel ne soit pas le signe qu’il n’y aura plus de dйluge.

         <1> En effet, ce qui semble se produire par une nйcessitй de la nature ne semble pas avoir йtй йtabli pour signifier quelque chose. Or, l’arc-en-ciel vient d’une nйcessitй en raison de l’opposition du soleil par rapport aux nuages pleins de rosйe. Il ne semble donc pas que ce soit le signe qu’il n’y aura plus de dйluge.

         <2> De plus, ces apparitions dans l’air, tels l’»iris» et le halo, c’est-а-dire un cercle autour du soleil et de la lune, et les autres choses de ce genre, sont causйes principalement par les vapeurs humides qui se trouvent dans l’air, dont proviennent les pluies qui causent le dйluge. L’apparition de l’«iris» est donc davantage le signe d’un dйluge а venir que de ce qu’il n’y aura plus de dйluge.

<3> De plus, s’il est le signe qu’il n’y aura plus de dйluge, ou bien il est le signe qu’il n’y aura jamais de dйluge, ou bien il est le signe qu’il n’y aura pas de dйluge jusqu’а un certain moment. S’il est le signe qu’il n’y aura jamais de dйluge, il n’aurait pas йtй nйcessaire qu’il apparaisse plus d’une fois. Mais s’il est le signe qu’il n’y aura pas de dйluge jusqu’а un certain moment, il faudrait que le moment soit dйterminй, alors qu’il ne peut кtre dйterminй ni par une autoritй de l’Йcriture, ni par la raison humaine. Ce signe est donc donnй en vain.

Cependant, s’oppose а cela ce qui est dit en Gn 9, 13 : Je mettrai mon arc dans les nuйes, et il sera un signe d’alliance entre moi et la terre. Puis il est dit plus loin : Et il n’y aura plus de dйluge qui dйtruira toute chair.

Rйponse. Dans ce qui est dit dans l’Ancien Testament, il faut d’abord relever la vйritй littйrale. Mais comme l’Ancien Testament est la figure du Nouveau, souvent certaines choses sont proposйes dans l’Ancien Testament de sorte que la maniиre mкme de parler indique que cela est la figure de quelque chose.

Il faut donc dire que, parce qu’il y a beaucoup de causes des choses qui sont cachйes et que les effets ne sont pas plus clairs, les effets sont exprimйs en dйsignant les causes. Or, il faut considйrer que la cause efficiente des pluies est le soleil, mais [la cause] matйrielle, la vapeur humide qui s’йlиve de la terre et des eaux par la puissance du soleil. Or, ces deux choses peuvent кtre disposйes de trois maniиres. En effet, parfois la chaleur du soleil l’emporte totalement sur les vapeurs et les dessиche, et alors les pluies ne peuvent en dйcouler ; ainsi, en Йgypte et dans les pays trиs chauds, il n’y a pas de pluies, et, en йtй, en raison de la proximitй du soleil, les pluies sont plus rares, mais en hiver elles sont plus frйquentes. Mais parfois, c’est le contraire : la puissance du soleil est suffisante pour produire des vapeurs en abondance, mais elle ne peut les dessйcher, et alors il y a une surabondance de pluies, qui est la cause d’un dйluge. Mais parfois, [la puissance du soleil] est intermйdiaire, de sorte que la puissance du soleil ne produit pas seulement l’йlйvation de vapeurs, mais aussi l’emporte sur elles ; ainsi elles ne se multiplient pas au point d’entraоner un dйluge, ou mкme que les vapeurs en soient dessйchйes et qu’il n’en dйcoule pas de pluies.

L’«iris» est causй par cette disposition ou ce rapport intermйdiaire du soleil avec les vapeurs : il n’apparaоt pas lorsque les vapeurs sont totalement dessйchйes, pas plus que lorsqu’elles surabondent dans l’air. C’est pourquoi l’«iris» est le signe qu’il n’y aura pas de dйluge, pour autant qu’il vient d’une cause qui s’oppose au dйluge. C’est pourquoi l’Йcriture utilise une telle maniиre de parler, car, par l’«iris» le Christ est signifiй, par lequel nous sommes protйgйs d’un dйluge spirituel.

<1> L’«iris» provient naturellement de causes qui s’opposent au dйluge ; c’est pourquoi on dit que l’«iris» est un signe qu’il n’y aura plus de dйluge.

<2> L’«iris» peut signifier des pluies, mais non pas surabondantes au point qu’elles provoquent un dйluge.

<3> L’«iris» qui apparaоt une fois signifie qu’il n’y aura pas de dйluge aussi longtemps que le soleil et les vapeurs se maintiendront dans la mкme disposition ; c’est pourquoi il n’est pas superflu qu’il apparaisse frйquemment.

 

<Article 2 [31]> Deuxiиmement : il semble qu’on puisse prouver de maniиre dйmonstrative que le monde est йternel.

         <1> En effet, si le monde йtait йternel, on ne pourrait compter le nombre d’annйes depuis le dйbut du monde. Or, ce nombre est inscrit sur le cierge pascal. Ainsi donc, on ne pourrait bйnir le cierge pascal dans l’Йglise.

         <2> De plus, les йpactes sont calculйes selon la croissance des annйes lunaires par rapport aux annйes solaires. Or, une telle croissance ne pourrait кtre calculйe si le monde n’йtait pas йternel. Le monde n’est donc pas йternel. On peut donc dйmontrer que le monde n’est pas йternel.

         Cependant, ce qui relиve de la foi ne peut кtre dйmontrй, car la foi porte sur ce qui n’est pas visible, comme il est dit en He 11, 1. Or, que le monde ait йtй crйй depuis un certain commencement dans le temps est un article de foi. C’est pourquoi il a йtй prophйtiquement dit par Moпse : Au commencement, Dieu crйa le ciel et la terre (Gn 1, 1), comme le dit Grйgoire dans sa premiиre homйlie sur Ezйchiel. On ne peut donc prouver de maniиre dйmonstrative que le monde n’est pas йternel.

         Rйponse. Ce qui dйpend de la simple volontй divine ne peut кtre dйmontrй de maniиre dйmonstrative, car, comme il est dit en 1 Co 2, 11, ce qui relиve de Dieu, personne ne le connaоt, sinon l’Esprit de Dieu. Or, la crйation du monde ne dйpend d’aucune autre cause que de la seule volontй de Dieu. Ainsi, ce qui se rapporte au commencement du monde ne peut кtre prouvй de maniиre dйmonstrative, mais est tenu par la seule foi et a йtй prophйtiquement rйvйlй par l’Esprit Saint, comme l’ajoute l’Apфtre aprиs les paroles mentionnйes : Dieu nous l’a rйvйlй par l’Esprit Saint.

         Or, l’on doit йviter avec grand soin d’avoir la prйsomption de donner des dйmonstrations de ce qui relиve de la foi pour deux raisons. Premiиrement, parce qu’on dйroge ainsi а l’excellence de la foi, dont la vйritй dйpasse toute raison humaine, selon ce que dit Si 3, 25 : Bien des choses qui dйpassent l’entendement de l’homme t’ont йtй montrйes. Or, ce qui peut кtre dйmontrй est soumis а la raison humaine. Deuxiиmement, parce que ces arguments sont souvent frivoles, ils fournissent aux infidиles une occasion de dйrision, alors qu’ils pensent que nous donnons notre assentiment а ce qui relиve de la foi pour de telles raisons.

         Et cela apparaоt de maniиre expresse dans les arguments qui sont prйsentйs ici, qui sont risibles et d’aucun poids.

<1> En effet, ce qui est dit du cierge pascal dans le premier [argument] n’a aucune valeur, si ce n’est en vertu d’une autoritй. Or, prouver par une autoritй, ce n’est pas prouver de maniиre dйmonstrative, mais accorder foi ou donner une opinion. Toutefois, l’autoritй de la Sainte Йcriture serait plus forte que celle du cierge pascal, surtout que le cierge pascal peut кtre bйni sans qu’on y inscrive les annйes du monde, car une telle inscription sur le cierge pascal n’est pas nйcessaire. C’est pourquoi, dans beaucoup de rйgions, ce n’est pas la coutume d’йcrire quelque chose sur le cierge pascal.

         <2> Ce qui est prйsentй dans le deuxiиme [argument] est aussi risible. En effet, la croissance des annйes lunaires par rapport aux annйes solaires n’est pas calculйe depuis le commencement du monde, mais depuis un moment dйterminй, par exemple, depuis une opposition du soleil et de la lune, ou depuis une conjonction, ou depuis un moment de ce genre, comme cela est le cas pour tous les autres calculs astronomiques.

 

 

QUODLIBET 6 : [Sur Dieu, l’ange, l’homme et sur les crйatures purement corporelles]

 

<ou>

 

<Quodlibet de Noлl> <1270>

 

         On a posй des questions sur Dieu, l’ange, l’homme et les crйatures purement corporelles.

 

<Question 1> [Sur Dieu]

<Article unique [1]> А propos de Dieu, on a posй une seule question : est-ce que l’unitй d’essence fait nombre avec l’unitй de personne ?

         En effet, il y a trois personnes divines. Si donc l’unitй d’essence faisait nombre avec l’unitй de la personne, il en dйcoulerait qu’il y a «quaternitй» en Dieu, ce qui est hйrйtique. L’unitй d’essence ne fait donc pas nombre avec l’unitй de personne.

         Cependant, si l’unitй d’essence est exactement la mкme chose que l’unitй de personne, ne faisant pas nombre avec celle-ci, il en dйcoulerait que lorsqu’on attribue quelque chose а n’importe qui [en Dieu], tout le reste lui est attribuй. Or, l’unitй d’essence est attribuйe aux trois personnes : nous disons en effet que le Pиre, le Fils et le Saint-Esprit sont une seule rйalitй [unum]. L’unitй personnelle leur sera donc attribuйe, et l’on dira que le Pиre, le Fils et le Saint-Esprit ne font qu’un seul [unus], ce qui est manifestement faux.

         Rйponse. Autant toute chose chose est une, autant elle est кtre, de sorte que l’кtre et l’un sont convertibles. Or, toute chose n’est кtre que par sa forme, de sorte que toute chose a une unitй par sa forme. De lа vient que la comparaison d’une forme а une autre est la mкme comparaison que celle d’une unitй а une autre. Or, Dieu est formellement Dieu par son essence, et la propriйtй personnelle est comme une forme constitutive de la personne, qui est rйellement distinguйe d’une autre personne en raison d’une opposition relative. Mais la propriйtй personnelle n’est pas rйellement distincte de l’essence, autrement il en dйcoulerait qu’il y aurait en Dieu composition et que quelque chose lui adviendrait par mode d’accident, car tout ce qui hors de l’essence d’une chose lui advient accidentellement. Toutefois, la propriйtй personnelle diffиre de l’essence selon la maniиre de comprendre et de signifier, car l’essence se dit d’une maniиre absolue, mais la propriйtй personnelle comporte une relation. Il est donc clair que la personne ne fait pas nombre avec l’unitй d’essence comme si elle diffйrait rйellement d’elle, mais seulement selon la maniиre de comprendre.

         Et par cela la rйponse aux objections est claire.

         <1> Car la premiиre se fondait sur une diffйrence rйelle ; parce qu’il n’en existe pas en Dieu entre l’unitй d’essence et [l’unitй] de personne, il ne peut pas y avoir «quaternitй» en Dieu.

         <2> Mais la seconde s’appuyait sur la diffйrence qui provient de la maniиre de comprendre et de signifier, d’oщ vient que nous disons que le Pиre, le Fils et le Saint-Esprit sont une seule rйalitй [unum], mais ne sont pas un seul [unus].

 

<Question 2> [Sur les anges]

         Ensuite, on posait deux questions sur les anges. Premiиrement, а propos de leur action, est-ce qu’ils font tout ce qu’ils font par le commandement de leur volontй ? Deuxiиmement, а propos de leur lieu, est-ce qu’ils peuvent кtre dans la partie convexe du ciel empyrй, question qu’on posait aussi а propos des corps glorieux ?

 

<Article 1 [2]> Premiиrement : il semble que l’ange ne fasse pas tout ce qu’il fait par le commandement de sa volontй.

         <1> En effet, la volontй entretient un rapport d’йgalitй avec ce qui est proche et ce qui est loin. Si donc l’ange agissait seulement par le commandement de sa volontй, il en dйcoulerait que cela ne ferait pas de diffйrence, pour que l’ange fasse quelque chose, que ce sur quoi il agit soit proche ou lointain. Et ainsi, il ne serait jamais nйcessaire qu’il descende du ciel sur la terre pour faire quelque chose, ce qui est contre l’enseignement de la Sainte Йcriture.

         <2> Du point de vue de la volontй, l’unitй et la multitude ne font aucune diffйrence. En effet, de mкme que quelqu’un peut vouloir mouvoir une chose, de mкme il peut vouloir mouvoir plusieurs choses, ou mкme tout l’univers. Si donc l’ange agissait par le seul commandement de sa volontй, il en dйcoulerait qu’il pourrait mouvoir tout l’univers, ce qui est impossible, puisqu’il est lui-mкme une partie de l’univers. L’ange n’agit donc pas par le seul commandement de sa volontй.

         Cependant, toute action provient d’une certaine puissance. Or, chez l’ange, il n’y a pas d’autre puissance que son intelligence et sa volontй. Or, l’intelligence n’agit que par la volontй. Toute action de l’ange vient donc du commandement de sa volontй.

         Rйponse. Toute action de n’importe quelle chose ne s’exerce que par la forme de sa nature, car, mкme si certaines formes accidentelles sont les principes des actions d’une chose, il faut que ces actions soient rattachйes а la forme spйcifique de la chose qui agit comme а leur premier principe, comme l’action de la chaleur du feu se rattache comme а son premier principe а sa forme substantielle, qui est aussi le principe de tous les accidents propres au feu. Et ainsi, il en va autrement des actions d’une chose qui possиde une nature simple, et des actions d’une chose qui possиde une nature composйe. En effet, s’il existe quelque chose dont la nature est simple, toute son action suivra ce qui est propre et conforme а cette nature, ce qui ne se produit pas si sa nature est composйe. En effet, toute action du feu dйcoule de ce qui est propre а la nature du feu, mais, dans le couteau chauffй, il existe une certaine action qui n’appartient pas а ce qui est propre au feu, а savoir, l’action de couper.

         Et c’est cela qu’il faut prendre en compte dans les substances spirituelles. En effet, l’вme humaine n’est pas totalement intellect, mais elle participe а l’intellectualitй. Il y a donc en elle une certaine puissance et une certaine action qui ne relиvent pas de la nature intellectuelle, comme cela est surtout clair dans ce qui relиve de l’вme vйgйtative. Or, l’ange a une nature totalement intellectuelle. Il faut donc que toutes ses actions relиvent de l’intellect. C’est pourquoi le bienheureux Denys dit, Les noms divins, IV, que «les anges possиdent des substances, des puissances et des opйrations intellectuelles». Or, l’intellect n’agit que par l’intermйdiaire de la volontй, car le mouvement de la volontй est une inclination qui suit une forme intelligйe. Il faut donc que tout ce que l’ange fait, il le fasse par le commandement de sa volontй.

         Toutefois, il faut considйrer que, puisque la puissance est а mi-chemin entre l’essence et l’opйration, il faut que la puissance et l’opйration de toute chose soient proportionnйes а son essence. Ainsi, comme la puissance d’un ange supйrieur, dont l’essence est plus noble, est plus efficace pour intelliger, de mкme aussi [en est-il] de son action sur les choses extйrieures. Et, de ce point de vue, l’action de l’ange est limitйe а un effet, car il ne possиde ni une puissance ni une essence infinies.

         <1> L’action de la volontй angйlique s’enracine dans son essence, de laquelle procиdent puissance et opйration. Mais il faut que ce qui meut soit uni au mobile qui est mы, comme on le lit dans Physique, VII. Il faut donc que la substance de l’ange soit unie d’une certaine maniиre aux choses qu’elle meut.

         <2> Parce que l’action de la volontй est limitйe selon le mode de l’essence, il n’est pas nйcessaire que l’ange puisse faire tout ce qu’il peut vouloir.

 

<Article 2 [3]> Deuxiиmement : il semble que l’ange ne puisse exister dans la partie convexe du ciel empyrй.

         <1> En effet, Anselme dit que «rien ne peut exister dans le nйant». Or, rien n’existe en dehors du ciel empyrй. L’ange ne peut donc exister dans la partie convexe du ciel empyrй : en effet, il existerait ainsi hors du ciel empyrй.

         <2> De mкme, il semble que le corps glorieux non plus ne puisse y exister. En effet, il est nйcessaire que tout corps existe dans un lieu. Or, il n’y a pas de lieu hors du ciel empyrй. Le corps glorieux ne peut donc exister hors du ciel empyrй.

         Cependant, si l’ange ou le corps glorieux ne peuvent y exister, c’est soit parce qu’ils ne peuvent y accйder, soit parce qu’ils ne peuvent pйnйtrer la profondeur du ciel empyrй, soit parce qu’ils ont besoin d’un lieu qui les contienne, soit parce qu’ils ont besoin de quelque chose pour les conserver. Or, toutes ces choses sont йloignйes de la perfection du corps glorieux et, encore bien davantage, de la condition des anges. Le corps glorieux et l’ange ne peuvent donc pas exister dans la partie convexe du ciel empyrй.

         Rйponse. Pour йclairer cette question, il faut dire que, chez les anciens, deux opinions йtaient les plus probables а propos du lieu. L’une йtait que le lieu est un espace ou des dimensions qui existent par eux-mкmes. Si cette opinion йtait vraie, il faudrait qu’un lieu appartienne а un corps du seul fait qu’il a des dimensions, dimensions qu’il lui est nйcessaire d’occuper. Or, cette opinion а propos du lieu est repoussйe par le Philosophe dans Physique, IV. L’autre opinion est la sienne : le lieu est la surface du corps qui le contient. Non pas qu’il appartienne au corps qui [le] contient de maniиre immйdiate, autrement il en dйcoulerait que le corps au repos ne serait pas toujours dans le mкme lieu, par exemple, lorsqu’un homme serait dans un fleuve dont l’йcoulement renouvellerait continuellement les diverses surfaces de l’eau autour de lui. Mais la surface du corps qui [le] contient de maniиre immйdiate fait qu’elle est un lieu en tant que premier contenant. Ainsi, le lieu apparaоt comme le mкme endroit par rapport au premier contenant, et, pour cette raison, le lieu est immobile, selon le Philosophe.

         Ainsi, selon cette opinion qui est vraie, la nйcessitй d’exister dans un lieu convient au corps par le fait qu’il dйpend du premier contenant (et, pour cette raison, le premier contenant n’est dans un lieu que par accident et selon ses parties, comme il est dit dans Physique, IV). Or, l’ange ne dйpend pas d’un premier contenant, et pas davantage le corps glorieux, qui est perfectionnй par l’вme en vertu de la jouissance bйatifique de Dieu. Ainsi, il n’est nullement nйcessaire que le corps glorifiй ou mкme l’ange existent dans la partie convexe du ciel empyrй.

         <1> Cette parole d’Anselme doit s’entendre de maniиre affirmative : en effet, il n’est pas possible que quelque chose existe dans le nйant comme dans un contenant. Mais cette interprйtation n’a pas de rapport avec ce qui est en cause.

         <2> Cet argument repose sur le corps qui dйpend d’un premier contenant.

 

<Question 3> [Sur le baptкme]

         Ensuite, il faut examiner ce qui se rapporte а l’homme : premiиrement, а propos des rйalitйs spirituelles ; deuxiиmement, а propos des rйalitйs corporelles.

         А propos des rйalitйs spirituelles, on a d.bord posй des questions sur les sacrements ; en deuxiиme lieu, sur les vertus ; en troisiиme lieu, sur les pйchйs.

         А propos des sacrements, on a posй deux questions au sujet du baptкme. Premiиrement, а propos de la nйcessitй du baptкme, est-ce que l’enfant qui naоt dans le dйsert oщ l’on ne peut trouver d’eau, et qui meurt sans avoir йtй baptisй, peut кtre sauvй dans la foi de sa mиre croyante ? Deuxiиmement, а propos de l’empкchement de mariage qui vient du baptкme, est-ce qu’un chrйtien, s’il baptise une juive а qui il avait d’abord promis de contracter mariage si elle йtait baptisйe, consomme le mariage en la connaissant charnellement par la suite ?

 

<Article 1 [4]> Premiиrement : il semble que l’enfant qui <est> nй dans le dйsert puisse кtre sauvй sans le baptкme dans la foi de ses parents.

         <1> En effet, la foi n’est pas moins efficace au temps de la grвce qu’au temps de la loi de nature. Or, «au temps de la loi de nature, les enfants йtaient sauvйs dans la foi de leurs parents», comme le dit Grйgoire. [Il en est] donc de mкme maintenant au temps de la grвce.

         <2> De plus, la voie du salut n’a pas йtй rendue plus йtroite pour les hommes par le Christ, puisque lui-mкme dit, Jn 10, 10 : Je suis venu pour qu’il aient la vie, et qu’ils l’aient plus abondamment. Or, avant l’avиnement du Christ, certains enfants йtaient sauvйs dans la foi de leurs parents. Encore bien davantage donc aprиs l’avиnement du Christ.

         Cependant, s’oppose а cela ce que le Seigneur dit en Jn 3, 5 : Si quelqu’un n’est pas nй а nouveau de l’eau et de l’Esprit Saint, il ne peut entrer dans le royaume des cieux.

         Rйponse. Personne ne peut кtre libйrй de la condamnation que le genre humain encourt en raison du pйchй du premier pиre, que par le Christ, qui seul est exempt de cette condamnation, de sorte qu’il lui soit incorporй comme un membre а la tкte.

         Or, cela peut se produire de trois faзons. Premiиrement, par la rйception du baptкme, selon Ga 3, 27 : Vous tous qui avez йtй baptisйs dans le Christ, vous avez revкtu le Christ. Deuxiиmement, par l’effusion du sang а cause du Christ, car par cela aussi on est rendu conforme а la passion du Christ, dont le baptкme tire son efficacitй. C’est pourquoi il est dit des martyrs, Ap 15, 14, qu’ils ont lavй leurs robes dans le sang de l’Agneau. De la troisiиme faзon, par la foi et l’amour, selon ce que dit Pr 15, 27 : Par la misйricorde et par la foi les pйchйs sont purifiйs, et Ac 15, 9 : En purifiant leurs cњurs par la foi, et le Christ habite dans nos cњurs par la foi, comme on le lit en Ep 3, 17. Aussi le baptкme lui-mкme est-il appelй le sacrement de la foi. On dit donc ainsi qu’il existe un triple baptкme : [un baptкme] d’eau, d’Esprit et de sang, car les deux autres supplйent le baptкme d’eau, pourvu qu’on ait le propos de recevoir un tel baptкme, de sorte que ce soit l’article de la nйcessitй, et non le mйpris de la religion, qui exclue le sacrement.

         Or, il est clair que, chez les enfants qui n’ont pas encore l’usage de la raison, il ne peut exister de mouvement de foi et d’amour, ou de propos de recevoir le baptкme ; c’est pourquoi ils ne peuvent кtre sauvйs que par le baptкme d’eau ou par le baptкme de sang, s’ils sont tuйs а cause du Christ, «devenant de ce fait non seulement des chrйtiens, mais des martyrs», comme le dit Augustin des Innocents.

         Il est ainsi clair que cet enfant qui meurt dans le dйsert sans baptкme n’obtient pas le salut.

         <1> Selon certains, au temps de la loi de nature, le seul mouvement de la foi chez les parents ne suffisait pas au salut des enfants, mais une certaine profession de foi par un signe sensible йtait requise. De cette faзon, ne diffйrait en rien ce qui йtait alors exigй de ce qui est maintenant exigй pour le salut, si ce n’est que maintenant ce signe sensible est dйterminй, mais qu’alors il йtait indйterminй et йtait exprimй comme on le voulait. L’opinion d’autres est que seul un mouvement intйrieur de foi rattachй au salut de l’enfant suffisait pour le salut de l’enfant. Toutefois, la puissance de la foi n’est pas diminuйe maintenant, mais le degrй de salut est accru, car ceux qui maintenant sont sauvйs par le Christ sont aussitфt introduits dans le royaume des cieux, ce qui n’йtait pas alors le cas. Il n’est donc pas inconvenant que quelque chose de plus soit requis pour cela, а savoir, le baptкme, comme il est dit en Jn 3, 5.

         <2> La voie du salut a йtй йlargie pour les hommes par le Christ en cela que la porte de la vie йternelle leur a йtй ouverte, qui auparavant йtait fermйe par le pйchй du premier homme.

 

<Article 2 [5]> Deuxiиmement : il semble qu’il ne puisse y avoir mariage entre un chrйtien et une juive baptisйe par lui, qu’il a connue charnellement aprиs lui avoir promis de contracter mariage.

         En effet, il est dit dans le Dйcret, XXX, q. 1, que «le fils d’un prкtre ne peut prendre comme йpouse une jeune fille que son pиre a baptisйe». А bien plus forte raison, donc, ne pourrait-il pas l’avoir comme йpouse si lui-mкme l’a baptisйe. Si donc un chrйtien a baptisй une juive, il ne peut la prendre comme йpouse.

         Cependant, selon le droit, lorsque, aprиs qu’une promesse verbale a йtй faite en paroles de contracter mariage dans l’avenir, suit l’union charnelle, le mariage est prйsumй d’une prйsomption de droit, contre laquelle on n’accepte pas de preuve. Or, c’est de cela qu’il est question ici. Il s’agit donc d’un vrai mariage.

         Rйponse. La parentй spirituelle empкche de contracter mariage et dirime [le mariage] dйjа contractй. Or, il est clair que, par le fait qu’un chrйtien baptise une juive, une parentй spirituelle est йtablie entre eux, car celle-ci devient sa fille spirituelle. Ainsi, il n’existe aucun mariage subsйquent, mкme si on le contracte expressйment par paroles portant sur le prйsent et mкme si une union charnelle en dйcoule.

         Par cela, la rйponse aux objections est claire. Car ce qui a йtй dit de la prйsomption de droit doit s’entendre du cas oщ n’intervient pas d’empкchement de mariage.

 

<Question 4> [Sur la foi]

         Ensuite, on s’est interrogй sur les vertus.

         Et premiиrement, sur la foi : est-ce que la certitude de l’adhйsion qui existe chez l’hйrйtique ou le mauvais catholique est un acte de la vertu de foi ? Deuxiиmement, sur certaines choses qui concernent la religion ou la latrie. Troisiиmement, sur certaines choses qui concernent la charitй.

 

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que la certitude de l’adhйsion chez l’hйrйtique ou le mauvais catholique soit un acte de la vertu de foi.

         <1> Selon le Philosophe, Йthique, II, il existe dans l’вme trois choses : la puissance, la passion et l’habitus. Or, cette certitude de l’adhйsion ne peut кtre attribuйe а la puissance, car celle-ci est mйritoire ou non mйritoire, et on ne mйrite pas ou ne dйmйrite pas par les puissances. De mкme, ne peut-elle relever des passions, car les passions concernent l’appйtit sensible, qui ne peut aller jusqu’а adhйrer а la vйritй divine. Il reste donc qu’elle concerne un habitus. Or, l’habitus auquel se rapporte la certitude de l’adhйsion est la vertu de foi. La certitude de l’adhйsion chez l’hйrйtique ou le mauvais catholique est donc un acte de la foi elle-mкme.

         <2> De plus, tout ce qui agit comme une autre chose semble agir par la puissance de cette chose. Or, l’hйrйtique, en adhйrant avec certitude а ce qu’il croit, agit comme la foi, car il adhиre avec une certitude telle parce qu’il estime qu’il possиde une foi droite. Il agit donc par la puissance de la foi, et ainsi il semble que cette certitude de l’adhйsion soit un acte de la vertu de foi.

         <3> De plus, toute la soliditй de l’йdifice spirituel vient de la foi, selon Mt 7, 25 : Viennent les torrents, soufflent les vents, et ils ne peuvent l’йbranler, car elle est fondйe sur le roc solide, а savoir, la foi. Or, la certitude de l’adhйsion concerne la soliditй spirituelle. Elle est donc un acte de la vertu de foi.

         Cependant, ce qui n’existe pas ne peut pas agir. Or, chez l’hйrйtique ou le mauvais catholique, la vertu de foi n’existe pas. La certitude de l’adhйsion ne peut donc кtre chez eux un acte de la vertu de foi.

         Rйponse. Si quelqu’un considиre comme propre а une seule chose ce qui est commun а plusieurs, il est inйvitable qu’il se trompe. Or, la certitude l’adhйsion n’est pas propre а la vertu de foi. D’abord, parce qu’elle convient en premier lieu aux vertus intellectuelles, par exemple, а la sagesse, а la science et а l’intellect. Deuxiиmement, parce qu’elle convient non seulement а la foi vraie, mais aussi а la foi fausse. En effet, comme il en est de la vraie et de la fausse opinion, de mкme en est-il de la foi, et «on n’adhиre pas moins fermement а une faussetй qu’а une vйritй», comme le dit le Philosophe dans Йthique, VII. Troisiиmement, parce que la certitude de l’adhйsion ne vient pas toujours d’un habitus, mais que quelqu’un peut de son propre arbitre affermir son assentiment а quelque chose de vrai ou de faux avant d’avoir un habitus. Quatriиmement, parce que la certitude de l’adhйsion ne concerne pas seulement la foi formйe, qui est une vertu, mais la foi non formйe, qui n’est pas une vertu.

         Il faut donc dire que, chez l’hйrйtique, la certitude de l’adhйsion est l’acte d’une foi fausse, mais, chez le mauvais catholique, l’acte d’une foi informe. Et ainsi, dans aucun des deux cas, elle n’est un acte de la vertu de foi.

         <1> Cette division porte sur ce qui existe dans l’вme sous forme de principe d’un acte, car toute opйration de l’вme vient soit d’une passion, soit d’un habitus, soit d’une pure puissance. Or, cette certitude de l’adhйsion ne peut venir d’une passion : chez le mauvais catholique, elle vient d’un habitus de foi informe, mais, chez l’hйrйtique, elle vient soit d’un habitus de foi perverse, soit d’une pure puissance, comme au dйpart, avant qu’il n’ait acquis d’habitus. En effet, on ne peut pas dire que la foi perverse soit un habitus infus. — Ce qui est dit, а savoir qu’on ne mйrite ni ne dйmйrite par les puissances, est vrai si on entend qu’on ne mйrite ni ne dйmйrite par le seul fait qu’on ait des puissances ; mais si on l’entend au sens oщ une pure puissance ne peut кtre le principe du mйrite ou du dйmйrite, cela est vrai pour ce qui est du mйrite, qui ne peut exister sans la grвce, mais cela n’est pas vrai pour ce qui est du dйmйrite, autrement, celui qui pиche au dйpart sans avoir acquis d’habitus vicieux, ne dйmйrite pas.

         <2> Quelque chose peut agir comme une autre chose de deux maniиres : premiиrement, selon une vraie ressemblance, et ainsi elle agit d’une certaine faзon selon la puissance de cette chose ; d’une autre maniиre, selon une ressemblance apparente, et ainsi elle agit en ressemblant а la puissance de cette chose, et tel est le cas ici. Ainsi, chez l’hйrйtique, la certitude de l’adhйsion est l’acte d’une foi apparente, et non d’une foi vraie.

         <3> De mкme que la soliditй de l’йdifice spirituel dйpend d’une foi vraie, de mкme aussi la soliditй d’un йdifice diabolique dйpend d’une foi fausse.

 

<Question 5> [Sur certains choses qui concernent la religion ou la latrie]

         Ensuite, а propos de l’acte de latrie ou de religion, on a posй quatre questions.

         Premiиrement, au sujet de la cйlйbration des fкtes, est-il permis de cйlйbrer la fкte de la conception de notre Dame ? Deuxiиmement, а propos de la rйcitation des offices, est-ce qu’un clerc en possession d’un bйnйfice avec ou sans charge d’вmes et se trouvant aux йtudes, est obligй de dire l’office des morts ? Troisiиmement, а propos de la collation des bйnйfices, est-ce qu’un йvкque est obligй de donner un bйnйfice au meilleur ? Quatriиmement, а propos de l’acquittement des dоmes, est-ce qu’un pauvre est obligй de verser les dоmes а un prкtre riche ?

 

<Article 1 [7]> Premiиrement : il semble qu’il soit permis de cйlйbrer la conception de notre Dame.

         Si cela n’est pas permis, cela ne peut кtre que parce qu’elle a йtй conзue dans le pйchй originel. Or, elle n’a pas йtй conзue dans le pйchй originel, semble-t-il, car la bienheureuse Vierge est devenue d’une maniиre spйciale la demeure de Dieu (Ep 2, 22). Elle devait donc кtre prйparйe а cela d’une maniиre spйciale. Or, elle n’a pas йtй prйparйe d’une maniиre spйciale selon son corps, car elle a йtй conзue par l’union sexuelle, ni selon son вme, car on lit que d’autres saints aussi ont йtй sanctifiйs alors qu’ils йtaient dans le sein. Il reste donc qu’elle a йtй prйparйe d’une maniиre spйciale par la prйservation du pйchй originel. Et ainsi il est permis de cйlйbrer sa conception.

         Cependant, il est dit que le Christ seul a eu le privilиge d’кtre conзu sans le pйchй originel. Cela ne convient donc pas а la bienheureuse Vierge, et ainsi sa conception ne doit pas кtre cйlйbrйe.

         Rйponse. Ici sont prйsentйes deux questions : l’une principale et l’autre accessoire, а savoir : la bienheureuse Vierge a-t-elle йtй conзue avec [le pйchй] originel, [question] qu’il faut d’abord trancher ? [La question accessoire porte sur la cйlйbration particuliиre de la conception de la Vierge.]

         Il faut donc considйrer que chacun contracte le pйchй originel par le fait mкme d’avoir йtй en Adam selon une raison sйminale. Or, tous ceux-lа sont en Adam selon une raison sйminale qui, non seulement ont reзu leur chair de lui, mais ont aussi йtй produits selon le mode naturel d’origine. Or, la bienheureuse Vierge est ainsi venue d’Adam, car elle est nйe de l’union des sexes comme les autres. Et ainsi, elle a йtй conзue avec le pйchй originel et elle fait partie de l’ensemble de ceux dont Paul dit, dans Rm 5, 12 : En qui tous ont pйchй, ensemble auquel seul le Christ fait exception, lui qui n’йtait pas en Adam selon une raison sйminale. Autrement, si cela convenait а une autre qu’au Christ, elle n’aurait pas besoin de la rйdemption du Christ. Et ainsi nous ne devons pas accorder а la mиre ce qui est soustrait а l’honneur du Fils, qui est le sauveur de tous les hommes, comme le dit l’Apфtre, 1 Tm 4, 10.

         Mais mкme si la bienheureuse Vierge a йtй conзue dans [le pйchй] originel, on croit cependant qu’elle a йtй sanctifiйe dans le sein avant de naоtre, et ainsi, а propos de la cйlйbration de sa conception, des coutumes diverses se sont dйveloppйes dans les Йglises. Car l’Йglise romaine et plusieurs autres, estimant que la conception de la Vierge s’est rйalisйe dans le pйchй originel, ne cйlиbrent pas la fкte de sa conception. Mais certaines, prenant en compte sa sanctification dans le sein, dont le moment est inconnu, cйlиbrent sa conception. En effet, on a cru qu’aussitфt aprиs la conception et l’infusion de l’вme, elle a йtй sanctifiйe. C’est pourquoi cette cйlйbration ne doit pas кtre mise en rapport avec la conception en raison de la conception, mais plutфt en raison de la sanctification.

         Ainsi donc, la conception mentionnйe ne doit pas кtre cйlйbrйe parce que [la bienheureuse Vierge] a йtй conзue sans le pйchй originel. En effet, on n’йcarte pas par lа qu’elle ait йtй prйparйe d’une maniиre plus particuliиre que d’autres, du fait que, par sa sanctification mкme, «elle a reзu le don de la grвce plus abondamment que les autres, non seulement afin d’кtre purifiйe du pйchй originel, mais afin que toute sa vie soit rendue exempte de tout pйchй tant mortel que vйniel», comme le dit Anselme.

 

<Article 2 [8]> Deuxiиmement : il semble que le clerc dotй d’un bйnйfice et se trouvant aux йtudes soit obligй de dire l’office des morts.

         En effet, celui qui reзoit des biens temporels de quelqu’un est tenu de le rйcompenser par des biens spirituels. Or, ce clerc a reзu des biens qui ont appartenu а des dйfunts. Il est donc obligй de dire pour eux l’office des morts.

         Cependant, celui qui a moins reзu est tenu а moins. Or, le clerc qui est aux йtudes a moins reзu que les autres qui rйsident dans une йglise et qui reзoivent des distributions quotidiennes. Il n’est donc pas tenu de dire comme eux l’office des morts.

         Rйponse. Le clerc, par le fait mкme d’кtre clerc, et principalement s’il a reзu les saints ordres, est tenu de dire les heures canoniques. En effet, ceux-ci semblent йtй spйcialement destinйs а la louange divine, selon ce que dit Is 43, 7 : [J’ai йtabli pour me louer] tous ceux qui invoquent mon nom. Mais, en tant que clerc dotй d’un bйnйfice dans telle йglise, il est tenu de dire l’office а la maniиre de cette йglise. Il faut donc prendre en compte que l’office des morts est parfois dit dans une йglise comme une partie ordinaire de l’office de cette йglise, comme dans toute l’Йglise, le jour des morts, l’office pour les morts. Et, dans chaque йglise, il existe а ce sujet une coutume particuliиre, par exemple, de dire ordinairement l’office des morts une fois par semaine, ou autrement а un moment dйterminй. Et le clerc dotй d’un bйnйfice dans une йglise est tenu [de dire] cet office des morts, mкme s’il est aux йtudes, et, par lа, il donne satisfaction aux morts dont il a reзu les biens. Mais parfois l’office des morts [est dit] dans une йglise d’une maniиre extraordinaire, pour une raison qui apparaоt d’une maniиre particuliиre, par exemple, а la demande d’une personne et pour quelque raison de ce genre. А cet office des morts, le clerc qui est aux йtudes n’est pas tenu.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Article 3 [9]> Troisiиmement : il semble qu’un йvкque pиche en donnant un bйnйfice а quelqu’un de bon, s’il en йcarte un meilleur.

         En effet, celui qui agit contre sa conscience construit en vue de la gйhenne. Or, cet йvкque, qui йcarte un meilleur, semble agir contre sa conscience. Il pиche donc mortellement, «construisant ainsi en vue de la gйhenne».

         Cependant, selon le droit, il suffit de donner [un bйnйfice] а quelqu’un de bon, s’il est apte а servir dans une йglise.

         Rйponse. On peut dire que quelqu’un est meilleur de deux maniиres : d’une maniиre, simplement, а savoir, parce qu’il est plus saint et possиde une plus grande charitй ; d’une autre manieиre, quelqu’un est dit meilleur par rapport а quelque chose. Or, il arrive parfois que quelqu’un soit meilleur simplement, qui n’est cependant pas meilleur pour recevoir un bйnйfice, car un autre peut peut-кtre aider davantage une йglise, soit par les conseils de sa sagesse, soit par l’aide de son pouvoir, soit parce qu’il a servi dans une йglise. Un йvкque n’est donc pas toujours tenu de donner [un bйnйfice] а celui qui est meilleur simplement, mais il est tenu de le donner au meilleur par rapport а telle chose. En effet, il ne peut arriver qu’il prйfиre l’un а l’autre que pour une raison ; si cela est en rapport avec l’honneur de Dieu et l’utilitй de l’Йglise, dйjа celui [qui est choisi] est meilleur pour cette raison. Mais si cette raison n’est pas en rapport avec cela, il s’agira d’acception de personnes, qui est d’autant plus grave qu’elle est commise par rapport а des rйalitйs divines. C’est pourquoi, а propos de Jc 2, 3 : Toi, assieds-toi ici, etc., une glose d’Augustin dit : «Si nous mettons en rapport avec les honneurs ecclйsiastiques le fait de s’asseoir ou de se tenir debout, il ne faut pas penser que ce soit une faute lйgиre de confier la foi du Seigneur de gloire а l’acception des personnes. En effet, qui supportera qu’un riche soit choisi pour la place d’honneur de l’Йglise, au mйpris d’un pauvre plus saint et plus instruit ?»

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Article 4 [10]> Quatriиmement : il semble qu’un pauvre ne soit pas tenu de verser les dоmes а un prкtre riche.

         <1> En effet, il a йtй йtabli que les dоmes devaient кtre acquittйes pour entretenir les ministres de l’Йglise. Or, un prкtre riche possиde par ailleurs ce qui est nйcessaire а son entretien. Les dоmes ne doivent donc pas кtre acquittйes а son profit, surtout par un pauvre.

         <2> De plus, dans plusieurs rйgions, les dоmes ne sont pas acquittйes, ce que les prйlats corrigeraient si les hommes йtaient tenus d’acquitter les dоmes en vertu d’une obligation de droit divin. Il ne semble donc pas que les pauvres surtout soient tenus de verser les dоmes а des prкtres riches.

         Cependant, <1> cela s’oppose а ce que le Seigneur dit en Mt 23, 23 : Il fallait faire cela, c’est-а-dire la justice et la vйritй, sans omettre les autres choses, c’est-а-dire ce qui se rapporte а l’acquittement des dоmes.

         <2> De plus, en Lc 18, 12, le pharisien dit : [Je donne] la dоme de tout ce que je possиde.

         Rйponse. Comme l’enseigne le Philosophe dans Йthique, V, le milieu de la justice se prend non seulement par rapport а nous, comme dans les autres vertus, mais aussi par rapport а une chose, car, dans les autres vertus, les diverses conditions des personnes sont prises en compte, [conditions] en fonction desquelles le milieu varie, comme, dans le cas de la nourriture, ce qui est beaucoup pour l’un est peu ou modйrй pour un autre. Mais, dans le cas de la justice, le milieu ne varie pas selon les diverses conditions des personnes, mais il est dйterminй seulement par la quantitй de la chose. En effet, celui qui achиte une chose doit acquitter ce qu’elle vaut, qu’il l’achиte d’un pauvre ou d’un riche. Or, rendre ce qui est dы est un acte de justice. C’est pourquoi cela n’a pas d’importance qu’on soit riche ou pauvre lorsqu’il s’agit de rendre quelque chose а quelqu’un.

         Or, les dоmes sont dues aux prкtres d’une maniиre gйnйrale selon le droit naturel. En effet, la raison naturelle dicte que ceux qui travaillent pour le peuple en matiиre spirituelle reзoivent du peuple un salaire pour leur entretien. Pour cette raison, cela a aussi йtй йtabli de droit divin dans le Nouveau Testament, car, comme il est dit en 1 Co 9, 14 : Le Seigneur a йtabli que ceux qui annoncent l’йvangile vivent de l’йvangile. Mais, dans la loi ancienne, la quantitй de ce qui devait кtre versй avait йtй prйcisй par un prйcepte judiciaire : le dixiиme [decima], et l’Йglise a aussi dйcidй que cela devait кtre versй par le peuple chrйtien. Ainsi, comme les dоmes sont dues tant selon le droit naturel que selon le droit divin en vertu d’une dйcision de l’Йglise, bien qu’un prкtre soit riche, un pauvre est nйanmoins tenu de lui verser les dоmes.

         <1> Il faut rйpondre de deux maniиres. Premiиrement, en disant que l’acquittement des dоmes a йtй йtabli non seulement pour l’entretien des ministres de l’Йglise, mais aussi pour l’entretien des pauvres dont il faut prendre soin а mкme [ce qui est versй а] la maison de Dieu. Ainsi, il est dit en Ml 3, 10 : Apportez toutes vos dоmes afin qu’il y ait de la nourriture dans ma maison. Et ainsi, aussi riche soit-il, les dоmes sont nйcessaires au prкtre, qui doit prendre soin non seulement de lui-mкme, mais aussi des pauvres. — D’une autre maniиre, on peut dire que la nйcessitй d’entretenir les ministres a йtй la raison de la dйcision de l’Йglise а propos du versement des dоmes, mais mкme si quelque chose est devenu dы а quelqu’un par dйcision de l’Йglise, cela lui est nйanmoins dы, mкme s’il est riche.

         <2> De mкme qu’il йtait louable que Paul n’exige aucuns frais qui seraient dus pour la prйdication de l’йvangile afin que cela ne devienne pas un obstacle pour l’йvangile [1 Co 9, 12] ou un scandale pour les fidиles du Christ, et que ceux-lа ne pкchaient pas en n’acquittant pas les frais qui lui йtaient dus mais que l’Apфtre leur remettait, de mкme aussi les prйlats de l’Йglise agissent-ils louablement en n’exigeant pas les dоmes dans les rйgions oщ, parce qu’elles sont tombйes en dйsuйtude, ils craignent de provoquer un scandale ; et ceux qui ne les acquittent pas dans les rйgions oщ ce n’est pas la coutume ne pиchent pas. Ils pйcheraient cependant s’ils refusaient obstinйment de les verser [aux prйlats] qui les exigeraient, et ainsi, pour prйvenir ce pйchй, les prкtres n’exigent pas les dоmes dans ces rйgions.

 

<Question 6> [Sur l’obйissance]

         Ensuite, on a posй des questions sur les actes de la charitй. Premiиrement, а propos de l’obйissance, est-ce qu’il est plus mйritoire d’obйir а un supйrieur ou de faire quelque chose а la demande d’un frиre ? Deuxiиmement, а propos de l’aumфne.

 

<Article unique [11]> Premiиrement : il semble qu’il soit plus mйritoire d’obйir а un supйrieur que de faire quelque chose а la demande d’un frиre.

         <1> En effet, un dйmйrite plus grand s’oppose а un mйrite plus grand. Or, celui qui dйsobйit а un supйrieur dйmйriterait davantage que celui qui ne consent pas а ce que demande un frиre. On mйrite donc davantage en obйissant а un supйrieur qu’en donnant son assentiment а la demande d’un frиre.

         <2> Cependant, lа oщ l’humilitй est plus grande, lа semble exister un plus grand mйrite, car Dieu donne sa grвce aux humbles, comme il est dit dans Jc 4, 6. Or, il semble qu’il soit plus humble pour quelqu’un de se soumettre а un йgal en faisant quelque chose а sa demande, que de se soumettre а un prйlat en obйissant а un supйrieur. Il semble donc qu’il soit plus mйritoire pour quelqu’un de faire quelque chose а la demande d’un frиre que d’obйir а un supйrieur.

         Rйponse. Un acte peut кtre dit mйritoire de deux maniиres.

         Premiиrement, en raison du genre de l’acte, et ainsi l’acte qui relиve d’une vertu plus йlevйe est plus mйritoire. Or, il est clair que la latrie, par laquelle quelqu’un sert Dieu, est une vertu plus йlevйe que la bienfaisance, par laquelle quelqu’un donne satisfaction au prochain, comme aimer Dieu est plus mйritoire qu’aimer le prochain. Que quelqu’un fasse quelque chose а la demande d’un frиre relиve de l’amitiй ou de la bienfaisance, par lesquelles quelqu’un aime son prochain. Mais qu’il obйisse а un supйrieur en tant que celui-ci est ministre de Dieu, relиve de la religion, par laquelle quelqu’un rend un culte а Dieu et l’aime. C’est pourquoi il est plus mйritoire pour quelqu’un de faire quelque chose en obйissant а un supйrieur ou en observant un vњu, que de faire quelque chose а la demande d’un frиre.

         D’une autre maniиre, un acte peut кtre dit plus mйritoire par le fait qu’il procиde d’une plus grande charitй, bien qu’il soit infйrieur par son genre. Et ainsi, rien n’empкche que celui qui fait quelque chose а la demande d’un frиre mйrite davantage.

         <1> Nous acceptons le premier argument.

         <2> Celui qui fait quelque chose а la demande d’un frиre agit de sa propre initiative. Il semble donc que ce soit moins humble que pour quelqu’un d’obйir а un prйlat comme а un supйrieur.

 

<Question 7> [Sur l’aumфne des clercs]

         Ensuite, on s’est interrogй sur l’aumфne.

         Premiиrement, sur l’aumфne des clercs. Deuxiиmement, sur les aumфnes qui sont faites pour les morts.

 

<Article unique [12]> Premiиrement : il semble que les clercs pиchent mortellement s’ils ne distribuent pas leur superflu en aumфnes.

         <1> En effet, а propos de Lc 3, 11 : Que celui qui a deux tuniques donne а celui qui n’en a pas, la Glose dit : «Un prйcepte est donnй sur le partage des deux tuniques, car si l’une est divisйe, personne n’est habillй par une moitiй de tunique, et aussi bien celui qui reзoit que celui qui donne demeureront nus.» Or, par la distribution d’une seule tunique, on entend la distribution de ce qui est superflu par rapport а ce qui est nйcessaire pour vivre, comme cela est clair d’aprиs ce qui vient auparavant dans la mкme Glose. C’est donc un prйcepte de donner son superflu. Or, celui qui transgresse un prйcepte pиche mortellement. Celui qui ne donne pas son superflu aux pauvres pиche donc mortellement.

         <2> De plus, le prйcepte oblige davantage que le conseil. Or, donner tout ce qu’on possиde est un conseil, et cependant l’homme y est obligй en cas d’extrкme nйcessitй. Mкme en dehors du cas d’extrкme nйcessitй, on est donc obligй de donner de son superflu aux pauvres, puisque cela relиve d’un prйcepte. Et ainsi, celui qui ne [le] distribue pas pиche mortellement.

         <3> De plus, quiconque consomme ce qui appartient а un autre est tenu de le lui restituer. Or, les biens des clercs sont [les biens] des pauvres, comme cela est clair d’aprиs la glose de Jйrфme sur Is 3, 14 : On vole les pauvres dans votre maison. Si des clercs consomment inutilement des biens ecclйsiastiques, ils sont donc tenus de les restituer autrement aux pauvres, s’ils en possиdent.

         <4> De plus, quiconque se rend incapable de faire ce qu’il doit faire pиche mortellement. Or, les clercs, en faisant des dйpenses superflues, se rendent incapables de subvenir aux pauvres, ce а quoi ils sont tenus. Il semble donc qu’ils pиchent mortellement.

         Cependant, il semble que ce soit une coutume qui a prйvalu chez beaucoup.

         Rйponse. Il en va autrement des biens patrimoniaux et des biens ecclйsiastiques.

         En effet, l’homme est maоtre de ses biens patrimoniaux ou [des biens] qu’il a lйgitimement acquis. Ainsi, pour ce qui est de la condition de la chose elle-mкme, il peut utiliser ce qui lui appartient comme il veut, et il n’y a pas de pйchй en cela. Toutefois, un pйchй peut venir de la maniиre dйsordonnйe de [les] utiliser ou de [leur] surabondance, comme lorsqu’il consomme inutilement les biens qui lui appartiennent pour ce qui n’est pas nйcessaire, ou [les consomme] de maniиre insuffisante, а savoir qu’il ne dйpense pas ce qu’il faut. En effet, la vertu est corrompue des deux maniиres, comme il est dit dans Йthique, II.

         Or, les clercs ne sont pas vraiment les maоtres des biens ecclйsiastiques, mais les intendants, selon ce que dit 1 Co 9, 17 : L’intendance m’en a йtй confiйe. Or, c’est la tвche de l’intendant de distribuer fidиlement ce qui a йtй confiй а son intendance, conformйment а ce qui est dit en 1 Co 4, 2 : Ce qu’on recherche chez des intendants, c’est qu’ils soient trouvйs fidиles. Dans ce domaine, on peut donc pйcher de deux maniиres : d’une maniиre, en raison de la condition de la chose elle-mкme, а savoir, en l’usurpant comme s’il s’agissait d’un bien propre et en dйtournant а son propre usage ce qui doit кtre dйpensй pour les autres ; d’une autre maniиre, en utilisant d’une maniиre dйsordonnйe ce qui revient а son propre usage, comme on l’a aussi dit pour les autres [biens].

         А la vйritй, parce que l’intendance de ces [biens] а йtй confiйe а la fidйlitй de l’intendant, comme on l’a dit, si quelqu’un dispense avec bonne foi les biens ecclйsiastiques, en en prenant ce qui lui convient selon la condition de son йtat et de sa personne, et s’il les distribue aux autres selon qu’il lui semble convenir de bonne foi, il ne pиche pas mortellement, mкme s’il en dйtourne peut-кtre plus qu’il n’est nйcessaire pour son propre usage : en effet, ce genre de choses, parce qu’il doit кtre йvaluй dans chaque cas, ne peut кtre dйterminй en toute certitude. Ainsi, s’il n’y a pas de grands excиs, cela peut кtre compatible avec la bonne foi de l’intendant ; mais s’il y a de grands excиs, cela ne peut кtre cachй, et ainsi cela ne peut pas кtre fait avec bonne foi par l’intendant. Or, s’il ne respecte pas la bonne foi dans son intendance, il pиche mortellement.

         <1> Comme Augustin le dit dans son livre Sur le discours du Seigneur sur la montagne, «les prйceptes que le Seigneur donne en Mt 5, 39 : А celui qui t’aura frappй sur la joue droite, prйsente l’autre [joue], et ce qui suit, doivent кtre compris pour ce qui est de la prйparation de l’вme, c’est-а-dire que l’homme soit prкt а le faire lorsque cela est nйcessaire». Ce n’est donc pas toujours un pйchй mortel si quelqu’un ne le fait pas, mais, s’il voit s’en rapprocher la nйcessitй et ne le fait pas, alors il pиche mortellement. Et le mкme raisonnement vaut pour ce prйcepte : Que celui qui a deux tuniques en donne une а celui qui n’en a pas, et tous les autres semblables. Il ne pиche donc pas toujours mortellement chaque fois qu’il ne donne pas son superflu aux pauvres, mais lorsque la nйcessitй s’en prйsente. Mais lorsque se prйsente une nйcessitй telle qu’elle oblige sous peine de pйchй mortel, on ne peut pas dйterminer par la raison [ce qui doit кtre donnй], mais cela est confiй а la prudence et а la fidйlitй de l’intendant. Ainsi, s’il donne de bonne foi lorsque cela lui semble convenir, il est exempt de pйchй ; autrement, il pиche mortellement.

         <2> Les mкmes choses qui sont des conseils tombent sous un prйcepte du point de vue de la prйparation de l’вme. En effet, aucun conseil n’est plus parfait que, pour un homme, de donner son вme pour ses frиres ; toutefois, cela tombe sous un prйcepte du point de vue de la prйparation de l’вme, selon 1 Jn 3, 16 : Nous aussi, nous devons donner notre вme pour nos frиres. De la mкme faзon, tout donner aux pauvres tombe sous un prйcepte du point de vue de la prйparation de l’вme, а savoir qu’un homme soit prкt а le faire, si la nйcessitй s’en prйsente. Toutefois, la nйcessitй de donner son superflu est moindre que celle de tout donner. Cependant, tout cela ne peut кtre dйterminй selon la raison universelle, mais est confiй а la prudence, comme on l’a dit.

         <3> Les biens ecclйsiastiques ne doivent pas кtre dispensйs seulement aux pauvres, mais aussi aux ministres de l’Йglise. Ainsi, conformйment aux canons, ils doivent кtre divisйs de telle faзon qu’on en cиde une partie aux pauvres et une autre а l’usage des ministres et du culte de l’Йglise. On doit donc parler diffйremment des biens ecclйsiastiques qui sont principalement attribuйs aux besoins des pauvres et, par voie de consйquence, aux besoins des ministres, comme c’est le cas des biens des hфpitaux et des autres choses de ce genre, et des biens qui sont principalement attribuйs а l’usage des ministres, comme le sont les prйbendes et les autres choses de ce genre. Car, dans le cas des premiers biens, un pйchй est commis non seulement par l’abus, mais du fait de la condition mкme des choses, lorsque quelqu’un prend pour son usage ce qui appartient а un autre. C’est pourquoi il est obligй de restituer pour avoir frustrй un autre de son bien. Mais, dans le cas des autres biens, un pйchй n’est commis qu’en raison de l’abus, comme on l’a dit а propos des biens patrimoniaux. Il n’est donc pas tenu de restituer, mais seulement de faire pйnitence.

         <4> Ni l’usage modйrй des richesses ni la bonne foi de l’intendance ne sont prйservйs chez celui qui fait sciemment des dйpenses superflues pour des banquets voluptueux et pour d’autres choses superflues de ce genre, et ainsi il ne fait aucun doute qu’il pиche alors mortellement. C’est pourquoi il est dit en Mt 24, 48‑51 : Si le mauvais serviteur dit dans son cњur : «Mon maоtre tarde а venir», et qu’il se met а frapper les autres qui assurent le service avec lui, ce qui est le fait d’un maоtre orgueilleux et cruel, et а manger et а boire avec les ivrognes, ce qui est le cas dans les banquets superflus et voluptueux, le maоtre de ce serviteur se prйsentera au jour oщ il ne l’attend pas et а l’heure qu’il ignore, et l’йloignera, а savoir, de la sociйtй des saints, et il le mettra avec les hypocrites, c’est-а-dire en enfer. C’est pourquoi on poursuit а cet endroit : Et lа seront des pleurs et des grincements de dents. Mais si quelqu’un ne fait pas de grands excиs dans ces choses, cela peut кtre fait de bonne foi par quelqu’un qui veut se comporter selon l’usage d’une maniиre qui convient а son йtat.

 

<Question 8> [Sur les aumфnes qui sont faites pour les morts]

         Ensuite, on a posй des questions sur les aumфnes qui sont faites pour les morts.

         А ce propos, on a posй deux questions. Premiиrement, est-ce que le mort subit un prйjudice si son exйcuteur diffиre de donner les aumфnes qu’il avait ordonnй de donner dans son testament ? Deuxiиmement, est-ce qu’un exйcuteur peut lйgitimement diffйrer le versement des aumфnes dans le but que les biens du dйfunt se vendent mieux par la suite ?

 

<Article 1 [13]> Premiиrement : il semble qu’un mort n’йprouve aucun prйjudice du fait que les aumфnes qu’il avait ordonnй de donner sont diffйrйes.

         <1> En effet, ce retard vient de la nйgligence de l’exйcuteur. Or, la nйgligence de l’un n’est pas imputйe а un autre. Le mort ne subit donc aucun prйjudice par un tel retard.

         Cependant, а cause d’un tel retard, les priиres et les sacrifices qui seraient faits pour l’вme du dйfunt sont retardйs, par lesquels il serait grandement aidй. А cause de ce retard, il subit donc un prйjudice.

         Rйponse. Une double distinction est ici nйcessaire.

         Premiиrement, du point de vue du prйjudice. Il faut en effet distinguer un double prйjudice, car un certain prйjudice se rapporte au fait de supporter la peine, conformйment а ce que dit 1 Co 3, 15 : Si son њuvre est consumйe, il en subira un prйjudice ; un autre [prйjudice] a trait au fait que le remиde est absent.

Deuxiиmement, il faut faire une distinction du point de vue de l’aumфne, а propos de laquelle on peut prendre en compte aussi le mйrite de l’aumфne elle-mкme et son effet. En ce qui concerne le mйrite de l’aumфne, le dйfunt ne subit donc aucun prйjudice du fait du retard en question, surtout si, pour autant que cela relevait de lui, il a pris soin que ces aumфnes soient rapidement donnйes, car le mйrite dйpend principalement de la volontй et de l’intention. Mais, pour ce qui est de l’effet de l’aumфne, il subit un prйjudice, non pas qu’il soit puni pour ce retard, mais parce que le remиde ne lui est pas donnй, alors que les suffrages par lesquels il serait grandement aidй sont diffйrйs.

         <1> La nйgligence de l’un n’est pas imputйe а un autre pour ce qui est de la peine. Toutefois, elle peut retomber sur un autre pour ce qui est de l’effet du remиde par lequel un homme peut кtre aidй par un autre.

 

<Article 2 [14]> Deuxiиmement : il semble qu’un exйcuteur doive retarder la distribution d’aumфnes afin que les biens du dйfunt se vendent mieux.

         Car il dйcoule de cela qu’il pourra faire davantage d’aumфnes pour le dйfunt, par lesquelles le dйfunt sera davantage aidй. Si [l’exйcuteur] diffиre [la distribution d’aumфnes], il semble donc qu’il le fasse louablement et fidиlement.

         Cependant, du fait du retard des aumфnes, provient un retard pour le remиde dont le dйfunt a peut-кtre besoin. Il semble donc que, par ce retard, le dйfunt soit plus йcrasй qu’aidй.

         Rйponse. Un court laps de temps ne semble pas кtre un grand danger. Ainsi, si l’exйcuteur diffиre les aumфnes pendant peu de temps afin que, par une meilleure vente des biens du dйfunt, il puisse faire de plus grandes aumфnes, il agit louablement. Mais si, par contre, il tarde longtemps а distribuer les aumфnes sans pouvoir faire des aumфnes beaucoup plus grandes, il ne semble pas que ce soit sans faute, car peut-кtre le dйfunt serait-il libйrй du purgatoire, oщ, alors qu’il s’y trouve, le remиde des suffrages lui йtait le plus nйcessaire. Or, cela exige l’examen d’un exйcuteur prudent, а savoir que, aprиs avoir pris en compte le laps de temps et la condition de la personne qu’on croit devoir кtre libйrйe plus rapidement ou plus tard, et aussi la quantitй de l’accroissement des aumфnes, il fasse ce qui semblera convenir au dйfunt.

 

<Question 9> [Sur les pйchйs]

         Ensuite, on a posй des questions sur les pйchйs.

         А ce propos, trois questions ont йtй posйes. Premiиrement, а propos du pйchй originel, est-ce que celui qui a йtй baptisй transmet le pйchй originel а sa descendance ? Deuxiиmement, а propos du pйchй actuel d’une maniиre gйnйrale, qu’est-ce qui vient en premier : l’aversion de Dieu ou la conversion а un bien sujet au changement ? Troisiиmement, а propos du mensonge d’une maniиre particuliиre, est-ce que le mensonge le plus grave est celui qui est fait en paroles ou celui qui est fait par un acte ?

 

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble que le baptisй ne transmette pas le pйchй originel а sa descendance.

         En effet, chez celui qui naоt, trois choses peuvent кtre considйrйes : le corps, l’вme et l’union des deux. Or, [la descendance] ne contracte pas par son corps le pйchй originel qu’elle contracte de ses parents, car les parents йtaient entiиrement purifiйs du pйchй originel. De mкme, ne [le contracte-t-elle] pas par l’вme qu’elle tient par crйation de Dieu, en qui le pйchй n’a pas de place. Par consйquent, elle ne [le contracte] pas non plus de l’union de deux. Celui qui naоt de [parents] baptisйs ne contracte donc d’aucune faзon le pйchй originel.

         Cependant, le remиde n’est donnй que pour une blessure. Or, le baptкme, qui est un remиde mйdicinal contre la blessure du pйchй originel, est donnй aux petits enfants de baptisйs, conformйment а la coutume commune de l’Йglise. Les petits enfants de baptisйs naissent donc avec le pйchй originel.

         Rйponse. Le pйchй qui rйsulte par mode d’origine (originaliter) de la transgression des premiers parents chez tous ceux qui suivent n’est aboli que par la grвce du Christ, qui, а cause du pйchй, a condamnй le pйchй dans sa chair, comme il est dit en Rm 8, 3. Or, cela se rйalise selon un certain ordre, car, d’abord, dans la vie prйsente, le pйchй originel est enlevй par les sacrements de la grвce du Christ pour ce qui est de la souillure de l’вme, а savoir qu’il n’est pas imputй а l’homme en tant que faute, mais demeure cependant entre-temps pour ce qui est de la corruption de l’incitation de la chair. C’est pourquoi l’Apфtre disait, Rm 7, 7 : Je sers la loi de Dieu par mon esprit, mais la loi du pйchй par la chair, а savoir, dans la mesure oщ le dйsir <de la chair> combat l’esprit. Ainsi, le baptisй vit donc selon l’esprit dans la nouveautй de l’esprit, mais, selon la chair, il conserve l’йtat ancien d’Adam. C’est pourquoi, de mкme que, par la gйnйration spirituelle, par laquelle il en engendre d’autres par l’йvangile, il engendre des fils dans le Christ sans pйchй, de mкme, par la gйnйration charnelle, engendre-t-il des fils avec le pйchй originel selon l’йtat ancien d’Adam.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble que, dans le pйchй en acte, l’aversion prйcиde la conversion.

         En effet, l’aversion comporte l’йloignement d’un terme, mais la conversion [comporte] le rapprochement d’un terme. Or, dans le mouvement corporel, l’йloignement d’un terme prйcиde le rapprochement d’un [autre] terme. Dans le mouvement spirituel aussi, l’aversion prйcиde donc la conversion.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Denys, au chapitre IV des Noms divins : «Personne n’agit en recherchant le mal, mais en recherchant le bien.» L’esprit du pйcheur est donc d’abord converti par l’appйtit d’un bien sujet au changement avant de se dйtourner de Dieu.

         Rйponse. «Le pйchй se trouve d’abord dans la volontй», comme le dit Augustin. Or, pour ce qui est de la volontй, vient en premier ce qui est d’abord principalement recherchй. Et ainsi, pour les pйchйs par lesquels est principalement visйe la jouissance d’un bien sujet au changement, comme la luxure, l’avarice et les choses semblables, la conversion prйcиde naturellement l’aversion, qui n’est pas principalement visйe, mais dйcoule par-delа l’intention d’une conversion dйsordonnйe. Mais pour les pйchйs par lesquels est directement visй un dйtournement par rapport а Dieu, comme l’est l’infidйlitй, le dйsespoir et les autres choses de ce genre, l’aversion par rapport а un bien immuable prйcиde, puis vient la conversion а un bien sujet au changement, comme cela est clair chez ceux qui, sans espйrance, se livrent а l’impudicitй, comme il est dit dans Ep 4, 19.

         <1> Bien que, dans les mouvements corporels, l’йloignement d’un terme soit antйrieur dans l’exйcution, le rapprochement d’un [autre] terme est cependant antйrieur dans l’intention, en laquelle consiste principalement le pйchй.

 

<Article 3 [17]> Troisiиmement : il semble que ce soit un plus grand pйchй pour quelqu’un de mentir en actes que de mentir en paroles.

         En effet, il semble que ce soit un pйchй plus grand pour quelqu’un d’abuser par le mensonge de ce en quoi on croit davantage. Or, comme le dit Anselme dans le livre Sur la vйritй, «on croit davantage aux actes qu’aux paroles». Celui qui ment en actes pиche donc plus gravement que [celui qui ment] en paroles.

         Cependant, comme le dit Augustin dans le livre Sur la doctrine chrйtienne : «Parmi tous les signes, les paroles occupent le premier rang.» Or, celui qui ment en paroles abuse de celles-ci. Il semble donc que celui qui ment en paroles pиche plus gravement que <celui> qui ment en actes.

         Rйponse. Comme Ambroise le dit dans un sermon, «le mensonge consiste non seulement dans des paroles fausses, mais dans des actes feints.» Or, le pйchй de mensonge consiste principalement dans l’intention de tromper. Celui qui affirme comme une faussetй ce qu’il pense кtre vrai ne ment donc pas ; mais celui-lа est plutфt coupable de mensonge qui affirme comme une vйritй ce qu’il pense кtre faux, comme cela est clair selon Augustin, Sur le mensonge. Ainsi, puisque la mкme intention de tromper se trouve chez celui qui ment en paroles et chez celui qui ment en actes, les deux pиchent йgalement. En effet, la parole et l’acte sont pris comme des instruments de tromperie. Cela n’a donc pas d’importance, pour ce qui est du pйchй de mensonge, que quelqu’un mente en paroles, par йcrit, par un signe ou par quelque autre acte, comme cela n’a pas d’importance, pour ce qui est du pйchй d’homicide, que quelqu’un tue un homme avec une йpйe ou avec une hache.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Question 10> [Sur les rйalitйs corporelles]

<Article unique [18]> Ensuite, on a demandй, а propos des aspects corporels de l’homme, si quelqu’un peut en mкme temps, naturellement ou miraculeusement, кtre vierge et pиre ?

         Et il semble que cela puisse exister miraculeusement, car le pиre et la mиre sont ensemble principes de la gйnйration. Or, une femme a йtй en mкme temps vierge et mиre. Pour la mкme raison, quelqu’un peut donc кtre en mкme temps vierge et pиre.

         De mкme, il semble que cela puisse exister sans miracle, car le dйmon incube peut voler la semence d’un homme vierge lors d’une pollution accompagnant un rкve et la verser dans le sein d’une femme, semence par laquelle une progйniture peut кtre conзue, dont le pиre n’est pas le dйmon incube, mais celui dont la semence est а la source de la gйnйration, [laquelle] agit par la puissance de celui dont elle provient. Il semble donc que mкme sans miracle quelqu’un puisse кtre en mкme temps vierge et pиre.

         Cependant, une femme ne peut кtre sans miracle а la fois vierge et mиre. Pour la mкme raison, un homme ne peut donc кtre sans miracle en mкme temps vierge et pиre.

         De mкme, il semble que [cela ne puisse exister] non plus par miracle, car si le Fils de Dieu, qui est nй miraculeusement d’une vierge, avait pris chair а partir d’une autre partie du corps virginal que de celle par laquelle la femme conзoit naturellement, par exemple, de la main ou du pied, on ne l’appellerait pas le Fils de la Vierge, comme Иve n’est pas appelйe la fille d’Adam, bien qu’elle ait йtй formйe а partir d’un cфte d’Adam. Or, йtant sauve la virginitй d’un homme, il ne peut arriver qu’il engendre par la mкme partie du corps et au mкme endroit une progйniture, telle qu’elle est engendrйe naturellement. Cela ne pourrait donc pas arriver mкme miraculeusement que quelqu’un soit en mкme temps vierge et pиre.

         Rйponse. Pour йclairer cette question, il faut voir ce que requiert la virginitй.

         Or, trois choses sont requises pour sa perfection. La premiиre est [son aspect] principal et formel, а savoir, le choix ou l’intention de la volontй, comme dans tous les autres comportements moraux. Ainsi donc, une volontй continue de ne jamais faire l’expйrience du plaisir sexuel est requise pour la virginitй. — La second est [son aspect] matйriel, c’est-а-dire la passion de l’appйtit sensible, а savoir, le plaisir que l’on ressent dans l’acte sexuel, dont la privation est nйcessaire а la virginitй parfaite du point de vue matйriel. Toutefois, si cela fait dйfaut en dehors d’un choix de sa propre volontй, par exemple, si l’on a une pollution pendant le sommeil ou si une femme est violentйe par un ennemi, la vertu de virginitй de disparaоt pas, comme le dit clairement Augustin dans La citй de Dieu, I. — Un troisiиme йlйment fait partie de la virginitй de maniиre accidentelle et concomitante, а savoir, l’intйgritй corporelle. Ainsi, si l’hymen est dйtruit autrement que par un acte sexuel, par exemple, si une sage femme ou si un mйdecin le dйchire avec un fer pour soigner, cela n’affecte pas la virginitй, comme le dit Augustin dans La citй de Dieu, I.

         Ainsi donc, si la virginitй est envisagйe selon sa perfection, pour autant que les trois choses mentionnйes concourent а la virginitй, une femme ne peut, sinon miraculeusement, кtre mиre en prйservant sa virginitй, tout en concevant et en enfantant, car l’enfant ne peut sortir sans miracle alors que demeure l’hymen, comme c’est le cas pour la mиre de Dieu. Toutefois, une femme pourrait sans miracle concevoir tout en conservant intйgralement sa virginitй, comme on raconte d’une jeune fille que, alors qu’elle йtait adolescente, son pиre la gardait dans son lit pour prйserver son innocence. Pendant son sommeil, [le pиre] eut une pollution, la semence descendit jusqu’а la matrice, et la jeune fille conзut. — Mais l’homme ne peut ni naturellement ni miraculeusement кtre pиre sans йmission de semence, car si le corps de l’enfant йtait miraculeusement formй d’une autre maniиre, [l’homme] ne pourrait кtre appelй pиre.

         Mais si la virginitй est entendue en un sens plus large, pour autant qu’elle exige un choix intйrieur de l’esprit, il est ainsi clair qu’une femme peut кtre mиre naturellement, tout en gardant sa virginitй, comme si elle йtait violentйe par un ennemi et en consйquence concevait. Et cela pourrait se produire miraculeusement encore bien davantage. Mais l’homme, tout en prйservant sa virginitй, pourrait кtre naturellement pиre en raison d’une pollution nocturne, qui d’une maniиre ou d’une autre aurait atteint la matrice de la femme. Mais il ne conviendrait pas autant qu’un homme devienne miraculeusement pиre comme une vierge deviendrait mиre, parce qu’une vierge est devenue miraculeusement mиre [par l’intervention] du Saint-Esprit, «qui a formй le corps de l’enfant а mкme son sang trиs pur», comme le dit [Jean] Damascиne, alors que l’йmission de semence sans laquelle un homme ne peut кtre pиre ne convient pas а l’opйration du Saint-Esprit, et aussi parce que l’homme intervient comme agent (agens) dans la gйnйration, mais la femme intervient comme subissant (paciens). Or, il convient а Dieu d’agir (agere), et non de subir (pati). Il convient donc davantage que Dieu compense miraculeusement ce qui manque de la part de l’homme que ce qui manque de la part de la femme.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Question 11> [Sur les crйatures purement corporelles]

<Article unique [19]> Ensuite, en dernier lieu, on a posй une question sur la crйature purement corporelle : est-ce que le ciel empyrй exerce une influence sur les autres corps ?

         Et il semble que non, car tout corps qui exerce naturellement une influence sur d’autres corps exerce d’abord une influence sur ceux qui sont proches plutфt que sur ceux qui sont йloignйs. Si donc le ciel empyrй exerзait une influence sur les corps infйrieurs, il exercerait d’abord une influence sur le ciel aqueux, qui est plus proche de lui, que sur le ciel sidйral. Mais cela ne semble pas convenir, car le ciel sidйral ressemble davantage au ciel empyrй, puisque aucun des deux n’est de la nature des quatre йlйments, par opposition au ciel aqueux, qui est de la nature des quatre йlйments, car on dit que ces eaux y ont йtй placйes pour rafraоchir la chaleur provenant du mouvement du ciel. C’est pour cette raison qu’on dit de Saturne, qui est plus йlevйe que les autres planиtes, qu’elle possиde une froideur. Le ciel empyrй n’exerce donc pas d’influence sur les corps infйrieurs.

         Cependant, s’oppose а cela le fait que, dans le livre Sur les intelligences, on dit que tout ce qui exerce une influence sur les autres choses est lumiиre ou lumineux, et on dit dans le commentaire que toute influence s’exerce par la puissance de la lumiиre. Or, le ciel empyrй, parmi tous les corps, possиde la plus grande lumiиre. Il exerce donc la plus grande influence sur les autres corps.

         Rйponse. Certains affirment que le ciel empyrй n’a pas d’influence sur les autres corps, parce qu’il n’a pas йtй йtabli pour [produire] des effets naturels, mais pour кtre le lieu des bienheureux. Et cela m’a semblй кtre le cas а un certain moment.

         Mais, en examinant [la question] plus attentivement, il semble qu’il faille dire qu’il exerce une influence sur les corps infйrieurs, parce que tout l’univers est un d’une unitй d’ordre, comme cela est clair selon le Philosophe, Mйtaphysique, IX. Or, cette unitй d’ordre tient а ce que les rйalitйs corporelles sont rйgies selon un certain ordre par les rйalitйs spirituelles, et les corps infйrieurs par les [corps] supйrieurs, comme le dit Augustin dans Sur la Trinitй, III. De sorte que si le ciel empyrй n’exerзait pas d’influence sur les corps infйrieurs, le ciel empyrй ne ferait pas partie de l’unitй de l’univers, ce qui ne convient pas. Mais son effet propre semble кtre la perpйtuitй et la stabilitй chez les corps infйrieurs.

         Car, selon le Philosophe, Mйtaphysique, XI, il existe principalement deux mouvements dans le ciel. L’un va d’est en ouest : il est appelй [mouvement] diurne et passe par les pфles de l’йquinoxe. Et parce que ce [mouvement] est uniforme, il cause la perpйtuitй dans les corps infйrieurs. Mais l’autre mouvement va d’ouest en est : par lui sont mus le soleil et les autres planиtes, il passe par les pфles du zodiaque, et par lui les planиtes de rapprochent et s’йloignent de nous. Ainsi, ce mouvement cause а proprement parler la diffйrence entre la gйnйration et la corruption et entre les autres mouvements dans ces [corps] infйrieurs. Et ainsi se poursuit la gйnйration et la corruption des ces [corps] infйrieurs aussi longtemps que Dieu le veut ; celles-ci sont causйes par le premier mouvement <pour ce qui est de leur continuitй>, et par le second [mouvement] pour ce qui est leur caractиre contraire.

         Or, comme l’uniformitй du mouvement prйcиde sa difformitй, de mкme l’unitй du repos prйcиde l’uniformitй du mouvement, car «кtre mы, c’est se trouver autrement qu’antйrieurement, et reposer, c’est se trouver comme auparavant». Et ainsi, le repos possиde l’unitй pure, mais le mouvement possиde une unitй dans la diversitй. De sorte que le premier ciel, а savoir, [le ciel] empyrй, exerce une influence unique par son repos ; mais le second ciel, appelй aqueux, par son mouvement uniforme ; et le troisiиme ciel, а savoir, [le ciel] sidйral, par son mouvement difforme. Or, le fait d’exercer une influence sans mouvement est propre а ce corps, en tant qu’il est suprкme et atteint d’une certaine maniиre l’ordre des substances spirituelles, comme Denys dit dans Les noms divins, chapitre II, que «la sagesse divine joint les commencements des seconds aux termes des premiers».

         <1> Le ciel empyrй exerce une plus grande influence sur le ciel aqueux que sur les corps infйrieurs, dans la mesure oщ le ciel aqueux reзoit une plus grande influence du ciel empyrй, comme le montre l’uniformitй de son mouvement. Il s’accorde donc aussi davantage avec le ciel empyrй qu’avec le ciel sidйral en raison de son uniformitй. Mais, au sujet des corps cйlestes, il existe une double opinion. L’une est qu’ils sont de la nature des йlйments : ainsi, le ciel empyrй serait de la nature du feu, le ciel aqueux de la nature de l’eau et de l’air ; mais le ciel sidйral est composй des deux natures, car il est en partie lumineux et en partie diaphane. C’est а cette opinion que se rapporte ce qui est dit, que les eaux s’y trouvent pour se refroidir. Mais l’autre opinion [affirme] que les corps cйlestes ne sont pas de la nature des quatre йlйments, mais d’une cinquiиme essence. Selon cette opinion, le ciel empyrй lui-mкme n’est pas de la nature des quatre йlйments, mais il est appelй aqueux en raison de son caractиre diaphane, comme il est appelй empyrй, c’est-а-dire ignй, en raison de la lumiиre.

         Nous concйdons l’argument [proposй] en sens contraire, bien que le livre Sur les intelligences ne possиde aucune autoritй et qu’il ne soit pas vrai que tout influx se produise en raison de la lumiиre, а moins qu’on entende lumiиre, d’une maniиre mйtaphorique, de tout acte, pour autant que tout agent agit dans la mesure oщ il est un кtre en acte. Ou bien, cela peut кtre vrai pour les seules rйalitйs corporelles, pour lesquelles on parle de lumiиre au sens propre, pour autant que la lumiиre corporelle est la forme du premier corps agent, а savoir le ciel, par la puissance duquel tous les corps infйrieurs agissent.

         Et que ce qui a йtй dit suffise pour le moment.

 

QUODLIBET 4 : [Sur les rйalitйs divines et humaines]

 

         On a posй des questions sur les rйalitйs divines et humaines.

         А propos des rйalitйs divines, on a d’abord posй des questions sur ce qui concerne l’essence et, en second lieu, sur ce qui concerne les personnes.

         А propos de ce qui concerne l’essence, on a posй des questions d’abord sur la science de Dieu et, en second lieu, sur sa puissance.

 

<Question 1> [Sur les rйalitйs divines]

<Article unique [1]> А propos de la science de Dieu, on s’est demandй s’il y a plusieurs idйes en Dieu.

         Et il semble que oui.

         <1> Augustin dit, dans le Livre des LXXXIII questions, que Dieu a crйй toutes choses selon leurs propres raisons : l’homme selon une raison, le cheval selon une autre raison. Or, «les raisons des choses dans l’esprit divin s’appellent des idйes», comme Augustin le dit clairement au mкme endroit. Il y a donc [en Dieu] plusieurs idйes.

         <2> De plus, les choses sont distinguйes selon que Dieu connaоt leur distinction. Or, il connaоt leur distinction en lui-mкme. Il y a donc en Dieu plusieurs idйes distinctes de choses distinctes.

         Cependant, tout nom attribuй aux rйalitйs divines est soit essentiel, comme «Dieu», soit personnel, comme «Pиre», soit notionnel, comme «engendrant». Or, ce mot «idйe» n’est ni personnel ni notionnel, parce qu’il ne conviendrait pas aux trois personnes. C’est donc un nom essentiel. Or, rien d’essentiel n’est multipliй dans les rйalitйs divines. Nous ne pouvons donc pas dire qu’en Dieu il y a plusieurs idйes.

         Rйponse. Il existe une double pluralitй. L’une est la pluralitй des choses, et, de ce point de vue, il n’y a pas plusieurs idйes [en Dieu]. En effet, l’idйe dйsigne une forme exemplaire. Or, il n’existe qu’une seule rйalitй qui est l’exemplaire de toutes choses, а savoir, l’essence divine, que toutes les choses imitent pour autant qu’elles sont et qu’elles sont bonnes. L’autre pluralitй vient de la maniиre de comprendre, et, de ce point de vue, il y a plusieurs idйes. En effet, bien que toutes les choses, pour autant qu’elles sont, imitent l’essence divine, elles ne l’imitent cependant pas d’une seule et mкme maniиre, mais diversement et selon des degrйs divers. Ainsi donc, l’essence divine, selon qu’elle est imitable de telle faзon par telle crйature, est la raison propre et l’idйe de cette crйature. Et il en est de mкme pour les autres choses. De ce point de vue, il y a plusieurs idйes [en Dieu], pour autant que l’essence divine est intelligйe selon divers rapports que les choses ont avec elle, en l’imitant de diverses faзons.

         Or, ce rapport n’est pas intelligй seulement par l’intellect crйй, mais aussi par l’intellect incrйй de Dieu lui-mкme. En effet, Dieu sait, et a su depuis l’йternitй, que diverses crйatures imiteraient diversement son essence et, de ce point de vue, plusieurs idйes ont existй depuis l’йternitй dans l’esprit divin comme les raisons propres des choses intelligйes par Dieu. En effet, c’est cela que signifie le mot «idйe», а savoir qu’il existe une certaine forme intelligйe par un agent, а la ressemblance de laquelle il a l’intention de produire une њuvre extйrieure, comme le constructeur conзoit а l’avance dans son esprit la forme de la maison, qui est comme l’idйe de la maison а faire dans une matiиre.

         <1> Augustin veut dire qu’il y a diverses raisons selon la diversitй des rapports, comme on l’a dit.

         <2> Lorsqu’on dit : «Les choses sont distinctes sous ce rapport pour autant que Dieu connaоt leur distinction», il y a lа une double maniиre de parler. En effet, ce qu’on dit : «pour autant que Dieu connaоt», peut кtre mis en rapport avec la connaissance divine du point de vue de ce qui est connu ou du point de vue de celui qui connaоt. Si c’est du point de vue de ce qui est connu, alors l’expression est vraie : en effet, le sens est que les choses sont distinctes comme Dieu les connaоt distinctes. Mais si on le met en rapport avec la connaissance du point de vue de celui qui connaоt, alors l’expression est fausse : en effet, le sens sera que les choses connues possиdent dans l’esprit divin le mode de distinction qu’elles possиdent en elles-mкmes, ce qui est faux, car en elles-mкmes les choses sont sйparйes selon l’essence, mais non dans l’intellect divin, de mкme que les choses existent en elles-mкmes matйriellement, mais dans l’intellect divin immatйriellement. L’objection prenait son point de dйpart dans ce dernier sens.

         <3> Cet argument prend son point de dйpart dans la pluralitй rйelle : en effet, une telle pluralitй ne se rencontre pas dans les noms essentiels, mais seulement une pluralitй qui existe selon la maniиre de comprendre.

 

<Question 2> [Sur la puissance de Dieu]

         Ensuite, on a posй des questions sur ce qui concerne la puissance de Dieu. Premiиrement, est-ce qu’il y a puissance [virtus] en Dieu ? Deuxiиmement, а propos d’un effet de la puissance divine, est-ce qu’il y a des eaux au-dessus des cieux ? Troisiиmement, jusqu’oщ la puissance de Dieu peut-elle s’йtendre ?

<Article 1 [2]> Premiиrement : il semble qu’il n’y pas de puissance (virtus) en Dieu.

         <1> Comme le dit le Philosophe, dans Sur le ciel, I, «la vertu est le point ultime d’une puissance». Or, la puissance divine n’a pas de point ultime, puisqu’elle est infinie. Il n’y a donc pas de «vertu» en Dieu.

         Cependant, tout principe immйdiat d’opйration est puissance (virtus). En effet, toute opйration procиde d’une certaine puissance (virtute). Or, il existe en Dieu un principe immйdiat d’opйration, car Dieu fait certaines choses de maniиre immйdiate. Il y a donc puissance (virtus) en Dieu.

         Rйponse. Quelle que soit la maniиre de l’entendre, la vertu [virtus] signifie un complйment de la puissance. De lа vient que «la vertu de toute chose est ce qui rend bon celui qui la possиde et rend bon ce qu’il fait», comme il est dit dans Йthique, II. En effet, la puissance se manifeste comme achevйe lorsque l’agent est parfait et l’action parfaite. Comme la puissance de Dieu est la plus achevйe, la vertu se trouve au plus haut point en Dieu. C’est pourquoi il est dit en Sg 12, 17 : Tu montres ta vertu, si l’on ne croit pas а la plйnitude de ta puissance, et dans Ps 146, 5 : Le Seigneur est puissant et grande est sa force.

         <1> Parfois les vertus sont signalйes non par ce qui est pas attribuй а la vertu de maniиre essentielle, mais par ce а quoi la vertu est ordonnйe. En effet, c’est de cela qu’elle reзoit son essence. Comme le dit Augustin, «la foi consiste а croire ce qu’on ne voit pas». En effet, croire n’est pas la foi elle-mкme, mais l’acte auquel la foi est ordonnйe. Le Philosophe dйfinit la vertu de cette maniиre lorsqu’il dit que la vertu est «le point ultime d’une puissance», car la vertu d’une chose se prend par rapport а ce qu’elle peut finalement faire, comme la puissance de celui qui peut porter cent livres, ainsi que [le Philosophe] le dit lui-mкme, ne consiste pas а ce qu’il en porte dix, mais dans le fait qu’il en porte le plus qu’il peut, а savoir cent. Ainsi, la vertu de toute chose ne se prend pas par rapport а une chose qu’elle peut, mais par rapport а tout ce qu’elle peut. La vertu divine ne peut donc s’entendre selon une seule de ses њuvres, car aucune de ses њuvres n’est йgale а sa vertu, de sorte que Dieu ne puisse faire davantage ; mais sa vertu se prend de tout ce qu’il peut. Or, cela est infini, car Dieu peut faire des choses infinies. La vertu de Dieu est donc infinie, et c’est lа son point ultime de pouvoir faire des choses infinies, de mкme que c’est le point ultime d’une vertu finie de pouvoir faire des choses dйterminйes.

 

<Article 2 [3]> Deuxiиmement : il semble que des eaux, possйdant la vйritable espиce de l’eau comme йlйment, existent au-dessus des cieux.

         <1> En effet, l’homme est appelй un microcosme (minor mundus) en raison de la ressemblance qu’il entretient avec le macrocosme (mundo maiori). Or, nous voyons que, dans le corps humain, le cerveau, qui possиde la nature de l’eau, occupe une position supйrieure au cњur, qui a la propriйtй du feu, pour autant qu’il est la source naturelle de la chaleur. De mкme aussi, dans le macrocosme, l’eau occupe-t-elle une position supйrieure а celle des autres йlйments. Et telle semble кtre l’explication d’Augustin, dans La citй de Dieu, XI, oщ il dit de certains qu’«ils sont impressionnйs par le poids des йlйments et, pour cette raison, ne pensent pas que la nature ait pu placer au sommet du monde une eau qui est а l’йtat liquide et lourde ; s’ils avaient pu faire l’homme conformйment а leurs idйes, ils n’auraient pas placй dans la tкte l’humeur, qu’on appelle en grec “fleuma”, et qui occupe la place des eaux parmi les йlйments de notre corps».

         Cependant, les parties du monde sont trиs bonnes et sont disposйes avec le plus grand ordre selon leur nature. Or, ce qui possиde l’espиce de l’eau est naturellement lourd et repose ainsi sous les corps lйgers, l’air et le feu. Il n’existe donc rien qui ait la vйritable espиce de l’eau au-dessus des cieux.

         Rйponse. Dans la Sainte Йcriture, qui ne peut mentir, il est expressйment dit que des eaux se trouvent au-dessus du ciel. En effet, il est dit, en Gn 1, 7, que [Dieu] sйpara les eaux qui йtaient sous le firmament des eaux qui sont au-dessus du firmament. Et, dans le Ps 148, 4‑5 : Les eaux qui sont au-dessus des cieux, qu’elles louent le Seigneur ! C’est pourquoi, comme le dit Augustin dans le Commentaire littйral de la Genиse, II : «Quelle que soit la maniиre dont elles existent, ne doutons pas qu’elles y existent, car l’autoritй de l’Йcriture est plus grande que toute la capacitй du genre humain.»

         Mais, comme le dit Augustin dans le mкme ouvrage, I : «Il est par trop honteux, pernicieux et on doit au plus haut point йviter que n’importe quel infidиle entende divaguer un chrйtien, qui parle de ces choses (а savoir, les choses naturelles) comme s’il parlait selon les textes chrйtiens, de sorte que, quoi qu’il dise, le voyant se tromper sur tout ce qui concerne le ciel, [cet infidиle] aie peine а s’empкcher de rire. Et ce n’est pas encore trop pйnible qu’un homme qui se trompe soit objet de dйrision, mais [c’est par trop pйnible] que ceux du dehors croient que nos auteurs ont pensй de telles choses et que, pour la plus grande ruine de ceux que nous nous efforзons de sauver, [ces textes] soient blвmйs et rejetйs.» C’est pourquoi, comme lui-mкme l’indique plus loin, il a prйsentй plusieurs interprйtations des paroles de la Genиse, de sorte qu’une interprйtation ne soit pas privilйgiйe par rapport а une autre interprйtation qui est peut-кtre meilleure.

         Ainsi donc, ce qui est dit des eaux qui se trouvent au-dessus des cieux peut s’entendre de plusieurs faзons.

         D’une premiиre faзon, que nous n’entendions pas par firmament ou cieux le firmament ou le ciel dans lequel se trouvent les astres, mais «cet air dans lequel on dit que les oiseaux volent» ; au-dessus de cet air, les eaux s’йlиvent sous forme de vapeur et elles provoquent ainsi les pluies. De cette interprйtation, Augustin dit, dans le Commentaire littйral de la Genиse, II : «J’estime que cette rйflexion... est trиs acceptable : en effet, ce qui est dit n’est ni contraire а la foi et peut кtre cru conformйment au texte mentionnй.»

         Mais si on entend par firmament ou cieux le firmament oщ sont placйs les astres, il faut alors savoir que diverses opinions ont existй а propos de ce firmament.

         En effet, certains ont affirmй que ce firmament est composй des quatre йlйments, ce qui semble avoir йtй la position d’Empйdocle. D’aprиs cela, rien n’empкche de dire qu’il existe des eaux йlйmentaires au-dessus de ce ciel sidйral, qui sont comme plus simples, et qu’au-dessus de celles-ci existe un feu, selon lequel on parle de ciel empyrй.

         D’autres ont affirmй que le ciel est de la nature du feu, comme l’a affirmй Platon, ou n’est pas de la nature des quatre йlйments, mais possиde une nature plus йlevйe, comme l’a affirmй Aristote. Dans les deux cas, il ne semble pas convenir qu’une eau йlйmentaire ait йtй placйe au-dessus du firmament. «En effet, comme le dit Augustin dans le Commentaire de la Genиse, II, il nous convient de chercher comment Dieu a йtabli les natures des choses, et non ce qu’il veut faire en elles ou par elles de maniиre miraculeuse.» Toutefois, nous pouvons placer certaines eaux au-dessus de ce firmament. — Premiиre maniиre : en entendant par eaux toute la matiиre corporelle, comme on l’entend au dйbut de la Genиse, selon l’interprйtation d’Augustin ; et ainsi, selon cette interprйtation, qu’il y ait des eaux au-dessus des cieux sidйraux ne veut rien dire d’autre que le fait qu’il existe au-dessus de ces cieux quelque chose de la matiиre corporelle (et mкme cela n’est pas en dйsaccord avec ce que disent les philosophes modernes, qui affirment qu’au-dessus de la huitiиme sphиre, oщ se trouvent les йtoiles, existe une autre sphиre, oщ il n’y a aucune йtoile). Et Augustin propose cette interprйtation dans Sur la Genиse contre les manichйens. — Deuxiиme maniиre : on peut dire que, de mкme que le ciel empyrй est appelй empyrй non pas parce qu’il possиde l’espиce du feu, mais а cause de son йclat, de mкme on dit que les eaux [sont] au-dessus des cieux non pas parce qu’elles ont l’espиce de l’eau, mais parce qu’elles ont un caractиre diaphane а la faзon de l’eau, de sorte que le ciel suprкme, qu’on appelle empyrй, est tout а fait йclatant, et que le second, qu’on appelle aqueux, est tout а fait diaphane, et le troisiиme ciel, qu’on appelle sidйral, est en partie lumineux et en partie diaphane.

         Ainsi donc, selon n’importe quelle opinion, la vйritй de la Sainte Йcriture peut кtre sauvegardйe de diverses maniиres. Il ne faut pas donc pas que le sens de la Sainte Йcriture soit rйduit а l’une d’entre elles.

         <1> L’homme ressemble au macrocosme sous certains aspects, pour autant qu’il est composй d’une nature corporelle et d’une nature spirituelle comme tout l’univers. Toutefois, il ne ressemble pas а l’univers en tout point. En effet, l’ordre des parties а l’intйrieur de l’homme n’existe pas selon que l’exige leur nature, mais selon que l’exige leur fin. Ainsi, le cњur est placй au milieu afin qu’а partir de lui se diffusent facilement les opйrations de la vie dans tout le corps. Mais le cerveau est placй au sommet afin que les opйrations animales, qui s’y accomplissent d’une certaine maniиre, ne soient pas empкchйes par les diverses transformations du corps. De la mкme faзon que l’ordre de la connaissance humaine ne se rйalise pas selon l’ordre de ce qui est connaissable, mais par rapport а nous. Mais Augustin n’introduit pas cela pour l’affirmer, mais pour s’opposer а ceux qui interprиtent mal les Йcritures.

 

<Question 3> [Jusqu’oщ la vertu divine peut-elle s’йtendre ?]

         Ensuite, il faut examiner jusqu’oщ la puissance divine peut s’йtendre.

         А ce propos, deux questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que Dieu peut ramener quelque chose au nйant ? Deuxiиmement, si quelque chose йtait ramenй au nйant, est-ce que Dieu pourrait le rйtablir identique en nombre ?

<Article 1 [4]> Premiиrement : il semble que Dieu puisse ramener quelque chose au nйant.

         <1> En effet, la distance est йgale du non-кtre а l’кtre et de l’кtre au non-кtre. Or, Dieu peut faire quelque chose а partir de rien. Dieu peut donc faire le nйant а partir de quelque chose.

         <2> Cependant, Dieu ne peut кtre cause d’imperfection. Or, la cause qui fait tendre vers le non-кtre est cause d’imperfection. Dieu ne peut donc ramener quelque chose au nйant.

         Rйponse. Nous pouvons parler de la puissance de Dieu de deux maniиres : d’une maniиre absolue, en considйrant sa puissance ; et d’une autre maniиre, en la considйrant par rapport а sa sagesse ou а sa prescience.

         Si l’on parle de maniиre absolue de la puissance de Dieu, Dieu peut ainsi ramener toute crйature au nйant. La raison en est que la crйature est non seulement amenйe а l’кtre par l’action de Dieu, mais aussi qu’elle est maintenue dans l’кtre par l’action de Dieu, selon ce que dit Hem 1, 3 : [Lui qui] soutient toutes choses par la parole de sa puissance. C’est pourquoi Augustin dit, Commentaire littйral de la Genиse, IV, que «si la puissance de Dieu cessait un moment de diriger les choses crййes, les espиces de celles-ci cesseraient au mкme moment et toute leur nature s’effondrerait». Or, comme Dieu agit de sa propre volontй, et non par nйcessitй de nature, pour produire les choses, de mкme aussi [agit-il] pour leur conservation. Et ainsi, il peut retirer son action en vue de conserver les choses, et, de cette maniиre, toutes les choses tomberaient dans le nйant.

         Mais si nous parlons de la puissance de Dieu par rapport а sa sagesse et а sa prescience, il ne peut pas ainsi arriver que les choses soient ramenйes au nйant, car la sagesse divine n’en dispose pas ainsi : En effet, Dieu a crйй toutes choses pour qu’elles existent, comme il est dit dans Sg 1, 14, et non pour qu’elles tombent dans le nйant.

         <1> Nous concйdons donc le premier argument, pour autant qu’il s’appuie sur la puissance absolue.

         <2> Quelque chose peut кtre la cause de l’imperfection d’une [autre] chose de deux maniиres. D’une premiиre maniиre, par sa propre intention, comme lorsque quelqu’un, en supprimant la lumiиre, cause l’obscuritй ; de cette maniиre, il n’est pas nйcessaire que ce qui cause l’imperfection soit la cause qui produit le dйfaut. Ainsi Dieu peut-il кtre cause d’une certaine imperfection, de l’aveuglement, de l’endurcissement ou de l’annihilation, s’il le voulait. D’une seconde maniиre, quelque chose est cause d’un dйfaut sans le vouloir, et alors il est toujours nйcessaire que la cause du dйfaut soit la cause qui produit le dйfaut, car il arrive qu’un agent, en raison de son imperfection, ne produise pas la perfection visйe dans son effet. Et ainsi Dieu ne peut d’aucune maniиre кtre cause d’une imperfection ou du fait de tendre vers le non-кtre.

 

<Article 2 [5]> Deuxiиmement : il semble que Dieu ne puisse rйtablir identique en nombre ce qui a йtй ramenй au nйant.

         <1> Le Philosophe dit, Sur la gйnйration, II, que «ce dont la substance est corrompue n’est pas rйtabli identique numйriquement». Or, la substance de ce qui est ramenй au nйant est corrompue. Cela ne peut donc pas кtre rйtabli identique en nombre.

         <2> А cela s’oppose ce que dit Augustin, La citй de Dieu, XXII : «Si la chair humaine avait complиtement disparu et qu’aucune composante n’en йtait demeurйe dans le secrets de la nature, comment le Tout-puissant voudrait-il la rйtablir ?» Or, ce qui est corrompu est ramenй au nйant sans qu’aucune matiиre ne demeure de la chose corrompue. Dieu peut donc rйtablir identique en nombre ce qui a йtй ramenй au nйant.

         <3> De plus, «la diffйrence est la cause du nombre», comme le dit [Jean] Damascиne. Or, le nйant ne fait aucune diffйrence, car «il n’y a pas d’espиce ni de diffйrence de ce qui n’est pas», selon le Philosophe. Ce qui est rйtabli par Dieu peut donc кtre une seule chose identique en nombre, bien que cela ait йtй ramenй au nйant.

         Rйponse. Dans ce qui peut кtre ramenй au nйant, il faut remarquer une diffйrence.

         En effet, il y a certaines choses dont l’unitй comporte par dйfinition une continuitй de durйe, comme cela est clair pour le mouvement et pour le temps, et ainsi l’interruption de ces choses est contraire а leur unitй en nombre. Or, les choses qui comportent une contradiction ne font pas partie du nombre des choses possibles pour Dieu, parce qu’il leur manque une raison d’кtre. C’est pourquoi, si ces choses sont ramenйes au nйant, Dieu ne peut les rйtablir identiques en nombre. En effet, cela serait faire en sorte que ce qui est contradictoire soit vrai, par exemple, qu’un mouvement interrompu soit un.

         Mais il existe d’autres choses dont l’unitй ne comporte pas dans leur raison mкme une continuitй dans la durйe, comme l’unitй des choses permanentes, si ce n’est par accident, pour autant que leur кtre est sujet au mouvement. En effet, de mкme que ces choses sont mesurйes par le temps, leur кtre aussi est un et continu selon l’unitй et la continuitй du temps. Et parce qu’un agent naturel ne peut produire ces choses sans mouvement, il en dйcoule qu’un agent naturel ne peut rйtablir les choses de ce genre identiques en nombre, si elles ont йtй ramenйes au nйant ou si elles ont йtй corrompues selon leur substance. Mais Dieu peut rйtablir les choses de ce genre sans mouvement, parce qu’il relиve de son pouvoir qu’il produise des effets sans causes intermйdiaires. Il peut donc rйtablir ces choses identiques en nombre, mкme si elles s’йtaient tombйes dans le nйant.

         La rйponse au premier <1> et au deuxiиme <2> argument est donc claire.

         <3> Le nйant n’est la diffйrence d’aucun кtre, mais par le fait que quelque chose est ramenй au nйant, la continuation de son кtre est interrompue, laquelle se rapporte а l’unitй du mouvement et de ce qui dйcoule du mouvement.

 

<Question 4> [Sur les propriйtйs personnelles qui se rapportent а la personne du Fils]

         Ensuite, on a posй des questions sur les attributs personnels qui se rapportent а la personne du Fils : premiиrement, par rapport а la nature divine ; deuxiиmement, par rapport а la nature assumйe.

         А propos du premier point, deux questions ont йtй posйes. Premiиrement, est-ce que le Pиre dit lui-mкme et la crйature par un seul Verbe ? Deuxiиmement, est-ce que le Fils se distingue du Saint-Esprit par sa filiation ?

 

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que le Pиre ne dise pas lui-mкme et la crйature par le mкme Verbe.

         <1> En effet, «se dire convient au seul Pиre», comme le dit Augustin, Sur la Trinitй, VII. Or, dire la crйature convient а toute la Trinitй : en effet, «ce qui comporte un rapport а la crйature convient а toute la Trinitй», comme cela est clair par ce que dit Denys, Sur les noms divins, II. Le Pиre ne dit donc pas lui-mкme et la crйature par le mкme Verbe.

         <2> De plus, la crйature procиde de Dieu par mode de volontй. Or, le Fils, qui est le Verbe par lequel le Pиre se dit lui-mкme, procиde de Dieu par mode de nature, car, comme le dit Hilaire dans son livre Sur les synodes : «La volontй de Dieu a donnй [leur] substance а toutes les crйatures ; mais la naissance a donnй [sa] nature au Fils.» Le Verbe par lequel le Pиre dit lui-mкme et la crйature n’est donc pas le mкme.

         Cependant, Augustin dit, Commentaire littйral de la Genиse, II, que «[Dieu] a dit, et cela a йtй fait, а savoir qu’il a engendrй le Verbe, dans lequel se trouvait que la crйature serait faite». Or, [le Pиre] a engendrй le Fils en se disant lui-mкme. C’est donc par le mкme Verbe qu’il dit lui-mкme et qu’il dit la crйature.

         Rйponse. Comme Augustin le dit, Sur la Trinitй, XV, «le Verbe de Dieu est reprйsentй d’une certaine maniиre par le verbe de notre intellect, qui n’est rien d’autre qu’une certaine conception actuelle de notre connaissance». En effet, lorsque nous concevons ce que nous connaissons en le considйrant en acte, cela est un verbe de notre intellect, et c’est cela que nous signifions par une parole extйrieure. Mais parce que nous ne concevons pas en acte dans notre esprit tout ce que nous connaissons par habitus, mais que nous nous mouvons d’un intelligible а un autre, c’est la raison pour laquelle en nous il n’y a pas un seul verbe mental, mais plusieurs, dont aucun n’est йgal а notre science. Mais tout ce qu’il sait, Dieu l’intellige en acte. C’est pourquoi, dans son esprit, il n’y a pas succession d’un verbe а un autre. Et de mкme qu’il connaоt lui-mкme et toutes les autres choses par la mкme science, de mкme aussi exprime-t-il lui-mкme et toutes les autres choses par le mкme Verbe, et «son Verbe ne serait pas parfait, comme le dit Augustin dans le mкme livre, si quelque chose de moins existait dans son Verbe que dans sa science». Ainsi, tout ce que connaоt le Pиre, il le dit par son unique Verbe.

         Et ainsi, il est nйcessaire que le Verbe par lequel il se dit et dit la crйature soit le mкme.

         <1> Dire, si on l’entend au sens propre, c’est produire un verbe, ce qui convient au seul Pиre. Ainsi, si l’on entend dire en Dieu au sens propre, seul le Pиre dit, car seul il engendre le Verbe. Cependant, par ce Verbe est exprimй tout ce que la Trinitй entiиre connaоt, car il n’existe qu’une seule science pour les trois personnes. Pour cette raison, le Verbe comporte un rapport а la crйature pour autant qu’il est l’expression d’une certaine science de la crйature que le Pиre a en commun avec les autres personnes.

         <2> Autre est le verbe et ce qui est dit par le verbe. En effet, par le mot «pierre» est signifiйe une chose qui n’est pas le verbe, mais un corps. Ainsi, rien n’empкche que la crйature procиde de Dieu par mode de volontй, mais que le Verbe par lequel est dite la crйature [procиde] par mode de nature.

 

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que le Fils se distingue du Saint-Esprit par la filiation.

         En effet, quelqu’un est constituй par cela mкme qui le distingue d’un autre. Or, la personne du Fils est constituйe par la filiation, qui est une propriйtй personnelle, c’est-а-dire qu’elle constitue la personne du Fils. [Le Fils] se distingue donc du Saint-Esprit par la filiation.

         Cependant, Boиce dit, dans le livre Sur la Trinitй, que «seule la relation en Dieu rend la Trinitй multiple». Et Anselme dit, dans son livre Sur la procession du Saint-Esprit, que «les personnes divines ne sont distinctes que lа oщ intervient l’opposition de relation». Or, le Fils ne s’oppose pas par relation au Saint-Esprit en vertu de la filiation, mais seulement au Pиre. Le Fils ne se distingue donc pas du Saint-Esprit par la filiation, mais seulement du Pиre.

         Rйponse. Les propriйtйs personnelles jouent en Dieu le mкme rфle, pour distinguer les personnes, que les formes substantielles dans les choses naturelles pour distinguer les espиces des choses, en tenant cependant compte que les exemples empruntйs aux crйatures ne sont pas entiиrement semblables lorsqu’ils sont utilisйs pour Dieu.

         Or, dans les choses naturelles, une chose se distingue d’une autre par sa forme. D’une maniиre, par l’opposition directe d’une forme а une autre forme : de cette maniиre, chaque chose naturelle se distingue de toutes les espиces de son genre qui ont des formes opposйes, selon que le genre est divisй par des diffйrences opposйes. Ainsi le saphir se distingue par sa forme de toutes les autres espиces de pierres. D’une autre maniиre, une chose naturelle se distingue par sa forme selon qu’elle la possиde ou non : de cette maniиre, ce qui possиde une certaine forme naturelle se distingue de tout ce qui ne possиde pas cette forme, comme le saphir se distingue par sa forme naturelle, non seulement des autres genres de pierres, mais des espиces des animaux et des plantes.

         Ainsi, il faut donc dire que le Fils se distingue du Pиre par sa filiation selon l’opposition relative de la filiation а la paternitй, mais il se distingue du Saint-Esprit par la filiation selon que le Saint-Esprit ne possиde pas la filiation que le Fils possиde.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

<Question 5> [А propos de la nature assumйe]

<Article unique [8]> Ensuite, on s’est interrogй sur le Fils, а propos de la nature assumйe.

         А ce propos, on s’est demandй si le corps du Christ attachй а la croix йtait le mкme en nombre que celui qui a reposй au tombeau.

         Et il semble que non.

         <1> Tout ce qui diffиre par l’espиce diffиre par le nombre. Or, le corps du Christ suspendu а la croix et reposant au tombeau diffиre selon l’espиce, de la maniиre dont un mort et un vivant diffиrent selon l’espиce. Ce n’est donc pas un seul et mкme [corps] en nombre.

         Cependant, tout ce qui un et le mкme selon le suppфt ou l’hypostase est un et le mкme en nombre. Or, le corps du Christ reposant au tombeau et suspendu а la croix est un et le mкme selon le suppфt ou l’hypostase, car l’hypostase du Verbe de Dieu n’a jamais йtй sйparйe de son corps. Le corps du Christ est donc un et le mкme suspendu а la croix et reposant au tombeau.

         Rйponse. А ce sujet, deux hйrйsies condamnйes doivent кtre йvitйes. L’une est celle des ariens, qui, en affirmant que le Christ n’avait pas d’вme mais que le Verbe tenait lieu d’вme pour le corps, ont affirmй en consйquence que le Verbe a йtй sйparй du corps dans la mort, comme cela est clair dans un sermon des ariens auquel s’oppose Augustin. L’autre [hйrйsie] est celle des Galanites, qui a йtй condamnйe au sixiиme synode, qui, en affirmant une seule nature composйe de la divinitй et de l’humanitй, ont affirmй que cette nature йtait absolument incorruptible, et ont ainsi affirmй que le corps du Christ n’a absolument pas йtй corrompu, non seulement par la corruption de la putrйfaction, ce que soutient la foi catholique, selon ce que dit le Ps 15, 10 : Tu ne laisserais pas ton Saint voir la corruption, mais aussi par la corruption qui se rapporte а la notion de mort, ce qui est impie, comme cela est clair selon [Jean] Damascиne, III.

         Ainsi, afin d’йcarter la premiиre hйrйsie, il faut affirmer l’identitй de suppфt entre le corps du Christ suspendu а la croix et dйposй au tombeau. Mais, afin d’йcarter la seconde hйrйsie, il nous faut affirmer une diffйrence vйritable entre la mort et la vie. Mais parce que la premiиre unitй est plus grande que la seconde diffйrence, il faut dire que le corps du Christ suspendu а la croix et dйposй au tombeau est le mкme en nombre.

         <1> Cet argument ne vaut pas pour le corps du Christ en raison de l’unitй d’hypostase.

 

<Question 6> [Sur la grвce]

         Ensuite, on s’est interrogй sur les choses humaines : premiиrement, а propos de la grвce ; deuxiиmement, а propos des sacrements de la grвce ; troisiиmement, а propos des actes humains.

<Article unique [9]> Premiиrement : on demandait si Dieu fait toujours une nouvelle grвce.

         <1> En effet, Augustin, dans le Commentaire littйral de la Genиse, VIII, compare l’infusion de la grвce а une illumination : «De mкme, dit-il, que l’air n’est pas rendu lumineux par la prйsence de la lumiиre, mais le devient, car s’il l’avait йtй, il ne le deviendrait pas, mais, en l’absence de la lumiиre, [l’air] demeurerait lumineux, de mкme l’homme est-il illuminй par la prйsence de Dieu, mais, en l’absence de [Dieu], s’obscurcit-il aussitфt ; il s’йloigne de lui non pas par une distance locale, mais par l’aversion de la volontй.» Or, le soleil fait toujours une nouvelle lumiиre dans l’air. Dieu fait donc toujours une nouvelle grвce dans l’вme.

         Cependant, l’кtre d’une crйature plus noble est plus noble. Or, la grвce est une crйature trиs noble, car elle est la perfection de la nature crййe raisonnable. Son кtre est donc trиs noble. Elle ne dure donc pas seulement dans l’instant, et ainsi Dieu ne fait pas toujours une nouvelle grвce.

         Rйponse. Il existe une double action. L’une est faite avec mouvement. Et une telle action se fait toujours par un certain changement, car, dans le mouvement, toujours quelque chose devient et quelque chose cesse d’кtre, lorsque cela atteint un terme et s’йloigne d’un [autre] terme. Pour cette raison, le Philosophe dit, dans Physique, VIII, que, dans tout mouvement, se trouvent d’une certaine faзon «devenir et corruption». — Mais autre est l’action qui existe sans mouvement, par simple communication d’une forme, pour autant qu’un agent imprime sa ressemblance dans ce qui est disposй а la recevoir. Au dйpart, une telle action se rйalise par un changement, pour autant que la forme est pour la premiиre fois reзue dans le sujet; cependant, comme aucun mouvement n’y est associй mais un simple influx ou une [simple] communication, la continuation de l’action elle-mкme ne connaоt pas davantage de changement.

         Et c’est de cette maniиre que la grвce est causйe dans l’вme par Dieu. Il faut donc dire qu’aussi longtemps que dure la grвce dans l’вme, Dieu opиre dans l’вme en la causant, non pas cependant en faisant toujours une nouvelle grвce et [en faisant] que la grвce qui existait antйrieurement soit corrompue а chaque instant, mais en opйrant dans l’вme pour conserver la grвce qu’il a d’abord infusйe. Mais cela est difficile а comprendre pour ceux qui ne peuvent pas s’arracher а leur considйration des actions qui sont accompagnйes de mouvement, dans lesquelles quelque chose est toujours changй, comme on l’a dit.

         <1> La lumiиre apparaоt toujours dans l’air parce qu’elle est conservйe par l’action du soleil qui illumine, et non parce qu’une lumiиre succиde а l’autre.

 

<Question 7> [Sur les sacrements de la grвce]

         Ensuite, on s’est interrogй sur les sacrements de la grвce. Premiиrement, sur le sacrement de pйnitence : est-ce que la faute est remise par l’absolution du prкtre ? Deuxiиmement, sur le sacrement du mariage : est-ce qu’un mari peut prendre la croix s’il craint l’incontinence de son йpouse qui ne peut suivre son mari ?

<Article 1 [10]> Premiиrement : il semble que la faute soit remise par l’absolution du prкtre.

         <1> En effet, Hugues de Saint-Victor dit, dans son ouvrage Sur les sacrements, que «le jugement du ciel suit le jugement de Pierre». Or, le jugement du ciel porte sur la rйmission de la faute. La rйmission de la faute suit donc le jugement de Pierre, qui est celui du prкtre qui absout.

         <2> De plus, les sacrements sont des remиdes contre les pйchйs. Or, les blessures ou les maladies sont guйries par le remиde. La maladie ou la blessure du pйchй est donc guйrie par le sacrement de pйnitence. Or, le sacrement de pйnitence s’accomplit lorsque le prкtre dit : «Je t’absous», comme le sacrement de baptкme, lorsqu’il dit : «Je te baptise.» La faute est donc remise par l’absolution du prкtre.

         Cependant, le pйchй est remis par la seule contrition, selon ce que dit Ps 31, 30 : J’ai dit : «Je confesserai au Seigneur contre moi-mкme mes injustices, et tu as remis la faute de mon pйchй.» Or, la contrition prйcиde l’absolution du prкtre, car le prкtre ne doit pas absoudre quelqu’un, а moins d’estimer qu’il est contrit. La rйmission de la faute prйcиde donc l’absolution du prкtre. La faute n’est donc pas remise par l’absolution du prкtre.

         Rйponse. Les sacrements agissent de deux maniиres : d’une premiиre maniиre, pour autant qu’ils sont accomplis en acte ; d’une autre maniиre, pour autant qu’ils sont dйsirйs. Et cela, parce que les sacrements agissent comme des instruments de la misйricorde divine qui justifie. Or, il appartient а Dieu de regarder le cњur de l’homme, selon 1 S 16, 7 : Les hommes voient les apparences, mais Dieu regardera le cњur. C’est pourquoi, bien que les choses naturelles n’agissent que si elles sont appliquйes par leur prйsence, cependant les sacrements agissent aussi selon qu’ils sont dйsirйs ; mais ils apportent un effet sacramentel plus achevй lorsqu’ils sont donnйs en acte.

         Cela est clair dans le baptкme, car le catйchumиne, s’il est un adulte et s’il dйsire le baptкme, a dйjа reзu l’effet du baptкme pour ce qui est de la purification du pйchй et de l’obtention de la grвce, qui est un effet propre de Dieu. Mais lorsqu’il reзoit effectivement le baptкme, il reзoit plus pleinement certains effets sacramentels, car il reзoit le caractиre et la rйmission de toute sa peine. Cependant, si quelqu’un ne dйsirait par le baptкme avant d’кtre effectivement baptisй, comme cela est principalement le cas pour les enfants, il reзoit en mкme temps par le baptкme la grвce qui remet la faute et tout autre effet du sacrement. Et cela se produirait aussi chez l’adulte, s’il se mettait а dйsirer le baptкme en mкme temps qu’il le reзoit.

         C’est la mкme chose pour le sacrement de la pйnitence, qui est accompli par l’office du ministre qui absout. En effet, lorsque quelqu’un est effectivement absous, il reзoit pleinement l’effet du sacrement. Mais si, avant d’кtre absous, il dйsire ce sacrement, а savoir, lorsqu’il se propose de se soumettre aux clйs de l’Йglise, la puissance des clйs agit dйjа en lui et il reзoit la rйmission de sa faute. Mais si quelqu’un commenзait а кtre contrit et а dйsirer les clйs de l’Йglise au moment de l’absolution, sa faute lui serait remise а travers l’absolution du prкtre par la grвce qui est infusйe dans ce sacrement, comme dans tous les sacrements de la loi nouvelle. Ainsi, il arrive parfois que certains qui n’ont pas une contrition parfaite reзoivent la grвce de la contrition par la puissance des clйs, а condition qu’ils ne posent pas d’obstacle а l’Esprit Saint. Et c’est la mкme chose pour les autres sacrements de la loi nouvelle, par lesquels la grвce est confйrйe.

         Toutefois, il semble y avoir une diffйrence entre le baptкme et la pйnitence parce que le sacrement de la pйnitence est toujours confйrй а des adultes, chez qui, dans la plupart des cas, la contrition prйcиde la confession et l’absolution dans le temps, alors que le baptкme est souvent confйrй а des enfants, chez qui le dйsir du baptкme ne prйcиde pas. Mais ils seraient tout а fait semblables, si le baptкme aussi йtait toujours confйrй а des adultes.

         <1> La parole de Hugues ne doit pas кtre entendue au sens oщ le jugement de Pierre, chez le prкtre qui absout, prйcиde dans le temps le jugement du ciel, c’est-а-dire de Dieu qui remet la faute, mais au sens oщ le jugement de Dieu approuve le jugement de Pierre.

         <2> Le remиde sacramentel agit non seulement lorsqu’il est effectivement donnй, mais aussi lorsqu’il est dйsirй. C’est pourquoi la guйrison de la blessure prйcиde parfois l’absolution sacramentelle.

         <3> Il ne peut jamais exister de vйritable contrition sans le dйsir des clйs de l’Йglise, quelle que soit la douleur pour le pйchй passй et le propos de s’en abstenir а l’avenir. C’est ainsi que la faute est remise par la contrition.

<Article 2 [11]> Deuxiиmement : il semble qu’un mari puisse prendre la croix pour traverser outre-mer contre la volontй de son йpouse, mкme si l’on craint pour la continence [de celle-ci].

         <1> En effet, un homme ne doit pas nйgliger son propre salut pour le salut d’un autre. Or, un homme obtient son propre salut par le fait d’кtre signй de la croix, en recevant l’indulgence plйniиre de ses pйchйs. Il ne doit donc pas nйgliger cela afin de s’occuper du salut de son йpouse.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Augustin : «Si tu pratiques l’abstinence contre la volontй de ton йpouse, tu lui permets de forniquer, et ce pйchй sera imputй а ton abstinence.» Or, en prenant la croix, [un homme] est empкchй de rendre ce qu’il doit. Il semble donc que le pйchй de son йpouse, si elle n’observe pas la continence, soit imputй а l’homme.

         Rйponse. Les choses nйcessaires ne doivent pas кtre nйgligйes а cause des choses qui relиvent de sa propre volontй. Ainsi, le Seigneur lui-mкme, Mt 15, 5‑6, reprend les Pharisiens, qui enseignaient а nйgliger le commandement sur l’honneur dы aux parents afin que soient faites des offrandes volontaires а Dieu. Or, cela s’impose nйcessairement qu’un mari s’occupe de son йpouse, car l’homme est le chef de la femme, comme il est dit en 1 Co 11, 3, alors que prendre la croix pour traverser la mer relиve de sa propre volontй. Par consйquent, si son йpouse est dans une condition oщ elle ne peut le suivre en raison d’un empкchement lйgitime et qu’on craint son incontinence, il n’est pas а conseiller qu’il prenne la croix et abandonne son йpouse. Il en est autrement si son йpouse se propose d’observer la continence volontairement, ou si elle veut et peut suivre son mari.

         <1> Cela concerne aussi le salut propre de l’homme qu’il prenne soin du salut de son йpouse, qui est confiйe au gouvernement de son mari.

 

<Question 8> [Sur les actes humains qui concernent les prйlats]

         Ensuite, on a posй des questions sur les actes humains. Premiиrement, sur les actes humains qui relиvent des prйlats ; deuxiиmement, sur les actes qui peuvent concerner tout le monde.

         Enseigner, dispenser d’un prйcepte, excommunier ceux qui s’opposent aux prйceptes et confйrer des bйnйfices ecclйsiastiques relиvent des prйlats. Ainsi, а propos du premier point, quatre questions sont posйes. Premiиrement, а propos de l’obйissance aux ordres des prйlats : est-ce qu’un religieux est tenu d’obйir а son supйrieur qui lui ordonne en vertu de l’obйissance de lui rйvйler la faute occulte d’un frиre ? Deuxiиmement, а propos de la dispense : est-ce que le pape peut dispenser de la bigamie ? Troisiиmement, а propos de l’excommunication : est-ce que quelqu’un est tenu d’йviter les excommuniйs dont l’excommunication est l’objet de jugements divers parmi les experts, les uns disant qu’ils sont excommuniйs, les autres qu’ils ne le sont pas ? Quatriиmement, а propos de la collation des bйnйfices : est-ce qu’un prйlat d’une йglise peut lйgitimement donner un bйnйfice а son consanguin qualifiй, s’il se prйsente aussi facilement quelqu’un d’autre qui est mieux qualifiй ?

<Article 1 [12]> Premiиrement : il semble qu’un subordonnй ne soit pas tenu d’obйir а un supйrieur qui lui ordonne de rйvйler une faute occulte.

         En effet, personne n’est tenu d’obйir а quelqu’un pour ce qui ne relиve pas du jugement [de celui-ci]. Or, les choses occultes ne tombent pas sous le jugement humain, mais sous le seul jugement divin. Personne n’est donc tenu de les rйvйler а un supйrieur qui le lui ordonne.

         Cependant, le prйlat en chapitre peut ordonner ce а propos de quoi un juge sйculier ou ecclйsiastique peut exiger de faire serment. Or, le juge sйculier ou ecclйsiastique exige parfois le serment de quelqu’un afin qu’il rйvиle ce qu’il sait d’un fait occulte, comme le dit une dйcrйtale sur les [serments de] purification (purgationibus). Pour la mкme raison, un prйlat en chapitre peut donc ordonner aux religieux, en vertu de l’obйissance, de dire ce qu’ils savent d’une faute occulte.

         Rйponse. Un pйchй peut кtre occulte de deux maniиres.

         Premiиrement, d’une maniиre absolue, а savoir qu’il n’est aucunement parvenu а la connaissance d’un grand nombre, et un tel pйchй occulte nuit а celui-lа seul qui le commet. C’est pourquoi, si quelqu’un connaоt un tel pйchй d’un frиre, il doit seulement chercher а assurer le salut du frиre qui pиche. De lа vient qu’un ordre a йtй йtabli par le Seigneur pour la correction fraternelle : que l’on corrige d’abord le frиre qui pиche de maniиre occulte de personne а personne seulement ; ensuite, qu’il prйsente deux ou trois tйmoins ; et alors seulement, s’il ne se corrige pas, qu’on le dise а l’Йglise. Si un prйlat ordonne а un frиre, а l’encontre de cet ordre, qu’on lui dise le pйchй occulte d’un frиre, il ne faut pas lui obйir, et lui-mкme commet un pйchй en l’ordonnant, car il faut obйir а Dieu plutфt qu’aux hommes [Ac 5, 26].

         Mais si le pйchй du frиre n’est pas а ce point occulte qu’il ne vienne par certains soupзons а la connaissance d’un grand nombre, d’oщ peut venir un scandale pour beaucoup, alors le pйchй ne nuit pas seulement а lui, mais а un grand nombre. Et parce que le bien d’un grand nombre est prйfйrй au bien d’un seul, le prйlat doit rechercher la vйritй а propos du fait, afin que s’apaise le scandale d’un grand nombre soit par la peine donnйe а celui qui pиche, soit par sa rйcusation. Dans un tel cas, [un prйlat] peut ordonner а celui qui connaоt la faute d’un frиre qu’il la rйvиle, et celui а qui cela est ordonnй est tenu d’obйir au prйlat. En effet, comme la faute n’est pas totalement occulte, elle relиve du jugement du prйlat. Et c’est de ce cas que parle la dйcrйtale, non du premier.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

<Article 2 [13]> Deuxiиmement : il semble que le pape ne puisse dispenser de l’irrйgularitй de la bigamie.

         <1> En effet, l’homme ne peut dispenser de ce qui a йtй divinement йtabli, comme le dit Bernard dans son ouvrage Sur la dispense et le prйcepte. Or, l’enseignement de l’Apфtre, par lequel il dit que le bigame ne doit pas кtre promu, comme cela est clair dans 1 Tm 3, 2 et Tt 1, 6, a йtй divinement promulguй, selon ce que dit l’Apфtre, 2 Co 13, 3 : Cherchez-vous une preuve que le Christ parle en moi ? Le pape ne peut donc dispenser les bigames.

         Cependant, s’oppose а cela ce qui est dans le Dйcret, d. 50, que le pape a dispensй un bigame.

         Rйponse. Le pape a la plйnitude du pouvoir dans l’Йglise, de sorte que tout ce qui a йtй йtabli par l’Йglise ou par des prйlats de l’Йglise peut faire l’objet d’une dispense par le pape. En effet, on dit que ces choses relиvent du droit humain ou du droit positif. Mais, pour ce qui relиve du droit divin ou du droit naturel, [le pape] ne peut en dispenser, car ces choses tiennent leur efficacitй de l’institution divine. Or, ce qui se rapporte а la loi nouvelle et [а la loi] ancienne est de droit divin. Mais il y a une diffйrence entre les deux lois : la loi ancienne dйterminait bien des choses, tant dans les prйceptes cйrйmoniels se rapportant au culte de Dieu que dans les prйceptes judiciaires se rapportant au maintien de la justice entre les hommes ; mais la loi nouvelle, qui est une loi de libertй, ne comporte pas de telles dйterminations, car elle se contente des prйceptes moraux de la loi naturelle, des articles de la foi et des sacrements de la grвce. C’est pourquoi elle est appelйe une loi de foi et de grвce, en raison de la dйtermination des articles de la foi et de l’efficacitй des sacrements. Mais les autres choses, qui se rapportent а la dйtermination des jugements humains ou а la dйtermination du culte divin, le Christ, qui est le lйgislateur de la loi nouvelle, en a librement laissй la dйtermination aux prйlats de l’Йglise et aux dirigeants du peuple chrйtien. Ainsi, toutes ces dйterminations relиvent du droit humain, duquel le pape peut dispenser. Mais il ne peut dispenser de ce qui relиve de la loi naturelle et des articles de la foi et des sacrements de la grвce de la loi nouvelle : en effet, cela ne serait pas exercer [son] pouvoir en vue de la vйritй, mais contre la vйritй.

         Or, il est clair que ne pas encourager la bigamie ne relиve pas de la loi de la nature, ne se rapporte pas non plus aux articles de la foi et ne fait pas nйcessairement partie d’un sacrement (ce qui apparaоt dans le fait que si un bigame est ordonnй, il reзoit le sacrement de l’ordre), mais cela relиve d’une certaine dйtermination du culte divin. Le pape peut dispenser а ce sujet, bien qu’il ne doive dispenser que pour une cause importante et йvidente, de mкme qu’il peut dispenser de ce qu’un prкtre qui ne porte pas les vкtements sacrйs puisse consacrer le corps du Christ. Et c’est le mкme raisonnement pour toutes les choses de cette sorte qui sont issues d’une institution humaine.

         <1> L’Apфtre a proposй certaines choses dans son enseignement de deux maniиres. Certaines choses, comme s’il promulguait le droit divin, comme ce qu’on trouve en Ga 5, 2 : Si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien, et plusieurs choses de ce genre ; et le pape ne peut pas dispenser de cela. Mais certaines choses, comme s’il en dйcidait selon sa propre autoritй, car lui-mкme dit, 1 Co 11, 34 : Pour le reste, j’en disposerai lorsque je viendrai ; et plus loin, 1 Co 16, 1, il ordonna que les collectes qui sont faites parmi les saints soient faites lors d’un sabbat, ce qui ne relиve pas du droit divin. De mкme, ce qu’il dit du bigame qui ne doit pas кtre promu ne relиve pas du droit divin, mais est une dйcision de l’autoritй humaine qui lui a йtй divinement accordйe.

<Article 3 [14]> Troisiиmement : il semble qu’il ne faille pas йviter les excommuniйs dont l’excommunication est l’objet d’opinions contraires de la part des sages.

         Car, selon le droit, l’йvкque ne peut retirer sans faute un bйnйfice qu’il a concйdй а un clerc. Or, la communion des fidиles n’est pas moins due а tout fidиle qu’un bйnйfice confйrй а un clerc par un йvкque : la communion des fidиles ne doit pas кtre retirйe а quelqu’un sans qu’il y ait faute. Or, lorsqu’on a un doute sur une cause, l’esprit de l’homme bon doit кtre davantage portй а interprйter en meilleure part. Du fait qu’il y a doute sur l’excommunication de certains, on doit donc davantage maintenir qu’ils ne sont pas excommuniйs, et ainsi on ne doit pas les йviter.

         Cependant, si quelqu’un meurt dans une guerre а la suite d’un coup, si on ignore qui l’a frappй, en raison du doute, quiconque a participй а cette guerre est considйrй comme coupable par le droit. Par rapprochement, il semble donc que, du fait qu’on doute que certains aient йtй excommuniйs, ils doivent кtre йvitйs par une prйcaution plus grande.

         Rйponse. Le doute sur l’excommunication de certains prйcиde ou suit la sentence des juges.

         S’il prйcиde, par exemple, lorsqu’il n’a pas encore йtй dйclarй par le consentement des juges que certains sont excommuniйs, ils ne doivent pas кtre йvitйs, jusqu’а ce que soit rendu un jugement certain. En effet, dans ce cas, il est vrai que nous devons interprйter en meilleure part. Ainsi, il est dit dans Dt 17, 8‑10 : Si tu vois qu’un jugement est difficile et ambigu..., et que les paroles des juges de ta ville divergent..., tu iras voir les prкtres..., et tu leur demanderas..., et tu feras tout ce qu’ils t’auront dit.

         Mais si l’ambiguпtй surgit aprиs la dйtermination concordante des juges, il faut plutфt s’en tenir а la sentence des juges pour deux raisons. Premiиrement, parce que les juges, en йvaluant plus attentivement la question, peuvent mieux percevoir la vйritй, mкme s’ils sont moins expйrimentйs, que d’autres qui sont consultйs en passant et de maniиre extraordinaire. Deuxiиmement, parce que cela nuirait beaucoup а l’utilitй commune de l’йtat des hommes si l’on ne s’en tenait pas а la sentence, mais si n’importe qui mettait en doute la sentence comme bon lui semblerait, car ainsi les litiges seraient interminables. C’est pourquoi, dans un tel cas, il faut plutфt s’en tenir а la sentence des juges, а moins qu’elle n’ait йtй suspendue par un appel.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

<Article 4 [15]> Quatriиmement : il semble qu’un prйlat d’une йglise ne puisse confier la charge d’une йglise а son consanguin, bien qu’il y soit apte, en йcartant un meilleur [candidat].

         <1> En effet, un pиre cherche pour sa fille l’йpoux le plus apte, et l’йpoux cherche le gardien le plus fidиle possible pour son йpouse. Or, le prйlat supйrieur se compare а l’йglise qui lui est soumise soit comme le pиre а sa fille, soit comme l’йpoux а son йpouse. Il doit donc lui trouver une personne apte du mieux qu’il le peut.

         <2> De plus, l’йvangйliste Jean йtait le plus apte, et cependant, parce qu’il йtait consanguin du Christ selon la chair, [le Christ] lui a prйfйrй Pierre pour le gouvernement de l’Йglise. Le prйlat lui aussi, s’il a un consanguin йgalement capable, ne doit donc pas davantage lui assurer un poste dans l’йglise qu’а un autre йgalement qualifiй, et encore moins s’il est moins qualifiй.

         Cependant, il est conforme а l’ordre de la charitй qu’un homme aime davantage ceux qui lui sont le plus unis. Or, ceux que nous aimons de charitй, nous devons en prendre soin de maniиre que leur mйrite s’accroisse. Ainsi donc, puisque par une bonne administration d’une йglise le mйrite de celui qui administre s’accroоt, il semble qu’un prйlat doive davantage prendre soin des siens que des йtrangers, mкme s’ils sont moins qualifiйs.

         Rйponse. Il faut parler diffйremment du consanguin d’un prйlat йgalement qualifiй et d’un autre qui est moins qualifiй.

         En effet, si [celui-ci] est йgalement qualifiй, le prйlat peut prйfйrer son consanguin (а moins qu’un scandale ne naisse de cela ou que certains n’en reзoivent un mauvais exemple, de telle sorte qu’on puisse prйsumer que d’autres prйlats soient amenйs par cet exemple а donner [la charge] mкme а des moins dignes). La raison en est que, par cela, rien n’est enlevй а l’utilitй de l’йglise lorsqu’elle est confiйe а quelqu’un qui est йgalement qualifiй. Il est permis par une telle mesure de donner satisfaction а l’amour naturel, qui n’est pas contraire а la charitй, mais reзoit plutфt sa forme de la charitй. Et cela est signifiй dans Gn 47, 6, oщ Pharaon dit а Joseph а propos de ses frиres : Si tu connais parmi eux des hommes capables, йtablis-les comme maоtres de mes troupeaux.

         Mais si le consanguin du prйlat est moins qualifiй, [le prйlat] ne doit pas lui confier la charge de l’йglise, en йcartant un meilleur, pour deux raisons. Premiиrement, parce que cela semble aller а l’encontre de la fidйlitй que le Seigneur recherche chez un bon intendant : en effet, celui qui pourrait amйliorer le bien de son seigneur n’accomplirait pas fidиlement sa tвche s’il l’omettait pour donner satisfaction а ses consanguins. Deuxiиmement, parce que cela semble avoir rapport а l’acception de personnes, qui consiste en ce que quelqu’un tienne compte, dans une situation, de la condition d’une personne qui n’a pas de rapport avec ce qui est en cause, comme si quelqu’un accordait un jugement а quelqu’un parce qu’il est riche, et non pas parce qu’il a la justice [en sa faveur], ce qui est une condition qui se rapporte а ce qui est en cause. Or, кtre consanguin n’est pas une condition qui se rapporte а la charge d’une йglise, qui n’est pas obtenue par le droit du sang, mais par un don divin. Mais ce serait une condition ayant rapport avec ce qui est en cause s’il s’agissait d’administrer des biens patrimoniaux. Ainsi, si un йvкque dispose de ses biens patrimoniaux en faveur de son consanguin moins qualifiй, cela n’est pas acception de personnes. Mais si, en raison de la consanguinitй, il le pourvoit а mкme le patrimoine du Crucifiй, le vice d’acception de personnes n’est pas absent. Augustin dit que cela se produit dans l’attribution des grades ecclйsiastiques, en expliquant ce qu’on lit dans Jc 2, 1 : Ne faites pas acception de personnes pour ce qui est de la foi en notre Seigneur Jйsus, le Christ. Jйrфme aussi en parle, et on le trouve dans [Dйcret], VIII, q. 1 : «Un йtranger est choisi par Moпse dans une autre tribu... afin de signifier que le gouvernement des peuples ne doit pas кtre accordй selon le sang, mais selon la vie. Et maintenant, nous en voyons beaucoup profiter du fait qu’on ne cherche pas а donner а l’Йglise des colonnes qu’on sait кtre utiles а l’Йglise, mais ceux qu’on aime ou ceux par la complaisance de qui on a йtй sйduit.»

 

<Question 9> [А propos de la puissance intellective]

         Ensuite, on a posй des questions sur les actes qui peuvent concerner tous les hommes : premiиrement, а propos des actes qui se rapportent а la puissance intellective ; deuxiиmement, а propos des actes qui se rapportent а la puissance appйtitive.

         А propos du premier point, on a posй trois questions. Premiиrement, est-ce que quelqu’un peut dйsirer sans pйchй connaоtre les sciences magiques ? Deuxiиmement, est-ce qu’un йnoncй qui est vrai une fois est toujours vrai ? Troisiиmement, est-ce qu’un maоtre doit plutфt utiliser la raison ou l’autoritй pour trancher les questions thйologiques ?

<Article 1 [16]> Premiиrement : il semble qu’un homme puisse sans pйchй dйsirer connaоtre les sciences magiques.

         <1> En effet, ce n’est pas un pйchй de dйsirer ce par quoi l’intellect de l’homme est appliquй а ce qui est le meilleur. Or, par toute science, l’intellect de l’homme est appliquй а ce qui est le meilleur, car le vrai est le bien de l’intellect, comme il est dit dans Йthique, VI. Or, la science porte sur ce qui est vrai. Un homme peut donc lйgitimement dйsirer connaоtre n’importe quelle science, et ainsi un homme peut sans pйchй dйsirer connaоtre les sciences magiques.

         <2> Cependant, l’interdiction ne porte que sur ce qui est illicite. Or, les sciences magiques sont interdites. Il est donc illicite de dйsirer les connaоtre.

         Rйponse. Les actes humains peuvent кtre dits bons de deux maniиres : d’une maniиre, par leur genre ; d’une autre maniиre, en raison d’une circonstance.

         Un acte est dit bon par son genre du fait que l’acte porte sur une matiиre adйquate. Or, la matiиre adйquate du dйsir est ce qui est bon. Ainsi, dйsirer n’importe quel bien est bon selon le genre. Or, toute science ou n’importe quelle connaissance est un bien (autrement Dieu, en qui il n’existe rien de mal, ne possйderait pas l’entiиre science, aussi bien de ce qui est bien que de ce qui est mal). Dйsirer n’importe quelle science ou connaissance de n’importe quelle chose, bonne ou mauvaise, est donc bon selon le genre.

         Cependant, cela peut кtre bien ou mal selon diverses circonstances qui s’y ajoutent. Et cela varie principalement selon l’intention de la fin, car si quelqu’un dйsire connaоtre les sciences magiques pour les utiliser, cela est mal ; mais s’il dйsire les connaоtre pour les rйfuter et les repousser, cela est bon et permis. De mкme, cela peut varier selon la condition de la personne, ou selon la maniиre de [la] dйsirer. En effet, si quelqu’un dйsire ainsi connaоtre ces sciences de sorte qu’il prйfиre leur connaissance а d’autres choses plus utiles, le dйsir en est dйsordonnй, et de mкme, s’il ne convient pas que cette personne connaisse cela, elle le dйsire de maniиre dйsordonnйe.

         <1> Toute science applique l’intelligence а ce qui est bien pour elle, car tout ce qui est vrai est un certain bien de l’intelligence. Mais toute science n’applique pas l’intelligence а ce qui est le meilleur pour elle, mais celle-lа seulement qui porte sur la vйritй premiиre. Il n’est pas vrai non plus que les arts magiques soient des sciences, mais plutфt des tromperies des dйmons.

         <2> Ces arts sont dйfendus pour ce qui est de leur usage. Mais si leur йtude йtait aussi dйfendue а quelqu’un en raison du danger d’y recourir, alors elle serait mauvaise parce que dйfendue.

<Article 2 [17]> Deuxiиmement : il semble qu’il ne soit pas nйcessaire qu’un йnoncй qui est vrai une fois soit toujours vrai par la suite.

         <1> En effet, si cela est vrai pour les autres йnoncйs, pour la mкme raison cela serait aussi vrai pour les йnoncйs sur le futur. Or, cela n’est pas vrai pour ceux-ci, car, comme le dit le Philosophe dans Sur la gйnйration, II : «Celui qui devait marcher ne marchera pas.» Il n’est donc pas nйcessaire qu’un йnoncй qui est vrai une fois soit toujours vrai par la suite.

         <2> De plus, si les parties sont les mкmes, le tout aussi est le mкme. Or, les parties de l’йnoncй sont le prйdicat, le sujet la composition. Si le prйdicat, le sujet et la composition sont les mкmes, l’йnoncй est donc le mкme. Or, alors que le mкme йnoncй demeure, il arrive qu’il soit parfois vrai et parfois faux, comme cet йnoncй : «Sortes est assis» est vrai s’il est assis et faux s’il n’est pas assis, selon ce que dit le Philosophe dans les Prйdicaments : «Selon qu’une chose est ou n’est pas, le discours est vrai ou faux.» L’йnoncй qui est vrai une fois n’est pas pour cette raison toujours vrai.

         Cependant, ces йnoncйs : «Sortes court», «Sortes a couru» et «Sortes courra», ne diffиrent que par le sens des temps qui leur sont associйs. Or, une diversitй de sens associй n’enlиve pas l’identitй du nom. En effet, c’est le mкme nom qui existe dans tous les cas au singulier et au pluriel. Mкme les trois йnoncйs prйcйdents sont donc un seul йnoncй. Or, si l’un d’eux est vrai une fois, il est nйcessaire que l’un d’eux soit toujours vrai, car s’il est vrai une fois que Sortes court, il йtait antйrieurement vrai que Sortes courra et il sera vrai par la suite que Sortes a couru. Si un йnoncй est vrai une fois, il sera donc toujours vrai.

         Rйponse. La raison de ce doute tient au fait de savoir si un йnoncй qui porte sur le prйsent, le passй et le futur est le mкme. En effet, si cela est vrai, il en dйcoulera que l’йnoncй qui est vrai une fois sera toujours vrai, bien que cela puisse кtre quelque peu douteux au sujet des йnoncйs portant sur le futur contingent. Mais cela relиve d’une recherche plus poussйe. Or, si les йnoncйs sur le prйsent, le passй et le futur sont diffйrents (car il s’agit du mкme йnoncй que celui qui porte sur le prйsent, quelle que soit la condition de la chose), il est clair que le mкme йnoncй est parfois vrai, parfois faux, selon ce que dit le Philosophe dans les Prйdicaments, que «le mкme discours ou [la mкme] opinion est parfois vraie, parfois fausse».

         Pour йclairer cela, il faut savoir que, selon le Philosophe, De l’interprйtation, I, il y a trois choses qui ont un ordre, car les mots sont les signes des concepts, et les concepts sont des similitudes des choses. Or, il est clair que l’unitй ou la diversitй d’un mot ayant un sens ne dйpend pas de l’unitй ou de la diversitй de la chose signifiйe, autrement il n’existerait pas de mots йquivoques : en effet, dans ce cas, si les choses sont diverses, elles porteraient des noms divers, et non pas le mкme nom. L’unitй ou la diversitй d’un mot ayant un sens dйpend donc, qu’il soit complexe ou non, de l’unitй ou de la diversitй du mot et de l’intellect, dont l’un, а savoir, le mot, est signe et non pas signifiй [seulement], alors que l’intellect est signe et signifiй [comme la chose]. Des mots et des йnoncйs peuvent donc кtre diffйrents, soit en raison de la diversitй du mot seulement, comme c’est le cas des synonymes oщ le mot est diffйrent mais le signifiй entiиrement le mкme, ou encore il peut exister une diversitй des concepts avec une diversitй de mots, soit en raison de la diversitй de la chose intelligйe, soit en raison de la diversitй du mode d’intellection. Et cela se produit chaque fois qu’il y a diversitй de signification associйe, qui dйcoule de la diversitй du mode d’intelliger une seule et mкme chose, et cela se manifeste principalement pour le temps, qui sera par lui-mкme mкlй а l’opйration de l’intellect humain qui compose et divise, comme cela est dit dans Sur l’вme, III.

         Il faut donc dire que les йnoncйs «Sortes est assis», «Sortes s’est assis» ou «[Sortes] s’assoira» ne sont pas les mкmes ; mais «Sortes est assis» est le mкme йnoncй, car il s’agit du mкme mot et du mкme mode de signifier. Et ainsi, il est clair que le mкme йnoncй peut parfois кtre vrai, parfois кtre faux.

         Nous concйdons donc les deux premiers [arguments].

         <3> La diversitй de signification associйe йcarte l’identitй de mot, pour autant que les cas, selon le Philosophe, ne sont pas des noms ; mais on dit cependant qu’ils sont un seul nom, non pas simplement, mais dans la mesure oщ ils se retrouvent dans un seul ordre de dйclinaison.

<Article 3 [18]> Troisiиmement : il semble que le maоtre doive plutфt utiliser des autoritйs que des raisonnements pour trancher les questions thйologiques.

         Dans chaque science, les questions les plus йlevйes sont dйterminйes (determinantur[4]) par les premiers principes de cette science. Or, les principes premiers de la science thйologique sont les articles de foi, qui nous sont connus par des autoritйs. Les questions thйologiques doivent donc surtout кtre dйterminйes par des autoritйs.

         Cependant, s’oppose а cela ce qui est dit dans Tt 1, 9 : Afin qu’il soit capable d’exhorter dans la saine doctrine et de confondre les contradicteurs. Or, les contradicteurs sont mieux confondus par des raisonnements que par des autoritйs. Il faut donc plutфt trancher [ces] questions par des raisonnements que par des autoritйs.

         Rйponse. Tout acte doit кtre accompli selon ce qui convient а sa fin. Or, la dispute peut кtre ordonnйe а deux fins.

         En effet, une certaine dispute est ordonnйe а йcarter le doute sur la vйritй d’une chose. Dans une telle dispute thйologique, il faut surtout utiliser des autoritйs qu’acceptent ceux avec qui on dispute. Par exemple, si on dispute avec des Juifs, il faut prйsenter des autoritйs de l’Ancien Testament ; si [on dispute] avec des manichйens, qui rejettent l’Ancien Testament, il faut utiliser seulement des autoritйs du Nouveau Testament ; mais si [on dispute] avec des schismatiques, qui acceptent l’Ancien et le Nouveau Testament, mais non l’enseignement de nos saints, comme c’est le cas des Grecs, il faut disputer avec eux а partir des autoritйs du Nouveau et de l’Ancien Testament et des docteurs qu’ils acceptent ; s’ils n’acceptent aucune autoritй, il faut se rabattre sur des raisonnement naturels pour les convaincre.

         Mais il existe une dispute magistrale dans les йcoles, non pas pour enlever l’erreur, mais pour instruire les auditeurs afin qu’ils soient amenйs а l’intelligence de la vйritй qu’ils croient. Et alors, il faut s’appuyer sur des raisonnements qui cherchent la racine de la vйritй et permettent de savoir comment ce qui est dit est vrai. Autrement, si un maоtre tranche une question par de simples autoritйs, l’auditeur sera assurй que telle est [la vйritй], mais il n’acquerra aucune science ni intelligence et se retirera vide.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Question 10> [Sur les bons, а propos du martyre]

         Ensuite, on a posй des questions sur ce qui concerne la puissance appйtitive : premiиrement, а propos des bons ; deuxiиmement, des mauvais.

         Sur le premier point, deux questions sont posйes а propos du martyre. Premiиrement, est-ce que quelqu’un peut s’offrir au martyre sans une charitй parfaite ? Deuxiиmement, est-ce que supporter le martyre pour le Christ est l’objet d’un prйcepte ?

<Article 1 [19]> Premiиrement : il semble que quelqu’un puisse s’offrir au martyre sans une charitй parfaite.

         Car, sur ce que dit Ps 118, 127 : J’ai aimй tes commandements plus que l’or et les pierres prйcieuses, la Glose dit que «la moindre charitй aime davantage la loi de Dieu que... des milliers [de piиces] d’or et d’argent», et, pour la mкme raison, que tout ce qui est temporel. Or, ce que nous aimons moins, nous l’exposons pour ce que nous aimons davantage. Celui qui a la moindre charitй pour le Christ peut donc exposer tous [ses biens] temporels et mкme sa propre vie.

         Cependant, si quelqu’un peut s’offrir au martyre sans une charitй parfaite, il pourra pour la mкme raison supporter le martyre sans une charitй parfaite. Or, cela semble faux, selon ce que dit Jn 15, 13 : Personne n’a une plus grande charitй que celui qui donne sa vie pour ses amis. Quelqu’un ne peut donc s’offrir au martyre sans une charitй parfaite.

         Rйponse. Dans les opйrations des vertus, il faut considйrer deux choses : ce qui est accompli et la faзon de l’accomplir. Or, il arrive que la mкme chose qui est accomplie selon une vertu parfaite soit aussi accomplie, non seulement par quelqu’un qui a une petite vertu, mais aussi par celui qui n’a pas de vertu, comme celui qui n’ayant pas de justice peut faire quelque chose de juste. Mais, si nous nous arrкtons а la maniиre d’accomplir, celui qui n’a pas de vertu ne peut agir comme celui qui la possиde, ni celui qui a une petite vertu comme celui qui en a une grande, qui agit facilement et avec plaisir, ce que ne fait pas celui а qui la vertu fait dйfaut ou qui en possиde une petite.

         Il faut donc dire que cette action qui consiste а s’offrir au martyre ou mкme а supporter le martyre, non seulement celui qui a une charitй parfaite peut l’accomplir, mais aussi [celui qui a une charitй] imparfaite et, qui plus est, celui а qui fait dйfaut la charitй, selon ce que dit l’Apфtre, 1 Co 13, 3 : Si je livre mon corps au feu et n’ai pas la charitй, etc. Mais la charitй parfaite accomplit cela promptement et avec plaisir, comme cela est manifeste chez Laurent et Vincent, qui riaient au milieu des tourments. Or, une charitй imparfaite ne peut faire cela, pas plus que celui а qui la charitй fait dйfaut.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

<Article 2 [20]> Deuxiиmement : il semble que souffrir le martyre pour le Christ ne soit pas l’objet d’un prйcepte.

         En effet, «cela semble moins qu’un homme donne ses biens plutфt que son propre corps», comme dit Grйgoire dans son homйlie : Je suis le bon pasteur. Or, donner tous ses biens pour le Christ ne tombe pas sous un prйcepte, mais sous un conseil. Exposer son corps au martyre ne tombe donc pas non plus sous un prйcepte.

         Cependant, s’oppose а cela ce qu’Augustin dit, La citй de Dieu, XIII : «Alors, il a йtй dit а l’homme : “Tu mourras si tu pиches” ; maintenant, il est dit au martyr : “Meurs, et ne pиche pas !”» Or, ce que nous devons faire pour ne pas pйcher tombe sous un prйcepte. La mort des martyrs tombe donc sous un prйcepte.

         Rйponse. Quelque chose tombe sous un prйcepte de deux maniиres : premiиrement, d’une maniиre absolue ; deuxiиmement, selon la prйparation de l’вme. En effet, comme le prйcepte comporte l’idйe de dette, cela tombe de maniиre absolue sous un prйcepte qui est dы en raison de quelque chose qui prйexiste, comme le prйcepte d’honorer ses parents ou d’aimer Dieu. Mais il arrive parfois que ce qui fait que quelque est dы n’ait pas encore prйcйdй, mais puisse survenir. Ainsi, cela tombe sous un prйcepte, non pas de maniиre absolue, mais selon la prйparation de l’вme, de telle sorte qu’un homme ait l’вme prкte а accomplir ce qui est dы si une situation survient. C’est de cette faзon qu’Augustin explique les prйceptes du Seigneur qui apparaissent en Mt 5, 39 : Si quelqu’un t’a frappй sur une joue, prйsente-lui l’autre, car si cela йtait nйcessaire et que l’exigeait le salut des autres, un homme doit кtre prкt а le faire. Et de cette maniиre, supporter le martyre а cause du Christ tombe sous un prйcepte, car un homme doit avoir une вme prкte а se laisser d’abord tuer plutфt que de renier le Christ ou de pйcher mortellement. De cette faзon aussi abandonner ses propres biens tombe sous un prйcepte, car l’вme d’un chrйtien doit кtre prкte а supporter le vol de ses biens (He 10, 34) plutфt que de renier le Christ ou de pйcher mortellement.

<Question 11> [Sur les mauvais : а propos des premiers mouvements]

         Ensuite, on a posй des questions sur les actes mauvais, а savoir, les premiers mouvements.

         А leur sujet, deux questions ont йtй posйes. Premiиrement, est-ce que les premiers mouvements sont toujours des pйchйs ? Deuxiиmement, est-ce qu’il existe des pйchйs mortels chez les infidиles ?

<Article 1 [21]> Premiиrement : il semble qu’un premier mouvement soit toujours un pйchй.

         <1> En effet, le Maоtre dit, Sentences, II, d. 21, que la tentation venant de la chair ne peut exister sans pйchй. Or, chaque fois qu’existe un premier mouvement, il y a tentation venant de la chair. Un premier mouvement ne peut donc exister sans pйchй.

         <2> Cependant, s’oppose а cela ce que dit la Glose sur Rm 6, 12 : Que le pйchй ne rиgne donc pas dans votre corps mortel : «[L’Apфtre] n’interdit pas la concupiscence, qui ne peut кtre йvitйe.» Or, ce qui ne peut кtre йvitй ne peut кtre un pйchй. La concupiscence, qui est un premier mouvement, n’est donc pas un pйchй.

         Rйponse. Le mouvement comporte une certaine inclination vers un terme, inclination qui relиve de l’appйtit dans les actes humains. Or, il y a chez l’homme un triple appйtit. L’un naturel, selon lequel la puissance appйtitive relиve de l’вme vйgйtative, de mкme que la puissance digestive, [la puissance] expulsive et [la puissance] de rйtention. Le deuxiиme appйtit est celui de la sensualitй, qui existe selon l’apprйhension des sens. Le troisiиme appйtit est celui de la volontй, qui est mы selon le jugement de la raison.

         Or, le pйchй qui comporte la raison de faute, dont nous parlons maintenant, ne peut exister que dans un acte volontaire, lequel est d’une certaine maniиre au pouvoir de celui qui pиche. — Or, l’acte de l’appйtit naturel n’est pas soumis au commandement de la raison, pas davantage que les actes des autres puissance de l’вme vйgйtative, et ainsi la faute ne peut pas se trouver dans l’acte d’un tel appйtit, comme il n’est pas peccamineux qu’un homme ait faim ou soif. Et il faut dire la mкme chose pour les autres choses de ce genre. Mais l’acte de l’appйtit sensible est soumis au commandement de la raison, car la raison qui le prйcиde peut le commander ou mкme l’empкcher, et ainsi un tel mouvement peut dйjа comporter la raison de faute. Et s’il suit le jugement de la raison, il pourra mкme кtre un pйchй mortel, comme le mouvement des membres extйrieurs commandйs par la raison. Mais s’il prйcиde le jugement de la raison, il est pйchй s’il tend vers quelque chose d’illicite, car il йtait au pouvoir de l’homme de l’empкcher. Il s’agit cependant d’un pйchй vйniel et trиs lйger, comme le montre clairement Augustin dans Sur la Trinitй, XII. Et celui-ci s’appelle un premier mouvement de pйchй. Mais le mouvement de l’appйtit supйrieur, c’est-а-dire de la volontй, qui suit le jugement de la raison, peut dйjа кtre un pйchй mortel.

         <1> Nous concйdons le premier argument.

         <2> La concupiscence ne peut кtre йvitйe au point oщ aucun mouvement de concupiscence ne surgisse, car, alors qu’on rйsiste а l’un, un autre surgit. Cependant, chacun peut кtre йvitй et, pour cette raison, chacun possиde quelque chose de la raison de pйchй, bien qu’il ne possиde pas la raison de pйchй accompli, ce qu’est le pйchй mortel.

<Article 2 [22]> Deuxiиmement : il semble que les premiers mouvements soient des pйchйs mortels chez les infidиles.

         <1> Comme le dit Anselme dans le livre Sur la grвce et le libre arbitre : «Ceux qui ne sont pas dans le Christ Jйsus encourent la damnation s’ils йprouvent de la concupiscence, mкme s’ils ne consentent pas.» Or, йprouver de la concupiscence, c’est avoir un premier mouvement de concupiscence. Les infidиles qui ne sont donc pas dans le Christ Jйsus pиchent donc mortellement par leurs premiers mouvements, car la damnation n’est due qu’au pйchй mortel.

         <2> De plus, tout homme doit avoir la justice originelle, par laquelle la concupiscence йtait rйprimйe. Or, tout mouvement de concupiscence va а l’encontre ce qui est ainsi dы. Tout mouvement de concupiscence est donc un pйchй mortel : en effet, ce qui va а l’encontre de ce qui est dы a raison de pйchй mortel.

         Cependant, «plus la marche est haute, plus la chute est grave». Or, le fidиle est plus йlevй que l’infidиle. Puisque les premiers mouvements des fidиles ne sont pas des pйchйs mortels, les premiers mouvements des infidиles le sont encore bien moins.

         Rйponse. Le premier mouvement, comme on l’a dit, est un mouvement de la sensualitй prйcйdant la dйlibйration de la raison. Or, la sensualitй comme la raison ont la mкme nature chez les fidиles et chez les infidиles. Or, il appartient а la nature de la sensualitй et de la raison que le mouvement de la sensualitй qui existe sans dйlibйration de la raison ne puisse кtre un pйchй mortel, car le pйchй mortel est celui qui consiste а se dйtourner de Dieu, vers lequel l’homme ne peut se tourner que par la raison. Par consйquent, «le dйtournement de Dieu, qui constitue le pйchй mortel, ne peut exister que dans la raison», comme cela est clair selon Augustin, Sur la Trinitй, XII.

         Il faut donc dire que les premiers mouvements des infidиles ne sont pas des pйchйs mortels, mais vйniels.

         <1> Ce que dit Anselme dйpend de la parole de l’Apфtre, qui conclut, dans Rm 8, 1, que rien ne concourt а la damnation de ceux qui sont dans le Christ Jйsus et qui ne marchent pas selon la chair. Il semble donc qu’il y ait une certaine condamnation pour ceux qui ne sont pas dans le Christ Jйsus, mкme s’ils ne marchent pas selon la chair en consentant aux mouvements de la chair, autrement ceux qui sont dans le Christ Jйsus n’auraient rien de plus que les autres. Il existe donc une certaine condamnation pour ceux qui ne sont pas dans le Christ Jйsus s’ils йprouvent les mouvements de la chair, mкme s’ils n’y consentent pas. — Comment il faut l’entendre, cela ressort de la dйmarche de l’Apфtre. En effet, il avait d’abord affirmй que la rйparation de la grвce avait dйbutй chez ceux qui sont dans le Christ Jйsus quant а l’esprit, mais non quant а la chair. En effet, il avait dit : Je sers donc par l’esprit la loi de Dieu, mais, par la chair, la loi du pйchй, а savoir, а cause de la loi du dйsir qui demeure encore dans les membres du corps. Afin donc que ceux qui sont dans le Christ Jйsus ne semblent pas кtre encore soumis а la condamnation antйrieure en raison du mouvement du dйsir, l’Apфtre conclut qu’il n’existe aucune condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jйsus, s’ils ne marchent pas selon la chair, car la condamnation du pйchй originel a йtй abolie par la grвce du Christ, bien que le dйsir de pйchй demeure en acte. Or, ils n’encourent pas la condamnation du pйchй actuel parce qu’ils ne marchent pas selon la chair. Mais, chez les infidиles, le pйchй originel demeure non seulement en acte, mais aussi quant а la faute, et ainsi il y a chez eux une certaine condamnation pour ce qui est du pйchй originel, et non pour ce qui du pйchй actuel, s’ils ne consentent pas [aux dйsirs] de la concupiscence. Mais il ne dйcoule pas de cela que, chez les infidиles, le premier mouvement entraоne la condamnation du pйchй mortel, mais il en dйcoule qu’il comporte une condamnation reliйe au pйchй originel.

         <2> La dette de la justice originelle concerne la personne mкme de l’infidиle en raison de la nature humaine qu’il a reзue du premier parent, а qui a йtй donnйe la justice originelle. Ainsi, ce qui se rapporte au manque de justice originelle se rapporte au pйchй de nature, а savoir, au pйchй originel, et non au pйchй actuel, tel qu’est le pйchй mortel.

 

<Question 12> [Sur les prйceptes]

<Article 1 [23]> La question est [la suivante] : est-ce que les enfants qui ne sont pas entraоnйs aux commandements doivent кtre reзus, obligйs par vњu ou par serment, ou attirйs par des bienfaits а entrer en religion ?

         Et il semble que non.

         <1> En effet, la perfection des conseils, а laquelle les [formes de] vie religieuse sont ordonnйes, a tirй son origine du Christ. Or, le Christ a donnй un conseil en vue de la perfection а l’adolescent qui avait observй les commandements, comme cela est clair dans Mt 19, 16‑21. Ceux-lа seuls qui sont entraоnйs aux commandements doivent donc кtre obligйs ou reзus pour la vie religieuse.

         <2> Grйgoire dit, en commentant Йzйchiel : «Personne ne devient tout d’un coup trиs bon, mais on commence par un bon comportement pour parvenir а de grandes choses.» Or, les conseils sont de grandes choses, puisqu’ils se rapportent а la perfection de la vie, mais les commandements sont des choses infйrieures, puisqu’ils se rapportent а la justice commune. Les enfants doivent donc d’abord кtre entraоnйs aux commandements avant d’кtre incitйs aux conseils.

         <3> Il est dit en Ex 21, 33‑34 : Si quelqu’un creuse un puits... et qu’un bњuf ou un вne y tombent, le maоtre du puits paiera le prix des bкtes. Or, celui qui incite а la vie religieuse un enfant qui n’est pas encore entraоnй aux commandements ouvre en quelque sorte un puits [sous ses pieds], car la plupart du temps ceux qui entrent ainsi en religion en sortent et tombent dans le dйsespoir, comme dans un puits spirituel. Il semble donc que cela soit imputй comme pйchй а celui qui l’y incite.

         <4> Ce qui convient а l’utilitй commune ne doit pas кtre supprimй. Or, il convient а l’utilitй commune que les hommes fassent usage de leur libertй pour faire le bien. Il ne faut donc pas enlever а certains cette libertй par l’obligation d’un vњu ou d’un serment.

         <5> Le bienheureux Benoоt, bienfaisant fondateur des moines, a dйclarй dans sa Rиgle qu’il ne faut pas laisser facilement entrer en religion ceux qui y viennent, mais qu’il faut mettre leur esprit а l’йpreuve afin de voir s’il vient de Dieu. Encore bien moins certains doivent-ils y кtre attirйs par des prйsents ou des bienfaits.

         <6> Grйgoire dit, et on retrouve cela dans le Dйcret, d. 48 : «Nous savons que les murs qui ne reзoivent pas de poutres au dйpart, s’ils ne sont pas assйchйs de l’humiditй rйcente, s’effondrent totalement, s’ils reзoivent des charges avant d’кtre solidifiйs.» Or, les enfants qui ne sont pas encore entraоnйs aux commandements sont comme les murs qui n’ont pas encore sйchй. Il ne faut donc pas leur imposer des poutres, c’est-а-dire les lourdes dispositions de la vie religieuse.

         <7> L’йtat de la vie religieuse est un йtat de pйnitence. Or, les enfants sont exemptйs de toute obligation de faire pйnitence, comme on le lit dans le Dйcret, d. 4. Ils ne doivent donc pas кtre incitйs а la vie religieuse.

         <8> Comme le dit [le Dйcret], XX, q. 3 : «Ce que quelqu’un ne souhaite pas ni ne choisit, il ne l’aime pas du tout.» Or, «ce qu’il n’aime pas, il le mйprise facilement». Or, les enfants, avant d’кtre entraоnйs, n’ont pas un choix ferme. [Ils n’ont donc] pas d’amour ferme. Ils mйpriseront donc facilement la vie religieuse s’ils sont incitйs а cet вge а la vie religieuse.

         <9> Pr 13, 11 : Fortune hвtive va en diminuant ! Or, il semble que ce soit une trop grande hвte que quelqu’un s’empresse aux conseils sans avoir йtй d’abord entraоnй aux commandements. Il semble donc que la fortune spirituelle de ceux-ci diminue facilement. Ils ne doivent donc pas кtre incitйs а la vie religieuse.

         <10> Il ne faut pas accorder moins de soin а l’entrйe dans la vie religieuse qu’а la rйception [du sacrement] de l’ordre. Or, pour les ordres, il est interdit а ceux qui n’ont pas reзu les [ordres] mineurs d’accйder aux [ordres] majeurs. De mкme, donc, quelqu’un ne doit pas passer а l’observance des conseils dans la vie religieuse sans avoir d’abord observй les commandements.

         <11> Deux choses sont nйcessaires а l’homme, а savoir, comprendre ce qui est vrai et faire le bien. Or, lorsqu’il s’agit de comprendre ce qui est vrai, on estimerait stupide celui qui passerait aux choses plus difficiles avant d’avoir compris les plus faciles. Il est donc stupide, pour l’accomplissement du bien, que quelqu’un passe d’abord aux conseils sans avoir d’abord йtй entraоnй aux commandements.

         <12> Pour quiconque se trouve dans la vie religieuse, il convient de prendre soin des autres ou du moins de lui-mкme. Or, parmi ceux qui sont choisis pour une charge ecclйsiastique, il faut choisir les meilleurs. Il faut donc choisir les meilleurs qui sont retenus pour la vie religieuse. Or, ce sont ceux qui sont entraоnйs aux commandements. Ce sont donc ceux-lа qu’il faut inciter а la vie religieuse.

         <13> Ce qui est bon en soi, si on en prend occasion de pйchй, doit кtre йcartй, comme Йzйchias brыla le serpent d’airain que Moпse avait fabriquй sur l’ordre du Seigneur pour guйrir les fils d’Israлl, ainsi qu’on le lit dans Nb 21, 8, car on en prenait occasion d’idolвtrie. De mкme aussi, bien qu’une bйnйdiction soit bonne en elle-mкme, elle est cependant condamnйe si un infйrieur bйnit en prйsence d’un supйrieur. Ainsi donc, puisque certains qui ne sont pas entraоnйs aux commandements prennent occasion de pйcher par l’entrйe en religion en en sortant, bien que la vie religieuse soit bonne en elle-mкme, il semble toutefois qu’il faille йviter d’inciter а la vie religieuse ceux qui n’y sont pas entraоnйs.

         <14> Grйgoire dit, et on lit dans le Dйcret, d. 48 : «Celui-lа court aprиs sa chute qui, en ayant moins d’estime pour les marches qui conduisent aux honneurs les plus йlevйs, cherche а monter par des voies escarpйes.» Or, passer aux conseils sans avoir observй les commandements, c’est estimer moins les degrйs. Il semble donc que cela soit chercher sa chute, et ainsi certains ne doivent pas кtre incitйs а cela.

         <15> [Jean] Damascиne dit, dans le livre II : «Il n’est pas bon pour celui qui manque d’expйrience et qui n’a pas йtй mis а l’йpreuve de prendre plaisir а son intйgritй, de crainte qu’il ne cиde а l’orgueil et au jugement du diable.» Pour la mкme raison, il n’est donc pas bon que ceux qui n’ont pas йtй mis а l’йpreuve et qui manquent d’expйrience dans les commandements soient acceptйs dans l’йtat de contemplation, auquel la vie religieuse est ordonnйe.

         <16> Grйgoire dit, Morales, VI : «Aprиs avoir embrassй Lia, Jacob se tourna vers Rachel, car celui qui est parfait se lie d’abord а la fйconditй de la vie active et, par la suite, s’unit au repos de la vie contemplative.» Or, la vie active consiste dans l’observance des commandements, mais l’йtat religieux se rapporte а la vie contemplative. Il ne faut donc pas en inciter certains а la vie religieuse avant qu’ils aient йtй entraоnйs aux commandements.

         <17> Aucune promesse ne doit кtre faite dont le respect n’est pas lйgitime. Or, donner quelque chose а quelqu’un pour entrer dans la vie religieuse n’est pas permis. [Le Dйcret], I, q. 2 dit : «Nulle part ne lisons-nous que les disciples du Seigneur ou ceux qui ont йtй convertis par leur ministиre ont attirй quiconque au culte de Dieu par un quelconque prйsent.» Il ne faut donc pas attirer certains а la vie religieuse par des promesses.

         <18> Selon le droit, personne qui n’est pas entraоnй aux armes ne doit кtre admis а la milice corporelle. Or, la vie religieuse est un йtat de milice spirituelle. Il ne faut donc pas accepter dans la vie religieuse ceux qui n’ont pas d’abord йtй entraоnйs aux commandements comme а des armes spirituelles.

         <19> Celui qui ne peut s’obliger а moins ne peut s’obliger а plus, sauf si cela est nйcessaire. Or, un enfant ne peut s’obliger au mariage, qui est moins, avant sa quatorziиme annйe. Encore bien moins, donc, а la vie religieuse.

         <20> On lit dans Mc 5, 19, que le Seigneur n’a pas permis а un dйmoniaque guйri de monter avec lui dans la barque, qui signifie la croix et la vie religieuse. Or, par le dйmonique guйri, sont signifiйs les hommes convertis du pйchй. Il ne faut donc pas accepter dans la vie religieuse les pйcheurs а peine convertis, avant qu’ils n’aient йtй entraоnйs aux commandements.

         <21> Nous devons produire les fruits des bonnes њuvres en sortant de l’Йgypte, comme le dit une glose sur Ex 12. Or, sortir d’Йgypte, c’est sortir du monde pour entrer dans la vie religieuse. Ceux qui veulent entrer dans la vie religieuse doivent donc d’abord produire des fruits des bonnes њuvres par l’observance des commandements.

         <22> Augustin dit, dans le livre Sur le sermon du Seigneur sur la montagne, que «toute prйsomption doit кtre rйprimйe». Or, ce semble кtre une grande prйsomption que quelqu’un veuille monter au sommet des conseils sans avoir encore observй les commandements. Ceux-lа doivent donc кtre empкchйs et non incitйs а entrer en religion.

         <23> Augustin dit, dans le mкme livre, que de plus grandes choses doivent кtre donnйes aux plus grands et de plus petites aux plus petits. Or, les conseils sont de plus grandes choses. Ils ne doivent donc pas кtre donnйs aux enfants non entraоnйs, et ainsi les enfants qui ne sont pas encore entraоnйs aux commandements ne doivent pas кtre attirйs а a vie religieuse.

         Cependant, s’oppose а cela ce qui est dit [dans le Dйcret], XX, q. 2, Si in qualibet : «Les parents n’auront pas la permission de livrer leurs fils а la vie religieuse avant qu’ils aient quatorze ans ; mais, par la suite, il sera permis aux fils de se vouer а la vie religieuse avec le consentement de leur parents ou par la dйcision personnelle de leur dйvotion.» Or, aprиs leur quatorziиme annйe, les hommes ne sont pas d’un coup entraоnйs aux commandements. Les enfants peuvent donc entrer en religion avant d’avoir йtй entraоnйs aux commandements.

         <2> Il est plus grand pour quelqu’un que lui soit confiй le gouvernement de lui-mкme et des autres que d’кtre accueilli dans la vie religieuse, oщ il vit sous le gouvernement d’un aure. Or, Salomon, encore enfant, a reзu le gouvernement de lui-mкme et des autres ; ainsi, il est dit dans 1 Ch 29, 1 : Et David dit а toute l’assemblйe : «Dieu a choisi mon fils Samuel, alors qu’il йtait encore enfant et dйlicat.» А bien plus forte raison, des enfants non entraоnйs aux commandements peuvent-ils donc кtre reзus ou incitйs а la vie religieuse.

         <3> N’est pas illicite le vњu en vertu duquel certains ne sont pas rendus coupables, s’ils le rompent. Or, comme le dit Ambroise, «celles qui ont fait vњu de continence alors qu’elles йtaient des petites filles ne deviennent pas coupables si elles rompent ce vњu». Il n’est donc pas illicite que certains soient astreints par vњu а la vie religieuse pendant leurs annйes d’enfance.

         <4> Rien n’est illicite qui n’йcarte pas quelqu’un du bien. Or, celui qui est incitй а ce qui est meilleur n’est pas йcartй de ce qui est bon. Puisque meilleur est l’йtat de la vie religieuse, dans lequel les conseils sont observйs, que l’йtat de la vie dans le siиcle, oщ sont simplement observйs les commandements, il semble qu’il ne soit pas dйfendu d’inciter des enfants а la vie religieuse par vњu, par serment ou par des bienfaits, avant qu’ils aient йtй entraоnйs aux commandements.

         <5> Il est dit dans [le Dйcret], XX, q. 1 : «La profession de la virginitй sera ferme lorsque l’вge adulte aura dйjа dйbutй, que l’on a l’habitude d’estimer apte au mariage.» Or, les hommes et les femmes ne deviennent pas d’un coup entraоnйs aux commandements а cet вge. Il est donc permis que certains soient astreints par vњu ou par serment а la vie religieuse avant qu’ils aient йtй entraоnйs aux commandements.

         <6> Si une telle obligation йtait illicite, а savoir, celle par laquelle des enfants non encore entraоnйs aux commandements sont obligйs а la vie religieuse par vњu ou par serment, ou bien cela serait parce que cela est mal en soi, ou bien parce que cela est dйfendu. Or, cela n’est pas mal en soi, car ainsi l’exйcution ou l’accomplissement de la promesse serait pire et la persйvйrance pire que tout. Mais nous constatons le contraire, car ceux qui accomplissent ce qu’il avaient promis dans leurs annйes d’enfance et persйvиrent dans ce qu’ils avaient promis sont louangйs au plus haut point. De mкme aussi, cette obligation n’est pas illicite parce que dйfendue. En effet, elle n’est pas dйfendue par la loi ancienne, puisqu’il est dit en Nb 30, 4‑6 : Si une femme a fait vњu et s’est obligйe par serment, alors qu’elle est dans la maison de son pиre et petite fille, et si son pиre a connaissance du vњu qu’elle a fait et du serment par lequel elle a liй son вme, et qu’il s’est tu, elle sera obligйe au serment. Tout ce dont elle aura fait vњu et serment sera effectivement accompli. Autrement..., si son pиre l’a appris et s’y est opposй, son vњu et son serment seront nuls et elle sera obligйe de se marier, du fait qu’elle s’est opposйe а son pиre. De mкme, cela n’est pas interdit par le droit canonique, car, dans un dйcret du pape Lйon, ce mкme вge est proposй. De mкme aussi, cela n’est pas dйfendu par la loi de l’йvangile, qui incite surtout les hommes а se retirer du monde et а rechercher les њuvres de la perfection. Il est donc permis d’obliger а la vie religieuse par vњu ou par serment des enfants non encore entraоnйs aux commandements.

         Rйponse. Ce qui est prйsentй ici sous forme de question n’est pas sujet au doute, а moins que certains, avides de polйmique, ne s’efforcent d’obscurcir la vйritй. C’est pourquoi les paroles d’Augustin, dans La citй de Dieu, II, ont ici leur place : «Mais comme l’infirmitй des вmes est plus grande et plus monstrueuse chez les insensйs, а ce point qu’on les voit s’attacher aux mouvements de leur esprit comme а la raison et а la vйritй mкme, par l’effet d’un aveuglement qui les rend incapables de voir ce qui est йvident..., on est souvent obligй, aprиs leur avoir dйfilй ses raisons autant qu’un homme le doit attendre de son semblable, de s’йtendre beaucoup sur des choses qui sont claires, non pour les montrer а ceux qui les regardent, mais pour les faire toucher а ceux qui ferment les yeux de peur de les voir. Et cependant, si on se croyait tenu de rйpondre toujours aux rйponses qu’on reзoit, quand finiraient les discussions ? Car ceux qui ne peuvent comprendre ce qu’on dit, ou qui, le comprenant, ont l’esprit trop dur ou trop rebelle pour y souscrire, continuent de rйpondre..., “ils ne parlent que le langage de l’iniquitй”, et leur opiniвtretй est vaine. Si nous voulions les rйfuter chaque fois qu’ils dйcident avec entкtement de ne pas penser ce qu’ils disent, pourvu qu’ils nous contredisent n’importe comment, tu vois combien notre labeur serait pйnible, infini et stйrile !» Il faudra donc faire en sorte que la vйritй soit montrйe de maniиre manifeste et pour ainsi dire palpable, et si on y a opposй certaines affirmations qui n’ont aucun poids, qu’elles soient mйprisйes, de sorte qu’il ne sera pas nйcessaire de rйpйter inutilement les mкmes choses. Mais si quelqu’un veut dire le contraire, qu’il йcrive ce qu’il dit, afin que les autres puissent en le comprenant juger s’il enseigne la vйritй.

         En premier lieu, donc, а propos de la question posйe, pour examiner chaque point, il faut considйrer qu’accueillir dans la vie religieuse des enfants, mкme ceux qui n’ont pas encore l’вge de la pubertй, n’est pas mal en soi ; cela est plutфt convenable et fructueux, car ce dont nous prenons l’habitude dans l’enfance, nous le gardons toujours plus parfaitement et plus fermement, selon ce que dit Pr 22, 6 : L’adolescent qui suit son chemin, mкme lorsqu’il vieillira, ne s’en йcartera pas. C’est pourquoi les apфtres ont йtabli que les enfants, mкme ceux qui ne parlent pas encore, seraient accueillis dans la religion chrйtienne, afin qu’йlevйs en elle, il y adhиrent plus fermement et plus parfaitement. Et c’est ce que dit Denys, dans le dernier chapitre la Hiйrarchie ecclйsiastique : «Conformйment а une loi sainte, les enfants, revкtus du saint habit, suivront la coutume, йloignйs de toute erreur et exempts de toute vie impure. Cela est venu а l’esprit de nos chefs, les apфtres, et il leur a paru bon d’accueillir les enfants.» Or, la vie chrйtienne dйpasse bien davantage la vie des infidиles que la vie des religieux [ne dйpasse] la vie des gens du siиcle, surtout que, dans l’Йglise primitive, l’йtat religieux йtait le plus parfait pour tous les chrйtiens, selon ce que dit Ac 4, 32 : La multitude des croyants n’avaient qu’un seul cњur et une seule вme, et personne d’entre eux ne possйdait rien qu’il considйrвt comme sien, et ils mettaient tout en commun. C’est en suivant ce modиle que toutes les formes de vie religieuse ont йtй йtablies. C’est pourquoi ceux qui ont йtabli des formes de vie religieuse ont йtй amenйs, pour la mкme raison que les apфtres, а accueillir des enfants dans la vie religieuse, comme cela est clair pour le bienheureux Benoоt qui, comme on le lit dans Dialogues, II, a reзu pour les йlever Maur а l’вge de douze ans et Placide а l’вge de sept ans.

         Toutefois, il faut prendre en compte une diffйrence а cet йgard. Car les enfants non pubиres sont de droit naturel aux soins de leurs parents, parce que la discrйtion leur fait dйfaut pour bien se diriger. C’est pourquoi, а cet вge, certains peuvent passer а la vie religieuse s’ils sont offerts par leurs parents, et leur offrande sera confirmйe, surtout si, lorsqu’ils seront parvenus а la pubertй, [les enfants] confirment l’offrande paternelle. C’est ainsi que Grйgoire dit, et on lit dans [le Dйcret], XX, q. 1 : «Tu as ajoutй : si le pиre ou la mиre ont placй leur fils ou leur fille а l’intйrieur de la clфture d’un monastиre durant leur enfance sous la discipline de la rиgle, leur est-il permis, lorsqu’ils ont atteint l’вge de la pubertй, de sortir et de s’unir en mariage ? Nous йvitons cela complиtement, car il est exйcrable que soient relвchйes les rкnes de leur volontй chez ceux qui ont йtй offerts а Dieu par leurs parents.» — Mais s’ils se sont vouйs а la vie religieuse de leur propre initiative а cet вge, cela peut кtre confirmй par l’assentiment ou l’accord tacite de leurs parents. Ainsi, il est dit [dans Dйcret], XX, q. 1 : «Si, pendant leur minoritй, [des enfants] des deux sexes ont reзu la tonsure religieuse ou l’habit ecclйsiastique, ou si on les leur aura donnйs а l’insu ou contre la volontй d’un ou des deux parents, et que ceux-ci n’ont pas renoncй pour les leurs [а la tonsure et а l’habit] aussitфt qu’ils en ont eu connaissance, mais ont permis que leurs fils les portent ouvertement devant eux ou devant l’йvкque dans le couvent, il ne sera jamais permis а ces enfants de retourner а l’habit sйculier.» Mais si les enfants ont dйpassй l’вge de la pubertй, ils peuvent, mкme contre la volontй de leurs parents, passer а la vie religieuse et ils ne doivent pas en кtre retirйs, bien plutфt, on doit la leur recommander. En effet, comme le dit Grйgoire dans une homйlie : «L’un est conduit а une vie bonne dans son enfance, un autre dans son adolescence, un autre dans sa jeunesse, une autre dans sa vieillesse, un autre а l’вge du dйclin.» Et ainsi, comme il ne faut repousser personne, quel que soit son вge, encore moins faut-il repousser les enfants. En effet, [Jean] Chrysostome dit, en commentant Matthieu : «Qui mйrite d’approcher le Christ, si les petits enfants sont йcartйs de lui ?... Car s’ils doivent devenir des saints, pourquoi dйfendez-vous а vos fils de venir vers leur Pиre ? S’ils doivent devenir des pйcheurs, pourquoi prononcez-vous la sentence qui les condamne avant d’avoir constatй la faute ?» C’est une telle sentence que prononcent ceux qui disent : «Les enfants ne doivent pas кtre acceptйs dans la vie religieuse, car ils en sortiront et n’en seront que pires.»

         Mais ce qu’ajoutent certains, qu’il faut que les enfants soient d’abord entraоnйs aux commandements pour ensuite passer а l’observance des conseils dans la vie religieuse, vient d’une intelligence faussйe. En effet, ils estiment que les commandements prйparent la voie aux conseils. Or, il n’en est pas ainsi ; bien plutфt, les conseils prйparent la voie а l’observance des commandements, car, par les conseils, l’homme est retirй des choses du siиcle, alors qu’il est difficile qu’il prйserve son innocence en s’en occupant. Hilaire dit ainsi en commentant Matthieu : «L’innocence est soumise а un lourd fardeau lorsqu’elle est prise par l’accroissement des soucis, car le service de Dieu ne sera pas assurй dans le siиcle sans les vices du siиcle.» C’est pourquoi le Seigneur dit en Mt 19, 23, qu’il est difficile а ceux qui ont de l’argent d’entrer dans le royaume des cieux, car il est difficile que l’homme observe les commandements, par lesquels il entre dans le royaume, si, en suivant les conseils, il n’abandonne pas les richesses. Aussi, pour que les enfants puissent prйserver leur innocence par l’observance des commandements, ils doivent кtre prйparйs et en quelque sorte prйmunis par l’exercice des conseils, et ils ne doivent pas кtre repoussйs, mкme s’ils semblent peu instruits des commandements. En effet, Origиne dit, en commentant Matthieu : «Certains, qui parlent comme des enfants... offrent а Dieu leurs enfants et leurs petits... Ceux qui semblent кtre plus parfaits, avant d’apprendre la rиgle de la justice..., blвment ceux qui... offrent au Christ des enfants et des petits qui sont encore moins instruits. Mais le Seigneur exhorte ses disciples а se pencher sur les besoins des enfants... Nous devons donc porter attention а cela, de sorte que, au jugement d’une sagesse supйrieure..., nous ne mйprisions pas comme des grands les plus petits dans l’Йglise..., en empкchant les enfants de venir а Jйsus.

 

* * *

 

         Mais а la question suivante : doivent-ils кtre obligйs par vњu ou par serment а entrer dans la vie religieuse avant d’y entrer ? la rйponse est claire. En effet, de mкme qu’est plus mauvaise la volontй qui est confirmйe dans le mal, comme cela est clair chez ceux qui sont obstinйs et qui pиchent par malice, de mкme la volontй est d’autant meilleure dans le bien lorsqu’elle est plus confirmйe et astreinte au bien. Ainsi, comme il est bon que les enfants accиdent а la vie religieuse, il est encore meilleur que leur volontй y soit confirmйe, ce qui se rйalise par un vњu ou un serment. C’est pourquoi David disait : J’ai jurй et j’ai dйcidй d’observer les jugements de ta justice (Ps 118, 106). Et Augustin dit dans sa lettre а Pauline et а Armentarius : «Bienheureuse nйcessitй qui force а faire mieux !»

 

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         En dernier lieu, il reste enfin а examiner si [les enfants] doivent кtre attirйs par des bienfaits. Si, en vertu d’une entente ou d’un pacte, on paie quelqu’un ou on lui donne un bйnйfice terrestre pour qu’il entre en religion, cela est dйfendu. Mais si on lui donne certains bienfaits temporels afin d’enlever des obstacles qui l’empкchent d’entrer en religion ou pour l’йlever et l’instruire afin de le prйparer а la vie religieuse, cela n’est pas dйfendu, mais louable. De mкme, si quelqu’un en incite un autre par des bienfaits temporels afin de se le rendre favorable, sans rechercher sa propre gloire, mais la gloire de Dieu et le salut du prochain, cela est louable, comme l’Apфtre le dit de lui-mкme, 1 Co 10, 33 : Je m’efforce de plaire а tous en tout. Dieu aussi incite certains а bien agir par des bienfaits temporels. Dans les йglises aussi, certains sont incitйs au service de l’Йglise par certaines allocations temporelles, non pas qu’ils les reзoivent comme une rйcompense, mais parce qu’elles sont des incitations secondaires au service de Dieu, comme le Seigneur dit а Matthieu, 6, 33 : Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela, а savoir, ce qui est nйcessaire а la vie, vous viendra de surcroоt.

         <1> Comme le Christ a invitй l’adolescent а pratiquer les commandements, de mкme a-t-il appelй le publicain Matthieu, qui n’йtait pas entraоnй aux commandements mais plutфt plongй dans les pйchйs. Nous pouvons conclure de cela que doivent кtre invitйs а l’observance des conseils dans la vie religieuse non seulement ceux qui sont entraоnйs aux commandements, mais aussi ceux qui n’y sont pas entraоnйs.<

         <2> La diversitй des degrйs peut кtre considйrйe de deux maniиres. Premiиrement, selon les divers йtats et conditions, et ainsi il n’est pas nйcessaire que celui qui tend а un йtat ou а une condition meilleure s’entraоne d’abord dans un йtat ou une condition infйrieure, comme nous voyons que ceux qui veulent devenir soldats ne s’entraоnent pas d’abord а la fabrication de la laine, mais d’entraоnent dиs leur enfance au combat. De mкme, ceux qui veulent devenir clercs ne s’entraоnent pas d’abord а la vie laпque, mais sont formйs dиs leur enfance а la vie clйricale. De cette maniиre, il n’est donc pas nйcessaire que ceux qui veulent devenir religieux s’entraоnent d’abord а la vie dans le siиcle, mais le mieux pour eux est que, dиs leur enfance, ils s’entraоnent а la vie religieuse, car ils pourront y progresser davantage. Ainsi, il est dit dans Lm 3, 27 : Il est bon pour l’homme de porter le joug dиs son enfance. — D’une autre maniиre, on peut envisager divers degrйs а l’intйrieur d’un mкme йtat ou condition ; c’est ainsi que Grйgoire dit que, «pour tout bon comportement, il faut commencer par ce qui est plus petit pour parvenir а ce qui est plus grand». En effet, comme les soldats commencent par les rudiments du combat et les clercs par les rudiments de la clйricature, de mкme aussi les religieux commencent-ils par les rudiments de la vie religieuse afin de progresser vers ce qui est le plus йlevй.

         <3> Il existe une double occasion : celle qui est donnйe et celle qui est prise. Quelqu’un donne а un autre l’occasion de chuter et de tomber dans un puits lorsqu’il fait ou dit quelque chose de moins bien, d’oщ vient au prochain une occasion de chute. Et alors, la chute du prochain est imputйe а celui qui en donne l’occasion. Mais parfois l’occasion n’est pas donnйe, mais prise, par exemple, lorsque quelqu’un incite un autre au bien et que [celui-ci] en devient pire, la bonne mise en garde ne doit pas кtre abandonnйe parce que l’autre en prend occasion de tomber. C’est ainsi que le Seigneur n’a pas dйlaissй la prйdication de la vйritй а cause du scandale des Pharisiens, comme on le lit dans Mt 15, 12‑15. Et Augustin dit dans la lettre а Boniface, qu’on trouve dans [le Dйcret], XXIII, q. 4, Ipsa pietas, et plus loin : «S’il y avait beaucoup de monde dans une maison et qu’un seul pouvait кtre sauvй, et si, en nous efforзant de le faire, les autres se tuaient eux-mкmes en se jetant [hors de la maison], nous pleurerions les autres, mais nous nous consolerions au moins d’en avoir sauvй un.»

         <4> La libertй s’oppose а la nйcessitй de coaction, qui est une nйcessitй absolue, et une telle nйcessitй ne doit pas кtre utilisйe. Mais la nйcessitй qui vient d’une visйe de la fin ne s’oppose pas а la libertй. Et il convient de recourir а une telle nйcessitй pour le bien commun, autrement ni les ententes confirmйes par des promesses ni les serments ne devraient кtre faits pour les choses humaines. Bien davantage convient-il que les hommes soient obligйs par des choses de ce genre aux choses divines, qui sont meilleures.

         <5> La difficultй d’y entrer est respectйe par les formes de vie religieuse du fait qu’une annйe de mise а l’йpreuve est donnйe а ceux qui y entrent, pendant laquelle ils font l’expйrience des difficultйs de la vie religieuse.

         <6> Il ne faut pas placer la charge des poutres sur un mur qui n’est pas encore sec, mais il n’est pas interdit de faire sйcher le mur. Or, le mur est assйchй de la mauvaise humiditй des dйsirs du siиcle par la vie religieuse. Et ainsi, il convient que certains s’entraоnent dans la vie religieuse avant qu’on leur impose la charge de [l’йtat de] prйlat ou des saints ordres. C’est de cette charge que parle Grйgoire, comme cela est clair par ce qui prйcиde dans ce chapitre et dans [sa] deuxiиme homйlie sur Йzйchiel.

         <7> L’йtat religieux est а la fois un йtat de pйnitence et un entraоnement ou une йcole de perfection. Ainsi, les pйcheurs doivent кtre reзus en vue de la pйnitence, et les enfants innocents doivent кtre reзus comme dans une йcole de perfection, afin de conserver plus parfaitement leur innocence.

         <8> Si des enfants йtaient amenйs а la vie religieuse tout а fait contre leur volontй, il faudrait craindre leur chute future. Mais, du fait qu’ils s’obligent de leur propre volontй et entrent dans la vie religieuse, la raison mise de l’avant ne tient pas.

         <9> De mкme que grand et petit, beaucoup et peu, selon le Philosophe, s’emploient de maniиre relative, de mкme prйcipitй ou rapide et lent, car est prйcipitй ou rapide ce qui est beaucoup mы en peu de temps. La substance est donc diminuйe qui est prйcipitйepar rapport au fmode qui lui revient, par exemple, si quelqu’un, aprиs avoir accйdй а un йtat, voulait dиs le dйpart, en mйprisant les rudiments de cet йtat, tenter d’atteindre dans cet йtat ce qui est le propre de ceux qui sont parfaits. Mais une substance n’est pas prйcipitйe si quelqu’un entreprend dиs l’enfance de s’entraоner а la perfection comme s’il entrait а l’йcole qu’est la vie religieuse. En effet, le sommet de la perfection est si йlevй que, mкme si l’on accиde dиs l’enfance а cette perfection, elle a toujours de quoi progresser, comme le dit Augustin а Volusien, а propos de la doctrine chrйtienne : «La profondeur des lettres chrйtiennes est telle que j’y progresserais tous les jours, si je m’efforзais de les apprendre seules, depuis l’enfance jusqu’а la dйcrйpitude de la vieillesse..., par l’йtude la plus appliquйe et avec la meilleure intelligence.»

         <10> Les divers ordres sont comme divers degrйs d’une mкme vie clйricale ; c’est ainsi que celui qui vise les [ordres] majeurs doit commencer par les [ordres] infйrieurs. Mais il n’est pas nйcessaire que celui qui vise les saints ordres s’entraоne а ce qui se rapporte а un йtat infйrieur, а savoir, la vie laпque. De mкme, dans la vie religieuse, il faut que celui qui y entre commence par ses rudiments afin de pouvoir atteindre le sommet le plus йlevй de la vie religieuse. Il n’est cependant pas nйcessaire qu’il s’entraоne d’abord а la vie dans le siиcle.

         <11> Pour les choses intelligibles, il faut aussi qu’on commence par les choses infйrieures d’une mкme science pour parvenir aux choses plus йlevйes. Il n’est cependant pas nйcessaire que tous ceux qui veulent apprendre une discipline supйrieure s’entraоnent dans n’importe quelle [science] infйrieure ; ainsi, il n’est pas nйcessaire que ceux qui veulent apprendre les arts libйraux s’entraоnent d’abord aux [arts] mйcaniques, mais cela est nйcessaire seulement lorsqu’une science infйrieure prйpare l’accиs а une [science] supйrieure. Or, la vie sйculiиre ne prйpare pas а la vie religieuse, mais elle en йloigne plutфt. Ainsi, Grйgoire dit, au dйbut des Morales : «Alors que mon esprit s’efforзait de servir le monde prйsent en apparence, beaucoup de soucis de ce monde commencиrent а s’accumuler..., de sorte que je n’йtais plus retenu par lui seulement en apparence, mais, ce qui est plus grave, en esprit.» En sens inverse, l’observance des conseils prйpare la voie а l’observance plus sыre et plus parfaite des commandements divins, qu’il est nйcessaire d’observer aussi dans la vie sйculiиre.

         <12> Ce raisonnement est dйficient sur plusieurs points. Premiиrement, celui qui entre en religion n’est pas choisi pour prendre davantage soin de lui-mкme ou d’un autre qu’auparavant, mais pour se mettre sous l’obйissance et le soin d’un autre. — Deuxiиmement, tous n’acceptent pas qu’il soit nйcessaire de choisir le meilleur pour le gouvernement [associй а l’йtat] de prйlat, mais, selon certains, il suffit d’en choisir un bon. — Troisiиmement, s’il faut choisir le meilleur pour [l’йtat] de prйlat, il n’est pas nйcessaire de choisir le meilleur simplement, mais le meilleur, c’est-а-dire le plus apte pour cela. Or, les enfants, mкme s’ils ne sont pas simplement meilleurs que les adultes, sont cependant plus aptes a кtre йlevйs dans la vie religieuse. Ainsi, dans le livre Sur les similitudes, Anselme compare а des anges ceux qui sont йlevйs dans la vie religieuse depuis l’enfance, car les anges parviennent dиs le dйpart а la vie йternelle, alors que les hommes [ne le font] qu’avec la progression du temps. — Quatriиmement, on n’en choisit qu’un pour l’йpiscopat ; c’est pourquoi il est nйcessaire que le meilleur soit choisi, alors que ceux qui entrent dans la vie religieuse sont nombreux.

         <13> Non seulement ce qui est pйchй offre une occasion de chute, mais aussi ce qui a l’apparence du mal. C’est ainsi que l’Apфtre dit, 1 Th 5, 22 : Abstenez-vous de tout ce qui a l’apparence du mal. — Et parce que le serpent d’airain avait йtй correctement йtabli, mais avait cependant l’apparence du mal en raison de sa ressemblance а l’idolвtrie, il ne fallait pas le rejeter chez ceux qui йtaient portйs а l’idolвtrie, mais il йtait louable de l’йcarter. Or, l’entrйe en religion n’est pas par elle-mкme mauvaise et n’a pas l’apparence du mal. — Mais la bйnйdiction, mкme si elle est bonne par son genre, exige, pour кtre un acte de vertu, d’кtre entourйe des circonstances appropriйes, а savoir qu’elle convienne tant а la personne qu’au lieu et au temps. Or, il n’est pas appropriй qu’une personne infйrieure bйnisse en prйsence d’une personne supйrieure, car, comme le dit He 7, 7 : Sans aucun doute, c’est l’infйrieur qui est bйni par le supйrieur.

         <14> Celui qui accиde aux conseils «ne cherche pas а monter par des sentiers abrupts en laissant de cфtй les marches», mais il coupe plutфt ce qui peut empкcher l’homme d’observer les prйceptes, comme on l’a dit.

         <15> Selon ce que dit [Jean] Damascиne, il faudrait plutфt conclure le contraire. En effet, Dieu ne rend pas immйdiatement а l’homme l’incorruptibilitй aprиs la rйgйnйration parce que cela ne lui serait pas utile, mais plutфt une occasion de s’enorgueillir. En effet, l’abondance des biens temporels et corporels est la base de l’orgueil. Il est ainsi utile а l’homme de passer aux conseils afin йviter l’orgueil, en dйlaissant l’abondance des biens temporels.

         <16> Les baisers de Rachel signifient le repos de la contemplation, auxquels mкme ceux qui suivent les conseils ne peuvent parvenir immйdiatement, mais aprиs une longue pratique des bonnes њuvres. Toutefois, on parvient plus facilement а ce repos par l’observance des conseils que par la pratique des commandements dans la vie du siиcle.

         <17> Si quelqu’un est attirй а la vie religieuse par des bienfaits temporels en vertu d’une entente, comme on a coutume de le faire pour l’achat et la vente, cela est un moyen dйfendu. Mais si quelqu’un prend soin d’un autre sans entente, ce n’est pas un moyen dйfendu. C’est ainsi qu’aprиs les mots mentionnйs, on ajoute dans le mкme chapitre : «...sauf si l’on entend subvenir aux besoins des pauvres sans lien [avec l’incitation а entrer dans la vie religieuse]». On ajoute aussi plus loin : «toutefois... qu’il n’y ait pas de pacte et que cesse toute entente».

         <18> L’йtat religieux, pour ceux qui y ont dйjа progressй, est une milice spirituelle ; mais pour ceux qui y entrent, il est la pratique d’un apprentissage. Il est donc nйcessaire, afin d’y progresser, que l’on se soumette а cet entraоnement depuis qu’on est enfant, comme l’enseigne Vйgиce de la milice temporelle, dans son livre Sur l’art militaire.

         <19> L’obligation par laquelle se rйalise le mariage corporel ne peut кtre accomplie avant l’вge de la pubertй, obligation а laquelle ressemble la profession qui est faite dans la vie religieuse de toujours y rester. Mais, avant l’вge de la pubertй, on peut faire la promesse d’un mariage futur, comme le sont les fianзailles, auxquelles ressemble l’obligation а la vie religieuse.

         <20> Comme la Glose l’explique en cet endroit, par «le fait que le dйmoniaque guйri voulait кtre dans la barque avec le Christ, est signifiй le dйsir de ceux qui sont purifiйs du pйchй, [dйsir] par lequel ils dйsirent disparaоtre pour кtre avec le Christ». Mais cela ne leur est pas immйdiatement accordй, car il faut qu’il њuvrent d’abord dans la vie prйsente en annonзant la parole de Dieu. Il est donc clair que cela ne se rapporte pas а ce qui est en cause.

         <21> Celui qui, aprиs avoir pratiquй le bien alors qu’il йtait en Йgypte, c’est-а-dire dans le siиcle, passe а la vie religieuse, peut y progresser d’autant plus facilement. Mais parce que, dans la vie du siиcle, se prйsentent de nombreux dangers par lesquels cette pratique de la vertu est empкchйe, il est plus sыr d’йcarter dиs le dйpart les empкchements par l’observance des conseils.

         <22> Il est plus difficile d’observer les commandements dans la vie sйculiиre que dans la vie religieuse. En effet, une grande vertu est nйcessaire а celui qui vit dans le siиcle pour se garder pur des vices du siиcle. C’est ainsi qu’il est dit dans Si 31, 8‑9 : Bienheureux le riche qui aura йtй trouvй sans tache, puis, par la suite : Qui est-il, et nous en ferons l’йloge ? Car il a fait des merveilles durant sa vie. Ainsi, il semble plus prйsomptueux, si c’est seulement de la prйsomption, pour quelqu’un qui vit dans le siиcle d’avoir confiance de se garder pur que, pour celui qui n’estime pas possйder une si grande vertu, de passer а la vie religieuse afin de se prйserver plus facilement de la tache du pйchй, а la maniиre de Zachйe qui, alors qu’il йtait de petite taille, grimpa dans un sycomore, c’est-а-dire dans un figuier, pour voir le Christ, par quoi la vie religieuse est dйsignйe.

         <23> Dans chaque йtat, les choses les plus йlevйes doivent кtre attribuйes aux [membres] les plus йlevйs ; cependant, celui qui veut progresser vers un йtat supйrieur doit d’abord recevoir les principes de cet йtat alors qu’il est infйrieur, selon ce que dit Si 25, 5 : Ce que tu n’as pas amassй dans sa jeunesse, tu ne le rйcolteras pas dans sa vieillesse. Ainsi, pour que quelqu’un parvienne а la perfection de la vie religieuse, il est nйcessaire qu’il s’y habitue dиs son plus jeune вge.

<Article 2 [24]> Deuxiиme question : est-ce que les conseils sont ordonnйs aux commandements ?

         Il semble que non.

         <1> En effet, ce qui est ordonnй а quelque chose lui est postйrieur, car la fin est premiиre dans l’intention et derniиre dans l’exйcution. Or, il arrive que l’observance des commandements prйcиde dans l’exйcution l’accomplissement des conseils, comme cela est clair, selon Mt 19, 21, pour l’adolescent qui disait avoir observй les commandements depuis sa jeunesse, et auquel est donnй un conseil en vue de la perfection. Il semble donc que les conseils ne soient pas ordonnйs aux commandements comme а leur fin, mais que ce soit plutфt le contraire.

         <2> La fin est plus parfaite que ce qui est ordonnй а la fin. Or, les conseils sont plus parfaits que les commandements, car les conseils concernent l’йtat de perfection, alors que les commandements concernent la justice commune. C’est pourquoi les conseils s’ajoutent aux commandements, comme cela est clair par le fait que, dans Mt 19 [Lc 18, 22], le Seigneur dit au jeune homme qui avait observй les commandements : Il te manque encore une chose si tu veux кtre parfait, etc. Les conseils ne sont donc pas ordonnйs aux commandements, mais c’est plutфt l’inverse.

         <3> Selon le Philosophe, Physique, II, le rapport entre les principes et les conclusions est le mкme que celui qui existe entre les fins et ce qui se rapporte aux fins. Or, le rapport entre les principes et les conclusions veut que, une fois admis les principes, les conclusions en dйcoulent, et non l’inverse, car il arrive qu’«а partir de faux [principes] on dйduise des syllogismes vrais». Le rapport entre les fins et ce qui se rapporte aux fins veut donc que, une fois la fin admise, ce qui se rapporte а la fin soit admis. Or, une fois reconnus les commandements, les conseils ne sont pas admis : en effet, nombreux sont ceux qui observent les commandements, mais qui n’observent pas les conseils. Les conseils ne sont donc pas ordonnйs aux commandements comme а [leur] fin.

         <4> Augustin dit, dans le livre Sur la sainte virginitй : «Ils se trompent de maniиre йtonnante ceux qui... croient que la virginitй ne doit кtre observйe que pour le temps prйsent.» Or, l’observance des commandements concerne le temps prйsent. Le conseil de virginitй ne doit donc pas кtre accompli а cause des commandements. Et le mкme raisonnement vaut pour les autres conseils.

         <5> Les commandements semblent se rapporter а la vie active, mais les commandements, а la vie contemplative. C’est pourquoi, а propos de Mt 19, oщ sont йnumйrйs les commandements de la loi, la Glose dit : «Voici la vie active.» Mais lorsqu’il est dit plus loin : Si tu veux кtre parfait, etc., elle dit : «Voici la vie contemplative.» Or, la vie active est ordonnйe а la contemplation, et non l’inverse. Les commandements sont donc ordonnйs aux conseils, et non l’inverse.

         <6> Il est dit que le Seigneur a par deux fois nourri les foules : premiиrement, lorsqu’il a rassasiй cinq mille hommes avec cinq pains et deux poissons, comme on le lit en Mt 14, 15‑21 ; deuxiиmement, lorsqu’il a rassasiй quatre mille hommes avec sept pains et des petits poissons, comme on le trouve en Mt 16 [15, 34‑38]. Et comme le dit la Glose а propos de Mt 14 : «Les cinq mille [hommes] sont les cinq sens : ce sont ceux qui ont appris а faire bon usage des choses extйrieures sous l’habit du siиcle ; de cinq pains, c’est-а-dire par les commandements de la loi, [il est indiquй] qu’il est encore nйcessaire que se poursuive la formation de ceux qui ne renoncent pas totalement au monde. Les quatre mille [sont rassasiйs] de sept pains, c’est-а-dire qu’ils sont au sommet de la perfection йvangйlique et sont nourris de la grвce spirituelle.» Or, Dieu a nourri les cinq mille hommes de cinq pains avant les quatre mille de sept [pains]. Les commandements viennent donc avant les conseils, et non l’inverse.

         <7> Les dispositions prйcиdent la perfection et lui sont ordonnйes. Or, les prйceptes sont des dispositions aux conseils. En effet, la glose de Jйrфme dit, au dйbut de Marc : «Il y a quatre qualitйs dont sont tissйs les saints йvangiles : les prйceptes, les commandements, les tйmoignages et les exemples. Dans les prйceptes se trouve la justice, dans les commandements, la charitй, dans les tйmoignages, la foi, et dans les exemples, la perfection», а laquelle se rapportent les conseils. Il semble donc que les prйceptes soient ordonnйs aux conseils, et non l’inverse.

         <8> Il n’existe rien d’antйrieur а ce qui vient en premier. Or, comme le dit la Glose sur le psautier : «La charitй meut d’abord le pied pour le retour а la vie.» Or, des commandements sont donnйs а propos de l’acte de la charitй. Rien ne vient donc avant les commandements dans la vie spirituelle. Les conseils ne sont donc pas ordonnйs aux commandements, mais plutфt l’inverse.

         <9> Sur ce passage du psaume : Comme un nourrisson sevrй contre sa mиre, etc., la Glose dit : «Comme on relиve cinq moments dans la procrйation charnelle..., de mкme [en est-il] pour la spirituelle... Le premier moment est celui de la conception, le second celui du dйveloppement dans le sein, le troisiиme celui de la sortie, le quatriиme celui de l’allaitement dans les bras, le cinquiиme celui du sevrage. De mкme sommes-nous conзus dans le sein de la mиre Йglise lorsque nous sommes instruits des rudiments de la foi. Ensuite, nous nous dйveloppons... comme dans le sein, en progressant а partir de ces dйbuts... Ensuite, nous sommes comme portйs par les mains de l’Йglise et nourris..., jusqu’а ce que, dйjа devenus grands, nous abandonnions le lait de la mиre pour nous approcher de la table du pиre.» Puis, on ajoute : «Mais nombreux sont ceux qui bouleversent cet ordre, tels les hйrйtiques et les schismatiques, en s’йloignant du lait avant que ce ne soit le temps. А cause de cela, ils dйpйrissent.» Or, s’йloigner du lait, c’est passer а des choses plus difficiles aprиs avoir dйlaissй les plus faciles. Comme les conseils sont plus difficiles que les commandements, il semble donc que ceux qui passent aux conseils s’exposent au danger de dйpйrir, s’ils n’ont pas d’abord йtй formйs aux commandements. Les commandements sont donc ordonnйs aux conseils, et non l’inverse.

         <10> Grйgoire dit, en commentant Йzйchiel, qu’«il revient aux dйbutants de faire le bien а partir du commandement». Or, ce qui relиve des dйbutants est ordonnй а ce qui relиve de la perfection, et non l’inverse. Les commandements sont donc ordonnйs aux conseils, et non l’inverse.

         <11> «La vertu imite la nature Or, la nature rйalise dans le corps de l’animal ce qui se rapporte а l’кtre, tels les membres principaux, avant ce qui se rapporte а sa perfection. Les commandements, qui se rapportent а l’existence de la vertu, viennent donc avant les conseils, qui se rapportent а sa perfection. Il en est donc de mкme que ce qui prйcиde.

         <12> Comme il y a un ordre pour apprendre, de mкme y en a-t-il un pour agir. Or, pour apprendre, il est nйcessaire de commencer par ce qui est plus facile pour parvenir au plus difficile. Pour agir, il faut donc d’abord accomplir les commandements, qui sont plus faciles, et ainsi passer aux conseils.

         <13> А propos de Matthieu, 5, 20s, on dit dans la Glose que «la parole divine est un chemin sur lequel nous courons». Or, la parole divine place les commandements avant les conseils, comme cela est clair dans Mt 5, oщ est d’abord indiquй ce qui a йtй ordonnй aux anciens, et ensuite est ajoutй par le Seigneur ce qui relиve de la perfection. Il semble donc que l’observance des commandements vienne avant l’observance des conseils.

         <14> Ce qui est le plus petit dans un genre est ordonnй а ce qui est le plus grand dans ce genre. Or, rien n’est plus petit dans la vie chrйtienne que l’observance des commandements, et rien n’est plus grand que l’observance des conseils. Les commandements sont donc ordonnйs aux conseils.

         <15> Jйrфme dit, en commentant Matthieu : «Celui qui nйglige d’accomplir les commandements de la loi ne peut accomplir ce qui est plus parfait.» Il est donc nйcessaire que l’on accomplisse les commandements avant les conseils, et ainsi les commandements sont ordonnйs aux conseils.

         <16> Vient avant ce sans quoi quelque chose ne peut exister. Or, [de la pratique] des commandements ne suit pas nйcessairement que les conseils soient [pratiquйs]. En effet, il ne dйcoule pas du fait que quelqu’un observe les commandements qu’il observe les conseils. L’observance des commandements prйcиde donc naturellement et est ordonnйe а l’observance des conseils.

         Cependant, <1> s’oppose а cela ce que dit Augustin dans l’Enchiridion : «Tout ce que Dieu ordonne, dont : “Tu ne forniqueras pas”, et tout ce qui n’est pas ordonnй mais suggйrй par un conseil spirituel, dont : “Il est bon pour l’homme de ne pas toucher а la femme”, sont faits correctement lorsqu’il sont rapportйs а l’amour de Dieu et du prochain pour Dieu.» Or, ces deux choses tombent sous un commandement, comme cela est clair par Mt 22, 37‑40. Les conseils sont donc ordonnйs aux commandements.

         <2> Ce qui relиve d’un choix est ordonnй а ce qui est nйcessaire, car le choix porte sur ce qui se rapporte а la fin. Or, les conseils relиvent d’un choix, mais les commandements, d’une nйcessitй. Les conseils sont donc ordonnйs aux commandements.

         <3> Ce par quoi quelque chose est plus pleinement accompli est ordonnй а [ce qui est plus pleinement accompli]. Or, par les conseils, les commandements sont plus pleinement et plus sыrement sauvegardйs. Les conseils sont donc ordonnйs aux commandements.

         Rйponse. Les commandements portent sur les actes des vertus. Or, l’acte de la vertu est double : l’[acte] intйrieur et l’[acte] extйrieur, et ces deux actes tombent sous le commandement de la loi. Ainsi, Augustin dit-il, dans Contre Faustus, que «parce que les Juifs ne comprenaient sous l’homicide que la mort du corps humain, le Seigneur a expliquй que tout mouvement inique en vue de nuire а un frиre appartient au genre de l’homicide. De mкme encore [pensaient-ils] qu’on n’appelait fornication que l’union corporelle illйgitime avec une femme, qui йtait interdite par la loi, mais le Seigneur a montrй que la concupiscence intйrieure en faisait aussi partie». Il est donc clair que mкme les actes intйrieurs des vertus tombent sous le commandement.

         Les conseils sont donc ordonnйs aux commandements а la fois selon qu’ils portent sur les actes intйrieurs des vertus et selon qu’ils portent sur les actes extйrieurs, mais de maniиre diffйrente.<

         Car ils sont ordonnйs aux actes intйrieurs comme а leur fin. En effet, les actes intйrieurs des vertus morales se rapportent а la puretй de l’esprit, de sorte que l’esprit de l’homme soit libйrй des passions dйsordonnйes et de la cupiditй а l’endroit des choses extйrieures, et, au-delа, toutes les vertus, aussi bien morales que thйologales, sont ordonnйes а l’amour de Dieu et du prochain. Et tous les conseils sont ordonnйs а ces deux choses comme а leur fin, а savoir, а la charitй envers Dieu et envers le prochain, et а la puretй de l’esprit. C’est ainsi qu’il est dit dans les Confйrences des pиres : «Tout ce qui peut nous orienter vers... la puretй du cњur doit кtre adoptй de tout cњur, et tout ce qui en йloigne doit кtre йvitй, car cela est pernicieux et mauvais. Pour elle, nous faisons et supportons tout ; pour elle, nous mйprisons les parents, la patrie, les dignitйs, les richesses, les plaisirs de ce monde et toute voluptй, afin que la puretй du cњur soit toujours prйservйe.» Plus loin, il ajoute : «Pour elle, nous avons su que nous devions accepter l’abstinence des jeыnes, les veilles, les souffrances, la nuditй corporelle, la lecture et les autres vertus, afin de pouvoir prйparer et garder notre cњur intact de toutes les passions nuisibles, en nous efforзant de monter par ces degrйs vers la perfection de la charitй.» Augustin dit la mкme chose dans son livre Sur les mњurs de l’Йglise : «Ils mettent tous leurs soins а se priver de nourriture, non pas parce que certains genres de viande seraient impurs а leurs yeux, mais pour dompter la concupiscence et pour prйserver la charitй fraternelle.» Et il est dit au mкme endroit : «C’est la charitй qui est surtout prйservйe, c’est la nourriture qui se conforme а la charitй, la parole а la charitй, le vкtement а la charitй, le visage а la charitй.» C’est pourquoi l’Apфtre, en 1 Co 7, 34, enseigne que la virginitй doit кtre ordonnйe а ce que la femme non mariйe pense aux choses de Dieu, а la maniиre dont elle plaira а Dieu. Et le Seigneur [enseigne], Mt 19, 21, que le conseil de la pauvretй fait en sorte que l’homme le suive, ce qui se rйalise par la rectitude et la puretй des sentiments intйrieurs. Ainsi donc, les conseils sont ordonnйs aux commandements comme а leur fin pour ce qui est des actes intйrieurs.

         Mais, pour ce qui est des actes extйrieurs, par exemple : Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, etc., les conseils sont ordonnйs aux prйceptes, mais non comme а leur fin, — en effet, l’homme n’observe pas la virginitй afin de s’abstenir de l’adultиre, et il ne renonce pas а ce qui lui appartient afin de ne pas voler ce qui appartient а d’autres, puisque les њuvres extйrieures des conseils sont plus grandes que les њuvres extйrieures des commandements ; ils leur sont cependant ordonnйs pour autant qu’ils les font observer de maniиre plus sыre et plus ferme. En effet, celui qui rejette ce qui lui appartient s’abstient encore bien davantage de voler ce qui est а un autre. Ainsi Augustin dit-il, dans le livre Contre Faustus, XIX : «Le Seigneur a fait l’йloge de ce tout ce qu’il avait rappelй de la loi des Hйbreux afin que tout ce qui avait parlй auparavant de sa personne serve а renforcer l’interprйtation, s’il s’y trouvait quelque chose d’obscur, ou а confirmer d’une maniиre plus sыre qu’il l’avait voulu.» Et, dans le livre Sur le discours du Seigneur sur la montagne, il dit qu’«alors qu’est accompli... ce qui s’ajoute а la perfection, encore bien davantage est accompli ce qui a йtй indiquй en vue de l’amorcer».

         Il est donc ainsi clair que les conseils sont ordonnйs aux commandements comme а leur fin pour autant qu’ils portent sur les actes intйrieurs, mais les conseils sont ordonnйs aux commandements, pour autant qu’ils portent sur les actes extйrieurs, afin que [les commandements] soient plus sыrement et plus fermement gardйs, а la faзon dont on йcarte un empкchement. Et le premier point est la cause du second : en effet, la ferme observance des actes extйrieurs est causйe par les sentiments intйrieurs d’un esprit bien disposй.

         <1> Selon certains, ce riche a menti en disant qu’il avait observй les commandements, et surtout а propos d’un commandement qui est rappelй lа et qui se rapporte а un acte intйrieur : Tu aimeras ton prochain comme toi-mкme. C’est pourquoi Origиne dit, en commentant Matthieu : «Il est йcrit dans l’йvangile... selon les Hйbreux, que lorsque le Seigneur eut dit : “Va et vends tout ce que tu possиdes...”, le riche se mit а hocher la tкte, et cela ne lui plut pas. Et le Seigneur lui dit : “Comment dis-tu : ‘J’ai observй la loi et les prophиtes ?’ Il est йcrit dans la loi : ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-mкme’, et voilа qu’un grand nombre de tes frиres, les fils d’Abraham, sont couverts d’excrйments, meurent de faim, et que ta maison est remplie de beaucoup de biens, et rien ne leur en parvient !’” Il est donc impossible d’observer le commandement mentionnй... et d’кtre riche, et surtout de possйder tant de richesses.» Et cela est confirmй par Jйrфme qui dit, en commentant Matthieu : «Le jeune homme ment. En effet, s’il avait accompli par ses actes ce qui est proposй dans le commandement : “Tu aimeras ton prochain comme toi-mкme”, comment serait-il parti triste en entendant par la suite : “Vends tout ce qui tu possиdes et donne-le aux pauvres” ?»

         Mais parce que Chrysostome et d’autres commentateurs disent qu’il n’a pas menti, les deux [interprйtations] peuvent кtre sauvйes. Car ce commandement : Tu aimeras ton prochain comme toi-mкme, peut кtre observй de deux maniиres. Premiиrement, d’une maniиre imparfaite, а savoir que quelqu’un ne fasse pas а son prochain ce qu’il ne veut pas qu’on lui fasse et qu’il vienne au secours de son prochain sans dommage pour lui-mкme. D’une autre maniиre, <d’une maniиre parfaite>, а savoir que, pour subvenir aux besoins corporels du prochain, il se comporte comme pour subvenir а ses propres besoins. En effet, celui qui possиde de grandes richesses n’observe pas le commandement de cette maniиre, s’il les garde en permettant que les autres restent dans le besoin. Or, les conseils sont ordonnйs а ce que les commandements soient observйs plus parfaitement. C’est pourquoi, pour celui qui observe les commandements d’une maniиre imparfaite, le Seigneur ajoute les conseils par lesquels les commandements sont plus parfaitement observйs.

         <2> La perfection de la vie consiste essentiellement dans les commandements, pour autant qu’ils portent sur les actes intйrieurs des vertus, car la charitй est le lien de la perfection, comme le dit l’Apфtre, Col 3, 14. C’est pourquoi, aprиs que le Seigneur eut rappelй les commandements de la charitй, Mt 5, 48, il ajoute : Soyez donc parfaits. Mais, la perfection consiste de maniиre instrumentale dans les conseils, pour autant qu’ils portent sur les actes extйrieurs, а savoir que ces conseils sont comme des instruments par lesquels on parvient plus facilement а la perfection. Ainsi, dans les Confйrences des pиres, il est dit : «Les jeыnes, les veilles, la mйditation des Йcritures, la nuditй et la privation de tous les biens ne sont pas la perfection, mais des instruments de la perfection, car la fin de cet entraоnement ne consiste pas en eux, mais on parvient а la fin par eux.» Et Augustin dit, dans le livre Sur la perfection de la justice : «Comprenons les commandements sur la perfection de maniиre а ne pas nйgliger la perfection de la charitй.» Et Jйrфme dit, en commentant ce passage de Matthieu : Voilа que nous avons tout abandonnй pour te suivre, qu’«il ne suffit pas d’abandonner autant, il ajoute ce qui est parfait : Et nous t’avons suivi. Qu’y aura-t-il pour nous ?, comme s’il disait : “Nous avons fait ce que tu as commandй : quelle rйcompense nous donneras-tu ?”» Les commandements imparfaitement observйs se rapportent donc а la justice commune, mais la perfection de la vie consiste dans l’observance pure et simple des commandements.

         <3> Quelque chose est ordonnй а une fin de deux faзons : premiиrement, comme ce qui est nйcessaire а cette fin, sans quoi la fin ne peut exister, comme la nourriture pour prйserver la vie du corps ; d’une autre faзon, comme ce qui est nйcessaire а la fin, sans quoi on ne peut parvenir aussi bien а la fin, comme le cheval est ordonnй а la route, non pas que sans cheval quelqu’un ne puisse faire route, mais parce qu’il le fait mieux а cheval. Semblablement, les conseils sont ordonnйs aux commandements, non pas parce que sans les conseils les commandements ne peuvent кtre observйs pour les actes intйrieurs comme pour les extйrieurs (car Abraham, qui faisait usage du mariage et des richesses, fut parfait devant Dieu, selon ce que dit Gn 17, 1 : Marche devant moi et sois parfait !), mais parce qu’on parvient plus facilement et plus parfaitement а l’observance parfaite des commandements par les conseils.

         <4> Par ces paroles, Augustin entend йcarter ce que disaient certains, qui croyaient que la virginitй йtait nйcessaire seulement pour йviter les tribulations du corps qui sont endurйes dans le mariage. Or, l’observance des commandements, mкme si elle est rйalisйe dans le siиcle prйsent, ne concerne pas seulement ce siиcle, mais unit au siиcle а venir.

         <5> Les commandements concernent а la fois la vie active et la vie contemplative, mais les conseils sont des instruments de la vie contemplative. Or, au mкme endroit, il avait йtй fait mention des commandements ordonnйs au prochain, qui concernent la vie active.

         <6> Dans la pratique mкme des commandements, il arrive qu’on trouve une diffйrence entre la perfection et l’imperfection. On ne peut donc pas dire que le nombre de cinq mille se rapporte aux commandements et le nombre de quatre mille aux conseils. Mais le premier [nombre] se rapporte а l’observance imparfaite des commandements, que l’on rencontre parfois dans la vie sйculiиre, alors que le second se rapporte а l’observance parfaite des commandements, а laquelle sont ordonnйs les conseils. Toutefois, ce n’est pas parce que le Seigneur en a d’abord nourri cinq mille plutфt que quatre mille que quelqu’un doit d’abord s’entraоner dans la vie sйculiиre avant de passer а la vie religieuse, car mкme ceux qui entrent dans la vie religieuse n’acquiиrent pas immйdiatement la perfection, mais s’entraоnent а rechercher la perfection. C’est pourquoi la vie religieuse est une certaine йcole de la perfection.

         <7> Les exemples qui sont proposйs dans les йvangiles sont des exemples du Christ, qui ne se rapportent pas seulement aux conseils, mais aussi а l’observance parfaite des commandements. C’est pourquoi on ajoute ensuite au mкme endroit ses exemples comme celui-ci : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cњur.

         <8> La charitй comporte plusieurs degrйs, car il y a d’abord la charitй qui commence, puis la charitй qui est en progrиs, et enfin la charitй parfaite. Ainsi, dans la vie spirituelle, la charitй est le commencement et la fin.

         <9> L’observance des conseils est plus difficile que l’observance des prйceptes pour ce qui est des actes extйrieurs. Toutefois, l’observance parfaite des prйceptes pour ce qui est des actes intйrieurs est beaucoup plus difficile. En effet, il est plus difficile de se dйbarrasser de la convoitise de l’esprit que de ses biens. Et cependant, il est plus difficile d’observer les actes extйrieurs des commandements sans les conseils qu’avec les conseils, comme il est clair par ce qui a йtй dit.

         <10> Les dйbutants font partie de ceux qui doivent кtre instruits par d’autres ; c’est pourquoi ils sont mus par commandement а faire quelque chose, aussi bien dans la vie sйculiиre que dans la vie religieuse. Mais lorsqu’ils ont dйjа atteint la perfection, ils accomplissent par un habitus intйrieur, comme d’eux-mкmes, non seulement les conseils, mais aussi les commandements.

         <11> Comme il a йtй dit, la charitй est а la fois le commencement et la fin de la vie spirituelle. C’est pourquoi elle-mкme prйcиde а ses dйbuts, comme faisant partie de l’кtre de la vie spirituelle, et elle suit, comme faisant partie de l’кtre parfait de la vie spirituelle. Toutefois, ce qui est ordonnй au bien [d’une chose] est ordonnй а la conservation de ce qui se rapporte а l’кtre mкme de [cette] chose.

         <12> Mкme dans les disciplines, on apprend d’abord ce par quoi d’autres choses sont plus facilement comprises, bien qu’il soit plus facile de comprendre celles-lа ou de les possйder d’une maniиre commune, comme il est plus facile de raisonner а la maniиre dont les gens sans instruction utilisent une certaine dialectique, que de connaоtre les rиgles de la logique. Et cependant, on apprend d’abord les rиgles de la logique afin de pouvoir raisonner plus parfaitement que ne raisonnent communйment les gens sans instruction. De mкme, il est plus facile d’observer les commandements d’une maniиre imparfaite que d’observer les conseils ; toutefois, il faut que ceux qui tendent а l’observance parfaite des commandements commencent par les conseils comme par des instruments.

         <13> Ce ne sont pas des conseils que le Seigneur ajoute en cet endroit, mais des commandements, comme il est clair aussi bien par les paroles du Seigneur qui sont prйsentйes lа, que par l’interprйtation d’Augustin dans le livre Sur le sermon du Seigneur sur la montagne.

         <14> L’observance des commandements selon un mode imparfait est ce qu’il y a de plus petit dans la vie spirituelle, mais c’est ce qu’il y a de plus grand, s’ils sont observйs parfaitement.

         <15> Non seulement les conseils sont ce qu’il y a de plus parfait dans l’йvangile, mais aussi les commandements, comme il est clair par ce qui a йtй dit.

         <16> Il n’est pas toujours nйcessaire que ce sans quoi quelque chose ne peut exister, mкme si cela est antйrieur d’une certaine faзon, soit antйrieur dans le temps. En effet, chez les anges, l’кtre ne prйcиde pas l’acte de comprendre, bien que tout vivant n’intellige pas [en acte], car, dиs le dйpart, les anges ont une vie parfaite, qui est [la vie] intellectuelle. De mкme, ceux qui veulent observer plus pleinement les commandements doivent dиs le dйbut accepter les conseils, bien que tous ceux qui observent les commandements n’observent pas les conseils.

 

 

QUODLIBET 5 : [Sur Dieu, les anges et les hommes]

 

<Question 1> [Sur la science de Dieu]

         А propos de la science de Dieu, deux questions ont йtй posйes. Premiиrement, est-ce que Dieu connaоt le premier instant oщ il pouvait crйer le monde ? Deuxiиmement, est-ce que ceux qui sont connus d’avance [praesciti] peuvent dйmйriter ?

 

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble que Dieu connaisse le premier instant oщ il pouvait crйer le monde.

         En effet, Dieu a pouvait crйer le monde avant de l’avoir crйй. Or, il ne pouvait pas le crйer antйrieurement d’une maniиre infinie, car ainsi [le monde] lui serait coйternel. Il y a donc eu un instant oщ il pouvait crйer le monde pour la premiиre fois. Or, Dieu comprend toutes choses par sa science. Dieu connaоt donc le premier instant oщ il a pu crйer le monde.

         Cependant, Dieu ne connaоt rien qui porte prйjudice а sa toute-puissance. Or, ce serait un prйjudice а sa toute-puissance s’il existait un instant oщ il pouvait pour la premiиre fois crйer le monde, car ainsi sa puissance serait limitйe а cet instant. Dieu ne connaоt donc pas le premier instant oщ il pouvait crйer le monde.

         Rйponse. On dit de deux maniиres que quelque chose arrive selon une certaine mesure de lieu et de temps. D’une maniиre, en prйsupposant cette mкme mesure, et ainsi les effets particuliers sont produits par Dieu ou par les autres agents dans un lieu et dans un temps. D’une autre maniиre, de sorte que la mesure du lieu et du temps soit produite en mкme temps que [cette chose], et le monde est amenй par Dieu а l’existence de cette faзon, non pas comme dans un lieu ou dans un temps prйexistants, mais parce que le lieu et le temps sont produits en mкme temps que le monde.

         Ainsi, il faut comprendre autrement que l’on dise que Dieu pouvait produire un effet particulier, par exemple, un cheval ou un homme, avant de l’avoir produit ou mкme ailleurs qu’il ne l’a produit, et que l’on dise cela pour le monde. Car, lorsqu’on dit cela d’un homme ou d’un cheval, on veut dire qu’il y a un temps ou un lieu oщ l’homme pouvait кtre fait par Dieu, mais, lorsqu’on dit cela du monde, on ne veut pas dire qu’il existe un temps avant le monde, ni un lieu en dehors de celui-ci, mais on veut dire que Dieu pouvait produire une plus grande mesure du lieu et du temps.

         Si donc on se demande si [Dieu] pouvait faire le monde avant qu’il ne l’a fait а l’infini, et si cela est mis en rapport avec la puissance de celui qui produit, il est clair qu’il pouvait le faire avant а l’infini : en effet, la puissance de Dieu est йternelle, et rien ne pouvait l’accroоtre du fait de commencer а un certain moment а faire le monde, alors qu’il ne le pouvait pas auparavant. Mais si cela est mis en rapport avec le monde mкme, il ne pouvait ainsi arriver qu’il ait toujours existй, en supposant la vйritй de la foi catholique, qui tient que le monde n’existait pas а un certain moment. En effet, de mкme que Dieu ne peut faire que ce qui a existй n’ait pas existй, comme on le dira plus loin, de mкme il ne peut faire que ce qui n’a pas existй а un certain moment n’ait jamais existй. En ce sens, on dit donc que Dieu ne pouvait pas faire le monde а l’infini avant de l’avoir fait.

         Mais il faut encore comprendre qu’on parle d’infini de deuxmaniиres. D’une maniиre, en acte, et ainsi on dit, selon ce qui a йtй dit plus haut, que Dieu ne pouvait pas faire le monde а l’infini avant qu’il ne l’a fait, c’est-а-dire que la durйe de monde ait prйcйdй а l’infini. D’une autre maniиre, on parle d’infini en puissance, et ainsi Dieu pouvait faire le monde а l’infini avant qu’il ne l’ait fait, car, quelle que soit l’antйrioritй selon laquelle il pouvait le faire, il pouvait le faire encore antйrieurement.

         Et ainsi, il n’existe pas de premier instant oщ Dieu pouvait faire le monde ; mais il y a un premier instant oщ il l’a fait, de mкme qu’il y a [un instant] suprкme jusqu’oщ Dieu l’a fait, mais qu’il n’y a cependant pas d’instant suprкme au-delа duquel il ne pouvait le faire.

         Et ainsi, il est clair que la question ne se pose plus.

 

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble que ceux qui sont connus d’avance [praesciti] par Dieu ne peuvent dйmйriter.

         En effet, certains sont йlus par Dieu de toute йternitй comme devant possйder la grвce ; de mкme, certains sont connus d’avance par Dieu comme devant кtre laissйs а leur nature. Or, nous ne mйritons ni ne dйmйritons pas par les choses naturelles. Ceux qui sont connus d’avance par Dieu ne dйmйritent donc pas.

         Cependant, personne n’est condamnй par Dieu si ce n’est en raison de son dйmйrite, puisque Dieu est un juge juste. Or, ceux qui sont connus d’avance sont condamnйs par Dieu. Ils dйmйritent donc.

         Rйponse. La science de Dieu se compare aux choses crййes comme l’art а ce qui est produit par l’art. Ainsi, de mкme que l’art n’est pas seulement connaissance mais aussi cause de ce qui est fait selon l’art, mais qu’il est seulement connaissance des pйchйs par lesquels on s’йcarte des rиgles de l’art, de mкme la science de Dieu rйalise-t-elle et connaоt-elle tout ce qui est bien, mais elle est connaissance, et non cause, des maux et des pйchйs, qui sont des йcarts par rapport а sa loi йternelle. Ainsi, il est clair que les bons, qui sont justifiйs par la grвce, ne sont pas seulement connus d’avance par Dieu de toute йternitй, mais sont aussi йlus en vue de possйder la grвce ; mais que les pйcheurs, qui ne sont pas justifiйs par la grвce, ne sont pas йlus ou prйordonnйs par Dieu а la faute : ils sont seulement connus d’avance comme ne devant pas possйder la grвce, mais devant кtre laissйs а leur nature.

         Or, comme tout agent a pouvoir sur ce qui lui est infйrieur, et non sur ce qui lui est supйrieur, la nature laissйe а elle-mкme n’est pas habilitйe а un acte mйritoire, qui dйpasse la capacitй de la nature, mais elle est habilitйe а un acte de pйchй, qui est dйmйritoire, comme а quelque chose qui est infйrieur а la nature humaine. En effet, en pйchant, l’homme dйchoit de la dignitй de sa nature.

         Et ainsi, il est clair que ceux qui sont connus d’avance peuvent dйmйriter.

         <1> Il faut rйpondre que lorsqu’on dit que nous ne mйritons ni ne dйmйritons pas par les rйalitйs naturelles, [cela peut s’entendre] de deux maniиres. D’une maniиre, de sorte que les rйalitйs naturelles elles-mкmes ne soient ni des mйrites ni des dйmйrites ; et ainsi, cela est vrai, car les mйrites dйpassent la nature et les dйmйrites sont contraires а la nature. D’une autre maniиre, on peut entendre que les rйalitйs naturelles ne sont pas des principes du mйrite ou du dйmйrite ; et ainsi, cela est est faux, car les rйalitйs naturelles aidйes par la grвce sont des principes de mйrite, mais, laissйes а elles-mкmes, elles peuvent кtre des principes de dйmйrite, comme on l’a dit.

 

<Question 2> [Sur la puissance de Dieu]

         Ensuite, on a posй deux questions sur la puissance de Dieu. Premiиrement, Dieu peut-il rйtablir une vierge corrompue ? Deuxiиmement, Dieu peut-il pйcher, s’il le veut ?

 

<Article 1 [3]>Premiиrement : il semble que Dieu puisse rйtablir une vierge.

         <1> Il relиve de la toute-puissance de Dieu qu’aucune parole ne lui est impossible, comme il est dit en Luc 1. Or, c’est une certaine parole que de rйtablir une vierge aprиs sa chute. Dieu peut donc rйtablir une vierge aprиs sa chute.

         Cependant, ce que dit Jйrфme s’oppose а cela : «Alors que Dieu peut faire d’autres choses, il ne peut pas rйtablir une vierge aprиs sa chute.» Et on lit cela dans le Dйcret, XXXII, q. 5.

         Rйponse. Dans la virginitй, on peut considйrer deux choses. L’une est l’intйgritй mкme de l’esprit et du corps ; et ainsi, Dieu peut rйtablir une vierge aprиs sa chute. En effet, il peut redonner son intйgritй а l’esprit par la grвce et redonner son intйgritй au corps par un miracle. Mais il y a une autre cause de l’intйgritй en question, car la femme vierge n’a pas йtй connue par un homme. Et, sous cet aspect, Dieu ne peut rйtablir une vierge aprиs sa chute. En effet, il ne peut faire que celle qui a dйjа йtй connue par un homme n’ait pas йtй connue, comme il ne peut pas faire que quelque chose qui est arrivй ne soit pas arrivй. Car la puissance de Dieu s’йtend а la totalitй de l’кtre ; n’est donc exclu de la puissance de Dieu que ce qui rйpugne а la notion d’кtre : le fait d’кtre et de ne pas кtre en mкme temps ; et que ce qui est arrivй ne soit pas arrivй tombe sous cette notion. Ainsi Augustin dit-il dans le livre Contre Faustus, XXVI : «Quiconque dit que, si Dieu est tout-puissant, qu’il fasse que ce qui a йtй n’ait pas йtй, ne se rend pas compte qu’il dit... que [Dieu] doit faire que ce qui est vrai, par le fait mкme que cela est vrai, est faux.»

         <1> Il faut donc dire que, comme le verbe est un concept de l’esprit, rien de ce qui comporte une contradiction ne peut кtre appelй verbe, car cela ne fait pas partie du concept de l’esprit, comme cela est prouvй dans Mйtaphysique, IV.

 

<Article 2 [4]> Deuxiиmement : il semble que cette [proposition] soit fausse : «Dieu peut pйcher, s’il le veut.»

         <1> En effet, de tout ce dont je peux dire que l’homme peut le faire s’il le veut, on peut aussi dire simplement que l’homme peut le faire. Si donc cette proposition est vraie : «Dieu peut pйcher, s’il le veut», il dйcoule que [cette proposition] est vraie : «Il peut pйcher.» Or, cela est erronй. La premiиre proposition [l’est donc] aussi.

         Cependant, quiconque veut pйcher pиche. Or, il en dйcoule que «si Dieu pиche, il peut pйcher». Il en dйcoule donc que «s’il le veut, il peut pйcher».

         Rйponse. Cette conjonction «si» implique un certain rapport. Or, la proposition peut impliquer un double rapport.

         D’une maniиre, un rapport de cause ou de principe, et, de cette faзon, la proposition est fausse. En effet, la volontй est un principe et une cause par rapport aux crйatures, et non par rapport а ce qui a trait а la nature divine. Ainsi, «nous ne disons pas que le Pиre a engendrй le Fils par sa volontй, mais naturellement», comme le dit clairement Hilaire dans le livre Sur les synodes. Or, la puissance de Dieu est en rapport avec la nature divine elle-mкme. Le pouvoir mкme de pйcher n’est donc pas soumis а la volontй divine, autrement la volontй de Dieu serait principe de changement de la nature divine, ce qui est impossible.

         D’une autre maniиre, [la conjonction «si»] peut comporter un rapport de consйquence, et ainsi cette formule est vraie : «Si Dieu veut pйcher, il peut pйcher.» En effet, elle suit sans condition, si nous raisonnons а partir de l’impossible : «Dieu veut pйcher, donc, il peut pйcher», car tout ce qu’il veut, il le peut, mais non inversement.

         <1> Il faut dire que, lorsqu’on dit : «Si un homme veut courir, il peut courir», l’antйcйdent est possible. C’est pourquoi le consйquent est tout simplement possible. <Mais> lorsqu’on dit : «Si Dieu veut pйcher, il peut pйcher», l’antйcйdent est impossible. Ainsi, rien n’empиche que la conditionnelle soit vraie, le consйquent йtant impossible.

 

<Question 3> [Sur la nature assumйe]

         Ensuite, on a posй deux questions а propos de la nature assumйe. Premiиremement, est-ce que tout le sang que le Christ a versй dans sa passion est retournй а son corps lors de la rйsurrection ? Deuxiиmement, en quoi le Christ nous a-t-il donnй le plus grand signe d’amour : par le fait qu’il a souffert pour nous ou par le fait qu’il nous a donnй son corps en nourriture dans un sacrement ?

 

<Article 1 [5]> Premiиrement : il semble que tout le sang du Christ qui a йtй rйpandu dans sa passion soit retournй а son corps lors de la rйsurrection.

         <1> En effet, notre rйsurrection sera conforme а la rйsurrection du Christ, selon ce que dit Ph 3, 21 : Il transformera notre corps de misиre pour le transformer en son corps de gloire. Or, tout ce qui faisait partie de la vйritй de la nature humaine reviendra а notre corps а la rйsurrection. Or, le sang du Christ rйpandu lors de la passion faisait partie de la vйritй de la nature humaine et il est appelй sacrй, conformйment а ceci : Que le sang sacrй rйpandu du corps de l’Agneau a oint. Il semble donc que le sang du Christ rйpandu dans la passion soit retournй а son corps lors de la rйsurrection.

         <2> De plus, le Verbe de Dieu n’a jamais abandonnй ce qu’il avait assumй dans notre nature, alors que les parties de la nature humaine йtaient sйparйes l’une de l’autre dans la passion. Or, le Verbe de Dieu a assumй dans notre nature, non seulement le corps, mais aussi le sang. Ce sang ne fut donc jamais abandonnй par le Verbe. Il retourna donc vers lui lors de la rйsurrection.

         Cependant, s’oppose а cela le fait que, dans certaines йglises, on dit que le sang du Christ a йtй conservй.

         Rйponse. Dans la rйsurrection du Christ comme dans la nфtre, tout ce qui faisait partie de la vйritй de la nature humaine sera rйtabli, mais non ce qui ne faisait pas partie de la vйritй de la nature humaine. Et bien qu’il y ait diverses opinions au sujet de ce qui fait partie de la vйritй de la nature humaine, selon toutes les opinions, ce n’est pas tout le sang nourricier, c’est-а-dire celui qui est produit par la nourriture, qui se rapporte а la vйritй de la nature humaine. Ainsi, lorsque le Christ mangeait et buvait avant la passion, rien n’empкche qu’il y ait eu en lui un sang nourricier, qui ne se rapportait pas а la vйritй de la nature humaine et qui ne devait pas nйcessairement retourner а son corps lors de la rйsurrection.

         Mais parce qu’on soulиve de maniиre spйciale la question а propos du sang versй lors de la passion pour la rйdemption du genre humain, il semble que, pour une triple raison, il faille plutфt dire de celui-ci qu’il retourna en entier au corps du Christ lors de la rйsurrection. La premiиre peut кtre tirйe de l’вge du Christ souffrant. En effet, il a souffert а l’вge le plus parfait, oщ ce qui se trouve dans l’homme semble au plus haut point appartenir а la vйritй de la nature humaine, pour ainsi dire portй а la plus grande perfection. La deuxiиme raison est tirйe du mйrite de la passion. En effet, si «les membres des saints martyrs dans lesquels ceux-ci ont souffert pour le Christ recevront un йclat privilйgiй lors de la rйsurrection», comme Augustin le dit dans La citй de Dieu, XXI, а bien plus forte raison le sang du Christ, qu’il a versй pour le salut du genre humain, a-t-il йtй rйtabli lors de sa glorieuse rйsurrection. La troisiиme raison peut кtre tirйe de la vertu mкme de la passion. En effet, ce sang rйpandu dans la passion a sanctifiй le genre humain, selon ce que dit He 13, 12 : Pour sanctifier le peuple par son sang, Jйsus a souffert hors de la porte. Or, l’humanitй du Christ avait une puissance salutaire par la vertu du Verbe uni а elle, comme le dit [Jean] Damascиne, livre III. Il est donc manifeste que le sang versй dans la passion, qui йtait au plus haut point porteur de salut, fut uni а la divinitй. Il fallait donc que, lors de la rйsurrection, il soit uni aux autres membres humains.

         Mais on dit que le sang du Christ, montrй dans certaines йglises. a coulй du corps du Christ, aprиs qu’on a frappй une image ou autrement.

         Et par cela, la rйponse aux objections est claire.

 

<Article 2 [6]> Deuxiиmement : il semble que le Christ nous ait donnй un plus grand signe d’amour en donnant son corps en nourriture qu’en souffrant pour nous.

         <1> En effet, la charitй de la patrie (patria) est plus parfaite que la charitй de la route (via). Or, le bienfait que le Christ nous a apportй en nous donnant son corps en nourriture ressemble plus а la charitй de la patrie, oщ nous jouirons pleinement de Dieu ; mais la passion qu’il a endurйe pour nous ressemble davantage а la charitй de la route, sur laquelle nous sommes plus exposйs а souffrir pour le Christ. C’est donc un plus grand signe d’amour que le Christ nous ait donnй son corps en nourriture que ce qu’il a souffert pour nous.

         Cependant, il est dit en Jn 15, 13: Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis.

         Rйponse. «Ce qui est le plus fort dans chaque genre est la mesure de tout ce qui appartient а ce genre», comme cela est clair par ce que dit le Philosophe, Mйtaphysique, X. Or, ce qui est plus fort dans le genre de l’amour humain est l’amour par lequel quelqu’un s’aime lui-mкme. Ainsi, c’est de cet amour qu’il est nйcessaire de prendre la mesure de tout amour par lequel quelqu’un en aime un autre. C’est pourquoi dans Йthique, IX, le Philosophe dit «Les manifestations d’amitiй а l’йgard d’un autre viennent des manifestations d’amitiй envers soi-mкme.» Or, cela fait partie de l’amour par lequel quelqu’un s’aime lui-mкme qu’il se veuille du bien. Ainsi, quelqu’un montre d’autant plus qu’il en aime un autre qu’il йcarte le bien qu‘il se veut а lui-mкme pour son ami, selon ce que dit Pr 12, 26 : Celui-lа est juste qui ne tient pas compte d’un prйjudice а cause d’un ami. Or, l’homme veut pour lui-mкme trois biens en particulier, qui sont son вme, son corps et les choses extйrieures. C’est donc un signe d’amour que quelqu’un souffre un prйjudice dans les choses extйrieures а cause d’un autre ; mais c’est un plus grand signe d’amour si son propre corps endure un prйjudice, soit par des travaux, soit par des coups, pour soutenir un ami ; mais c’est le plus grand signe d’amour qu’il veuille livrer sa propre вme en mourant pour un ami.

         Le fait que le Christ ait livrй sa propre вme en souffrant pour nous fut donc le plus grand signe d’amour, mais qu’il nous ait donnй son corps en nourriture dans le sacrement ne lui cause aucun prйjudice. Il est donc clair que la premiиre chose est un plus grand signe d’amour. Ainsi, ce sacrement est un mйmorial et une figure de la passion du Christ ; mais la vйritй l’emporte sur la figure et la rйalitй sur le mйmorial.

         <1> Il faut dire que la prйsentation du corps du Christ possиde une certaine figure de la charitй par laquelle Dieu nous aime dans la patrie, mais que sa passion se rapporte а l’amour mкme de Dieu qui nous rappelle de la perdition а la patrie. Or, l’amour de Dieu n’est pas plus grand dans la patrie que dans le prйsent.

 

<Question 4> [Sur les anges]

 

<Article 1 [7]> Ensuite, а propos des anges, on a posй une question : est-ce que Lucifer est sujet а l’жvum[5] ?

         Et il semble qu’il en soit ainsi.

         <1> En effet, de mкme qu’est sujet au temps ce qui est la premiиre chose temporelle la plus simple, de mкme est sujet а l’жvum ce qui semble кtre l’кtre le plus simple d’une durйe sans limites. Or, celui-ci est Lucifer, qui fut crйй le premier parmi les anges selon sa nature. Or, l’жvum ne se rapporte pas а la grвce mais а la nature, autrement les corps cйlestes, qui ne peuvent pas recevoir la grвce, ne pourraient pas avoir l’жvum comme mesure. Comme les dons naturels sont demeurйs en entier chez les dйmons aprиs le pйchй, ainsi que le dit Denys dans Les noms divins, ch. 4, il semble que l’жvum soit en Lucifer comme dans [son] sujet.

         Cependant, l’жvum est une certaine participation а l’йternitй. Or, les anges bienheureux participent davantage а l’йternitй que Lucifer, qui est exclu de la bйatitude. Lucifer n’est donc pas sujet а l’жvum, mais plutфt le plus йlevй des anges bons.

         Rйponse. C’est de l’ignorance de la langue grecque que vient communйment chez plusieurs la distinction entre l’жvum et l’йternitй, comme si on faisait une distinction entre antropos (anthropos) et homo. En effet, ce qu’on appelle en grec evon [aiфn] s’appelle en latin «йternitй». Ainsi, Denys, Les noms divins, X, utilise «йternitй» et жvum pour parler de la mкme chose. Mais parce qu’il faut faire une distinction entre les mots, si nous les disitinguons l’un de l’autre, l’жvum ne sera rien d’autre qu’une participation а l’йternitй, de sorte que l’йternitй substantielle soit attribuйe а Dieu lui-mкme, mais que l’жvum sera comme une participation а l’йternitй par les substances spirituelles, qui existent au-delа du temps. Or, comme ce qui est nommй selon [sa] substance est toujours la mesure de ce qui est nommй selon une participation, on peut dire que la premiиre mesure de tous les кtres «йviternels» est l’йternitй mкme de Dieu, comme la substance de Dieu est la mesure de toute substance, ainsi que le dit le Commentateur de Mйtaphysique, X.

         Cependant, si l’on veut envisager une mesure homogиne, c’est-а-dire qui soit du mкme genre, certains disent qu’il n’existe pas [pour les кtres «йviternels»] une mesure commune, mais que chaque кtre «йviternel» a son propre жvum. Mais ceux-lа ignorent le sens du mot. En effet, ce qu’ils disent serait vrai si tous les кtre «йviternels»йtaient йgaux. Ainsi, l’un d’eux ne serait pas la mesure d’un autre. Mais cela n’est pas vrai, car, chez les anges, il faut envisager un premier, un intermйdiaire et un dernier, non seulement selon les divers hiйrarchies et ordres, mais aussi selon les divers anges а l’intйrieur d’un mкme ordre, comme cela est clair chez Denys, La hiйrarchie cйleste, X. Et parce que toujours ce qui est le plus simple est la mesure dans tous les genres, comme il est dit dans Mйtaphysique, X, il est ainsi nйcessaire que la durйe de l’кtre «йviternel» le plus simple soit l’жvum de tous les кtres «йviternels». Ainsi, l’кtre «йviternel» le plus simple est-il sujet а l’жvum.

         Mais il faut remarquer que les substances spirituelles sont mesurйes par l’жvum non seulement quant а leur substance, mais aussi quant а leur opйration propre. C’est pourquoi, dans le Livre des causes, il est dit qu’elles existent «dans le moment de l’йternitй selon leur substance et leur opйration». Il est ainsi nйcessaire que l’ange qui est sujet а l’жvum soit le plus simple, non seulement quant а son essence, mais aussi quant а son opйration. Or, tel est le premier des anges bons, dont l’opйration est le plus unie а l’Un, qui est Dieu. Ainsi donc, le premier des anges bons est sujet а l’жvum, mais non Lucifer.

         <1> Certains ont affirmй que Lucifer n’йtait pas le premier des anges, mais, comme le dit [Jean] Damascиne, il fut «le premier de ceux qui prйexistaient а l’ordre terrestre». Mais si nous concйdons, selon Grйgoire, qu’il йtait le premier de tous [les anges], il faut alors dire que son opйration s’est dйtournйe de l’unique Premier et s’est tournйe vers la multitude des choses infйrieures, sur lesquelles il dйsirait dominer. Et ainsi, les dйmons chutent-ils de la suprкme simplicitй de l’жvum. C’est pourquoi Denys dit, Les noms divins, IV, que «les dйmons sont appelйs mauvais parce qu’ils sont affaiblis dans leur opйration naturelle».

 

<Question 5> [Sur les hommes]

         Ensuite, on a posй des questions sur les hommes : premiиrement, sur ce qui peut кtre commun а tous ; deuxiиmement, sur ce qui appartient а certains йtats des hommes.

         А propos des choses communes, on a posй des questions sur quatre points : premiиrement, sur ce qui se rapporte а la nature de l’homme ; deuxiиmement, sur ce qui se rapporte aux sacrements ; troisiиmement, sur ce qui se rapporte aux vertus ; quatriиmement, sur ce qui se rapporte aux prйceptes.

         А propos du premier point, on a posй des questions sur trois choses. Premiиrememnt, sur les personnes des hommes : si Adam n’avait pas pйchй, est-ce que ce sont les mкmes hommes qui sont maintenant sauvйs qui auraient йtй sauvйs ? Deuxiиmement, а propos de l’intellect : est-ce que le verbe du cњur est une espиce intelligible ? Troisiиmement, а propos de la volontй : est-ce que ce qui est fait par crainte est volontaire ?

 

<Article 1 [8]> Premiиrement : il semble que, si Adam n’avait pas pйchй, ce ne sont pas lesmкmes hommes qui seraient sauvйs que ceux qui sont sauvйs maintenant.

         <1> En effet, si Adam n’avait pas pйchй, seuls des йlus seraient nйs. Les pйcheurs qui sont finalement rйprouvйs ne seraient donc pas nйs et, par consйquent, ni leurs fils, car, si les parents ne sont pas les mкmes, il en dйcoule que les fils non plus ne sont pas les mкmes : nombreux en effet sont ceux qui maintenant sont sauvйs, qui sont sont nйs de parents rйprouvйs. Si Adam n’avait pas pйchй, les mкmes hommes qui sont maintenant sauvйs n’auraient pas йtй sauvйs.

         <2> De plus, selon le Philosophe, «la semence est un surplus de nourriture». Or, s’il n’avait pas pйchй, l’homme aurait utilisй d’autres aliments au Paradis que ceux qu’il utilise maintenant. Ainsi, la semence aurait йtй diffйrente et, par consйquent, les fils [auraient йtй] autres.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Grйgoire, Morales, IV : «Si la pourriture du pйchй n’avait pas corrompu le premier pиre, il n’aurait jamais engendrй des fils de gйhenne, mais ceux qui doivent кtre maintenant sauvйs par le Rйdempteur seraient seuls nйs comme ses йlus.»

         Rйponse. Comme dans la gйnйration de l’homme, de la mкme maniиre que dans celle des autres animaux, la semence du pиre est l’agent et la matiиre est fournie par la mиre en tant que sujet (paciens) dont le corps humain est formй, il est impossible qu’un mкme fils naisse si le pиre ou la mиre sont diffйrents, de la mкme faзon que ce n’est pas le mкme sceau si la cire est diffйrente ou si le sceau lui-mкme par l’impression duquel la cire est scellйe sont diffйrents. Et bien que «la semence soit un surplus de nourriture», selon le Philosophe, la diversitй des aliments ne suffirait cependant pas а rendre diffйrents les fils qui naissent de la semence, car la semence n’est prise dans ces aliments que pour autant qu’ils sont d’une certaine maniиre convertis en la substance des parents.

         Mais certains disent, а la suite d’Anselme, que, si l’homme n’avait pas pйchй lors de cette premiиre tentation, il aurait йtй immйdiatement confirmй [dans le bien], lui et tous ceux qui seraient nйs de lui, de telle sorte que tous ceux qui seraient nйs auraient йtй des йlus. Ainsi, comme beaucoup de ceux qui sont maintenant sauvйs naissent de pйcheurs, comme on le signalait dans les objections, il en dйcoule que les parents de ceux qui devaient кtre sauvйs auraient йtй diffйrents, et par consйquent les fils [aussi] auraient йtй diffйrents.

         Mais cette position ne semble pas кtre vraie, car, selon Augustin, La citй de Dieu, XIV, «l’йtat du corps chez l’homme correspond proportionnellement а l’йtat de l’вme». Aussi longtemps donc que l’homme a possйdй un corps animal, susceptible de mourir et de ne pas mourir, ayant besoin d’aliments, aussi longtemps a-t-il eu une вme qui pouvait pйcher ou non. Or, il a eu un corps animal aussi longtemps qu’il fut en йtat d’engendrer, ce qui aurait aussi existй si, aprиs cette premiиre tentation, il n’avait pas pйchй. Ainsi, il aurait йtй possible, si le premier homme n’avait pas alors pйchй, que lui-mкme ou ses descendants pиchent par la suite, comme le dit Hugues de Saint-Victor. Il ne dйcoule donc pas une diversitй de parents du fait que maintenant certains sont pйcheurs, et qu’alors ils ne l’auraient pas йtй.

         Mais il y a autre chose en raison de quoi il est nйcessaire d’affirmer une diversitй de parents, car, dans l’йtat primitif, l’homme n’aurait pas eu plusieurs йpouses, de mкme que certains ne seraient pas nйs de la fornication ou de l’adultиre, ce qui se produit maintenant mкme chez ceux qui sont sauvйs. En effet, plusieurs fils nйs de plusieurs йpouses sont sauvйs, comme cela est clair pour les fils de Jacob. Plusieurs aussi sont nйs de la fornication et de l’adultиre. Autrement, les sacrements du salut leur seraient donnйs inutilement. Il reste donc que certains sont maintenant sauvйs, qui, si le premier homme n’avait pas pйchй, ne seraient pas nйs et, par consйquent, ne seraient pas sauvйs. Cependant, la prйdestination de Dieu ne se serait pas trompйe, car Dieu a prйdestinй des hommes en connaissant ce qui allait se produire dans l’avenir.

         Mais ce que dit Grйgoire, que «si le premier homme n’avait pas pйchй, il n’aurait jamais engendrй de fils de la gйhenne», est indubitablement vrai. En effet, il n’aurait pas versй dans ses fils le pйchй originel, par lequel les hommes naissent fils de la colиre. Mais ce qu’il ajoute, que «ceux-lа seuls qui doivent кtre maintenant sauvйs seraient nйs», doit s’entendre au sens oщ le pronom est un simple dйmonstratif, а savoir que seuls des йlus seraient nйs, pour ce qui est de [leur] origine, et non un dйmonstratif personnel, car il y aurait d’autres personnes parmi les hommes qui seraient sauvйes.

         Et par cela, la rйponse aux objections est claire.

 

<Article 2 [9]> Deuxiиmement : il semble que le verbe du cњur soit une espиce intelligible.

         <1> En effet, le verbe est ce par quoi l’intellect voit. Or, cela est une espиce intelligible. Le verbe du cњur est donc une espиce intelligible.

         <2> De plus, la connaissance intellectuelle vient du sens. Or, ce par quoi le sens sent est une espиce sensible. Le verbe du cњur par lequel le cњur intellige est donc une espиce intelligible.

         Cependant, le verbe intйrieur du cњur est ce qui est signifiй par le verbe extйrieur. Or, le verbe extйrieur ne signifie pas une espиce intelligible. Le verbe intйrieur n’est donc pas l’espиce intelligible elle-mкme.

         Rйponse. Selon Augustin, Sur la Trinitй, XV, le verbe du cњur comporte quelque chose qui procиde de l’esprit ou de l’intellect. Or, quelque chose procиde de l’intellect en tant que cela est constituй par l’opйration de l’esprit. Or, il existe une double opйration de l’intellect, selon le Philosophe, Sur l’вme, III : l’une, qui est appelйe intelligence des indivisibles, par laquelle l’intellect forme en elle-mкme la dйfinition ou le concept de quelque chose qui n’est pas complexe ; l’autre opйration est celle de l’intellect qui compose et divise, par laquelle il forme une йnonciation. Et ces deux choses constituйes par l’opйration de l’intellect sont appelйes «verbe du cњur» : la premiиre est signifiйe par un terme non complexe ; la seconde est signifiйe par le discours.

         Or, il est clair que toute opйration de l’intellect procиde du fait qu’il passe а l’acte par une espиce intelligible, car «rien n’agit а moins qu’il ne soit en acte». Il est donc nйcessaire que l’espиce intelligible, qui est le principe de l’opйration intellectuelle, diffиre du verbe du cњur, qui est formй par l’opйration de l’intellect. Bien que le verbe mкme puisse кtre dit forme ou espиce intelligibile, mais en tant que celle-ci est formйe par l’intellect, comme la forme de l’art, que l’intellect trouve, est appelйe espиce intelligible.

         <1> Il faut donc dire que l’intellect intellige quelque chose de deux maniиres : d’une maniиre, formellement, et ainsi, il intellige par l’espиce intelligible par laquelle il passe а l’acte ; d’une autre maniиre, comme un instrument utilisй pour intelliger autre chose, et ainsi l’intellect intellige par un verbe, car elle forme un verbe afin d’intelliger une chose.

         <2> La connaissance du sens extйrieur s’accomplit par le seul changement du sens par le sensible. Ainsi, [le sens] sent par la forme qui est imprimйe en lui par le sensible. Mais le sens extйrieur lui-mкme ne forme pas une forme sensible, mais la puissance imaginative fait cela, а la forme de laquelle le verbe de l’intellect est semblable d’une certaine faзon.

 

<Article 3 [10]> Troisiиmement : il semble que ce qui est fait par crainte ne soit pas volontaire.

         En effet, la nйcessitй s’oppose а la volontй, comme il est dit dans Mйtaphysique, V. Or, on dit que ce qui est fait par crainte est fait par nйcessitй. Ce n’est donc pas volontaire.

         Cependant, tout ce que quelqu’un fait en vue d’une fin est volontaire. Or, ce que quelqu’un fait par crainte est fait en vue d’une fin, а savoir en vue d’йviter un mal qu’il craint, comme celui qui jette une marchandise а la mer йvite que le navire coule. Les choses de ce genre sont donc volontaires.

         Rйponse. Comme le bien est l’objet de la volontй, le rapport d’une chose au volontaire est le mкme que le rapport qu’elle entretient avec le bien. Or, il arrive qu’une chose, considйrйe dans l’universel, soit bonne, mais qu’elle devienne mauvaise selon certaines circonstances particuliиres, comme engendrer des fils est bon, mais engendrer des fils d’une [femme] qui n’est pas la sienne est mauvais. De mкme arrive-t-il qu’une chose, considйrйe dans l’universel, soit mauvaise, mais qu’elle devienne bonne selon certaines circonstances particuliиres, comme tuer un homme est mal en soi, mais tuer un homme dangereux pour la multitude est bon. Et parce que les actions portent sur des choses singuliиres, elles sont jugйes bonnes ou mauvaises, et par consйquent tout simplement volontaires ou involontaires, en prenant en compte les circonstances particuliиres, et [elles sont jugйes bonnes ou mauvaises] d’une maniиre relative selon qu’elles sont considйrйes dans l’universel.

         Or, ce qui est fait par crainte, considйrй dans l’universel, est mauvais et involontaire. Mais si cela est considйrй en tenant compte des circonstances singuliиres, cela est bon et volontaire, comme jeter la marchandise а la mer, considйrй en soi, est mauvais et non volontaire, mais, dans tel cas, cela est bon et volontaire. C’est pourquoi le Philosophe dit, dans Йthique, III, que les [comportements] de ce genre sont mйlangйs de volontaire et d’involontaire : а parler simplement, ils sont volontaires ; relativement parlant, ils sont involontaires et accomplis par nйcessitй.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Question 6> [Sur le sacrement de l’eucharistie]

         Ensuite, on a posй des questions sur les sacrements : premiиrement, а propos du sacrement de l’eucharistie ; deuxiиmement, а propos du sacrement de la pйnitence ; troisiиmement, а propos du sacrement de mariage.

         А propos de l’eucharistie, on a posй deux questions. Premiиrement, est-ce que la forme du pain est annihilйe ? Deuxiиmement, est-ce que le prкtre doit donner une hostie non consacrйe а un pйcheur occulte qui le lui demande ?

 

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble que la forme du pain soit annihilйe dans le sacrement de l’eucharistie.

         <1> En effet, semble кtre annihilй ce qui cesse d’exister et n’est converti en rien. Or, la forme du pain cesse d’exister, une fois accomplie la consйcration, et il n’existe rien en quoi elle soit convertie. En effet, elle n’est pas convertie en la matiиre du corps du Christ, ni en sa forme, qui est l’вme, autrement l’вme serait lа en vertu du sacrement. La forme du pain est donc annihilйe.

         <2> De plus, Augustin dit, а propos de Jn 17, 5 : Glorifie-moi, Pиre : «Si la nature humaine est convertie dans le Verbe, а y penser de plus prиs, l’homme disparaоtrait en Dieu.» Or, on dit d’une chose qui disparaоt qu’elle est annihilйe. Si le pain est converti dans le corps du Christ, il semble donc qu’il est annihilй.

         Cependant, comme Augustin le dit dans le Livre sur LXXXIII questions : «Dieu ne fait pas en sorte qu’on tende vers le non-кtre.» Or, il est celui par qui est accompli le sacrement de l’eucharistie. Dans ce sacrement, rien n’est donc annihilй.

         Rйponse. L’annihilation comporte un certain mouvement. Or, tout mouvement est dйsignй par le terme vers lequel il tend. Ainsi, le terme de l’annihilation est le nйant. Or, la consйcration du pain dans le sacrement de l’eucharistie n’aboutit pas au nйant, mais au corps du Christ, autrement il se ne produirait pas que le corps du Christ commence а exister sous le sacrement. En effet, il ne commence pas а кtre lа par un mouvement local, autrement il cesserait d’кtre au ciel. Il reste donc que, dans la consйcration du pain, il n’y ait aucune annihilation, mais une transsubstantiation du pain en corps du Christ.

         <1> De mкme que, dans la gйnйration naturelle, ni la forme ni la matiиre ne sont engendrйes ou corrompues, mais le composй en entier, de mкme, dans le sacrement de l’autel, il ne faut pas se demander d’une maniиre particuliиre en quoi la forme ou la matiиre sont converties, mais le pain en entier est converti en corps du Christ, en tant qu’il est corps. C’est pourquoi, si la consйcration йtait accomplie pendant le triduum de la mort du Christ, il n’y aurait pas lа [son] вme, mais [son] corps inanimй, tel qu’il reposait au tombeau.

         <2> La nature humaine [du Christ] disparaоtrait si elle йtait convertie dans le Verbe, pour autant qu’elle cesserait d’exister, ce qui se rapporte au point de dйpart ; mais elle ne serait pas annihilйe pour ce qui se rapporte au point d’arrivйe.

 

<Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que le prкtre ne doive pas donner une hostie non consacrйe au pйcheur occulte qui lui en fait la demande.

         <1> En effet, le prкtre ne doit pas rendre public un pйchй occulte. Or, il [le] rendrait public en lui donnant une hostie non consacrйe, alors qu’il donnerait а ses compagnons une [hostie] consacrйe. Le prкtre ne doit donc pas donner une hostie non consacrйe au pйcheur occulte qui le lui demande.

         <2> De plus, l’hostie consacrйe par le prкtre, prйsentйe а un fidиle, est adorйe par ceux qui l’entourent. Si donc [le prкtre] prйsente а quelqu’un une hostie non consacrйe а la place [d’une hostie] consacrйe, pour ce qui relиve de lui, il rendrait le peuple idolвtre, ce qui est un pйchй grave. Le prкtre ne doit donc pas donner au pйcheur qui le lui demande une hostie non consacrйe.

         Cependant, le prкtre est «le mйdecin des вmes». Or, un mйdecin sage йvite autant qu’il le peut de mettre en danger le malade qu’il accepte de soigner. Or, le pйcheur dont il prend soin est dans un grand danger s’il reзoit le corps du Christ avec la conscience d’un pйchй mortel, car celui qui mange et boit indignement mange et boit son propre jugement, comme il est dit dans 1 Co 11, 29. Le prкtre lui rend donc service s’il lui йvite un danger en lui prйsentant une hostie consacrйe.

         Rйponse. Il ne faut pas ajouter de fiction а la vйritй, car il n’existe aucune entente entre la lumiиre et les tйnиbres, comme le dit l’Apфtre dans 2 Co 6. Pour cette raison, Augustin montre, dans le Livre sur les LXXXIII questions, que «le corps du Christ n’йtant pas un fantasme, car la vйritй qu’est le Christ ne pouvait pas tromper». C’est pourquoi, dans les sacrements de l’Йglise, rien ne doit кtre fait par fiction, et principalemenet dans le sacrement de l’autel, dans lequel tout le Christ est contenu. Or, ce serait une fiction si une hostie non consacrйe йtait donnйe а la place d’une [hostie] consacrйe.

         Et, par cela, le prкtre aussi, pour autant que, par son geste, il donnerait au peuple l’occasion de se faire idolвtre en estimant que l’hostie est probablement consacrйe, mкme s’il n’encourait pas le pйchй d’idolвtrie, encourrait le crime d’idolвtrie par le fait mкme de prйsenter au peuple une hostie non consacrйe.

         Ainsi, il ne faut en aucun cas prйsenter une hostie non consacrйe а un individu ou а plusieurs, comme si elle йtait consacrйe.

         Le prкtre doit donc, en premier lieu, avertir le pйcheur occulte de faire pйnitence et de s’approcher ainsi du sacrement. Si le pйcheur ne le veut pas, il doit lui ordonner secrиtement de ne pas se mкler en public а ceux qui communient. Et s’il se mкle [а eux], il doit lui donner une hostie consacrйe.

         Nous acceptons donc les deux premiиres objections.

         <3> Un mйdecin serait stupide de vouloir empкcher un mal moindre par un mal plus grand pour un malade, par exemple, s’il voulait qu’il boive du poison pour qu’il ne boive pas de vin. Le prкtre qui agit de maniиre fictive pour le sacrement du Christ pкche davantage que le pйcheur qui le reзoit indignement. Le prкtre serait donc stupide si, pour йviter un pйchй а un subordonnй, il pйchait plus gravement en agissant de maniиre fictive pour le sacrement de la vйritй.

 

<Question 7> [Sur le sacrement de pйnitence]

         Ensuite, а propos du sacrement de pйnitence, on a posй deux questions. Premiиrement, est-ce que le prйlat doit йcarter son subordonnй du ministиre en raison de quelque chose qu’il a entendu de lui en confession ? Deuxiиmement, est-ce que celui qui meurt en se rendant outremer meurt dans un meilleur йtat que celui qui meurt en en revenant ?

 

<Article 1 [13]> Premiиrement : il semble qu’un supйrieur puisse йcarter de l’administration son subordonnй en raison de quelque chose qu’il a entendu de lui en confession.

         «Ce qui a йtй instituй par charitй ne fait pas la guerre а la charitй.» Or, le secret de la confession a йtй instituй par charitй. Il ne s’oppose donc pas а la charitй par laquelle un supйrieur est tenu de voir au salut de ses subordonnйs. Or, il est parfois contraire au salut du subordonnй que lui soit confiй un ministиre, par exemple, s’il a [ainsi] l’occasion de rйcidiver dans le pйchй. Nonobstant le secret de la confession, le supйrieur doit donc l’йcarter du ministиre.

         Cependant, rien ne doit кtre fait au prйjudice de la confession. Or, ce serait un prйjudice pour la confession si un subordonnй йtait йcartй du ministиre pour un crime qu’il a confessй а son supйrieur, car, pour cette raison, d’autres seraient empкchйs de se confesser. Le supйrieur ne doit donc pas йcarter son subordonnй du ministиre pour un pйchй que [celui-ci] lui a confessй.

         Rйponse. Ce qui est entendu en confession ne doit d’aucune maniиre кtre rйvйlй, ni par une parole, ni par un signe ou une indication ; il ne faut non plus rien faire qui permettrait que quelqu’un soit soupзonnй de pйchй.

         Ainsi donc, si l’йloignement d’un subordonnй du ministиre peut amener а rйvйler [son] pйchй entendu en confession ou а le soupзonner de maniиre probable, le supйrieur ne devrait d’aucune maniиre l’йcarter du ministиre. Par exemple, si c’йtait la coutume dans un monastиre que les prieurs ne soient йcartйs de leurs priorats qu’en raison d’une faute, le pйchй de celui qui s’est confessй serait rйvйlй par le fait qu’il soit йcartй de [ce] ministиre. Ainsi, si l’abbй faisait cela, il pйcherait gravement en rйvйlant la confession. Toutefois, il pourrait l’avertir secrиtement de maniиre charitable afin qu’il demande avec insistance d’кtre йcartй, si cela lui semblait convenir а son salut.

         Mais si, par l’йloignement du ministиre, le pйchй n’est aucunement manifestй, par exemple, si, dans un monastиre, c’йtait la coutume que l’abbй en йcartait certains facilement et а volontй de [leur] ministиre, alors, en saisissant une autre occasion, il pourrait йcarter son subordonnй qui s’est confessй а lui, et il devrait le faire, avec le soin nйcessaire toutefois, si un tel ministиre йtait dangereux pour le subordonnй par la suite. Bien que, mкme dans ce cas, il serait mieux qu’il l’incite а demander d’кtre dйmis.

         Mais si on ne craint pas de danger par la suite, il ne serait pas nйcessaire qu’il l’йcarte du ministиre pour un pйchй passй effacй par la pйnitence, comme le dit Augustin dans le livre Sur les conjoints adultиres : «Pourquoi йcartons-nous les adultиres que... nous croyons avoir йtй guйris par la pйnitence ?» En effet, ceux qui se repentent sont parfois meilleurs que les innocents.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Article 2 [14]> Deuxiиmement : il semble que le croisй qui meurt en se rendant outre-mer fasse une meilleure mort que celui qui meurt en en revenant.

         <1> En effet, celui qui meurt en se rendant [outre-mer], comme pour donner suite а son vњu de s’exposer а la mort pour le Christ, meurt ainsi comme un martyr. Mais celui qui meurt en revenant [d’outre-mer] ne meurt pas avec l’intention de s’exposer [а la mort] pour le Christ ; il meurt ainsi comme un confesseur. Or, l’йtat des martyrs est supйrieur а celui des confesseurs. Celui qui meurt en se rendant [outre-mer] fait donc une meilleure mort que celui qui meurt en en revenant.

         Cependant, celui qui meurt en revenant [d’outre-mer] a dйjа accompli son vњu, mais celui qui meurt en s’y rendant ne l’a pas accompli, mais se trouve comme au dйbut. Or, ce qui est parfait est meilleur que ce qui imparfait, et la fin [est meilleure] que le dйbut. Celui qui meurt en revenant [d’outre-mer] fait donc une meilleure mort que celui qui meurt en s’y rendant.

         Rйponse. Plus quelqu’un meurt avec de grands mйrites, mieux il meurt. Or, les mйrites demeurent dans l’homme, non seulement ceux qu’il est en train d’accomplir, mais aussi ceux qu’il a dйjа accomplis, comme s’ils йtaient dйposйs auprиs de Dieu, selon ce que dit 2 Tm 1, 12 : Je sais en qui j’ai mis ma foi et je suis certain qu’il est capable de garder mon dйpфt. Or, il est clair que, toutes choses йtant йgales, celui qui meurt en revenant d’outre-mer meurt avec plus de mйrites que celui qui meurt en s’y rendant. En effet, il a le mйrite de s’кtre mis en route et, en plus, d’avoir poursuivi, ce par quoi il a peut-кtre portй bien des fardeaux. Ainsi, toutes choses йtant йgales, celui qui meurt en revenant fait une meilleure mort, bien qu’y aller soit plus mйritoire qu’en revenir si l’on considиre le genre de l’action.

         <1> [Celui qui revient] a aussi eu le propos de s’exposer а la mort pour le Christ en partant, et il n’a pas perdu ce mйrite s’il s’est gardй exempt de pйchй.

 

<Question 8> [Sur le sacrement de mariage]

         Ensuite, deux questions ont йtй posйes а propos du mariage. Premiиrement, est-ce que la deuxiиme [femme] est l’йpouse d’un homme qui en a йpousй une par des paroles portant sur le futur, puis l’a connue charnellement, sans cependant consentir au mariage, mais en voulant seulement lui arracher l’union charnelle, si [cet homme] contracte par la suite [mariage avec la deuxiиme femme] par des paroles portant sur le prйsent ? Deuxiиmement, si un homme accuse son йpouse d’un adultиre secret, est-ce que l’йpouse est tenue de confesser son pйchй lors d’un jugement ?

 

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble que celui qui a connu charnellement une femme qu’il avait йpousйe par des paroles [portant sur] le futur ne puisse avoir l’йpouse avec laquelle il a par la suite contractй [mariage] par des paroles [portant sur] le prйsent.

         <1> En effet, au jugement de l’Йglise, il est tenu de rester avec la premiиre qu’il a connue charnellement. Or, l’Йglise peut faire que certaines personnes soient inaptes [canoniquement] а contracter mariage. Il semble donc que cet homme ne puisse contracter mariage avec une autre, et ainsi celle avec laquelle il a contractй en second lieu par des paroles portant sur le prйsent ne sera pas son йpouse.

         Cependant, l’erreur humaine ne prйjuge pas de la vйritй d’un mariage. Or, du fait de l’erreur d’un homme qui prйsume avoir consenti lа oщ a eu lieu l’union charnelle, il arrive que, par le jugement de l’Йglise, quelqu’un soit forcй de prendre celle qu’il a connue charnelleent aprиs avoir contractй par des paroles portant sur le prйsent.

         Rйponse. Comme le dit le pape Nicolas, «la cause du mariage est le consentement exprimй par des paroles portant sur le prйsent, sans quoi ce qui a suivi, mкme l’union charnelle, est sans valeur». Mais, en enlevant la cause, on enlиve l’effet. Ainsi, puisque, dans le premier mariage, on affirme qu’il n’y a pas eu consentement, il est clair que ce ne fut pas un mariage. Et parce que, la cause йtant posйe, l’effet suit, il en dйcoule que le second [mariage] fut un mariage, alors qu’on affirme qu’il y a eu consentement mutuel exprimй par des paroles portant sur le prйsent entre des personnes non mariйes.

         <1> L’Йglise entretient un triple rapport avec ce concerne le mariage.

         En premier lieu, elle a un rфle de juge. Et parce que les hommes voient ce qui est apparent, il est dit pour cette raison, en 1 R 16, qu’il faut que le juge ecclйsiastique juge selon ce qui est apparent par la confession des parties, par des tйmoins qualifiйs et selon d’autres documents lйgitimes. Toutefois, mкme en ayant tout cela, il arrive parfois que la vйritй se cache, principalement en ce qui concerne l’intйrieur du cњur, qui ne peut кtre sondй par le tйmoignage humain, mкme si, par certains signes extйrieurs, on peut le conjecturer dans une certaine mesure. Ainsi, le jugement de l’Йglise, en matiиre de mariage, si la vйritй est cachйe, n’empкche pas de contracter un mariage subsйquent et ne dirime pas un mariage contractй.

         En deuxiиme lieu, [l’Йglise] a pour rфle d’empкcher et de punir. Et cela empкche de contracter un mariage, mais ne dirime pas un mariage dйjа contractй ; par exemple, l’Йglise impose comme peine а celui qui a tuй son йpouse de s’abstenir de mariage par la suite, mais, s’il l’a contractй, le mariage n’est pas dirimй.

         En troisiиme lieu, [l’Йglise] a pour rфle de lйgifйrer, ce qui n’est fait que par l’autoritй du Souverain Pontife. Et, conformйment а cela, certaines personnes sont rendues inaptes а contracter [mariage]. De sorte que, si elles contractent nйanmoins un mariage, celui-ci est dirimй, comme il est clair pour certains degrйs de consanguinitй et d’affinitй, ou encore d’adultиre, lorsque quelqu’un a fait promesse de contracter [mariage], ou lorsqu’il a complotй la mort de son йpouse.

 

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble qu’une femme accusйe d’adultиre ne soit pas tenue de confesser son pйchй lors d’un jugement.

         En effet, personne n’est obligй de rendre public un pйchй secret. Or, l’adultиre d’une femme est considйrй comme occulte ; si elle le confessait en jugement, elle le rendrait donc public. La femme accusйe d’adultиre n’est donc pas tenue de confesser [son] pйchй en jugement.

         Cependant, elle doit prкter serment de dire la vйritй. Or, elle ne doit mentir d’aucune faзon. Elle doit donc confesser la vйritй au sujet de son pйchй.

         Rйponse. А ce sujet, il faut faire une distinction. En effet, si l’adultиre est entiиrement occulte, elle ne doit pas confesser son pйchй en jugement et on ne doit pas exiger d’elle un serment de dire la vйritй, parce que les choses occultes sont rйservйes au seul jugemenet divin, selon ce que dit 1 Co 4, 5 : Ne jugez pas avant le temps, avant que le Seigneur ne vienne, qui йclairera ce qui est cachй par les tйnиbres. Mais lorsqu’une mauvaise renommйe а propos d’un adultиre ou certains signes йvidents sont apparents, qui peuvent provoquer fortement le soupзon, ou lorsqu’il est а moitiй dйmontrй, alors il faut exiger d’elle un serment de dire la vйritй, et elle est tenue de confesser la vйritй.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Question 9> [Sur ce qui se rapporte aux vertus]

         Ensuite, deux questions ont йtй posйes sur les vertus. Premiиrement, а propos de la justice, si quelqu’un, tombant sur des voleurs, leur promet de l’argent pour qu’ils le libиrent, et s’il accepte un prкt de son ami, est-ce qu’il est tenu de restituer ? Deuxiиmement, а propos de l’abstinence, est-ce que quelqu’un peut pйcher en jeыnant ou en veillant trop ?

 

<Article 1 [17]> Premiиrement : il semble que celui qui a reзu de l’argent par prкt afin de se racheter de voleurs ne soit pas tenu de le restituer.

         <1> En effet, Augustin dit qu’«en temps de nйcessitй, tout est commun». Or, «personne ne peut exiger comme propre ce qui est commun», comme le dit Ambroise, et comme on le trouve dans le Dйcret, d. 47. Ainsi donc, comme celui qui tombe sur des voleurs a йtй placй dans une situation de trиs grande nйcessitй, se trouvant en danger de mort, il semble qu’est devenu commun ce qui appartenait а un autre, et ainsi il n’est pas tenu de lui restituer ce que celui-ci lui a prкtй, comme s’il s’agissait de quelque chose [qui lui appartenait] en propre.

         <2> De plus, personne n’est tenu de compenser quelqu’un pour ce que celui-ci йtait tenu de faire. Or, celui qui a prкtй de l’argent йtait tenu de libйrer son prochain du danger de mort, selon ce que dit Pr 24, 11 : Dйlivre ceux qui sont menйs а la mort. Il semble donc que celui qui a йtй libйrй ne soit pas tenu de lui restituer l’argent prкtй.

         Cependant, le Seigneur dit en Mt 7, 12 : Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le pour eux. Or, celui qui a йtй libйrй des voleurs voudrait qu’on lui restitue, s’il avait prкtй quelque chose. Lui aussi doit donc restituer ce qu’il reзu comme prкt.

         Rйponse. L’acte de la justice consiste а rendre а chacun ce qui lui est dы. Ainsi, en vertu du contrat de bonne foi entre le prкteur et celui qui a reзu le prкt, celui qui a reзu de l’argent par prкt est tenu en vertu d’un prйcepte de justice de le rendre au crйancier, et d’autant plus que le crйancier est venu а son aide alors qu’il йtait dans une plus grande nйcessitй.

         <1> «Tout devient commun en cas de nйcessitй» lorsqu’un homme ne peut subvenir а ses besoins par ses propres moyens. En effet, il serait ridicule que quelqu’un, souffrant de la faim, ne veuille pas prendre le pain qu’il aurait en rйserve et dise qu’il prend le pain d’un autre sous prйtexte qu’il est commun. «Ce que nous pouvons а travers des amis, nous le pouvons d’une certaine faзon par nous-mкmes», comme le dit le Philosophe dans Йthique, III. Or, celui qui tombe sur des voleurs peut se libйrer par des amis en recevant un prкt, et ainsi tout ne devient pas commun.

         <2> Chacun est tenu de libйrer son prochain de la mort selon sa condition et а sa faзon, et celui qui a prкtй de l’argent l’a accompli de maniиre convenable. En effet, il n’йtait pas tenu de [le] lui donner dans le cas oщ celui-lа pouvait кtre libйrй par un prкt.

 

<Article 2 [18]> Deuxiиmement : il semble qu’un homme ne puisse pas pйcher en jeыnant ou en veillant trop.

         En effet, Dieu ne peut pas кtre trop aimй par l’homme. Or, «la preuve de l’amour, c’est l’action», comme Grйgoire le dit dans une homйlie. Il semble donc que quelqu’un ne puisse pйcher en jeыnant ou en veillant trop а cause de Dieu.

         Cependant, Bernanrd confesse avoir pйchй en affaiblissant trop son corps par le jeыne et les veilles.

         Rйponse. Selon le Philosophe, dans Politique, I, il faut juger autrement de la fin et de ce qui est ordonnй а la fin. En effet, ce qui est recherchй comme une fin doit кtre recherchй sans mesure ; mais, dans ce qui est ordonnй а une fin, il faut faire preuve de mesure en proportion de la fin, comme le mйdecin amйliore la santй, qui est sa fin, autant qu’il le peut ; il ne donne cependant pas le mйdicament le plus puissant, mais selon que celui-ci convient pour donner la santй.

         Il faut donc considйrer que, dans la vie spirituelle, l’amour de Dieu joue le rфle de fin, mais que les jeыnes et les veilles, ainsi que les autres exercices corporels, ne sont pas recherchйs comme une fin, car, ainsi qu’il est dit dans Rm 14, 17 : Le royaume de Dieu n’est pas nourriture et boisson ; mais ils sont mis en њuvre en tant que nйcessaires а la fin, c’est-а-dire pour dompter les dйsirs de la chair, selon ce que dit l’Apфtre, 1 Co 9, 27 : Je chвtie mon corps et je le ramиne en servitude, etc. Les choses de ce genre doivent donc кtre pratiquйes selon une certaine mesure de la raison, а savoir pour que la concupiscence soit domptйe et que la nature ne soit pas dйtruite, selon ce que dit Rm 12, 12 : Offrez vos corps comme une victime vivante, puis il ajoute : Que votre culte soit raisonnable !

         Mais si quelqu’un affaiblit la puissance de la nature par les jeыnes et les veilles et les autres choses de ce genre au point qu’il ne soit plus capable d’accomplir les actions qu’il doit [accomplir], par exemple, pour le prйdicateur, prкcher, pour le docteur, enseigner, pour le chantre, chanter, et ainsi de suite, il pиche sans aucun doute, comme pйcherait aussi l’homme qui, par une trop grande abstinence, se rendrait impuissant а rendre son dы а son йpouse. C’est pourquoi Jйrфme dit : «Celui-lа offre un holocauste volй qui, par manque de nourriture ou de sommeil, afflige trop son corps» ; et encore : «L’homme raisonnable qui prйfиre le jкune а la charitй et les veilles а l’intйgritй des sens se dйpouille de sa dignitй.»

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Question 10> [Sur ce qui se rapporte aux prйceptes]

         Ensuite, on a posй deux questions а propos des prйceptes. Premiиremement : est-ce que les prйceptes prйcиdent les conseils selon un ordre de nature ? Deuxiиmement : est-ce que les pйchйs qui sont contraires aux prйceptes de la seconde table sont plus graves que les pйchйs qui s’opposent а la premiиre table ?

 

<Article 1 [19]> Premiиrement : il semble que les prйceptes prйcиdent les conseils selon un ’ordre naturel.

         En effet, est premier selon l’ordre naturel ce а quoi la nature pousse en premier. Or, les prйceptes portent sur ce а quoi la nature incite en premier, car ils relиvent de la dйtermination de la raison naturelle, mais non les conseils. Les prйceptes viennent donc avant les conseils selon l’ordre naturel.

          Cependant, une chose est dite premiиre selon l’ordre naturel de trois maniиres. Premiиrement, comme l’imparfait vient avant le parfait ; et, de cette faзon, les prйceptes ne viennent pas avant les conseils, car la perfection consiste principalement dans les prйceptes de la charitй. Deuxiиmement, par mode de cause prйcйdant l’effet dans le temps ; et, de cette faзon encore, ils ne viennent pas avant [les conseils], car il n’est pas nйcessaire que quelqu’un accomplisse d’abord les prйceptes avant les conseils. Troisiиmement, par mode d’origine, lorsque le principe est contemporain dans le temps, comme la lumiиre et le rayon du soleil ; mais, ni de cette faзon non plus les prйceptes ne viennent-ils avant [les conseils], car il n’est pas nйcessaire que tous ceux qui observent les prйceptes observent les conseils. Les prйceptes ne prйcиdent donc d’aucune maniиre les prйceptes selon l’ordre naturel.

         Rйponse. А ce sujet, il faut considйrer deux choses : premiиrement, ce qu’est la prioritй selon l’ordre naturel ; deuxiиmement, ce qu’est un conseil et ce qu’est un prйcepte. Une fois cela йclairй, ce qu’on recherche apparaоtra clairement.

 

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А propos du premier point, il faut savoir que, selon le Philosophe, dans Mйtaphysique, V, «l’avant et l’aprиs se disent en tout ordre par comparaison avec le principe de cet ordre, comme dans un lieu, par comparaison avec le commencement du lieu et, dans les disciplines, par comparaison avec le commencement d’une discipline». Ainsi, dans l’ordre de la nature, on dit donc que quelque chose vient en premier par comparaison avec les principes de la nature. Or, ceux-ci sont les quatre causes. Ainsi, dans chaque genre de cause, vient en premier selon l’ordre de nature ce qui est plus proche de la cause. Mais bien que les causes soient au nombre de quatre, trois d’entre elles, а savoir, les causes efficiente, formelle et finale, convergent vers la mкme chose. Il reste donc que l’ordre de nature est double : l’un, selon la cause matйrielle, selon lequel l’imparfait est antйrieur au parfait et la puissance а l’acte ; mais l’autre ordre de nature se prend en fonction des trois autres causes, selon lequel ce qui est parfait vient avant l’imparfait et l’acte avant la puissance. C’est pourquoi le Philosophe dit, dans Mйtaphysique, V, que «sont diffйrentes les choses qui sont antйrieures en puissance et celles qui le sont par leur perfection». Et parce que «la forme est davantage nature que la matiиre», comme cela est dйmontrй dans Physique, II, il convient davantage de dire qu’«elle est acte par nature, lequel est antйrieur а la puissance par la substance et par l’espиce», comme il est dit dans Mйtaphysique, IX, [puissance] qui, pour une seule et mкme chose, est antйrieure par la gйnйration et dans le temps. C’est pourquoi le Philosophe dit, dans Sur l’interprйtation, II, que, «dans les choses qui peuvent кtre en acte et en puissance, ce qui est en acte est antйrieur par nature, mais postйrieur dans la temps».

 

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         Mais, а propos du second point, c’est-а-dire а propos des notions de conseil et de prйcepte, il faut considйrer que le prйcepte comporte l’idйe de dы. Or, quelque chose est dы de deux maniиres. D’une maniиre, en soi, et, de cette maniиre, la fin est due en toute circonstance : en effet, le mйdecin doit rechercher la santй pour elle-mкme. D’une autre maniиre, une chose est due en raison d’une autre, а savoir, ce sans quoi elle ne peut parvenir а sa fin, comme le mйdecin doit prescrire au malade un rйgime sans lequel il ne peut кtre guйri. Mais ce qui est ordonnй а une fin afin que quelqu’un atteigne mieux et plus facilement cette fin n’a pas raison de dы, si sans cela la fin peut кtre atteinte d’une certaine maniиre.

         Or, la fin de la vie spirituelle, qui est йtablie par la loi divine, est double. L’une est la principale, а savoir, adhйrer а Dieu par la charitй ; c’est pourquoi il est dit dans 1 Tm 1, 5 : La fin du commandement, c’est la charitй. L’autre est une fin secondaire qui a caractиre de disposition, а savoir, la puretй et la rectitude du cњur, qui consiste dans les actes intйrieurs des autres vertus. C’est ainsi que l’Apфtre dit, Rm 6, 22 : Portez fruit par la sanctification. Comme dans la gйnйration naturelle, la fin est la forme substantielle et l’ultime disposition а la forme.

         Il est donc manifeste que les principaux commandements portent sur l’amour de Dieu et du prochain, comme cela est clair dans Mt 22, mais que les [commandements] secondaires [portent] sur la sanctification intйrieure, selon ce que dit 1 Th 4, 3 : La volontй de Dieu, c’est votre sanctification. Toutes les autres choses qui appartiennent а la vie spirituelle sont ordonnйes а ce qui a йtй mentionnй comme а leur fin, mais de deux faзons. En effet, certaines choses sont telles que sans elles les fins mentionnйes ne peuvent кtre atteintes, et ces [choses] tombent sous un prйcete, comme : Tu n’auras pas d’autres dieux ; Tu ne voleras pas, etc. Mais il y a des choses sans lesquelles il est possible d’atteindre ces fins ; elles ne tombent pas sous un prйcepte, mais, parce que, par elles, on peut mieux atteindre les fins mentionnйes et plus facilement, des conseils sont donnйs а leur sujet, comme au sujet de la pauvretй, de la virginitй et de choses de ce genre. Et cela ressemble а un homme qui devrait sur ordre кtre а Rome un jour donnй : il serait tenu comme а quelque chose de dы d’aller а Rome, mais il ne serait pas tenu d’y aller а cheval, parce qu’il pourrait parvenir а Rome sans cela ; cependant, cela serait l’objet d’un conseil, dans la mesure oщ il parviendrait mieux а sa fin et plus facilement.

 

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         Une fois cela vu, ce sur quoi on posait des questions est clair.

         En effet, si nous comparons les conseils а ces commandements ayant caractиres de fins, qui portent sur l’amour de Dieu et du prochain et sur la puretй du cњur, il est clair que les prйceptes sont naturellement antйrieurs aux conseils selon l’ordre de perfection, comme l’acte vient naturellement avant la puissance et la fin avant ce qui est ordonnй а la fin ; mais les conseils йtaient naturellement antйrieurs selon l’ordre de gйnйration et du temps, а savoir que, par les conseils, nous parvenons а la puretй parfaite du cњur et а l’amour parfait de Dieu et du prochain.

         Mais si nous comparons les conseils aux autres prйceptes qui sont nйcessairement ordonnйs aux fins mentionnйes, il y aura alors une double considйration, car il est nйcessaire que les prйceptes soient inclus dans les conseils. En effet, celui qui abandonne tout, ne s’empare pas de ce qui appartient а autrui, et celui qui observe la virginitй ne fornique pas, de mкme que celui qui va а cheval, mais l’inverse n’est pas vrai.

         Il y aura donc une comparaison des conseils aux prйceptes considйrйs de maniиre absolue, et ainsi, de cette faзon, les prйceptes seront antйrieurs aux conseils selon un ordre de nature, comme le genre est naturellement antйrieur а l’espиce ; mais, inversement, les conseils viendront aprиs les prйceptes, comme «les espиces viennent aprиs les genres selon un ordre naturel», comme le dit clairement le Philosophe dans Physique, I. En effet, le genre se compare а l’espиce comme la puissance а l’acte. Or, les prйceptes considйrйs absolument jouent le rфle de genre par rapport а l’observance des prйceptes avec les conseils et sans les conseils, comme le fait de pas forniquer а celui de ne pas forniquer [dans l’йtat] de virginitй et de ne pas forniquer [dans l’йtat] du mariage, et le fait d’aller par rapport а aller а cheval ou а aller а pied.

         Mais une autre comparaison est celle des conseils aux prйceptes observйs sans les conseils, comme si nous comparions quelqu’un qui va а cheval а celui qui va а pied. En effet, c’est une comparaison similaire а celle qui existe entre celui qui est vierge et le continent qui fait usage du mariage, et entre celui qui est pauvre а cause du Christ et celui qui se contente de ce qui lui appartient dans le siиcle. Et ainsi, les conseils sont antйrieurs aux prйceptes selon un ordre de nature comme l’est ce qui est parfait par rapport а ce qui est imparfait. Et il n’est pas nйcessaire que les prйceptes ainsi considйrйs prйcиdent naturellement selon un ordre de gйnйration ou de temps. En effet, il n’est pas nйcessaire que celui qui veut observer la continence ou la virginitй soit d’abord uni par le mariage, et il n’est pas non plus nйcessaire que celui qui veut кtre pauvre pour le Christ mиne d’abord une vie sйculiиre, dans laquelle il se contente de ce qui lui appartient, comme il n’est pas nйcessaire que celui qui veut aller а Rome а cheval aille d’abord а pied puis а cheval, mais il est mieux qu’il y aille а cheval dиs le dйpart.

         Et ainsi, la rйponse aux objections est claire.

 

<Article 2 [20]> Deuxiиmement : il semble que les pйchйs opposйs aux prйceptes de la seconde table soient plus graves que ceux qui sont opposйs aux prйceptes de la premiиres table.

         <1> En effet, le pйchй contre les prйceptes de la seconde table consiste en ce que, en mйprisant le bien immuable, on adhиre а un bien changeant, comme cela est clair pour le vol, l’adultиre et les autres choses de ce genre. Or, le mйpris du bien immuable est un pйchй contraire aux prйceptes de la premiиre table, par lesquels il nous est ordonnй de manifester de la rйvйrence envers Dieu. Les pйchйs qui sont contraires aux prйceptes de la seconde table incluent donc les pйchйs qui sont contraires aux prйceptes de la premiиre table, et y ajoutent quelque chose. Ils sont donc plus graves.

         <2> De plus, la simonie est le plus grand pйchй. Or, la simonie, puisqu’elle est une espиce de l’avarice, va а l’encontre des prйceptes de la seconde table. Les pйchйs contraires aux prйceptes de la seconde table sont donc plus graves.

         Cependant, les pйchйs contraires aux prйceptes de la premiиre table sont l’infidйlitй, le dйsespoir, et les autres choses de ce genre, qui sont les pйchйs les plus graves. Les pйchйs contraires aux prйceptes de la premiиre table sont donc plus graves.

         Rйponse. La raison formelle de pйchй mortel consiste dans le fait de se dйtourner de Dieu. En effet, s’il y avait conversion dйsordonnйe vers un bien changeant sans dйtournement de Dieu, il n’y aurait pas pйchй mortel. Or, les prйceptes de la premiиre table ordonnent par eux-mкmes l’homme directement vers Dieu ; c’est pourquoi on dit qu’ils se rapportent а l’amour de Dieu. Et c’est la raison pour laquelle les pйchйs contraires aux prйceptes de la premiиre table comportent directement et par eux-mкmes un dйtournement de Dieu. Cependant, les pйchйs qui sont contraires aux prйceptes de la seconde table provoquent en nous un dйsordre principalement par rapport aux biens changeants, а propos desquels nous sommes ordonnйs par les prйceptes de la seconde table ; mais, comme consйquence, ils provoquent en nous un dйsordre par rapport а Dieu. Or, dans tout genre, ce qui l’emporte est ce qui existe par soi. Les pйchйs qui sont contraires aux prйceptes de la premiиre table sont donc, selon leur genre, plus graves dans le genre des pйchйs.

         <1> Le mйpris de Dieu comme objet visй en soi se trouve dans les pйchйs qui sont contraires aux prйceptes de la premiиre table. Ainsi, il n’est donc pas inclus dans les pйchйs qui sont contraires aux prйceptes de la seconde table. En effet, celui qui fornique n’entend pas le faire au mйpris de Dieu, mais il entend prendre du plaisir, ce qui a comme consйquence qu’il mйprise Dieu en transgressant ses commandements par-delа son intention principale.

         <2> La simonie n’est pas le plus grand pйchй absolument, mais le plus grand de ceux qui sont commis dans les contrats pйcuniaires ; et cela vient de ce que l’homme se comporte avec irrйvйrence envers les choses sacrйes, ce en quoi il rejoint les pйchйs contraires aux prйceptes de la premiиre table.

 

<Question 11> [Sur les prйlats]

         Ensuite, on a posй des questions sur ce qui se rapporte spйcialement а certains йtats des hommes : premiиremement, sur ce qui se rapporte aux prйlats ; deuxiиmement, sur ce qui se rapporte aux docteurs ; troisiиmement, sur ce qui se rapporte aux religieux ; quatriиmement, sur ce qui se rapporte aux clercs.

         А propos du premier point, trois questions ont йtй posйes. Premiиrement : est-ce que le bienheureux Matthieu a йtй appelй immйdiatement de [son] poste de perception а l’йtat d’apostolat et de perfection ? Deuxiиmement : est-ce que celui qui est choisi canoniquement comme йvкque agit mieux en consentant а son йlection qu’en la rйcusant ? Troisiиmement : est-ce que le prйlat qui donne un bйnйfice ecclйsiastique а un consanguin, en espйrant ainsi que sa lignйe en soit йlevйe et enrichie, commet la simonie ?

 

<Article1 [21]> Premiиrement : il semble que le bienheureux Matthieu n’ait pas йtй appelй immйdiatement de [son] poste de perception а l’йtat d’apostolat et de perfection.

         <1> En effet, Grйgoire dit dans son commentaire d’Ezйchiel : «Personne ne devient le plus grand tout d’un coup.» Or, l’йtat d’apostolat et de perfection йvangйlique est l’йtat le plus йlevй de la vie humaine. Matthieu ne fut donc pas immйdiatement appelй а l’йtat de perfection et d’apostolat.

         Cependant, Jйrфme dit, а propos de Matthieu, que, «de publicain [qu’il йtait], il est devenu d’un coup apфtre». Et Bиde dit, en commentant Luc, qu’«il a йtй changй de publicain en apфtre, de percepteur en йvangйliste». Et une glose sur Lc 5 dit qu’«il ne s’est rйservй par la suite aucune pensйe ni aucun regard en direction de la vie prйsente», ce qui est le fait de la perfection йvangйlique. Il a donc йtй immйdiatement appelй а l’йtat d’apostolat et de perfection.

         Rйponse. Cette question peut кtre dйterminйe par les mots de l’йvangile.

         En effet, si nous parlons de l’apostolat, il est clair, selon le rйcit de Matthieu, de Marc et de Luc, que le Seigneur, aprиs avoir appelй Matthieu, a choisi douze apфtres parmi ses disciples aprиs un certain laps de temps ; un de ces [apфtres] йtait Matthieu. Il est ainsi clair qu’il fut appelй dиs le dйpart а кtre disciple du Christ, mais non а l’apostolat, si ce n’est par une prйdйtermination du Christ, qui dйcidait qu’il devait кtre retenu comme apфtre. C’est ainsi que doivent кtre comprises les paroles de Jйrфme et de Bиde.

         Mais si nous parlons de la perfection йvangйlique, il est ainsi clair qu’il a йtй aussitфt appelй dиs le dйpart а l’йtat de perfection. En effet, il est dit en Lc 5, 27‑29 que, se levant et abandonnant tout, il suivit [le Christ], ce qui relevait de la condition de disciple du Christ, selon ce qui est dit en Lc 14, 26 : «А moins que quelqu’un ne renonce а tout ce qu’il possиde, il ne peut кtre mon disciple.»

         <1> Ce qui est le plus йlevй dans la vie humaine peut s’entendre de deux maniиres. D’une maniиre, selon la comparaison d’йtat а йtat, en fonction de laquelle, dans la vie humaine, un йtat est plus йlevй qu’un autre et l’un est le plus йlevй. Et ainsi, rien n’empкche que quelqu’un devienne immйdiatement le plus йlevй, c’est-а-dire qu’il atteigne l’йtat le plus йlevй. Et cela se manifeste tant dans la vie spirituelle que dans la vie sйculiиre. En effet, on en trouve certains qui, dиs l’enfance, ont accouru vers la vie religieuse, soit de leur propre arbitre, comme le bienheureux Jean-Baptiste et le bienheureux Benoоt, soit par la dйvotion de leurs parents, comme ceux qui sont donnйs aux monastиres par leurs parents. En effet, il n’est pas ainsi nйcessaire que quelqu’un s’adonne а la vie sйculiиre avant de passer а la vie religieuse, comme il n’est pas nйcessaire que quelqu’un s’adonne а la vie laпque avant de devenir clerc. De la mкme maniиre, certains deviennent immйdiatement rois, soit dиs leur enfance, comme Salomon et les autres rois de Juda (2 R 11, 21), soit а la fin, comme Saьl (1 S 9, 21). Et il est dit dans Qo 6 (4, 14) : Parfois, l’on passe de la prison et des chaоnes а la royautй.

         D’une autre faзon, ce qui est le plus йlevй peut s’entendre selon la comparaison des degrйs par lesquels passe la perfection d’un seul homme. Et ainsi l’entend Grйgoire : «Personne ne devient le plus grand tout d’un coup.» En effet, Augustin dit, а propos de la lettre canonique de Jean, que «la charitй... n’est pas parfaite dиs qu’elle naоt, car elle naоt afin de devenir parfaite : une fois nйe, elle est nourrie ; une fois nourrie, elle se renforce ; une fois renforcйe, elle devient parfaite». Cependant, il arrive parfois qu’un homme dйbute par un degrй de saintetй plus йlevй qui est le point le plus йlevй auquel peut atteindre le progrиs d’un autre homme, comme cela est clair chez le bienheureux Benoоt, dont Grйgoire dit, dans Dialogues, II, que «les contemporains et ceux qui viendront par aprиs doivent reconnaоtre que le bienheureux Benoоt, encore enfant, avait reзu la grвce de se comporter selon une si grande perfection».

 

<Article 2 [22]> Deuxiиmement : il semble que celui qui consent а son йlection canonique agisse mieux que celui qui la refuse.

         <1> En effet, Grйgoire dit, Morales, XXII : «Le pouvoir, lorsqu’il est reзu sans dйsir dйsordonnй, doit кtre aimй.» Or, parfois, quelqu’un obtient la dignitй йpiscopale par une йlection canonique, et ne la reзoit pas avec un dйsir dйsordonnй. Il doit donc l’aimer. Il ne doit donc pas la refuser.

         Cependant, Grйgoire dit, Morales, XVIII, que «l’йtat de prйlat doit кtre fui selon une meilleure intention».

         Rйponse. Chez celui qui consent а son йlection canonique, on doit principalement considйrer son intention. En effet, s’il vise quelque chose de temporel, par exemple, l’honneur, les richesses, secouer le joug de la vie religieuse ou quelque chose du genre, il est clair que c’est une intention mauvaise. Il ferait donc mieux de ne pas y consentir. Mais s’il vise le progrиs de l’Йglise, il est ainsi clair qu’il s’agit d’une bonne intention. C’est pourquoi Augustin dit, La citй de Dieu, XIX : «Dans ce cas, il ne faut pas aimer l’honneur ou le pouvoir en ce monde..., mais l’њuvre elle-mкme..., а savoir, si elle sert au salut des subordonnйs.» Et il cite ce que dit l’Apфtre dans 1 Tm 3, 1 : Si quelqu’un dйsire l’йpiscopat, il dйsire une њuvre bonne.

         Toutefois, il faut savoir que, pour cette њuvre, de trиs grandes aptitudes sont nйcessaires, car, comme le dit Grйgoire, dans la Rиgle pastorale : «Autant l’action du dirigeant dйpasse le comportement du peuple, autant la vie du pasteur dйpasse habituellement le troupeau.» Pour cela, la fragilitй humaine ne suffit pas selon ses propres forces, selon ce que dit l’Apфtre, 2 Co 2, 16: Et qui est capable de cela ? Cependant, par l’aide de la grвce divine, les hommes sont rendus aptes et capables, comme lui-mкme le dit par la suite : Il nous a rendus des ministres aptes de l’alliance nouvelle. Prenant en considйration sa propre insuffisance, quelqu’un peut donc louablement refuser par humilitй la fonction de prйlat, comme Jйrйmie l’a dit : Je ne sais pas parler, car je suis un enfant ; mais il peut aussi consentir par charitй fraternelle, afin d’apporter le salut du prochain, comme Isaпe qui a dit : Me voilа, envoie-moi ! (Is 6, 8). Mais, comme le dit Grйgoire dans la Rиgle pastorale : «Dans les deux cas, il faut regarder avec attention, car celui qui s’est rйcusй ne s’est pas йcartй entiиrement, et celui qui a acceptй d’кtre envoyй, s’est vu purifiй par une pierre de l’autel, afin que celui qui n’est pas purifiй n’ose pas entreprendre le saint ministиre ou que celui que la grвce d’en-haut a choisi ne s’oppose pas а une disposition divine sous prйtexte d’humilitй. Ainsi donc, parce qu’il est trиs difficile pour quiconque de se savoir purifiй, c’est avec plus de sыretй que la fonction de prйlat est dйclinйe, mais sans entкtement cependant, lorsqu’on reconnaоt que c’est la volontй de Dieu qu’elle soit acceptйe.»

         <1> Cette parole de Grйgoire ne doit pas s’entendre ainsi : «Le pouvoir, lorsqu’il n’est pas assumй avec un dйsir dйsordonnй, doit кtre aimй», mais ainsi : «Le pouvoir, lorsqu’il est assumй, ne doit pas кtre aimй d’un dйsir dйsordonnй.» En effet, il ajoute : «Mais il doit кtre tolйrй par longanimitй.»

         <2> L’intention de ceux qui fuient une prйlature est meilleure selon leur propre dйsir, aussi longtemps qu’il n’y a pas nйcessitй de la part de celui qui impose ce fardeau. C’est pourquoi Augustin dit, dans La citй de Dieu, XIX : «Un poste йlevй, sans lequel un peuple ne peut кtre gouvernй, mкme s’il est dйtenu... comme il convient, est cependant dйsirй d’une maniиre qui ne convient pas : en effet, l’attachement intense а la vйritй recherche la tranquillitй, mais l’exigence de la charitй accepte une juste occupation.»

 

<Article 3 [23]> Troisiиmement : il semble qu’un prйlat qui donne un bйnйfice ecclйsiastique а un consanguin ou а un ami, afin que ses consanguins soient йlevйs, commette la simonie.

         <1> En effet, «la simonie est une volontй appliquйe а acheter ou а vendre quelque chose de spirituel ou d’associй au spirituel». Or, dans le cas йvoquй, il semble s’agir d’un achat ou d’une vente d’une chose spirituelle, car il peut y avoir vente et achat lа oщ il y a libйralitй. Or, ici, on espиre une rйcompense libйrale. Il s’agit donc lа de simonie.

         Cependant, а propos de ce que dit Isaпe : Bienheureux celui qui йcarte ses maine de tout prйsent (Is 33, 15), Grйgoire dit qu’il y a un triple prйsent : «[celui] de la main, de la langue, du service», dont aucun n’est visй dans le cas prйsent. Il n’y a donc pas simonie.

         Rйponse. Comme la simonie consiste dans la vente et l’achat, il semble qu’il faille faire une distinction, car, si un prйlat entend obliger celui а qui il donne un bйnйfice ecclйsiastique а faire une compensation temporelle а lui-mкme ou а ses consanguins, l’intention est simoniaque. En effet, il a en vue une vente tacite. Mais s’il n’a pas en vue de l’obliger, mais a en vue que celui [а qui il donne un bйnйfice] donne spontanйment une compensation temporelle а lui-mкme ou aux siens, il s’agit d’une intention mauvaise et charnelle, mais non pas simoniaque.

         <1> Selon le Philosophe, Йthique, IV, «la libйralitй ne porte pas sur n’importe usage de l’argent, mais sur les dons et les frais». Mais la simonie porte sur l’achat et la vente.

 

<Question 12> [Sur les docteurs]

         Ensuite, on a posй deux questions а propos des docteurs. Premiиrement, si un docteur a prкchй ou enseignй principalement pour la vaine gloire, a-t-il une aurйole, s’il se repent en mourant ? Deuxiиmement, si, par l’enseignement d’un docteur, certains sont йloignйs d’un bien meilleur, est-ce que ce docteur est tenu de rйvoquer cet enseignement ?

 

<Article 1 [24]> Premiиrement : il semble que celui qui a toujours enseignй par vaine gloire retrouve son aurйole par la pйnitence.

         <1> En effet, l’aurйole de l’enseignement est dы а ses fruits, а savoir, la conversion des fidиles, selon ce que dit Ph 4, 1 : Ma joie et ma couronne. Mais il a pu arriver que, de la prйdication de celui qui a prкchй principalement par vaine gloire, un fruit de conversion des fidиles ait dйcoulй. S’il se repent, une aurйole lui est donc due.

         <2> De plus, de mкme qu’une aurйole est due а la virginitй, de mкme est-elle due а l’enseignement. Or, celle qui, alors qu’elle est vierge de corps mais corrompue en esprit, fait pйnitence, retrouve son aurйole. Pour la mкme raison, le docteur qui a prкchй par vaine gloire.

         Cependant, les њuvres mortes ne sont pas ramenйes а la vie par la pйnitence. Or, les њuvres de ce docteur qui prкche par vaine gloire sont mortes, а savoir qu’elles ont йtй accompagnйes d’un pйchй. Elles ne revivent donc pas par la pйnitence en vue d’obtenir la rйcompense.

         Rйponse. Puisque l’aurйole comporte une excellence particuliиre de la rйcompense, il est nйcessaire qu’elle prйsuppose [une couronne] d’or, «comme un comparatif prйsupppose quelque chose de positif». Et cela est indiquй dans Ex 25, 25, oщ il est dit : Tu ajouteras а la couronne d’or une autre aurйole. C’est pourquoi celui qui ne mйrite pas [une couronne] d’or, c’est-а-dire la rйcompense essentielle, ne mйrite pas d’aurйole. Or, ceux qui agissent par vaine gloire ne mйritent pas la rйcompense essentielle, car ils ont reзu leur rйcompense, comme il est dit en Mt 6, 2. Ils ne mйritent donc pas non plus d’aurйole. Mais, la pйnitence rend а l’homme les mйrites qu’il avait auparavant ; elle ne lui confиre cependant pas ceux qu’il n’avait pas, si ce n’est pour autant que le mouvement mкme de la pйnitence est mйritoire. Ainsi, un tel [docteur] ne mйrite pas d’aurйole.

         <1> Une aurйole est due а la conversion des fidиles, en prйsupposant le mйrite de la rйcompense essentielle chez celui qui a prкchй. Autrement, se produit ce qui est dit en Mt 16, 26 : Que sert а un homme de gagner l’univers, s’il subit la perte de son вme ?

         <2> L’aurйole de la virginitй est due а l’intйgritй de la chair, qui demeure aprиs la pйnitence ; et ainsi, une aurйole est due а une vierge qui se repent. Mais l’aurйole de l’enseignement est due а l’acte d’un docteur, qui est passager ; et ainsi, aprиs la pйnitence, une aurйole n’est pas due au docteur, а moins que l’acte ne soit rйpйtй.

 

<Article 2 [25]> Deuxiиmement : il semble que si, par l’enseignement de quelqu’un, certains sont йcartйs d’un bien meilleur, celui-ci soit tenu de rйvoquer son enseignement.

         <1> En effet, par son enseignement, un tel docteur commet un scandale actif, car le docteur donne forme а l’intellect, et l’intellect donne forme а la volontй et, par consйquent, а l’acte. Or, tous sont tenus d’йcarter le scandale actif. Un tel docteur est donc tenu de rйvoquer son enseignement.

         <2> De plus, les rйalitйs spirituelles sont plus importantes que les rйalitsй temporelles. Or, pour les choses temporelles, comme le dit Augustin, «le pйchй n’est pas enlevй si ce qui a йtй pris n’est pas restituй». А bien plus forte raison donc, le pйchй n’est pas remis au docteur qui cause un dommage pour les choses spirituelles, s’il ne restitue pas ce qui a йtй enlevй, ce qui se fait par la rйvocation d’un enseignement.

         Cependant, Grйgoire dit : «La vйritй ne doit pas кtre reportйe en raison du scandale.»

         Rйponse. Il semble qu’il faille ici faire une distinction.

         En effet, si le docteur enseigne une fausse doctrine, il est tenu de la rйvoquer de toute faзon, surtout s’il en dйcoule un dommage spirituel [ainsi, si certains, en enseignant des choses erronйes, avaient orientй des gens vers une forme de vie religieuse, en disant par exemple que tous ceux qui entrent dans cette vie religieuse seront йgaux en esprit au bienheureux Pierre]. [En effet, entrer en religion en raison d’une erreur n’est pas bon.[6]]

         Mais s’il enseigne une doctrine vraie, il peut en dйcouler un dommage spirituel chez les auditeurs de deux maniиres.

         D’une maniиre, en raison d’une carence de celui qui enseigne. <Et cela de deux faзons.> Premiиrement, parce qu’il proposerait un enseignement subtil et йlevй а des gens non instruits, qui ne seraient pas capables [de recevoir] cet enseignement, et qui, pour cette raison, encourraient un dommage pour leur salut, contrairement а l’exemple de l’Apфtre, qui dit en 1 Co 3, 2 : Comme а des tout-petits dans le Christ, je vous ai donnй а boire du lait plutфt que de la nourriture. — D’une autre maniиre, parce qu’il a enseignй de maniиre confuse et sans ordre, en ne donnant pas prйfйrence aux choses importantes par rapport а celles qui le sont moins, contrairement а ce que dit Grйgoire, dans la Rиgle pastorale : «Les biens les plus йlevйs doivent кtre louйs de maniиre а ce qu’on ne dйsespиre pas des biens ultimes ; les biens ultimes doivent кtre offerts de maniиre а ce qu’ils ne paraissent pas suffire aux endurcis, de sorte qu’on ne tende jamais vers les biens les plus йlevйs.» — Et, dans ces cas, le docteur, par l’enseignement de qui un dommage spirituel est encouru, est tenu d’apporter un remиde contre ce dommage autant qu’il le peut, en expliquant tout au moins son enseignement. [C’est ce que dit Grйgoire dans la Rиgle pastorale : «Comme une parole hasardeuse conduit а l’erreur, de mкme un silence imprudent laisse dans l’erreur ceux qui pouvaient кtre enseignйs.»]

         D’une autre maniиre, il peut arriver par la carence des autres <...>. [Ainsi, ce docteur n’йloigne pas les hommes d’un bien meilleur.] Et, dans ce cas, il n’est pas tenu de cesser son enseignement.

         Et ainsi, la rйponse aux objections est claire.

 

<Question 13> [Pour les religieux]

         Ensuite, а propos des religieux, on a posй deux questions. Premiиrement : est-ce que les religieux sont tenus de supporter patiemment les injures qui leur sont adressйes ? Deuxiиmement : est-ce que celui qui fait serment de ne pas entrer en religion peut licitement entrer en religion ?

 

<Article 1 [26]> Premiиrement : il semble que les religieux ne doivent pas supporter ceux qui les combattent.

         <1> En effet, Dieu est combattu par le combat contre les parfaits. C’est pourquoi le Seigneur dit а Saul qui persйcutait les disciples du Christ, Ac 22, 7 : Saul, Saul, pourquoi me persйcutes-tu ? Or, les parfaits ne doivent pas supporter ceux qui combattent Dieu. Donc, ni ceux qui les combattent eux-mкmes.

         <2> De plus, tout parfait doit s’opposer а ceux qui causent prйjudice а l’йtat de perfection. C’est pourquoi l’Apфtre dit en 2 Co 6 3 : Afin que notre ministиre ne soit pas insultй. Or, par le fait que les parfaits sont combattus, on abaisse l’йtat de perfection. Les parfaits ne doivent donc pas supporter ceux qui les combattent.

         Cependant, Grйgoire dit : «Nous ne sommes pas parfaits, si nous ne pouvons pas supporter l’agitation des autres.»

         Rйponse. Les parfaits peuvent кtre combattus de deux maniиres : d’une maniиre, dans leurs propres personnes, comme lorsqu’on leur fait des blessures personnelles ; d’une autre maniиre, ils peuvent кtre combattus dans leur йtat, par exemple, lorsque certains par des paroles ou des actes abaissent l’йtat de perfection. Et ces deux faзons sont abordйes en Jc 2 : Les riches ne vous oppriment-ils pas par leur puissance ? (ce qui se rapporte aux blessures personnelles), ne blasphиment-ils pas la bonne renommйe qu’on vous reconnaоt ? (ce qui se rapporte а la vie religieuse ou а [leur] йtat).

         Pour ce qui est blessures personnelles, il convient que les parfaits se montrent trиs patients, de sorte qu’ils soient prкts а supporter beaucoup de choses, selon ce que dit Mt 5, 39 : Si quelqu’un te frappe а la joue droite, prйsente-lui la gauche. Mais ils ne doivent pas supporter qu’on s’en prenne а leur йtat, pour autant qu’ils peuvent rйsister : en effet, cela tendrait а faire injure а Dieu. C’est pourquoi il est dit contre certains dans Ez 13, 5 : Vous n’кtes pas montйs de l’autre cфtй, vous ne vous кtes pas dressйs comme un mur en faveur de la maison d’Israлl.

         Et c’est pourquoi le Seigneur a supportй patiemment les injures qui йtaient faites а son humanitй, comme lorsque les Juifs disaient : Voici un homme gourmand et un buveur de vin, comme on le lit chez Mt 11, 19, et comme lorsque le Diable lui dit : Jette-toi en bas, ce qui semblait кtre en rapport avec une blessure personnelle. Mais il ne tolйrait pas les injures faites а Dieu. C’est ainsi qu’il a repris durement les Pharisiens, Mt 12, 24, parce qu’ils disaient qu’il chassait les dйmons au nom de Bйelzйbuth, ce qui revenait а injurier le Saint-Esprit. Et de mкme, lorsque le Diable lui dit : Je te donnerai tout cela si, te prosternant, tu m’adores, ce qui йtait en rapport avec une injure faite а Dieu. En effet, il le repoussa sussitфt en disant : Retire-toi, Satan ! comme on le lit en Mt 4, 10. Sur ce passage, Chrysosotome dit : «Par son exemple, apprenons а supporter... avec magnanimitй les injures qui nous sont faites, mais а ne pas mкme supporter d’йcouter les injures faites а Dieu, car il est louable que quelqu’un soit patient pour les injures qui lui sont faites, mais il est par trop impie de cacher les injures faites а Dieu.»

         Et ainsi, les rйponses aux objections sont claires.

 

<Article 2 [27]> Deuxiиmement : il semble que celui qui a jurй de ne pas entrer en religion ne puisse y entrer licitement.

         En effet, toute obligation licite doit кtre accomplie. Or, il йtait licite de ne pas entrer en religion. Lorsque quelqu’un s’est obligй par serment а ne pas entrer en religion, il semble qu’il soit tenu de ne pas y entrer.

         Cependant, aucun empкchement au progrиs spirituel ne vient de Dieu. Or, le serment vient de Dieu. Le progrиs spirituel n’est donc pas empкchй par un serment de ne pas entrer en religion.

         Rйponse. L’obligation du serment peut prendre trois formes. En effet, il s’agit parfois d’une obligation illicite а propos d’une chose illicite, par exemple, lorsque quelqu’un fait serment de forniquer ; et un homme n’est pas tenu d’accomplir un tel serment, et il n’est pas non plus licite de l’accomplir. Mais parfois il s’agit d’une obligation licite а propos d’une chose licite, par exemple, lorsque quelqu’un fait serment de donner une aumфne ; et il n’est pas permis d’йluder un tel serment. Mais parfois l’obligation est illicite, mais а propos d’une chose licite, par exemple, lorsque quelqu’un jure qu’il n’accomplira pas un bien meilleur, ce qu’il n’est cependant pas tenu d’accomplir, par exemple, de ne pas jeыner, ou de ne pas faire une aumфne, ou de ne pas entrer en religion. En effet, ce а quoi il s’oblige par serment est alors licite, mais l’obligation est cependant illicite, car, par lа, l’homme, pour ce qui relиve de lui, se dresse contre la grвce du Saint-Esprit, qui fait que l’homme prйpare des ascensions dans son cњur. C’est pourquoi un homme peut accomplir licitement un tel serment, en s’abstenant du bien qu’il n’est pas tenu d’accomplir. Toutefois, il n’est pas forcй par ce serment d’accomplir ce qu’il a jurй, car un serment, pour кtre obligatoire, doit avoir trois compagnons : le jugement, la justice et la vйritй, comme on lit en Jr 4, 2. Or, а ce serment manque le jugement de la discrйtion, car il tend vers une issue pire en empкchant un bien meilleur.

         Et ainsi, la rйponse aux objections est claire.

 

<Question 14> [А propos des clercs]

 

<Article unique [28]>

         Ensuite, а propos des clercs, on s’est posй une seule question : est-ce qu’il est permis а un clerc qui est tenu aux heures canoniques de dire le soir [prйcйdent] les matines du jour suivant.

         Et il semble que non.

         En effet, il est dit dans Si 21, : Le paresseux et l’imprudent ne respecteront pas le temps. Or, ce [clerc] ne respecte pas le temps en disant les matines : en effet, comme le jour dйbute а minuit, il semble qu’il dise le jour prйcйdent les matines du jour suivant. Il semble donc que cela se rapporte а la paresse et а l’imprudence, et ainsi cela semble кtre un pйchй.

         Cependant, Dieu est plus clйment que n’importe quel homme. Or, l’homme n’impute pas comme faute а un dйbiteur qu’il lui rende ce qu’il lui doit avant le temps. Donc, encore beaucoup moins Dieu.

         Rйponse. Il faut considйrer ici l’intention de celui qui anticipe le moment de dire les matines, ou n’importe quelle heure canonique. En effet, s’il fait cela par paresse, а savoir, pour s’adonner plus tranquillement au sommeil et а la voluptй, ce n’est pas sans pйchй. Mais s’il fait cela en raison des exigences d’occupations licites et honnкtes, par exemple, si un clerc ou un maоtre doit revoir ses cours la nuit, ou pour une raison de ce genre, il peut licitement dire les matines le soir [prйcйdent], et anticiper le moment des autres heures canoniques, comme cela se fait aussi dans les йglises majeures, car il est meilleur de faire les deux choses pour Dieu, а savoir, [lui] rendre les louanges qui lui sont dues et les autres fonctions honnкtes, que de laisser l’un empкcher l’autre.

         <1> Pour les contrats et les autres choses de ce genre, le jour commence а minuit. Mais, pour l’office ecclйsiastique et les cйlйbrations des fкtes, le jour commence а vкpres. Ainsi, si quelqu’un, aprиs avoir dit vкptres et complies, dit matines, cela appartient au jour suivant.

 

 

QUODLIBET 12 : [Sur les rйalitйs qui dйpassent l’homme et les rйalitйs humaines]

 

         On a posй des questions sur les rйalitйs qui sont supйrieures а l’homme et sur les rйalitйs humaines.

         А propos du premier point, on a posй des questions sur Dieu, les anges et le ciel.

         Sur le premier point, on a posй des questions sur Dieu : а propos de son кtre, de sa puissance et de sa prйdestination.

 

<Question 1> [Sur Dieu : а propos de son кtre]

 

<Article unique [1]> On a demandй, en premier lieu, s’il n’existe qu’un seul кtre en Dieu, а savoir, [l’кtre] essentiel, ou si, en plus de celui-ci, il existe aussi en Dieu un кtre personnel.

         <1> Autre chose est d’кtre le Pиre, autre chose d’кtre le Fils, et autre chose d’кtre le Saint-Esprit. Or, l’кtre essentiel n’est pas diffйrent de lui-mкme. Donc, etc.

         <2> De plus, le propre de la forme est de donner l’кtre. Or, en Dieu, il existe trois propriйtйs personnelles, qui jouent le rфle de forme. Donc, etc.

         Cependant, Augustin dit : «Il n’y a qu’un кtre en Dieu.»

         Rйponse. La vйritй de la foi tient qu’en Dieu seule existe une distinction selon les relations opposйes. Or, la relation, comme toute forme, tient son кtre de la comparaison avec ce dans quoi elle existe. Ainsi, l’кtre de la filiation existe par comparaison au sujet oщ elle rйside. Or, la relation en Dieu ne se distingue pas de celui en qui elle rйside ou en qui elle existe, car elle est la rйalitй mкme qui est mise en rapport, mais elle se distingue seulement par celui а qui elle s’oppose, et, de ce point de vue, on ne considиre pas l’кtre de la relation, mais sa distinction et son opposition. Et c’est pourquoi, en Dieu, il n’y a qu’un seul кtre, а savoir, [l’кtre] essentiel.

         <1> L’кtre s’entend de deux maniиres. En effet, l’кtre est parfois la mкme chose que l’acte de ce qui existe ; mais parfois il signifie la composition d’un йnonciation, et ainsi il signifie un acte de l’intellect, maniиre dont on l’entend lorsqu’on dit qu’autre est l’кtre du Pиre, autre celui du Fils, et non pas selon la premiиre faзon.

         <2> Comme toute forme, la paternitй fait кtre, а savoir, [fait кtre] Pиre, qui est l’кtre divin, et elle fait seulement un seul кtre pour autant que la paternitй fait кtre.

 

<Question 2> [Sur Dieu : а propos de sa puissance]

         Ensuite, on a posй des questions sur la puissance de Dieu.

 

<Article 1 [2]> Premiиrement : est-ce que Dieu peut faire exister ensemble des choses contradictoires ?

         Rйponse. А la premiиre question, il faut rйponde non. Et cela n’entraоne pas en Dieu l’imperfection de sa puissance, car cela n’a pas raison de possible. En effet, toute puissance active produit un effet semblable а soi. Or, tout ce qui agit agit en tant qu’il est un кtre en acte. L’effet de l’agent est donc un кtre en acte. Ainsi donc, tout ce qui rйpugne а ce qu’est exister en acte rйpugne а la puissance active. Ce qui serait le cas, si des contradictoires йtaient vraies en mкme temps.

 

<Article 2 [3]> Deuxiиmement : est-ce que Dieu peut faire des choses infinies en acte ?

         А la seconde question, il faut rйpondre qu’on pourrait soupзonner а premiиre vue qu’il serait impossible qu’une chose soit infinie en acte, car il en dйcoulerait qu’elle serait йgale а Dieu. Mais on ne peut conclure ainsi, car ce qui est infini selon tous les modes ne peut кtre йgalй а ce qui est infini selon un seul mode. En effet, en acceptant qu’il existerait un feu infini en grandeur, il ne serait pas йgal а Dieu, car, mкme si le feu est infini en grandeur, il est cependant quelque chose de fini par l’espиce. Or, Dieu est infini selon tous les modes.

         Lorsqu’on demande s’il est possible а Dieu de faire quelque chose d’infini en acte, il faut donc dire que non. En effet, une chose s’oppose deux maniиres а la puissance de ce qui agit par l’intellect : d’une maniиre, parce que cela s’oppose а sa puissance ; d’une autre maniиre, parce que cela s’oppose а la maniиre dont il agit. Selon le premiиe faзon, cela ne s’oppose pas а la puissance de Dieu de maniиre absolue, car cela ne comporte pas de contradiction. Mais, si l’on considиre la maniиre dont Dieu agit, cela n’est pas possible. En effet, Dieu agit par son intellect et par son Verbe, qui est la puissance formative de toutes choses. Il faut donc que tout ce qu’il fait ait une forme. Or, l’infini est conзu comme une matiиre sans forme, car l’infini se prend du cфtй de la matiиre. Si donc Dieu faisait cela, il en dйcoulerait que l’њuvre de Dieu serait quelque chose d’informe, et cela s’oppose а celui par qui il agit et а son mode d’agir, car il fait toutes choses par son Verbe, par lequel toutes choses reзoivent forme.

 

<Question 3> [Sur Dieu, а propos de sa prйdestination]

 

<Article 1 [4]> Ensuite, on a demandй, а propos de la prйdestination, si elle est certaine.

         Et il semble que non.

         <1> Car il est possible qu’un prйdestinй soit damnй, comme Pierre, s’il йtait mort immйdiatement aprиs avoir pйchй en reniant le Christ.

         <2> Si tu dis que l’expression prйcйdente est vraie de ce qui est dit, mais non de la rйalitй [qui est dite], il y a une objection, car cela se produit pour les formes sйparables. Or, cette forme qu’est la prйdestination est insйparable.

         Rйponse. La prйdestination fait partie de la providence divine. Or, la providence indique l’orientation de certains vers une fin, et cela prйsuppose connaissance et volontй. Ainsi, la prйdestination est certaine du point de vue de la science de Dieu, qui ne peut se tromper, et du point de vue de la volontй divine, а laquelle on ne peut rйsister, et du point de vue de la providence, qui conduit а une fin de la maniиre la plus certaine, puisque Dieu est le plus sage.

         <1> La prйdestination est certaine, et cependant il n’est pas nйcessaire que le prйdestinй soit sauvй, mais cela demeure contingent. En effet, on a dit que [la prйdestination] est certaine du point de vue de la science, de la volontй et de la providence [de Dieu], et rien de cela n’empкche la contingence. Ni la connaissance, parce que la connaissance de Dieu porte sur les choses futures en tant qu’elles sont prйsentes, et elles sont dйterminйes par cela. Ni la volontй, parce que la volontй de Dieu est le principe de tout кtre ; elle ne tombe pas sous la raison de contingence ou de nйcessitй, mais celles-ci sont issues et sont ordonnйes par la volontй de Dieu, et ainsi la volontй mкme de Dieu fait que certaines choses sont contingentes, en prйparant les causes contingentes pour les choses qu’elle veut кtre contingentes (et, de mкme, les causes nйcessaires pour les choses et les effets nйcessaires). Et ainsi, la volontй de Dieu s’accomplit toujours : certaines choses ne se produisent pas nйcessairement, mais de la maniиre dont il veut qu’elles existent, et il veut qu’elles existent de maniиre contingente. Ni la providence, parce qu’elle n’enlиve pas la contingence.

         <2> La distinction est bonne. Mais, au sujet des formes, il faut dire qu’il en va autrement des formes rйelles et des [formes qui sont] des prйdicats, qui comportent quelque chose qui se rapporte а un acte de raison ; car, dans les premiиres, а savoir, [les formes] rйelles, si une telle distinction doit se produire, il faut qu’il y existe une sйparation dans la rйalitй et dans la considйration [de la raison] ; mais, dans les secondes, cela n’est pas nйcessaire, mais il faut que la rйalitй elle-mкme tombe sous cette considйration. Je dis donc que ce prйdestinй peut кtre considйrй soit en lui-mкme, soit en tant qu’il est en rapport avec la connaissance divine, et ainsi on lui attribue qu’il peut кtre damnй et, d’une autre faзon, non.

 

<Article 2 [5]> Ensuite, on a demandй, а propos du destin, si tout est soumis au destin ?

         Rйponse. En premier lieu, il faut savoir ce qu’est le destin ; ensuite, la question posйe s’йclairera facilement.

         Nous voyons que beaucoup de choses se produisent de maniиre contingente ; c’est pourquoi, autrefois, on s’est demandй si les choses qui se produisent de maniиre variable et contingente sont ramenйes а une cause qui [les] ordonne.

         Certains disent que non : ils disent que le destin n’est rien, comme Tullius [Cicйron].

         Certains disent qu’elles sont <ramenйes> а une cause et а une connaissance supйrieures, et ceux-ci l’ont nommйe fatum, de for, fans [parler, annoncer], comme si toutes ces choses avaient йtй prйdites par une cause supйrieure.

         Mais, parmi ceux-ci, [existent] trois opinions.

         En effet, certains ont ramenй ces choses а une sйrie de causes, qu’ils appellent «destin» [fatum], tels les stoпciens, qui disent que rien n’existe qui n’ait une cause et que, une fois posйe la cause, il est nйcessaire de poser l’effet. Si donc survient ou existe tel ou tel effet, il avait une cause, et cette cause [avait] une autre cause, et ainsi de suite. Ainsi, quelqu’un est tuй la nuit parce qu’il est sorti de la maison. Pourquoi est-il sorti de la maison ? Parce qu’il avait soif. Pourquoi cela ? Parce qu’il avait mangй salй. Et ainsi, parce qu’il a mangй salй, il est nйcessairement mort. — Aristote rйpond en niant les deux premiers points : premiиrement, tout ce qui arrive n’a pas une cause, mais seulement ce qui est fait par soi : que je sois tuй alors que je suis sorti, cela est par accident ; deuxiиmement, il dit que, la cause йtant posйe, l’effet n’est pas posй, car il peut кtre empкchй. Et ainsi, cela ne dйcoule pas [nйcessairement] ou il n’existe pas de sйrie de causes.

         D’autres ramиnent ces choses а une autre cause, а savoir, aux corps cйlestes, par la nйcessitй desquels ils disent que tout arrive. Ils disent donc que les destin [fatum] n’est rien d’autre que la puissance de la position des astres. Mais cette opinion est doublement fausse. Premiиrement, quant aux choses humaines, qui viennent de l’intellect, qui, puisqu’il est une puissance incorporelle, n’est pas soumis а l’action de quelque corps. «Affirmer que l’вme est soumise а la puissance des corps cйlestes n’est rien d’autre que d’affirmer que l’intelligence de diffиre pas du sens», comme le dit le Philosophe, dans Sur l’вme, II, vers la fin. Cependant, par accident et а l’occasion, l’вme est soumise au ciel pour autant que l’intellect est affectй par une passion du corps, mais n’est pas nйcessairement mы par elle. Deuxiиmement, parce que beaucoup de choses parmi les choses naturelles se produisent sans кtre produites par la nйcessitй du ciel, mais par accident, et n’ont pas de cause.

         D’autres ramиnent toutes ces choses а une cause supracйleste, а savoir, а la providence de Dieu, par laquelle tout est prйdйterminй et ordonnй. Et selon ceux-ci, le destin sera un effet de la providence, car la providence n’est rien d’autre qu’un certain ordre des choses qui existe dans l’esprit divin, mais le destin est l’expression de cet ordre pour autant qu’il existe dans les choses. C’est pourquoi Boиce [йcrit] : «Le destin est une disposition immobile inhйrente а des choses mobiles.»

         En comprenant ainsi le destin, on peut dire que tout est soumis au destin. C’est pourquoi il est dit en Os 2, 18, а ce sujet : Il ne m’appellera plus «Mon Baal», mais «Mon mari» : les deux sont une mкme chose, mais Dieu n’a pas voulu cela, car Baal йtait le nom d’un dieu des nations. C’est pourquoi il faut йviter les noms des gentils, avec lesquels il ne convient pas non plus d’avoir des noms en commun. Et c’est pourquoi Augustin dit : «Si quelqu’un entend le destiun [fatum] de cette faзon, qu’il conserve l’idйe, mais qu’il corrige sa langue», de sorte qu’il ne dise pas «destin», mais providence de Dieu.

 

<Question 4> [А propos des anges]

         Ensuite, on s’est interrogй sur les anges. Et, а ce propos, on a posй deux questions.

 

<Article 1 [6]> Premiиrement : est-ce que l’кtre de l’ange est chez lui un accident ?

         Et il semble que non.

         Car on comprend que l’accident existe dans quelque chose de prйexistant. Or, l’ange ne prйexiste pas а lui-mкme.

         Cependant, Hilaire dit, etc[7].

         Rйponse. L’opinion d’Avicenne йtait que l’unitй et l’кtre sont toujours attribuйs а un accident. Mais cela n’est pas vrai, car l’unitй, pour autant qu’elle est convertible avec l’кtre, signifie la substance d’une chose ; de mкme en est-il de l’кtre. Mais l’unitй, pour autant qu’elle est le principe du nombre, signifie un accident.

         Il faut donc savoir que tout ce qui est en puissance et en acte devient en acte par le fait qu’il participe а un acte supйrieur. Or, une chose devient en acte au plus haut point par le fait de participer par similitude а l’acte premier et pur. Or, l’acte premier est acte d’кtre subsistant par soi. Ainsi, tout reзoit son achиvement par le fait de participer а l’acte d’кtre. L’acte d’кtre est donc l’achиvement de toute forme, car celle-ci est achevйe par le fait d’avoir l’acte d’кtre, et elle possиde l’acte d’кtre lorsqu’elle est en acte. Ainsi, aucune forme n’existe que par l’acte d’кtre.

         Et je dis ainsi que l’кtre substantiel d’une chose n’est pas un accident, mais l’actualitй de toute forme existante, soit sans matiиre, soit avec matiиre. Et parce qu’il est l’achиvement de toutes choses, il en dйcoule que l’effet propre de Dieu est l’кtre, et qu’aucune cause ne donne l’кtre que dans la mesure oщ elle participe а l’opйration divine. Et ainsi, а proprement parler, [l’кtre] n’est pas un accident.

         Quant а ce que dit Hilaire, je dis qu’est appelй accident au sens large tout ce qui n’est pas partie de l’essence. Il en va ainsi de l’кtre dans les choses crййes, car en Dieu seul l’acte d’кtre est l’essence.

 

<Article 2 [7]> Deuxiиmement, on s’est demandй si le Diable connaоt les pensйes des hommes.

         Rйponse. Connaоtre les pensйes du cњur peut se produire de deux maniиres : en soi et par soi, et dans un effet.

         De la premiиre maniиre, cela appartient а Dieu seul. Jr 17, 9 : Le cњur de l’homme est mauvais et inscrutable. Ainsi, les anges non plus ne les connaissent pas.

         La raison de cela est triple. La premiиre, en raison de la faiblesse de l’кtre qu’elles ont, car le degrй selon lequel les choses sont dans l’вme dйpasse <а peine> le degrй selon lequel quelque chose est en puissance. La deuxiиme raison est que ce qui est existe dans la puissance d’une cause ne peut кtre connu que par la cause la meut naturellement. Or, Dieu seul meut la volontй. Comme toutes les pensйes dйpendent de la volontй comme de leur cause, Dieu seul les connaоtra donc. La troisiиme raison est que les anges connaissent les choses qu’ils connaissent naturellement par des espиces infuses, et celles-ci sont les espиces des choses naturelles, et non des pensйes [humaines], car celles-ci ne se ramиnent pas а des causes naturelles ou ne se rapportent pas а la connaissance des choses naturelles.

         Cependant, [les anges] connaissent les pensйes [humaines] par l’effet des pensйes, comme le fait l’homme. Toutefois, [les anges] connaissent plus subtilement les effets qui sont causйs par les pensйes, car, selon [ses] pensйes, l’homme est affectй par une passion et le cњur est mы par elles. Et [les anges] connaissent ces mouvements plus subtilement que nous. Ainsi connaissent-ils quelque chose des pensйes du cњur. Et Augustin dit cela dans le livre Sur la divination des dйmons, bien qu’il dise ailleurs que leur attribuer une telle connaissance est prйsomptueux.

 

<Question 5> [А propos du ciel]

         Ensuite, on a posй des questions sur le ciel. Et, а ce sujet, on a posй deux questions.

 

<Article 1 [8]> Premiиrement : est-ce que ciel ou le monde est йternel ?

         Rйponse. Il faut dire que non, mais que le monde ait commencй fait partie de ces choses qui relиvent de la foi, et non d’une dйmonstration. Car ce qui dйpend de la simple volontй de Dieu peut кtre ou ne pas кtre. Et aucune nйcessitй en Dieu n’exige que cela soit, mais la bontй divine, qui est la fin des choses, peut ainsi exister, que le monde existe ou qu’il n’existe pas.

 

<Article 2 [9]> Deuxiиmement, on s’est demandй si le ciel est animй.

         Rйponse. Sur ce sujet, les docteurs de l’Йglise ont eu des opinions diffйrentes. En effet, Jйrфme, en commentant l’Ecclйsiaste, dit que le soleil est animй. [Jean] Damascиne nie cela. Et la mкme divergence existe chez les philosophes. En effet, Platon et Aristote affirment que les corps cйlestes sont animйs. Mais Anaxagore dit que non, et c’est la raison pour laquelle on lit qu’il fut tuй.

         Mais moi, je dis, en suivant Augustin, Commentaire littйral de la Genиse, II, qu’une position ou l’autre ne relиve pas de la foi. C’est pourquoi, il ne le dйtermine pas dans l’Enchiridion, en ajoutant que si nous affirmons que les corps cйlestes sont animйs, il y n’y aura pas pour autant, lors du jugement, trois ordres de ceux qui doivent passer en jugement : les anges, les hommes et les вmes <des cieux>, car ces вmes seront comptйes avec les anges. Et cela semble avoir йtй l’opinion de celui qui a йcrit la prйface, lorsqu’il йcrit : «Les cieux et les puissances des cieux[8]

         Cela est donc clair.

 

<Question 6> [Sur l’homme, а propos de son вme]

         Ensuite, on a posй des quetions sur l’homme : а propos de sa nature, а propos de la grвce et а propos de la faute.

         Sur le premier point, on a posй trois questions : premiиrement, а propos de l’вme ; deuxiиmement, а propos de la connaissance de l’вme ; troisiиmement, а propos de l’effet de la connaissance.

         А propos de l’вme, on a posй deux questions.

 

<Article 1 {10]> Premiиrement : est-ce que l’вme perfectionne le corps de maniиre immйdiate ou par l’intermйdiaire de la corporйitй ?

         Rйponse. Dans tout corps il n’existe que la forme substantielle.

         La raison en est triple. La premiиre est que, s’il y a plusieurs [formes], celle qui suit [la forme substantielle] suivante ne sera pas la forme substantielle, qui fait кtre absolument parlant, mais seulement une [forme] accidentelle, qui fait кtre telle chose. — De mкme, si tel est le cas, l’acquisition de la forme substantielle ne serait pas une gйnйration absolument parlant. — De mкme, le composй d’вme et de corps ne serait pas un absolument parlant, mais deux absolument parlant, et un par accident.

         Si on dit que la corporйitй est la forme du corps, la corporйitй est employйe en deux sens : parfois, [pour dйsigner] les trois dimensions, et cela n’est pas la forme substantielle, mais un accident ; parfois, on l’entend d’une forme dont provient la triple dimension, et cela n’est pas diffйrent de la forme spйcifique.

 

<Article 2 [11]> Deuxiиmement : est-ce que l’вme vient par transmission ?

         Rйponse. Augustin n’a pas dйterminй cette question, mais l’a laissйe pendante (<il la tranche> dans le livre Sur les enseignements de l’Йglise, mais ce livre n’est pas d’Augustin, mais de Gennadius). Grйgoire aussi ne veut pas la dйterminer.

         Toutefois, il faut croire que tel n’est pas le cas.

         Une raison est celle du Philosophe, dans le livre Sur les animaux : il est impossible qu’une puissance corporelle produise quelque chose qui dйpasse le corps. Or, la puissance sйminale est une puissance corporelle.

         Une autre raison se trouve dans Mйtaphysique, VII. Certains ont affirmй que les formes naturelles apparaissent par crйation. En effet, lorsque la matiиre de l’air reзoit la forme du feu, ou bien celle-ci y йtait prйsente, et alors elle y йtait cachйe, ou bien elle n’йtait pas [prйsente]. Elle est donc produite а partir de rien, non pas а partir de quelque chose, mais а partir du nйant. Elle est donc crййe. — Le Philosophe apporte la solution : la forme ne devient pas, pas plus qu’elle <n’est> un кtre ou quelque chose qui possиde l’кtre par soi, mais c’est le composй qui devient parce qu’il possиde d’кtre subsistant. S’il existe donc une forme qui subsiste par elle-mкme, celle-ci peut devenir par elle-mкme. Or, l’вme possиde un кtre subsistant et demeure aprиs la corruption du corps. Et ainsi, il faut qu’elle possиde son propre devenir.

 

<Question 7> [Sur la connaissance de l’homme]

 

<Article unique [12]> Ensuite, on a demandй, а propos de la connaissance de l’homme, si l’intellect humain connaоt les singuliers.

         Rйponse. Quelque chose est connu de deux maniиres : directement et indirectement, а savoir, par la rйflexion.

         Or, il y a une diffйrence entre l’intellect humain et [l’intellect] divin, car [l’intellect] humain ne connaоt pas directement le singulier, alors que [l’intellect] divin le [connaоt]. Car la connaissance se fait par une similitude du connu dans celui qui connaоt. Or, celle-ci se rйalise dans notre intellect par l’abstraction des conditions individuelles et de la matiиre ; c’est pourquoi, puisqu’une connaissance juste se rйalise selon l’espиce, [notre intellect] ne connaоt directement que l’universel. Mais l’intellect divin connaоt non par une similitude reзue de la chose connue, mais par l’extension а elle de son essence, et, en Dieu, cette similitude, а savoir, l’essence divine, contient la similitude de toutes les choses qui sont exprimйes en toi. C’est pourquoi elle connaоt directement tout ce qui est en toi, mкme ce qui se rapporte а la matiиre individuelle.

         Mais le Philosophe, se demandant, s’il existe un intellect sйparй, comment il connaоt ce qui existe dans la matiиre, dit qu’il doit connaоtre cela «sous un mode», comme une forme sйparйe est connue par l’intellect et est jointe а la matiиre par l’imagination, «ou sous un autre mode», а savoir, par extension, pour autant qu’il est uni а l’imagination, qui lui reprйsente un fantasme. Et ainsi il connaоt [ce qui existe dans la matiиre] indirectement.

 

<Question 8> [Sur l’effet de la connaissance]

         Ensuite, on a posй des questions sur l’effet de la connaissance.

 

<Article 1 [13]> Premiиrement : est-ce que les habitus de la science acquise demeurent aprиs cette vie ?

         Rйponse. А ce sujet, il existe une double opinion.

         Certains disent que non, en suivant Avicenne, dans Sur les choses naturelles, VI, <qui affirme> que les espиces acquises ne demeurent dans l’intellect possible qu’aussi longtemps qu’il intellige. Ce qui est faux. Car l’intellect possible reзoit les espиces et [les] retient а sa faзon. Ainsi, puisqu’il est immobile, en tant qu’il est immatйriel et incorruptible, il reзoit les espиces intelligibles а sa faзon, et celles-ci ne s’en йloignent jamais par la suite. Et qu’elles y soient mкme quand il n’intellige pas en acte, cela est clair dans Sur l’вme, III, oщ il est dit qu’elles sont dans l’вme autrement que lorsqu’il intellige en acte, а savoir, par habitus.

         Je dis ainsi qu’elles demeurent, soit chez les damnйs, soit chez les bienheureux, mais ces habitus des sciences sont dйtruits quant au mode de la science, car, ici, [l’intellect] intellige en se tournant toujours vers les fantasmes а cause du corps, et nous avons besoin des fantasmes non seulement pour cela, mais pour utiliser les espиces de cette sorte. Et ce mode n’existera plus alors, car [l’intellect] ne se tournera pas vers les fantasmes.

 

<Article 2 [14]> Deuxiиmement : est-ce que les paroles humaines possиdent le pouvoir d’agur sur les animaux sans raison, par exemple, les serpents ?

         Rйponse. Une chose peut possйder une puissance soit selon sa propre nature, soit selon la puissance d’une cause supйrieure. Par exemple, un composй d’йlйments possиde une puissance qui vient de la nature des йlйments selon le mouvement de l’йlйment prйdominant ; il en possиde une autre qui vient d’un corps cйleste, comme l’aimant qui attire le fer, ce qui ne se ramиne pas а la puissance йlйmentaire.

         Certains donc disent que non seulement les corps naturels, mais aussi [les corps] artificiels partagent certaines puissances selon l’impression des corps cйlestes, par exemple, les images ou les reprйsentations rйalisйes sous une contellation dйterminйe. Et si cela est vrai, а savoir qu’il existe une puissance imprimйe de cette sorte sur les [corps] artificiels, on peut aussi dire que les paroles profйrйes а un moment dйterminй ont la capacitй de mouvoir.

         Mais cela n’est pas vrai. Car, dans les choses naturelles, tout ce qui a une certaine puissance provenant d’un corps cйleste la possиde par suite d’une certaine forme. Ainsi, rien n’agit selon son espиce que par la puissance d’un corps cйleste. Et ainsi, en toutes choses, la forme vient avant la puissance [de faire] de telles choses. Si l’on supprime ce qui vient avant, ce qui vient aprиs est donc supprimй. Si donc des puissances de cette sorte sont attribuйes а certaines choses, il faut qu’elles s’enracinent dans une certaine forme. Or, les formes artificielles ne sont que des reprйsentations. C’est pourquoi il est faux que les paroles et les choses de ce genre possиdent une certaine puissance provenant d’un corps cйleste.

         Mais «si elles en possиdent une, elles la reзoivent d’un esprit immonde, qui se mкle aux paroles des hommes afin de tromper», selon Augustin. Ainsi, ils utilisent parfois des paroles relevant de fables, fausses et vaines, auxquelles ils se mкlent pour se rire des hommes. De sorte que tout cela est frivole et superstitieux, ainsi que les images astronomiques, dans lesquelles, mкme s’il n’y a pas une invocation expresse des dйmons, on se trouve nйanmoins а leur donner un consentement tacite.

         Cependant, si quelqu’un prononce des paroles de Dieu et sacrйes, sans changement ni fraude, mais avec une intention bonne et divine, ce n’est pas une incantation, mais une priиre. Toutefois, а propos de ce que dit Matthieu : Ils agrandissent leurs philactиres, etc. (Mt 23, 5), Chrysostome reprend ceux qui suspendent des paroles de l’йvangile а leur cou, alors que «la puissance de l’йvangile ne rйside pas dans la forme des lettres, mais dans la foi». Cependant, je ne condamne pas ceux qui portent sur eux l’йvangile par dйvotion, car Cйcile «portait toujours l’йvangile du Christ sur son cњur», mais sans ajout de mots, de caractиres ou d’autres choses suspectes.

 

<Question 9> [Sur le baptкme]

         Ensuite, а propos de l’homme, on a posй des questions sur la grвce. Et, а ce sujet, on pose trois questions : premiиrement, а propos des sacrements ; deuxiиmement, а propos des vertus ; troisiиmement, а propos des charges.

         Sur le premier point, on a posй trois questions : premiиrement, а propos des sacrements de la grвce ; deuxiиmement, а propos de l’effet des sacrements ; troisiиmement, а propos de l’unitй de l’Йglise.

         Sur les sacrements de la grвce, on posait deux questions : premiиrement, а propos du baptкme ; deuxiиmement, а propos de la pйnitence.

 

<Article unique [15]> On demande d’abord si l’eau possиde une vertu purificatrice, а savoir, purifie-t-elle par sa propre vertu ou par une vertu concomitante ?

         Rйponse. Il existe deux opinions а ce sujet, non seulement а propos de l’eau, mais а propos de tous les sacrements de l’Йglise.

         En effet, certains disent que les sacrements n’ont pas de puissance ou de force pour agir а l’intйrieur de l’вme, mais seulement de l’extйrieur, et que la puissance divine concomitante rйalise cet effet. Et ils mettent de l’avant l’exemple de Bernard : «Si un йvкque investit quelqu’un d’une prйbende par un anneau, l’anneau n’est pas la cause de la prйbende, mais le signe.» Mais cela n’est pas exprimй correctement, car alors les sacrements de la loi nouvelle n’auraient pas de prйrogative par rapport [а ceux] de la loi ancienne, car, mкme dans ceux-ci, la puissance concomitante de la foi de ceux qui croyaient а la venue du Christ justifiait.

         C’est pourquoi il faut dire que les sacrements possиdent en eux-mкmes la capacitй de justifier et de produire les autres effets auxquels ils sont ordonnйs, et non seulement qu’ils sont des signes. Ainsi Augustin [йcrit] : «Quelle est la puissance de l’eau pour qu’elle touche le corps et lave le cњur ?»

         Mais il faut savoir qu’il existe une double puissance : propre et instrumentale, comme cela est clair pour la scie. Ainsi, les sacrements ont une puissance instrumentale pour produire un effet spirituel, parce que lorsque le sacrement est donnй avec l’invocation divine, il rйalise cet effet. Et cela est convenable, car le Verbe, par qui tous les sacrements ont leur puissance, possйdait une chair, et il йtait le Verbe de Dieu ; et de mкme que la chair du Christ possйdait une puissance instrumentale pour produire des miracles en raison de son contact avec le Verbe, de mкme les sacrements en possиdent-ils une en raison de leur contact avec le Christ qui a йtй crucifiй et qui a souffert...

 

<Question 10> [Sur la pйnitence]

         Ensuite, on a posй des questions sur la pйnitence.

 

<Article 1 [16]> Premiиrement : est-ce que celui qui n’a pas charge d’вmes peut absoudre au for de la confession ?

         Rйponse. Il en va autrement dans le sacrement de la pйnitence que dans certains autres sacrements. Car, dans certains [sacrements], celui qui est ordonnй peut de ce fait rйaliser l’effet du sacrement dans tous les cas, а savoir, dans les cas oщ l’effet des sacrements est une rйalitй extйrieure au sacrement. C’est pourquoi le prкtre, dйpouillй [de son ordre] et excommuniй, bien qu’il pиche, consacre et baptise nйanmoins ; de mкme, l’йvкque consacre <les ordinands>, car il confиre un caractиre. Mais, dans la pйnitence, un caractиre n’est pas imprimй et il n’y a pas d’autre effet que la justification du pйnitent, qui ne peut кtre rйalisйe que par un pouvoir judiciaire. Or, celui qui n’a pas charge d’вmes n’a pas ce pouvoir.

 

<Article 2 [17]> Deuxiиmement : est-ce qu’il est permis de rйvйler une confession dans un cas particulier ?

         Rйponse. Il faut dire quenon, ni par une parole, ni par l’endroit, ni par un geste, ni par un signe. Et faire le contraire est sacrilиge. Car il se fait que, pour ce qui est des sacrements de la loi nouvelle, «ils rйalisent ce qu’ils expriment». Or, l’effet de la pйnitence est de cacher les pйchйs aux yeux de Dieu qui punit, et ce fait de cacher est signifiй par le secret de la confession. C’est pourquoi, de mкme que celui qui rйaliserait le corps et le sang du Christ avec autre chose que du pain et du vin profanerait le sacrement, de mкme celui qui rйvйlerait [une confession] serait sacrilиge.

 

<Article 3 [18]> Troisiиmement : est-il permis de dйsirer l’йpiscopat ?

         Rйponse. Il arrive qu’on dйsire l’йpiscopat de deux maniиres : soit en raison d’une nйcessitй urgente, soit [en raison d’une nйcessitй] qui n’est pas urgente.

         De la premiиre maniиre, de deux faзons : soit qu’il est imposй par un supйrieur ; soit qu’on ne trouve personne qui veuille porter le poids d’кtre prйlat. Lorsqu’une telle nйcessitй existe, il est mйritoire de dйsirer [l’йpiscopat]. C’est ainsi qu’en Is 6, 8 [а la question] : Qui enverrai-je et qui ira pour nous ? il rйpond : Me voici, envoie-moi ! Cependant, auparavant, il s’est dit indigne.

         De la seconde maniиre, а savoir, lorsqu’il n’y a pas de nйcessitй urgente, il n’est pas permis alors [de dйsirer l’йpiscopat], car cela ne peut pas ne pas кtre entachй du vice d’injustice, si l’on se prйfиre а de plus grands alors qu’on est plus petit, ou du vice de prйsomption, si l’on s’estime en mesure d’кtre prйfйrй а d’autres. <Ainsi> Chrysostome dit-il, а propos de : Le roi des rois, etc. (Lc 22, 25) : «Il n’est ni juste ni utile de dйsirer les premiers rangs dans l’Йglise.»

 

<Question 11> [Sur l’effet des sacrements]

 

<Article unique [19]> Ensuite, on a demandй, а propos de l’effet des sacrements : si une copaternitй est causйe par les prйambules des sacrements, par exemple, par le catйchisme et les choses de ce genre.

         <1> En effet, une dйcrйtale dit qu’«on ne peut prendre [une femme] pour йpouse dиs qu’on lui a donnй du sel а manger». Une copaternitй s’y trouve donc causйe.

         <2> De plus, le catйchumиne est considйrй comme chrйtien. Or, celui qui donne le christianisme devient pиre d’une certaine faзon. Donc, etc.

         Rйponse. Certains disent que tous ces sacramentaux suffisent а causer une copaternitй. Mais certains disent qu’elle n’est contractйe que par trois choses : le catйchisme, le baptкme et la confirmation. Mais il me semble qu’elle n’est contractйe que par deux choses, а savoir, le baptкme et la confirmation, car cette copaternitй est une similitude de la paternitй. Or, la paternitй ne se rйalise que par la gйnйration. C’est pourquoi la copaternitй, qui est un empкchement au mariage, n’est contractйe que dans les sacrements oщ il existe une certaine gйnйration spirituelle.

         <1> Ces choses ne doivent pas кtre prises une а une, mais elles doivent кtre considйrйes collectivement et en mкme temps, car celui qui est prйsent а toutes ces choses devient en quelque sorte pиre.

         <2> On dit que le catйchumиne est chrйtien en raison de sa foi, et non du baptкme, qu’il n’a pas encore reзu. Et celui-lа donne le christianisme qui donne le sacrement de baptкme.

 

<Question 12> [А propos de l’unitй de l’Йglise]

 

<Article unique [20]> Ensuite, on a demandй s’il existe une seule Йglise, qui a existй au temps des apфtres et qui existe maintenant.

         <1> Car, maintenant, on n’utilise pas les mкmes rиgles. En effet, les prйlats йtaient alors sans or ni argent dans leurs besaces. Donc, etc.

         <2> De plus, on ne lit pas que le Christ et les apфtres avaient des places fortes. Or, maintenant l’Йglise en a. Donc, etc.

         Cependant, Matthieu dit, dans son dernier chapitre (28, 20) : Voici que je suis avec vous jusqu’а la consommation du temps. Or, cela ne s’entend pas seulement des apфtres, car ils sont tous morts, alors que le temps n’est pas consommй. Donc, etc.

         Rйponse. L’Йglise qui existait alors et qui existe maintenant est la mкme en nombre, car la foi et les sacrements de la foi sont les mкmes, mкme est l’autoritй et mкme est la profession [de foi]. C’est pourquoi l’Apфtre dit : Le Christ est-il divisй ? Non ! (1 Co 1, 13).

         <1> Les paroles de Matthieu s’interprиtent de trois maniиres.

         Hilaire et Ambroise les interprиtent selon le sens mystique, en disant : «N’emportez pas d’or, etc., c’est-а-dire, ne vendez rien des services spirituels pour de l’or. N’emportez pas deux tuniques, c’est-а-dire, n’ayez pas de duplicitй dans l’вme.»

         D’autres l’interprиtent а la lettre. Une interprйtation est celle d’Augustin, qui dit que ces paroles ne sont pas prononcйes par mode de prйcepte, mais de permission, de sorte que celui qui conserve [de l’or et de l’argent] ne pиche pas et celui qui n’en conserve pas agit mieux. Ainsi le sens est : N’emportez pas, c’est-а-dire que lorsque vous allez prкcher, ne vous prйoccupez pas des frais, parce qu’ils vous sont dus par le peuple. En effet, l’ouvrier mйrite [son salaire], etc. Comme s’il disait : «Je vous permets donc de ne rien emporter, car vous mйritez de recevoir [le nйcessaire] de ceux а qui vous prкchez.» Paul n’a pas observй cela, et cependant, il n’a pas agi contre cette rиgle, mais il l’a dйpassйe.

         L’autre interprйtation est celle d’autres saints, qui disent que cela a йtй dit par mode de prйcepte, mais que ce prйcepte a йtй donnй non pas pour qu’il soit toujours observй, mais pour la premiиre mission. En effet, [le Seigneur] les a envoyйs deux fois, а savoir, aux Juifs avant la passion, et aux Gentils aprиs la rйsurrection. La premiиre fois, il leur dit : N’allez pas sur le chemin des Gentils ; la seconde fois, il dit : Enseignez а toutes les nations. La premiиre fois, il leur a ordonnй d’observer ce qui a йtй dit, mais non la seconde fois. Et la raison de cela est que, lors de la premiиre [mission], ils n’йtaient envoyйs qu’aux Juifs, chez qui c’йtait la coutume que leurs maоtres soient entretenus par eux. Ainsi, ils pouvaient recevoir et utiliser sans scandale le pouvoir qui leur avait йtй octroyй. Mais, chez les Gentils, une telle coutume n’existait pas, car il n’existait pas chez eux de tels prйdicateurs. Et ainsi, cela aurait йtй et cela leur serait apparu un scandale que les apфtres leur prкchent pour quкter. C’est pourquoi Paul n’a pas observй ce prйcepte chez les Gentils. Et ainsi, le Seigneur dit lors de la seconde mission : Maintenant, que celui qui a un sac prenne aussi une besace !

         <2> Augustin rйpond dans une lettre contre les donatistes, et on lit cela а propos de ce passage d’un psaume : Pourquoi les nations se sont-elles agitйes ? (Ac 4, 25). En effet, il fait une distinction entre les divers temps de l’Йglise. Car il y eut un temps oщ les rois se sont йlevйs contre le Christ, et, en ce temps, non seulement ne donnaient-ils pas aux fidиles, mais ils allaient jusqu’а les tuer. Mais c’est maintenant un autre temps, oщ les rois comprennent et, instruits, servent le Seigneur Jйsus Christ dans la crainte, etc. Et ainsi, dans ce temps, les rois sont les vassaux de l’Йglise. Et ainsi, l’йtat de l’Йglise est autre alors et maintenant, mais ce n’est pas une autre Йglise.

 

<Question 13> [Sur la vйritй]

         Ensuite, on a posй des questions sur les vertus : premiиrement, sur une vertu intellectuelle, а savoir, la vйritй ; deuxiиmement, sur les vertus morales.

         А propos de la vйritй, on a posй deux questions : premiиrement, а propos de la force de la vйritй ; deuxiиmement, а propos de la confirmation de la vйritй qui se rйalise par le serment.

 

<Article 1 [21]> Premiиrement, on a demandй si la vйritй est plus forte que le vin, le roi et la femme ?

         Et il semble que le vin [soit plus fort], parce c’est lui qui change le plus l’homme. De mкme, [il semble] que ce soit le roi, car il pousse l’homme а ce qui est le plus difficile, а savoir que l’homme s’expose au danger de mort. De mкme, [il semble ] que ce soit la femme, car elle s’impose mкme aux rois.

         Cependant, Esdras dit : La vйritй est plus forte.

         Rйponse. Cette question a йtй donnйe а rйsoudre а des jeunes dans Esdras.

         Il faut donc savoir que, si nous considйrons ces quatre choses en elles-mкmes, а savoir, le vin, le roi, la femme et la vйritй, elles ne peuvent кtre comparйes parce qu’elles n’appartiennent pas au mкme genre. Cependant, si elles sont considйrйes par rapport а un certain effet, elles se rejoignent en une chose, et ainsi elles peuvent кtre comparйes.

         L’effet dans lequel elles se rejoignent, vers lequel elles convergent et qu’elles peuvent causer est le changement du cњur de l’homme. Il faut donc voir laquelle de ces choses change davantage le cњur de l’homme.

         Il faut donc savoir que quelque chose de corporel peut changer le cњur de l’homme, et quelque chose qui se rapporte а l’вme. Ceci est double : sensible et intelligible, et l’intelligible est [lui-mкme] double : pratique et spйculatif. Or, parmi les choses qui peuvent naturellement changer [le cњur de l’homme] selon la disposition du corps, le vin l’emporte, qui fait trop parler. Parmi les choses qui peuvent changer l’appйtiti sensible, le plaisir l’emporte, en particulier, en matiиre sexuelle, et ainsi la femme l’emporte. De mкme, parmi les choses pratiques et humaines que peut faire l’homme, le roi a le plus grand pouvoir. Dans les choses spйculatives, la vйritй est ce qui est le plus йlevй et le plus fort. Or, les puissances corporelles sont maintenant soumises aux puissances de l’вme, les puissances animales aux [puissances] intellectuelles, et, parmi les [puissances] intellectuelles, les [puissances] pratiques aux [puissances] spйculatives. Et ainsi, absolument parlant, la vйritй est plus dignie, plus excellente et plus forte.

 

<Article 2 [22]> Deuxiиmement, on demande si celui qui reзoit l’enseignement d’une certaine expйrienc, sous serment de ne pas le communiquer, est obligй de respecter ce serment ?

         Et il semble que oui.

         <1> En effet, celui qui s’est ainsi obligй ne doit rien faire qui tourne au dйtriment de celui qui lui a donnй ou qui lui a enseignй. Or, tel serait le cas s’il le communiquait а d’autres. Donc, etc.

         <2> De plus, ne pas communiquer une telle expйrience ne tourne pas au dйtriment du salut йternel de quelqu’un. Comme il n’est pas tenu de [la] communiquer а un autre, celui qui s’est ainsi obligй ne doit donc pas [la] communiquer.

         Cependant, ne pas communiquer un remиde salutaire ou n’importe quel bien va а l’encontre de la charitй. Donc, etc.

         Rйponse. Il faut parler ici diffйremment а parler absolument et dans un cas particulier.

         А parler absolument, [cet homme] n’est pas obligй, mais il agit mal en faisant serment. En effet, non seulement le serment perd-il sa force lorsque le serment est illicite, mais lorsqu’il se contredit en prкtant serment. Car le serment qui oblige doit comporter «jugement, justice et vйritй». Mais si je jure а un moment donnй quelque chose qu’il m’est permis de ne pas faire, par exemple de ne pas aller а l’йglise, il ne m’est pas permis de jurer, car, bien qu’il me soit permis pour un temps de ne pas faire ou d’йcarter le bien de ce genre qui consiste а aller а l’йglise, il ne m’est cependant pas permis d’opposer un serment et de confirmer [mon] вme а ne pas faire un certain bien, car c’est agir contre l’Esprit Saint. C’est pourquoi le serment contre tout ce qui appartient au genre des biens est illicite et ne doit pas кtre observй.

         Cependant, [cet homme] est tenu de le respecter dans un cas particulier, par exemple, si ce mйdecin compйtent йtait prйsent et йtait disposй а guйrir et а recourir а cette expйrience pour le salut corporel des autres.

         Et ainsi la solution aux objections est claire.

 

<Question 14> [Sur les vertus en elles-mкmes]

         Ensuite, on s’est interrogй sur les vertus morales : premiиrement, sur les vertus en elles-mкmes ; deuxiиmement, d’une maniиre particuliиre, sur un acte de la justice, а savoir, la restitution.

 

<Article unique [23]> Premiиremen, on demande si les vertus morales sont connexes ?

         Et il semble que non.

         <1> Car [les vertus morales] sont acquises par des actes, qui sont divisйs et distincts. On peut donc acquйrir une vertu sans une autre.

         <2> De plus, Augustin dit : «Celui-lа ne va pas contre le jugement divin, qui dit que celui qui en possиde une ne les possиde pas toutes.»

         <3> De plus, les vertus viennent de l’habitude, qui demande du temps.

         Rйponse. Selon tous les saints et tous les philosophes, il en est ainsi.

         Et, lorsqu’ils parlent des vertus d’une maniиre gйnйrale, deux raisons en sont donnйes par diffйrents [auteurs], selon qu’ils ont diversement traitй des vertus, car les vertus cardinales ont йtй conзues de deux maniиres par certains.

         En effet, certains disent que les vertus sont des modes gйnйraux qui sont exigйs en toute vertu, par exemple, la force serait une certaine fermetй d’вme en toutes choses ; la tempйrance, une modйration de l’вme en toutes choses, et ainsi pour les autres [vertus]. Et selon eux, il est nйcessaire que les vertus soient connexes, car ces modes gйnйraux sont exigйs en toute vertu, et si l’un d’eux fait dйfaut, il n’y a pas vertu, car, si la tempйrance ne possиde pas la rectitude qu’est la justice ou n’a pas la fermetй d’вme qu’est la force, et ainsi pour les autres [vertus], ce n’est pas une vertu. Augustin prйsente ce mode dans Sur la Trinitй, III, et le Maоtre dans Sentences, III.

         Mais d’autres conзoivent la distinction entre ces vertus selon une matiиre dйterminйe, tels Aristote et les pйripatйticiens. Ainsi, selon le Philosophe, la prudence n’est pas la droite raison en toutes choses, mais seulement dans les actions а poser ; de mкme, la justice n’exprime pas la rectitude de l’вme en vue de rendre toutes choses йgales, mais seulement а propos des contrats, des rйpartitions et des actions humaines qui se rapportent а un autre ; et la force exprime la fermetй d’вme, non pas en toutes choses, mais dans les choses oщ il est le plus difficile de garder une вme forte, а savoir, dans les dangers qui se prйsentent dans les guerres ; et la tempйrance porte sur les choses qu’il est le plus difficile а l’вme de modйrer, а savoir, les plaisirs du goыt et du toucher, qui sont les plus grands plaisirs, et non sur n’importe quel autre plaisir, comme ceux de la science ou de l’argent. Et mкme en parlant ainsi des vertus, les vertus morales sont connexes. La raison de cette connexion, selon le Philosophe, vient de la prudence, car aucune vertu ne peut exister sans la prudence, et il est impossible de possйder la prudence sans les vertus morales. La raison en est que la prudence n’est rien d’autre que «la droite raison dans les actions а poser». Or, il n’est possible d’avoir la droite raison а propos de quelque chose que par la droite raison а propos des principes. Or, les principes des actions а poser sont les fins des vertus, et personne ne se comporte adйquatement par rapport aux fins des vertus que par l’habitus de cette vertu. Et ainsi, il est nйcessaire que la prudence soit accompagnйe des autres vertus morales. De mкme, les autres [vertus] ne peuvent кtre obtenues sans la prudence. En effet, quelqu’un peut avoir une inclination naturelle а l’acte d’une vertu sans la prudence, et plus il a une inclination prononcйe sans l’habitus de la vertu, pire cela est et plus il peut faire d’efforts sans la prudence, comme cela est clair chez celui qui possиde une force naturelle sans la discrйtion et la prudence. C’est pourquoi Grйgoire dit : «Les autres vertus, а moins qu’ils ne fassent prudemment ce qu’il font, etc.»

         Il y a aussi une autre raison de la connexion pour les vertus gratuites, а savoir, en raison de la charitй, dans laquelle elles se connectent, car celui qui a la charitй, a toutes [les vertus] gratuites, et, de mкme, qui en a une seule, a la charitй.

         <1> Les actes ne sont pas divisйs selon les stoпciens, car il ne peut y avoir d’acte de tempйrance sans acte de force, ni un acte de force sans un acte de tempйrance, etc.

         <2> On dit cela parce que cela n’est pas dйmontrй par l’autoritй de la Bible.

         <3> [Les vertus] ne sont pas appelйes morales en raison de l’habitude, mais en regard des «mњurs». Et en admettant qu’elles exigent du temps, tu n’auras cependant pas de vertu si tu n’es pas prudent.

 

<Question 15> [Sur la restitution]

         Ensuite, on s’est interrogй sur la restitution, qui est un acte de la justice.

         А ce propos, on a posй trois questions : premiиrement, а propos de ceux qui, а cause de partis, se trouvent hors des villes ; deuxiиmement, а propos de celui qui, par mauvaise foi, a depuis longtemps dйpassй l’йchйance ; troisiиmement, а propos de celui qui a consommй les biens d’un autre.

 

<Article 1 [24]> Premiиremement, on demande si ceux qui ont йtй expulsйs а cause de partis peuvent rйclamer leurs biens de ceux qui restent dans une ville ?

         Il semble que non.

         <1> En effet, beaucoup de ceux qui sont dans la ville ne sont pas responsables de leur expulsion, et ainsi certains seraient punis pour la faute d’autres.

         <2> De plus, ils ont йtй expulsйs pour leur opposition а l’Йglise ; il s’agissait donc d’une guerre juste. Le jugement leur est donc contraire, et ainsi les dommages qui leur ont йtй causйs ne doivent pas leur кtre restituйs.

         <3> De plus, selon le Philosophe, lorsque l’ordre de la ville est changй, la ville ne reste pas la mкme. Or, lorsque le pouvoir et le gouvernement sont changйs, l’ordre est changй, et ainsi il ne s’agit pas de la mкme ville. Les expulsйs n’appartiennent donc plus maintenant а la ville qui existait auparavant. Les citoyens ne sont donc pas tenus а la restitution а leur endroit.

         Cependant, celui qui est spoliй par un voleur peut rйclamer et recevoir ce qui lui a йtй enlevй. Donc, ces expulsйs aussi.

         Rйponse. Ou bien ils ont йtй expulsйs justement, c’est-а-dire en raison de leur faute, et ainsi ils ne peuvent rйclamer ce qui leur a йtй enlevй ; ou bien [ils ont йtй expulsйs] injustement, c’est-а-dire sans faute [de leur part] et sans l’ordre nйcessaire de la justice, et ainsi ils peuvent rйclamer. S’ils ont un supйrieur, ils doivent demander par l’intermйdiaire du supйrieur que restitution leur soit faite. Mais s’ils n’ont pas de supйrieur, eux-mкmes peuvent rйcupйrer [leurs biens], s’ils le peuvent.

         <1> Quelqu’un n’est pas ainsi puni pour le pйchй d’un autre, mais pour le sien, car les grands font tout par l’autoritй et par la faveur du peuple, et ainsi le peuple en donnant sa faveur aux grands est coupable. De plus, cela s’entend de la peine spirituelle, par laquelle personne n’est puni que pour sa propre faute, et non de [la peine] temporelle ou corporelle, car on est souvent puni pour un autre.

         <2> Dans la mesure oщ ils agissent justement, ils sont pour l’Йglise ; dans la mesure [oщ ils agissent injustement], ils sont contre l’Йglise.

         <3> S’il s’agit des mкmes personnes, il est clair qu’elles sont obligйes. S’il s’agit d’autres personnes, elles ne sont pas du tout obligйes.

 

<Article 2 [25]> Deuxiиmement, on demande si celui qui, par mauvaise foi, dйpase l’йchйance prйvue est tenu а restitution ?

         Il semble que non.

         <1> En effet, la loi dit que celui qui a dйpassй l’йchйance, mкme par mauvaise foi, acquiert le droit de possession.

         Cependant, une dйcrйtale dit qu’il est tenu [de restituer] et qu’il n’acquiert pas le droit de possession.

         Rйponse. А ce sujet, il y a contradiction entre le droit civil et le droit canonique, car, selon le droit divil, une telle prescription est maintenue, mais, selon le droit canonique, cette personne ne peut bйnйficier de la prescription. La raison de cette contradiction est que la fin poursuivie par le lйgislateur civil est diffйrente, а savoir, йtablir et maintenir la paix entre les citoyens, qui serait empкchйe si la prescription ne demeurait pas en vigueur. En effet, quiconque le voudrait, pourrait se prйsenter et dire : «Cela йtait а moi», а n’importe quel moment. Mais la fin du droit canonique recherche le repos de l’Йglise et le salut des вmes. Or, personne ne peut кtre sauvй dans le pйchй, et ne peut se repentir du dommage causй а un autre, s’il ne compense pas.

         Il faut donc dire que si quelqu’un dйpasse l’йchйance en possйdant de bonne foi, il n’est pas tenu а restitution, mкme s’il sait que cela appartient а un autre aprиs la prescription, car la loi peut punir quelqu’un dans ses biens pour un pйchй et une nйgligence. et les donner et les concйder а un autre. Mais celui qui dйpasse l’йchйance de mauvaise foi est tenu de corriger et de satisfaire en compensant le dommages qu’il a causйs а un autre.

         <1> Il est vrai que tout appartient au dirigeant pour gouverner, mais non pour qu’il le retienne pour lui-mкme ou le donne а d’autres. Et s’il existe de telles lois, elles sont tyranniques et ne dйlient pas en conscience, mais au for judiciaire et par la violence.

 

<Article 2 [26]> Troisiиmement : est-ce que celui qui a consommй le bien d’un autre est tenu а restitution ?

         Il semble que non.

         <1> En effet, celui а qui appartenait la chose ne peut pas porter plainte contre celui qui l’a consommйe. Entendez : s’il en a un droit, celui-ci est tombй [en dйsuйtude] par prescription.

         Cependant, [celui qui a consommй le bien] a possйdй le bien d’un autre de mauvaise foi, et il l’a consommй.

         Rйponse. Il faut dire que [celui qui a consommй le bien d’un autre] est tenu [а restitution]. La raison en est que tous sont tenus de rendre justice а un autre. Or, la justice consiste en une certaine йgalitй. Ainsi, si l’йgalitй n’est pas rйtablie, quelqu’un ne peut pas кtre juste. Or, c’йtait une inйgalitй d’avoir consommй une chose qui ne lui appartenait pas. Il faut donc qu’il la rende.

         <1> Bien que, selon le droit civil, il ne puisse porter plainte contre celui qui a consommй, il peut cependant [porter plainte] selon le droit divin, dont la fin est le salut des вmes, ce qui s’y oppose.

 

<Question 16> [Sur la fonction des interprиtes de la Sainte Йcriture]

         Ensuite, on a posй quatre questions sur les fonctions : premiиrement, а propos de la fonction des interprиtes de la Sainte Йcriture ; deuxiиmement, de la fonction des prйdicateurs ; troisiиmement, de la fonction des confesseurs ; quatriиmement, de la fonction des vicaires.

 

<Article unique [27]> Premiиrement : est-ce que tout ce que les saints docteurs ont dit venait de l’Esprit Saint ?

         Il semble que non.

         <1> En effet, dans leurs йcrits, il se trouve des erreurs, car ils sont parfois en dйsaccord. Or, ne peut кtre vrai ce qui est dissemblable ou discordant, car les deux parties d’une contradictoire ne peuvent кtre vraies.

         Cependant, il appartient а la mкme personne de faire quelque chose pour une fin et de mener а cette fin. Or, la fin de l’Йcriture, qui vient de l’Esprit Saint, est l’enseignement des hommes. Or, cet enseignement des hommes ne peut exister que par les interprйtations des saints. Les interprйtations des saints viennent donc du Saint-Esprit.

         Rйponse. Les Йcritures ont йtй interprйtйes et donnйes par le mкme Esprit Saint. Ainsi, il est dit en 1 Co 2, 14‑15 : L’homme en tant qu’animal ne perзoit pas ce qui est de Dieu..., mais l’homme spirituel, etc., et principalement pour les choses qui relиvent de la foi, car la foi est un don de Dieu. Et ainsi, l’interprйtation des discours est comptйe au nombre des dons de l’Esprit Saint, 1 Co 12, 11.

         <1> Les charismes [gratiae gratis datae] ne sont pas des habitus, mais des mouvements de l’Esprit Saint ; autrement, s’ils йtaient des habitus, par le don de prophйtie, un prophиte aurait une rйvйlation quand il le voudrait, ce qui est faux. C’est pourquoi l’esprit est parfois touchй par l’Esprit Saint au sujet de choses secrиtes а rйvйler, et parfois il ne l’est pas, et certaines choses leur demeurent cachйes. Ainsi, Йlisйe dit, 2 R 3, 27 : Le Seigneur me l’a cachй. Parfois aussi, [les prophиtes] disent certaines chose d’eux-mкmes, comme cela est clair а propos de Nathan, qui recommanda а David de construire le temple, mais fut ensuite repris par Dieu et, comme en se rйtractant, l’interdit а David, mкme de la part de Dieu. Toutefois, il faut tenir que tout ce qui est contenu dans la Sainte Йcriture est vrai, autrement, celui qui aurait une opinion contraire а cela serait hйrйtique. Mais les interprиtes, dans les autres choses qui ne relиvent pas de la foi, ont dit beaucoup de choses comme elles leur paraissaient, et c’est pourquoi, dans ces choses, ils ont pu se tromper. Cependant, ce que disent les interprиtes n’exige pas qu’il soit nйcessaire de croire а eux, mais seulement а l’Йcriture canonique, qui se trouve dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament.

 

<Question 17> [Sur la fonction des prйdicateurs]

         Ensuite, on s’est interrogй sur les prйdicateurs. Et, а ce propos, on a posй deux questions.

 

<Article 1 [28]> Premiиrement : est-ce que quelqu’un peut prкcher de sa propre autoritй, de sorte qu’il soit permis de prкcher sans la permission d’un prйlat ?

         Il semble que oui.

         <1> En effet, prкcher, c’est faire du bien а quelqu’un. Or, nous devons faire le bien а l’йgard de tous, Ga 6, 10. Donc, etc.

         <2> Il est dit dans l’Ecclйsiastique : Dieu a confiй chacun а son prochain. Donc, etc. (Si 17, 12).

         Cependant, [il est dit] en Rm 10, 15 : Comment prкcheront-ils s’ils ne sont pas envoyйs ? Donc, etc.

         Rйponse. Personne, quelle que soit la grandeur de sa science ou de sa saintetй, ne peut prкcher, а moins qu’il ne soit envoyй par Dieu ou par un supйrieur, car tout agent n’est destinй agir que sur la matiиre appropriйe, qui est l’objet de son service. Or, l’exhortation et l’enseignement sont une prйdication si elles sont publiques et concernent toute l’Йglise. C’est pourquoi personne ne peut exercer [une fonction] qui requiert une autoritй publique qu’en vertu de l’autoritй d’un prйlat.

         <1> Il est permis а tout le monde d’accomplir un bien qui lui est proportionnй, et non n’importe quel bien.

         <2> Dieu a ordonnй d’avertir le prochain par un avertissement privй et familier.

 

<Article 2 [29]> Deuxiиmement : est-ce que celui а qui un dirigeant sйculier l’interdit doit abandonner la prйdication ?

         Il semble que non.

         <1> Mt 10, 28 : Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, est adressй aux prйdicateurs. Ceux-ci ne doivent donc pas abandonner la prйdication par crainte de dirigeants.

         <2> De plus, Ac 5, 29 : Il faut obйir а Dieu plutфt qu’aux hommes. Or, Dieu a ordonnй principalement aux prйlats de prкcher, 2 Tm 4, 2 : Prкche la parole, etc. Donc, etc.

         <3> De plus, personne ne doit obйir а ce par quoi celui qui ordonne commet un pйchй. Or, le dirigeant pкche en interdisant cela. Donc, etc.

         Cependant, [on lit] dans Ac 13, 46 : Parce que vous avez rejetй le royaume de Dieu, etc. De plus, Mt 10, 23 : Si vous кtes persйcutйs dans une ville, fuyez dans une autre.

         Rйponse. Il est nйcessaire de faire ici une double distinction.

         En effet, lorsqu’il est dйfendu а quelqu’un de prкcher, ou bien cela est interdit seulement par un tyran, ou bien cela l’est par un tyran et par le peuple. Dans le premier cas, comme il y en a certains parmi la multitude qui veulent йcouter, la prйdication ne doit pas кtre abandonnйe, bien qu’elle doive кtre ajustйe selon les moments et les lieux, de sorte qu’elle ne soit pas abandonnйe par crainte du tyran. Et parfois mкme, il serait permis de prкcher de maniиre secrиte dans les maisons, comme on lit que l’Apфtre l’a fait (Ac 20, 20). Dans le second cas, le prйdicateur doit abandonner et fuir en d’autres endroits, selon l’ordre du Seigneur. Et Grйgoire aussi dit dans le Dialogue, que, «lorsque tous sont mauvais et endurcis, on doit leur dire cette parole de l’Apфtre : Parce que vous avez rejetй le royaume de Dieu, etc.»

         Une autre distinction doit кtre faite ici, car le prйdicateur a charge d’вmes ou il ne l’a pas, c’est-а-dire qu’il prкche en vertu de l’obligation de sa fonction ou de sa propre initiative. Dans le premier cas, il ne doit pas abandonner son troupeau, mкme en danger de mort, pourvu qu’il puisse faire du bien en demeurant avec son troupeau. Dans le second cas, mкme s’il pouvait produire du fruit parmi ces gens, il n’est pas tenu d’insister ni de mettre sa vie en danger, sinon dans une situation donnйe, par exemple, si quelqu’un voulait corrompre la foi. Alors, lа oщ la foi pйricliterait, il est tenu de donner sa vie pour ses frиres, car cela est l’objet d’un commandement dans ce cas. Mais si une telle situation ne menace pas, alors cela est l’objet d’un conseil, car tous les conseils deviennent des prйceptes, le cas йchйant.

         <1> Dieu a ordonnй de prкcher, toutefois, d’une maniиre ordonnйe et de la maniиre dont cela peut кtre utile au salut des вmes.

         <2> On ne doit pas abandonner quelque chose qui relиve de Dieu par crainte de la mort ; mais si quelqu’un se met en danger sans raison et sans nйcessitй, cela n’est pas fait sagement.

         <3> Cela est faux. Car, selon Augustin, «parfois l’empereur pкche en ordonnant а un soldat dйvфt de faire par obйissance ce qui n’est pas pйchй pour lui, surtout s’il n’est pas йvident que cela soit un pйchй pour le soldat».

 

<Article 3 [30]> Troisiиmement : est-il permis а des prйdicateurs de recevoir des aumфnes de la part d’usuriers ?

         Il semble que non.

         <1> 1 Co 9, 11 : Si nous semons chez vous des choses spirituelles, etc.

         <2> De plus, le droit naturel comporte que l’homme vive de son travail : L’ouvrier mйrite son salaire, etc. (1 Tm 5, 18). En effet, cela a йtй concйdй а l’homme par le crйateur : Dans la sueur, etc. (Si 3, 19).

         Cependant, les usuriers ne possиdent rien qui n’appartienne а un autre.

         Rйponse. А parler gйnйralement, on ne peut pas faire l’aumфne а partir du vol, de l’usure et des choses de ce genre. Is 61, 8 : Je hais l’holocauste qui provient du vol. Cependant, dans un cas particulier, il est permis aux prйdicateurs qui prкchent а des ususriers et les avertissent de restituer d’en recevoir : c’est lа une raison. Autre raison : quand ils n’ont rien d’autre pour vivre, car «en cas d’extrкme nйcessitй, tout est commun», et il est permis а tous de recevoir pour vivre et selon leurs besoins.

 

<Question 18> [Sur la fonction des confesseurs]

 

<Article unique [31]> Ensuite, on a demandй, а propos de la fonction des confesseurs, si quelqu’un peut entendre une confession par permission du seigneur pape, sans l’autorisation de son propre prйlat.

         Il semble que non,

         <1> En effet, chacun est tenu de se confesser а son propre prкtre. Donc, etc.

         <2> De plus, le pape [n’entend] faire de tort а personne par une permission.

         Cependant, le pape est au-dessus de tous. Il peut donc confier et permettre а qui il veut ce qu’il veut et autant qu’il le veut.

         Rйponse. Certains disent que n’importe quel prкtre peut absoudre n’importe qui du pйchй et, bien qu’il n’agisse pas bien en absolvant, cependant [cette personne] est absoute. La raison donnйe par ceux-ci est que, par son ordination, sont en mкme temps donnйs au prкtre le pouvoir de consacrer le corps du Christ et le pouvoir des clйs. C’est pourquoi, de mкme qu’il peut consacrer n’importe quelle hostie, de mкme peut-il absoudre n’importe qui. — Mais cela est erronй, car personne ne peut absoudre de sa propre autoritй que celui qui lui est soumis d’une certaine faзon, car les actes sont posйs sur leur matiиre propre, et l’absolution sacramentelle comporte un jugement. Or, celui-ci, а savoir, le jugement, ne s’exerce que sur des subordonnйs et des infйrieurs. Ainsi, celui qui n’a pas de subordonnй ne peut absoudre. Et ainsi, la juridiction donne au prкtre une matiиre dйterminйe. Mais il en va autrement de l’hostie, qui est une matiиre dйterminйe. Ainsi donc, celui а qui aucune charge [d’вmes] n’est confiйe, «voit sa clй liйe», comme disent les juristes, а savoir, qu’il n’a aucune matiиre.

         D’autres disent que personne ne peut, mкme par l’autoritй d’un prйlat supйrieur, absoudre un subordonnй d’un prйlat infйrieur contre la volontй de celui-ci, par exemple, il ne peut absoudre quelqu’un par l’autoritй de l’йvкque contre la volontй d’un prкtre de paroisse. — Cela aussi est erronй, car, pour absoudre, le pouvoir sacerdotal et la juridiction sont requis. Or, l’йvкque a une juridiction immйdiate sur tous. Ainsi, l’йvкque peut entendre les confessions de tous, mкme contre la volontй d’un prкtre de paroisse, et de mкme, celui а qui l’йvкque le confie, et encore bien davantage si le pape le [lui] confie. Toutefois, un archevкque, parce qu’il n’a pas juridiction immйdiate sur tous [les fidиles] de son archevкchй, si ce n’est en appel, ne peut donner la permission ou l’autoritй d’entendre des confessions contre la volontй de l’йvкque diocйsain suffragant.

         <1> Cela est clair aprиs ce qui a йtй dit, car l’йvкque et le pape ont un pouvoir plus grand que le prкtre.

         <2> Cela ne cause pas de dommage, mais vient en aide, car entendre les confessions n’a pas йtй dйcidй en faveur des confesseurs ; autrement, beaucoup de fidиles seraient des esclaves, s’il leur йtait nйcessaire de confesser leurs pйchйs pour l’honneur des prкtres. Mais cela a йtй йtabli pour le salut des вmes.

 

<Question 19> [Sur la fonction des vicaires]

 

<Article unique [32]> Ensuite, on a demandй, а propos de la fonction des vicaires, si le vicaire de quelqu’un peut se faire remplacer par un autre.

         Il semble que oui.

         <1> En effet, l’effet qui possиde la puissance de la cause a pouvoir sur ce que peut la cause.

         Cependant, cela serait contraire а ce que dit Pr 27, 23 : Prends soin de connaоtre le visage de ton troupeau.

         Rйponse. Celui qui est йtabli comme vicaire ne peut confier tout son pouvoir, mais il peut [en confier] une partie, car l’intention du commettant est que celui а qui il le confie le mette en њuvre comme il le peut, et peut-кtre celui-ci ne peut-il pas accomplir tout ce qui lui a йtй confiй. Ainsi, il peut en confier quelque chose а un autre.

         <1> L’effet ne possиde pas toujours toute la puissance de la cause, а moins que <...> un йvкque.

         <2> Il fait cela afin de connaоtre le visage de son troupeau.

 

<Question 20> [Sur le pйchй originel]

         Ensuite, on posait des questions sur ce qui se rapporte а la faute : premiиrement, sur les pйchйs ; deuxiиmement, sur les peines.

         Sur le premier point, on a posй deux questions : premiиrement, sur ce qui se rapporte а la faute originelle ; deuxiиmement, а la faute actuelle.

 

<Article unique [33]> А propos du pйchй originel, on a demandй s’il est transmis par la transmission de la semence.

         Rйponse. Il faut dire que oui, car le pйchй originel est un pйchй de nature, et il n’atteint la personne que dans la mesure oщ il est dans telle nature. Or, toute la nature humaine est comme un seul homme. Partout donc oщ se trouve cette nature, se trouve le pйchй de nature, qui est le pйchй originel.

         (А remarquer que le coup a raison de faute, non pas en tant qu’il est donnй par la main, mais en tant qu’il a son principe dans la volontй.)

 

<Question 21> [Sur le pйchй en pensйe]

         Ensuite, on a posй des questions sur le pйchй actuel. Et, en premier lieu, on a posй deux questions sur le pйchй en pensйe.

 

<Article 1 [34]> Premiиrement : est-ce que le consentement au plaisir est un pйchй mortel ?

         Rйponse. Ici, on ne s’interroge pas sur le consentement au plaisir de l’acte, car cela est clairement mortel, mais sur le consentement au seul acte de la pensйe, comme lorsque quelqu’un pense au plaisir de la fornication, s’en dйlecte et que cette pensйe lui plaоt. Il existe donc une double pensйe du plaisir : soit par la pensйe elle-mкme, soit en raison de la chose а laquelle on pense. La premiиre survient losque quelqu’un pense а un triangle ou aux guerres du roi, non pas en raison du roi, mais en raison de la pensйe mкme. La seconde survient lorsque je me dйlecte en pensant а un ami pour lui-mкme, qui me devient prйsent par la pensйe et dans la pensйe. Ainsi donc, une pensйe peut кtre pensйe comme dйlectable en tant que pensйe, et ainsi elle n’est pas pйchй, comme si je dois parler de la fornication et que surgissent de belles routes, et que je prends plaisir. Mais si la pensйe se dйlecte de la chose pensйe, cela ne peut venir que de l’amour de la fornication. C’est pourquoi y consentir, c’est consentir а l’amour et а l’usage d’une chose dйfendue, et cela est donc pйchй mortel.

 

<Article 2 [35]> Deuxiиmement, а propos du soupзon : est-il un pйchй mortel ?

         Il semble que oui.

         <1> En effet, Dieu menace ceux [qui sont soupзonneux], Is 5, 20 : Malheur а vous qui dites, etc.

         Cependant, а propos de : Ne jugez pas avant le temps (1 Co 4, 5), la Glose dit que c’est un pйchй vйniel.

         Rйponse. Dans ce qui est pйchй mortel par son genre, les mouvements imparfaits ne sont pas des pйchйs mortels, mais vйniels. En effet, l’adultиre est [un pйchй] mortel, а savoir, lorsqu’il y a volontй complиte, mais non lorsque celle-ci est incomplиte. En effet, ce n’est pas tout mouvement de la concupiscence qui est pйchй mortel. Or, le jugement est double : [celui qui porte] sur les choses et [celui qui porte] sur les personnes. Le jugement sur les choses est toujours pйchй mortel, par exemple, dire que faire l’aumфne est mal. Mais le jugement sur les personnes, bien qu’il soit parfois faux, n’est cependant pas toujours pйchй, а moins qu’il ne soit entiиrement tйmйraire. C’est pourquoi Augustin, а propos du sermon du Seigneur sur la montagne, [йcrit] : «Si nous nous trompons en jugeant des personnes, nous ne nous trompons pas en jugeant des choses. Mais lorsque, а partir d’une chose lйgиre, un jugement ferme s’installe dans le cњur, parfois il est mortel, parce qu’il est accompagnй de mйpris pour le prochain.»

         Or, le soupзon et quelque chose d’imparfait dans le genre du jugement ; il est donc un mouvement imparfait. C’est pourquoi il n’est pas mortel par son genre, bien que, s’il provient de la haine, il soit parfois mortel.

         <1> Celui qui dit qu’un bon est mйchant, etc., ne soupзonne pas, mais juge ; il pиche donc <mortellement>.

 

<Question 22> [Sur le pйchй par action]

         Ensuite, on a posй trois questions sur le pйchй par action.

 

<Article 1 [36]> Premiиrement : est-il permis de recourir au sort, surtout а l’ouverture de livres [au hasard] ?

         Rйponse. Le sort est а proprement parler un jugement attendu de quelque chose, portй par quelqu’un en vue de s’enquйrir de ce qui est occulte. Je dis : «portй par quelqu’un» (car s’enquйrir de ce qui est fait par d’autres n’est pas un sort, mais une augure ou quelque chose d’autre), comme lorsque quelqu’un agit comme les gйomanciens, en recourant а des dйs, а des pailles et а l’ouverture de livres. Or, cela est fait pour trois choses : pour s’enquйrir de la volontй, pour consulter en cas de doute ou pour prйdire. Et ainsi, il existe trois sorts : [le sort] de dйcision, [le sort] de consultation et [le sort] divinatoire.

         Certains les pratiquent comme s’ils s’en remettaient au destin, comme lorsqu’on ne voit pas qui doit partir, faisons appel au sort pour savoir qui doit partir. Et parfois cela est sans importance. Certains [les pratiquent] pour s’enquйrir du jugement d’une chose, comme lorsque certains, pour s’enquйrir du jugement des astres, <...> comme les gйomanciens, qui disent que la main est mue selon le mouvement du ciel. Et cela est un pйchй. Certains veulent connaоtre le jugement du Diable, comme Nabuchodonosor, et cela est un sacrilиge. Certains [veulent connaоtre] le jugement divin, et ainsi, cela n’est pas toujours un pйchй.

         Ainsi, le sort divinatoire comporte quatre degrйs : au premier, il est parfois pйchй vйniel ou n’est pas pйchй ; au deuxiиme, il est pйchй, ainsi qu’au troisiиme ; mais, au quatriиme, il n’est pas toujours pйchй, mais [il l’est] lorsque quelqu’un le pratique sans nйcessitй, car c’est alors tenter Dieu (2 Ch 20, 12) ; ou lorsqu’on le pratique sans la dйvotion appropriйe, comme le dit Bиde, а propos de Ac 1, 26 ; ou lorsque quelqu’un transforme des choses sacrйes en choses temporelles, comme lorsqu’il ouvre des livres pour des choses temporelles ; ou lorsque certains ne s’entendent pas <dans les йlections ecclйsiastiques et recourent ainsi au sort>, car cela est faire injure а l’Esprit Saint, que l’on croit кtre fermement prйsent dans l’Йglise ou dans les assemblйes. Toutefois, dans l’йlection des dirigeants sйculiers, rien n’empкche de recourir au sort.

 

<Article 2 [37]> Deuxiиmement, а propos de la retenue du superflu : est-ce que celui qui ne donnepas du superflu qu’il possиde pour Dieu commet un pйchй ?

         <1> En effet, Augustin dit que celui qui retient, etc. <...>

 

<Article 3 [38]> Troisiиmement, а propos de la perplexitй : est-ce que quelqu’un peut кtre perplexe ?

         <...>

 

<Question 23> [Sur les peines]

         Ensuite, on a posй des questions sur les peines.

 

<Article 1 [39]> Premiиrement, а propos de la peine temporelle : est-ce qu’un religieux doit кtre expulsй en raison d’un pйchй contre la vie religieuse, s’il est disposй а se corriger et а supporter une peine ?

         Rйponse. L’Apфtre dit : Йcartez le mal parmi vous ; un peu de levain, etc. (1 Co 5, 13 et 5, 6). Or, quelqu’un est йcartй soit par une peine corporelle, et il est ainsi clair qu’est йcartй mкme celui qui voudrait faire pйnitence de quelque maniиre que ce soit, comme l’homicide est suspendu aussi longtemps qu’il se repente ; soit par une peine spirituelle, et l’Йglise ne fait pas cela, а moins que qu’on ne soit obstinй. La raison en est que, par une peine corporelle, est enlevй quelque chose de temporel, qui peut кtre compensй par un plus grand bien ; mais le bien spirituel qui est perdu ne peut кtre compensй. C’est pourquoi la vie religieuse ne doit pas infliger une telle peine, aussi longtemps que [le coupable] veut se corriger, et ce qu’est l’excommunication dans l’Йglise, l’expulsion de la vie religieuse l’est. C’est pourquoi il faut dire que personne ne doit кtre expulsй qu’en raison de son obstination, mais il doit кtre sйquestrй d’une autre maniиre, dans une prison ou autrement.

 

<Article 2 [40]> Deuxiиmement, а propos de la peine йternelle : est-ce que l’вme sйparйe du corps souffre naturellement du feu corporel ?

         <...>

 

<I> <Anonyme> <Question sur la pйnitence>

         On a demandй si l’homme peut se repentir d’un pйchй sans se repentir des autres.

         Il semble que oui.

         <1> En effet, les pйchйs ne sont pas connexes.

         <2> Si tu dis que [ce pйchй] n’est pas remis parce que l’offense envers Dieu n’est pas йcartйe, qui demeure toujours avec le pйchй, Sg 10, 21 s’oppose а cela : Tu aimes toutes choses, etc., et Si 12, 3 : Le Trиs-Haut dйteste les pйcheurs. Il est donc clair que les pйcheurs sont aimйs par Dieu en raison de leur nature et sont dйtestйs pour leur faute. Ainsi rien n’empкche que quelqu’un soit aimй de Dieu pour une chose et ne soit pas aimй [de Lui] pour une autre.

         <3> De plus, il est dit en 1 Jn 4, 10 : Ce n’est pas nous qui avons aimй Dieu, etc. Par cela, il est clair que le mouvement de notre amour est prйcйdй par [l’amour] de Dieu. Ainsi, lorsque quelqu’un qui est empкtrй dans de nombreux pйchйs en йcarte un et n’йcarte pas les autres, il semble faire cela parce qu’il est mы par l’amour de Dieu.

         <4> De plus, les pйchйs sont des dettes, Mt 6, 12. <Mais l’homme peut кtre libйrй d’une dette sans l’кtre d’autres [dettes]. Il en est donc de mкme pour le pйchй.>

         <5> De plus, les pйchйs sont des maladies spirituelles. Mais le mйdecin soigne parfois une maladie plus grave et en nйglige une plus lйgиre.

         <6> De plus, une dйcrйtale dit que celui qui se confesse et «dit cependant qu’il ne peut s’abstenir, doit кtre incitй а la pйnitence par des avertissements sйvиres et salutaires, et qu’une pйnitence soit lui кtre donnйe».

         <7> De mкme, Gratien dit que la pйnitence imposйe commence а кtre efficace lorsque [le pйnitent] est contrit.

         <8> De mкme, Grйgoire dit : «Il y en a qui, alors qu’ils suppriment certains vices, persйvиrent fortement dans d’autres.»

         <9> De mкme que par le pйchй quelqu’un est exclu de la vie йternelle, de mкme l’est-il de la communautй des fidиles par l’excommunication. Or, celui qui a йtй excommuniй par plusieurs excommunications peut кtre absous d’une sans l’кtre des autres.

         <10> De plus, si quelqu’un se confesse d’un [pйchй] et non des autres, et qu’une pйnitence lui est donnйe et qu’il l’a accomplie, si par la suite il se convertit et confesse les autres, une autre pйnitence ne doit pas lui кtre imposйe pour le premier, car il est dit en Nb 1, 19 que Dieu ne jugera pas deux fois la mкme chose. La premiиre pйnitence йtait donc suffisante pour ce pйchй.

         <11> De plus, un pйchй peut кtre davantage enlevй par son contraire que par le contraire de son effet. Or, l’effet du pйchй est l’offense envers Dieu, а laquelle s’oppose la vertu de charitй. Ainsi, puisque le vice s’oppose au vice, comme l’avarice а la prodigalitй, un vice peut кtre enlevй par un vice contraire, par exemple, si quelqu’un devient avare aprиs avoir йcartй la prodigalitй. Un tel vice peut donc кtre enlevй sans la charitй. Quelqu’un peut donc кtre purifiй d’un pйchй sans la charitй.

         <12> De plus, un habitus acquis adhиre moins qu’un habitus infus. Or, un [habitus] acquis n’est pas enlevй par un seul acte. L’[habitus] infus ne l’est donc pas non plus. Puisque la pйnitence est un habitus infus, la vertu de pйnitence n’est donc pas enlevйe par le fait que l’homme est dans un seul pйchй.

         <13> De plus, parmi les њuvres de la pйnitence, on compte les њuvres de misйricorde. Or, lorsque celles-ci sont faites en йtat de pйchй, elles n’ont pas de valeur, comme le dit clairement Ambroise : «L’enseignement chrйtien se rйsume а la piйtй ; si quelqu’un souffre de l’inclination de la chair, il recevra des coups, mais il ne pйrira pas.» — De mкme, les aumфnes de Corneille, alors qu’il n’йtait pas encore baptisй, ont йtй acceptйes par Dieu (Ac 10, 4).

         <14> De plus, Jйrфme dit que les Sodomites ont йtй punis, de mкme que les Йgyptiens, «afin qu’ils ne soient pas punis йternellement». Par cela, on voit que la peine temporelle libиre de [la peine] йternelle. Or, quelqu’un peut кtre puni pour un pйchй, et non pour un autre.

         <15> De plus, la pйnitence consiste а pleurer les pйchйs commis. Or, cela peut se faire d’un pйchй, sans que ce soit fait pour un autre.

         <16> Alors que cesse l’effet, parfois la cause demeure. Or, la cause du pйchй est l’orgueil. Une fois йcartйs les autres pйchйs, l’orgueil peut donc demeurer.

         <17> De plus, Dieu a une une misйricorde plus grande que l’homme. Or, l’on peut donner а un homme satisfaction d’une offense, et non d’une autre.

         <18> De plus, un mouvement du libre arbitre est nйcessaire pour la pйnitence. Si donc il faut se repentir de tous [les pйchйs] en mкme temps, il faut que le mouvement du libre arbitre se porte sur tous les pйchйs, et ainsi, la rйmission des pйchйs exige beaucoup de temps. Ce qui ne semble pas кtre le cas, car «la grвce du Saint-Esprit ne connaоt pas de longs efforts». — De mкme, le pйcheur oublie parfois certains pйchйs ; ainsi, ils ne lui seraient pas remis, s’il devait se repentir de tous.

         <19> De plus, le Philosophe dit que «ce qui est juste est ce qui est supportй en en sens contraire». Or, l’homme peut supporter une chose en sens contraire, et non une autre.

         <20> De plus, les vertus politiques ne sont pas connexes. Or, la vertu politique est celle qui йcarte le pйchй opposй. Elle peut donc coexister avec un autre pйchй.

         <21> De plus, а propos de Lm 3, 52 : Ils m’ont saisi en me chassant, Ambroise dit : «La oщ la foi a manquй, la peine satisfait.» Or, le manque de foi est un pйchй d’infidйlitй. Un homme peut donc satisfaire pour un pйchй tout en demeurant dans l’infidйlitй.

         <22> De plus, Zachйe promit de satisfaire, mais il n’a promis de satisfaire que pour ce qu’il avait pris d’une mauvaise maniиre. Cependant, le Seigneur lui dit : Aujourd’hui, [le salut] est arrivй а cette maison, etc. (Lc 19, 9).

         <23> De plus, on peut enlever une difformitй dans une partie du corps sans en enlever une dans une autre. Or, dans l’вme, le concupiscible et l’irascible sont comme des parties distinctes. Un pйchй peut donc кtre enlevй d’une partie sans qu’un autre soit enlevй dans une autre.

         <...> De plus, les pйchйs vйniels adhиrent davantage que les pйchйs mortels, car il ne peut exister d’homme sans pйchй vйniel. Or, un pйchй vйniel peut кtre remis sans les autres.

         <24> De plus, dans la pйnitence, il existe un instant ultime oщ quelqu’un est pйcheur, et un premier instant oщ il commence а кtre juste. Or, soit qu’il y ait deux instants, et cela ne peut кtre, car un temps existe toujours entre les deux, et ainsi, pendant ce temps, il ne serait ni juste ni pйcheur, ce qui est faux. Il s’agit donc du mкme instant oщ quelqu’un est pйcheur et juste. Quelqu’un peut donc кtre en mкme temps pйcheur et juste. Et ainsi, un pйchй peut кtre remis sans les autres.

         <25> <...>

         Cependant, personne ne satisfait que par une action acceptйe par Dieu. Or, les actions faites en йtat de pйchй ne sont pas acceptйes par Dieu. Donc, etc.

         Rйponse. Dans la pйnitence, nous pouvons considйrer deux choses, а savoir, les parties de la pйnitence et les effets de la pйnitence.

 

* * *

 

         Si nous considйrons donc l’effet de la pйnitence, qui est la rйmission des pйchйs, ainsi un pйchй ne peut d’aucune maniиre кtre remis sans un autre.

         La raison de ceci est triple.

         La premiиre tient а la condition de la cause de la rйmission du pйchй, qui est la charitй. Pr 10, 12 : La charitй couvre tous les pйchйs. Or, tout pйchй mortel s’oppose а la charitй du fait qu’il s’oppose а un commandement de Dieu et que celui qui agit contre un commandement de Dieu agit contre la charitй et n’aime pas Dieu. Ainsi, il est impossible que la charitй existe en mкme temps que le pйchй mortel. Si donc le pйchй n’est remis que par la charitй, par consйquent, etc.

         La deuxiиme raison vient de la disposition du pйcheur, car celui qui est en йtat de pйchй est, en tant que tel, comme un membre mort. Or, la rйmission du pйchй se fait par l’influx de la grвce а partir de notre tкte, le Christ. Or, la tкte n’influe par sur un membre mort, mais seulement sur [un membre] vivant.

         La troisiиme raison vient de la rйmission des pйchйs, qui est une rйconciliation avec Dieu. Car la notion de faute ou de culpabilitй tient а l’offense faite а Dieu. La rйmission du pйchй n’est donc rien d’autre que la rйmission de l’offense faite а Dieu par l’homme. Aussi lontemps donc que quelqu’un a la volontй d’offenser [Dieu], l’offense ne lui est pas remise. En effet, aux yeux de Dieu, penser en son cњur ou penser а une offense dans son cњur est la mкme chose que pour nous commettre une offense.

 

* * *

 

         Mais si nous parlons des parties de la pйnitence, qui sont la contrition, la confession et la satisfaction, la mкme chose apparaоt.

         Premiиrement, il apparaоt ainsi que se repentir de cette maniиre n’est pas la contrition. Car la contrition est la peine d’avoir pйchй. Or, quelqu’un ne peut pas avoir la peine qui vient de la contrition pour un pйchй, s’il ne souffre par pour un autre [pйchй]. Car, en cela, il faut chercher la raison de la douleur, puisqu’un seul motif de douleur rйalise la contrition. En effet, si tu es peinй parce que tu as perdu quelque chose de temporel, ou parce que tu es tombй dans un mal temporel et corporel, cette douleur n’est pas la contrition, mais [c’est la contrition] si tu es peinй d’avoir commis une faute contre Dieu. Et si tu as une telle peine, il faut nйcessairement que tu sois peinй de tout ce qui va contre Dieu et de chaque chose, pour autant que cela va contre Dieu et parce que cela a raison d’offense. Et si tu es ainsi peinй d’un pйchй pour cette raison, tu seras peinй et te repentira de tous ; et si tu [ne te repens] pas de tous, tu ne seras pas non plus contrit d’un seul, je veux dire, de la contrition qui est une partie de la pйnitence.

         De mкme aussi, il ne s’agit pas dans ce cas d’une confession. En effet, on peut confesser oralement un seul pйchй, mais cette confession n’est pas sacramentelle, car, dans celle-ci, un homme doit se dйvoiler а un ministre de Dieu, а savoir, au prкtre. Or, il ne se dйvoile pas par le fait qu’il cache un pйchй. C’est pourquoi une telle confession de sa part n’est pas sacramentelle, et ainsi il n’est pas dйliй de devoir se confesser selon ce qu’a йtabli l’Йglise. Il doit donc reprendre toute sa confession et se confesser autrement.

         De mкme aussi, il ne s’agit pas d’une satisfaction. En effet, certains ont pensй que seule la peine fait partie de la satisfaction, et ainsi quelqu’un pourrait кtre puni pour un [pйchй], et non pour un autre. Mais cela est faux, car alors ceux qui sont punis en enfer feraient satisfaction, et mкme ceux qui sont punis malgrй eux. Mais la satisfaction est un acte mйritoire par la grвce, car satisfaire, c’est faire un acte agrйable а Dieu. Or, les actes faits sans charitй ne sont pas agrйables а Dieu, et ainsi ils ne sont pas une satisfaction. Aussi longtemps donc que reste dans l’homme un pйchй, ses њuvres sont sans charitй.

         Et ainsi, quelqu’un ne peut se repentir d’un pйchй, alors qu’il en demeure un autre dans sa volontй.

         <1> Bien que les pйchйs ne soient pas connexes et qu’il puisse en existe un sans un autre, l’un ne peut cependant кtre remis sans l’autre, car la cause de la rйmission est unique, а savoir, la charitй ; si elle n’existe pas, le pйchй n’est pas remis.

         <2> Aimer, c’est vouloir du bien а quelqu’un. Dieu aime ainsi quelque chose en lui voulant du bien. Or, il existe une double bien : celui de la nature et celui de la grвce. [Dieu] veut le bien de nature pour toute crйature — et l’objection vient de cela. Mais il ne veut le bien de la vie йternelle que pour celui qui est en йtat de charitй. Et il est ainsi possible qu’il aime quelqu’un en lui voulant un bien de nature, mais non selon le bien de la gloire. Or, qu’il aime un homme pour ce qui est de la rйmission d’un [pйchй], mais non pour ce qui est de la rйmission d’un autre, cela est impossible, а savoir, en lui voulant le bien de la grвce et de la gloire.

         <3> Si un homme bon a йtй mы par la haine d’un pйchй et s’il est ordonnй par l’amour de Dieu de quelque faзon que ce soit, mais pas toujours par [cet] amour selon lequel [Dieu] aime en vue de la vie йternelle, mais par lequel il aime en vue d’un autre bien qu’il veut aux hommes.

         <4> Dans l’Йthique, le Philosophe fait une distinction entre une double йgalitй : celle de l’amitiй et celle de la justice. La diffйrence est que l’йgalitй de la justice consiste dans des choses, et celle de l’amitiй dans un sentiment. La premiиre йgalitй peut кtre rйtablie sur un point sans кtre rйtablie sur un autre : ainsi, si tu as pris un cheval et une tunique, l’un peut кtre rendu sans l’autre. Mais, dans l’amitiй, l’amitiй elle-mкme n’est pas rйtablie sans кtre entiиrement rйtablie, car tu ne seras pas rйconciliй d’une offense si ton вme continue d’entretenir le propos d’offenser.

         <5> Le mйdecin ne soigne pas toutes les maladies par un seul remиde ; c’est pourquoi il ne guйrit pas en entier. Mais Dieu soigne toutes les maladies par un seul art, а savoir, la charitй ; c’est pourquoi il la guйrir en entier.

         <6> Cette dйcrйtale doit кtre interprйtйe non pas au sens oщ une pйnitence doit кtre imposйe si [le pйcheur] ne veut pas s’abstenir, car imposer une pйnitence, c’est obliger а quelque chose un homme absous. Si on ne peut l’absoudre, on ne doit pas le lier, mais il faut lui enjoindre de se prйparer а la pйnitence. Par consйquent, le confesseur doit l’inciter au propos de s’abstenir et а faire confiance а la foi et а la grвce, qui pourront le dйtourner du mal au-delа ses propres forces. Et [le confesseur] doit l’exhorter de cette maniиre.

         <7> А propos de Gratien, il faut dire que Gratien avait cette opinion, а savoir que, dans la satisfaction, il ne fallait considйrer qu’une seule peine, parce qu’il ne considйrait la satisfaction que selon qu’elle rйtablissait l’йgalitй de la justice, et non celle de l’amitiй. Or, ce n’est pas l’opinion aujourd’hui. Mais а supposer que l’absolution n’ait pas de valeur pour celui qui se confesse de maniиre trompeuse, n’en a-t-elle pas aprиs qu’il s’est converti et que la tromperie a йtй йcartйe ? Non. Dans le baptкme, c’est le cas, car, dans le baptкme, un caractиre est imprimй, mais non dans l’absolution du prкtre.

         <8> Cela s’entend de l’acte ou de la cessation de l’acte, car, lorsque quelqu’un est portй а la luxure, puis devient avare, la luxure cesse pour ce qui est de l’acte. Mais cela ne vaut pas pour la culpabilitй.

         <9> Dans l’excommunication, il n’y a qu’une peine, et non une offense. Ainsi, seule l’йgalitй de la justice s’y trouve-t-elle rйtablie.

         <10> Il faut ici faire une distinction, car si une pйnitence a d’abord йtй imposйe ou une satisfaction dont l’effet demeure identifiable [chez le pйnitent], par exemple, s’il lui a йtй ordonnй de donner 10 marcs ou d’aller а Saint-Jacques, l’effet demeure, car il est appauvri ou affaibli. Et une telle satisfaction, si elle a йtй faite une fois, ne doit pas кtre renouvelйe, mais elle doit кtre acceptйe. Mais s’il s’agit d’une pйnitence dont l’effet ne demeure pas identifiable, par exemple, un jeыne, des priиres ou des choses de ce genre, ces choses doivent кtre reprises.

         <11> Par un pйchй contraire est enlevй l’acte ou l’habitus contraire, mais non la culpabilitй, car elle est parfois augmentйe.

         <12> Un habitus acquis n’est pas enlevй par une seul acte, pas plus qu’il n’est engendrй [par un seul acte] ; mais [l’habitus] infus, oui, car la conservation d’une chose dйpend de sa cause, et si celle-ci est enlevйe, l’effet est enlevй. Or, la cause de la vertu infuse est l’orientation continue de l’esprit vers Dieu, et celle-ci est enlevйe par le pйchй mortel.

         <13> А propos des њuvres de misйricorde, il faut dire qu’а cause de ces autoritйs et [d’autoritйs] semblables, certains croient que l’homme, quel que soit le nombre de pйchйs qu’il fasse, pourvu qu’il fasse de larges aumфnes, obtiendra en dйfinitive le pardon de ses pйchйs. Mais cela va а l’encontre de 1 Co , 10 : Ceux qui agissent ainsi, [n’obtiendront pas] le royaume de Dieu, etc. C’est pourquoi l’homme qui meurt avec quelque pйchй que ce soit, ne parvient pas а la vie йternelle. Il faut donc l’entendre des њuvres de misйricorde correctement accomplies, et tu fais cela si d’abord tu prends ton вme en pitiй en plaisant а Dieu. Et ce que dit Ambroise : «[L’enseignement chrйtien] se rйsume, etc.», certains l’interprиtent de la luxure vйnielle ; mais cela ne tient pas. Il ne faut donc pas comprendre que si quelqu’un, а la suite d’aumфnes, souffre de l’inclination de la chair et y meurt, il ne perira pas, mais que, bien que certains comme ceux-lа pиchent parfois, cependant Dieu leur assure sa providence et leur prйpare un chemin vers le salut par la pйnitence. — А propos de Cornielle, il faut dire qu’il avait la foi, et ainsi le pйchй d’infidйlitй ne se trouve pas en lui. Et Pierre n’a йtй envoyй qu’а quelqu’un qui possйdait une [foi] implicite, qui йtait alors suffisante, et Pierre lui a йtй envoyй pour l’expliciter chez lui.

         <14> Jйrфme explique qu’il ne faut pas l’entendre de n’importe quelle peine, mais d’une [peine] proportionnйe, ce qui n’est pas le cas tant que la volontй demeure obstinйment dans le pйchй. C’est pourquoi ils sont toujours punis et mйritent une peine. Il faut donc l’entendre de ceux qui, dans leur peine mкme, se sont tournйs vers Dieu, contrits pour leurs pйchйs.

         <15> Pleurer avant les faits, non pas en raison d’un dommage temporel, mais а cause de Dieu et avec le propos de ne rien faire contre Dieu, cela est la vraie pйnitence, et il n’y a alors en toi aucun pйchй dont tu ne souffres.

         <16> Si la cause est vraie et propre, la cause posйe, l’effet est produit. Et du fait de la destruction de ce qui suit, l’effet йtant supprimй, la cause est supprimйe. Et cela est vrai dans les causes qui sont en acte, mais non dans les causes en puissance, comme si en йcartant le fait que quelque chose ne soit pas construit en acte, il en dйcoule que le constructeur ne construit pas en acte. Or, l’orgueil est une cause en acte.

         <17> Celui-ci peut satisfaire en prenant au sens large la satisfaction pour la restitution, mais cela n’est pas la satisfaction de la pйnitence ni une partie de celle-ci, mais un certain prйambule. Or, la vraie satisfaction est la rйconciliation de l’amitiй.

         <18> Un mouvement du libre arbitre est nйcessaire, et il doit penser et dйplorer chaque chose, selon ce que dit le psaume : Je laverai chaque nuit ma couche, etc. (Ps 100, 7), et il doit confesser chaque chose. — Mais tu diras que la justification ne s’accomplit pas instantйment. Il faut dire que le pensйe du pйchй peut exister de deux faзons : quant au principe ou quant au terme. Et ainsi, la pensйe prйcиde parfois la contrition, et parfois elle la suit, car parfois en pensant а tout, elle dйplore chaque chose, et parfois elle dйplore globalement et pense а cela. Et ainsi, aprиs cela, la justification se rйalise instantanйment. Et а propos de ce que tu dis, qu’il oublie quelque chose, il faut dire que Dieu ne le lui impute pas, car cela n’est pas en notre pouvoir.

         <19> Cela n’est pas vrai. Dans toute justice, ce qui est juste et ce qui est supportй en sens contraire ne sont pas la mкme chose. Si cela йtait vrai, nous ne parlons pas seulement de l’йgalitй de la justice, mais aussi [de celle] de l’amitiй. Et ainsi, il faut donner satisfaction pour tout.

         <20> Une vertu n’existe pas sans l’autre, ni pour les vertus infuses, qui sont connexes dans la charitй, ni pour les [vertus] acquises, qui sont connexes dans la prudence. Mais cela est vrai des vertus naturelles, car quelqu’un est naturellement inclinй а l’une et non а l’autre. Mais les vertus parfaites existent toutes en mкme temps.

         <21> La foi est prise lа pour la conscience du pйchй, et lorsque quelqu’un n’a pas conscience du pйchй, soit parce qu’il l’a oubliй, soit parce qu’il ne le connaоt pas, en supportant patiemment, il mйrite <le pardon> de tous ses pйchйs.

         <22> Zachйe a peut-кtre fait d’autres choses.

         <23> Il n’en est pas de mкme d’une difformitй du corps et d’une difformitй de l’вme, car la difformitй du corps peut кtre particuliиre, mais la difformitй de l’вme vient de la soustraction de la grвce, qui enlиve toutes les difformitйs.

         <...>

         <24> Il n’existe pas d’instant ultime oщ s’accomplit le pйchй, mais un temps ultime.

         <25> Tu ne crains pas Dieu correctement lorsque tu n’йcartes pas tous les pйchйs et le propos de pйcher.

 

<II> <Anonyme> <Sur l’univers>

         On a posй des questions sur l’univers et sur ses parties.

 

<Question 1> Sur le premier point, on a posй deux questions : sur l’йternitй du monde et sur [sa] fin.

 

<Article 1 [1]>Premiиrement : il semble que le monde soit йternel.

         <1> S’il a commencй, c’est par le fait d’une cause agente, а savoir, Dieu. Or, l’action de Dieu est sa substance. Or, la substance de Dieu est йternelle. Donc, son action aussi, et donc, ce qu’il fait.

         <2> De plus, la cause et ce qui est causй sont en relation : l’un des relatifs йtant posй, l’autre l’est. Or, Dieu existe depuis l’йternitй. Donc, le monde aussi.

         <3> Mais on disait que [le monde a commencй] par la volontй [de Dieu]. Il n’est donc pas question du moment oщ il a existй, mais du moment oщ [Dieu] a voulu [que le monde existe]. Cependant, soit qu’il l’ait toujours voulu, soit non. S’il ne l’a pas toujours [voulu], mais а un certain moment, la volontй de Dieu peut changer. Or, cela est impossible, car sa volontй est son essence. Mais s’il l’a toujours voulu, cela est impossible, car aucune raison n’est donnйe pour laquelle il l’a fait maintenant et non plus tфt. Le monde est donc йternel.<

         Cependant, Gn 1, 1 : Au commencement, Dieu crйa le ciel et la terre. — De mкme, nous disons qu’il viendra juger (Jb 31, 14). — De mкme, il est nйcessaire que la matiиre soit proportionnйe а la forme. Or, la puissance de Dieu est absolument infinie. Aucune matiиre ne lui est donc proportionnйe. [Il a donc fait] le monde а partir de rien.

         Rйponse. Selon le jugement de la foi, le monde n’a pas toujours existй, ni quant а sa substance, ni quant а son mouvement, car, а proprement parler, Dieu seul est йternel. Cependant, pour ce qui est de sa fin, la substance du monde durera, non pas toutefois selon la disposition de ce monde qui existe maintenant, mais elle sera changйe а un certain moment. Ainsi l’Apфtre dit : La figure de ce monde passse (1 Co 7, 31).

         Mais cette position de la foi ne peut кtre dйmontrйe par des raisons suffisantes et dйmonstratives, pas davantage que les autres choses qui relиvent de la foi. De mкme, elle ne peut кtre repoussйe par aucune raison suffisante, car une dйmontration porte sur ce qui est vrai et il n’y a pas de faussetй dans la foi. Ce qui est contre la foi est donc impossible, car а ce qui est vrai ne s’oppose que ce qui est faux.

         Que cela ne puisse кtre dйmontrй et repoussй par une dйmonstration suffisante, la raison en est que les raisons dйmonstratives viennent toujours d’une certaine cause. Or, la cause qui fait le monde est la volontй de Dieu, et [sa cause] finale est la bontй de Dieu. Si tu pouvais le dйmontrer, il faudrait que tu le dйmontres soit du point de vue de la fin — mais cela ne peut кtre, car, la fin йtant posйe, il n’est nйcessaire qu’existe que ce sans quoi la fin ne peut exister ; mais si la fin peut exister sans cela, alors il ne peut y avoir de dйmontration de ce qui se rapporte а la fin. En effet, la bontй de Dieu ne dйpend pas des choses crййes. De mкme, cela ne peut pas кtre dйmontrй du point de vue de la volontй, car celle-ci agit en vue de la fin, et son acte ne comporte aucune nйcessitй que celle qui vient de la fin.

         <1> La substance [de Dieu] est йternelle, et en Dieu il n’y a aucune action nouvelle ; et cependant, son effet n’est pas йternel. Car l’effet ne dйcoule de l’action que selon le principe de l’action, comme, de la chaleur du feu, ne dйcoule un effet que selon le mode de la forme du feu, qui est le principe. Or, la volontй de Dieu est la raison du principe dans l’action de la crйation du monde, et ainsi l’effet n’en dйcoule pas lorsque l’action [le dйtermine], mais lorsque la volontй en dispose.

         <2> Pour ce qui est de la forme du raisonnement, la rйponse est claire. Car, selon le Philosophe, Mйtaphysique, V, «il existe des relatifs dont les deux termes se rapportent l’un а l’autre» ; pour ceux-ci, ce qui est dit ici est vrai. Mais, pour certains [relatifs], l’un des termes se rapporte а l’autre, mais non inversement ; pour ceux-ci, [ce qui est dit ici] n’est pas vrai, comme ce qui est connaissable ne se rapporte rйellement а la science, mais notre science [se rapporte] par elle-mкme а ce qui est connaissable. Ainsi, la conclusion est que si la science se rapporte а ce qui est connaissable, il n’en va pas de mкme inversement. Or, lorsqu’on dit que Dieu est la cause et la crйature, l’effet, on parle d’une maniиre relative selon une faзon de parler, mais la crйature dйpend de sa cause, а savoir, de Dieu, et non l’inverse. Toutefois si tu dis qu’une fois la cause posйe, l’effet est posй, il faut alors rйpondre autrement : que cela a lieu dans les causes qui agissent par nйcessitй de nature, et non [dans celles qui agissent] par volontй. Et la raison en est qu’une cause agente agit selon sa forme naturelle, qui est dйterminйe en elle, et ainsi il est nйcessaire qu’une action dйterminйe produise un effet dйterminй. Mais la forme volontaire conзue dans l’intellect est le principe de l’action, et celle-ci peut former dans l’intellect ce qu’elle veut, et ainsi elle n’est pas dйterminйe а produire telle ou telle chose. Comme le peintre est la cause de son fils et d’une image : de son fils, selon la forme naturelle, qui est toujours unique en lui, et ainsi, selon elle, il produirait toujours un fils comme lui ; mais [il est cause] d’une image selon son intellect, et il produit celle-ci comme il le veut.

         <3> La volontй de faire le monde a existй en Dieu depuis l’йternitй. Pourquoi donc l’a-t-il fait maintenent et non avant ? Il faut rйpondre que tu ne prends pas garde а ce dont tu parles, car «maintenant» suppose quelque chose d’antйrieur dans le temps, et ainsi cela n’a sa place que si un temps prйcиde. Cela ne vaut donc que pour un agent particulier qui prйsuppose le temps, et non pour un agent universel, car celui-ci <fait> aussi le temps simultanйment. Et ainsi, il faut se demander pourquoi il n’a pas voulu que le monde soit йternel, mais qu’il existe maintenant. C’est afin de montrer que tout vient de lui, et cela apparaоt mieux si une chose n’a pas toujours existй. Et que cela ne paraisse pas dur, car la fin de la crйature raisonnable est Dieu. Ainsi, si j’affirme que la connaissance de sa crйature raisonnable et la cause de la crйation, non qu’il s’agisse d’un dogme...

 

<Article 2 [2]> On demande si la fin du monde est connue.

         Il semble que oui.

         <1> En effet, si la fin des principes d’une chose est connue, la chose elle-mкme est connue. Or, la fin des principes du monde est connue par les philosophes.

         <2> De plus, Platon parle de la fin du monde, qui s’accomplira par le feu.

         Cependant, dans l’йvangile, le Seigneur dit : Personne ne connaоt ce jour, etc. (Mt 24, 36).

         Rйponse. La fin du monde n’est pas affirmйe quant а la substance du monde, mais quant а sa disposition, mais, toutefois, d’une maniиre diffйrente par les philosophes et par nous. Car [elle est affirmйe] par les philosophes pour ce qui est d’une partie particuliиre, par exemple, pour la partie habitable par nous, comme lorsqu’ils disent [que la fin du monde] viendra des eaux ou du feu. Pour tout ce qui est habitable ou pour une de ses parties, ils peuvent savoir cela а l’avance par la raison naturelle. Mais on nous enseigne que cela arrivera par un changement de la disposition de l’ensemble du monde. C’est pourquoi cela est connu, non pas par la raison, car on connaоt par la raison naturelle quelque chose de ce qui va arriver par les causes premiиres des choses corporelles, qui sont les mouvements des corps cйlestes, dont il n’existe pas de causes naturelles ultйrieures, et ainsi leur changement ne se produit pas par des causes <naturelles>. De mкme ne peut-on le connaоtre par rйvйlation, car cela aurait dы кtre surtout rйvйlй aux apфtres, а qui il est cependant dit : Il ne vous appartient pas de connaоtre les temps et les moments (Ac 1, 7). Et ainsi, ceux qui parlent de l’avиnement du Christ inventent, car Augustin dit : «On ne peut savoir quand, qu’il s’agisse d’un grand ou d’un petit nombre.»

         <1> Ce qui est dit <de la fin> des principes du monde, si par «fin» on exprime la causalitй, est vrai ; mais tel n’est pas le cas ici.

         <2> Platon parle de quelque chose de particulier.

 

<Question 2>

         On pose des questions sur les parties de l’univers : premiиrement, sur les anges ; deuxiиmement, sur les hommes.

         А propos des anges, trois questions sont posйes. [Premiиrement], est-ce qu’ils se connaissent eux-mкmes ? [Deuxiиmement], est-ce qu’ils peuvent errer ? Troisiиmement, а propos de la peine de ceux qui se trompent.

 

<Article 1 [3]> Premiиrement : il semble que les anges ne se connaissent pas eux-mкmes.

         <1> En effet, Denys dit dans le livre Sur la hiйrarchie cйleste : «Les anges ignorent leurs puissances.» Car, si l’on connaоt l’essence d’une chose, on connaоt la puissance de la chose. Si donc [les anges] ignorent leurs puissances, ils ne connaissent pas leurs essences.

         <2> De plus, intelliger consiste d’une certaine maniиre а subir (pati). Or, rien n’est subi par soi-mкme. Si donc l’ange ne subit rien par lui-mкme, il ne s’intellige pas.

         <3> De plus, se comprendre, c’est rйflйchir sur soi-mкme. Or, le mouvement de la rйflexion est composй de deux mouvements. Or, l’intellection de l’ange n’est pas composйe, car son intellection est son кtre. L’ange ne se connaоt donc pas lui-mкme.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Augustin dans le commentaire littйral de la Genиse, II, а savoir que «les anges s’intelligent et se connaissent».

         Rйponse. А ce sujet, deux choses doivent кtre considйrйes.

         La premiиre est qu’il existe une double opйration : une qui est action, l’autre qui est rйalisation, et elles sont diffйrentes. En effet, l’opйration qui est une rйalisation passe dans une matiиre extйrieure, car rйchauffer et les opйrations de ce genre sont des perfections, non pas de celui qui rйalise, mais de ce qui est rйalisй. Mais l’opйration qui est une action ne passe pas [а l’extйrieur], mais demeure dans celui qui agit, et ce sont des perfections comme vouloir, intelliger et les choses de ce genre. Lors donc que je dis : «Je te vois», il ne faut pas comprendre que l’action passe de mon њil а toi, mais que, par la vision accomplie en acte, est produite une certaine action qui est la perfection [de l’њil].

         De mкme, notre intellect se comporte diffйremment de celui de l’ange lorsqu’il intellige, car le nфtre se trouve au dernier degrй [d’intellectualitй] ; c’est pourquoi il est en puissance de tous les intelligibles et on l’appelle [intellect] possible. Mais [l’intellect] angйlique est comme un acte, et surtout quant а lui-mкme. En effet, l’opйration vient de la puissance selon qu’elle est en acte, comme l’њil voit lorsqu’il est en acte par l’espиce. Or, notre intellect n’est pas par lui-mкme en acte ; c’est pourquoi, de lui-mкme, il ne s’intellige pas, mais lorsqu’il reзoit sa forme d’une espиce ; et ainsi il s’intellige comme les autres choses. Mais l’intellect de l’ange est acte en soi et par sa nature, et ainsi il s’intellige lui-mкme, non pas en recevant quelque chose d’extrinsиque, mais par mode d’йmanation et d’une opйration simple.

         <1> Il s’agit d’une traduction corrompue, car lа oщ on dit «ignorer», nous avons «connaоtre». Ou bien, pour la rйcupйrer, on dit que les anges ignorent par rapport а Dieu.

         <2> Cela se produit dans notre intellect, et non dans [l’intellect] angйlique.

         <3> La majeure est fausse, car l’action demeure а l’intйrieur et n’est pas rйflexe.

 

<Article 2 [4]> Deuxiиmement : il semble que l’ange ne puisse errer.

         <1> En effet, il voit dans le miroir de l’йternitй.

         Cependant, Jb 4 [dit] : Il a trouvй de la perversitй dans ses anges.

         Rйponse. Selon le Philosophe, le faux est un mal pour l’intelligence comme le vrai est un bien. Or, le mal n’a pas de place chez ceux qui sont en acte, mais chez ceux qui sont en puissance, car le mal est une privation de bien, et la privation n’a lieu que dans une puissance qui n’est pas perfectionnйe par l’acte. L’intelligence de quiconque n’erre donc pas dans les choses pour lesquelles elle est en acte, mais pour celles oщ elle est en puissance. L’intelligence humaine est en puissance par rapport а tous ses intelligibles, et ainsi <il n’est pas en acte> par rapport а tous, sauf par rapport а ceux qu’elle intellige naturellement par l’intellect agent, а savoir, les principes. L’intelligence angйlique a йtй depuis le dйbut en acte par rapport а ce qu’il peut intelliger naturellement, et ainsi, pour ces choses, il ne peut errer. Mais il йtait en puissance par rapport aux rйalitйs surnaturelles qui consistent dans la vision de Dieu, et par rapport а elles il y a eu erreur, dans la mesure oщ il a apprйhendй son bien final, non pas dans un bien surnaturel, mais dans un autre. Mais ils sont bienheureux, mкme par rapport а cela, lorsqu’ils sont en acte.

         <1> Alors, [l’ange ne voit] pas dans un miroir.

 

<Article 3 [5]> On demande si les dйmons sont toujours punis par la peine du feu.

         Il semble que non.

         <1> La Glose dit, а propos de : Tu es venu nous torturer avant le temps (Mt 8, 29) : «Ils ne sont pas toujours punis par ce feu.»

         Cependant, les anges bienheureux jouissent (fruuntur) toujours. Les anges mauvais sont donc toujours torturйs.

         Rйponse. Chez les damnйs, il existe deux peines : celle du dam et celle du sens (je parle de «sens» pour ce qui est du feu corporel).

         Certains disent que, aussitфt aprиs le pйchй, [les anges] ont encouru la peine du dam, c’est-а-dire le dйfaut de gloire, l’impossibilitй de revenir et la douleur intйrieure, mais que Dieu reporte leur affliction de la peine du feu au jour du jugement. Mais cela est impossible, car [Jean] Damascиne dit : «La chute est pour les anges ce qu’est la mort pour les hommes.» Or, les pйcheurs descendent en enfer aussitфt aprиs leur mort, selon cette parole de Luc : Le riche mourut et fut jetй en enfer (Lc 15, 22). De mкme, les bons s’envolent aussitфt vers le ciel, 2 Co 5, 1 : Si notre demeure terrestre se dissout, nous avons au ciel une demeure qui n’est pas faite de main d’homme. De mкme, cela est clair pour les anges bienheureux, qui ont aussitфt reзu toute la gloire. Les mauvais ont donc encouru toute leur peine. Et ainsi, la peine du feu n’est pas diffйrйe pour eux. C’est pourquoi la Glose dit а propos de Jc 3, 6 : [La langue] enflammйe par la gйhenne, [en citant] Bиde : «La gйhenne, c’est le Diable, qui emporte avec lui le feu de la gйhenne partout oщ il va.»

         Mais comment [le feu] ne brыle-t-il pas tout ce qu’il atteint ? Parce que «ce feu n’agit pas en rйchauffant, mais en liant», selon Augustin, pour autant que les dйmons sont liйs а un corps et ressentent ainsi par le fait qu’ils savent qu’ils ont йtй liйs par le jugement de Dieu, [lien] qui n’est pas plus petit, qu’ils soient liйs en acte ou non. Comme si quelqu’un qui est condamnй а la mort ou а la prison, subit la peine mкme s’il n’y est pas, et comme le roi [jouit] de la gloire de son fils, mкme lorsqu’il n’est pas prйsent.

         <1> Selon Chrysosotome : «“Tu es venu nous torturer”, c’est-а-dire nous chasser des corps ; ainsi, ils sont torturйs par le fait qu’ils souffrent quand ils ne nuisent pas aux hommes.» А propos de la glose, il faut dire que, bien qu’ils ne soient pas en enffer selon le lieu, toutefois ils emportent partout avec eux leur peine.

 

<Question 3>

         On s’interroge sur l’homme, а propos de la nature, de la grвce et de la faute.

         А propos de la nature, deux questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que l’вme est immйdiatement unie au corps ? Deuxiиmement, est-ce que l’вme sйparйe a une inclination naturelle а possйder son corps ?

 

<Article 1 [6]> Premiиrement, on montre que l’вme n’est pas unie au corps de maniиre immйdiate.

         <1> En effet, ce qui vient d’un principe intrinsиque et ce qui vient d’un principe extrinsиque n’est pas la mкme chose. Or, «l’intelligence vient de quelque chose d’extrinsиque», alors que les autres formes viennent de quelque d’intrinsиque. L’вme raisonnable et l’вme sensible ne sont donc pas la mкme chose par essence. Et ainsi, [l’вme] raisonnable est unie [au corps] par l’intermйdiaire de [l’вme] sensible.

         Cependant, Avicenne dit que cette вme est la mкme.

         Rйponse. Il est impossible qu’une forme substantielle soit unie par l’intermйdiaire d’une autre forme substantielle.

         La raison en est que, si tel йtait le cas, la derniиre forme qui surviendrait ne serait pas une forme substantielle, mais une forme accidentelle, car la forme substantielle donne d’кtre tout simplement, et ainsi recevoir une forme substantielle, c’est кtre tout simplement engendrй. [La forme] accidentelle ne fait pas кtre tout simplement, car elle prйsuppose un tel кtre, et ainsi, selon elle, il n’y a gйnйration que d’une maniиre relative. Et ainsi, la premiиre forme substantielle donne d’кtre tout simplement, et la seconde d’кtre d’une maniиre relative. Elle n’est donc pas substantielle.

         De mкme, [on trouve] une autre raison, dans Mйtaphysique, VIII : il est impossible de faire quelque chose qui soit tout simplement un а partir d’actes multiples. А partir de la forme et de la matiиre, quelque chose d’un est donc produit а partir de la forme et de la matiиre pour autant que ce quelque chose d’un est en puissance ; quelque chose d’autre [est produit] en acte, а savoir que telle chose devient telle chose. Et ainsi, plusieurs formes ne sont pas une seule chose tout simplement, mais par accident et par aggrйgation.

         <1> Ce qui vient de l’intйrieur et ce qui vient de l’extйrieur n’est pas la mкme chose pour la substance ; mais, chez l’homme, l’вme sensible ne vient pas de l’intйrieur, mais la puissance dйcoule de [l’вme] raisonnable, et, dans la gйnйration, il existe un certain ordre de gйnйration et de corrйlation, et la derniиre forme contient en elle-mкme toutes [les formes].

 

<Article 2 [7]> Deuxiиmement, on demande si l’вme a une inclination au corps.

         Il semble que non.

         <1> Toute inclination peut кtre amenйe а l’acte par un agent naturel. Or, une telle inclination ne peut кtre amenйe а l’acte par un agent naturel, car la rйsurrection ne se rйalise pas selon la nature. L’вme n’a donc pas d’inclination naturelle au corps.

         <2> De plus, toute inclination naturelle est en vue de quelque chose de meilleur. Or, l’вme n’est pas plus parfaite lorsqu’elle est unie [au corps] que lorsqu’elle en est sйparйe, ni quant а la substance ni quant а l’opйration, car l’intellection ne dйpend pas du corps. [L’вme] n’a donc pas d’inclination naturelle au corps.

         Cependant, si l’effet et la fin sont naturels, l’inclination mкme vers la fin est naturelle. Or, la vie de l’вme unie au corps est naturelle, autrement elle ne durerait pas toujours. Il en va donc de mкme pour l’inclination naturelle.

         Rйponse. Il existe une triple inclination naturelle : une d’influence, une autre de dйpendance et une autre de cohabitation. La premiиre est celle par laquelle les choses supйrieures ont une inclination naturelle а influer sur les choses infйrieures ; la deuxiиme est celle par laquelle les choses infйrieures tendent naturellement vers les choses supйrieures ; la troisiиme est celle de choses йgales entre elles. Et c’est ce que dit Denys, Sur les noms divins, IV. Or, l’вme est par nature l’acte du corps. Elle peut donc кtre comparйe au corps ou au tout, qui est l’espиce humaine. Si [elle est comparйe] au corps, elle est alors comparйe comme а quelque chose d’infйrieur, et ainsi elle a une inclination d’influence ; si elle est comparйe au tout, elle est ainsi comparйe comme а quelque chose de parfait, car elle est une partie et elle est imparfaite par rapport au tout ; et ainsi, elle a une inclination de dйpendance.

         <1> L’inclination ultime ne dйpasse pas la fin, mкme si elle est naturelle, et elle n’est pas non plus amenйe а l’acte par un agent naturel, mais par le premier [agent]. En effet, la fin ultime de l’armйe est la victoire, et celle-ci, obtenue par le chef ; les autres fins se ramиnent а d’autres [personnes] particuliиres. Or, dans l’ensemble de la nature, la fin ultime de la gйnйration de la nature est l’вme humaine, et cependant elle n’est amenйe а l’acte que par un agent surnaturel. Puisque la rйsurrection est la fin ultime de toute la nature humaine, elle est donc rйservйe au premier agent.

         <2> [L’вme] obtiendra une plus grande perfection de la nature de son essence, comme une partie dans son tout ; de mкme, elle sera aussi plus parfaite dans son opйration, car, comme le dit Augustin, Commentaire littйral sur la Genиse, XII, «elle verra alors Dieu plus clairement qu’auparavant», ou, tout au moins, [elle sera plus parfaite] dans les puissances qui ne viennent а l’acte que par le corps.

 

 

Articles ajoutйs dans le codex F <aprиs la Question 10, art. 2 [17]>

 

Article 18

         On demande si celui qui choisit doit toujours choisir le meilleur pour une fonction de prйlat.

         Rйponse. On dit que quelqu’un est meilleur de maniиre absolue ou qu’il est meilleur par rapport а une chose, par exemple, parce qu’il est mieux proportionnй, ou parce que l’Йglise peut кtre mieux dйfendue par lui, ou parce que tout ce qui se rapporte а l’utilitй de l’Йglise peut кtre mieux accompli par lui. Si tu dis que [celui qui choisit] est obligй de choisir le meilleur de maniиre absolue, il faut dire que cela n’est pas vrai, car est meilleur celui qui a plus de grвce, et parfois celui-ci n’est pas un bon prйlat. [Est meilleur] pour une chose celui qui est meilleur pour cela, car si tu prйfиres celui-ci parce qu’il est plus utile а l’Йglise, il est ainsi meilleur pour cette chose. Mais si tu prйfиres celui-ci, non pas parce pour le bien de l’Йglise ou pour l’honneur de Dieu, cela est alors charnel, et tu pиches. De mкme, tu agis contre ton honneur, car tu trompes ton Seigneur qui t’a confiй le soin de l’Йglise, puisque tu ne fais pas ce que tu pourrais faire de mieux.

 

<Derniиre question>

         On pose des questions sur les pйchйs, а savoir, sur trois [pйchйs] : le soupзon, la retenue du superflu, la perplexitй.

 

<Article 1 [47]> Il semble que le soupзon soit un pйchй mortel (= q. 21, art. 2 [35] de la recension commune ci-dessus)

         Il semble que oui

 

<Article 2 [48] (= q. 22, art.2 [37] de la recension commune, ci-dessus)

         On demande si celui qui ne donne pas son superflu а cause de Dieu pиche.

         <1> Augustin dit expressйment que «celui qui retient son superflu retient ce qui appartient а un autre», et cela est un pйchй.

         <2> De plus, le Seigneur dit de donner aux pauvres le superflu.

         Cependant, Augustin dit : «Utilise le superflu et donne le nйcessaire.»

         Rйponse. Le pйchй consiste а agir contre l’ordre du droit naturel. Dans les choses naturelles, nous voyons que tout ce qui reзoit quelque chose en abondance, ne le reзoit pas pour lui seul, mais pour les autres, comme le soleil ne reзoit pas la lumiиre afin de briller pour lui seul, mais pour les autres. De mкme en est-il dans les choses humaines et aussi dans les choses spirituelles, car si tu as la science, ce n’est pas seulement pour toi, mais pour les autres, et ainsi pour les autres grвces. C’est pourquoi celui qui cache le talent de son Seigneur est condamnй. Et Pierre [dit] : Que chacun se mette au service de l’autre selon la grвce qu’il a reзue (1 P 4, 10). Et comme pour les biens spirituels qui viennent de Dieu, ainsi en est-il pour les biens temporels. C’est pourquoi Basile dit que «lorsque Dieu donne а quelqu’un davantage de biens temporels qu’а un autre, il n’est pas injuste, parce qu’Il les donne pour qu’il les dispense.» Et ainsi, on est tenu en vertu d’un prйcepte de donner son superflu.

         Mais le superflu est pour un individu l’excйdent de ce qui est nйcessaire а la vie, et le superflu est pour un personnage[9] l’excйdent de ce tout ce qui est nйcessaire а lui-mкme et а tous ceux qui sont nйcessaires а l’exercice de sa fonction. Si tu dis que ce superflu peut parfois кtre nйcessaire, je fais une distinction, car on peut craindre que cette situation se prйsente de maniиre imminente, et cela est vraisemblable (ainsi, le roi ou le prйlat peut retenir [du superflu]) ; mais si certains dangers semblent se prйsenter tout en n’йtant pas vraisemblables ni proches, alors on agit mal et c’est cela se prйoccuper du lendemain.

         Ainsi, ce n’est pas une moindre faute de retenir le superflu que de dйrober ce qui appartient а d’autres.

         Pour rйpondre а ce qui est allйguй en sens contraire : «Donne le nйcessaire», а savoir, а la vie d’un homme, et non pour son plaisir. Cependant, celui qui donne peut utiliser des biens qui excиdent cela : ils sont alors appelйs superflus.

 

<Article 3 [49]> (= q. 22, art. 3 [38] de la recension commune, ci-dessus)

         On demande si quelqu’un peut кtre perplexe par rapport а une action.

         Il semble que oui.

         Car quelqu’un peut кtre perplexe dans son cњur. [Il peut] donc [l’кtre] dans une action.

         Rйponse. La perplexitй peut кtre entendue de deux maniиres : quant а la connaissance, et ainsi quiconque doute est perplexe ; et quant а ce qu’on peut, et ainsi personne n’est perplexe absolument parlant, car personne n’est dans un йtat tel qu’il ne puisse voir а son salut, autrement le libre arbitre serait enlevй. Cependant, quelqu’un peut кtre perplexe de maniиre relative, c’est-а-dire dans une situation donnйe. Par exemple, celui qui ne veut aucunement renvoyer sa concubine, alors que la nйcessitй de cйlйbrer [la messe] est imminente, celui-lа est perplexe en raison d’un prйsupposй, car, s’il cйlиbre, il pиche, et s’il ne cйlиbre pas, [il pиche] aussi. Cependant, il peut exister un remиde : qu’il renvoie volontairement [sa concubine].

         Mais celui qui est perplexe quant а la science doit chercher le conseil d’un sage.

         Que ce qui a йtй dit suffise pour le moment.

 

* * *

 

Article 24 (= q. 23. art. 2 [40] de la recension commune, ci-dessus)

         On s’interroge sur la peine йternelle : est-ce que l’вme sйparйe souffre naturellement ?

         Il semble que oui.

         Car l’вme est composйe de matiиre et de forme.

         Rйponse. Elle ne souffre pas naturellement, car le feu est corporel. Or, aucun corps n’agit naturellement sur une chose spirituelle. Cependant, elle en souffre en tant qu’instrument de la justice divine.

 

 

 

QUESTIONS DISPUTЙES, Paris, 1256-1259 : (Quodlibets 7, 8, 9, 10, 11)

 

 

QUODLIBET 7 : [Sur trois choses se rapportant aux substances spirituelles, au sacrement de l’autel et aux corps des damnйs]

 

         On a posй des questions sur trois choses : premiиrement, sur certaines choses se rapportant aux substances spirituelles ; deuxiиmement, sur certaines choses se rapportant au sacrement de l’autel ; troisiиmement, sur certaines choses se rapportant aux corps des damnйs.

         А propos des substances spirituelles, on a posй des questions d’abord sur leur connaissance ; deuxiиmement, sur la jouissance de l’вme du Christ au moment de sa passion ; troisiиmement, sur la pluralitй qui se rencontre chez les substances spirituelles.

 

<Question 1> [Les substances spirituelles : sur leur connaissance]

         Sur le premier point, on posait quatre questions. Premiиrement, est-ce qu’un intellect crйй peut voir immйdiatement l’essence divine ? Deuxiиmement, est-ce qu’un intellect crйй peut intelliger plusieurs choses en mкme temps ? Troisiиmement, est-ce que l’intellect angйlique peut connaоtre les choses singuliиres ? Quatriиmement, est-ce que la connaissance qu’Augustin appelle «rejeton de l’esprit» est un accident ou non ?

 

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble qu’aucun intellect crйй ne puisse voir l’essence divine de maniиre immйdiate.

         <1> En effet, l’intellect crйй, puisqu’il est indiffйrent par rapport а tous les intelligibles, ne peut connaоtre quelque chose de maniиre dйterminйe, а moins d’кtre dйterminй par son objet. Or, l’essence divine n’est pas un objet qui puisse dйterminer l’intellect, car elle est ce qu’il y a de plus йlevй et de la plus grande gйnйralitй parmi les кtres, et n’est aucunement dйterminйe. L’intellect crйй ne peut donc pas la voir.

         <2> De plus, pour que l’intellect connaisse quelque chose, il faut qu’il soit amenй а l’acte. En effet, rien n’agit lorsqu’il est en puissance, mais lorsqu’il est en acte. Or, l’intellect n’est amenй а l’acte que lorsqu’il reзoit forme de l’intelligible. Puisque l’essence divine ne peut par elle-mкme кtre forme de l’intellect, de sorte qu’elle l’amиne formellement а l’acte, il faut, si elle doit кtre connue par l’intellect, qu’elle donne forme а l’intellect par une certaine similitude d’elle-mкme pour qu’elle soit connue. Et ainsi, [l’essence divine] ne pourra кtre vue que par l’intermйdiaire de sa similitude.

         <3> De plus, pour que l’intellect crйй voie l’essence divine, il faut qu’il soit perfectionnй par la lumiиre de gloire. Or, la lumiиre de gloire est un intermйdiaire distinct de l’intellect mкme et de l’essence divine, qui est la bйatitude incrййe, alors que la lumiиre йvoquйe s’appelle la bйaitutde crййe. L’intellect crйй ne peut donc pas voir l’essence divine de maniиre immйdiate.

         <4> De plus, selon le Philosophe, Sur l’вme, III, «le rapport de l’intellect а l’intelligible est semblable а celui du sens au sensible». Mais pour que le sens de la vue perзoive son objet, il a besoin d’un double moyen : la lumiиre et l’espиce, qui est une similitude de la chose vue. La mкme chose est donc nйcessaire а l’intellect pour la vision de l’essence divine, et ainsi il ne la verra pas de maniиre immйdiate.

         Cependant, <1> il est dit en 1 Jn 3, 2 : Nous le verrons tel qu’il est.

         <2> De plus, pour que l’intellect intellige, rien d’autre ne semble кtre requis qu’il ait l’intelligible en acte et que celui-ci soit uni а l’intellect. Or, l’essence divine est par elle-mкme intelligible en acte, puisqu’elle est immatйrielle, et elle est aussi prйsente а l’intellect, comme le dit Augustin : «Dieu est plus intime а toute chose qu’elle ne l’est а elle-mкme.» L’intellect crйй pourra donc voir l’essence divine de maniиre immйdiate.

         Rйponse. Il faut tenir sans aucun doute que, dans la patrie (in patria), l’essence divine est vue de maniиre immйdiate par l’intellect glorifiй.

         Pour le comprendre, il faut savoir que, dans la vision intellectuelle, un triple intermйdiaire intervient. L’un par lequel l’intellect voit, qui le dispose а voir, et cela est en nous la lumiиre de l’intellect agent, dont le rapport avec notre intellect possible est semblable а celui de la lumiиre du soleil avec l’њil. Un autre intermйdiaire est celui par lequel on voit, et celui-ci est l’espиce intelligible, qui dйtermine l’intellect possible, et dont le rapport avec l’intellect est semblable а celui de l’espиce de la pierre avec l’њil. Le troisiиme intermйdiaire est celui dans lequel on voit, et celui-ci est ce par quoi nous parvenons а la connaissance d’une autre chose, comme nous voyons la cause dans l’effet et comme on voit l’autre dans l’un des semblables ou des contraires, et le rapport de cet intermйdiaire avec l’intellect est semblable а celui du miroir avec la vision corporelle, [miroir] dans lequel l’њil voit une chose. Le premier et le deuxiиme intermйdiaire ne rendent donc pas la vision mйdiate. En effet, on dit que je vois immйdiatement une pierre, bien que je voie celle-ci par son espиce reзue par l’њil et par la lumiиre [de l’intellect agent], car la vue ne porte pas sur ces rйalitйs intermйdiaires comme sur les choses visibles, mais elle porte grвce а ces intermйdiaires sur une chose visible qui est extйrieure а l’њil. Mais le troisiиme intermйdiaire rend la vision mйdiate. En effet, la vue porte en premier sur le miroir comme sur ce qui est visible, par l’intermйdiaire de quoi elle reзoit l’espиce de la chose vue dans le miroir. Semblablement, l’intellect qui connaоt la cause dans ce qui est causй porte sur ce qui causй mкme comme sur un certain intelligible, а partir duquel il passe а la connaissance de la cause.

         Et parce que, dans l’йtat d’itinйrance (in statu viae), nous connaissons l’essence divine dans ses effets, nous ne la voyons pas de maniиre immйdiate. C’est pourquoi, dans la patrie, oщ elle sera vue de maniиre immйdiate, cet intermйdiaire sera supprimй. De mкme, il n’y aura pas alors le deuxiиme intermйdiaire, c’est-а-dire une espиce de l’essence divine donnant forme а l’intellect, car lorsqu’une chose est vue de maniиre immйdiate par son espиce, il faut que cette espиce reprйsente la chose selon tout l’кtre de son espиce, autrement on ne dirait pas que cette chose est vue de maniиre immйdiate, mais qu’on voit une ombre d’elle-mкme, comme si la similitude de la lumiиre dans l’њil se rйalisait sous mode de couleur, qui est une lumiиre obscurcie. Or, comme tout ce qui est reзu dans quelque chose y est reзu selon le mode de ce qui reзoit, il est impossible que soit reзue dans l’intellect crйй une similitude de l’essence divine qui la reprйsente parfaitement selon la totalitй de ce qu’elle est. Ainsi, si l’essence divine йtait vue par nous selon une telle similitude, nous ne verrions pas l’essence divine de maniиre immйdiate, mais une certaine ombre d’elle-mкme. Il reste donc que seul le premier intermйdiaire existera dans cette vision, а savoir, la lumiиre de gloire par laquelle l’intellect sera perfectionnй pour voir l’essence divine, ce que dit le psaume : Dans ta lumiиre, nous verrons la lumiиre (Ps 35, 10).

         Or, cette lumiиre ne sera pas nйcessaire pour rendre ce qui est intelligible en puissance intelligible en acte, ce pour quoi nous est maintenant nйcessaire la lumiиre de l’intellect agent, car l’essence divine elle-mкme, puisqu’elle est sйparйe de la matiиre, est intelligible en acte par elle-mкme ; mais [cette lumiиre] sera nйcessaire pour perfectionner l’intellect, ce а quoi sert aussi maintenant la lumiиre de l’intellect agent. Or, la lumiиre de gloire dйjа mentionnйe perfectionnera suffisamment l’intellect pour qu’il voie l’essence divine, du fait que l’essence divine est en totalitй lumiиre intelligible. Ainsi, la lumiиre de gloire qui descend [de l’essence divine] dans l’intellect rйalise dans l’intellect par rapport а l’essence divine ce que rйalisent en mкme temps, par rapport aux autres intelligibles qui ne sont pas pure lumiиre, l’espиce de la chose intelligйe et la lumiиre, comme suffirait la lumiиre perfectionnant l’њil sans autre similitude, si la lumiиre sensible existait par elle-mкme.

         <1> On dit que quelque chose est dйterminй de deux maniиres : d’abord, en raison d’une limitation ; ensuite, en raison d’une distinction. Or, l’essence divine n’est pas quelque de dйterminй selon le premier mode, mais selon le second, car la forme n’est limitйe que par le fait d’кtre reзue dans quelque chose d’autre, mesurйe qu’elle est par le mode de cette chose. Or, dans l’essence divine, rien n’est reзu dans quelque chose d’autre, йtant donnй que son acte d’кtre est la nature divine elle-mкme subsistante, ce qui ne se produit dans aucune autre chose. Ainsi, toute autre chose a un acte d’кtre reзu et ainsi limitй. C’est pourquoi l’essence divine est distincte de toutes les autres choses par le fait qu’elle n’est pas reзue dans quelque chose d’autre, comme s’il existait une blancheur qui n’existerait pas dans un sujet, elle serait par le fait mкme distincte de toute autre blancheur qui existe dans un sujet, bien que, selon la notion de blancheur, elle ne serait pas reзue et ainsi ne serait pas limitйe. Il est donc clair que l’essence divine n’est pas quelque chose de gйnйral par le fait d’кtre, puisqu’elle est distincte de tous les autres кtres, mais seulement par le fait qu’elle cause, car ce qui est par soi est la cause de ce qui n’est pas par soi. Il est donc nйcessaire que l’кtre subsistant en soi soit la cause de tout кtre reзu dans quelque chose d’autre. Et ainsi, l’essence divine est un intelligible qui peut dйterminer l’intellect.

         <2> Pour voir l’essence divine, l’intellect crйй est amenй а l’acte par la lumiиre de gloire, et cela suffit, comme on l’a dit.

         <3> Cette lumiиre de gloire, bien qu’elle soit diffйrente par son essence de l’essence divine et de l’intellect, ne donne pas seulement une vision mйdiate, comme cela est clair par ce qui a йtй dit.

         <4> Les choses visibles ne sont pas seulement lumiиre. Il est donc nйcessaire, pour que la vue soit dйterminйe par elles, non seulement qu’il y ait lumiиre, mais aussi une espиce de la chose vue. Mais l’essence divine est purement lumiиre, et c’est pourquoi elle n’a pas besoin d’une autre espиce que [cette] lumiиre elle-mкme pour кtre vue, comme il est clair par ce qui a йtй dit.

 

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble que l’intellect crйй puisse intelliger plusieurs choses en mкme temps.

         <1> En effet, la puissance sensible, puisqu’elle est matйrielle, est plus limitйe que la [puissance] intellective. Or, le sens peut sentir plusieurs choses en mкme temps, comme le sens commun sent en mкme temps ce qui est blanc et ce qui est doux et connaоt leur diffйrence. А bien plus forte raison, l’intellect peut-il donc intelliger plusieurs choses en mкme temps.

         <2> De plus, plusieurs intelligibles peuvent кtre simultanйment connus pour autant qu’ils sont une seule chose. Or, tous les intelligibles sont une seule chose en tant qu’ils sont intelligibles. Tous les intelligibles peuvent donc кtre connus en mкme temps.

         <3> De plus, le rapport de l’intellect en habitus а l’intelligible en habitus est semblable au rapport de l’intellect en acte а l’intelligible en acte. Or, l’intellect en habitus connaоt simultanйment plusieurs intelligibles en habitus. L’intellect en acte connaоt donc plusieurs intelligibles en acte.

         <4> De plus, pour la connaissance de l’intellect, suffit une espиce de la chose intelligйe existant dans l’intellect. Or, les espиces intelligibles ne s’empкchent pas d’exister simultanйment dans l’intellect, puisqu’elles ne sont pas contraires du fait qu’elles sont sйparйes de la matiиre. L’intellect n’est donc pas empкchй d’intelliger en mкme temps plusieurs choses.

         <5> De plus, la capacitй de l’intellect est plus grande que celle de n’importe quel corps. Or, il existe un corps dans lequel peuvent apparaоtre simultanйment plusieurs espиces, mкme contraires, comme il est clair qu’en un point de l’air, oщ se croisent deux lignes droites issues de deux choses visibles par rapport а deux personnes qui les voient, l’espиce des deux choses est visible. А bien plus forte raison, plusieurs espиces peuvent donc exister en acte dans l’intellect, et ainsi l’intellect peut intelliger plusieurs choses en mкme temps.

         Cependant, ce que dit le Philosophe, Topiques, II, s’oppose а cela : «Il arrive qu’on sache plusieurs choses, mais on n’en intellige qu’une seule.»

         Rйponse. L’intellect intellige quelque chose de deux faзons : en premiиre instance et par mode de consйquence. Il arrive ainsi que [l’intellect] intellige par mode de consйquence plusieurs choses en mкme temps pour autant qu’elles ont un rapport а un unique premier intelligible. Et cela arrive de deux faзons. D’une premiиre faзon, en raison de l’unitй de ce qui est intelligй, comme lorsque plusieurs intelligibles sont intelligйs par une seule espиce (ainsi, l’intellect divin voit tout en mкme temps par sa seule essence et, de la mкme maniиre, l’intellect crйй, voyant l’essence divine, peut voir en mкme temps tout ce qu’il voit par l’essence divine). D’une autre faзon, en raison de l’unitй de ce qui est intelligй, а savoir, lorsque plusieurs choses sont intelligйes comme une seule chose. En effet, cette chose unique est intelligйe en premier et ces choses multiples sont consйquemment intelligйes en elle, comme lorsque l’intellect intellige une ligne droite, il intellige en mкme temps les parties de la ligne, selon ce qui est dit dans Sur l’вme, III. Semblablement, lorsque [l’intellect] intellige une proposition, il intellige en mкme temps le prйdicat et le sujet, et lorsqu’il intellige la ressemblance ou la diffйrence de certaines choses, il intellige en mкme temps les choses dont il y a ressemblance ou diffйrence. Mais que l’intellect intellige en mкme temps plusieurs intelligibles en mкme temps premiиrement et principalement, cela est impossible..

         La raison en est que «l’intellect en acte est entiиrement — c’est-а-dire parfaitement — la chose intelligйe», comme il est dit dans Sur l’вme, III ; non pas que ce qui doit кtre intelligй soit l’essence de l’intelligence, la chose intelligйe ou son espиce, mais parce que [l’intellect] reзoit entiиrement la forme de l’espиce de la chose intelligйe lorsqu’il l’intellige en acte. Ainsi, pour l’intellect, intelliger en acte en premier plusieurs choses simultanйment serait la mкme chose que pour une chose d’en кtre plusieurs. Or, dans les choses matйrielles, nous voyons qu’une seule chose en nombre ne peut en кtre plusieurs en acte ; mais plusieurs choses en puissance ou selon une disposition peuvent кtre une seule et la mкme. En effet, l’air est en mкme temps en puissance eau et feu, et les dispositions а ces deux choses peuvent en mкme temps exister partiellement dans cette mкme chose, comme si, d’une part, l’air se rйchauffait et, d’autre part, il devenait humide. Mais que l’air soit en mкme temps feu et eau, cela est impossible, de mкme que quelque chose soit en mкme en acte pierre et fer, qui ne semblent pas contraires mais disparates. Or, l’intellect, en raison mкme de sa puissance, est en puissance simultanйment а tous les intelligibles, comme le sens l’est а tous les sensibles. Or, la puissance sensible est amenйe а l’acte par les similitudes des choses sensibles de deux faзons : premiиrement, d’une maniиre incomplиte, par mode de disposition, comme lorsque les espиces sensibles existent en elle sous forme de dispositions, ce qu’Avicenne appelle «exister comme dans un trйsor» ; deuxiиmement, parfaitement, comme lorsque les espиces sensibles donnent en acte sa forme а la puissance sensible, et Avicenne appelle cela «l’apprйhension par le sens», en faisant une distinction entre les puissances sensibles qui apprйhendent et celles oщ les formes sensibles existent comme dans un trйsor. Et, de la mкme faзon, dans l’intellect en habitus, les similitudes des choses intelligibles existent sous forme de dispositions ; mais lorsqu’elles sont intelligйes en acte, elles existent en lui comme des formes qui perfectionnent, et alors «l’intellect devient entiиrement la chose intelligйe». Et «cela se produit par l’intention, qui unit l’intellect а l’intelligible et le sens au sensible», comme le dit Augustin. Il est ainsi clair que, de mкme qu’une chose matйrielle ne peut кtre simultanйment plusieurs choses, de mкme un intellect ne peut simultanйement intelliger plusieurs choses en premiиre instance. Et c’est ce que dit Algazel, que «de mкme qu’un seul corps ne peut кtre reprйsentй par plusieurs figures, de mкme un seul intellect ne peut simultanйment intelliger plusieurs choses».

         Et on ne peut pas dire que l’intellect reзoit parfaitement la forme de plusieurs espиces intelligibles comme un seul corps reзoit en mкme temps la forme d’une figure et d’une couleur, car la figure et la couleur ne sont pas des formes d’un seul genre, et elles ne sont pas reзues selon un mкme ordre, car elles ne sont pas destinйes а perfectionner dans l’кtre selon une seule raison. Mais toutes les formes intelligibles en tant que telles appartiennent au mкme genre et entretiennent le mкme rapport avec l’intellect, pour autant qu’elles le perfectionnent selon le fait d’кtre intelligй en acte. Ainsi, plusieurs espиces intelligibles se comportent comme plusieurs figures ou plusieurs couleurs, qui ne peuvent exister en acte dans la mкme chose et sous le mкme aspect.

         <1> Il faut dire la mкme chose de la puissance sensible : elle ne peut sentir plusieurs choses simultanйment en premiиre instance, mais par mode de consйquence, pour autant que plusieurs choses sont perзues comme une seule chose, comme lorsque les sensibles sont unis par une diffйrence dans une seule diffйrence, et que plusieurs sensibles, qui sont des parties, sont unis dans un tout. Ainsi, lorsque le tout est senti, plusieurs parties sont senties simultanйment par mode de consйquence, et alors l’intention du sens ne porte pas sur une des parties principalement, mais sur le tout, car, si elle portait sur une des parties comme sur le principal sensible, elle ne sentirait pas les autres simultanйment. De plus, le sens commun, bien qu’il ne soit pas par essence une puissance, est cependant multipliй d’une certaine faзon dans son кtre pour autant qu’il est reliй aux divers sens propres, comme un centre est reliй а plusieurs lignes. Ainsi, les changements de tous les sens se terminent simultanйment dans le sens commun, comme les mouvements qui proviendraient de plusieurs lignes pourraient se terminer dans un seul centre. Mais l’intellect n’est pas multipliй en plusieurs puissances, selon ce qu‘on a dit ; il ne s’agit donc pas du tout de la mкme chose.

         <2> Il est nйcessaire que les choses connaissables, qui sont simultanйment connues, soient perзues comme quelque chose de connaissable, qui est unique en nombre. Or, tous les intelligibles en tant que tels sont une seule chose par le genre, et non par le nombre, et ainsi le raisonnement ne tient pas.

         <3> [La rйponse] est dйjа claire par ce qui a йtй dit : l’intellect en habitus n’entretient pas le mкme rapport avec les intelligibles en habitus, qui existent en lui comme des dispositions, que l’intellect en acte avec les intelligibles en acte, qui existent en lui comme des perfections ultimes.

         <4> Non seulement une chose est empкchйe d’кtre simultanйment plusieurs choses contraires en acte, mais d’кtre plusieurs choses disparates, comme il est clair par ce qui a йtй dit. Ainsi, bien que les formes intelligibles dans l’intellect ne soient pas contraires, nйanmoins l’intellect n’est cependant pas empкchй d’intelliger plusieurs choses simultanйment, comme il est clair par ce qui a йtй dit.

         <5> Les espиces sensibles qui existent dans l’intermйdiaire qui les portent y existent par mode disposition, et non par mode de perfection ultime, car elles y existent comme dans une sorte de flux. Ce n’est donc pas semblable.

 

<Article 3 [3]> Troisiиmement : il semble que l’intellect angйlique ne puisse connaоtre les choses singuliиres.

         <1> En effet, s’il les connaоt, ou bien il les connaоt par une espиce acquise, ou bien par une espиce concrййe. Or, [il ne les connaоt] pas par une espиce acquise, car soit cette espиce serait particuliиre, et, par consйquent, matйrielle, et ainsi elle ne pourrait exister dans l’intllect immmatйriel d’un ange ; soit elle serait universelle, et ainsi le singulier ne pourrait кtre connu par elle. De mкme, [il ne les connaоt] pas par une espиce concrййe. Puisque l’espиce concrййe a existй dans l’ange depuis le dйbut de sa crйation, il suffit pour la connaissance de quelque chose que son espиce existe dans l’intellect, et ainsi, s’il pouvait intelliger quelque chose de particulier par une espиce concrййe, alors que cela est prйsent, il le connaоtrait depuis le dйbut de sa crйation, alors que cela est encore а venir, ce qui ne peut кtre, car connaоtre les choses а venir appartient а Dieu seul, Is 41, 23 : Annoncez ce qui arrivera et nous saurons que vous кtes des dieux. L’ange ne peut donc connaоtre les singuliers.

         <2> Si on dit que les espиces concrййes donnent la connaissance des choses prйsentes, et non des choses futures, on objectera qu’il ne peut survenir de connaissance nouvelle а moins qu’il ne se produise un changement dans celui qui connaоt. Or, par le fait que le particulier qui devait arriver devient prйsent, un changement n’est pas produit dans l’intellect angйlique, puisqu’il ne reзoit rien d’une chose extйrieure. Si donc il ne connaissait pas par avance ce qui devait arriver, il ne pourra pas non plus connaоtre ce qui devient prйsent.

         <3> Si on dit que, bien que [l’ange] ne reзoive rien, il applique cependant la forme qu’il avait а quelque chose de particulier qui survient, on objectera que l’intellect ne peut appliquer une chose а quelque chose d’autre а moins de connaоtre а l’avance ce qu’il applique et ce а quoi cela est appliquй, car il faut d’abord connaоtre deux choses en elles-mкmes avant de comparer l’une а l’autre. L’application dont il est question suivrait donc la connaissance des singuliers ; elle ne peut donc pas en кtre la cause.

         <4> Si l’ange connaоt les singuliers, c’est soit par une espиce, soit par plusieurs. Or, ce n’est pas par plusieurs, car alors il faudrait qu’il possиde en lui des espиces infinies, puisque les particuliers sont infinis, au moins en puissance. Ce n’est pas non plus par une seule [espиce], car alors l’intellect angйlique serait йgal а l’intellect divin, qui intellige plusieurs choses par une seule, а savoir, son essence. L’intellect angйlique ne peut donc pas intelliger les singuliers.

         <5> Si on dit que [l’intellect angйlique] ne connaоt pas tout par une seule espиce, mais, par une seule espиce, tous les individus d’une mкme espиce, et non les autres, on objectera que cette seule espиce n’a pas plus de rapport avec un individu qu’avec un autre. Or, il faut que, par l’espиce intelligible, l’intellect soit dйterminй par rapport а une chose connaissable dйterminйe. Par cette espиce, [l’intellect angйlique] ne pourra donc pas connaоtre ce particulier de maniиre dйterminйe.

         Cependant, s’oppose а cela ce qui est dit en He 1, 14 : Tous ne sont-ils pas des esprits chargйs d’un service, etc. ? ce qui ne saurait кtre s’ils ne connaissaient pas les hommes singuliers.

         Rйponse. Sans aucun doute, l’ange connaоt les singuliers.

         Afin de voir la faзon dont cela est possible, il faut savoir que, pour qu’un singulier soit connu, il faut qu’il y ait dans la puissance cognitive une similitude de celui-ci en tant qu’il est particulier. Or, «toute forme est par soi commune». Ainsi, l’ajout d’une forme а une forme ne peut кtre la cause de l’individuation, car, autant on assemblerait de formes, tels le blanc, une longueur de deux coudйes, le fait d’кtre crйpu, et les choses de ce genre, elles ne constitueraient pas encore quelque de particulier, car il est possible de trouver toutes ces choses ensemble dans un seul comme dans plusieurs. Mais l’individuation de la forme vient de la matiиre par laquelle la forme est attirйe vers «ce qui est montrй». Ainsi, pour que quelque chose de particulier soit connu, il faut qu’il y ait en celui qui connaоt, non seulement une similitude de la forme, mais, d’une certaine maniиre, de la matiиre.

         Or, la similitude d’une chose connue existe de deux maniиre en celui qui connaоt : d’une maniиre, en tant que causйe par la chose, comme pour les choses qui sont connues par une espиce abstraite des choses ; d’une autre maniиre, comme la cause de la chose, comme cela est clair chez l’artisan qui connaоt l’њuvre d’art par la forme par laquelle il la produit. Ainsi, l’espиce qui est causйe dans le sens par une chose sensible, pour autant qu’elle n’est pas entiиrement dйpouillйe des conditions matйrielles, est une similitude de la forme selon que celle-ci existe dans la matiиre, et c’est pourquoi le particulier est connu par elle en tant qu’il est particulier. Mais parce que, selon qu’elle est reзue dans notre intellect, l’espиce d’une chose sensible est dйjа entiиremement dйpouillйe des conditions matйrielles, notre intellect ne peut connaоtre directement le particulier par elle, mais par une rйflexion de l’intellect sur les puissances sensibles а partir desquelles les espиces intelligibles sont abstraites. Mais par la forme qui est cause d’une chose, une chose est connue de cette maniиre selon que cette forme est cause de la chose. Et parce qu’un artisan ne produit pas la matiиre par la forme de l’art, mais introduit la forme de l’art dans une matiиre prйexistante, la forme de l’art qui est dans l’esprit de l’artisan n’est une similitude de l’њuvre d’art que selon la forme seulement. C’est pourquoi il ne connaоt pas l’њuvre d’art en particulier, а moins qu’il ne perзoive la forme de l’њuvre d’art par le sens. Or, l’artisan incrйй, Dieu, ne produit pas seulement la forme, mais aussi la matiиre. De sorte que les raisons idйales existant dans son esprit ne sont pas efficaces seulement pour la connaissance des universaux, mais aussi pour la connaissance des singuliers par Dieu.

         Or, de mкme que ces raisons idйales passent dans les choses qui doivent кtre produites selon leur кtre naturel, dans lequel chaque chose subsiste d’une maniиre particuoiиre dans la forme et dans la matiиre, de mкme passent-elles dans les esprits angйliques afin d’кtre en eux un principe de connaissance des choses selon tout l’кtre par lequel elles subsistent, et ainsi, par des espиces passйes en eux par l’art divin, les anges connaissent-ils comme Dieu, non seulement les universaux, mais aussi les particuliers.

         Il y a cependant une diffйrence entre les deux. Premiиrement, parce que les idйes qui sont dans l’esprit divin sont les formes rйalisatrices des choses, et non seulement des principes de connaissance ; mais les espиces qui sont reзues dans l’esprit angйlique ne sont que des principes de connaissance et ne sont pas rйalisatrices, mais reproduisent celles qui sont rйalisatrices. Deuxiиmement, parce que plus un intellect est йlevй et perspicace, plus il peut connaоtre de choses а partir d’une seule. Et parce que l’intellect divin est le plus йlevй, il connaоt toutes choses par sa seule essence simple, et il n’y a en lui aucune pluralitй de formes idйales, si ce n’est selon divers rapports de l’essence divine aux choses connues. Mais ce qui est en rйalitй un dans l’esprit divin est en rйalitй multiple dans l’intellect crйй, de sorte que celui-ci ne peut connaоtre toutes choses par une seule chose, mais que, plus l’intellect crйй est йlevй, moins il a de formes capables de connaоtre plusieurs choses. Et c’est ce que dit Denys, dans La hiйrarchie cйleste, ch. XII, que «les ordres supйrieurs possиdent une connaissance plus universelle que les infйrieurs». Et, dans le Livre sur les causes, il est dit que «les intelligences supйrieures possиdent des formes plus universelles», en observant cependant que, chez les plus petits des anges, existent encore des formes assez universelles pour qu’ils puissent connaоtre par une seule forme tous les individus de la mкme espиce, de sorte que cette espиce devient la similitude propre de tous les particuliers selon ses divers rapports aux particuliers, comme l’essence divine devient la similitude propre des singuliers selon les divers rapports.

         Mais l’intellect humain, qui est le dernier dans l’ordre des substances intellectuelles, possиde des formes si divisйes qu’il ne peut connaоtre qu’une chose par une seule espиce. C’est pourquoi la similitude d’une espиce existant dans l’intellect humain ne suffit pas pour connaоtre plusieurs singuliers et, pour cette raison, des sens ont йtй associйs а l’intellect <humain>, par lesquels il peut percevoir les singuliers.

         <1> L’ange ne connaоt aucunement les singuliers par une espиce acquise, parce qu’il [ne les connaоt pas] par une espиce reзue d’une chose (en effet, les choses agiraient ainsi sur son intellect, ce qui est impossible), ni par une nouvelle espиce venant de Dieu, qui rйvйlerait а l’ange quelque chose de nouveau, car les espиces concrййes que l’ange possиde en lui suffisent pour connaоtre tout ce qui est connaissable. Mais, selon que l’intellect de l’ange est йlevй par une lumiиre plus haute, il peut progresser vers des conceptions plus йlevйes а partir de ces espиces, comme aussi, а partir des mкmes espиces des fantasmes, l’intellect du prophиte, aidй par la lumiиre de la prophйtie, reзoit une certaine connaissance pour laquelle ne suffisait pas la lumiиre naturelle de l’intellect agent. Il reste donc que l’ange connaisse les singuliers par des espиces concrййes. Or, de mкme que par une seule espиce concrййe il peut connaоtre divers individus, de mкme peut-il а bien plus forte raison connaоtre par une seule espиce tout ce qui existe dans un individu, de sorte qu’il ne lui est pas nйcessaire d’avoir une autre espиce par laquelle il connaоt la couleur et l’odeur d’un fruit, mais, en connaissant ce fruit, il connaоt tout ce qui existe dans ce fruit essentiellement et accidentellement. Mais l’effet n’existe dans la cause de maniиre а кtre connu que si la cause est dйterminйe а cet effet, comme cela est clair dans les causes nйcessaires, dont les effets sont connus dиs lors qu’on les connaоt. Mais une cause contingente n’est dйterminйe а son effet que lorsqu’elle le produit en acte ; ainsi son effet n’existe dans une cause contingente de maniиre а кtre connu que lorsqu’il a dйjа йtй produit en acte. Et c’est pourquoi l’ange, qui connaоt les causes de tous les singuliers contingents par des espиces concrййes, ne connaоt pas leurs effets par une connaissance naturelle avant qu’ils existent en acte, mais aussitфt qu’ils ont йtй produits.

         <2> Lorsque quelqu’un commence а кtre prйsent, l’ange le connaоt de nouveau, non par un changement qui s’est produit dans l’ange, mais par la chose connaissable, dans laquelle existe quelque chose qui n’existait pas auparavant, qui est connu en mкme temps qu’elle est connue.

         <3> Cette application doit кtre comprise а la maniиre dont Dieu applique les idйes а la connaissance des choses, non pas comme une chose connaissable а une autre, mais comme un moyen de connaissance а la chose connue. Autrement, cela ne signifierait rien, comme on l’a montrй dans les objections.

         <4> L’intellect de l’ange ne connaоt pas toutes choses par une seule espиce, et il ne possиde pas autant d’espиces qu’il y a d’individus, comme il est clair par ce qui a йtй dit.

         <5> Cette espиce unique devient la raison de connaоtre tout individu par rapport а lui-mкme, comme cela est clair par ce qui a йtй dit.

 

<Article 4 [4]> Quatriиmement : il semble que la connaissance qui est appelйe par Augustin le «fruit de l’esprit» n’existe pas dans l’esprit comme un accident dans un sujet.

         <1> En effet, aucun accident ne dйborde son sujet. Or, la connaissance dйborde l’esprit, car l’esprit connaоt non seulement lui-mкme, mais d’autres choses. Cette connaissance n’est donc pas un accident de l’esprit.

         <2> De plus, aucun accident n’est йgal au sujet. Or, la connaissance est йgale а l’esprit, autrement l’image de la Trinitй ne consisterait pas dans la connaissance, l’esprit et l’amour, ce qu’affirme Augustin. La connaissance n’est donc pas un accident de l’esprit.

         <3> De plus, la mкme chose ressort des paroles d’Augustin, qui dit, dans Sur la Trinitй, IX, que «la connaissance et l’amour existent dans l’вme substantiellement ou, pour ainsi dire, essentiellement, et non comme dans un sujet, comme la couleur ou la figure existe dans le corps».

         Cependant, la connaissance de l’esprit n’est rien d’autre que la science. Or, la science est un accident, puisqu’elle fait partie de la premiиre espиce de qualitй. Il en est donc de mкme de la connaissance.

         Rйponse. La connaissance peut s’entendre de quatre maniиres : premiиrement, de la nature cognitive elle-mкme ; deuxiиmement, de la puissance cognitive ; troisiиmement, de l’habitus cognitif ; quatriиmement, de l’acte mкme de connaissance, comme aussi le mot «sens» dйsigne parfois la nature sensible, en tant qu’elle est le principe de cette diffйrence qu’est le sensible, mais parfois dйsigne la puissance elle-mкme, et parfois l’acte. Si l’on parle de la connaissance entendue dans le premier sens, il est йvident qu’elle n’existe pas dans la substance de l’esprit comme un accident dans un sujet, mais essentiellement et substantiellement, comme on dit que le raisonnable existe dans un vivant et le vivant dans un кtre. Mais si nous parlons de la connaissance entendue selon les trois autres modes, elle peut кtre ainsi entendue de deux maniиres. Ou bien elle est comparйe а celui qui connaоt, et ainsi elle existe dans celui qui connaоt comme un accident dans son sujet, et ainsi elle ne dйborde pas son sujet, car on ne trouve jamais qu’elle existe dans autre chose que dans l’esprit. Ou bien elle est comparйe а ce qui est connaissable, et, de ce point de vue, il ne lui revient pas d’exister dans quelque chose, mais par rapport а quelque chose. Or, ce qui est dit par rapport а quelque chose d’autre n’a pas raison d’accident par le fait qu’il existe par rapport а autre chose, mais seulement par le fait qu’il existe dans quelque chose. De lа vient que seule la relation selon la raison de son genre avec la substance demeure en Dieu, mais qu’elle n’y est cependant pas un accident. Pour cette raison, selon cette considйration, [cette connaissance] n’existe pas dans l’вme comme dans son sujet, et, selon cette comparaison, elle dйborde l’esprit pour autant que d’autres choses que l’esprit sont connues par la connaissance. On affirme aussi que l’image de la Trinitй existe aussi selon cette considйration, car mкme les personnes divines se distinguent pour autant qu’elles existent par rapport а quelque chose d’autre. Et d’aprиs cela, il existe aussi une certaine йgalitй de la connaissance par rapport а l’esprit, pour autant qu’elle s’йtend а tout ce а quoi peut s’йtendre l’esprit.

         Et ainsi, la solution des objections est claire.

 

<Question 2> [Sur la jouissance [fruitione] de l’вme du Christ dans la passion]

 

<Article unique [5]> Ensuite, on pose une question sur la jouissance [fruitione] de l’вme du Christ dans la passion : il semble que cette jouissance ait atteint l’essence mкme de l’вme.

         <1> En effet, l’вme du Christ possйdait une jouissance parfaite. Or, la jouissance ne serait pas parfaite si elle n’йtait pas parvenue jusqu’а l’essence de l’вme, mais elle atteindrait seulement une puissance, la raison supйrieure. [La jouissance] est donc parvenue jusqu’а l’essence de l’вme.

         <2> De plus, l’вme du Christ possйdait une jouissance plus parfaite que celle des вmes des saints dans la patrie. Or, la jouissance des saints dans la patrie atteint jusqu’а l’essence de l’вme. А bien plus forte raison donc chez le Christ.

         Cependant, rien ne jouit que ce qui connaоt, car, selon Augustin, «nous jouissons des choses connues dans lesquelles la volontй qui se dйlecte se repose». Or, connaоtre ne fait pas partie de l’essence de l’вme, mais d’une puissance. La jouissance ne parvenait donc pas jusqu’а l’essence de l’вme.

         Rйponse. La jouissance (fruitio) consiste dans un acte par lequel Dieu est vu et aimй. Or, un acte n’est le fait que d’une chose subsistante. Ainsi, а proprement parler, ni une puissance de l’вme, ni son essence ne jouissent, mais l’homme ou l’вme subsistant par soi. Cependant, les puissances de l’вme sont les principes des actions vitales, comme l’essence de l’вme est le principe de l’кtre vivant et, de cette faзon, il faut dire que la raison supйrieure, dont l’objet est la rйalitй йternelle dont on doit jouir, est le principe de la jouissance, par lequel l’вme jouit. La jouissance ne peut appartenir а d’autres puissances ou а l’essence de l’вme que selon un certain dйbordement, par lequel l’effet rйside dans l’essence de l’вme ou dans les puissances infйrieures а partir de la jouissance de la raison supйrieure. Et ainsi, la jouissance parvenait d’une certaine maniиre а l’essence de l’вme dans la passion du Christ, et d’une certaine maniиre, elle n’y parvenait pas, autremenet son corps serait devenu glorieux. De mкme, [ne parvenait-elle] pas jusqu’а l’essence [de l’вme], qui est la racine des puissances infйrieures, car ainsi la joie de la jouissance aurait entiиrement йliminй la douleur de la passion qui se trouvait dans les puissances infйrieures. Mais elle parvenait а l’essence de l’вme pour autant que celle-ci йtait la racine de la raison supйrieure. Et parce que l’essence de l’вme est simple et se trouve entiиrement dans chacune de ses puissances, on dit donc que [l’essence de l’вme] tout entiиre se rйjouissait dans le Christ, pour autant qu’elle йtait la racine de la raison supйrieure, et qu’elle souffrait tout entiиre, pour autant qu’elle est l’acte du corps et la racine des puissances infйrieures.

         <1> La perfection d’une chose n’est empкchйe que parce que quelque chose est enlevй de ce qui est essentiel а une chose. Or, la gloire du corps et des puissances infйrieures appartient а la joie accidentelle de la bйatitude. C’est pourquoi, bien que dans le Christ elle ne soit pas parvenue а l’essence de l’вme en tant qu’elle est acte du corps et en tant qu’elle est la racine des puissances infйrieures, il n’en dйcoule pas que la jouissance ou la bйatitude ait йtй imparfaite dans le Christ.

         <2> L’вme du Christ jouissait plus parfaitement que les вmes des saints dans la patrie а parler de maniиre intensive, mais non а parler de maniиre extensive, car, dans la patrie, la joie de la jouissance (gaudium fruitionis) parviendra aux puissances infйrieures et mкme au corps qui doit кtre glorifiй ; si cela avait йtй le cas dans le Christ, il n’aurait pas йtй en route [viator].

 

<Question 3> [Sur les substances spirituelles : leur pluralitй]

         Ensuite, on pose des questions sur la pluralitй qui existe chez les substances spirituelles.

         Et а ce propos, deux questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que l’immensitй divine exclut la pluralitй des personnes ? Deuxiиmement, est-ce que la simplicitй angйlique supporte la composition d’accident et de sujet ?

 

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que l’immensitй divine exclue la pluralitй des personnes.

         <1> Tout ce qui est immense, comme cela est indйterminй, tient en une seule chose. Or, tout ce qui se trouve dans la divinitй est immense. Puis donc qu’il y a une personne en Dieu, elle tiendra en une seule chose, de sorte qu’il n’y aura pas plusieurs personnes.

         <2> Si l’on dit que les personnes tiennent en une chose de maniиre que toutes sont une seule essence, on objectera que, de mкme que l’essence est immense, de mкme en est-il de la personne. Or, l’immensitй de l’essence fait en sorte qu’il n’y ait qu’une seule essence. L’immensitй de la personne fait donc en sorte qu’il n’y ait qu’une seule personne.

         <3> Si l’on dit que la personne n’est immense que par l’immensitй de l’essence, on objectera que, selon l’intellect, la personne ajoute quelque chose а l’essence. Or, tout est compris comme йtant immense en Dieu. Au-delа de l’immensitй de l’essence, existerait donc une immensitй de la personne, qui donnerait en Dieu une seule personne.

         Cependant, il y a ce qui est dit en 1 Jn 5, 7 : Ils sont trois а rendre tйmoignage dans le ciel, etc.

         Rйponse. L’immensitй n’exclut la pluralitй que pour autant qu’elle йcarte la dйtermination, qui est le principe de la pluralitй. Or, comme on l’a dйjа dit, il existe une double dйtermination : par limitation et par distinction. Or, en Dieu, il n’existe aucune dйtermination par limitation, mais il s’y trouve une dйtermination par distinction de deux maniиres : d’une maniиre, selon qu’il se distingue par essence de tous les кtres crййs comme ce qui n’est pas limitй de ce qui est limitй ; d’une autre maniиre, selon qu’une personne se distingue d’une [autre] personne par une relation d’origine, distinction qui n’existe pas en raison d’une limitation, mais en raison de l’opposition qui se trouve dans la relation. Ainsi, l’immensitй divine n’exclut pas cette distinction et, par consйquent, ni la pluralitй des personnes.

         Et par cela, la rйponse а la premiиre objection <1> est claire. А la deuxiиme <2>, il faut rйpondre que, bien que la personne ne soit pas immense, toutefois l’immensitй est quelque chose d’essentiel, et non de personnel, comme la personne est bonne d’une bontй essentielle. Ainsi, il n’est pas nйcessaire que l’immensitй йtablisse une distinction entre les personnes, mais seulement dans l’кtre de nature.

         <3> On ne dit pas que la personne ajoute quelque chose selon l’intellect au-delа de l’essence, comme si l’intellect devait intelliger quelque chose d’ajoutй а l’essence (en effet, l’intellect serait faux), mais parce qu’en intelligeant la personne, j’intellige nйcessairement l’essence, mais non l’inverse. L’objection ne tient donc pas.

 

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que, chez les anges, il n’y ait pas composition d’accident et de sujet.

         <1> L’кtre accidentel est causй par l’кtre essentiel. La composition accidentelle [est donc aussi causйe] par [la composition] substantielle. Or, chez les anges, il n’existe pas de composition substantielle parce qu’«ils sont des substances simples», comme le dit Denys. Il n’est donc pas non plus de composition accidentelle.

         <2> De plus, Boиce dit, dans son livre Sur la Trinitй, qu’«une forme simple ne peut pas кtre un sujet». Or, les anges sont des formes simples selon Denys. Ils ne peuvent donc pas кtre un sujet d’accident.

         Cependant, il y a le fait qu’Augustin affirme que «la simplicitй divine fait dйfaut aux substances spirituelles du fait qu’il y a en elles composition d’accident et de sujet».

         Rйponse. Par le fait qu’une chose peut recevoir une forme substantielle ou accidentelle, elle comporte une certaine potentialitй, car il est de la raison de la puissance qu’elle soit soumise а l’acte, qui est appelй forme. Or, au sujet des anges, on a eu des opinions diverses. En effet, certains disent qu’ils sont composйs de matiиre et de forme ; d’autres disent qu’ils sont «composйs d’acte d’кtre et de ce qui est», comme le dit Boиce. Et il faut affirmer la potentialitй des deux faзons chez l’ange. En effet, pour ce qui de la premiиre maniиre, cela est clair. De mкme, cela peut кtre clair pour la seconde maniиre, car tout ce qui n’est pas son propre acte d’кtre doit possйder un acte d’кtre reзu d’un autre, qui est la cause de son acte d’кtre, et ainsi, considйrй en lui-mкme, il est en puissance par rapport а cet acte d’кtre qu’il reзoit d’un autre. Et au moins de cette maniиre, il est nйcessaire d’affirmer de la potentialitй chez l’ange, car l’ange n’est pas son propre acte d’кtre : en effet, cela appartient а Dieu seul. Il reste ainsi que l’ange peut кtre sujet d’une forme accidentelle.

         <1> La simplicitй substantielle chez les anges exclut la composition de matiиre et de forme, mais non la composition d’acte d’кtre et de ce qui est, composition que prйsuppose tout au moins la composition accidentelle chez les anges. Et de nouveau, il n’est pas nйcessaire que, si l’кtre accidentel est causй par [l’кtre] substantiel, la composition accidentelle soit causйe par la composition substantielle, car une substance qui est simple d’une certaine maniиre peut кtre sujet d’un accident, comme on l’a dit.

         <2> Boиce parle de cette forme simple qui est acte pur, auquel aucune potentialitй n’est mкlйe. Et seul Dieu est tel.

 

<Question 4> [Sur le sacrement de l’autel]

         Ensuite, on pose des questions sur le sacrement de l’autel. А ce sujet, trois questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que le corps du Christ est contenu sous les espиces du pain selon toute sa quantitй ? Deuxiиmement, est-ce qu’existe dans un mкme instant le pain et le corps du Christ ? Troisiиmement, est-ce que Dieu peut faire que la blancheur et les autres qualitйs existent sans quantitй, comme il fait que la quantitй existe sans sujet dans le sacrement de l’autel ?

 

<Article 1 [8]> Premiиrement : il semble que le corps entier du Christ ne puisse кtre contenu sous ces espиces.

         <1> «Il ne peut se faire, mкme par miracle, que deux choses contradictoires soient vraies en mкme temps», comme Augustin le dit dans Contre Faustus. Or, telle serait la consйquence si tout le corps du Christ existait sous ces espиces. En effet, s’il existe en entier sous ces espиces, il n’est pas plus grand que ces espиces, puisqu’il ne les dйborde pas. De mкme, il est plus grand en rйalitй, puisqu’il a deux coudйes ou davantage. Et ainsi, il sera plus grand et il ne sera pas plus grand sous le mкme aspect. Il ne peut donc pas arriver, mкme par miracle, que tout [le corps du Christ] soit contenu sous ces espиces.

         Cependant, partout oщ se trouve une partie d’un corps se trouve aussi tout le corps, а moins que le corps ne soit divisй. Or, le corps du Christ n’est pas divisй, puisqu’il est impassible. Puisque quelque chose du corps du Christ se trouve sous ces espиces, comme il est dit en Mt 26, 26 : Ceci est mon corps, il faut donc que, sous ces espиces, tout le corps du Christ soit contenu.

         Rйponse. Sous ces espиces, tout le corps du Christ et toute sa quantitй sont sans aucun doute contenus.

         Pour le montrer, il faut savoir que, dans le sacrement de l’autel, quelque chose est contenu de deux maniиres : d’une maniиre, en vertu du sacrement ; d’une autre maniиre, par concomitance naturelle. Par exemple, sous les espиces du pain, le corps et le sang du Christ sont contenus, mais le corps en vertu du sacrement, et le sang par concomitance naturelle, car le corps du Christ n’existe pas sans le sang ; sous les espиces du vin, c’est l’inverse. Est contenu dans le sacrement en vertu du sacrement ce qui est le terme de la transubstantiation. Pour cette raison, l’вme et la divinitй ne sont pas contenues dans le sacrement en vertu du sacrement, puisque le pain et le vin ne sont pas convertis en elles, mais par concomitance naturelle, puisque l’вme est insйparablement unie а ce corps et la divinitй а [cette] humanitй. Or, comme, pour ce qui est du pain, la substance passe et la quantitй demeure avec les autres accidents, il est clair que le terme de la transubstantiation est directement la substance du corps du Christ ; et ainsi, la substance mкme du corps du Christ s’y trouve en vertu du sacrement, mais la quantitй, par concomitance naturelle. Il est donc clair que la substance du corps du Christ a un rapport immйdiat aux dimensions du pain qui demeurent, mais que la quantitй du corps du Christ [en a un] par mode de consйquence. Mais c’est le contraire pour le rapport entre ce qui est dans un lieu et le lieu, car la substance de ce qui est dans un lieu a rapport au lieu par l’intermйdiaire de ses propres dimensions. C’est ainsi qu’il est nйcessaire que les dimensions de ce qui est dans un lieu aient la mкme mesure que les dimensions du lieu qui [les] contient, mais il n’est pas nйcessaire que les dimensions du corps du Christ aient les mкmes dimensions que les espиces et [c’est ainsi] que, sous n’importe quelles petites dimensions du pain, peut exister tout le corps du Christ, comme toute la nature de la substance d’un corps est prйservйe dans chacune des parties de ce corps.

         <1> Il ne dйcoule pas de cela que le corps du Christ n’est pas plus grand que ces espиces parce qu’il est contenu sous elles, car il n’est pas contenu comme s’il avait la mкme mesure. Et ainsi, il n’en dйcoule pas que des choses contradictoires existent en mкme temps.

 

<Article 2 [9]> Deuxiиmement : il semble que, sous les espиces, existent au mкme instant la substance du pain et le corps du Christ.

         <1> En effet, qu’on considиre l’instant ultime oщ existe le pain et le premier instant oщ existe le corps du Christ. Ou bien il s’agit d’un seul instant ou de deux. Or, il ne s’agit pas de deux [instants], car, puisque entre deux instants, quels qu’ils soient, existe un temps intermйdiaire, il faudrait affirmer qu’il existe un temps oщ il n’y aurait ni corps du Christ ni substance du pain. Il faut donc qu’il s’agisse d’un seul instant. Et ainsi, dans le mкme instant, existent lа le pain et le corps du Christ.

         <2> Si on dit qu’il n’y a pas d’instant ultime oщ existe le pain, on objectera que l’кtre du pain est commensurй par un certain temps. Or, la mesure propre est йgale а ce qui est mesurй. En chaque instant de ce temps, existe donc lа le pain et, de mкme, dans le dernier instant.

         <3> De plus, le rapport entre l’instant et le changement instantanй est le mкme que celui du temps et du mouvement continu. Un seul instant inclut donc les deux termes de la transsubstantiation, qui est un changement instantanй. Or, ses termes sont le pain et le corps du Christ. Le pain et le corps du Christ existent donc dans le mкme instant.

         <4> De plus, en tout changement instantanй, il est vrai de dire qu’une chose devient et qu’elle est devenue, car on ne peut accepter d’antйcйdent et de consйquent dans l’instant. Puisque la transubstantiation est un changement instantanй, il est donc vrai de dire en mкme temps que le corps du Christ y apparaоt et qu’il y est apparu. Or, le corps du Christ fait partie des rйalitйs permanentes, pour lequelles ce qui devient n’existe pas et ce qui est devenu existe. Le corps du Christ se trouve donc lа et ne s’y trouve pas. Mais lorsque que le corps du Christ n’y existe pas, la substance du pain y existe. En mкme temps dans le mкme instant, s’y trouvent donc le corps du Christ et la substance du pain.

         Cependant, deux formes substantielles disparates ne peuvent кtre mкlйes а la mкme chose dans le mкme instant. Or, la forme du pain et le corps du Christ sont de cette nature. Ils ne peuvent donc pas кtre en mкme temps mкlйs а la mкme chose dans le mкme instant.

         Rйponse. Le corps du Christ et la substance du pain n’existent lа aucunement au mкme instant, et il n’est pas nйcessaire de fixer un instant ultime oщ le pain y existe, mais un temps ultime qui est continu par rapport а l’instant oщ le corps du Christ apparaоt pour la premiиre fois.

         Pour le montrer, il faut savoir que, dans les choses naturelles, les changements instantanйs sont toujours les termes des mouvements. La raison en est que les changements de cette nature ont comme termes la forme et la privation [de la forme], comme la gйnйration du feu [a comme termes] le feu et [la privation] de feu. Or, entre la forme et la privation de celle-ci, il ne peut y avoir quelque chose d’intermйdiaire, si ce n’est par accident, pour autant que ce qui est privй de la forme s’approche plus ou moins de la forme en raison d’une disposition а la forme qui est visйe et qui est enlevйe par le mouvement continu. C’est pourquoi doit prйcйder un mouvement d’altйration, qui trouve son terme dans la gйnйration. Et ainsi, l’altйration a deux termes : un de son genre, а savoir, la disposition ultime qui est nйcessitй de la forme, car l’altйration est un mouvement en qualitй ; et un autre d’un autre genre, а savoir, la forme substantielle. Et, de la mкme faзon, l’illumination est le terme du mouvement local du soleil, qui est un changement instantanй entre la forme de la lumiиre et la privation de celle-ci, а savoir, les tйnиbres. Or, en tout mouvement qui est mesurй par un certain temps, il est nйcessaire que le terme ultime se trouve dans l’instant ultime du temps. Ainsi, comme la forme substantielle est le terme d’une altйration, il est nйcessaire que la forme substantielle soit introduite dans l’ultime instant de ce temps. Or, la corruption et la gйnйration vont de pair, car «la gйnйration d’une chose est la corruption d’une autre». Il est donc nйcessaire que, dans l’instant ultime de ce temps, existent le terme de la corruption de l’une, comme celle de l’air, et le terme de la gйnйration de l’autre, comme celle du feu. Or, le terme d’une corruption consiste а ne pas кtre. Il faut donc que, dans l’instant ultime de ce temps, existe d’abord l’absence d’air et d’abord le feu. Mais, avant le dernier instant d’un certain temps, on ne peut en concevoir d’avant-dernier, car, «entre deux instants, quels qu’ils soient, il existe un temps intermйdiaire», selon le Philosophe. Et ainsi, il ne faut pas concevoir d’instant ultime oщ l’air existe, mais, pendant tout le temps que mesurait le mouvement d’altйration, l’air existait et, dans l’instant ultime de celui-ci, existent d’abord l’air et d’abord le feu. De la mкme faзon, la transubstantiation est le terme d’un certain mouvement qui consiste dans la prononciation des mots, de sorte que, dans l’instant ultime qui mesure cette prononciation, le pain existe d’abord et d’abord le corps du Christ, et ainsi il n’y a pas d’instant ultime oщ existe le pain, mais un temps ultime. Or, entre le temps et l’instant, il n’est pas nйcessaire qu’apparaisse un intermйdiaire, comme cela n’est pas nйcessaire entre la ligne et le point. Et ainsi, il n’est pas nйcessaire qu’а un certain moment, il n’existe ni pain ni corps du Christ.

         Et ainsi, la solution de la <1> premiиre objection est claire.

         <2> Le point ajoutй ou soustrait а la ligne ne l’accroоt pas ni ne la diminue. De mкme en est-il de l’instant ajoutй ou soustrait au temps. Ainsi, bien que, dans l’instant ultime du temps mesurant l’existence du pain, il n’existe pas de pain, il n’en dйcoule cependant pas que ce temps soit plus long que la durйe de l’existence du pain, et ainsi que la mesure ne soit pas йgale а ce qui est mesurй.

         <3> On dit que l’instant mesure un changement instantanй pour autant qu’il mesure son terme d’arrivйe (ad quem), car son terme de dйpart (a quo) est uni а l’ensemble du mouvement prйcйdent, et ainsi il est mesurй par le temps qui mesure le mouvement qui prйcиde. Mais le temps mesure un mouvement en raison des deux termes. Il ne s’agit donc pas de choses semblables.

         <4> On parle de devenir de deux maniиres. D’une maniиre, pour le mouvement vers l’кtre ; et ainsi ce qui est engendrй pendant tout le temps de l’altйration qui prйcиde est appelй devenir, et c’est de cette maniиre que parle le Philosophe, Physique, IV, oщ il montre qu’un devenir prйcиde tout ce qui est devenu et que ce qui est devenu prйcиde tout devenir. Et ainsi, il n’est pas vrai qu’une chose en mкme temps devient et est devenue, mais il est vrai que ce qui devient n’est pas. D’une autre maniиre, on dit qu’une chose devient lorsque sa forme est introduite, et ainsi le devenir ne consiste pas а кtre mы, mais dans le terme du mouvement. De sorte que le mouvement se termine et s’est terminй en mкme temps, mais, de cette maniиre, ce qui devient est, car le terme du devenir est l’кtre, dont on affirme que ce qu’on dit кtre devient de cette maniиre.

 

<Article 3 [10]> Troisiиmement : il semble que Dieu ne puisse faire que la blancheur et une autre qualitй corporelle existe sans quantitй.

         <1> Parce que la quantitй est la premiиre disposition d’un corps, du fait qu’«elle adhиre immйdiatement а la substance», comme le dit Boиce. Or, «ce qui est premier en chaque genre est cause de ce qui vient aprиs», comme il est dit dans Mйtaphysique, II. Tous les autres accidents tiennent donc de la quantitй d’кtre des dispositions corporelles. Une fois enlevйe la quantitiй, aucune autre qualitй corporelle ne demeure donc.

         <2> De plus, une qualitй spirituelle, comme la science ou la vertu, est plus noble qu’une qualitй corporelle. Or, une qualitй spirituelle ne pourrait mкme miraculeusement exister sans un sujet, comme on le voit. А bien plus forte raison donc, une qualitй corporelle ne pourrait-elle exister sans un sujet, qui est tout au moins la quantitй.

         <3> De plus, cela s’йloigne davantage de la nature de la qualitй corporelle qu’elle existe complиtement sans sujet, que le fait pour elle d’exister dans un sujet spirituel, car exister dans un sujet spirituel relиve d’une qualitй spirituelle, qui est dans le mкme prйdicament qu’une qualitй corporelle, mais exister complиtement sans sujet relиve de la substance, qui est un autre prйdicament. Or, il ne peut arriver miraculeusement qu’une qualitй corporelle existe dans un sujet spirituel, comme la blancheur dans l’ange. Encore bien moins, donc, peut-il arriver qu’une qualitй corporelle n’ait pas de sujet, au moins la quantitй.

         <4> De plus, la qualitй dйpend davantage de la substance que l’inverse. Or, Dieu ne pourrait faire une substance crййe qui n’ait aucun accident, car il est nйcessaire qu’existe au moins dans la crйature la relation а son crйateur. Encore bien moins donc peut-il arriver qu’une qualitй existe sans aucun sujet.

         Cependant <5>, il peut se faire que, dans le sacrement de l’autel, la quantitй existe sans substance parce que la quantitй diffиre par essence de la substance. Or, d’une maniиre similaire, la qualitй diffиre par essence de la quantitй. Pour la mкme raison donc, il peut se faire que la qualitй existe sans quantitй.

         Rйponse. En raison de son immensitй, il faut attribuer а la puissance divine tout ce qui ne trahit pas un manque. Toutefois, il existe des choses dont la nature crййe ne supporte pas qu’elles soient faites а cause d’une certaine rйpugnance, qu’elles comportent en raison d’une contradiction implicite. De ces choses, certains ont eu coutume de dire que Dieu peut les faire, bien qu’elles ne puissent кtre faites.

         Afin de voir si Dieu peut faire que la blancheur existe sans quantitй, il faut savoir que, dans la quantitй et dans toute autre qualitй corporelle, il faut considйrer deux choses : la nature mкme de la blancheur, par laquelle elle reзoit son espиce, et son individuation, selon laquelle elle est cette blancheur sensible distincte d’une autre blancheur sensible. Par un miracle divin, il pourrait donc arriver que la nature de la blancheur subsiste sans aucune quantitй ; cependant, cette blancheur ne serait pas comme cette blancheur sensible, mais elle serait une forme intelligible, а la maniиre des formes sйparйes que Platon a proposйes. Mais que cette blancheur sensible individuйe existe sans quantitй, cela ne pourrait arriver, bien qu’il puisse arriver qu’une quantitй individuйe existe sans substance, car la quantitй n’est pas individuйe seulement par son sujet, comme les autres accidents, mais aussi par le lieu [situs] oщ elle se trouve, qui fait partie de sa quantitй dimensionnelle, consistant dans la quantitй qui possиde une position. Et ainsi, il est possible d’imaginer deux lignes sйparйes de la mкme espиce, diffйrentes numйriquement selon les endroits diffйrents oщ elles se trouvent, autrement, la ligne ne serait pas divisible en raison mкme de son genre. En effet, la ligne ne se divise qu’en lignes. Or, imaginer plusieurs blancheurs de la mкme espиce sans sujet est impossible. Il est ainsi clair que la blancheur n’est individuйe que par le sujet et, pour cette raison, qu’elle ne pourrait кtre individuйe que si elle existait dans un sujet, au moins dans la quantitй. Mais la quantitй peut кtre individuйe mкme sans sujet. C’est pourquoi, par un miracle, cette quantitй sensible peut exister mкme sans sujet, comme cela est clair pour le corps du Christ.

         <1> La blancheur, si elle existait sans quantitй, ne serait plus une qualitй corporelle, mais spirituelle, comme cela est clair d’aprиs ce qui a йtй dit.

         <2> Il semble qu’il faille dire la mкme chose de la qualitй spirituelle que ce qui a йtй dit de la qualitй corporelle.

         <3> Puisque la quantitй fait dйfaut а la substance spirituelle, il ne peut arriver qu’une qualitй corporelle existe dans une substance spirituelle, sinon de la maniиre dont elle peut exister sans quantitй, comme on l’a dit.

         <4> Par le fait mкme que la substance crййe est comparйe а Dieu, un accident rйsulte en elle, telle la relation de crйation ou de service, ou une autre relation similaire. Ainsi, comme Dieu ne peut faire qu’une crйature ne dйpende pas de lui, il ne peut pas davantage faire qu’elle existe sans ces accidents. Mais il pourrait faire qu’elle existe sans d’autres accidents. Or, le sujet ne possиde pas d’accident du fait qu’il est comparй а Dieu. Et ainsi, rien n’empкche que Dieu puisse faire qu’un accident existe sans sujet.

         <5> Pour ce qui est objectй en sens contraire, il est clair qu’il n’en va pas de mкme de la quantitй et de la qualitй, comme cela est clair par ce qui a йtй dit.

 

<Question 5> [А propos des corps des damnйs]

         Ensuite, on s’interroge sur les corps des damnйs.

         Et а ce propos, trois questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que les corps des damnйs sont incorruptibles ? Deuxiиmement, est-ce qu’ils ressuscitent avec des difformitйs ? Troisiиmement, est-ce qu’ils sont punis dans l’enfer par des vers et des pleurs corporels ?

 

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble que les corps des damnйs ne seront pas incorruptibles.

         <1> En effet, un corps ne peut кtre incorruptible que par sa nature, comme un corps cйleste, par la grвce de l’innocence, comme le corps de l’homme en son premier йtat, ou par la gloire, comme le corps du Christ aprиs la rйsurrection. Or, rien de cela ne convient aux corps des damnйs. Les corps des damnйs ne seront donc pas incorruptibles.

         <2> Si l’on dit qu’ils seront incorruptibles par dйcision de la justice divine afin qu’ils soient punis pour toujours, on objectera qu’une peine perpйtuelle n’est due pour une faute que selon que celle-ci a quelque chose de perpйtuel. Or, la perpйtuitй de la faute ne vient pas du corps, mais de la volontй, qui choisit de demeurer pour toujours dans le pйchй. La divine justice n’exige donc pas que le corps soit йternellement puni.

         <3> De plus, le corps n’est puni pour le pйchй de l’вme que dans la mesure oщ il est l’instrument de l’вme qui commet le pйchй. Or, dans certains actes de l’вme, il peut exister un pйchй mortel auxquel le corps ne participe pas, comme cela est clair pour les pйchйs spirituels. Si quelqu’un est puni pour ces seuls [pйchйs], une peine perpйtuelle n’est donc pas due а son corps.

         <4> De plus, de mкme que quelqu’un est damnй pour un pйchй de transgression, de mкme aussi l’est-il pour un pйchй d’omission. Or, le corps ne participe en rien а l’omission. Une peine perpйtuelle ne lui est donc pas due chez tous les damnйs, et ainsi la justice divine n’exige pas non plus que les corps des damnйs soient incoruptibles. Il reste donc qu’ils sont corruptibles.

         Cependant, «si on enlиve la cause, l’effet est enlevй». Or, aprиs la rйsurrection, cessera le mouvement du ciel, qui est la cause de la corruption dans les corps. La corruption cessera donc, et ainsi les corps des damnйs ne seront pas corruptibles.

         Rйponse. Les corps des damnйs seront incorruptibles, bien que susceptibles de souffrances. Car la cause premiиre et principale de l’incorruption est la justice divine, qui maintiendra les corps des damnйs dans des peines perpйtuelles. Mais la cause secondaire et pour ainsi dire coopйrante sera la cessation du mouvement du ciel ; celui-ci йtant arrкtй, aucune action ni passion se rapportant au changement de la nature ne pourra exister dans les corps. Ainsi, les corps des damnйs aussi ne subiront-ils pas le feu selon une passion de nature, par laquelle la nature du corps humain perdrait sa nature, mais ils subiront une passion de l’вme, comme l’organe du sens lorsqu’il reзoit du sensible une similitude de la qualitй sensible.

         <1> Ce raisonnement procиde d’une division insuffisante. En effet, il existe ici une autre cause d’incorruption que les trois qui sont abordйes dans l’objection, а savoir, une dйcision de la justice divine. Bien qu’on puisse dire d’une certaine maniиre qu’ils seront incorruptibles par nature, а savoir, pour autant que le principe naturel de corruption sera enlevй, le mouvement du ciel.

         <2> Le pйchй tient de l’вme son caractиre de faute et de perpйtuitй, et non du corps. Ainsi, de mкme que le corps est puni pour le pйchй en tant qu’il est instrument du pйchй qui tient de l’вme son caractиre de faute, de mкme doit-il кtre puni pour toujours en tant qu’il est instrument du pйchй qui tient sa perpйtuitй de la volontй.

         <3> Cela n’est pas la raison principale pour laquelle le corps est puni pour le pйchй de l’вme, parce qu’il est l’instrument de l’вme qui agit, mais plutфt parce qu’il est une partie essentielle de l’homme qui agit. En effet, а proprement parler, c’est l’homme qui pиche par l’вme. C’est pourquoi, si l’вme seulement йtait punie, celui qui a pйchй ne serait pas puni, а savoir, l’homme. Toutefois, il n’est pas vrai qu’il existe dans la vie prйsente un acte auquel le corps ne participe pas, car, bien que le corps ne participe pas aux actes intellectuels а titre d’instrument de l’acte, il y participe cependant par le fait qu’il reprйsente l’objet, car «l’objet de l’intellect est le fantasme, comme la couleur pour la vue», comme il est dit dans Sur l’вme, III. Or, le fantasme n’existe pas sans organe corporel. Il est ainsi clair que mкme dans l’intellection et dans les autres actes de l’вme, nous recourons d’une certaine faзon au corps.

         <4> Quelqu’un n’est pas damnй pour un pйchй d’omission parce qu’il a fait quelque chose, mais parce qu’est omis ce qui devait кtre fait. Or, cela devait кtre fait par l’вme et par le corps, pour autant que le corps participe aux actes de l’вme. Et ainsi, de la mкme maniиre, le pйchй de transgression et d’omission entretiennent-ils le mкme rapport avec le corps et avec l’вme.

 

<Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que les corps des damnйs ressusciteront sans difformitйs.

         En effet, la rйsurrection s’accomplira par la puissance divine, qui est la plus parfaite. Or, l’opйration d’une puissance parfaite est parfaite, et son effet, parfait. Les corps des ressuscitйs seront donc parfaits, et ainsi les corps des damnйs ressusciteront-ils sans difformitйs.

         Cependant, Sg 11 [dit] : On sera tourmentй par ce par quoi on aura pйchй. Or, les damnйs ont pйchй par des corps qui avaient des difformitйs. Leurs corps ressusciteront donc avec des difformitйs.

         Rйponse. Une difformitй dans le corps peut venir de deux choses. Premiиrement, du dйfaut d’un membre, et une telle difformitй, comme on le dit communйment, n’existera pas dans les corps des damnйs, parce que tous ressusciteront incorruptibles, c’est-а-dire sans dйfaut d’aucun de leurs membres, de sorte que tout le corps soit puni chez les rйprouvйs et soit rйcompensй chez les йlus. D’une autre maniиre, il peut exister une difformitй ou un dйfaut du corps en raison de la proportion incorrecte des parties, comme la fiиvre vient de la proportion incorrecte des humeurs, et comme une bosse vient d’une surabondance de chair dans une partie. Et, а propos d’une telle difformitй ou dйfaut, il y existe deux opinions. En effet, certains, considйrant la damnation des rйprouvйs, afin que ne leur manque aucun mal, ont dit qu’ils ne seraient pas exempts de telles difformitйs. Mais d’autres, considйrant la puissance de celui qui ressuscite, qui, de mкme qu’il a fait la nature par l’њuvre de la crйation, rйparera aussi la nature par la rйsurrection, disent que l’auteur de la nature enlиvera tous les dйfauts qui viennent d’un vice de nature, comme les fiиvres et les choses de ce genre. (Mais les dйfauts qui seront venus d’une volontй perverse demeureront chez les rйprouvйs, comme sont les souillures et la culpabilitй des pйchйs.). Laquelle de ces deux opinions est plus vraie, Augustin ne le laisse pas dans le doute, lorsqu’il dit, dans l’Enchiridion, qu’«on ne doit pas mettre en doute la beautй de ceux dont la damnation est certaine».

         Aprиs avoir vu cela, la rйponse aux objections est claire.

 

<Article 3 [13]> Troisiиmement : il semble que les corps des damnйs seront punis par des vers et des pleurs corporels.

         <1> [Il est dit] dans le dernier chapitre de Judith : Il mettra le feu et les vers dans leurs chairs. Or, on ne met pas de vers spirituels dans la chair, mais plutфt dans l’вme. Les vers dont les rйprouvйs seront punis ne seront donc pas seulement spirituels, mais aussi corporels.

         <2> De mкme, а propos de Lc 13, la Glose dit que «par les pleurs dont le Seigneur menace les rйprouvйs peut кtre dйmontrйe la rйsurrection vйritable des corps». Ce qui ne serait pas le cas si ces pleurs йtaient seulement spirituels. Donc, etc.

         Cependant, <1> les vers dont seront punis les rйprouvйs sont immortels, Is 66, 24 : Leurs vers ne mourront pas. Or, aucun animal n’a de rapport а l’immortalitй, sauf l’homme. Ces vers ne seront donc pas corporels.

         <2> De mкme, dans les pleurs corporels, se produit un йcoulement de larmes. Or, tout corps fini dont s’йcoule quelque chose de maniиre continue est finalement consommй, а moins que n’ait lieu une restauration. Comme dans les corps des damnйs ne se produit aucune restauration de ce qui est perdu, il semble donc que les pleurs qui seront perpйtuels ne seront pas corporels.

         Rйponse. А ce sujet, Augustin prйsente diverses opinions dans La citй de Dieu, XX, en disant : «En ce qui concerne les peines des mйchants, le feu inextinguible et les vers trиs actifs sont prйsentйs de maniиre diffйrente par les uns et les autres. Certains en effet [se demandent] s’ils atteindront l’вme, d’autres le corps, d’autres si le feu atteindra le corps et les vers changeront l’вme, ce qui paraоt plus crйdible.» Ainsi, en suivant Augustin, nous disons que ces vers seront spirituels et que les pleurs aussi seront spirituels, de sorte que la douleur elle-mкme est appelйe «pleurs». Toutefois, on pourrait parler de douleur corporelle mкme sans versement de larmes, de sorte que les pleurs ne signifient pas seulement une douleur de l’вme, mais la disposition par laquelle le corps est disposй lorsque l’вme souffre.

         <1> Cette expression se rapporte au changement, et ainsi nous pouvons interprйter que les chairs sont les вmes des impies, qui ont йtй [des hommes] charnels.

         <2> Les pleurs corporels sans versement de larmes, selon ce qu’on a dit, suffisent а la vйritй de la rйsurrection. Toutefois, si l’on soutient que les vers et les pleurs seront corporels, on pourrait dire que, par la puissance divine, ces vers seront alimentйs et la perte causйe par les larmes sera compensйe.

 

<Question 6> [Sur les sens de la Sainte Йcriture]

         Ensuite, on pose des questions sur les sens de la Sainte Йcriture.

         А ce sujet, trois questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que d’autres sens spirituels se cachent sous les paroles de la Sainte Йcriture ? Deuxiиmement, [on s’interroge] sur le nombre des sens de la Sainte Йcriture. Troisiиmement, est-ce que ces sens se rencontrent dans les autres йcritures ?

 

<Article 1 [14]> Premiиrement : il semble que ne se cachent pas d’autres sens sous les paroles de la Sainte Йcriture.

         <1> En effet, il ne faut pas employer les mots dits une seule fois de maniиre йquivoque ou multiple. Or, la pluralitй des sens aboutit а une multiplicitй dans les mots. Dans les mкmes mots de la Sainte Йcriture ne peuvent donc se cacher plusieurs sens.

         <2> De plus, la Sainte Йcriture a йtй ordonnйe а l’illumination de l’intellect. Le psaume dit : La dйclaration de tes paroles, etc. (Ps 118, 130). Or, la multiplicitй des sens obnubile l’intellect. Il ne doit donc pas y avoir de sens multiples dans la Sainte Йcriture.

         <3> De plus, ce qui peut кtre occasion d’erreur doit кtre йvitй dans la Sainte Йcriture. Or, affirmer d’autres sens que le sens littйral dans l’Йcriture pourrait кtre une occasion d’erreur, car n’importe qui pourrait interprйter l’Йcriture comme il le voudrait pour confirmer son opinion. Il ne doit pas y avoir plusieurs sens dans la Sainte Йcriture.

         <4> De plus, Augustin dit, Commentaire littйral de la Genиse, II, que «l’autoritй de la Sainte Йcriture est plus grande que la perspicacitй de tout esprit humain». Or, le sens qui n’a aucune autoritй pour confirmer quelque chose n’est pas un sens convenable de la Sainte Йcriture. Or, aucun sens, а part le sens littйral, n’a la capacitй de confirmer quelque chose, comme cela est clair d’aprиs ce que dit Denys а propos de la lettre а Tite. En effet, il dit que «la thйologie symbolique, c’est-а-dire celle qui procиde par similitudes, ne sert pas d’argument». La Sainte Йcriture n’a donc pas d’autres sens, а part le sens littйral.

         <5> De plus, quiconque tire de paroles йcrites par quelqu’un des sens dont l’auteur n’avait pas l’intention, ce n’est pas un sens propre, mais concurrent. Or, un auteur, par une seule йcriture, ne peut comprendre qu’une chose, car «il n’arrive pas qu’il comprenne plusieurs choses en mкme temps», selon le Philosophe. Il ne peut donc pas y avoir plusieurs sens propres de la Sainte Йcriture.

         Cependant, s’oppose а cela ce qui est dit en Dn 12, 4 : Beaucoup seront perplexes, mais le savoir grandira.

         De plus, Jйrфme dit, dans le prologue de la Bible, en parlant de l’Apocalypse : «Dans chaque parole se cachent plusieurs sens.»

         Rйponse. La Sainte Йcriture a йtй transmise afin que, par elle, la vйritй nйcessaire au salut nous soit rendue manifeste. Or, la manifestation ou l’expression de la vйritй peut se faire de deux maniиres : par des choses et par des paroles, pour autant que les paroles signifient les choses et qu’une chose peut кtre la figure d’une autre. Or, l’auteur de la Sainte Йcriture, le Saint-Esprit, n’est pas seulement l’auteur des mots, mais il est aussi l’auteur des choses. Ainsi, il peut adapter non seulement les mots pour qu’ils signifient quelque chose, mais il peut aussi disposer les choses pour qu’elles soient une figure d’une autre chose. Et ainsi, dans la Sainte Йcriture, la vйritй est manifestйe de deux maniиres : d’une maniиre, selon que les choses sont signifiйes par des paroles, et c’est en cela que consiste le sens littйral ; d’une autre maniиre, selon que les choses sont des figures d’autres choses, et c’est en cela que consiste le sens spirituel. Et ainsi, plusieurs sens conviennent а la Sainte Йcriture.

         <1> Une diversitй de sens dont l’un ne vient pas d’une autre produit une multiplicitй de maniиres de parler. Mais le sens spirituel se fonde toujours sur le sens littйral et vient de lui. Ainsi, par le fait que la Sainte Йcriture est interprйtйe littйralement et spirituellement, il n’y a pas en elle de multiplicitй.

         <2> Comme Augustin le dit dans L’enseignement chrйtien, «c’est utilement que Dieu a fait en sorte que la vйritй de la Sainte Йcriture soit manifestйe avec une certaine difficultй». Cela est utile pour йcarter l’ennui, car l’attention est davantage stimulйe par ce qui est difficile, alors qu’elle est йcartйe par l’ennui. De mкme, l’occasion de s’enorgueillir est-elle йcartйe lorsque l’homme peut difficilement saisir la vйritй de l’Йcriture. De mкme, la vйritй de la foi est ainsi dйfendue contre la dйrision des infidиles. C’est pourquoi le Seigneur dit, Mt 7, 6 : Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint, et Denys avertissait Timothйe de garder ce qui est saint du contact des impurs. Ainsi est-il clair qu’il convient que la vйritй de la foi soit communiquйe sous divers sens dans la Sainte Йcriture.

         <3> Comme le dit Augustin dans L’enseignement chrйtien, «rien n’est transmis de maniиre cachйe dans un endroit de la Sainteg Йcriture, qui ne soit exposй ailleurs clairement». Ainsi, l’interprйtation spirituelle doit toujours s’appuyer sur une interprйtation littйrale de la Sainte Йcriture, et ainsi est йvitйe toute occasion d’erreur.

         <4> Ce n’est pas par manque d’autoritй qu’un argument efficace ne peut кtre tirй du sens spirituel, mais en raison de la nature mкme de la similitude sur laquelle se fonde le sens spirituel. En effet, une chose peut кtre semblable а plusieurs ; ainsi, on ne peut passer de cette chose, lorsqu’elle est prйsentйe dans l’Йcriture, а l’une d’entre elles de maniиre dйterminйe, mais il y a faussetй de la conclusion. Par exemple, en raison d’une certaine similitude, le lion signifie le Christ et le Diable. Ainsi, par le fait qu’on parle du lion dans la Sainte Йcriture, on ne peut tirer argument pour aucun des deux.

         <5> L’auteur principale de la Sainte Йcriture est l’Esprit Saint, qui dans un seul mot de la Sainte Йcriture a compris beaucoup plus de choses que ce qui est exposй par les interprиtes de la Sainte Йcriture. Il n’est pas non plus inconvenant que l’homme qui a йtй l’auteur instrumental de la Sainte Йcriture ait compris plusieurs choses sous un seul mot, car «les prophиtes, comme le dit Jйrфme а propos d’Osйe, parlaient des faits prйsents de maniиre telle qu’ils entendaient aussi signifier des choses а venir». Il n’est donc pas impossible de comprendre plusieurs choses [sous un seul mot] pour autant qu’une chose est la figure d’une autre.

 

<Article 2 [15]> Deuxiиmement : il semble qu’on ne doive pas distinguer quatre sens de la Sainte Йcriture : les sens historique ou littйral, allйgorique, moral et anagogique.

         <1> En effet, de mкme que dans la Sainte Йcriture certaines choses sont dites du Christ par mode de figure, de mкme aussi certaines choses sont dites de maniиre figurative d’autres hommes, comme, en Dn 8, le roi des Grecs est signifiй par le bouc. Or, ces maniиres figuratives de parler ne donnent pas un autre sens au-delа du sens littйral dans la Sainte Йcriture. On ne doit donc pas affirmer qu’il existe un sens allйgorique, diffйrent du sens historique, par lequel on interprиte du Christ ce qui l’a prйcйdй а titre de figure de lui.

         <2> De plus, une personne est constituйe d’une tкte et de membres. Or, le sens allйgorique semble кtre en rapport avec la tкte de l’Йglise, le Christ ; mais le sens moral semble кtre en rapport avec ses membres, les fidиles. Le sens moral ne doit donc pas кtre distinguй du sens allйgorique.

         <3> De plus, le sens moral est celui qui se rapporte а l’instruction sur les mњurs. Or, la Sainte Йcriture instruit sur les mњurs en plusieurs endroits selon le sens littйral. Le sens moral ne doit donc pas кtre distinguй du sens littйral.

         <4> De plus, de mкme que le Christ est la tкte de l’Йglise militante, de mкme est-il la tкte de l’Йglise triomphante, et il ne s’agit pas d’un Christ diffйrent dans les deux cas. Le sens anagogique, par lequel on interprиte quelque chose de l’Йglise triomphante, ne doit donc pas кtre autre que le sens allйgorique, par lequel on l’interprиte du Christ et de l’Йglise militante.

         De plus, si ces quatre sens йtaient nйcessaires а la Sainte Йcriture, toutes les parties de la Sainte Йcriture devraient avoir ces quatre sens. Or, cela est faux. En effet, Augustin dit, dans son commentaire de la Genиse, que, «dans certains endroits, il ne faut chercher que le sens littйral». Ces quatre sens ne sont donc pas nйcessaires а l’interprйtation de la Sainte Йcriture.

         Cependant, <1> s’oppose а cela ce que dit Augustin au dйbut de son Commentaire littйral de la Genиse : «Dans tous les livres saints, il faut regarder les rйalitйs йternelles qui y sont signifiйes, les faits qui sont racontйs, les rйalitйs futures qui sont prйdites, les choses qu’il est ordonnй de faire.» Le premier point se rapporte au sens anagogique ; le deuxiиme, au sens historique ; le troisiиme, au sens allйgorique ; le quatriиme, au sens moral. Il y a donc quatre sens de la Sainte Йcriture.

         <2> De plus, Bиde dit, au dйbut de la Genиse : «Il y a quatre sens de la Sainte Йcriture : l’histoire, qui parle des choses accomplies ; l’allйgorie, dans laquelle une chose est entendue d’une autre chose ; la tropologie, c’est-а-dire le sens moral, dans lequel on traite de la mise en ordre des mњurs ; l’anagogie, par laquelle nous sommes amenйs а traiter de ce qu’il y a de plus йlevй dans les rйalitйs suprкmes et cйlestes.»

         Rйponse. La distinction entre ces quatre sens doit кtre entendue de la maniиre suivante. En effet, comme on l’a dit, la Sainte Йcriture manifeste de deux maniиres la vйritй qu’elle transmet : par des paroles et par des figures des choses. Or, la manifestation qui se rйalise par des paroles donne le sens historique ou littйral, de sorte que se rapporte au sens littйral tout ce qui peut кtre correctement compris de la signification des paroles. Mais le sens spirituel, comme on l’a dit, consiste en ce que certaines choses sont exprimйes par la figure d’autres choses, et parce que «les choses visibles sont d’habitude les figures des choses invisibles», comme le dit Denys, de lа vient que ce sens, qui est tirй des figures, est appelй spirituel. Or, la vйritй que la Sainte Йcriture transmet par les figures des choses est ordonnйe а deux choses : une foi droite et une action droite. Si [elle est ordonnйe] а une action droite, il s’agit alors du sens moral, qu’on appelle tropologique sous un autre nom. Si [elle est ordonnйe а une foi droite, il faut faire une distinction selon l’ordre des objets de la foi. En effet, comme le dit Denys, dans La hiйrarchie ecclйsiastique, IV, «l’йtat intermйdiaire de l’Йglise se situe entre l’йtat de la synagogue et l’йtat de l’Йglise triomphante, car l’Ancien Testament йtait la figure du Nouveau, comme le Nouveau l’est des rйalitйs cйlestes». Le sens spirituel ordonnй а une foi droite peut donc ainsi se fonder sur la maniиre de figurer selon laquelle l’Ancien Testament figure le Nouveau, et ainsi il s’agit du sens allйgorique ou typique, selon lequel ce qui est arrivй dans l’Ancien Testament est interprйtй du Christ et de l’Йglise ; ou il peut se fonder sur la maniиre de figurer selon laquelle le Nouveau Testament et l’Ancien figurent ensemble l’Йglise triomphante, et ainsi il s’agit du sens anagogique.

         <1> Le bouc et les choses de ce genre, par lesquelles d’autres personnes que le Christ sont dйsignйes dans l’Йcriture, n’ont pas йtй des choses, mais des similitudes imagйes mises en йvidence pour la seule fin de signifier ces personnes. Ainsi, cette signification, par laquelle ces personnes ou ces royaumes sont dйsignйs par cette signification, ne relиve pas du sens historique. Mais mкme ce qui est arrivй en rйalitй est ordonnй а signifier le Christ comme l’ombre [est ordonnйe] а la vйritй. C’est pourquoi une telle signification, par laquelle le Christ et ses membres sont signifiйs par ce genre de choses, donne un autre sens au delа [du sens] historique, а savoir, le sens allйgorique. Mais partout oщ l’on trouve que le Christ est signifiй par de telles similitudes imaginaires, cette signification ne dйborde pas le sens littйral, comme lorsque le Christ est signifiй par la pierre qui a йtй taillйe dans la montagne sans avoir йtй touchйe (Dn 2, 34).

         <2> Le sens allйgorique ne se rapporte pas seulement au Christ en tant qu’il tкte, mais aussi en raison de [ses] membres, comme les douze apфtres sont signifiйs par les douze pierres choisies dans le Jourdain (Jos 4, 3). Mais le sens moral se rapporte aux membres du Christ pour ce qui est de leurs propres actes, et non pas en tant qu’ils sont considйrйs comme des membres.

         <3> On n’appelle pas sens moral tout sens par lequel les mњurs sont enseignйes, mais [le sens] selon lequel l’enseignement des mњurs est tirй de certaines choses accomplies. En effet, le sens moral est ainsi une partie du sens spirituel. Il est donc clair que le sens moral n’est jamais le mкme que le sens littйral.

         <4> De mкme que le sens allйgorique se rapporte au Christ en tant qu’il est la tкte de l’Йglise militante, la justifiant et lui infusant la grвce, de mкme le sens anagogique se rapporte-t-il а lui en tant qu’il est la tкte de l’Йglise triomphante et qu’il la glorifie.

         <5> Ces quatre sens ne sont pas attribuйs а la Sainte Йcriture comme si elle devait кtre interprйtйe selon ces quatre sens en chacune de ses parties, mais parfois selon ces quatre [sens], parfois, selon trois, parfois selon deux, parfois selon un seul uniquement. En effet, dans la Sainte Йcriture, les rйalitйs qui viennent aprиs sont figurйes principalement par celles qui viennent avant. C’est pourquoi, lorsque dans la Sainte Йcriture une chose est dite d’une rйalitй antйrieure selon le sens littйral, elle peut кtre interprйtйe spirituellement de rйalitйs postйrieures, mais non inversement. Dans tout ce qui est racontй dans la Sainte Йcriture, vient en premier ce qui se rapporte а l’Ancien Testament ; c’est pourquoi ce qui concerne les faits de l’Ancien Testament selon le sens littйral peut кtre interprйtй selon les quatre sens. Vient en deuxiиme lieu ce qui se rapporte а l’йtat de l’Йglise prйsente. S’y trouve en premier lieu ce qui se rapporte а la tкte en regard de ce qui se rapporte aux membres, car le corps vйritable du Christ et ce qui y est accompli est la figure du corps mystique et de ce qui y est accompli. Nous devons aussi en tirer un exemple pour bien vivre et la gloire а venir nous y est montrйe а l’avance. Ainsi, ce qui est dit littйralement du Christ tкte peut-il кtre interprйtй allйgoriquement, en le mettant en rapport avec son corps mystique ; moralement, en le mettant en rapport avec nos actes qui doivent en prendre la forme ; et anagogiquement, pour autant que le chemin vers la gloire nous est montrй dans le Christ. Mais lorsqu’une chose est dite de l’Йglise au sens littйral, on ne peut l’interprйter allйgoriquement, sauf peut-кtre pour interprйter ce qui est dit de l’Йglise primitive de l’йtat futur de l’Йglise prйsente. Cela peut cependant кtre interprйtй moralement et anagogiquement. Mais ce qui est dit moralement selon le sens littйral, on n’a coutume de l’interprйter qu’au sens anagogique. Mais ce qui se rapporte а l’йtat de gloire au sens littйral, on n’a pas coutume de l’interprйter en aucun autre sens, du fait que ce n’est pas la figure de quelque chose d’autre, mais que cela est exprimй en figure par tout le reste.

 

<Article 3 [16]> Troisiиmement : il semble que, mкme dans les autres йcrits, les sens mentionnйs doivent кtre distinguйs.

         <1> En effet, les sens spirituels dans la Sainte Йcriture viennent de certaines similitudes. Or, dans les autres sciences, on avance а partir de certaines similitudes. Dans les йcritures des autres sciences, on peut donc trouver des sens spirituels.

         <2> De plus, c’est le propre de l’art poйtique d’indiquer la vйritй des choses par des similitudes. Il semble donc que l’on trouve aussi des sens spirituels dans les paroles des poиtes, et non seulement dans la Sainte Йcriture.

         <3> De plus, le Philosophe dit que «celui qui dit une chose en dit plusieurs d’une certaine maniиre. Il semble donc que, dans les autres sciences, l’on puisse dйsigner plusieurs choses sous un seul sens, et ainsi la Sainte Йcriture n’est pas la seule а possйder ces sens spirituels.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Grйgoire, Morales, XX : «La Sainte Йcriture dйpasse toutes les sciences par sa faзon mкme de s’exprimer, car, dans une seule et mкme parole, elle livre un mystиre en proposant un texte.»

         Rйponse. Le sens spirituel de la Sainte Йcriture vient de ce que les choses qui suivent leur cours signifient quelque chose d’autre, qui est saisi par le sens spirituel. Or, ordonner de cette maniиre le cours des choses pour qu’on puisse saisir une telle signification а partir d’elles appartient а celui-lа seul qui gouverne les choses par sa providence, qui est Dieu seul. En effet, de mкme que l’homme peut recourir а certaines paroles ou а certaines similitudes imaginйes pour signifier une chose, de mкme Dieu recourt-il pour signifier certaines choses au cours mкme des choses soumises а sa providence. Or, signifier une chose par des paroles ou par des similitudes imaginйes en vue de signifier seulement ne constitue que le sens littйral, comme cela est clair par ce qui a йtй dit. Ainsi, dans aucune science inventйe par la recherche humaine ne peut-on trouver а proprement parler que le sens littйral; mais seulement dans cette Йcriture dont l’Esprit Saint est l’auteur, et l’homme un instrument seulement, selon ce que dit le psalmiste : Ma langue est le roseau d’un scribe, etc. (Ps 44, 2).

         <1> Dans les autres sciences, on avance а partir de similitudes pour raisonner, et non parce qu’une autre chose est signifiйe par les mots par lequels une chose est signifiйe.

         <2> Les fictions poйtiques ne sont pas ordonnйes а autre chose qu’а signifier. Ainsi, une telle signification ne dйpasse pas le mode du sens littйral.

         <3> «Celui qui dit une chose en dit plusieurs d’une certaine maniиre», а savoir, en puissance, pour autant que les conclusions sont en puissance dans les principes. En effet, plusieurs conclusions dйcoulent d’un seul principe. Mais [cela ne dit pas plusieurs choses] au sens oщ ce qui est dit d’une chose par mode de signification dans les autres sciences soit compris comme signifiant d’autres choses, bien qu’on puisse l’en tirer par un raisonnement.

 

<Question 7> [Sur le travail manuel]

         La question porte sur le travail manuel.

         А son sujet, deux questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que travailler de ses mains relиve d’un prйcepte ? Deuxiиmement, est-ce qui ceux qui s’adonnent aux њuvres spirituelles sont excusйs de ce prйcepte ?

 

<Article 1 [17]> Premiиrement : il semble que travailler de ses mains relиve d’un prйcepte.

         <1> 2 Th 3, 10 : Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas ! En effet, nous avons entendu dire, etc. La Glose [dit] : «Comme [si Paul disait] : “Je l’ordonne donc, car nous avons entendu dire, etc.”» Donc, etc.

         <2> De plus, Augustin [йcrit], dans le livre Sur le travail des moines : «Qu’entendent donc ceux а qui l’Apфtre ordonne cela, eux qui n’ont pas ce pouvoir !»

         <3> De plus, comme dit le droit, [canonique], «personne ne doit кtre excommuniй que pour une faute mortelle». Or, personne ne pиche mortellement que s’il agit а l’encontre d’un prйcepte. Comme celui qui cesse de travailler manuellement peut кtre excommuniй selon le droit (ce qui est clair selon ce qui est dit en 2 Th 3, 14 : Si quelqu’un n’obйit pas а notre parole exprimйe par lettre, notez-le et ne n’ayez pas de rapport avec lui afin qu’il soit confondu), il semble que travailler de ses mains relиve d’un prйcepte.

         <4> De plus, celui qui a pйchй est tenu de subir la peine due pour le pйchй en vertu d’une nйcessitй de prйcepte. Or, tous ont pйchй en Adam (Rm 5, 12), et la peine du pйchй d’Adam est le travail manuel, Gn 3, 19 : Tu mangeras ton pain а la sueur de ton front. C’est donc pour tous un prйcepte de travailler de leurs mains.

         <5> De plus, Ep 4, 28 : Que celui qui volait ne vole plus ; qu’il prenne la peine de travailler de ses propres mains. Glose : «Que chacun prenne la peine de travailler, non seulement а travers ses serviteurs, mais aussi de ses propres mains.» Or, ce qui se rapporte а tous est un prйcepte, et non un conseil. Donc, etc.

         <6> De plus, le travail manuel est nйcessaire а l’entretien de la vie corporelle, comme les actes des vertus sont nйcessaires а l’entretien de la vie spirituelle. Or, les actes des vertus relиvent d’un prйcepte. Donc aussi, travailler de ses mains.

         <7> De plus, ce qui dйcoule d’un pйchй mortel ne peut кtre accompli sans pйchй mortel. Or, le fait de ne pas manger — qui est parfois un pйchй mortel — dйcoule du fait de ne pas travailler. 2 Th 3, 10 : Celui qui ne travaille pas, qu’il ne mange pas ! Ne pas travailler de ses mains est donc un pйchй mortel. Son contraire relиve donc d’un prйcepte.

         Cependant, <1> Un prйcepte n’est pas contraire а un prйcepte ou а un conseil. Or, le Seigneur, que ce soit sous forme de prйcepte ou de conseil dit dans Mt 6, 25 : Ne vous prйoccupez pas pour votre vie, [de ce que vous mangerez], etc. Or, le travail manuel s’oppose а cela, car ceux qui travaillent de leurs mains se prйoccupent de ce qui est nйcessaire а leur corps. Le travail manuel ne relиve donc pas d’un prйcepte.

         <2> De plus, la loi ancienne, pour ce qui est des prйceptes moraux, contenait suffisamment ce qui йtait nйcessaire au salut. Ainsi, le Seigneur [dit] en Mt 19, 17 : Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements, et il parle des commandements du dйcalogue. Il ajoute donc : Tu ne commettras pas d’adultиre, tu ne voleras pas... Or, les commandements de la loi ancienne ne contiennent rien sur le travail manuel. Le travail manuel ne relиve donc pas d’un prйcepte.

         <3> De plus, tous sont tenus d’observer les prйceptes. Or, tous ne sont pas tenus au travail manuel, autrement ceux qui sont riches et ne travaillent pas de leurs mains pйcheraient mortellement. Le travail manuel ne relиve donc pas d’un prйcepte.

         <4> De plus, les religieux ne sont pas davantage tenus aux prйceptes que les sйculiers. Or, les religieux semblent davantage tenus а travailler de leurs mains que les sйculiers. Ainsi, dans le livre Sur le travail des moines, Augustin, les reprend-il, mais non les autres. Donc, etc.

         <5> De plus, l’usage des arts libйraux est plus noble que celui des [arts] mйcaniques, qui consiste dans le travail manuel. Or, l’usage des arts libйraux ne relиve pas d’un prйcepte. Encore bien moins, donc, le travail manuel.

         Rйponse. Le jugement portй sur n’importe quelle chose doit кtre pris selon la fin а laquelle elle est ordonnйe. Or, le travail manuel se trouve кtre utile а trois choses. Premiиrement, а йcarter l’oisivetй. Ainsi, Jйrфme [йcrit-il] au moine Rusticus : «Occupe-toi toujours а quelque chose ; que le Diable te trouve occupй ! » Qu’il l’entende du travail manuel, cela est clair par ce qu’il ajoute par la suite : «Ou bien tresse une corbeille de jonc !» Et il ajoute plus loin : «L’oisif s’abandonne а ses dйsirs.» Deuxiиmement, [le travail manuel est utile] pour dompter le corps. Aussi, en 2 Co 6, 5, est-il associй а d’autres macйrations de la chair, lа oщ il est dit : Par les travaux... La Glose [dit] : «Les travaux, parce qu’il travaillait de ses mains» ; et [Paul] ajoute : Par les jeыnes, les veilles, etc. Troisiиmement, [le travail manuel est utile] dans la recherche de ce qui est nйcessaire а la vie, Ac 20, 34 : Ces mains ont servi pour ce qui m’йtait nйcessaire et pour ceux qui йtaient avec moi.

         Si donc le travail manuel est considйrй selon qu’il est ordonnй а йcarter l’oisivetй ou а dompter le corps, il faut alors porter le mкme jugement sur le travail manuel que sur les autres exercices qui sont ordonnйs aux mкmes choses. En effet, il ne relиve pas d’un prйcepte que l’oisivetй soit йcartйe par telle ou telle occupation, mais il suffit pour йcarter l’oisivetй que quelqu’un abandonne l’oisivetй par n’importe quelle occupation lйgitime. Et ainsi, l’occupation du travail manuel ne relиve pas d’un prйcepte, si l’on prend en considйration cette fin. Et le mкme raisonnement vaut pour le travail manuel selon qu’il est ordonnй а dompter le corps, car le corps peut кtre domptй par plusieurs exercices, comme les jeыnes, les veilles et plusieurs choses de ce genre. Ainsi, aucune de ces choses, pour autant qu’elle est ordonnйe а une telle fin, ne relиve d’un prйcepte en particulier, bien que, d’une maniиre gйnйrale, il relиve d’un prйcepte de dompter le corps par n’importe quel exercice par lequel sont rйprimйs les dйsirs qui conduisent а la mort. Mais, selon qu’il est ordonnй а chercher ce qui est nйcessaire pour vivre, [le travail manuel] semble relever d’un prйcepte. Ainsi, il est dit en 1 Th 4, 1 : [Nous vous demandons] de travailler de vos mains, comme nous vous l’avons ordonnй. Et il ne relиve pas seulement d’un prйcepte du droit positif, mais aussi du droit naturel. En effet, relиve de la loi naturelle ce а quoi l’homme est inclinй par nature. Or, comme cela est clair par la disposition du corps, l’homme est ordonnй naturellement au travail manuel, ce pour quoi il est dit en Jb 5, 7 : L’homme est nй pour travailler comme l’oiseau pour voler. En effet, alors que la nature a suffisamment assurй aux autres animaux ce qui est nйcessaire pour la nourriture, les armes et le vкtement, elle n’a pas fourni l’homme de ces choses, car celui-ci est pourvu d’une raison par laquelle il peut s’assurer de tout ce qui a йtй dit. Ainsi lui a-t-elle donnй, а la place de tout ce qui a йtй dit, des mains qui sont adaptйes а tous les travaux, par lesquelles il rйalise les conceptions de [sa] raison selon divers arts, comme il est dit dans Sur les animaux, XIV.

         Il faut cependant savoir que le prйcepte de la loi naturelle est double. L’un est ordonnй а йcarter la carence d’une seule personne, soit [une carence] spirituelle, comme [un prйcepte] portant sur les actes des vertus, soit [une carence] corporelle, comme le prйcepte que Dieu a donnй а l’homme, Gn 2, 16 : Mange de tout arbre qui est dans le paradis, etc.! Mais un autre [prйcepte] est ordonnй а йcarter la carence de toute l’espиce, comme celui qui est donnй en Gn 1, 22 : Croissez, multipliez-vous et remplissez la terre ! En effet, c’est а cela qu’est ordonnй l’acte de la gйnйration, par lequel la nature est sauvegardйe et multipliйe. Or, il existe cette diffйrence entre ces deux genres de prйceptes que chacun est tenu d’observer le premier prйcepte de la loi naturelle, mais que chacun n’est pas tenu individuellement au second. En effet, en ce qui concerne l’espиce, tous les hommes doivent кtre comptйs comme un seul homme : «Par leur participation а l’espиce, plusieurs hommes sont un seul homme», comme le dit Porphyre. Ainsi, de mкme qu’un homme possиde plusieurs membres par lesquels il s’applique а diverses fonctions ordonnйes а йcarter une carence, [fonctions] qui ne peuvent pas кtre toutes accomplies par un seul membre, comme l’њil voit pour tout le corps et le pied porte tout le corps, de mкme il est nйcessaire qu’il en soit ainsi pour ce qui concerne toute l’espиce. En effet, un seul homme ne suffirait pas а accomplir tout ce dont la sociйtй humaine a besoin ; c’est pourquoi il est nйcessaire que diffйrents [individus] s’occupent de diverses fonctions, comme il est dit en Rm 12, 4 : Comme il y a plusieurs membres dans un seul corps, etc. Or, cette diversification des hommes en diverses fonctions se produit premiиrement par la providence divine, qui a ainsi rйparti les йtats des hommes qu’on ne trouve jamais que rien ne manque de ce qui est nйcessaire а la vie ; [elle se produitёaussi par des causes naturelles, par lesquelles il arrive que diverses inclinations а diverses fonctions ou а divers modes de vie se rencontrent en diffйrents hommes.

         Puisque que par le travail manuel quelqu’un peut subvenir а ses besoins et а ceux des autres, et puisqu’un seul homme ne peut suffire en tout pour lui-mкme, mais a besoin de l’aide des autres, il est donc clair que le prйcepte portant sur le travail manuel fait d’une certaine maniиre partie des deux genres de prйceptesmentionnйs. En effet, dans la mesure oщ, par le travail manuel, quelqu’un subvient aux besoins des autres, il appartient ainsi au genre des prйceptes naturels ; mais, dans la mesure oщ par cela quelqu’un subvient а ses propres besoins, [le travail manuel] appartient au premier genre [de prйceptes], comme le prйcepte sur l’alimentation. Or, le prйcepte qui est ordonnй а йcarter une carence corporelle n’oblige que si la carence existe. Ainsi, s’il existait quelqu’un qui pыt subsister sans nourriture, il ne serait pas obligй par le prйcepte sur l’alimentation.

         Ainsi donc, le prйcepte sur le travail manuel n’oblige individuellement quelqu’un selon que [ce prйcepte] est ordonnй а йcarter une carence commune de quelque faзon, ni selon qu’il est ordonnй а йcarter une carence personnelle, que si la carence existe. C’est pourquoi celui qui a autrement de quoi vivre licitement n’est pas tenu de travailler manuellement ; mais celui qui n’a pas de quoi vivre autrement ou qui gagne sa vie par un commerce illicite, est tenu de travailler de ses mains.

         Cela est clair dans les trois endroits oщ l’Apфtre donne un prйcepte au sujet du travail manuel. Premiиrement, en Ep 4, 28, oщ, interdisant le vol, il ordonne de travailler de ses mains : Que celui qui volait ne vole plus dйsormais, mais travaille plutфt de ses mains. Deuxiиmement, en 1 Th 4, 11‑12, oщ il ordonne de travailler manuellement, en interdisant le dйsir mauvais des biens des autres : Travaillez de vos mains, dit-il, comme nous vous l’avons ordonnй, afin de bien paraоtre а ceux de l’extйrieur et de ne rien dйsirer de ce qui appartient а un autre. Troisiиmement, en 2 Th 3, 2, oщ il ordonne de travailler manuellement, en interdisant les commerces honteux par lesquels certains cherchaient а gagner leur vie : Nous avons entendu dire, dit-il, que quelques-uns s’agitent parmi vous, sans travailler, mais en se mкlant de tout. La Glose [dit] : «Ceux qui pourvoient а leurs besoins par une activitй honteuse.» Et [l’Apфtre ajoute] : Ceux qui se comportent ainsi, nous les dйnonзons et nous les suppulions dans le Seigneur Jйsus, le Christ, de travailler dans le silence а gagner leur pain.

         Il faut aussi savoir que, de mкme que «la vue est le principal sens, en raison de quoi tous les autres sens s’appellent la vue», comme le dit Augustin, de mкme la main, parce qu’elle est nйcessaire а beaucoup de travaux, est-elle appelйe l’organe des organes dans Sur l’вme, III. C’est pourquoi on entend par travail manuel, non seulement ce qui est fait avec les mains, mais par n’importe quel instrument corporel. Pour parler briиvement, toute activitй par laquelle l’homme peut gagner sa vie est incluse dans le travail manuel. En effet, il ne semble pas raisonnable que les maоtres en arts mйcaniques puissent vivre de leur art et que les maоtres en arts libйraux ne puissent vivre de leur art. De mкme, les avocats peuvent-ils vivre de la dйfense qu’ils fournissent dans les procиs, et ainsi pour toutes les autres occupations permises.

         Parce que [le travail manuel] est un prйcepte, mais qu’il n’est pas obligatoire pour tous, il faut donc rйpondre а la double sйrie d’arguments.

         <1> et <2> La rйponse au premier et au deuxiиme argument est claire aprиs ce qui a йtй dit, car nous concйdons que le travail manuel tombe sous un prйcepte, mais que tous n’y sont cependant pas obligйs individuellement.

         <3> Comme il est clair par ce qui a йtй dit, l’Apфtre parle du cas oщ, en mettant de cфtй le travail manuel, ils gagnaient leur vie par des commerces dйfendus, cas dans lequel ils sont obligйs d’observer le prйcepte. C’est pourquoi ils mйritaient d’кtre excommuniйs.

         <4> Ces paroles du Seigneur annoncent davantage une peine а l’avance qu’elles n’imposent une satisfaction. C’est ainsi qu’il a dit auparavant : Que la terre soit maudite pour ton travail ! et : Les йpines et les ronces pousseront contre toi. De mкme a-t-il dit а la femme : Tu enfanteras des fils dans la douleur. Et ainsi, il n’en dйcoule pas que chaque homme soit obligй de travailler en vertu de la nйcessitй d’un prйcepte, autrement il en dйcoulerait que tous seraient obligйs de cultiver la terre dont parle le Seigneur а cet endroit.

         <...>

         <5> La vie spirituelle ne peut кtre conservйe par personne si ce n’est par les actes des vertus. C’est pourquoi tous sont obligйs а l’observance des prйceptes qui portent sur les actes des vertus. Mais la vie corporelle peut кtre conservйe par beaucoup sans qu’ils travaillent de leurs mains. C’est pourquoi, bien que [le travail manuel] soit un prйcepte d’une maniиre gйnйrale, tous ne sont cependant pas obligйs de l’observer.

         <6> Ne pas manger n’est pas un pйchй mortel, sauf lorsque, par le fait de ne pas manger, la vie ne peut кtre conservйe. En effet, en ne mangeant pas, quelqu’un se suiciderait alors. De mкme, il n’est pas nйcessaire que quelqu’un pиche en ne travaillant pas de ses mains, si ce n’est lorsque, autrement, il ne peut se maintenir en vie que par des activitйs illicites. C’est pourquoi, comme les activitйs illicites doivent кtre fuies de toutes les faзons, l’Apфtre a parlй avec la mкme rigueur de ne pas manger et de ne pas travailler, en disant : Celui qui ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas !

         <1> Quant а la premiиre objection en sens contraire, il faut dire que le Seigneur n’interdit pas aux apфtres toute prйoccupation au sujet de ce qui concerne la vie du corps, autrement lui-mкme n’aurait pas eu de bourse ; mais il interdit une prйoccupation йtouffante, par laquelle l’esprit est йtouffй de deux maniиres. D’une maniиre, en faisant des choses temporelles la fin de l’opйration droite ; et Dieu interdit cela. C’est pourquoi Augustin dit, dans le livre Sur le travail des moines, en commentant ceci : Ne soyez pas prйoccupйs, etc. : «Non pas qu’ils ne voient pas а se les procurer pour autant que cela est nйcessaire et qu’ils le peuvent honnкtement, mais qu’ils ne les convoitent pas et ne fassent pas en vue d’eux tout ce qu’il leur est ordonnй de faire pour la prйdication de l’йvangile.» On trouve [ce passage] dans la Glose, sur 2 Th 3, 2. D’une seconde maniиre, l’esprit est йtouffй par cette prйoccupation lorsqu’il perd confiance en Dieu, et le Seigneur entend dйfendre cela. Ainsi, la Glose dit, а propos de Mt 6 : «Par cet exemple, il n’interdit pas la prйvoyance et le travail — а savoir, lorsqu’il parle des oiseaux et des lis —, mais la prйoccupation, de sorte que toute notre confiance soit en Dieu, par qui les oiseaux aussi vivent sans souci.»

         <2> Tout ce qui relиve d’un prйcepte n’est pas contenu explicitement dans les prйceptes du dйcalogue, mais cela peut y кtre ramenй, puisque cela y est implicitement contenu. Ainsi, le prйcepte portant sur le travail manuel, par lequel la vie corporelle est prйservйe, se ramиne а ce prйcepte : Tu ne tueras pas, comme le prйcepte sur l’alimentation, ou encore а ce prйcepte : Tu ne voleras pas, par lequel tout gain illicite, qui est йvitй par le travail manuel, est interdit.

         <3> En tout prйcepte, deux choses doivent кtre prises en considйration : la fin du prйcepte et la possibilitй de l’observer, car tous les prйceptes de n’importe quelle loi sont ordonnйs а procurer un bien ou а enlever un mal, et rien d’impossible ne doit кtre ordonnй а un homme. Ainsi, Jйrфme dit : «Que celui qui dit que Dieu ordonne l’impossible soit anathиme !» S’il s’agit donc d’un prйcepte dont l’observance ne peut d’aucune faзon кtre rendue impossible et sans lequel la fin visйe ne peut кtre obtenue, l’obligation de ce prйcepte demeure toujours, comme il en est question dans les prйceptes des actes des vertus, car au moins les actes intйrieurs sont toujours au pouvoir de l’homme, et sans eux la vie spirituelle ne peut кtre prйservйe, comme on l’a dit. Le prйcepte sur le travail manuel perd donc son obligation de deux maniиres. D’une maniиre, lorsque quelqu’un est rendu incapable de travailler en raison de la faiblesse du corps ; d’une autre maniиre, lorsque la fin de ce prйcepte, а savoir, la prйservation de la vie corporelle, peut кtre obtenue sans le travail manuel, comme il est clair par ce qui a йtй dit.

         <4> А parler absolument, les religieux et les sйculiers sont йgalement tenus au travail manuel. Ce qui s’йclaire par deux raisons. Premiиrement, par la parole de l’Apфtre, en 2 Th 3, 2, oщ il prйsente le prйcepte sur le travail manuel, en disant : ... Йcartez-vous de tout frиre qui se comporte de maniиre dйsordonnйe, etc. En effet, il appelle «frиres» tous les chrйtiens, car, а cette йpoque, certains n’avaient pas йtй dйsignйs comme religieux. Deuxiиmement, cela est clair par le fait que les religieux ne sont pas tenus а autre chose que les sйculiers, sauf ce а quoi ils se sont obligйs par vњu. — Mais, par accident, il arrive que ce prйcepte touche davantage les religieux que les autres, et cela de deux faзons. Premiиrement, parce que les religieux vivent dans la pauvretй ; il peut donc plus facilement arriver qu’ils n’aient pas de quoi vivre que les sйculiers. Deuxiиmement, par disposition de la rиgle dans certains ordres ; ainsi, Jйrфme dit, dans la lettre au moine Rusticus : «Les monastиres des Йgyptiens observent la coutume selon laquelle on ne reзoit rien sans avoir peinй et travaillй, non pas tant en raison de ce qui est nйcessaire а la vie que pour le salut de l’вme, afin qu’elle ne s’йgare pas dans des pensйes pernicieuses.» Les religieux sont aussi parfois tenus en vertu de leurs statuts а des veilles ou а d’autres choses par lesquelles le corps est domptй, auxquelles les sйculiers ne sont pas tenus.

         <5> Bien que l’usage des arts libйraux soit plus noble, il n’est cependant pas aussi nйcessaire pour assurer la vie du corps. De plus, [l’usage des arts libйraux] est compris dans le travail manuel, comme il est clair par ce qui a йtй dit.

 

<Article 2 [18]> Deuxiиmement : il semble que ceux qui s’adonnent aux њuvres spirituelles ne soient pas exemptйs du travail manuel.

         <1> А ce sujet, а propos de 2 Th 3, 2 [dit] : Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas ! une glose d’Augustin dit : «Certains disent que l’Apфtre a ordonnй cela а propos des њuvres spirituelles.» Et plus loin, il ajoute : «Mais ils s’efforcent inutilement d’embrouiller eux-mкmes et les autres, de sorte que non seulement ils ne veulent pas faire ce que la charitй ordonne d’utile, mais ne veulent pas le comprendre.» Il semble donc qu’on ne soit pas excusй du travail manuel par les њuvres spirituelles.

         <2> De plus, parmi les њuvres spirituelles, les principales sont la priиre, la lecture et la prйdication. Or, par ces њuvres, certains ne sont pas exemptйs du travail manuel. Donc, etc. La preuve de [la proposition] intermйdiaire [est la suivante] : Augustin [йcrit], dans le livre Sur le travail des moines : «Que font ceux qui ne veulent pas travailler corporellement, je dйsire le savoir et а quoi ils s’adonnent. Ils disent : “Aux priиres, aux lectures, а la parole de Dieu.”» Et plus loin, il ajoute : «Mais si nous ne devons pas кtre dйtournйs de celles-ci, il n’est donc pas nйcessaire de manger ni de se prйparer а manger. Mais si le besoin imposй par la faiblesse force les serviteurs de Dieu а s’adonner а ces choses pйriodiquement, pourquoi ne consacrons-nous pas pйriodiquement certains moment а l’observance des prйceptes apostoliques ?» Et, а propos de ceux qui prient, il dit : «Une seule priиre de celui qui obйit est plus rapidement йcoutйe que dix mille de celui qui est mйprisant.» А propos de ceux qui chantent des psaumes, ils dit : «Mкme ceux qui travaillent manuellement peuvent facilement chanter des cantiques divins et le travail lui-mкme peut кtre adouci par le refrain divin.» А propos de ceux qui lisent, il ajoute : «Ceux qui disent qu’ils s’adonnent а la lecture n’y trouvent-ils pas ce qu’ordonne l’Apфtre ? D’oщ vient cette perversitй de ne pas vouloir obtempйrer а ce qu’on lit, alors qu’on veut s’y adonner ? En effet, qui ne sait qu’on fait d’autant plus rapidement des progrиs qu’on accomplit ce qu’on lit, lorsqu’on lit de bons livres ?» А propos de ceux qui prкchent, il ajoute : «Si un sermon est attendu de quelqu’un et l’occupe tellement qu’il ne puisse s’adonner au travail manuel, est-ce que tous ceux qui viennent dans le monastиre ne peuvent pas interprйter par eux-mкmes les lectures divines ou discuter de certaines questions ? Puisque tous ne le peuvent pas, pourquoi tous veulent-ils s’y adonner sous un tel prйtexte ? Bien qu’ils devraient le faire а tour de rфle, mкme si tous le pouvaient, non seulement pour que les autres s’occupent aux actes nйcessaires, car il suffit qu’un seul parle а plusieurs auditeurs.»

         <3> De plus, les clercs surtout sont occupйs aux њuvres spirituelles. Or, eux-mкmes sont tenus au travail manuel. Donc, etc. La preuve de [la proposition] intermйdiaire [est la suivante] : а la d. LXXXI [du Dйcret], il est dit : «Que le clerc prйpare pour lui-mкme de quoi se nourrir et se vкtir par un mйtier ou en cultivant la terre, а condition que ce soit pas au dйtriment de sa charge.» De mкme, dans un autre chapitre : «Que tous les clercs formйs а la la parole de Dieu cherchent ce qui est nйcessaire а [leur] vie par un mйtier.» De mкme : «Que tous les clercs qui sont capables de travailler apprennent un mйtier et les lettres.»

         <4> De plus, les religieux, qui ont tout quittй, s’adonnent surtout aux њuvres spirituelles. Or, ceux-ci sont tenus au travail manuel. Donc, etc. La preuve [de la proposition] intermйdiaire [est la suivante] : sur Lc 12, 33 : Vendez ce que vous possйdez, la Glose [dit] : «Ne donnez pas seulement votre nourriture aux pauvres, mais vendez aussi vos biens afin de pouvoir travailler de vos mains aprиs avoir mйprisй d’un coup tous vos biens pour le Seigneur, afin de pouvoir vivre et de faire l’aumфne.»

         <5> De plus, le Dйcret dit, d. XXII, qu’est «hйrйtique celui qui agit contre un dйcret de l’Йglise romaine. Or, ceux qui mendient en ne travaillant pas de leurs propres mains agissent а l’encontre d’un statut du pape Calixte, XII, q. 1 : «Lorsque les souverains pontifes, etc.», oщ il est dit que l’Йglise a statuй que, «parmi ceux qui ont voulu mener la vie commune, on ne trouve personne dans le besoin». Les religieux ne sont donc pas exemptйs du travail manuel, bien plus, s’ils mendient, ils sont hйrйtiques.

         <6> De plus, celui qui s’expose aux dangers de mort, pиche, car il tente Dieu, comme si quelqu’un voyait une ourse en colиre s’approcher et dйposait les armes avec lesquelles il pourrait se dйfendre, il tenterait Dieu. Or, celui qui abandonne tout et ne travaille pas de ses mains, repousse ce qui est nйcessaire а sa vie, par quoi il rйsiste а la dйpense qui se produit dans le corps par la chaleur naturelle. Celui-lа pиche donc, parce qu’il tente Dieu.

         <7> De plus, l’Apфtre dit en PH 3, 17 : Frиres, soyez mes imitateurs. Or, lui-mкme, bien qu’il prкchвt et s’adonnвt aux њuvres spirituelles, cherchait nйanmoins par le travail manuel ce qui lui йtait nйcessaire pour vivre, 2 Th 3, 7‑8 : Vous savez comment il importe que vous nous imitiez. Nous ne nous sommes pas montrйs importuns auprиs de vous, et nous n’avons pas reзu notre pain gratuitement de quelqu’un, mais, par le travail et les fatigues, en travaillant nuit et jour, afin de n’кtre un poids pour personne d’entre vous. Donc, etc.

         <8> De plus, а propos e Gn 23, 17 : Le champ a йtй donnй, etc., la Glose dit : «Le parfait prйdicateur cache son вme sous le vкtement de la bonne action et de la contemplation.» Et ainsi, ceux qui s’adonnent aux њuvres spirituelles par la contemplation doivent s’adonner aussi aux њuvres extйrieures par l’action. Et ainsi, les њuvres spirituelles n’exemptent pas du travail manuel.

         Cependant, <1> а propos de Lc 9, 60 : Laissez les morts enterrer leurs morts, la Glose dit : «Le Seigneur enseigne que les biens moindres doivent кtre rejetйs en faveur de biens plus grands.» Or, les њuvres spirituelles sont des biens plus grands que les travaux manuels. L’homme doit donc rejeter ceux-ci en faveur de ceux-lа.

         <2> De plus, les њuvres de piйtй sont plus puissantes que les exercices corporels, 1 Tm 4, 8 : Les exercices corporels sont peu utiles, mais la piйtй sert а tout. Or, les њuvres de piйtй et de misйricorde doivent кtre йcartйes afin de vaquer а la prйdication, Ac 6, 2 : Il n’est pas juste que nous dйlaissions la parole de Dieu, etc., et Lc 9, 60 : Laisse les morts..., mais toi, va annoncer la parole de Dieu. А bien plus forte raison donc, faut-il rejeter le travail manuel et les autres choses qui se rapportent aux exercices corporels en vue de la prйdication et des autres њuvres spirituelles.

         <3> De plus, 2 Tm 2, 4 : Personne qui combat pour Dieu ne s’implique dans les affaires du siиcle. La Glose [dit] : «Sont sйculiиres les affaires pour lesquelles l’esprit est prйoccupй d’amasser de l’argent.» Or, ceux qui travaillent de leurs mains se prйoccupent d’amasser de l’argent. Ils sont donc impliquйs dans les affaires du siиcle, et ainsi ceux qui militent pour Dieu par les њuvres spirituelles ne doivent pas s’occuper de travaux manuels.

         Rйponse. La vйritй sur cette question se rйvиle par ce qui a йtй dit dans la question prйcйdente. En effet, on a dit que ceux-lа seuls sont obligйs d’observer ce prйcepte sur le travail manuel, qui n’ont pas autrement de quoi vivre d’une maniиre licite. Ainsi, ceux qui s’adonnent aux њuvres spirituelles et peuvent vivre autrement d’une maniиre licite sans travail manuel, ne sont pas tenus de travailler de leurs mains.

         Il faut ainsi faire une distinction dans les њuvres spirituelles. En effet, il existe des њuvres spirituelles qui concourent au bien commun, et d’autres qui se rapportent au profit personnel de celui qui les accomplit.

 

* * *

 

         Il est nйcessaire que ceux qui s’occupent d’њuvres spirituelles se rapportant а l’utilitй commune soient entretenus par ceux а l’utilitй desquels elles servent. Cela est clair d’aprиs une autoritй, 1 Co 9, 2 : Si nous avons semй ce qui est spirituel en vous, ce n’est pas grand-chose que nous rйcoltions de vos biens temporels. Cela est aussi clair selon la raison, car l’utilitй spirituelle l’emporte sur l’utilitй temporelle. Or, а ceux qui servent l’utilitй commune, est due la subsistance а mкme le travail par lequel ils servent l’utilitй commune, comme on le voit clairement pour les soldats, qui combattent pour la paix de la communautй[10]. Ainsi, en 1 Co 9, 7 : Qui combat а ses propres frais ? Ceux qui travaillent au bien commun dans le domaine spirituel doivent donc subsister а mкme ce ministиre, et ainsi ils ne sont pas tenus de travailler de leurs mains.

         Or, il existe quatre њuvres spirituelles par lesquelles l’utilitй commune est favorisйe et pour lesquelles un salaire est dы.

         La premiиre est le fait d’кtre occupй а l’exйcution des jugements ecclйsiastiques. En effet, en Rm 13, 6, il est dit du pouvoir sйculier, qui exerce le jugement sйculier : C’est pourquoi vous payez un tribut — aux juges ; en effet, ils sont des ministres de Dieu, qui le servent ainsi — [qui] vous [servent]. Pour cette raison, Augustin aussi dit, dans le livre Sur le travail des moines, qu’«ils doivent doivent s’adonner aux travaux manuels, sauf ceux qui s’adonnent а des tвches ecclйsiastiques». Ainsi s’exempte-t-il de travailler manuellement en raison des jugements ecclйsiastiques auxquels il йtait occupй, en disant : «Bien que nous puissions dire : “Qui combat а ses propres frais ?”, je prends cependant sur mon вme le Seigneur Jйsus а tйmoin que, pour ce que me convient, je prйfйrerais de beaucoup travailler de mes mains chaque jour а des heures dйterminйes, comme cela est йtabli dans les monastиres bien ordonnйs, et pouvoir consacrer les autres heures а prier, а lire, ou а m’occuper librement du livre divin, plutфt que de supporter les incertitudes les plus contestйes des procиs des autres personnes а propos d’affaires sйculiиres, ou de juger de ce qui doit кtre dйterminй, ou d’intervenir dans ce qui doit кtre terminй.»

         La deuxiиme њuvre spirituelle qui rejaillit sur le bien commun est l’њuvre de la prйdication, par laquelle le fruit des вmes est procurй au peuple ; ainsi, comme il est dit en 1 Co 9, 14 : Le Seigneur a ordonnй que ceux qui annoncent l’йvangile vivent de l’йvangile. Et cela ne doit pas se rapporter seulement а ceux qui ont l’autorisation de prкcher, comme les prйlats, mais aussi а ceux qui de quelque faзon prкchent lйgitimement en vertu d’un mandat des prйlats, car le salaire n’est pas dы au pouvoir, mais а l’њuvre et au travail, comme il est dit en 2 Tm 2, 6 : C’est au cultivateur qui travaille dur que doivent revenir en premier les fruits. La Glose [dit] : «C’est-а-dire au prйdicateur, qui, dans le champ de l’Йglise, cultive les cњurs des auditeurs avec la houe de la parole.» Et ce ne sont pas seulement ceux qui prкchent qui peuvent vivre de l’йvangile, mais aussi ceux qui les aident en coopйrant а cette charge, ce que dit clairement Rm 15, 27 : Si les Gentils sont devenus participants de leurs biens spirituels, ils doivent aussi les servir de leurs biens charnels. La Glose [dit] : «А savoir, les Juifs, qui ont envoyй des prйdicateurs de Jйrusalem.» Ainsi, mкme ceux qui envoient des prйdicateurs peuvent vivre des fruits de l’йvangile.

         La troisiиme њuvre spirituelle qui concourt au bien commun, ce sont les priиres qui sont faites dans les endroits canoniques pour le salut de l’Йglise, afin que la colиre de Dieu se dйtourne du peuple, Ez 13, 5: Vous ne vous кtes pas dressйs comme un mur pour la maison d’Israлl, afin de vous tenir debout au combat au jour du Seigneur. La Glose [dit] : «En combattant par des priиres et en rйsistant au jugement divin.» C’est pourquoi il est dit en 1 Co 9, 13, que ceux qui assurent le service de l’autel prennent part а [ce qui est sur] l’autel.

         Augustin parle de ces deux genres d’њuvres dans le livre Sur le travail des moines : «S’ils sont des йvangйlistes, ils ont le pouvoir de vivre aux frais des fidиles, car c’est de cela qu’il parle ; s’ils sont des ministres de l’autel et des dispensateurs des sacrements, ils ne s’arrogent pas ce pouvoir, mais peuvent le revendiquer.»

         La quatriиme њuvre spirituelle qui concourt au bien commun est l’explication de la Sainte Йcriture. Et ainsi, ceux qui s’adonnent а l’йtude de la Sainte Йcriture pour instruire les autres peuvent aussi vivre de cette њuvre spirituelle, 1 Tm 5, 17 : Que les anciens qui exercent bien la direction soient considйrйs dignes d’un double honneur, surtout ceux qui travaillent а la parole et а l’enseignement. La Glose [dit] : «А savoir, qu’ils leur obйissent et qu’ils leur fournissent les biens extйrieurs.» Ceux qui travailllent а la parole. La Glose [dit] : «А exhorter ceux qui savent et а enseigner ceux qui ne savent pas.» Et Jйrфme dit cela а Vigilantius d’une maniиre plus directe : «La coutume se poursuit jusqu’а aujourd’hui en Judйe, non seulement chez nous, mais aussi chez les Hйbreux, que ceux qui mйditent sur la loi du Seigneur nuit et jour et n’ont rien sur terre que Dieu seul, soient entretenus par les contributions des synagogues de toute la terre.»

 

* * *

 

         Il est donc clair que ceux qui s’adonnent а ces њuvres spirituelles ne sont pas tenus de travailler de leurs mains.

         Mais, а propos de ceux qui s’adonnent а des њuvres spirituelles qui <ne concourent pas> directement au bien commun, mais au bien de celui qui les accomplit, comme les priиres privйes, les jeыnes et les choses de cette sorte, il faut faire une distinction, car ou bien ceux qui s’occupent de ces њuvres dans la vie religieuse avaient dans le siиcle de quoi vivre sans travailler de leurs mains, ou bien non.

         Si tel йtait le cas, lorsqu’ils viennent а la vie religieuse, ils ne sont pas tenus de travailler de leurs mains. Ainsi, Augustin dit, dans le livre Sur le travail des moines : «S’ils avaient dйjа dans le siиcle de quoi subsister en cette vie sans travailler, qu’ils ont distribuй aux pauvres en se convertissant а Dieu, il faut en tenir compte et supporter leur faiblesse. En effet, ceux qui ont йtй ainsi йduquйs plus mollement ne peuvent pas supporter le travail corporel.»

         Mais s’ils йtaient des ouvriers dans le siиcle, vivant du travail de leurs mains, alors ceux qui entrent dans la vie religieuse peuvent йcarter le travail manuel pour deux raisons. D’une maniиre, par paresse, en voulant vivre dans l’oisivetй, et ceux-lа pиchent. C’est ce que dit Augustin dans le livre dйjа mentionnй : «Beaucoup viennent а professer le service de Dieu а partir d’une condition servile, de la vie des campagnes, de l’exercice de mйtiers et d’un travail ordinaire.» Et il ajoute : «Ceux-lа ne peuvent s’excuser de moins travailler en raison de la faiblesse de leur corps : le comportement habituel de leur ancienne vie en est la preuve.» Et il intercale : «En effet, il n’est pas clair s’ils sont venus [а la vie religieuse] en vue de servir Dieu ou pour fuir une vie d’indigence et de labeur.» — D’une autre maniиre, certains interrompent le travail manuel en raison de l’intensitй de l’amour de Dieu, par lequel ils sont йlevйs de maniиre presque continue а la contemplation. Ceux-lа, puisqu’ils sont mus par l’Esprit de Dieu, ne pиchent pas, car lа oщ est l’Esprit, lа est la libertй (2 Co 3, 17). Aussi Grйgoire dit-il en commentant Ezйchiel : «La vie contemplative consiste а garder de tout son cњur l’amour de Dieu et du prochain, а cesser l’action extйrieure et а adhйrer au dйsir du Crйateur, au point qu’il leur est possible de rien faire.» On trouve aussi cela dans une glose sur Gn 23, 17 : Le champ sera assignй, etc. : «La vie contemplative йcarte fondamentalement de toutes les actions.» C’est aussi ce qu’on trouve dans la glose de Mt 6, 26 : Observez les oiseaux du ciel, etc., etc. : «Les saints sont comparйs aux oiseaux parce qu’ils dйsirent le ciel, et certains sont а ce point йloignйs du monde que dйjа sur terre ils ne font rien, ils ne travaillent pas, mais s’adonnent а la seule contemplation comme s’ils йtaient dйjа au ciel.»

         <1> Cette glose est tirйe du livre d’Augustin, Sur le travail des moines. Il a йcrit ce livre contre certains moines qui disaient qu’il n’йtait pas permis а des serviteurs de Dieu de travailler, et interprйtaient ce que dit l’Apфtre : Celui qui ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas ! de l’њuvre spirituelle, interprйtation qu’Augustin repouse а plusieurs reprises dans ce livre. Aussi faut-il dire que ce que dit l’Apфtre : Celui qui ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas, etc. ! s’entend du travail manuel. Toutefois, il n’en dйcoule pas que tous soient tenus d’observer ce prйcepte. En effet, lui-mкme n’y йtait pas tenu ; ainsi avait-il dit auparavant : Non pas que nous n’en n’ayons pas eu le pouvoir, а savoir, de recevoir des frais et de vivre sans travailler de ses mains. Il est donc clair que cette glose ne porte pas sur la question en cause.

         <2> Dans toutes les њuvres qu’aborde l’objection, il faut faire une distinction, car elles peuvent кtre pour ainsi dire soit publiques, soit privйes. Or, Augustin parle de ces њuvres spirituelles pour autant qu’elles sont privйes. En effet, il l’entend des priиres et des cantiques privйs, et non de ceux qui sont cйlйbrйs solennellement dans l’Йglise, ce qui est clair d’aprиs ce qu’il dit, que ceux qui travaillent de leurs mains peuvent en mкme temps chanter des cantiques divins, ce qui ne conviendrait pas s’il s’agissait des heures canoniques. De mкme, ce qu’il dit des lectures, il le dit de ceux qui s’adonnent а la lecture pour leur seule consolation personnelle, comme le font les moines dans les monastиres, et non de ceux dont la vie est consacrйe а l’йtude des Йcritures pour leur propre instruction et celle des autres. En effet, il n’est pas douteux que l’йtude serait empкchйe par le travail manuel. De mкme, de qu’il dit de la prйdication, il faut l’entendre de ceux qui ne prкchent pas publiquement, mais disent quelques mots йdifiants aux hommes qui viennent а eux, comme les saints pиres dans le dйsert avaient coutume de faire ; et cela est clair par les paroles mкmes qui ont йtй citйes plus haut. Aussi dit-il encore : «Si la parole doit кtre dispensйe, etc.», car, comme le dit la Glose sur 1 Co 2, 4 : Ma parole et ma prйdication : «La parole est celle qui йtait donnйe privйment, mais la prйdiction, celle qui йtait faite en commun.»

         <3> Le Dйcret parle des clercs auxquels ne suffisent pas les offrandes et les aumфnes qui leur sont donnйes par les fidиles, ou les biens de l’Йglise. En effet, il en va de mкme de ceux qui vivent des biens de l’Йglise et de ceux qui vivent en particulier d’aumфnes, car les biens de l’Йglise sont des aumфnes et sont donnйs pour la subsistance des pauvres. Ainsi la Glose dit-elle, а propos de Is 3, 14 : Dans votre maison se rencontre le vol а l’endroit des pauvres : «Le vol а l’endroit des pauvres se rencontre dans les maisons des dirigeants lorsqu’ils considиrent les biens de l’Йglise comme des trйsors personnels et en abusent pour leurs plaisirs, alors qu’ils sont donnйs pour la subsistance des pauvres.» On trouve cela en [Dйcret], XII, q. 1. Pour cette raison, il est aussi dit en I, q. 2, c, Sacerdos : «Le prкtre, а qui a йtй confiйe la charge de distribuer, reзoit du peuple ce qu’il doit dispenser en louant sa piйtй et distribue fidиlement ce qu’il a reзu, car il a laissй tous ses biens propres а ses parents, il les a distribuйs aux pauvres ou ils les a joints aux biens de l’Йglise, et il s’est placй par amour de la pauvretй au nombre des pauvres afin de servir ainsi les pauvres, de sorte que lui-mкme vive comme un pauvre volontaire.» Il est ainsi clair que les clercs qui vivent des biens de l’Йglise ont la mкme raison d’en user que ceux qui, dйpourvus de ces biens, vivent des aumфnes qui leurs sont donnйes.

         <4> Cette glose n’impose pas а ceux qui ont abandonnй leurs biens de travailler de leurs mains, mais elle montre quelque chose de bien que peuvent faire ceux qui ont abandonnй leurs biens, а savoir, acquйrir par le travail de leurs mains de quoi pourvoir pour eux-mкmes et faire des aumфnes а d’autres. Cependant, il n’est pas exclu par cela qu’ils agissent bien si, ne travaillant pas de leurs mains, ils s’adonnent а des aumфnes spirituelles, qui sont plus importantes que [les aumфnes] corporelles.

         <5> La premiиre proposition de cet argument est fausse : en effet, celui qui agit contre un statut du pape n’est hйrйtique que s’il croit qu’il ne faut pas obйir au pape. C’est pourquoi il est dit dans le chapitre citй : «Celui qui tente d’enlever а l’Йglise romaine le privilиge transmis par la tкte suprкme de toutes les йglises, celui-lа tombe sans aucun doute dans l’hйrйsie.»Or, ce privilиge consiste en ce que l’obйissance est due par tous les chrйtiens а [l’Йglise romaine]. De mкme, la mineure est fausse : en effet, il n’est pas contraire а un statut de l’Йglise que quelqu’un mendie et se place lui-mкme en йtat d’indigence, mais cela est contraire а un statut de l’Йglise s’il n’est pas pourvu а leurs besoins par ceux qui possиdent les biens de l’Йglise. Voici donc les termes du chapitre citй : «Les йvкques et les administrateurs doivent assurer du mieux qu’ils le peuvent а mкme les [biens de l’Йglise], tout ce qui ce qui est nйcessaire а tous ceux qui veulent mener une vie commune de sorte que personne parmi eux ne se trouve dans l’indigence.»

         <6> Ceux qui abandonnent tout en ne se rйservant rien et en ne travaillant pas de leurs mains ne s’exposent pas pour autant а un danger, car la dйvotion des fidиles est rйputйe si grande et on sait par expйrience qu’elle leur assure le nйcessaire. Ils ne tentent pas non plus Dieu, car lui-mкme a promis de pourvoir а leurs besoins en agissant sur le cњur des autres, comme cela est clair d’aprиs M 5, 25‑33. Et une glose sur Lc 10, 4 dit : «La confiance du prйdicateur en Dieu doit кtre si grande que, s’il ne prйvoit pas les frais de la vie prйsente, il sache avec la plus grande certitude qu’ils ne lui feront pas dйfaut, en sorte que son esprit, occupй aux choses temporelles, prкche moins les rйalitйs йternelles.» — De mкme, si quelqu’un se trouvait au milieu de gens armйs qui le dйfendaient et dйposait les armes pour une raison quelconque, il ne tenterait pas Dieu ; mais s’il йtait seul, il paraоtrait tenter Dieu, а moins que, par une inspiration, il n’ait йtй certain de l’aide divine, comme le bienheureux Martin l’a dit : «Par le signe de la croix, sans кtre protйgй par un bouclier ou par un casque, je pйnйtrerai en toute sйcuritй dans les rangs des ennemis.» — De mкme, cela semblerait tenter Dieu si quelqu’un, au milieu d’infidиles ou d’hommes inhospitaliers, ne pourvoyait pas а ce qui lui est nйcessaire pour subsister. Ainsi, la Glose sur Lc 22, 36 : Que celui qui a une besace, etc. [dit] : «Par cela, nous est donnй l’exemple que, le cas йchйant, nous ne pouvons jamais faire intervenir sans faute quelque chose de la rigueur de notre propos, par exemple, si nous faisons route dans des rйgions inhospitaliиres, il est permis d’emporter davantage comme viatique que ce que nous possйdons а la maison.» Et cependant, certains ont subsistй dans le dйsert sans travailler de leurs mains avec l’envoi d’un pain divin, comme on le lit dans les Vies des Pиres. Mais « les privilиges d’un petit nombre ne font pas une loi commune».

         <7> Le fait que l’Apфtre ait travaillй, alors qu’il pouvait vivre de l’йvangile, йtait surйrogatoire, comme il est clair d’aprиs 1 Co 9, 8s ; aussi les autres prйdicateurs ne sont-ils pas tenus de l’imiter. — Il faut cependant savoir que parfois le prйdicateur ferait bien de ne pas accepter de frais de la part de ceux а qui il prкche, mais de vivre du travail de ses mains, dans les cas oщ l’Apфtre travaillait, а savoir, pour ne pas scandaliser ceux а qui il prкchait, qui, en raison de leur avarice, considйraient comme une charge de payer des frais. [L’Apфtre] donne cette raison en 2 Th 2, 9 : Travaillant de nuit comme de jour pour n’кtre а la charge d’aucun de vous. De mкme, [le prйdicateur ferait parfois bien de ne pas accepter de frais de ceux а qui il prкche] afin que, par son exemple, ils soient arrachйs а l’oisivetй. Ainsi, au mкme endroit, il ajoute : Non pas que nous n’en ayons pas eu le pouvoir, mais afin de nous donner en exemple pour que vous nous imitiez. De mкme, afin de rйprimer la rapacitй des pseudo-apфtres ; ainsi, il dit en 2 Co 11, 12 : Ce que je fais, je le ferai encore, afin d’enlever une occasion а ceux qui cherchent une occasion, afin qu’ils trouvent en nous ce en quoi ils se glorifient. — Mais parfois le prйdicateur agirait mal en s’adonnant au travail manuel, а savoir, s’il йtait йloignй de la prйdication par le travail. De sorte que la Glose dit, а propos de Lc 10 : «Le prйdicateur doit йviter que, l’esprit occupй aux choses temporelles, il ne prкche moins les rйalitйs йternelles.» C’est pourquoi Augustin dit, dans l’ouvrage souvent citй, que «l’Apфtre, alors qu’il йtait а Athиnes, oщ il lui fallait prкcher quotidiennement, ne travaillait pas de ses mains, ce qu’il fit par la suite lorsqu’il vint а Corinthe, oщ il prкchait aux Juifs le jour du sabbat seulement». En effet, il est nйcessaire que les prйdicateurs aient non seulement un temps libre d’occupations afin de prкcher, mais aussi pour йtudier, puisqu’ils n’ont pas la science infuse comme les Apфtres, mais par une йtude continuelle. Ainsi Grйgoire dit-il, dans la Rиgle pastorale, en expliquant Ex 25 : Les brancards seront toujours arrondis, etc. : «Les brancards seront toujours arrondis, car il est tout а fait nйcessaire que ceux qui s’adonnent а la chrge de la prйdication ne s’йcartent pas de l’application а la lecture.»

         <8> Par l’action, on n’entend pas seulement en cet endroit le travail manuel, mais tout ce qui se rapporte а la vie active. Or, la sollicitude qui est montrйe par les prйdicateurs envers ceux а qui ils prкchent se rapporte а la vie active.

         J’accepte les arguments qui sont prйsentйs en sens contraire.

         Cependant, le dernier va au delа de l’intention de la Glose. En effet, la Glose dit que «les affaires du siиcle sont celles qui sont accomplies en vue de gagner de l’argent sans travailler de ses mains, comme le commerce et les choses de ce genre», dont les serviteurs de Dieu doivent totalement s’abstenir.

 

 

QUODLIBET 8 : [Sur trois choses : sur ce qui se rapporte а la nature, а la faute et а la grвce, а la peine et а la gloire]

 

         Notre question portait sur trois choses : premiиrement, sur ce qui se rapporte а la nature ; deuxiиmement, sur ce qui se rapporte а la faute et а la grвce ; troisiиmement, sur ce qui se rapporte а la peine et а la gloire.

         Sur le premier point, on posait des questions, premiиrement, sur ce qui se rapporte а la nature incrййe ; deuxiиmement, sur ce qui se rapporte а la nature crййe.

 

<Question 1> [Sur ce qui se rapporte а la nature incrййe]

         А propos de la nature incrййe, deux questions йtaient posйes. Premiиrement, est-ce que le nombre six, selon lequel toutes les crйatures sont dites parfaites, est crйateur ou crйature ? Deuxiиmement, а propos des raisons idйales qui existent dans l’esprit divin, est-ce qu’elles concernent d’abord les exemples, а savoir, les crйatures, en raison de leur singularitй ou en raison de leur nature spйcifique ?

 

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble que le nombre six mentionnй soit crйateur.

         <1> En effet, si toute crйature est supprimйe, il ne reste de perfection que dans le Crйateur. Or, si toute crйature crййe par les њuvres des six jours est enlevйe, la perfection du nombre six demeure. Ainsi, Augustin dit, dans le Commentaire littйral sur la Genиse, IV : «Ainsi, si celles-ci — а savoir, les њuvres des six jours — n’existaient pas, celui-ci — а savoir, le nombre six — serait parfait ; si celui-ci n’йtait pas parfait, celles-lа ne deviendraient pas parfaites par lui.» Le nombre six est donc crйateur.

         <2> Mais tu diras qu’Augustin parle du nombre six pour ce qui est du nombre six des idйes, qui sont dans l’esprit divin. Mais, а l’encontre de cela, de mкme qu’en enlevant toutes les crйatures, la perfection du nombre six demeure, de mкme en est-il de l’idйe de pierre dans l’esprit divin. Le nombre six n’aurait donc pas en cela de prййminence sur la pierre, ce qui semble aller contre l’intention d’Augustin.

         <3> De plus, tout ce qui dure plus longtemps que la crйature n’est pas crйй. Or, le nombre six dure plus longtemps que le ciel et la terre, qui semblent pourtant кtre les crйatures les plus durables. Ainsi, Augustin dit, Commentaire sur la Genиse, IV : «Il est plus facile pour le ciel et la terre de passer, qui ont йtй faits selon le nombre six, que pour le nombre six de ne pas кtre complйtй par ses parties.» Le nombre six n’est donc pas crйature, mais crйateur.

         Cependant, la perfection du Crйateur n’est pas faite de parties et il n’y a en lui rien qui ait des parties. Or, comme le dit Augustin dans le mкme livre : «Nous trouvons que le nombre six est parfait par le fait qu’il est complйtй par ses parties.» Le nombre six n’est donc pas crйateur, mais crйature.

         Rйponse. Selon Avicenne, dans sa Mйtaphysique, on peut considйrer une nature de trois maniиres. La premiиre consiste а la considйrer selon l’кtre qu’elle possйde dans les singuliers, comme la nature de la pierre dans cette pierre-ci et cette pierre-lа. La deuxiиme est la considйration d’une nature selon son кtre intelligible, comme la nature de la pierre pour autant qu’elle est dans l’intellect. Mais la troisiиme est la considйration absolue d’une nature pour autant qu’elle est abstraite des deux faзons d’кtre ; selon cette considйration, la nature de la pierre, ou de n’importe quelle autre chose, est considйrйe seulement selon ce qui appartient а une telle nature.

         Or, de ces trois considйrations, deux conservent toujours uniformйment le mкme ordre. En effet, la considйration absolue d’une nature vient toujours avant sa considйration selon l’кtre qu’elle possиde dans les singuliers. Mais la troisiиme considйration d’une nature selon l’кtre qu’elle possиde dans l’intellect, n’entretient pas toujours le mкme ordre avec les autres considйrations. En effet, la considйration d’une nature, selon l’кtre qu’elle a dans l’intellect qui [la] reзoit des choses, suit les deux autres considйrations. Car ce qui est connaissable prйcиde la science et ce qui est sensible, le sens, comme le moteur [prйcиde] ce qui est mы et la cause, ce qui est causй. Or, la considйration d’une nature selon l’кtre qu’elle possиde dans l’intellect qui cause la chose prйcиde les deux autres considйrations. En effet, lorsque l’intellect de l’artisan trouve la forme de l’њuvre d’art, la nature mкme ou forme de l’њuvre d’art considйrйe en elle-mкme est postйrieure а l’intellect de l’artisan, et par consйquent aussi le coffre sensible qui possиde une telle forme ou espиce.

         Or, tel est le rapport de l’intellect de l’artisan aux њuvres d’art, tel est le rapport de l’intellect divin а toutes les crйatures. De sorte que la premiиre considйration de toute nature crййe est celle qui se trouve dans l’intellect divin ; mais la deuxiиme considйration est celle de la nature absolue elle-mкme ; la troisiиme est celle qui existe dans les choses elles-mкmes ou dans l’esprit angйlique ; la quatriиme est celle qu’elle a dans l’intellect humain. C’est pourquoi Denys, dans Les noms divins, IX, assigne l’ordre suivant : «En premier lieu, au-dessus de toutes choses, se trouve le Crйateur de toutes choses, Dieu. Ensuite, les dons mкmes de Dieu sont manifestйs aux crйatures, d’une maniиre universelle ou particuliиre, «comme la beautй en soi et la vie en soi», dont il dit qu’elles sont «des dons venus de Dieu», c’est-а-dire la nature mкme de la vie. Ensuite sont considйrйes les choses qui participent de maniиre universelle ou particuliиre, qui sont les choses dans lesquelles la nature possиde l’кtre.

         Dans ces choses, ce qui vient en premier est toujours la raison de ce qui vient par la suite, et, si on enlиve ce qui vient aprиs, ce qui vient en premier demeure, mais non l’inverse. De lа vient que ce qui ce qui appartient а une nature selon une considйration absolue est la raison pour laquelle cela appartient а une nature selon l’кtre qu’elle possиde dans les singuliers, et non l’inverse. En effet, Sortes est raisonnable parce que l’homme est raisonnable, et non l’inverse. Ainsi, а supposer que Sortes et Platon n’existent pas, la rationalitй conviendrait encore а la nature humaine. Semblablement aussi l’intellect divin est la raison de la nature considйrйe absolument ou dans les singulers, et la nature elle-mкme considйrйe de maniиre absolue ou dans les singuliers est la raison de l’intellect humain et, d’une certaine maniиre, sa mesure.

         Les paroles d’Augustin а propos du nombre six peuvent donc s’entendre de deux maniиres. D’une maniиre, on entendra par le nombre six la nature mкme du nombre six de maniиre absolue, а laquelle appartient la perfection en premier lieu et par soi, qui est la raison de la perfection de ce qui participe au nombre six. De sorte que, si on enlиve tout ce qui est perfectionnй par le nombre six, la perfection appartiendra encore а la nature du nombre six. Et, de cette faзon, le nombre six dйsigne la nature crййe. D’une autre maniиre, on peut entendre le nombre six selon l’кtre qu’il possиde dans l’intellect divin, et ainsi sa perfection est la raison de la perfection qui se trouve dans les crйatures, qui ont йtй faites selon le nombre six ; si on enlиve aussi celles-ci, la perfection demeurerait dans le nombre six mentionnй. Ainsi le nombre six ne sera pas une crйature, mais la raison de la crйature dans le Crйateur, qui est l’idйe du nombre six, et il est le mкme en rйalitй que l’essence divine, n’en diffйrant que par la raison.

         <1> Si on enlиve toutes les crйatures qui ont йtй crййes durant les six jours [de la crйation], on ne dit pas que la perfection demeure dans le nombre six, comme si le nombre six possйdait une perfection dans la nature des choses, alors qu’aucune crйature n’existerait, comme si le nombre avait quelque кtre dans la nature des choses, alors qu’aucune crйature n’existerait ; mais [on dit que la perfection demeure dans le nombre six] parce que, si on enlиve tout кtre crйй, la considйration absolue du nombre six demeure pour autant qu’elle fait abstraction de tout кtre, et ainsi la perfection lui sera attribuйe, de la mкme faзon que, si on enlиve tous les hommes singuliers, la rationalitй continuerait de pouvoir кtre attribuйe а la nature humaine.

         <2> De mкme que, dans les choses crййes, certaines sont plus communes et d’autres plus limitйes, de mкme aussi les raisons des choses les plus communes en Dieu s’йtendent а plus de choses, et celles des moins communes а moins de choses. Et parce que l’unitй et la multitude sont communes а toutes les choses crййes, la raison idйale de nombre s’йtend а toutes les crйatures. Ainsi, Boиce dit, au dйbut de L’Arithmйtique : «Tout ce qui a йtй fait depuis le nature primordiale des choses semble avoir йtй formй selon la raison des nombres. En effet, tel fut le modиle principal dans l’esprit du Crйateur.» Or, la nature de la pierre ne s’йtend pas а toutes les crйatures. C’est pourquoi, si le nombre six est pris pour l’idйe de six, sous cet aspect, le nombre six sera encore plus йminent que la pierre, а savoir, que l’idйe de la pierre, pour autant que [le nombre six] s’йtend а un plus grand nombre de choses. Et aussi, pour autant que la perfection appartient au nombre six selon la nature du nombre six, mais [qu’elle n’appartient pas ainsi] а la pierre.

         <3> Ce n’йtait pas l’intention d’Augustin de dire que, si le ciel, la terre et les autres crйatures passent, le nombre six demeure selon un certain кtre crйй, mais parce que, si toutes les crйatures manquent d’кtre, demeurera encore la raison du nombre six (pour autant qu’elle est abstraite de tout кtre), de la maniиre dont la perfection lui appartient, de la mкme faзon que la nature humaine demeurera selon que lui appartient la rationalitй.

         А ce qui est objectй en sens contraire, il faut rйpondre que, bien qu’en Dieu ne puisse exister quelque chose qui ait des parties, cependant peut exister en lui la raison d’une chose qui possиde des parties. Ainsi existent en lui la raison du nombre six constituй de ses parties et la raison de ses parties.

 

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble que les idйes qui existent dans l’esprit divin concernent plutфt les choses selon leur nature singuliиre que la nature de [leur] espиce.

         <1> En effet, comme le dit Augustin dans le livre Sur LXXXIII questions : «Les idйes sont des formes ou des raisons des choses stables, qui sont contenues dans l’intelligence divine ; et comme elles n’apparaissent pas ni ne disparaissent, on dit que tout ce qui peut apparaоtre ou disparaоtre et tout ce qui apparaоt ou disparaоt est formй d’aprиs elles.» Or, seul ce qui est singulier apparaоt et disparaоt, c’est-а-dire que cela est engendrй et corrompu. Les idйes concernent donc d’abord le singulier.

         Cependant, <2> comme les idйes sont des formes exemplaires, est nйcessaire а la raison d’idйe l’assimilation entre ce qui est formй selon l’idйe et l’idйe elle-mкme. Or, ce qui est formй selon l’idйe, а savoir, la chose crййe, est davantage assimilй а l’exemplaire divin selon la forme, dont procиde la raison de l’espиce, que selon la matiиre, qui est le principe de l’individuation. L’idйe concerne donc d’abord la nature de l’espиce plutфt que la singularitй de l’individu.

         Rйponse. Les formes exemplaires de toutes les crйatures, qu’on appelle idйes, existent en Dieu, comme existent dans l’esprit de l’artisan les formes des њuvres d’art. Il existe cependant une diffйrence entre les formes exemplaires qui existent dans l’esprit divin et dans l’esprit de l’artisan crйй. L’artisan crйй agit en effet en supposant une matiиre, de sorte que les formes exemplaires qui sont dans son esprit ne font pas la matiиre, qui est le principe de l’individuation, mais seulement la forme, dont provient l’espиce de l’њuvre d’art. C’est pourquoi les formes exemplaires de ce genre ne concernent pas directement l’њuvre d’art quant а ce qu’il y a d’individuel, mais quant а l’espиce seulement. Mais les formes exemplaires de l’intellect divin font toute la chose, que ce soit pour la forme ou pour la matiиre. C’est pourquoi elles concernent la crйature, non seulement quant а la nature de l’espиce, mais aussi quant а la singularitй de l’individu, mais d’abord quant la narture de l’espиce.

         Cela s’explique de cette faзon. Le modиle est ce а l’imitation de quoi une chose est faite. Ainsi, il est nйcessaire а la raison de modиle que l’assimilation mкme de l’њuvre au modиle soit visйe par l’agent, autrement une telle assimilation se produirait par hasard, et non selon la voie de l’exemplaritй. Ainsi, dans la raison d’exemplaritй est incluse l’intention de l’agent. Le modиle concerne donc d’abord ce que l’agent vise en premier lieu dans son њuvre. Or, tout agent vise principalement dans son њuvre ce qui est plus parfait. Or, la nature de l’espиce est ce qui existe de plus parfait en tout individu. En effet, en elle une double imperfection est corrigйe : l’imperfection de la matiиre, qui est le principe de la singularitй, laquelle, puisqu’elle est en puissance par rapport а la forme de l’espиce, est perfectionnйe lorsqu’elle reзoit la nature de l’espиce ; et l’imperfection de la forme gйnйrale, qui est en puissance par rapport aux diffйrences spйcifiques comme la matiиre par rapport а la forme. De sorte que l’espиce la plus spйcifique relиve d’abord de l’intention de la nature au dйbut de sa suffisance, comme cela est clair selon Avicenne : en effet, la nature n’entend pas principalement engendrer Sortes, autrement, si Sortes йtait dйtruit, l’ordre et l’intention de la nature disparaоtraient. Mais elle entend engendrer en Sortes un homme. Semblablement, elle n’entend pas principalement engendrer un animal, autrement son action cesserait lorsqu’elle aurait conduit а la nature de l’animal (alors que, chez l’individu engendrй, la nature animale est achevйe avant la nature de l’homme, comme cela est clair selon Sur les animaux, XVI ; mais l’homme ne vient pas avant cet homme).

         Ainsi, le modиle qui est dans l’esprit divin concerne d’abord la nature de l’espиce en toute crйature.

         <1> Ce qui est premier dans l’intention est dernier dans l’exйcution. Ainsi, bien que la nature entende d’abord engendrer l’homme, cet homme est cependant d’abord engendrй. En effet, l’homme n’est engendrй que par le fait que cet homme est engendrй. Pour cette raison, il est aussi dit dans la dйfinition de l’idйe que «selon elles apparaоt tout ce qui apparaоt», pour ce qui est de l’exйcution, dans laquelle les singuliers viennent en premier.

         <2> Nous concйdons le second point qui est objectй en sens contraire.

 

<Question 2> [Sur l’вme humaine]

         Ensuite, on s’interroge sur ce qui se rapporte а la nature crййe : premiиrement, sur ce qui se rapporte а l’вme humaine ; deuxiиmement, sur ce qui se rapporte au corps.

         А propos du premier point, deux questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que l’вme reзoit des choses qui sont extйrieures а l’вme les espиces par lesquelles elle connaоt ? Deuxiиmement, comment la charitй, ou quelqu’autre habitus, est-elle connue de celui qui ne la possиde pas ?

 

<Article 1 [3]> Premiиrement : il semble que l’вme ne reзoive pas les espиces des choses qui sont extйrieures а l’вme.

         <1> En effet, Augustin dit, dans son Commentaire sur la Genиse, XII : «L’esprit lui-mкme rйalise avec une admirable rapiditй l’image du corps, et non le corps dans l’esprit.» Or, [l’esprit] ne la rйaliserait pas en lui-mкme s’il la recevait des choses extйrieures. L’вme ne reзoit donc pas des choses les espиces par lesquelles elle connaоt.

         <2> De plus, il appartient d’abstraire les dimensions d’une chose qui comporte une dimension а celui-lа seul qui donne aux corps leurs dimensions, ce qui appartient au seul Crйateur. Or, pour qu’une espиce soit reзue dans l’вme, il est nйcessaire que les dimensions soient sйparйes de cette espиce, car, dans les choses qui existent en dehors de l’вme, elle possиde un кtre dimensionnel, mais non dans l’вme, surtout pour ce qui est de l’intellect. L’вme ne peut donc pas recevoir les espиces des choses sensibles.

         Cependant, ce semble кtre tout l’enseignement des philosophes de dire que le sens reзoive [les similitudes] des choses sensibles, l’imagination, du sens, et l’intellect, des fantasmes.

         Rйponse. L’вme humaine reзoit des choses les similitudes des choses par lesquelles elle connaоt а la maniиre dont un patient reзoit d’un agent. Ce qu’il ne faut pas entendre comme si l’agent introduisait dans le patient la mкme espиce en nombre que celle qu’il a en lui-mкme, mais il engendre quelque chose de semblable а lui-mкme, en amenant [le patient] de la puissance а l’acte. Et, de cette maniиre, on dit que la couleur est portйe du corps colorй а la vue.

         Mais, parmi les agents et les patients, il faut faire une distinction. En effet, il existe un agent qui suffit par lui-mкme а introduire une forme dans le patient, comme le feu suffit par lui-mкme а rйchauffer. Mais il existe un agent qui ne suffit а introduire sa forme dans le patient que si un autre agent intervient, comme la chaleur du feu ne suffit а accomplir l’action de la nutrition que par la puissance de l’вme nutritive. De sorte que la puissance de l’вme nutritive est l’agent principal, mais la chaleur du feu, l’agent instrumental.

         De mкme existe-t-il aussi une diversitй parmi les patients. En effet, il existe un patient qui ne coopиre d’aucune faзon avec l’agent, comme la pierre, lorsqu’elle est lancйe, ou le bois, lorsqu’il devient escabeau. Mais il existe un patient qui coopиre avec l’agent, comme la pierre qui est lancйe de haut en bas et le corps de l’homme lorsqu’il est soignй par l’art [mйdical].

         Et ainsi, les choses qui existent а l’extйrieur de l’вme ont un triple rapport avec les diverses puissances de l’вme.

         En effet, elles ont avec les sens extйrieurs un rapport d’agents suffisants, avec lesquels les patients ne coopиrent pas, mais qu’ils reзoivent seulement. Le fait que la couleur ne puisse mouvoir la vue que par l’intervention de la lumiиre ne va pas а l’encontre de ce qui a йtй dit, car autant la couleur que la lumiиre sont comptйes au nombre des choses qui existent hors de l’вme. Or, les sens extйrieurs reзoivent seulement des choses [extйrieures] sous un mode passif, sans contribuer quoi que ce soit а leur formation, bien que, lorsqu’ils sont dйjа formйs, ils aient leur propre opйration, qui consiste dans un jugement sur leurs propres objets.

         Mais les choses qui sont extйrieures а l’вme se comparent а l’imagination comme des agents suffisants. En effet, l’action de la chose sensible ne s’arrкte pas dans le sens, mais atteint а partir de lui la «fantaisie» ou l’imagination. Toutefois, l’imagination est un patient qui coopиre avec l’agent. En effet, l’imagination mкme forme pour elle-mкme des similitudes de certaines choses que jamais le sens ne perзoit, mais cependant а partir de ce qui est perзu par le sens, en les composant et en les divisant, comme nous imaginons des montagnes dorйes que nous n’avons jamais vues, а partir du fait que nous voyons de l’or et des montagnes.

         Mais les choses extйrieures se comparent а l’intellect possible comme des agents insuffisants. En effet, l’action des choses sensibles elles-mкmes ne s’arrкte pas non plus а l’imagination, mais les fantasmes meuvent par la suite l’intellect possible. Or, ils ne suffisent pas а cela par eux-mкmes, puisqu’ils sont des intelligibles en puissance, et que l’intellect n’est mы que par ce qui est intelligible en acte. Il faut donc qu’intervienne l’action de l’intellect agent, par l’illumination duquel les fantasmes deviennent intelligibles en acte, comme, par l’illumination de la lumiиre corporelle, les couleurs deviennent visibles en acte. Il est ainsi clair que l’intellect est l’agent principal qui rйalise les similitudes des choses dans l’intellect possibie, mais que les fantasmes qui sont reзus des choses extйrieures sont comme des agents instrumentaux. L’intellect possible se compare aussi aux choses dont il reзoit connaissance comme un patient qui coopиre avec un agent. En effet, l’intellect peut bien davantage que l’imagination former la quidditй d’une chose qui ne tombe pas sous le sens.

         <1> Si la parole d’Augustin est mise en rapport avec l’intellect, il est ainsi clair que les choses ne rйalisent pas une similitude d’elles-mкmes principalement dans l’intellect possible, mais que [c’est le fait] de l’intellect agent. Si on la met en rapport avec l’imagination, elles le font, mais pas а elles seules, car l’imagination elle-mкme y coopиre, comme on l’a dit. Mais dans le sens, le corps rйalise suffisamment une image de lui-mкme et а lui seul. Toutefois, Augustin ne parle pas de cela, car il oppose l’esprit au sens, ou la vision corporelle а la vision spirituelle.

         <2> Cet argument se dйroule comme si cette mкme espиce en nombre qui existe dans les choses ou dans l’imagination apparaоtrait ensuite dans l’intellect (en effet, il faudrait alors que la dimension en soit enlevйe). Il est clair que cela est faux.

 

<Article 2 [4]> Deuxiиmement : il semble que celui qui n’a pas la charitй la connaisse par une espиce.

         <1> En effet, tout ce qui est connu est connu soit par son essence, soit par une similitude. Or, la charitй n’est pas connue par son essence de celui qui ne la possиde pas, car elle n’est pas en lui de maniиre essentielle. Si elle est connue par celui qui ne la possиde pas, elle est donc connue par une similitude d’elle-mкme.

         <2> De plus, celui qui a la charitй sait d’une certaine maniиre qu’il l’a, au moins par conjecture ou par rйvйlation. De mкme, aprиs l’avoir perdue, il peut se rappeler avoir possйdй la charitй, ce qui ne peut se faire que par une espиce de celle-ci conservйe dans la mйmoire. La charitй est donc connue par une espиce d’elle-mкme de celui qui ne l’a pas mais l’a eue antйrieurement et, pour la mкme raison, de quiconque ne la possиde pas.

         <3> De plus, Augustin dit, Confessions, X, que «la mйmoire a avec l’intelligence le mкme rapport que le ventre d’un animal ruminant avec la bouche, car, de mкme que ce qui se trouve dans le ventre de l’animal ruminant est ramenй а la bouche, de mкme ce qui se trouve dans la mйmoire est ramenй а l’intelligence». Si donc la charitй est gardйe en mйmoire par une similitude d’elle-mкme, elle sera saisie par l’intelligence par une similitude d’elle-mкme.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Augustin, Commentaire sur la Genиse, XII, et se trouve dans la Glose, а propos de 2 Co 12, que «la vision intellectuelle porte sur les choses qui n’ont pas d’espиces semblables а elles-mкmes qui ne soient pas elles-mкmes», et parmi celles-ci, il place la charitй. La charitй ne peut donc pas кtre connue par une similitude d’elle-mкme, mais seulement par son essence.

         Rйponse. Il existe une double connaissance de la charitй : l’une par laquelle est connu ce qu’est [quid] la charitй ; l’autre par laquelle la charitй est perзue, comme lorsque quelqu’un sait qu’il a la charitй, ce qui se rapporte а la connaissance de son existence [an est].

 

* * *

 

         La premiиre connaissance de la charitй se rencontre chez celui qui a la charitй et chez celui qui ne l’a pas, pour autant que l’intellect humain est destinй а connaоtre la quidditй des choses, en quoi il procиde presque de la mкme faзon que pour connaоtre des conclusions complexes.

         En effet, il existe en nous naturellement certains principes complexes connus de tous, а partir desquels la raison progresse pour connaоtre en acte les conclusions qui sont connues en puissance dans ces principes, soit pour les avoir personnellement trouvйes, soit par l’enseignement d’un autre, soit par rйvйlation divine. Dans tous ces modes de connaissance, l’homme est aidй par les principes naturellement connus, soit que les principes eux-mкmes suffisent pour l’acquisition de la connaissance, avec l’aide du sens et de l’imagination, comme lorsque nous acquйrons [la connaissance] en trouvant par nous-mкmes ou par l’enseignement ; soit que les principes mentionnйs ne suffisent pas а l’acquisition de la connaissance, mais que les principes dirigent dans la connaissance de ces choses dans la mesure oщ l’on trouve qu’elles ne s’opposent pas aux principes naturellement connus. Si tel йtait le cas, l’intellect n’y donnerait aucun assentiment, puisqu’il ne peut s’opposer aux principes.

         De la mкme faзon, il existe naturellement dans l’intellect certaines conceptions connues de tous, comme celles de l’кtre, de l’un, du bien et celles de ce genre, а partir desquelles l’intellect progresse pour connaоtre la quidditй de toutes choses, ce par quoi elle progresse depuis les principes connus par eux-mкmes jusqu’а la connaissance des conclusions. Et cela, soit par ce que quelqu’un perзoit par le sens, comme lorsque, par les propriйtйs sensibles d’une chose, je conзois la quidditй de cette chose ; soit par ce que quelqu’un entend d’un autre, comme lorsqu’un laпc qui ne sait pas ce qu’est la musique, lorsqu’il entend dire qu’il existe un art par lequel on sait chanter ou psalmodier, conзoit la quidditй de la musique, puisqu’il sait d’avance ce qu’est l’art et ce qu’est chanter ; ou encore, par ce qu’on connaоt par rйvйlation, comme c’est le cas pour les choses qui relиvent de la foi : en effet, lorsque nous croyons qu’il existe en nous un don divin par lequel notre puissance affective [affectus] est unie а Dieu, nous concevons la quidditй de la charitй, en comprenant que la charitй est un don de Dieu par lequel notre cњur est uni а Dieu, en sachant d’avance cependant ce qu’est un don, ce qu’est la puissance affective [affectus] et ce qu’est l’union, dont nous ne pouvons savoir ce qu’ils sont qu’en retournant а une chose connue antйrieurement, et ainsi de suite, jusqu’а ce que nous parvenions aux premiиres conceptions de l’intellect humain, qui sont connues de tous naturellement. Et parce que la connaissance naturelle est une certaine similitude de la vйritй divine imprimйe dans notre esprit, selon ce que dit le psaume : La lumiиre de ton visage s’est levйe sur nous, Seigneur (Ps 4, 7), c’est la raison pour laquelle Augustin dit, Sur la Trinitй, X, que les habitus de cette sorte sont connus dans la vйritй premiиre.

         Or, la conception mкme de la charitй que l’intellect forme comme on l’a dit n’est pas seulement une similitude de la charitй, comme les espиces des choses dans le sens ou dans l’imagination, car le sens et l’imagination ne vont jamais jusqu’а la connaоtre la nature d’une chose, mais seulement les accidents qui entourent la chose ; c’est pourquoi les espиces qui sont dans le sens ou dans l’imagination ne reprйsentent pas la nature de la chose, mais seulement ses accidents, comme la statue reprйsente un homme quant а ses accidents. Mais l’intellect connaоt la nature mкme et la substance d’une chose ; ainsi, l’espиce intelligible est une similitude de l’essence mкme de la chose, et elle est d’une certaine faзon cette quidditй elle-mкme et la nature de la chose selon un [mode] d’кtre intelligtible, et non selon son кtre naturel, tel qu’il existe dans les choses. C’est pourquoi toutes les choses qui ne tombent pas sous le sens et l’imagination, mais seulement sous l’intellect, sont connues par le fait que leurs essences ou leurs quidditйs existent d’une certaine maniиre dans l’intellect.

         Tel est le mode selon lequel la charitй est connue par une connaissance portant sur ce qu’elle est [quid est], aussi bien par celui qui possиde la chahritй que par celui ne la possиde pas.

 

* * *

 

         Mais, selon l’autre faзon de connaоtre la charitй, ni la charitй, ni aucun habitus, ni aucune puissance ne sont perзus par notre intellect que par le fait que leurs actes en sont perзus, comme cela est clair selon le Philosophe, Йthique, II. Or, les actes de la charitй ou d’un autre habitus jaillissent de la charitй ou d’un autre habitus par la propre essence de la charitй ou d’un autre habitus. Et, de cette faзon, quelqu’un peut savoir qu’il a la charitй ou un autre habitus par l’essence mкme de l’habitus selon l’кtre que celui-ci possиde dans la nature des choses, et non seulement dans l’intellect. Or, de cette maniиre, personne ne peut connaоtre la charitй que s’il la possиde, car les actes de la charitй et des autres vertus consistent principalement en des mouvements intйrieurs qui ne peuvent кtre connus que de celui qui agit, а moins qu’ils ne soient manifestйs par des actes extйrieurs. Et ainsi quelqu’un qui ne possиde pas la charitй peut par une certaine conjecture percevoir qu’un autre possиde la charitй.

         Mais je dis cela en supposant que quelque puisse savoir qu’il possиde la charitй, ce que je ne crois pas кtre vrai, car, pour les actes mкmes de la charitй, nous ne pouvons percevoir de maniиre suffisante qu’ils viennent de la charitй, en raison de la similitude entre l’amour naturel et l’amour gratuit.

         <1> Chez celui qui n’a pas la charitй, l’essence de la charitй existe, non selon l’кtre naturel de celle-ci, mais selon son кtre intelligible.

         <2> Aprиs que quelqu’un cesse d’avoir la charitй selon l’кtre naturel de la charitй, la charitй demeure encore chez lui selon son кtre intelligible. Et ainsi, il peut savoir ce qu’est la charitй. Demeurent aussi dans sa mйmoire les actes de charitй qu’il a faits, mкme dans sa mйmoire sensible en raison des actes sensibles de charitй, qui demeurent effectivement selon leurs similitudes, comme les autres choses sensibles ; et, а partir d’eux, quelqu’un se rappelle qu’il a eu la charitй.

         <3> Ce qui existe dans la mйmoire revient а l’intelligence, non pas que l’espиce qui est dans la mйmoire soit la mкme numйriquement que celle qui par la suite apparaоt dans l’intellect, mais selon cette maniиre de parler par laquelle on dit que les fantasmes apparaissent dans l’intellect, comme on l’a dit antйrieurement.

 

<Question 3> [Sur le corps humain]

<Article 1 [5]> Ensuite, on pose des questions sur ce qui se rapporte au corps humain : est-ce que la nourriture est vйritablement convertie en corps humain ?

         Il semble que non.

         <1> Dans le corps humain, ce qui appartient vйritablement а la nature humaine, ce sont la chair ou les os selon l’espиce. Or, la nourriture n’est pas convertie en ce qui existe «selon l’espиce», mais en ce qui existe «selon la matiиre», comme on le voit chez le Philosophe, Sur la gйnйration, I. La nourriture n’est donc pas vйritablement convertie en la nature humaine.

         <2> De plus, il faut que ce qui appartient vйritablement а la nature humaine demeure toujours dans l’homme, autrement l’homme ne demeurerait pas toujours le mкme numйriquement. Or, ce qui est engendrй а partir de la nourriture ne demeure pas toujours [dans l’homme] ; bien plutфt, cela «passe et revient», comme il est clair d’aprиs Sur la gйnйration, I. Ce qui est engendrй а partir de la nourriture n’appartient donc pas vйritablement а la nature humaine.

         <3> De plus, Augustin dit que «nous avons existй en Adam de deux maniиres : selon la raison sйminale et selon la substance corporelle». Or, le Christ a existй en lui «selon la substance corporelle», mais non «selon la raison sйminale». Or, ce qui est ajoutй en nous par gйnйration n’est pas venu d’Adam. Ce qui appartient vйritablement а notre substance corporelle n’a donc pas йtй engendrй par la nourriture.

         <4> Mais tu diras que notre substance corporelle existait en Adam selon l’origine, mais non selon l’essence. Mais s’oppose а cela que la semence contient l’origine d’une chose. Si donc on dit que nous йtions en Adam selon la substance corporelle par mode d’origine seulement, il en sera de mкme selon la substance corporelle et selon la raison sйminale, ce qui est faux. C’est donc la mкme [conclusion] qu’antйrieurement.

         Cependant, <1> comme il est dit dans Sur l’вme, II, «la nourriture est en puissance ce qui en est nourri». Or, ce qui est telle chose en puissance peut кtre converti en cette chose. La nourriture peut donc кtre convertie en ce qui est nourri. Or, ce qui est nourri est ce qui appartient vйritablement а la nature humaine. La nourriture est donc convertie en ce qui appartient vйritablement а la nature humaine.

         <2> De plus, la semence dont provient la gйnйration semble appartenir au plus haut point а la vйritй de la nature humaine. Or, «la semence, selon le Philosophe, Sur les animaux, XV, vient d’un excйdent de nourriture». La nourriture est donc vйritablement convertie en nature humaine.

         Rйponse. Pour йclairer cette question, il faut d’abord voir ce qu’est la vйritй de la nature humaine. Or, «la vйritй de n’importe quelle chose, comme le dit Avicenne dans sa Mйtaphysique, n’est rien d’autre que la propriйtй de son кtre qui est bien йtabli en lui», comme on dit que ce qui possиde а proprement parler l’кtre de l’or, atteignant les limites bien йtablies de la nature de l’or, est de l’or. Or, chaque chose possиde а proprement parler l’кtre selon selon une certaine nature par le fait qu’elle est soumise а la forme complиte propre а cette nature dont dйcoule l’кtre et la raison spйcifique selon cette espиce. Ainsi, appartient а la vйritй de chaque chose ce qui est achevй par la forme de cette chose et qui concerne directement et par soi l’achиvement de cette chose. En effet, aussi bien dans les choses naturelles que dans les choses artificielles, on trouve certaines choses dans lesquelles consiste principalement la raison d’une chose, et d’autres qui sont ordonnйes а leur conservation ou а leur amйlioration. Ainsi, le tronc et les fruits concernent l’achиvement de l’arbre ; ils appartiennent donc а la vйritй de sa nature. Mais les feuilles sont ordonnйes d’une certaine maniиre а la conservation des fruits et, pour cette raison, ils ne semblent pas appartenir principalement а la vйritй de la nature de l’arbre. De mкme, la nature de l’йpйe consiste dans le fer et dans son tranchant ; mais le fourreau sert а la conservation de l’йpйe. De sorte que si l’йpйe йtait une chose naturelle, le fer appartiendrait а la vйritй de sa nature, mais non le fourreau. Or, nous disons ainsi qu’appartient а la vйritй de la nature humaine ce qui concerne par soi la perfection de la nature humaine et participe complиtement а la forme de l’espиce. Mais n’appartient pas а la vйritй de la nature humaine chez l’homme ce qui est ordonnй seulement а une quelconque conservation et amйlioration de ces choses.

         Il faut donc savoir que la nature humaine peut кtre entendue de deux maniиres : selon toute l’espиce humaine ou selon l’кtre qu’elle possиde chez tel individu. Et, а ce propos, on rencontre trois opinions sur la question prйsente.

 

* * *

 

         En effet, certains disent que la nourriture n’est pas convertie en la vйritй de la nature humaine, ni selon l’espиce, ni selon l’individu. En effet, ils disent que toute la matiиre qui est destinйe а exister sous l’espиce de la nature humaine existait dans le corps d’Adam, et qu’aucune autre matiиre ne peut кtre sous-jacente а l’espиce humaine. De cette matiиre dont le corps du premier homme йtait constituй, une partie fut coupйe, qui, par multiplication et sans addition d’une matiиre extйrieure, s’est tellement accrue qu’elle est parvenue а sa quantitй complиte dans le corps de Seth. А nouveau, quelque chose a йtй coupй en lui en vue de la formation du corps de son fils et s’est multipliй de la maniиre dite. Et ainsi, tout le genre humain s’est multipliй а partir de la matiиre qui existait dans le corps du premier homme, sans addition de rien d’extrinsиque. Mais ce qui est engendrй par la nourriture nous est nйcessaire pour conserver l’humiditй qui appartient а la vйritй de la nature humaine, de sorte que la chaleur naturelle, ayant quelque chose d’autre а consumer, а savoir, l’humiditй pour ainsi dire accidentelle engendrйe par la nourriture, ne consume pas l’humiditй qui appartient а la vйritй de la nature humaine, comme les artisans ajoutent de la poudre de plomb а l’argent afin que, dans le creuset, le plomb soit consumй et que l’argent ne soit pas perdu. Ainsi, lors de la rйsurrection, alors que la vйritй de la nature humaine sera incorruptible, nous n’aurons pas besoin de nourriture et ne ressuscitera pas en nous ce qui a йtй engendrй par la nourriture, mais seulement ce qui existait en Adam.

         Mais cette position, pour ce qui est de [la question] prйsente, paraоt inconvenante pour deux raisons. <Premiиrement>, c’est pour la mкme raison qu’une forme, dont rien de la substance ni de la nature ne s’accroоt ni n’est perdu, ne perd rien de la matiиre qui lui est soumise et n’acquiert rien de nouveau. Or, il est clair qu’une matiиre qui йtait sous-jacente а la vйritable nature humaine cesse d’кtre sous-jacente а la nature humaine, comme cela est clair dans la mort de tout homme. Ainsi, а moins qu’une certaine matiиre ne soit ajoutйe а la nature humaine, il en dйcoulerait que ce qui appartient а la vйritй de la nature humaine est moindre maintenant en acte qu’au temps d’Adam. Et ainsi, la nature de l’espиce ne serait pas parfaitement prйservйe par la gйnйration. — Deuxiиmement, parce que ce changement, qu’ils appellent multiplication, ne se produit pas selon l’essence de la matiиre elle-mкme, mais seulement selon la quantitй ou selon les dimensions qui s’y rapportent. En effet, ils ne disent pas que quelque chose de la matiиre est crйй de nouveau ou ajoutй par ailleurs, mais que cette mкme matiиre, qui йtait auparavant moindre, devient plus grande par la suite. Or, la rarйfaction et la condensation [de la matiиre] ne sont rien d’autre pour cette matiиre que d’en changer les grandes dimensions en petites, et inversement. Il dйcoulerait donc de la position mentionnйe que ce qui appartient а la vйritй de la nature humaine se rarйfierait toujours par une gйnйration continue et une augmentation, jusqu’а ce que la nature puisse le supporter. En effet, ce qui appartient а la vйritй de la nature humaine serait incomparablement plus rare que le feu, ce qui est manifestement faux.

 

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         Et ainsi, une autre opinion dit que la nourriture est convertie en la vйritй de la nature humaine <premiиrement> et principalement selon l’espиce, mais non selon l’individu, sinon secondairement. En effet, ils disent que, dans chaque individu de l’espиce humaine, cela appartient premiиrement et principalement а la vйritй de la nature humaine qu’il tient de ses parents, et cela est appelй par le Philosophe «la chair et les os selon l’espиce», qui demeurent toujours. Mais parce que cela, qui est peu de chose, ne suffirait pas а la quantitй parfaite qui est due а la nature humaine sans addition, on y ajoute ce qui est engendrй par la nourriture, non seulement pour la conservation de ce qui a йtй reзu des premiers parents, comme le disait la premiиre opinion, mais pour que soit achevйe une quantitй parfaite par cet ajout. Et ainsi, ce qui est engendrй par la nourriture n’appartient pas principalement а la vйritй de la nature humaine dans tel individu, mais seulement de maniиre secondaire, pour autant que cela est nйcessaire [afin d’atteindre] la quantitй due. Et le Philosophe appelle cela la chair et les os selon la matiиre, qui «passe et revient. Toutefois, une certaine partie en passe sous forme de semence dans la gйnйration d’une descendance et fera vйritablement partie de la nature humaine en celle-ci, avec un mйlange de ce qui appartenait principalement а la vйritй de la nature humaine dans le pиre, comme certains le veulent, ou sans mйlange avec cela, comme le disent d’autres, ce qui correspond davantage а ce que dit le Philosophe, Sur les animaux, XV, qui veut que le sperme vienne en totalitй d’un surplus de nourriture. Et ainsi, ce qui est engendrй а partir de la nourriture ne peut кtre ce qui appartient principalement а la vйritй de la nature humaine chez celui qui est nourri, mais appartenir а la vйritй de la nature humaine principalement chez un autre de la mкme espиce, c’est-а-dire chez son fils. Et selon cette opinion, ils disent que ce qui appartient principalement а la vйritй de la nature humaine chez chacun ressuscitera en entier chez lui, mais non pas en entier ce qui est engendrй en plus par la nourriture, mais seulement dans la mesure oщ cela suffit а l’achиvement de la quantitй, lorsque quelque chose concerne la vйritй de la nature humaine seulement en raison de l’achиvement de la quantitй. Et cette opinion concorde avec la position du commentateur d’Alexandre, qui expliquait que la chair selon l’espиce, dont le Philosophe dit qu’elle demeure toujours, est ce qui est reзu des parents, mais que la chair selon la matiиre, qui est engendrйe par la nourriture, est celle qui «passe et revient».

         Mais le commentateur Averroиs repousse cette opinion dans le traitй qu’il a йcrit sur le livre Sur la gйnйration. En effet, comme ce qui est engendrй par la nourriture nourrit, pour autant qu’elle est chair en puissance, il augmente autant qu’il est en puissance telle quantitй de chair, comme il est dit dans Sur l’вme, II ; ce qui est engendrй а partir de la nourriture, aprиs avoir reзu l’espиce de la chair, devient un avec ce qui s’y trouvait auparavant, car, а la fin, ce qui a йtй converti est dйjа semblable. Ainsi, il ne semble pas y avoir de raison pour que la chaleur naturelle puisse consumer quelque chose de l’humiditй de la chair engendrйe par la nourriture, et non de l’humiditй qui vient des parents, et on ne pourrait prouver cela de maniиre nйcessaire. C’est pourquoi tant ce qui est reзu des parents que ce qui est engendrй en plus а partir de la nourriture se trouve dans la mкme situation de demeurer ou d’кtre consumй par la chaleur naturelle et d’кtre rйtabli par la nourriture, ce qui est «passer et revenir». Et ainsi, il appartient йgalement а la vйritй de la nature humaine qu’elle soit engendrйe par la nourriture et qu’elle soit tirйe des parents.

 

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         Et ainsi, il y a une troisiиme opinion : la nourriture est convertie en ce qui appartient principalement а la vйritй de la nature humaine aussi bien pour ce qui est de l’espиce que pour ce qui est de l’individu. En effet, cette opinion affirme que les deux, а savoir, ce qui est engendrй а partir de la nourriture et ce qui est reзu des parents, deviennent indiffйremment et йgalement forme humaine, et que les deux demeurent ou sont consumйes indiffйremment : ils demeurent selon l’espиce, mais ils sont consommйs et rйtablis selon la matiиre. De mкme que, dans une rйpublique, des hommes divers en nombre entretiennent des rapports avec la communautй et, lorsqu’ils meurent et que d’autres leur succиdent, il ne demeure pas une seule rйpublique selon la matiиre, car les hommes sont diffйrents, mais elle demeure une en nombre par son espиce ou sa forme en raison de l’unitй d’ordre entre les diverses fonctions, de mкme, dans le corps humain, «la chair et les os et toutes les parties» demeurent-ils les mкmes en nombre quant а l’espиce ou la forme, qui est envisagйe selon un endroit, une puissance et une figure dйterminйes ; mais elle ne demeure pas quant а la matiиre, car cette matiиre de la chair dans laquelle la forme existait antйrieurement a йtй consumйe et une autre lui a succйdй. Cela est clair pour le feu, qui continue selon les mкmes forme ou mode par le fait que, une fois le bois consumй, on en ajoute d’autre qui entretient le feu. Et selon cette opinion, ressuscitera indiffйremment des deux choses dites, а savoir, de ce qui a йtй engendrй а partir de la nourriture et de ce qui a йtй reзu des parents, autant qu’il sera nйcessaire а l’espиce et а la quantitй du corps humain.

         Et cette opinion semble plus probable que les autres.

         <1> En suivant cette [opinion], il faut dire que la distinction du Philosophe, selon laquelle il fait une distinction entre la chair selon l’espиce et [la chair] selon la matiиre, ne doit pas кtre entendue au sens oщ la chair dite selon l’espиce, а savoir, celle qui a йtй reзue des parents, est autre que [la chair] dite selon la matiиre, а savoir, celle qui est engendrйe par la nourriture ; mais une seule et mкme chair peut кtre considйrйe selon l’espиce qu’elle possиde et selon la matiиre. Que ce soit la pensйe du Philosophe, cela est clair par le fait qu’il dit au mкme endroit que la chair est ainsi distinguйe selon l’espиce et selon la matiиre, comme «tout ce qui possиde une espиce dans la matiиre». Mais, dans les autres choses qui ont une espиce dans la matiиre, comme la pierre, le fer et les choses de ce genre, la premiиre distinction n’a pas sa place, mais la seconde, comme cela est clair. C’est pourquoi il faut dire que la nourriture est convertie en la chair qui existe selon l’espиce, c’est-а-dire qu’elle a une espиce, toutefois non de faзon que la nourriture devienne l’espиce de la chair, mais qu’elle devienne la matiиre de la chair. C’est la raison pour laquelle on peut dire qu’elle est convertie en la chair quant а la matiиre, et non quant а l’espиce.

         <2> La vйritй de la nature humaine et de toute autre chose se prend de l’espиce. C’est pourquoi on dit que ce qui demeure dans l’homme selon l’espиce, bien que cela n’y demeure pas selon la matiиre, demeure la vйritй de la nature humaine et qu’un homme ne cesse pas d’кtre le mкme numйriquement en raison d’un changement qui se produit selon la matiиre, car toute la matiиre n’est pas abstraite en mкme temps de la forme, de sorte qu’une [matiиre] entiиrement diffйrente reзoive la forme (en effet, cela serait une gйnйration et une corruption, comme si un feu йtait entiиrement йteint et qu’un autre entiиrement nouveau йtait allumй). Mais une partie de la matiиre est consumйe et une autre la remplace, qui devient une seule matiиre avec la prйcйdente en lui йtant jointe en vue de supporter la mкme forme du corps humain, comme si un morceau de bois йtait consumй par le feu et qu’а sa place un autre йtait apportй, ce serait le mкme feu numйriquement.

         <3> Deux choses concourent а la conception du corps humain : la matiиre dont est formй ce qui est conзu, et aussi la puissance formative qui donne sa forme а ce qui est conзu. Augustin appelle la premiиre «substance corporelle», et la seconde, «raison sйminale». On dit que nous йtions originellement prйsents de ces deux maniиres en Adam, pour autant que la matiиre de ce qui a йtй conзu йtait prйparйe par la puissance gйnйratrice de la mиre, et que la puissance formatrice йtait prйsente chez le pиre, et que ces deux remontaient а Adam comme а l’origine dont elles ont tirй la nature humaine et les puissances qui en dйcoulent. Or, le corps du Christ a йtй formй par la puissance active du Saint-Esprit, mais [sa] mиre a apportй la matiиre, car «il a йtй conзu du sang trиs pur de la Vierge», comme le dit [Jean] Damascиne. C’est pourquoi [le Christ] n’йtait pas prйsent en Adam selon la raison sйminale, mais selon la substance corporelle. Toutefois, [le Christ] n’йtait pas prйsent en Adam de maniиre que [la chair] fыt la mкme numйriquement en nous et dans le Christ.

         Et par cela, la rйponse а [l’objection] suivante est claire.

 

<Question 4> [Sur les prйlats]

         Ensuite, on pose des questions sur ce qui se rapporte а la faute ou а la grвce. Premiиrement, on pose des questions sur ce qui se rapporte а la grвce ; deuxiиmement, sur ce qui se rapporte а la faute.

         А propos de ce qui se rapporte а la grвce, on pose des questions, en premier lieu, sur ce qui se rapporte aux prйlats seulement ; deuxiиmement, sur ce qui se rapporte а tous d’une maniиre gйnйrale.

         А propos des prйlats, on pose deux questions. Premiиrement, а propos du choix des prйlats, est-il nйcessaire de toujours choisir le meilleur, ou suffit-il d’en choisir un bon ? Deuxiиmement, а propos de l’honneur qui doit кtre manifestй aux prйlats, est-ce que les mauvais prйlats doivent кtre honorйs ou non ?

 

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble qu’il soit nйcessaire de choisir le meilleur.

         <1> Il est dit en 2 R 10, 3 : Choisissez le meilleur..., et placez-le sur le trфne de son pиre. А bien plus forte raison donc, pour les fonctions spirituelles, faut-il choisir les meilleurs.

         <2> De plus, а propos de 1 Tm 3, 2 : Il importe que l’йvкque soit irrйprochable, la Glose dit : «Que soit choisi comme йvкque celui par rapport auquel les autres seront appelйs un troupeau.» Il est donc nйcessaire de toujours choisir le meilleur pour l’йpiscopat.

         <3> De plus, le pape Lйon dit : «Que celui qui est le meilleur parmi les prкtres et les diacres soit choisi pour l’йpiscopat.»

         <4> De plus, celui qui est le plus proche doit кtre prйfйrй pour la possession de l’hйritage. Or, celui qui est meilleur est plus proche du Christ, dont les prйlats et les clercs possиdent le patrimoine. Les meilleurs doivent donc toujours кtre choisis pour кtre prйlats et pour les bйnйfices ecclйsiastiques.

         <5> De plus, si un maоtre avait confiй а quelqu’un de lui chercher un serviteur fidиle et capable, il n’agirait pas fidиlement envers son maоtre si, en йcartant le plus capable, il en prenait un moins capable. А bien plus forte raison donc, pиche celui а qui a йtй confiй de choisir quelqu’un comme serviteur de Dieu si, en йcartant le meilleur, il en choisit un moins bon.

         Cependant, une dйcrйtale dit qu’«il suffit d’en choisir un bon et il n’est pas nйcessaire que le meilleur soit choisi».

         Rйponse. On peut dire qu’un homme est bon ou meilleur qu’un autre de deux maniиres. : d’une maniиre, absolument, et ainsi est meilleur celui qui est plus parfait en charitй ; d’une autre maniиre, relativement, et ainsi on dit que quelqu’un est meilleur qu’un autre soit pour le mйtier des armes, soit pour l’enseignement, soit pour gouverner [praelatio], soit pour quelque chose de ce genre, alors qu’il n’est pas le meilleur de maniиre absolue, du fait que, pour toutes les fonctions, spirituelles autant que corporelles, sont nйcessaires certaines choses en plus de la bontй morale pour que quelqu’un soit apte а exercer cette fonction.

         Il faut donc dire qu’on doit choisir pour une fonction de gouvernement [praelatio] ou pour toute fonction ecclйsiastique quelqu’un qui est bon absolument parlant, car on est rendu indigne d’exercer n’importe quelle [fonction] spirituelle par un pйchй mortel. Ainsi, Denys dit, dans sa lettre au moine Dйmophile, en parlant du prкtre qui n’est pas illuminй par la grвce : «Celui-ci n’est pas prкtre, celui-ci ne l’est pas, mais il est un ennemi, un fourbe, il se trompe lui-mкme, et il est pour le peuple de Dieu un loup dйguisй avec une peau de brebis.» Toutefois, il n’est pas nйcessaire de toujours choisir celui qui meilleur absolument. En effet, il est possible que manquent а celui qui est plus parfait en charitй plusieurs choses qui lui sont nйcessaires pour кtre un prйlat capable, par exemple, la science, l’йnergie, la puissance et d’autres choses de ce genre, [choses] qui se trouvent chez un autre qui a une charitй moindre, Il n’est donc pas nйcessaire de toujours choisir le meilleur absolument, mais celui qui est meilleur pour la fonction.

         Mais si quelqu’un choisit celui qu’il estime moins apte pour cette fonction, il pиche. En effet, entre deux personnes, on ne peut en prйfйrer l’une а l’autre qu’en raison de quelque chose qu’on considиre chez elle. Or, ce qui est considйrй chez celui qui est moins capable pour qu’il soit prйfйrй а un plus capable est une condition qui influe de maniиre indue, par exemple, les liens familiaux (familiaritas) ou la consanguinitй, ou quelque chose de ce genre. En effet, il ne peut s’agir d’une condition se rapportant а la capacitй d’un prйlat, en vertu de quoi l’un est estimй plus apte de maniиre absolue. Et ainsi, [cette condition] influe de maniиre indue et, dans ce choix, il y aura acception de personnes, qui ne peut aller sans pйchй.

         <1> Ce qui est dit : Choisissez le meilleur, s’entend du meilleur par rapport а la dignitй pour laquelle il est choisi.

         <2> En comparaison avec le prйlat, les autres doivent кtre comme un troupeau, non pas par la seule considйration de la saintetй des mњurs, mais par la discrйtion, la vigueur et les choses de ce genre, qui sont exigйes du pasteur pour qu’il gouverne son troupeau.

         <3> La rйponse est la mкme que pour le premier [argument].

         <4> Celui qui est choisi comme prйlat n’est pas choisi comme s’il allait possйder un hйritage, car l’hйritage des chrйtiens ne se trouve pas sur terre, mais dans le ciel, а savoir, Dieu lui-mкme, selon ce que dit le psaume : Le Seigneur m’est rйservй en hйritage (Ps 15, 5). Mais [celui qui est choisi comme prйlat] est choisi comme intendant de la famille d’un maоtre, selon ce que dit 1 Co 4, 1 : Que l’on nous considиre comme les serviteurs du Christ, etc. Or, on ne choisit pas toujours comme intendant celui qui est plus proche, mais celui qui est plus capable.

         <5> Il en serait de mкme dans la recherche d’un serviteur pour un maоtre temporel, qu’il ne faille pas chercher le meilleur absolument parlant, mais le meilleur pour le service.

         А ce qui prйsentй en sens contraire, il faut rйpondre que cette dйcrйtale doit s’entendre dans le sens qu’il n’est pas nйcessaire de choisir toujours le meilleur absolument, mais qu’il suffit d’en choisir un bon. — Ou bien, il faut dire qu’elle ne parle pas de ce qui concerne le for de la conscience, mais de ce qui concerne le for judiciaire, pour lequel le choix n’est pas jugй mauvais parce que quelqu’un de plus capable peut кtre trouvй, pourvu que celui qui est choisi soit capable. Autrement, tout choix serait exposй а la calomnie.

 

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble qu’il ne faille pas manifester d’honneur aux mauvais prйlats.

         <1> En effet, comme le dit Boиce dans son livre Sur la consolation : «Nous ne pouvons estimer qu’il faille honorer ceux que nous estimons indignes de ces honneurs.» Or, les mauvais prйlats ne sont pas dignes d’honneurs. Ils ne doivent donc pas en кtre estimйs par les sujets.

         <2> De plus, l’honneur n’est dы aux prйlats qu’en raison de leur prйlature. Puisqu’ils sont indignes de la prйlature, ils sont par consйquent indignes des honneurs et de toutes les autres choses qui sont propres а la prйlature.

         Cepedant, s’oppose а cela ce qui est dit sur Ex 20, 12 : Honore ton pиre, par la Glose : «C’est-а-dire les prйlats.» Comme elle parle de maniиre indistincte, il semble que tous les prйlats, bons comme mauvais, doivent кtre honorйs.

         Rйponse. Chez le prйlat, nous pouvons considйrer deux choses : sa propre personne et sa dignitй, par laquelle il est un personnage public. Si donc le prйlat est mauvais, il ne doit pas кtre honorй en raison de sa personne, car, «l’honneur est une rйvйrence manifestйe а quelqu’un en tйmoignage а sa vertu». Si quelqu’un l’honorait en raison de sa propre personne, il rendrait donc un faux tйmoignage а son sujet, а l’encontre de ce qui est dit en Ex 20, 16 : Tu ne porteras pas de faux tйmoignage contre ton prochain. Mais, pour autant qu’il est un personnage public, il reprйsente et occupe dans l’Йglise la place non de lui-mкme, mais d’un autre, а savoir, du Christ, ou du peuple tout entier, comme pour les dignitйs sйculiиres. Et ainsi, sa valeur n’est pas estimйe selon sa personne, mais selon celui dont il occupe la place. Comme il en est de la petite pierre qui est utilisй dans les calculs а la place de marcs, alors qu’elle ne vaut rien en elle-mкme, comme il est dit dans Pr 26, 8 : Comme celui qui lance une pierre sur un amas de Mercure, ainsi celui qui rend honneur а un sot ! (En effet, on appelait Mercure le dieu de la discussion et du marchandage.) Ainsi on doit lui rendre honneur, non pas pour lui-mкme, mais pour celui dont il occupe la place, comme «l’adoration des images renvoie а la leur prototype», ainsi que le dit [Jean] Damascиne. C’est pourquoi le mauvais prйlat est comparй а une idole, Za 11, 17 : Ф pasteur qui abandonne le peuple !

         <1> L’intention de Boиce est de dire qu’on n’estime pas que les homms mauvais doivent кtre honorйs pour leurs propres personnes, bien qu’on leur manifeste des honneurs en raison des fonctions dans lesquelles ils sont йtablis.

         <2> Le prйlat mauvais est indigne de la prйlature et des honneurs qui sont dus au prйlat ; mais celui dont il tient la place est digne qu’un tel honneur soit rendu а son vicaire, comme la bienheureuse Vierge est digne que l’on vйnиre son image peinte sur un mur, bien que l’image elle-mкme ne soit pas digne d’une telle rйvйrence.

 

<Question 5> [А propos de tous]

         Ensuite, on pose des questions sur ce qui se rapporte а la grвce et est commun а tous les йtats.

         Et, а ce sujet, on pose trois questions. Premiиrement, а propos des priиres, est-ce que la priиre faite pour un autre a autant de valeur que la priиre faite pour soi-mкme ? Deuxiиmement, а propos des suffrages, est-ce qu’ils sont plus utiles а un pauvre plus digne qu’а un riche pour lequel ils sont accomplis de maniиre spйciale ? Troisiиmement, est-ce que le vњu simple dirime un mariage ?

 

<Article 1 [8]> Premiиrement : il semble que la priиre faite pour soi ait plus de valeur que la priиre faite pour un autre.

         <1> En effet, il est dit dans une glose que «les priиres spйciales ont plus de valeur». Or, la priиre par laquelle quelqu’un prie pour lui-mкme est la plus spйciale. La priиre faite pour soi a donc plus de valeur que celle qui est faite pour un autre.

         <2> De plus, comme il est dit dans le livre Sur l’esprit et l’вme, «la priиre n’est rien d’autre qu’une dйvotion de l’esprit envers Dieu». Or, on prie pour soi-mкme avec plus de dйvotion que pour un autre. La priиre faite pour soi-mкme a donc plus de valeur que celle faite pour un autre.

         Cependant, la priиre a d’autant plus de valeur qu’elle est plus dйvote. Or, parfois, quelqu’un prie avec plus de dйvotion pour un autre que pour lui-mкme. La priиre faite pour un autre a donc plus de valeur que celle faite pour soi-mкme.

         Rйponse. La priиre a une double valeur : l’une, qui est propre а la priиre, selon laquelle on dit que la priиre sert а obtenir ce qui est demandй, comme la priиre de Pierre servit а rйveiller Tabita ; une autre est commune а la priиre et а toutes les autres њuvres vertueuses, selon laquelle on dit que la priиre sert а mйriter quelque chose а celui qui prie, pour autant qu’elle reзoit sa forme de la charitй, comme la priиre de Pierre, par laquelle il obtint de rйveiller Tabita, fut mйritoire de la vie йternelle pour Pierre, pour autant qu’elle йtait un acte qui recevait sa forme de la charitй.

         Si l’on parle donc de la premiиre valeur, toutes choses йtant йgales, la priиre faite pour soi-mкme a plus de valeur que celle qui est faite pour un autre parce que l’efficacitй de la priиre en vue d’obtenir [ce qui est demandй] peut perdre son effet lorsqu’elle est faite pour un autre du fait d’un empкchement qui se trouve chez celui pour qui on prie. Ainsi, une des conditions qui rendent la priиre efficace pour l’obtention [de ce qui est demandй] est qu’on prie pour soi-mкme. — Pour ce qui est de la seconde valeur, la priиre qui procиde de la charitй а plus de valeur, qu’elle soit faite pour soi-mкme ou pour un autre.

         S’il faut juger de la charitй intйrieure par les њuvres extйrieures, alors cette comparaison peut s’entendre de deux maniиres. D’une maniиre, au sens oщ quelqu.un prie autant pour un autre que pour lui-mкme ; et alors le fait de prier pour un autre et pour soi-mкme a plus de mйrite : en effet, il est plus mйritoire d’кtre un ami bienveillant et bйnйfique pour soi-mкme et pour un autre que pour soi seulement. D’une autre maniиre, on peut entendre que quelqu’un prie pour un autre, et non pour soi ; et ainsi, il montrerait qu’il est plus bienveillant envers un autre qu’envers lui-mкme : il pйcherait alors pour ce qui est de l’ordre de la charitй en en aimant un autre davantage que lui-mкme. En comprenant la comparaison de cette maniиre, il est meilleur de prier pour soi que de prier pour un autre.

         <1> Cet argument ne porte pas sur la question en cause, car on appelle priиre spйciale dans la Glose celle qui est faite spйcialement pour n’importe qui, que ce soit pour soi ou pour un autre.

         <2> Bien que le plus souvent un homme prie pour lui-mкme avec plus de dйvotion, toutefois il prie parfois pour un autre avec plus de dйvotion. Et ainsi, on ne peut porter de jugement universel sur la priиre qui a le plus de valeur.

         Il faut dire la mкme chose pour le troisiиme [argument] qui est prйsentй en sens contraire.

 

<Article 2 [9]> Deuxiиmement : il semble que les suffrages de l’Йglise, faits spйcialement pour un riche, aient la mкme valeur pour un pauvre pour qui ils ne sont pas accomplis, s’il [lui] est йgal par l’esprit.

         <1> En effet, comme le dit Augustin, «ces suffrages valent pour tous aprиs la mort autant qu’ils ont mйritй qu’ils leur soient utiles, alors qu’on йtait vivant». Or, les deux dont il a йtй question ont eu un йgal mйrite. Les suffrages indiquйs leur sont donc йgalement utiles.

         <2> De plus, la passion du Christ est toujours plus utile а celui qui est plus grand par l’esprit. Or, а la messe, qui est le principal des suffrages, on fait mйmoire de la passion du Seigneur. Ils sont donc йgalement utiles а ceux qui sont йgaux par l’esprit.

         Cependant, <1> Dieu accueille ces suffrages selon l’intention de celui qui les accomplit. Or, celui qui les accomplit a l’intention qu’ils soient plus utiles au riche pour lequel il les accomplit. Ils lui sont donc plus utiles.

         <2> De plus, l’intention pieuse de ceux qui accomplissent des suffrages spйciaux pour ceux qui leur sont chers ne doit pas кtre vaine. Or, elle serait vaine s’ils ne leur йtaient pas plus utiles. Ils sont donc plus utiles а ceux pour qui ils sont accomplis.

         Rйponse. Il existe deux opinions а ce sujet.

         En effet, certains disent que les suffrages de l’Йglise accomplis spйcialement pour quelqu’un valent pour tous ceux qui sont au purgatoire d’une maniиr йgale pour ceux qui sont йgaux par l’esprit, mais davantage pour ceux qui sont plus grands [par l’esprit], et moins pour ceux qui sont moins grands [par l’esprit] (comme un cierge allumй pour un riche dans une maison oщ se trouvent bien d’autres personnes est йgalement utile а toutes celles qui ont une vision йgale, mais davantage а celles qui ont une meilleure vue, et moins а celles qui en ont une moins bonne), bien qu’elle le soit davantage pour le riche afin de lui rendre honneur, de mкme aussi qu’une lecture qui est faite spйcialement pour un clerc, alors qu’il y a en mкme temps beaucoup d’auditeurs, vaut йgalement pour ceux qui ont une capacitй йgale, davantage pour ceux qui en ont une plus grande, moins pour ceux qui en ont une moins grande.

         Mais d’autres disent que les suffrages valent pour ceux en faveur desquels ils sont spйcialement accomplis.

         Or, les deux opinions sont en partie vraies. Pour le montrer, il faut savoir que les њuvres de l’un ne valent pas pour un autre pour ce qui est de la rйcompense essentielle, car ainsi chacun est jugй selon ses propres actes ; mais [elles valent] seulement pour ce qui est d’une joie accidentelle ou pour ce qui est de la rйmission d’une peine temporelle. Et ainsi, les suffrages des vivants peuvent кtreutiles aux dйfunts. Or, cette communication des њuvres peut se produire de deux maniиres. D’une maniиre, en raison de l’union de la charitй, par laquelle tous les fidиles du Christ deviennent un seul corps ; et ainsi l’acte de l’un rejallit d’une certaine maniиre pour venir en aide а un autre, comme nous le voyons pour les membres du corps naturel. Et ainsi, quelqu’un est aidй par l’acte d’un autre pour autant que tous ceux qui sont dans la charitй jouissent de toutes les bonnes actions, et plus la charitй est grande, plus il en jouit, qu’il soit au purgatoire, au paradis ou mкme dans le monde. Sur ce point, la premiиre opinion est vraie. — D’une autre maniиre, l’acte de l’un est commun avec un autre par l’intention de celui qui l’accomplit, car il le fait pour celui-lа ou а la place de celui-lа, ce qui vaut principalement pour l’acquittement des dettes. Et ainsi, les suffrages de l’Йglise ont une valeur pour les dйfunts pour autant que celui qui est vivant acquitte devant Dieu la satisfaction que le mort йtait tenu d’acquitter. Et ainsi la valeur du suffrage dйcoule de l’intention de celui qui l’accomplit. Sur ce point, la seconde opinion est vraie.

         <1> Le mйrite dont parle Augustin est un mйrite conditionnel. En effet, celui qui est vivant mйrite que les suffrages aprиs la mort lui soient utiles s’ils sont accomplis pour lui. Cette condition existe pour l’un et n’existe pas pour l’autre, et ainsi [les suffrages] ne sont pas йgalement utiles aux deux.

         <2> La passion du Christ a йtй accomplie pour tous, mais le sacrifice de la messe est offert d’une maniиre spйciale pour certains. Les deux choses ne sont donc pas semblables.

         Nous concйdons les deux autres [arguments].

 

<Article 3 [10]> Troisiиmement : il semble que le vњu simple de continence dirime un mariage contractй.

         En effet, si on donne а quelqu’un ce qu’on avait d’abord donnй а un autre, le deuxiиme don est nul. Or, celui qui йmet un vњu simple de continence donne son corps а Dieu. Lorsqu’il donne par la suite son corps а son йpouse en contractant mariage, ce contrat de mariage ne semble avoir aucune valeur. Ainsi, le vњu simple dirime le mariage contractй.

         Cependant, une dйcrйtale dit que «si le vњu empкche de contracter mariage, il ne dirime pas le mariage dйjа contractй».

         Rйponse. Le vњu simple ne dirime pas le mariage contractй, mais seulement [le vњu] solennel.

         La raison est claire si on observe la diffйrence entre les deux.

         En effet, dans le vњu simple, il n’y a qu’une promesse, par laquelle quelqu’un promet а Dieu qu’il observera la continence. Or, le pouvoir [sur quelque chose] n’est pas transfйrй par une simple promesse. Ainsi, si quelqu’un promet quelque chose а un autre et, par la suite, donne la mкme chose а un autre, cette donation ne peut кtre annulйe par la promesse antйrieure, bien qu’il agisse mal en donnant. Et ainsi, celui qui a йmis un vњu simple de continence peut par la suite donner son corps а son йpouse et, bien qu’il pиche en faisant cela, le mariage n’est cependant pas dirimй en raison du vњu qui a prйcйdй.

         Mais, dans le vњu solennel, il y a а la fois promesse et transfert. En effet, il y a vњu solennel lorsque, en mкme temps que le vњu solennel, quelqu’un est consacrй а Dieu et placй dans un йtat de saintetй, soit par la rйception d’un ordre, soit par la profession а une rиgle dйterminйe. Et ainsi, il ne peut par la suite donner son corps а une йpouse et, s’il le donne, le contrat est nul.

         Et ainsi, le mariage est dirimй par le vњu solennel, mais non pas le vњu simple. L’argument prйsentй en sens contraire supposait quelque chose de faux, а savoir que, par le vњu simple, quelqu’un donnait son corps а Dieu. En effet, il ne le donne pas, mais le promet.

 

<Question 6> [Sur ce qui se rapporte а la faute]

         Ensuite, on pose des questions sur ce qui se rapporte а la faute.

         Et а ce propos, cinq questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que pиche celui qui va а l’йglise pour les distributions, et n’y irait pas autrement, bien qu’il ait depuis le dйbut reзu une prйbende afin de servir Dieu ? Deuxiиmement, est-ce que quelqu’un qui a du superflu pиche s’il ne le donne pas а un pauvre qui le demande ? Troisiиmement, lorsqu’il existe des opinions diverses а propos d’un fait, est-ce que celui qui suit une opinion moins sыre pиche, comme, par exemple, а propos des prйbendes ? Quatriиmement, est-ce que le mensonge est toujours un pйchй ? Cinquiиmement, est-ce que quelqu’un pиche dans la mesure oщ il a l’intention de pйcher ?

 

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble que celui qui se rend а l’йglise pour la distribution, et n’y irait pas autrement, pиche.

         En effet, il semble placer le service de Dieu, qui est sans prix, en dessous du prix d’une chose temporelle. Il commet donc la simonie, et ainsi il semble qu’il pиche mortellement.

         Cependant, celui qui fait vњu avec une bonne intention, si, par la suite, dans l’exйcution du vњu, sa volontй est changйe, de sorte qu’il accomplise contre sa volontй ce qu’il avait promis volontairement, ne perd pas le mйrite du vњu, comme semble le dire Anselme dans son livre Sur les similitudes. Pour la mкme raison donc, celui qui reзoit une prйbende afin de servir Dieu ne pйchera pas, mкme s’il change d’intention par la suite.

         Rйponse. Pour йclairer cette question, il fait noter qu’un acte est appelй spirituel de deux maniиres. D’une maniиre, en raison de son principe, comme lorsqu’un acte convient а quelqu’un en raison de quelque chose de spirituel qui est en lui : ainsi convient-il а un йvкque de consacrer des basiliques et au diacre de lire l’йvangile. Dans de tels actes, la simonie est commise si quelqu’un a l’intention de vendre son acte. D’une autre maniиre, un acte est spirituel, non pas en raison de son principe, mais seulement en raison de sa fin, comme enseigner les arts libйraux, dont la vйritй est spirituelle ; mais cet enseignement ne convient pas а quelqu’un en raison d’une fonction spirituelle, puisqu’il est aussi permis aux Gentils d’enseigner ces arts. Et dans ces actes, la simonie est commise si la fin est vendue, laquelle est spirituelle, а savoir, la vйritй elle-mкme, et non si quelqu’un loue ses actes.

         Or, cйlйbrer l’office divin а l’йglise est un acte spirituel selon la premiиre maniиre. En effet, cela convient а quelqu’un du fait qu’il est clerc. C’est pourquoi celui qui a l’intention de vendre cet acte commet la simonie. En effet, en toute vente, un prix est reзu comme fin.

         C’est pourquoi, dans le cas mentionnй, il faut faire une distinction. En effet, s’il reзoit ces distributions comme la fin principalement visйe pour son acte, il commet la simonie, et ainsi il pиche mortellement. Mais s’il a Dieu comme fin principale dans un tel acte, mais a l’њil sur les distributions d’une maniиre secondaire, non comme si elles йtaient la fin, mais comme ce qui est nйcessaire а sa subsistance, il est clair qu’il ne vend pas un acte spirituel. Et ainsi, il ne commet pas la simonie et ne pиche pas. En effet, le fait de recevoir des distributions ne sera pas la cause pour laquelle il se rend а l’йglise, mais а proprement parler de la dйcision d’y aller maintenant, et non une autre fois.

         <1> Et ainsi, la rйponse au premier argument est claire, car il ne place pas ce qui est sans prix au dessous de ce qui a un prix.

         А ce qui est prйsentй en sens contraire, il faut rйpondre que le mйrite n’est pas perdu pour celui qui fait vњu lorsque l’intention de celui qui fait vњu porte sur quelque chose de licite, comme lorsque quelqu’un ne voudrait pas faire ce qu’il a fait vњu [de faire], s’il n’avait pas fait vњu. Mais si [son intention] porte directement sur quelque chose d’illicite, alors le mйrite du vњu est perdu, comme lorsque quelqu’un ne veut absolument pas faire ce dont il a fait vњu. Or, celui qui veut aller а l’йglise pour de l’argent comme pour sa fin principale a une volontй portйe а ce qui est illicite, et c’est pourquoi il pиche.

 

<Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que celui qui, ayant du superflu, ne ledonne pas а un pauvre qui le demande, pиche.

         <1> En effet, faire l’aumфne de son superflu relиve d’un prйcepte, Lc 11, 41 : Donnez en aumфne ce que vous possйdez. Il pиche donc en ne donnant pas au pauvre qui le demande.

         <2> De plus, on est tenu de s’enquйrir de ce qui est nйcessaire au salut. Or, il est nйcessaire au salut que l’on vienne а l’aide de celui qui se trouve dans une nйcessitй extrкme. Tous sont donc tenus de s’informer si un pauvre est dans une extrкme nйcessitй ou de lui donner aussitфt [le nйcessaire].

         Cependant, il semblerait que tous seraient ainsi damnйs.

         Rйponse. А ce propos, il faut faire une distinction. En effet, а supposer que quelqu’un possиde du superflu, tant par rapport ce qu’il est individuellement qu’en raison de sa fonction, qu’il est tenu de distribuer aux pauvres, ou bien il voit chez le pauvre qui en fait la demande des signes йvidents d’une extrкme nйcessitй, ou bien non. S’il les voit, il est certain qu’il est obligй de donner et qu’il pиche en ne donnant pas. En effet, dans ce cas, Ambroise dit : «Nourris celui qui meurt de faim... ; si tu ne le nourris pas, tu l’as tuй.» Mais si [les signes] ne sont pas йvidents, alors il n’est pas obligй de donner au pauvre qui demande. Bien qu’il soit tenu de donner de son superflu aux pauvres, il n’est cependant pas tenu d’en donner а tous les pauvres, ni mкme а ce pauvre, mais de faire la distribution qui lui semble opportune. Il n’est pas non plus tenu de s’enquйrir, car il serait trop lourd qu’il doive s’enquйrir de tous les pauvres, surtout qu’il appartient а celui qui est dans le besoin de faire connaоtre son besoin.

         Et par cela, la rйponse aux objections est claire.

 

<Article 3 [13]> Troisiиmement : il semble que celui qui possиde plusieurs prйbendes pиche, par le fait mкme qu’il existe des opinions de maоtres qui s’y opposent.

         En effet, tous ceux-lа pиchent, qui s’exposent а quelque chose de dangereux dans les choses qui concernent le salut. Or, celui-ci s’expose а quelque chose de dangereux, semble-t-il, puisqu’il agit а l’encontre de la position de plusieurs experts. Il semble donc qu’il pиche.

         Cependant, il peut arriver que, dans un tel cas, quelqu’un manifeste de la diligence en s’enquйrant s’il est permis d’avoir plusieurs prйbendes, et qu’il ne trouve pas quelque chose qui le convainque que cela est dйfendu. Il semble donc qu’il puisse sans pйchй avoir plusieurs prйbendes.

         Rйponse. Quelqu’un est obligй sous peine de pйchй de deux maniиres. D’une maniиre, en agissant contre la loi, comme lorsque quelqu’un fornique. D’une autre maniиre, en agissant contre sa conscience, mкme si elle ne va pas а l’encontre de la loi, comme lorsque sa conscience dicte а quelqu’un que prendre а terre un fйtu de paille est un pйchй mortel. Or, quelqu’un est obligй par sa conscience sous peine de pйchй, soit qu’il ait l’assurance du contraire de ce qu’il fait, soit qu’il en ait une opinion douteuse. Ce qui est fait а l’encontre de la loi est donc toujours mal, et cela n’est pas excusй par le fait que cela est conforme а sa conscience. De mкme, ce qui est contraire а la conscience est mal, bien ce ne soit pas toujours contraire а la loi. Mais ce qui n’est ni contre la conscience ni contre la loi ne peut кtre pйchй.

         Il faut donc dire que lorsqu’il existe deux opinions contraires а propos de la mкme chose, il faut que l’une soit vraie et l’autre fausse. Ou bien, donc, celui qui agit contre l’opinion de certains maоtres en ayant plusieurs prйbendes agit contre une opinion vraie, et ainsi il n’est pas excusй de pйchй, bien qu’il n’agisse pas contre sa conscience. En effet, il agirait ainsi contre la loi de Dieu. Ou bien l’opinion que celui-ci suit n’est pas vraie, mais plutфt contraire [а la vйritй], de sorte qu’il lui est vraiment permis d’avoir plusieurs prйbendes. Et ainsi, il faut faire une distinction : ou bien il a conscience du contraire, et а nouveau il pиche en agissant contre sa conscience, tout en n’agissant pas contre la loi ; ou bien il n’a pas conscience du contraire avec certitude, mais il est conduit а un certain doute par l’opposition des opinions, et ainsi, s’il a plusieurs prйbendes alors que le doute demeure, il se met en danger et par consйquent pиche sans aucun doute en aimant davantage un bйnйfice temporel que son propre salut ; ou bien il n’est conduit а aucun doute par les opinions contraires, et ainsi il ne s’expose pas а un danger et ne pиche pas.

         Ainsi la solution des objections est claire.

 

<Article 4 [14]> Quatriиmement : il semble que tout mensonge ne soit pas un pйchй.

         <1> En effet, l’homicide est un plus grand pйchй que le mensonge. Or, il peut кtre permis de commetre un homicide, comme lorsque le juge tue un voleur. Un mensonge peut donc aussi [кtre commis].

         <2> De plus, dans la Sainte Йcriture, certains sont louйs, dont on comprend pourtant qu’ils ont menti, comme les sages femmes (Ex 1, 15‑21), Jacob (Gn 16, 19‑24) et Judith (Jdt 10, 11‑17). Le mensonge n’est donc pas toujours un pйchй.

         Cependant, s’oppose а cela ce que prйsente Augustin dans Sur le mensonge.

         Rйponse. Chaque fois qu’un dйsordre est insйparablement associй а un acte, il ne peut jamais кtre rendu bon, car le dйsordre mкme est quelque chose de superflu ou d’amoindri, et ainsi, dans un tel acte, on ne peut trouver de milieu dans lequel consiste la vertu, comme cela est clair d’aprиs le Philosophe, Йthique, II. Or, le mensonge est un acte de ce genre. En effet, «les paroles ou les mots ont йtй inventйs pour кtre des signes de ce qui est compris», comme il est dit au dйbut de Sur l’interprйtation. C’est pourquoi, lorsque quelqu’un exprime par un mot ce qu’il n’a pas а l’esprit, ce qu’on entend par le mot mensonge, il y a dйsordre par abus d’un mot. Ainsi, nous concйdons que le mensonge est toujours un pйchй.

         <1> L’homicide aussi est toujours un pйchй, parce qu’un dйsordre lui est toujours insйparablement associй. En effet, l’homicide comporte plus que le fait de tuer un homme (en effet, les noms composйs signifient frйquemment plus que les йlйments qui les composent), car l’homicide comporte le fait de tuer un homme de maniиre indue. C’est pourquoi l’homicide n’est jamais permis, bien que tuer un homme le soit parfois.

         <2> Comme le dit Augustin, dans le livre Sur le mensonge (et comme on le lit dans la Glose, а propos de ce passage du psaume : Tu perdras tous ceux qui disent un mensonge (Ps 5, 7), on loue quelqu’un dans l’Йcriture pour deux raisons. [On en loue] certains pour un parfait йtat de vertu et leurs actions sont proposйes а tous en exemple ; а propos de ceux-lа, on ne lit pas qu’ils aient menti, ou bien, s’ils ont dit ce qui semble кtre des mensonges, ce ne sont pas des mensonges selon l’intention qu’ils avaient par l’inspiration de l’Esprit Saint. Mais certains sont louйs pour leur inclination а la vertu, et, а propos de ceux-lа, on lit qu’ils ont [commis] le mensonge, surtout le [mensonge] associй а une fonction, comme cela est clair pour les sages-femmes. En effet, elles ne sont pas louйes parce qu’elles ont menti, mais en raison de la misйricorde par laquelle elles sont tombйes dans le mensonge. Et ainsi se manifeste chez elles une certaine inclination, c’est-а-dire un progrиs, vers la vertu, mais non la perfection [de celle-ci].

 

<Article 5 [15]> Cinquiиmement : il semble qu’il ne soit pas nйcessaire que pиche mortellement celui qui a l’intention de pйcher mortellement.

         En effet, «Dieu est plus portй а faire misйricorde qu’а punir», comme on le lit dans la Glose, au dйbut de Jйrйmie. Or, si quelqu’un a l’intention de pйcher vйniellement, il n’en dйcoule pas qu’а cause de cela il pиche vйniellement. Il n’est donc pas nйcessaire que celui qui a l’intention de pйcher mortellement pиche mortellement.

         Cependant, quiconque a l’intention de pйcher mortellement agit contre sa conscience. Or, tous ceux-lа pиchent mortellement. Donc, etc.

         Rйponse. On parle improprement en disant que quelqu’un a l’intention de pйcher mortellement ou vйniellement, car «le mal va au delа de l’intention et de la volontй», comme le dit Denys, Sur les noms divins, IV. Mais quelqu’un a l’intention de faire quelque chose qu’il croit кtre un pйchй mortel, et de ce fait on dit qu’il a l’intention de pйcher mortellement. La question ci-haut ne cherche donc rien d’autre que pourquoi quelqu’un qui croit que ce qu’il fait est pйchй mortel pиche mortellement ; mais il n’est pas nйcessaire qu’il s’agisse d’un pйchй vйniel, s’il croit que c’est [un pйchй] vйniel, par exemple, s’il croit que la fornication est un pйchй vйniel.

         La rйponse а cette question apparaоt clairement, car, puisque la conscience mкme erronйe a pouvoir de lier, par le fait mкme que quelqu’un agit contre sa conscience, il pиche mortellement. Or, l’erreur de la conscience a parfois le pouvoir d’absoudre ou d’excuser, а savoir, lorsqu’elle procиde de l’ignorance de ce que quelqu’un ne peut pas savoir ou n’est pas obligй de savoir. Dans un tel cas, bien que ce qui est fait soit de soi mortel, cependant celui qui a l’intention de pйcher vйniellement pйcherait vйniellement, comme si quelqu’un avait l’intention d’approcher son йpouse pour le plaisir et avait ainsi l’intention de pйcher vйniellement, il pйcherait nйanmoins vйniellement si, sans qu’il le sache, une autre lui йtait substituйe. Mais parfois l’erreur de la conscience n’a pas pouvoir d’absoudre ou d’excuser, а savoir, lorsque l’erreur elle-mкme est un pйchй ; ainsi lorsqu’elle vient de l’ignorance de ce que quelqu’un peut savoir et est obligй de savoir, comme s’il croyait que la simple fornication est un pйchй vйniel. Alors, bien qu’il croirait pйcher vйniellement, il ne pйcherait cependant pas vйniellement, mais mortellement.

         Et par cela la solution aux objections est claire.

 

<Question 7> [Sur ce qui concerne la peine et la gloire]

         Ensuite, on s’interroge sur ce qui concerne la peine et la gloire : premiиrement, sur ce qui concerne la peine ; deuxiиmement, sur ce qui concerne la gloire.

         А propos de la peine, on pose des questions, premiиrement, sur la peine spirituelle ; deuxiиmement, sur la peine corporelle des damnйs.

         А propos du premier point, deux questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que les damnйs voient la gloire des saints, surtout aprиs le jour du jugement ? Deuxiиmement, est-ce que les damnйs veulent que leurs proches soient damnйs ?

 

<Article 1 [16]> Premiиrement : il semble que les damnйs voient la gloire des saints aprиs le jour du jugement.

         <1> En effet, le rapport de la misиre а la gloire est le mкme que le rapport de la gloire а la misиre. Or, il fait partie de la gloire des saints qu’ils voient la misиre des damnйs, comme on le lit en Isaпe : Ils sortiront et verront les cadavres des impies (Is 66, 24). Il fait donc aussi partie de la misиre des damnйs qu’ils voient la gloire des saints, et ainsi, aprиs le jour du jugement, lorsqu’ils seront dans une totale misиre, les damnйs verront la gloire des saints.

         <2> De plus, aprиs le jour du jugement, aucune affliction ne sera йpargnйe aux damnйs. Or, maintenant, les damnйs sont affligйs du fait qu’ils voient la gloire des saints, selon ce que dit Is 26, 11 : Que ceux qui harcиlent le peuple voient et soient confondus ! Aprиs le jour du jugement, donc, ils verront la gloire des saints.

         Cependant, tout sujet de rйjouissance sera enlevй aux damnйs aprиs le jour du jugement. Or, voir la gloire des saints est un sujet de rйjouissance. Aprиs le jour du jugement, les damnйs seront donc privйs d’une telle vision.

         Rйponse. Voir la gloire des saints arrive de deux maniиres. D’une maniиre, de telle sorte que soit saisie ce qu’est la gloire elle-mкme, quelle en est la qualitй ainsi que son ampleur, et ainsi personne ne peut voir la gloire que celui qui est dans la gloire. En effet, elle dйpasse tant le dйsir que l’intelligence de ceux qui n’en font pas l’expйrience, car elle est la manne cachйe et le nom nouveau йcrit sur la pierre, que personne ne connaоt que celui qui le reзoit, comme on le lit dans Ap 2, 17. D’une autre maniиre, il arrive qu’on voie la gloire des bienheureux, de telle sorte qu’on voie que les bienheureux sont dans une gloire ineffable et qui dйpasse l’intelligence, et ainsi, les damnйs, avant le jour du jugement, voient la gloire des saints, mais non aprиs le jour du jugement, parce qu’ils seront йcartйs de toute partage avec les saints du fait qu’ils auront atteint la plus grande misиre. C’est pourquoi ils ne seront pas non plus dignes de voir les saints, car celui qui voit quelque chose partage d’une certaine maniиre ce qu’il voit.

         <1> Voir la misиre des damnйs contribuera tout а fait а la gloire des saints. En effet, ils se rйjouiront de la justice de Dieu et de lui avoir йchappй, selon ce que dit le psaume : Le juste se rйjouira lorsqu’il verra la vengeance (Ps 57, 11). Or, voir la gloire des saints comporte quelque chose de la perfection dont les damnйs seront privйs aprиs le jour du jugement.

         <2> Aprиs le jour du jugement, les damnйs qui se trouvent en enfer se rappelleront la gloire des saints, qu’ils avaient vue avant le jugement et lors du jugement. Et ainsi, ils sauront que [les saints] se trouvent dans la plus grande gloire, bien qu’ils ne verront pas les bienheureux eux-mкmes ni leur gloire, et ainsi, ils seront tourmentйs par l’envie. En consйquence, l’affliction qui est en eux maintenant en raison d’une telle vision demeurera, alors que la vision sera supprimйe. De cela, ils seront encore plus affligйs, en voyant qu’ils ont йtй jugйs indignes de la vue des saints.

         А ce qui a йtй objectй en sens contraire, il faut rйpondre que voir la gloire des saints n’est un sujet de rйjouissance que selon la premiиre maniиre dont elle est vue, maniиre dont dont elle n’est mкme pas vue par les damnйs avant le jugement. La voir de la seconde maniиre et ne pas la possйder est plutфt un sujet d’affliction en raison de l’envie.

 

<Article 2 [17]> Deuxiиmement : il semble que les damnйs ne veuillent pas que leurs proches soient damnйs.

         En effet, il est dit en Lc 16, 27s, que le riche condamnй а l’enfer demandait а Lazare d’кtre envoyй а ses frиres pour les exhorter а ne pas venir dans le lieu des tourments. Or, une demande est une indication de sa volontй. Les damnйs ne veulent donc pas que leurs proches soient damnйs.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit la Glose sur Is 4, 9 : Ils se lиveront de leurs trфnes : «C’est un rйconfort pour les damnйs d’avoir des compagnons de leur misиre.» [Les damnйs] voudraient donc que tous soient damnйs.

         Rйponse. Les vices spirituels atteindront leur sommet chez les damnйs, ce qui est signifiй dans Ez 32, 27, oщ il est dit au sujet des impies qu’ils sont descendus en enfer avec leurs armes. Ainsi, il y aura chez eux une envie consommйe, а laquelle il appartient de s’affliger du bien d’un autre qu’on n’a pas soi-mкme, et aussi de vouloir que tous endurent le mal qu’on endure soi-mкme. En effet, кtre libйrй d’un mal est un certain bien. Et cette envie est tellement intense chez certains mкme en cette vie qu’ils envient leurs proches pour les biens qu’ils n’ont pas eux-mкmes. Encore bien davantage les damnйs, poussйs par l’envie, voudront-ils donc que leurs proches soient damnйs avec tous les autres et seront-ils affligйs s’ils savent que certains ont йtй sauvйs. Mais cependant, si tous ne doivent pas кtre damnйs mais certains sauvйs, ils prйfйreront que leurs proches, plutфt que d’autres, soient libйrйs de la damnation parce qu’ils seront en cela aussi tourmentйs par l’envie, s’ils en voient d’autres кtre sauvйs et leurs proches кtre damnйs. Et, de cette faзon, le riche damnй ne voulait pas la damnation des siens.

         Et par cela, la rйponse aux objections est claire.

 

<Question 8> [Sur la peine corporelle des damnйs]

 

<Article unique [18]> Ensuite, on demande, а propos de la peine corporelle des damnйs, si elle comporte seulement la peine du feu ou aussi la peine de l’eau.

         Et il semble que oui, selon ce qu’on lit en Jb 24, 19, а propos des impies : Ils passeront des eaux des neiges а une chaleur trop forte.

         Cependant, tout plaisir et rafraоchissement est enlevй aux damnйs. Or, ce ne peut кtre sans un certain rafraоchissement que quelqu’un affligй par la chaleur passe au froid de l’eau, ou inversement. Une telle alternance de peines n’existera donc pas chez les damnйs.

         Rйponse. Comme le dit Basile en expliquant ce passage du psaume : La voix du Seigneur projetant une flamme de feu (Ps 28, 7), «а la fin du monde, le feu sera sйparй des autres йlйments, et tout ce qu’il y a en eux de beau et de clair demeurera en haut pour la gloire des йlus, mais ce qu’il y a en eux de nausйabond et de pйnible descendra en enfer pour la peine des damnйs». Et ainsi, les rebuts de toutes les crйatures sera rassemblйs dans l’enfer et seront une peine pour les damnйs, qui ne souffriront pas seulement de la peine du feu. En effet, il est juste que ceux qui ont offensй le Crйateur soient punis par toutes les crйatures. Ainsi est-il dit en Sg 5, 20, que toute la terre combattra les insensйs.

         А ce qui est prйsentй en sens contraire, il faut rйpondre que, par cette diversitй des peines, les damnйs n’йprouveront aucun rйconfort. En effet, le feu, l’eau et les choses de ce genre n’agissent pas sur les corps des damnйs selon l’action de leur nature, de sorte qu’ils laissent leurs qualitйs dans les corps des damnйs selon leur кtre de nature, comme le feu laisse sa chaleur dans le bois et le rend chaud ; autrement, comme les contraires ne peuvent se trouver en mкme temps chez le mкme, il faudrait que les corps des damnйs perdent leurs qualitйs et ainsi, aprиs le changement de la nature des organes, ils seraient affligйs d’une peine moins sensible. Mais [ces йlйments] agissent sur les corps des damnйs selon une action spirituelle, en imprimant leurs qualitйs dans les corps des damnйs selon leur кtre spirituel, de la faзon dont l’espиce des couleurs existe dans l’air et la pupille, mais sans qu’ils deviennent colorйs. Ainsi, les corps des damnйs sentiront l’affliction du feu sans кtre convertis en la nature du feu. Et ainsi, la diversitй des peines ne leur apporte aucun rйconfort. En effet, le rйconfort qui vient maintenant de l’alternance des peines est causй par un certain changement de nature, pour autant que le superflu de chaleur est compensй par le froid de l’eau et qu’on atteint ainsi un milieu, qui est dйlectable.

 

<Question 9> [Sur la gloire des saints]

         Ensuite, on pose des questions sur la gloire des bienheureux. А ce sujet, on pose deux questions. Premiиremenet, est-ce que la bйatitude des saints tient d’abord а l’intellect plutфt qu’а la puissance affective [affectu] ? Deuxiиmement, est-ce que les bienheureux sont portйs а voir d’abord l’humanitй du Christ plutфt que sa divinitй ?

 

<Article 1 [19]> Premiиrement : il semble que la bйatitude des saints se trouve principalement dans l’intellect.

         <1> En effet, comme le dit Augustin, Confessions, X, «la bйatitude est la joie de la vйritй». Or, la vйritй concerne principalement l’intellect. Donc, la bйatitude aussi.

         <2> De plus, il est dit en Jn 17, 3 : La vie йternelle, c’est qu’ils te connaissent toi, le Dieu vйritable, et celui que tu as envoyй, Jйsus, le Christ. Or, la connaissance relиve de l’intellect. Donc, la vie йternelle et la bйatitude aussi.

         <3> De plus, Augustin dit, Sur la Trinitй, I, que «la vision constitue toute la rйcompense». Or, la rйcompense est la bйatitude. Elle concerne donc principalement la vision de l’intellect.

         Cependant, la rйcompense correspond au mйrite. Or, le mйrite se trouve principalement dans la volontй. Donc, la bйatitude aussi, qui est la rйcompense.

         Rйponse. La fйlicitй ou la bйatitude consiste dans une opйration, et non dans un habitus, comme le Philosophe le dйmontre en Йthique, I. Ainsi, la bйatitude de l’homme peut кtre comparйe а une puissance de l’вme de deux maniиres. D’une maniиre, comme l’objet d’une puissance, et ainsi la bйatitude se compare principalement а la volontй. En effet, la bйatitude dйsigne la fin ultime de l’homme et son bien suprкme. Or, la fin et le bien sont l’objet de la volontй. D’une autre maniиre, [on peut comparer la bйatitude] comme un acte se compare а une puissance, et ainsi la bйatitude consiste originellement et substantiellement dans un acte de l’intellect, mais par sa forme et son achиvement dans un acte de la volontй, car il est impossible qu’un acte de la volontй soit la fin ultime de l’homme. En effet, la fin ultime de l’homme est ce qui dйsirй en premier lieu. Or, il ne peut se faire que ce qui est voulu en premier soit un acte de la volontй. En effet, une puissance se porte d’abord vers un objet plutфt que vers son acte, car l’acte d’une puissance est connu avant sa rйflexion sur cet acte. Or, l’acte a son terme dans son objet, et ainsi toute puissance est plutфt portйe vers son objet que vers son acte, comme la vue voit d’abord la couleur avant de voir qu’elle voit la couleur. De la mкme faзon aussi, la volontй veut d’abord un certain bien avant de se vouloir, et ainsi l’acte de la volontй ne peut кtre ce qui est voulu en premier, et par consйquent il ne peut кtre non plus la fin ultime.

         Mais, chaque fois qu’un bien extйrieur est dйsirй comme une fin, cet acte qui est le nфtre est pour nous comme une fin intйrieure par lequel nous l’atteignons d’abord parfaitement, comme nous disons que manger est la fin et la bйatitude de celui qui met sa bйatitude dans sa nourriture, et la possession [de l’argent] pour celui qui met sa fin dans aon argent. Or, la fin de notre dйsir est Dieu. Ainsi, l’acte par lequel nous lui sommes d’abord unis est-il originellement et substantiellement notre bйatitude. Or, nous sommes d’abord unis а Dieu par un acte de l’intelligence. C’est pourquoi la vision mкme de Dieu, qui est un acte de l’intelligence, est substantiellement et originellement notre bйatitude.

         Mais parce que cette opйration est la plus parfaite et l’objet, ce qui convient le plus, il en dйcoule la plus grande dйlectation, qui embellit l’opйration elle-mкme et la perfectionne, comme la beautй [embellit] la jeunesse, ainsi que le dit le Philosophe, Йthique, X. Ainsi, la dйlectation mкme, qui relиve de la volontй, est-elle formellement l’achиvement de la bйatitude.

         Et ainsi, l’origine de la bйatitude ultime se trouve-t-elle dans la vision, mais son achиvement dans la jouissance [fruitione].

         <1> <2> <3> Les trois premiers arguments doivent donc кtre concйdйs, car ils montrent que la bйatitude consiste substantiellement dans un acte de l’intelligence.

         А ce qui est objectй en sens contraire, il faut rйpondre que le mйrite consiste dans l’action, mais la rйcompense dans le fait de recevoir. Or, l’action relиve d’abord de la volontй du fait qu’elle meut toutes les autres puissances. Mais le fait de recevoir relиve plutфt de l’intellect que de la volontй. Ainsi, la rйcompense est d’abord attribuйe а l’intelligence, mais le mйrite, а la volontй.

 

<Article 2 [20]> Deuxiиmement : il semble que les bienheureux dans la gloire soient d’abord portйs а contempler la divinitй du Christ que son humanitй.

         <1> En effet, а l’йtat le plus йlevй convient principalement et en premier lieu l’acte le plus йlevй. Or, les bienheureux se trouvent dans l’йtat le plus йlevй. Puisque l’acte de l’intelligence, qui est la puissance la plus йlevйe, de laquelle relиve le fait d’кtre portй vers Dieu, est l’acte le plus noble, il semble donc que cet acte convienne en premier aux bienheureux afin qu’ils contemplent Dieu.

         <2> De plus, il relиve de l’imperfection de [notre condition] d’itinйrance (imperfectio viae) qu’il nous faille monter vers la contemplation des rйalitйs supйrieures а partir des infйrieures. Or, chez les bienheureux, la perfection sera contraire а l’imperfection de [notre condition] d’itinйrance. En sens inverse, donc, ils contempleront d’abord les rйalitйs les plus йlevйes, et ainsi d’abord la divinitй du Christ avant son humanitй.

         Cependant, on ne parvient а une extrйmitй qu’en passant par ce qui est intermйdiaire. Or, l’intermйdiaire entre Dieu et les hommes est l’humanitй du Christ, 1 Tm 2, 5 : Le mйdiateur entre Dieu et les hommes est cet homme, le Christ Jйsus. Les saints ne parviendront donc pas а la contemplation de la divinitй du Christ, а moins de contempler d’abord son humanitй.

         Rйponse. Chacun considиre d’abord ce qui est la raison d’une chose plutфt que ce dont cela est la raison, comme l’artisan considиre d’abord la rиgle de l’њuvre avant d’agir selon la rиgle. Or, les bienheureux sont а ce point unis а Dieu qu’Il est lui-mкme la raison de toute connaissance et de toute action. En effet, s’il en йtait autrement, l’acte de la bйatitude serait empкchй par d’autres connaissances et d’autres opйrations. C’est pourquoi ce dont s’occupent d’abord les bienheureux est Dieu lui-mкme et ils l’ont comme moyen de toute connaissance et rиgle de toute action. Et ainsi, ils contemplent d’abord la divinitй du Christ plutфt que son humanitй.

         Toutefois, ils trouvent leur dйlectation dans la contemplation des deux. Ainsi est-il dit en Jn 10 : Ils entreront, а savoir, les bienheureux, pour contempler la divinitй du Christ, et ils sortiront pour contempler son humanitй, et ils trouveront [leur] Pвque dans les deux endroits, а savoir, leur dйlectation, comme cela est exposй dans le livre Sur l’esprit et l’вme.

         <1> <2> Nous concйdons donc les deux premiers arguments.

         А ce qui est objectй en sens contraire, il faut rйpondre que cet argument s’applique а l’йtat d’itinйrance, dans lequel nous ne sommes pas parfaitement unis а Dieu, mais oщ il nous faut y accйder par le Christ. Mais lorsque nous serons dйjа unis а Dieu dans la bйatitude, nous nous accuperons d’abord de la divinitй du Christ plutфt que de son humanitй.

 

 

QUODLIBET 9 : [Sur le Christ tкte et ses membres]

 

         On a posй des questions, en premier lieu, sur le Christ tкte, ensuite, sur ses membres.

         А propos du Christ, on a posй trois questions : premiиrement, а propos de sa nature divine ; deuxiиmement, а propos de l’union de [la nature] humaine avec [la nature] divine ; troisiиmement, а propos des espиces sous lesquelles il est contenu dans le sacrement de l’autel.

 

<Question 1> [Sur le Christ]

 

<Article unique [1]>Premiиrement, on demande si Dieu peut faire que des choses infinies existent en acte.

         <1> En effet, Dieu peut faire quelque chose de plus grand que tout ce qu’il a fait, car «son њuvre n’йgale pas sa puissance», comme le dit Hugues de Saint-Victor. Or, il ne peut y avoir quelque chose de plus grand que l’infini en acte. Il ne se peut donc pas que Dieu fasse quelque chose d’infini en acte.

         Cependant, Dieu peut faire plus que ce que l’homme peut dire ou penser, selon ce que dit Lc 1, 37 : Aucune parole n’est impossible а Dieu. Or, l’homme peut dire qu’il existe quelque chose d’infini en acte, et mкme le penser, puisque certains philosophes l’ont affirmй, comme cela est clair d’aprиs Physique, III. Dieu peut donc faire l’infini en acte.

         Rйponse. Lorsqu’on dit que Dieu ne peut faire quelque chose, cela ne vient pas d’une dйficience de la puissance divine, mais d’une incompatibilitй dans ce qui est fait. Ce qui se produit de deux maniиres. D’une maniиre, parce que cela s’oppose а ce qu’une chose soit faite en tant qu’elle est faite, comme lorsque nous disons que Dieu ne peut faire une crйature qui se conserve elle-mкme dans l’кtre, car par le fait mкme qu’on affirme qu’une chose a un Crйateur, on affirme qu’elle a besoin de quelqu’un qui la conserve [dans l’кtre], puisque la cause de l’кtre d’une chose et de la conservation d’une chose dans l’кtre est la mкme. D’une autre maniиre, parce que cela s’oppose а ce qui est fait en tant que cela est fait, comme si nous disions que Dieu ne peut faire qu’un cheval soit raisonnable. En effet, кtre raisonnable, bien que cela ne s’oppose pas а ce qui est fait en tant qu’il est fait, puisqu’un quelque chose de crйй est raisonnable, s’oppose cependant au cheval en tant que cheval, dont la dйfinition comporte qu’il n’est pas raisonnable.

 

* * *

 

         Certains disent donc que Dieu ne peut faire exister l’infini en acte, parce que le fait d’кtre infini s’oppose а ce qui est fait en tant qu’il est fait. En effet, il va contre la raison de crйature qu’elle soit йgale au Crйateur, ce qu’il faudrait affirmer s’il existait une crйature infinie, car il n’y a pas d’infini plus grand que l’infini.

         Mais on ne semble pas parler ainsi de maniиre raisonnable. En effet, rien n’empкche que ce qui est infini selon un mode soit dйpassй par ce qui infini selon plusieurs modes, comme s’il existait un corps infini selon la longueur, mais fini selon la largeur, il serait moindre que le corps infini selon la largeur et selon la longueur. Or, а supposer que Dieu fasse un corps infini en acte, ce corps serait infini selon la quantitй dimensionnelle, mais il aurait nйcessairement une nature d’une espиce dйterminйe et un кtre limitй par le fait mкme qu’il serait une chose matйrielle. Il ne serait donc pas йgal а Dieu, dont l’кtre et l’essence sont infinis de toutes les faзons.

 

* * *

 

         Mais d’autres ont dit que le fait que l’infini existe en acte selon un certain mode ne s’oppose pas а ce qui est fait en tant qu.il est, ni а cette chose qui est faite en tant qu’elle est cette chose faite, qui est un кtre en acte ; mais il rйpugne d’une certaine faзon qu’un кtre en acte soit infini. Telle est l’opinion d’Algazel. En effet, il distingue un double infini : l’infini par soi et l’infini par accident.

         On peut comprendre cette distinction а partir du fait que, puisque l’infini se trouve principalement dans la quantitй, selon le Philosophe, Physique, I, si la quantitй en quoi consiste l’infini comporte une telle multitude que chacune de ses parties dйpend d’une autre et possиde un certain ordre, de sorte que chacune des parties de cette grandeur est nйcessaire par elle-mкme , alors l’infini qui consiste dans une telle quantitй sera appelй infini par soi, comme cela est clair pour le bвton qui est mы par la main, et la main par les muscles et les nerfs, qui sont mus par l’вme ; si l’on procиde ainsi а l’infini, de sorte que l’вme soit mue par un autre et ainsi de suite а l’infini, ou que le bвton meut quelque chose d’autre et ainsi de suite а l’infini, la multitude des choses qui meuvent et des moteurs sera infinie par elle-mкme. Mais si la quantitй en laquelle consiste l’infini rйsulte de certains йlйments qui conservent le mкme ordre et dont le nombre n’est nйcessaire que par accident, alors il s’agira d’un infini par accident, comme lorsqu’un ouvrier mйtallurgiste fait un couteau qui exige pour кtre fabriquй plusieurs marteaux parce que l’un se rompt aprиs l’autre et que l’un succиde а l’autre en gardant le mкme ordre, si une telle multitude augmente а l’infini, on parlera d’un infini par accident, et non par soi. En effet, une multitude infinie de marteaux intervient dans l’њuvre fabriquйe, alors que s’il durait, un seul marteau pourrait autant suffire pour la rйaliser que plusieurs.

         Ils disent donc que l’infini par soi s’oppose au fait d’кtre en acte, parce qu’il est nйcessaire que, pour les choses qui ont un ordre, la derniиre ne soit achevйe d’une certaine maniиre que par l’opйration des toutes celles qui ont prйcйdй, et ainsi, pour en rйaliser une, [est nйcessaire] l’influence ordonnйe d’une infinitй, s’il existait quelque chose d’infini par soi. Ainsi, elle ne pourrait jamais кtre achevйe, puisque ce qui est infini ne passe pas. Mais, selon eux, l’infini par accident ne s’oppose pas au fait d’кtre en acte, puisqu’une partie de la multitude ne dйpend pas d’une autre. De sorte que, par consйquent, rien n’empкche qu’un infini existe en acte. Comme Algazel dit, dans sa Mйtaphysique, que les вmes raisonnables des hommes sont infinies en acte, du fait qu’il affirme que la gйnйration des hommes existe depuis l’йternitй et que les вmes demeurent aprиs la mort des corps.

         Et selon cette opinion, Dieu pourrait faire que des choses infinies existent en acte ou qu’un infini existe en acte, mкme si l’infini en acte n’existe pas dans la nature.

 

* * *

 

         Par contre, dans Mйtaphysique, II, le Commentateur dit que ni l’infini par soi ni l’infini par accident ne peuvent exister en acte, mais qu’on trouve en puissance un infini par accident, mais non un infini par soi. Et ainsi, selon lui, кtre infini s’oppose а кtre en acte.

         Et cela paraоt plus vrai. En effet, il ne peut exister en acte dans la nature des choses quelque chose de non dйterminй, qui serait indiffйremment en rapport avec diverses espиces. Car, bien que l’intelligence conзoive un animal non dйterminй par la diffйrence raisonnable ou non raisonnable, cependant il ne peut exister en acte un animal qui ne soit pas raisonnable ou non raisonnable. De sorte que, selon le Philosophe, «il n’existe rien dans un genre qui n’existe selon son espиce». Mais toute quantitй est dйterminйe par une certaine limite de la quantitй ; ainsi, les espиces d’une multitude sont deux, trois et ainsi de suite, et une grandeur [comporte] deux coudйes, trois coudйes ou une mesure dйterminйe. Il est donc impossible de trouver une quantitй en acte qui ne soit pas limitйe par ses propres termes. Or, comme l’infini relиve de la quantitй et est ainsi appelй selon la suppression de terme, il sera impossible qu’un infini existe en acte. C’est la raison pour laquelle le Philosophe dit, Physique, III, que «l’infini est comme une matiиre qui n’est pas encore dйterminйe, mais se trouve en йtat de privation et a davantage raison de partie et de contenu que de tout et de contenant».

         Et c’est pourquoi, comme Dieu ne peut faire qu’un cheval [soit] raisonnable, il ne peut pas non plus faire qu’un кtre en acte soit infini.

         <1> Nous concйdons donc le premier argument parce que sa conclusion est vraie, bien qu’il ne conclue pas correctememnt, car si on affirme que Dieu fait quelque chose d’infini selon un mode, il peut aussi faire quelque chose d’infini selon un autre mode, comme s’il pouvait faire des hommes infinis [en nombre], il pourrait aussi faire des lions infinis [en nombre]. En effet, il n’y a rien de plus grand que l’infini dans l’ordre selon lequel cela est infini, mais, selon un autre ordre, rien n’empкche qu’une chose plus grande que l’infini, comme les nombres pairs sont infinis, et cependant les nombres pairs et impairs pris ensemble sont plus nombreux que les nombres pairs.

         А ce qui est objectй en sens contraire, il faut rйpondre qu’on entend par parole non seulement ce qui est exprimй par la parole, mais ce qui est conзu par l’esprit. Or, ce qui s’oppose а soi-mкme ne peut кtre conзu par l’esprit, car personne ne peut comprendre que des contraires soient vrais en mкme temps, comme il est dйmontrй dans Mйtaphysique, IV. Ainsi, comme le fait d’кtre infini est contraire au fait d’кtre en acte, ceci n’est pas une parole : «L’infini existe en acte.» Il n’en dйcoule donc pas que cela soit possible а Dieu. Mais les philosophes qui ont affirmй que l’infini existe en acte ont ignorй leur propre parole.

 

<Question 2> [Sur l’union de la nature humaine а la nature divine]

         Ensuite, on a posй des questions sur le Christ, а propos de l’union de la nature humaine а la [nature] divine.

         Et а ce propos, on pose trois questions. Premiиrement, est-ce que dans le Christ n’existe que l’union hypostatique ? Deuxiиmement, est-ce qu’il n’existe en lui qu’un seul кtre ? Troisiиmement, est-ce qu’il n’existe en lui qu’une seule filiation ?

 

<Article 1 [2]> Premiиrement : il semble qu’il existe plusieurs hypostases dans le Christ.

         <1> En effet, l’union de l’вme et du corps est prйsupposйe а ce que [la nature humaine] soit assumйe, car le Christ a assumй l’humanitй ou la nature humaine, qui, йtant la forme du tout, signifie quelque chose de composй d’вme et de corps. Or, l’вme et le corps unis constituent l’hypostase d’un homme. L’hypostase de la nature humaine est donc prйsupposйe au fait qu’elle soit assumйe. Or, tout ce qui est prйsupposй au fait d’кtre assumй peut кtre dit assumй. L’hypostase du Verbe a donc assumй l’hypostase de l’homme. Or, «celui qui assume n’est pas ce qui est assumй», selon Boиce. Dans le Christ, donc, autre est l’hypostase de l’homme et autre l’hypostase du Verbe. Il y a donc lа deux hypostases.

         <2> De plus, pouvoir кtre assumй est prйsupposй au fait d’кtre assumй. Or, le corps ne peut кtre assumй que s’il est uni а l’вme raisonnable. En effet, on ne dit pas que le corps inanimй peut кtre assumй. L’union du corps et de l’вme est donc prйsupposйe а l’assomption de la nature humaine. Et ainsi, [la conclusion] est la mкme que prйcйdemment.

         <3> De plus, un moyen d’union est nйcessaire а l’union. Or, la grвce est le moyen de l’union de la nature humaine а la personne divine ; c’est ainsi qu’on parle de grвce d’union. Elle est donc prйsupposйe а l’union. Or, la grвce ne peut se comprendre que dans l’вme, et l’вme ne se comprend pas avant d’кtre unie au corps, car «elle est infusйe par crйation et elle est crййe par infusion». Il faut donc comprendre l’union de l’вme avec le corps avant l’union de la nature humaine avec la [nature] divine. Et ainsi, [la conclusion] est la mкme que prйcйdemment.

         <4> De plus, l’humanitй est une forme substantielle. Or, toute forme substantielle exige que quelque chose reзoive sa forme d’elle. Or, on ne peut dire que l’hypostase ou le suppфt йternel reзoit sa forme d’une forme crййe. Il faut donc affirmer dans le Christ un suppфt ou hypostase crййe qui reзoit sa forme de l’humanitй. Et ainsi, il y aura dans le Christ deux hypostases : l’hypostase du Verbe et l’hypostase de l’humanitй.

         Cependant, <1> les choses qui sont disparates l’une par rapport а l’autre ne sont pas prйdiquйes l’une de l’autre, si ce n’est parce qu’elles se retrouvent dans un mкme suppфt, comme nous disons que le blanc est doux en raison de l’unitй du sujet. Or, la nature divine et [la nature] humaine sont tout а fait disparates, mais elles sont prйdiquйes l’une de l’aure. En effet, nous disons : «Dieu est homme» et «L’homme est Dieu». Il n’existe donc lа qu’un seul suppфt et une seule hypostase.

         <2> Si on dit qu’ils sont prйdiquйs l’un de l’aure parce qu’ils se trouvent ensemble dans une seule personne, et non dans un seul suppфt ou une seule hypostase, on opposera que la personne n’ajoute а l’hypostase ou suppфt qu’un accident, а savoir, une propriйtй qui se rapporte а la dignitй. Si donc il y avait dans le Christ une seule personne, mais non un seul suppфt et une seule hypostase, la nature divine et [la nature] humaine seraient unies en lui seulement par un accident, ce qui est faux.

         Rйponse. Selon la deuxiиme opinion, que le Maоtre prйsente dans Sentences, III, qui est l’opinion commune des modernes, et qui est beaucoup plus vraie et plus sыre que les autres, il n’y a dans le Christ qu’un seul suppфt et une seule hypostase, comme il n’y a qu’une seule personne.

         Car il nous faut affirmer selon l’enseignement de la foi une seule rйalitй subsistant en deux natures, la divine et l’humaine, autrement on ne pourrait dire que le Seigneur Jйsus, le Christ, est un, selon ce que dit l’Apфtre, 1 Co 8, 6. Aussi Nestorius a-t-il йtй condamnй parce qu’il a eu la prйsomption de diviser le Christ en introduisant [en lui] deux personnes.

         Or, ce qui subsiste dans la nature est quelque chose d’individuel ou de singulier. Ainsi, l’unitй du Christ, dans laquelle deux natures sont unies, doit кtre attribuйe а un mot par lequel la singularitй est dйsignйe. Or, parmi les mots qui dйsignent la singularitй, certains signifient le singulier pour tout genre d’кtre, comme le mot «singulier», «particulier», «individu», parce que cette blancheur est quelque chose de singulier, d’individuel et de particulier, car l’universel et le particulier englobent tout genre. Mais certains [mots] signifient la singularitй dans le genre de la substance, comme le mot «hypostase», qui signifie une substance individuelle, et le mot «personne», qui signifie une substance individuelle de nature raisonnable ; et de mкme, le mot «suppфt» ou «chose de la nature», desquels cette blancheur ne peut кtre prйdiquйe, bien que cette blancheur soit singuliиre, du fait que chacun d’eux signifie quelque chose qui subsiste par soi, mais que les accidents ne subsistent pas [par eux-mкmes]. Mais les parties des substances, bien qu’elles fassent partie des choses qui subsistent, ne subsistent cependant pas par elles-mкmes, mais se trouvent dans autre chose. C’est pourquoi mкme les mots mentionnйs ne se disent pas des parties des substances. En effet, nous ne disons pas que cette main est une hypostase, une personne, un suppфt ou une chose de la nature, bien qu’on puisse dire qu’elle est quelque chose d’individuel, de particulier ou de singulier, mots qui йtaient aussi employйs pour les accidents.

         Or, on ne peut dire que la nature humaine dans le Christ ni aucune partie de celle-ci subsiste par elle-mкme. En effet, cela s’opposerait а l’union, а moins que nous n’affirmions une relative et non absolue, comme des pierres sont unies dans un amas, deux hommes par un sentiment d’amour ou par la ressemblance d’une imitation, choses dont nous disons qu’elles sont toutes unes de maniиre relative, et non de maniиre absolue. En effet, ce qui subsiste par soi selon une unitй absolue ne contient rien en acte qui subsiste par soi, mais peut-кtre en puissance. Ainsi, en sauvegardant la vйritй de l’union des natures dans le Christ, il faut affirmer [en lui] une seule hypostase, un seul suppфt et une seule rйalitй des deux natures, comme une seule personne. Mais rien n’empкche de dire que la nature humaine dans le Christ est quelque chose d’individuel, de singulier ou de particulier, et de mкme, pour toutes les parties de la nature humaine, comme les mains, les pieds et les os, dont chacun est quelque chose d’individuel. Mais on ne peut cependant [l’affirmer] totalement, car rien de cela n’est un individu qui subsiste par soi. En effet, il n’y a qu’un individu subsistant par soi, un singulier ou un particulier qui est attribuй au Christ. Ainsi pouvons-nous dire qu’il existe dans le Christ plusieurs choses individuelles, singuliиres ou particuliиres, mais nous ne pouvons dire que le Christ est plusieurs individus, singuliers ou particuliers, et nous ne pouvons pas dire que plusieurs hypostases ou suppфts existent dans le Christ.

         <1> De l’union de l’вme et du corps, sont constituйs et l’homme et l’humanitй, qui diffиrent cependant par le fait que l’humanitй dйsigne comme une partie, puisqu’on dit que l’humanitй est ce par quoi l’homme est homme, et ainsi, elle signifie prйcisйment les principes essentiels de l’espиce par lesquels cet individu est situй dans telle espиce. Elle se prйsente donc comme une partie, puisque, au delа de ces principes, on trouve plusieurs autres choses dans les choses naturelles. Mais «homme» dйsigne le tout. En effet, on dit que l’homme a l’humanitй ou subsiste dans l’humanitй, sans prйciser rien de ce qui s’ajoute aux principes essentiels de l’espиce, car par le fait que je dise «possйdant l’humanitй», on n’йcarte pas qu’il possиde une couleur, une quantitй et les autres choses de ce genre.

         Selon la deuxiиme opinion mentionnйe, а l’union de la nature humaine а [la nature] divine est donc prйsupposйe l’union de l’вme au corps selon que celle-ci constitue l’humanitй, et non selon qu’elle constitue un homme. En effet, ce qui dans le Christ est constituй d’вme et de corps, et est prйsupposй а l’union, n’est pas le tout qui subsiste en lui-mкme, mais quelque chose de lui. C’est pourquoi on ne peut en parler comme d’un homme, mais comme de l’humanitй. Il faut donc dire que, dans l’union mкme de la nature humaine а [la nature] divine, est d’abord comprise la raison d’homme au terme de l’assomption dans le Christ, parce qu’il est alors compris d’abord comme une rйalitй complиte subsistant par elle-mкme. Et [cette opinion] diffиre en cela des deux autres opinions.

         Car la premiиre opinion affirme que l’union de l’вme а la chair est prйsupposйe selon l’intellect а l’assomption de la nature humaine, non seulement selon qu’elle constitue l’humanitй, mais aussi selon qu’elle constitue l’homme. En effet, elle dit que l’homme a йtй assumй.

         Mais la troisiиme opinion affirme qu’on ne comprend pas que l’вme soit unie au corps mкme au terme de l’assomption, ni pour constituer un homme, ni pour constituer la nature humaine. En effet, elle dit que la nature humaine est assumйe matйriellement, c’est-а-dire dans ses parties, l’вme et le corps, alors que nous disons que la nature humaine est assumйe par le Verbe. Il est ainsi clair qu’elle n’affirme pas vraiment que le Christ est homme et qu’elle n’affirme pas la nature humaine en lui. C’est pourquoi elle a йtй condamnйe comme hйrйtique.

         <2> L’union du corps а l’вme est prйsupposйe а l’assomption de la nature humaine, mais je parle d’une union constituant l’humanitй, et non d’une union constituant l’homme.

         <3> La grвce habituelle ne signifie pas un moyen d’union qui prйcйderait l’union selon l’intellect. En effet, elle n’est pas un moyen qui causerait l’union ou la capacitй d’union, mais un moyen qui contribue а la convenance de l’union, comme un beau vкtement contribue а la convenance d’une union matrimoniale (et, de la mкme faзon, la science et toutes les autres perfections du Christ pourraient кtre appelйes un moyen d’union). Pour autant, la grвce habituelle du Christ peut кtre appelйe grвce d’union. Toutefois, je pense que doive кtre appelйe grвce d’union soit la volontй gratuite de Dieu, а savoir, sans mйrites prйcйdents, qui a rйalisй l’union, soit plutфt le don donnй gratuitement а la nature humaine, consistant а exister dans la personne divine. Cependant, si on prйsuppose l’вme unie au corps en vue de l’assomption, la solution est la mкme qu’antйrieurement.

         <4> L’humanitй n’est pas la forme d’une partie qui serait appelйe partie parce qu’elle donne forme а une matiиre ou а un sujet ; mais elle est dire forme du tout, dans laquelle subsiste le suppфt de la nature. Ainsi, il n’est pas nйcessaire d’affirmer que l’hypostase incrййe donne forme а l’humanitй, mais qu’elle subsiste en elle.

 

<Article 2 [3]> Deuxiиmement : il semble que, dans le Christ, il n’y ait pas un seul кtre.

         <1> En effet, «vivre, selon le Philosophe, Sur l’вme, II, c’est кtre pour les vivants.» Or, dans le Christ, il n’existe pas un seul vivre, puisqu’il y a en lui et la vie crййe, par laquelle le corps vit par l’вme, qui [en] est privйe par la mort, et la vie incrййe, par laquelle le Verbe vit par lui-mкme. Il n’y donc pas non plus dans le Christ un seul кtre.

         <2> De plus, comme l’acte d’кtre appartient au suppфt, de mкme en est-il de l’opйration. Or, l’unitй de suppфt ne fait pas en sorte qu’il n’y ait pas plusieurs opйrations dans le Christ. Elle ne fera donc pas en sorte qu’il y ait un seul кtre dans le Christ.

         <3> De plus, la gйnйration est un changement en vue de l’кtre. Or, dans le Christ, existe une gйnйration temporelle, dont il est question en Mt 1, 1 : Telle йtait la gйnйration du Christ, laquelle ne peut aboutir а un кtre йternel. Elle aboutit donc а un кtre temporel et crйй. Dans le Christ, il y a donc un double кtre, puisqu’il y a manifestement en lui un кtre incrйй.

         <4> De plus, il faut attribuer l’кtre а tout ce dont on peut s’enquйrir convenablement si cela est. Or, on peut s’enquйrir de la nature humaine si elle est. La nature humaine a donc son propre кtre dans le Christ, et ainsi il y a en lui un double кtre, puisque la nature divine possиde aussi son propre кtre.

         Cependant, tout ce qui est distinct selon l’кtre est distinct par le suppфt. Or, dans le Christ, il n’existe qu’un seul suppфt. Il n’existe donc [en lui] qu’un seul кtre.

         Rйponse. On parle d’«кtre» de deux maniиres, comme le disent clairement le Philosophe, Mйtaphysique, V, et une glose d’Origиne sur le dйbut de [l’йvangile selon] Jean. D’une maniиre, selon qu’il est un lieu verbal signifiant la composition de toute йnonciation que fait l’вme ; ainsi, cet кtre n’est pas quelque chose dans la nature des choses, mais seulement dans l’acte de l’вme qui compose ou divise. Et ainsi, l’кtre est attribuй а tout ce а propos de quoi la proposition peut кtre formйe, qu’il s’agisse d’un кtre ou de la privation d’un кtre. En effet, nous disons que la cйcitй est. D’une autre maniиre, on appelle кtre l’acte d’un кtre en tant qu’il est un кtre, c’est-а-dire ce par quoi est dйsignй quelque chose qui existe en acte dans la nature des choses. Et ainsi, l’кtre n’est attribuй qu’aux choses qui sont comprises dans les dix genres. Ainsi, l’кtre appelй кtre de cette maniиre se divise en dix genres.

         Or, cet кtre est attribuй а une chose de deux maniиres. D’une maniиre, comme а ce qui possиde lacte d’кtre ou est au sens propre et vйritable ; et ainsi, il est attribuй а la seule substance qui subsiste par elle-mкme, de sorte que «ce qui est vraiment» s’appelle une substance, Physique, I. Mais toutes les autres choses qui ne subsistent pas par elles-mкmes mais dans autre chose et avec autre chose, qu’il s’agisse d’accidents, de formes substantielles ou de n’importe quelle partie, ne possиdent pas l’acte d’кtre de telle sorte qu’elles soient vraiment, mais l’кtre leur est attribuй d’une autre maniиre, а savoir, comme ce par quoi quelque chose est, comme on dit que la blancheur est, non parce qu’elle subsiste elle-mкme dans l’кtre, mais parce que par elle quelque chose obtient d’кtre blanc. L’кtre n’est donc attribuй au sens propre et vйritable qu’а une chose qui subsiste par elle-mкme.

         Or, а cette chose est attribuй un double кtre : un кtre qui rйsulte de ce par quoi son unitй se rйalise, qui est l’кtre propre du suppфt substantiel ; un autre кtre est attribuй au suppфt par delа ce qui lui donne son unitй, ce qui est un кtre ajoutй, c’est-а-dire accidentel, comme le fait d’кtre blanc est attribuй а Sortes lorsque nous disons : «Sortes est blanc.»

         Parce que nous affirmons dans le Christ une seule rйalitй subsistante, а l’intйgritй de laquelle concourt aussi l’humanitй elle-mкme, puisqu’il n’y a qu’un seul suppфt pour les deux natures, il faut donc dire qu’il n’y a qu’un seul кtre substantiel dans le Christ, [selon] que l’кtre est attribuй au suppфt au sens propre, car [le Christ] tient son unitй du suppфt lui-mкme, et non des natures. Cependant, si on affirme que l’humanitй est sйparйe de la divinitй, alors l’humanitй aura son propre кtre, diffйrent de l’кtre divin. En effet, elle n’йtait empкchйe d’avoir son propre кtre que par le fait qu’elle ne subsiste pas par elle-mкme, comme si un coffre йtait un individu naturel, [le coffre] dans son entier ne possйderait qu’un seul кtre, mais chacune de ses parties sйparйe du coffre aura son propre кtre.

         Il est ainsi clair que, selon la deuxiиme opinion, il faut dire que, dans le Christ, il n’existe qu’un seul кtre substantiel, selon lequel l’кtre appartient proprement au suppфt, bien qu’il existe [en lui] plusieurs кtres accidentels.

         <1> Vivre exprime un кtre spйcifique en raison d’un principe d’кtre spйcifique. C’est pourquoi la diversitй de la vie dйcoule de la diversitй des principes de la vie. Mais l’кtre concerne plutфt le suppфt subsistant.

         <2> L’opйration d’un suppфt ne fait pas partie de l’intйgritй de son unitй, mais dйcoule de son unitй. Ainsi, on trouve plusieurs opйrations d’un seul suppфt selon les divers principes des opйrations qui sont prйsents dans le suppфt, comme l’homme agit diffйremment par sa langue et par sa main. Mais l’кtre est ce sur quoi est fondй l’unitй du suppфt, de sorte qu’кtre multiple porte prйjudice а l’unitй.

         <3> La gйnйration temporelle aboutit non pas а l’кtre du suppфt йternel, de telle sorte qu’il commence а кtre absolument par elle, mais qu’il commence а кtre un suppфt possйdant d’кtre le suppфt de la nature humaine.

         <4> Cette objection vient de l’кtre qui consiste dans l’acte de l’вme, selon lequel on dit que mкme ce qui existe seulement dans l’вme est, puisque par «est-ce que cela est ?», on peut aussi s’enquйrir de la cйcitй.

 

<Article 3 [4]> Troisiиmement : il semble qu’il n’y ait pas une seule filiation dans le Christ.

         <1> «Si la cause est multipliйe, l’effet est multipliй.» Or, la naissance est la cause de la filiation. Puisqu’il y a dans le Christ deux naissances, il y aura donc deux filiations.

         <2> De plus, il est impossible que la mкme chose demeure et soit corrompue. Or, а supposer que la bienheureuse Vierge serait morte avant la mort du Christ, la filiation par laquelle il йtait appelй le fils de sa mиre aurait йtй corrompue, mais la filiation йternelle demeurerait, selon laquelle il serait appelй le Fils du Pиre. Le Christ est donc appelй le Fils du Pиre et le fils de sa mиre selon des filiations diffйrentes.

         <3> Mais tu diras qu’il y a un autre rapport, mais non une autre filiation. А cela s’oppose que «fils» est un [nom] relatif selon l’кtre, et non seulement selon la maniиre de parler. Or, les relatifs de ce genre, selon ce que dit le Philosophe dans les Prйdicaments, sont ceux dont «l’кtre consiste а кtre en rapport avec autre chose». L’кtre de la filiation est l’кtre d’un rapport selon lequel il est mis en relation avec quelque chose d’autre, et ainsi, s’il existe plusieurs rapports, il y aura plusieurs filiations.

         <4> De plus, dans une relation, il ne se trouve rien d’autre qu’un rapport et la cause ou fondement de ce rapport, comme l’unitй de la quantitй, est le fondement de la relation qu’est l’йgalitй. Or, les rapports selon lesquels le Christ est mis en relation avec son Pиre et sa mиre sont diffйrents ; de plus, les fondements de ces rapports ou les causes en sont diverses, а savoir, les naissances elles-mкmes, car la relation est une relation d’origine. Il existe donc plusieurs filiations dans le Christ.

         Cependant, la filiation est une relation personnelle. Or, dans le Christ, il n’existe qu’une seule personne. Il n’existe donc qu’une seule filiation.

         Rйponse. Dans le Christ, il n’existe qu’une seule filiation rйelle, bien qu’il existe plusieurs rapports relatifs selon la raison.

         Pour le montrer, il faut savoir que «par rapport а une chose» diffиre des autres genres par le fait que les autres genres tiennent de leur propre raison d’кtre quelque chose, comme la quantitй, du fait mкme qu’elle est quantitй, indique une chose, et ainsi pour les autres [genres]. Mais «par rapport а une chose», par la propre raison de son genre, ne peut indiquer une chose, mais un rapport а une chose. Ainsi trouve-t-on des «par rapport а une chose» qui ne sont rien dans la nature des choses, mais dans la raison seulement, ce qui ne se produit pas dans les autres genres. Et bien que «par rapport а une chose», en raison de son genre, n’a pas de quoi indiquer une chose, il ne tient cependant pas de la raison mкme de son genre qu’il n’indique rien, car alors aucune relation ne serait quelque chose dans la nature des choses, de sorte que «par rapport а une chose» ne serait pas un des dix genres. Or, la relation tient d’кtre quelque chose de rйel de ce qui cause la relation. En effet, lorsque se trouve dans une chose ce par quoi elle dйpend de quelque chose d’autre et qu’elle y est comparйe, nous disons qu’elle est rйellement comparйe, ou qu’elle en dйpend ou est mise en rapport [avec cette chose], comme l’йgalitй indique une relation rйelle selon l’unitй de la quantitй, qui cause l’йgalitй. Or, parce qu’une chose tient son кtre et son unitй de la mкme chose, l’unitй rйelle d’une relation doit donc кtre йvaluйe а partir du fondement ou de la cause de la relation, comme lorsque la quantitй, par laquelle l’йgalitй se rйalise dans plusieurs choses, n’est en moi qu’une seule relation rйelle d’йgalitй se rapportant а plusieurs choses. De mкme, si j’ai йtй engendrй d’un pиre et d’une mиre par une seule naissance, je suis appelй selon une seule filiation fils des deux, bien que les rapports soient multiples.

         Or, dans le Christ, nous ne pouvons dire qu’il existe une seule cause de filiation selon laquelle il est mis en relation avec son Pиre et sa mиre, puisqu’il existe deux naissances tout а fait disparates. De sorte que, s’il existait quelque chose qui puisse recevoir la filiation temporelle comme un sujet, il faudrait affirmer dans le Chrit plusieurs filiations. Mais la filiation est une relation telle qu’elle ne peut avoir pour sujet que le suppфt lui-mкme. Or, dans le Christ, il n’existe qu’un suppфt йternel, qui ne peut кtre par ailleurs le sujet d’une relation temporelle. En effet, toutes les relations temporelles qui sont affirmйes de quelque chose d’йternel sont des relations de raison, et non [des relations] rйelles. La filiation selon laquelle le Christ est mis en rapport avec sa mиre n’est donc pas une relation rйelle, mais seulement de raison, comme les autres qui sont affirmйes de Dieu en rapport avec les crйatures. En effet, on ne peut dire que le sujet de la filiation [temporelle] soit le suppфt йternel en raison de la nature humaine ni d’aucune partie de celle-ci, comme on dit qu’il est le suppфt de la mort et de la passion, car alors la nature humaine elle-mкme ou une partie de celle-ci serait le premier sujet de la filiation et porterait le nom de celle-ci, comme cela se produit pour les autres accidents qui sont attribuйs au Christ en raison de sa nature humaine. Mais la filiation ne dйsigne jamais que le suppфt lui-mкme et elle ne peut avoir quelque chose d’autre comme sujet. Cependant, rien n’empкche qu’il existe certaines relations rйelles dans le Christ par rapport а la Vierge, comme lorsque nous disons que «le corps du Christ tient son origine de la Vierge». Mais cette relation ne comporte pas la raison de filiation, а moins que nous n’affirmions, conformйment а la premiиre opinion, que le suppфt crйй est autre que [le suppфt] incrйй dans le Christ.

         <1> Par la naissance temporelle, ne naоt pas une filiation rйelle, mais de raison seulement, bien que le Christ soit rйellement le fils de la Vierge, comme Dieu est rйellement le Seigneur de la crйature, bien que la seigneurie en lui ne soit pas une relation rйelle. En effet, il est appelй rйellement Seigneur en raison de son pouvoir rйel. Et ainsi, le Christ est-il appelй rйellement fils en raison de sa naissance.

         <2> Le rapport de la relation dйpend du terme avec une chose est mise en rapport. C’est pourquoi, si le terme est dйtruit, le rapport disparaоt. Cependant, la relation rйelle au Pиre demeure dans le Christ, mкme en supposant la mort de la mиre.

         <3> Dans cette description du Philosophe, «кtre» apparaоt comme la raison d’кtre, selon que la «dйfinition est un mot signifiant ce qu’est l’кtre». Il n’est donc pas nйcessaire que la relation ait rйellement l’кtre par le rapport, mais par la cause du rapport ; mais, du rapport, elle tient la raison propre de son genre ou de son espиce.

         <4> Bien que le rapport de filiation et la cause de la filiation soient divers, cependant il ne peut y avoir deux filiations, pour la raison dйjа indiquйe.

 

<Question 3> [Sur le Christ]

 

<Article unique [5]> Ensuite, on demande, а propos du Christ, au sujet des espиces sous lesquelles il est contenu dans le sacrement de l’autel, si les accidents subsistent lа sans sujet.

         Et il semble que non.

         <1> En effet, Dieu ne peut pas faire que des choses contradictoires soient vraies en mкme temps. Or, tel serait le cas si on enlevait de quelque chose ce qui fait partie de sa dйfinition. Puisqu’il fait partie de la dйfinition de l’accident qu’il existe dans un sujet, il semble donc que Dieu ne puisse faire qu’un accident existe sans sujet.

         <2> De plus, «sont prйdiquйs de toute chose sa dйfinition et ce qui est dйfini». Or, «ce qui existe par soi» est la dйfinition ou la description de la substance. Si donc, dans le sacrement de l’autel, les accidents existent par eux-mкmes, et non dans un sujet, il en dйcoule qu’ils sont des substances, ce qui est absurde.

         <3> De plus, une substance ne peut кtre engendrйe а partir d’accidents. Or, nous voyons que des vers et des cendres sont engendrйs а partir de ces espиces, dont il est clair qu’ils ne sont pas engendrйs а partir du corps du Christ. Les accidents ne sont donc pas lа sans sujet.

         <4> Mais tu diras qu’ils sont engendrйs miraculeusement. Or, а cela s’oppose que les miracles sont ordonnйs а l’йdification de la foi. Or, cela n’est pas ordonnй а l’йdification de la foi, mais plutфt au scandale, que des vers en soient engendrйs. Cela n’est donc pas produit miraculeusement.

         <5> De plus, dans le sacrement de la vйritй, rien ne doit кtre dйsordonnй. Or, cela va а l’encontre de l’ordre que Dieu a imposй aux choses qu’un accident existe sans sujet. Il n’existe donc pas lа d’accidents sans sujet.

         Cependant, le sens ne se trompe pas quant а son propre objet senti, selon le Philosophe, Sur l’вme, II. Or, le sens juge qu’il y a lа couleur, saveur et d’autres choses de ce genre. Ces accidents y sont donc vrais. Or, ils n’existent pas dans le corps du Christ comme dans leur sujet, et pas davantage dans l’air, puisqu’aucun des deux ne peut кtre affectй par de tels accidents. Les accidents existent donc lа sans sujet.

         Rйponse. Les accidents existent sans aucun doute sans sujet dans le sacrement de l’autel.

         Comment cela peut кtre possible, on peut le considйrer а partir du fait que, dans toutes les causes ordonnйes, selon le Philosophe, dans le Livre sur les causes, la cause premiиre de la cause seconde exerce une action plus forte sur ce qui est causй que la cause seconde. Il arrive ainsi que la cause premiиre ne retire pas son action de l’effet mкme aprиs que la cause seconde l’a retirйe, comme on le dit а cet endroit dans le commentaire. Or, la cause universelle et premiиre de tous les кtres est Dieu, et non seulement des substances, mais aussi des accidents. En effet, il est lui-mкme le Crйateur de la substance et de l’accident. Or, les кtres sortent de lui selon un certain ordre, car les accidents sont produits par l’intermйdiaire des principes de la substance. Ainsi, selon l’ordre de la nature, les accidents dйpendent des principes de la substance, de telle sorte qu’ils ne peuvent exister sans sujet. Cependant, il n’est pas exclu par cela que Dieu, comma cause premiиre, puisse conserver les accidents dans l’кtre, une fois la substance enlevйe.

         De cette faзon, les accidents existent miraculeusement sans sujet dans le sacrement de l’autel, а savoir, par la puissance divine qui les garde dans l’кtre.

         <1> Lorsqu’on dit : «L’кtre de l’accident consiste а exister dans [quelque chose]», ou quelle que soit la faзon d’introduire le sujet dans la dйfinition de l’accident, on comprend qu’il s’agit d’une dйfinition par mode d’addition, comme on le lit dans Mйtaphysique, VI (on parle de dйfinition par addition lorsqu’on met dans la dйfinition quelque chose qui est au delа de l’essence de ce qui est dйfini, comme le nez est mis dans la dйfinition du singe). Or, cela vient de la dйpendance naturelle de l’accident par rapport au sujet. Mais, nonobstant cela, Dieu peut conserver les accidents sans sujet ; il n’en dйcoule pourtant pas que des choses contradictoires sont vraies, car le sujet ne fait partie de l’essence de l’accident.

         <2> Selon Avicenne, dans sa Mйtaphysique, l’кtre ne peut кtre mis dans la dйfinition d’un genre ou d’une espиce, car toutes les choses particuliиres sont unies dans la dйfinition du genre ou de l’espиce, alors que le genre ou l’espиce ne possиdent pas le mкme кtre en toutes choses. C’est pourquoi ceci n’est pas une vraie dйfinition de la substance : «La substance est ce qui existe par soi», ou de <l’accident> : «L’accident est ce qui existe dans quelque chose d’autre», mais il s’agit d’une circonlocution de la vraie description, qui est la suivante : «La substance est une chose а la nature de laquelle il appartient d’exister sans кtre dans autre chose» ; mais l’accident est une chose а la nature de laquelle il appartient d’exister dans une autre chose.» Il est ainsi clair que, bien que l’accident existe miraculeusement sans кtre dans une autre chose, cela ne rejoint pas la dйfinition de la substance : en effet, sa nature ne devient pas telle qu’il lui appartienne d’exister sans кtre dans autre chose ; la raison d’accident n’est pas йcartй, car sa nature demeure telle qu’il lui appartienne d’exister dans autre chose.

         <3> Au sujet de ce qui est engendrй а partir des espиces [eucharistiques], comme les vers, les cendres ou d’autres choses de ce genre, il existe deux opinions plus probables. L’une d’elles consiste а dire que la substance du pain revient, а partir de laquelle ces choses peuvent кtre de nouveau engendrйes. Mais cette opinion semble contenir quelque chose d’inconvenant pour deux raisons, а moins qu’on ne la comprenne correctement. Premiиrement, parce qu’il ne peut se faire que la substance du pain y soit de nouveau : en effet, ou bien on affirmera que la substance du pain s’y trouve de nouveau, alors que les espиces demeurent, et ainsi, puisque le corps du Christ existe aussi longtemps que les espиces demeurent, il en dйcoulera qu’il y aura lа en mкme temps le corps du Christ et la substance du pain, ce qu’on ne soutient pas ; ou bien [la substance du pain] existera alors que les espиces sont dйtruites, et cela de nouveau est inconvenant, puisque la substance du pain existe sans les accidents propres du pain. — Deuxiиmement, l’inconvenance apparaоt dans le mot «retour». En effet, si une chose est convertie en une autre, on ne peut dire qu’elle revient que si elle est reconvertie en elle-mкme. Or, la substance du pain n’est pas annihilйe, mais transsubstantiйe en corps du Christ. On ne peut donc entendre que la substance du pain revienne que si le corps du Christ retourne au pain, ce qui est absurde. — De sorte que, si l’on doit soutenir cette opinion, on doit entendre par substance du pain la matiиre du pain, non pas que revienne celle qui existait auparavant, mais que, les espиces йtant dйtruites, une matiиre est fournie par Dieu, soit par crйation, soit de n’importe quelle autre maniиre, а partir de laquelle des corps de ce genre puissent кtre engendrйs.

         L’autre opinion est plus simple : elle dit que, de mкme qu’il est donnй а ces accidents de subsister par la puissance divine, de mкme leur est-il donnй d’agir et de produire tout ce qui serait fait а partir de la substance du pain ou tout ce que celle-ci ferait, si elle demeurait. Par cette puissance, ils nourrissent, et des vers ou des cendres en sont engendrйs.

         <4> Ce miracle est ordonnй а la foi, afin que la foi ne perde pas son mйrite si l’on saisit le mystиre du sacrement.

         <5> Rien n’empкche que quelque chose soit ordonnй, si l’on considиre l’ordre commun, dont le contraire est aussi ordonnй en raison d’une cause spйciale. De cette maniиre, bien que, selon l’ordre commun, il ait йtй correctement ordonnй par Dieu que l’accident existe dans un sujet, rien n’empкche qu’il soit correctement ordonnй que, dans le sacrement de l’autel, l’accident existe sans sujet, afin que la foi obtienne son mйrite en raison du caractиre cachй du sacrement.

 

<Question 4> [Sur les anges]

         Ensuite, on pose des questions sur les membres du Christ : premiиrement, а propos des anges ; ensuite, а propos des hommes.

         А propos des anges, cinq questions sont posйes. Premiиrement, а propos de leur nature, est-ce qu’ils sont composйs de matiиre et de forme ? Deuxiиmement, а propos de la connaissance de leur intelligence, est-ce qu’ils peuvent кtre en mкme temps en acte dans la connaissance du matin et [dans la connaissance] du soir, c’est-а-dire connaоtre en mкme temps les choses dans leur propre nature et dans le Verbe ? Troisiиmement, а propos du mйrite de leur volontй, est-ce qu’ils pouvaient par le mкme acte de charitй mйriter la jouissance [fruitionem] et jouir [frui] ? Quatriиmement, а propos de [leur] mouvement, est-ce qu’ils se meuvent dans l’instant ? Cinquiиmement, а propos de [leur] effet, est-ce qu’ils peuvent imprimer ou faire quelque chose dans les choses corporelles ?

 

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que l’ange soit composй de matiиre et de forme.

         <1> En effet, Augustin dit, dans le livre Sur les merveilles de la Sainte Йcriture : «Le Dieu tout-puissant a divisй les espиces multiformes des choses corporelles et incorporelles, sensibles et insensibles, intellectuelles et dйpourvues d’intelligence, а partir de la matiиre informe qu’il avait d’abord crййe.» Or, les anges sont des кtres intellectuels et incorporels. La matiиre fait donc partie de leur composition.

         <2> De plus, Boиce dit, dans le livre Sur l’unitй et l’un : «Un кtre est un par la conjonction de choses simples, comme l’ange et l’homme, dont chaque йlйment est un par conjonction de matiиre et de forme.» Et ainsi, [on conclut] la mкme chose que ce qui prйcиde.

         <3> De plus, tout ce qui est dans un genre comporte un genre et une diffйrence. Or, selon Avicenne, dans sa Mйtaphysique, «le genre se prend de la nature de la matiиre, mais la diffйrence, de la nature de la forme». Tout ce qui est dans un genre est donc composй de matiиre et de forme. Or, l’ange est dans le genre de la substance, puisqu’il est une substance ayant une forme limitйe. L’ange est donc composй de matiиre et de forme.

         <4> Mais tu diras que la diffйrence de l’ange ne se prend pas de sa forme, mais de quelque chose de formel, qui est le propre кtre de l’ange. Mais s’oppose а cela que la diffйrence de n’importe quelle chose fait partie de son essence et entre dans sa dйfinition. Or, «dans toute crйature, l’кtre est autre que l’essence et n’entre pas dans sa dйfinition», comme le dit Avicenne. La diffйrence de l’ange ne peut donc кtre prise de son кtre.

         <5> De plus, on montre ainsi qu’il est impossible que plusieurs biens suprкmes existent, car il faudrait qu’ils aient quelque chose de commun, puisque les deux sont le bien suprкme, et qu’ils se diffйrencient par quelque chose, autrement ile ne seraient pas plusieurs. Et ainsi, ils seraient composйs. Or, il apparaоt qu’il existe plusieurs essences angйliques. Il faut donc qu’elles aient quelque chose de commun et qu’elles se diffйrencient par quelque chose, et ainsi il faut qu’elles soient composйes. Or, les parties de l’essence sont la matiиre et la forme. Les anges sont donc composйs de matiиre et de forme.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Boиce, dans le livre Sur les deux natures et sur la personne unique du Christ : «Toute la nature d’une substance incorporelle ne s’appuise sur aucun fondement de la matiиre.» Or, les anges sont incorporels. Il n’y a donc pas de matiиre en eux.

         Rйponse. Certains affirment que les anges sont composйs de matiиre et de forme.

         Mais cela semble кtre contraire а leur nature, en raison de deux choses qu’on trouve en eux.

         Premiиrement, ils sont intellectuels. En effet, si la matiиre faisait partie de la composition de l’ange, il faudrait que tout ce qui est en eux y soit selon un mode qui convient а la matiиre, puisque «tout ce qui est dans un autre s’y trouve selon le mode de celui qui reзoit», comme on le lit dans le Livre sur les causes. Or, une forme existe dans la matiиre selon le mode oщ elle est un кtre particulier et matйriel. De sorte que, si les anges йtaient composйs de matiиre, il faudrait que les formes par lesquelles ils intelligent, quelles qu’elles soient, existent en eux selon un кtre matйriel ; il en dйcoulerait alors une chose impossible, а savoir que l’ange ne connaоtrait jamais que le particulier, car la forme reзue chez quelqu’un d’une maniиre particuliиre ne pourrait кtre un principe de connaissance universelle, comme cela est clair pour le sens.

         On ne peut pas non plus йviter cela en affirmant que l’ange est composй d’une matiиre d’une autre nature que cette matiиre corporelle, car, quelle que puisse кtre cette matiиre, il apparaоt quelle recevrait la forme substantielle de l’ange d’une maniиre particuliиre, autrement l’ange ne serait pas une rйalitй particuliиre. Et ainsi, cette matiиre-lа aurait en commun avec cette matiиre-ci que les formes seraient reзues en elle selon un mode particulier.

         Il est donc impossible que l’ange ou une substance intellectuelle soit composйe de matiиre, puisque la rйception par laquelle elle reзoit les formes de l’intellect et par laquelle elle reзoit la matiиre premiиre sont d’un autre mode, comme on l’a dit et comme le dit le Commentateur, Sur l’вme, III. La position des philosophes est donc que l’intellectualitй entraоne l’exemption de la matiиre.

         En second lieu, cela leur est contraire du fait qu’ils sont incorporels. En effet, toutes les choses qui sont composйes de matiиre doivent avoir la matiиre en commun, du fait que toute matiиre, considйrйe en elle-mкme, puisque la forme lui fait dйfaut, ne possиde pas en elle la raison d’une distinction. Or, si l’on suppose l’unitй de la matiиre, il est impossible qu’une seule matiиre reзoive des formes contraires et disparates, si ce n’est selon diverses parties. En effet, la mкme matiиre sous le mкme aspect ne peut pas recevoir la forme de l’ange et la forme de la pierre. Or, la diversitй des parties ne peut se concevoir dans la matiиre sans concevoir une division, et une division, sans concevoir une dimension, car, si l’on supprime la quantitй, la substance demeure indivisible, comme il est dit dans Physique, I. Il faut donc que tout ce qui est composй de matiиre possиde une dimension. Et ainsi, rien d’incorporel ne peut кtre composй de matiиre.

 

* * *

 

         Mais parce que la substance de l’ange n’est pas son кtre (en effet, cela n’appartient qu’а Dieu, а qui il revient d’кtre par lui-mкme, et non par un autre), nous trouvons dans l’ange а la fois sa substance ou sa quidditй, qui subsiste, et son кtre, par lequel il subsiste, c’est-а-dire par lequel on dit qu’il est par l’acte d’кtre, comme on dit que nous courons par l’acte de courir. Et ainsi, nous disons que l’ange est composй de ce par quoi il est et de ce qu’il est, ou, selon l’expression de Boиce, «de son acte d’кtre et de ce qu’il est». Et parce que la substance de l’ange considйrйe en elle-mкme est en puissance а l’acte d’кtre, puisqu’il obtient d’кtre par un autre, c’est pourquoi il y a en lui composition d’acte et de puissance. De cette maniиre, on pourrait concйder qu’il y a en lui matiиre et forme, si tout acte doit кtre appelй forme et toute puissance, matiиre. Mais cela n’est pas acceptable pour la question en cause, car кtre n’est pas un acte qui est partie de son essence comme une forme. Aussi, la quidditй mкme ou la substance de l’ange est-elle subsistante par elle-mкme, ce qui ne convient pas а la matiиre.

         <1> Dans son Commentaire de la Genиse, Augustin dit que la matiиre informe, que Dieu a crййe au dйpart, est signifiйe par le ciel et la terre, lorsqu’il est dit : Au commencement, Dieu crйa le ciel et la terre, au sens oщ par «terre» est signifiйe la matiиre informe des choses visibles, mais par «ciel», la nature angйlique elle-mкme, non encore formйe par la conversion au Verbe, de sorte que les propriйtйs naturelles des anges leur sont attribuйes comme une matiиre, et les dons de la grвce et de la gloire leur sont attribuйs comme une forme. L’autoritй prйsentйe ne porte donc pas sur la question en cause.

         <2> Ce livre n’est pas de Boиce. Il ne faut donc pas le recevoir comme une autoritй. Cependant, si l’on garde ce livre, on peut dire qu’il prend la forme et la matiиre au sens large pour l’acte et la puissance, comme on l’a dit.

         <3> La substance mкme de l’ange entretient d’une certaine faзon le rapport de la matiиre а la forme par rapport а son acte d’кtre, comme on l’a dit. Or, la matiиre, si on en dйfinissait l’essence, aurait comme diffйrence l’ordre mкme qu’elle a par rapport а la forme, et pour genre, sa substance mкme. De la mкme faзon, chez les anges, le genre se prend de la nature mкme de la substance, mais la diffйrence spйcifique se prend de la proportion de cette substance par rapport а l’acte d’кtre. Ainsi, de ce point de vue, les anges diffиrent selon l’espиce, selon que, dans la substance de l’un, il existe plus ou moins de puissance que dans la substance d’un autre. Ce qui est dit s’entend des substances composйes d’Avicenne.

         <4> Nous concйdons le quatriиme [argument] : en effet, la diffйrence ne se prend pas de l’acte d’кtre lui-mкme, mais plutфt du rapport de la substance elle-mкme а l’acte d’кtre.

         <5> Dans le bien suprкme, il ne peut exister aucune diversitй, puisqu’en lui l’acte d’кtre est la mкme chose que ce qui est. Ainsi, cela suffit а йcarter une pluralitй en lui. Mais la composition qui existe chez l’ange suffit а sa pluralitй, comme il est clair par ce qui a йtй dit.

 

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que l’ange ne puisse connaоtre en mкme temps les choses dans le Verbe et dans sa propre nature.

         <1> En effet, la mкme puissance ne peut avoir un acte double, comme si l’intellect en mкme temps intelligeait et intelligeait. Or, c’est un autre acte par lequel l’intellect de l’ange voit les choses dans le Verbe et par lequel il voit les choses dans sa propre nature. Il est donc impossible qu’il voie en mкme temps les choses dans le Verbe et dans sa propre nature.

         <2> Mais tu diras que, ce cette faзon, une chose est vue en mкme par l’intellect de l’ange dans le Verbe et dans sa propre nature, comme notre intellect voit en mкme temps une йclipse et sa cause. Mais а cela s’oppose que, lorsque notre intellect voit une йclipse et sa cause, il conзoit la cause comme la raison de comprendre l’йclipse. Il prend donc l’йclipse et sa cause comme un seul intelligible. Et ainsi, il y aura un seul acte.

         <3> De plus, il ne peut exister qu’un seul terme ultime pour une chose, comme une ligne ne se termine d’un cфtй qu’а un seul point. Or, le terme ultime d’une puissance est son opйration. Une puissance ne peut donc pas en mкme temps avoir deux opйrations. Et ainsi, [la conclusion] est la mкme qu’auparavant.

         <4> De plus, le rapport de l’acte а l’objet est le mкme que celui de la puissance а l’acte. Or, un seul acte ne peut avoir comme terme deux objets. Une seule puissance ne peut donc pas avoir en mкme temps plusieurs actes. Et ainsi, [la conclusion] est la mкme qu’auparavant.

         Cependant, la vision par laquelle les anges voient les choses dans le Verbe est la vision bienheureuse, qui n’est pas entrecoupйe mais continue. Si donc ils ne peuvent voir en mкme temps les choses dans leur propre nature et dans le Verbe, ils ne voient jamais les choses dans leur nature ; et cela se voit principalement dans l’вme du Christ, qui, dиs le dйbut de sa crйation, voit le Verbe et les choses dans le Verbe.

         Rйponse. L’ange ou l’вme peut voir en mкme temps les choses dans le Verbe et dans sa propre nature. Et l’on peut lire cela explicitement dans Augustin, Commentaire de la Genиse, IV, oщ il est d’avis que «ces jours, ce soir et ce matin chez eux ne sont pas ordonnйs selon une succession, mais seulement selon un ordre de nature». De sorte que le premier jour existe en mкme temps que le deuxiиme, que le matin et le soir, et ainsi [se produit] en mкme temps la vision des choses dans le Verbe et dans leur propre nature.

         Comment cela est possible, on peut le voir ainsi. L’opйration n’est pas attribuйe au sens propre а une puissance, mais а la chose subsistante qui agit par une puissance, comme la puissance de l’intellect n’agit pas en comprenant, mais elle est plutфt le principe de l’opйration. Or, de mкme que la puissance intellective est le principe de la comprйhension pour la substance mкme, de mкme l’espиce intelligible devient le principe de la comprйhension pour la puissance elle-mкme. Ainsi, de mкme qu’une seule puissance peut en mкme temps avoir divers actes selon diverses puissances, comme l’вme veut et intellige en mкme temps, de mкme, d’une seule puissance intellective peuvent en mкme temps sortir divers actes, si elle est en mкme temps parfaitement unie а diverses espиces intelligibles. En effet, Algazel donne cette raison pour expliquer pourquoi il n’est pas possible d’intelliger plusieurs choses en mкme temps, а savoir qu’il n’est pas possible que l’intellect possиde parfaitement en acte et en mкme temps la forme de plusieurs espиces, comme [il n’est pas non plus possible] que le mкme corps soit reprйsentй par plusieurs figures. Or, la vision par laquelle l’ange voit les choses dans sa propre nature se produit par une espиce intelligible inhйrente concrййe ou infuse, mais la vision des choses dans le Verbe se produit par l’espиce mкme ou l’essence du Verbe, qui n’est pas inhйrente, mais а laquelle l’intellect est uni comme а un intelligible. Or, l’espиce concrййe inhйrente ne s’oppose pas а l’union de l’intellect angйlique au Verbe, puisque qu’ils n’ont pas la mкme raison et que l’espиce elle-mкme et tout ce qu’il y a de parfait dans l’intellect angйlique sont comme une disposition matйrielle а cette union bienheureuse. Ainsi, une double opйration provient de l’intellect angйlique : l’une, en raison de l’union au Verbe, par laquelle il voit les choses dans le Verbe ; l’autre, en raison de l’espиce intelligible par laquelle il reзoit une forme, par laquelle il voit les choses dans sa propre nature. De plus, il n’est pas affaibli dans l’une de ces opйrations par l’attention qu’il porte а l’autre, mais plutфt renforcй, puisque l’une est la raison de l’autre, comme l’imagination de la chose vue est renforcйe lorsqu’elle est vue en acte par l’њil extйrieur. En effet, l’action de la bйatitude chez les bienheureux est la raison de toute autre action qui se trouve en eux.

         <1> Par cela, la rйponse au premier [argument] est claire.

         <2> Nous concйdons le deuxiиme, car cet exemple n’est pas appropriй.

         <3> La puissance intellective de l’ange n’a pas son terme dans deux actes selon la mкme chose, mais selon les diverses espиces par lesquelles elles est ordonnйe а l’acte.

         <4> Entre l’acte et l’objet, il n’y a pas d’intermйdiaire, comme l’espиce intervient entre l’intellect et son acte. Ce n’est donc pas la mкme chose.

 

<Article 3 [8]> Troisiиmement : il semble que l’ange n’ait pas mйritй sa bйatitude.

         <1> En effet, ce qui est bienheureux est parfait. Or, ce qui mйrite est encore imparfait. Or, une chose ne peut pas кtre en mкme temps parfaite et imparfaite. L’ange ne peut donc pas mйriter la bйatitude qu’il possиde.

         <2> De plus, l’ange bienheureux est un comprehensor. Or, personne ne mйrite qu s’il est viator[11]. Si, dиs le premier moment oщ il a йtй bienheureux l’ange a mйritй la bйatitude, il a йtй en mкme temps viator et comprehensor, ce qui est faux, puisque cela appartient seulement au Christ.

         <3> De plus, la bйatitude, selon le Philosophe, consiste dans un acte, mais dans un acte parfait. Or, de la mкme faзon, le mйrite consiste-t-il dans un acte, mais dans un acte imparfait. Or, il n’a pas pu se faire que l’acte de l’ange ait йtй en mкme temps parfait et imparfait. Il n’a donc pas pu se faire qu’il ait йtй en mкme temps bienheureux et qu’il ait mйritй la bйatitude.

         Cependant, la bйatitude n’est possйdйe par aucune simple crйature sans mйrite, puisqu’elle comporte la raison de rйcompense. Or, l’ange n’a pu la mйriter que dans le premier instant oщ il est devenu bienheureux, car, avant la grвce, il ne la possйdait pas, comme certains l’affirment, et ainsi il n’a pas pu la mйriter. Dans le premier instant de sa bйatitude, [l’ange] ne l’a donc pas mйritйe.

         Rйponse. А propos de la condition de l’ange, il existe une triple position.

         En effet, certains ont affirmй que l’ange, au premier instant de sa crйation, fut bienheureux. Mais cela ne semble pas appropriй, car, pour une raison semblable, les autres auraient йtй misйrables, ce que certains affirment aussi, mais cela est absurde et condamnй. Mais d’autres disent qu’ils furent tous crййs avec la grвce, et que certains qui y ont persйvйrй ont mйritй la bйatitude, mais d’autres, qui ont agi contre elle, sont devenus misйrables. Et cette opinion ne comporte aucune difficultй ; aussi me plaоt-elle davantage que les autres.

         Mais les troisiиmes disent que les anges ont йtй crййs dans l’йtat de pure nature et que, certains s’йtant tournйs vers le Verbe, la grвce et la bйatitude leur ont йtй donnйes en mкme temps.

         Et ceux-ci se divisent en trois groupes.

         En effet, certains disent qu’ils n’ont jamais mйritй la bйatitude. Mais cela ne semble convenir qu’au seul Christ, qui est le Fils par nature, de possйder l’hйritage de la jouissance [fruitio] divine sans mйrite.

         Mais d’autres disent que [les anges] la mйritent par les њuvres qu’ils accomplissent а notre йgard. Mais cela aussi ne semble pas appropriй que le mйrite suive la rйcompense, puisque le mйrite est plutфt une disposition а la rйcompense.

         Les troisiиmes disent que, dans le premier instant, ils ont mйritй la bйatitude parce qu’ils se sont convertis au Verbe. Et cette opinion est la plus probable des trois derniиres.

 

* * *

 

         Aussi, pour йclairer cela, il faut savoir que le mйrite entretient avec la rйcompense le mкme rapport que le mouvement par rapport au terme et le devenir par rapport а ce qui a eu lieu. Or, dans les choses qui arrivent successivement, le devenir prйcиde ce qui a eu lieu ; mais, dans les choses qui arrivent d’un coup, le devenir se produit en mкme temps que ce qui a eu lieu, comme l’air est en mкme temps illuminй et a йtй illuminй, et une chose est crййe et a йtй crййe. La raison en est que le premier instant dans lequel quelque chose a eu lieu est le terme d’un temps prйcйdent oщ cela n’existait pas ; et ainsi, cela conserve quelque chose de la propriйtй de ce temps, pour autant qu’on puisse dire que, avant cet instant, cette chose n’existait pas. Et bien que, dans les choses qui sont faites selon un mode successif, le devenir soit attribuй au temps qui prйcиde, dans les actions qui se produisent en un moment, le devenir ne peut кtre attribuй qu’au premier instant qui divise l’кtre et le non-кtre d’une chose. Ainsi, bien que pour tous les autres instants on puisse dire que cela a eu lieu, on ne peut cependant dire pour le premier [instant] que cela devient et a eu lieu. De la mкme faзon, je dis que, dans le premier instant oщ l’esprit de l’ange s’est tournй vers la jouissance (fruitionem) du Verbe, il йtait bienheureux en raison de la parfaite jouissance (perfectae fruitionis), comme s’il se trouvait dans quelque chose qui a eu lieu, et il mйritait par le fait de se tourner vers le Verbe, sans que prйexiste la perfection de la bйatitude, mais comme s’il se trouvait dans la bйatitude en devenir. Mais, par la suite, l’esprit de l’ange est bienheureux seulement, et ne mйrite pas la bйatitude. Et de mкme en est-il de la contrition, car, dans le mкme instant, surviennent le terme de la prйparation а la grвce et l’infusion de la grвce.

         <1> Il n’est pas nйcessaire d’affirmer que la mкme chose est en mкme temps parfaite et imparfaite, mais qu’existent en mкme temps ce qui est parfait et le terme de l’imperfection, ou qu’existe maintenant ce qui йtait au dйpart parfait.

         <2> L’ange mйrite en tant viator, non pas comme s’il йtait йloignй du terme, mais comme se trouvant au terme de la route.

         <3> Il faut rйpondre la mкme chose qu’au premier argument.

 

<Article 4 [9]> Quatriиmement : il semble que l’ange se meuve dans l’instant.

         <1> En effet, comme il est dit dans le livre Sur les intelligences, dans le mouvement de l’ange, «l’йtendue de l’espace ne fait pas la distance». Or, en raison de la distance que produit l’йtendue de l’espace, il arrive que quelque chose ne parvienne pas aussi rapidement а ce qui est proche et а ce qui est loin. L’ange parvient donc aussi rapidememnt а ce qui est loin et а ce qui est proche. Or, tout [кtre] qui est tel se meut dans l’instant. L’ange se meut donc dans l’instant.

         <2> De plus, le rapport entre le mobile divisible et le mouvement divisible ou successif est le mкme qu’entre le mobile indivisible et le mouvement indivisible et instantanй. Or, le corps, qui est un mobile divisible, est mы successivement dans un temps divisible. L’ange, qui est un mobile indivisible, du fait qu’il n’a pas de quantitй, se meut donc subitement dans l’instant.

         <3> De plus, dans Physique, IV, le Philosophe dйmontre que, si quelque chose se mouvait dans le vide, cela se dйplacerait dans l’instant, du fait que le milieu n’offrirait pas de rйsistance. Or, comme le vide ne rйsiste pas au corps en mouvement, de mкme ce qui est plein а l’ange mкme. L’ange se meut donc dans l’instant.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Augustin, Commentaire sur la Genиse, VII, que «Dieu meut la crйature spirituelle selon des temps». Or, l’ange est une crйature spirituelle. Il est donc mы dans le temps, et non dans l’instant.

         Rйponse. En tout mouvement, il faut comprendre [qu’il existe] une succession et un temps selon un certain mode, du fait que les termes de tout mouvement sont opposйs l’un а l’autre et ne se touchent pas, comme cela est clair d’aprиs Physique, I. Il faut donc comprendre que tout ce qui est mobile se trouve d’abord dans un terme du mouvement et ensuite dans l’autre ; il en dйcoule ainsi une succession.

         Mais passer d’un terme а l’autre dans les mouvements corporels se produit de deux maniиres.

         D’une maniиre, comme d’un instant а un [autre] instant. Or, cela ne peut se produire que lorsque les termes du mouvements sont tels qu’il faille d’une certaine maniиre concevoir entre eux un intermйdiaire ; ainsi, entre deux instants, il existe un temps intermйdiaire, comme cela est clair dans le mouvement local et l’altйration, l’augmentation et la diminution. Et on appelle ces mouvements continus en raison de la continuitй de ce sur quoi passe le mouvement, qui reзoit plus et moins. D’une autre maniиre, le mouvement passe d’un terme а l’autre comme du temps а l’instant. Et cela arrive dans les mouvements dont les termes sont une privation et une forme, entre lesquelles il est clair qu’il n’y a pas d’intermйdiaire. Ainsi, le mouvement ne peut passer d’une extrкmitй а une autre puisque parfois il ne se trouve dans aucune des extrкmitйs, comme lorsqu’il passe d’un instant а un [autre] instant, de telle sorte qu’il ne se trouve en aucun des instants, mais dans un temps intermйdiaire. La gйnйration, la corruption, l’illumination et les choses de ce genre appartiennent а ce genre de mouvement, pour lesquels il faut dire qu’un terme se trouvait entiиrement dans le temps prйcйdent et un autre dans l’instant oщ se termine le temps. En effet, les mutations de ce genre sont les termes d’un certain mouvement, comme l’illumination du jour est le terme d’un mouvement local du soleil. De sorte que, dans l’ensemble du temps prйcйdent oщ le soleil me se mouvait vers le point directement opposй, se trouvaient les tйnиbres, mais, dans l’instant mкme oщ il atteint le point mentionnй, il y a la lumiиre. Et de mкme en est-il de la gйnйration et de la corruption, qui sont les termes d’une altйration. Et parce qu’il ne faut concevoir aucun intermйdiaire entre le temps et l’instant qui prйcиde immйdiatement l’ultime instant du temps, il en dйcoule que, dans ce genre de mutations, l’on passe sans intermйdiaire d’un extrкme а l’autre, et l’on ne doit pas concevoir un instant ultime dans lequel [le mouvement] se trouvait dans le terme de dйpart (a quo), mais un temps ultime, qui se termine а l’instant oщ le mouvement aboutit au terme d’arrivйe (ad quem). Et ainsi, les mutations de ce genre sont-elles appelйes instantanйes.

         Or, cela ne peut pas se dire du mouvement de l’ange, du fait qu’il n’a aucun rapport а un mouvement continu, de sorte qu’on puisse parler d’un terme de celui-ci. Il faut donc comprendre que [l’ange] passe d’un terme du mouvement а un [autre] terme du mouvement comme on passe d’un instant а un [autre] instant, et non pas comme l’on passe du temps а l’instant, du fait que le temps ne peut se comprendre sans mouvement. Ainsi, comme le fait que l’ange soit dans le terme de dйpart (a quo) ne dйpend d’aucun mouvement, on ne peut dire qu’il y soit selon le temps, mais selon un certain «maintenant», et de mкme, dans le terme d’arrivйe (ad quem), selon un autre «maintenant». Mais ces «maintenant» ne sont pas des termes du temps qui est le nombre du mouvement du ciel, du fait que le mouvement de l’ange ne dйpend aucunement du mouvement du ciel, de sorte qu’il serait mesurй par un nombre, et il n’est pas non plus nйcessaire que ces rйalitйs soient continues grвce а un temps intermйdiaire. En effet, la continuitй du temps dйcoule de la continuitй du mouvement, et la continuitй du mouvement dйcoule de la continuitй de l’йtendue sur laquelle le temps passe, comme on le lit dans Physique, IV. Or, dans les opйrations de l’ange, qui sont la raison pour laquelle on dit qu’ils se meuvent dans divers lieux, on ne trouve aucune continuitй, mais [les opйrations] s’enchaоnent les unes les autres. Ainsi, les «maintenant» qui mesurent le mouvement de l’ange ont un rapport consйcutif, et il n’y a entre eux rien qui assure la continuitй. Et cette pluralitй de «maintenant» consйcutifs est un certain temps, selon lequel nous disons que l’ange se meut.

         Et ceci concorde avec ce que dit le Philosophe, Physique, VI, oщ il dit que le mouvement de ce qui est indivisible et la composition du temps selon des «maintenant» sont de mкme nature.

         <1> On ne trouve pas de temps dans le mouvement de l’ange en raison de la distance de l’espace, mais parce que les termes ne se touchent pas, car il n’arrive pas qu’un ange se trouve en deux lieux en mкme temps.

         <2> La succession du temps ne dйcoule pas seulement la division de ce qui est mobile, mais aussi de ce sur quoi passe le mouvement, car «ce qui est avant et ce qui est aprиs dans le mouvement vient de ce qui est avant et de ce qui est aprиs dans l’йtendue», comme il est dit dans Physique, IV. Ainsi, bien que l’ange ne soit pas divisible, toutefois les lieux dans les quels on dit qu’il se meut sont divisйs les uns par rapport aux autres. C’est pourquoi il faut comprendre une certaine division dans son mouvement.

         <3> Bien que ce qui est plein ne soit pas un obstacle pour le mouvement de l’ange, toutefois, pour la raison dйjа dite, il faut comprendre qu’il existe divers «maintenant» dans son mouvement. Mais le raisonnement du Philosophe conduit plutфt а l’impossible qu’il n’est dйmonstratif, comme le dit le Commentateur.

 

<Article [10]> Cinquiиmement : il semble que les anges ne peuvent agir sur les corps infйrieurs ici prйsents.

         <1> En effet, l’action ne peut intervenir qu’entre les choses qui ont entre elles quelque chose de commun. Or, l’ange n’a rien de commun avec ces corps-ci, puisque «les choses corruptibles et les choses incorruptibles ne font mкme pas partie d’un mкme genre», comme il est dit dans Mйtaphysique, X. Les anges ne peuvent donc pas agir sur ces corps-ci.

         <2> De plus, si les anges agissent sur ces corps-ci, ils agissent soit par commandement, soit par influence. S’ils [agissent] par commandement, ils peuvent agir йgalement sur ce qui est proche et sur ce qui est distant, ce qui va а l’encontre de [Jean] Damascиne, qui dit qu’«ils sont lа oщ ils agissent». Mais s’ils [agissent] par influence, il faut que l’influence qu’ils exercent passe par un intermйdiaire. Or, un intermйdiaire corporel n’est pas rйceptif а une impression spirituelle. Ils ne peuvent donc agir d’aucune faзon ni sur ces corps infйrieurs, ni sur nos вmes.

         <3> De plus, on ne peut pas dire que [les anges] agissent ou influent comme une source influe sur un cours d’eau, de sorte que ce qui est le mкme numйriquement et se trouve antйrieurement dans l’ange se trouve ensuite chez ces infйrieurs, car, en agissant ainsi, les anges perdraient quelque chose ; [ils ne peuvent non plus produire] par crйation ce dont on dit que les infйrieurs le reзoivent par leur influence, car les anges ne sont pas crйateurs ; [ils ne peuvent non plus le produire] en le faisant passer de la matiиre а l’acte, car la nature suffit pour cela. Les anges n’agissent donc d’aucune faзon sur les choses infйrieures.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Augustin, Sur la Trinitй, III, que «tout ce qui est produit par Dieu dans les choses corporelles est fait par le ministиre des anges». Grйgoire dit aussi, Dialogues, IV, que «toutes les choses corporelles sont administrйes par les substances spirituelles».

         Rйponse. Il existe deux opinions chez les philosophes а propos de l’action des anges sur les corps infйrieurs. En effet, le Commentateur soutient, dans Mйtaphysique, XI, que les substances spirituelles ne peuvent exercer d’influence sur les corps infйrieurs que par l’intermйdiaire des corps cйlestes, qui sont mus par les substances incorporelles, selon les philosophes.

         Mais Avicenne soutient, dans sa Mйtaphysique et dans Sur les choses naturelles, VI, qu’ils influent de deux maniиres sur ces [corps] infйrieurs : d’une maniиre, par l’intermйdiaire des sphиres, et d’une autre maniиre, par commandement, car les formes de leur intellect sont efficaces, selon lui, et la matiиre sensible obйit davantage а ce qu’ils conзoivent davantage qu’aux qualitйs actives et passives. De lа vient, selon lui, que, chez ces infйrieurs, se produisent parfois, au-delа de tout l’ordre des causes naturelles, certains changements qui viennent de ce que les substances supйrieures ont conзu.

         Mais cette opinion est contraire а ce que dit Augustin, Sur la Trinitй, III, oщ il dit que «la matiиre corporelle n’obйit pas а la moindre volontй des anges». Elle s’oppose aussi а la raison, car, bien que ce qui existe en puissance dans la matiиre existe en acte d’une maniиre beaucoup plus noble dans les substances spirituelles, toutefois la matiиre corporelle n’est pas proportionnйe а cet acte par lequel les substances spirituelles sont en acte. Or, il faut que l’agent qui fait passer la puissance а l’acte soit proportionnй а la matiиre. Ainsi, cela ne peut кtre que la puissance de la substance spirituelle crййe aille jusqu’а la transmutation immйdiate de la matiиre, mais [elle le fait] par l’intermйdiaire d’un agent naturel.

         En effet, bien que la matiиre corporelle n’obйisse par [а la substance spirituelle crййe] pour ce qui est de la transmutation immйdiate de la forme, elle lui obйit cependant naturellement pour le mouvement local, et, par cette puissance, [les anges] peuvent rassembler et regrouper certains agents naturels pour rйaliser un effet. Mais ce а quoi aucune puissance naturelle ne s’йtend n’est produit que par la seule puissance divine, qui seule peut changer l’ordre naturel.

         Mais parce que nos esprits sont proportionnйs et proches de la rйception de l’action des anges, ceux-ci peuvent agir sur nos esprits de deux maniиres. D’une maniиre, en renforзant notre intellect, comme, dans les choses corporelles, un corps moins chaud est renforcй par un plus chaud. D’une autre maniиre, par ce qui agit naturellement sur l’intellect lui-mкme, comme il agit aussi sur les corps, et cela se produit pour autant que, par la lumiиre angйlique, les fantasmes sont illuminйs en vue d’exprimer des conceptions plus nobles que celles qui pourraient кtre exprimйes par la lumiиre de l’intellect agent.

         <1> Les anges ont quelque chose en commun avec ces corps infйrieurs, qui est ce qu’il y a de commun entre ce qui meut et ce qui est mы. En effet, ils peuvent mouvoir les corps par un mouvement local, non seulement les corps cйlestes d’une maniиre immйdiate, mais aussi les corps infйrieurs. Ainsi, notre position а propos de l’action des anges occupe le milieu entre les deux opinions des philosophes mentionnйes.

         <2> L’ange agit sur ces corps en les mouvant localement par commandement. Or, ce commandement ne peut exister sans une puissance active, qui doit atteindre d’une certaine maniиre le corps mы, puisqu’«il faut que ce qui meut et ce qui est mы se trouvent ensemble», comme il est dйmontrй dans Physique, VII. Mais l’action par laquelle on dit que [l’ange] influe sur nos вmes en les renforзant dans l’intellection, ne doit pas nйcessairement passer par un intermйdiaire corporel, car «l’ordre fait dans les choses spirituelles ce que le lieu (situs) fait dans les choses corporelles», selon Augustin. Or, nos вmes sont contiguлs aux anges selon l’ordre de la nature, comme un ange infйrieur а un ange supйrieur. Il n’est donc pas nйcessaire qu’intervienne un intermйdiaire corporel.

         <3> Les anges ne crйent rien ni dans notre вme ni dans la nature corporelle, mais font seulement passer de la puissance а l’acte. Et bien qu’un agent naturel puisse faire passer de la puissance а l’acte, il ne le peut cependant pas aussi parfaitement que l’ange.

 

<Question 5> [Sur les hommes : а propos de la nature]

         Ensuite, on s’interroge sur ce qui se rapporte aux hommes : premiиrement, а propos de leur nature ; deuxiиmement, а propos de la grвce ; troisiиmement, а propos de la faute ; quatriиmement, а propos de la gloire.

         А propos de la nature, deux questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que l’вme vйgйtative et l’вme sensible sont crййes ? Deuxiиmement, est-ce que commander est un acte de la volontй ou de la raison ?

 

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble que l’вme vйgйtative et l’вme sensible soient amenйes а l’existence par crйation.

         <1> En effet, comme le dit Augustin, dans le livre Sur la vraie religion, «selon l’ordre de la nature, la substance vivante est supйrieure а la [substance] non vivante». Or, l’вme vйgйtative et l’вme sensible sont des substances vivantes. Elles sont donc plus nobles que toutes les substances non vivantes. Or, certaines substances non vivantes sont crййes immйdiatement par Dieu, comme les йlйments de ce monde. L’вme sensible et l’вme vйgйtative sont donc crййes immйdiatement par Dieu, puisque la noblesse de ce qui est fait montre la noblesse de celui qui le fait.

         <2> Tout ce а quoi convient en propre d’кtre produit, est produit soit а partir de rien, soit а partir de quelque chose. Or, il convient en propre а l’вme sensible d’кtre produite. Comme elle n’est pas produite а partir de quelque chose, du fait qu’elle n’a rien de matйriel, il reste qu’elle est produite а partir de rien, et ainsi elle vient а l’acte d’кtre par crйation. Dйmonstration de la mineure : on dit que tout ce qui possиde l’acte d’кtre, si cela n’a pas toujours existй, a йtй produit au sens propre. Or, l’вme sensible possиde vraiment l’acte d’кtre, puisqu’elle est une substance agissante (en effet, elle meut le corps). Or, rien n’a une opйration propre que ce qui a un кtre propre. Puisque l’вme sensible de tel animal n’a pas toujours existй, il lui convient donc en propre d’кtre produite. Ainsi, il reste donc qu’elle soit crййe.

         Cependant, <1> le Philosophe dit, Sur l’вme, II, que «la premiиre mutation de l’кtre sensible est produite par ce qui engendre». Or, la premiиre mutation de l’кtre sensible est celle qui se rйalise par le fait qu’il acquiert son acte premier, qui est l’вme sensible. Celle-ci est donc produite par gйnйration, et non par crйation.

         <2> De plus, tout ce qui prйcиde dans la semence de l’homme ou de l’animal vient de la gйnйration, et non d’une crйation. Or, l’вme vйgйtative et l’вme sensible prйcиdent dans la semence de l’homme, car cela est d’abord vivant avant d’кtre animal, et animal avant d’кtre homme, selon le Philosophe, Sur les animaux, XVI. Mкme chez l’homme l’вme vйgйtative et l’вme sensible viennent donc de la gйnйration.

         <3> Puisque Dieu opиre dans l’instant, mais la nature de maniиre successive, tout ce qui vient а l’кtre par une action successive vient d’un agent naturel. Or, l’вme sensible et l’вme vйgйtative sont produites par une action successive, car ce qui est conзu devient vivant et sensible dans une pйriode de temps dйterminйe. L’вme sensible et l’вme vйgйtative viennent donc d’un agent naturel, et non d’une crйation.

         Rйponse. Sur cette question, il existe deux opinions : en effet, certains disent que l’вme sensible et l’вme vйgйtative viennent d’une crйation, mais d’autres qu’elles viennent de celui qui [les] transmet.

         Et on trouve cette diversitй [d’opinions] chez les philosophes, non seulement аpropos de ces вmes, mais aussi а propos de toutes les formes substantielles. En effet, certains, comme Platon et Avicenne, ont affirmй que toutes les formes viennent de quelque chose d’extrinsиque. Ceux-ci йtaient poussйs par deux choses : premiиrement, puisque les formes n’ont rien de la matiиre, elles ne peuvent кtre produites qu’а partir de rien ; il faut donc qu’elles soient produites par un crйateur ; deuxiиmement, parce qu’ils ne voyaient comme principes des actions dans les choses infйrieures que les qualitйs actives et passives, qu’ils estimaient insuffisantes pour la production des formes substantielles, puisque «rien n’agit au-delа de son espиce».

         Mais ils semblent avoir йtй trompйs par le fait qu’ils attribuaient la production aux formes elles-mкmes, alors que la production n’est le fait que du composй, а qui il appartient а proprement parler d’exister. En effet, on dit que les formes existent non pas en tant que subsistantes, mais en tant que par elles les composйs existent. On dit donc qu’elles sont produites, non pas en vertu d’une production qui leur est propre, mais en vertu de la production des composйs, qui sont produits par la transmutation de la matiиre depuis la puissance vers l’acte. Ainsi, de la mкme faзon dont les composйs sont produits par les agents naturels, de mкme aussi les formes qui ne sont pas subsistantes. Or, les qualitйs actives et passives agissent en vue des formes substantielles, dont elles sont des instruments, comme la chaleur du feu agit comme instrument de l’вme nutritive, ainsi qu’il est dit dans Sur l’вme, II.

         Mais l’вme vйgйtative et l’вme sensible ne sont pas des formes subsistantes, autrement elles survivraient aux corps. Il faut donc qu’elles soient produites par ce qui engendre par la production des composйs, comme les autres formes matйrielles. Seule l’вme intellective, qui possиde un acte d’кtre subsistant, puisqu’elle survit au corps, vient de l’extйrieur par crйation.

         Or, si le vйgйtatif, le sensitif et l’intellectif dans l’homme s’enracinent dans diverses substances de l’вme, alors [l’вme] vйgйtative et sensible de l’homme viendra de celui qui engendre. Mais parce que cette opinion s’oppose а la fois а ce que disent les philosophes, qui affirment que, dans un кtre animй, il n’existe qu’une seule вme а laquelle se rapportent toutes les opйrations de l’вme, et ce que disent les saints, qui repoussent la dualitй des вmes, comme cela est clair dans le livre Sur les dogmes ecclйsiastiques, c’est pourquoi, une fois reconnu qu’il n’y a dans l’homme qu’une seule substance de l’вme, dont les puissances sont le vйgйtatif, le sensitif et l’intellectif, nous disons que l’вme de l’homme, qui supporte toutes ces puissances, est crййe par Dieu, bien que, par l’opйration d’un agent naturel, se produise que le corps organisй soit perfectionnй en acte par les puissances qui sont les actes des parties corporelles.

         <1> L’вme sensible et l’вme vйgйtative ne sont pas des substances vivantes, de mкme qu’elles ne sont pas subsistantes, mais elles sont des principes de vie et d’кtre. Et, encore une fois, il n’est pas nйcessaire, si quelque chose de moins noble vient immйdiatement de Dieu, que ce qui est plus noble [en vienne aussi], car Dieu, puisqu’il n’a pas une puissance limitйe et n’agit pas par nйcessitй de nature, peut faire les choses plus nobles et les moins nobles selon sa volontй, comme il a produit les premiers individus des animaux sans raison, par rapport auxquels les hommes qui sont maintenant engendrйs а partir de la semence sont plus nobles.

         <2> Il ne convient pas aux вmes sensitives d’exister, d’кtre produites et d’agir par elles-mкmes. En effet, il n’existe aucune action de l’вme sensitive а laquelle le corps ne prenne part, car il existe une double puissance capable de mouvoir l’вme sensitive : l’une qui commande, а savoir, [la puissance] appйtitive, dont il est йvident qu’elle ne s’exerce pas sans le corps ; l’autre qui est commandйe, qui, liйe aux muscles et aux nerfs, est le principe de leur mobilitй. Or, cette distinction des parties corporelles fait en sorte qu’une partie animale meut et qu’une autre est mue, et ainsi elles peuvent se mouvoir par elles-mкmes.

         Nous concйdons les autres [arguments prйsentйs] en sens contraire, sauf ce qui concerne l’homme, dans la semence duquel, bien que l’вme sensitive et l’вme vйgйtative y apparaissent d’abord imparfaitement, lorsque celles-ci ont cessй, est introduite l’вme raisonnable par crйation, qui contient de maniиre parfaite ce qui s’y trouvait imparfaitement. Car, selon Avicenne, «dans la gйnйration d’un animal а partir de la semence, se produisent plusieurs gйnйrations et corruptions».

 

<Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que commander soit un acte de la raison.

         En effet, le Philosophe dit, Йthique, I : «La raison demande а juste titre aux choses les plus йlevйes», et «Ce que fait le continent lui obйit.» Commander, demander et les choses de ce genre semblent donc se rapporter а la raison.

         Cependant, commander appartient au maоtre. Or, nous sommes les maоtres de nos actes par la volontй. Commander est donc un acte de la volontй.

         Rйponse. Deux choses concourent au commandement, dont l’une relиve de la raison et l’autre de la volontй. En effet, celui qui commande incline а agir, ce qui relиve de la volontй : en effet, il appartient а celle-ci de mouvoir par mode d’agent ; il ordonne aussi а celui а qui il commande d’exйcuter ce qu’il commande, et cela appartient а la raison, de qui il relиve d’ordonner. Et si l’on considиre l’ordre entre les deux, on trouve qu’il appartient d’abord а la volontй d’aller vers quelque chose par un choix, et ensuite, au dйbut de l’exйcution, on ordonne par qui ce qui a йtй choisi doit кtre fait. Et ainsi, le commandement est de faзon immйdite un acte de la raison, mais [un acte] de la volontй qui meut en premier lieu.

         Et par cela, la solution aux objections est claire.

 

<Question 6> [А propos de la grвce]

 

<Article unique [13]> Ensuite, а propos de ce qui concerne la grвce, on demande si la charitй est augmentйe selon son essence.

         Et il semble que non.

         <1> En effet, comme l’augmentation est une certaine mutation ou variation, ce qui s’accroоt selon son essence varie et est changй selon son essence. Or, ce qui varie ou est changй selon son essence est soit engendrй, soit corrompu. Si la charitй s’accroоt selon son essence, elle est donc corrompue : en effet, elle n’est pas engendrйe, puisqu’elle existait auparavant.

         <2> De plus, la charitй ne possиde qu’une quantitй virtuelle. Or, la vertu de charitй est sa propre essence. La quantitй de charitй est donc son essence. Il ne peut donc arriver que la quantitй de la charitй varie sans variation de son essence. Et ainsi, si [la charitй] s’accroоt selon son essence, il faut que son essence soit corrompue ou engendrйe.

         Cependant, la rйcompense essentielle rйpond а l’essence mкme de la charitй. Or, certains parviennent а une plus grande rйcompense essentielle. En eux, donc, la charitй s’accroоt selon son essence.

         Rйponse. La charitй s’accroоt selon son essence.

         Mais il faut remarquer que cette prйposition «selon», parmi les divers rapports qu’elle comporte, indique parfois le sujet, comme lorsqu’on dit : «Celui est blanc selon le pied», parce que le pied est le sujet de la blancheur ; mais parfois, [elle indique] la forme, comme lorsqu’on dit : «Celui-ci est colorй selon la blancheur.» Ainsi, lorsqu’on dit que quelque chose est mы selon telle chose, on peut entendre soit le sujet, soit la forme. En effet, lorsqu’on dit : «Celui-ci se meut selon la main», on indique le sujet du mouvement ; mais lorsqu’on dit : «Celui-ci se meut selon le lieu», on indique ce qui donne sa forme spйcifique au mouvement. Ainsi donc, lorsque nous disons que la charitй est augmentйe selon son essence, on indique le sujet de l’augmentation, de sorte que le sens est : «L’essence mкme de la charitй est augmentйe», comme lorsque nous disons : «Ce qui est blanc augmente selon son essence.» Mais on n’indique pas la forme qui donne son espиce au mouvement, de sorte que le sens serait : «Elle augmente selon son essence», c’est-а-dire que son augmentation est un mouvement selon son кtre ou son essence ; mais on dit que l’augmentation se fait selon sa quantitй. Et bien que la quantitй de la charitй, qui est une vertu, soit la mкme chose que l’essence de la charitй, il n’est cependant pas nйcessaire que l’essence de la charitй soit йcartйe, car mкme dans l’augmentation corporelle, l’essence mкme de la quantitй n’est pas йcartйe, puisque demeure toujours la dimension sans limitations, mais il se produit un changement de ce qui est petit а ce qui est grand, ce qu’est l’augmentation, selon les diverses limitations qu’elle reзoit. De mкme, la vertu de charitй n’est pas enlevйe selon son essence, mais ses limites varient. En effet, toute forme reзue dans un sujet reзoit une limitation selon la capacitй de ce qui la reзoit. Ainsi, plus le sujet de la charitй est disposй а la charitй par sa conversion а Dieu, plus il participe а la charitй. Et ainsi, on dit que la charitй augmente selon son essence.

         Et par cela, la rйponse aux objections est claire.

 

<Question 7> [А propos de la faute]

         Ensuite, deux questions sont posйes а propos de la faute. Premiиrement, est-ce que Pierre, en reniant le Christ, a pйchй mortellement ? Deuxiиmement, est-ce que possйder plusieurs prйbendes sans charge d’вmes et sans dispense est un pйchй mortel ?

 

<Article 1 [14]> Premiиrement : il semble que Pierre, en reniant le Christ, n’ait pas pйchй mortellement.

         <1> En effet, une glose dit qu’il a pйchй par surprise. Or, le pйchй par surprise est vйniel, et non mortel (ainsi, les premiers mouvements, qui se produisent par surprise, sont des pйchйs vйniels). [Pierre] a donc pйchй vйniellement, et non mortellement.

         <2> Bernard dit, dans le livre Sur l’amour de Dieu, que «la charitй s’йtait assoupie chez Pierre, mais qu’elle n’йtait pas йteinte». Or, par le pйchй mortel, la charitй est йteinte. Pierre n’a donc pas pйchй mortellement.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Grйgoire, dans les Morales, que «Pierre a йtй arrachй au gouffre du Diable». Or, personne n’est dans le gouffre du Diable que par le pйchй mortel. Pierre a donc pйchй mortellement.

         Rйponse. Sans aucun doute, Pierre a-t-il pйchй mortellement en reniant le Christ.

         Ce qui apparaоt de deux faзons.

         Premiиrement, parce qu’il a reniй la foi au Christ dans un endroit oщ elle pйriclitait et sa confession йtait rйclamйe. En effet, la confession se fait par la bouche, comme il est dit en Rm 10, 10. Par lа on voit que la confession de foi est nйcessaire dans le cas mentionnй. Et, selon Augustin, dans le livre Sur le mensonge, le mensonge est au premier titre ce qu’il y a de plus pernicieux dans les choses qui relиvent de la foi,

         Deuxiиmement, parce que [Pierre] a ajoutй au dйfaut de confession et au mensonge un parjure et un blasphиme, car, comme il est dit en Mt 26, 74 : Il se mit а protester et а jurer qu’il ne connaissait pas cet homme, pйchйs manifestement graves. Aussi la Glose dit-elle sur ce passage : «Troisiиmement, il se mit а protester et а jurer qu’il ne connaissait pas cet homme, car la persйvйrance dans le pйchй accroоt les crimes, et celui qui mйprise les petites choses, tombe quand il s’agit de grandes.»

         <1> La surprise se comprend de deux maniиres. D’une maniиre, selon qu’elle est opposйe а la dйlibйration, et ainsi on dit que les premiers mouvements viennent de la surprise. Or, Pierre n’a pas pйchй ainsi par surprise. D’une autre maniиre, selon que [la surprise] s’oppose au choix ; et ainsi Pierre a-t-il pйchй par surprise, car il n’a pas pйchй par choix, comme par une malice certaine, mais sous la passion de la crainte. Or, une telle surprise n’exempte pas du pйchй mortel, comme cela est clair chez l’incontinent, qui fornique en cйdant а la concupiscence, alors qu’il avait le propos de continence.

         <2> Bernard parle de maniиre impropre et, pour кtre vrai, ce qu’il dit doit s’entendre d’un certain amour de familiaritй que Pierre avait conзu envers le Christ, [amour], qui demeura en lui aprиs le reniement. Ou bien, si on l’entend de la charitй gratuite, il faut l’entendre au sens oщ elle ne fut pas йteinte selon la prйdestination divine, qui prйparait sa pйnitence, bien qu’elle fыt йteinte en lui selon l’acte.

 

<Article 2 [15]> Deuxiиmement : il semble que possйder sans dispense plusieurs prйbendes sans charge d’вmes soit un pйchй mortel.

         <1> En effet, quiconque agit contre la dйcision d’un concile pиche mortellement. Or, celui qui possиde plusieurs prйbendes agit contre un statut d’un concile gйnйral. Il pиche donc mortellement. Dйmonstration de la mineure : dans le Dйcret, d. LXX, on dit, dans un dйcret du pape Urbain, qui commence par «Les saints canons» : «Qu’il ne soit permis а personne d’кtre titulaire de deux йglises, mais que chacun ne soit considйrй comme chanoine (canonicus[12]) que dans celle dont il est titulaire. En effet, bien que, par dйcision d’un йvкque, quelqu’un puisse кtre placй а la tкte de plusieurs йglises, il ne doit y avoir qu’un seul prйbendier rйgulier dans une йglise oщ celui-ci a йtй assignй.»

         <2> De plus, dans le Dйcret, XXI, q. 1, un dйcret du 7e concile [Nicйe, 787] dit : «Qu’un clerc ne soit pas comptй en mкme temps dans deux йglises. En effet, cela relиve d’un commerce et d’un accommodement avec un gain honteux, et cela est complиtement йtranger а la coutume de l’Йglise.» La conclusion est donc la mкme qu’auparavant.

         <3> De plus, [Jean] Chrysostome dit : «Ce dont les tйnиbres ont rougi, que la lumiиre en rougisse. Ce qui n’a pas йtй permis а la figure, j’estime que cela est dйfendu а la rйalitй. Or, il n’a pas йtй permis а la figure que celui qui percevait chez les lйvites а Bethlйem perзыt а Jйrusalem. Puisque nous devons кtre plus parfaits, que celui qui perзoit а Tyr ne perзoive pas а Damas.»

         <4> De plus, Bernard dit : «Celui qui n’est pas unique mais multiple par les bйnйfices ne sera pas unique mais multiple par les supplices.» Or, celui qui possиde plusieurs prйbendes est «multiple par les bйnйfices». Il sera donc multiple par les supplices. Et ainsi il pиche trиs gravement.

         <5> De plus, quiconque s’expose au risque et au danger de pйchй mortel pиche mortellement. Or, celui qui reзoit deux prйbendes s’expose au risque et au danger de pйchй mortel, car, en recevant plusieurs bйnйfices, il a fait serment pour les statuts des deux йglise oщ il est prйbendier, lesquels parfois ne peuvent pas кtre observйs en mкme temps, par exemple, s’il est appelй а une йlection dans les deux йglises, ou а s’occuper des affaires d’une йglise ; et principalement, s’il y a un procиs entre les deux йglises, puisqu’il est obligй envers les deux. Il semble donc qu’il pиche mortellement.

         Cependant, <1> ce qui tourne au danger commun ne doit pas кtre retenu par l’Йglise. Or, l’Йglise supporte que certains possиdent en mкme temps deux prйbendes. Il n’y a donc pas lа danger de pйchй mortel.

         <2> De plus, il est permis а quelqu’un qui possиde un patrimoine de recevoir une prйbende. Or, il y a plus en commun entre les bйnйfices ecclйsiastiques qu’entre un patrimoine et une prйbende. Il est donc aussi permis а celui qui possиde une prйbende d’en obtenir une autre.

         Rйponse. Toute question а propos de laquelle on se demande s’il y a pйchй mortel est dйterminйe dangereusement si la vйritй n’est pas expressйment atteinte, car l’erreur а propos de ce dont on ne croit pas qu’il y ait pйchй mortel n’excuse pas entiиrement la conscience, bien [qu’elle le fasse] dans une certain mesure ; mais l’erreur а propos de ce dont on croit qu’est pйchй mortel ce qui n’est pas [un pйchй] mortel lie la conscience par rapport а ce pйchй.

         Mais cela est particuliиrement dangereux lorsque la vйritй est ambiguл, ce qui se produit dans cette question. En effet, comme cette question dйpend а la fois des thйologiens, pour autant qu’elle dйpend du droit divin ou du droit naturel, et des juristes, pour autant qu’elle dйpend du droit positif, il arrive que, sur cette question, des thйologiens ont des opinions contraires а celles d’autres thйologiens, et des juristes, а celles d’autres juristes.

         Car, dans le droit divin, on ne trouve pas que [cette question] ait йtй dйterminйe expressйment, puisqu’il n’en pas fait expressйment mention dans la Sainte Йcriture, bien que des arguments puissent peut-кtre кtre tirйs de certaines autoritйs de l’Йcriture, qui ne montrent cependant pas clairement la vйritй. Mais, en la considйrant du point de vue du droit naturel, il semble pour le moment qu’il faille dire а son sujet qu’il existe une multiple diffйrence entre les actes humains. En effet, certaines choses ont une difformitй qui leur est insйparablement liйe, comme la fornication, l’adultиre et les autres choses de ce genre : elles ne peuvent d’aucune faзon devenir bonnes. Pour ces choses, on ne peut avoir plusieurs prйbendes ; autrement, dans aucun cas, on ne pourrait recevoir de dispense, ce que personne ne dit. Mais il existe certaines actions qui sont par elles-mкmes indiffйrentes par rapport au bien ou au mal, comme prendre une paille а terre ou quelque chose de ce genre ; parmi celles-ci, certains comptent le fait d’avoir des prйbendes, en disant qu’il est autant permis d’avoir plusieurs prйbendes que d’avoir plusieurs fruits. Mais cela ne semble pas кtre vrai, puisque le fait de possйder plusieurs prйbendes comporte en lui-mкme des dйsordres ; en effet, il est impossible que quelqu’un serve dans plusieurs йglises oщ il est prйbendier, alors que les prйbendes semblent avoir ordonnйes comme une rйmunйration de ceux qui y servent Dieu. Il dйcoule aussi une diminution du culte divin du fait qu’un seul est йtabli а la place de plusieurs. Il en dйcoule encore chez certains un tort а l’endroit de ceux qui ont indiquй leurs volontйs par testament, qui ont laissй certains biens а des йglises afin qu’un nombre dйterminй de serviteurs de Dieu s’y trouve. Une autre consйquence est l’inйgalitй, alors qu’un seul est comblй de bйnйfices et un autre ne peut mкme pas en avoir un. Et il y a plusieurs consйquences de ce genre qu’on peut facilement considйrer. [Le fait de possйder plusieurs bйnйfices] ne peut donc кtre rangй parmi les actions indiffйrentes. Et encore bien moins parmi celles qui sont bonnes par elles-mкmes, comme faire l’aumфne et les actions de ce genre.

         Mais il existe certaines autres [actions] qui, considйrйes absolument, comportent une difformitй ou un dйsordre, mais deviennent bonnes lorsqu’on prend en compte certaines circonstances, comme tuer ou frapper un homme comporte en soi une difformitй, mais si on ajoute le fait de tuer un malfaiteur en vue de la justice ou de frapper un dйlinquant pour cause de discipline, ce ne sera pas pйchй, mais vertueux. Et le fait de possйder plusieurs prйbendes semble compter au nombre de ces actions : en effet, bien que cela entraоne certains dйsordres, certaines circonstances peuvent cependant survenir qui amйliorent tellement l’acte que les dйsordres mentionnйs sont entiиrement йliminйs, comme, par exemple, si plusieurs йglises ont besoin de ses services et qu’il puisse davantage ou йgalement servir une йglise en йtant absent que si un autre йtait prйsent, et s’il existe d’autres choses de ce genre. Et alors, dans de telles conditions et avec une intention droite, il n’y aura pas pйchй, mкme sans l’intervention d’aucune dispense, si on l’examine seulement selon le droit naturel, car la dispense ne concerne pas le droit naturel, mais seulemenet le droit positif. Mais si quelqu’un possиde plusieurs bйnйfices avec l’intention d’кtre mieux pourvu, de vivre plus somptueusement, d’кtre plus facilement promu а l’йpiscopat en йtant йlu dans l’une des йglises oщ il se trouve prйbendier, les difformitйs mentionnйes ne sont pas enlevйes, mais augmentйes, car, avec une telle intention, possйder un seul bйnйfice, ce qui ne comporte de soi aucune difformitй, serait dйfendu. Et il faudrait parler ainsi selon le droit naturel, mкme sans que le droit positif n’intervienne.

 

* * *

 

         Mais maintenant, il est certain que cela a йtй dйfendu par des dispositions anciennes du droit. Il est aussi clair qu’il existe une coutume contraire, selon laquelle certains disent que ces dispositions du droit ont йtй abrogйes, car les droits humains sont abrogйs par une coutume contraire. Toutefois, certains disent que, par cette coutume, on ne dйroge pas au droit ancien, du fait qu’une dйcrйtale dit : «Beaucoup de choses sont supportйes avec patience, qui seraient infirmйes par la justice, si elles йtaient mises en jugement.» Et cette controverse doit кtre laissйe aux juristes, bien qu’il soit probable que, pour ce que ce droit ancien contient de droit naturel, il ne puisse кtre aboli par une coutume contraire, si elle est dйraisonnable ; pour ce qu’il contient de droit positif seulement, il peut кtre abrogй, principalement si, en cachant cette coutume contraire а ceux qui ont le pouvoir de changer le droit positif, on a l’intention de changer le droit ancien par une telle dissimulation. Si le droit ancien, qui interdit cela, demeure en vigueur, nonobstant une coutume contraire, il est certain que quelqu’un ne peut possйder plusieurs prйbendes sans dispense, mкme si surviennent des circonstances qui, au regard du droit naturel, auraient pu rendre l’acte bon. Mais si le droit ancien est abrogй par la coutume, alors, si les circonstances mentionnйs surviennent, il est permis, mкme sans dispense, de possйder plusieurs prйbendes ; si ne surviennent pas ces circonstances, cela n’est pas permis sans que n’intervienne une dispense, du fait que la dispense humaine n’enlиve pas le lien du droit naturel, mais seulement le lien du droit positif, qui est йtabli par l’homme et dont l’homme peut dispenser.

         Et par cela, la rйponse aux objections apparaоt facilemement.

 

<Question 8> [А propos de la gloire]

 

<Article unique [16]> Ensuite, on demande, а propos de ce qui se rapporte а la gloire, si tous les sains qui ont йtй canonisйs par l’Йglise sont dans la gloire, ou si certains d’entre sont en enfer.

         Et il semble que certains puissent se trouver en enfer parmi ceux qui ont йtй canonisйs par l’Йglise.

         <1> En effet, personne ne peut кtre sыr de l’йtat de quelqu’un comme lui-mкme [peut l’кtre], car ce qui concerne l’homme, personne ne le connaоt, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui, comme il est dit en 1 Co 2, 11. Or, un homme ne peut кtre sыr qu’il est lui-mкme dans l’йtat du salut. Qo 9, 1 : Personne ne sait s’il est digne de haine ou d’amour. А bien plus forte raison le pape ne le sait-il pas. Il peut donc se tromper en canonisant.

         <2> De plus, quiconque s’appuie sur un moyen faillible pour juger peut errer. Or, l’Йglise, pour canoniser les saints, s’appuie sur le tйmoignage humain, puisqu’elle fait enquкte sur la vie et les miracles en recourant а des tйmoins. Puisque le tйmoignage de l’homme est faillible, il semble donc que l’Йglise, en canonisant des saints, puisse se tromper.

         Cependant, <1> Il ne peut exister d’erreur condamnable dans l’Йglise. Or, ce serait une erreur condamnable si on vйnйrait comme saint quelqu’un qui a йtй pйcheur, car certains, connaissant ses pйchйs ou son hйrйsie, si cela se produisait, pourraient кtre conduits а l’erreur. L’Йglise ne peut donc pas errer en de telles choses.

         <2> De plus, Augustin dit, dans une lettre а Jйrфme, que, si l’on admet un mensonge dans l’Йcriture canonique, notre foi chancellera, elle qui dйpend de l’Йcriture. Or, si nous sommes tenus de croire ce qui se trouve dans la Sainte Йcriture, de mкme en est-il de ce qui est dйcidй d’une maniиre gйnйrale par l’Йglise ; c’est pourquoi celui qui a une opinion contraire а la dйcision des conciles est jugй hйrйtique. Le jugement commun de l’Йglise ne peut donc кtre erronй. Et ainsi, la conclusion est la mкme qu’auparavant.

         Rйponse. On peut juger que quelque chose est possible en le considйrant en soi, qu’on dйcouvre impossible, si on le met en rapport avec quelque chose d’extrinsиque. Je dis donc qu’il est possible que le jugement de ceux qui sont а la tкte de l’Йglise puisse errer sur n’importe quoi, si l’on considиre uniquement leurs personnes. Mais si l’on considиre la divine providence qui dirige son Йglise par son Esprit afin qu’elle n’erre pas, comme lui-mкme a promis, en Jn 16, 13, que l’Esprit qui allait venir enseignerait toute vйritй, au sujet de ce qui est nйcessaire au salut, s’entend, il est certain qu’il est impossible que le jugement de l’Йglise universelle se trompe sur ce qui se rapporte а la foi. Aussi faut-il plutфt s’en tenir а la dйcision du pape (а qui il revient de dйterminer de la foi) qu’il exprimerait en jugement, plutфt qu’а l’opinion de tous les experts en Йcritures, puisqu’on lit que Caпphe, bien que mauvais, parce qu’il йtait nйanmoins pontife, a prophйtisй sans le savoir, Jn 11, 51. Dans les autres dйcisions qui se rapportent а des faits particuliers, comme lorsqu’il s’agit de possessions, de crimes ou de choses de ce genre, il est possible que le jugement de l’Йglise se trompe en raison de faux tйmoins.

         Mais la canonisation des saints est а mi-chemin entre ces deux choses. Toutefois, parce que l’honneur que nous manifestons aux sains est une certaine profession de foi par laquelle nous croyons а la gloire des saints, il faut croire pieusement que le jugement de l’Йglise ne peut se tromper mкme dans ces choses.

         <1> Le pontife, а qui il appartient de canoniser les saints, peut кtre assurй de l’йtat de quelqu’un par l’enquкte sur sa vie et par l’attestation de ses miracles, et surtout par l’inspiration de l’Esprit Saint, qui scrute tout, mкme les profondeurs de Dieu (1 Co 2, 10).

         <2> La divine providence prйserve l’Йglise afin qu’elle ne se trompe pas dans de telles choses а cause du tйmoignage faillible des hommes.

 

 

QUODLIBET 10 : [Sur Dieu, l’ange et l’вme]

 

         On a posй des questions sur Dieu, l’ange et l’вme.

 

<Question 1> [Sur Dieu]

         А propos de Dieu, on a posй trois questions : premiиrement, sur son unitй ; deuxiиmement, sur son jugement ; troisiиmement, sur son sacrement.

 

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble que l’unitй affirme quelque chose de maniиre positive en Dieu, et non pas seulement de maniиre nйgative, selon l’opinion du Maоtre.

         <1> En effet, une chose n’est pas constituйe de privations. Or, le nombre, qui est quelque chose puisqu’il est une espиce de la quantitй, est constituй d’unitйs. L’unitй n’est donc pas affirmйe seulement selon la privation.

         <2> De plus, le nombre dйcoule de la distinction. Si donc l’unitй et le nombre n’affirmaient pas quelque chose en Dieu, il n’y aurait pas de distinction rйelle en Dieu, ce qui fait partie de l’hйrйsie sabellienne.

         <3> De plus, si l’unitй et le nombre en Dieu sont affirmйs seulement de maniиre nйgative, et que par l’unitй rien ne semble кtre йcartй que le nombre, et par le nombre rien d’autre que l’unitй, il en dйcoulera que ces deux choses en Dieu seront affirmйes selon une nйgation de nйgation. Or, la nйgation d’une nйgation n’existe que selon la raison. L’unitй et le nombre n’existeraient donc pas rйellement en Dieu, ce qui est inacceptable. Et ainsi, l’un et le nombre affirment quelque chose de positif en Dieu.

         Cependant, <1> tout ce qui est prйdicat de quelque chose en est le prйdicat selon sa raison propre. Or, la raison de l’un consiste dans une nйgation. En effet, «l’un est ce qui n’est pas divisй», selon le Philosope. [L’unitй] est donc prйdiquйe de Dieu par mode de nйgation seulement.

         <2> De plus, selon le Philosophe, Mйtaphysique, X, l’un et le multiple s’opposent comme la privation et l’habitus. Or, la privation est affirmйe par mode de nйgation seulement. L’un, qui, des deux choses mentionnйes, se situe dans la privation, est donc affirmй par mode de nйgation seulement.

         <3> De plus, l’un n’ajoute rien de rйel а un кtre, car alors une chose ne serait pas une par son essence. Il ajoute donc quelque chose selon la raison seulement. Or, ce qui appartient а une chose seulement selon la raison est une nйgation ou une relation. Comme l’un n’ajoute rien а un кtre selon une relation, puisqu’on n’y affirme rien par rapport а autre chose, il semble qu’il ajoute une nйgation.

         Rйponse. L’un, qui est le principe du nombre, affirme nйcessairement quelque chose de maniиre positive de ce а quoi il est attribuй, car, puisque le nombre est constituй par les unitйs, si l’unitй n’йtait pas quelque chose, le nombre ne pourrait кtre quelque chose, et ainsi on ne pourrait le placer а l’intйrieur d’un genre comme une espиce.

         Si donc l’un, qui est convertible avec l’кtre, est la mкme chose que l’un qui est le principe du nombre, il est nйcessaire que mкme l’un qui est convertible avec l’кtre ajoute quelque chose а l’кtre de maniиre positive. Et Avicenne concиde cela. Il veut donc que l’un qui est convertible avec l’кtre ajoute а l’кtre quelque chose qui se rapporte au genre de la mesure. Mais cela ne peut кtre, car, puisque l’un qui est convertible avec l’кtre est se dit de toute chose, il est nйcessaire que mкme cette chose que l’un ajoute а l’кtre soit une, et ainsi elle sera une par une unitй ajoutйe, et on procйdera alors а l’infini ; ou elle sera une par son essence, et si tel est le cas, il faut s’en tenir а la premiиre [affirmation], а savoir que nous affirmions de cet кtre mкme qu’il est un par son essence, et non par une chose ajoutйe. Ainsi donc, il faut comprendre, selon l’opinion d’Aristote et de son Commentateur, que l’un qui est convertible avec l’кtre n’ajoute aucune chose а l’кtre, mais seulement la nйgation de division, Et ainsi, cet un affirme aussi quelque chose de positif pour autant qu’il inclut l’кtre dans son concept, et il est affirmй de maniиre nйgative seulement quant а ce qu’il ajoute а cet кtre. Mais l’un qui est le principe du nombre, qui ajoute а l’кtre quelque chose du genre de la mesure, et aussi le nombre dont il est le principe, se rencontrent seulement dans les choses qui ont une dimension, car un tel nombre est causй par la division du continu. Et ce nombre, causй par la division du continu, est l’objet de l’arithmйtique, mкme selon Avicenne.

         Or, aucune condition propre а une chose corporelle ne peut кtre affirmйe de Dieu ni d’aucune substance spirituelle. Conformйment а cela, donc, l’un et le nombre qui font partie du genre de la quantitй ne sont pas affirmйs de Dieu et des autres substances incorporelles, mais seulement l’un qui est convertible avec l’кtre et la multitude qui s’y oppose. C’est pourquoi l’unitй en Dieu n’est affirmйe que de maniиre nйgative, quant а ce qu’elle ajoute а l’кtre, bien qu’elle affirme quelque de maniиre positive selon qu’elle inclut l’кtre. En effet, [Dieu] est un кtre indivis.

         <1> Cette objection dйcoule de l’un qui est le principe du nombre.

         <2> Cette objection serait valable si l’un et le nombre n’affirmaient rйellement rien en Dieu ; mais ils affirment une chose distincte ou indistincte pour autant que l’кtre est inclus dans la raison de l’un, comme on l’a dit.

         <3> Dans la raison de multitude, la nйgation d’une chose est incluse, mais, dans la raison d’un [est incluse] la nйgation de la nйgation et de la chose en mкme temps. On le voit clairement de cette maniиre. En effet, l’un est ce qui n’est pas divisй. Or, la division qui est niйe par l’un qui est convertible avec l’кtre, doit кtre telle qu’elle soit sauvegardйe en toute division. Or, c’est lа la division par affirmation et par nйgation. Et ainsi, la nйgation de cette division constitue la raison de l’un : en effet, est un ce qui n’est pas divisй par une telle division selon laquelle il faut accepter en lui ceci et non cela. Et ainsi, l’un, pour autant qu’il nie que l’affirmation et la nйgation <existent> simultanйment, est la nйgation d’une chose et de la nйgation simultanйment. Mais la division mentionnйe est incluse dans la raison de multitude, et ainsi y est incluse la nйgation de la chose, car «plusieurs choses» sont ainsi divisйes que l’une d’entre elles n’est pas l’autre.

 

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble que le Christ ne descendra pas sur terre pour le jugement.

         <1> En effet, а propos de ce que dit le psaume : Le Seigneur dans son saint temple, etc. (Ps 10, 5), la Glose dit que «Dieu, qui siиge au ciel, juge des bons et des mйchants». Le jugement n’aura donc pas lieu sur la terre, mais dans le ciel.

         <2> De plus, il appartient а la dignitй du juge que ceux qui doivent кtre jugйs viennent а lui, et non l’inverse. Or, le Christ est le juge le plus digne, dont le lieu est le ciel. Les hommes monteront donc au ciel oщ ils seront jugйs, mais lui ne descendra pas sur la terre pour juger les hommes.

         <3> De plus, si le jugement doit avoir lieu sur la terre, il semble qu’il se tiendra principalement dans la vallйe de Josaphat, comme on le lit en Jl 3, 2. Or, ce lieu ne pourrait contenir une telle multitude d’hommes, et ainsi, le jugement ne s’y tiendra pas. [Le jugement] n’aura donc lieu en aucun endroit de la terre.

         Cependant, <1> s’oppose а cela ce qui est dit en 1 Th 4, 16 : Le Seigneur lui-mкme, а son commandement, au cri de l’archange et au son de la trompette, descendra du ciel. Il semble donc que le jugement aura lieu sur la terre, et non au ciel.

         <2> De plus, lors du jugement, comparaоtront non seulement les йlus, mais aussi les rйprouvйs, qui auront des corps gros et lourds, et ainsi un lieu cйleste ne leur conviendrait pas, mais [un lieu] terrestre. Le jugement n’aura donc pas lieu au ciel, mais sur la terre.

         Rйponse. Le jugement est ordonnй а distribuer les rйcompenses. Ainsi, selon une double rйcompense, celle de l’вme et celle du corps, aura lieu un double jugement de Dieu : l’un, par lequel il rend bienheureux ou damne les hommes quant а leur вme, et ce jugement se produit en tout temps ; l’autre jugement, par lequel seront aussi rйcompensйs ou punis les hommes quant а leurs corps, et ce jugement aura lieu aprиs la rйsurrection, а la fin des temps. Or, le premier jugement convient au Christ en raison de sa divinitй, mais le second, en raison de son humanitй, car, comme le dit Augustin en commentant [l’йvangile] de Jean, «le Verbe de Dieu vivifie les вmes, mais le Verbe fait chair vivifie les corps». Aussi est-il dit encore en Jn 5, 27 : Il lui a donnй le pouvoir de juger, car il est le Fils de l’homme. Le jugement dernier aura donc lieu dans un endroit qui convient au Christ en raison de son humanitй, а savoir, sur cette terre oщ il est nй, a souffert et a accompli les autres fonctions de son humanitй. Pour cette raison, on dit que le jugement aura lieu dans la vallйe de Josaphat, car cette vallйe est au pied du mont des Oliviers, d’oщ le Christ est montй au ciel, afin de montrer que celui qui est montй pour rйgner est le mкme qui celui qui descendra pour juger, selon ce passage de Ac 1, 11 : Comme vous l’avez vu monter au ciel, ainsi en viendra-t-il.

         <1> Cette glose parle du premier jugement, qui convient au Christ en raison de sa divinitй, en raison de laquelle aussi le ciel lui est assignй, non pas que la divinitй soit enfermйe dans un lieu, mais parce que, parmi toutes les crйatures corporelles, c’est principalement dans le ciel qu’apparaissent les indices de la majestй divine. C’est la raison pour laquelle on dit que le ciel est le lieu de Dieu et des saints qui jouissent de Dieu.

         <2> L’accиs au lieu du jugement, c’est-а-dire la montйe au ciel, est la rйcompense qui est reзue du jugement. Aussi doit-elle suivre le jugement, et non le prйcйder. Mais il n’en est pas de mкme de l’accиs au lieu du jugement pour le jugement humain. Ainsi, ce n’est pas la mкme chose.

         <3> Lors du jugement, ni le Christ ni les йlus ne seront sur la terre, mais seulement les rйprouvйs. En effet, le Christ et les йlus seront dans l’air, selon ce que dit 1 Th 4,17 : Nous serons emportйs sur des nuйes pour rencontrer le Seigneur dans les airs. Mais les rйprouvйs seront non seulement dans cette vallйe, mais dans la rйgion environnante. Ils pourront ainsi voir le Christ et les йlus tant en raison de l’йlйvation qu’en raison de [leur] йclat.

 

<Article 3 [3]> Troisiиmement : il semble que l’espиce du vin, qui demeure dans le sacrement aprиs la consйcration, ne puisse кtre mкlйe а un autre liquide.

         <1> En effet, selon le Philosophe, Sur la gйnйration, I, ce qui peut кtre mкlй se trouve en puissance dans ce qui est mкlй, et non en acte. Si donc cette espиce du vin est mкlйe а un autre liquide, cette espиce ne demeurera pas en acte aprиs le mйlange. Or, en l’absence de l’espиce, le corps et le sang du Christ ne peuvent exister dans le sacrement. Aprиs le mйlange, le sang du Christ n’y demeurera donc pas. Or, cela est inacceptable, car, selon le Philosophe, ce qui peut кtre mкlй peut aussi кtre sйparй, et ainsi l’espиce mкlйe а un autre liquide pourra а nouveau кtre sйparйe ; une fois faite cette sйparation, s’y trouveront de nouveau le corps et le sang du Christ, alors que le corps et sang du Christ n’existent sous une espиce que pendant qu’elle est espиce. Et ainsi, le sang du Christ commencera а exister de nouveau sous l’espиce du vin d’une autre maniиre que par la consйcration, ce qui est inacceptable. Est donc aussi inacceptable ce dont cela dйcoule, а savoir que l’espиce du vin soit mкlйe а un autre liquide aprиs la consйcration.

         Cependant, <2> la forme de ce qui est mйlangй est une forme accidentelle. Or, l’accident qui s’ajoute ne corrompt pas le sujet. Aprиs le mйlange de l’espиce du vin avec un autre liquide, cette espиce elle-mкme demeure donc. Et ainsi, l’inconvйnient mentionnй n’en dйcoule pas.

         Rйponse. Certains disent qu’un liquide ne peut d’aucune faзon кtre mкlй а ces espиces sans qu’aussitфt cesse d’exister le sang du Christ dans toutes ces espиces, et cela parce que, si les espиces sont changйes, n’y demeure pas le vrai sang du Christ, mais que, par l’addition d’un liquide, une autre quantitй est produite, laquelle est sous-jacente aux autres accidents dans ce sacrement. En effet, une quantitй plus grande est produite, et ainsi le corps du Christ n’y demeure pas.

         Mais cela ne semble pas кtre vrai, car les espиces qui demeurent dans le sacrement aprиs la consйcration sont corrompues de la mкme faзon, et non autrement que cela arriverait aux substances antйrieures dont les espиces demeurent, comme il tombe sous le sens qu’elles sont incinйrйes et sont transformйes d’autres maniиres, tout а fait comme cela arriverait pour les substances du pain et du vin avant la consйcration. Or, il est clair que, par le mйlange d’une goutte d’eau, le vin n’aurait pas йtй entiиrement dйtruit, et toute l’espиce du vin n’est pas corrompue pour cette raison aprиs la consйcration. — Et il n’est pas nйcessaire, si la quantiй est augmentйe, que, pour cette raison, il s’y trouve une autre espиce, car l’addition elle-mкme n’enlиve pas l’essence de la dimension, mais en modifie la dйlimitation, qui varie non seulement par addition, mais aussi par division. Ainsi, si une telle variation suffisait pour que cessent d’exister sous les espиces le corps et le sangdu Christ, il en dйcoulerait que, par la division des espиces, ils cesseraient aussi d’exister, ce qui est manifestement faux.

         C’est pourquoi il faut dire qu’un certain mйlange d’un autre liquide fait que le sang du Christ cesse totalement d’exister sous les espиces, et un autre ne le fait pas, mais seulement dans une partie des espиces. En effet, s’il y avait lа la substance du vin et si un autre liquide y йtait mкlй en grande quantitй, ce vin serait entiиrement corrompu de sorte que le vin cesserait d’exister, si le liquide mйlangй йtait d’une autre espиce, ou ce vin cesserait d’exister, si [le liquide mйlangй] йtait de la mкme espиce. Mais si un autre liquide йtait mйlangй en petite quantitй, le mйlange de ce liquide ne pourrait affecter la totalitй du vin, mais une de ses parties, qui varierait soit selon l’espиce, si [le liquide] йtait d’une autre espиce qu’il ne perdrait pas entiиrement par le mйlange, soit selon le nombre, s’il йtait de la mкme espиce ; ou [le liquide] perdrait entiиrement son espиce par le mйlange, comme c’est le cas de la goutte versйe dans une amphore de vin. Ainsi donc, si, aprиs la consйcration, se produit un si grand mйlange de liquide qu’il suffirait а corrompre toute la substance du vin, si tel йtait le cas, le sang du Christ cesserait d’exister dans toutes les espиces. Mais s’il ne ‘agit pas d’un ausssi grand mйlange, [le sang du Christ] cesse d’exister dans une partie [des espиces], car, а supposer que le liquide mйlangй soit changй en l’espиce du vin, il n’est cependant pas converti en sang du Christ.

         <1> Si s’est produit un mйlange de l’espиce avec un autre liquide, l’espиce ne demeurerait pas la mкme ni selon l’espиce, ni selon le nombre, ni en totalitй, ni en partie. Et ainsi, le sang du Christ ne demeurera ni dans le tout ni dans une partie, mais la substance du vin. De plus, si se produit une sйparation, le sang du Christ ne s’y trouvera pas de nouveau, car les choses mйlangeables, lorsqu’elles sont sйparйes de ce qui est mйlangй, ne redeviennent pas les mкmes en nombre, mais les mкmes par l’espиce.

         <2> Quant а ce qui est objectй en sens contraire, il faut dire que la forme du mйlange peut se comprendre de deux maniиres : d’une maniиre, la forme par laquelle le corps mйlangй est situй dans une espиce, et ainsi il s’agit d’une forme substantielle (en effet, la forme de la pierre est appelйe forme du [corps] mixte) ; d’une autre maniиre, on peut appeler forme du [corps] mixte une qualitй intermйdiaire rйsultant des qualitйs mйlangйes.

         Lorsqu’on dit qu’une forme accidentelle ne dйtruit pas le sujet, on pourrait donc dire que cela est vrai, mais elle dйtuit cependant des accidents. Et ainsi, les espиces sacramentelles, qui sont des accidents, ne demeurent pas aprиs le mйlange. — Mais cette solution n’est pas conforme а la vйritй, car la forme du mйlange, puisqu’elle est une certaine qualitй intermйdiaire, ne change que les qualitйs simples dont elle est composйe ; mais les espиces sacramentelles ne sont pas dйtruites par le changement de toutes les qualitйs, car, si l’odeur du vin ou sa couleur йtaient changйes, le sang du Christ ne cesserait pas pour autant d’y exister, а moins que les dimensions, qui sont sous-jacentes aux accidents et qui jouent le rфle de substance, n’aient йtй dйtruites selon leur essence, ce qui ne peut survenir autrement que cela ne surviendrait а la substance du vin, si elle s’y trouvait.

         Et ainsi, il faut dire autre chose : l’accident ne corrompt pas le sujet effectivement, mais par mode de disposition. En effet, en supposant la qualitй qui est une disposition nйcessaire а la forme du feu, а savoir, la chaleur а son plus haut degrй, la forme de l’air est йcartйe. De mкme, en supposant la qualitй intermйdiaire qui conduit nйcessairement а la forme de ce qui est mйlangй, la forme du corps simple est йcartйe.

 

<Question 2> [А propos de l’ange]

 

<Article unique [4]> Ensuite, on demande, а propos de l’ange si la durйe chez l’ange a un avant et un aprиs.

         Et il semble que oui.

         <1> En effet, dans ce dont la durйe n’a pas d’avant et d’aprиs, exister et avoir existй sont la mкme chose. Si donc il n’y a pas d’avant et d’aprиs dans la durйe de l’ange, l’exister et l’avoir existй seront les mкmes chez l’ange. Or, cela est impossible, car Dieu ne pourrait faire que l’ange n’existe pas, puisqu’il ne peut faire qu’il n’ait pas existй. Il est donc inacceptable de dire que, dans la durйe de l’ange, il n’y a pas d’avant et d’aprиs.

         <2> De plus, aucun кtre crйй n’est infini en acte. Or, la durйe de l’ange est infinie aprиs [qu’il a йtй crйй]. [Sa durйe] n’existe donc pas toute en mкme temps en acte. Et ainsi, il s’y trouve un avant et un aprиs.

         <3> De plus, la mesure doit кtre proportionnйe а ce qui est mesurй. Or, l’кtre de l’ange est infini en acte. L’aevum[13], qui est sa mesure, est donc fini. Et ainsi, la conclusion est la mкme que ce qui prйcиde.

         <4> De plus, la raison d’йternitй se rйalise par le fait qu’elle existe en totalitй simultanйment, car, selon Boиce, Sur la consolation, V, «l’йternitй est la possession sans limite et parfaite de la vie en totalitй et simultanйment.» Si donc l’aevum, qui est la durйe de l’ange, ne comporte pas d’avant et d’aprиs, il ne semble pas diffйrer de l’йternitй.

         Cependant, <1> selon le Philosophe, Physique, IV, «c’est а cause de l’avant et de l’aprиs dans le mouvement qu’il y a avant et aprиs dans le temps, qui mesure le mouvement». Or, dans l’кtre de l’ange, il n’y a pas de mouvement et cet кtre n’est d’aucune maniиre soumis au mouvement. Dans l’aevum, qui est sa mesure, il n’y a donc pas d’avant et d’aprиs.

         <2> «Le temps n’est rien d’autre que le nombre de l’avant et de l’aprиs». Si donc, dans l’aevum, il y a lieu de compter l’avant et l’aprиs, l’aevum ne diffиre en rien du temps.

         Rйponse. Nous pouvons parler d’une chose de deux maniиres : d’une maniиre, selon qu’elle existe dans la nature des choses ; d’une autre maniиre, selon qu’elle existe dans la considйration que nous en faisons. De la premiиre maniиre, on comprend la substance d’une chose avec toutes ses dispositions et ses opйrations, car, sans elles, on ne trouve pas la substance dans la nature des choses. Mais, de la seconde maniиre, on peut comprendre la substance sans ses dispositions, car la considйration de la substance de dйpend pas de la considйration de ses dispositions.

         Si l’on attribue donc la mesure de la durйe d’une chose selon le premier mode, ainsi une durйe qui existerait toute en mкme temps ne convient qu’а Dieu seul, et non а une crйature, du fait que seul Dieu est immuable dans son essence et dans tout ce qui peut кtre considйrй а propos de son essence. Mais toute crйature est variable, soit selon sa substance, soit selon une disposition ou une opйration. Et ainsi, Augustin, dans les Questions а Orose, XXI, affirme que «toutes les crйatures existent dans le temps, mкme les anges».

         Mais si l’on attribue la mesure de la durйe а l’ange selon le second mode, c’est-а-dire selon que sa substance est considйrйe de maniиre absolue, ainsi on affirme que sa mesure est l’aevum, et non le temps.

         Or, а propos de cet aevum, il existe deux opinions.

         En effet, certains disent que, dans l’aevum, il existe un avant et un aprиs, mais non comme dans le temps, car, dans le temps, il y a un avant et un aprиs avec un certain changement, mais, dans l’aevum, [il y a un et un aprиs] sans changement. — Mais cela n’est pas comprйhensible. En effet, il est impossible que deux parties d’une durйe existent en mкme temps, dont l’une n’inclurait pas l’autre, comme le mois inclut le jour (quelque chose existe ainsi simultanйment dans le jour et dans le mois), mais deux jours et deux mois ne peuvent exister en mкme temps. Ainsi, chaque fois que l’on pose parfois dans une durйe deux parties, dont l’une est antйrieur et l’autre postйrieure, il faut que, dиs que l’une passe, l’autre apparaisse. Et ainsi, il est nйcessaire que, dans toute durйe oщ il y a un avant et un aprиs, il y ait changement. Or, la mesure de la durйe ne peut avoir de changement, si ce n’est que ce qui est mesurй par la durйe puisse recevoir un changement. Or, l’кtre de l’ange existe sans aucun changement, car il persйvиre immuable depuis le moment oщ il a commencй а exister, puisqu’il n’y a pas en lui de mouvement et qu’il n’est pas soumis а un mouvement, comme l’кtre des choses incorruptibles est soumis au mouvement cйleste.

         Ainsi donc, si l’on attribue la mesure <de la durйe> а l’ange selon sa substance seulement, celle-ci n’a pas d’avant et d’aprиs. En effet, leur кtre est ainsi mesurй par l’aevum.De mкme, si on leur attribue la mesure de la durйe selon l’opйration essentielle de la bйatitude : en effet, ils participent ainsi а l’йternitй. Mais si on leur attribue la mesure de la durйe en raison de leurs autres opйrations ou affections, alors leur mesure a un avant et un aprиs : en effet, ils sont ainsi mesurйs par le temps, selon ce que dit Augustin, Commentaire littйral sur la Genиse, VIII, que «Dieu meut la crйature spirituelle selon le temps».

         <1> Quelque chose peut кtre attribuй а une rйalitй йternelle ou «йviternelle» de deux maniиres. D’une maniиre, en raison d’elle-mкme, et ainsi on ne lui attribue ni le fait qu’elle ait йtй, ni le fait qu’elle sera, mais seulement le fait qu’elle est, car, dans le passй et le futur, sont impliquйs un avant et un aprиs, mais non dans le prйsent. D’une autre maniиre, en raison de la mesure de ce qui l’entoure ou de ce lui est sous-jacent, а savoir, en raison du temps, et ainsi on lui attribue le fait d’avoir йtй par concomitance avec le temps passй, et le fait qu’elle sera, par concomitance avec le futur. En effet, le moment mкme de l’йternitй est prйsent а la totalitй du temps. C’est pourquoi Augustin dit de Dieu, qu’il «a йtй, parce qu’il n’a jamais cessй d’кtre, qu’il sera, parce qu’il ne cessera jamais d’кtre». Dieu ne peut donc faire que l’ange n’ait pas existй, parce qu’il ne peut faire que le temps passй n’ait pas existй en mкme temps que l’ange a existй ; mais il peut faire que l’ange n’existe pas, parce qu’il peut faire que l’кtre de l’ange n’existe pas simultanйment avec le temps qui est maintenant prйsent ou sera dans le futur. Et ainsi, cette diversitй dйpend davantage de la maniиre de parler que de la nature de la chose.

         <2> On dit que quelque chose est infini de deux maniиres. D’une maniиre, par privation, et ainsi cela n’est n’attribuй qu’aux choses qui ont une extension ou une quantitй : en effet, cela seul comporte par nature d’avoir une fin. Et ainsi, l’aevum n’est aucunement infini, car il ne possиde aucune extension, si ce n’est que l’extension est considйrйe en lui par comparaison а la mesure de ce qui est sous-jacent, а savoir, du temps. Et ainsi, aucun кtre crйй n’est infini en acte. D’une autre maniиre, on dit que quelque chose est infini de maniиre nйgative, а savoir, parce qu’il n’a pas de fin. Et ainsi, mкme les choses indivisibles sont dites infinies, comme le point et l’unitй, parce qu’ils ne sont pas finis. Et l’aevum est dit infini de cette maniиre, а savoir, qu’il ne se termine pas. Or, rien n’empкche qu’un кtre crйй existe ainsi selon quelque chose d’infini en acte.

         <3> L’кtre de l’ange et l’aevum sont infinis selon le mкme mode.

         <4> Entre l’йternitй et l’aevum, on peut faire une triple diffйrence. L’une peut кtre prise de ce qui a йtй dit plus haut, car l’йternitй mesure la substance mкme de ce qui est йternel selon que cela existe dans la nature des choses, c’est-а-dire avec tout ce qui lui est attribuй, mais non l’aevum, comme on l’a dit. Une autre [vient] de ce que l’йternitй mesure l’кtre qui se tient par lui-mкme ; ainsi, l’йternitй est la mкme chose que la substance de ce qui est йternel, mais l’aevum mesure un acte d’кtre crйй, qui ne se tient pas par lui-mкme, car il est autre que la substance de l’кtre crйй. La troisiиme peut se prendre du fait que l’aevum, bien qu’il n’ait pas de terme du point de vue de sa fin, tel n’est cependant pas le cas du point de vue de son principe, alors que [n’a pas de terme] des deux points de vue.

 

<Question 3> [А propos de l’вme]

         Ensuite, on pose des quetions sur l’вme : premiиrement, а propos de sa nature ; deuxiиmement, а propos de la grвce ; troisiиmement, а propos de la gloire.

         А propos de la nature de l’вme, on a posй des questions sur sa substance et sur son opйration.

         А propos de sa substance, on a posй deux questions. Premiиrement, est-ce que l’вme est ses puissances ? Deuxiиmement, est-ce que l’вme est incorruptible selon sa substance ?

 

<Article 1 [5]> Premiиrement : l’aкme est-elle ses puissance ?

         Il semble que oui.

         <1> En effet, dans le livre Sur l’esprit et l’вme, on dit que l’вme est quelque chose d’elle-mкme, а savoir, les puissances, mais n’est pas quelque chose d’elle-mкme, а savoir, les vertus.

         <2> De plus, Augustin dit, dans le livre Sur la Trinitй, que «la mйmoire, l’intelligence et la volontй sont une seule vie, une seule essence». Or, ces «trois choses, selon le Maоtre, Sentences, I, d. 3, sont trois puissances de l’вme». Les puissances de l’вme sont donc sa propre essence.

         Cependant, <1> s’oppose а cela la distinction en trois que Denys fait dans La hiйrarchie cйleste, XI, chez les substances supйrieures, а savoir, les anges : leur substance, leur puissance et leur opйration. Or, l’ange n’est pas plus simple que l’вme. Dans l’вme elle-mкme, donc, sa vertu ou sa puissance n’est pas sa substance.

         <2> De plus, si l’on multiplie l’une parmi des choses identiques, les autres aussi [seront multipliйes]. Si donc l’вme est la mкme chose que ses puissances, il semble que, puisqu’il y a plusieurs puissances, l’essence de l’вme ne peut кtre unique.

         Rйponse. Nous pouvons parler de l’вme de deux maniиres.

         D’une maniиre, selon qu’elle est une substance, et ainsi il est impossible que l’вme soit ses puissances, pour deux raisons. — L’une vient de ce qui est propre а l’вme, car il est impossible que le mкme selon le mкme soit naturellement principe de plusieurs choses diverses, au point d’кtre quasi opposйes. Or, on trouve que l’вme, selon ses diverses puissances, est le principe d’actes divers par l’espиce et quasi opposйs. Il est donc impossible que l’essence mкme de l’вme, qui est unique, soit immйdiatement le principe de ceux=ci. Il faut donc affirmer dans l’вme, par delа sa substance, des puissances naturelles, qui sont les principes immйdiats de ces actes. — L’autre raison vient de ce qui est commun а l’вme et а toute substance crййe. En effet, en aucune substance crййe, l’acte d’кtre et l’opйration ne sont la mкme chose, car cela n’est le fait que de Dieu seul. Or, l’essence est le principe de l’acte d’кtre, mais la puissance, celui de l’opйration. Puisque de ce qui est unique par nature ne vient donc que ce qui est unique, aucune substance, а part [la substance] divine, n’est sa puissance. Et on ne saurait arguer de la puissance de la matiиre, mкme en admettant qu’elle est sa puissance, car une telle puissance n’est pas [ordonnйe] а l’opйration, mais а l’acte d’кtre.

         D’une autre maniиre, nous pouvons parler de l’вme selon qu’elle est un tout potentiel. Et ainsi, ses diverses puissances sont ses parties. De cette maniиre, l’вme est prйdiquйe de ses puissances, et inversement, selon une prйdication abusive, comme le tout intйgral l’est de ses parties, ou inversement, bien que l’abus soit moindre pour le tout potentiel que pour [le tout] intйgral, car le tout potentiel est prйsent а chacune de ses parties selon sa substance, mais non [le tout] intйgral.

         Et par cela, la rйponse aux objections est claire.

 

<Article 2 [6]> Deuxiиmement : il semble que l’вme raisonnable soit corruptible.

         <1> En effet, selon [Jean] Damascиne, nulle substance ne peut exister sans sa propre opйration. Or, l’opйration propre de l’вme raisonnable est d’intelliger, qui nйcessite le corps, puisqu’elle ne peut intelliger sans fantasmes, comme cela est clair d’aprиs le Philosophe, Sur l’вme, III. Si le corps est dйtruit, la substance de l’вme raisonnable ne demeure donc pas.

         <2> De plus, on ne trouve que ce qui a le pouvoir de toujours exister parfois existe et parfois n’existe pas (en effet, une chose existe aussi longtemps que sa puissance le demande). Ce dont on constate que parfois il existe et parfois il n’existe pas n’a donc pas le pouvoir de toujours exister. Or, on constate que tout ce qui commence а exister existe parfois et parfois n’existe pas. Rien de ce qui a commencй а exister n’a donc le pouvoir de toujours exister. Et ainsi, rien de ce qui a commencй а exister ne peut кtre incorruptible. Or, l’вme raisonnable a commencй а exister. Elle ne peut donc кtre incorruptible.

         <3> De plus, il y a un certain acte d’кtre de l’homme composй d’вme et de corps. Donc, soit l’вme a un autre acte d’кtre par delа cet acte d’кtre, soit elle n’en a pas. Si elle a un autre acte d’кtre, l’вme devient composйe une fois que son acte d’кtre est complet. Cette composition est donc accidentelle pour l’вme, et ainsi l’homme ne sera pas un кtre par soi, mais un кtre par accident, ce qui est inacceptable. Mais si [l’вme] n’a pas un autre acte d’кtre par delа l’acte d’кtre du composй, alors, aprиs que l’acte d’кtre du composй a cessй, l’вme ne peut exister. Or, par la mort corporelle, l’acte d’кtre du composй cesse. L’вme ne demeure donc pas aprиs la mort.

         <4> De plus, «l’вme est la forme du corps». [Elle l’est] donc soit par son essence, soit par un accident. Si c’est par un accident, il en dйcoulera que la composition d’вme et de corps sera accidentelle, comme celle de l’homme et de son vкtement. Si c’est par son essence, puisque la forme en tant que forme ne peut exister sans matiиre, il semble que l’вme aprиs la mort du corps ne puisse demeurer.

         Cependant, <1> s’oppose а cela ce que dit le Philosophe, Sur l’вme, II, que ce qui est raisonnable se distingue des autres choses «comme ce qui est perpйtuel par rapport а ce qui est corruptible».

         <2> De plus, dans l’Йthique, X, le Philosophe montre que la fйlicitй contemplative dйpasse [la fйlicitй] civile par le fait qu’elle est plus durable. Or, [la fйlicitй] civile dure jusqu’а la mort. [La fйlicitй] contemplative existe donc aussi aprиs la mort, et ainsi l’вme demeure aprиs la mort du corps.

         Rйponse. Il est nйcessaire d’affirmer que la substance de l’вme raisonnable est incorruptible.

         En effet, si [l’вme] est corrompue, elle est corrompue par soi ou par accident. Or, elle ne pourrait кtre corrompue par soi а moins qu’elle ne soit composйe d’une matiиre et d’une forme possйdant une contrariйtй, ce qui ne peut кtre le cas que si elle йtait un йlйment ou venait des йlйments, comme les anciens philosophes l’ont affirmй, dont les positions sont rejetйes dans Sur l’вme, I. Or, elle ne peut кtre corrompue par accident а moins d’affirmer qu’elle n’existe pas par elle-mкme, mais qu’elle n’existe qu’avec autre chose, comme c’est le cas des autres formes matйrielles, qui n’ont pas а proprement parler un acte d’кtre subsistant, mais existent par l’acte d’кtre des composйs et des subsistants dont elles sont parties, et ainsi sont-elles corrompues par accident, lorsque les composйs sont corrompus. Or, on ne peut pas dire cela de l’вme raisonnable, car il est impossible que ce qui n’a pas d’acte d’кtre par soi opиre par soi. Ainsi, mкme les autres formes n’opиrent pas, mais ce sont les composйs [qui le font] а travers les formes. Or, l’вme raisonnable opиre par soi, а savoir qu’elle intellige, ce qu’elle fait sans l’intermйdiaire d’aucun organe corporel, comme le dйmontre le Philosophe, Sur l’вme, III. En effet, elle ne pourrait connaоtre toutes les formes des choses sensibles si elle n’йtait pas dйpouillйe de toutes les formes sensibles (ou si elle n’йtait pas l’acte de toutes), puisqu’elle ne reзoit rien qu’elle n’ait dйjа. Si l’вme intelligeait par l’intermйdiaire d’un organe, il faudrait donc que toute forme sensible fasse dйfaut а son organe, puisqu’elle peut intelliger toutes les formes sensibles, comme la couleur fait dйfaut а la pupille afin que la vue puisse connaоtre toutes les couleurs. Or, il est impossible qu’il existe un organe corporel auquel fasse dйfaut toute forme sensible.

         Il reste donc que la substance de l’вme intellective soit incorruptible. C’est ainsi que mкme le Philosophe dit, Sur l’вme, I, que «l’intellect semble кtre une substance et ne pas se corrompre».

 

* * *

 

         Or, certains affirment que cet intellect incorruptible existe hors des hommes, en affirmant que l’вme qui fait partie de l’homme est corruptible. Ils affirment que l’intellect sйparй continue de deux maniиres. D’une maniиre, par illumination, selon ceux qui affirment que l’intellect agent est sйparй et incorruptible, mais l’intellect possible, uni et corruptible. D’une autre maniиre, par une continuitй entre l’intellect et les fantasmes, selon ceux qui affirment que l’intellect possible aussi est sйparй et incorruptible.

         Mais la premiиre position est impossible, car, s’il n’y a en nous qu’une puissance matйrielle, la lumiиre de l’intellect agent ne pourra кtre reзue en nous que d’une maniиre matйrielle, puisque ce qui est reзu est reзu selon le mode de ce qui reзoit. Et ainsi, elle ne sera pas reзue de maniиre intelligible, et nous ne pourrons pas intelliger. La seconde position est de mкme impossible, car les fantasmes sont en nous par notre opйration, qui dйcoule de [notre] кtre substantiel. Et ainsi, l’homme n’aura pas un кtre spйcifique par le fait qu’il est raisonnable, puisqu’il n’est raisonnable que par le fait qu’il uni а l’intellect.

         Il reste donc que l’вme humaine elle-mкme, qui est la forme du corps, soit un intellect incorruptible.

         <1> L’вme a besoin de quelque chose de corporel pour son opйration de deux maniиres. D’une maniиre, comme de l’organe par lequel elle opиre, comme elle a besoin de l’њil pour voir ; et ainsi, elle n’a pas besoin d’un organe pour intelliger, comme on l’a dйmontrй. D’une autre maniиre, l’вme a besoin de quelque chose de corporel pour son opйration comme d’un objet, comme pour voir, elle a besoin d’un corps colorй ; et ainsi, pour intelliger, l’вme rationnelle a besoin du fantasme, car «les fantasmes sont comme les sensibles pour l’вme intellective», comme il est dit dans Sur l’вme, III. Or, l’opйration qui a ainsi besoin de quelque chose de corporel, ne peut exister au dйpart sans cette rйalitй corporelle, mais elle le peut par la suite, comme l’вme sensible ne peut avoir aucune opйration sans avoir йtй d’abord mue par les sensibles, qui sont extйrieurs а l’вme, mais, par la suite, il reste l’acte de l’imagination, mкme si les sensibles ont disparu. De mкme, une fois les fantasmes dйtruits, l’opйration intellective peut-elle demeurer dans l’вme intellective.

         <2> Cet argument est une dйmonstration du Philosophe, dans Sur le ciel et le monde, I, oщ il montre que tout ce qui est engendrй est corruptible et a lieu dans les choses qui sont produites et corrompues naturellement, qui, par manque de puissance, ne peuvent avoir toujours existй, ni toujours exister а l’avenir. Mais cela n’a pas lieu dans les choses qui ont йtй produites par crйation, qui reзoivent de Dieu la puissance de toujours exister, par laquelle elles ne peuvent exister avant de l’avoir reзue.

         <3> L’вme communique son acte d’кtre au corps, qui vient а l’вme dans le corps afin que celui-ci puisse subsister, ce qui n’est le cas des autres formes. Et ainsi, l’acte d’кtre mкme de l’вme devient l’acte d’кtre du corps, et cependant demeure, une fois le composй dйtruit.

         <4> Selon son essence, l’вme est forme du corps et, le corps dйtruit, n’est pas dйtruit dans l’вme ce par quoi elle est forme, mais elle cesse seulement d’кtre forme en acte.

 

<Question 4> [Ensuite, on s’interroge sur l’opйration de l’вme]

         Et а ce sujet, deux questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que l’вme intellective connaоt tout ce qu’elle connaоt dans la Vйritй premiиre ? Deuxiиmement, est-ce que l’вme sйparйe du corps possиde les actes des puissances sensitives ?

 

<Article 1 [7]> Premiиrement : il semble que l’вme, quoi qu’elle intellige, l’intellige dans la Vйritй premiиre.

         <1> En effet, Augustin dit, Confessions, XII : «Si tous les deux nous voyons que ce que tu dis est vrai, si tous les deux nous voyons qu’est vrai ce que je dis, oщ, je te le demande, le voyons-nous ? Je ne le vois pas en toi et tu le ne le vois pas en moi, mais tous les deux [nous le voyons] dans cette Vйritй immuable qui est au-dessus de nous.» Et ainsi, tout ce que l’вme connaоt de vrai, elle le voit dans la Vйritй premiиre.

         <2> De plus, le vrai ajoute а l’кtre sa manifestation. La Vйritй premiиre est donc ce par quoi toutes choses sont manifestйes. Or, ce par quoi un autre est manifestй doit кtre ce qu’il y a de plus manifeste, comme cela est clair pour les principes dйmonstratifs et de la lumiиre corporelle, par laquelle la vue corporelle voit. La Vйritй premiиre est donc la plus manifeste pour tous les esprits. Et ainsi, tout est connu non seulement par elle, mais en elle.

         Cependant, <1> plusieurs ont une connaissance vraie а partir des premiers principes, qui ne voient rien de la Vйritй premiиre. Tout ce qui est vrai n’est donc pas connu dans la Vйritй premiиre.

         <2> De plus, Augustin dit, dans le livre Sur le libre arbitre, que «personne ne juge de la Vйritй premiиre et que personne ne juge correctement sans elle». Et ainsi, si on ne juge pas d’elle, elle n’est pas connue, et les autres choses [ne le sont pas] en elle.

         Rйponse. Comme le dit une glose sur ce passage d’un psaume : Les vйritйs se sont amoindries, etc., «plusieurs vйritйs se reflиtent dans les esprits des hommes а partir de la Vйritй premiиre, comme, dans un miroir brisй, plusieurs visages d’un homme se reflиtent а partir d’un seul visage». Or, ce reflet de la vйritй existe selon deux choses : selon la lumiиre intellectuelle, dont il est dit dans le psaume : La lumiиre de ton visage a йtй marquйe sur nous, Seigneur (v.g. Ps 88, 16) ; selon les premiers principes naturellement connus, qu’ils soient complexes ou qu’ils soient non complexes. Or, nous ne pouvons rien connaоtre de la vйritй qu’а partir des premiers principes et par la lumiиre intellectuelle, qui ne peuvent manifester la vйritй que pour autant qu’ils sont une similitude de cette Vйritй premiиre, parce qu’ils tiennent aussi d’elle une certaine immuabilitй et une certaine infaillibilitй. Ainsi donc, alors que nous sommes en route (in statu viae), tout n’est pas vu par nous dans la Vйritй premiиre selon son essence, puisqu’elle n’est pas vue par son essence par ceux qui sont en route (viatoribus) ; mais toute vйritй est connue par nous en raison de son image, а savoir, de la vйritй reproduite а partir d’elle.

         Et de lа vient que deux personnes voient la mкme vйritй, pour autant qu’une vйritй est rйflйtйe dans l’esprit des deux а partir de la Vйritй premiиre, et c’est ainsi que doit кtre compris ce que dit Augustin.

         <1> La solution du premier argument est ainsi claire.

         <2> On dit qu’une chose opиre ou meut de deux maniиres. D’une maniиre, comme par un principe formel de l’opйration ou du mouvement, et ainsi, il n’est pas nйcessaire que le mouvement de ce qui meut ou l’opйration de ce qui opиre ait son terme dans ce par quoi ils opиrent : en effet, le feu ne rйchauffe pas la chaleur par laquelle il rйchauffe. D’une autre maniиreh, comme par un instrument, et ainsi le mouvement de ce qui meut trouve son terme dans ce par quoi il meut, comme la main meut la pierre par un bвton et meut le bвton. Ce par quoi nous connaissons comme par un instrument doit donc кtre connu d’abord de nous, et ainsi nous connaissons les conclusions par les principes connus naturellement, auxquels l’intellect agent se compare coomme а des instruments, comme dit le Commentateur, Sur l’вme, III. Or, ce par quoi nous connaissons comme par la forme de celui qui connaоt ne doit pas nйcessairement кtre connu, car l’њil ne voit pas la lumiиre qui fait partie de l’њil, ni l’espиce par laquelle il voit. De la mкme maniиre, il n’est pas nйcessaire que quiconque intellige quelque chose, intellige son propre intellect, par lequel il intellige, ou la lumiиre intelligible.

         Ainsi donc, la Vйritй premiиre reflйtйe dans nos esprits est en partie nйcessairement connue de nous pour que nous connaissions d’autres choses en elles, а savoir, les principes premiers, et en partie elle n’est pas nйcessairement connue, а savoir, pour ce qui est de la lumiиre intellectuelle elle-mкme. Mais la vйritй exemplaire elle-mкme <n’est pas> vue par nous par son essence.

 

<Article 2 [8]> Deuxiиmement : il semble que l’вme sйparйe puisse avoir un acte des puissances sensitives.

         <1> En effet, Cassiodore dit, dans le livre Sur l’вme, que «l’вme sans le corps voit, s’exprime, touche et est dotйe de la puissance des autres sens».

         <2> De plus, en Lc 15, certaines choses sont dites du riche jetй en enfer, qui ne peuvent exister sans l’acte des sens. Or, il est clair que seule l’вme du riche s’y trouvait sans son corps. L’вme peut donc avoir l’opйration des sens sans le corps.

         <3> De plus, une puissance qui n’est pas amenйe а l’acte est inutile. Or, dans l’вme aprиs la mort, les puissances sensitives demeurent. Donc, les actes des sens aussi.

         Cependant, sentir est l’opйration du composй. Le composй dйtruit, [l’opйration] ne peut donc demeurer dans l’вme sйparйe.

         Rйponse. Il est impossible qu’existe dans l’вme sйparйe l’acte d’une puissance sensitive.

         Cela se dйmontre ainsi. L’opйration d’une puissance sensitive se rйalise de la mкme faзon chez l’homme et chez l’animal sans raison. En effet, l’homme voit par l’њil de la mкme maniиre que le cheval. Or, l’acte d’une puissance sensitive chez l’animal sans raison n’est pas le fait de l’вme sensitive par elle-mкme, mais par l’intermйdiaire d’un organe. En effet, si l’вme sensitive avait par soi une opйration chez l’animal sans raison, elle subsisterait par soi, et elle serait ainsi incorruptible, comme on l’a dйmontrй de l’вme raisonnable. Comme cela est inacceptable, il est impossible qu’une puissance sensitive chez l’animal sans raison ou chez l’homme ait son acte propre, mais tous ses actes sont le fait du composй. Ils ne peuvent donc pas demeurer dans l’вme sйparйe.

         Cependant, certains disent que l’вme sensitive a deux actes : l’un, qu’elle exerce par l’intermйdiaire d’un organe, qui ne demeure pas aprиs la mort ; l’autre, qu’elle exerce par elle-mкme, et celui-ci demeure aprиs la mort. Or, cela semble appuyer l’opinion de Platon а propos de l’вme : il disait que l’вme sensitive se meut elle-mкme et ainsi meut le corps, et ainsi, l’opйration par laquelle elle se mouvait elle-mкme lui йtait propre, mais l’autre par laquelle elle mouvait le corps йtait le fait du composй. Pour cette raison, Platon affirmait que mкme les вmes des animaux sans raison йtaient incorruptibles : en effet, cela est une conclusion nйcessaire. Ce que ceux-lа ne concиdent cependant pas.

         <1> Comme les opйrations de la volontй, en raison d’une certaine similitude, portent les noms des passions qui se trouvent dans l’appйtit sensible, de mкme aussi les opйrations de l’intellect portent les noms des opйrations des sens en raison d’une similitude. C’est de cette maniиre que parle Cassiodore.

         <2> Il faut comprendre mйtaphoriquement ces paroles qui sont dites du riche, ou «selon une similitude entre les choses, et non selon les choses elles-mкmes», comme le dit Augustin.

         <3> Selon certains, les puissances sensibles ne demeurent pas en acte dans l’вme sйparйe, mais dans leur racine seulement. Toutefois, si elles demeurent en acte, elles ne seront pas inutiles, mкme si les actes leur font dйfaut : en effet, elles demeurent pour l’intйgritй de la nature, comme les membres de la gйnйration dans les corps de ceux qui ressusciteront.

 

<Question 5> [Sur la grвce]

         Ensuite, onpose des questions sur ce qui concerne la grвce.

         Et а ce sujet, on pose trois questions : premiиrement, а propos du commandement sur l’honneur dы aux parents ; deuxiиmement, а propos du conseil sur le vњu d’obйissance ; troisiиmement, а propos du vњu de continence.

 

<Article 1 [9]> Premiиrement : il semble que celui dont le pиre ne peut кtre entretenu par son fils sans que celui-ci n’ait les fonds pour nourrir son pиre qu’en contractant [mariage], ne soit pas obligй de contracter [mariage] pour nourrir son pиre.

         <1> En effet, comme la charitй est ordonnйe, on est davantage obligй envers soi-mкme qu’envers son pиre. Or, il serait louable que quelqu’un s’expose а la mort pour prйserver sa virginitй. On n’est donc pas obligй de contracter mariage pour sauver la vie de son pиre.

         <2> De plus, un commandement n’est pas contraire а un conseil. Or, la conservation de la virginitй relиve d’un conseil, comme cela est clair d’aprиs 1 Co 7, 25‑40. Selon le commandement d’honorer ses parents, on n’est donc pas obligй а quelque chose qui ferait perdre sa virginitй.

         Cependant, un prйcepte affirmatif oblige pour un lieu et pour un temps. Or, le moment d’observer le commandement d’honorer ses parents, c’est lorsque que ses parents sont dans le besoin. On est donc alors obligй а un tel commandement, et ainsi il semble qu’on soit obligй de contracter mariage, si on ne peut autrement subvenir [aux besoins] de son pиre.

         Rйponse. Le cas proposй ne semble pas кtre facilement possible. En effet, il peut difficilement arriver que quelqu’un ne puisse subvenir aux besoins de ses parents sans contracter mariage, tout au moins en travaillant de ses mains ou en mendiant. Toutefois, si cela arrivait, le mкme jugement vaudrait de la conservation de la virginitй dans cette situation, que des autres њuvres de perfection, comme l’est l’entrйe en religion.

 

* * *

 

         Or, а ce sujet, les opinions divergent.

         En effet, certains disent que, si on a un pиre indigent, on doit lui abandonner ce qu’on a pour subvenir а ses besoins. On peut ainsi entrer lйgitimement en religion, en confiant le soin de ses parents au Pиre cйleste, qui nourrit mкme les oiseaux (Mt 6, 26).

         Mais parce que cette opinion semble кtre trop rude, il semble mieux de dire que soit celui qui a le propos d’entrer en religion voit qu’il peut vivre dans le siиcle sans pйchй mortel, soit [il voit qu’il ne peut pas le faire] facilement. S’il craint pour lui-mкme un danger de pйchй mortel, puisqu’il est davantage tenu de voir au salut de son вme qu’aux besoins corporels de ses parents, il ne doit pas retarder son entrйe en religion pour s’occuper de ses parents. Mais s’il voit qu’il peut vivre dans le siиcle sans pйchй, il semble qu’il faille faire une distinction : si ses parents ne peuvent d’aucune maniиre vivre sans son secours, il est alors tenu de les servir et de reporter les autres њuvres de perfection, et il pйcherait en йcartant [ses parents] ; mais si ses parents peuvent vivre sans son secours d’une certaine maniиre, mais de maniиre non honorable, il n’est pas tenu d’йcarter les њuvres de perfection.

         Il en est autrement de celui qui est dйjа entrй en religion, car, puisqu’il est dйjа mort au monde par sa professsion, il est dйliй de la loi par laquelle il йtait obligй de venir au secours de ses parents pour les choses de ce monde, selon l’enseignement de l’Apфtre, Rm 7. Pour les autres choses spirituelles, par exemple, les priиres et les choses de ce genre, il est obligй de les servir.

 

* * *

 

         Et ce qui a йtй dit de l’entrйe en religion peut aussi кtre dit de l’observance de la viriginitй et des autres њuvres.

         <1> Si quelqu’un n’a pas fait profession de virginitй, il ne devrait pas mourir de faim avant de contracter mariage.

         <2> Rien n’empкche qu’un prйcepte n’aille contre un conseil dans un cas [particulier].

 

<Article 2 [10]> Deuxiиmement : il semble que le religieux qui fait vњu d’obйissance soit tenu d’obйir en tout а son supйrieur, mкme dans les choses indiffйrentes.

         <1> En effet, par le vњu de chastetй, le religieux renonce а tout rapport charnel. Par le vњu d’obйissance, il renonce donc а sa volontй propre en toutes choses.

         <2> De plus, le bienheureux Benoоt dit dans sa Rиgle, que mкme si un supйrieur commande l’impossible, il faut essayer [de le faire]. On est donc bien davantage tenu d’obйir pour les choses indiffйrentes.

         <3> De plus, le vњu d’obйissance se rapporte а l’йtat de perfection. Or, tel ne serait pas le cas si on n’йtait tenu d’obйir que pour ce qui est contenu dans la rиgle, car tout sujet, mкme sйculier, est tenu d’obйir а son supйrieur pour certaines choses qui se rapportent а son droit de supйrieur. Il semble donc que le religieux soit tout simplement tenu d’obйir en toutes choses.

         Cependant, <1> le religieux n’est pas obligй а plus que le sйculier, si ce n’est dans la mesure oщ il s’est obligй par vњu. Or, par le vњu de sa profession, il ne s’est obligй а obйir que selon la rиgle. Il n’est donc pas tenu d’obйir а plus qu’а ce qui tombe sous la rиgle.

         <2> De plus, Bernard dit, dans le livre Sur la dispense et le prйcepte : «Qu’un supйrieur ne m’ordonne rien que je n’aie promis ; qu’il ne m’interdise rien de ce que j’ai promis.»

         Rйponse. А ce sujet, tous sont partiellement d’accord et partiellement en dйsaccord les uns avec les autres.

         En effet, qu’un religieux ne soit pas obligй d’obйir а son supйrieur pour ce qui est contre Dieu ou contre la rиgle (dans les choses pour lesquelles la dispense n’a pas йtй confiйe au supйrieur), tous le disent d’une maniиre gйnйrale. Qu’il ne soit pas obligй d’obйir pour ce qui est plus sйvиre que la rиgle, mais qu’obйir [dans ce cas] relиve d’une obйissance parfaite, tous le disent aussi.

         Mais, а propos de ce qui est indiffйrent et de ce qui est en deзa de la rigueur de la rиgle ou йgal а la rиgle, il existe deux opinions. Certains disent qu’on doit nйcessairement obйir en ces matiиres ; mais d’autres, qu’on n’est pas obligй d’obйir, mais [que le faire relиve] de la perfection. Mкme si ces deux opinions semblent beaucoup diffйrer en paroles, on dйcouvre cependant qu’elles diffиrent peu ou pas du tout en rйalitй. Car il faut comprendre que se rapportent а la rиgle non seulement ce qui est expressйment йcrit dans la rиgle, mais <aussi> ce qui se ramиne а la rиgle de quelque faзon, comme ce qui concerne la recherche de la communautй fraternelle et la punition des fautes, а quoi presque tout ce qui est ainsi indiffйrent peut se ramener. Cependant, s’il existe quelque chose qui ne se ramиne aucunement а la rиgle, ce semble кtre une opinion plus vraie de dire qu’on n’est pas obligй d’obйir en ces matiиres, mais que [cela relиve] de la perfection, comme le dit manifestement Bernard dans le livre Sur la dispense et le prйcepte, et cela, parce que l’obйissance ne s’йtend pas au delа du pouvoir ou du droit de la fonction de supйrieur, laquelle est limitйe selon la rиgle.

         <1> Le vњu de continence concerne un genre d’actes particulier, mais le vњu d’obйissance concerne d’une maniиre gйnйrale tous les actes. Ainsi, si son caractиre gйnйral n’йtait pas prйcisй, il y aurait confusion [des formes] de vie religieuse, car toutes seraient tenues а la mкme chose.

         <2> Il est question de la perfection de l’obйissance.

         <3> Par le vњu d’obйissance, le religieux est soumis а son supйrieur pour l’organisation gйnйrale de sa vie, bien que ce ne soit pas le cas pour tous les actes particuliers. Mais le sйculier est tenu d’obйir а son supйrieur pour certains actes particuliers, et non pour l’organisation gйnйrale de sa vie.

 

<Article 3 [11]> Troisiиmement : il semble qu’aprиs un vњu simple de chastetй, celui qui contracte mariage ne puisse ni rendre ni exiger ce qui est dы.

         <1> En effet, «devant Dieu, le vњu simple n’oblige pas moins que le [vњu] solennel», comme le dit le droit canonique. Or, aprиs avoir prononcй un vњu solennel, on ne peut ni rendre ni exiger ce qui est dы. Pas davantage donc aprиs avoir prononcй un vњu simple.

         <2> De plus, personne n’est excusй d’un pйchй par un pйchй. Or, celui qui contracte [mariage] aprиs un vњu simple pиche la premiиre fois qu’il rend ce qui est dы, car il peut encore accomplir son vњu en entrant en religion. Aprиs l’avoir rendu une fois, il pиche donc а nouveau soit en le rendant, soit en l’exigeant.

         Cependant, l’Йglise ne force personne а pйcher. Or, elle le force а rendre ce qui est dы, mкme aprиs un vњu simple de chastetй. On ne pиche donc pas en rendant ce qui est dы.

         Rйponse. Pour ce qui est de rendre ce qui est dы, tous sont d’accord qu’aprиs un vњu simple de continence, on est tenu de rendre ce qui est dы, car «un vњu simple ne dirime pas un contrat de mariage», et, par le fait qu’un mariage a йtй contractй, «l’homme n’a plus pouvoir sur son corps, mais la femme». Il est donc obligй de rendre ce qui est dы а la femme qui le lui demande. Mais, а propos de la reddition de ce qui est dы, certains disent que, dans la mesure oщ on en a encore la libertй, on est encore tenu d’accomplir le vњu, et ainsi on pиche en demandant ce qui est dы. Mais d’autres disent que s’il apparaоt par des signes que la femme veuille qu’on lui rendre ce qui est dы, bien qu’elle rougisse de le demander, l’homme doit le [lui] demander, mкme aprиs un vњu simple, et surtout s’il craint la chute de son йpouse. Mais cela revient а la mкme chose qu’auparavant, car cela est une demande interprйtative de la part de l’йpouse, et ainsi, en le demandant, le mari rend ce qui est dы. De la sorte, le mariage ne devient pas plus lourd pour l’йpouse, ce qui serait le cas s’il lui fallait toujours faire expressйment cette [demande].

         <1> Du fait que la transgression des deux vњux entraоne la culpabilitй d’un pйchй mortel, on dit que les deux obligent йgalemenet au regard de Dieu. Mais, pour ce qui est de l’empкchement de mariage, les deux n’ont pas la mкme efficacitй. Car, par le vњu solennel, celui qui fait vњu se livre pour ainsi dire au service corporel de Dieu en recevant l’ordre ou en entrant en religion. Or, ce que quelqu’un a donnй une fois а l’un, il ne peut ensuite le donner а un autre. Et c’est pourquoi, aprиs le vњu solennel, on ne peut se livrer au pouvoir d’une йpouse en contractant mariage.

         Mais, dans le vњu simple, il n’y a qu’une promesse. Or, celui qui a promis quelque chose а quelqu’un peut le donner а un autre, bien qu’il ne soit pas fidиle а sa promesse. Et c’est pourquoi celui qui prononce un vњu simple peut par la suite contracter mariage, bien qu’il pиche puisqu’il rend vaine la fidйlitй promise antйrieurement.

         <2> Le premier commerce charnel n’excuse pas du pйchй en tant que pйchй les suivants, par lesquels on rend ce qui est dы, mais pour autant qu’il est un acte qui consomme le mariage.

 

<Question 6> [Sur la faute, qui s’oppose а l’action droite]

         Ensuite, on pose des questions sur ce qui concerne la faute : premiиrement, а propos de la faute qui est contraire а l’action droite ; deuxiиmement, а propos de la faute qui est contraire а la foi droite.

         А propos du premier point, trois questions sont posйes. Premiиrement, а propos de l’acception de personnes, est-ce que celui qui honore un riche а cause de ses richesses, pиche ? Deuxiиmement, а propos du mйpris de la renommйe, est-ce qu’on pиche en ne repoussant pas la mauvaise renommйe ? Troisiиmement, а propos du caractиre prйcieux des vкtements, est-ce qu’il s’agit toujours d’un pйchй ?

 

<Article1 [22]> Premiиrement : il semble que celui qui honore un riche а cause de ses richesses, pиche ?

         <1> En effet, ainsi parle la Glose а propos de Jc 2, 2: Si [un homme portant des bagues d’or] entre dans votre assemblйe, etc. : «Le monde rejette le pauvre, mais fait honneur au riche ; mais la foi au Christ fait le contraire.» Or, agir contre la foi au Christ est un pйchй. Honorer les riches а cause de leurs richesses est donc un pйchй.

         <2> De plus, selon le Philosophe, Йthique, I, l’honneur est dы aux choses divines. Or, chez le riche, il n’y a rien de divin а cause de ses richesses. L’honneur ne lui est donc pas dы а cause de ses richesses.

         <3> De plus, on conclut des paroles du Philosophe, Йthique, I, que «l’honneur est une manifestation de rйvйrence en tйmoignage а la vertu». Mais parfois un riche n’est pas vertueux. Puisque rendre un faux tйmoignage est pйchй, ce qu’on ne doit pas faire afin d’йviter un scandale, il semble donc que, pour йviter aussi un scandale, le riche ne doive pas non plus кtre honorй а cause de ses richesses.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit la glose d’Augustin sur Jc 2, 2 : Si un homme entre : «S’il parle des rencontres quotidiennes, qui ne pиche pas ici ? Cependant, on ne pиche que si, par devers soi, on juge qu’il est d’autant meilleur qu’il est plus riche.» Or, en honorant un riche par des honneurs extйrieurs, on ne juge pas toujours qu’il est meilleur. On ne pиche donc pas toujours [en manifestant des honneurs extйrieurs а un riche].

         Rйponse. L’acception de personnes s’oppose а l’acception d’une cause. En effet, l’acception d’une cause consiste а se former un jugement а partir de ce qui se rapporte а la cause, ce qui est louable ; mais accepter une personne consiste а se former un jugement а partir de la condition d’une personne qui n’a pas de rapport а la cause, ce qui est vicieux. Ainsi, il arrive que, а partir de la considйration de la condition d’une personne, on porte parfois un jugement juste, mais parfois qu’il s’agisse d’acception de personnes, comme si, dans une controverse, on tranchait en faveur de celui qui est le plus instruit, il y aurait acception de personnes ; mais si, а partir d’une telle considйration, on le prйfиrait а un autre pour l’obtention de la licence [d’enseigner], il ne s’agirait pas d’acception de personnes.

         Si donc l’honneur est manifestй а un riche а cause de ses richesses, [honneur] auquel [les richesses] contribuent, il ne s’agira pas d’acception de personnes ; mais cela en sera une si les richesses n’y contribuent en rien. Or, il existe un double honneur. L’un qui est dы а quelqu’un en raison de lui-mкme, pour sa propre vertu, comme un compliment, l’imitation et les choses de ce genre. А cet honneur, les richesses n’apportent rien, de sorte que si un tel honneur est manifestй а quelqu’un а cause de ses richesses, il s’agira d’acception de personnes. C’est ainsi que Maxime Valиre dit que «les honneurs qui sont dus а la vertu, comme les triomphes et les autres choses de ce genre, ne pouvaient кtre achetйs par aucun argent chez les anciens Romains». Un autre honneur est dы а quelqu’un en raison de l’йtat qu’il occupe dans la communautй. Ainsi, c’est la communautй qui est honorйe dans le personnage, et, pour cette raison, les rois, les dirigeants et les personnes de ce genre sont honorйs, selon ce que dit 1 P 2, 13 : Honorez le roi. Et parce que, dans une communautй terrestre, les riches occupent un йtat plus йlevй, c’est la raison pour laquelle, comme le dit Augustin dans le livre sur La citй de Dieu, «les citoyens de la Jйrusalem cйleste, comme s’ils marchaient dans Babylone, doivent, suivre la coutume de ceux parmi qui ils vivent pour ce qui n’est pas contraire а Dieu». Et ainsi [doivent-ils] aussi honorer les riches, mais seulement pour les honneurs qui se rapportent aux rapports extйrieurs.

         <1> Pour ce qui se rapporte а la foi au Christ, comme c’est le cas pour l’administration des sacrements et des choses de ce genre, ce serait un pйchй de prйfйrer les riches aux pauvres ; mais, pour ce qu’exigent les rapports avec le monde, il faut suivre la coutume du monde.

         <2> Mкme les richesses, pour autant qu’elles sont un bien, sont quelque chose de divin, et principalement parce qu’elles donnent la capacitй de faire beaucoup de bien.

         <3> Cet argument porte sur l’honneur qui est manifestй а quelqu’un en raison de lui-mкme.

 

<Article 2 [13]> Deuxiиmement : il semble qu’on pиche en ne repoussant pas la mauvaise renommйe.

         <1> En effet, on dit que celui qui nйglige sa rйputation est cruel. Or, la cruautй est un pйchй. C’est donc un pйchй de ne pas rйsister а la mauvaise renommйe.

         <2> De plus, il est dit en Si 17, 12 : Il a donnй а chacun des commandements а l’йgard de son prochain, а savoir, de lui кtre utile par l’exemple et par la parole. Or, cela est empкchй par la mauvaise renommйe. Tous sont donc tenus de repousser la mauvaise renommйe.

         Cependant, s’oppose а cela que mйpriser la mauvaise renommйe est un acte d’humilitй. Ainsi, dans les Vies des pиres, on lit que beaucoup de saints pиres supportaient leur mauvaise renommйe sans la repousser. Ce n’est donc pas un pйchй [de ne pas repousser la mauvaise renommйe].

         Rйponse. Les deux choses, а savoir, le mйpris et le dйsir de renommйe, peuvent кtre louables et vicieuses. En effet, la renommйe n’est pas nйcessaire а l’homme pour lui-mкme, mais pour l’йdification du prochain. Dйsirer une [bonne] renommйe а cause du prochain relиve donc de la charitй, mais la dйsirer pour soi-mкme relиve de la vaine gloire ; et inversement, le mйpris de la renommйe pour soi-mкme relиve de l’humilitй, mais, en raison du prochain, de l’apathie et de la cruautй. Ceux donc а qui il incombe de pourvoir au salut des autres en raison de leur fonction ou de leur йtat de perfection, pиchent s’ils ne repoussent pas leur mauvaise renommйe dans la mesure du possible ; mais les autres, а qui s’impose plutфt de voir а leur propre salut, peuvent, en sauvegardant leur humilitй, mйpriser la bonne ou la mauvaise renommйe. Mais, comme la mauvaise renommй est repoussйe de deux maniиres, en enlevant l’occasion et en rйprimant la langue des dйtracteurs, tous sont tenus d’йviter la mauvaise renommйe de la premiиre maniиre, autrement cela ne pourrait se passer sans scandale actif, ce qui est toujours un pйchй. Mais ils n’y sont tenus de la seconde maniиre que dans la mesure oщ l’on doit voir au salut des proches.

         Et c’est ce que Grйgoire dit dans sa neuviиme homйlie sur Ezйchiel : «Nous ne devons pas exciter les langues des dйtracteurs de crainte qu’ils ne pйrissent ; de mкme, devons-nous supporter avec patience celles qui sont excitйes par leur propre malice afin que croisse notre mйrite. Nous devons aussi parfois les rйprimer, de crainte qu’ils ne diffusent de mauvaises choses а notre sujet et ne corrompent les cњurs des innocents qui auraient pu nous йcouter en vue du bien.» Et plus loin : «En effet, ceux dont la vie doit кtre donnйe en exemple pour qu’on l’imite doivent, s’ils le peuvent, rйprimer les paroles de ceux qui les dйtractent, de crainte que ceux qui auraient pu йcouter leur prйdication ne l’йcoutent pas et, en demeurant dans une mauvaise vie, mйprisent de bien vivre.»

         Et par cela, la solution aux objections est claire.

 

<Article 3 [14]> Troisiиmement : il semble qu’utiliser des vкtements prйcieux soit toujours pйchй.

         <1> En effet, tout ce qui est fait par vaine gloire est pйchй. Or, les vкtements prйcieux ne sont portйs que par vaine gloire. Aussi Grйgoire dit-il, dans son homйlie sur le riche convive : «Personne ne recherche les vкtements prйcieux que par vaine gloire, а savoir, afin d’кtre considйrй comme plus honorable que les autres. Que l’on recherche un vкtement prйcieux pour vaine gloire seulement, les faits en sont tйmoins : personne ne veut revкtir des vкtements prйcieux lа oщ il ne peut кtre vu des autres.» L’usage de vкtements prйcieux est donc toujours un pйchй.

         <2> De plus, а propos de 1 Tm 6, 8 : Contentons-nous d’avoir la nourriture et le vкtement, la Glose dit : «Ce qui vient en plus vient du malin.» Or, le caractиre prйcieux des vкtements vient en plus. C’est donc un pйchй.

         Cependant, <1> s’oppose а cela ce que Sйnиque dit а une reine : «Porte des vкtements dйlicats, non pour toi-mкme, mais pour que la dignitй royale ne soit pas abaissйe.»

         <2> De plus, а propos de 1 Tm 2, 9 [dit] : Non pas avec des coiffures torsadйes, avec de l’or, des bijoux ou un vкtement prйcieux, la Glose [dit] : «Au delа de sa condition.» Et ainsi, si l’on utilise des vкtements prйcieux selon sa condition, on ne pиche pas.

         Rйponse. Il faut parler ici autrement d’un personnage public et d’une personne privйe.

         Car, chez le personnage public, on considиre tant l’йtat de la dignitй que la condition de sa propre personne. А leur propos, on doit trouver deux choses, de crainte que l’autoritй de la dignitй ne vienne а кtre mйprisйe et que lui-mкme ne soit entraоnй а l’orgueil. Les deux choses peuvent donc кtre louables chez lui : qu’il utilise des [vкtements] prйcieux en vue de susciter la rйvйrence envers son autoritй, et qu’il utilise des [vкtements] vils en raison de sa propre humilitй, de telle sorte cependant que ce qui est fait pour prйserver son autoritй ne tourne а l’orgueil, et qu’«en observant une trop grande humilitй, l’autoritй [nйcessaire pour] rйgner ne soit mise en piиces», comme le dit Augustin. Pour cette raison, le prкtre utilise louablement des vкtements prйcieux lors de l’office divin par rйvйrence pour le culte divin, et il s’en abstient louablement par humilitй dans certaines formes de vie religieuse.

         Pour ce qui est la personne privйe, il est vertueux qu’en raison de sa propre humilitй, elle utilise des vкtements mкme plus abjects que son propre йtat ne l’exige. Aussi Grйgoire dit-il dans l’homйlie mentionnйe : «Si le caractиre abject d’un vкtement vil n’йtait pas une vertu, l’йvangйliste ne dirait pas avec soin а propos de Jean qu’“il йtait vкtu de poil de chameau”.» Mais il lui est permis d’utiliser des [vкtements] prйcieux selon la condition de sa propre personne ; ce serait toutefois un pйchй de dйpasser sa propre condition. Cependant, puisqu’on parle de ce qui est prйcieux d’une maniиre relative, comme de ce qui est grand, puisque ce qui est prйcieux pour l’un n’est pas prйcieux pour l’autre, le caractиre prйcieux des vкtements donne toujours l’impression de dйpasser sa propre condition, et ainsi il est toujours pйchй d’utiliser des vкtements prйcieux. C’est ainsi que parle Grйgoire.

         <1> La rйponse au premier argument est ainsi claire.

         <2> Dans la nourriture et le vкtement, est compris tout ce qui nous est nйcessaire selon ce qui convient а notre йtat.

 

<Question 7> [Sur la faute qui est contraire а la foi droite]

         Ensuite, on s’interroge sur la faute qui est contraire а la foi droite.

         Et а ce propos, deux questions sont posйes. Premiиrement, est-ce qu’il faut avoir des rapports avec les hйrйtiques ? Deuxiиmement, est-ce que ceux qui reviennent а l’Йglise doivent кtre accueillis ?

 

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble qu’il ne faille pas avoir de rapports avec les hйrйtiques.

         <1> En effet, il est dit en Mt 3, 39, dans la parabole sur l’ivraie, que le maоtre dit aux moissonneurs : Laissez-les croоtre jusqu’а la moisson. Or, la moisson est «la consommation du siиcle», comme il est dit au mкme endroit. Puisqu’on entend par l’ivraie les hйrйtiques, il semble que les hйrйtiques ne doivent pas кtre sйparйs de la communion des fidиles avant le jour du jugement.

         <2> De plus, il semble que les dirigeants qui tuent les hйrйtiques agissent а l’encontre de ce prйcepte du Seigneur.

         Cependant, s’oppose а cela ce qui est dit en 2 Co 6, 17 : Sortez du milieu d’eux et tenez-vous а l’йcart, et [Paul] parle des infidиles, ce qui est йvident par ce qu’il avait dit auparavant : Ne portez pas le joug avec les infidиles (2 Co 6, 14). Il ne faut donc pas avoir de rapport avec les hйrйtiques.

         Rйponse. Il ne faut pas avoir de rapport avec les hйrйtiques pour deux raisons.

         L’une, en raison de l’excommunication, car, puisqu’ils sont excommuniйs, il ne faut pas avoir de rapport avec eux, comme c’est le cas pour les autres excommuuniйs.

         L’autre, spйcialement а cause de l’hйrйsie. Premiиrement, а cause du danger que leur comportement ne nous corrompe, selon ce que dit 1 Co 15, 33 : Les mauvaises conversations corrompent les bonnes mњurs. Deuxiиmement, afin que nous ne semblions pas non plus donner un quelconque assentiment а leur enseignement dйvoyй. Ainsi, il est dit dans la deuxiиme lettre canonique de Jean, 10 : Si quelqu’un vient vers vous et n’a pas cet enseignement, ne l’accueillez pas dans votre maison et ne le saluez pas. En effet, celui qui salue participe aux њuvres du malin (2 Jn 10‑11) А propos de ce passage, une glose dit : «Par le fait de lui parler, on montre qu’on est en communion avec lui ; autrement, il s’agit d’une simulation, qui n’a pas sa place chez les chrйtiens.» Troisiиmement, afin que ne soit pas donnйe d’occasion d’erreur du fait de notre familiaritй. Ainsi, sur le mкme passage, une autre glose dit : «Et mкme si vous n’кtes pas vous-mкmes trompйs, d’autres peut-кtre pourraient кtre trompйs par votre familiaritй : ils croiraient que ceux-lа vous plaisent, et ainsi ils les croiraient.» Aussi une autre glose sur le mкme passage dit-elle : «Tant les apфtres que les disciples portaient un tel soin en matiиre de religion, qu’ils ne supportaient pas mкme d’кtre en communion par la parole avec ceux qui s’йtaient йcartйs de la vйritй.» Toutefois, cela doit s’entendre : exceptй si nous parlons avec l’un d’eux en vue de son salut.

         <1> Dans ce commandement, on comprend une double condition du maоtre.

         L’une, en interprйtant le commandement de la sйparation universelle des mйchants par rapport aux bons. On saisit cela par la question mкme des moissonneurs, qui disent : Veux-tu que nous allions les ramasser ? En effet, cela ne se produira pas avant le jour du jugement.

         La seconde, en interprйtant le prйcepte du moment oщ les mauvais ne peuvent pas кtre arrachйs sans danger pour les bons. Et cela est clair par la rйponse du maоtre, qui dit : Non, de crainte qu’en arrachant l’ivraie, vous n’arrachiez en mкme temps le blй avec eux. Ce qui pourrait se produire de trois faзons. Premiиrement, si quelqu’un йtait йcartй avant que sa malice ne soit dйmontrйe, comme dit la Glose que «le Seigneur nous avertit de ne pas juger d’une maniиre ambiguл». Deuxiиmement, s’il n’йtait pas obstinй dans sa malice ; ainsi, personne n’est excommuniй qu’en raison de son obstination. Aussi la Glose dit-elle au mкme endroit : «Nous sommes avertis de ne pas amputer immйdiatement, car celui qui erre aujourd’jui dйfendra peut-кtre la vйritй demain.» C’est pourquoi il est dit dans le dernier chapitre de Tite : Йvite l’hйrйtique aprиs une premiиre et une seconde correction (Tt 3, 10). Troisiиmement, si les bons sont entremкlйs avec les mйchants. Pour cette raison, une glose d’Augustin dit en cet endroit que «la multitude ne doit pas кtre excommuniйe ni les dirigeants du peuple».

         Une fois cela йcartй, les mйchants doivent кtre йloignйs, selon ce que dit 1 Co 5, 12 : Йloignez de vous le mйchant.

         <2> Et par cela, la solution du deuxiиme argument est claire.

 

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble que les hйrйtiques qui reviennent а l’Йglise ne doivent pas кtre accueillis.

         En effet, ils ont pйchй contre la foi, qui est le fondement de l’Йglise. C’est pourquoi, il ne faut pas construire sur eux en construisant l’Йglise. Ils ne doivent donc pas кtre accueillis par l’Йglise.

         Cependant, s’oppose а cela que l’Йglise ne doit fermer а personne le bercail, comme le Christ qui dit de lui-mкme : Celui qui vient а moi, je ne le jetterai pas dehors, Jn 6, 37.

         Rйponse. Aussi longtemps que dure l’йtat de cette vie, l’homme ne peut кtre entiиrement obstinй dans le pйchй. En effet, cela existera chez les damnйs aprиs la mort. C’est pourquoi, aussi longtemps qu’on vit dans cette vie, il reste а tous un «lieu de pйnitence», et tous, autant qu’ils aient fautй pour ce qui est des mњurs ou de la foi, doivent кtre accueillis par l’Йglise а la pйnitence : dire le contraire est l’hйrйsie des novatiens. Cependant, il n’est pas nйcessaire qu’ils soient accueillis en vue d’une dignitй, а moins qu’une dispense ne soit accordйe а certains par misйricorde, principalement pour le bien de la paix ou pour un autre fruit qui en est espйrй.

         <1> Aussi longtemps qu’il n’a pas le fondement de la foi, il ne peut кtre accueilli par l’Йglise ; mais, aprиs qu’il commence а l’avoir suite а sa conversion, il doit кtre accueilli.

 

<Question 8> [Sur la gloire]

 

<Article unique [17]> Ensuite, on demande, а propos de ce qui concerne la gloire, а savoir, la vision de Dieu dans la patri, si un intellect crйй peut voir Dieu par son essence.

         Et il semble que non.

         <1> En effet, il existe une certaine proportion entre l’intelligence et ce qui est intelligible. Or, il n’y a aucune proportion entre l’intellect crйй et l’essence divine, puisque la distance entre eux est infinie. L’intellect crйй ne peut donc pas voir l’essence divine.

         <2> De plus, il existe une plus grande distance entre l’esprit incrйй et l’intellect crйй qu’entre l’esprit crйй et le sens. Or, le sens ne peut connaоtre l’esprit crйй. L’intellect non plus ne peut donc [connaоtre] l’esprit incrйй.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit une glose de Grйgoire а propos d’Ex 23, 20 : L’homme ne vivra pas aprиs m’avoir vu : «Certains ont dit que Dieu est vu dans son йclat dans ce pays de la bйatitude, mais qu’on ne le voit pas du tout dans sa nature. La moindre finesse dans la recherche leur a manquй. En effet, son йclat ou sa nature ne sont rien d’autre que son essence simple et immuable, car sa nature est son йclat et son йclat est sa nature.» Et ainsi, l’essence [de Dieu] sera vue par les bienheureux.

         Rйponse. Il est nйcessaire d’affirmer que l’essence divine est vue par les bienheureux.

         En effet, la bйatitude est l’ultime perfection de la nature raisonnable. Or, rien n’est ultimement parfait sans atteindre а son principe selon son mode. Je dis cela parce qu’on atteint ce principe qu’est Dieu de deux maniиres. D’une maniиre, par une similitude, qui est commune а toute crйature, laquelle possиde autant de perfection qu’elle en obtient par sa similitude avec Dieu. D’une autre maniиre, par une opйration (en laissant de cфtй ce mode qui est propre au Christ : l’unitй de personne). Je dis : par une opйration, pour autant que la crйature raisonnable connaоt et aime Dieu. Et parce que l’вme a йtй crййe immйdiatement par Dieu, elle ne pourra кtre bienheureuse que si elle voit Dieu de maniиre immйdiate, c’est-а-dire sans un intermйdiaire qui soit une similitude de la rйalitй connue, comme l’espиce visible se trouve dans l’њil ou dans le miroir, mais non sans le moyen d’une lumiиre qui conforte l’intellect, qui est la lumiиre de la gloire, dont il est dit dans le psaume : Dans ta lumiиre, nous verrons la lumiиre (Ps 35, 10). Or, cela, c’est voir Dieu par son essence.

         Ainsi, nous affirmons que la bйatitude de la crйature raisonnable consiste en ce qu’elle verra Dieu par son essence, comme les philosophes qui ont affirmй que nos вmes dйcoulent de l’intelligence agente, ont affirmй que l’ultime fйlicitй de l’homme consiste dans le contact de notre intellect avec celle-ci.

         <1> On parle de proportion de deux maniиres. D’une maniиre, au sens propre, selon laquelle elle comporte un dйpassement dйterminй. Et ainsi, une proportion est nйcessaire entre l’intellect et l’intelligible pour qu’il y ait une connaissance comportant «comprйhension» (comprehensio), maniиre selon laquelle l’essence divine ne sera jamais vue par un intellect crйй. D’une autre maniиre, on en parle d’une maniиre gйnйrale, comme de tout rapport. Et ainsi, l’infini peut avoir une proportion avec le fini, s’il est la perfection de celui-ci ou s’il a un autre rapport avec lui. Et une telle proportion suffit pour que notre intellect voie l’essence divine en l’atteignant, mais non en le «comprenant» (comprehendendo).

         <2> Cette objection vient de la distance selon ce qui est propre а la nature, et non selon la connaissance, car l’esprit crйй n’est pas sensible, mais l’esprit incrйй est intelligible.

 

 

QUODLIBET 11 : [Sur Dieu, les anges et les hommes]

 

         On a posй des questions sur Dieu, les anges et les hommes.

         А propos de Dieu, on a posй des questions sur son immensitй, sa connaissance et la prйdestination.

 

<Question 1> [Sur Dieu : son immensitй]

 

<Article unique [1]> А propos de l’immensitй de Dieu, on a demandй s’il est propre а Dieu d’кtre partout.

         On montrait que non.

         <1> En effet, le nombre se trouve dans les choses dйnombrйes. Or, il est clair que toutes les parties de l’univers sont dйnombrйes. Le nombre se trouve donc dans toutes les parties de l’univers, et il semble ainsi qu’il soit partout. Il n’appartient donc pas а Dieu seul d’кtre partout.

         <2> De plus, l’universel est ce qui se trouve partout et toujours. Or, l’universel n’est pas ce qu’est Dieu. Il n’est donc pas propre а Dieu seul d’кtre partout et toujours.

         <3> De plus, la substance spirituelle dйpasse la [substance] corporelle. Or, «кtre partout» se rapporte а la substance corporelle, car on ne peut assigner de lieu qu’aux seules choses corporelles. А bien plus forte raison donc, «кtre partout» se rapporte aux substances spirituelles, et ainsi il semble qu’il ne soit pas propre а Dieu seul d’кtre partout.

         <4> De plus, un roi terrestre est digne d’йloge du fait qu’il puisse gouverner son rиgne mкme en son absence. Or, Dieu est plus digne d’йloge que tout roi. Il semble donc qu’il lui convienne aussi pour sa louange de gouverner tout l’univers ou certaines parties [de celui-ci] en son absence. Et ainsi, il ne semble pas qu’il soit propre а Dieu d’кtre partout.

         <5> De plus, il est certain qu’on dit que certaines choses sont proches de Dieu et d’autres, йloignйes, et que plus elles sont йloignйes, plus elles sont corruptibles. Or, on ne pourrait dire que certaines choses sont proches et d’autres йloignйes de Dieu si Dieu йtait partout. Il semble donc que Dieu ne soit pas partout.

         <6> De plus, а supposer que toute la machine du monde serait un seul corps continu, il est certain que ce corps serait partout. Il n’est donc pas propre а Dieu seul d’кtre partout.

         Cependant, Ambroise dйmontre que l’Esprit Saint est Dieu parce qu’il est partout. Or, s’il n’йtait pas propre а Dieu d’кtre partout, l’argumentation d’Ambroise n’aurait pas de valeur. Puis donc qu’une argumentation comme celle-lа vaut, il semble qu’il soit propre а Dieu seul d’кtre partout.

         Rйponse. On dit que les choses spirituelles sont dans un lieu, non pas par un contact relevant de l’йtendue, mais par [le contact de] leur puissance, et ainsi, selon la raison de la puissance de toute chose spirituelle, il nous faut parler du lieu dans lequel elle est. Or, la puissance de Dieu est infinie, et son infinitй apparaоt sur deux points. Premiиrement, parce qu’il dйpasse non seulement les crйatures qui existent, ont existй et existeront, mais aussi toutes celles qui peuvent кtre imaginйes. Dieu n’est donc pas seulement dans celles qui existent, ont existй et existeront, mais aussi dans toutes celles dont on peut imaginer qu’elles existent. Deuxiиmement, parce que la puissance de Dieu opиre en mкme temps et d’un coup en toutes, et en mкme temps et dans chacune selon le mode propre des choses. Et ainsi, entendu au sens propre, кtre partout convient а Dieu seul, mais il convient de maniиre impropre а d’autres choses d’кtre partout.

         Ainsi se distinguent le mode selon lequel Dieu est partout et [celui] selon lequel il convient а d’autres choses d’кtre partout. Car on dit des choses de ce genre qu’elles sont partout parce qu’elles sont seulement dans celles qui existent prйsentement. Mais Dieu est non seulement dans les choses qui existent, mais aussi dans celles qui sont imaginйes, dans les choses passйes et dans les choses futures. De mкme, les autres choses ne sont pas partout comme dans un seul lieu, mais comme dans divers lieux ; mais Dieu est partout de telle maniиre qu’il est dans chaque chose et dans l’ensemble, parce que sa puissance agit non seulement sur ce qui est commun dans l’univers, mais aussi sur ce qui est propre а chaque chose particuliиre. C’est pourquoi il est en toutes choses comme dans un seul lieu et comme dans plusieurs, ce en quoi кtre partout consiste au sens propre.

         Ainsi, puisque Dieu seul est partout de cette maniиre, il appartient а Dieu seul d’кtre partout.

         <1> Le nombre n’est pas dans les choses dйnombrйes comme dans un lieu, mais comme un accident dans un sujet. De plus, un nombre, bien qu’il soit dans toutes les choses dйnombrйes comme par une existence unique, n’est cependant pas dans toutes les parties, car toutes les parties ne sont pas dйnombrйes par le mкme nombre. De plus, un nombre n’est pas tout а fait unique, mais une certaine multitude. Mais Dieu est dans les choses par sa puissance et opиre en chaque chose, comme on l’a dit.

         <2> On dit que l’universel est partout et toujours plutфt par nйgation que par affirmation. En effet, on ne dit pas qu’il est partout et toujours du fait qu’il est en tout lieu et en tout temps, mais parce qu’il est abstrait de ce qui dйtermine un lieu et un temps dйterminйs. De plus, les choses universelles ne sont pas subsistantes.

         <3> La substance spirituelle dйpasse la [substance] corporelle par un dйpassement dans la dignitй de la nature, mais non par la puissance de son action. Bien plus, nous voyons que beaucoup de substances spirituelles possиdent des corps dйterminйs dans lesquels elles opиrent, comme l’вme raisonnable [possиde] un corps humain. Et ainsi, [l’argument] ne vaut pas.

         <4> Ne pas кtre partout dans le royaume relиve de l’insuffisance d’un roi terrestre, en raison du caractиre circonscrit de sa substance. Mais Dieu, puisqu’il n’est pas circonscrit, est partout. Et cependant, s’il n’йtait pas partout, il gouvernerait nйanmoins toutes choses par sa justice. Ainsi, chez le roi humain, le fait de ne pas кtre prйsent vient d’une insuffisance, mais il est digne d’йloge de gouverner en son absence. Mais Dieu est partout et gouverne toutes choses.

         <5> Cette distance et cette proximitй des crйatures par rapport а Dieu ne vient pas du lieu, mais de la similitude et de la dissimilitude, car on dit que ce qui ressemble davantage а Dieu en est plus proche, mais que ce qui s’йloigne davantage d’une similitude par rapport а lui en est йloignй.

         <6> А supposer que toute la machine du monde serait un seul corps, on ne pourrait cependant imaginer pour autant qu’elle serait partout, mais dans un seul lieu seulement, parce qu’alors ce dans quoi elle serait serait conзu comme un seul lieu. Et ainsi, elle ne serait pas en contact avec chaque chose particuliиre, ce que comporte dans sa raison le fait d’кtre partout.

 

<Question 2> [Sur Dieu : а propos de sa connaissance]

 

<Article unique [2]> А propos de la connaissance de Dieu, on demandait si Dieu connaоt le mal par le bien.

         Et il semble que non.

         <1> En effet, connaоtre une chose par une autre relиve d’une dйficience de la connaissance. Or, dans la connaissance divine, il ne peut exister aucune dйficience. Il semble donc que Dieu ne connaisse pas le mal par le bien.

         <2> De plus, connaоtre une chose par une autre, c’est raisonner en connaissant. Or, dans la connaissance divine, il n’y a pas de raisonnement. Puisque connaоtre le mal par le bien, c’est connaоtre une chose par une autre, il semble donc que Dieu ne connaisse pas le mal par le bien.

         <3> De plus, tout ce que Dieu connaоt, il le connaоt par son essence. Or, «le mal n’est pas un effet de l’essence divine, et il n’en est pas non plus l’opposй», comme le dit Augustin. Il semble donc que Dieu ne connaisance pas le mal par le bien.

         <4> De plus, le Philosophe dit, Sur l’вme, III, que «l’intellect qui est toujours en acte ne connaоtra pas la privation». Or, l’intellect divin est toujours en acte. Donc, etc.

         <5> De plus, tout ce qui est connu est connu par une similitude qui existe dans celui qui connaоt. Or, le mal n’a pas de similitude en Dieu. Dieu ne connaоt donc pas le mal par quelque chose de bon qui existe en lui.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Augustin, que «le mal est connu pour autant qu’il s’oppose au bien».

         Rйponse. La connaissance propre de chaque chose se fait selon qu’elle est connue par sa propre raison. Or, parmi les choses connaissables, il y en a qui ont leur propre raison absolue, comme l’homme et la pierre, dont la raison propre ne dйpend pas d’une autre. Mais il y en a qui n’ont pas leur propre raison absolue, mais [une raison] dйpendant d’une autre, comme sont les choses relatives, privatives et nйgatives, dont la raison dйpend de l’ordre qu’elles ont par rapport а d’autres choses, car la raison de la cйcitй n’est pas absolue, mais dйpendante, pour autant qu’elle a un ordre par rapport а la vision, dont elle prive.

         Puisque Dieu connaоt toutes choses selon leurs raisons propres, je dis qu’il connaоt de maniиre absolue les choses dont la raison est absolue et ne vient pas de quelque chose d’autre, mais qu’il connaоt les choses dont la raison est dйpendante et ordonnйe par rapport а autre chose selon qu’elles ont un ordre par rapport choses dont elles dйpendent.

         Puisque que la raison de mal n’est pas absolue mais dйpendante, pour autant qu’elle s’oppose а un bien crйй, [Dieu] connaоt donc le mal selon l’ordre que [le mal] entretient avec le bien, а savoir, selon qu’il s’oppose au bien lui-mкme.

         <1> Dans les choses qui ont une raison absolue, c’est une dйficience de la connaissance de connaоtre une chose par une autre, mais non pas dans les choses dont la raison se prend par rapport а autre chose, comme on l’a dit.

         <2> La connaissance par raisonnement consiste а connaоtre ce qui est connu par une autre chose connue absolument. Or, connaоtre une chose par une autre chose connue а laquelle elle est ordonnйe, ce n’est pas raisonner en connaissant. Et le mal est connu de cette faзon.

         <3> Bien que le mal ne soit pas opposй а l’essence divine, il est cependant opposй а l’effet de l’essence divine, car le bien incrйй n’a pas de mal qui lui soit opposй, mais le mal est opposй aux effets bons qui sont causйs par le bien incrйй. Et il est connu pour autant qu’il s’oppose а ces effets.

         <4> Cela a lieu dans l’intellect qui connaоt les choses par comparaison et par leurs espиces. Or, ce mode de connaissance n’existe pas en Dieu, qui connaоt toutes choses par son essence.

         <5> Bien que le mal n’ait pas de similitude en Dieu, cependant l’opposй du mal, а savoir, le bien crйй, a une similitude en Dieu comme dans sa cause. Et ainsi, [Dieu] connaоt le bien par lui-mкme, mais le mal par le bien.

 

<Question 3> [Sur la prйdestination]

 

<Article unque [3]> А propos de la prйdestination, on demandait si la prйdestination impose une nйcessitй.

         Et on montrait que oui.

         <1> En effet, il est certain que le prйdestinй est assurйment sauvй. Or, cela ne serait pas le cas s’il n’йtait pas nйcessaire que le prйdestinй fыt sauvй. Il semble donc que la prйdestination impose une nйcessitй.

         <2> De plus, Rm 9, 16 dit : Cela n’est pas au pouvoir de celui qui veut ou qui court, mais de Dieu misйricordieux. Il semble donc que tout ce que l’homme possиde du salut vienne de la seule prйdestination divine et de personne d’autre. Et ainsi, [la prйdestination] semble imposer une nйcessitй.

         Cependant, Augustin dit : «Celui qui t’a crйй sans toi ne te justifiera pas sans toi.»

         Rйponse. La prйdestination comporte une certitude, et cependant elle n’impose pas de nйcessitй. Mais, dans la prйdestination, il faut considйrer trois choses, dont deux sont prйsupposйes par la prйdestination, а savoir, la prescience et l’amour de Dieu, c’est-а-dire la volontй par laquelle il veut qu’un prйdestinй soit sauvй, et la troisiиme est la prйdestination elle-mкme, qui n’est rien d’autre que l’acheminement vers la fin que Dieu veut pour la chose orientйe. Or, chacune de ces trois choses comporte une certitude, et cependant elle n’impose pas de nйcessitй.

         Que la prйdestination divine comporte une certitude, cela est clair. En effet, Dieu connaоt les choses sous un mode plus noble que nous les connaissons. Car notre connaissance se rйalise dans le temps : c’est pourquoi notre regard considиre les choses selon la raison de temps, а savoir, [selon la raison] de prйsent, de passй et de futur, de sorte qu’elle connaоt ce qui est passй comme passй, ce qui est prйsent comme prйsent, ce qui est futur comme futur, et cela, naturellement. Mais la connaissance divine est au dessus du temps et n’est mesurйe que par l’йternitй. C’est pourquoi elle ne connaоt pas <les choses> en tant qu’elles existent dans le temps, mais en tant qu’elles existent dans l’йternitй, а savoir, en tant qu’elles lui sont prйsentes, et aussi bien les choses nйcessaires que les choses contingentes. Ainsi, elle connaоt toutes choses en tant qu’elles sont prйsentes dans sa «prйsentialitй» (presencialitate). Comme notre intelligence connaоt les choses prйsentes avec certitude, а bien plus forte raison Dieu connaоt-il tout ce qui lui est prйsent avec certitude. Par cela, aucune nйcessitй n’est entraоnйe pour les choses connues, comme nous voyons que quelqu’un qui se trouve dans un lieu йlevй voit avec certitude l’ordre de ceux qui avancent sur les routes et qui ne voient que ce qui leur est prйsent ; et cependant, de ce fait, aucune nйcessitй n’est imposйe aux hommes, car cela ne vient que du fait que celui qui se trouve dans un lieu йlevй regarde toutes les choses en tant qu’elles sont prйsentes, alors que, pour celui qui celui qui se trouve sur le terrain plat, les choses qui sont derriиre lui sont passйes, celles qui sont autour de lui sont prйsentes, et celles qui sont devant lui comme futures.

         Mais que la volontй divine comporte certitude, mais n’impose cependant pas de nйcessitй, on le montre ainsi. En effet, la volontй de Dieu est la cause efficace et parfaite de toutes choses, car Dieu a fait tout ce qu’il a voulu (Ps 134, 6). La perfection et l’efficacitй de celle-ci apparaоt dans le fait que [Dieu] non seulement meut et cause les choses, mais leur donne tel mode de causer, pour autant qu’il a donnй а chaque chose un mode dйterminй selon lequel elle produirait ses effets. Ainsi, parce qu’il a voulu que, dans l’univers, certaines choses soient nйcessaires et certaines soient contingentes, il a йtabli certaines causes auxquelles il a donnй de causer [leurs effets] de maniиre contingente, et certaines auxquelles il a donnй de causer leurs effets de maniиre nйcessaire. Il a donc voulu non seulement que tel ou tel effet existe, mais qu’il existe selon tel mode, а savoir, de maniиre contingente ou de maniиre nйcessaire, comme il a voulu que Pierre non seulement coure, mais coure de maniиre contingente. Et, de la mкme faзon, il a voulu sauver tel ou tel homme, mais de telle maniиre qu’il ne perdrait pas son libre arbitre. Et ainsi, le fait que Pierre ou Martin soit sauvй a deux causes : l’une, la volontй divine, et celle-ci comporte certitude ; l’autre, le libre arbitre, et celle-ci comporte contingence. Et il en est de mкme pour les autres choses, car le fait qu’elles soient contingentes leur vient d’une cause prochaine, mais qu’elles soient certaines et nйcessaires leur vient de la cause premiиre. Ainsi, la cause premiиre des choses, la volontй divine, possиde donc la certitude, mкme au sujet de ce qui est contingent, certitude par laquelle n’est pas imposйe aux choses elles-mкmes une nйcessitй, car non seulemenet [la cause premiиre] veut-elle que les choses soient, mais qu’elles soient selon tel mode, а savoir, de maniиre nйcessaire ou contingente, comme on l’a dit.

         Mais que la prйdestination comporte certitude et n’impose pas de nйcessitй, cela est aussi clair. En effet, le mouvement, la direction ou le propos de diriger vers une fin, qui est la prйdestination mкme, se rйalise selon la condition et l’ordre des causes йtablies par Dieu.Or, il est certain que lorsqu’il existe deux causes ordonnйes dont l’une est nйcessaire et l’autre contingente, l’effet est toujours contingent. Or, dans la prйdestination, il existe deux causes dont l’une est nйcessaire, а savoir, Dieu lui-mкme, et une autre contingente, а savoir, le libre arbitre. C’est pourquoi l’effet de la prйdestination doit кtre contingent. Ainsi, parce que Dieu connaоt et veut telle fin comme consйquence, la prйdestination comporte certitude ; mais parce que Dieu veut qu’[un homme] soit dirigй vers telle fin selon la libertй de son arbitre, cette certitude n’impose pour cette raison d’aucune maniиre une nйcessitй а la prйdestination.

         <1> Que tel prйdestinй soit tout а fait sauvй, cela relиve de la certitude de la prйdestination divine. Cependant, il n’y a pas lа de nйcessitй absolue, mais conditionnelle, car, si un tel est prйdestinй, il est nйcessairement sauvй, mais cela n’est pas nйcessaire de maniиre absolue.

         <2> La parole de l’Apфtre ne doit pas кtre comprise au sens oщ il n’est pas nйcessaire de notre part de vouloir et de courir, mais au sens oщ le principe premier du bien agir ne vient pas de nous, mais de la misйricordre divine qui verse la grвce. Toutefois, il faut qu’il y ait un certain principe de notre part.

 

<Question 4> [Sur les anges]

 

<Article unique [4]> Sur les anges, on a demandй, а propos du mouvement de l’ange, si son mouvement se rйalise dans l’instant

         Et il semble que oui.

         <1> En effet, il est certain que le changement de l’ange est plus simple que tout changement corporel. Or, on trouve un changement corporel qui se produit dans l’instant, comme l’illumination et les choses de ce genre. А bien plus forte raison donc, le mouvement de l’ange se produit-il dans l’instant.

         <2> De plus, le mouvement le plus noble convient а la crйature la plus noble. Or, le mouvement le plus noble est celui qui se produit dans l’instant. Il convient donc а la crйature la plus noble, l’ange.

         Cependant, tout mouvement possиde un avant et un aprиs. Or, l’avant et l’aprиs dans le mouvement est le nombre du temps. Dans tout mouvement, il y a donc temps. Aucun mouvement, mкme pas celui de l’ange, ne se produit donc dans l’instant.

         Rйponse. Tout changement comporte deux termes, auxquels il n’arrive pas d’exister simultanйment. Il est donc impossible qu’un mouvement ou un changement se produise dans l’instant de maniиre que le mкme instant embrasse les deux termes.

         <Cependant>, il faut savoir que, dans les choses corporelles, les deux termes d’un mouvement ou d’un changement peuvent se prйsenter de deux maniиres.

         D’une maniиre, en assignant un instant dans lequel le terme d’arrivйe (ad quem) existe d’abord, et un autre instant oщ le terme de dйpart (a quo) existe en dernier. Et ainsi, puisqu’«il existe toujours un temps intermйdiaire entre deux instants», il en dйcoule que le passage d’un terme du mouvement а l’autre se produit dans le temps ; de la sorte, un tel changement se produit dans le temps, et non dans l’instant. Or, cela arrive chaque fois qu’on conзoit un intermйdiaire entre deux termes d’un mouvement, comme entre le blanc et le noir, et entre l’кtre ici et l’кtre lа.

         Mais il existe certains termes d’un changement entre lesquels il ne convient pas de concevoir d’intermйdiaire, comme entre le blanc et le non blanc, entre le feu et le non feu, entre le tйnйbreux et le lumineux, car l’affirmation et la nйgation sont par elles-mкmes immйdiates, et, de la mкme faзon, la privation et la forme dans un sujet dйterminй. Bien que, dans de telles choses, il faille concevoir un instant dans lequel se trouve d’abord le terme d’arrivйe, cependant il n’y a pas lieu de concevoir un instant dans lequel existe en dernier lieu un terme d’origine. En effet, puisqu’«il existe un temps intermйdiaire entre deux instants», il en dйcoulerait que, dans ce temps intermйdiaire, il ne se trouverait dans aucun des deux extrкmes, ce qui est impossible, puisque les extrкmes sont tout а fait immйdiats. Il faut donc dire que, puisque l’instant dans lequel se trouve le terme d’arrivйe est le terme d’un certain temps, le terme de dйpart dure pendant tout le temps prйcйdent. Et ainsi, comme il n’existe pas de temps intermйdiaire entre le temps et l’instant qui est le terme du temps, il ne se produit pas de passage d’un extrкme а l’autre dans le temps, mais le terme de dйpart cesse d’кtre et le terme d’arrivйe commence а кtre dиs le premier instant. Et les changements de ce genre s’appellent instantanйs, comme sont l’illumination, la gйnйration et la corruption. Mais il faut que ces changements soient les termes de mouvements continus et existant dans le temps, car le temps oщ existe en dernier le terme de dйpart mesure un certain mouvement, selon lequel le sujet accиde au terme d’arrivйe, comme la matiиre est disposйe а la forme par l’altйration et le corps lumineux accиde au lieu dans lequel il luit par le mouvement local. Et ainsi, on dit que la gйnйration et la corruption sont les termes de l’altйration, et <les tйnиbres et> l’illumination, ceux du mouvement local.

         Ainsi donc, il existe deux dispositions dans les changements corporels, mais aucune des deux ne peut exister dans le mouvement de l’ange. En effet, comme le mouvement de l’ange se prend selon les divers contacts virtuels de l’ange par rapport а divers lieux, contacts qui ne sont pas continus, il en dйcoule que le mouvement de l’ange n’est pas continu, et ainsi le temps qui mesure au sens propre le mouvement de l’ange n’est pas continu, puisque «la continuitй du temps vient de la continuitй du mouvemment», comme il est dit en Physique, IV (en effet, on ne peut dire que le mouvement de l’ange est mesurй par un temps continu, qui est le nombre du mouvement du ciel, car le mouvement de l’ange ne dйpend pas du mouvement du ciel). Et ainsi, il en dйcoule que le mouvement de l’ange est mesurй par un certain temps dans lequel il y a des instants qui se succиdent sans continuitй, car le temps n’est pas continu par le fait qu’il est nombre, mais par le fait qu’il est nombre d’un mouvement continu. Ainsi donc, dans le mouvement de l’ange, les deux extrиmes d’un mouvement n’existent pas dans deux instants entre lesquels il y a un temps intermйdiaire, et а nouveau l’un des extrкmes n’existe pas dans le temps et un autre dans l’instant qui termine le temps, mais les deux extrкmes existent dans deux instants, entre lesquels il n’existe pas de temps intermйdiaire. Il faut ainsi dire que le mouvement de l’ange se produit dans le temps, quoique d’une autre faзon dont les mouvements corporels existent dans le temps.

         <1> Le changement de l’ange selon ce qu’on a dit plus haut s’avиre plus simple qu’un changement corporel : en effet, il est plus simple que le changement dont les deux extrкmes existent dans deux extrкmes entre lesquels survient un temps intermйdiaire, alors qu’un temps intermйdiaire ne survient pas entre les deux instants du mouvement de l’ange. Il est aussi plus simple que celui dont un extrкme existe en totalitй dans un tout selon un temps continu, puisqu’un extrкme existe ici dans un instant indivisible, et cependant il n’intervient pas lа non plus de temps intermйdiaire. Et parce qu’il est plus simple, il en dйcoule qu’il est aussi plus noble.

         <2> La solution au deuxiиme argument est ainsi claire.

 

<Question 5> [Sur l’homme : а propos des parties de la nature humaine]

         Ensuite, on a posй des questions sur l’homme.

         Et, а propos de l’homme, on s’est interrogй sur les parties de la nature humaine, sur les sacrements de la grвce et sur le comportement de la vie humaine.

         Sur le premier point, on posait deux questions : premiиrement, а propos de l’вme ; deuxiиmement, а propos du corps.

 

<Article unique [5]> А propos de l’вme, on a demandй si l’вme sensitive et [l’вme] intellective sont de la mкme substance.

         Et on montrait que non.

         <1> En effet, l’вme sensitive est amenйe de la puissance а l’acte, mais l’вme intellective apparaоt par crйation. La substance des deux n’est donc pas la mкme.

         <2> De plus, en aucune substance qui est une et la mкme, ne se produisent dans le mкme temps des mouvements vers des contraires. Or, le sens et la raison sont mus dans le mкme temps vers des contraires, comme le dit l’Apфtre : Je vois une autre loi dans mes membres qui s’oppose, etc. (Rm 7, 23). L’вme sensitive et l’вme raisonnable n’ont donc pas la mкme substance.

         <3> De plus, il est certain que le corruptible et l’incorrutible ne font pas partie du mкme genre. Ils ne sont donc pas les mкmes numйriquement. Or, l’вme sensitive est corruptible, mais l’вme intellective est incorruptible. L’вme sensitive et l’вme intellective ne sont donc pas numйriquement les mкmes, et ainsi elles ne sont pas de la mкme substance.

         <4> De plus, l’вme sensitive est commune а nous et aux animaux sans raison. Or, chez les animaux sans raison, elle est tirйe de la puissance de la matiиre. Chez nous, donc, de la mкme maniиre. Elle n’est donc pas la mкme que l’вme intellective, qui est par crйation.

         Cependant, «il n’existe qu’une seule perfection pour un unique perfectible». Or, le corps humain est un seul perfectible. L’вme, qui est sa perfection, n’est donc qu’unique.

         Rйponse. А propos de l’ordre des formes, il existe deux opinions.

         L’une est celle Avicebron et de certains de ses disciples, qui disent que, selon l’ordre des genres et des espиces, il existe diverses formes substantielles qui se succиdent, comme il y a une substance, puis un corps, puis un corps animй, puis un animal. Ils disent donc qu’il y a une forme substantielle par laquelle il y a une substance seulement, puis une par laquelle il y a un corps, ensuite une autre par laquelle il y a quelque chose d’animй, et une autre par laquelle il y a un animal, et de mкme y en a-t-il une autre par laquelle il y a un homme. Et ils parlent ainsi de la mкme faзon des autres formes substantielles des choses. — Mais cette position ne peut кtre tenue, car, puisque la forme substantielle est ce qui fait telle chose et qui donne l’кtre substantiel de la chose, alors seule la premiиre forme serait substantielle, puisque seule elle donnerait l’кtre substantiel de la chose et ferait telle chose. Mais toutes les autres formes aprиs la premiиre surviendraient accidentellement et ne donneraient pas а la chose d’кtre absolument, mais d’кtre telle. Et ainsi, lors de leur perte ou de leur acquisition, il n’y aurait pas gйnйration et corruption, mais seulement altйration. Il est donc clair que cela n’est pas vrai. De mкme en serait-il pour les puissances de l’вme, car seule la premiиre [forme], а savoir, la [forme] vйgйtative, serait forme substantielle et ferait telle chose, mais les autres seraient adventices, ce qui est complиtement faux.

         C’est pourquoi il faut dire que les formes de ce genre diffиrent selon le parfait et l’imparfait. En effet, il existe une forme qui donne d’кtre seulement un corps ; une autre est plus parfaite, qui donne d’кtre et de vivre de n’importe quel genre de vie ; une autre qui, avec elles, donne aussi le sens. Il est donc clair que [la forme] ultime est toujours plus parfaite que les prйcйdentes et entretient avec les prйcйdentes le rapport de ce qui est le plus parfait а ce qui le plus imparfait. Et ainsi, tout ce qui est contenu dans celles-ci se trouve virtuellement dans [la forme] ultime. Il faut donc dire que l’вme sensitive et l’вme intellective sont d’une seule et mкme essence, mais que l’вme intellective entretient avec la sensitive le rapport de parfait а imparfait. Mais que, d’une maniиre particuliиre, l’вme sensitivie et l’вme intellective soient d’une seule essence, le signe en est que, si les puissances de l’вme n’йtaient pas enracinйes dans une seule essence, jamais l’une ne serait empкchйe par l’autre, ni mкme la puissance de l’une ne rejalllirait-elle sur l’autre. De mкme, comme l’intellect n’a pas d’organe dйterminй dans le corps, par l’intermйdiaire duquel il puisse exercer ses opйrations, pourquoi serait-il uni au corps, s’il n’йtait de la mкme essence que l’вme sensitive ?

         Ainsi donc, il est clair qu’il n’existe qu’une seule essence de l’вme sensitive et de l’вme intellective, mais qu’elles diffиrens selon le parfait et l’imparfait, comme on l’a dit.

         <1> L’вme sensitive est tirйe de la puissance de la matiиre chez les animaux sans raison ; mais, en nous, elle existe par crйation, puisque son essence est l’essence de l’вme raisonnable, qui existe par crйation.

         <2> Il n’est pas inconvenant que quelque chose qui est identique soit mы dans des directions opposйes selon ses diverses puissances ou parties. C’est pourquoi, bien que la substance de l’вme humaine soit la mкme que celle de l’вme sensitive et de l’вme intellective, elle peut кtre mue dans des directions opposйes selon ses diverses parties ou puissances, comme lorsque le sens est mы vers ce qui lui est propre, et la raison vers ce а quoi elle est ordonnйe.

         <3> Bien que le corruptible ne soit pas la mкme chose que l’incorruptible, on trouve cependant un incorruptible qui possиde une propriйtй commune avec le corruptible. Ainsi en est-il pour l’вme raisonnable, car la substance mкme de l’вme est incorruptible, mais nйanmoins elle possиde elle-mкme quelque chose, а savoir, l’вme sensitive, qui est aussi commun avec le corruptible.

         <4> Bien que l’вme sensitive soit commune а nous et aux animaux sans raison pour ce qui est du genre, cependant, pour ce qui est de la raison de l’espиce, autre est l’вme sensitive chez l’homme et autre chez les animaux sans raison. De mкme, autre est-elle chez l’вne, chez le cheval et chez le bњuf, car, selon qu’ils diffиrent selon l’espиce, de mкme l’вme sensitive diffиre-t-elle en eux. C’est pourquoi il n’en dйcoule pas que, si l’вme est tirйe de la puissance de la matiиre chez les animaux sans raison, ce soit aussi le cas chez l’homme, car, chez l’homme, elle est d’une espиce supйrieure et elle existe par crйation, comme on l’a dit.

 

<Question 6> [Sur le corps]

 

<Article unique [6]> Ensuite, а propos du corps, on a demandй s’il ressuscite le mкme numйriquement.

         Et on montrait que non.

         <1> En effet, selon le Philosophe, Topiques, I, on dit de quelque chose qu’il est identique numйriquement lorsqu’il est le mкme au sens propre, par l’accident et par la dйfinition. Or, les corps des ressuscitйs n’auront pas les mкmes choses en propre, car maintenant, il y la capacitй de rire, mais alors elle n’existera pas. Ce ne sont pas les mкmes accidents, parce que maintenant, il y a le blanc, le crйpu, le musicien et ainsi de suite, ce qui n’existera pas alors. Ce n’est pas non plus la mкme dйfinition, car maintenant [le corps] est dйfini par quelque chose de mortel, mais alors il ne sera pas mortel. Il semble donc qu’il ne ressuscitera pas le mкme numйriquement.

         <2> De plus, l’identitй de matiиre rend identique numйriquement. Or, la matiиre du corps qui ressuscite ne sera pas la mкme que celle du corps qui existe maintenant, puisque plusieurs formes seront reprises en elle. Le corps ne ressuscitera donc pas identique numйriquement.

         <3> De plus, le Philosophe dit, dans le livre Sur l’вme, que ce n’est pas une statue identique numйriquement qui est dйtruite et qui est produite а nouveau avec le mкme airain. Pour la mкme raison, le corps qui se corrompt maintenant ne sera donc pas identique а celui qui ressuscitera.

         <4> De plus, il est certain que l’homme est homme par l’humanitй, et un seul homme par une seule humanitй. Or, dans le corps qui existe maintenant et qui ressuscitera, il y aura deux humanitйs, car la forme du tout est dйtruite par la mort. Il y aura donc deux hommes, et ainsi il semble que les corps ne ressusciteront pas identiques numйriquement.

         Cependant, Job [dit] : Celui que moi-mкme je verrai, etc. (Jb 19, 27).

         Rйponse. Pour que quelque chose soit identique numйriquement, est nйcessaire l’identitй des principes essentiels. Ainsi, qu’un des principes essentiels varie dans un individu, il est aussi nйcessaire que son identitй varie. Or, est essentiel а tout individu ce qui est de la raison de l’individu mкme, comme sa matiиre et sa forme sont des йlйments essentiels de toute chose. Aussi, si les accidents varient et changent, alors que les principes essentiels de l’individu demeurent, ce mкme individu demeure-t-il le mкme numйriquement. Comme les principes essentiels de l’homme sont l’вme et le corps et que ceux-ci demeurent, puisque la mкme вme et le mкme corps ressuscitent, il faut dire que les corps des hommes ressusciteront identiques numйriquement.

         <1> Cette objection vient d’une mauvaise comprйhension du texte. En effet, on ne dit pas d’une chose qu’elle est identique numйriquement parce qu’elle a le mкme accident maintenant et par la suite, et que ce qui lui est propre est identique Mais cette chose est identique numйriquement qui est identique avec l’accident et identique avec ce qui lui est propre, comme lorsqu’un sujet est identique avec l’accident, avec ce qui lui est propre et avec sa dйfinition, alors que [ne sont pas identiques] celles qui ont le mкme accident, la mкme chose en propre et une seule dйfinition. Il est donc clair que celui qui a prйsentй l’objection a mal compris le texte. — Mais а supposer que l’objection procиde selon cette interprйtation, il faut dire qu’elle s’entend des accidents qui individuent, а savoir, des dimensions, et ceux-ci existeront dans les corps glorifiйs. De mкme, on y trouvera identique ce qu’on a en propre, а savoir, le rire. Job [dit] : Ta bouche sera comblйe de rires et tes lиves de joie (Jb 8, 21). Mais, а propos de la dйfinition, il faut dire que, bien que [le corps] ressuscitera immortel, la nature de la mortalitй ne lui sera cependant pas enlevйe, car la nature humaine sera lа, qui a par elle-mкme d’кtre mortelle.

         <2> Bien que la mкme matiиre rende identique numйriquement, la matiиre nue ne le fait cependant pas, ni celle qui donne le principe du nombre, mais une seule matiиre, selon qu’elle est soumise а des dimensions qui la dйlimitent, rend identique numйriquement. De sorte que, bien que de multiples formes soient rappelйes dans la matiиre du corps de celui qui ressuscite, le corps ressuscitera cependant sous les mкmes dimensions et avec les mкmes principes essentiels.

         <3> Augustin dit le contraire. En effet, il pense que, si la statue est reconstruite avec le mкme airain, elle est identique numйriquement. Cependant, il faut dire que toutes les choses artificielles sont situйes de deux maniиres dans un genre ou dans une espиce, car [elles le sont] soit par leur matiиre, soit par leur forme. Mais les choses naturelles sont situйes dans un genre ou une espиce seulement par leur forme. Or, les formes accidentelles, parce qu’elles sont des accidents, doivent кtre situйes dans un genre ou une espиce selon leur matiиre, mais non les [formes] naturelles, car elles sont [des formes] substantielles. Je dis donc que si l’on considиre la statue selon qu’elle est situйe dans un genre ou une espиce par sa matiиre, ainsi la mкme statue est reconstruite ; mais si elle est considйrйe selon qu’elle est situйe dans un genre ou une espиce par sa forme, je dis alors que la mкme n’est pas reconstruite, mais une autre, car autre est la forme de celle-ci et de celle-lа. Mais, dans le corps, il n’en est pas ainsi, parce que, dans le corps, ce sera la mкme forme.

         <4> Il n’y a pas deux humanitйs dans le corps qui est corrompu et qui ressuscitera, mais une seule, parce que les principes essentiels ne sont pas changйs, mais demeurent les mкmes.

 

<Question 7> [Sur les sacrements de la grвce]

         Sur les sacrements de la grвce, on a posй trois questions : premiиrement, а propos du sacrement de confirmation ; deuxiиmement, а propos du sacrement de l’eucharistie ; troisiиmement, а propos du sacrement de mariage.

 

<Article unique [7]> Premiиrement, on a demandй si seul l’йvкque doit confйrer le sacrement de confirmation ou aussi un autre.

         Et il semble que, non seulement l’йvкque peut confйrer ce sacrement, mais aussi n’importe quel prкtre.

         <1> En effet, il est certain qu’un grвce spirituelle est confйrйe par la confirmation. Or, l’octroi d’une telle grвce doit кtre ordonnйe de telle maniиre qu’elle ne puisse кtre empкchйe. Mais il est certain qu’elle est souvent empкchйe par l’absence de l’йvкque, parce qu’ils ne sont pas prйsents partout. [Ce sacrement] doit donc кtre confйrй par le ministиre des prкtres, qui sont prйsents partout.

         <2> De plus, les sacrements ont йtй instituйs en vue de l’utilitй. Ils doivent donc кtre confйrйs de la maniиre qui convient а l’utilitй de tous. Or, il ne conviendrait pas а l’utilitй de tous que seul l’йvкque confиre ce sacrement par lequel est donnйe la force du Saint-Esprit, car tous n’ont pas l’occasion [de rencontrer] un йvкque. Cela doit donc кtre fait par les prкtres, par lesquels tous peuvent bйnйficier de cette utilitй.

         <3> De plus, il est certain que le sacrement de baptкme est plus grand que le sacrement de confirmation. Or, le baptкme peut кtre confйrй par tous les prкtres. А bien plus forte raison donc, la confirmation.

         Cependant, s’oppose а cela la coutume de l’Йglise.

         Rйponse. Le ministre propre du sacrement de confirmation est l’йvкque.

         Et cela est dйmontrй par la raison et par l’autoritй. Par la raison, car la confirmation est donnйe pour que l’homme soit йtabli dans une certaine perfection, puisqu’elle est donnйe en vue [d’obtenir] la force de l’Esprit Saint, afin que l’homme soit ainsi rendu fort et robuste pour confesser et proposer la foi devant les rois et les dirigeants. Aussi, pour cette raison, est-elle donnйe sur le front, afin qu’il ne soit pas effrayй ni n’ait honte de proposer la foi devant tous et de la dйfendre. Or, comme le dit Denys, il existe trois actions de la hiйrarchie : purifier, illuminer et perfectionner. Purifier est propre aux diacres ; illuminer est propre aux prкtres (et cela consiste principalement dans l’eucharistie) ; mais perfectionner relиve des йvкques. Et ainsi, tous les sacrements qui sont confйrйs en vue de la perfection relиvent d’une collation par l’йvкque : ce sont la collation des ordres, la consйcration des vierges et des vases [sacrйs], et <le sacrement> de confirmation. Personne d’autre que l’йvкque ne peut donc confйrer le sacrement de confirmation.

         Cela est clair aussi selon l’autoritй de la Sainte Йcriture. En effet, la confirmation tient lieu d’imposition des mains. Or, cela ne pouvait кtre fait que par les seuls apфtres. Ainsi, les mains ne furent pas imposйes par Philippe, qui avait prкchй la parole du Seigneur en Samarie, mais les apфtres, qui йtaient а Jйrusalem, en apprenant que la Samarie avait accueilli la parole du Seigneur, leur envoyиrent Pierre et Jean, et on poursuit ensuite : Ils leur imposaient alors les mains, etc. (Ac 8, 17). Ainsi, parce que les йvкques tiennent la place des apфtres, la collation du sacrement de confirmation revient-elle aux seuls йvкques.

         Nous trouvons cependant que certaines choses, qui йtablissent dans une certaine perfection, sont confiйes par dispense а de simples prкtres, comme la collation des ordres mineurs et des choses de ce genre, ce qui pourrait aussi se faire pour la confirmation avec une dispense. Mais, sans dispense, personne ne doit confйrer ce sacrement que le seul йvкque.

         <1> Le prкtre ne peut pas confйrer tous les sacrements par lesquels est confйrйe une grвce spirituelle. Aussi, bien que, dans le sacrement de confirmation, soit confйrйe une grвce spirituelle, il ne relиve pas du prкtre, car une grвce spirituelle est confйrйe de la mкme maniиre par le sacrement de l’ordre, lequel est rйservй aux seuls йvкques en raison de la perfection dans laquelle il йtablit. Il en va de mкme pour la confirmation. Et on ne peut faire valoir l’obstacle, car on peut se rendre dans les villes oщ les йvкques sont prйsents.

         <2> La solution au deuxiиme [argument] est ainsi claire.

         <3> Le sacrement de baptкme est plus grand par son caractиre nйcessaire, mais non par sa perfection. C’est pourquoi, en raison de sa nйcessitй, non seulement les prкtres, mais tout chrйtien peut baptiser en cas de nйcessitй et lа oщ il n’y a pas beaucoup de prкtres, en sauvegardant toutefois la forme du sacrement. Mais la confirmation, parce qu’elle n’est pas aussi nйcessaire et йtablit dans une certaine perfection, comme on l’a dit, est rйservйe а un plus grand, а savoir, aux йvкques.

 

<Question 8> [Sur le sacrement de l’eucharistie]

         Sur le sacrement de l’eucharistie, on a posй deux questions : premiиrement, а propos de ceux qui sont exclus de la consйcration en raison de fornications ; deuxiиmement, а propos de ceux qui sont exclus de la participation а ce sacrement en raison de l’excommunication.

 

<Article 1 [8]> Premiиrement, on a demandй si quelqu’un peut entendre la messe d’un prкtre fornicateur sans pйcher mortellement.

         Et il semble qu’il ne puisse entendre la messe de celui-ci sans pйchй mortel.

         En effet, l’Йglise a ordonnй sous peine d’anathиme que personne n’entende la messe d’un prкtre fornicateur. Or, c’est pйcher mortellement que d’agir а l’encontre d’un commandement de l’Йglise. Quiconque entend la messe d’un tel prкtre pиche donc mortellement.

         Cependant, s’oppose а cela ce qui est supportй en de nombreux endroits de par le monde.

         Rйponse. А ce sujet, il faut considйrer qu’une chose est mauvaise en soi selon le droit naturel, et une chose est mauvaise selon le droit positif.

         En effet, tout prкtre qui cйlиbre, alors qu’il est en йtat de pйchй mortel, pиche mortellement. Ainsi, si j’йtais certain qu’il йtait en йtat de pйchй mortel et si je l’incitais а cйlйbrer, je pйcherais mortellement. Et cela, en raison du droit naturel, car c’est le provoquer au pйchй mortel.

         Mais le droit positif va plus loin : je pиche mortellement, non seulement si je l’incitais а cйlйbrer, mais aussi si j’entendais sa messe. Cela a йtй йtabli comme peine pour le prкtre fornicateur. Cependant, il faut prendre garde que ceci ne s’entend pas de tout prкtre fornicateur, mais des [prкtres] qui sont des fornicateurs publics, et, au sens propre, on appelle publics ceux qui, selon le jugement de l’Йglise, ont йtй dйsignйs comme publics par une sentence.

         Ainsi, chaque fois que quelqu’un a йtй dйsignй comme fornicateur public par le jugement de l’Йglise, personne ne doit entendre sa messe, autrement, il pйcherait mortellement.

         Il faut rйpondre а l’objection que, si cela est supportй par des prйlats, cela n’est pas excusй pour autant, car c’est le fait soit de la nйgligence, soit de la misиre et d’un manquement de ces prйlats, qui n’ont pas osй corriger les autres, alors qu’eux-mкmes commettent beaucoup de [fautes] qui devraient кtre corrigйes, ou en raison de la crainte. Ils ne sont donc pas excusйs pour autant.

 

<Article 2 [9]> Deuxiиmement, on a demandй si quelqu’un pиche mortellement en parlant, en mangeant ou en se tenant avec des excommuniйs.

         Et il semble que oui.

         <1> En effet, plusieurs maоtres en dйcrets, et des grands, le disent.

         <2> De plus, agir contre un commandement de l’Йglise est un pйchй mortel. Or, l’Йglise ordonne que personne ne parle ni ne mange avec des excommuniйs. Celui qui agit ainsi pиche donc mortellement.

         <3> De plus, alors que le Souverain Pontife йtait consultй sur la possibilitй d’avoir des rapports avec les excommuniйs, une dйcrйtale dit qu’on ne doit pas le faire, mкme pour йviter de subir la mort. Et elle en donne la raison : cela est un pйchй mortel. Il semble donc que quiconque entretient quelque rapport avec eux pиche mortellement.

         Cependant, nous voyons beaucoup d’hommes parfaits agir ainsi, qui n’agiraient pas du tout ainsi si cela йtait un pйchй mortel.

         Rйponse. Par l’excommunication, on est sйparй de la communion des fidиles, mais non de celle des hommes, si ce n’est par accident, car on est sйparй de la communion des hommes dans la mesure il arrive qu’on soit sйparй de la communion des fidиles. Je dis donc que quelqu’un peut кtre en relation ou entretenir des rapports avec un excommuniй directement et indirectement. Directement, pour ce qui relиve d’un fidиle, et ainsi celui qui est en relation avec lui de cette maniиre, pиche mortellement. Et cela arrive de trois maniиres : si je suis en relation avec lui pour les choses divines (in divinis), comme si je prie pour lui ou entends la messe avec lui, et d’autres choses spirituelles ; on pиche [aussi] mortellement par mйpris, si on entretient pour n’importe quoi des relations avec lui en mйprisant le commandement de l’Йglise ; de mкme, [pиche mortellement] quiconque collabore avec lui а un crime et а une cause [judiciaire]. Indirectement, quelqu’un entretient des rapports avec lui pour les choses qui relиvent de l’homme, comme par la parole, la nourriture et pour les choses qui relиvent tout simplement du comportement humain. Et, dans ce cas, on ne pиche pas mortellement, mais vйniellement, а moins qu’on n’agisse par mйpris, comme on l’a dit.

         <1> L’opinion des dйcrйtistes n’est pas vraie, car, en ces matiиres, ils donnent davantage leur assentiment au droit humain et le suivent, plutфt que le droit divin, alors qu’il faut davantage donner son assentiment au droit divin qu’au [droit] humain. C’est pourquoi l’opinion de ceux qui disent le contraire est meilleure.

         <2> Entretenir des rapports directs avec des excommuniйs est contraire au commandement de l’Йglise et est un pйchй mortel, mais [entretenir des rapports] indirects n’est pas contraire (contra), mais au delа (praeter) du commandement de l’Йglise, et cela n’est pas un pйchй mortel, mais vйniel. Il faut donc savoir que certaines choses sont mauvaises en elles-mкmes et que ces choses ne peuvent pas кtre faites sans pйchй, comme le fait d’entretenir des rapports avec un excommuniй pour ce qui concerne l’excommuniй [en tant que tel], et c’est pourquoi cela ne peut кtre fait sans pйchй. Mais certaines choses sont des occasions de mal seulement, et celles-ci peuvent кtre faites sans pйchй mortel ; il en est ainsi du fait de parler ou de manger avec des excommuniйs.

         <3> Non seulement doit-on subir la mort plutфt que de pйcher mortellement, mais aussi plutфt que de pйcher vйniellement, car le pйchй, en tant que pйchй, ne peut jamais кtre choisi. En effet, s’il pouvait кtre choisi, ce ne serait jamais un pйchй, et ainsi je ne pйcherais pas en le faisant. Pour cette raison, on ne conclut pas qu’il ne faut pas avoir de rapports avec eux parce que cela est pйchй mortel et que celui qui le fait pиche mortellement, car, mкme si c’йtait [un pйchй] vйniel, il ne faudrait pas avoir de rapports avec eux, et cependant, celui qui entretiendrait de tels rapports ne pйcherait pas mortellement. — Ou bien, il faut dire que cette dйcrйtale doit s’entendre de ceux qui entretiennent des rapports directs avec les excommuniйs.

 

<Question 9> [Sur le sacrement de mariage]

         А propos du sacrement de mariage, deux questions ont йtй posйes : premiиrement, а propos des malйfices ; deuxiиmement, а propos des [personnes] frigides.

 

<Article 1 [10]> Premiиrement, on a demandй si les malйfices empкchent le mariage.

         Et on montrait que non.

         <1> En effet, l’њuvre de Dieu est plus forte que l’њuvre du Diable. Or, le mariage est l’њuvre de Dieu, mais le malйfice, l’њuvre du Diable. Le mariage est donc plus fort que le malйfice. Il n’est donc pas empкchй par celui-ci.

         Cependant, le pouvoir du dйmon est plus grand que le pouvoir de l’homme. Or, l’homme peut empкcher un mariage. Le dйmon aussi [le peut] donc.

         Rйponse. Le mariage est comme un contrat, car, par le mariage, quelqu’un donne а un autre pouvoir sur son corps en vue de l’union charnelle. Or, il est certain qu’un contrat portant sur une chose impossible est nul, puisque personne ne peut кtre obligй а l’impossible. Pour cette raison, lorsque quelqu’un s’oblige par mariage а l’union charnelle, si celle-ci lui est impossible, le mariage est nul. Mais il faut noter que l’impossibilitй de l’union charnelle provenant d’un empкchement peut кtre considйrйe de deux maniиres : soit cet empкchement survient aprиs que le mariage a йtй consommй ; soit il prйcиde [la consommation]. S’il survient aprиs, alors le mariage dйjа consommй n’est jamais dissous. Mais si l’empкchement prйcиde, alors le mariage qui n’a pas encore йtй consommй est dissous. Il faut aussi savoir а ce propos que les empкchements de ce genre sont soit perpйtuels, soit temporaires. S’ils sont perpйtuels, alors ce mariage est empкchй purement et simplement ; s’ils sont temporaires, alors le mariage n’est pas empкchй purement et simplement, mais temporairement, а condition cependant que l’empкchement prйcиde dans les deux cas.

         А propos des malйfices, il faut savoir que certains ont dit que le malйfice n’est rien. Cette opinion venait de l’infidйlitй, car ils voulaient que les dйmons n’existent que dans l’imagination des hommes, а savoir que les hommes les imaginaient, et qu’а partir de cette imagination, ils йtaient affectйs par la terreur. Or, la foi catholique veut que les dйmons soient quelque chose et qu’ils puissent nuire aux opйrations [des hommes] et empкcher l’union charnelle.

         Et ainsi, si ces empкchements prйcиdent et sont perpйtuels, comme on l’a dit, ils empкchent le mariage purement et simplement.

         <1> Mкme le Diable est une њuvre de Dieu, et non seulement le mariage, et, parmi les њuvres de Dieu, l’une est plus forte qu’une autre, et l’une est empкchйe par une autre plus forte. Ainsi, puisque le Diable est plus fort que le mariage, rien n’empкche que le mariage soit empкchй par lui.

 

<Article 2 [11]> Deuxiиmement, on a demandй si la frigiditй empкche le mariage.

         Et il semble que non.

         <1> En effet, les personnes вgйes sont frigides, et elles contractent cependant mariage.

         Cependant, personne ne s’oblige а l’impossible. Or, il est impossible aux personnes frigides de s’unir charnellement а quelqu’un. Si elles s’y obligent, le contrat de ce genre sera nul.

         Rйponse. La frigiditй empкche le mariage pour la mкme raison que le malйfice, puisqu’il s’agit de la mкme impossibilitй dans les deux cas. Nйanmoins, il y a une diffйrence entre celui qui est frigide et celui qui est [victime] de malйfice : celui qui est frigide est impuissant purement et simplement et а l’йgard de tous, mais celui qui est [victime] de malйfice est impuissant, pas а l’йgard de toutes, cependant, mais а l’йgard d’une seule femme. Car le malйfice consiste dans l’imagination d’un homme а l’йgard d’une seule femme, pour autant que, par l’opйration du dйmon, lui viennent une horreur et une abomination pour une femme, qu’il fuit et rejette en raison de l’horreur. Et ainsi, l’empкchement de la frigiditй et celui du malйfice sont diffйrents. Car la frigiditй empкche quelqu’un au point oщ il reste sans espoir de contracter [mariage], s’il en est empкchй par une seule (de lа vient que, s’il retrouve sa puissance а un certain moment, il lui faut revenir au premier mariage). La frigiditй dissout donc le contrat [existant] et dirime le [mariage] qui devait кtre contractй. Mais celui qui est [victime] de malйfice est empкchй а l’йgard de celle-ci seulement (aussi lui est-il permis d’en йpouser une autre, et semblablement а la femme). Ainsi, le malйfice dissout le [mariage] contractй, mais ne dirime pas le [mariage] qui devait кtre contractй, comme on l’a dit plus haut.

         <1> Les personnes вgйes sont frigides non pas pour l’acte de la gйnйration, mais pour l’engendrement d’une descendance. Et ainsi, puisqu’elles peuvent s’unir charnellement, le mariage n’est pas dissous. Mais la frigiditй qui empкche toute union charnelle dissout le mariage, comme on l’a dit.

 

<Question 10> [Sur le comportement de la vie humaine]

         Sur le comportement de la vie humaine, on a posй certaines questions sur la comparaison avec le prochain, et certaines sur la comparaison par rapport aux choses qui viennent а l’usage des hommes.

         Par comparaison avec le prochain, on s’est interrogй sur la correction fraternelle.

         А son sujet, on a posй deux questions.

 

<Article 1 [11]> Premiиrement : est que quelqu’un doit corriger en public ou en privй son prochain ou son frиre ?

         Et il semble qu’[il doive le faire] de maniиre occulte.

         <1> Mt 18, 15 : Si ton frиre a pйchй contre toi, va et corrige-le entre toi et lui. Il semble donc qu’il faille corriger un frиre fautif de maniиre occulte.

         Cependant, <1> 1 Tm 5, 20 [dit] : Reprends le pйcheur devant tous.

         <2> De plus, certaines constitutions comportent cela, а savoir qu’ils doivent кtre corrigйs publiquement.

         Rйponse. Une correction de ce genre doit procйder de la charitй ; de lа vient qu’elle est appelйe correction fraternelle. C’est pourquoi il faut que la correction fraternelle suive l’ordre de la charitй. Or, l’ordre de la charitй consiste en ce qu’on prйfиre le bien commun au bien du prochain ; de mкme, [il consiste] en ce qu’on veuille le bien du prochain pour ce qui est de sa conscience et de sa rйputation, et, entre celles-ci, qu’on veuille davantage le bien de sa conscience, lorsque les deux ne peuvent кtre obtenus.

         C’est pourquoi, en prenant ces choses en considйration, je crois que, s’il existait un pйchй charnel ou spirituel qui pourrait tourner au dйtriment d’un grand nombre, il faudrait le rйvйler immйdiatement, puisque le bien commun l’emporterait sur le bien du prochain dans l’ordre de la charitй, comme on l’a dit, qu’il s’agisse de sa rйputation ou de sa conscience. Mais lorsqu’on ne craint pas de dйtriment pour un grand nombre, alors on doit prйserver les deux, а savoir, le bien de la rйputation et le bien de la conscience [de l’autre], en [le] corrigeant de maniиre occulte de personne а personne. Mais s’il ne se corrige pas aprиs cela, alors on doit, selon l’ordre de l’йvangile, en prendre un autre avec soi ou mкme en rйfйrer а l’Йglise. Cependant, il faut mкme lа sauvergarder un ordre : si le pйchй est public, qu’on le corrige publiquement ; mais s’il est occulte, [qu’il soit corrigй] de maniиre occulte. C’est pourquoi il est dit : Si ton frиre a pйchй contre toi, c’est-а-dire si tu es le seul а le savoir, etc., pour ce qui est de [la faute] occulte ; mais, pour ce qui est de la [faute] publique, il est dit : Reprends le pйcheur, а savoir, publiquement, devant tous.

         Et ainsi, la solution au premier argument de chacune des parties est claire.

         Pour l’autre, il faut dire que cela est prйcisй dans les constitutions et doit кtre observй pour ce qui tourne au danger et au dйtriment de la communautй et du collиge.

 

<Article 2 [13]> Deuxiиmement, on demandait si, lorsque quelqu’un connaоt le pйchй du prochain, il pиche mortellement en le rapportant immйdiatement celui-ci а son supйrieur.

         Et il semble que oui.

         <1> En effet, aller contre l’ordre de l’йvangile est un pйchй mortel. Or, rapporter immйdiatement [une faute] au supйrieur va contre l’ordre de l’йvangile. [Celui qui rapporte ainsi une faute] pиche donc mortellement.

         Cependant, <2> s’oppose а cela que beaucoup d’hommes parfaits font cela, qui ne le feraient aucunement si cela йtait pйchй mortel.

         <3> De plus, les supйrieurs peuvent se montrer prudents non seulement pour le passй, mais aussi pour le futur. Et ainsi, il ne semble pas que ce soit un pйchй mortel que [la faute] leur soit rapportйe.

         Rйponse. Les paroles que le Seigneur a dites en Mt 18, 15, а propos de la correction fraternelle, doivent кtre comprises comme les autres paroles qu’il a dites en rapport avec les actes humains, et observйes selon qu’elles dйpendent de la charitй. Je dis donc qu’elles doivent donc toujours кtre comprises selon les circonstances appropriйes, comme les autres paroles.

         Or, il faut savoir que, pour les crimes, on procиde de trois maniиres selon le droit. Par inquisition[14], et cela, pour les pйchйs publics : et celle-ci ne doit pas кtre entreprise а moins que ne prйcиde une rumeur dans la communautй. [On procиde] aussi par dйnonciation et par accusation, et cela, pour les [pйchйs] privйs. Si on procиde par accusation, il faut alors que soit faite une inscription [mise en accusation] par laquelle l’accusateur s’oblige а la peine du talion[15], et la fin de cela est le bien de la communautй. Cela peut donc кtre fait volontairement, soit publiquement, soit privйment. Mais si on procиde par dйnonciation, alors l’avertissement fraternel doit prйcйder, car la fin de [dйnonciation] est que le prochain s’amende. L’ordre de la correction fraternelle doit donc кtre suivi.

         Lorsque quelqu’un sait que son frиre a pйchй, doit-il aussitфt le dйnoncer au supйrieur ? Je dis qu’en ces matiиres, il faut faire une distinction entre la condition du sujet et celle du supйrieur. Car si je sais que [mon] frиre sera corrigй par moi, alors je ne dois pas dйnoncer [sa faute] au supйrieur. Mais si je vois que cela sera mieux fait par le supйrieur et que le supйrieur est par ailleurs pieux, discret et spirituel, sans rancњur ou haine contre ce sujet, alors on peut lui dйnoncer cela. Et alors, on ne le dit pas а l’Йglise, car on ne le lui dit pas а titre de supйrieur, mais comme а une personne experte а corriger et а amender le prochain. Mais, en raison des conditions diffйrentes du supйrieur et des sujets, on ne peut sur ce point porter de jugement gйnйral, car parfois un supйrieur est entraоnй а haпr un sujet, ou un sujet ne supporterait pas bien les paroles d’un supйrieur. Aussi faut-il avoir comme rиgle que, dans toutes ces choses, il faut prйserver la charitй et ce qui semble le mieux et davantage convenir. Si telle est l’intention, а savoir, l’amendement du prochain, et que le bien de la charitй est prйservй autant que possible, alors on ne pиche pas en dйnonзant ; mais si on dйnonce а une quelconque personne par malice et pour que le prochain soit confondu ou йcrasй, alors celui qui dйnonce ou accuse pиche mortellement.

         <1> Si quelqu’un rapporte immйdiatement au supйrieur, en tenant compte des circonstances appropriйes et en estimant que cela convient davantage, il n’agit pas contre le prйcepte de l’йvangile, parce qu’il ne le dit pas а l’Йglise, mais а une personne experte, comme on l’a dit. Il ne pиche donc pas mortellement.

         <2> Mкme les hommes parfaits pйcheraient mortellement si, en dйnonзant au supйrieur ou а une [autre] personne, ils visaient quelque chose qui va contre l’intention du prйcepte.

         <3> Si quelqu’un rapporte au supйrieur une faute du prochain, en ayant comme intention qu’il prenne garde а l’avenir ou quelque chose de ce genre qui semblera convenir а l’amendement du prochain, il ne pиche pas. Mais s’il dit cela au supйrieur ou а un ami par malice, alors il pиche mortellement. Toutefois, s’il l’a dit а quelqu’un par imprudence, mais de telle maniиre qu’il n’en provienne pas pour le prochain fautif davantage de mauvaise rйputation ou de blвme, alors il ne pиche pas mortellement, mкme s’il agit imprudemment.

         <...>

 



[1] Thomas d’Aquin recourt assez souvent а la distinction entre frui et uti. On reconnaоt la distinction que fait saint Augustin entre frui, pour dйsigner l’amour par lequel l’homme aime l’objet ultime de son amour, Dieu pleinement connu et aimй dans la patrie, par opposition а l’usage que l’homme fait en cette vie de certains biens en vue de cette fin (uti). Thomas d’Aquin dйfinit d’ailleurs trиs prйcisйment la fruitio, Qdl. 7, q. 2, art. un., terme qu’il rйserve pour la «joie de la jouissance» (gaudium fruitionis) de la vision bйatifique. On pourra enfin comparer cette distinction avec celle que fait Thomas d’Aquin entre l’amour de concupiscence et l’amour d’amitiй, Qdl. 1, q. 4, a. 3, c.

[2] Les йditeurs de la Lйonine ont maintenu en plusieurs endroits le nom Sortes. Mais, comme on peut le constater ici par son association а Platon, il serait plus vraisemblable et plus naturel de lire Socrate.

[3] Dissuetudo : le mot peut signifier le fait pour une coutume d’кtre tombйe en dйsuйtude, ou une coutume contraire а une loi, une ordonnance, un statut. Le contexte semble indiquer le second sens.

[4] Determinare : c’est l’acte qui marque l’intervention du maоtre pour trancher ou rйsoudre une question (question ordinaire, question disputйe, question quodlibйtique...). Le mкme terme est aussi employй pour la dйcision d’un juge qui met un terme а une cause.

[5] Comme le fera remarquer Thomas d’Aquin dans sa rйponse, les termes жvum (dont dйrive l’adjectif «йviternel») et  eternitas dйsignaient la mкme chose а l’origine, l’un en grec, l’autre en latin. On finit cependant par assigner а chacun un sens particulier au Moyen Вge : le terme eternitas fut rйservй pour  exprimer le rapport unique de Dieu avec le temps, tandis que le terme жvum servit а dйsigner la durйe propre aux anges (et aux corps cйlestes), auxquels on attribuait une durйe radicalement diffйrente а la fois de celle de Dieu et des кtres terrestres. On verra sur ce sujet P. PORRO, «Жvum», dans Cl. GAUVARD, A. de LIBERA et M. ZINK, dir.,  Dictionnaire du Moyen Вge, Paris, PUF, 2002, p. 12-14.

[6] Note de l’йditeur : «Entre crochets dans l’йdition du Cerf, 1996.»

[7] Sans le citer explicitement, Thomas d’Aquin se rйfиre а un passage d’Hilaire, Sur la Trinitй, tel qu’il est rapportй par Pierre Lombard : «Кtre ne dйsigne pas un accident chez Dieu, mais c’est la vйritй subsistante, la cause immanente et une propriйtй de sa nature.»

[8] Citation de la prйface commune de la liturgie dominicaine.

[9] Par opposition au simple individu (individuus), la «personne» (persona) dйsigne ici le personnage qui exerce une fonction, comme le montre clairement la suite du texte.

[10] Qui pro pace rei publicae militant. L’expression res publica est une des plus communes, sous la plume de Thomas d’Aquin, pour dйsigner ce que nous appellerions la communautй ou l’Йtat.

[11] Les termes comprehensor et viator, dont il n’existe pas d’йquivalents exacts en franзais, sont des termes techniques qui dйsignent respectivement la condition du bienheureux et la condition de celui qui est en route vers la bйatitude.

[12] Canonicus : le sens premier du mot est йvidemment «conforme aux canons», «conforme а la rиgle». En Occident, le sens йvoluera vers celui de titulaire rйgulier d’une charge ou d’une prйbende ecclйsiastique dans une йglise cathйdrale, et mкme vers celui de «chanoine rйgulier», titulaire d’une telle charge ecclйsiastique soumis а une rиgle commune, la «rиgle de saint Augustin».

[13] Voir note 5.

[14] Au sens йtymologique, inquisitio signifie enquкte, recherche.

[15] L’accusateur s’engage а subir la peine de l’accusй, si celui-ci est acquittй.


THOMAS D’AQUIN

THOMAS D’AQUIN

QUESTIONS QUODLIBЙTIQUES

 

© et traduction Jacques Mйnard, 2006

Premiиre йdition numйrique http ://docteurangelique.free.fr

Les њuvres complиtes de saint Thomas d’Aquin, novembre 2005

 

Notes sur la traduction

 

La prйsente traduction a йtй effectuйe а partir de l’йdition critique de THOMAS D’AQUIN, Opera omnia, tome XXV, rйalisйe par la Commission lйonine et publiйe aux Йditions du Cerf, Paris, 1996. D’une maniиre gйnйrale, on se reportera а cette йdition, trиs riche et trиs dйtaillйe, pour toutes les questions se rapportant au texte et а l’histoire des Questions quodlibйtiques.

L’ordre et la numйrotation proposйs par l’йdition critique ont йtй respectйs. Toutefois, les explications (ad 1, ad 2, etc.) qui, dans chaque article, suivent la rйponse proprement dite et correspondent aux divers arguments qui prйcиdent celle-ci, ont йtй indiquйes par les numйros correspondant а ces arguments.

         Les citations bibliques sont donnйes en italiques. Les autres citations (Augustin, Jean Chrysostome, Aristote, Avicenne, Pierre Lombard, etc.) sont mises entre guillemets. Pour les fins de la prйsente traduction, seules les rйfйrences des citations bibliques sont indiquйes dans le texte. On trouvera les rйfйrences dйtaillйes des autres citations dans les notes de l’йdition critique.

         La traduction des citations bibliques se tient naturellement aussi prиs que possible de la version latine de la Bible utilisйe par Thomas d’Aquin. On ne s’йtonnera donc pas de certains йcarts par rapport а la version latine reзue depuis le XVIe siиcle (Vulgate) ou par rapport aux traductions modernes de la Bible.

         Comme on le sait, au XIIIe siиcle, seule la numйrotation des chapitres йtait utilisйe pour les rйfйrences bibliques. Pour la commoditй du lecteur, nous avons cependant indiquй dans le texte mкme le chapitre et le verset des rйfйrences bibliques bibliques, chaque fois que cela йtait possible. Les abrйviations des livres et la numйrotation des citations bibliques sont celles de La Bible de Jйrusalem, Paris, 1998.

 

* * *

 

         Le vocabulaire de l’кtre occupe une place centrale dans la pensйe philosophique et thйologique de Thomas d’Aquin. D’une grande variйtй (esse, ens, esse in actu, esse in potentia, actus essendi, quod est, quo est, esse subsistens, esse per se, esse per accidens, etc.), il cherche а cerner les diverses facettes rйvйlйes par l’analyse de la rйalitй. On trouvera plus loin (Qdl. 9, q. 2, a. 2 [3]) un bon exposй sur divers sens du mot «кtre».

         Par contre, le vocabulaire franзais de l’кtre est moins diversifiй, а moins de s’abandonner а des pйriphrases ou а des nйologismes plus ou moins reconnus. Pour autant, selon les contextes, il peut кtre difficile de rendre toutes les nuances du vocabulaire thomasien de l’кtre.

         Nous attirons en particulier l’attention sur le point suivant. А de nombreuses reprises, Thomas d’Aquin insiste sur le fait que l’esse est un acte, comparable pour ainsi dire а une action (un exemple : Esse... quo [angelus] subsistit, quo scilicet actu essendi dicitur esse, sicut actu currendi dicimur currere : Qdl. 9, q. 4, a. 1 [6]). Lorsque le contexte indique clairement que l’auteur parle de cet «acte d’кtre», pour en marquer le caractиre d’acte, d’action, d’«actualitй» (actualitas : Qdl. 2, q. 1, a. 1 [3], ad 2), comme Thomas d’Aquin le dit lui-mкme, nous avons traduit esse par «exister» ou «acte d’кtre». Ainsi traduirons-nous de la maniиre suivante l’exemple donnй plus haut en latin : «L’кtre... par lequel [l’ange] subsiste, а savoir, par lequel on dit qu’il est par l’acte d’кtre, comme on dit que nous courons par l’acte de courir.»

 

* * *

         La prйsente traduction des Questions quodlibйtiques a йtй rйalisйe par Jacques Mйnard, а l'automne 2005, pour le site http://docteurangйlique.free.fr

 

 

TABLE DES MATIИRES

 

TABLE DES MATIИRES_ 4

QUESTIONS DISPUTЙES Paris, 1269-1272 : (Quodlibets 1, 2, 3, 6 et 4, 5, 12) 20

QUODLIBET 1 : [Sur Dieu, l’ange et l’homme] 20

<Question 1> [Sur Dieu] 20

<Article unique [1]> А propos de la nature divine, on a demandй si le bienheureux Benoоt a vu l’essence divine dans la vision oщ il a vu le monde entier. 20

<Question 2> [Sur la nature humaine assumйe] 21

<Article 1 [2]> Premiиrement : il semble qu’il y ait deux filiations dans le Christ. 21

<Article 2 [3]> Deuxiиmement : il semble que le Christ ne soit pas mort sur la croix. 23

<Question 3> [Sur l’ange] 25

<Article 1 [4]> Premiиrement : il semble que l’ange ne soit pas dans un lieu selon son opйration seulement. 25

<Article 2 [5]> Deuxiиmement : il semble que l’ange ne puisse кtre mы d’un extrкme а l’autre sans passer par un intermйdiaire. 26

<Question 4> [Sur l’homme] 27

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que, par l’arrivйe de l’вme, ne soient pas exclues toutes les formes qui existaient antйrieurement. 27

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que, sans la grвce et par son seul libre arbitre naturel, l’homme puisse se prйparer а la grвce. 30

<Article 3 [8]> Troisiиmement : il semble que, dans l’йtat d’innocence, le premier homme n’ait pas aimй Dieu plus que tout et plus que lui-mкme. 32

<Question 5> [Sur la contrition] 34

<Article 1 [9]> Premiиrement : il semble que celui qui est contrit ne doive pas vouloir davantage кtre en enfer que pйcher. 34

<Question 6> [Sur la confession] 35

<Article 1 [10]> Premiиrement : il semble qu’il suffise qu’on se confesse par йcrit. 36

<Article 3 [12]> Troisiиmement : il semble que le prкtre de paroisse ne doive pas croire son subordonnй, qui lui dit s’кtre а un autre, afin que [le prкtre de paroisse] lui donne l’eucharistie. 38

<Question 7> [Sur ce qui concerne les clercs] 39

<Article 1 [13]> Il semble que, dans un tel cas, on doive dire les deux offices. 39

<Article 2 [14]> Deuxiиmement : il semble que celui qui peut se consacrer au soin des вmes pиche s’il accorde du temps а l’йtude. 40

<Question 8> [Sur ce qui concerne les religieux] 42

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble que, sur l’ordre de son supйrieur, un religieux soit obligй de rйvйler un secret qui lui a йtй confiй. 43

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble que le subordonnй doive rйvйler au supйrieur qui l’ordonne la faute occulte d’un autre frиre. 44

<Question 9> [А propos de la faute] 45

<Article 1 [17]> Premiиrement : il semble que le pйchй ne soit pas une certaine nature. 45

<Article 2 [18]> Deuxiиmement : il semble que le parjure soit un pйchй plus grave que l’homicide. 45

<Article 3 [19]> Troisiиmement : il semble que celui qui agit par ignorance а l’encontre d’une constitution du pape ne pиche pas. 47

<Article 4 [20]> Quatriиmement : il semble qu’un moine pиche mortellement en mangeant de la viande. 47

<Question 10> [Sur l’homme, а propos de la gloire] 49

<Article 1 [21]> Premiиrement : il semble qu’un corps glorieux puisse кtre naturellement dans le mкme lieu qu’un autre corps. 49

<Article 2 [22]> Deuxiиmement : il semble que le corps glorieux ne puisse кtre d’aucune maniиre dans le mкme lieu qu’un un autre corps en mкme temps. 51

QUODLIBET 2 : [Sur le Christ, les anges et les hommes] 52

<Question 1> [Sur le Christ] 52

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble que le Christ ait йtй le mкme homme pendant les trois jours [de sa mort]. 53

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble qu’une autre passion du Christ n’aurait pas suffi pour la rйdemption du genre humain, sans la mort. 54

<Question 2> [Sur les anges] 56

<Article 1 [3]> Premiиrement : il semble que l’ange ne soit pas composй substantiellement d’essence et d’acte d’кtre. 56

<Article 2 [4]> Deuxiиmement : il semble que, chez l’ange, le suppфt soit la mкme chose que la nature. 58

<Question 3> [Sur le temps du mouvement] 61

<Article unique [5]> Ensuite, on s’est interrogй sur le temps selon lequel Dieu meut la crйature spirituelle, selon Augustin : est-il le mкme que le temps qui mesure le mouvement des choses corporelles ?_ 61

<Question 4> [Sur l’homme, а propos des vertus] 62

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que les hommes ne seraient pas obligйs de croire au Christ qui ne ferait pas de miracles visibles. 63

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que les enfants des Juifs doivent кtre baptisйs malgrй leurs parents. 65

<Article 3 [8]> Troisiиmement : il semble qu’en raison de la coutume, certains soient exemptйs de devoir acquitter les dоmes. 67

<Question 5> [Sur des rйalitйs humaines] 70

<Article 1 [9]> Premiиrement : il semble que le fils soit obligй d’obйir а ses parents charnels en toutes choses. 71

<Article 2 [10]> Deuxiиmement : il semble que le vendeur n’est pas tenu de rйvйler а l’acheteur un vice de la chose vendue. 72

<Question 6> [Sur l’homme, а propos des pйchйs] 73

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble que ce soit un pйchй de dйsirer la fonction de supйrieur. 73

<Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que ce soit un pйchй pour le prйdicateur d’avoir l’њil sur les biens temporels. 74

<Question 7> [Sur l’homme, а propos des peines] 75

<Article 1 [13]> Premiиrement : il semble que l’вme sйparйe du corps puisse souffrir du feu corporel. 75

<Article 2 [14]> Deuxiиmement : il semble que, de deux [hommes] qui mйritent une peine йgale, l’un ne puisse кtre libйrй du purgatoire plus rapidement que l’autre. 77

<Question 8> [Sur la rйmission des peines] 78

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble que le pйchй contre l’Esprit Saint ne soit pas irrйmissible. 79

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble que le croisй qui meurt avant de s’кtre mis en route obtient l’indulgence plйniиre pour ses pйchйs. 80

QUODLIBET 3 : [Sur Dieu, les anges, les hommes et les crйatures purement corporelles] 82

<Question 1> [Sur Dieu] 82

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble que Dieu puisse faire que la matiиre existe sans forme. 83

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble que Dieu puisse faire qu’un corps soit localement dans deux lieux en mкme temps. 84

<Question 2> [Sur la nature assumйe] 85

<Article 1 [3]> Premiиrement : il semble que l’вme du Christ ne puisse connaоtre les rйalitйs infinies. 85

<Article 2 [4]> Deuxiиmement : il semble que l’њil du Christ, aprиs la mort [de celui-ci], n’ait pas йtй son њil de maniиre univoque. 87

<Article 3 [5]> Troisiиmement : il semble que le Christ, aprиs la rйsurrection, ait vraiment mangй, en s’incorporant la nourriture. 89

<Question 3> [Sur les anges] 90

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que l’ange soit cause de l’вme raisonnable. 90

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que l’ange ne puisse exercer une influence sur l’вme humaine. 92

<Article 3 [8]> Troisiиmement : il semble que le Diable habite toujours substantiellement l’homme chaque fois que celui-ci pиche mortellement. 93

<Question 4> [Sur les docteurs] 94

<Article 1 [9]> Premiиrement : il semble qu’il ne soit permis а personne de demander pour lui-mкme la licence d’enseignement de la thйologie. 94

<Article 2 [10]> Deuxiиmement : il semble que les auditeurs de divers maоtres, qui soutiennent des opinions diffйrentes, soient exempts de pйchй s’ils suivent les opinions de leurs maоtres. 96

<Question 5> [Sur les religieux] 97

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble qu’il ne soit pas permis d’inciter des jeunes а [entrer] en religion par un vњu ou un serment. 97

<Article 3 [13]> Troisiиmement : il semble que ceux qui sont des pйcheurs dans le siиcle ne doivent pas кtre incitйs а la vie religieuse. 105

<Article 4 [14]> Quatriиmement : il semble que quelqu’un puisse obliger un autre par serment а ne pas entrer en religion. 106

<Question 6> [Sur ce qui convient а ceux qui sont dйjа dans l’йtat religieux] 107

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble que les religieux, qui ne possиdent rien en propre ni en commun, ne peuvent pas faire une aumфne qui leur profite. 108

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble qu’un religieux, s’il voit son pиre dans le besoin, puisse sortir du cloоtre, mкme sans la permission de son supйrieur, afin de venir au secours de son pиre. 108

<Article 3 [17]> Troisiиmement : il semble que les prкtres de paroisse et les archidiacres aient une plus grande perfection que les religieux. 109

<Question 7> [Sur les йtats laпcs] 117

<Article 1 [18]> Premiиrement : il semble qu’une femme qui a contractй mariage avec quelqu’un devant l’Йglise, aprиs avoir fait vњu de continence, puisse sans pйchй s’unir charnellement а lui par la suite. 117

<Article 2 [19]> Deuxiиmement : il semble qu’on soit obligй de rendre tout ce qu’on a gagnй а partir d’argent acquis par usure. 119

<Question 8> [Sur tous les hommes] 120

<Article unique [20]> Premiиrement : il semble que l’вme soit composйe de matiиre et de forme. 120

<Question 9> [Sur la connaissance] 122

<Article 1 [21]> Premiиrement : il semble que l’вme sйparйe du corps ne connaisse pas une autre вme d’un homme qu’elle a connu dans la vie prйsente. 122

<Article 2 [22]> Deuxiиmement : il semble qu’il ne soit pas permis de demander а quelqu’un qui est mourant de rйvйler son йtat aprиs sa mort. 124

<Question 10> [Sur la peine] 125

<Article 1 [23]> Premiиrement : il semble que l’вme sйparйe ne puisse souffrir du feu corporel. 125

<Article 2 [24]> Deuxiиmement : il semble que les damnйs en enfer se rйjouissent et sont consolйs par les peines de leurs ennemis qu’ils voient punis en enfer avec eux. 126

<Question 11> [Sur le corps] 127

<Article unique [25]> Ensuite, on a demandй, а propos du sexe du corps de l’homme, si autant d’hommes que de femmes seraient nйs, si le premier homme n’avait pas pйchй. 127

<Question 12> [Sur l’acte de l’homme] 128

<Article 1 [26]> Premiиrement : il semble que la conscience ne puisse errer. 128

<Article 2 [27]> Deuxiиmement : il semble que la conscience erronйe n’oblige pas sous peine de pйchй. 129

<Question 13> [Sur la pйnitence] 131

<Article 1 [28]> Premiиrement : il semble que la satisfaction imposйe ne soit pas sacramentelle. 131

<Article 2 [29]> Deuxiиmement : il semble qu’on doive ordonner а celui qui a omis de dire un office de le rйpйter. 132

<Question 14> [Sur la crйature purement corporelle] 133

<Article 1 [30]> Premiиrement : il semble que l’arc-en-ciel ne soit pas le signe qu’il n’y aura plus de dйluge. 133

<Article 2 [31]> Deuxiиmement : il semble qu’on puisse prouver de maniиre dйmonstrative que le monde est йternel. 135

QUODLIBET 6 : [Sur Dieu, l’ange, l’homme et sur les crйatures purement corporelles] 136

<Question 1> [Sur Dieu] 136

<Article unique [1]> А propos de Dieu, on a posй une seule question : est-ce que l’unitй d’essence fait nombre avec l’unitй de personne ?_ 136

<Question 2> [Sur les anges] 137

<Article 1 [2]> Premiиrement : il semble que l’ange ne fasse pas tout ce qu’il fait par le commandement de sa volontй. 138

<Article 2 [3]> Deuxiиmement : il semble que l’ange ne puisse exister dans la partie convexe du ciel empyrй. 139

<Question 3> [Sur le baptкme] 140

<Article 1 [4]> Premiиrement : il semble que l’enfant qui <est> nй dans le dйsert puisse кtre sauvй sans le baptкme dans la foi de ses parents. 141

<Article 2 [5]> Deuxiиmement : il semble qu’il ne puisse y avoir mariage entre un chrйtien et une juive baptisйe par lui, qu’il a connue charnellement aprиs lui avoir promis de contracter mariage. 142

<Question 4> [Sur la foi] 142

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que la certitude de l’adhйsion chez l’hйrйtique ou le mauvais catholique soit un acte de la vertu de foi. 143

<Question 5> [Sur certains choses qui concernent la religion ou la latrie] 144

<Article 1 [7]> Premiиrement : il semble qu’il soit permis de cйlйbrer la conception de notre Dame. 145

<Article 2 [8]> Deuxiиmement : il semble que le clerc dotй d’un bйnйfice et se trouvant aux йtudes soit obligй de dire l’office des morts. 146

<Article 3 [9]> Troisiиmement : il semble qu’un йvкque pиche en donnant un bйnйfice а quelqu’un de bon, s’il en йcarte un meilleur. 146

<Article 4 [10]> Quatriиmement : il semble qu’un pauvre ne soit pas tenu de verser les dоmes а un prкtre riche. 147

<Question 6> [Sur l’obйissance] 149

<Article unique [11]> Premiиrement : il semble qu’il soit plus mйritoire d’obйir а un supйrieur que de faire quelque chose а la demande d’un frиre. 149

<Question 7> [Sur l’aumфne des clercs] 150

<Article unique [12]> Premiиrement : il semble que les clercs pиchent mortellement s’ils ne distribuent pas leur superflu en aumфnes. 150

<Question 8> [Sur les aumфnes qui sont faites pour les morts] 153

<Article 1 [13]> Premiиrement : il semble qu’un mort n’йprouve aucun prйjudice du fait que les aumфnes qu’il avait ordonnй de donner sont diffйrйes. 153

<Article 2 [14]> Deuxiиmement : il semble qu’un exйcuteur doive retarder la distribution d’aumфnes afin que les biens du dйfunt se vendent mieux. 154

<Question 9> [Sur les pйchйs] 154

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble que le baptisй ne transmette pas le pйchй originel а sa descendance. 154

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble que, dans le pйchй en acte, l’aversion prйcиde la conversion. 155

<Article 3 [17]> Troisiиmement : il semble que ce soit un plus grand pйchй pour quelqu’un de mentir en actes que de mentir en paroles. 156

<Question 10> [Sur les rйalitйs corporelles] 157

<Article unique [18]> Ensuite, on a demandй, а propos des aspects corporels de l’homme, si quelqu’un peut en mкme temps, naturellement ou miraculeusement, кtre vierge et pиre ?_ 157

<Question 11> [Sur les crйatures purement corporelles] 158

<Article unique [19]> Ensuite, en dernier lieu, on a posй une question sur la crйature purement corporelle : est-ce que le ciel empyrй exerce une influence sur les autres corps ?_ 158

QUODLIBET 4 : [Sur les rйalitйs divines et humaines] 160

<Question 1> [Sur les rйalitйs divines] 161

<Article unique [1]> А propos de la science de Dieu, on s’est demandй s’il y a plusieurs idйes en Dieu. 161

<Question 2> [Sur la puissance de Dieu] 162

<Article 1 [2]> Premiиrement : il semble qu’il n’y pas de puissance (virtus) en Dieu. 162

<Article 2 [3]> Deuxiиmement : il semble que des eaux, possйdant la vйritable espиce de l’eau comme йlйment, existent au-dessus des cieux. 163

<Question 3> [Jusqu’oщ la vertu divine peut-elle s’йtendre ?] 166

<Article 1 [4]> Premiиrement : il semble que Dieu puisse ramener quelque chose au nйant. 166

<Article 2 [5]> Deuxiиmement : il semble que Dieu ne puisse rйtablir identique en nombre ce qui a йtй ramenй au nйant. 167

<Question 4> [Sur les propriйtйs personnelles qui se rapportent а la personne du Fils] 168

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que le Pиre ne dise pas lui-mкme et la crйature par le mкme Verbe. 168

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que le Fils se distingue du Saint-Esprit par la filiation. 169

<Question 5> [А propos de la nature assumйe] 170

<Article unique [8]> Ensuite, on s’est interrogй sur le Fils, а propos de la nature assumйe. 170

<Question 6> [Sur la grвce] 171

<Article unique [9]> Premiиrement : on demandait si Dieu fait toujours une nouvelle grвce. 171

<Question 7> [Sur les sacrements de la grвce] 172

<Article 1 [10]> Premiиrement : il semble que la faute soit remise par l’absolution du prкtre. 172

<Article 2 [11]> Deuxiиmement : il semble qu’un mari puisse prendre la croix pour traverser outre-mer contre la volontй de son йpouse, mкme si l’on craint pour la continence [de celle-ci]. 174

<Question 8> [Sur les actes humains qui concernent les prйlats] 175

<Article 1 [12]> Premiиrement : il semble qu’un subordonnй ne soit pas tenu d’obйir а un supйrieur qui lui ordonne de rйvйler une faute occulte. 175

<Article 2 [13]> Deuxiиmement : il semble que le pape ne puisse dispenser de l’irrйgularitй de la bigamie. 176

<Article 3 [14]> Troisiиmement : il semble qu’il ne faille pas йviter les excommuniйs dont l’excommunication est l’objet d’opinions contraires de la part des sages. 177

<Article 4 [15]> Quatriиmement : il semble qu’un prйlat d’une йglise ne puisse confier la charge d’une йglise а son consanguin, bien qu’il y soit apte, en йcartant un meilleur [candidat]. 178

<Question 9> [А propos de la puissance intellective] 180

<Article 1 [16]> Premiиrement : il semble qu’un homme puisse sans pйchй dйsirer connaоtre les sciences magiques. 180

<Article 2 [17]> Deuxiиmement : il semble qu’il ne soit pas nйcessaire qu’un йnoncй qui est vrai une fois soit toujours vrai par la suite. 181

<Article 3 [18]> Troisiиmement : il semble que le maоtre doive plutфt utiliser des autoritйs que des raisonnements pour trancher les questions thйologiques. 183

<Question 10> [Sur les bons, а propos du martyre] 184

<Article 1 [19]> Premiиrement : il semble que quelqu’un puisse s’offrir au martyre sans une charitй parfaite. 184

<Article 2 [20]> Deuxiиmement : il semble que souffrir le martyre pour le Christ ne soit pas l’objet d’un prйcepte. 185

<Question 11> [Sur les mauvais : а propos des premiers mouvements] 185

<Article 1 [21]> Premiиrement : il semble qu’un premier mouvement soit toujours un pйchй. 185

<Article 2 [22]> Deuxiиmement : il semble que les premiers mouvements soient des pйchйs mortels chez les infidиles. 187

<Question 12> [Sur les prйceptes] 188

<Article 1 [23]> La question est [la suivante] : est-ce que les enfants qui ne sont pas entraоnйs aux commandements doivent кtre reзus, obligйs par vњu ou par serment, ou attirйs par des bienfaits а entrer en religion ?  188

<Article 2 [24]> Deuxiиme question : est-ce que les conseils sont ordonnйs aux commandements ?  201

QUODLIBET 5 : [Sur Dieu, les anges et les hommes] 209

<Question 1> [Sur la science de Dieu] 209

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble que Dieu connaisse le premier instant oщ il pouvait crйer le monde. 209

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble que ceux qui sont connus d’avance [praesciti] par Dieu ne peuvent dйmйriter. 210

<Question 2> [Sur la puissance de Dieu] 211

<Article 1 [3]>Premiиrement : il semble que Dieu puisse rйtablir une vierge. 212

<Article 2 [4]> Deuxiиmement : il semble que cette [proposition] soit fausse : «Dieu peut pйcher, s’il le veut.» 212

<Question 3> [Sur la nature assumйe] 213

<Article 1 [5]> Premiиrement : il semble que tout le sang du Christ qui a йtй rйpandu dans sa passion soit retournй а son corps lors de la rйsurrection. 213

<Article 2 [6]> Deuxiиmement : il semble que le Christ nous ait donnй un plus grand signe d’amour en donnant son corps en nourriture qu’en souffrant pour nous. 215

<Question 4> [Sur les anges] 216

<Article 1 [7]> Ensuite, а propos des anges, on a posй une question : est-ce que Lucifer est sujet а l’жvum ?  216

<Question 5> [Sur les hommes] 217

<Article 1 [8]> Premiиrement : il semble que, si Adam n’avait pas pйchй, ce ne sont pas lesmкmes hommes qui seraient sauvйs que ceux qui sont sauvйs maintenant. 218

<Article 2 [9]> Deuxiиmement : il semble que le verbe du cњur soit une espиce intelligible. 219

<Article 3 [10]> Troisiиmement : il semble que ce qui est fait par crainte ne soit pas volontaire. 220

<Question 6> [Sur le sacrement de l’eucharistie] 221

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble que la forme du pain soit annihilйe dans le sacrement de l’eucharistie. 221

<Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que le prкtre ne doive pas donner une hostie non consacrйe au pйcheur occulte qui lui en fait la demande. 222

<Question 7> [Sur le sacrement de pйnitence] 224

<Article 1 [13]> Premiиrement : il semble qu’un supйrieur puisse йcarter de l’administration son subordonnй en raison de quelque chose qu’il a entendu de lui en confession. 224

<Article 2 [14]> Deuxiиmement : il semble que le croisй qui meurt en se rendant outre-mer fasse une meilleure mort que celui qui meurt en en revenant. 225

<Question 8> [Sur le sacrement de mariage] 226

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble que celui qui a connu charnellement une femme qu’il avait йpousйe par des paroles [portant sur] le futur ne puisse avoir l’йpouse avec laquelle il a par la suite contractй [mariage] par des paroles [portant sur] le prйsent. 226

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble qu’une femme accusйe d’adultиre ne soit pas tenue de confesser son pйchй lors d’un jugement. 227

<Question 9> [Sur ce qui se rapporte aux vertus] 227

<Article 1 [17]> Premiиrement : il semble que celui qui a reзu de l’argent par prкt afin de se racheter de voleurs ne soit pas tenu de le restituer. 228

<Article 2 [18]> Deuxiиmement : il semble qu’un homme ne puisse pas pйcher en jeыnant ou en veillant trop. 229

<Question 10> [Sur ce qui se rapporte aux prйceptes] 229

<Article 1 [19]> Premiиrement : il semble que les prйceptes prйcиdent les conseils selon un ’ordre naturel. 230

<Article 2 [20]> Deuxiиmement : il semble que les pйchйs opposйs aux prйceptes de la seconde table soient plus graves que ceux qui sont opposйs aux prйceptes de la premiиres table. 233

<Question 11> [Sur les prйlats] 234

<Article1 [21]> Premiиrement : il semble que le bienheureux Matthieu n’ait pas йtй appelй immйdiatement de [son] poste de perception а l’йtat d’apostolat et de perfection. 234

<Article 2 [22]> Deuxiиmement : il semble que celui qui consent а son йlection canonique agisse mieux que celui qui la refuse. 236

<Article 3 [23]> Troisiиmement : il semble qu’un prйlat qui donne un bйnйfice ecclйsiastique а un consanguin ou а un ami, afin que ses consanguins soient йlevйs, commette la simonie. 237

<Question 12> [Sur les docteurs] 238

<Article 1 [24]> Premiиrement : il semble que celui qui a toujours enseignй par vaine gloire retrouve son aurйole par la pйnitence. 238

<Article 2 [25]> Deuxiиmement : il semble que si, par l’enseignement de quelqu’un, certains sont йcartйs d’un bien meilleur, celui-ci soit tenu de rйvoquer son enseignement. 239

<Question 13> [Pour les religieux] 240

<Article 1 [26]> Premiиrement : il semble que les religieux ne doivent pas supporter ceux qui les combattent. 240

<Article 2 [27]> Deuxiиmement : il semble que celui qui a jurй de ne pas entrer en religion ne puisse y entrer licitement. 241

<Question 14> [А propos des clercs] 242

<Article unique [28]>_ 242

QUODLIBET 12 : [Sur les rйalitйs qui dйpassent l’homme et les rйalitйs humaines] 243

<Question 1> [Sur Dieu : а propos de son кtre] 243

<Article unique [1]> On a demandй, en premier lieu, s’il n’existe qu’un seul кtre en Dieu, а savoir, [l’кtre] essentiel, ou si, en plus de celui-ci, il existe aussi en Dieu un кtre personnel. 243

<Question 2> [Sur Dieu : а propos de sa puissance] 244

<Article 1 [2]> Premiиrement : est-ce que Dieu peut faire exister ensemble des choses contradictoires ?  244

<Article 2 [3]> Deuxiиmement : est-ce que Dieu peut faire des choses infinies en acte ?_ 244

<Question 3> [Sur Dieu, а propos de sa prйdestination] 245

<Article 1 [4]> Ensuite, on a demandй, а propos de la prйdestination, si elle est certaine. 245

<Article 2 [5]> Ensuite, on a demandй, а propos du destin, si tout est soumis au destin ?_ 246

<Question 4> [А propos des anges] 247

<Article 1 [6]> Premiиrement : est-ce que l’кtre de l’ange est chez lui un accident ?_ 247

<Article 2 [7]> Deuxiиmement, on s’est demandй si le Diable connaоt les pensйes des hommes. 248

<Question 5> [А propos du ciel] 249

<Article 1 [8]> Premiиrement : est-ce que ciel ou le monde est йternel ?_ 249

<Article 2 [9]> Deuxiиmement, on s’est demandй si le ciel est animй. 249

<Question 6> [Sur l’homme, а propos de son вme] 249

<Article 1 {10]> Premiиrement : est-ce que l’вme perfectionne le corps de maniиre immйdiate ou par l’intermйdiaire de la corporйitй ?_ 250

<Article 2 [11]> Deuxiиmement : est-ce que l’вme vient par transmission ?_ 250

<Question 7> [Sur la connaissance de l’homme] 251

<Article unique [12]> Ensuite, on a demandй, а propos de la connaissance de l’homme, si l’intellect humain connaоt les singuliers. 251

<Question 8> [Sur l’effet de la connaissance] 251

<Article 1 [13]> Premiиrement : est-ce que les habitus de la science acquise demeurent aprиs cette vie ?  251

<Article 2 [14]> Deuxiиmement : est-ce que les paroles humaines possиdent le pouvoir d’agur sur les animaux sans raison, par exemple, les serpents ?_ 252

<Question 9> [Sur le baptкme] 253

<Article unique [15]> On demande d’abord si l’eau possиde une vertu purificatrice, а savoir, purifie-t-elle par sa propre vertu ou par une vertu concomitante ?_ 253

<Question 10> [Sur la pйnitence] 254

<Article 1 [16]> Premiиrement : est-ce que celui qui n’a pas charge d’вmes peut absoudre au for de la confession ?  254

<Article 2 [17]> Deuxiиmement : est-ce qu’il est permis de rйvйler une confession dans un cas particulier ?  254

<Article 3 [18]> Troisiиmement : est-il permis de dйsirer l’йpiscopat ?_ 255

<Question 11> [Sur l’effet des sacrements] 255

<Article unique [19]> Ensuite, on a demandй, а propos de l’effet des sacrements : si une copaternitй est causйe par les prйambules des sacrements, par exemple, par le catйchisme et les choses de ce genre. 255

<Question 12> [А propos de l’unitй de l’Йglise] 256

<Article unique [20]> Ensuite, on a demandй s’il existe une seule Йglise, qui a existй au temps des apфtres et qui existe maintenant. 256

<Question 13> [Sur la vйritй] 257

<Article 1 [21]> Premiиrement, on a demandй si la vйritй est plus forte que le vin, le roi et la femme ?  257

<Article 2 [22]> Deuxiиmement, on demande si celui qui reзoit l’enseignement d’une certaine expйrienc, sous serment de ne pas le communiquer, est obligй de respecter ce serment ?_ 258

<Question 14> [Sur les vertus en elles-mкmes] 259

<Article unique [23]> Premiиremen, on demande si les vertus morales sont connexes ?_ 259

<Question 15> [Sur la restitution] 260

<Article 1 [24]> Premiиremement, on demande si ceux qui ont йtй expulsйs а cause de partis peuvent rйclamer leurs biens de ceux qui restent dans une ville ?_ 261

<Article 2 [25]> Deuxiиmement, on demande si celui qui, par mauvaise foi, dйpase l’йchйance prйvue est tenu а restitution ?_ 262

<Article 2 [26]> Troisiиmement : est-ce que celui qui a consommй le bien d’un autre est tenu а restitution ?  262

<Question 16> [Sur la fonction des interprиtes de la Sainte Йcriture] 263

<Article unique [27]> Premiиrement : est-ce que tout ce que les saints docteurs ont dit venait de l’Esprit Saint ?  263

<Question 17> [Sur la fonction des prйdicateurs] 264

<Article 1 [28]> Premiиrement : est-ce que quelqu’un peut prкcher de sa propre autoritй, de sorte qu’il soit permis de prкcher sans la permission d’un prйlat ?_ 264

<Article 2 [29]> Deuxiиmement : est-ce que celui а qui un dirigeant sйculier l’interdit doit abandonner la prйdication ?_ 264

<Article 3 [30]> Troisiиmement : est-il permis а des prйdicateurs de recevoir des aumфnes de la part d’usuriers ?  266

<Question 18> [Sur la fonction des confesseurs] 266

<Article unique [31]> Ensuite, on a demandй, а propos de la fonction des confesseurs, si quelqu’un peut entendre une confession par permission du seigneur pape, sans l’autorisation de son propre prйlat. 266

<Question 19> [Sur la fonction des vicaires] 267

<Article unique [32]> Ensuite, on a demandй, а propos de la fonction des vicaires, si le vicaire de quelqu’un peut se faire remplacer par un autre. 267

<Question 20> [Sur le pйchй originel] 268

<Article unique [33]> А propos du pйchй originel, on a demandй s’il est transmis par la transmission de la semence. 268

<Question 21> [Sur le pйchй en pensйe] 268

<Article 1 [34]> Premiиrement : est-ce que le consentement au plaisir est un pйchй mortel ?_ 268

<Article 2 [35]> Deuxiиmement, а propos du soupзon : est-il un pйchй mortel ?_ 269

<Question 22> [Sur le pйchй par action] 269

<Article 1 [36]> Premiиrement : est-il permis de recourir au sort, surtout а l’ouverture de livres [au hasard] ?  269

<Article 2 [37]> Deuxiиmement, а propos de la retenue du superflu : est-ce que celui qui ne donnepas du superflu qu’il possиde pour Dieu commet un pйchй ?_ 270

<Article 3 [38]> Troisiиmement, а propos de la perplexitй : est-ce que quelqu’un peut кtre perplexe ?  270

<Question 23> [Sur les peines] 270

<Article 1 [39]> Premiиrement, а propos de la peine temporelle : est-ce qu’un religieux doit кtre expulsй en raison d’un pйchй contre la vie religieuse, s’il est disposй а se corriger et а supporter une peine ?_ 271

<Article 2 [40]> Deuxiиmement, а propos de la peine йternelle : est-ce que l’вme sйparйe du corps souffre naturellement du feu corporel ?_ 271

<I> <Anonyme> <Question sur la pйnitence>_ 271

<Question 1> Sur le premier point, on a posй deux questions : sur l’йternitй du monde et sur [sa] fin. 278

<Article 1 [1]>Premiиrement : il semble que le monde soit йternel. 279

<Article 2 [2]> On demande si la fin du monde est connue. 281

<Question 2>_ 281

<Article 1 [3]> Premiиrement : il semble que les anges ne se connaissent pas eux-mкmes. 282

<Article 2 [4]> Deuxiиmement : il semble que l’ange ne puisse errer. 283

<Article 3 [5]> On demande si les dйmons sont toujours punis par la peine du feu. 283

<Question 3>_ 284

<Article 1 [6]> Premiиrement, on montre que l’вme n’est pas unie au corps de maniиre immйdiate. 284

<Article 2 [7]> Deuxiиmement, on demande si l’вme a une inclination au corps. 285

Article 18_ 286

<Article 1 [47]> Il semble que le soupзon soit un pйchй mortel (= q. 21, art. 2 [35] de la recension commune ci-dessus) 287

<Article 2 [48] (= q. 22, art.2 [37] de la recension commune, ci-dessus) 287

<Article 3 [49]> (= q. 22, art. 3 [38] de la recension commune, ci-dessus) 288

Article 24 (= q. 23. art. 2 [40] de la recension commune, ci-dessus) 288

QUESTIONS DISPUTЙES, Paris, 1256-1259 : (Quodlibets 7, 8, 9, 10, 11) 289

QUODLIBET 7 : [Sur trois choses se rapportant aux substances spirituelles, au sacrement de l’autel et aux corps des damnйs] 289

<Question 1> [Les substances spirituelles : sur leur connaissance] 289

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble qu’aucun intellect crйй ne puisse voir l’essence divine de maniиre immйdiate. 289

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble que l’intellect crйй puisse intelliger plusieurs choses en mкme temps. 292

<Article 3 [3]> Troisiиmement : il semble que l’intellect angйlique ne puisse connaоtre les choses singuliиres. 295

<Article 4 [4]> Quatriиmement : il semble que la connaissance qui est appelйe par Augustin le «fruit de l’esprit» n’existe pas dans l’esprit comme un accident dans un sujet. 299

<Question 2> [Sur la jouissance [fruitione] de l’вme du Christ dans la passion] 300

<Article unique [5]> Ensuite, on pose une question sur la jouissance [fruitione] de l’вme du Christ dans la passion : il semble que cette jouissance ait atteint l’essence mкme de l’вme. 301

<Question 3> [Sur les substances spirituelles : leur pluralitй] 302

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que l’immensitй divine exclue la pluralitй des personnes. 302

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que, chez les anges, il n’y ait pas composition d’accident et de sujet. 303

<Question 4> [Sur le sacrement de l’autel] 304

<Article 1 [8]> Premiиrement : il semble que le corps entier du Christ ne puisse кtre contenu sous ces espиces. 304

<Article 2 [9]> Deuxiиmement : il semble que, sous les espиces, existent au mкme instant la substance du pain et le corps du Christ. 305

<Article 3 [10]> Troisiиmement : il semble que Dieu ne puisse faire que la blancheur et une autre qualitй corporelle existe sans quantitй. 308

<Question 5> [А propos des corps des damnйs] 310

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble que les corps des damnйs ne seront pas incorruptibles. 310

<Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que les corps des damnйs ressusciteront sans difformitйs. 311

<Article 3 [13]> Troisiиmement : il semble que les corps des damnйs seront punis par des vers et des pleurs corporels. 312

<Question 6> [Sur les sens de la Sainte Йcriture] 313

<Article 1 [14]> Premiиrement : il semble que ne se cachent pas d’autres sens sous les paroles de la Sainte Йcriture. 313

<Article 2 [15]> Deuxiиmement : il semble qu’on ne doive pas distinguer quatre sens de la Sainte Йcriture : les sens historique ou littйral, allйgorique, moral et anagogique. 315

<Article 3 [16]> Troisiиmement : il semble que, mкme dans les autres йcrits, les sens mentionnйs doivent кtre distinguйs. 318

<Question 7> [Sur le travail manuel] 319

<Article 1 [17]> Premiиrement : il semble que travailler de ses mains relиve d’un prйcepte. 320

<Article 2 [18]> Deuxiиmement : il semble que ceux qui s’adonnent aux њuvres spirituelles ne soient pas exemptйs du travail manuel. 326

QUODLIBET 8 : [Sur trois choses : sur ce qui se rapporte а la nature, а la faute et а la grвce, а la peine et а la gloire] 335

<Question 1> [Sur ce qui se rapporte а la nature incrййe] 335

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble que le nombre six mentionnй soit crйateur. 335

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble que les idйes qui existent dans l’esprit divin concernent plutфt les choses selon leur nature singuliиre que la nature de [leur] espиce. 338

<Question 2> [Sur l’вme humaine] 340

<Article 1 [3]> Premiиrement : il semble que l’вme ne reзoive pas les espиces des choses qui sont extйrieures а l’вme. 340

<Article 2 [4]> Deuxiиmement : il semble que celui qui n’a pas la charitй la connaisse par une espиce. 342

<Question 3> [Sur le corps humain] 345

<Article 1 [5]> Ensuite, on pose des questions sur ce qui se rapporte au corps humain : est-ce que la nourriture est vйritablement convertie en corps humain ?_ 345

<Question 4> [Sur les prйlats] 351

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble qu’il soit nйcessaire de choisir le meilleur. 351

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble qu’il ne faille pas manifester d’honneur aux mauvais prйlats. 353

<Question 5> [А propos de tous] 354

<Article 1 [8]> Premiиrement : il semble que la priиre faite pour soi ait plus de valeur que la priиre faite pour un autre. 354

<Article 2 [9]> Deuxiиmement : il semble que les suffrages de l’Йglise, faits spйcialement pour un riche, aient la mкme valeur pour un pauvre pour qui ils ne sont pas accomplis, s’il [lui] est йgal par l’esprit. 356

<Article 3 [10]> Troisiиmement : il semble que le vњu simple de continence dirime un mariage contractй. 357

<Question 6> [Sur ce qui se rapporte а la faute] 358

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble que celui qui se rend а l’йglise pour la distribution, et n’y irait pas autrement, pиche. 358

<Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que celui qui, ayant du superflu, ne ledonne pas а un pauvre qui le demande, pиche. 359

<Article 3 [13]> Troisiиmement : il semble que celui qui possиde plusieurs prйbendes pиche, par le fait mкme qu’il existe des opinions de maоtres qui s’y opposent. 360

<Article 4 [14]> Quatriиmement : il semble que tout mensonge ne soit pas un pйchй. 361

<Article 5 [15]> Cinquiиmement : il semble qu’il ne soit pas nйcessaire que pиche mortellement celui qui a l’intention de pйcher mortellement. 362

<Question 7> [Sur ce qui concerne la peine et la gloire] 363

<Article 1 [16]> Premiиrement : il semble que les damnйs voient la gloire des saints aprиs le jour du jugement. 363

<Article 2 [17]> Deuxiиmement : il semble que les damnйs ne veuillent pas que leurs proches soient damnйs. 364

<Question 8> [Sur la peine corporelle des damnйs] 365

<Article unique [18]> Ensuite, on demande, а propos de la peine corporelle des damnйs, si elle comporte seulement la peine du feu ou aussi la peine de l’eau. 365

<Question 9> [Sur la gloire des saints] 366

<Article 1 [19]> Premiиrement : il semble que la bйatitude des saints se trouve principalement dans l’intellect. 366

<Article 2 [20]> Deuxiиmement : il semble que les bienheureux dans la gloire soient d’abord portйs а contempler la divinitй du Christ que son humanitй. 368

QUODLIBET 9 : [Sur le Christ tкte et ses membres] 369

<Question 1> [Sur le Christ] 369

<Article unique [1]>Premiиrement, on demande si Dieu peut faire que des choses infinies existent en acte. 369

<Question 2> [Sur l’union de la nature humaine а la nature divine] 372

<Article 1 [2]> Premiиrement : il semble qu’il existe plusieurs hypostases dans le Christ. 372

<Article 2 [3]> Deuxiиmement : il semble que, dans le Christ, il n’y ait pas un seul кtre. 376

<Article 3 [4]> Troisiиmement : il semble qu’il n’y ait pas une seule filiation dans le Christ. 378

<Question 3> [Sur le Christ] 380

<Article unique [5]> Ensuite, on demande, а propos du Christ, au sujet des espиces sous lesquelles il est contenu dans le sacrement de l’autel, si les accidents subsistent lа sans sujet. 380

<Question 4> [Sur les anges] 383

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que l’ange soit composй de matiиre et de forme. 383

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que l’ange ne puisse connaоtre en mкme temps les choses dans le Verbe et dans sa propre nature. 386

<Article 3 [8]> Troisiиmement : il semble que l’ange n’ait pas mйritй sa bйatitude. 388

<Article 4 [9]> Quatriиmement : il semble que l’ange se meuve dans l’instant. 390

<Article [10]> Cinquiиmement : il semble que les anges ne peuvent agir sur les corps infйrieurs ici prйsents. 392

<Question 5> [Sur les hommes : а propos de la nature] 395

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble que l’вme vйgйtative et l’вme sensible soient amenйes а l’existence par crйation. 395

<Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que commander soit un acte de la raison. 397

<Question 6> [А propos de la grвce] 398

<Article unique [13]> Ensuite, а propos de ce qui concerne la grвce, on demande si la charitй est augmentйe selon son essence. 398

<Question 7> [А propos de la faute] 399

<Article 1 [14]> Premiиrement : il semble que Pierre, en reniant le Christ, n’ait pas pйchй mortellement. 399

<Article 2 [15]> Deuxiиmement : il semble que possйder sans dispense plusieurs prйbendes sans charge d’вmes soit un pйchй mortel. 400

<Question 8> [А propos de la gloire] 404

<Article unique [16]> Ensuite, on demande, а propos de ce qui se rapporte а la gloire, si tous les sains qui ont йtй canonisйs par l’Йglise sont dans la gloire, ou si certains d’entre sont en enfer. 404

QUODLIBET 10 : [Sur Dieu, l’ange et l’вme] 405

<Question 1> [Sur Dieu] 405

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble que l’unitй affirme quelque chose de maniиre positive en Dieu, et non pas seulement de maniиre nйgative, selon l’opinion du Maоtre. 405

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble que le Christ ne descendra pas sur terre pour le jugement. 407

<Article 3 [3]> Troisiиmement : il semble que l’espиce du vin, qui demeure dans le sacrement aprиs la consйcration, ne puisse кtre mкlйe а un autre liquide. 409

<Question 2> [А propos de l’ange] 411

<Article unique [4]> Ensuite, on demande, а propos de l’ange si la durйe chez l’ange a un avant et un aprиs. 411

<Question 3> [А propos de l’вme] 414

<Article 1 [5]> Premiиrement : l’aкme est-elle ses puissance ?_ 414

<Article 2 [6]> Deuxiиmement : il semble que l’вme raisonnable soit corruptible. 415

<Question 4> [Ensuite, on s’interroge sur l’opйration de l’вme] 418

<Article 1 [7]> Premiиrement : il semble que l’вme, quoi qu’elle intellige, l’intellige dans la Vйritй premiиre. 418

<Article 2 [8]> Deuxiиmement : il semble que l’вme sйparйe puisse avoir un acte des puissances sensitives. 420

<Question 5> [Sur la grвce] 421

<Article 1 [9]> Premiиrement : il semble que celui dont le pиre ne peut кtre entretenu par son fils sans que celui-ci n’ait les fonds pour nourrir son pиre qu’en contractant [mariage], ne soit pas obligй de contracter [mariage] pour nourrir son pиre. 421

<Article 2 [10]> Deuxiиmement : il semble que le religieux qui fait vњu d’obйissance soit tenu d’obйir en tout а son supйrieur, mкme dans les choses indiffйrentes. 422

<Article 3 [11]> Troisiиmement : il semble qu’aprиs un vњu simple de chastetй, celui qui contracte mariage ne puisse ni rendre ni exiger ce qui est dы. 424

<Question 6> [Sur la faute, qui s’oppose а l’action droite] 425

<Article1 [22]> Premiиrement : il semble que celui qui honore un riche а cause de ses richesses, pиche ?  425

<Article 2 [13]> Deuxiиmement : il semble qu’on pиche en ne repoussant pas la mauvaise renommйe. 427

<Article 3 [14]> Troisiиmement : il semble qu’utiliser des vкtements prйcieux soit toujours pйchй. 428

<Question 7> [Sur la faute qui est contraire а la foi droite] 429

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble qu’il ne faille pas avoir de rapports avec les hйrйtiques. 429

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble que les hйrйtiques qui reviennent а l’Йglise ne doivent pas кtre accueillis. 431

<Question 8> [Sur la gloire] 431

<Article unique [17]> Ensuite, on demande, а propos de ce qui concerne la gloire, а savoir, la vision de Dieu dans la patri, si un intellect crйй peut voir Dieu par son essence. 431

QUODLIBET 11 : [Sur Dieu, les anges et les hommes] 432

<Question 1> [Sur Dieu : son immensitй] 433

<Article unique [1]> А propos de l’immensitй de Dieu, on a demandй s’il est propre а Dieu d’кtre partout. 433

<Question 2> [Sur Dieu : а propos de sa connaissance] 435

<Article unique [2]> А propos de la connaissance de Dieu, on demandait si Dieu connaоt le mal par le bien. 435

<Question 3> [Sur la prйdestination] 436

<Article unque [3]> А propos de la prйdestination, on demandait si la prйdestination impose une nйcessitй. 437

<Question 4> [Sur les anges] 439

<Article unique [4]> Sur les anges, on a demandй, а propos du mouvement de l’ange, si son mouvement se rйalise dans l’instant 439

<Question 5> [Sur l’homme : а propos des parties de la nature humaine] 441

<Article unique [5]> А propos de l’вme, on a demandй si l’вme sensitive et [l’вme] intellective sont de la mкme substance. 441

<Question 6> [Sur le corps] 443

<Article unique [6]> Ensuite, а propos du corps, on a demandй s’il ressuscite le mкme numйriquement. 443

<Question 7> [Sur les sacrements de la grвce] 445

<Article unique [7]> Premiиrement, on a demandй si seul l’йvкque doit confйrer le sacrement de confirmation ou aussi un autre. 445

<Question 8> [Sur le sacrement de l’eucharistie] 447

<Article 1 [8]> Premiиrement, on a demandй si quelqu’un peut entendre la messe d’un prкtre fornicateur sans pйcher mortellement. 447

<Article 2 [9]> Deuxiиmement, on a demandй si quelqu’un pиche mortellement en parlant, en mangeant ou en se tenant avec des excommuniйs. 448

<Question 9> [Sur le sacrement de mariage] 449

<Article 1 [10]> Premiиrement, on a demandй si les malйfices empкchent le mariage. 449

<Article 2 [11]> Deuxiиmement, on a demandй si la frigiditй empкche le mariage. 450

<Question 10> [Sur le comportement de la vie humaine] 451

<Article 1 [11]> Premiиrement : est que quelqu’un doit corriger en public ou en privй son prochain ou son frиre ?  451

<Article 2 [13]> Deuxiиmement, on demandait si, lorsque quelqu’un connaоt le pйchй du prochain, il pиche mortellement en le rapportant immйdiatement celui-ci а son supйrieur. 452

 

 

QUESTIONS DISPUTЙES Paris, 1269-1272 : (Quodlibets 1, 2, 3, 6 et 4, 5, 12)

 

QUODLIBET 1 : [Sur Dieu, l’ange et l’homme]

 

         On a posй des questions sur Dieu, l’ange et l’homme.

         А propos de Dieu, on a posй des questions sur la nature divine et sur la nature humaine assumйe.

 

<Question 1> [Sur Dieu]

<Article unique [1]> А propos de la nature divine, on a demandй si le bienheureux Benoоt a vu l’essence divine dans la vision oщ il a vu le monde entier.

<1> En effet, Grйgoire dit, en parlant de cette vision : «А l’вme qui voit Dieu, toute crйature semble йtriquйe.» Or, voir Dieu, c’est voir l’essence divine. Le bienheureux Benoоt a donc vu l’essence divine.

<2> De plus, Grйgoire ajoute plus loin qu’il a vu le monde entier dans la lumiиre divine. Or, la lumiиre ou la clartй de Dieu n’est rien d’autre que Dieu lui-mкme, comme le dit le mкme Grйgoire et comme on le trouve dans la Glose sur Ex 33, 20 : L’homme ne peut me voir et vivre. Le bienheureux Benoоt a donc vu Dieu par son essence.

Cependant, il est dit en Jn 1, 18 : Dieu, personne ne l’a jamais vu, et la Glose dit que «personne vivant dans une chair mortelle ne peut voir Dieu par son essence».

Rйponse. Le corps corruptible alourdit l’вme, comme il est dit en Sg 9, 15. Or, la plus haute йlйvation de l’esprit humain consiste en ce qu’il atteigne jusqu’а la vision de l’essence divine. Il est donc impossible que l’esprit humain voie l’essence de Dieu, comme le dit Augustin dans le Commentaire littйral de la Genиse, XII, а moins que l’homme йtabli dans cette vie mortelle ne meure, ou bien soit а ce point devenu йtranger aux sens qu’il ne sache s’il est dans son corps ou hors de son corps, comme on le lit de Paul, 2 Co 12, 3. Or, lorsqu’il eut cette vision, le bienheureux Benoоt, йtabli dans cette vie, n’йtait pas encore mort et n’йtait pas devenu йtranger а ses sens, ce qui est clair par le fait que, alors qu’il se maintenait dans la mкme vision, il appela quelqu’un d’autre pour qu’il vienne la voir, comme le rapporte Grйgoire. Il est donc clair qu’il n’a pas vu l’essence de Dieu.

<1> Par ces paroles, Grйgoire entend raisonner selon une certaine proportion. En effet, si ceux qui voient Dieu estiment que, par rapport а Lui, c’est bien peu de chose que de voir toutes les crйatures, il n’est pas йtonnant que, par la lumiиre divine, le bienheureux Benoоt ait pu voir quelque chose de plus que ce que les hommes voient d’une maniиre gйnйrale.

<2> On parle parfois de lumiиre de Dieu pour dйsigner Dieu lui-mкme, et parfois d’une lumiиre issue de Lui, selon ce que dit le psaume : Nous verrons la lumiиre dans ta lumiиre (Ps 35, 10).

 

<Question 2> [Sur la nature humaine assumйe]

         Ensuite, on a posй deux questions sur la nature humaine dans le Christ. Premiиrement : y avait-il dans le Christ une seule filiation selon laquelle il йtait en rapport avec son Pиre et sa mиre, ou deux ? Deuxiиmement, а propos de sa mort : est-il mort sur la croix ?

<Article 1 [2]> Premiиrement : il semble qu’il y ait deux filiations dans le Christ.

         <1> En effet, lorsque la cause des relations est multipliйe, les relations elles-mкmes le sont. Or, la gйnйration est la cause de la filiation. Puisque la gйnйration par laquelle le Christ est nй йternellement du Pиre est autre que celle par laquelle il est nй temporellement de sa mиre, ce sera donc une autre filiation par laquelle il est en rapport avec son Pиre et une autre par laquelle il est en rapport avec sa mиre.

         <2> Ce qui reзoit а un certain moment quelque chose d’absolu sans en кtre changй peut encore bien davantage recevoir temporellement une propriйtй relationnelle. Or, le Fils de Dieu a reзu а un certain moment quelque chose d’absolu sans en кtre changй, car, а propos de ce que dit Luc, 1, 32 : Il sera grand et sera appelй Fils du Trиs-Haut, Ambroise dit : «Il ne sera pas grand au sens oщ, avant l’enfantement de la Vierge, il n’йtait pas grand, mais parce qu’il possиde naturellement la puissance que possиde le Fils de Dieu, [puissance] qu’il devait recevoir comme homme.» Ainsi, а bien plus forte raison le Fils de Dieu a-t-il pu recevoir а un certain moment une nouvelle filiation sans en кtre changй, de sorte que lui conviennent deux filiations, l’une йternelle, l’autre temporelle.

         Cependant, une chose tient d’кtre cette seule chose de l’unitй de ce dont elle tient d’кtre telle chose. Or, c’est par la filiation que quelqu’un devient fils. Un seul fils vient donc d’une seule gйnйration. Or, le Christ est un seul Fils, et non deux. Il n’y a donc pas dans le Christ deux filiations, mais une seule.

         Rйponse. Les relations diffиrent de tous les autres genres de choses par le fait que les choses qui appartiennent aux autres genres tiennent de ce qui constitue leur genre d’кtre des choses de la nature, comme c’est le cas des quantitйs [qui le tiennent] de ce qui constitue la quantitй, et le cas des qualitйs, de ce qui constitue la qualitй. Or, les relations ne tiennent pas d’кtre des choses de la nature du fait qu’elles sont en rapport avec autre chose. En effet, il existe des rapports qui ne sont pas rйels, mais de raison seulement, comme ce qui est connaissable est en rapport avec la science, non pas par une relation qui existe dans ce qui connaissable, mais plutфt parce que la science est en rapport avec [ce qui est connaissable], selon le Philosophe, Mйtaphysique, V. Or, la relation tient de sa cause d’кtre une chose de la nature, par laquelle une chose est naturellement ordonnйe а une autre, ordre naturel et rйel qui est la relation elle-mкme. Ainsi, la droite et la gauche chez un animal sont des relations rйelles parce qu’elles dйcoulent de certaines puissances naturelles ; mais, dans une colonne, elles [n’existent] que selon la raison, selon l’ordre qu’entretient un animal avec elle.

         Or, une chose tient de la mкme chose d’кtre un кtre et d’кtre une. Ainsi il arrive qu’il n’existe qu’une seule relation rйelle en raison de l’unitй de la cause, comme cela est clair pour l’йgalitй : en effet, c’est en raison d’une seule quantitй qu’il existe dans un seul corps une seule йgalitй, bien qu’il existe plusieurs rapports selon lesquels il soit dit йgal а diffйrents corps. Si les relations dans un corps йtaient rйellement multipliйes selon tous ces rapports, il en dйcoulerait qu’il existerait dans un seul [corps] des accidents [en nombre] infini ou indйterminй. De mкme, le maоtre est par une seule relation maоtre de tous ceux а qui il enseigne, bien qu’il existe plusieurs rapports. De mкme encore, un seul homme est fils de son pиre et de sa mиre selon une seule relation rйelle, parce qu’il a reзu des deux une seule nature par une seule naissance.

         En suivant ce raisonnement, il semblerait qu’il faille dire que, dans le Christ, la filiation rйelle par laquelle il est en rapport avec son Pиre est autre que celle par laquelle il est en rapport avec sa mиre, car il naоt des deux par une gйnйration diffйrente, et la nature qu’il tient du Pиre est diffйrente de celle qu’il tient de sa mиre.

 

* * *

 

         Mais un autre raisonnement renverse cette conclusion. En effet, il faut tenir de maniиre universelle qu’il n’existe rйellement en Dieu aucune relation avec la crйature, mais qu’il existe un rapport de raison seulement, car Dieu est au-dessus de tout l’ordre de la crйature et la mesure de toute crйature, dont dйpend toute crйature, et non l’inverse, bien davantage que ce qu’on dit des rapports entre ce qui est connaissable par rapport а la science, lа oщ, pour ces raisons, il n’existe pas de relation rйelle а la science.

         Il faut donc considйrer que le sujet de la filiation n’est pas une nature ou une partie de nature. En effet, nous ne disons pas de l’humanitй qu’elle est fille, ni de la tкte, ni de l’њil. Or, dans le Christ, nous ne reconnaissons qu’un seul suppфt et une seule hypostase, de mкme qu’une seule personne, qui est le suppфt йternel, dans lequel ne peut exister aucune relation rйelle а la crйature, comme on l’a dйjа dit. Il reste donc que la filiation par laquelle le Christ est en rapport avec sa mиre n’est qu’un rapport de raison. Et il ne dйcoule pas de cela que le Christ ne soit pas rйellement le fils de la Vierge. En effet, de mкme que Dieu est rйellement le Seigneur en raison de la puissance rйelle par laquelle il maintient la crйature, de mкme [le Christ] est-il le fils de la Vierge en raison de la nature rйelle qu’il a reзue de sa mиre. Car s’il existait dans le Christ plusieurs suppфts, il faudrait reconnaоtre dans le Christ deux filiations. Mais j’estime que ceci est erronй, et on trouve que cela est condamnй par des conciles.

         Je dis donc que, dans le Christ, il n’existe qu’une seule filiation rйelle, par laquelle il est en rapport avec son Pиre.

         <1> Nous ne nions pas qu’il existe dans le Christ une filiation rйelle par laquelle il est en rapport avec sa mиre, parce que la cause de la relation ferait dйfaut, mais parce que fait dйfaut le sujet d’une telle relation, puisqu’il n’existe pas dans le Christ de suppфt crйй ou d’hypostase [crййe].

         <2> De la mкme faзon que cet homme a reзu а un certain moment la puissance de Dieu, de la mкme faзon a-t-il reзu la filiation йternelle, pour autant qu’il est arrivй qu’«une seule personne de Dieu et de l’homme existait», comme Ambroise le dit plus loin dans le mкme livre. Or, cela ne s’est pas produit par quelque chose de rйellement absolu ou de temporellement relatif existant dans le Fils de Dieu, mais par la seule union qui existe rйellement dans la nature crййe, et non dans la personne mкme qui assume.

         Ce qui йtait objectй en sens contraire n’est pas contraignant. En effet, on dit parfois de quelqu’un qu’il est tel en raison de l’unitй substantielle du sujet, bien qu’existent de nombreuses qualitйs, comme la couleur et la saveur dans un fruit.

 

<Article 2 [3]> Deuxiиmement : il semble que le Christ ne soit pas mort sur la croix.

         <1> En effet, s’il est mort, ou bien cela est arrivй parce qu’il a sйparй son вme de son corps, ou bien en raison de ses blessures. Mais [cela n’est pas arrivй] de la premiиre maniиre : en effet, il dйcoulerait de cela que les Juifs n’auraient pas tuй le Christ, mais que lui-mкme aurait йtй homicide de lui-mкme, ce qui ne convient pas. Semblablement, [cela n’est pas arrivй] de la seconde maniиre, car la mort qui survient en raison de blessures vient de ce qu’un homme a atteint une extrкme faiblesse, ce qui n’йtait pas le cas du Christ, puisqu’il rendit l’esprit dans un grand cri (Lc 23, 46). Le Christ n’est donc aucunement mort sur la croix.

         <2> La nature humaine n’йtait pas plus faible chez le Christ que chez les autres hommes. Or, aucun autre homme n’est mort aussi rapidement а cause de blessures aux mains et aux pieds (la blessure au cфtй ne lui a йtй infligйe qu’aprиs sa mort). Le Christ n’est donc pas mort sur la croix, puisqu’il ne semble y avoir aucune raison pour sa mort.

         Cependant, il est dit, en Jean, 19, 30, que (le Christ suspendu а la croix), aprиs avoir inclinй la tкte, rendit son esprit. Or, la mort survient par la sйparation de l’вme du corps. Le Christ est donc mort sur la croix.

         Rйponse. Il faut sans aucun doute confesser que le Christ est vraiment mort sur la croix.

         Mais, pour voir la cause de sa mort, il faut considйrer que, puisque le Christ йtait Dieu et homme, tout ce qui se rapportait а sa nature humaine en lui йtait soumis а son pouvoir, ce qui ne se produit pas chez les autres qui sont simplement hommes : en effet, n’est pas soumis а leur volontй ce qui est naturel. Telle est la cause du fait que l’вme du Christ souffrait et se rйjouissait (fruebatur[1]) en mкme temps, car, par sa volontй, il se produisit qu’il n’y eut pas de rйsonance des puissances supйrieures sur les infйrieures, et que l’acte des puissances supйrieures ne fut pas empкchй par une passion infйrieure, ce qui ne peut se produire chez les autres hommes en raison de la conjonction naturelle entre les puissances.

         Il faut parler de la mкme faзon pour ce qui est en cause. En effet, la mort violente survient du fait que la nature succombe au mal infligй et que la mort est retardйe aussi longtemps que la nature peut rйsister. Ainsi, chez certains, la nature est plus forte et, а cause йgale, ils meurent plus tard. Or, il relevait de la volontй du Christ [de dйcider] dans quelle mesure [sa] nature rйsisterait au mal infligй et dans quelle mesure elle succomberait. Ainsi, par sa volontй, [sa] nature a rйsistй au mal infligй jusqu’а la fin plus que cela n’est possible chez les autres hommes, de sorte que, а la fin, aprиs une abondante effusion de sang, pour ainsi dire en pleine possession de ses forces, il cria d’une voix forte (Mt 25, 50 ; Mc 15, 37 ; Lc 23, 46), et aussitфt, par sa volontй, [sa] nature succomba, et il rendit l’esprit, afin de montrer qu’il йtait le Seigneur de la nature, de la vie et de la mort. C’est pourquoi, en admiration, le centurion dit : Vraiment, celui-ci йtait le Fils de Dieu (Mc 15, 39).

         Ainsi donc, les Juifs ont-ils tuй le Christ en lui infligeant un mal mortel, et cependant lui-mкme a dйposй son вme (Jn 10, 17‑18) et a rendu son esprit, car il se soumit totalement au mal infligй lorsqu’il le voulut. Cependant, il ne doit pas кtre accusй d’avoir йtй homicide de lui-mкme. En effet, le corps existe pour l’вme, et non l’inverse. Ainsi, l’вme est atteinte lorsque, en raison du mal infligй au corps, elle est expulsйe du corps а l’encontre du dйsir naturel de l’вme, quoique peut-кtre non а l’encontre de la volontй dйpravйe de celui qui se tue. Mais s’il йtait au pouvoir de l’вme de se retirer du corps et d’y revenir lorsqu’elle le voudrait, ce ne serait pas une plus grande faute pour elle de quitter le corps que pour le rйsidant d’une maison de la quitter. C’est cependant une faute qu’il en soit expulsй malgrй lui.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Question 3> [Sur l’ange]

         On posait ensuite deux questions sur l’ange. Premiиrement, l’ange est-il liй а un lieu corporel selon son essence ou est-il dans un lieu selon son opйration seulement ? Deuxiиmement, а propos du mouvement de l’ange, [l’ange] peut-il se mouvoir d’un extrкme а un autre sans intermйdiaire ?

<Article 1 [4]> Premiиrement : il semble que l’ange ne soit pas dans un lieu selon son opйration seulement.

         <1> En effet, «l’existence prйcиde l’opйration». Кtre dans un lieu prйcиde donc agir dans un lieu. Or, ce qui suit n’est pas la cause de ce qui prйcиde. Agir dans un lieu n’est donc pas la cause de ce que l’ange est dans un lieu.

         <2> Deux anges peuvent agir dans un seul lieu. Si donc l’ange йtait dans un lieu seulement par son opйration, il en dйcoulerait que plusieurs anges seraient en mкme temps dans un seul lieu, ce qui est estimй impossible.

         Cependant, ce qui est plus noble ne dйpend pas de ce qui moins noble. Or, l’essence de l’ange est plus noble que le lieu corporel. Elle ne dйpend donc pas d’un lieu corporel.

         Rйponse. On peut considйrer la maniиre dont l’ange est dans un lieu corporel а partir de la maniиre dont un corps est dans un lieu. En effet, un corps est dans un lieu par contact avec le lieu. Or, le contact se fait par la quantitй dimensionnelle, qu’on ne trouve pas chez l’ange puisqu’il est incorporel ; mais elle est remplacйe par la quantitй de sa puissance. De mкme donc que le corps est dans un lieu par le contact de la quantitй dimensionnelle, de mкme l’ange est-il dans un lieu par le contact de sa puissance.

         Or, si l’on veut appeler le contact de la puissance une opйration, puisque agir est l’effet propre d’une puissance, qu’on dise donc que l’ange est dans un lieu par son opйration, de telle sorte cependant qu’on n’entende pas par opйration le seul mouvement, mais toute union par laquelle il s’unit а un corps, en y prйsidant ou en le contenant, ou de toute autre maniиre.

         <1> Rien n’empкche que quelque chose existe antйrieurement de maniиre absolue, qui ne soit pas antйrieur sur un point, comme le corps sous-jacent est antйrieur а sa surface de maniиre absolue, mais non sous l’aspect oщ il est colorй. De mкme, le corps est antйrieur au contact de maniиre absolue, mais il est dans un lieu par le contact de la quantitй dimensionnelle. Et de mкme l’ange l’est-il par le contact de sa puissance.

         <2> Si quelque chose est mы parfaitement par un moteur, il ne convient pas qu’il soit mы en mкme temps de maniиre immйdiate par un autre. Le raisonnement vaut donc davantage pour le contraire de ce qui est proposй.

 

<Article 2 [5]> Deuxiиmement : il semble que l’ange ne puisse кtre mы d’un extrкme а l’autre sans passer par un intermйdiaire.

         <1> Tout ce qui est mы est «d’abord en train d’кtre mы avant d’avoir йtй mы», comme le dйmontre Physique, VI. Or, si l’ange est mы d’un extrкme а un autre, par exemple, de A а B, lorsqu’il est en B, il se trouve avoir йtй mы. Il йtait donc d’abord en train d’кtre mы, mais non pas lorsqu’il йtait en A, parce qu’alors il n’йtait pas encore mы. Il йtait donc en C, qui est un intermйdiaire entre A et B. Il faut ainsi qu’il passe par un intermйdiaire.

         <2> Si l’ange se meut de A а B sans passer par un intermйdiaire, il faut qu’il soit corrompu en A et qu’il soit <de nouveau> crйй en B. Or, cela est impossible, car il ne s’agirait plus alors du mкme ange. Il faut donc qu’il passe par un intermйdiaire.

         Cependant, «tout ce qui passe par un intermйdiaire doit d’abord y passer comme йgal а soi ou moindre que soi, plutфt que comme plus grand que soi», comme il est dit en Physique, VI, et comme cela tombe sous le sens. Or, il ne peut y avoir moins d’espace que l’ange, qui est indivisible. Il faut donc que ce soit quelque chose d’йgal а lui qui passe, ce qui est un lieu indivisible et [ayant le caractиre de] point. Or, les points infinis sont des points situйs entre n’importe quel des deux termes d’un mouvement. S’il йtait donc nйcessaire que, dans son mouvement, l’ange passe par un intermйdiaire, il faudrait qu’il traverses des [points] infinis, ce qui est impossible.

         Rйponse. L’ange, s’il le veut, peut se mouvoir d’un extrкme а l’autre sans devoir passer par un intermйdiaire et, s’il le veut, il peut passer par tous les intermйdiaires.

         La raison en est qu’un corps est dans un lieu en tant que contenu par ce [lieu]. Il faut donc que, dans son mouvement, il suive la condition de ce lieu, а savoir, qu’il traverse les intermйdiaires avant de parvenir aux extrйmitйs de ce lieu. Mais, comme l’ange est dans un lieu par le contact de sa puissance, il n’est pas soumis а un lieu comme s’il y йtait contenu, mais il contient plutфt le lieu, en dйpassant ce lieu par sa puissance. Il n’est donc pas nйcessaire que, dans son mouvement, il suive les conditions du lieu, mais il relиve de sa volontй qu’il s’applique par le contact de sa puissance а tel ou tel lieu, et, s’il le veut, sans intermйdiaire. Il en est ainsi de l’intellect qui, par l’intellection, peut кtre appliquй а un extrкme, par exemple, ce qui est blanc, et ensuite а ce qui est noir, de maniиre indiffйrente, en pensant ou non aux couleurs intermйdiaires, bien que le corps soumis а la couleur ne puisse passer du blanc au noir que par des intermйdiaires.

<1> Cette parole du Philosophe et sa dйmonstration s’applique au mouvement continu. Or, il n’est pas nйcessaire que le mouvement de l’ange soit continu, mais c’est la succession mкme des applications mentionnйes qui est appelйe mouvement chez lui. Comme la succession des pensйes ou des sentiments est appelйe un mouvement de la crйature spirituelle, selon Augustin, Commentaire littйral de la Genиse, VIII.

<2> Cela ne se produit pas par une corruption de l’ange ou une nouvelle crйation, mais parce que sa puissance dйpasse le lieu.

Quant а ce qui est objectй en sens contraire, il faut dire que l’ange n’est pas dans un lieu selon la mesure, mais par l’application de sa puissance а un lieu, ce qui peut exister indiffйremment pour un lieu divisible et [un lieu] indivisible. Il peut donc se mouvoir de maniиre continue, comme ce qui se trouve dans un lieu divisible, en soustrayant l’espace de maniиre continue ; mais lorsqu’il est dans un lieu indivisible, son mouvement ne peut кtre continu ni passer par tous les intermйdiaires.

 

<Question 4> [Sur l’homme]

         Ensuite, on interrogeait sur l’homme : en premier lieu, sur le bien de la nature ; en deuxiиme lieu, sur le bien de la grвce ; en troisiиme lieu, sur le bien de la gloire.

         Sur le premier point, trois questions йtaient posйes. Premiиrement, а propos de l’union de l’вme au corps, est-ce que, lorsque l’вme arrive dans le corps, toutes les autres formes qui s’y trouvaient antйrieurement, substantielles comme accidentelles, sont corrompues ? Deuxiиmement, а propos du pouvoir du libre arbitre, est-ce que l’homme sans la grвce peut se prйparer а la grвce ? Troisiиmement, est-ce que l’homme, dans l’йtat d’innocence, a aimй Dieu plus que tout et plus que lui-mкme ?

 

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que, par l’arrivйe de l’вme, ne soient pas exclues toutes les formes qui existaient antйrieurement.

         <1> Il est dit dans Gn 2, 7 : Dieu forma l’homme du limon de la terre et lui insuffla au visage un souffle de vie. Or, [Dieu] aurait inutilement formй le corps si, en insufflant l’вme, la forme qu’il lui avait donnйe en le formant avait йtй exclue. А l’arrivйe de l’вme, toutes les formes prйcйdentes ne sont donc pas enlevйes.

         <2> Il est nйcessaire que l’вme existe dans un corps formй et possйdant de multiples dispositions. Si donc l’вme en arrivant a йcartй toutes les formes et les dispositions prйcйdentes, il en dйcoule que l’вme forme l’ensemble du corps en un instant, ce qui appartient а Dieu seul.

         <3> L’вme n’existe que dans un corps mixte. Or, le mйlange des йlйments ne se rйalise pas seulement selon la matiиre, mais aussi selon les formes, autrement, il s’agirait d’une corruption. L’вme n’exclut donc pas toutes les formes qui se trouvent dans la matiиre.

         <4> L’вme est une perfection. Or, ce n’est pas le rфle de la perfection de corrompre, mais de perfectionner. [L’вme] qui arrive dans le corps ne corrompt donc pas les formes prйexistantes.

         Cependant, toute forme qui survient dans ce qui existe en acte est une forme accidentelle : en effet, la forme substantielle fait que quelque chose existe tout simplement en acte. Or, si l’вme en survenant ne dйtruisait pas les formes prйexistantes mais leur йtait ajoutйe, il en dйcoulerait qu’elle surviendrait dans quelque chose qui existe en acte, car toute forme, puisqu’elle est acte, fait exister en acte. L’вme qui survient exclut donc les formes prйexistantes.

         Rйponse. Il est impossible qu’il existe dans une seule et mкme chose plusieurs formes substantielles, et cela, parce qu’une chose tient son кtre et son unitй du mкme [principe]. Or, il est clair qu’une chose tient son кtre de sa forme ; une chose tient donc aussi son unitй de sa forme. Pour cette raison, partout oщ existe une multitude de formes, cela n’est pas un simplement. Ainsi, un «homme blanc» n’est pas quelque chose d’un simplement ; un «animal bipиde» ne serait pas non plus quelque chose d’un simplement, s’il tenait d’une chose d’кtre animal et d’une autre d’кtre bipиde, comme le dit le Philosophe.

         Or, il faut savoir que les formes substantielles entretiennent entre elles le mкme rapport que les nombres, comme il est dit dans Mйtaphysique, VIII, ou que les figures, comme le dit le Philosophe а propos des parties de l’вme, dans Sur l’вme, II. En effet, le nombre [plus grand] ou la figure plus grande contient toujours en puissance la plus petite, comme le nombre cinq [contient] le nombre quatre, et le pentagone, le tйtragone. De mкme, la forme plus parfaite par sa puissance contient-elle en elle la forme plus imparfaite, comme il apparaоt surtout pour les вmes : en effet, l’вme intellective a la capacitй de confйrer au corps humain tout ce que confиre [l’вme] sensitive aux animaux sans raison ; de mкme, [l’вme] sensitive produit-elle chez les animaux tout ce que [l’вme] nutritive produit dans les plantes, et encore davantage.

         Une вme sensitive serait donc inutile chez l’homme en plus de [l’вme] intellective, du fait que l’вme intellective contient en sa puissance l’вme sensitive, et encore davantage, comme on ajouterait inutilement le nombre quatre aprиs avoir posй le nombre cinq. Et le raisonnement est le mкme pour toutes les formes substantielles jusqu’а la matiиre premiиre. De sorte qu’on ne trouve pas [rйellement] chez l’homme diverses formes substantielles, mais seulement selon la raison, comme lorsque nous le considйrons comme vivant par l’вme nutritive et comme sensible par l’вme sensitive, et ainsi de suite.

         Or, il est clair que, lorsque survient une forme parfaite, la forme imparfaite est йcartйe, de mкme que lorsque la figure d’un pentagone survient, la figure du carrй est йcartйe. Je dis donc que, lorsque l’вme humaine survient, la forme substantielle qui existait antйrieurement est йcartйe, autrement la gйnйration de l’un existerait sans corruption d’un autre, ce qui est impossible. Mais les formes accidentelles qui existaient antйrieurement et prйparaient а l’вme sont corrompues, non par elles-mкmes, mais par accident, en raison de la corruption du sujet. Elles restent donc les mкmes par l’espиce, mais non pas les mкmes selon le nombre, comme cela arrive aussi pour les dispositions des formes йlйmentaires qui paraissent advenir en premier а la matiиre.

         <1> Selon Basile, on appelle ici «souffle de vie» la grвce du Saint-Esprit, et ainsi l’objection disparaоt. Toutefois, si, comme le dit Augustin, le souffle de vie est l’вme elle-mкme, il n’est pas nйcessaire de dire que le corps de l’homme formй du limon de la terre a йtй formй d’une autre forme que le souffle de vie divinement insufflй. En effet, cette formation n’a pas prйcйdй l’insufflation, а moins que nous ne voulions dire que cette formation renvoie aux dispositions accidentelles, par exemple, а une silhouette et а d’autres choses de ce genre, qui, selon l’ordre de la raison, sont prйsupposйes dans un corps antйrieurement а l’вme intellective, comme des dispositions matйrielles. Toutefois, l’вme intellective elle-mкme est prйsupposйe, non pas en tant qu’elle est intellective, mais en tant qu’elle contient en elle-mкme une des formes imparfaites.

         <2> L’вme, lorsqu’elle survient dans le corps, ne fait pas exister le corps effectivement, mais seulement quant а sa forme. Ce qui fait exister le corps effectivement est ce qui donne au corps sa forme en le perfectionnant, en disposant ce qui est fait antйrieurement en vue de la forme, en amenant la matiиre peu а peu et selon un certain ordre а une forme ou а une disposition plus rapprochйe. Car plus la forme ou la disposition est proche, moins forte est la rйsistance а l’introduction de la forme et de la disposition complиte. En effet, le feu est produit plus facilement а partir de l’air qu’а partir de l’eau, bien que les deux formes soient immйdiatement prйsentes dans la matiиre.

         <3> Avicenne a affirmй que les formes йlйmentaires demeuraient dans le mйlange, ce qui ne peut кtre le cas, car les formes des йlйments ne peuvent exister dans une seule partie de la matiиre en mкme temps. Il faut donc qu’elles existent dans diverses parties de la matiиre, qui se diffйrencient par la division de la quantitй dimensionnelle. Ainsi il faudra soit que plusieurs corps existent en mкme temps, soit qu’il ne s’agisse pas d’un mйlange total, mais d’un mйlange apparent, selon que de trиs petites choses [existent] а cфtй les unes des autres. — Averroиs, dans Sur le ciel, III, dit que les formes des йlйments sont intermйdiaires entre les formes accidentelles et substantielles, et qu’elles reзoivent plus ou moins. Ainsi, une fois enlevйes les formes des йlйments et celles-ci ramenйes d’une certaine faзon а un йtat intermйdiaire, une sorte de mйlange se rйalise. Mais cela est encore moins possible que ce qui prйcиde, car la forme substantielle est le terme d’un кtre spйcifique. Ainsi, pour l’indivisible, existe la raison de forme comme la raison de nombre et de figure, et il n’est pas possible qu’elle soit poursuivie ou enlevйe, mais toute addition ou soustraction donne une autre espиce. — C’est pourquoi il faut parler autrement, comme le Philosophe, Sur le gйnйration, I : les formes de ce qui est susceptible d’кtre mйlangй ne demeurent pas en acte dans le mйlange, mais en puissance, pour autant que la puissance de la forme substantielle demeure dans une qualitй йlйmentaire, bien que diminuйe et comme ramenйe а un йtat intermйdiaire. En effet, la qualitй йlйmentaire agit en vertu de la forme substantielle, autrement l’action qui existe par la chaleur du feu n’atteindrait pas la forme substantielle.

         <4> L’вme, puisqu’elle est forme, est une certaine perfection particuliиre, et non universelle. C’est pourquoi, lorsqu’elle survient, elle perfectionne une chose de telle maniиre qu’une autre chose est corrompue.

 

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que, sans la grвce et par son seul libre arbitre naturel, l’homme puisse se prйparer а la grвce.

         <1> En effet, il est dit en Pr 15, 1 : Il revient а l’homme de prйparer son вme. Or, on dit que quelque chose revient а quelqu’un lorsque cela est en son pouvoir. Il a donc йtй confiй au pouvoir de l’homme qu’il puisse se prйparer а la grвce. Il n’a donc pas besoin de l’aide de la grвce.

         <2> Anselme dit, dans le livre Sur la chute du Diable, que «ce n’est pas parce que Dieu ne veut pas la donner que la grвce fait dйfaut а quelqu’un, mais parce que celui-ci ne veut pas la recevoir». Si donc il voulait la recevoir, il pourrait la recevoir. Il peut donc, s’il le veut, se prйparer а la grвce sans aide extйrieure.

         <3> Mais il disait que l’homme a besoin pour cela de l’aide de la grвce comme de quelque chose qui le meut de l’extйrieur. Cependant, l’homme peut кtre mы а la conversion non seulement а partir de ce qui est bon, mais aussi de pйchйs, comme lorsque quelqu’un en voit un autre qui commet des fautes йnormes et le convertit а Dieu par l’horreur du pйchй. Or, le pйchй ne vient pas de Dieu. L’homme peut donc sans l’action de Dieu se prйparer а la grвce.

         Cependant, nous sommes prйparйs а la grвce afin que nous nous convertissions а Dieu. Or, pour cela, nous avons besoin de la grвce. Il est dit dans Lm 5, 21 : Convertis-nous а toi, Seigneur, et nous serons convertis. L’homme a donc besoin de l’aide de la grвce divine pour se prйparer а la grвce.

         <2> De plus, l’homme ne peut se prйparer а rien si ce n’est en pensant. Or, l’homme a besoin de l’aide de la grвce pour cela mкme. En effet, il est dit en 2 Co 3, 5 : Nous sommes incapables de penser а quoi que ce soit comme si cela venait de nous. Nous avons donc besoin de l’aide de la grвce divine afin de nous prйparer а la grвce.

         Rйponse. Dans cette question, il faut йviter l’erreur de Pйlage, qui affirmait que, par le libre arbitre, l’homme pouvait accomplir les <prйceptes> de la loi et mйriter la vie йternelle, et qu’il n’avait besoin de l’aide divine que pour savoir ce qu’il devait faire, conformйment а Ps 142[143], 10 : Enseigne-moi а faire ta volontй. Mais parce que cela semblait кtre trop peu que nous recevions seulement de Dieu la connaissance, alors que nous aurions par nous-mкmes la charitй par laquelle les commandements sont accomplis, les pйlagiens ont par la suite affirmй que le commencement de la bonne action vient de l’homme lui-mкme lorsqu’il consent а la foi par le libre arbitre, mais que l’achиvement ne vient а l’homme que de Dieu. Or, la prйparation concerne le commencement de la bonne action. Dire que l’homme peut se prйparer а la grвce sans l’aide de la grвce divine relиve donc de l’erreur de Pйlage. Et cela s’oppose а l’Apфtre, qui dit en Ph 1, 6 : Celui qui a commencй en vous cette њuvre bonne l’achиvera.

         Il faut donc dire que l’homme a besoin de l’aide de la grвce, non seulement pour mйriter, mais aussi pour se prйparer а la grвce, de maniиre diffйrente cependant. Car l’homme mйrite par un acte vertueux, non seulement lorsqu’il fait le bien, mais lorsqu’il le fait bien, ce pour quoi est nйcessaire un habitus, comme il est dit en Йthique, II. Ainsi, pour mйriter, la grвce habituelle est nйcessaire. Or, pour que l’homme se prйpare а recevoir cet habitus, il n’a pas besoin d’un autre habitus, car on remonterait alors а l’infini. Mais il a besoin de l’aide divine, non seulement comme de quelque chose qui le meut de l’extйrieur, alors qu’il est donnй а l’homme par la providence divine des occasions de salut, par exemple, des prйdications, des exemples et parfois des maladies et des flйaux, mais aussi pour ce qui est du mouvement intйrieur, alors que Dieu meut au bien de l’intйrieur le cњur de l’homme, selon Pr 21, 1 : Le cњur des rois est dans la main de Dieu, et Il l’incline а son grй.

         Que cela soit nйcessaire, le Philosophe le dйmontre dans un chapitre de Sur le destin. En effet, l’homme agit par sa volontй. Or, le principe de la volontй est le choix, et [le principe] du choix est la dйlibйration. Mais si on cherche pourquoi il se met а dйlibйrer, on ne peut dire qu’il a commencй а dйlibйrer par une dйlibйration, car on remonterait ainsi а l’infini. Il faut donc qu’il existe un principe extйrieur qui meuve l’esprit humain а dйlibйrer de ce qu’il faut faire. Or, ce [principe] est «quelque chose de meilleur» que l’esprit humain. Ce n’est donc pas un corps cйleste, qui est infйrieur а la puissance intellectuelle, mais Dieu, comme le Philosophe lui-mкme le conclut. De mкme donc que le mouvement du ciel est le principe de tout mouvement des corps infйrieurs qui ne se meuvent pas toujours, de mкme le principe de tous les mouvements des esprits infйrieurs vient-il d’un mouvement donnй par Dieu.

         Ainsi, personne ne peut se prйparer а la grвce ni а faire quelque chose de bien que par l’aide divine.

         <1> Par le fait qu’il revient а l’homme de se prйparer а la grвce par le libre arbitre, la nйcessitй de l’aide divine n’est pas exclue, pas plus que par le fait qu’il revient au feu de rйchauffer [n’est exclue] la nйcessitй du mouvement cйleste.

         <2> Dieu meut toutes choses selon leur mode. Ainsi, certaines choses participent au mouvement divin par mode de nйcessitй ; mais la nature raisonnable [y participe] avec libertй, pour la raison que la puissance rationnelle «est en rapport avec des choses opposйes». Dieu meut donc l’esprit humain au bien de maniиre que l’homme puisse rйsister а ce mouvement. Que l’homme se prйpare а la grвce, cela relиve donc de Dieu, mais qu’il refuse la grвce, la cause n’en vient pas de Dieu, mais de l’homme, selon ce que dit Os 13, 9 : Ta perte vient de toi, Israлl, mais ton secours ne vient que de moi.

         <3> Bien que le pйchй ne vienne pas de Dieu, toutefois Dieu fait en sorte que le pйchй soit pour quelqu’un une occasion de salut.

 

<Article 3 [8]> Troisiиmement : il semble que, dans l’йtat d’innocence, le premier homme n’ait pas aimй Dieu plus que tout et plus que lui-mкme.

         <1> Aimer Dieu ainsi est ce qu’il y a de plus mйritoire. Or, le premier homme, dans cet йtat, ne pouvait pas «progresser» par le mйrite, comme il est dit dans Sentences, II, d. 24. Dans cet йtat, le premier homme n’a donc pas aimй Dieu plus que lui-mкme et plus que tout.

         <2> Aimer Dieu de cette maniиre est la plus grande prйparation de l’esprit humain а recevoir la grвce. Or, on affirme que, dans cet йtat, l’homme n’a pas eu la grвce, mais seulement les [attributs] naturels. Il n’a donc pas aimй Dieu plus que lui-mкme et plus que tout.

         <3> La nature est tournйe vers elle-mкme, car, tout ce qu’elle aime, elle le ramиne а elle-mкme. Or, ce pour quoi «chaque chose [agit] est pour elle ce qu’il y a de plus grand». [L’homme, dans l’йtat d’innocence,] s’aimait donc davantage que Dieu. Il n’aimait donc pas Dieu plus que tout.

         Cependant, s’il n’aimait pas Dieu plus que lui-mкme, ou bien [il l’aimait] moins que lui-mкme, ou bien il l’aimait йgalement. Dans les deux cas, il en dйcoule que l’homme jouissait (frueretur) de lui-mкme, alors qu’il ne se mettait pas en rapport avec Dieu. Or, trouver en soi sa bйatitude entraоne la perversion du pйchй, comme l’enseigne Augustin. Ainsi, dans l’йtat d’innocence, l’homme йtait donc dйjа perverti par le pйchй, ce qui est impossible. Il s’ensuit donc qu’il aimait Dieu plus que tout.

         Rйponse. Si l’homme a йtй crйй avec la grвce, comme on peut le conclure des paroles de Basile et d’Augustin, cette question ne se pose pas. En effet, il est clair que celui qui se trouve avoir la grвce aime Dieu de charitй plus que lui-mкme.

         Mais, parce qu’il йtait possible pour Dieu de crйer l’homme dans une pure nature, il est utile d’examiner jusqu’oщ l’amour naturel peut s’йtendre.

         Certains ont donc dit que l’homme ou l’ange, dans la pure nature, aime Dieu plus que lui-mкme par amour naturel selon un amour de concupiscence, а savoir qu’il dйsire se dйlecter du bien divin parce que celui-ci est plus grand et plus savoureux ; mais, selon l’amour d’amitiй, l’homme s’aime lui-mкme davantage que Dieu. En effet, l’amour de concupiscence est celui selon lequel on dit que nous aimons ce dont nous voulons nous servir ou nous dйlecter, comme le vin ou quelque chose du genre ; mais l’amour d’amitiй est celui par lequel on dit que nous aimons un ami а qui nous voulons du bien.

         Mais cette position est insoutenable. En effet, l’amour naturel est une certaine inclination naturelle dйposйe а l’intйrieur de la nature par Dieu. Or, rien de perverti ne vient [de Dieu]. Il est donc impossible qu’une inclination ou une dйlectation naturelle soit mauvaise. Or, c’est un amour perverti que quelqu’un s’aime lui-mкme d’amitiй davantage que Dieu. Un tel amour ne peut donc кtre naturel.

         Il faut donc dire qu’aimer Dieu par-dessus tout et plus que soi-mкme est naturel non seulement а l’ange et а l’homme, mais aussi а toute crйature, selon qu’elle peut aimer de maniиre sensible ou naturelle. En effet, les inclinations naturelles peuvent кtre le mieux connues dans ce qui est accompli naturellement, sans dйlibйration de la raison. En effet, «tout se produit dans la nature comme cela devait se produire». Or, nous voyons que chaque partie agit par une certaine inclination pour le bien du tout, mкme а son propre dommage ou pйril, comme cela est clair lorsque quelqu’un expose sa main а l’йpйe pour dйfendre sa tкte, dont dйpend le salut de tout le corps. Il est donc naturel que toute partie aime а sa faзon le tout davantage qu’elle-mкme. Ainsi, conformйment а cette inclination naturelle et а la vertu politique, le bon citoyen s’expose au danger de mort pour le bien commun. Or, il est clair que Dieu est le bien commun de tout l’univers et de toutes ses parties. De sorte que toute crйature, а sa faзon, aime naturellement davantage Dieu qu’elle-mкme, les [crйatures] insensibles d’une maniиre naturelle, les animaux sans raison, d’une maniиre sensible, mais la crйature raisonnable, par un amour intellectuel, qui est appelй dilection.

         <1> Aimer Dieu comme principe de tout l’кtre relиve de l’amour naturel. Mais aimer Dieu en tant qu’il est objet de la bйatitude relиve d’un amour gratuit, en quoi consiste le mйrite. Toutefois, il n’est pas nйcessaire que nous partagions sur ce point la position du Maоtre, qui dit que l’homme, dans l’йtat primitif, ne possйdait pas la grвce par laquelle il pouvait mйriter.

         <2> Quelqu’un peut faire plus ou moins usage de l’amour naturel par lequel Dieu est naturellement aimй plus que tout, et lorsqu’il le fait au plus haut point, alors existe la plus grande prйparation а possйder la grвce.

         <3> L’inclination naturelle d’une chose porte sur deux choses : а кtre mue et а agir. L’inclination de la nature а кtre mue est tournйe vers elle-mкme, comme le feu est mы vers le haut pour sa propre conservation. Mais l’inclination de la nature а agir n’est pas tournйe vers elle-mкme. En effet, le feu n’agit pas pour produire le feu pour lui-mкme, mais pour le bien de ce qui est engendrй, qui est sa forme, et, au-delа, pour le bien commun, qui est la conservation de l’espиce. Il n’est donc clair qu’il n’est pas universellement vrai que tout amour naturel est tournй vers lui-mкme.

 

<Question 5> [Sur la contrition]

         Ensuite, on interrogeait sur ce qui concerne le bien de la grвce : premiиrement, sur ce qui concerne le bien mкme de la grвce ; deuxiиmement, sur ce qui concerne le mal de la faute qui s’y oppose.

         А propos du bien de la grвce, [on interrogeait] en premier lieu sur ce qui concerne tous ; en deuxiиme lieu, sur ce qui concerne les clercs ; en troisiиme lieu, sur ce qui concerne les religieux.

         А propos de ce qui concerne tous, on interrogeait sur les deux parties de la pйnitence : premiиrement, au sujet de la contrition, si celui qui est contrit est obligй de vouloir plutфt кtre en enfer que pйcher ; deuxiиmement, au sujet de la confession.

 

<Article 1 [9]> Premiиrement : il semble que celui qui est contrit ne doive pas vouloir davantage кtre en enfer que pйcher.

         <1> La peine de l’enfer est йternelle et irrйmйdiable. Or, on peut кtre libйrй du pйchй par la pйnitence. On doit donc vouloir plutфt pйcher qu’кtre en enfer.

         <2> La peine de l’enfer inclut la faute. En effet, une des peines de l’enfer, ce sont les vers, c’est-а-dire le remords de la faute. Or, la faute n’inclut pas la peine de l’enfer. Il faut donc plutфt choisir la faute que la peine de l’enfer.

         Cependant, Anselme dit, dans le livre Sur les similitudes, qu’«on doit plutфt choisir d’кtre en enfer sans une faute que dans le paradis avec une faute, car celui qui est innocent en enfer ne ressentirait pas la peine, et le pйcheur au paradis ne jouirait pas de la gloire».

         Rйponse. Celui qui est contrit est obligй, d’une maniиre gйnйrale, de vouloir plutфt endurer n’importe quelle peine que pйcher. La raison en est que la contrition ne peut exister sans la charitй, par laquelle tous les pйchйs sont remis. En effet, par la charitй, l’homme aime davantage Dieu que lui-mкme. Or, pйcher, c’est agir contre Dieu, et кtre puni, c’est endurer quelque chose contre soi-mкme. La charitй exige donc que celui qui est contrit prйfиre n’importe quelle peine а la faute.

         Mais, [celui qui est contrit] n’est pas obligй de descendre jusqu’а telle ou telle peine ; bien plus, ce serait agir stupidement pour quelqu’un de solliciter lui-mкme ou quelqu’un d’autre а propos de ces peines particuliиres. En effet, il est clair que, de mкme que les choses dйlectables meuvent davantage lorsqu’elles sont considйrйes en particulier qu’en gйnйral, de mкme les choses terribles effraient davantage si elles sont considйrйes en particulier. Et il y en a qui ne tombent pas dans une tentation moins grande, qui tomberaient dans une plus grande, comme lorsque quelqu’un, en entendant parler d’adultиre, n’est pas incitй а un dйsir dйsordonnй, mais, s’il descend jusqu’а examiner chaque turpitude, en est davantage perturbй. De mкme, quelqu’un ne refuserait pas de souffrir la mort pour le Christ, mais, s’il descendait jusqu’а considйrer chaque peine en particulier, il en serait retenu. Ainsi, dans ce genre de choses, descendre jusqu’au dйtail, c’est induire un homme en tentation et lui prйsenter une occasion de pйchй.

         <1> La faute mortelle est par elle-mкme perpйtuelle, mais il peut y кtre remйdiй par la seule misйricorde de Dieu. De plus, le bien divin l’emporte davantage sur ce que ce fait la faute au bien de la nature crййe, auquel la peine est opposйe, que la perpйtuitй de la peine par rapport au caractиre temporaire de la faute.

         <2> Le remords de la conscience n’est pas une faute, mais il suit la faute. Et il pourrait exister sans faute, comme chez celui qui a une conscience erronйe au sujet de ce qu’il a commis dans le passй, comme lorsque quelqu’un croit que quelque chose qu’il a commis auparavant est illicite : cela йtait pourtant licite, mais il estimait illicite de le faire.

 

<Question 6> [Sur la confession]

         Ensuite, on a posй trois questions sur la confession. Premiиrement, suffit-il qu’on se confesse par йcrit ou faut-il se confesser oralement ? Deuxiиmement, est-ce qu’on est tenu de se confesser aussitфt qu’on en a la possibilitй, ou peut-on attendre jusqu’au carкme ? Troisiиmement, est-ce que le prкtre de paroisse doit croire son paroissien, qui lui dit s’кtre confessй а un autre, et doit-il lui donner ou non l’eucharistie ?

 

<Article 1 [10]> Premiиrement : il semble qu’il suffise qu’on se confesse par йcrit.

         En effet, la confession est nйcessaire afin de dйvoiler un pйchй. Or, un pйchй peut aussi bien кtre dйvoilй par йcrit qu’oralement. Il suffit donc de se confesser par йcrit.

         Cependant, cela s’oppose а Rm 10, 10 : La confession est faite par la bouche en vue du salut.

         Rйponse. La confession est quelque chose de sacramentel. En effet, de mкme que, dans le baptкme, quelque chose est nйcessaire de la part du ministre, а savoir, qu’il lave et prononce les paroles, et quelque chose de la part de celui qui reзoit le sacrement, а savoir, qu’il en ait l’intention et soit lavй, de mкme, dans le sacrement de pйnitence, est-il nйcessaire de la part du prкtre qu’il absolve sous forme de paroles, et il est nйcessaire de la part du pйnitent qu’il se soumette aux clйs de l’Йglise en dйvoilant ses pйchйs par la confession, et personne ne peut dispenser de cela, pas davantage que dans le cas du baptкme.

         Mais il n’est pas nйcessaire en vertu du sacrement que ce dйvoilement se fasse oralement, autrement, en aucun cas de nйcessitй, quelqu’un ne pourrait recevoir l’effet de ce sacrement qu’en se confessant oralement, ce qui est manifestement faux, car, aux muets ou а quiconque ne peut se confesser oralement, il suffit de se confesser par йcrit ou par des signes. Mais, dans aucun cas de nйcessitй, quelqu’un ne peut кtre baptisй sans eau, parce que l’eau est nйcessaire en vertu du sacrement.

         Mais l’homme qui le peut est obligй par une disposition de l’Йglise de se confesser oralement, non seulement pour que, en se confessant oralement, il rougisse davantage [de sorte que celui qui a pйchй par la bouche soit purifiй par la bouche], mais aussi parce que toujours, dans les sacrements, on recourt а l’usage le plus commun, comme, pour l’ablution du baptкme, on prend de l’eau que les hommes emploient le plus couramment pour se laver, et, dans l’eucharistie, du pain, qui est la nourriture la plus commune. Ainsi, pour le dйvoilement des pйchйs, il convient d’employer des paroles, par lesquelles les hommes ont coutume d’exprimer le plus couramment et le plus expressйment leurs pensйes.

         Et il faut remarquer que, par ce sacrement, un caractиre n’est pas imprimй, comme dans le baptкme, mais que seule la grвce est donnйe pour la rйmission du pйchй, rйmission que personne n’obtient en pйchant. Or, celui-lа pиche qui nйglige la disposition de l’Йglise. Ainsi, pour le baptкme, celui qui observe ce qui fait nйcessairement partie du sacrement, en nйgligeant les statuts de l’Йglise, reзoit le caractиre du sacrement, mais non l’effet du sacrement. Mais, ici, il n’obtient rien.

         Les arguments qui sont prйsentйs pour les deux positions ne sont pas trиs convaincants, car ni le dйvoilement ne peut кtre fait de maniиre aussi expresse par йcrit qu’oralement, ni ce qui est dit : La confession est faite par la bouche en vue du salut, ne s’entend de la confession des pйchйs, mais de la confession de la foi.

 

[Article 2 [11]> Deuxiиmement : il semble qu’on puisse reporter la confession jusqu’au carкme.

         <1> Quiconque observe un prйcepte de l’Йglise n’est pas en faute. Or, l’Йglise a statuй que les hommes confessent leurs pйchйs personnels une fis par annйe. Si quelqu’un attend jusqu’au moment dйterminй par l’Йglise, il ne pиche donc pas.

         <2> Le baptкme est un sacrement nйcessaire. Or, un catйchumиne ne pиche pas s’il reporte son baptкme jusqu’au Samedi saint. Pour la mкme raison, celui qui est contrit ne pиche donc pas s’il reporte sa confession jusqu’au carкme.

         <3>La contrition est plus nйcessaire que la confession, car la confession sans la contrition ne compte pas pour le salut, mais la contrition sans la confession peut кtre valable dans un cas particulier. Or, celui qui est dans le pйchй n’est pas obligй d’кtre contrit de cette contrition qui guйrit le pйchй, autrement le pйcheur pйcherait а tout moment. Celui qui est contrit n’est donc pas obligй de se confesser immйdiatement, au point oщ il pиche s’il agit autrement.

         Cependant, il faut s’occuper davantage d’une maladie spirituelle que d’une maladie corporelle. Or, celui qui est affectй d’une maladie corporelle s’exposerait au danger s’il ne cherchait pas а y remйdier aussitфt que possible en recourant а la mйdecine, et il pйcherait par nйgligence. Celui qui reporte d’apporter le remиde de la confession contre une maladie spirituelle pиche donc bien davantage.

         Rйponse. Il est recommandable que le pйcheur confesse son pйchй aussitфt qu’il le peut, car, par le sacrement de la pйnitence, la grвce est confйrйe, qui rend l’homme plus solide pour rйsister au pйchй.

         Mais certains ont dit qu’il est tenu de se confesser aussitфt que se prйsente l’occasion, de sorte que s’il le reporte, il pиche.

         Mais cela va а l’encontre du caractиre d’un prйcepte affirmatif, qui, tout en obligeant toujours, n’oblige pas а tout moment, mais selon le lieu et le moment. Or, le temps d’observer le prйcepte de la confession semble кtre lorsque se prйsente une situation oщ il est nйcessaire а l’homme de se confesser, par exemple, s’il est а l’article de la mort ou s’il lui est nйcessaire de recevoir l’eucharistie ou un ordre sacrй, ou quelque chose du genre, а quoi il faut que l’homme se prйpare en йtant purifiй par la confession. Ainsi, si une situation de ce genre se prйsente et que quelqu’un omet de se confesser, il pиche, pourvu que la possibilitй en existe. Et parce que, en vertu d’un prйcepte de l’Йglise, tous les fidиles sont tenus de recevoir la sainte communion au moins une fois par annйe, lors de la fкte de Pвques, l’Йglise a ordonnй pour cette raison qu’au moins une fois par annйe, lorsque se prйsente le moment de recevoir l’eucharistie, tous les fidиles se confessent.

         Je dis donc que reporter la confession jusqu’а ce moment est licite en soi. Mais, par accident, cela peut devenir illicite, par exemple, si quelqu’un qui doit se confesser est а l’article de la mort, ou si quelqu’un reporte sa confession par mйpris. Et, de la mкme faзon, par accident, ce report pourrait кtre mйritoire, si on reporte afin de se confesser а quelqu’un de plus sage ou de maniиre plus dйvote en raison d’un temps sacrй.

         Nous acceptons les premiers arguments.

         Mais, en ce qui concerne ce qui est objectй en sens contraire, il faut dire que la maladie corporelle, si elle n’est pas supprimйe par le remиde de la mйdecine, empire toujours, а moins qu’elle ne soit supprimйe par une certaine puissance de la nature. Mais la maladie du pйchй est supprimйe par la contrition. Il ne s’agit donc pas de deux choses semblables.

 

<Article 3 [12]> Troisiиmement : il semble que le prкtre de paroisse ne doive pas croire son subordonnй, qui lui dit s’кtre а un autre, afin que [le prкtre de paroisse] lui donne l’eucharistie.

         <1> En effet, il arrive frйquemment que, lors de la confession, certains se repentent, qui auparavant n’йtaient pas contrits. Or, le prкtre doit, autant qu’il le peut, conduire au bien celui qui relиve de lui. Il semble donc qu’il doive absolument exiger qu’il se confesse а lui.

         <2> En Pr 27, 23, il est dit au pasteur de l’Йglise : Examine attentivement le visage de ta brebis. Or, cela ne peut кtre mieux fait que par la confession. [Le prкtre de paroisse] doit donc exiger qu’il se confesse а lui.

         Cependant, s’il se confessait [au prкtre de paroisse], [le pйnitent] pourrait dire ce qu’il voudrait, et on le croirait. On doit donc aussi croire qu’il s’est confessй.

         Rйponse. Au for judiciaire, on accorde foi а l’homme qui parle contre lui-mкme, mais non pour lui-mкme. Mais, au for de la pйnitence, on croit l’homme [qui parle] aussi bien pour lui-mкme que contre lui-mкme. Il faut donc faire une distinction а propos de ce qui est un empкchement par lequel quelqu’un est empкchй de recevoir l’eucharistie. En effet, si l’empкchement concerne le for judiciaire, par exemple, l’excommunication, le prкtre n’est pas tenu de croire celui qui relиve de lui, dont il sait qu’il a йtй excommuniй, а moins qu’il n’y ait une preuve de l’absolution. Mais s’il s’agit d’un empкchement qui concerne le for de la pйnitence, а savoir, le pйchй, [le prкtre] est obligй de le croire, et il agit injustement s’il refuse l’eucharistie а celui qui affirme s’кtre confessй et avoir йtй absous par quelqu’un qui pouvait l’absoudre, ou en vertu de l’autoritй apostolique ou de l’autoritй de l’йvкque.

         <1> Le bien que les hommes reзoivent par la confession, celui qui affirme s’кtre confessй l’a dйjа reзu, s’il dit vrai. Mais s’il dit faux, il pourrait de la mкme raison dire faux en se confessant. Et personne ne peut кtre forcй par l’autoritй d’un homme а confesser un pйchй qu’il a confessй а un autre qui pouvait l’absoudre, car, comme on l’a dйjа dit, la confession des pйchйs est quelque chose de sacramentel, soumis au commandement divin, et non [а un commandement] humain.

         <2> Le pasteur spirituel doit examiner attentivement le visage de sa brebis en observant sa vie de l’extйrieur. Mais, par la voie de la confession, il ne peut le scruter plus attentivement, mais il lui faut croire ce qui lui est dit par celui qui relиve de lui.

 

<Question 7> [Sur ce qui concerne les clercs]

         Ensuite, on posait deux questions sur ce qui concerne les clercs. Premiиrement, а propos de l’office de l’Йglise : est-ce que celui qui possиde une prйbende dans deux йglises doit dire les deux offices, le jour oщ un office diffйrent est dit dans les deux йglises ? Deuxiиmement, а propos de l’йtude de la thйologie, est-ce que quelqu’un est tenu d’йcarter l’йtude de la thйologie pour se consacrer au salut des вmes, mкme s’il est capable d’enseigner а d’autres ?

 

<Article 1 [13]> Il semble que, dans un tel cas, on doive dire les deux offices.

         <1> En effet, la charge doit correspondre aux йmoluments. Celui-lа donc qui possиde les йmoluments d’une prйbende dans deux йglises doit porter la charge des deux, а savoir, dire l’office des deux йglises.

         <2> Il semble juste que, s’il reзoit des йmoluments plus importants d’une йglise dans laquelle on chante peut-кtre un office plus long, il doive aussi porter une charge plus longue en disant l’office. Il ne lui revient donc pas de choisir, mais il doit, soit dire les deux [offices], soit dire l’office de l’йglise dont il reзoit des йmoluments plus importants.

         Cependant, on allйguait la coutume.

         Rйponse. А supposer que quelqu’un possиde licitement une prйbende dans deux йglises, а savoir, par suite d’une dispense, il faut considйrer que celui qui reзoit une prйbende dans une йglise a une double obligation : envers Dieu, afin de lui adresser les louanges qui lui sont dues pour ses bienfaits, et envers l’йglise dont il a reзu des йmoluments. — Mais ce qui concerne une йglise est soumis а la dispense des prйlats de l’йglise. Ainsi, il doit acquitter la dette qu’il a envers l’йglise selon ce qui a йtй dйcidй, soit par lui-mкme, s’il s’agit d’une prйbende qui requiert la rйsidence, soit par un vicaire, si cela suffit selon la dйcision ou la coutume de l’йglise.

Mais il doit acquitter par lui-mкme la dette qu’il a envers Dieu. Or, les psaumes ou les hymnes par lesquels on loue Dieu n’ont pas d’importance pour Dieu, par exemple, qu’on dise aux vкpres : Le Seigneur a dit, ou : Enfants, louez le Seigneur !, si ce n’est dans la mesure oщ l’on doit suivre les traditions des anciens. Et parce que les louanges doivent кtre adressйes а Dieu comme par un seul homme, il suffit qu’il dise l’office une seule fois selon la coutume d’une des йglises oщ il est clerc.

Cependant, pour ce qui est du choix de l’office, il semble qu’il doive dire l’office oщ il possиde l’ordre le plus йlevй. Par exemple, s’il est doyen dans l’une et simple chanoine dans l’autre, il doit dire l’office de l’йglise oщ il est doyen. S’il est simple chanoine dans les deux йglises, il doit dire l’office de l’йglise la plus digne, mкme s’il a peut-кtre une prйbende plus importante dans une йglise moins importante, car les rйalitйs temporelles n’ont aucune importance si on les compare aux rйalitйs spirituelles. Mais si les deux йglises sont d’une йgale dignitй, il peut choisir l’office qu’il veut, s’il est absent des deux йglises ; mais s’il est prйsent dans l’une d’entre elles, il doit se conformer а ce que font ceux avec qui il se trouve.

Et par cela la rйponse aux objections est claire.

 

<Article 2 [14]> Deuxiиmement : il semble que celui qui peut se consacrer au soin des вmes pиche s’il accorde du temps а l’йtude.

         <1> Il est dit, dans le dernier chapitre de [l’йpоtre aux] Galates, 6, 10 : Tant que nous en avons le temps, faisons le bien. Or, il ne peut y avoir de plus grande perte que celle du temps. On ne doit donc pas perdre son temps а l’йtude, en reportant de se consacrer au salut des вmes.

         <2> Les parfaits sont tenus а ce qui est meilleur. Or, les religieux sont des parfaits. Les religieux doivent йcarter l’йtude au plus haut point afin de se consacrer au salut des вmes.

         <3> Il est pire d’«errer sur le chemin du comportement que sur le chemin [empruntй] par les pieds». Or, un prйlat est tenu de ramener celui qui relиve de lui, s’il le voit errer sur le chemin [empruntй] par ses pieds. Il est donc bien davantage obligй de le ramener de l’erreur commise sur le chemin du comportement. Or, c’est une erreur pour un homme de nйgliger ce qui est meilleur. Le prйlat doit donc forcer son subordonnй а s’appliquer au salut des вmes, en laissant de cфtй l’йtude.

         Cependant, on prйsentait la coutume comme argument.

         Rйponse. Deux choses peuvent кtre comparйes l’une а l’autre dans l’absolu ou dans une situation donnйe. En effet, rien n’empкche qu’il ne faille moins choisir ce qui est meilleur en soi dans une situation donnйe, comme philosopher est, dans l’absolu, meilleur que s’enrichir, mais, en temps de nйcessitй, on doit plutфt choisir de s’enrichir ; et une pierre prйcieuse vaut plus que le pain, mais, lorsqu’on a faim, on choisirait le pain, selon ce que disent les Lamentations, 1, 11: Ils ont donnй tout ce qu’ils avaient de prйcieux pour de la nourriture afin de rйchauffer leurs вmes.

         Or, il faut considйrer que, dans toute construction, celui-lа est meilleur qui conзoit la construction et s’appelle l’architecte, que n’importe quel [travailleur] manuel qui exйcute par son travail ce qui a йtй conзu par un autre. Ainsi, lorsqu’on construit des йdifices, celui qui conзoit l’йdifice reзoit une plus grande compensation, bien qu’il n’ait rien fait de ses mains, que les artisans manuels, qui polissent le bois et taillent les pierres. Or, dans l’йdifice spirituel, se comparent aux travailleurs manuels ceux qui s’adonnent d’une maniиre particuliиre au soin des вmes, par exemple, en administrant les sacrements ou en s’adonnant d’une maniиre particuliиre а quelque chose de ce genre ; mais les йvкques sont les principaux constructeurs, en ordonnant et en йtablissant la maniиre dont ceux qui ont йtй mentionnйs doivent accomplir leur fonction. C’est la raison pour laquelle ils sont appelйs йvкques, c’est-а-dire, surveillants.

         Et, de la mкme faзon, les docteurs en thйologie sont-ils pour ainsi dire des constructeurs principaux en cherchant et en enseignant comment les autres doivent procurer le salut des вmes. Il est donc meilleur et plus mйritoire d’enseigner la doctrine sacrйe, si cela est fait avec une bonne intention, que de se consacrer au soin du salut de tel ou tel. C’est pourquoi l’Apфtre dit de lui-mкme, 1 Co 1, 17 : Le Christ ne m’a pas envoyй baptiser, mais annoncer l’йvangile, bien que le baptкme soit au plus au point une њuvre qui contribue au salut des вmes ; et 2 Tm 2, 2 : Confie-le а des hommes sыrs, capables а leur tour d’en instruire d’autres. La raison dйmontre aussi qu’il est meilleur d’enseigner ce qui concerne le salut а ceux qui peuvent produire du fruit pour eux-mкmes et pour d’autres, qu’aux gens ordinaires qui ne peuvent produire du fruit que pour eux-mкmes.

         Toutefois, dans une situation donnйe, pour une raison urgente, les йvкques et les docteurs, devraient, en interrompant [l’exercice de] leur propre fonction, s’adonner d’une maniиre particuliиre au salut des вmes.

         <1> Celui qui fait ce qui est meilleur en enseignant la doctrine sacrйe ou qui s’y prйpare par l’йtude ne gaspille pas son temps.

         <2> On dit de quelqu’un qu’il est parfait de deux maniиres : d’une maniиre, parce qu’il possиde la perfection ; d’une autre maniиre, parce qu’il est dans un йtat de perfection. Or, la perfection de l’homme consiste dans la charitй, qui unit l’homme а Dieu. Ainsi, а propos de l’amour de Dieu, il est dit dans Gn 17, 1 : Marche devant moi et sois parfait ! Mais, а propos de l’amour du prochain, aprиs que le Seigneur eut dit : Aimez vos ennemis, il conclut, en Mt 5, 48 : Soyez donc parfaits ! Ainsi, ceux-lа sont dans l’йtat de perfection qui sont solennellement tenus а quelque chose qui est associй а la perfection.

         Or, quelque chose est associй а la perfection de deuxmaniиres.

         Premiиre maniиre : comme un prйambule et quelque chose de prйparatoire а la perfection, comme la pauvretй, la chastetй et les choses de ce genre, par lesquelles l’homme est soustrait aux prйoccupations des choses du siиcle, afin de vaquer plus librement а ce qui concerne Dieu. Ainsi, les choses de ce genre sont plutфt des instruments de la perfection. Pour cette raison, Jйrфme dit, en expliquant cette parole de Pierre : Voici que nous avons tout quittй et t’avons suivi (Mt 19, 27), qu’«il ne suffit pas а Pierre de dire : “Voici que nous avons tout quittй”, mais il ajoute ce qui est parfait : “Nous t’avons suivi.”» Ainsi, tous ceux qui observent la pauvretй et la chastetй volontaires ont quelque chose qui les prйpare а la perfection, mais on ne dit qu’ont l’йtat de perfection que ceux qui s’y engagent par une profession solennelle. En effet, c’est en raison de quelque chose de solennel et de perpйtuel qu’on dit de quelqu’un qu’il est dans un йtat, comme cela est clair pour l’йtat de libertй ou de mariage, et les choses semblables.

         D’une autre maniиre, quelque chose est associй а la perfection de la charitй comme un effet, comme lorsque quelqu’un reзoit une charge d’вmes. En effet, cela relиve d’une charitй parfaite que quelqu’un dйlaisse par amour de Dieu la douceur de la vie contemplative, qu’il prйfйrerait, et accepte les occupations de la vie active afin de s’occuper du salut des вmes. Tous ceux qui s’occupent de cette maniиre du salut du prochain possиdent quelque chose de l’effet de la charitй, mais n’ont pas l’йtat de perfection, sauf l’йvкque, qui a reзu la charge d’вmes avec une consйcration solennelle. Mais les archidiacres et les prкtres de paroisse reзoivent certaines fonctions qui leur sont confiйes, plutфt qu’ils ne sont pour cette raison placйs dans un йtat de perfection. On dit donc seulement des religieux et des йvкques qu’ils sont dans un йtat de perfection. C’est pourquoi des religieux deviennent йvкques, mais non des archidiacres ou des [prкtres] ordinaires.

         Lors donc que l’on dit que les parfaits sont tenus а ce qui est meilleur, cela est vrai si on l’entend de ceux qui sont parfaits en raison de la perfection de la charitй. En effet, ceux-lа sont obligйs par une loi intйrieure qui oblige en inclinant. Ils sont donc obligйs а accomplir [ce qui est meilleur], dans la mesure de leur perfection. Mais si l’on parle de ceux qu’on appelle parfaits en raison de l’йtat de perfection, comme les йvкques et les religieux, cela n’est pas vrai. En effet, les йvкques ne sont pas obligйs qu’а ce а quoi s’йtend la charge de gouvernement qu’ils ont reзue, et les religieux ne sont obligйs qu’а ce а quoi ils sont obligйs en vertu du vњu de leur profession. Autrement, l’obligation irait а l’infini, alors que la nature et l’art, ainsi que toute loi, ont des limites dйterminйes.

         А supposer cependant que les parfaits soient toujours obligйs а ce qui est meilleur, cela ne se rapporterait pas а la question en cause, comme il apparaоt par ce qui a йtй dit plus haut,

<3> Bien qu’un prйlat soit obligй de dйtourner son subordonnй de tout mal, il n’est cependant pas obligй de l’amener а ce qui est meilleur. Cet argument n’a pas non plus de raison d’кtre pour la question en cause, pas plus que les autres.

 

<Question 8> [Sur ce qui concerne les religieux]

         Ensuite, on posait deux questions qui concernent les religieux. Premiиrement, est-ce qu’un religieux est obligй d’obйir а son supйrieur en lui rйvйlant quelque chose de secret qui lui a йtй confiй ? Deuxiиmement, est-il tenu de lui obйir en lui rйvйlant une faute cachйe d’un frиre qu’il connaоt ?

 

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble que, sur l’ordre de son supйrieur, un religieux soit obligй de rйvйler un secret qui lui a йtй confiй.

         <1> Le religieux s’est obligй а obйir а son supйrieur par une profession solennelle. Or, il ne s’est obligй а protйger un secret que par une simple promesse. Il doit donc plutфt obйir а son supйrieur que protйger le secret.

         Cependant, а l’encontre de cela, Bernard dit, que «ce qui a йtй йtabli en vue de la charitй ne milite pas contre la charitй». Or, la profession d’obйissance, que fait le religieux а son supйrieur, a йtй йtablie en vue de la charitй. Elle ne milite donc pas contre la charitй, par laquelle chacun est tenu d’кtre fidиle envers son prochain.

         Rйponse. Comme le dit Bernard, dans le livre Sur la dispense et le prйcepte, il est suffisant qu’un religieux obйisse а son supйrieur pour ce qui concerne la rиgle, soit directement, comme ce qui est йcrit dans la rиgle, soit indirectement, comme ce qui peut s’y ramener, tels les services а rendre aux frиres et les peines infligйes pour les fautes, et les choses de ce genre. Or, l’obйissance parfaite est celle qui obйit d’une maniиre absolue pour tout ce qui n’est pas contraire а la rиgle ou contraire а Dieu. Mais que quelqu’un obйisse а son supйrieur pour ce qui est contraire а Dieu ou а la rиgle, c’est lа une obйissance imprudente et illicite.

         Pour la question en cause, il faut donc se demander s’il est permis а un religieux de rйvйler un secret qui lui a йtй confiй.

         А ce sujet, il faut faire une distinction а propos du secret. Il existe quelque chose de secret qu’il est illicite de cacher, comme ce qui prйsente un danger pour d’autres, que quelqu’un est obligй d’йviter. De sorte que, dans un serment de fidйlitй, il est prйvu que les secrets de ce genre doivent кtre rйvйlйs aux seigneurs. Sur ordre de son supйrieur, un religieux est donc tenu de faire part de ce secret а son supйrieur, mкme s’il a promis de ne pas le rйvйler, selon ce que dit Isidore : «Pour les maux promis, romps la fidйlitй» (а moins que [le religieux] ne l’ait appris par une confession, car alors il ne doit кtre rйvйlй d’aucune maniиre). — Mais il y a un autre secret qui peut кtre cachй par lui-mкme sans pйchй, et un religieux ne doit d’aucune faзon en faire part а son supйrieur qui l’ordonne, et ainsi, si cela lui a йtй confiй, [ce religieux] pйcheraiten rompant la confidentialitй promise.

         <1> L’obligation d’observer ce qui relиve de la foi et de la charitй (qui vient de la loi naturelle et de la promesse faite au baptкme) est plus solennelle que celle qui vient de la profession religieuse.

 

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble que le subordonnй doive rйvйler au supйrieur qui l’ordonne la faute occulte d’un autre frиre.

         <1> Comme le dit Jйrфme, «la faute d’un seul ne doit pas кtre cachйe au dйtriment d’un grand nombre». Or, il faut prйsumer que le supйrieur veut connaоtre la faute d’un seul pour le bien d’un grand nombre. La faute d’un autre doit donc кtre rйvйlйe au supйrieur qui l’ordonne.

         Cependant, Grйgoire dit que, «mкme si parfois, en raison de l’obйissance, nous devons йcarter certaines choses bonnes, nous ne devons aucunement, en raison de l’obйissance, commettre un mal». Or, il semble que ce soit mal de donner une mauvaise renommйe а un autre en dйvoilant une faute occulte. Cela ne doit donc pas кtre fait en vertu de l’obйissance.

         Rйponse. Le supйrieur religieux prйside le chapitre comme au for judiciaire. Il peut donc obliger ceux qui lui sont soumis en leur ordonnant de lui faire part de ce а propos de quoi un juge ecclйsiastique peut exiger un serment au for judiciaire.

         Il faut savoir que, pour les crimes, il existe une triple faзon de procйder : l’une, par dйnonciation ; l’autre, par enquкte (inquisitio) ; la troisiиme, par accusation.

         Par la dйmarche de la dйnonciation, la correction du dйlinquant est visйe. C’est pourquoi, selon le prйcepte du Seigneur, Mt 18, 15-17, la correction fraternelle doit prйcйder, afin de corriger l’autre seul а seul. S’il n’йcoute pas, [il faut de dйnoncer] devant deux ou trois ; et finalement, qu’on le dise а l’Йglise. En effet, il relиve de la charitй d’йpargner son frиre autant que possible. On doit donc d’abord s’efforcer de corriger la conscience d’un frиre en sauvegardant sa rйputation, d’abord en l’avertissant, puis devant deux ou trois ; а la fin, il faut nйgliger sa rйputation et sa conscience et en faire part а l’Йglise. Dans cette dйmarche, il faut aussi tenir compte de sa conscience, car le pйcheur, qui se verrait dиs le dйpart dйcouvert, perdrait toute honte et deviendrait plus obstinй dans son pйchй.

         Mais, dans l’enquкte (inquisitio), la mauvaise renommйe doit prйcйder, alors que, dans l’accusation, la mise en accusation (inscriptio) doit prйcйder, par laquelle on s’oblige soi-mкme а la peine [en cas d’acquittement de l’accusй]. En effet, dans l’enquкte et dans l’accusation, la peine du pйcheur est visйe en vue du bien du grand nombre.

         Si donc se prйsente au chapitre un accusateur qui s’oblige lui-mкme а la peine, le supйrieur peut exiger sur ordre la confession de la vйritй, comme le juge ecclйsiastique par le serment. Et de mкme, si la mauvaise rйputation prйcиde, le supйrieur peut sur ordre rechercher la vйritй, et ses subordonnйs sont tenus d’obйir.

         Mais si l’on procиde par voie de simple dйnonciation, un religieux n’est pas tenu de rйvйler la faute d’un frиre а son supйrieur qui le lui ordonne, sauf si, aprиs un avertissement, il constate qu’il ne s’est pas corrigй. Bien plus, [ce religieux] pйcherait s’il [la] rйvйlait sur ordre du supйrieur, car il est davantage tenu d’obйir а l’йvangile qu’au supйrieur. Et le supйrieur pйcherait encore bien davantage s’il amenait le subordonnй а bouleverser l’ordre de l’йvangile.

         <1> Il n’existe pas de danger imminent pour le grand nombre а propos d’un pйchй passй dont quelqu’un s’est dйjа corrigй aprиs un avertissement secret, ou dont on peut espйrer qu’il se corrige, а moins qu’on ne trouve le contraire. Mais, а propos d’un pйchй а venir qui serait dangereux pour le grand nombre spirituellement ou corporellement, l’objection tient : alors, en effet, il ne faudrait pas attendre un avertissement secret, mais parer immйdiatement au danger. C’est pourquoi le Seigneur ne dit pas : «S’il a l’intention de pйcher», dans l’avenir, mais : S’il a pйchй, au passй.

 

<Question 9> [А propos de la faute]

         Ensuite, quatre questions sont posйes sur la faute. Premiиrement, est-ce que le pйchй est une certaine nature ? Deuxiиmement, est-ce que le parjure est un pйchй plus grave que l’homicide ? Troisiиmement, est-ce que celui qui, par ignorance, n’observe pas une constitution du pape, pиche ? Quatriиmement, est-ce qu’un moine pиche mortellement en mangeant de la viande ?

 

<Article 1 [17]> Premiиrement : il semble que le pйchй ne soit pas une certaine nature.

         En effet, il est dit en Jn 1, 3 : Sans lui, rien n’a йtй fait, а savoir, le pйchй. Or, ce qui est une certaine nature ne peut pas кtre appelй nйant. Le pйchй n’est donc pas une certaine nature.

         Cependant, si le pйchй n’est pas une certaine nature, il faut qu’il soit une pure privation. Or, on ne parle pas de privation pure en plus et en moins, pas plus que de la mort et des tйnиbres. Un pйchй ne serait donc pas plus grave qu’un autre, ce qui est incorrect.

         Rйponse. Le pйchй, surtout [le pйchй] de transgression, est un acte dйsordonnй. Pour ce qui est de l’acte, le pйchй est donc une certaine nature, mais le dйsordre est une privation et, pour ce qui est de celle-ci, on dit que le pйchй n’est rien.

         Et, par cela, la solution а ce qui a йtй objectй est claire.

 

<Article 2 [18]> Deuxiиmement : il semble que le parjure soit un pйchй plus grave que l’homicide.

         <1> En effet, Bernard dit que ni Dieu ni l’homme ne peuvent dispenser des prйceptes de la premiиre table ; que Dieu peut toutefois dispenser des prйceptes de la seconde table, mais non pas l’homme. On peut conclure de cela qu’il est plus grave de pйcher contre les prйceptes de la premiиre table que contre les prйceptes de la seconde. Or, le parjure s’oppose а un prйcepte de la premiиre table, qui est : Tu ne prendras pas le nom de Dieu en vain. Mais l’homicide va contre un prйcepte de la seconde table : Tu ne tueras pas. Le parjure est donc un pйchй plus grave que l’homicide.

         <2> Il est plus grave de pйcher contre Dieu que contre l’homme. Or, le parjure est un pйchй contre Dieu, et l’homicide, [un pйchй] contre l’homme. Le parjure est donc un pйchй plus grave que l’homicide.

         Cependant, la peine est proportionnйe а la faute. Or, l’homicide est puni plus lourdement que le parjure. [L’homicide] est donc plus grave.

         Rйponse. Comme l’Apфtre le dit en He 6, 16 : Les hommes jurent par ceux qui leur sont supйrieurs et ils mettent fin а leurs controverses par un serment. Or, le serment serait vain pour mettre fin а une controverse dans un cas d’homicide, si l’homicide йtait plus grave que le parjure : en effet, on pourrait prйsumer que celui qui aurait commis la faute plus grande qu’est l’homicide ne craindrait pas de commettre la faute moins grande du parjure. Ainsi, par le fait que, dans la cause de n’importe quel pйchй, le serment est mis de l’avant, on montre clairement que le parjure doit кtre tenu pour le pйchй le plus grand. Et cela n’est pas sans raison, car jurer а tort par le nom de Dieu est une certaine nйgation du nom divin. C’est la raison pour laquelle le pйchй de parjure occupe la deuxiиme place aprиs l’idolвtrie, comme on le voit par l’ordre des prйceptes. Mais, chez les paпens, le serment avait une trиs grande valeur, comme il est dit au dйbut de la Mйtaphysique.

         <1> et <2> Nous concйdons donc les premiers arguments.

         Mais, en ce qui concerne ce qui leur est opposй, il faut dire que, dans le jugement humain, la quantitй ne correspond pas toujours а la quantitй de la faute. En effet, parfois une peine plus grande est infligйe pour une faute moins grande, lorsqu’une faute moins grande cause aux hommes un dommage plus grave. Mais, selon le jugement de Dieu, une faute plus grave est punie d’une peine plus lourde. Ainsi, afin de montrer la gravitй de l’idolвtrie et du parjure, aprиs que le premier prйcepte a dit : Tu ne les adoreras pas et tu ne les serviras pas, on ajoute, Ex 20, 5 : Je suis le Seigneur, ton Dieu, qui punis les iniquitйs des pиres dans leurs fils ; et aprиs avoir dit : Tu ne prendras pas le nom du Seigneur ton Dieu en vain, on ajoute : Car le Seigneur ne laisse pas impuni celui qui aura pris le nom du Seigneur en vain.

 

<Article 3 [19]> Troisiиmement : il semble que celui qui agit par ignorance а l’encontre d’une constitution du pape ne pиche pas.

         <1> Comme le dit Augustin, «le pйchй est а ce point volontaire que, s’il n’est pas volontaire, il n’est pas un pйchй». Or, l’ignorance cause l’involontaire, comme il est dit en Йthique, III. Ce qui est fait par ignorance n’est donc pas pйchй.

         <2> Selon le droit, le seigneur peut rйclamer son esclave ordonnй aprиs un temps dйterminй. Or, ce [temps] doit кtre comptй «а partir du moment oщ cela est venu а [sa] connaissance», et non «а partir du moment de l’ordination». Le caractиre obligatoire d’une constitution du pape n’oblige donc qu’а partir du moment oщ elle est connue.

         Cependant, «l’ignorance du droit n’est pas une excuse». Or, une constitution du pape fait le droit. Celui qui va а l’encontre d’une constitution du pape par ignorance n’est donc pas excusй.

         Rйponse. L’ignorance qui est la cause d’un acte cause l’involontaire. Elle excuse donc toujours, а moins que l’ignorance elle-mкme ne soit un pйchй. Or, l’ignorance est un pйchй lorsque quelqu’un ignore ce qu’il peut et est tenu de savoir. Or, tous sont tenus de connaоtre а leur maniиre une constitution du pape. Si donc quelqu’un ne la connaоt pas par nйgligence, il n’est pas excusй de la faute s’il agit а l’encontre de la constitution. Mais si quelqu’un a un empкchement suffisant en raison duquel il n’a pas pu [la] connaоtre, par exemple, s’il йtait en prison ou а l’йtranger, oщ la constitution n’est pas parvenue, ou pour une raison semblable, une telle ignorance l’excuse, de sorte qu’il ne pиche pas en agissant а l’encontre de la constitution du pape.

         Et, par cela, la solution а ce qui йtait objectй est claire.

 

<Article 4 [20]> Quatriиmement : il semble qu’un moine pиche mortellement en mangeant de la viande.

         <1> Le canon De consecratione (Sur la consйcration) dit que les moines ne doivent pas manger de viande et, s’ils vont а l’encontre de cela, ils doivent кtre emprisonnйs. Or, une telle peine n’est infligйe que pour un pйchй mortel. Les moines qui mangent de la viande pиchent donc mortellement.

         <2> Agir contrairement а un vњu est un pйchй mortel. Or, les moines sont obligйs par vњu d’observer la rиgle du bienheureux Benoоt, dans laquelle il est йcrit que les moines «doivent s’abstenir de viande». Les moines pиchent donc mortellement en mangeant de la viande.

         Cependant, aucun pйchй mortel n’est permis а quelqu’un en raison de n’importe quelle maladie. Or, manger de la viande est concйdй au moine pour raison de maladie. Manger de la viande n’est donc pas un pйchй mortel pour un moine.

         Rйponse. Rien n’est en soi pйchй mortel pour un moine ou un religieux, qui ne soit pйchй mortel pour un autre, а moins que cela ne soit contraire а ce а quoi il s’est obligй par le vњu de la profession. Toutefois, par accident, en raison du scandale ou de quelque chose de ce genre, il se pourrait que quelque chose soit pour lui un pйchй, alors que ce n’en serait pas un pour un autre.

         Il faut donc examiner ce а quoi le religieux s’est astreint par le vњu de la profession. Or, si le religieux, par la profession, a fait vњu d’observer la rиgle, il semblerait qu’il s’est obligй par vњu а chacune des choses qui sont contenues dans la rиgle, et ainsi, il pиche mortellement en allant contre n’importe quelle d’entre elles. Il dйcoulerait de cela que l’йtat religieux serait pour les religieux un piиge а pйchйs mortels, qui ne pourrait jamais ou que rarement кtre йvitй. Les saints pиres qui ont йtabli des ordres, ne voulant pas que des hommes soient pris au piиge de la damnation, mais [qu’ils empruntent] plutфt le chemin du salut, ont йtabli une forme de profession dans laquelle dans laquelle ce danger ne peut exister.

         Ainsi, dans l’ordre des Frиres prкcheurs, la forme de la profession est trиs prudente et trиs sыre : on n’y promet pas d’observer la rиgle, mais «l’obйissance selon la rиgle». Ainsi, [le religieux] est obligй par vњu d’observer ce qui est prйsentй dans la rиgle comme des prйceptes et ce qu’un supйrieur aura voulu lui ordonner selon la teneur de la rиgle. Mais les autres choses qui ne sont pas contenues dans la rиgle sous forme de prйcepte ne tombent pas directement sous le vњu, de sorte que celui qui les omet ne pиche pas mortellement.

         Or, le bienheureux Benoоt a йtabli, non pas que le moine professe d’observer la rиgle, mais que celui qui fait profession promette la conversion de son comportement selon la rиgle, c’est-а-dire qu’il oriente son comportement selon la rиgle. [Celui qui fait profession] va а l’encontre de cela s’il transgresse les prйceptes de la rиgle ou mкme s’il mйprise la rиgle, en refusant complиtement d’orienter ses actes selon celle-ci. Or, toutes les choses qui sont contenues dans la rиgle ne sont pas des prйceptes. En effet, certaines choses sont des avertissements ou des conseils, mais d’autres choses sont des ordonnances ou des statuts, par exemple, «qu’aprиs complies personne ne parle». Les statuts de ce genre qui sont contenus dans la rиgle n’ont pas valeur de prйceptes, pas davantage que lorsqu’un supйrieur, lorsqu’il dйcide quelque chose, n’a toujours l’intention d’y obliger en vertu d’un prйcepte sous peine de pйchй mortel, car le supйrieur est comme une rиgle vivante. Ainsi, il serait stupide de penser qu’un moine qui rompt le silence aprиs complies pйcherait mortellement, а moins qu’il ne le fasse а l’encontre d’un prйcepte de son supйrieur ou par mйpris de la rиgle.

         Or, s’abstenir de viande n’est pas prйsentй dans la rиgle du bienheureux Benoоt comme un prйcepte, mais comme un statut. De sorte que le moine qui mange de la viande ne pиche pas mortellement par le fait mкme, sauf en cas de dйsobйissance ou de mйpris.

         <1> Cette peine est infligйe au moine qui mange de la viande avec entкtement et en dйsobйissant.

         <2> Manger de la viande n’est pas contraire au vњu du moine, а moins qu’il n’en mange par dйsobйissance ou par mйpris.

         Ce qui est objectй en sens contraire ne vaut pas. En effet, l’argument prend son point de dйpart dans ce qui est mal en soi, comme l’homicide et les choses de ce genre, qui sont illicites pour tous, qu’ils soient en santй ou malades. Mais il ne prend pas son point de dйpart dans ce qui est mal parce que cela est dйfendu : en effet, quelque chose peut кtre interdit а quelqu’un qui est en santй, qui n’est pas interdit а quelqu’un qui est malade.

 

<Question 10> [Sur l’homme, а propos de la gloire]

         Ensuite, on posait deux questions sur le bien de la gloire, а propos des corps glorieux. Premiиrement, est-ce qu’un corps glorieux peut кtre naturellement avec un autre corps non glorieux dans un mкme lieu ? Deuxiиmement, est-ce que cela peut arriver par un miracle ?

 

<Article 1 [21]> Premiиrement : il semble qu’un corps glorieux puisse кtre naturellement dans le mкme lieu qu’un autre corps.

         <1> En effet, s’il est empкchй d’кtre dans le mкme lieu qu’un autre corps, ou bien cela est dы а sa grosseur ou а sa corpulence, ou bien а ses dimensions. Or, ce n’est pas dы а sa grosseur ou а sa corpulence, car le corps glorieux sera spirituel, selon l’Apфtre, 1 Co 15, 44. Ce n’est pas dы non plus а ses dimensions, car, puisque les choses qui se touchent sont «celles dont les extrйmitйs se rejoignent», il est nйcessaire qu’un point d’un autre corps naturel rejoigne un point d’un autre [corps], qu’une ligne [rejoigne] une [autre] ligne, et une surface [rejoigne] une [autre] surface. Pour la mкme raison donc, le corps rejoint-il [un autre] corps. Il n’est donc pas exclu qu’un corps glorieux soit au mкme endroit en mкme temps qu’un autre corps.

         <2> Le Commentateur dit, dans Physique, VIII, que «les parties de l’air et de l’eau s’interpйnиtrent les unes les autres», parce qu’elles sont en partie de nature spirituelle. Or, les corps glorieux sont entiиrement spirituels, comme on l’a dйjа dit. Ils pourront donc pйnйtrer entiиrement les autres corps et кtre au mкme endroit qu’eux.

         Cependant, la glorification n’enlиve pas la nature. Or, le corps humain ne peut кtre en mкme temps naturellement dans un mкme lieu qu’un autre corps dans l’йtat prйsent. Il ne le pourra donc pas non plus aprиs qu’il aura йtй glorifiй.

         Rйponse. Il est clair que le corps humain, dans l’йtat prйsent, ne peut кtre dans le mкme lieu qu’un autre corps. Si donc le corps glorifiй pouvait кtre dans le mкme lieu qu’un autre corps en raison d’une certaine propriйtй infuse, <il faudrait que cette propriйtй infuse> enlиve ce par quoi le corps humain, dans l’йtat prйsent, est empкchй d’кtre dans le mкme lieu qu’un autre corps.

         Il faut donc examiner ce qui empкche cela.

         Certains disent qu’il s’agit d’une certaine grosseur ou corpulence, qui sera enlevйe par une propriйtй de la gloire qu’ils appellent la subtilitй. — Mais cela n’est pas comprйhensible. En effet, on ne voit pas ce qu’est cette corpulence ou grosseur. Elle n’est pas une qualitй, car aucune qualitй ne peut faire qu’une fois celle-ci enlevйe, un corps puisse кtre dans le mкme lieu qu’un autre corps. De mкme, elle ne peut кtre ni la forme ni la matiиre, qui sont les parties de l’essence, car alors l’essence complиte du corps humain ne demeurerait pas avec la gloire, ce qui est hйrйtique.

         Il faut donc dire que cet empкchement n’est rien d’autre que les dimensions, auxquelles la matiиre corporelle est sous-jacente. En effet, il est nйcessaire que ce qui existe par soi soit la cause dans chaque genre. Or, la distinction selon l’endroit se rapporte en premier lieu et par soi а la quantitй dimensionnelle, qui est dйfinie comme la quantitй «qui possиde une certaine position». Ainsi, les parties du sujet se distinguent selon l’endroit par le fait mкme qu’elles sont soumises а la dimension. Et de mкme qu’il existe une distinction par les dimensions entre les diverses parties d’un mкme corps selon les diverses parties d’un lieu, de mкme les divers corps se distinguent-ils par les dimensions selon divers lieux. En effet, la division en acte de la matiиre corporelle donne deux corps, mais la divisibilitй potentielle d’un corps [donne] deux parties d’un seul corps. C’est pourquoi le Philosophe dit, en Physique, IV, que, de mкme qu’un cube de bois, en entrant dans l’eau ou dans l’air, fait que [la mкme quantitй] d’eau ou d’air est dйplacйe, de mкme il faudrait que les dimensions sйparйes restent en place, si on supposait un vide.

         Ainsi donc, puisque la gloire n’enlиve pas les dimensions d’un corps, je dis que le corps glorieux ne peut кtre dans le mкme lieu qu’un autre corps en raison d’une propriйtй infuse.

         <1> Comme on l’a dit, le corps humain, dans l’йtat prйsent, est empкchй d’кtre dans le mкme lieu qu’un autre corps, non pas en raison de sa corpulence ou de sa grosseur, qui serait enlevйe par la gloire (en effet, l’Apфtre oppose la spiritualitй а l’animalitй, par laquelle le corps a besoin de nourriture, comme le dit l’Apфtre, et non а sa grosseur ou а sa corpulence), mais il en est empкchй par ses dimensions. — L’argument qui est proposй en sens contraire est prйsentй dans les arguments sophistiques par le Philosophe, dans Physique, VI. En effet, le lieu n’est pas nйcessaire au point, а la ligne et а la surface. La conclusion n’est donc pas valable si les limites des corps qui se touchent se rejoignent, ce en raison de quoi plusieurs corps peuvent se trouver dans un mкme lieu.

         <2> Comme le Commentateur le dit au mкme endroit, cette pйnйtration se fait par la condensation, et on dit que [l’eau et l’air] ont une vertu spirituelle en raison de leur raretй. Mais il serait erronй de dire que [les corps glorieux] sont ainsi semblables а l’air et aux vents, comme cela est clair par ce que dit Grйgoire, dans Morales, XIV.

 

<Article 2 [22]> Deuxiиmement : il semble que le corps glorieux ne puisse кtre d’aucune maniиre dans le mкme lieu qu’un un autre corps en mкme temps.

         <1> Tel est le rapport d’un corps а un lieu, tels sont les rapports de deux corps а deux lieux. Par commutation, tels sont donc les rapports d’un corps avec deux lieux, tels sont les rapports de deux corps avec un seul lieu. Or, un corps ne peut d’aucune faзon se trouver dans deux lieux. Il en est donc de mкme pour deux corps par rapport а un seul lieu.

         <2> Si deux corps se trouvent dans un seul lieu, deux points seront pris aux deux extrйmitйs du lieu. Il en dйcoulera donc qu’entre ces deux points, existeront deux lignes droites des deux corps se trouvant dans un seul lieu, ce qui est impossible. Il est donc impossible que deux corps se trouvent dans le mкme lieu.

         Cependant, s’oppose а cela que le Christ est entrй pour aller vers ses disciples alors que les portes йtaient fermйes, comme on le lit en Jn 20, 19. Cela n’aurait pu se produire si son corps n’avait йtй en mкme temps avec le corps des portes dans un mкme lieu. Le corps glorieux peut donc se trouver avec un autre corps dans le mкme lieu.

         Rйponse. Comme on l’a dйjа dit, la prйsence de deux corps dans le mкme lieu est empкchйe par les dimensions, parce que la matiиre corporelle se divise selon les dimensions. Or, les dimensions se distinguent selon l’endroit. Mais Dieu, qui est la cause premiиre de tout, peut maintenir un effet dans l’existence sans les causes prochaines. Ainsi, de mкme qu’il maintient les accidents sans sujet dans le sacrement de l’autel, de mкme peut-il maintenir la distinction de la matiиre corporelle et des dimensions en elle sans diversitй d’endroit. Il peut donc arriver miraculeusement que deux corps soient dans le mкme lieu. C’est pourquoi les saints attribuent au corps du Christ que, par la puissance divine, il soit sorti du sein clos de la Vierge et qu’il soit entrй alors que les portes йtaient fermйes. Et je dis de mкme que le corps glorieux, qui sera transformй selon le corps glorieux du Christ, pourra кtre avec un autre corps dans le mкme lieu, non pas par une puissance crййe infuse, mais par l’aide et l’action de la seule puissance divine, de mкme que le corps de Pierre guйrissait les malades par son ombre, <et non par une puissance crййe infuse>, mais par la puissance divine qui lui venait en aide et opйrait des miracles.

         <1> Il faut utiliser la commutation des proportions de la maniиre suivante : le rapport entre le premier et le second [corps] est de deux а trois, comme le rapport entre le troisiиme et le quatriиme [corps]. Ainsi, par commutation, le rapport entre le premier et le troisiиme [corps] est de deux а quatre, comme le rapport entre le deuxiиme et le quatriиme [corps] est de trois а six. L’argument devrait ainsi se dйrouler : tel est le rapport entre un corps et un lieu, tel est le rapport entre deux corps et deux lieux. Tel est le rapport entre un corps et deux corps, tel est le rapport entre un lieu et deux lieux. Et ainsi il n’en dйcoule pas que si un corps ne peut кtre dans deux lieux, deux corps ne peuvent кtre dans un seul lieu. En effet, le fait pour un corps d’кtre localement dans deux lieux comporte une contradiction, car il est de la notion de lieu d’кtre le terme de ce qui dans un lieu. Or, «le terme est ce en dehors de quoi rien n’existe d’une chose». Ainsi, rien de ce qui est dans un lieu ne peut кtre dans un lieu extйrieur. Si on affirme que cela est dans deux lieux, il en dйcoule que cela est en dehors de son lieu, et ainsi il en dйcoule que cela est dans un lieu et n’est pas dans un lieu. Et on ne peut tirer argument du corps du Christ, car il n’est pas dans le sacrement de l’autel localement, mais par conversion.

         <2> Il est impossible qu’il existe deux lignes mathйmatiques entre les deux points, parce qu’il n’y a en elles aucune raison de les distinguer si ce n’est par l’endroit. Or, il est impossible que deux lignes naturelles existent entre deux points par nature, mais cela est possible par un miracle, car il reste dans les deux lignes une raison de les distinguer du fait de la diversitй des sujets, qui est maintenue par la puissance divine, mкme si l’on enlиve la diversitй d’endroits.

 

 

QUODLIBET 2 : [Sur le Christ, les anges et les hommes]

 

         On a posй des questions au sujet du Christ, des anges et des hommes.

 

<Question 1> [Sur le Christ]

         Au sujet du Christ, on a posй deux questions а propos de sa passion. Premiиrement, a-t-il йtй le mкme homme en nombre pendant le triduum de sa mort ? Deuxiиmement, est-ce que n’importe quelle passion du Christ aurait suffi а la rйdemption du genre humain, sans [sa] mort ?

 

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble que le Christ ait йtй le mкme homme pendant les trois jours [de sa mort].

         <1> En effet, il est dit en Mt 12, 40 : Comme Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre de la baleine, de mкme le Fils de l’homme [sera-t-il] au cњur de la terre. Or, le Fils de l’homme qui fut au cњur de la terre n’йtait pas un autre que le Fils de l’homme qui parlait lorsqu’il йtait sur la terre, autrement, le Christ aurait йtй deux Fils. Il fut donc le mкme homme pendant les trois jours.

         <2> Dans le ventre de la baleine, Jonas йtait le mкme homme qu’il йtait auparavant. Or, comme Jonas fut dans le ventre de la baleine, ainsi fut le Christ au cњur de la terre. Le Christ a donc aussi йtй le mкme homme.

         Cependant, si on enlиve la forme de la partie, on enlиve la forme du tout qui rйsulte de la composition de la forme et de la matiиre. Or, pendant les trois jours de la mort [du Christ], l’вme fut sйparйe du corps du Christ. Il lui manquait donc l’humanitй. Il ne fut donc pas le mкme homme en nombre pendant les trois jours de [sa] mort.

         Rйponse. Dans le Christ, trois substances йtaient unies : le corps, l’вme et la divinitй. Or, le corps et l’вme ont йtй unis non seulement dans une seule personne, mais aussi dans une seule nature. Mais la divinitй ne pouvait кtre unie par nature ni а l’вme ni au corps, car, comme elle est la nature la plus parfaite, elle ne peut кtre partie d’une nature, mais elle fut unie а l’вme et au corps dans la personne. Or, dans la mort, l’вme a йtй sйparйe du corps, autrement il n’y aurait pas eu mort vйritable du Christ, puisqu’il est de la notion mкme [de mort] que l’вme soit sйparйe du corps qui est vivifiй par l’вme. Mais la divinitй ne fut sйparйe ni de l’вme ni du corps, ce qui est manifeste par le symbole de foi, oщ il est dit du Fils qu’il a йtй «enseveli et qu’il est descendu aux enfers». Que le corps ait reposй au sйpulcre et que l’вme soit descendue aux enfers, on ne l’attribuerait pas au Fils de Dieu si ces deux choses ne lui avaient йtй unies dans l’unitй de l’hypostase ou de la personne.

         C’est pourquoi, pendant les trois jours de sa mort, nous pouvons parler du Christ de deux maniиres. D’une premiиre maniиre, pour ce qui est de l’hypostase ou de la personne, et ainsi il est absolument le mкme en nombre qu’il йtait. Ou bien, pour ce qui est de la nature humaine, et cela de deux maniиres. D’une premiиre maniиre, pour ce qui est de toute la nature, qu’on appelle l’humanitй, et, de cette maniиre, le Christ n’йtait pas un homme pendant les trois jours de [sa] mort. Il n’йtait donc ni le mкme homme ni un autre homme, mais la mкme hypostase. Ou bien, pour ce qui est parties de la nature humaine, et ainsi l’вme йtait tout а fait la mкme en nombre, du fait qu’elle n’a pas йtй changйe dans sa substance ; mais le corps йtait le mкme en nombre selon la matiиre, mais non selon la forme substantielle, qui est l’вme. C’est pourquoi on ne peut dire qu’il йtait simplement le mкme en nombre, car toute diffйrence substantielle exclut l’identitй pure et simple. Or, le fait d’кtre animй est une diffйrence substantielle. C’est pourquoi mourir, c’est кtre corrompu, et non pas seulement кtre changй. On ne peut pas non plus dire que [le Christ] n’йtait pas simplement le mкme ou un autre, car il n’est pas le mкme ou un autre selon toute la substance. Il faut donc dire qu’il est le mкme sous un aspect, et qu’il n’est pas le mкme sous un [autre] aspect : le mкme selon la matiиre, mais pas le mкme selon la forme.

         <1> Le mot homme dйsigne la nature, mais [le mot] Fils dйsigne l’hypostase. C’est pourquoi, pendant les trois jours de [sa] mort, le Christ est plutфt appelй Fils de l’homme qu’homme.

         <2> La ressemblance n’est pas retenue en tout, mais seulement quant а l’occupation [d’un lieu]. Car le Christ йtait mort au cњur de la terre, mais Jonas ne l’йtait pas dans le ventre de la baleine.

 

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble qu’une autre passion du Christ n’aurait pas suffi pour la rйdemption du genre humain, sans la mort.

         <1> En effet, l’Apфtre dit, Ga 2, 21 : Si la justice vient de la loi, le Christ est donc mort en vain, c’est-а-dire inutilement et sans raison. Or, si une autre passion avait suffi, le Christ serait mort en vain. Mais l’Apфtre tient cela pour inconvenant. Une autre passion du Christ n’aurait donc pas suffi pour la rйdemption du genre humain.

         <2> On dit qu’une chose est achetйe lorsqu’elle est payйe un juste prix. Or, le juste prix pour le pйchй du premier parent, par lequel le genre humain a йtй vendu en esclavage, n’a pas pu кtre autre chose que la vie du Christ, qui vaut la vie de tous les hommes, [vie] dont ceux-ci sont privйs par ce pйchй, (car par le pйchй du premier homme, la mort, est entrйe en tous, comme il est dit en Rm 5, 12). Le genre humain n’aurait donc pas pu кtre rachetй par une autre passion du Christ sans la mort.

         <3> Grйgoire dit, dans Morales, III, que «si le Christ n’avait pas acceptй une mort non mйritйe, il ne nous aurait nullement libйrйs d’une mort mйritйe». La passion du Christ n’aurait donc pas suffi, sans la mort, pour la libйration du genre humain.

         <4> L’Apфtre dit en He 10, 14, que le Christ, par une seule offrande, a menй а la perfection ceux qui ont йtй sanctifiйs pour l’йternitй ; c’est pourquoi il n’y a pas place pour une seconde offrande. Or, il est clair que le Christ avant sa mort a connu de nombreuses passions : il a eu faim, il a peinй, il a йtй conspuй et flagellй. Si donc ces passions avaient suffi, il ne se serait pas offert а la mort, Or, il s’est offert lui-mкme а Dieu en victime pour nos pйchйs, comme il est dit en Ep 5, 2, et cela par la mort. La passion du Christ sans la mort n’aurait donc pas suffi.

         Cependant, <1> L’injure ou la passion de quelqu’un se mesure selon la dignitй de la personne : en effet, un roi subit une injure plus grande qu’une personne privйe s’il est frappй au visage. Or, la dignitй de la personne du Christ est infinie puisqu’il est une personne divine. N’importe quelle de ses passions, aussi minime soit-elle, est donc infinie. Ainsi, n’importe quelle de ses passions aurait suffi pour la rйdemption du genre humain, mкme sans la mort.

         <2> Bernard dit que «la moindre goutte du sang du Christ aurait suffi pour la rйdemption du genre humain». Or, une goutte du sang du Christ aurait pu кtre rйpandue sans la mort. Mкme sans la mort, [le Christ] aurait donc pu racheter le genre humain par une passion.

         Rйponse. Deux choses sont nйcessaires pour l’achat : le montant du prix et son affectation а l’achat de quelque chose. En effet, si quelqu’un donne un montant qui n’йquivaut pas а la chose а acheter, on ne dit pas qu’il s’agit simplement d’une vente, mais en partie d’une vente et en partie d’un don. Par exemple, si quelqu’un achиte un livre qui vaut vingt livres pour le montant de dix livres, il achиterait en partie le livre et celui-ci lui serait en partie donnй. De mкme, s’il donnait un montant plus йlevй et ne l’affectait pas а l’achat [du livre], on ne dirait qu’il a achetй le livre.

         Si donc nous parlons de la rйdemption du genre humain quant au montant du prix, de cette faзon n’importe quelle passion du Christ, mкme sans la mort, aurait suffi pour la rйdemption du genre humain en raison de la dignitй infinie de [sa] personne. C’est ainsi que raisonnent les deux derniers arguments.

         Mais si nous parlons de l’affectation du prix, il faut dire que, de cette maniиre, les autres passions du Christ, sans la mort, n’ont pas йtй affectйes а la rйdemption du genre humain par Dieu le Pиre et par le Christ. Et cela, pour trois raisons. Premiиrement, afin que le prix de la rйdemption du genre humain ne soit pas seulement infini en valeur, mais soit aussi du mкme genre, а savoir qu’il nous rachиte de la mort par la mort. — Deuxiиmement, afin que la mort du Christ ne soit pas seulement le prix de la rйdemption, mais aussi un exemple de vertu, а savoir que les hommes ne craignent pas de mourir pour la vйritй. Et l’Apфtre donne ces deux raisons, He 2, 14‑15, lorsqu’il dit : Afin qu’il dйtruise par sa mort celui qui avait la maоtrise de la mort, pour le premier point ; et libиre ceux qui pendant toute leur vie йtaient soumis а l’esclavage par la crainte de la mort, pour le deuxiиme point. — Troisiиmement, afin que la mort du Christ soit aussi le sacrement du salut, alors que, par la puissance de la mort du Christ, nous mourons nous-mкmes au pйchй, aux dйsirs charnels et а l’amour de nous-mкmes. Et cette raison est donnйe dans 1 P 3, 18 : Le Christ est mort une seule fois pour nos pйchйs, un juste pour les injustes, afin de nous offrir а Dieu, morts dans la chair, mais vivifiйs dans l’Esprit.

         C’est pourquoi le genre humain n’a pas йtй rachetй par une autre passion, sans la mort du Christ.

         <1> Ce n’est pas sans raison que la mort du Christ a йtй affectйe а la rйdemption du genre humain, bien qu’une passion moins grande eыt pu suffire, comme on l’a dit.

         <2> Le Christ aurait pu acquitter un prix suffisant pour la rйdemption du genre humain, non seulement en payant de sa vie, mais aussi en supportant n’importe quelle autre passion, si une passion moins grande avait йtй affectйe а cela par Dieu, et cela, en raison de la dignitй infinie de la personne du Christ, comme on l’a dit.

         Les deux autres arguments raisonnent а partir du fait que les autres passions du Christ n’ont pas йtй affectйes а ce que, par elles, sans la mort du Christ, le genre humain fыt rachetй.

 

<Question 2> [Sur les anges]

         Ensuite, on posait des questions sur les anges : premiиrement, sur leur composition ; deuxiиmement, sur le temps de leur mouvement.

         А propos du premier point, on posait deux questions. Premiиrement, est-ce que l’ange est composй substantiellement d’essence et d’кtre ? Deuxiиmement, est-ce que le suppфt et la nature sont diffйrents chez l’ange ?

 

<Article 1 [3]> Premiиrement : il semble que l’ange ne soit pas composй substantiellement d’essence et d’acte d’кtre.

         <1> En effet, l’essence de l’ange est l’ange lui-mкme, car «la quidditй de ce qui est simple est cela mкme qui est simple». Si donc l’ange йtait composй d’essence et d’acte d’кtre, il serait composй de lui-mкme et d’un autre. Or, cela ne convient pas. Il n’est donc pas composй substantiellement d’essence et d’acte d’кtre.

         <2> Aucun accident ne fait partie de la composition substantielle d’une substance. Or, l’acte d’кtre de l’ange est un accident : en effet, dans le livre Sur la Trinitй, Hilaire attribue en propre а Dieu que «le fait d’кtre n’est pas pour Lui un accident, mais la vйritй subsistante». L’ange n’est donc pas composй essentiellement d’essence et d’acte кtre.

         Cependant, il est dit, dans le commentaire sur le Livre des causes, que l’intelligence (que nous appelons ange) possиde essence et acte d’кtre.

         Rйponse. On attribue quelque chose а quelqu’un de deux maniиres : d’une premiиre maniиre, par essence ; d’une autre maniиre, par participation. En effet, la lumiиre est attribuйe au corps illuminй par participation, mais, s’il existait une lumiиre sйparйe, elle serait attribuйe а celle-ci par essence. Ainsi, il faut donc dire qu’on attribue а Dieu seul d’exister par essence, du fait que l’кtre divin est acte d’кtre subsistant et absolu. А toute autre crйature, on attribue l’acte d’кtre par participation. En effet, aucune crйature n’est son acte d’кtre, mais elle a l’acte d’кtre, comme Dieu est dit bon par essence, parce qu’il est lui-mкme la bontй, mais les crйatures sont dites bonnes par participation, parce qu’elles ont une bontй. En effet, toute chose, pour autant qu’elle est, est bonne, selon ce que dit Augustin dans Sur la doctrine chrйtienne, I, que «nous sommes bons dans la mesure oщ nous sommes». Chaque fois donc que quelque chose est attribuй а autre chose par participation, il faut qu’il y ait quelque chose en plus de ce qui est participй. C’est pourquoi, en toute crйature, la crйature elle-mкme qui a l’acte d’кtre est quelque chose d’autre que l’acte d’кtre mкme. Et c’est cela que Boиce dit, dans le livre Sur les semaines, que «dans tout ce qui est diffйrent du Premier, autre est l’кtre et ce qui est».

         Mais il faut savoir qu’on participe а quelque chose de deux maniиres. D’une premiиre maniиre, en participant la substance de ce qui rйalise la participation, comme le genre participe а l’espиce. Mais la crйature ne participe pas de cette faзon а l’acte d’кtre. En effet, c’est ce qui tombe sous sa dйfinition qui fait partie de la substance d’une chose. Or, exister ne fait pas partie de la dйfinition de la crйature, car ce n’[en] est ni le genre ni la diffйrence. Elle y participe donc comme а quelque chose qui ne fait pas partie de l’essence de la chose, et c’est pourquoi diffйrente est la question : «Est-ce qu’elle existe ?» et : «Qu’est-ce qu’elle est ?» Ainsi, parce que tout ce qui est extйrieur а l’essence d’une chose s’appelle accident, l’acte d’кtre, qui se rapporte а la question : «Est-ce qu’elle existe ?», <est> un accident. C’est pourquoi le Commentateur dit, а propos de Mйtaphysique, V, que cette proposition : «Sortes[2] existe», est un prйdicament accidentel, pour autant qu’elle vise l’acte d’кtre de la chose ou la vйritй de la proposition, mais il est vrai que «ce mot “кtre”, pour autant qu’il vise la chose а qui convient l’acte d’кtre de cette maniиre, signifie ainsi l’essence de la chose, et se divise en dix genres». Non pas de maniиre univoque, cependant, car кtre ne convient pas а toutes les choses de la mкme maniиre, mais par soi pour une substance, et autrement pour les autres choses.

         Ainsi, dans l’ange, il y a composition d’essence et d’acte d’кtre, mais il n’y a cependant pas composition selon les parties de la substance, mais selon la substance et ce qui est joint а la substance.

         <1> Parfois, de deux choses qui sont unies, rйsulte une troisiиme chose, comme l’humanitй est constituйe de corps et d’вme, ce qu’est l’homme. Ainsi, l’homme est composй d’un corps et d’une вme. Mais parfois, de deux choses qui sont unies ne rйsulte pas une troisiиme chose, mais rйsulte une certaine notion composйe, comme la notion d’homme blanc se dйcompose en la notion d’homme et en la notion de blanc, et, dans ces choses, quelque chose est composй de soi-mкme et de quelque chose d’autre, comme ce qui est blanc est composй de ce qui est blanc et de la blancheur.

         <2> Exister est un accident, non pas comme s’il se trouvait par mode d’accident, mais comme l’actualitй de toute substance. Ainsi, Dieu lui-mкme, qui est sa propre actualitй, est son propre acte d’кtre.

 

<Article 2 [4]> Deuxiиmement : il semble que, chez l’ange, le suppфt soit la mкme chose que la nature.

         <1> Dans les choses qui sont composйes de matiиre et de forme, le suppфt diffиre de la nature, car le suppфt ajoute а la nature de l’espиce une matiиre individuelle, qui ne peut exister chez l’ange, si l’ange n’est pas composй de matiиre et de forme. Chez l’ange, le suppфt ne diffиre donc pas de la nature.

         <2> Mais on disait que, chez l’ange, le suppфt diffиre de la nature pour autant qu’on comprend que c’est le suppфt qui a l’acte d’кtre, et non la nature. — Cependant, de mкme que l’acte d’кtre ne fait pas partie de la dйfinition de la nature, de mкme ne serait-il pas mis dans la dйfinition du suppфt ou d’un кtre singulier, si l’on dйfinissait le suppфt ou le singulier. Le suppфt ne diffиre donc pas de la nature par l’acte d’кtre. Le suppфt ne diffиre donc d’aucune faзon de la nature.

         Cependant, dans toutes les crйatures, la nature constitue le suppфt. Or, rien ne se constitue soi-mкme. Le suppфt n’est donc pas identique а la nature dans aucune crйature.

         Rйponse. Pour comprendre cette question, il faut examiner ce qu’est le suppфt et ce qu’est la nature. Or, bien qu’on en parle de multiples faзons, on dit que, selon un sens, «la nature est la substance mкme d’une chose», comme cela est dit dans Mйtaphysique, V, selon que la substance signifie l’essence ou la quidditй d’une chose ou ce qu’elle est. C’est donc ce que signifie la dйfinition qui est signifiй par le mot de nature, tel que nous parlons ici de nature. C’est ainsi que Boиce dit, dans le livre Sur les deux natures, que «la nature est tout ce qui donne une forme selon une diffйrence spйcifique». En effet, la diffйrence spйcifique complиte la dйfinition. Mais le suppфt est l’individu du genre d’une substance, qui est appelй hypostase ou substance premiиre.

 

* * *

 

         Et parce que les substances sensibles composйes de matiиre et de forme nous sont plus connues, voyons donc d’abord quel est en elles le rapport entre l’essence ou la nature et le suppфt.

         Or, certains disent que la forme d’une partie est, en rйalitй, la mкme que la forme du tout qui est appelй essence ou nature, mais qu’elle en diffиre selon la seule raison, car on l’appelle forme de la partie pour autant qu’elle fait exister la matiиre en acte, et forme du tout, pour autant qu’elle constitue l’espиce, comme la forme de l’homme, pour autant qu’elle parfait le corps, est appelйe l’вme, mais, pour autant qu’elle constitue l’espиce humaine, est appelйe humanitй. En ce sens, dans les choses composйes de matiиre et de forme, la nature est une partie du suppфt, car le suppфt est l’individu composй de matiиre et de forme, comme on l’a dit.

         Mais la position prйcйdente ne semble pas кtre vraie, car, comme on l’a dit, on appelle essence ou nature ce que signifie la dйfinition. Or, la dйfinition des choses naturelles ne signifie pas seulement la forme, mais aussi la matiиre, comme il est dit dans Mйtaphysique, VI. Et on ne peut pas dire que la matiиre fasse partie de la dйfinition d’une chose naturelle comme ne faisant pas partie de son essence : en effet, c’est le propre de l’accident d’кtre dйfini par quelque chose qui ne fait pas partie de son essence, а savoir, par [son] sujet. Il ne possиde donc une essence que de maniиre incomplиte, comme il est dit dans Mйtaphysique, VI.

         Il reste donc que, dans les choses composйes de matiиre et de forme, l’essence ou la nature n’est pas seulement la forme, mais le composй de matiиre et de forme.

         Puisque le suppфt ou l’individu naturel est composй de matiиre et de forme, il reste donc а examiner s’il est la mкme chose que l’essence ou la nature. Le Philosophe soulиve cette question dans Mйtaphysique, VII, lorsqu’il se demande «si une chose est identique а ce qu’elle est». Et il tranche en disant que, dans les choses dont on parle pour elles-mкmes, une chose est identique а ce qu’elle est ; mais, dans les choses dont on parle par accident, elle n’est pas identique. En effet, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’est l’homme, car «homme» ne signifie rien d’autre qu’«animal bipиde capable de rire» ; mais une chose blanche n’est pas tout а fait la mкme chose que le blanc, а savoir, que ce qui est signifiй par le mot «blanc», car «le blanc n’est rien d’autre qu’une qualitй», comme cela est dit dans les Prйdicaments, mais la chose blanche est une substance possйdant une qualitй.

 

* * *

 

         En consйquence, en chaque chose а laquelle il peut advenir quelque chose qui ne fait pas partie de la notion de sa nature, cette chose est diffйrente de ce qu’elle est, а savoir [qu’elle est] un suppфt et une nature. Car, dans la signification de la nature, n’est compris que ce qui fait partie de la notion de l’espиce ; c’est pourquoi le suppфt est signifiй comme un tout, et la nature ou la quidditй comme [sa] partie formelle. Or, en Dieu seul, ne trouve-t-on pas quelque chose qui s’ajoute а son essence, parce que son acte d’кtre est son essence, comme on l’a dit, et ainsi, en Dieu, le suppфt et la nature sont complиtement identiques. Mais, chez l’ange, ils ne sont pas complиtement identiques, car quelque s’ajoute а ce qu’est la notion de son espиce, puisque l’acte d’кtre mкme de l’ange est au-delа de son essence ou de sa nature et certaines autres choses s’y ajoutent, qui toutes se rapportent au suppфt, et non а la nature.

         <1> On ne trouve pas d’accident en dehors de l’essence de l’espиce dans les composйs de matiиre et de forme seulement, mais aussi dans les substances spirituelles, qui ne sont pas composйes de matiиre et de forme. C’est pourquoi, chez les deux, le suppфt n’est pas du tout la mкme chose que la nature.

         Toutefois, cela se produit diffйremment chez les deux. En effet, un accident s’ajoute а la notion d’une chose de deux maniиres. D’une maniиre, il ne tombe pas sous la dйfinition qui signifie l’essence de la chose, mais il dйsigne ou dйtermine cependant un des principes essentiels, comme «кtre raisonnable» s’ajoute а «animal», comme quelque chose qui se trouve hors de sa dйfinition, mais qui cependant dйtermine l’essence animale, ce par quoi cela devient essentiel а l’homme et se trouve faire partie de sa notion. Quelque chose s’ajoute а une autre chose d’une autre maniиre, parce que cela ne fait pas partie de sa dйfinition ni ne dйtermine l’un de [ses] principes essentiels, comme la blancheur s’ajoute а l’homme.

         Dans les composйs de matiиre et de forme, donc, quelque chose est ajoutй comme existant hors de la notion de l’espиce des deux maniиres. En effet, comme il est de la dйfinition de l’espиce humaine qu’elle soit composйe de corps et d’вme, la dйtermination du corps et de l’вme vient d’en dehors de la dйfinition de l’espиce et advient а un homme en tant qu’il est [cet] homme ayant tel corps et telle вme. Or, s’il йtait dйfini, cela conviendrait de soi а cet homme dont ce serait la dйfinition que cela vienne de cette вme et de ce corps, comme fait partie de la dйfinition de l’homme en gйnйral qu’il soit fait d’вme et de corps. S’ajoutent aussi aux composйs de matiиre et de forme, au-delа de la dйfinition de l’espиce, beaucoup d’autres choses qui ne dйterminent pas les principes essentiels. Mais, dans le cas des substances immatйrielles crййes, s’ajoutent certaines choses, au-delа de la dйfinition de l’espиce, qui ne dйterminent pas les principes essentiels, comme on l’a dit. Toutefois, ne s’ajoutent pas а elles certaines choses qui dйterminent l’essence de l’espиce parce que la nature mкme de [leur] espиce n’est pas individuйe par la matiиre, mais par elle-mкme, du fait que telle forme n’est pas destinйe а кtre reзue dans une matiиre. Ainsi, [l’essence de leur espиce] ne peut кtre multipliйe et ne peut кtre attribuйe а plusieurs. Mais, parce qu’il n’est pas son propre acte d’кtre, s’ajoute [а l’ange] quelque qui est en dehors de la dйfinition de [son] espиce, а savoir, l’acte d’кtre mкme, et certaines autres choses qui sont attribuйes au suppфt, et non а la nature. Pour cette raison, chez eux, le suppфt n’est pas tout а fait la mкme chose que la nature.

         <2> Tout ce qui est ajoutй а quelque chose en dehors de la dйfinition de l’espиce ne doit pas dйterminer son essence pour devoir faire partie de sa dйfinition, comme on l’a dit. C’est pourquoi, bien que l’acte d’кtre mкme ne fasse pas partie de la dйfinition du suppфt, parce qu’il se rapporte au suppфt et ne fait pas partie de la dйfinition de la nature, il est clair que le suppфt et la nature ne sont pas tout а fait la mкme chose partout oщ une chose n’est pas son acte d’кtre.

         Quant а ce qui est objectй en sens contraire, il faut dire qu’on ne dit pas que la nature constitue le suppфt, mкme dans les composйs de matiиre et de forme, non pas parce que la nature est une chose et le suppфt une autre chose (en effet, cela se conformerait а l’opinion de ceux qui disent que la nature de l’espиce est la forme seulement, qui constitue le suppфt comme un tout), mais parce que, selon la maniиre de signifier, la nature est signifiйe comme une partie, pour la raison donnйe plus haut, mais le suppфt, comme un tout. La nature est signifiйe comme constitutive, et le suppфt, comme constituй.

 

<Question 3> [Sur le temps du mouvement]

 

<Article unique [5]> Ensuite, on s’est interrogй sur le temps selon lequel Dieu meut la crйature spirituelle, selon Augustin : est-il le mкme que le temps qui mesure le mouvement des choses corporelles ?

         <1> Ni Augustin ni aucun philosophe n’assigne cette diversitй entre les temps. Il semble donc vain d’assigner une telle diversitй entre les temps.

         <2> Tout ce qui est, pour autant que cela est, est un. Si donc il n’existe pas un seul temps, mais diffйrents [temps], celui-ci n’existera pas, ce qui ne convient pas. Il faut donc affirmer qu’il n’existe qu’un seul temps.

         Cependant, <1> le temps selon lequel les mouvements corporels sont mesurйs est «le nombre du mouvement du premier ciel», selon le Philosophe, Physique, IV. Or, le temps par lequel les anges sont mus n’a pas de rapport au mouvement. Ce temps est donc autre que le temps des choses corporelles.

         <2> Entre ce qui est perpйtuel et ce qui est corruptible, il n’y a rien de commun que selon le nom, comme il est dit dans Mйtaphysique, X. Or, les anges sont perpйtuels, mais les corps sont corruptibles. Le temps n’est donc pas le mкme pour les deux.

         Rйponse. Comme le dit Augustin, dans La citй de Dieu, XI, «le temps n’aurait pas existй, si n’avait йtй crййe une crйature qui changerait quelque chose par son mouvement, dont... le mouvement [se produit] lorsqu’une chose et une autre chose, qui ne peuvent exister en mкme temps, disparaissent et se succиdent...», ce dont dйcoule temps. De cela on conclut, d’accord avec ce que dit le Philosophe, Physique, IV, qu’il faut parler de temps en rapport avec la notion de mouvement, car «le temps est le nombre du mouvement selon l’avant et l’aprиs».

         Tous les mouvements qui peuvent кtre mesurйs par une seule mesure ont donc un seul temps. Mais s’il existe des mouvements qui ne peuvent кtre mesurйs par une seule mesure, il est nйcessaire qu’il existe pour eux un temps diffйrent. Or, comme la mesure est homogиne par rapport а ce qui est mesurй, comme il est dit dans Mйtaphysique, X, il est clair que toutes les choses qui sont d’un seul genre peuvent avoir une mesure commune, mais non pas celles qui sont de genres diffйrents. Or, tous les mouvements continus appartiennent au mкme genre pour autant qu’ils peuvent кtre mesurйs selon la mкme mesure ; ils peuvent donc avoir une mesure commune. En effet, tous sont mesurйs par ce qui est le plus simple dans son genre, а savoir, «le mouvement le plus rapide du premier ciel». Il peut donc y avoir un temps commun pour tous les mouvements continus. Or, ce temps, bien qu’il semble faire partie des choses sйparйes par son genre, parce qu’il est un nombre, et cependant «n’est pas simplement un nombre», mais le nombre de ces choses continues, а savoir, les mouvements, il devient lui-mкme continu, comme [le nombre] dix, considйrй absolument, est quelque chose de sйparй, mais dix aunes de tissu sont quelque chose de continu. Mais il ne peut y avoir de mesure commune entre des choses sйparйes et des choses continues, puisqu’elles appartiennent а des genres diffйrents pour autant qu’elles sont mesurables. Il est donc nйcessaire que, s’il existe certains mouvements non continus, leur temps soit diffйrent du temps par lequel les mouvements continus sont mesurйs.

         Or, il est clair que les mouvements des crйatures spirituelles, dont parle Augustin, lorsqu’il dit que «la crйature spirituelle se meut selon le temps, et non selon le lieu», ne sont pas des mouvements continus, mais des changements discrets. Il dit en effet que «l’esprit est mы selon le temps, soit en se rappelant ce qu’il avait oubliй, soit en apprenant ce qu’il ne savait pas, soit en voulant ce qu’il ne voulait pas». Il est donc clair que, puisque le temps n’a de continuitй que par le mouvement, un tel temps n’est pas continu et est diffйrent du temps des choses corporelles.

         <1> Augustin donne а entendre une diffйrence entre les temps par la diffйrence mкme entre les mouvements.

         <2> Quelque chose est un selon que cela est et est dit кtre. En effet, ce qui est dit кtre selon un genre commun est un selon le genre, et ce qui est dit кtre selon l’espиce est un selon l’espиce, mais non pas un selon le nombre. Il ne dйcoule donc pas du fait qu’il existe plusieurs hommes que l’homme n’existe pas, et de mкme il ne dйcoule pas du fait qu’il y ait plusieurs temps que le temps n’existe pas.

 

<Question 4> [Sur l’homme, а propos des vertus]

         Ensuite, on a posй des questions sur l’homme : premiиrement, а propos des vertus ; deuxiиmement, а propos des pйchйs ; troisiиmement, а propos des peines.

         А propos des vertus, on a posй des questions sur les rйalitйs divines et sur les rйalitйs humaines. Sur les rйalitйs divines, on a posй trois questions. Premiиrement, а propos de la foi : est-ce qu’on est tenu de croire au Christ qui ne ferait pas de miracles ? Deuxiиmement, а propos du sacrement de la foi : est-ce que les enfants des Juifs doivent кtre baptisйs malgrй leurs parents ? Troisiиmement, а propos des dоmes qui sont dues aux ministres des sacrements : est-ce que quelqu’un peut кtre exemptй d’acquitter les dоmes en raison de la coutume ?

 

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que les hommes ne seraient pas obligйs de croire au Christ qui ne ferait pas de miracles visibles.

         <1> En effet, quiconque ne fait pas ce а quoi il est tenu, pиche. Or, si les hommes ne croyaient pas au Christ qui ne ferait pas de miracles, ils ne pйcheraient pas. En effet, lui-mкme dit, en Jn 15, 24 : Si je n’avais pas fait parmi eux des њuvres que nul autre n’a faites, ils n’auraient pas de pйchй, et il parle du pйchй d’infidйlitй, selon Augustin. Les hommes ne seraient donc pas tenus de croire au Christ s’il n’avait pas fait de miracles.

         <2> Personne d’autre que le lйgislateur ou celui qui lui est supйrieur ne peut changer la loi. Or, le Christ prкchait des choses qui semblaient se rapporter а l’abolition de la loi ancienne, comme le fait que les aliments ne souillent pas l’homme et qu’il йtait permis de travailler le jour du sabbat. S’il n’avait pas prouvй qu’il йtait le lйgislateur, il n’aurait donc pas fallu le croire. Or, cela ne pouvait кtre fait que par des miracles, puisque de nombreux miracles avaient prйcйdй l’йtablissement de la loi. Il ne fallait donc pas croire au Christ s’il n’avait pas fait de miracles.

         Cependant, <1> les hommes sont davantage tenus de croire а la Vйritй premiиre que de croire aux signes sensibles. Or, mкme si le Christ n’avait pas fait de miracles, comme il йtait cependant vrai Dieu, il йtait la Vйritй premiиre. Il fallait donc croire а lui, mкme s’il n’avait pas fait de miracles.

         <2> La grвce d’union est plus grande que la grвce qui rend agrйable [а Dieu] [gratia gratum faciens] par l’adoption. Or, les miracles ne dйmontrent pas suffisamment la grвce qui rend agrйable, car, comme on le trouve en Mt 7, 22‑23, il sera rйpondu а ceux qui diront : «Seigneur..., nous avons fait des miracles en ton nom : Je ne vous connais pas”.» Les miracles suffisent donc encore bien moins а dйmontrer la grвce d’union. Si donc les hommes n’йtaient pas tenus de croire au Christ sans miracles, ils n’йtaient pas non plus tenus de croire а celui qui affirmait кtre Dieu en raison des miracles rйalisйs, ce qui est manifestement faux.

         Rйponse. Personne n’est tenu а quelque chose qui dйpasse ses forces, sinon de la faзon dont cela lui est rendu possible. Or, croire dйpasse la puissance naturelle de l’homme. Cela vient donc d’un don de Dieu, selon ce que dit l’Apфtre, Ep 2, 8 : C’est par grвce que vous avez йtй sauvйs par la foi, et non par vous-mкmes. Cela est un don de Dieu ; et Ph 1, 29 : Il vous a йtй donnй... non seulement de croire en lui, mais de... souffrir pour lui. L’homme est donc tenu de croire selon qu’il est aidй par Dieu а croire.

         Or, quelqu’un est aidй par Dieu а croire de trois maniиres. Premiиrement, par un appel intйrieur, dont il est dit en Jn 6, 45 : Quiconque a йcoutй le Pиre et s’est mis а son йcole vient а moi, et Rm 8, 30 : Ceux qu’il a prйdestinйs, il les a aussi appelйs. Deuxiиmement, par l’enseignement et la prйdication extйrieurs, selon ce que dit l’Apфtre, Rm 10, 17 : La foi vient de l’йcoute, et l’йcoute vient de la parole du Christ. Troisiиmement, par des miracles extйrieurs ; c’est pourquoi il est dit, en 1 Co 14, 22, que les signes ont йtй donnйs aux infidиles, afin qu’ils soient incitйs par eux а la foi.

         Si donc le Christ n’avait pas fait de miracles visibles, d’autres maniиres d’attirer а la foi, auxquelles les hommes seraient tenus d’acquiescer, seraient nйanmoins demeurйes. En effet, les hommes йtaient tenus de croire а l’autoritй de la loi et des prophиtes. Ils йtaient aussi tenus de ne pas rйsister а l’appel intйrieur, comme Isaпe l’a dit de lui-mкme : Le Seigneur m’a ouvert l’oreille, et moi je ne l’ai pas contredit ni ne me suis retirй (Is 50, 5). Contrairement а Isaпe, il est dit de certains, en Ac 7, 51 : Mais vous, vous avez toujours rйsistй а l’Esprit Saint.

         <1> Dans les њuvres que le Christ a accomplies parmi les hommes doit кtre aussi comptйe l’incitation intйrieure par laquelle il en a attirй certains, comme dit Grйgoire dans une homйlie, que «le Christ a attirй intйrieurement Madeleine par misйricorde, en l’accueillant aussi extйrieurement par clйmence». Il faut aussi tenir compte de son enseignement, puisque lui-mкme dit : Si je n’йtais pas venu et ne leur avais pas parlй, ils n’auraient pas de pйchй [Jn 15, 22].

         <2> Le Christ pouvait montrer qu’il йtait lйgislateur, non seulement en faisant des miracles visibles, mais aussi par l’autoritй de l’Йcriture et par l’incitation intйrieure.

         <3> L’incitation intйrieure, par laquelle le Christ pouvait se manifester sans miracles extйrieurs, relиve de la puissance de la Vйritй premiиre, qui illumine et enseigne l’homme intйrieurement.

         <4> Les miracles visibles sont faits par la puissance divine en vue de confirmer la vйritй de la foi. Ainsi, il est dit des apфtres, dans le dernier chapitre de Marc, qu’ils allиrent prкcher partout, le Seigneur agissant avec eux et confirmant la parole par les signes qui l’accompagnaient (Mc 16, 20). Or, les miracles ne sont pas toujours faits pour dйmontrer la grвce de celui par qui les miracles sont accomplis. Il peut donc arriver que quelqu’un qui n’a pas la grвce qui rend agrйable [gratia gratum faciens] accomplisse des miracles. Mais il ne peut arriver que quelqu’un qui annonce une mauvaise doctrine fasse de vйritables miracles, qui ne peuvent кtre accomplis que par la puissance divine. En effet, Dieu rendrait ainsi par eux tйmoignage а une faussetй, ce qui est impossible. Ainsi donc, comme le Christ se disait йgal а Dieu, les miracles qu’il faisait prouvaient cet enseignement qui йtait le sien. De sorte qu’il йtait montrй par les miracles qu’il faisait que le Christ йtait Dieu. Mais il n’йtait pas dйmontrй de Pierre qu’il йtait Dieu, bien qu’il ait fait les mкmes miracles ou de plus grands, mais, par ceux-ci, il йtait aussi montrй que le Christ йtait Dieu, parce que Pierre ne se prкchait pas lui-mкme, mais [prкchait] que le Christ Jйsus йtait Dieu.

 

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que les enfants des Juifs doivent кtre baptisйs malgrй leurs parents.

         <1> Le lien matrimonial est plus grand que le droit du pouvoir paternel, car le droit du pouvoir paternel peut кtre rompu par l’homme, lorsque le fils est йmancipй de la famille, mais le lien matrimonial ne peut кtre rompu par l’homme, selon ce que dit Mt 19, 6 : Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sйpare pas ! Or, en raison de l’infidйlitй, le lien matrimonial est rompu. En effet, l’Apфtre dit, 1 Co 7, 15 : Mais si la partie non croyante veut se sйparer, qu’elle se sйpare : en effet, dans un tel cas, le frиre ou la sњur ne sont pas liйs. Et le droit canonique dit que, «si un conjoint incroyant ne veut pas cohabiter sans offenser le Crйateur, que l’autre conjoint n’est pas tenu de cohabiter avec lui». А bien plus forte raison le droit du pouvoir paternel est-il donc enlevй pour cause d’incroyance. Ainsi donc, les Juifs infidиles n’ont pas le droit du pouvoir [paternel] sur leurs fils. Leurs fils peuvent donc кtre baptisйs malgrй eux.

         <2> Il faut davantage venir au secours d’un homme en danger de mort йternelle qu’en danger de mort temporelle. Or, si quelqu’un voyait un homme en danger de mort temporelle et ne lui portait pas secours, il pйcherait. Comme les enfants des Juifs et des autres infidиles sont en danger de mort йternelle, s’ils sont laissйs а leurs parents qui les йduquent dans leur infidйlitй, il semble qu’il faille les leur enlever, les baptiser et les instruire dans la foi.

         <3> Les fils d’esclaves sont esclaves et au pouvoir de leurs seigneurs. Or, les Juifs sont esclaves des rois et des princes. Il en est donc de mкme de leurs fils. Les rois et les princes ont donc pouvoir de faire ce qu’ils veulent des fils des Juifs. Il n’y aura donc aucune injustice а les baptiser malgrй leurs parents.

         <4> Tout homme appartient davantage а Dieu, de qui il tient son вme, qu’а son pиre charnel, de qui il tient son corps. Il n’est donc pas injuste que les enfants des Juifs soient enlevйs а leurs parents charnels et soient consacrйs а Dieu par le baptкme.

         <5> Le baptкme est plus efficace pour le salut que la prйdication, car, par le baptкme, la souillure du pйchй et la peine mйritйe sont immйdiatement enlevйes, et la porte du ciel est ouverte. Or, si un danger survient par manque de prйdication, cela est imputй а celui qui n’a pas prкchй, comme on le dit en Ez 3, 18 et 23, 6, а propos de celui qui voit venir une йpйe et ne sonne pas le cor. А bien plus forte raison, donc, si les enfants des Juifs sont damnйs faute de baptкme, cela est imputй comme un pйchй а ceux qui pouvaient les baptiser et ne les ont pas baptisйs.

         Cependant, il ne faut faire d’injustice а personne. Or, une injustice serait faite aux Juifs si leurs fils йtaient baptisйs malgrй eux, car ils perdraient le droit du pouvoir paternel sur les fils devenus fidиles. [Leurs enfants] ne doivent donc pas кtre baptisйs malgrй eux.

         Rйponse. La coutume de l’Йglise a la plus haute autoritй et on doit s’en inspirer en tout, car mкme l’enseignement des docteurs catholiques tient son autoritй de l’Йglise. Ainsi, il faut plutфt s’en tenir а la coutume de l’Йglise qu’а l’autoritй d’Augustin ou de Jйrфme, ou de n’importe quel docteur. Or, jamais l’usage de l’Йglise n’a йtй que les enfants des Juifs soient baptisйs malgrй leurs parents, bien qu’il y ait eu, dans le passй, de nombreux princes catholiques trиs puissants, Constantin, Thйodose et plusieurs autres, dont de trиs saints йvкques йtaient proches, comme Silvestre, de Constantin, et Ambroise, de Thйodose, qui n’auraient pas manquй de l’obtenir d’eux, si cela avait йtй conforme а la raison. Pour cette raison, il semble dangereux de reprendre cette affirmation que, malgrй la coutume de l’Йglise observйe jusqu’а maintenant, les enfants des Juifs doivent кtre baptisйs malgrй leurs parents.

         Et il y a а cela une double raison.

         La premiиre, en raison du danger pour la foi. En effet, si des enfants, qui n’ont pas encore l’usage de la raison, recevaient le baptкme, lorsqu’ils seraient parvenus а l’вge adulte, ils pourraient facilement кtre incitйs par leurs parents а abandonner ce qu’ils ont reзu par ignorance, ce qui tournerait au dйtriment de la foi.

         Une autre raison est que cela est contraire а la justice naturelle. En effet, le fils est naturellement quelque chose du pиre et, au dйpart, il ne se distingue pas du parent par le corps, aussi longtemps qu’il est contenu dans le sein de sa mиre. Mais, par la suite, aprиs qu’il est sorti du sein, avant d’avoir l’usage du libre arbitre, il est confiй aux soins de [ses] parents comme dans un sein spirituel. En effet, aussi longtemps que l’enfant n’a pas l’usage de la raison, il n’est pas diffйrent de l’animal sans raison dans ce qu’il fait. De mкme donc qu’en vertu du droit des gens et du [droit] civil, [le pиre] est possesseur d’un bњuf ou d’un cheval, de sorte qu’il puisse en user comme bon lui semble comme d’un instrument qui lui appartient, de mкme, par droit naturel, il se fait que le fils, avant d’avoir l’usage de la raison, est sous la garde de son pиre. Ce serait donc contre la justice naturelle que l’enfant, avant qu’il n’ait l’usage du libre arbitre, soit soustrait а la garde de ses parents ou qu’on en dispose malgrй ses parents. Mais, aprиs qu’il a commencй а avoir l’usage du libre arbitre, [l’enfant] commence а s’appartenir et peut, pour ce qui relиve du droit divin ou naturel, prendre soin de lui-mкme. Et alors, il doit кtre incitй а la foi, non par la coercition, mais par la persuasion, et il peut, mкme malgrй ses parents, consentir а la foi et кtre baptisй. Mais non pas avant qu’il ait l’usage de la raison. C’est pourquoi il est dit des enfants des pиres anciens qu’ils йtaient sauvйs «dans la foi de leurs parents», par quoi on donne а comprendre qu’il appartient aux parents de voir au salut de leurs enfants, surtout avant qu’ils n’aient l’usage de la raison.

         <1> Dans le lien matrimonial, les deux conjoints ont l’usage du libre arbitre, et les deux peuvent, malgrй l’autre, consentir а la foi. Mais cela n’est pas le cas pour l’enfant avant qu’il n’ait l’usage de la raison. Mais aprиs qu’il a l’usage de la raison, la comparaison est valable, s’il veut se convertir.

         <2> On ne doit pas arracher quelqu’un а la mort temporelle а l’encontre d’une disposition du droit civil. Par exemple, si quelqu’un est condamnй а mort par celui qui le juge, personne ne doit l’y soustraire d’une maniиre violente. On ne doit donc pas bouleverser l’ordre du droit naturel, selon lequel le fils est sous la responsabilitй de son pиre, pour libйrer [le fils] du danger de mort йternelle.

         <3> Les Juifs sont les esclaves des princes selon un esclavage civil, qui n’exclut pas l’ordre du droit naturel ou divin.

         <4> L’homme est ordonnй а Dieu par la raison, par laquelle il peut connaоtre Dieu. Ainsi, l’enfant, avant qu’il n’ait l’usage de la raison, est ordonnй а Dieu, selon un ordre naturel, par la raison de ses parents, aux soins desquels il est naturellement soumis. Et il faut accomplir les choses divines selon que [ceux-ci] en disposent.

         <5> Le danger qui dйcoule d’une prйdication omise n’atteint que ceux а qui la charge de prкcher a йtй confiйe. Ainsi, il est dit auparavant dans Йzйchiel, 33, 7 : Je t’ai donnй comme veilleur pour les fils d’Israлl. Or, il appartient а leurs parents de pourvoir aux sacrements du salut pour les enfants des infidиles. Si leurs enfants subissent un prйjudice pour leur salut, c’est donc [leurs parents] que le danger menace pour les avoir soustraits aux sacrements.

 

<Article 3 [8]> Troisiиmement : il semble qu’en raison de la coutume, certains soient exemptйs de devoir acquitter les dоmes.

         En effet, recevoir les dоmes est plus que ne pas les donner. Or, en raison de la coutume, dans certaines rйgions, des chevaliers reзoivent les dоmes, et cela est tolйrй par l’Йglise. А bien plus forte raison, en raison de la coutume, certains sont donc exemptйs d’acquitter les dоmes et ne sont pas tenus de les acquitter.

         Cependant, le droit divin n’est pas aboli par une coutume contraire. Or, les dоmes sont dues par droit divin. Le devoir d’acquitter les dоmes n’est donc pas aboli par une coutume contraire[3]. Les hommes sont donc tenus d’acquitter les dоmes, nonobstant une coutume contraire.

         Rйponse. Ce qui est de droit positif est aboli par une coutume contraire. Mais ce qui est de droit naturel ou de droit divin ne peut кtre aboli par aucune coutume contraire. En effet, il ne peut arriver qu’en vertu d’une quelconque coutume, il soit permis de voler ou de commettre l’adultиre. Il faut donc examiner, а propos de la question posйe, si acquitter les dоmes est de droit divin ou de droit positif humain.

         Or, le droit divin est contenu dans le Nouveau et l’Ancien Testaments. А coup sыr, dans le Nouveau Testament, aucun prйcepte n’a йtй donnй а propos du paiement des dоmes, je veux dire, dans l’enseignement йvangйlique et apostolique. En effet, ce qui est dit en Mt 23, 23, а propos de l’acquittement des dоmes : Il fallait faire ceci sans omettre cela, et ce que dit le pharisien en Lc 18, 12 : Je donne la dоme de tout ce que je possиde, semble se rapporter davantage а l’йtat de l’Ancien Testament qu’а imposer la forme de l’observance du Nouveau Testament. Or, dans l’Ancien Testament, il y avait trois genres de prйceptes : en effet, certains йtaient des prйceptes moraux, d’autres, [des prйceptes] judiciaires, et d’autres [des prйceptes] cйrйmoniels. Les prйceptes moraux sont ceux qui sont inscrits dans la raison naturelle et auxquels les hommes sont tenus en tout temps, comme : Honore ton pиre et ta mиre. Tu ne commettras pas l’adultиre. Tu ne voleras pas, etc. — Les prйceptes judiciaires sont ceux qui s’appliquaient selon les jugements, par exemple, si quelqu’un a volй une brebis, il doit en rendre quatre. Les prйceptes de ce genre ne sont pas inscrits dans la nature. En effet, la raison naturelle ne prescrit pas que celui qui vole une brebis en rende quatre plutфt que trois ou cinq, mais cela est dйterminй par les prйceptes de ce genre. Selon le prйcepte moral, en effet, la raison naturelle prescrit que celui qui vole soit puni, mais qu’il soit puni de telle peine, cela est dйterminй par un prйcepte judiciaire. — Les prйceptes cйrйmoniels de l’ancienne loi sont ceux qui se rapportent а l’observance du culte divin, et ils sont destinйs а кtre les figures de quelque chose а venir, comme l’immolation de l’agneau pascal йtait la figure de la mort du Christ.

         Il faut donc examiner si le prйcepte concernant l’acquittement des dоmes est [un prйcepte] moral, judiciaire ou cйrйmoniel. S’il est [un prйcepte] moral, tous y sont tenus en tout temps, nonobstant la coutume contraire. Mais cela ne semble pas кtre le cas, car la raison naturelle ne prescrit pas qu’un homme donne aux ministres de Dieu la dixiиme plutфt que la neuviиme ou la onziиme partie. — S’il s’agit d’un prйcepte judiciaire, tous ne seraient pas tenus d’acquitter les dоmes, puisque tous ne sont pas tenus de juger selon les ordonnances inscrites dans la loi ancienne, car ces prйceptes judiciaires ont йtй donnйs spйcialement а ce peuple [Israлl], en prenant en compte les conditions oщ il se trouvait. En effet, tout ne convient pas а tous. — S’il s’agit d’un prйcepte cйrйmoniel, non seulement n’obligerait-il pas, mais le fait de l’observer conduirait mкme au pйchй. En effet, quelqu’un pйcherait en immolant l’agneau pascal, car, aprиs l’avиnement de la vйritй, les figures ont cessй.

         Il faut donc dire que, de mкme des maоtres anciens ont dit que certains prйceptes de la loi sont purement moraux, comme : Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, et certains sont purement cйrйmoniels, comme l’immolation de l’agneau pascal et la circoncision, certains sont intermйdiaires, moraux sous un aspect, et cйrйmoniels sous un autre, comme le prйcepte sur l’observance du sabbat est moral en ce qu’un certain temps soit consacrй au repos afin de se consacrer aux rйalitйs divines (en effet, cela relиve de la raison naturelle), mais que le septiиme jour y soit consacrй, cela relиve d’une dйcision de Dieu en raison d’une figure : cela est donc cйrйmoniel. Ainsi, le prйcepte sur l’acquittement des dоmes est donc moral sous un aspect, а savoir que ceux qui se consacrent entiиrement au service de Dieu soient entretenus par des contributions du peuple, comme ceux qui servent dans d’autres fonctions sont entretenus par le peuple. Et c’est de cette faзon que ce prйcepte est proposй dans le Nouveau Testament. En effet, le Seigneur dit, Mt 10, 10 : L’ouvrier est digne d’кtre nourri, et l’Apфtre dit, 1 Co 9, 13, que le Seigneur a ordonnй que ceux qui annoncent l’йvangile, vivent de l’йvangile, et ceux qui assurent le service de l’autel, vivent de l’autel. Mais, pour ce qui est du montant prйcis de la dоme, cela ne relиve pas du droit naturel et n’est pas un prйcepte moral, mais cйrйmoniel, pour autant que cela se rapporte а une figure du Christ ; ou bien, cela est judiciaire, pour autant que cela convient а ce peuple, chez qui, йtant donnй le grand nombre de ministres, une telle tarification йtait nйcessaire pour l’entretien des ministres de Dieu.

         Ainsi donc, le fait gйnйral d’entretenir les ministres de Dieu pour ce qui est nйcessaire а la vie est de droit divin en tant que prйcepte moral, et cela relиve du droit naturel. Mais il appartient а tout dirigeant qui peut lйgifйrer de prйciser le droit naturel commun par un droit positif. En effet, le droit positif n’est rien d’autre qu’une dйtermination du droit naturel. Ainsi, le droit naturel prйvoit qu’un malfaiteur soit puni, mais qu’il soit puni de telle peine, cela est dйterminй par le droit positif. Parce que l’Йglise a le pouvoir de lйgifйrer pour ce qui concerne le culte de Dieu, le tarif de ce qui doit кtre donnй aux ministres de Dieu par le peuple a pu кtre dйterminй par une dйcision de l’Йglise et, afin qu’il y ait une certaine concordance entre le Nouveau et l’Ancien Testament, l’Йglise a dйcidй que le tarif de l’Ancien Testament serait observй sous le Nouveau. Ainsi, tous seraient tenus [d’acquitter] les dоmes. Mais l’Йglise pourrait dйcider qu’un tarif plus йlevй ou plus faible serait justifiй, par exemple, qu’on doive donner le huitiиme ou le douziиme, comme est donnй le dixiиme.

         Il est donc clair qu’aucune coutume contraire ne dйlie un homme de l’obligation d’acquitter les dоmes, parce que cette obligation est fondйe sur le droit divin et sur le droit naturel. Si l’Йglise l’exige, les hommes sont donc toujours tenus d’acquitter les dоmes, mкme а l’encontre d’une coutume contraire. Et, dans les rйgions oщ la coutume est d’acquitter les dоmes, cette coutume mкme impose pour ainsi dire les dоmes ; ainsi, celui qui ne les acquitterait pas pйcherait. Mais, dans les rйgions oщ ce n’est pas une coutume commune de donner les dоmes et oщ l’Йglise ne le demande pas, il semble que l’Йglise remette [cette obligation], puisqu’elle feint l’ignorance. Ainsi, les hommes de ces rйgions ne pиchent pas en ne donnant pas les dоmes. En effet, il serait dur de dire que tous les hommes d’Italie ou des rйgions orientales seraient damnйs parce qu’ils n’acquittent pas les dоmes. Et l’on peut tirer argument de l’Apфtre, а qui йtait dы ce qui йtait nйcessaire а la vie de la part de ceux а qui il prкchait, mais qui ne l’acceptait cependant pas ; cependant, ceux qui ne le lui donnaient pas ne pйchaient pas, autrement il aurait mal agi en ne l’acceptant pas, surtout qu’il dit lui-mкme, Ac 20, 27 : Car je ne me suis pas dйrobй pour vous annoncer tout le dessein de Dieu. Mais l’Apфtre n’exigeait pas ce qui lui йtait dы afin de ne pas faire obstacle а l’йvangile, comme il le dit lui-mкme. Ainsi, les dirigeants des йglises n’agiraient pas bien s’ils exigeaient les dоmes dans les rйgions oщ on n’a pas coutume de les donner, s’ils avaient une raison probable de croire qu’un scandale en sortirait.

         А propos de ce qui йtait objectй en sens contraire, il faut dire que les chevaliers qui perзoivent les dоmes dans certaines rйgions n’ont pas le droit de percevoir les dоmes. En effet, cela est une dette spirituelle envers les ministres de Dieu, et ne revient donc pas а une personne laпque. Mais les choses temporelles qui sont exigйes par le droit ont йtй donnйes par concession de l’Йglise а certains chevaliers pour certains services qu’ils ont rendus а l’Йglise, comme l’Йglise peut renoncer au produit de la dоme, mais ne renonce pas au droit d’exiger les dоmes et ne supprime pas l’obligation de les donner.

 

<Question 5> [Sur des rйalitйs humaines]

         Ensuite, on a posй des questions sur ce qui se rapporte aux vertus а propos de rйalitйs humaines.

         А ce propos, on a posй deux questions. Premiиrement, est-ce que le fils est obligй d’obйir а ses parents charnels pour les questions indiffйrentes ? Deuxiиmement, est-ce que le vendeur est obligй de rйvйler а l’acheteur un vice de la chose vendue ?

 

<Article 1 [9]> Premiиrement : il semble que le fils soit obligй d’obйir а ses parents charnels en toutes choses.

         <1> Il est йcrit en Dt 21, 18‑21 : Si un homme a engendrй un fils dйvoyй et indocile, qui ne veut йcouter la voix ni de son pиre ni de sa mиre..., les gens de la ville le lapideront. Or, une telle peine ne serait pas infligйe s’il n’avait pas pйchй gravement en n’obйissant pas. Les fils sont donc obligйs d’obйir а leurs parents charnels en toutes choses.

         <2> L’Apфtre dit, en Col 3, 20 : Enfants, obйissez en tout а vos parents.

         <3> Il n’est jamais permis d’enfreindre les prйceptes moraux affirmatifs, bien qu’ils n’obligent pas toujours. Or, honorer ses parents est un prйcepte moral affirmatif. Il n’est donc jamais permis d’кtre irrespectueux envers un parent, ce que serait le fait de ne pas obйir а son commandement. Le fils est donc tenu d’obйir en tout а ses parents.

         Cependant, il ne faut pas moins obйir aux pиres spirituels qu’aux [pиres] charnels, mais davantage, comme le dit l’Apфtre, He 12, 9. Or, les sujets ne sont pas tenus d’obйir aux pиres spirituels pour les choses indiffйrentes : en effet, «les religieux qui professent l’obйissance ne sont tenus d’obйir а leurs supйrieurs que pour les choses qui sont selon la rиgle», comme Bernard le dit dans le livre Sur la dispense et le prйcepte. Les fils ne sont donc pas non plus tenus d’obйir а leurs parents charnels pour les choses indiffйrentes.

         Rйponse. Puisque l’obйissance est due au supйrieur, la dette de l’obйissance s’йtend а ce sur quoi porte le droit du supйrieur. Or, le pиre charnel a d’abord un droit comme supйrieur sur son fils pour ce qui concerne le comportement domestique. En effet, le pиre de famille est dans sa maison comme le roi dans son royaume. Ainsi, comme les sujets du roi sont tenus d’obйir au roi pour ce qui se rapporte au gouvernement du royaume, de mкme les fils et les autres membres de la maison sont-ils tenus d’obйir au pиre de famille pour ce qui se rapporte а l’administration de la maison. En deuxiиme lieu, [ils sont tenus d’obйir] pour ce qui concerne la discipline des mњurs. C’est ainsi que l’Apфtre dit, He 12, 9 : Nous avions comme maоtres nos pиres selon la chair et nous leur obйissions. En effet, le pиre doit au fils <non seulement la nourriture>, mais aussi l’enseignement, comme le dit le Philosophe. Le fils est donc tenu d’obйir а son pиre charnel pour ces choses, et non pour les autres.

         <1> Moпse parle en cet endroit de l’ordre paternel qui se rapporte а la discipline des mњurs. C’est pourquoi il est dit au mкme endroit : Il refuse d’йcouter nos avertissements, il s’adonne aux beuveries, а la luxure et aux banquets.

         <2> L’Apфtre dit qu’il faut obйir а ses parents en toutes choses auxquelles s’йtend de droit du supйrieur.

         <3> Il ne manifeste pas d’irrespect envers celui qui ordonne s’il ne lui obйit pas pour ce а quoi il n’est pas tenu d’obйir.

 

<Article 2 [10]> Deuxiиmement : il semble que le vendeur n’est pas tenu de rйvйler а l’acheteur un vice de la chose vendue.

         <1> Selon les lois civiles, le vendeur et l’acheteur peuvent se berner l’un l’autre. Or, aucune tromperie ne pourrait avoir lieu si le vendeur йtait tenu de rйvйler а l’acheteur un vice de la chose vendue. Il n’est donc pas tenu [de le rйvйler].

         <2> On disait que les lois ne parlent pas selon le for de la conscience, dont nous parlons ici, mais selon le for judiciaire. — Mais, а l’encontre de cela, selon le Philosophe, dans Йthique, II, «l’intention du lйgislateur est de rendre les citoyens bons». Ce qui est permis selon les lois n’est donc pas contraire а la vertu, et n’est donc pas contraire а la conscience.

         Cependant, <1> selon les lois civiles, si quelqu’un vend un animal malade, il est responsable du dйfaut. Il йtait donc obligй de rйvйler le dйfaut.

         <2> Tullius [Cicйron] dit, dans le livre Sur les offices, qu’«il incombe а la fonction d’un homme bon de dire а un acheteur la raison pour laquelle une chose serait vendue а un prix moindre». Or, le vice de la chose vendue est de cette nature. Le vendeur est donc tenu de rйvйler а l’acheteur le vice de la chose vendue.

         Rйponse. Quelque chose incombe а l’homme bon а quoi les hommes ne sont pas tenus, comme il incombe а l’homme bon de partager ses biens avec son ami avec gйnйrositй, bien qu’il n’y soit pas tenu. Cependant, quelque chose incombe а l’homme bon а quoi il est tenu, а savoir, de rendre а quelqu’un ce qui est juste, car c’est un acte de justice de rendre а quelqu’un ce qui lui est dы. Ainsi, tout vendeur est tenu de faire une vente juste, et non de faire une vente gйnйreuse en diminuant le juste prix. Or, la justice est une certaine йgalitй, comme il est dit en Йthique, V. Une juste vente est donc celle oщ le prix acceptй par le vendeur est йgal а la chose vendue ; mais une [vente] injuste [est celle] oщ [le prix] n’est pas йgal, mais [oщ le vendeur] reзoit plus. Si donc le vice de la chose vendue donne une valeur moindre а la chose que le prix fixй par le vendeur, cette vente sera injuste : [le vendeur] pиche donc en cachant le vice. Mais si [le vice] ne donne pas une valeur moindre que le prix fixй, parce que le vendeur fixe peut-кtre un prix moindre en raison d’un vice, alors [le vendeur] ne pиche pas en taisant le vice, car la vente n’est pas injuste, et cela lui causerait peut-кtre un dommage s’il rйvйlait le vice, parce que l’acheteur voudrait obtenir la chose pour un prix moindre que ce qu’elle vaudrait. Toutefois, [le vendeur] agirait avec gйnйrositй s’il mйprisait son propre dommage pour donner satisfaction а la volontй d’un autre, bien qu’il n’y soit pas tenu.

         <1> Par ce que dit la loi, on n’entend pas qu’il soit simplement permis au vendeur de tromper l’acheteur ou inversement ; mais elle dit que quelque chose est permis selon la loi lorsque ce n’est pas puni par la loi, comme, dans la loi ancienne, la lettre de divorce йtait permise.

         <2> Les prйceptes de la loi mиnent а la vertu parfaite. Cependant, les actes de la vertu parfaite ne tombent pas sous le prйcepte de la loi humaine, mais [celle-ci] interdit certaines choses plus graves, afin que progressivement les hommes, йloignйs du mal, s’exercent par eux-mкmes aux vertus. Mais [la loi] permet certains pйchйs mineurs en n’infligeant pas de peines pour eux, car la sociйtй humaine n’existe pas facilement sans eux. Et c’est sur ce genre de choses que porte la tromperie qui survient entre les vendeurs et les acheteurs, car «le plus grand nombre veut acheter а bon marchй et vendre cher», comme Augustin le dit dans le livre Sur la Trinitй.

         <1> Quant а ce qui objectй en premier lieu en sens contraire, il faut dire que cela doit s’entendre de la maladie d’un animal qui donne а l’animal une valeur moindre que le prix auquel il est vendu.

         <2> А [ce qui est objectй en second lieu], il faut dire que, pour cette raison, Tullius [Cicйron] dit que l’homme bon ne tait pas le vice de la chose vendue, car il n’incombe pas а [cet] homme de tromper quelqu’un. Or, il n’y a pas tromperie si ce qui est tu а propos de la chose vendue ne rend pas la valeur de la chose moindre que le prix qui est reзu pour elle.

 

<Question 6> [Sur l’homme, а propos des pйchйs]

         Ensuite, on a posй des questions au sujet des pйchйs.

         А ce propos, on a posй deux questions. Premiиrement, est-ce un pйchй que de dйsirer la fonction de supйrieur ? Deuxiиmement, est-ce que c’est un pйchй pour un prйdicateur d’avoir l’њil sur un bien temporel ?

 

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble que ce soit un pйchй de dйsirer la fonction de supйrieur.

         <1> En effet, il ne semble pas que puisse кtre dйsirй sans pйchй ce qui n’existait pas dans l’йtat de nature <non corrompue>, mais seulement [ce qui existait] dans l’йtat de nature corrompue. Or, la fonction de supйrieur n’existait pas dans l’йtat de nature non corrompue, mais elle a commencй а exister aprиs le pйchй, lorsqu’il a йtй dit а la femme : Tu seras soumise au pouvoir de l’homme. C’est donc un pйchй de dйsirer la fonction de supйrieur.

         <2> Notre dйsir doit porter sur ce qui relиve de l’йtat de la gloire а venir. Or, dans l’avenir, toute fonction de supйrieur cessera, comme le dit la Glose а propos de 1 Co 15, 24. C’est donc un pйchй de dйsirer la fonction de supйrieur.

         Cependant, il est dit en 1 Tm 5, 17 : Que les anciens qui dirigent bien soient dignes d’un double honneur. Or, ce n’est pas un pйchй de dйsirer ce а quoi est dы un honneur : celui-ci n’est dы qu’а la vertu. Ce n’est donc pas un pйchй de dйsirer la fonction de supйrieur.

         Rйponse. Augustin rйsout cette question dans La citй de Dieu, XIX, oщ il dit qu’«il ne convient pas de dйsirer un poste supйrieur, sans lequel le peuple ne peut кtre dirigй, mкme s’il... est exercй comme il convient».

         La raison en est que celui qui dйsire la fonction de supйrieur est soit orgueilleux, soit injuste. En effet, c’est une injustice que quelqu’un veuille recevoir plus d’honneur ou de pouvoir, ou quelque bien de ce genre, s’il n’est pas digne d’[un honneur et d’un pouvoir] plus grands, comme il est dit en Йthique, V. Mais que quelqu’un estime qu’il est plus digne de la fonction de supйrieur que tous ceux а l’йgard desquels il reзoit la fonction de supйrieur, cela relиve de l’orgueil et de la prйsomption. Il est donc clair que quiconque dйsire la fonction de supйrieur est soit injuste, soit orgueilleux.

         Ainsi donc, personne ne doit parvenir а la fonction de supйrieur de son propre dйsir, mais seulement selon le jugement de Dieu, selon ce que dit l’Apфtre, He 5, 4 : Nul ne s’arroge un honneur, sauf celui qui est appelй par Dieu, comme Aaron. Toutefois, quelqu’un peut lйgitimement dйsirer кtre digne de la fonction de supйrieur ou des oeuvres d’un bon supйrieur, auxquelles l’honneur est dы.

         <3> La rйponse au dernier argument est ainsi claire.

         <1> et <2> Mais les deux premiers arguments ne vont pas vraiment а l’encontre [de ce qui a йtй dit], car on peut lйgitimement dйsirer mкme ce qui ne relevait pas de l’йtat d’innocence et ce qui ne fera pas partie de l’йtat de gloire, comme кtre soumis, faire pйnitence et les choses de ce genre. Bien que la fonction de supйrieur ait existй sous un aspect dans l’йtat d’innocence et existera dans l’йtat de gloire, а savoir, pour ce qui est de la supйrioritй du degrй et du gouvernement ou de la direction, mais non pour ce qui est la sujйtion imposйe.

 

<Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que ce soit un pйchй pour le prйdicateur d’avoir l’њil sur les biens temporels.

         En effet, il est dit en Lc 12, 31 : Cherchez d’abord le royaume de Dieu (selon la Glose : «les biens йternels»), et tout le reste vous sera donnй en surcroоt. La Glose [dit] : Mкme а ceux qui ne [le] recherchent pas. Il n’est donc pas permis au prйdicateur d’avoir un њil sur les biens terrestres.

         Cependant, il est dit en 1 Co 9, 10 : Celui qui laboure doit labourer dans l’espйrance. La Glose [ajoute] : «... des biens temporels». Il est donc permis au prйdicateur, dont il est question en cet endroit, d’avoir un њil sur les rйalitйs terrestres.

         Rйponse. On peut avoir un њil sur les biens terrestres de deux maniиre : d’une premiиre maniиre, comme sur une rйcompense ou un profit, et ainsi il n’est pas permis au prйdicateur d’avoir l’њil sur les biens terrestres, car il rendrait ainsi l’йvangile vйnal ; d’une autre maniиre, comme sur un salaire а la subsistance, et ainsi il est permis au prйdicateur d’avoir un њil sur les choses terrestres. Ainsi, en 1 Tm 5, 17, sur ces mots : Les anciens qui assurent bien la prйsidence, une glose d’Augustin dit : «Accepter ce qui est nйcessaire pour vivre, cela relиve de la nйcessitй ; le donner, cela relиve de la charitй. Cependant, l’йvangile n’est pas vйnal au point <d’кtre> prкchй pour ces choses. Si on le vend ainsi, on vend une grande chose а vil prix. Qu’ils reзoivent donc du peuple ce qui est nйcessaire а leur entretien, mais du Seigneur, la rйcompense de leur service.»

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Question 7> [Sur l’homme, а propos des peines]

         Ensuite, on a posй des questions sur les peines pour les pйchйs : premiиrement, sur les peines elles-mкmes ; deuxiиmement, sur la rйmission des peines.

         А propos du premier point, on a posй deux questions. Premiиrement, est-ce que l’вme sйparйe peut souffrir du feu corporel ? Deuxiиmement, est-ce que, de deux [hommes] qui mйritent la mкme peine, l’un demeurera plus longtemps au purgatoire que l’autre ?

 

<Article 1 [13]> Premiиrement : il semble que l’вme sйparйe du corps puisse souffrir du feu corporel.

         <1> Selon le Philosophe, «ce qui n’est pas en contact n’agit pas». Or, le feu corporel n’est pas en contact avec l’вme sйparйe du corps, puisque [celle-ci] n’a pas de limites corporelles. Or, «les choses qui sont en contact ont des limites communes». L’вme sйparйe ne souffre donc pas du feu corporel.

         <2> De plus, les choses qui sont exposйes l’une а l’autre peuvent кtre converties rйciproquement. Or, l’вme ne peut кtre convertie en feu corporel ni inversement. L’вme ne peut donc кtre exposйe au feu corporel.

         <3> De plus, Bernard dit que «rien ne brыle en enfer que la volontй propre». Or, la volontй propre, puisqu’elle est quelque chose de spirituel, ne peut кtre la matiиre du feu corporel. L’вme sйparйe du corps ne peut donc pas souffrir du feu corporel.

         Cependant, ce qui est dit en Is 56, 24 : Leur feu ne s’йteindra pas, s’oppose а cela.

         Rйponse. On peut subir [pati] de multiples maniиres. D’une maniиre, on dit que subir est la mкme chose que recevoir : en ce sens, sentir et penser est une maniиre de subir. De cette faзon, l’вme unie au corps subit les choses corporelles en sentant et en penser. Mais que l’вme sйparйe puisse subir de cette maniиre les choses corporelles, cela est une autre question, car certains disent que l’вme sйparйe du corps, et mкme l’ange, peut recevoir la connaissance а partir des choses corporelles. Mais, si cette opinion йtait vraie, subir en sentant et en pensant serait кtre perfectionnй, et non кtre puni, si ce n’est par accident, pour autant que ce qui est senti ou pensй s’oppose а la volontй. Or, le sentir et le penser mкmes, considйrйs en eux-mкmes, n’ont pas le caractиre de peine.

         D’une autre faзon, on parle de subir au sens propre lorsque ce qui agit s’oppose а ce qui subit, au sens oщ nous disons que nous souffrons lorsque quelque chose de contraire а notre nature ou а notre volontй nous arrive. Et en ce sens, la maladie et la tristesse sont appelйes des passions.

         Or, une telle «passion» peut exister de deux maniиres. Selon une premiиre maniиre, par la rйception d’une forme contraire, comme l’eau est soumise au feu pour autant que celui-ci la rйchauffe et que sa qualitй naturelle est ainsi diminuйe. De cette maniиre, l’вme sйparйe ne peut souffrir du feu corporel, parce qu’elle ne peut pas кtre rйchauffйe ni changйe de quelque maniиre que ce soit par le feu corporel. D’une autre maniиre, on dit que tout ce qui est empкchй dans son propre mouvement ou [sa propre] inclination subit, comme si nous disions qu’une pierre qui tombe subit lorsqu’elle est empкchйe de parvenir plus bas, et comme nous disons qu’un homme subit, lorsqu’il est dйtenu ou attachй pour qu’il n’aille pas oщ il veut. Et ainsi, par mode d’un certain lien, l’вme souffre du feu corporel, comme le dit Augustin dans La citй de Dieu, XXI.

         En effet, il n’est pas contraire а la nature de l’esprit d’кtre liй au corps, puisque nous voyons que l’вme est naturellement liйe au corps pour lui donner vie. Les dйmons aussi, par le pouvoir de la nйcromancie, sont liйs au pouvoir des dйmons supйrieurs par certaines images ou certaines autres choses. Encore bien davantage, les esprits peuvent-ils кtre ainsi liйs au feu corporel par la puissance divine, «non pas pour donner la vie, mais pour recevoir une peine», comme le dit Augustin.

         Mais parce que ce qui a une puissance infйrieure ne peut par sa propre puissance lier ce qui a une puissance plus grande, c’est pourquoi aucun corps ne peut lier un esprit, qui a une plus grande puissance, que par une puissance supйrieure. Pour cette raison, on dit que le feu corporel agit sur l’вme sйparйe, non par sa puissance propre, mais pour autant qu’il est «l’instrument de la vengeance de la justice divine».

         <1> Le feu atteint l’вme non par un contact dimensionnel, qui relиve des limites quantitatives, mais plutфt par un contact de puissance, non pas de la sienne, mais de celle qu’il a comme instrument de la justice divine.

         <2> Cet argument repose sur la «passion» qui vient de la rйception d’une forme contraire.

         <3> On dit que la volontй propre brыle en enfer parce qu’elle mйrite de brыler.

 

<Article 2 [14]> Deuxiиmement : il semble que, de deux [hommes] qui mйritent une peine йgale, l’un ne puisse кtre libйrй du purgatoire plus rapidement que l’autre.

         <1> En effet, le jugement aprиs la mort n’est pas le fait de l’homme mais de Dieu, qui juge selon la vйritй, comme il est dit dans Rm 2, 2. Or, il serait contraire а la vйritй du jugement que soit infligйe а l’un des deux qui mйritent une peine йgale une peine du sens plus grave qu’а l’autre. Or, le retard de la gloire est une plus grande peine que l’acuitй de la peine du sens, comme le dit Chrysostome [en commentant] Matthieu : «Кtre privй de la vision de Dieu est une plus grande peine que n’importe quelle peine sensible.» L’un de ceux qui mйritent une peine йgale ne souffrira donc pas d’un plus grand retard de la gloire que l’autre qui serait libйrй plus rapidement.

         <2> Selon Augustin, «on appelle mal ce qui nuit». Or, «nuit ce qui enlиve un bien». Or, le retard de la gloire enlиve un plus grand bien, а savoir, un bien incrйй. Il est donc un plus grand mal. [On aboutit donc а la mкme conclusion] que plus haut.

         Cependant, <3> le Maоtre dit, dans Sentences, IV, d. 45, que celui pour qui sont faits de nombreux suffrages est libйrй plus rapidement des peines du purgatoire. Or, il arrive que, pour un de ceux qui mйritent une peine йgale, des suffrages plus nombreux soient faits que pour l’autre. L’un sera donc libйrй plus rapidement que l’autre.

         <4> De plus, а la fin du monde, certains auront certaines choses qui doivent кtre consumйes, dont le retard [а obtenir] la gloire ne sera pas aussi grand que pour ceux qui emportent maintenant les choses а consumer au purgatoire, car «le dйlai entre [leur] mort et [leur] rйsurrection sera court», comme le dit Augustin. Donc, pour la mкme raison, parmi ceux qui emportent des choses йgales а consumer, l’un peut attendre la gloire plus longtemps qu’un autre, qui est libйrй plus rapidement de [ses] peines.

         Rйponse. Cette question repose sur la puissance des suffrages : est-ce que les suffrages faits pour quelqu’un valent plus pour la libйration de celui-lа seul pour qui ils sont faits, ou aussi pour d’autres ?

         А ce sujet, certains ont dit que [les suffrages] ne valent pas plus pour celui-ci que pour les autres, qu’au contraire ils valent davantage pour les autres, si ceux-ci sont mieux disposйs а recevoir la puissance agissante des suffrages. Et ils donnent un exemple : si on allume une chandelle dans une maison pour un riche, elle йclaire tous ceux qui se trouvent dans la maison, et peut-кtre d’autres encore plus, s’ils ont une vision plus claire. Et selon cette opinion, de deux hommes qui sont retenus au purgatoire pour des fautes йgales, l’un peut кtre libйrй plus rapidement que l’autre.

         Mais je ne tiens pas cette opinion pour vraie. La raison en est que le suffrage de l’un vaut pour un autre pour deux raisons. Premiиrement, en raison de l’unitй de la charitй, car tous ceux qui sont dans la charitй sont comme un seul corps, et ainsi le bien de l’un rejaillit sur les autres, comme la main dessert tout le corps, et de mкme tout membre du corps ; et ainsi, tout bien fait par quelqu’un vaut pour tous ceux qui sont dans la charitй, selon ce que dit le psaume : Je fais partie de tous ceux qui te craignent et gardent tes commandements (Ps 118, 63). Deuxiиmement, selon que par l’intention de l’un, son acte est reportй sur un autre ; par exemple, si quelqu’un acquitte une dette pour un autre, cela est considйrй comme la mкme chose que si celui pour qui elle est acquittйe l’avait acquittйe. De la premiиre maniиre, l’њuvre bonne a valeur de mйrite, dont la racine est la charitй. Mais, selon la seconde maniиre, l’њuvre de l’un vaut pour un autre par mode de satisfaction, pour autant que quelqu’un peut satisfaire pour un autre, s’il en a l’intention, et c’est une telle valeur qui est prise en compte dans les suffrages, qui sont accomplis afin que par eux les hommes soient libйrйs de la dette de la peine.

         Ainsi donc, il faut dire que, de cette maniиre, les suffrages ne valent que pour ceux pour qui ils sont accomplis. De cette maniиre, si sont accomplis de nombreux suffrages pour quelqu’un, il est libйrй plus rapidement de la peine du purgatoire que d’autres pour lesquels ils ne sont pas accomplis, mкme s’ils avaient commis des pйchйs йgaux. Il faut toutefois reconnaоtre que les suffrages qui sont accomplis pour l’un valent pour tous, dans la mesure oщ tous ceux qui les connaissent se rйjouissent par charitй des [њuvres] bonnes qui sont accomplies par charitй. Et, de cette maniиre, il est vrai que les suffrages ont plus de valeur pour ceux pour qui ils ne sont pas accomplis, s’ils ont une plus grande charitй.

         <1> А proprement parler, la peine de carence de la vision divine n’est due pour le pйchй vйniel ni de maniиre absolue ni de maniиre temporaire, puisqu’il ne comporte pas d’aversion de Dieu. Mais il arrive par accident que la vision de Dieu soit retardйe а cause d’eux, parce que, aussi longtemps que [ceux qui les ont commis] mйritent une peine, ils ne peuvent participer au bonheur le plus йlevй, qui consiste dans la vision de Dieu. Mais la justice concerne la peine que le pйchй mйrite de soi, et non pas celle qui en dйcoule par accident.

         <2> Et, par cela, la solution du deuxiиme argument est claire.

         <3> Nous acceptons le troisiиme [argument].

         <4> De mкme pour le quatriиme. Cependant, ceux qui se trouveront vivants а la fin du monde auront peu de choses а consumer, aprиs avoir йtй purifiйs au prйalable par les tribulations prйcйdentes. Il pourra aussi arriver que l’acuitй de la peine compense la faible durйe de la peine chez les autres.

 

<Question 8> [Sur la rйmission des peines]

         Ensuite, on a posй des questions sur deux choses. Premiиrement, est-ce que le pйchй contre l’Esprit Saint est irrйmissible ? Deuxiиmement, est-ce que le croisй qui meurt avant de se mettre en route pour aller outre-mer obtient l’indulgence plйniиre de ses pйchйs ?

 

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble que le pйchй contre l’Esprit Saint ne soit pas irrйmissible.

         En effet, il n’existe qu’une seule dignitй et majestй du Pиre, du Fils et du Saint-Esprit. Or, le pйchй contre le Fils n’est pas irrйmissible. En effet, il est dit en Mt 12, 32 : Quiconque aura parlй contre le Fils de l’homme, cela lui sera remis. Le pйchй contre l’Esprit Saint n’est donc pas irrйmissible.

         Cependant, il y a ce qui est dit au mкme endroit : Celui qui aura parlй contre l’Esprit Saint, cela ne lui sera pas remis, ni en ce siиcle ni [dans le siиcle] а venir.

         Rйponse. Certains ont parlй du pйchй contre l’Esprit Saint de trois maniиres.

         En effet, les docteurs antйrieurs а Augustin ont pensй que le pйchй contre l’Esprit Saint est le blasphиme prononcй contre l’Esprit Saint ou contre ses њuvres, ou mкme contre la divinitй de Dieu, Pиre et Fils, car mкme le Pиre et le Fils, selon qu’on entend d’une maniиre commune <le mot d’esprit, sont esprit> : Dieu est esprit, comme il est dit en Jn 4, 24. Or, ils entendent le pйchй contre le Fils de l’homme comme le blasphиme contre le Christ selon [sa] nature humaine. Et les Juifs pйchaient des deux maniиres contre le Christ : en effet, ils pйchaient d’une premiиre maniиre contre lui en attribuant au prince des dйmons les miracles que [le Christ] accomplissait par le Saint-Esprit et par la puissance de sa divinitй ; ils pйchaient contre lui de la seconde maniиre en disant : Voilа un glouton, un ivrogne et... un ami des publicains ! comme il est dit en Mt 11, 19. [Le Christ] dit que ce second blasphиme est rйmissible parce qu’ils avaient une excuse du fait de la faiblesse de la chair qu’ils voyaient dans le Christ ; mais il dit que l’autre blasphиme est irrйmissible parce qu’ils n’avaient aucune excuse, puisqu’ils voyaient des indices clairs du Saint-Esprit et de la divinitй. Pour cette raison, selon Chrysostome, ce blasphиme n’a pas йtй remis а ceux qui y persйvйraient, ni dans ce siиcle ni dans [le siиcle] а venir, parce que, dans ce siиcle, ils ont йtй punis pour lui par les Romains, et dans [le siиcle] а venir, ils sont torturйs dans l’enfer.

         Mais, selon Augustin, la rйmission des pйchйs est attribuйe au Saint-Esprit, qui est la charitй du Pиre et du Fils. Celui-lа donc pиche, blasphиme ou s’exprime contre le Saint-Esprit dans son cњur, par sa bouche ou son comportement, qui fait cela par impйnitence jusqu’а la fin de sa vie, de sorte qu’il ne reзoive pas la rйmission de ses pйchйs. Et alors, il est clair que ce pйchй contre le Saint-Esprit n’est remis ni dans ce siиcle ni dans le siиcle а venir.

         Mais les docteurs modernes ont dit que, parce que la puissance est attribuйe au Pиre, la sagesse au Fils et la bontй au Saint-Esprit, le pйchй par faiblesse est un pйchй contre le Pиre, le pйchй par ignorance est un pйchй contre le Fils, et le pйchй par malice certaine est un pйchй contre le Saint-Esprit. Ainsi donc, parce que l’ignorance ou la faiblesse excusent le pйchй en totalitй ou en partie, ils disent que le pйchй contre le Pиre ou contre le Fils est remis, parce que la faute fait totalement dйfaut ou parce que la faute est diminuйe. Mais la malice n’excuse pas le pйchй : elle l’aggrave plutфt. C’est pourquoi le pйchй contre le Saint-Esprit n’est remis ni en totalitй ni en partie, parce qu’il n’a en lui-mкme aucune raison d’кtre pardonnй, par laquelle la faute est diminuйe. Et s’il est jamais remis, cela est plutфt le fait de la misйricorde de Dieu qui remet, qui guйrit aussi les maladies incurables, que de la rйmissibilitй du pйchй.

         Par cela, la solution aux objections est claire.

 

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble que le croisй qui meurt avant de s’кtre mis en route obtient l’indulgence plйniиre pour ses pйchйs.

         <1> En effet, pour qu’une indulgence s’applique а quelqu’un, il faut qu’il soit vraiment repentant et se confesse, comme cela est dit dans la lettre papale. Or, le croisй qui meurt avant de s’кtre mis en route obtient tout ce qui est requis selon le contenu de la lettre sur la rйception de l’indulgence plйniиre pour les pйchйs. Il la reзoit donc pleinement.

         <2> De plus, seul Dieu remet les pйchйs pour ce qui est de la faute. Lorsque le pape accorde une indulgence pour tous les pйchйs, cela ne se rapporte donc pas а la faute, mais а l’ensemble des peines. Ainsi, celui qui prend la croix conformйment а la lettre papale ne subira aucune peine pour ses pйchйs, et s’envolera donc aussitфt [au ciel], puisqu’il a obtenu la pleine rйmission de ses pйchйs.

         Cependant, <3> Augustin dit, dans Sur la Trinitй, XV, que ce n’est pas la mкme chose de retirer une flиche et de guйrir une blessure. En effet, la flиche du pйchй est retirйe par la rйmission du pйchй, mais la blessure est guйrie par la restauration de l’image [de Dieu], qui se rйalise par les њuvres de satisfaction. Or, le croisй qui dйcиde avant de s’кtre mis en route n’a fait aucun effort pour restaurer l’image [de Dieu]. La blessure n’est donc pas encore guйrie, et il ne pourra ainsi parvenir immйdiatement а la gloire avant d’avoir subi les peines du purgatoire.

         <4> De plus, tous les prкtres utilisent ces mots : Je t’absous de tous tes pйchйs. Si donc le croisй qui meurt s’envolait [vers le ciel], pour la mкme raison [le ferait] quiconque aurait reзu l’absolution de n’importe quel prкtre, ce qui ne convient pas.

         Rйponse. Pour йclairer cette question, il faut dire, comme on l’a dit plus haut, que l’action de l’un peut кtre satisfactoire pour un autre sur qui elle est rapportйe par l’intention de celui qui la pose. Or, le Christ a versй son sang pour son Йglise et il a fait et supportй beaucoup d’autres choses, dont l’estimation est d’une valeur infinie en raison de la dignitй de [sa] personne. Ainsi, il est dit, dans Sg 7, 14, qu’il y a en elle un trйsor infini pour les hommes. De mкme aussi, tous les autres saints ont eu l’intention, dans tout ce qu’ils ont supportй et accompli pour Dieu, que cela soit utile non seulement pour eux, mais aussi pour toute l’Йglise. Tout ce trйsor est donc confiй а l’administration de celui qui est а la tкte de l’ensemble de l’Йglise. C’est pourquoi le Seigneur a confiй а Pierre les clйs du royaume des cieux, Mt 16, 19. Lorsque le requiert l’utilitй ou la nйcessitй de l’Йglise, celui qui est а la tкte de l’Йglise peut, de l’infinitй de ce trйsor, transmettre а quelqu’un qui est membre de l’Йglise par la charitй, а mкme ce trйsor, autant qu’il lui semblera opportun, jusqu’а la rйmission totale des peines ou jusqu’а une certaine quantitй, de sorte que la passion du Christ et des autres saints lui soit imputйe comme si lui-mкme avait souffert autant qu’il йtait nйcessaire а la rйmission du pйchй, comme cela se produit lorsque quelqu’un satisfait pour un autre, ainsi qu’on l’a dit.

         Ainsi donc, pour qu’une indulgence soit valable pour quelqu’un, trois choses sont nйcessaires : premiиrement, une cause se rapportant а l’honneur de Dieu, а la nйcessitй ou а l’utilitй de l’Йglise ; deuxiиmement, l’autoritй chez celui qui la donne : en effet, le pape en a le pouvoir d’une maniиre principale, mais les autres, dans la mesure oщ ils en reзoivent de lui le pouvoir, soit ordinaire, soit par commission ou par dйlйgation ; troisiиmement, il est nйcessaire que celui qui veut recevoir l’indulgence soit dans un йtat de charitй. Et ces trois choses sont indiquйes dans la lettre papale, car la cause convenable est indiquйe dans le titre : «Pour l’aide а apporter а la Terre sainte» ; mais l’autoritй, par le fait qu’il est fait mention de l’autoritй des apфtres Pierre et Paul et du pape lui-mкme ; et la charitй de celui qui reзoit, par le fait qu’il est dit : «А tous ceux qui se repentent et se confessent». Il ne dit pas : «et satisfont», parce que l’indulgence ne dispense pas de la contrition et de la confession, mais tient lieu de satisfaction.

         Pour ce qui est de la question posйe plus haut, il faut donc dire que, si l’indulgence est donnйe а ceux qui prennent la croix pour venir en aide а la Terre sainte selon la teneur de la lettre papale, le croisй reзoit immйdiatement l’indulgence, mкme s’il meurt avant de s’кtre mis en route, car alors la cause de l’indulgence ne sera pas le fait de se mettre en route, mais le dйsir de se mettre en route. Mais si, selon la forme de la lettre, il est prйvu que l’indulgence soit donnйe а ceux qui seront passйs outre-mer, celui qui meurt avant d’avoir traversй ne reзoit pas l’indulgence, parce qu’il ne possиde pas la cause de l’indulgence.

         <1> Dans ce dernier cas, ce qui est le plus important, а savoir, la cause de l’indulgence, fait dйfaut au croisй qui meurt.

         <2> Seul Dieu remet [la faute] de sa propre autoritй, mais, en vertu d’un ministиre, mкme le prкtre [remet la faute], pour autant qu’il dispense le sacrement de la rйmission du pйchй, par exemple, par le baptкme ou la pйnitence. Cependant, l’indulgence ne s’йtend pas а la rйmission de la faute, parce qu’il ne s’agit pas [d’une pйnitence] sacramentelle. Elle ne dйcoule donc pas de l’ordre, mais de la juridiction. En effet, mкme celui qui n’est pas prкtre peut accorder une indulgence, si cela lui est confiй. C’est pourquoi la peine est totalement remise si la cause est prйsente, mais non si la cause est absente.

         <3> La satisfaction a а la fois un caractиre de punition, pour autant qu’elle est un acte de la justice qui exerce la vengeance, et de remиde, pour autant qu’elle est quelque chose de sacramentel. L’indulgence remplace donc la satisfaction pour autant que celle-ci est punition, car la peine qu’un autre a supportйe lui est imputйe comme s’il l’avait supportйe, et ainsi la peine mйritйe est supprimйe. Mais elle ne remplace pas la satisfaction pour autant que celle-ci est un remиde, car demeurent des tendances au pйchй laissйes par le pйchй antйrieur, dont la guйrison ne peut кtre assurйe que par le labeur de la satisfaction. C’est pourquoi il faut conseiller aux croisйs, alors qu’ils sont vivants, de ne pas omettre les њuvres de satisfaction, dans la mesure oщ celles-ci prйservent de pйchйs futurs, bien que la peine mйritйe soit entiиrement enlevйe et que ne soit requis pour elle aucun labeur, car le labeur de la passion du Christ suffit. Pour ceux qui sont mourants, une telle prйservation n’est cependant pas nйcessaire, mais seulement la libйration de la peine mйritйe.

         <4> La parole du prкtre qui dit : «Je t’absous de tous tes pйchйs», ne se rapporte pas а la peine, mais а la faute, sur l’absolution de laquelle porte [son] ministиre. Or, quelqu’un ne peut кtre absous d’une faute sans кtre absous de toutes. Mais la peine peut кtre remise soit d’une maniиre particuliиre, lorsque la peine est remise dans l’absolution du sacrement, soit en totalitй, par la grвce spйciale d’une indulgence, comme le Seigneur lui-mкme dit а la femme, en Jn 8, 11 : Je ne te condamne pas. Va et ne pиche plus.

 

 

QUODLIBET 3 : [Sur Dieu, les anges, les hommes et les crйatures purement corporelles]

 

         On a posй des questions sur Dieu, les anges, les hommes et les crйatures purement corporelles.

         А propos de Dieu, on s’est interrogй sur la nature divine et sur la nature assumйe.

 

<Question 1> [Sur Dieu]

         А propos de la nature divine, on a posй deux questions sur la puissance de Dieu. Premiиrement, est-ce que Dieu peut faire que la matiиre existe sans forme ? Deuxiиmement, est que [Dieu] peut faire que le mкme corps soit localement en mкme temps dans deux lieux ?

 

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble que Dieu puisse faire que la matiиre existe sans forme.

         En effet, de mкme que la matiиre dйpend de la forme pour son кtre, de mкme l’accident [dйpend-il] du sujet. Or, Dieu peut faire que l’accident existe sans sujet, comme cela est clair dans le sacrement de l’autel. Il peut donc faire que la matiиre existe sans forme.

         Cependant, Dieu ne peut faire que des choses contradictoires existent simultanйment. Or, le fait pour la matiиre d’exister sans forme comporte une contradiction, du fait que l’existence de la matiиre nйcessite un acte, qui est la forme. Dieu ne peut donc faire que la matiиre existe sans forme.

         Rйponse. La puissance active de chaque chose doit кtre йvaluйe selon le mode de son essence, du fait que chaque chose agit dans la mesure oщ elle existe en acte. Ainsi, si l’on trouve dans quelque chose une forme ou une nature qui n’est pas limitйe ou contractйe, sa puissance s’йtendra а tous les actes ou effets qui conviennent а cette nature. Par exemple, si on voulait dire qu’il existe une chaleur qui subsiste en elle-mкme ou dans un sujet qui la recevrait selon toute sa capacitй, il en dйcoulerait qu’elle aurait la capacitй de produire tous les actes et les effets de la chaleur. Mais si un sujet ne recevait pas la chaleur selon toute la capacitй [de celle-ci], mais avec une certaine contraction et limitation, elle n’aurait pas la capacitй active pour tous les actes ou effets de la chaleur. Mais puisque Dieu est lui-mкme acte d’кtre subsistant, il est clair que la nature de l’acte d’кtre convient а Dieu de maniиre infinie, sans aucune limitation ni contraction. Sa puissance active s’йtend donc sans limites а tout ce qui est et а tout ce qui peut avoir raison d’кtre. Cela seul pourra donc кtre exclu de la puissance divine qui s’oppose а la raison d’кtre, et cela, non pas а cause d’une dйficience de la puissance divine, mais parce que cela mкme ne peut кtre un кtre, et ne peut donc кtre fait.

         Or, s’oppose а la raison d’кtre ce qui n’existe pas en mкme temps et sous le mкme aspect. Ainsi, Dieu ne peut faire que quelque chose soit et ne soit pas en mкme temps, ni quelque chose qui comporte une contradiction. Et que la matiиre existe en acte sans forme est de cet ordre. En effet, tout ce qui existe en acte est soit l’acte lui-mкme, soit une puissance participant а l’acte. Or, exister en acte s’oppose а la raison de matiиre, qui, selon sa propre raison, est кtre en puissance. Il reste donc que [la matiиre] ne peut exister en acte que dans la mesure oщ elle participe а l’acte. Or, l’acte auquel participe la matiиre n’est rien d’autre que la forme. C’est pourquoi c’est la mкme chose de dire que la matiиre existe en acte et que la matiиre a une forme. Ainsi, dire que la matiиre existe en acte sans forme, c’est dire que des choses contradictoires existent en mкme temps. Cela ne peut donc кtre fait par Dieu.

         А ce qui est objectй en sens inverse, il faut donc rйpondre que l’accident, selon son кtre, dйpend du sujet comme de la cause qui le soutient, et parce que Dieu peut produire tous les effets des causes secondes sans les causes secondes, il peut conserver dans l’кtre un accident sans sujet. Mais la matiиre, selon son кtre en acte, dйpend de la forme pour autant que la forme est son propre acte. Il ne s’agit donc pas de la mкme chose.

 

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble que Dieu puisse faire qu’un corps soit localement dans deux lieux en mкme temps.

         En effet, il est plus difficile qu’une substance soit changйe en une autre substance, qu’un accident soit changй en un autre accident. Or, dans le sacrement de l’autel, du fait que, par la puissance divine, la substance du pain est convertie en la substance du corps du Christ, alors que demeurent les dimensions par lesquelles elle s’ajuste а un lieu, il dйcoule que le mкme corps du Christ est, non pas localement selon la mesure de ses propres dimensions, mais sacramentellement, dans plusieurs lieux en mкme temps. Dieu peut donc faire que la dimension de ce corps soit convertie en la dimension d’un autre corps. Et ainsi, il y aura un mкme corps localement en deux lieux en mкme temps.

         Cependant, dans tous les cas, deux lieux se distinguent selon des caractиres contraires du lieu : le haut et le bas, l’avant et l’arriиre, la droite et la gauche. Or, Dieu ne peut faire que deux choses contradictoires existent en mкme temps : en effet, cela implique une contradiction. Dieu ne peut donc faire que le mкme corps soit localement en deux lieux en mкme temps.

         Rйponse. Qu’un corps soit dans un lieu, cela n’est rien d’autre que le fait qu’il soit circonscrit et compris par ce lieu selon la mesure de ses propres dimensions. Or, ce qui est compris dans un lieu est dans ce lieu mкme de telle maniиre que rien d’autre de lui n’existe en dehors de ce lieu. Ainsi, affirmer qu’il est localement dans ce lieu et qu’il est cependant dans un autre lieu, c’est affirmer que des choses contradictoires peuvent exister en mкme temps. Ainsi, selon ce qui prйcиde, cela ne peut кtre fait par Dieu.

         А ce qui est objectй en sens inverse, il faut donc rйpondre qu’il est plus difficile qu’un accident soit changй en un autre accident que ce n’est le cas pour une substance par rapport а une autre, tant parce que deux substances se rencontrent dans un sujet matйriel, qui est une partie essentielle des deux substances, que parce que la substance a une individuation par elle-mкme. Mais l’accident n’est pas susceptible d’individuation par lui-mкme, mais par le sujet, de sorte qu’il ne peut lui convenir qu’un accident soit changй en un autre accident. Si l’on admettait cependant que telle dimension йtait convertie en telle autre dimension, il n’en dйcoulerait pas que le mкme corps serait dans deux lieux en mкme temps, mais dans un seul, parce que, de mкme que la substance du pain a йtй convertie en la substance du corps du Christ, il n’y a plus lа deux substances, mais une seule, si bien que, si la dimension de ce corps est convertie en la dimension de l’autre corps, il n’y aura plus deux dimensions, mais une seule. Et ainsi, il ne serait pas mesurй par des lieux diffйrents, mais par un seul.

 

<Question 2> [Sur la nature assumйe]

         Ensuite, on a posй des questions sur la nature humaine assumйe.

         А ce propos, trois questions ont йtй posйes. Premiиrement, а propos de l’вme, est-ce que l’вme du Christ connaоt les rйalitйs infinies ? Deuxiиmement, а propos du corps, est-ce que, aprиs la mort du Christ, on parle de son њil de maniиre йquivoque ou univoque ? Troisiиmement, а propos de l’acte de manger, qui est un acte de ce qui est uni, est-ce que, aprиs la rйsurrection, le Christ a vraiment mangй en s’incorporant de la nourriture ?

 

<Article 1 [3]> Premiиrement : il semble que l’вme du Christ ne puisse connaоtre les rйalitйs infinies.

         <1> En effet, aucun don crйй, puisqu’il est fini, ne peut йlever la crйature а ce qui est propre а Dieu, car cela est infini. Or, la grвce d’union est un don crйй, et connaоtre les rйalitйs infinies est propre а Dieu, dont la sagesse ne connaоt pas de limites [Ps 146, 5]. L’вme du Christ ne peut donc кtre йlevйe par la grвce d’union jusqu’а connaоtre les rйalitйs infinies.

         <2> Denys, dans la Hiйrarchie cйleste, XI, affirme qu’«il existe trois choses en rapport l’une avec l’autre : la substance, la puissance et l’opйration». Or, la substance de l’вme du Christ ne peut кtre infinie. Ni sa puissance, ni son opйration ne peuvent donc кtre infinies, de sorte qu’elle connaisse les rйalitйs infinies.

         Cependant, l’intellect de l’вme du Christ n’est pas infйrieur а sa volontй. Or, le mйrite du Christ, qui est un acte de la volontй de son вme, est infini, car il a йtй suffisant pour abolir une infinitй de pйchйs. En effet, il est [la victime] de propitiation pour les pйchйs du monde entier, comme il est dit en 1 Jn 2, 2. L’acte de l’intelligence de l’вme du Christ peut donc кtre aussi infini, de sorte qu’il connaisse les rйalitйs infinies.

         Rйponse. Il faut faire ici plusieurs distinctions.

         En premier lieu, il faut considйrer qu’on peut parler d’infini selon la forme et selon la matiиre. En effet, on dit que quelque chose est infini du fait que cela n’est pas fini. Or, la matiиre est finie par la forme, pour autant que la matiиre, qui est ce qui est en puissance а plusieurs formes, est dйterminйe а une seule espиce par la forme ; et la forme [est] finie par la matiиre, pour autant que la forme d’une espиce, qui est destinйe а exister chez plusieurs individus, est dйterminйe а un individu du fait qu’elle est reзue dans cette matiиre. Ainsi donc, comme la matiиre sans forme a raison d’infini, de mкme la forme sans matiиre. C’est pourquoi l’essence divine est dite infinie parce qu’elle n’est pas elle-mкme reзue dans quelque chose de matйriel : n’йtant pas mйlangйe а de la puissance, elle est acte pur subsistant. Et parce que tout est connu par sa forme et selon que cela est en acte, «l’infini selon la matiиre est inconnu en soi», comme il est dit dans Physique, III ; mais l’infini selon la forme est ce qu’il y a de plus connu, mais il est inconnu de nous, parce qu’il dйpasse la proportion de notre intellect. Et parce que la quantitй est une disposition de la matiиre et que le caractиre infini de la quantitй vient de la puissance par le fait qu’elle assume une chose aprиs l’autre, l’infini quantitatif est inconnu en soi, et quelqu’un ne peut connaоtre l’infini quantitatif en prenant une chose aprиs l’autre, c’est-а-dire en comptant une partie aprиs l’autre.

         Il faut aussi considйrer qu’il arrive que quelque chose soit infini tout simplement ou relativement. En effet, si un corps est infini par sa longueur et qu’il ne l’est pas par sa largeur, il est relativement infini. Mais s’il йtait infini selon toutes ses dimensions, il serait tout simplement infini. De mкme, si on entend que la forme d’une espиce n’existe pas dans une matiиre, comme les platoniciens l’ont affirmй, elle sera relativement infinie, par rapport aux individus de cette espиce, mais elle sera tout simplement finie pour autant qu’elle est dйterminйe а un genre et а une espиce. Or, l’essence divine est tout simplement infinie, parce qu’elle est libre de toute dйlimitation de genre et d’espиce.

         De mкme, il faut considйrer qu’il existe une double science : l’une, qui est appelйe science de la vision, par laquelle sont connues les choses qui existent, existeront ou ont existй ; l’autre, de simple connaissance, par laquelle sont connues les choses qui n’existent pas, n’existeront pas, ni n’ont existй, mais peuvent exister.

 

* * *

 

         Il faut donc dire que Dieu, en connaissant sa propre essence, parce qu’il la comprend (comprehendit) entiиrement, connaоt d’une science de simple connaissance les rйalitйs tout simplement infinies, parce qu’il connaоt tout ce que lui-mкme peut faire. Cependant, il ne les connaоt pas en les prenant l’une aprиs l’autres, c’est-а-dire en les йnumйrant l’une aprиs l’autre, mais toutes ensemble. Or, l’вme du Christ ne comprend (comprehendit) pas entiиrement l’essence de Dieu et, par consйquent, [elle ne compend pas] non plus sa puissance ; elle ne peut donc connaоtre tout ce que Dieu peut faire. Elle ne connaоt donc pas les choses tout simplement infinies. Mais l’вme du Christ comprend toute la puissance de la crйature. Or, dans la puissance de la crйature, il existe des choses infinies, non pas tout simplement, parce que la puissance de la crйature ne s’йtend pas а tout ce que Dieu peut, mais par rapport а un certain genre, comme ce qui est continu est en puissance par rapport а des divisions infinies. Ainsi, l’вme du Christ connaоt d’une science de simple connaissance les rйalitйs relativement infinies qui existent dans la puissance de la crйature.

         <1> et <2> Et, par cela, la rйponse aux objections est claire. Car les deux premiers arguments reposent sur la connaissance des rйalitйs tout simplement infinies.

         <3> La volontй de l’вme du Christ est une puissance tout simplement finie, comme son intelligence. Mais le mйrite du Christ possиde l’infinitй en raison de la dignitй de la personne, а savoir, pour autant qu’il est le mйrite de Dieu et de l’homme.

 

<Article 2 [4]> Deuxiиmement : il semble que l’њil du Christ, aprиs la mort [de celui-ci], n’ait pas йtй son њil de maniиre univoque.

         <1> En effet, le corps du Christ et chacune de ses parties sont soutenus par l’hypostase du Verbe de Dieu. Or, l’hypostase du Verbe de Dieu est demeurйe unie au corps du Christ et а ses parties aprиs la mort. Le corps du Christ aprиs et avant sa mort йtait donc le mкme selon la substance, dans son ensemble et dans toutes ses parties. L’њil du Christ n’a donc pas existй de maniиre йquivoque aprиs sa mort.

         <2> De plus, les philosophes n’ont su parler que du pur homme. Or, le Christ n’йtait pas un pur homme, mais [il йtait] homme et Dieu. Ce que le Philosophe dit, que l’њil d’un homme mort n’est un њil que de maniиre йquivoque, n’a pas sa place dans le Christ.

         Cependant, le Christ est homme de maniиre univoque par rapport aux autres hommes, et sa mort a йtй vraie, comme la mort de tous les autres hommes. Ainsi donc, comme l’њil de tout homme mort est appelй њil de maniиre йquivoque, il semble que l’њil du Christ aprиs sa mort soit aussi un њil de maniиre йquivoque.

         Rйponse. On parle d’йquivoque et d’univoque selon qu’[une chose] possиde ou non la mкme dйfinition. Or, la raison qui dйfinit toutes les espиces se prend de la forme spйcifique, et la forme spйcifique de l’homme est l’вme raisonnable. En consйquence, une fois enlevйe l’вme rationnelle, l’homme ne peut demeurer de maniиre univoque, mais seulement de maniиre йquivoque. Or, «il faut comprendre la mкme chose d’une partie et de ce qui existe dans le tout, car, de la faзon dont l’вme est en rapport avec tout le corps, de mкme une partie de l’вme est-elle en rapport avec une partie du corps, comme la vue par rapport а l’њil», comme il est dit dans Sur l’вme, II. Ainsi, une fois l’вme sйparйe du corps, de mкme qu’on ne parle d’homme que de maniиre йquivoque, de mкme ne parle-t-on d’њil que de maniиre йquivoque.

         Et cela vaut indiffйremment, que soit prйsupposйe une autre forme substantielle dans le corps avant l’вme raisonnable, comme le veulent certains, ou que n’[en soit pas prйsupposйe], ce qui semble concorder davantage avec la vйritй. En effet, quel que soit le principe essentiel enlevй, la mкme raison spйcifique ne demeurera pas, de sorte que le nom ne sera pas non plus utilisй de maniиre univoque. Or, le corps humain et ses parties demeureraient selon la mкme raison spйcifique seulement si l’вme n’йtait pas unie au corps en tant que forme. Mais alors il en dйcoulerait qu’il n’y aurait pas de gйnйration substantielle par union de l’вme, ni de corruption [substantielle] par la sйparation. Mais affirmer cela du corps du Christ est hйrйtique. En effet, [Jean] Damascиne dit, dans le troisiиme livre, que «le mot corruption signifie deux choses. En effet, il signifie ces passions humaines : la faim, la soif, la souffrance, la perforation des clous, la mort, а savoir, la sйparation de l’вme du corps, et toutes les choses de ce genre... Mais la corruption signifie la destruction et la dissolution totale du corps selon les йlйments dont il est composй... Le corps du Seigneur n’a pas connu cela, comme le dit le prophиte... : “Tu ne permettras pas que ton Saint voie la fosse”, c’est-а-dire la destruction. Mais il est impie de dire que le corps du Seigneur йtait incorruptible, selon le premier sens de corruption, avant la rйsurrection, selon l’insensй Julien et Galan. En effet, s’il йtait incorruptible, il n’йtait pas “omoousion”, c’est-а-dire consubstantiel а nous, et ce qui a йtй fait pour nous, selon ce que dit l’йvangile, n’a pas vraiment eu lieu..., et que nous ayons йtй sauvйs est seulement affaire d’opinion, et non de vйritй».

         De mкme donc qu’on ne dit pas que le Christ, pendant le triduum de sa mort, en raison de la sйparation de son вme et de son corps, qui est une vraie corruption, йtait un homme de maniиre univoque, mais un homme mort, de mкme non plus son њil, pendant le triduum de sa mort, n’йtait-il pas un њil [au sens univoque], mais [il ne l’йtait] que de maniиre йquivoque, comme un њil mort. Et il en est de mкme des autres parties du corps du Christ.

         <1> On parle de substance de deux faзons. En effet, parfois elle signifie hypostase, et ainsi il est vrai que le corps du Christ йtait soutenu par l’hypostase du Verbe de Dieu, car l’union du Verbe n’a йtй rompue ni par rapport а l’вme, ni par rapport au corps. Et ainsi, le corps demeure simplement le mкme en nombre selon l’hypostase ou le suppфt, qui est la personne du Verbe. On entend substance d’une autre faзon, pour l’essence ou la nature, et ainsi le corps du Christ est soutenu par son вme comme par sa forme, et non par le Verbe, car le Verbe n’est pas uni au corps comme forme. En effet, cela est hйrйtique, conformйment а l’hйrйsie d’Arius et d’Apollinaire, qui ont affirmй que le Verbe tenait lieu d’вme dans le Christ. Il en dйcoulerait aussi que l’union de Dieu et de l’homme se serait produite dans la nature, ce qui se rapporte а l’hйrйsie d’Eutychиs. Ainsi donc, le corps du Christ aprиs sa mort est-il simplement le mкme selon la substance qui est l’hypostase, et non selon la substance qui est l’essence ou la nature. Or, l’univocation et l’йquivocation ne concernent pas le suppфt, mais l’essence ou la nature, que signifie la dйfinition.

         <2> Mкme si le Christ n’est pas un pur homme, il est cependant un vrai homme, et sa mort a йtй une mort vйritable. Ainsi, tout ce qui est vrai de l’homme en tant qu’il est homme, et de la mort de l’homme, tout cela est vrai du Christ et de sa mort.

 

<Article 3 [5]> Troisiиmement : il semble que le Christ, aprиs la rйsurrection, ait vraiment mangй, en s’incorporant la nourriture.

         Comme le dit Augustin dans le Livre des quatre-vingt-trois questions, «si [le Christ] trompe, il n’est pas la vйritй». Ainsi, aucune feinte ne convient au Christ, qui est la Vйritй. Or, ce serait une feinte s’il ne s’йtait pas vraiment incorporй la nourriture qu’il paraissait manger. Il a donc vraiment mangй, en s’incorporant la nourriture.

         Cependant, [Jean] Damascиne dit, dans le livre III, que le Christ, «mкme s’il a goыtй la nourriture aprиs la rйsurrection, [ne l’a pas fait] selon la loi de la nature..., mais par mode de dispensation, afin de faire croire la vйritй de sa rйsurrection, car c’йtait la mкme chair qui avait souffert et qui йtait ressuscitйe».

         Rйponse. On dit que quelque chose est vrai de deux maniиres : d’une maniиre, selon la vйritй de ce qui est signifiй ; de l’autre, selon la vйritй de l’espиce naturelle. Ainsi, une parole est vraie selon la vйritй de ce qui est signifiй lorsqu’elle signifie que ce qui est existe. Mais la vйritй de l’espиce naturelle dйpend des principes de l’espиce, non des effets ou de ce qui en dйcoule de quelque faзon que ce soit. Ainsi on dit qu’une parole est vraie selon la vйritй de l’espиce naturelle lorsqu’elle est formйe par les organes appropriйs et est «profйrйe par la bouche d’un animal avec une certaine reprйsentation», mкme si elle n’est entendue par personne, ce qui est un effet dйcoulant de la parole.

         Or, on lit dans l’Йcriture que les anges aussi ont mangй sans nйcessitй, ainsi que le Christ aprиs la rйsurrection, et cette double manducation йtait vraie, comme Augustin le dit dans La citй de Dieu, XIII, mais de maniиre diffйrente. En effet, chez les anges, elle йtait vraie selon la vйritй de ce qui йtait signifiй, car, comme le dit Augustin au mкme endroit, les anges ont mangй, «non parce qu’ils en avaient besoin, mais parce qu’ils le voulaient et le pouvaient, afin de s’adapter aux hommes par le caractиre humain de leur service». Mais, chez le Christ, la manducation йtait vйritable selon la vйritй de l’espиce naturelle. En effet, elle s’accomplit selon les organes naturels ordonnйs а cet acte ; et elle йtait aussi vraie selon la vйritй de ce qu’elle signifiait, parce qu’elle signifiait la vйritй de la nature humaine dans le corps qui ressuscite.

         Mais que la nourriture soit convertie en corps, cela est quelque chose qui dйcoule de la manducation. Ainsi, mкme pour nous, si la nourriture n’est pas convertie mais est aussitфt rejetйe par le vomissement, une vйritable manducation a nйanmoins prйcйdй. Or, il ne convenait pas que [la nourriture] soit convertie en corps du Christ, qui dйjа йtait hors de l’йtat de gйnйration et de corruption. Ainsi, par la puissance du Christ, elle fut ramenйe а la matiиre antйrieurement sous-jacente et ne fut pas convertie en corps du Christ. C’йtait cependant une manducation vйritable, sans aucune feinte.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Question 3> [Sur les anges]

         Ensuite, on s’est interrogй sur les anges.

         А ce propos, on a posй trois questions. Premiиrement, est-ce que l’ange est de quelque faзon la cause de l’вme raisonnable ? Deuxiиmement, est-ce que l’ange exerce une influence sur l’вme humaine ? Troisiиmement, est-ce que l’ange mauvais, c’est-а-dire le Diable, habite substantiellement l’homme lors de tout pйchй mortel ?

 

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que l’ange soit cause de l’вme raisonnable.

         En effet, dans toutes les choses qui sont considйrйes comme йgales par nature, de sorte cependant que l’une d’entre elles soit antйrieure а l’autre selon l’ordre de nature, ce qui est antйrieur est la cause de ce qui est postйrieur. Or, l’вme et l’ange sont considйrйs comme йgaux par nature. En effet, «l’homme et l’ange sont йgaux par la nature, mais inйgaux par la fonction». Cependant, l’ange est antйrieur а l’вme humaine selon l’ordre de nature, parce qu’il est plus simple. L’ange est donc cause de l’вme raisonnable.

         Cependant, l’вme raisonnable est amenйe а l’кtre par crйation. Or, crйer, puisque cela relиve d’une puissance infinie, relиve de Dieu seul. L’ange ne peut donc кtre cause de l’вme raisonnable.

         Rйponse. Il est impossible que ce qui est produit par crйation soit causй par autre chose que la cause premiиre de toutes choses.

         La raison en est, selon les platoniciens, que, plus une cause est supйrieure, plus sa causalitй s’йtend а un grand nombre de choses. Ainsi, pour ce qui est des effets, il faut que ce qui s’йtend а un plus grand nombre de choses soit mis en rapport avec une cause supйrieure. Or, il est clair que, dans l’ordre des principes essentiels, plus une forme est postйrieure, plus elle est restreinte et qu’elle s’йtend а un moins grand nombre de choses ; mais plus une forme est antйrieure et proche du premier sujet, plus il faut qu’elle s’йtende а un plus grand nombre de choses. Il en dйcoule donc que les formes postйrieures viennent d’agents infйrieurs, mais les [formes] antйrieures et plus gйnйrales [viennent d’agents] supйrieurs. Et ainsi, il reste que ce qui est le premier subsistant pour chaque chose est la cause premiиre de toutes. Ainsi donc, il faut que toute autre cause que la premiиre agisse en supposant un sujet, qui est l’effet de la cause premiиre. Aucune autre cause que la cause premiиre qui est Dieu ne peut donc crйer, car crйer, c’est produire quelque chose en ne prйsupposant pas de sujet. Donc, toutes les choses qui ne peuvent кtre amenйes а l’кtre que par crйation sont causйes par Dieu seul.

         Or, ces choses sont celles qui, puisqu’elles sont subsistantes, ou bien ne sont pas composйes de matiиre et de forme, mais sont des formes subsistant dans leur acte d’кtre, comme le sont les anges ; ou bien sont celles qui, bien qu’elles soient composйes de matiиre et de forme, ont cependant une matiиre qui n’est en puissance qu’а une seule forme, comme c’est le cas des corps cйlestes. En effet, ces deux choses ne sont pas produites sans la production d’un premier subsistant en elles. Or, peuvent кtre produites en acte sans production d’un premier sujet aussi bien les choses composйes de matiиre et de forme, dont la matiиre est en puissance а diverses formes (et ainsi plusieurs formes peuvent se succйder dans la mкme matiиre), que mкme les formes qui ne subsistent pas dans leur propre acte d’кtre, dont on ne dit cependant pas qu’elles sont parce qu’elles possиdent l’acte d’кtre, mais parce que les sujets possиdent un certain acte d’кtre selon elles. Ainsi, on ne dit pas qu’elles sont elles-mкmes faites ou corrompues, mais pour autant que les sujets deviennent ou non des кtres en acte selon elles.

         Or, l’вme raisonnable est une rйalitй qui subsiste dans son propre acte d’кtre, autrement elle ne pourrait avoir une opйration а laquelle sa matiиre ne prend pas part. Il reste donc que l’вme raisonnable ne peut кtre amenйe а l’кtre que par crйation. Et il est ainsi clair que l’ange ne peut d’aucune maniиre кtre cause d’elle, mais Dieu seul.

         А propos de ce qui est objectй en sens contraire, il faut dire que la premiиre proposition qui est formulйe semble comporter des choses opposйes : en effet, si l’вme et l’ange sont йgaux en nature, l’ange n’est pas antйrieur а l’вme selon l’ordre de nature, а moins qu’on dise qu’ils sont йgaux parce qu’ils ont une nature commune, non pas par l’espиce, mais par le genre.

         Or, il n’est pas nйcessaire que, dans toutes les choses qui ont en commun le genre ou l’espиce, ce qui est antйrieur soit la cause de tous les autres. А la vйritй, dans la mкme espиce, une chose ne peut кtre antйrieure а l’autre selon l’ordre de nature а proprement parler, car «l’espиce est attribuйe а tous les individus», comme il est dit dans Mйtaphysique, III. Pour les genres, il n’en est pas de mкme, car, parmi les espиces d’un mкme genre, une chose est naturellement antйrieure а une autre et plus parfaite qu’elle. Or, chez les individus d’une mкme espиce, l’un est antйrieur а l’autre dans le temps, mais, bien qu’un individu qui est antйrieur dans le temps soit cause d’un autre qui lui est postйrieur, comme le pиre est la cause du fils, comme on l’abordait dans l’objection, cela n’est cependant pas universellement vrai. En effet, tous ceux qui sont plus anciens ne sont pas causes de tous ceux qui sont plus jeunes. De mкme, il arrive que ce qui est antйrieur parmi les espиces d’un mкme genre soit aussi la cause des autres principes, comme c’est le cas du mouvement local pour les autres mouvements, du nombre deux pour les autres nombres et du triangle pour les autres figures formйes de lignes droites. Cependant, cela n’est pas universellement vrai : en effet, l’homme, qui est l’espиce animale la plus parfaite, n’est pas la cause active des autres espиces. Il n’est donc pas nйcessaire que l’ange soit la cause qui produit l’вme.

         Mais cet argument vient de l’opinion de certains qui affirment que Dieu agit par nйcessitй de nature, de sorte que d’une seule chose simple ne sorte qu’une seule chose de maniиre immйdiate, qui est la cause d’une autre, et ainsi jusqu’а la derniиre des choses. Mais nous, nous affirmons que Dieu fait toutes choses par sa sagesse, par laquelle il йtablit l’ordre des choses. Et ainsi, les divers degrйs des choses sont produits immйdiatement par crйation.

 

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que l’ange ne puisse exercer une influence sur l’вme humaine.

         En effet, chez deux choses qui sont distantes l’une de l’autre, l’une n’exerce une influence sur l’autre qu’en passant par un intermйdiaire. Or, l’ange et l’вme sont distants l’un de l’autre. Comme il n’existe pas d’intermйdiaire par lequel l’ange puisse influer sur l’вme, il semble que l’ange ne puisse influer sur l’вme.

         Cependant, comme le dit Denys dans La hiйrarchie cйleste, VIII, «les hommes sont purifiйs, illuminйs et perfectionnйs par les anges». Or, cela ne se produit que par une certaine influence. L’ange peut donc influer sur l’вme humaine.

         Rйponse. Chaque agent agit selon le mode de sa nature. C’est pourquoi, lа oщ on ignore le mode de la nature, il est nйcessaire que soit inconnu le mode de l’action. Or, le mode de la nature de l’ange nous est inconnu selon ce qu’il est en lui-mкme. En effet, dans la vie prйsente, nous ne pouvons savoir d’eux ce qu’ils sont, mais nous pouvons avoir d’eux une certaine connaissance par comparaison avec les choses sensibles, comme le dit Denis, La hiйrarchie cйleste, chapitres I et II. Ainsi, nous ne pouvons connaоtre le mode de leur action que par comparaison avec les agents sensibles. Or, chez les agents sensibles, on trouve que ce qui est en acte agit sur ce qui est en puissance, et qu’il est nйcessaire qu’un agent soit uni а un patient en un endroit par un contact corporel. Mais plus une nature intellectuelle est йlevйe, plus elle est en acte (actualis), dans la mesure oщ elle est plus semblable а Dieu, qui est acte pur. Ainsi, les anges supйrieurs peuvent agir sur les anges infйrieurs et sur nos вmes, comme ce qui est en acte agit sur ce qui est en puissance. Et ce genre d’action s’appelle influence. Or, ce qu’est l’endroit pour les choses corporelles, l’ordre l’est pour les choses spirituelles, car l’endroit est un certain ordre des parties corporelles selon le lieu. Et ainsi, l’ordre mкme des substance spirituelles les unes par rapport aux autres suffit pour qu’une influe sur une autre, et un intermйdiaire corporel ou а caractиre local n’est pas nйcessaire, parce que ces actions s’exercent hors du lieu et du temps, qui existent dans les choses corporelles.

         Par cela, la solution aux objections est claire.

 

<Article 3 [8]> Troisiиmement : il semble que le Diable habite toujours substantiellement l’homme chaque fois que celui-ci pиche mortellement.

         En effet, la faute mortelle s’oppose а la grвce. Or, l’Esprit Saint habite toujours l’homme avec la grвce, selon ce que dit 1 Co 3, 16 : Vous кtes le temple de Dieu, et l’Esprit de Dieu habite en vous. L’esprit immonde habite donc aussi toujours l’homme qui pиche mortellement.

         Cependant, le Diable habite l’homme par le pйchй en vertu de l’effet de celui-ci. Or, tout pйchй mortel ne vient pas du Diable, mais parfois de la chair et du monde. Le Diable n’habite donc pas toujours l’homme qui pиche mortellement.

         Rйponse. Que le Diable habite l’homme peut s’entendre de deux maniиres : l’une, quant а l’вme ; l’autre, quant au corps.

         Quant а l’вme, le Diable ne peut habiter l’homme substantiellement, car seul Dieu pйnиtre l’esprit. Le Diable ne cause pas non plus la faute de la maniиre dont l’Esprit [cause] la grвce. En effet, l’Esprit Saint agit de l’intйrieur, mais le Diable suggиre de l’extйrieur, soit aux sens, soit а l’imagination. Cependant, on dit qu’il habite le cњur de l’homme par l’effet de la malice, non seulement lorsque, par sa suggestion, le pйchй est commis, mais aussi par tout pйchй mortel, car l’homme est placй sous la servitude du Diable par tout pйchй mortel.

         Mais, quant au corps, le Diable peut habiter substantiellement l’homme, comme cela est clair chez les possйdйs. Mais cela se rattache plutфt а la peine qu’а la faute. Or, les peines corporelles de cette vie ne dйcoulent pas toujours de la faute de celui qui est puni, mais parfois elles ne sont pas infligйes aux pйcheurs et parfois elles sont infligйes а ceux qui ne pиchent pas, comme il est dit de l’aveugle-nй en Jn 9, 1‑3. Et cela vient de l’йlйvation incomprйhensible des jugements de Dieu. Ainsi, le Diable n’habite pas l’homme substantiellement lors de toute faute mortelle, mкme pour ce qui est du corps.

         Par cela, la rйponse aux objections est claire.

 

<Question 4> [Sur les docteurs]

         Ensuite, on a posй des questions sur les hommes. Premiиrement, on a posй des questions qui se rapportent а certains hommes d’un йtat plus йlevй, а savoir, les docteurs et les religieux. Deuxiиmement, [on a posй des questions] qui se rapportent aux hommes d’un йtat infйrieur, а savoir, les laпcs. Troisiиmement, [on a posй des questions] qui se rapportent de maniиre gйnйrale а tous les hommes.

         А propos des docteurs en Sainte Йcriture, on a posй deux questions. Premiиrement, est-ce qu’il est permis а quelqu’un de demander pour lui-mкme la licence d’enseignement de la thйologie ? Deuxiиmement, est-ce que les auditeurs de divers maоtres en thйologie, qui ont des opinions contraires, sont exempts de pйchй, s’il suivent les fausses opinions de leurs maоtres ?

 

<Article 1 [9]> Premiиrement : il semble qu’il ne soit permis а personne de demander pour lui-mкme la licence d’enseignement de la thйologie.

         <1> En effet, les docteurs en Sainte Йcriture s’adonnent au ministиre de la parole de Dieu, comme les prйlats. Or, il n’est permis а personne de demander une prйlature. Au contraire, Grйgoire dit, dans le Registre, que «les dignitйs ecclйsiastiques doivent кtre confйrйes а ceux qui les refusent, et refusйes а ceux qui les demandent». Il n’est donc permis а personne de demander une chaire magistrale pour enseigner la Sainte Йcriture.

         <2> De plus, Augustin dit, dans La citй de Dieu, XIX : «Un poste supйrieur, sans lequel le peuple ne peut кtre dirigй, mкme s’il est utilisй comme il convient, est cependant dйsirй de maniиre inconvenante.» Il est donc demandй aussi de maniиre inconvenante. De mкme en est-il pour une chaire magistrale, qui est aussi un poste supйrieur.

         Cependant, Grйgoire dit, dans la Rиgle pastorale, que«le degrй des maоtres est pйrilleux, mais que le degrй des disciples est sыr». Or, il semble relever de la perfection que quelqu’un s’expose а des maux pour un certain bien. Il semble donc кtre louable que quelqu’un dйsire une chaire magistrale et la demande pour lui-mкme.

         Rйponse. Pour йclairer cette question, il faut examiner trois diffйrences entre la chaire magistrale et la chaire pontificale. La premiиre est que celui qui reзoit une chaire magistrale ne reзoit pas une йlйvation qu’il n’avait pas auparavant, mais seulement l’occasion de communiquer la science qu’il avait auparavant. En effet, celui qui donne la permission а quelqu’un ne lui donne pas la science, mais l’autoritй d’enseigner. Mais celui qui reзoit une chaire pontificale reзoit une йlйvation de pouvoir qu’il ne possйdait pas auparavant, mais, sur ce point, il ne diffйrait nullement des autres. — La deuxiиme diffйrence est que l’йlйvation de science qui est nйcessaire pour la chaire magistrale est une perfection d’un homme en lui-mкme ; mais l’йlйvation de pouvoir qui se rapporte а la chaire pontificale est celle d’un homme par comparaison а un autre. — La troisiиme diffйrence est qu’un homme est rendu apte а la chaire pontificale par une charitй excellente. C’est ainsi que le Seigneur, avant de confier а Pierre le soin de ses brebis, lui a demandй : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? comme il est dit en Jn 21, 15. Mais un homme est rendu apte а la chaire magistrale par une science suffisante.

         Ceci йtant dit, il est clair que dйsirer quelque chose qui se rapporte а sa propre perfection est louable. Ainsi, le dйsir de sagesse est louable. En effet, il est dit en Sg 6, 18, que le dйsir de la sagesse conduit au royaume йternel. Mais le dйsir de pouvoir sur les autres est vicieux, car, comme Grйgoire le dit : «C’est pour un homme s’enorgueillir contre nature que de vouloir dominer.» Ainsi, si celui qui donne la licence pour une chaire magistrale pouvait donner une sagesse йminente, comme celui qui promeut а une chaire pontificale donne un pouvoir йminent, elle devrait кtre tout simplement recherchйe, alors que rechercher un pouvoir йminent est honteux. Mais, comme celui qui reзoit la licence pour une chaire magistrale reзoit seulement l’occasion de communiquer ce qu’il possиde, demander une licence de ce genre ne semble comporter en soi aucune turpitude, car communiquer а d’autres la science que l’on a est louable et est en rapport avec la charitй, selon ce que disent Sg 7, 13 : Ce que j’ai appris sans fraude, je le communique sans jalousie, et 1 P 4, 10 : Que chacun, selon la grвce reзue, se mette au service les uns des autres.

         Cependant, cela peut comporter une turpitude en raison de la prйsomption : tel serait le cas si celui qui n’est pas apte а enseigner demandait la fonction d’enseigneur. Mais cette prйsomption n’existe pas йgalement chez ceux qui demandent la licence d’enseigner et chez ceux qui demandent le pontificat, car quelqu’un peut savoir avec certitude qu’il possиde la science par laquelle il est apte а enseigner, mais quelqu’un ne peut pas savoir avec certitude s’il possиde la charitй par laquelle il est apte а la fonction pastorale. C’est pourquoi, il est toujours mauvais de demander le pontificat, mais il n’est pas toujours mauvais de demander la licence d’enseigner, bien qu’il soit mieux qu’elle soit demandйe par un autre, sauf peut-кtre pour une raison spйciale.

         Par cela, donc, la rйponse aux deux premiers arguments est claire.

         <3> Quiconque n’йvite pas les dangers semble mйpriser ce que les dangers peuvent compromettre. Et parce qu’il est louable qu’un homme mйprise les biens corporels pour les biens spirituels, il est louable que quelqu’un s’expose aux dangers corporels pour les biens spirituels ; mais mйpriser les biens spirituels est trиs mauvais, et c’est pourquoi le fait que quelqu’un s’expose aux dangers spirituels doit [lui] кtre vigoureusement reprochй. Or, les dangers spirituels menacent ceux qui ont un poste de maоtre. Or, on йvite les dangers du magistиre de la chaire pastorale par la science associйe а la charitй, dont on ne sait pas avec certitude si on la possиde ; mais on йvite les dangers du magistиre de la chaire magistrale par la science, qu’on peut savoir possйder. Il ne s’agit donc pas de la mкme raison dans les deux cas.

 

<Article 2 [10]> Deuxiиmement : il semble que les auditeurs de divers maоtres, qui soutiennent des opinions diffйrentes, soient exempts de pйchй s’ils suivent les opinions de leurs maоtres.

         En effet, le Seigneur dit, Mt 23, 2 : Les scribes et les Pharisiens sont assis sur la chaire de Moпse : tout ce qu’ils vous disent, faites-le ! А bien plus forte raison, donc, ce qui est enseignй par les maоtres en Sainte Йcriture doit-il кtre observй. Ceux qui suivent leurs opinions ne pиchent donc pas.

         Cependant, s’oppose а cela ce qui est dit en Mt 15, 14 : Si un aveugle conduit un aveugle, tous deux tomberont dans la fosse. Or, quiconque erre est aveugle, dans la mesure oщ il erre. Quiconque suit l’opinion d’un maоtre qui se trompe tombe donc dans la fosse du pйchй.

         Rйponse. L’une ou l’autre des diverses opinions des docteurs en Sainte Йcriture, si elles ne se rapportent pas а la foi et aux bonnes mњurs, peuvent кtre suivies sans danger par les auditeurs. En effet, ici s’applique ce que l’Apфtre dit en Rm 14, 5.

         Mais, pour les choses qui se rapportent а la foi et aux bonnes mњurs, personne n’est excusй de suivre l’opinion erronйe d’un maоtre. En effet, pour ces choses, l’ignorance n’est pas une excuse, autrement ceux qui ont suivi l’opinion d’Arius, de Nestorius et des autres hйrйsiarques auraient йtй exempts de pйchй. On ne peut pas non plus tirer excuse du peu d’instruction de l’auditeur, si pour ces choses on suit une opinion erronйe. En effet, en matiиre douteuse, il ne faut pas facilement donner son assentiment ; au contraire, comme le dit Augustin, dans Sur la doctrine chrйtienne, III, «on doit consulter la rиgle de la foi, que l’on a reзue par les textes plus clairs des Йcritures et par l’autoritй de l’Йglise». Celui-lа donc qui donne son assentiment а l’opinion d’un maоtre а l’encontre du tйmoignage clair de l’Йcriture ou а l’encontre de ce qui est publiquement tenu selon l’autoritй de l’Йglise ne peut кtre excusй d’erreur.

         Quant а ce qui est objectй en sens contraire, il faut dire que [le Seigneur] a dit d’abord : Les scribes et les Pharisiens se sont assis sur la chaire de Moпse, mais dit ensuite : Tout ce qu’il vous diront, gardez-le et faites-le, s’entend de ce qui relиve de cette chaire, dont ne relиve pas ce qui est contre la foi et les bonnes mњurs.

 

<Question 5> [Sur les religieux]

         Ensuite, on a posй des questions sur ce qui se rapporte aux religieux : premiиrement, sur ce qui se rapporte а l’entrйe en religion ; deuxiиmement, sur ce qui convient а ceux qui sont dйjа en religion.

         А propos du premier point, on a posй quatre questions. Premiиrement, est-il permis d’inciter des jeunes а entrer en religion par l’obligation d’un vњu ou d’un serment ? Deuxiиmement, est-ce que ceux qui sont ainsi liйs par un vњu ou un serment peuvent rester dans le siиcle sans pйchй ? Troisiиmement, est-il permis d’inciter des pйcheurs а [entrer en religion] ? Quatriиmement, est-ce que ceux qui font jurer а quelqu’un de ne pas entrer en religion pиchent ?

 

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble qu’il ne soit pas permis d’inciter des jeunes а [entrer] en religion par un vњu ou un serment.

         <1> En effet, il n’est pas permis d’agir а l’encontre d’une interdiction de l’Йglise. Or, Innocent IV a interdit, dans des lettres adressйes а des religieux, de faire un tel vњu. Ceux-lа donc pиchent qui prennent sur eux d’en obliger d’autres а [entrer] en religion par un vњu ou un serment.

         <2> [Dans le canon] Extra : «Sur les rйguliers et sur ceux qui entrent en religion», c. 1, il est dit : «Que nul ne reзoive la tonsure que s’il a l’вge autorisй et de sa propre volontй.» Or, lorsque des adolescents obligйs par un vњu ou un serment sont reзus en religion, ils ne sont pas tonsurйs а un вge autorisй et de leur propre volontй, mais en vertu de la nйcessitй imposйe par le vњu et le serment. Cela ne semble donc pas permis.

         <3> De plus, il est plus nйcessaire que l’on soit amenй а la foi chrйtienne qu’а un ordre religieux. Or, on ne doit pas amener des gens а la foi chrйtienne par nйcessitй, mais par volontй. Il est dit, dans [le Dйcret], d. 45, c. De Iudeis («А propos des Juifs») : «А propos des Juifs, ils ne doivent pas кtre forcйs, mais ils doivent кtre persuadйs de se convertir par la libre volontй et capacitй de leur вme.» L’obligation d’un vњu ou d’un serment d’entrer en religion doit donc кtre encore moins imposйe а certains.

         <4> De mкme, cela semble кtre contraire а l’honneur de la religion. En effet, autant l’entrйe en religion pour les adolescents a йtй facile, autant en est [leur] sortie. Or, [un ordre religieux] semble dйshonorй par le fait de recevoir facilement ceux qui en sortent facilement. Il ne semble donc pas convenable de recevoir des adolescents en religion.

         <5> De plus, il ne faut pas faire de bonnes [actions] afin qu’en sortent de mauvaises. Or, de ce bien que des jeunes soient incitйs а [entrer] en religion, dйcoulent de nombreux maux, parce qu’ils apostasient et contractent des mariages dйfendus, et commettent beaucoup d’autres choses dйfendues. Il ne faut donc pas les encourager а [entrer en] religion.

         <6> De plus, le Seigneur dit en Mt 23, 15 : Malheur а vous, scribes et Pharisiens, qui faites le tour de la mer et du dйsert pour faire un prosйlyte, et lorsqu’il l’est devenu, en faites un fils de la gйhenne deux fois plus que vous ! Ce qui semble s’appliquer а la question en cause. En effet, ceux qui entrent ainsi en religion deviennent deux fois fils de la gйhenne : premiиrement, parce qu’ils y entrent mal, а savoir, а l’encontre de l’interdiction de l’Йglise ; deuxiиmement, parce qu’ils en sortent mal en apostasiant. Ceux-lа donc qui les y induisent encourent la malйdiction divine.

         <7> De mкme, cela semble aller contre la nйcessitй de mettre а l’йpreuve. En effet, il est dit en 1 Jn 4, 1 : N’accordez pas foi а tout esprit, mais mettez les esprits а l’йpreuve afin de voir s’ils sont de Dieu. Or, cela ne semble pas venir de Dieu que [des adolescents] entrent en religion, puisqu’ils en sortent souvent aprиs y кtre entrйs. En effet, il est dit en Ac 5, 38‑39 : Si ce propos ou cette action vient des hommes, elle dйpйrira ; mais si ce propos vient de Dieu, vous ne pourrez pas les dйtruire. Il semble donc que ceux qui induisent ainsi [ces jeunes] le font contre Dieu.

         Cependant, <1> quiconque peut s’obliger envers le Diable peut aussi s’obliger envers Dieu. Or, les enfants peuvent s’obliger envers le Diable, comme il est dit dans Extra : «Sur les fautes des enfants.» Ils peuvent donc aussi s’obliger par vњu ou par serment а servir Dieu en religion.

         <2> De plus, [Dйcret], XX, q. 1, il est dit que «la profession de virginitй sera solide du fait qu’on sera dйjа entrй dans l’вge adulte, qui d’habitude se tourne vers le mariage». Certains qui ont cet вge peuvent donc кtre obligйs [а entrer] en religion par vњu ou par serment.

         Rйponse. On ne peut porter un jugement uniforme sur un acte humain en raison des diverses situations, et s’il arrive que quelque chose soit mal dans une situation, il ne faut cependant pas pour autant juger que cela est tout simplement dйfendu.

         Il pourrait donc se prйsenter un cas oщ il serait dйfendu d’obliger ou de recevoir un adolescent en religion, par exemple, s’il йtait clair ou si on croyait avec probabilitй qu’il est inconstant, ou s’il y avait quelque chose d’autre de ce genre, qui est pris en compte dans les ordres religieux bien conзus.

         Mais dire que recevoir des adolescents en religion n’est pas permis est diabolique, car, а propos de Ex 5, 4 : Pourquoi, Moпse et Aaron, voulez-vous dйtourner le peuple de ses travaux ? une glose d’Origиne dit : «Aujourd’hui aussi, si Moпse et Aaron, c’est-а-dire la parole prophйtique et sacerdotale, invite l’вme au service de Dieu, а sortir du siиcle, а renoncer а tout ce qu’elle possиde, а se consacrer а la loi et а la parole de Dieu, tu entendras les amis de pharaon dire unanimement : “Voyez comme les hommes sont sйduits et les adolescents pervertis !”», et plus loin : «Ainsi parlait le pharaon, <ainsi> parlent maintenant ses amis.» — Cela est aussi contraire au prйcepte du Christ. En effet, il est dit, en Mt 19, 13s, que des petits enfants lui furent prйsentйs afin qu’il leur impose les mains et prie, mais que les disciples le lui reprochaient. Mais Jйsus leur dit : «Laissez ces petits et ne les empкchez pas de venir а moi.» Dans son exposй sur Matthieu, Origиne dit que «les disciples de Jйsus, avant d’apprendre la justice... reprennent ceux qui... offrent des tout-petits et des enfants au Christ ; mais le Seigneur exhorte ses disciples... а se pencher sur les besoins des enfants... Nous devons donc porter attention а cela, afin de... ne pas montrer de mйpris, sous prйtexte d’une sagesse plus grande, comme si nous йtions grands, en empкchant les petits enfants de l’Йglise de venir а Jйsus».

         Toutefois, s’il s’agissait d’enfants qui n’ont pas encore l’usage de la raison, il serait dйfendu de les attirer а la vie religieuse sans le consentement de leurs parents. Non pas que, mкme avant l’вge de la pubertй, des enfants ne puissent pas кtre reзus en religion avec le consentement de leurs parents, car, comme il est dit dans [le Dйcret], XX, q. 1, Addidisti, Monachum et Quicumque, que mкme des petits peuvent кtre donnйs а un monastиre alors qu’ils sont enfants. Mais cela a йtй dit parce les enfants, aussi longtemps qu’il n’ont pas atteint l’вge de raison, sont au pouvoir de leurs parents selon le droit naturel. De mкme donc que les fils des infidиles ne doivent pas кtre enlevйs malgrй leurs parents afin d’кtre baptisйs, de mкme ils ne doivent pas кtre affectйs а la vie religieuse. Mais, aprиs qu’ils ont atteint l’вge de raison, ils possиdent par le libre arbitre le pouvoir de disposer d’eux-mкmes pour ce qui concerne les choses qui se rapportent au salut, de sorte qu’ils peuvent, malgrй leurs parents, кtre incitйs au baptкme comme а la vie religieuse. Or, par volontй de leurs parents, ils sont reзus au baptкme, alors qu’ils sont enfants, selon l’ordonnance des apфtres, comme le dit Denys dans le dernier chapitre La hiйrarchie ecclйsiastique, «afin que les enfants soient instruits des rйalitйs divines et n’aient pas d’autre vie que celle qui contemple les rйalitйs divines». Et, pour la mкme raison, alors qu’ils sont encore enfants, des enfants sont offerts а des monastиres par leurs parents, comme on l’a dit.

         Mais, parce qu’on ajoute dans la question l’obligation d’un serment ou d’un vњu, afin que cela ne reste pas sans examen, il faut considйrer qu’il faut se comporter dans ces choses selon la condition diffйrente des jeunes. En effet, s’ils йtaient tellement solides qu’on ne craignait pas qu’ils reviennent sur leur intention [d’entrer] en religion, il ne serait pas nйcessaire de les obliger par un vњu ou par un serment. De mкme, s’ils йtaient si instables, on ne croirait pas qu’ils pourraient кtre affermis par un serment ou un vњu. Mais, comme il arrive la plupart du temps qu’ils modifient facilement un simple propos, mais qu’ils respectent l’obligation d’un vњu ou d’un serment, ils sont donc liйs par un vњu ou un serment de donner les fruits d’une vie meilleure, par quoi leur est rendu un grand service. C’est pourquoi Augustin dit, dans la lettre а Armentarius et Pauline : «Ne te repens pas d’avoir fait un vњu ; au contraire, rйjouis-toi que ne te soit pas permis ce qui serait permis а ton dйtriment... Bienheureuse nйcessitй qui contraint а mieux faire !»

         <1> Innocent, dans des lettres adressйes а des religieux, qui commencent par : Non solum in favorem («Non seulement en faveur»), dit : «Sur le conseil de nos frиres, en vertu de l’obйissance, sous peine d’excommunication, nous vous ordonnons rigoureusement, par l’autoritй des prйsentes, de ne pas oser recevoir quelqu’un а faire profession dans votre ordre ou а renoncer au siиcle avant une annйe de probation, qui a йtй йtablie comme rиgle surtout pour venir en aide а la fragilitй humaine.» Mais on ne trouve jamais qu’il ait йtй interdit de recevoir des jeunes en probation, ou qu’ils ne soient pas obligйs par vњu ou par serment а entrer [en religion], sans prйjuger d’un temps de probation.

         <2> L’вge lйgitime est estimй кtre le moment de la pubertй, comme il est clair par le chapitre citй. En effet, c’est а ce moment que l’homme commence а avoir le libre usage de la raison pour ce qui concerne son salut. Or, il faut savoir qu’il existe une double nйcessitй : l’une qui exclut la volontй, а savoir, la nйcessitй [causйe par] la force ; et l’autre, qui est causйe par une obligation volontaire, et qui n’exclut pas la volontй. L’obligation d’un serment ou d’un vњu est de cette sorte. Ainsi, les hommes ne doivent pas кtre traоnйs de force vers la foi ou la vie religieuse, mais rien n’empкche de les obliger par vњu ou par serment. De cette nйcessitй, Augustin dit : «Bienheureuse nйcessitй qui contrait а mieux faire !»

         <3> Par cela, la solution du troisiиme argument est claire.

         <4> Pour les choses volontaires comme pour les choses naturelles, il ne faut pas juger facilement selon ce qui arrive dans peu de cas, mais selon ce qui arrive dans la plupart des cas. Que ceux qui entrent en religion en sortent, cela arrive dans peu de cas : en effet, le nombre de ceux qui y restent est beaucoup plus grand que le nombre de ceux qui en sortent, comme l’expйrience le montre.

         <5> Lorsqu’on dit : «Il ne faut pas faire le bien pour que le mal en sorte», si «pour que» a un sens causal, cela est tout а fait vrai. En effet, si quelqu’un incitait quelqu’un а entrer en religion avec l’intention qu’il apostasie par la suite, il pйcherait. Mais si «pour que» a un sens consйcutif, alors il faudrait s’abstenir de toute bonne [action], car il n’existe guиre d’actions humaines bonnes dont ne peuvent dйcouler а l’occasion certains maux. Ainsi, il est dit en Qom 11, 4 : Celui qui observe le vent ne sиme pas, et celui qui tient compte des nuages ne rйcolte jamais. Mais il faut omettre un bien en raison d’un mal qui en dйcoule seulement si le mal qui en dйcoulerait йtait beaucoup plus grand que le bien et se produisait plus souvent. Or, le Seigneur ne s’est pas abstenu de choisir les douze disciples dont l’un devait кtre un diable, comme il est dit en Jn 6, 71, et les apфtres ne se sont pas non plus abstenus de choisir sept diacres parce que l’un d’eux, Nicolas, s’est йloignй d’eux. Les religieux doivent donc encore beaucoup moins s’abstenir [de voir au] salut d’un grand nombre а cause du petit nombre qui apostasie.

         <6> Ceux qui, obligйs par un serment ou un vњu, entrent en religion, n’agissent pas contre une interdiction de l’Йglise, comme on l’a montrй. Ainsi, par le fait qu’ils entrent, il ne deviennent pas des fils de la gйhenne, mais des fils de la vie йternelle, que le Seigneur a promise а ceux qui abandonnent les choses temporelles pour lui (Mt 19, 29). Par le fait qu’ils sortent aprиs la profession, ils deviennent cependant fils de la gйhenne, mais cela ne se retourne pas contre ceux qui les ont reзus, а moins que [ceux qui sortent] n’aient йtй pervertis par leurs mauvais exemples. C’est pourquoi le Seigneur dit expressйment : Vous en faites un fils de la gйhenne deux fois plus que vous ! car, comme le dit Chrysostome : «Incitй par l’exemple de mauvais maоtres, il devenait pire que les maоtres.»

         <7> Cet argument a un relent de l’hйrйsie des manichйens, qui poussent ce raisonnement а deux conclusions erronйes. Premiиrement, а [affirmer] que les corps corruptibles ne viennent pas de Dieu : en effet, disent-ils, s’ils йtaient de Dieu, ils ne seraient pas dissous. Deuxiиmement, а [affirmer] que la charitй, une fois possйdйe, n’est jamais perdue, de sorte que celui qui pиche mortellement, n’a jamais eu la grвce : en effet, disent-ils, s’il avait eu la grвce, cela aurait йtй l’њuvre de Dieu, et ainsi il n’aurait pas йtй dissolu. Ce raisonnement vise aussi le fait que, si quelqu’un ne persйvиre pas dans la vie religieuse, son propos d’entrer en religion ne venait pas de Dieu. Il faut donc savoir que ces mots ne sont pas dits pour montrer que ce qui vient de Dieu demeure йternellement et ne peut кtre corrompu, mais pour montrer l’infaillibilitй de la providence divine. En effet, il ne se peut pas que la providence divine se trompe. Ainsi, on ne dit pas expressйment que l’«њuvre» de Dieu ne peut кtre dissoute, mais sa «dйcision». Selon la divine providence, le don de la grвce est fait а certains en vue de la justice prйsente, et cependant le don de la persйvйrance ne leur est pas donnй ; mais le don de la persйvйrance est aussi donnй а certains, comme le montre clairement le livre d’Augustin, Sur le bien de la persйvйrance.

 

[Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que ceux qui sont liйs par un vњu ou un serment d’entrer en religion ne soient pas tenus d’y entrer.

         <1> Toute action du Christ est un enseignement pour nous. Or, le Seigneur n’imposait pas nйcessairement [cela] aux hommes, mais [le] laissait а leur libre volontй. Il disait ainsi а quelqu’un, comme on le lit en Mt 19, 17 : Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements, et aussi (Mt 19, 21) : Si tu veux кtre parfait, va, vends tout ce que tu possиdes, et donne-le aux pauvres. Et l’Apфtre dit, 1 Co 7, 25 : Au sujet des vierges, je n’ai pas de prйcepte de la part du Seigneur, mais je donne un conseil. Il ne semble donc pas que certains soient nйcessairement tenus d’entrer en religion en raison d’un serment ou d’un vњu.

         <2> De plus, personne ne peut кtre obligй par serment ou par vњu а quelque chose dont il subirait une atteinte а la perfection. Or, par le fait que certains entrent en religion, ils subissent une atteinte а la perfection. En effet, par l’observance de la vie religieuse, ils sont empкchйs de visiter les malades et de donner l’aumфne, et [d’accomplir] d’autres њuvres de piйtй, qui sont «une synthиse de la religion chrйtienne», comme le dit Ambroise en commentant 1 Tm 4, 8 : La piйtй est utile а tout. Ceux qui ont fait serment ou vњu d’entrer en religion n’y sont donc pas tenus.

         <3> De plus, Prosper dit, dans La vie contemplative, II : «Nous devons pratiquer l’abstinence et le jeыne de maniиre а ne pas кtre soumis а la nйcessitй de jeыner ou de nous abstenir.» Or, ceux qui sont dans la vie religieuse pratiquent l’abstinence et le jeыne en vertu de la nйcessitй d’un vњu ou de l’obйissance. Ils sont donc moins mйritants. Quelqu’un ne peut donc кtre obligй par un serment ou un vњu а l’йtat religieux.

         <4> «La vertu porte sur quelque chose de difficile et de bon.» Or, il est plus difficile de vivre dans le siиcle que dans [l’йtat] religieux. Cela est donc plus vertueux. Quelqu’un ne peut donc pas кtre obligй а l’йtat religieux par serment ou par vњu.

         <5> De plus, «l’utilitй commune doit кtre prйfйrйe au bien privй». Or, par le fait que certains entrent en religion, on s’йcarte de l’utilitй commune. En effet, si tous entraient en religion, personne ne prendrait les gens en charge et ainsi le peuple demeurerait sans dirigeants. Ils agissent donc mieux en n’entrant pas en religion qu’en y entrant.

         Cependant, <1> ce qui est dit dans le psaume (75, 12) s’oppose а cela : Faites des vњux et accomplissez‑les pour le Seigneur, votre Dieu, sur quoi la Glose dit : «Faire un vњu relиve de la volontй, mais, aprиs la promesse du vњu, son accomplissement est nйcessaire.» De mкme, il est dit dans Qom 5, 3 : Si tu as fait un vњu а Dieu, ne tarde pas а l’accomplir ; en effet, la promesse infidиle et insensйe lui dйplaоt.

         <2> De plus, Augustin dit, dans la lettre а Armentarius et Pauline : «Parce que tu as fait un vњu, tu t’es liй : il ne t’est pas permis de faire autre chose. Avant que tu ne sois tenu au vњu, tu avais la libertй d’кtre infйrieur, bien qu’il ne faille pas louanger la libertй par laquelle on n’est pas tenu de rendre avec profit.»

         Rйponse. Dire que ceux qui sont obligйs par vњu ou par serment d’entrer en religion ne sont pas tenus d’y entrer est manifestement hйrйtique. En effet, quiconque dit que ce qui est contraire а un prйcepte de Dieu n’est pas pйchй est estimй hйrйtique, comme serait jugй hйrйtique quiconque dirait que la simple fornication n’est pas un pйchй mortel. En effet, cela va contre ce prйcepte : Tu ne commettras pas l’adultиre (Ex 20, 14), tel que l’exposent les saints. Or, les prйceptes de la premiиre table, qui sont ordonnйs а l’amour de Dieu, sont plus grands que les prйceptes de la seconde table, qui sont ordonnйs а l’amour du prochain. Ainsi, quiconque dit qu’on peut omettre sans pйchй quelque chose qui se rapporte aux prйceptes de la premiиre table est manifestement hйrйtique. Or, comme l’accomplissement d’un vњu se rapporte а la latrie, il est clair que quiconque dit qu’un vњu ne doit pas кtre accompli parle contre le premier prйcepte de la premiиre table, qui veut qu’un culte de latrie soit rendu а Dieu seul. Mais celui qui dit qu’un serment ne doit pas кtre tenu parle contre le deuxiиme prйcepte de la premiиre table, qui est : Tu ne prendras pas le nom de Dieu en vain (Ex 20, 8). Ainsi, celui qui dit cela est manifestement hйrйtique.

         А moins qu’on ne dise qu’entrer en religion est dйfendu ! En effet, les vњux et les serments faits а propos de choses dйfendues ne sont pas obligatoires, selon ce que dit Isidore : «Il faut revenir sur les mauvaises actions promises.» Or, il est aussi hйrйtique de dire qu’il n’est pas permis d’entrer en religion. En effet, cela est expressйment contraire aux conseils du Christ.

         Ainsi, quiconque dit que celui qui est obligй par vњu ou par serment d’entrer en religion peut sans pйchй demeurer dans le siиcle est manifestement hйrйtique, s’il persйvиre avec obstination [dans cette opinion].

         <1> La nйcessitй entraоnйe par un vњu ou un serment n’exclut pas la volontй, comme on l’a dit plus haut. En effet, de mкme qu’on est obligй selon la loi commune d’observer les commandements de Dieu, qu’on observe cependant volontairement (c’est pourquoi le Seigneur dit : Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements), de mкme celui qui a fait vњu ou serment est obligй en vertu d’une obligation privйe ; mais il accomplit le serment ou le vњu volontairement, de telle sorte cependant qu’avant le serment ou le vњu, il lui est permis de le faire ou de ne pas le faire (c’est pourquoi le Seigneur a dit : Si tu veux кtre parfait, et Paul donne un conseil au sujet de la virginitй), mais qu’aprиs le serment ou le vњu, il n’est pas permis de ne pas les accomplir.

<2> Cet argument contient une hйrйsie condamnйe, а savoir qu’il est mieux de demeurer dans le siиcle et de vaquer aux њuvres de piйtй que d’entrer en religion. En effet, cela fait partie des erreurs de Vigilance, contre qui Jйrфme dit en йcrivant : «Celui-ci tente d’associer а la foi catholique le poison de l’infidйlitй en combattant la virginitй, en dйtestant la chastetй, en faisant l’йloge des banquets des gens du siиcle а l’encontre des jeыnes des saints.» Et, plus loin, en s’opposant а chacun des articles proposйs par Vigilantius, il arrive а cet article : «А celui qui affirme que ceux-lа agissent mieux, qui utilisent leurs biens et peu а peu distribuent le fruit de leurs possessions aux pauvres, que ceux qui, aprиs avoir vendu leurs biens, les distribuent entiиrement d’un seul coup, c’est Dieu, et non pas moi, qui rйpondra : “Si tu veux кtre parfait, va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et suis-moi...” Le degrй dont tu fais l’йloge est le deuxiиme ou le troisiиme que nous acceptons, а condition de savoir que le premier doit кtre prйfйrй au deuxiиme, et le deuxiиme au troisiиme.» C’est pourquoi, dans le livre Sur les enseignements ecclйsiastiques, cette erreur est condamnйe en mкme temps que d’autres lorsqu’on dit : «Il est bien de distribuer ses biens aux pauvres avec mesure, mais il est meilleur de les donner d’un seul coup avec l’intention de suivre le Seigneur et, libйrй de prйoccupations, d’кtre dans le besoin avec le Christ.» Et non seulement l’йtat religieux est-il prйfйrй aux aumфnes que l’on fait dans le siиcle, mais encore а la virginitй observйe dans le siиcle. En effet, Augustin dit, dans le livre Sur la virginitй : «Personne, je pense, ne prйfйrera la virginitй [observйe dans le siиcle] au monastиre.»

         <3> La mкme action faite par vњu est plus louable et plus mйritoire que si elle est faite sans vњu. La preuve en est que tout acte, pris seulement en lui-mкme, est plus louable et mйritoire s’il procиde d’une vertu plus йlevйe, comme lorsqu’un acte de justice est plus louable s’il est fait par charitй. Or, il est clair que, lorsque quelqu’un jeыne sans vњu, il fait une acte de la vertu d’abstinence ; mais lorsqu’il jeыne en accomplissant un vњu, il fait un acte d’abstinence par latrie, qui, comme elle nous ordonne а Dieu, est une vertu plus noble que l’abstinence et que n’importe quelle autre vertu qui nous ordonne par rapport aux rйalitйs crййes. Pour cette raison, Augustin dit, dans le livre Sur la virginitй, que «la virginitй n’est pas honorйe parce qu’elle est la virginitй, mais parce qu’elle est vouйe а Dieu..., [la virginitй] que voue et observe la continence issue de la piйtй.» Ainsi, ce que dit Prosper : «Nous devons pratiquer l’abstinence et le jeыne de maniиre а ne pas кtre soumis а la nйcessitй de jeыner ou de nous abstenir», doit кtre compris de la nйcessitй provenant de la force, qui exclut la volontй ; c’est pourquoi il ajoute : «De sorte que nous accomplissions une chose volontaire, non pas par dйvotion, mais malgrй nous.» Or, la nйcessitй du vњu et du serment n’exclut pas la volontй, comme on l’a dit. Il faut aussi ajouter que, si le jeыne en vertu d’un vњu ne plaоt pas en lui-mкme а celui qui jeыne, l’accomplissement du vњu lui plaоt cependant ; toutes choses йtant йgales, il mйrite davantage que celui qui jeыne et а qui le jeыne plaоt, parce qu’il est plus mйritoire de se dйlecter d’un acte de latrie que d’un acte d’abstinence.

         <4> Il y a une double difficultй : l’une, qui vient de la difficultй de l’action, comme d’observer la virginitй et les choses de ce genre, et cette difficultй contribue а l’accroissement de la vertu ; l’autre, qui vient des empкchements et des dangers qui menacent <...>, et une telle difficultй ne contribue pas а l’accroissement de la vertu, mais а sa diminution. En effet, celui qui n’йvite pas les dangers ne semble ni prudent ni aimer le bien de la vertu. Et une telle difficultй de bien vivre menace ceux qui demeurent dans le siиcle.

         <5> Cet argument йtait celui de l’hйrйtique Vigilance, comme Jйrфme le montre clairement, lorsqu’il dit dans son livre Contre Vigilance : «Les moines ne doivent pas кtre dйtournйs de leur application, bien qu’ils endurent de ta part les morsures d’une langue de vipиre, par lesquelles tu soutiens et dis : “Si tous s’enfermaient et se retiraient au dйsert, qui fera les cйlйbrations des йglises ? Qui gagnera les gens du siиcle ? Qui pourra exhorter les pйcheurs aux vertus ?” En effet, si tous йtaient aussi insensйs que toi, qui pourrait кtre sage ? Et l’on ne devrait pas approuver la virginitй. Car, si tous йtaient vierges, on ne se marierait pas, et le genre humain pйrirait... Rare est la vertu et elle n’est pas dйsirйe par beaucoup.» Cette crainte est donc insensйe, puisque le bien de la vie religieuse est si difficile et si ardu qu’а peine un petit nombre entre en religion en comparaison de la multitude qui demeure dans le siиcle. C’est comme si on craignait de puiser de l’eau, de crainte que le fleuve n’en manque.

 

<Article 3 [13]> Troisiиmement : il semble que ceux qui sont des pйcheurs dans le siиcle ne doivent pas кtre incitйs а la vie religieuse.

         En effet, il faut d’abord s’entraоner aux њuvres des prйceptes avant de passer а l’accomplissement des conseils, afin de parvenir а ce qui est plus grand en partant de ce qui est plus petit. Or, ceux qui sont des pйcheurs dans le siиcle ne sont pas entraоnйs aux њuvres des prйceptes. Ils ne doivent donc pas кtre incitйs а la vie religieuse, oщ il faut observer les conseils, ou y кtre acceptйs.

         Cependant, le Seigneur a appelй Matthieu а l’йtat de perfection, comme on le lit en Mt 9, 9. Or, «toute action du Christ est un enseignement pour nous». Nous devons donc nous aussi inviter et recevoir а la vie religieuse les pйcheurs qui sont dans le siиcle.

         Rйponse. Il est trиs utile pour les pйcheurs de passer а la vie religieuse.

         En effet, deux choses sont nйcessaires aux pйcheurs pour le salut : premiиrement, qu’ils fassent pйnitence pour leurs pйchйs passйs ; deuxiиmement, qu’ils s’abstiennent de pйcher par la suite. Or, la vie religieuse est trиs efficace pour les deux.

         Premiиrement, en effet, l’йtat religieux est un йtat de pйnitence parfaite, au point oщ aucune satisfaction ne peut кtre йgalйe а la pйnitence des religieux, qui donnent totalement а Dieu eux-mкmes et ce qui leur appartient. Ainsi, on ne peut imposer comme pйnitence а aucun homme d’entrer dans la vie religieuse ; cependant, par mode de commutation de la satisfaction, quelle que soit celle-ci, on conseille l’entrйe en religion, comme cela est clair [dans le Dйcret], XXXIII, q, 2, c. Ammonere, oщ le pape Йtienne «incite quelqu’un qui avait tuй son йpouse а entrer au monastиre et а observer tout ce qui lui aura йtй ordonnй, dans l’humilitй, sous l’autoritй de l’abbй» ; autrement, il lui impose la pйnitence la plus grave, s’il choisit de demeurer dans le siиcle.

         De mкme encore l’йtat religieux contribue au plus haut point а йviter les pйchйs. En effet, il est difficile pour ceux qui demeurent dans le siиcle de ne pas кtre attirйs par les choses du monde. Pour cette raison, en Mt 19, 23‑24, selon l’interprйtation de Chrysostome, «le Seigneur dit qu’il est impossible а un riche, s’il est attachй par amour а ses richesses, d’entrer dans le royaume des cieux, mais qu’il est trиs difficile d’[y] entrer pour celui qui possиde des richesses». Ainsi, en Si 31, 8‑9, il est dit : Bienheureux le riche qui est trouvй sans tache, et on prйcise plus loin la difficultй : Qui est-il ? Nous en ferons l’йloge. Pour cette raison, Grйgoire dit que «les saints, afin de s’abstenir de ce qui est dйfendu, omettent mкme ce qui est permis».

         Il est donc clair que ceux qui attirent les pйcheurs а la vie religieuse ne pиchent pas, mais doivent кtre louйs. Car le Seigneur dit de lui-mкme : Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pйcheurs а la pйnitence (Lc 5, 32).

         En rйponse а ce qui est objectй en sens contraire, il faut dire que cet argument va а l’encontre aussi bien de l’enseignement йvangйlique que du raisonnement de la philosophie. А l’encontre de l’enseignement йvangйlique, car les conseils йvangйliques sont donnйs afin que l’homme obtienne le salut plus facilement par eux ; on dit ainsi que l’йtat des gens du siиcle est plus dangereux que l’йtat religieux. Or, il est insensй de dire que quelqu’un qui est plus faible en raison des pйchйs qu’il a commis ne doive pas fuir vers un chemin plus sыr. Cela est aussi va а l’encontre de l’enseignement philosophique, qui enseigne que ceux qui sont portйs aux vices doivent кtre pliйs en sens contraire, «comme le font ceux qui redressent les courbures du bois».

 

<Article 4 [14]> Quatriиmement : il semble que quelqu’un puisse obliger un autre par serment а ne pas entrer en religion.

         En effet, ce qu’il est permis de faire, il est permis de le jurer. Or, il est permis а quelqu’un dans le siиcle de ne jamais entrer en religion. Il peut donc le jurer. Ainsi, celui qui astreint [un autre] par un tel serment ne pиche pas, car il ne lui fait pas jurer quelque chose de dйfendu.

         Cependant, le propos d’entrer en religion vient du Saint-Esprit, comme on le lit [dans le Dйcret], XIX, q, 2, c. Due.s Or, rйsister а l’incitation du Saint-Esprit est un pйchй grave, pour lequel Йtienne reprend les Juifs, en Ac 7, 1, lorsqu’il dit : Mais vous, vous avez toujours rйsistй а l’Esprit Saint. Celui qui en astreint un autre par serment а ne pas entrer en religion pиche donc gravement.

         Rйponse. Comme on l’a dit plus haut, dans les actes humains, il ne pas juger simplement que quelque chose est permis ou dйfendu d’aprиs ce qui arrive dans un cas particulier, mais d’aprиs ce qui arrive dans la plupart des cas, de mкme que, dans les choses naturelles, on prend en considйration ce qui existe dans la plupart des cas.

         Or, il arrive dans un cas particulier que quelqu’un puisse sans pйchй en astreindre un autre par serment а ne pas entrer en religion, par exemple, s’il est liй par le mariage et veut entrer en religion sans le consentement de son йpouse, ou dans des cas semblables.

         Mais, а parler simplement, amener quelqu’un а jurer qu’il n’entrera pas en religion est un pйchй grave. En effet, si quelqu’un voulait entrer en religion, que l’occasion s’en prйsentait, et que toutes les autres circonstances convenaient, celui qui l’empкcherait d’entrer en religion pйcherait gravement. Ainsi, en Mt 23, 13, le Seigneur menace les Pharisiens qui n’entraient pas eux-mкmes dans le royaume des cieux et n’y laissaient pas non plus entrer les autres. Or, lorsque quelqu’un fait jurer а un autre de ne pas entrer en religion, il l’empкche, quant а lui, d’entrer en religion а quelque moment que ce soit et en quelque circonstance favorable que ce soit, car tous les cas particuliers sont inclus dans l’universel. Il est donc clair qu’il pиche gravement.

         А ce qui est proposй en sens contraire, il faut dire que, bien qu’il soit permis de s’abstenir d’une bonne action, il est cependant dйfendu de faire obstacle а la possibilitй pour soi-mкme ou pour un autre de passer а cette bonne action. Ainsi, il est permis de ne pas faire l’aumфne а tel pauvre ; il est cependant dйfendu d’astreindre soi-mкme ou un autre а ne faire l’aumфne а personne.

         La raison en est que quelqu’un peut sans pйchй omettre un acte vertueux, parce que les prйceptes affirmatifs, qui portent sur les actes vertueux, n’obligent pas toujours. Mais empкcher une bonne action s’oppose directement а la vertu ; c’est pourquoi cela tombe sous l’interdiction d’un prйcepte nйgatif, qui oblige toujours. Ainsi, tous les serments de ce genre ne doivent donc pas кtre observйs, mais ceux qui font de tels serments deviennent parjures en faisant serment, car un serment ne peut obliger quelqu’un contre la charitй envers Dieu et le prochain.

         Ainsi, bien qu’il soit permis а quelqu’un de ne pas entrer en religion, il est cependant dйfendu de s’y opposer par serment pour soi-mкme ou pour un autre. En effet, cela est contre la perfection de la vie et contre le conseil du Christ.

 

<Question 6> [Sur ce qui convient а ceux qui sont dйjа dans l’йtat religieux]

         Ensuite, trois questions ont йtй posйes sur ce qui convient а ceux qui sont dans l’йtat religieux. Premiиrement, est-ce que le religieux, qui ne doit rien possйder en propre ni en commun, peut faire l’aumфne de ce qui lui est donnй en aumфne par d’autres ? Deuxiиmement, est-ce que quelqu’un qui est dans l’йtat religieux, sachant que son pиre est йcrasй par une grave nйcessitй, peut sortir sans permission de son supйrieur afin de venir au secours de son pиre ? Troisiиmement, est-ce que l’йtat religieux est plus parfait que l’йtat des prкtres de paroisse et des archidiacres ?

 

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble que les religieux, qui ne possиdent rien en propre ni en commun, ne peuvent pas faire une aumфne qui leur profite.

         En effet, l’aumфne ne profite pas а celui qui la fait, а moins qu’elle ne soit faite de la maniиre appropriйe. Or, ces religieux ne peuvent faire l’aumфne de maniиre appropriйe : en effet, l’aumфne doit кtre faite а mкme ce qui nous appartient, selon ce que dit Tb 4, 9 : Si tu possиdes beaucoup, donne beaucoup ; mais si [tu possиdes] peu, efforce-toi de donner volontiers. Ces religieux, qui ne possиdent rien ni en propre ni en commun, ne peuvent donc faire une aumфne qui leur profite : s’ils font l’aumфne а mкme ce qui leur a йtй donnй en aumфne, cela profite а ceux de qui ils ont reзu l’aumфne.

         Cependant, parmi les autres њuvres, la distribution d’aumфnes se trouve кtre la plus fructueuse. En effet, il est dit en Dn 4, 24 : Rachиte tes pйchйs par des aumфnes. Si donc les religieux ne peuvent faire d’aumфnes qui leur soient profitables, ils sembleraient кtre dans une condition pire que les autres, mкme pour les biens spirituels.

         Rйponse. Les religieux, bien qu’ils ne puissent possйder en propre, peuvent cependant pratiquer la distribution de biens а mкme les fruits de leurs possessions communes, ou encore а mкme des aumфnes qui leur ont йtй faites en particulier. Et cela n’a pas d’importance, pour la question en cause, qu’ils pratiquent cette distribution par l’autoritй de leur ordre ou par l’autoritй d’un prйlat supйrieur. Ceux а qui cette distribution a йtй confiйe peuvent de maniиre mйritoire faire l’aumфne des biens qui leur ont йtй confiйs afin d’кtre distribuйs, selon que cela leur a йtй confiй, et cette aumфne est mйritoire tant pour ceux qui exercent le ministиre de la misйricorde que pour ceux а l’usage desquels il est connu que ces biens ont йtй assignйs. Mais s’il existe un religieux а qui une telle distribution de biens n’a pas йtй confiйe, il ne lui est pas permis de faire l’aumфne.

         Et, par cela, la rйponse aux objections est claire.

 

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble qu’un religieux, s’il voit son pиre dans le besoin, puisse sortir du cloоtre, mкme sans la permission de son supйrieur, afin de venir au secours de son pиre.

         En effet, il ne faut pas outrepasser un commandement de Dieu а cause des traditions des hommes. Ainsi, en Mt 15, 6, le Seigneur, dit contre certains : Vous avez aboli le commandement de Dieu а cause de vos traditions. Or, l’homme est tenu de subvenir aux besoins de ses parents par ce prйcepte divin : Honore ton pиre et ta mиre (Mt 15, 4 ; Ex 20, 12), honneur par lequel on entend de fournir le nйcessaire. Il semble donc que, nonobstant les observances religieuses, qui sont des statuts des hommes, un religieux doive, selon le prйcepte de Dieu, sortir du cloоtre pour venir au secours de ses parents.

         Cependant, les rйalitйs spirituelles doivent toujours кtre prйfйrйes aux [rйalitйs] charnelles. Or, les religieux se sont vouйs au service de leur Pиre spirituel, а savoir, Dieu, envers qui nous sommes davantage obligйs, selon Hem 12, 9 : Combien plus nous obйirons au Pиre des esprits et vivrons-nous ! [Les religieux] ne doivent donc pas йcarter les observances de leur ordre pour se mettre au service de leurs parents charnels.

         Rйponse. Il en est autrement de celui qui n’est pas encore entrй en religion, et de celui qui a dйjа fait profession de la vie religieuse.

         En effet, celui qui n’est pas encore entrй en religion, s’il voit son pиre dans un grand besoin et que personne d’autre ne peut lui venir en aide, ne doit pas entrer en religion, mais il est tenu de secourir ses parents, surtout s’il peut demeurer dans le siиcle sans danger de pйchй mortel. Mais si ses parents peuvent кtre secourus par quelqu’un d’autre, il peut, s’il le veut, entrer en religion. Ainsi, Chrysostome, en commentant ceci : Laissez les morts enterrer leurs morts, dit qu’«il est mal de dйtourner un homme des rйalitйs spirituelles, surtout qu’il y avait quelqu’un qui pouvait prendre soin des parents ; en effet, il y avait des gens qui pouvaient se charger d’assurer la sйpulture de sa dйpouille».

         Mais aprиs que quelqu’un a fait profession de la vie religieuse, il est mort au monde. Ainsi, par cette mort spirituelle, il est dйchargй de prendre soin de ses parents, comme il en est dйchargй par la mort corporelle, et ainsi il ne pиche pas ni n’agit contre le prйcepte de Dieu s’il demeure dans le cloоtre sur ordre de son supйrieur, en se dйtournant du service de ses parents. En effet, il est devenu incapable de rendre le service dы sans pйcher lui-mкme. Toutefois, autant qu’il le peut en prйservant l’obйissance а son ordre, il peut faire en sorte de venir au secours de ses parents par lui-mкme ou par quelqu’un autre, s’ils sont dans le besoin.

         Mais а ce qui est objectй en sens contraire, il faut dire que le religieux est tenu d’accomplir ce qui se rapporte а la vie religieuse, non seulement par tradition humaine, mais aussi par prйcepte divin. En effet, il est obligй en vertu du vњu fait d’obйir а ses supйrieurs. Or, l’accomplissement d’un vњu tombe sous un prйcepte divin.

 

<Article 3 [17]> Troisiиmement : il semble que les prкtres de paroisse et les archidiacres aient une plus grande perfection que les religieux.

         <1> En effet, Chrysostome dit, dans son Dialogue : «Si tu m’amиnes un moine qui, pour parler avec une certaine exagйration, serait Йlie..., il ne faudrait pas lui comparer celui qui, livrй aux gens et forcй de porter les pйchйs d’un grand nombre, demeure inйbranlable et fort.»

         <2> Et un peu plus loin, [Chrysostome] dit : «Si quelqu’un me donnait le choix de ce qui me plairait le plus : la fonction sacerdotale ou la solitude des moines, je choisirais sans hйsiter la premiиre, et je ne cesserais de louer et de dйclarer bienheureux ceux qui auraient pu bien exercer le service de l’Йglise. Et ce que je louerais avec tant d’application et dйclarerais bienheureux, je ne le fuirais pas, si je me voyais capable d’exercer ce gouvernement.»

         <3> Et, dans le chapitre suivant, [Chrysostome] dit : «Tu as bien mis en garde, mon trиs cher. Car il ne faut pas se rappeler ceux-ci — а savoir, les gens du siиcle — lorsqu’il est question du sacerdoce. А la vйritй, si quelqu’un, au contact d’un grand nombre, peut, imperturbable, conserver sans corruption et inйbranlablement la puretй d’une totale saintetй, l’йclat de la continence et les autres bonnes actions des moines, il doit кtre prйfйrй а tous.» Parmi tous ceux-ci, il semble que les prкtres paroissiaux et les archidiacres, s’ils vivent bien dans le ministиre de l’Йglise, doivent кtre prйfйrйs а tous, mкme aux religieux.

         <4> De plus, Chrysostome dit, dans le mкme livre : «Si quelqu’un, en exerзant bien le sacerdoce, compare [а celui-ci] les efforts de ce propos, а savoir, monastique, tu constateras qu’il y a autant de diffйrence entre eux qu’entre une personne privйe et un roi.» Or, il est beaucoup plus grand d’exercer la fonction de roi que celle de n’importe quelle personne privйe. Il est donc beaucoup plus grand qu’un prкtre de paroisse ou un archidiacre se comporte bien dans sa fonction qu’un religieux dans la sienne.

         <5> De plus, les йvкques sont dans un йtat plus parfait que celui des religieux, autrement il ne serait pas permis de passer de la vie religieuse а l’йpiscopat. Or, les prкtres de paroisse et les archidiacres ressemblent davantage aux йvкques que les religieux, car, comme l’йvкque a charge d’вmes par son йpiscopat, de mкme le prкtre dans sa paroisse et l’archidiacre dans son archidiaconat. Les archidiacres et les prкtres de paroisse sont donc davantage dans un йtat de perfection que les religieux.

         <6> De plus, «le bien public doit кtre prйfйrй au bien privй», et la vie active porte plus de fruit que la vie contemplative. Et «aucun sacrifice n’est plus agrйable а Dieu que le zиle des вmes». Or, les archidiacres et les prкtres de paroisse s’occupent de l’utilitй commune de la multitude, en portant fruit par le zиle du salut des вmes dans la vie active. Ils doivent donc кtre prйfйrйs aux religieux, qui s’appliquent а leur propre salut dans la vie contemplative en servant Dieu.

         <7> De plus, celui а qui Dieu a davantage confiй a plus de mйrite, s’il s’en acquitte bien. Or, il semble que davantage ait йtй confiй au prкtre et а l’archidiacre, car il lui est demandй davantage lors du jugement. Il mйrite donc davantage en exerзant bien sa fonction.

         Cependant, s’oppose а cela ce qui est dit [dans le Dйcret], XIX, q. 2, c. Due : «Si quelqu’un dans son йglise, sous l’autoritй de l’йvкque, veille sur le peuple et vit а la maniиre du siиcle, et si, sous l’inspiration du Saint-Esprit, il veut se sauver dans un monastиre ou une [йglise] canoniale, il n’y a aucune raison qui exige qu’il soit forcй par [la loi] publique, car il est conduit par une loi privйe.» Or, la loi privйe, qui est la loi du Saint-Esprit, comme il est dit plus loin au mкme endroit, ne mиne jamais un homme d’un йtat plus parfait а un йtat moins parfait, mais fait en sorte que l’homme monte en son cњur, comme il est dit dans le psaume. L’йtat des religieux est donc plus parfait que l’йtat des prкtres de paroisse.

         Rйponse. La perfection spirituelle doit кtre mesurйe par la charitй, car celui а qui elle fait dйfaut n’est rien spirituellement, comme il est dit en 1 Co 13, 2, mais, par la perfection de celle-ci, on dit que quelqu’un est parfait. Ainsi, il est dit dans Col 3, 14 : Par-dessus tout..., ayez la charitй, qui est le lien de la perfection.

         Or, l’amour a une puissance de transformation, en vertu de laquelle celui qui aime est en quelque sorte transportй dans celui qu’il aime. Ainsi, Denys dit, dans les Noms divins, IV : «L’amour divin produit donc une extase, en ne les laissant pas s’aimer eux-mкmes, mais [aimer] ceux qu’ils aiment.» Ainsi donc, «parce qu’кtre entier et кtre parfait est la mкme chose», comme il est dit en Physique, III, celui-lа a une charitй parfaite qui est transportй totalement en Dieu par l’amour, en faisant passer en second lui-mкme et ce qu’il possиde pour Dieu. C’est pour cette raison qu’Augustin dit, La citй de Dieu, XIV, que «de mкme que l’amour de Dieu jusqu’au mйpris de Dieu fait la citй de Babylone, de mкme l’amour de Dieu jusqu’au mйpris de soi fait la citй de Dieu». [Il dit aussi], dans le livre sur les Quatre-vingt-trois questions, que «la perfection de la charitй [consiste] dans le fait de n’avoir aucune convoitise». Et Grйgoire dit aussi, en commentant Ezйchiel, que, «lorsque quelqu’un voue а Dieu quelque chose qui lui appartient et ne voue pas autre chose, c’est un sacrifice ; mais lorsqu’il voue au Dieu tout-puissant tout ce qu’il a, tout ce qu’il vit et tout ce qu’il aime, c’est un holocauste, ce qui veut dire en latin “totalement consumй”». Est donc parfait l’esprit de quiconque est ainsi disposй intйrieurement qu’il mйprise lui-mкme et tout ce qui lui appartient pour Dieu, selon ce que dit l’Apфtre en PH 3, 7‑8 : Ce qui йtait pour moi autrefois un avantage, je l’ai estimй... comme un dйchet, afin de gagner le Christ, qu’il s’agisse d’un religieux ou d’un sйculier, d’un clerc ou d’un laпc, mкme liй par l’йtat de mariage. En effet, Abraham йtait liй par le mariage et riche, lui а qui le Seigneur a dit, Gn 17, 1 : Marche devant moi et sois parfait. Et Si 31, 8 : Bienheureux l’homme qui s’est trouvй sans tache et n’a pas couru aprиs l’or, puis on ajoute un peu plus loin : Celui qui a йtй mis а l’йpreuve en cela et a йtй trouvй parfait.

         Mais il faut prendre garde que c’est une chose d’кtre parfait et c’en est une autre d’кtre dans un йtat de perfection. En effet, certains sont dans un йtat de perfection qui ne sont pas encore parfaits, mais parfois pйcheurs ; et certains sont parfaits qui ne sont pas dans un йtat de perfection.

         Et bien que l’«йtat» signifie beaucoup de choses : la droiture et la soliditй et peut-кtre d’autres choses de ce genre, toutefois, lorsqu’on dit que certains sont dans un йtat de perfection, on entend par «йtat» une condition, selon laquelle la libertй ou la servitude sont appelйs des йtats, comme lorsqu’on a coutume de dire que l’erreur sur la condition ou l’йtat de la personne est un empкchement au mariage, et non l’erreur sur la fortune ou sur la qualitй. C’est de cette faзon qu’«йtat» est entendu dans [le Dйcret], II, q. 6 : «S’ils sont interpellйs dans une cause [passible de la peine] capitale ou en raison de leur йtat, qu’ils prйsentent leur dйfense par eux-mкmes, et non par des procureurs.» En entendant «йtat» en ce sens, on dit que ceux-lа sont dans un йtat de perfection qui se soumettent а la servitude en vue d’accomplir les њuvres de la perfection. Or, il est manifeste que la servitude s’oppose а la libertй, car la libertй de faire n’importe quoi est enlevйe par un vњu, puisque faire un vњu est affaire de libertй, mais l’accomplir est affaire de nйcessitй, comme on l’a dit plus haut. Celui donc qui s’oblige а quelque chose par un vњu, pour autant qu’il se soumet а une nйcessitй, se rend d’une certaine maniиre esclave, en se privant de libertй. Ainsi, si quelqu’un s’oblige par vњu а faire quelque chose de particulier, il se fait d’une certaine maniиre esclave, non pas simplement, mais relativement, а savoir, par rapport а ce а quoi il s’est obligй. Mais si quelqu’un consacre par vњu toute sa vie а Dieu en vue d’accomplir les oeuvres de la perfection pour Dieu, il se constitue tout simplement esclave, et par lа est placй dans un йtat de perfection. Ainsi, en se vouant totalement а Dieu, on dit qu’il offre а Dieu un holocauste, comme le dit Grйgoire.

         Or, les йvкques s’obligent pour toute leur vie а ce qui se rapporte а la perfection lors de leur consйcration, en faisant une profession en vertu de laquelle ils sont obligйs de prendre soin du troupeau qu’ils ont reзu, selon ce que dit 1 Tm 5, 12 : <Mиne> le bon combat de la foi, saisis la vie йternelle а laquelle tu as йtй appelй, en portant un bon tйmoignage devant de nombreux tйmoins, «que ce soit par l’ordination ou par la prйdication», comme dit la Glose. Les religieux aussi, par leur profession s’obligent pour toute leur vie а ce qui se rapporte а la perfection. C’est pourquoi les deux sont appelйs des serviteurs. En effet, il est dit en 2 Co 4, 5: En effet, nous ne prкchons pas nous-mкmes, mais Jйsus, le Christ... Nous sommes vos serviteurs а cause de Jйsus, ce qui se rapporte aux йvкques. Les religieux aussi sont appelйs serviteurs ou domestiques, comme le dit Denys dans La hiйrarchie ecclйsiastique, VI. Et ainsi, aussi bien les religieux que les йvкques sont dans un йtat de perfection. De sorte que, lorsqu’ils assument cet йtat, les deux reзoivent une bйnйdiction, comme le montre clairement Denys, La hiйrarchie ecclйsiastique, VI et V.

         Mais les archidiacres ou les prкtres de paroisse ne s’obligent pas par vњu pour toute leur vie а ce qu’exige le soin d’un troupeau. Ainsi, lors de leur entrйe en fonction, aucune bйnйdiction ne leur est donnйe, comme celle qui est donnйe aux moines en raison de la perfection qu’ils assument, comme il est dit dans La hiйrarchie ecclйsiastique, VI. Par le fait que leur est confiйe la charge d’une paroisse ou d’un archidiaconй, ils sont donc йtablis dans une fonction, mais ils ne sont pas йlevйs а un йtat de perfection, autrement ils seraient apostats lorsqu’ils quittent leurs paroisses et acceptent des prйbendes sans charge [d’вmes] dans des йglises cathйdrales. En effet, personne ne peut s’йloigner de l’йtat perfection qu’en pйchant mortellement et en apostasiant.

         C’est pourquoi Denys, dans La hiйrarchie ecclйsiastique, attribue la perfection aux seuls йvкques, pour autant qu’ils donnent la perfection, et aux moines, pour autant qu’ils sont perfectionnйs. Mais il attribue l’illumination aux prкtres, pour autant qu’ils йclairent par l’administration des sacrements, et au peuple saint, pour autant qu’il doit кtre йclairй. Mais [il attribue] la purification aux diacres, pour autant qu’ils purifient, et а l’ordre des impurs, pour autant qu’ils doivent кtre purifiйs.

         <1> On pourrait rйpondre briиvement а toutes ces autoritйs de Chrysostome, qui ne parle pas du prкtre de paroisse, mais de l’йvкque, qui est appelй prкtre par antonomase, en tant que souverain prкtre ; et c’est une maniиre trиs courante de parler que d’appeler les йvкques prкtres. Cette rйponse semble кtre conforme а l’intention de l’ouvrage par lequel Chrysostome console Basile de sa promotion : en effet, les deux avaient йtй йlus йvкques.

         Mais, afin de rйpondre de maniиre particuliиre sur chaque point, il faut dire, а propos du premier [argument], que, si l’on examine les circonstances oщ ces paroles ont йtй prononcйes, elles n’appuient pas du tout [l’argument] mis de l’avant. En effet, [Chrysostome] йcrit auparavant : «Si ceux qui habitent dans des endroits retirйs ne sont pas йbranlйs par les paroles d’un grand nombre, leur patience est digne de louange, mais ce n’est pas un argument favorable а l’art vйritable. Mais s’il a pu sauver de la tempкte le navire qui se trouvait au milieu des flots, alors il mйrite que tous lui rendent tйmoignage qu’il est un dirigeant parfait.» Puis il conclut : «Si tu me prйsentes un moine qui, pour parler avec exagйration, йtait Йlie, mais qui, dans sa solitude, n’est pas йbranlй au point de pйcher gravement, bien plus, que personne ne vient aiguillonner ni exaspйrer, il ne faut cependant pas lui comparer celui qui est livrй aux foules et est forcй de supporter les pйchйs d’un grand nombre..., il ne faut pas le comparer а celui qui, livrй au peuple et forcй de porter les pйchйs d’un grand nombre, persйvиre immuable et fort, car il s’est dirigй lui-mкme aussi bien dans la tempкte que dans la tranquillitй.» Il est clair qu’il ne compare pas ici un йtat а un autre, mais l’impeccabilitй а l’impeccabilitй. En effet, le fait que le moine qui demeurant dans le cloоtre ne pиche pas n’est pas une preuve aussi йvidente de vertu qu’un prкtre, un йvкque ou n’importe quel dirigeant d’un peuple qui s’abstient de pйcher au milieu de l’agitation, comme le fait qu’un navigateur navigue sans danger sur une mer tranquille n’est pas une preuve aussi convaincante de son expertise que s’il naviguait dans la tempкte. Et cependant il appartient а l’expertise du navigateur d’йviter une mer de tempкte. Ainsi, а partir des paroles qui prйcиdent, on ne peut rien montrer d’autre que le fait que l’йtat de celui qui a charge d’вmes est plus dangereux que celui du moine, et que se garder innocent dans un danger plus grand est un argument en faveur d’une vertu plus grande. Ainsi, une plus grande vertu est nйcessaire pour se garder exempt de pйchй parmi le peuple que dans la vie religieuse. Mais il appartient а une plus grande vertu d’йviter les dangers en entrant en religion que de ne pas йviter les dangers : en effet, plus quelqu’un aime son salut, plus il йvite les dangers pour son salut.

         <2> Par lа aussi est claire la rйponse au second [argument]. En effet, [Chrysostome] ne dit pas qu’il prйfйrerait exercer la fonction sacerdotale plutфt que d’кtre dans la solitude des moines, mais qu’il prйfйrerait se plaire dans celle-lа plutфt que dans celle-ci. En effet, tout sage voudrait plutфt possйder une telle vertu qu’elle puisse le garder en sйcuritй mкme au milieu des dangers, qu’une vertu qui lui permettrait d’йchapper aux dangers. Mais parce qu’il est prйsomptueux pour quelqu’un de prйsumer possйder une telle vertu qui lui permette d’кtre en sйcuritй mкme au milieu des dangers, il est plus vertueux pour lui de se placer hors du danger. C’est pourquoi [Chrysostome] ajoute : «Ce dont je fais l’йloge avec autant de zиle et que je dйclare bienheureux— а savoir, la fonction d’administrer une йglise —, je ne le fuirais pas, si je me voyais capable de la diriger.» Il la fuyait donc avec prudence parce qu’il ne s’attribuait pas avec orgueil une vertu telle qu’il en fыt capable.

         <3> De mкme, la rйponse au troisiиme [argument] est claire. En effet, «si, amenй а кtre en contact avec un grand nombre de gens, il peut conserver intacts et solides la constante blancheur d’une parfaite saintetй, la puretй de la continence et les autres bons comportements des moines, il doit кtre prйfйrй а tous». En effet, c’est un signe de plus grande vertu que quelqu’un conserve une parfaite puretй, mкme lorsque sa puretй est mise en danger, que s’il la conservait en dehors de ces dangers. Toutefois, celui-lа s’avиre aimer peu sa puretй qui n’йvite pas les dangers pour la puretй, alors qu’il est trиs difficile et trиs rare de conserver une puretй totale. De mкme que fut trиs grande la puretй de la bienheureuse Agnиs, qui a conservй sa puretй virginale alors qu’elle avait йtй placйe dans un lupanar. Cependant, parce qu’elle aimait la puretй, elle n’aurait jamais choisi de faire йtalage de sa vertu dans un lupanar, mais autant elle avait un esprit pur, autant elle aurait de sa propre volontй йvitй le lupanar. Et il en est de mкme pour toutes les choses de ce genre.

         <4> Cette autoritй ne se rapporte pas а la perfection de la vie, mais а la diffйrence de dignitй. En effet, une personne privйe est aussi йloignйe du roi que celui qui ne possиde pas de prйlature [l’est] de celui qui en possиde. Mais la question ne porte pas sur le fait de savoir si tous ceux qui ont charge d’вmes sont plus grands par la dignitй de leur prйlature que le religieux qui n’a pas charge d’вmes.

         <5> Il n’en est pas des йvкques comme des prкtres de paroisse. En effet, les йvкques ont charge d’вmes а titre principal, mais les prкtres de paroisse et les archidiacres sont des ministres subalternes et leurs coadjuteurs. C’est pourquoi il est dit [dans le Dйcret], XVI, q. 1 : «Que tous les prкtres, les diacres et les autres clercs prennent garde de ne rien faire sans la permission de leur propre йvкque. Que personne parmi les prкtres ne cйlиbre de messes dans sa paroisse sans son ordre, qu’il ne cйlиbre aucun baptкme sans sa permission.» Et, en 1 Co 12, 28, il est dit dans la Glose que «les fonctions d’aide reviennent а ceux qui aident leurs supйrieurs, comme Tite pour l’Apфtre ou les archidiacres pour les йvкques, mais les fonctions d’exйcution [reviennent] aux personnes de rang infйrieur, comme sont les prкtres». Ainsi, si l’on examine correctement [les choses], dans le gouvernement de l’Йglise, les archidiacres et les prкtres de paroisse se comparent а l’йvкque comme les prйvфts et les baillis se comparent au roi dans le gouvernement temporel. Et ainsi, comme le roi est couronnй et oint dans le royaume, mais non les prйvфts et les baillis, de mкme l’йvкque dans l’Йglise, mais non les archidiacres et les prкtres de paroisse. Pour cette raison, l’йpiscopat est un ordre par rapport au corps mystique, mais non la charge de prкtre de paroisse ou l’archidiaconat, qui sont une fonction seulement. Les archidiacres et les prкtres de paroisse sont donc semblables aux йvкques en tant que coadjuteurs et serviteurs, mais les religieux sont semblables aux йvкques par l’obligation perpйtuelle, qui fait l’йtat de perfection.

         <6> Deux actions peuvent кtre comparйes l’une а l’autre en bien ou en mal de plusieurs maniиres. D’une maniиre, selon leur genre, comme nous disons que la continence virginale l’emporte en bien sur la continence du veuvage, et, pour le mal, l’homicide sur le vol. De cette faзon, la vie active est plus fructueuse que la vie contemplative, mais «la vie contemplative est plus grande en mйrite que la vie active», comme Grйgoire le dit dans ses Morales, VII. En effet, «le zиle des вmes est le sacrifice le plus agrйable а Dieu», а condition d’кtre bien exercй, de sorte que l’homme prenne d’abord soin de son propre salut, et ensuite de celui des autres. Autrement, rien ne sert а l’homme de gagner le monde entier, s’il vient а perdre son вme, comme il est dit en Mt 16, 26. — D’une autre maniиre, une action peut кtre comparйe а une autre action en bien ou en mal, non pas en elle-mкme, mais par rapport а un autre acte, comme l’abstinence l’emporte en bien sur la prise de nourriture, mais prendre de la nourriture avec quelqu’un par charitй l’emporte sur l’abstinence ; et, pour le mal, l’adultиre vient avant le vol, mais voler une йpйe pour tuer est plus grave que l’adultиre. — Troisiиmement, une action l’emporte sur une autre en bien ou en mal selon la volontй de celui qui la pose : en effet, selon qu’un acte est accompli avec une volontй plus prompte, on estime qu’il est meilleur ou pire.

         Si donc nous comparons les actions des prкtres de paroisse et des archidiacres aux actions des religieux selon le troisiиme mode de comparaison, а savoir, selon la promptitude de la volontй, le jugement est alors incertain, car celui qui agit avec une plus grande charitй a des actions plus mйritoires. — Mais si elles sont comparйes selon la deuxiиme comparaison, par rapport а une autre action, les actions d’un religieux sont incomparablement supйrieures aux actions d’un archidiacre ou d’un prкtre de paroisse. En effet, les actions des religieux se rapportent а cette racine par laquelle ils ont vouй toute leur vie а Dieu. Aussi ne fait-il pas prendre en considйration ce qu’il font, mais plutфt qu’ils ont fait vњu de faire tout ce qu’ils doivent faire. Et ainsi, ils se comparent а ceux qui font une bonne action en particulier comme l’infini au fini. En effet, celui qui se donne а quelqu’un en vue de faire tout ce qu’il ordonnera se donne а lui davantage d’une maniиre infinie que celui qui se donne а lui en vue d’accomplir une action particuliиre. De sorte que, а supposer qu’un religieux accomplisse, selon que l’exige sa vie religieuse, une action qui est petite en elle-mкme, celle-ci reзoit cependant une grande orientation par son rapport а l’obligation premiиre selon laquelle il s’est entiиrement donnй а Dieu. — Mais si les actions sont comparйes aux actions en elles-mкmes, selon le premier mode de comparaison, certaines actions particuliиres que font les prкtres de paroisse ou les archidiacres sont ainsi plus grandes que certaines actions particuliиres que font les religieux, comme il est plus grand de voir au salut des вmes que de jeыner, de garder silence ou des choses de ce genre. Toutefois, si toutes [les actions] sont comparйes а toutes les actions, les actions des religieux sont beaucoup plus grandes. En effet, mкme si procurer le salut des autres est plus grand que de s’occuper de soi seul а parler d’une maniиre gйnйrale, toutefois ce n’est pas n’importe quelle faзon de s’occuper du salut des autres qui l’emporte sur n’importe quelle faзon de s’occuper de son propre salut. En effet, si quelqu’un s’occupe entiиrement et parfaitement de son salut, cela est beaucoup plus grand que si quelqu’un pose de nombreuses actions particuliиres pour le salut des autres, alors qu’il ne s’occupe pas parfaitement de son salut, mкme s’il [s’en occupe] de maniиre suffisante.

         <7> Bien administrer est question de plus et de moins. Ainsi, si celui а qui on a confiй davantage assure une administration d’autant meilleure que ce qu’on lui a confiй est plus grand, sans aucun doute mйritera-t-il davantage. Mais si celui а qui on a moins confiй fait bien davantage que celui а qui on a confiй davantage, mкme si celui-ci agit bien, l’autre mйritera cependant davantage. Ce qui est manifeste aussi dans les choses humaines : celui qui reзoit un bйnйfice plus petit, s’il sert davantage, doit кtre mieux traitй. Mais bien que celui qui a charge d’вmes ait davantage reзu quant а la dignitй, parce que le religieux pose des actions plus grandes, comme on l’a dit, il mйrite davantage.

 

<Question 7> [Sur les йtats laпcs]

         Ensuite, on a posй des questions sur ce qui se rapporte aux laпcs.

         Premiиrement, а propos du mariage, la femme qui a contractй mariage devant l’Йglise, aprиs avoir fait vњu de continence, peut-elle s’unir charnellement а son mari sans pйchй ? Deuxiиmement, est-il permis а quelqu’un de garder ce qu’il acquiert lйgitimement par commerce а partir d’argent acquis par usure ?

 

<Article 1 [18]> Premiиrement : il semble qu’une femme qui a contractй mariage avec quelqu’un devant l’Йglise, aprиs avoir fait vњu de continence, puisse sans pйchй s’unir charnellement а lui par la suite.

         <1> En effet, ce qui est fait en vertu de l’autoritй de l’Йglise est exempt de pйchй, puisque cela a йtй fait par l’autoritй du Christ, selon ce que dit l’Apфtre, 2 Co 2, 10 : Car ce que je vous ai donnй, si je vous ai donnй quelque chose, [je vous l’ai donnй] en la personne du Christ. Or, cette femme, par le fait mкme qu’elle a contractй mariage devant l’Йglise, a reзu par l’autoritй de l’Йglise le pouvoir de faire l’acte du mariage, qui est l’union charnelle. Elle ne pиche donc pas si elle s’unit charnellement а son mari.

         Cependant, le vњu de continence est plus grand que le vњu d’abstinence, car on ne saurait peser adйquatement l’вme continente, comme il est dit en Si 26, 20. Or, celui qui agit а l’encontre d’un vњu d’abstinence pиche mortellement, par exemple, celui qui romprait le jeыne du vendredi, s’il avait fait vњu de toujours jeыner le vendredi. А bien plus forte raison donc, pиche mortellement la personne qui, а l’encontre du vњu de continence qu’elle a fait, s’unit charnellement а une autre personne.

         Rйponse. Le vњu de continence est double : [le vњu] simple et [le vњu] solennel. Or, «le vњu solennel de continence empкche de contracter mariage et annule [le mariage] dйjа contractй», c’est-а-dire qu’il fait en sorte qu’il n’existe pas de mariage qui soit contractй aprиs le vњu solennel. Il est donc clair que, aprиs un vњu solennel, quelqu’un n’est pas exempt de pйchй si, de fait, il contracte mariage devant l’Йglise et fait usage de l’union charnelle. — «Mais le vњu simple empкche de contracter mariage, mais n’annule pas [le mariage] dйjа contractй.» En effet, il ne fait pas en sorte que le mariage subsйquent soit nul, mais seulement que celui qui contracte mariage pиche mortellement. Or, le mariage йtant effectif, «la femme n’a pas pouvoir sur con corps, mais le mari, et inversement». Or, personne ne peut refuser а un autre ce qui lui appartient, et ainsi la femme unie par le mariage, mкme si un vњu simple l’a prйcйdй, ne peut refuser а son mari l’usage de son corps, surtout aprиs que le mariage a йtй consommй par l’union charnelle. Or, personne ne pиche en faisant ce qu’il doit. Ainsi, d’une maniиre gйnйrale, tous disent que la femme qui, par l’union charnelle, a consommй le mariage contractй aprиs un vњu simple de continence ne pиche pas en rendant son dы а son mari. Mais pиche-t-elle en exigeant son dы ? Cela paraоt douteux, puisque certains disent qu’elle peut mкme l’exiger sans pйchй, afin que le fardeau du mariage ne soit pas insupportable. Mais il semble plus vrai dire qu’elle ne pиche pas en le rendant, car cela est une obligation, mais qu’elle pиche en l’exigeant, car cela relиve de sa volontй, qui est liйe par l’obligation du vњu qui a prйcйdй.

         La raison de cette diffйrence est que le vњu solennel comporte une promesse accompagnйe d’une cession (ainsi le vњu de continence n’est-il solennisй que par la rйception d’un ordre sacrй, par lequel un homme est effectivement vouй au culte divin, ou par la profession а une rиgle et par la prise de l’habit des profиs, car ainsi un homme est-il vouй а servir Dieu dans la vie religieuse). Mais le vњu simple comporte une promesse sans cession. Or, il est clair que, aprиs que quelqu’un, non seulement promet а un autre quelque chose qui lui appartenait, mais le lui cиde, il ne peut le donner а quelqu’un d’autre par la suite, par exemple, un cheval, un vкtement ou des choses semblables, et, s’il voulait le donner а quelqu’un d’autre par la suite, la seconde donation n’aurait pas de valeur. Ainsi, aprиs que quelqu’un a non seulement promis mais donnй par vњu solennel son corps а Dieu pour une vie de cйlibat, il ne peut le donner ensuite а son conjoint, de telle sorte qu’il serait ainsi tenu de [lui] rendre son dы. Mais celui qui promet quelque chose а un autre, mais ne le lui cиde pas immйdiatement, s’il le cиde effectivement par la suite а quelqu’un d’autre, bien qu’il rompe la fidйlitй а sa promesse, sa deuxiиme donation est valable, de sorte que celui а qui elle est faite peut l’utiliser comme il le veut. Ainsi donc, une personne qui a promis par vњu simple son corps а Dieu en vue d’une vie de cйlibat, si elle cиde effectivement par la suite le pouvoir sur son corps а son conjoint en vertu du mariage contractй, pиche en rompant assurйment la fidйlitй а son vњu, mais la donation est valable et le conjoint a pouvoir sur son corps. Elle ne pиche donc pas en rendant son dы [а son conjoint].

         Il faut donc rйpondre aux deux arguments.

         <1> La femme qui a fait vњu de continence et qui contracte [mariage] devant l’Йglise ne reзoit pas de l’autoritй de l’Йglise <le pouvoir> d’utiliser l’union charnelle, car si l’Йglise йtait au courant du vњu fait, elle empкcherait le mariage. Mais si elle le connaissait et dispensait du vњu simple en vertu de l’autoritй apostolique, la femme ne pйcherait ni en exigeant ni en rendant ce qui est dы.

         А ce qui est objectй en sens contraire, il faut rйpondre qu’il en va de mкme pour le vњu de continence et pour le vњu d’abstinence. En effet, de mкme qu’une personne qui, aprиs avoir fait un vњu simple de continence, cиde а son conjoint le pouvoir sur elle-mкme utilise sans pйchй l’union charnelle en rendant ce qui est dы, de mкme, si, aprиs avoir fait vњu d’abstinence, elle cиde le pouvoir sur elle-mкme en entrant en religion, peut-elle rompre le jeыne selon l’obйissance а son supйrieur et l’observance de la vie religieuse, ce par quoi le vњu solennel se distingue des autres vњux.

 

<Article 2 [19]> Deuxiиmement : il semble qu’on soit obligй de rendre tout ce qu’on a gagnй а partir d’argent acquis par usure.

         En effet, l’Apфtre dit, Rm 11, 16 : Si la racine est sainte, la branche aussi [l’est]. La mкme chose vaut donc en sens contraire : si la racine est infectйe, les branches [le sont aussi]. Or, la racine de ce gain sera infectйe et usuraire. Le tout est donc infectй et usuraire. Il ne lui est donc pas permis de conserver ce gain.

         Cependant, chacun peut lйgitimement conserver ce qu’il a lйgitimement acquis. Or, ce qui est acquis а partir d’un argent usuraire est parfois acquis lйgitimement. Cela peut donc кtre lйgitimement conservй.

         Rйponse. La vйritй sur cette question pourra apparaоtre si l’on examine la raison pour laquelle accepter l’usure est pйchй. En effet, cela n’est pas pйchй uniquement parce que cela est dйfendu, mais parce que cela est contre la raison naturelle, comme le dit aussi le Philosophe dans Politique, I.

         Pour le montrer, il faut observer que, parmi les choses qui sont а l’usage de l’homme, il en existe dont l’usage n’entraоne pas la disparition de la chose elle-mкme et, s’il arrive que la chose soit dйtйriorйe ou disparaisse par l’usage, cela est accidentel, comme c’est le cas d’une maison, d’un vкtement, d’un cheval, d’un livre et de choses de ce genre. En effet, on ne dйtruit pas un livre en l’utilisant, et on ne dйtruit pas une maison en l’utilisant. Pour ces choses, autre est le fait de donner l’usage de la chose, et autre est le fait de donner la substance de la chose. Pour cette raison, lorsque par contrat l’usage d’une telle chose est accordй а un autre, le droit de propriйtй sur la chose n’est pas cйdй pour autant. Pour cette raison aussi, le droit d’usage d’une telle chose peut кtre vendu, alors que le droit de propriйtй continue d’appartenir а son maоtre, comme cela est clair dans le bail et la location, qui sont des contrats lйgitimes. — Mais il existe des choses dont l’usage n’est rien d’autre que leur disparition, comme l’argent que nous utilisons en le dйpensant, le vin que nous utilisons en le buvant, et ainsi de suite pour les autres choses de ce genre, pour lesquelles utiliser la chose n’est rien d’autre que la consommer. Et, pour ces choses, lorsque l’usage en est accordй par contrat, la propriйtй de la chose est aussi cйdйe. Ainsi donc, parce que l’usage de la chose n’est pas sйparable de la chose elle-mкme, quiconque vend l’usage de telles choses en retenant en sa faveur l’obligation d’en rendre une part vend clairement la mкme chose deux fois, ce qui est contraire а la justice naturelle. C’est pourquoi exiger l’usure est injuste en soi.

         On est donc obligй de restituer ce qu’on reзoit en plus de sa part parce qu’on le reзoit injustement, et, par consйquent, l’intйrкt est condamnable. Mais, puisque l’usage de l’argent acquis par usure mкme n’est rien d’autre que sa substance, pour la raison dйjа donnйe, il est clair que, du fait qu’on rend l’argent usuraire, on n’est pas tenu de rendre quoi que ce soit de l’usage de cet argent. Mais on serait tenu de rendre ce qu’on aurait gagnй par la maison d’un autre, le cheval ou quelque chose de ce genre, mкme aprиs avoir rendu les choses de ce genre, car, pour ces choses, la chose et l’usage de la chose s’additionnent.

         А ce qui est objectй en sens contraire, il faut rйpondre que l’argent acquis par usure ne joue pas le rфle de racine du gain qui est fait а partir de lui, mais seulement celui de matiиre. En effet, la racine a la puissance d’une cause active pour autant qu’elle fournit l’alimentation а toute la plante. Ainsi, dans les actes humains, la volontй et l’intention sont comparйes а la racine а cause de laquelle, si elle est mauvaise, l’action sera mauvaise. Mais cela n’est pas nйcessaire pour ce qui joue le rфle de matiиre : en effet, quelqu’un peut parfois bien utiliser quelque chose de mauvais.

 

<Question 8> [Sur tous les hommes]

         Ensuite, ona posй des questions sur ce qui concerne tous les hommes d’une maniиre gйnйrale : premiиrement, sur l’вme ; deuxiиmement, sur le corps ; troisiиmement, sur l’acte de l’homme.

         А propos de l’вme, on a posй trois questions. Premiиrement, а propos de sa substance, est-elle composйe de matiиre et de forme ? Deuxiиmement, а propos de sa connaissance. Troisiиmement, а propos de sa peine.

 

<Article unique [20]> Premiиrement : il semble que l’вme soit composйe de matiиre et de forme.

         En effet, l’intellect humain se compare aux substances intellectuelles supйrieures par un йloignement de la simplicitй. Or, tout qui s’йloigne de ce qui est simple tombe sous le coup d’une certaine composition. Or, la premiиre composition est celle de matiиre et de forme. L’вme humaine est donc composйe de matiиre et de forme.

         Cependant, s’oppose а cela ce que le Philosophe dit dans Sur l’вme, III, que les espиces des choses, telles qu’elles sont dans les choses elles-mкmes, ne sont pas intelligibles en acte parce qu’elles sont dans la matiиre ; mais, telles qu’elles sont dans l’вme intellective humaine, elle sont intelligibles en acte. Elles ne sont donc pas dans la matiиre. L’вme humaine n’est donc pas composйe de matiиre et de forme.

         Rйponse. Si on appelle matiиre tout ce qui est en puissance de quelque faзon que ce soit, et forme, tout acte, il est nйcessaire d’affirmer que l’вme humaine et toute substance crййe est composйe de matiиre et de forme.

         En effet, la substance crййe est composйe de puissance et d’acte, car il est clair que seul Dieu est son propre acte d’кtre, puisqu’il est par essence, а savoir, pour autant que son acte d’кtre est sa substance, ce qui ne peut кtre affirmй de rien d’autre. En effet, il ne peut y avoir qu’un seul кtre subsistant, de mкme que la blancheur subsistante ne peut кtre qu’une. Il faut donc que toute autre chose soit par participation, de telle maniиre que soient autres en elle la substance qui participe а l’acte d’кtre et l’acte d’кtre mкme auquel elle participe. Or, tout ce qui participe entretient avec ce qui est participй le rapport de la puissance а l’acte. Ainsi, la substance de toute chose crййe entretient avec son acte d’кtre le rapport de la puissance а l’acte. Ainsi donc, toute substance crййe est composйe de puissance et d’acte, c’est-а-dire de ce qu’elle est et d’acte d’кtre, comme Boиce dit, dans le livre Sur les semaines, que l’objet blanc est composй de ce qui est blanc et de blancheur.

         Mais si on entend par matiиre ce qui est en puissance seulement, alors il est impossible que l’вme humaine soit composйe de matiиre et de forme.

         Et ceci peut кtre dйmontrй de deux maniиres. Premiиrement, par le fait que [l’вme] est une substance intellectuelle. En effet, il est clair que l’intellect en acte est l’intelligй en acte. Or, l’intelligй en acte est quelque chose pour autant qu’il est immatйriel. En effet, une chose est parfaitement intelligible pour autant qu’elle est en acte, et non pour autant qu’elle est en puissance, comme il est dit dans Mйtaphysique, IX. Ainsi, puisque la matiиre est un кtre en puissance, la forme qui existe dans la matiиre ne peut кtre parfaitement connue comme intelligйe en acte. Il en dйcoule donc qu’aucune substance intellective dont la perfection est l’intelligй mкme en acte n’est matйrielle, du fait qu’«il faut qu’une perfection soit proportionnйe а ce qui est perfectible».

         Deuxiиmement, la mкme chose se dйmontre par le fait que l’вme est une forme. En effet, comme la forme est acte et que ce qui est en puissance ne peut кtre acte, il est impossible qu’un composй de matiиre et de forme soit forme en lui-mкme, si on le considиre comme un tout. Si donc l’вme, qu’on dit кtre composйe de matiиre et de forme, est forme selon une partie d’elle-mкme, qui est un acte dont aucune partie n’est matiиre, il en dйcoulera qu’aucune partie de l’вme n’est matiиre. En effet, nous appelons вme l’acte du corps animй.

         А ce qui objectй en sens contraire, il faut rйpondre que la puissance et l’acte sont les principes premiers dans le genre de la substance, mais que la matiиre et la forme sont les principes premiers dans le genre de la substance mobile. Il n’est donc pas nйcessaire que toute composition dans le genre de la substance soit constituйe de matiиre et de forme, mais cela est nйcessaire seulement dans les substances mobiles.

 

<Question 9> [Sur la connaissance]

         Ensuite, on s’est interrogй sur l’вme а propos de la connaissance.

         А ce propos, deux questions ont йtй posйes. Premiиrement, est-ce que l’вme sйparйe du corps connaоt une autre вme sйparйe ? Deuxiиmement, est-il permis d’exiger de quelqu’un qui est mourant qu’il rйvиle son йtat aprиs la mort ?

 

<Article 1 [21]> Premiиrement : il semble que l’вme sйparйe du corps ne connaisse pas une autre вme d’un homme qu’elle a connu dans la vie prйsente.

         <1> En effet, toute connaissance se rйalise par une similitude. Or, dans cette vie, la similitude d’une autre вme n’a pas йtй exprimйe dans une вme, de sorte qu’elle puisse demeurer aprиs la mort. Une вme sйparйe ne peut donc pas en connaоtre une autre.

         <2> De plus, le Philosophe dit, Sur l’вme, I, qu’«une fois le corps corrompu, l’вme n’a pas de souvenir». [L’вme] ne reconnaоt donc pas l’вme d’un homme qu’elle a connu pendant cette vie.

         Cependant, comme il est dit en Lc 16, 23, le riche, dont l’вme se trouve en enfer, a reconnu Lazare qui se trouvait dans le sein d’Abraham selon son вme.

         Rйponse. Comme aucune substance n’est privйe de sa propre opйration, il est nйcessaire d’affirmer que, lorsque l’вme intellective demeure aprиs la mort, elle intellige d’une certaine maniиre. Or, il est nйcessaire de lui reconnaоtre l’un des trois modes d’intelliger, а savoir qu’elle intellige soit par abstraction des espиces intelligibles а partir des choses, comme elle intellige maintenant alors qu’elle est unie au corps ; soit par les espиces intelligibles acquises alors qu’elle йtait dans le corps et qui sont conservйes aprиs la mort ; soit par certaines espиces concrййes ou venues d’en haut d’une maniиre ou d’une autre.

 

* * *

 

         Certains disent donc que les вmes sйparйes intelligent en abstrayant des choses les espиces intelligibles.

         Mais cela est impossible. En effet, l’abstraction des espиces intelligibles des choses sensibles se rйalise par l’intermйdiaire du sens et de l’imagination, dont les opйrations ne peuvent кtre attribuйes а l’вme sйparйe, puisqu’elles se font par des organes corporels.

 

* * *

 

         C’est pourquoi d’autres, niant cela, disent plutфt que l’вme sйparйe n’intellige mкme pas par les espиces acquises а partir des choses sensibles, alors qu’elle йtait dans le corps. En effet, ils affirment, dans la foulйe d’Avicenne, que les espиces intelligibles ne sont conservйes dans l’intellect possible que lorsqu’il intellige en acte, mais que sont conservйes seulement les espиces particuliиres des choses sensibles dans l’imagination et dans la mйmoire ; lorsque l’intellect possible se tourne vers celles-ci, elles ramиnent en lui les espиces intelligibles par l’intellect agent. Ainsi donc, comme la mйmoire et l’imagination sont dйtruites avec la destruction du corps, puisqu’elles sont les puissances d’organes corporels, il en dйcoule que l’вme, aprиs la mort, ne peut d’aucune maniиre intelliger par des espиces reзues des choses sensibles. Selon eux, il reste donc que l’вme sйparйe intellige par des espиces concrййes, comme les anges.

         Mais cette position aussi semble dйraisonnable sur les deux points affirmйs.

         En effet, que les espиces intelligibles ne soient pas conservйes dans l’intellect possible, cela va а l’encontre de la raison, car ce qui est reзu dans quelque chose s’y trouve selon le mode de ce qui reзoit. Ainsi, comme l’intellect possible a une existence stable et immuable, il faut que les espиces intelligibles soient reзues en lui d’une maniиre stable et immuable. Cela va aussi contre Aristote, qui dit, dans Sur l’вme, III, que «l’intellect possible, lorsqu’il devient des choses singuliиres», c’est-а-dire lorsqu’il reзoit des espиces de choses singuliиres, comme lorsqu’il connaоt, c’est-а-dire comme cela arrive chez celui qui a la science, «est alors dit en acte. Or, cela arrive dиs qu’il peut opйrer par lui-mкme. Il est donc alors en puissance d’une certaine maniиre, mais toutefois pas comme c’йtait le cas avant d’apprendre et de trouver». Par ces mots, il apparaоt que les espиces intelligibles sont parfois sous forme d’habitus dans l’intellect possible, bien que celui-ci n’agisse pas en acte.

         Ce qu’ils disent aussi, que l’вme humaine possиde des espиces concrййes, est dit de maniиre irrationnelle. En effet, si [l’вme] peut en faire usage alors qu’elle est unie au corps, il en dйcoulera que l’homme peut intelliger ce qu’il n’a pas reзu par le sens, par exemple, l’aveugle qui intellige les couleurs, ce qui est manifestement faux. Mais si, а cause de l’union au corps, l’вme humaine est totalement empкchйe de pouvoir faire usage des espиces intelligibles concrййes, il en dйcoulera que l’union du corps et de l’вme n’est pas naturelle. En effet, ce qui fait partie de la nature d’une chose n’est pas empкchй totalement par quelque chose qui est naturel а cette chose, autrement la nature ferait l’une des deux choses en vain.

 

* * *

 

         Il faut donc dire que l’вme sйparйe peut intelliger certaines choses par les espиces intelligibles qu’elle a acquisses а partir des choses par l’intermйdiaire des sens alors qu’elles йtait dans le corps. Mais ce mode de connaissance ne suffit pas, car l’вme sйparйe connaоt beaucoup de choses que nous, dans cette vie, ne connaissons pas. Surtout qu’il paraоt inconvenant que les вmes de ceux qui meurent dans le sein maternel, qui n’ont peut-кtre eu aucun usage de l’intellect et, par consйquent, ni d’espиces sensibles acquises, n’intelligeraient rien ! Il faut donc ajouter que l’вme, alors qu’elle est sйparйe du corps, reзoit un influx d’espиces intelligibles d’une nature supйrieure, а savoir, [la nature] divine, selon l’ordre naturel par lequel nous faisons l’expйrience que plus l’вme humaine est abstraite des sens corporels, plus elle peut participer а l’influx supйrieur, comme cela est clair chez ceux qui dorment et ceux qui sont йtrangers [а leurs sens], qui prйvoient mкme des choses futures.

 

* * *

 

         Ainsi donc, l’вme sйparйe peut connaоtre une autre вme tant par la connaissance qu’elle en a acquise dans cette vie par une similitude de son action, qui est la vie de l’homme, que par une certaine similitude infusйe par Dieu selon un influx naturel.

         <1> Par cela, la rйponse au premier argument est claire.

         <2> Le Philosophe parle de la mйmoire et du souvenir qui sont l’acte d’une puissance sensitive utilisant un organe corporel. Une fois celui-ci dйtruit, l’acte d’une telle puissance cesse.

 

<Article 2 [22]> Deuxiиmement : il semble qu’il ne soit pas permis de demander а quelqu’un qui est mourant de rйvйler son йtat aprиs sa mort.

         En effet, il n’est pas permis de rechercher ce que Dieu veut garder cachй, selon ce que dit Si 3, 22 : Ne recherche pas ce qui est plus йlevй que toi. Or, Dieu veut que l’йtat de l’вme aprиs la mort demeure cachй, ce qui est manifeste par le riche qui demande que Lazare soit envoyй vers ses frиres vivants, et cela est refusй, comme il est dit en Lc 16, 27‑31. Il n’est donc pas permis de faire [cette] demande aux mourants.

         Cependant, ce qui est dit en 2 M 12, 46 s’oppose а cela : La pensйe de prier pour les morts est sainte et salutaire. Or, l’homme est incitй а cela par le fait de connaоtre le besoin qu’ils en ont aprиs la mort. Il est donc permis et saint de le demander aux mourants.

         Rйponse. Puisque «le pйchй va contre la nature», comme cela est clair par ce que dit [Jean] Damascиne, dans le livre II, ce n’est pas un pйchй de chercher l’accomplissement d’un dйsir naturel, а moins qu’un certain dйsordre n’y soit associй, comme on le voit clairement pour ce qui est de la prise de nourriture et de boisson. Or, l’homme dйsire naturellement savoir. Ainsi, s’il demande а connaоtre une chose, cela n’est pas un pйchй, sauf par accident, c’est-а-dire en raison d’un dйsordre qui y est associй, par exemple, si par l’йtude et la recherche d’une certaine connaissance quelqu’un est empкchй de faire ce qu’il doit faire, par exemple, si un prйdicateur est empкchй d’exercer la fonction de prкcher de maniиre appropriйe а cause de l’йtude de la gйomйtrie ; ou encore, si quelqu’un cherche а connaоtre quelque chose en faisant confiance а ses capacitйs de maniиre orgueilleuse et prйsomptueuse ; ou si quelqu’autre dйsordre de ce genre survient а ce propos. Or, il ne semble exister aucun dйsordre dans la recherche en cause, si quelqu’un demande а un mourant de connaоtre son йtat aprиs sa mort, en soumettant toutefois cela au jugement divin. Il ne semble donc y avoir aucune raison pour laquelle on doive dire que cela est un pйchй, sauf peut-кtre si on le demande а cause d’une foi dubitative en l’йtat futur, comme en mettant [Dieu] а l’йpreuve.

         А l’objection faite en sens contraire, il faut rйpondre que Dieu veut que beaucoup de choses nous demeurent ainsi cachйes ; de sorte que ce dont nous ne pouvons acquйrir la connaissance par nos forces ou notre mйrite, il veut cependant le rйvйler а ceux qui cherchent humblement et pieusement, selon ce que dit Mt 11, 25 : Tu as cachй ces choses aux sages et aux prudents, et tu les as rйvйlйes aux enfants. Il n’est donc pas йtonnant que Dieu n’ait pas voulu que certaines choses soient rйvйlйes aux frиres orgueilleux du riche orgueilleux, alors qu’il veut les rйvйler aux fidиles qui le demandent pieusement et humblement.

 

<Question 10> [Sur la peine]

         Ensuite, on a posй des questions sur l’вme, au sujet de la peine.

         А ce propos, deux questions ont йtй posйes. Premiиrement, est-ce que l’вme peut souffrir du feu corporel ? Deuxiиmement, est-ce que les damnйs en enfer se rйjouissent des peines de leurs ennemis qu’ils voient punis avec eux ?

 

<Article 1 [23]> Premiиrement : il semble que l’вme sйparйe ne puisse souffrir du feu corporel.

         En effet, l’action de l’agent est proportionnйe а la passion de celui qui la reзoit. Or, l’action du feu, puisqu’il est un corps physique, est une action naturelle, qui consiste dans un mouvement. Cela seul qui est mы souffre donc du feu corporel. Or, l’вme n’est pas mue, puisqu’elle est impassible, et que rien d’impassible n’est mы, comme il est dйmontrй dans Physique, VI. L’вme ne souffre donc pas du feu corporel.

         Cependant, s’oppose а cela le fait que le riche, qui se trouve en enfer par son вme, dit : Je souffre dans cette flamme, comme il est dit en Lc 16, 24.

         Rйponse. L’вme subit une peine par le feu corporel, comme la foi catholique l’enseigne. Mais que le feu corporel agisse sur l’вme sйparйe, il ne le tient pas de sa nature, mais du fait qu’il est un instrument de la justice divine, comme on le dit gйnйralement.

         Toutefois, il faut remarquer qu’aucun instrument n’agit selon la puissance d’un agent supйrieur qu’en exerзant une action qui lui est connaturelle, autrement il ne servirait а rien pour l’effet, comme la scie, en tant qu’elle est l’instrument d’un art, produit un coffre en sciant, et l’eau baptismale, en tant qu’instrument de la misйricorde divine, lave l’вme en lavant corporellement. Si donc le feu corporel agit sur l’вme en tant qu’instrument de la justice divine qui punit, il est nйcessaire que cela se rйalise par une action connaturelle au feu corporel. Or, on ne peut pas dire que le feu altиre l’вme en la rйchauffant, en la dessйchant ou en l’attisant. Il reste donc le mode que propose Augustin, dans La citй de Dieu, XXI, а savoir que l’вme sйparйe ou l’esprit du dйmon endure la peine du feu corporel par une certaine association. En effet, nous voyons que l’esprit est liй au corps parfois d’une maniиre naturelle, comme l’вme est liйe au corps, parfois par une puissance supйrieure, comme, par la puissance des dйmons supйrieurs, les dйmons sont liйs, dans l’art de la nйcromancie, par le truchement d’images, d’anneaux ou de choses de ce genre. Encore bien davantage les dйmons ou mкme les вmes peuvent-elles donc кtre liйes au feu corporel, de sorte qu’ils en reзoivent une peine.

         La rйponse а ce qui est objectй en sens contraire est donc claire : elle fait rйfйrence а l’action du feu par mode d’altйration.

 

<Article 2 [24]> Deuxiиmement : il semble que les damnйs en enfer se rйjouissent et sont consolйs par les peines de leurs ennemis qu’ils voient punis en enfer avec eux.

         Car, а propos de ce passage d’Is 14, 9 : Tous les princes de la terre se sont levйs de leurs trфnes, la glose de Jйrфme dit que «c’est un rйconfort pour les mйchants de voir leurs ennemis partager leurs peines».

         Cependant, toute joie diminue la douleur, comme le montre clairement le Philosophe, Йthique, VII. Or, la douleur des damnйs est limitйe en intensitй. Les ennemis d’un damnй en enfer pourraient donc кtre multipliйs au point que sa douleur soit entiиrement enlevйe, ce qui est contraire а la justice divine.

         Rйponse. Rien n’empкche que la mкme chose, selon des points de vue diffйrents, soit а la fois dйlectable et triste. Cependant, elle est dite simplement telle chose selon ce qui l’emporte en elle ; mais elle est appelйe telle chose par accident selon ce qui est moindre en elle. Il faut donc dire que la peine d’un ennemi, considйrйe par celui qui est en enfer, comporte quelque chose de dйlectable et quelque chose d’attristant. Elle a quelque chose de dйlectable pour autant que la volontй du damnй s’accomplit par le mal de son ennemi : en effet, les damnйs descendent en enfer avec leurs armes, c’est-а-dire avec leur sentiments mauvais, comme il est dit en Ez 32, 27. Mais, d’un autre cфtй, elle a quelque chose d’attristant pour deux raisons. Premiиrement, pour autant que, par la peine d’un ennemi, s’accomplit la justice divine, que les damnйs en enfer haпssent et blasphиment, selon ce que dit Ap 16, 9 : Les hommes ont brыlй d’une chaleur torride et ont blasphйmй le nom du Seigneur. Deuxiиmement, en raison du ver de leur conscience : en effet, leurs mauvaises affections demeurent pour qu’ils en souffrent cependant comme punition, et non comme purification, selon ce que dit Sg 5, 3 : Leurs esprits se repentent et gйmissent d’angoisse. Ainsi, comme les pйnitents en cette vie souffrent et se rйjouissent de leur souffrance, de mкme les damnйs en enfer se rйjouissent des peines de leurs ennemis, et cependant souffrent davantage de cette joie, principalement s’ils ont йtй la cause de damnation.

         Par cela, la rйponse а ce qui est objectй en sens contraire est claire.

 

<Question 11> [Sur le corps]

<Article unique [25]> Ensuite, on a demandй, а propos du sexe du corps de l’homme, si autant d’hommes que de femmes seraient nйs, si le premier homme n’avait pas pйchй.

         Et il semble que oui. En effet, «au paradis oщ, selon Augustin, le lit conjugal aurait йtй immaculй et les noces honorables», personne n’aurait pratiquй la continence, mais tous auraient fait usage du mariage afin d’accomplir le prйcepte donnй par le Seigneur aux premiers hommes : Croissez, multipliez-vous et remplissez la terre, comme on lit dans Gn 1, 28. Or, dans l’йtat d’innocence, aucun homme n’aurait eu plusieurs йpouses, ni aucune femme plusieurs maris, et personne n’aurait subi la mort. Il en dйcoule donc que naоtraient autant d’hommes que de femmes.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Grйgoire, Morales, IV, sur ce passage : Maintenant, je garderais silence en dormant : «Si la pourriture du pйchй n’avait pas corrompu le premier pиre, il n’aurait jamais engendrй des fils de la gйhenne, mais seuls seraient nйs ceux qui maintenant ont йtй choisis afin d’кtre sauvйs par le Rйdempteur.» Or, ceux qui doivent кtre maintenant sauvйs ne sont pas des hommes et des femmes en nombre йgal. Dans l’йtat d’innocence non plus ne seraient donc pas nйs des hommes et des femmes en nombre йgal.

         Rйponse. Si Adam n’avait pas pйchй ni personne de sa descendance, il semble bien qu’il faille concйder qu’autant d’hommes que de femmes seraient nйs, comme la raison le montre.

         А ce qui est objectй en sens contraire, on peut rйpondre que, puisque le nombre des йlus n’est certain que pour Dieu, il est incertain que les hommes et les femmes auraient йtй sauvйs en nombre inйgal ou en nombre йgal. Mais si l’on suppose que les hommes et les femmes ne sont pas sauvйs en nombre йgal, on peut dire que, lorsqu’on dit : «Ceux qui doivent кtre sauvйs par le Rйdempteur, etc.», le pronom n’est pas une indication de personne, mais [une indication] simple, comme lorsqu’on dit : «Cette herbe pousse dans mon jardin», au sens oщ cela ne veut rien dire d’autre que ceux qui doivent кtre sauvйs seraient nйs de lui, car personne en naissant ne recevrait de lui la cause de sa damnation. Mais on ne peut pas dire qu’il y aurait eu le mкme nombre d’hommes que ceux qui naissent maintenant. En effet, il est clair qu’on ne peut pas dire qu’il y a un nombre йgal d’hommes s’ils naissent d’un autre pиre ou d’une autre mиre. Or, comme nombreux sont ceux qui ont eu de plusieurs йpouses des fils qui sont sauvйs, si dans l’йtat d’innocence il n’y avait pas eu une pluralitй d’йpouses, il serait impossible que le mкme nombre d’hommes soient nйs, qui maintenant sont sauvйs.

 

<Question 12> [Sur l’acte de l’homme]

         Ensuite, on a posй des questions sur les actes communs а tous les hommes : premiиrement, а propos de la conscience ; deuxiиmement, de la pйnitence.

         А propos du premier point, deux questions ont йtй posйes. Premiиrement, est-ce que la conscience peut errer ? Deuxiиmement, est-ce que la conscience erronйe oblige ?

 

<Article 1 [26]> Premiиrement : il semble que la conscience ne puisse errer.

         <1> La Glose dit, а propos de Rm 2, 14‑15, que la conscience est la loi de notre intellect, qui est la loi de la nature. Or, la loi naturelle ne peut errer. Donc, la conscience non plus.

         <2> Basile dit que «la conscience est une norme naturelle du jugement». Or, une norme naturelle ne peut errer, comme cela est clair pour les premiers principes indйmontrables, dont l’homme juge naturellement. La conscience ne peut donc pas errer.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit le Seigneur en parlant а ses disciples en Jn 16, 2 : L’heure vient oщ tous ceux qui vous auront tuйs estimeront avoir servi Dieu. Or, ceci ne peut кtre le cas que d’une conscience qui erre. La conscience peut donc errer.

         Rйponse. La conscience, comme son nom mкme le laisse entendre, comporte l’application de la science ou de la connaissance humaine а un acte particulier. Or, toute connaissance que l’homme possиde, il peut l’appliquer, qu’il s’agisse de la mйmoire, comme lorsqu’on dit qu’un homme a une conscience qui tйmoigne qu’il a fait ou non telle chose, ou qu’il s’agisse d’une science universelle ou particuliиre, par laquelle l’homme peut savoir si quelque chose doit кtre fait ou non. Et, selon cette acception, on dit que la conscience incite ou empкche.

         Or, il est clair que, si nous prenons en considйration les diverses connaissances de l’homme, il peut y avoir erreur dans l’une et, dans l’autre, non. En effet, sur les premiers principes connus naturellement, qu’ils soient spйculatifs ou pratiques, personne ne peut errer, comme sur ceci : «Le tout est plus grand que la partie», ou : «Il ne faut faire de tort а personne.» Mais, dans les autres connaissances humaines plus particuliиres, qu’elles se rapportent а la partie sensitive, а la raison infйrieure, qui porte sur les choses humaines, ou а la raison supйrieure, qui porte sur les choses divines, l’erreur peut survenir de multiples faзons.

         Or, il est clair que, dans l’application des multiples connaissances а un acte, l’erreur survient, quelle que soit la connaissance erronйe, comme il est clair qu’une faussetй survient dans la conclusion, quelle que soit la prйmisse erronйe. Ainsi donc, bien qu’il n’existe pas d’erreur dans la connaissance des premiers principes du droit naturel, cependant, parce qu’une erreur peut survenir dans les autres principes du droit humain ou divin, la conscience de l’homme peut errer, comme il est clair que l’hйrйtique qui ne veut jamais faire serment en conscience a une conscience erronйe, parce qu’il croit que tout serment est contraire а un commandement de Dieu, bien qu’il n’erre pas par le fait d’estimer que rien de contraire а un commandement de Dieu ne doit кtre fait.

         <1> Les principes particuliers tiennent des principes universels leur capacitй de conclure. Ainsi, la conclusion est attribuйe aux principes premiers comme un effet l’est а la cause premiиre. Et, pour la mкme raison, parce que la capacitй de la conscience dйpend principalement des principes du droit naturel comme de [principes] premiers et connus par eux-mкmes, la conscience est appelйe principalement une loi naturelle ou mкme une norme naturelle.

         <2> Par cela est claire la solution au second argument.

 

<Article 2 [27]> Deuxiиmement : il semble que la conscience erronйe n’oblige pas sous peine de pйchй.

         <1> Comme le dit Augustin, Contre Faustus, XXII, «tout pйchй est contre la loi йternelle, qui est la loi de Dieu». Or, parfois la conscience erronйe interdit ce qui n’est pas contraire а la loi de Dieu, comme cela est clair pour les hйrйtiques qui, parce que leur conscience erronйe l’interdit, ne veulent pas prкter serment, manger de la viande ou boire du vin. Ce n’est donc pas un pйchй pour eux s’ils agissent ainsi contre leur conscience. Et ainsi, la conscience erronйe n’oblige pas sous peine de pйchй.

         <2> De plus, la conscience erronйe parfois dicte а l’homme de faire ce qui est contraire а la loi de Dieu, comme la conscience erronйe de l’hйrйtique lui dicte de prкcher contre la foi catholique. Or, en agissant contre la loi de Dieu, il pиche mortellement. Si donc, en agissant contre sa conscience erronйe, il pйchait mortellement, il en dйcoulerait qu’il y aurait pйchй des deux cфtйs, soit qu’il prкche contre la loi de Dieu, soit [qu’il ne le fasse] pas. Et ainsi, il serait dans la perplexitй, ce qui semble ne pas convenir, car il suivrait ce qui ne lui apparaоtrait pas comme la voie du salut, alors qu’elle est accessible а tous par la pйnitence en cette vie. La conscience erronйe n’oblige donc pas.

         Cependant, а propos de ce qui est dit en Rm 14, 23 : Tout ce qui ne procиde pas de la foi est pйchй, la Glose dit que «celui qui agit contre sa conscience bвtit en vue de la gйhenne».

Rйponse. Alors qu’un acte reзoit son espиce de son objet, il ne reзoit pas son espиce de la matiиre de l’objet, mais de ce qui en fait un objet, comme la vision de la pierre ne reзoit pas l’espиce de la pierre, mais [l’espиce] de ce qui est colorй, qui est par soi l’objet de la vision. Or, tout acte humain a un caractиre peccamineux ou mйritoire par le fait qu’il est volontaire. Or, l’objet de la volontй, entendue selon ce qu’elle est en propre, est le bien apprйhendй. Ainsi, l’acte humain est estimй vertueux ou vicieux selon le bien apprйhendй, vers lequel la volontй se porte par elle-mкme, et non selon l’objet qui est la matiиre de l’acte. Comme lorsque quelqu’un, croyant tuer son pиre, tue son serviteur (servum), il encourt le pйchй de parricide ; et, en sens contraire, si un chasseur, croyant tuer un cerf (cervum), en prenant les prйcautions nйcessaires, tue par accident son pиre, il est exempt du crime de parricide.

         Si donc quelque chose qui n’est pas par soi-mкme contraire а la loi de Dieu, comme prendre une paille а terre ou faire serment, est apprйhendй par la conscience errante comme йtant contre la loi de Dieu et que la volontй s’y porte, il est clair que la volontй se porte, а parler en soi et de maniиre formelle, vers ce qui est contraire а la loi de Dieu, mais matйriellement vers ce qui n’est pas contre la loi de Dieu, peut-кtre mкme vers ce qui est conforme а la loi de Dieu. Et ainsi, il est clair qu’il y a lа mйpris de la loi de Dieu, et c’est pourquoi il est nйcessaire qu’il y ait lа pйchй.

         Il faut donc dire que toute conscience, qu’elle soit droite ou erronйe, qu’il s’agisse de ce qui est mal en soi ou de ce qui est indiffйrent, oblige, de sorte que si quelqu’un agit contre sa conscience, il pиche.

         <1> Bien que l’hйrйtique qui prкte serment, en agissant contre sa conscience erronйe, n’agisse pas contre la loi de Dieu а parler matйriellement, cependant, а parler formellement, il agit contre la loi de Dieu, comme on l’a montrй.

         <2> Si sa conscience dicte а quelqu’un de faire ce qui est contre la loi de Dieu, s’il ne le fait pas, il pиche, et, de mкme, s’il le fait, il pиche, parce que l’ignorance du droit n’excuse pas d’une faute, а moins qu’il ne s’agisse d’ignorance invincible (comme dans le cas des fous furieux et des dйments), laquelle excuse entiиrement. Toutefois, il n’en dйcoule pas qu’il est tout simplement perplexe, mais [qu’il l’est] de maniиre relative : en effet, il peut йcarter sa conscience erronйe et, alors, en agissant selon la loi de Dieu, il ne pиche pas. Mais il n’est pas contradictoire que, dans une situation donnйe, un homme soit perplexe, comme le prкtre qui est tenu de chanter [une messe], s’il est en йtat de pйchй, pиche en chantant et en ne chantant pas ; cependant, il n’est pas perplexe simplement, car il peut faire pйnitence et chanter sans pйchй. Comme, dans les syllogismes, «lorsqu’une chose ne convient pas, d’autres choses [qui ne conviennent pas] en dйcoulent», comme il est dit dans Physique, I.

 

<Question 13> [Sur la pйnitence]

         Ensuite, on a posй des questions sur la pйnitence.

         А ce propos, deux questions ont йtй posйes. Premiиrement, si un prкtre dit а un pйnitent : «Que tout ce qui tu as fait de bien serve а la rйmission de tes pйchйs», s’agit-il d’une satisfaction sacramentelle ? Deuxiиmement, si quelqu’un a omis de dire l’office divin alors qu’il y est tenu, doit-on lui imposer une autre pйnitence pour une telle omission, ou doit-on lui imposer de reprendre ce qu’il a omis ?

 

<Article 1 [28]> Premiиrement : il semble que la satisfaction imposйe ne soit pas sacramentelle.

         En effet, la satisfaction sacramentelle oblige а quelque chose. Or, celui а qui le mode de satisfaction mentionnй est imposй n’est obligй а rien. Il semble donc que ce ne soit pas une satisfaction sacramentelle.

         Cependant, il semble que soit une satisfaction sacramentelle celle en vertu de laquelle un homme n’est tenu а rien d’autre, une fois qu’elle a йtй accomplie. Or, le pйnitent а qui une satisfaction est ainsi enjointe par un prкtre n’est tenu d’accomplir rien d’autre, puisque rien d’autre ne lui est ordonnй. Cette satisfaction est donc sacramentelle.

         Rйponse. Il faut recourir ici а une quadruple distinction. Premiиrement, en effet, il faut prendre en considйration que le pйcheur est dйbiteur d’une certaine satisfaction de deux maniиres : d’une maniиre, par l’ordre du prкtre ; d’une autre maniиre, en vertu du pйchй commis. Ainsi, s’il arrive qu’un prкtre impose а un pйnitent une satisfaction infйrieure а celle а laquelle il est obligй en raison de la grandeur de son pйchй, une fois soustrait ce qui lui est remis en vertu des clйs et de la contrition prйcйdente, le pйnitent est nйanmoins obligй а quelque chose de plus, ce pour quoi il satisfera au purgatoire, s’il ne le fait pas en cette vie. Et inversement, si le prкtre impose une pйnitence plus grande que celle que le pйnitent est tenu d’accomplir, une fois estimйe la rйmission qui est faite en vertu des clйs et de la contrition prйcйdente, le pйnitent est nйanmoins tenu de faire ce qui lui a йtй ordonnй, s’il en a la capacitй. — En deuxiиme lieu, il faut prendre en considйration que l’acte que quelqu’un accomplit en raison de l’ordre du prкtre a une double valeur pour le pйnitent : d’une maniиre, par la nature de l’acte ; d’une autre maniиre, en vertu des clйs. En effet, comme la satisfaction imposйe par le prкtre qui absout est une partie de la pйnitence, il est clair qu’agit en elle la puissance des clйs, de sorte qu’elle vaut plus pour l’expiation du pйchй que si l’homme accomplissait la mкme action de son propre arbitre. — Troisiиmement, il faut prendre en considйration que la satisfaction sert а deux choses : en effet, elle sert а l’expiation de la faute passйe ; elle sert aussi а se prйserver de la faute future, comme lorsqu’un homme jeыne, il lui est donnй par lа un remиde contre les dйsirs futurs de la chair. — De mкme, en quatriиme lieu, faut-il prendre en considйration que le prкtre peut imposer une satisfaction au pйnitent soit par son propre arbitre, soit aussi sur le conseil d’un autre.

         Il faut donc dire que, de mкme que le prкtre peut imposer une satisfaction au pйnitent selon le jugement d’un autre, de mкme aussi selon le jugement du pйnitent, comme lorsqu’il dit : «Fais cela, si tu le peux ; et si tu ne le peux pas, fais cela.» Et il semble que ce soit la mкme chose lorsque le prкtre dit : «Que tout ce tu as fait de bien serve а la rйmission de tes pйchйs.» Mais il semble plutфt convenable que le prкtre ne charge pas le pйnitent d’un fardeau de satisfaction trop lourd, car, comme un petit feu est facilement йteint par le bois qu’on met dessus, de mкme il pourrait arriver qu’un petit dйsir de contrition йveillй chez le pйnitent soit йteint par la lourdeur du fardeau de la satisfaction а cause du dйsespoir du pйnitent. Il est donc mieux que le prкtre indique au pйnitent quelle pйnitence devrait lui кtre imposйe pour ses pйchйs, et lui impose nйanmoins quelque chose que le pйnitent peut porter d’une maniиre supportable, qu’en l’accomplissant, il s’habitue а accomplir de plus grandes choses que le prкtre n’aura pas tentй de lui imposer. Et ce que [le pйnitent] fait en excйdent de ce qui lui a йtй imposй reзoit une plus grande puissance d’expiation de la faute passйe en vertu de l’injonction gйnйrale par laquelle le prкtre dit : «Que tout ce que tu auras fait de bien serve а la rйmission de tes pйchйs» (c’est donc de maniиre louable que cela a coutume d’кtre dit par de nombreux prкtres), bien que cela n’ait pas une plus grande puissance pour remйdier а une faute а venir. Et, de ce point de vue, une telle satisfaction est sacramentelle, pour autant que, par le pouvoir des clйs, elle peut expier la faute commise.

         Par lа, la rйponse aux objections est claire.

 

<Article 2 [29]> Deuxiиmement : il semble qu’on doive ordonner а celui qui a omis de dire un office de le rйpйter.

         En effet, celui qui est tenu d’accomplir quelque chose de particulier ayant un caractиre de dette ne peut кtre libйrй que s’il acquitte cette mкme dette. Si donc quelqu’un йtait tenu [d’accomplir] cette obligation, а savoir, dire l’office divin, il semble qu’il ne pourrait кtre absous sans acquitter cette dette.

         Cependant, «les pйnitences dйpendent du jugement [du prкtre]». Pour un tel pйchй d’omission, n’importe quelle peine peut donc кtre imposйe selon le jugement du prкtre.

         Rйponse. Il y a quelque chose de commun а tout office divin : ce qui se rapporte а la louange de Dieu et aux suffrages des fidиles. Mais un office se distingue d’un autre par la diversitй des moments et des lieux. En effet, il a йtй raisonnablement йtabli que Dieu soit louй de maniиre diffйrente selon la convenance des moments et des lieux.

         C’est pourquoi, de mкme que, dans l’accomplissement des offices divins, il faut observer la convenance du lieu, de mкme faut-il [observer] la convenance du moment, qui ne pourrait кtre observйe s’il fallait imposer а celui qui les a omises de dire les heures qu’il a omises. En effet, il dirait peut-кtre а complies : «Alors que s’est levй l’astre de lumiиre», et, au temps pascal, il dirait l’office de la passion du Seigneur, ce qui est absurde. Et ainsi il ne semble pas qu’il faille imposer а celui qui a omis un office divin de rйpйter les mкmes heures, mais quelque chose qui se rapporte а la louange divine, par exemple, qu’il dise les sept psaumes, ou un psautier, ou quelque chose de plus selon l’importance de la faute.

         А ce qui est objectй en sens contraire, il faut rйpondre que, une fois passй le moment appropriй d’un office, il est incapable d’acquitter [sa dette] ; c’est pourquoi, parce qu’il ne peut le faire, une autre pйnitence doit lui кtre imposйe.

 

<Question 14> [Sur la crйature purement corporelle]

         Ensuite, on a posй des questions sur la crйature purement corporelle

         А ce propos, deux questions ont йtй posйes. Premiиrement, au sujet de l’arc-en-ciel, qu’on appelle «iris», est-il le signe qu’il n’y aura plus de dйluge ? Deuxiиmement, peut-on prouver de maniиre dйmonstrative que le monde n’est pas йternel ?

 

<Article 1 [30]> Premiиrement : il semble que l’arc-en-ciel ne soit pas le signe qu’il n’y aura plus de dйluge.

         <1> En effet, ce qui semble se produire par une nйcessitй de la nature ne semble pas avoir йtй йtabli pour signifier quelque chose. Or, l’arc-en-ciel vient d’une nйcessitй en raison de l’opposition du soleil par rapport aux nuages pleins de rosйe. Il ne semble donc pas que ce soit le signe qu’il n’y aura plus de dйluge.

         <2> De plus, ces apparitions dans l’air, tels l’»iris» et le halo, c’est-а-dire un cercle autour du soleil et de la lune, et les autres choses de ce genre, sont causйes principalement par les vapeurs humides qui se trouvent dans l’air, dont proviennent les pluies qui causent le dйluge. L’apparition de l’«iris» est donc davantage le signe d’un dйluge а venir que de ce qu’il n’y aura plus de dйluge.

<3> De plus, s’il est le signe qu’il n’y aura plus de dйluge, ou bien il est le signe qu’il n’y aura jamais de dйluge, ou bien il est le signe qu’il n’y aura pas de dйluge jusqu’а un certain moment. S’il est le signe qu’il n’y aura jamais de dйluge, il n’aurait pas йtй nйcessaire qu’il apparaisse plus d’une fois. Mais s’il est le signe qu’il n’y aura pas de dйluge jusqu’а un certain moment, il faudrait que le moment soit dйterminй, alors qu’il ne peut кtre dйterminй ni par une autoritй de l’Йcriture, ni par la raison humaine. Ce signe est donc donnй en vain.

Cependant, s’oppose а cela ce qui est dit en Gn 9, 13 : Je mettrai mon arc dans les nuйes, et il sera un signe d’alliance entre moi et la terre. Puis il est dit plus loin : Et il n’y aura plus de dйluge qui dйtruira toute chair.

Rйponse. Dans ce qui est dit dans l’Ancien Testament, il faut d’abord relever la vйritй littйrale. Mais comme l’Ancien Testament est la figure du Nouveau, souvent certaines choses sont proposйes dans l’Ancien Testament de sorte que la maniиre mкme de parler indique que cela est la figure de quelque chose.

Il faut donc dire que, parce qu’il y a beaucoup de causes des choses qui sont cachйes et que les effets ne sont pas plus clairs, les effets sont exprimйs en dйsignant les causes. Or, il faut considйrer que la cause efficiente des pluies est le soleil, mais [la cause] matйrielle, la vapeur humide qui s’йlиve de la terre et des eaux par la puissance du soleil. Or, ces deux choses peuvent кtre disposйes de trois maniиres. En effet, parfois la chaleur du soleil l’emporte totalement sur les vapeurs et les dessиche, et alors les pluies ne peuvent en dйcouler ; ainsi, en Йgypte et dans les pays trиs chauds, il n’y a pas de pluies, et, en йtй, en raison de la proximitй du soleil, les pluies sont plus rares, mais en hiver elles sont plus frйquentes. Mais parfois, c’est le contraire : la puissance du soleil est suffisante pour produire des vapeurs en abondance, mais elle ne peut les dessйcher, et alors il y a une surabondance de pluies, qui est la cause d’un dйluge. Mais parfois, [la puissance du soleil] est intermйdiaire, de sorte que la puissance du soleil ne produit pas seulement l’йlйvation de vapeurs, mais aussi l’emporte sur elles ; ainsi elles ne se multiplient pas au point d’entraоner un dйluge, ou mкme que les vapeurs en soient dessйchйes et qu’il n’en dйcoule pas de pluies.

L’«iris» est causй par cette disposition ou ce rapport intermйdiaire du soleil avec les vapeurs : il n’apparaоt pas lorsque les vapeurs sont totalement dessйchйes, pas plus que lorsqu’elles surabondent dans l’air. C’est pourquoi l’«iris» est le signe qu’il n’y aura pas de dйluge, pour autant qu’il vient d’une cause qui s’oppose au dйluge. C’est pourquoi l’Йcriture utilise une telle maniиre de parler, car, par l’«iris» le Christ est signifiй, par lequel nous sommes protйgйs d’un dйluge spirituel.

<1> L’«iris» provient naturellement de causes qui s’opposent au dйluge ; c’est pourquoi on dit que l’«iris» est un signe qu’il n’y aura plus de dйluge.

<2> L’«iris» peut signifier des pluies, mais non pas surabondantes au point qu’elles provoquent un dйluge.

<3> L’«iris» qui apparaоt une fois signifie qu’il n’y aura pas de dйluge aussi longtemps que le soleil et les vapeurs se maintiendront dans la mкme disposition ; c’est pourquoi il n’est pas superflu qu’il apparaisse frйquemment.

 

<Article 2 [31]> Deuxiиmement : il semble qu’on puisse prouver de maniиre dйmonstrative que le monde est йternel.

         <1> En effet, si le monde йtait йternel, on ne pourrait compter le nombre d’annйes depuis le dйbut du monde. Or, ce nombre est inscrit sur le cierge pascal. Ainsi donc, on ne pourrait bйnir le cierge pascal dans l’Йglise.

         <2> De plus, les йpactes sont calculйes selon la croissance des annйes lunaires par rapport aux annйes solaires. Or, une telle croissance ne pourrait кtre calculйe si le monde n’йtait pas йternel. Le monde n’est donc pas йternel. On peut donc dйmontrer que le monde n’est pas йternel.

         Cependant, ce qui relиve de la foi ne peut кtre dйmontrй, car la foi porte sur ce qui n’est pas visible, comme il est dit en He 11, 1. Or, que le monde ait йtй crйй depuis un certain commencement dans le temps est un article de foi. C’est pourquoi il a йtй prophйtiquement dit par Moпse : Au commencement, Dieu crйa le ciel et la terre (Gn 1, 1), comme le dit Grйgoire dans sa premiиre homйlie sur Ezйchiel. On ne peut donc prouver de maniиre dйmonstrative que le monde n’est pas йternel.

         Rйponse. Ce qui dйpend de la simple volontй divine ne peut кtre dйmontrй de maniиre dйmonstrative, car, comme il est dit en 1 Co 2, 11, ce qui relиve de Dieu, personne ne le connaоt, sinon l’Esprit de Dieu. Or, la crйation du monde ne dйpend d’aucune autre cause que de la seule volontй de Dieu. Ainsi, ce qui se rapporte au commencement du monde ne peut кtre prouvй de maniиre dйmonstrative, mais est tenu par la seule foi et a йtй prophйtiquement rйvйlй par l’Esprit Saint, comme l’ajoute l’Apфtre aprиs les paroles mentionnйes : Dieu nous l’a rйvйlй par l’Esprit Saint.

         Or, l’on doit йviter avec grand soin d’avoir la prйsomption de donner des dйmonstrations de ce qui relиve de la foi pour deux raisons. Premiиrement, parce qu’on dйroge ainsi а l’excellence de la foi, dont la vйritй dйpasse toute raison humaine, selon ce que dit Si 3, 25 : Bien des choses qui dйpassent l’entendement de l’homme t’ont йtй montrйes. Or, ce qui peut кtre dйmontrй est soumis а la raison humaine. Deuxiиmement, parce que ces arguments sont souvent frivoles, ils fournissent aux infidиles une occasion de dйrision, alors qu’ils pensent que nous donnons notre assentiment а ce qui relиve de la foi pour de telles raisons.

         Et cela apparaоt de maniиre expresse dans les arguments qui sont prйsentйs ici, qui sont risibles et d’aucun poids.

<1> En effet, ce qui est dit du cierge pascal dans le premier [argument] n’a aucune valeur, si ce n’est en vertu d’une autoritй. Or, prouver par une autoritй, ce n’est pas prouver de maniиre dйmonstrative, mais accorder foi ou donner une opinion. Toutefois, l’autoritй de la Sainte Йcriture serait plus forte que celle du cierge pascal, surtout que le cierge pascal peut кtre bйni sans qu’on y inscrive les annйes du monde, car une telle inscription sur le cierge pascal n’est pas nйcessaire. C’est pourquoi, dans beaucoup de rйgions, ce n’est pas la coutume d’йcrire quelque chose sur le cierge pascal.

         <2> Ce qui est prйsentй dans le deuxiиme [argument] est aussi risible. En effet, la croissance des annйes lunaires par rapport aux annйes solaires n’est pas calculйe depuis le commencement du monde, mais depuis un moment dйterminй, par exemple, depuis une opposition du soleil et de la lune, ou depuis une conjonction, ou depuis un moment de ce genre, comme cela est le cas pour tous les autres calculs astronomiques.

 

 

QUODLIBET 6 : [Sur Dieu, l’ange, l’homme et sur les crйatures purement corporelles]

 

<ou>

 

<Quodlibet de Noлl> <1270>

 

         On a posй des questions sur Dieu, l’ange, l’homme et les crйatures purement corporelles.

 

<Question 1> [Sur Dieu]

<Article unique [1]> А propos de Dieu, on a posй une seule question : est-ce que l’unitй d’essence fait nombre avec l’unitй de personne ?

         En effet, il y a trois personnes divines. Si donc l’unitй d’essence faisait nombre avec l’unitй de la personne, il en dйcoulerait qu’il y a «quaternitй» en Dieu, ce qui est hйrйtique. L’unitй d’essence ne fait donc pas nombre avec l’unitй de personne.

         Cependant, si l’unitй d’essence est exactement la mкme chose que l’unitй de personne, ne faisant pas nombre avec celle-ci, il en dйcoulerait que lorsqu’on attribue quelque chose а n’importe qui [en Dieu], tout le reste lui est attribuй. Or, l’unitй d’essence est attribuйe aux trois personnes : nous disons en effet que le Pиre, le Fils et le Saint-Esprit sont une seule rйalitй [unum]. L’unitй personnelle leur sera donc attribuйe, et l’on dira que le Pиre, le Fils et le Saint-Esprit ne font qu’un seul [unus], ce qui est manifestement faux.

         Rйponse. Autant toute chose chose est une, autant elle est кtre, de sorte que l’кtre et l’un sont convertibles. Or, toute chose n’est кtre que par sa forme, de sorte que toute chose a une unitй par sa forme. De lа vient que la comparaison d’une forme а une autre est la mкme comparaison que celle d’une unitй а une autre. Or, Dieu est formellement Dieu par son essence, et la propriйtй personnelle est comme une forme constitutive de la personne, qui est rйellement distinguйe d’une autre personne en raison d’une opposition relative. Mais la propriйtй personnelle n’est pas rйellement distincte de l’essence, autrement il en dйcoulerait qu’il y aurait en Dieu composition et que quelque chose lui adviendrait par mode d’accident, car tout ce qui hors de l’essence d’une chose lui advient accidentellement. Toutefois, la propriйtй personnelle diffиre de l’essence selon la maniиre de comprendre et de signifier, car l’essence se dit d’une maniиre absolue, mais la propriйtй personnelle comporte une relation. Il est donc clair que la personne ne fait pas nombre avec l’unitй d’essence comme si elle diffйrait rйellement d’elle, mais seulement selon la maniиre de comprendre.

         Et par cela la rйponse aux objections est claire.

         <1> Car la premiиre se fondait sur une diffйrence rйelle ; parce qu’il n’en existe pas en Dieu entre l’unitй d’essence et [l’unitй] de personne, il ne peut pas y avoir «quaternitй» en Dieu.

         <2> Mais la seconde s’appuyait sur la diffйrence qui provient de la maniиre de comprendre et de signifier, d’oщ vient que nous disons que le Pиre, le Fils et le Saint-Esprit sont une seule rйalitй [unum], mais ne sont pas un seul [unus].

 

<Question 2> [Sur les anges]

         Ensuite, on posait deux questions sur les anges. Premiиrement, а propos de leur action, est-ce qu’ils font tout ce qu’ils font par le commandement de leur volontй ? Deuxiиmement, а propos de leur lieu, est-ce qu’ils peuvent кtre dans la partie convexe du ciel empyrй, question qu’on posait aussi а propos des corps glorieux ?

 

<Article 1 [2]> Premiиrement : il semble que l’ange ne fasse pas tout ce qu’il fait par le commandement de sa volontй.

         <1> En effet, la volontй entretient un rapport d’йgalitй avec ce qui est proche et ce qui est loin. Si donc l’ange agissait seulement par le commandement de sa volontй, il en dйcoulerait que cela ne ferait pas de diffйrence, pour que l’ange fasse quelque chose, que ce sur quoi il agit soit proche ou lointain. Et ainsi, il ne serait jamais nйcessaire qu’il descende du ciel sur la terre pour faire quelque chose, ce qui est contre l’enseignement de la Sainte Йcriture.

         <2> Du point de vue de la volontй, l’unitй et la multitude ne font aucune diffйrence. En effet, de mкme que quelqu’un peut vouloir mouvoir une chose, de mкme il peut vouloir mouvoir plusieurs choses, ou mкme tout l’univers. Si donc l’ange agissait par le seul commandement de sa volontй, il en dйcoulerait qu’il pourrait mouvoir tout l’univers, ce qui est impossible, puisqu’il est lui-mкme une partie de l’univers. L’ange n’agit donc pas par le seul commandement de sa volontй.

         Cependant, toute action provient d’une certaine puissance. Or, chez l’ange, il n’y a pas d’autre puissance que son intelligence et sa volontй. Or, l’intelligence n’agit que par la volontй. Toute action de l’ange vient donc du commandement de sa volontй.

         Rйponse. Toute action de n’importe quelle chose ne s’exerce que par la forme de sa nature, car, mкme si certaines formes accidentelles sont les principes des actions d’une chose, il faut que ces actions soient rattachйes а la forme spйcifique de la chose qui agit comme а leur premier principe, comme l’action de la chaleur du feu se rattache comme а son premier principe а sa forme substantielle, qui est aussi le principe de tous les accidents propres au feu. Et ainsi, il en va autrement des actions d’une chose qui possиde une nature simple, et des actions d’une chose qui possиde une nature composйe. En effet, s’il existe quelque chose dont la nature est simple, toute son action suivra ce qui est propre et conforme а cette nature, ce qui ne se produit pas si sa nature est composйe. En effet, toute action du feu dйcoule de ce qui est propre а la nature du feu, mais, dans le couteau chauffй, il existe une certaine action qui n’appartient pas а ce qui est propre au feu, а savoir, l’action de couper.

         Et c’est cela qu’il faut prendre en compte dans les substances spirituelles. En effet, l’вme humaine n’est pas totalement intellect, mais elle participe а l’intellectualitй. Il y a donc en elle une certaine puissance et une certaine action qui ne relиvent pas de la nature intellectuelle, comme cela est surtout clair dans ce qui relиve de l’вme vйgйtative. Or, l’ange a une nature totalement intellectuelle. Il faut donc que toutes ses actions relиvent de l’intellect. C’est pourquoi le bienheureux Denys dit, Les noms divins, IV, que «les anges possиdent des substances, des puissances et des opйrations intellectuelles». Or, l’intellect n’agit que par l’intermйdiaire de la volontй, car le mouvement de la volontй est une inclination qui suit une forme intelligйe. Il faut donc que tout ce que l’ange fait, il le fasse par le commandement de sa volontй.

         Toutefois, il faut considйrer que, puisque la puissance est а mi-chemin entre l’essence et l’opйration, il faut que la puissance et l’opйration de toute chose soient proportionnйes а son essence. Ainsi, comme la puissance d’un ange supйrieur, dont l’essence est plus noble, est plus efficace pour intelliger, de mкme aussi [en est-il] de son action sur les choses extйrieures. Et, de ce point de vue, l’action de l’ange est limitйe а un effet, car il ne possиde ni une puissance ni une essence infinies.

         <1> L’action de la volontй angйlique s’enracine dans son essence, de laquelle procиdent puissance et opйration. Mais il faut que ce qui meut soit uni au mobile qui est mы, comme on le lit dans Physique, VII. Il faut donc que la substance de l’ange soit unie d’une certaine maniиre aux choses qu’elle meut.

         <2> Parce que l’action de la volontй est limitйe selon le mode de l’essence, il n’est pas nйcessaire que l’ange puisse faire tout ce qu’il peut vouloir.

 

<Article 2 [3]> Deuxiиmement : il semble que l’ange ne puisse exister dans la partie convexe du ciel empyrй.

         <1> En effet, Anselme dit que «rien ne peut exister dans le nйant». Or, rien n’existe en dehors du ciel empyrй. L’ange ne peut donc exister dans la partie convexe du ciel empyrй : en effet, il existerait ainsi hors du ciel empyrй.

         <2> De mкme, il semble que le corps glorieux non plus ne puisse y exister. En effet, il est nйcessaire que tout corps existe dans un lieu. Or, il n’y a pas de lieu hors du ciel empyrй. Le corps glorieux ne peut donc exister hors du ciel empyrй.

         Cependant, si l’ange ou le corps glorieux ne peuvent y exister, c’est soit parce qu’ils ne peuvent y accйder, soit parce qu’ils ne peuvent pйnйtrer la profondeur du ciel empyrй, soit parce qu’ils ont besoin d’un lieu qui les contienne, soit parce qu’ils ont besoin de quelque chose pour les conserver. Or, toutes ces choses sont йloignйes de la perfection du corps glorieux et, encore bien davantage, de la condition des anges. Le corps glorieux et l’ange ne peuvent donc pas exister dans la partie convexe du ciel empyrй.

         Rйponse. Pour йclairer cette question, il faut dire que, chez les anciens, deux opinions йtaient les plus probables а propos du lieu. L’une йtait que le lieu est un espace ou des dimensions qui existent par eux-mкmes. Si cette opinion йtait vraie, il faudrait qu’un lieu appartienne а un corps du seul fait qu’il a des dimensions, dimensions qu’il lui est nйcessaire d’occuper. Or, cette opinion а propos du lieu est repoussйe par le Philosophe dans Physique, IV. L’autre opinion est la sienne : le lieu est la surface du corps qui le contient. Non pas qu’il appartienne au corps qui [le] contient de maniиre immйdiate, autrement il en dйcoulerait que le corps au repos ne serait pas toujours dans le mкme lieu, par exemple, lorsqu’un homme serait dans un fleuve dont l’йcoulement renouvellerait continuellement les diverses surfaces de l’eau autour de lui. Mais la surface du corps qui [le] contient de maniиre immйdiate fait qu’elle est un lieu en tant que premier contenant. Ainsi, le lieu apparaоt comme le mкme endroit par rapport au premier contenant, et, pour cette raison, le lieu est immobile, selon le Philosophe.

         Ainsi, selon cette opinion qui est vraie, la nйcessitй d’exister dans un lieu convient au corps par le fait qu’il dйpend du premier contenant (et, pour cette raison, le premier contenant n’est dans un lieu que par accident et selon ses parties, comme il est dit dans Physique, IV). Or, l’ange ne dйpend pas d’un premier contenant, et pas davantage le corps glorieux, qui est perfectionnй par l’вme en vertu de la jouissance bйatifique de Dieu. Ainsi, il n’est nullement nйcessaire que le corps glorifiй ou mкme l’ange existent dans la partie convexe du ciel empyrй.

         <1> Cette parole d’Anselme doit s’entendre de maniиre affirmative : en effet, il n’est pas possible que quelque chose existe dans le nйant comme dans un contenant. Mais cette interprйtation n’a pas de rapport avec ce qui est en cause.

         <2> Cet argument repose sur le corps qui dйpend d’un premier contenant.

 

<Question 3> [Sur le baptкme]

         Ensuite, il faut examiner ce qui se rapporte а l’homme : premiиrement, а propos des rйalitйs spirituelles ; deuxiиmement, а propos des rйalitйs corporelles.

         А propos des rйalitйs spirituelles, on a d.bord posй des questions sur les sacrements ; en deuxiиme lieu, sur les vertus ; en troisiиme lieu, sur les pйchйs.

         А propos des sacrements, on a posй deux questions au sujet du baptкme. Premiиrement, а propos de la nйcessitй du baptкme, est-ce que l’enfant qui naоt dans le dйsert oщ l’on ne peut trouver d’eau, et qui meurt sans avoir йtй baptisй, peut кtre sauvй dans la foi de sa mиre croyante ? Deuxiиmement, а propos de l’empкchement de mariage qui vient du baptкme, est-ce qu’un chrйtien, s’il baptise une juive а qui il avait d’abord promis de contracter mariage si elle йtait baptisйe, consomme le mariage en la connaissant charnellement par la suite ?

 

<Article 1 [4]> Premiиrement : il semble que l’enfant qui <est> nй dans le dйsert puisse кtre sauvй sans le baptкme dans la foi de ses parents.

         <1> En effet, la foi n’est pas moins efficace au temps de la grвce qu’au temps de la loi de nature. Or, «au temps de la loi de nature, les enfants йtaient sauvйs dans la foi de leurs parents», comme le dit Grйgoire. [Il en est] donc de mкme maintenant au temps de la grвce.

         <2> De plus, la voie du salut n’a pas йtй rendue plus йtroite pour les hommes par le Christ, puisque lui-mкme dit, Jn 10, 10 : Je suis venu pour qu’il aient la vie, et qu’ils l’aient plus abondamment. Or, avant l’avиnement du Christ, certains enfants йtaient sauvйs dans la foi de leurs parents. Encore bien davantage donc aprиs l’avиnement du Christ.

         Cependant, s’oppose а cela ce que le Seigneur dit en Jn 3, 5 : Si quelqu’un n’est pas nй а nouveau de l’eau et de l’Esprit Saint, il ne peut entrer dans le royaume des cieux.

         Rйponse. Personne ne peut кtre libйrй de la condamnation que le genre humain encourt en raison du pйchй du premier pиre, que par le Christ, qui seul est exempt de cette condamnation, de sorte qu’il lui soit incorporй comme un membre а la tкte.

         Or, cela peut se produire de trois faзons. Premiиrement, par la rйception du baptкme, selon Ga 3, 27 : Vous tous qui avez йtй baptisйs dans le Christ, vous avez revкtu le Christ. Deuxiиmement, par l’effusion du sang а cause du Christ, car par cela aussi on est rendu conforme а la passion du Christ, dont le baptкme tire son efficacitй. C’est pourquoi il est dit des martyrs, Ap 15, 14, qu’ils ont lavй leurs robes dans le sang de l’Agneau. De la troisiиme faзon, par la foi et l’amour, selon ce que dit Pr 15, 27 : Par la misйricorde et par la foi les pйchйs sont purifiйs, et Ac 15, 9 : En purifiant leurs cњurs par la foi, et le Christ habite dans nos cњurs par la foi, comme on le lit en Ep 3, 17. Aussi le baptкme lui-mкme est-il appelй le sacrement de la foi. On dit donc ainsi qu’il existe un triple baptкme : [un baptкme] d’eau, d’Esprit et de sang, car les deux autres supplйent le baptкme d’eau, pourvu qu’on ait le propos de recevoir un tel baptкme, de sorte que ce soit l’article de la nйcessitй, et non le mйpris de la religion, qui exclue le sacrement.

         Or, il est clair que, chez les enfants qui n’ont pas encore l’usage de la raison, il ne peut exister de mouvement de foi et d’amour, ou de propos de recevoir le baptкme ; c’est pourquoi ils ne peuvent кtre sauvйs que par le baptкme d’eau ou par le baptкme de sang, s’ils sont tuйs а cause du Christ, «devenant de ce fait non seulement des chrйtiens, mais des martyrs», comme le dit Augustin des Innocents.

         Il est ainsi clair que cet enfant qui meurt dans le dйsert sans baptкme n’obtient pas le salut.

         <1> Selon certains, au temps de la loi de nature, le seul mouvement de la foi chez les parents ne suffisait pas au salut des enfants, mais une certaine profession de foi par un signe sensible йtait requise. De cette faзon, ne diffйrait en rien ce qui йtait alors exigй de ce qui est maintenant exigй pour le salut, si ce n’est que maintenant ce signe sensible est dйterminй, mais qu’alors il йtait indйterminй et йtait exprimй comme on le voulait. L’opinion d’autres est que seul un mouvement intйrieur de foi rattachй au salut de l’enfant suffisait pour le salut de l’enfant. Toutefois, la puissance de la foi n’est pas diminuйe maintenant, mais le degrй de salut est accru, car ceux qui maintenant sont sauvйs par le Christ sont aussitфt introduits dans le royaume des cieux, ce qui n’йtait pas alors le cas. Il n’est donc pas inconvenant que quelque chose de plus soit requis pour cela, а savoir, le baptкme, comme il est dit en Jn 3, 5.

         <2> La voie du salut a йtй йlargie pour les hommes par le Christ en cela que la porte de la vie йternelle leur a йtй ouverte, qui auparavant йtait fermйe par le pйchй du premier homme.

 

<Article 2 [5]> Deuxiиmement : il semble qu’il ne puisse y avoir mariage entre un chrйtien et une juive baptisйe par lui, qu’il a connue charnellement aprиs lui avoir promis de contracter mariage.

         En effet, il est dit dans le Dйcret, XXX, q. 1, que «le fils d’un prкtre ne peut prendre comme йpouse une jeune fille que son pиre a baptisйe». А bien plus forte raison, donc, ne pourrait-il pas l’avoir comme йpouse si lui-mкme l’a baptisйe. Si donc un chrйtien a baptisй une juive, il ne peut la prendre comme йpouse.

         Cependant, selon le droit, lorsque, aprиs qu’une promesse verbale a йtй faite en paroles de contracter mariage dans l’avenir, suit l’union charnelle, le mariage est prйsumй d’une prйsomption de droit, contre laquelle on n’accepte pas de preuve. Or, c’est de cela qu’il est question ici. Il s’agit donc d’un vrai mariage.

         Rйponse. La parentй spirituelle empкche de contracter mariage et dirime [le mariage] dйjа contractй. Or, il est clair que, par le fait qu’un chrйtien baptise une juive, une parentй spirituelle est йtablie entre eux, car celle-ci devient sa fille spirituelle. Ainsi, il n’existe aucun mariage subsйquent, mкme si on le contracte expressйment par paroles portant sur le prйsent et mкme si une union charnelle en dйcoule.

         Par cela, la rйponse aux objections est claire. Car ce qui a йtй dit de la prйsomption de droit doit s’entendre du cas oщ n’intervient pas d’empкchement de mariage.

 

<Question 4> [Sur la foi]

         Ensuite, on s’est interrogй sur les vertus.

         Et premiиrement, sur la foi : est-ce que la certitude de l’adhйsion qui existe chez l’hйrйtique ou le mauvais catholique est un acte de la vertu de foi ? Deuxiиmement, sur certaines choses qui concernent la religion ou la latrie. Troisiиmement, sur certaines choses qui concernent la charitй.

 

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que la certitude de l’adhйsion chez l’hйrйtique ou le mauvais catholique soit un acte de la vertu de foi.

         <1> Selon le Philosophe, Йthique, II, il existe dans l’вme trois choses : la puissance, la passion et l’habitus. Or, cette certitude de l’adhйsion ne peut кtre attribuйe а la puissance, car celle-ci est mйritoire ou non mйritoire, et on ne mйrite pas ou ne dйmйrite pas par les puissances. De mкme, ne peut-elle relever des passions, car les passions concernent l’appйtit sensible, qui ne peut aller jusqu’а adhйrer а la vйritй divine. Il reste donc qu’elle concerne un habitus. Or, l’habitus auquel se rapporte la certitude de l’adhйsion est la vertu de foi. La certitude de l’adhйsion chez l’hйrйtique ou le mauvais catholique est donc un acte de la foi elle-mкme.

         <2> De plus, tout ce qui agit comme une autre chose semble agir par la puissance de cette chose. Or, l’hйrйtique, en adhйrant avec certitude а ce qu’il croit, agit comme la foi, car il adhиre avec une certitude telle parce qu’il estime qu’il possиde une foi droite. Il agit donc par la puissance de la foi, et ainsi il semble que cette certitude de l’adhйsion soit un acte de la vertu de foi.

         <3> De plus, toute la soliditй de l’йdifice spirituel vient de la foi, selon Mt 7, 25 : Viennent les torrents, soufflent les vents, et ils ne peuvent l’йbranler, car elle est fondйe sur le roc solide, а savoir, la foi. Or, la certitude de l’adhйsion concerne la soliditй spirituelle. Elle est donc un acte de la vertu de foi.

         Cependant, ce qui n’existe pas ne peut pas agir. Or, chez l’hйrйtique ou le mauvais catholique, la vertu de foi n’existe pas. La certitude de l’adhйsion ne peut donc кtre chez eux un acte de la vertu de foi.

         Rйponse. Si quelqu’un considиre comme propre а une seule chose ce qui est commun а plusieurs, il est inйvitable qu’il se trompe. Or, la certitude l’adhйsion n’est pas propre а la vertu de foi. D’abord, parce qu’elle convient en premier lieu aux vertus intellectuelles, par exemple, а la sagesse, а la science et а l’intellect. Deuxiиmement, parce qu’elle convient non seulement а la foi vraie, mais aussi а la foi fausse. En effet, comme il en est de la vraie et de la fausse opinion, de mкme en est-il de la foi, et «on n’adhиre pas moins fermement а une faussetй qu’а une vйritй», comme le dit le Philosophe dans Йthique, VII. Troisiиmement, parce que la certitude de l’adhйsion ne vient pas toujours d’un habitus, mais que quelqu’un peut de son propre arbitre affermir son assentiment а quelque chose de vrai ou de faux avant d’avoir un habitus. Quatriиmement, parce que la certitude de l’adhйsion ne concerne pas seulement la foi formйe, qui est une vertu, mais la foi non formйe, qui n’est pas une vertu.

         Il faut donc dire que, chez l’hйrйtique, la certitude de l’adhйsion est l’acte d’une foi fausse, mais, chez le mauvais catholique, l’acte d’une foi informe. Et ainsi, dans aucun des deux cas, elle n’est un acte de la vertu de foi.

         <1> Cette division porte sur ce qui existe dans l’вme sous forme de principe d’un acte, car toute opйration de l’вme vient soit d’une passion, soit d’un habitus, soit d’une pure puissance. Or, cette certitude de l’adhйsion ne peut venir d’une passion : chez le mauvais catholique, elle vient d’un habitus de foi informe, mais, chez l’hйrйtique, elle vient soit d’un habitus de foi perverse, soit d’une pure puissance, comme au dйpart, avant qu’il n’ait acquis d’habitus. En effet, on ne peut pas dire que la foi perverse soit un habitus infus. — Ce qui est dit, а savoir qu’on ne mйrite ni ne dйmйrite par les puissances, est vrai si on entend qu’on ne mйrite ni ne dйmйrite par le seul fait qu’on ait des puissances ; mais si on l’entend au sens oщ une pure puissance ne peut кtre le principe du mйrite ou du dйmйrite, cela est vrai pour ce qui est du mйrite, qui ne peut exister sans la grвce, mais cela n’est pas vrai pour ce qui est du dйmйrite, autrement, celui qui pиche au dйpart sans avoir acquis d’habitus vicieux, ne dйmйrite pas.

         <2> Quelque chose peut agir comme une autre chose de deux maniиres : premiиrement, selon une vraie ressemblance, et ainsi elle agit d’une certaine faзon selon la puissance de cette chose ; d’une autre maniиre, selon une ressemblance apparente, et ainsi elle agit en ressemblant а la puissance de cette chose, et tel est le cas ici. Ainsi, chez l’hйrйtique, la certitude de l’adhйsion est l’acte d’une foi apparente, et non d’une foi vraie.

         <3> De mкme que la soliditй de l’йdifice spirituel dйpend d’une foi vraie, de mкme aussi la soliditй d’un йdifice diabolique dйpend d’une foi fausse.

 

<Question 5> [Sur certains choses qui concernent la religion ou la latrie]

         Ensuite, а propos de l’acte de latrie ou de religion, on a posй quatre questions.

         Premiиrement, au sujet de la cйlйbration des fкtes, est-il permis de cйlйbrer la fкte de la conception de notre Dame ? Deuxiиmement, а propos de la rйcitation des offices, est-ce qu’un clerc en possession d’un bйnйfice avec ou sans charge d’вmes et se trouvant aux йtudes, est obligй de dire l’office des morts ? Troisiиmement, а propos de la collation des bйnйfices, est-ce qu’un йvкque est obligй de donner un bйnйfice au meilleur ? Quatriиmement, а propos de l’acquittement des dоmes, est-ce qu’un pauvre est obligй de verser les dоmes а un prкtre riche ?

 

<Article 1 [7]> Premiиrement : il semble qu’il soit permis de cйlйbrer la conception de notre Dame.

         Si cela n’est pas permis, cela ne peut кtre que parce qu’elle a йtй conзue dans le pйchй originel. Or, elle n’a pas йtй conзue dans le pйchй originel, semble-t-il, car la bienheureuse Vierge est devenue d’une maniиre spйciale la demeure de Dieu (Ep 2, 22). Elle devait donc кtre prйparйe а cela d’une maniиre spйciale. Or, elle n’a pas йtй prйparйe d’une maniиre spйciale selon son corps, car elle a йtй conзue par l’union sexuelle, ni selon son вme, car on lit que d’autres saints aussi ont йtй sanctifiйs alors qu’ils йtaient dans le sein. Il reste donc qu’elle a йtй prйparйe d’une maniиre spйciale par la prйservation du pйchй originel. Et ainsi il est permis de cйlйbrer sa conception.

         Cependant, il est dit que le Christ seul a eu le privilиge d’кtre conзu sans le pйchй originel. Cela ne convient donc pas а la bienheureuse Vierge, et ainsi sa conception ne doit pas кtre cйlйbrйe.

         Rйponse. Ici sont prйsentйes deux questions : l’une principale et l’autre accessoire, а savoir : la bienheureuse Vierge a-t-elle йtй conзue avec [le pйchй] originel, [question] qu’il faut d’abord trancher ? [La question accessoire porte sur la cйlйbration particuliиre de la conception de la Vierge.]

         Il faut donc considйrer que chacun contracte le pйchй originel par le fait mкme d’avoir йtй en Adam selon une raison sйminale. Or, tous ceux-lа sont en Adam selon une raison sйminale qui, non seulement ont reзu leur chair de lui, mais ont aussi йtй produits selon le mode naturel d’origine. Or, la bienheureuse Vierge est ainsi venue d’Adam, car elle est nйe de l’union des sexes comme les autres. Et ainsi, elle a йtй conзue avec le pйchй originel et elle fait partie de l’ensemble de ceux dont Paul dit, dans Rm 5, 12 : En qui tous ont pйchй, ensemble auquel seul le Christ fait exception, lui qui n’йtait pas en Adam selon une raison sйminale. Autrement, si cela convenait а une autre qu’au Christ, elle n’aurait pas besoin de la rйdemption du Christ. Et ainsi nous ne devons pas accorder а la mиre ce qui est soustrait а l’honneur du Fils, qui est le sauveur de tous les hommes, comme le dit l’Apфtre, 1 Tm 4, 10.

         Mais mкme si la bienheureuse Vierge a йtй conзue dans [le pйchй] originel, on croit cependant qu’elle a йtй sanctifiйe dans le sein avant de naоtre, et ainsi, а propos de la cйlйbration de sa conception, des coutumes diverses se sont dйveloppйes dans les Йglises. Car l’Йglise romaine et plusieurs autres, estimant que la conception de la Vierge s’est rйalisйe dans le pйchй originel, ne cйlиbrent pas la fкte de sa conception. Mais certaines, prenant en compte sa sanctification dans le sein, dont le moment est inconnu, cйlиbrent sa conception. En effet, on a cru qu’aussitфt aprиs la conception et l’infusion de l’вme, elle a йtй sanctifiйe. C’est pourquoi cette cйlйbration ne doit pas кtre mise en rapport avec la conception en raison de la conception, mais plutфt en raison de la sanctification.

         Ainsi donc, la conception mentionnйe ne doit pas кtre cйlйbrйe parce que [la bienheureuse Vierge] a йtй conзue sans le pйchй originel. En effet, on n’йcarte pas par lа qu’elle ait йtй prйparйe d’une maniиre plus particuliиre que d’autres, du fait que, par sa sanctification mкme, «elle a reзu le don de la grвce plus abondamment que les autres, non seulement afin d’кtre purifiйe du pйchй originel, mais afin que toute sa vie soit rendue exempte de tout pйchй tant mortel que vйniel», comme le dit Anselme.

 

<Article 2 [8]> Deuxiиmement : il semble que le clerc dotй d’un bйnйfice et se trouvant aux йtudes soit obligй de dire l’office des morts.

         En effet, celui qui reзoit des biens temporels de quelqu’un est tenu de le rйcompenser par des biens spirituels. Or, ce clerc a reзu des biens qui ont appartenu а des dйfunts. Il est donc obligй de dire pour eux l’office des morts.

         Cependant, celui qui a moins reзu est tenu а moins. Or, le clerc qui est aux йtudes a moins reзu que les autres qui rйsident dans une йglise et qui reзoivent des distributions quotidiennes. Il n’est donc pas tenu de dire comme eux l’office des morts.

         Rйponse. Le clerc, par le fait mкme d’кtre clerc, et principalement s’il a reзu les saints ordres, est tenu de dire les heures canoniques. En effet, ceux-ci semblent йtй spйcialement destinйs а la louange divine, selon ce que dit Is 43, 7 : [J’ai йtabli pour me louer] tous ceux qui invoquent mon nom. Mais, en tant que clerc dotй d’un bйnйfice dans telle йglise, il est tenu de dire l’office а la maniиre de cette йglise. Il faut donc prendre en compte que l’office des morts est parfois dit dans une йglise comme une partie ordinaire de l’office de cette йglise, comme dans toute l’Йglise, le jour des morts, l’office pour les morts. Et, dans chaque йglise, il existe а ce sujet une coutume particuliиre, par exemple, de dire ordinairement l’office des morts une fois par semaine, ou autrement а un moment dйterminй. Et le clerc dotй d’un bйnйfice dans une йglise est tenu [de dire] cet office des morts, mкme s’il est aux йtudes, et, par lа, il donne satisfaction aux morts dont il a reзu les biens. Mais parfois l’office des morts [est dit] dans une йglise d’une maniиre extraordinaire, pour une raison qui apparaоt d’une maniиre particuliиre, par exemple, а la demande d’une personne et pour quelque raison de ce genre. А cet office des morts, le clerc qui est aux йtudes n’est pas tenu.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Article 3 [9]> Troisiиmement : il semble qu’un йvкque pиche en donnant un bйnйfice а quelqu’un de bon, s’il en йcarte un meilleur.

         En effet, celui qui agit contre sa conscience construit en vue de la gйhenne. Or, cet йvкque, qui йcarte un meilleur, semble agir contre sa conscience. Il pиche donc mortellement, «construisant ainsi en vue de la gйhenne».

         Cependant, selon le droit, il suffit de donner [un bйnйfice] а quelqu’un de bon, s’il est apte а servir dans une йglise.

         Rйponse. On peut dire que quelqu’un est meilleur de deux maniиres : d’une maniиre, simplement, а savoir, parce qu’il est plus saint et possиde une plus grande charitй ; d’une autre manieиre, quelqu’un est dit meilleur par rapport а quelque chose. Or, il arrive parfois que quelqu’un soit meilleur simplement, qui n’est cependant pas meilleur pour recevoir un bйnйfice, car un autre peut peut-кtre aider davantage une йglise, soit par les conseils de sa sagesse, soit par l’aide de son pouvoir, soit parce qu’il a servi dans une йglise. Un йvкque n’est donc pas toujours tenu de donner [un bйnйfice] а celui qui est meilleur simplement, mais il est tenu de le donner au meilleur par rapport а telle chose. En effet, il ne peut arriver qu’il prйfиre l’un а l’autre que pour une raison ; si cela est en rapport avec l’honneur de Dieu et l’utilitй de l’Йglise, dйjа celui [qui est choisi] est meilleur pour cette raison. Mais si cette raison n’est pas en rapport avec cela, il s’agira d’acception de personnes, qui est d’autant plus grave qu’elle est commise par rapport а des rйalitйs divines. C’est pourquoi, а propos de Jc 2, 3 : Toi, assieds-toi ici, etc., une glose d’Augustin dit : «Si nous mettons en rapport avec les honneurs ecclйsiastiques le fait de s’asseoir ou de se tenir debout, il ne faut pas penser que ce soit une faute lйgиre de confier la foi du Seigneur de gloire а l’acception des personnes. En effet, qui supportera qu’un riche soit choisi pour la place d’honneur de l’Йglise, au mйpris d’un pauvre plus saint et plus instruit ?»

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Article 4 [10]> Quatriиmement : il semble qu’un pauvre ne soit pas tenu de verser les dоmes а un prкtre riche.

         <1> En effet, il a йtй йtabli que les dоmes devaient кtre acquittйes pour entretenir les ministres de l’Йglise. Or, un prкtre riche possиde par ailleurs ce qui est nйcessaire а son entretien. Les dоmes ne doivent donc pas кtre acquittйes а son profit, surtout par un pauvre.

         <2> De plus, dans plusieurs rйgions, les dоmes ne sont pas acquittйes, ce que les prйlats corrigeraient si les hommes йtaient tenus d’acquitter les dоmes en vertu d’une obligation de droit divin. Il ne semble donc pas que les pauvres surtout soient tenus de verser les dоmes а des prкtres riches.

         Cependant, <1> cela s’oppose а ce que le Seigneur dit en Mt 23, 23 : Il fallait faire cela, c’est-а-dire la justice et la vйritй, sans omettre les autres choses, c’est-а-dire ce qui se rapporte а l’acquittement des dоmes.

         <2> De plus, en Lc 18, 12, le pharisien dit : [Je donne] la dоme de tout ce que je possиde.

         Rйponse. Comme l’enseigne le Philosophe dans Йthique, V, le milieu de la justice se prend non seulement par rapport а nous, comme dans les autres vertus, mais aussi par rapport а une chose, car, dans les autres vertus, les diverses conditions des personnes sont prises en compte, [conditions] en fonction desquelles le milieu varie, comme, dans le cas de la nourriture, ce qui est beaucoup pour l’un est peu ou modйrй pour un autre. Mais, dans le cas de la justice, le milieu ne varie pas selon les diverses conditions des personnes, mais il est dйterminй seulement par la quantitй de la chose. En effet, celui qui achиte une chose doit acquitter ce qu’elle vaut, qu’il l’achиte d’un pauvre ou d’un riche. Or, rendre ce qui est dы est un acte de justice. C’est pourquoi cela n’a pas d’importance qu’on soit riche ou pauvre lorsqu’il s’agit de rendre quelque chose а quelqu’un.

         Or, les dоmes sont dues aux prкtres d’une maniиre gйnйrale selon le droit naturel. En effet, la raison naturelle dicte que ceux qui travaillent pour le peuple en matiиre spirituelle reзoivent du peuple un salaire pour leur entretien. Pour cette raison, cela a aussi йtй йtabli de droit divin dans le Nouveau Testament, car, comme il est dit en 1 Co 9, 14 : Le Seigneur a йtabli que ceux qui annoncent l’йvangile vivent de l’йvangile. Mais, dans la loi ancienne, la quantitй de ce qui devait кtre versй avait йtй prйcisй par un prйcepte judiciaire : le dixiиme [decima], et l’Йglise a aussi dйcidй que cela devait кtre versй par le peuple chrйtien. Ainsi, comme les dоmes sont dues tant selon le droit naturel que selon le droit divin en vertu d’une dйcision de l’Йglise, bien qu’un prкtre soit riche, un pauvre est nйanmoins tenu de lui verser les dоmes.

         <1> Il faut rйpondre de deux maniиres. Premiиrement, en disant que l’acquittement des dоmes a йtй йtabli non seulement pour l’entretien des ministres de l’Йglise, mais aussi pour l’entretien des pauvres dont il faut prendre soin а mкme [ce qui est versй а] la maison de Dieu. Ainsi, il est dit en Ml 3, 10 : Apportez toutes vos dоmes afin qu’il y ait de la nourriture dans ma maison. Et ainsi, aussi riche soit-il, les dоmes sont nйcessaires au prкtre, qui doit prendre soin non seulement de lui-mкme, mais aussi des pauvres. — D’une autre maniиre, on peut dire que la nйcessitй d’entretenir les ministres a йtй la raison de la dйcision de l’Йglise а propos du versement des dоmes, mais mкme si quelque chose est devenu dы а quelqu’un par dйcision de l’Йglise, cela lui est nйanmoins dы, mкme s’il est riche.

         <2> De mкme qu’il йtait louable que Paul n’exige aucuns frais qui seraient dus pour la prйdication de l’йvangile afin que cela ne devienne pas un obstacle pour l’йvangile [1 Co 9, 12] ou un scandale pour les fidиles du Christ, et que ceux-lа ne pкchaient pas en n’acquittant pas les frais qui lui йtaient dus mais que l’Apфtre leur remettait, de mкme aussi les prйlats de l’Йglise agissent-ils louablement en n’exigeant pas les dоmes dans les rйgions oщ, parce qu’elles sont tombйes en dйsuйtude, ils craignent de provoquer un scandale ; et ceux qui ne les acquittent pas dans les rйgions oщ ce n’est pas la coutume ne pиchent pas. Ils pйcheraient cependant s’ils refusaient obstinйment de les verser [aux prйlats] qui les exigeraient, et ainsi, pour prйvenir ce pйchй, les prкtres n’exigent pas les dоmes dans ces rйgions.

 

<Question 6> [Sur l’obйissance]

         Ensuite, on a posй des questions sur les actes de la charitй. Premiиrement, а propos de l’obйissance, est-ce qu’il est plus mйritoire d’obйir а un supйrieur ou de faire quelque chose а la demande d’un frиre ? Deuxiиmement, а propos de l’aumфne.

 

<Article unique [11]> Premiиrement : il semble qu’il soit plus mйritoire d’obйir а un supйrieur que de faire quelque chose а la demande d’un frиre.

         <1> En effet, un dйmйrite plus grand s’oppose а un mйrite plus grand. Or, celui qui dйsobйit а un supйrieur dйmйriterait davantage que celui qui ne consent pas а ce que demande un frиre. On mйrite donc davantage en obйissant а un supйrieur qu’en donnant son assentiment а la demande d’un frиre.

         <2> Cependant, lа oщ l’humilitй est plus grande, lа semble exister un plus grand mйrite, car Dieu donne sa grвce aux humbles, comme il est dit dans Jc 4, 6. Or, il semble qu’il soit plus humble pour quelqu’un de se soumettre а un йgal en faisant quelque chose а sa demande, que de se soumettre а un prйlat en obйissant а un supйrieur. Il semble donc qu’il soit plus mйritoire pour quelqu’un de faire quelque chose а la demande d’un frиre que d’obйir а un supйrieur.

         Rйponse. Un acte peut кtre dit mйritoire de deux maniиres.

         Premiиrement, en raison du genre de l’acte, et ainsi l’acte qui relиve d’une vertu plus йlevйe est plus mйritoire. Or, il est clair que la latrie, par laquelle quelqu’un sert Dieu, est une vertu plus йlevйe que la bienfaisance, par laquelle quelqu’un donne satisfaction au prochain, comme aimer Dieu est plus mйritoire qu’aimer le prochain. Que quelqu’un fasse quelque chose а la demande d’un frиre relиve de l’amitiй ou de la bienfaisance, par lesquelles quelqu’un aime son prochain. Mais qu’il obйisse а un supйrieur en tant que celui-ci est ministre de Dieu, relиve de la religion, par laquelle quelqu’un rend un culte а Dieu et l’aime. C’est pourquoi il est plus mйritoire pour quelqu’un de faire quelque chose en obйissant а un supйrieur ou en observant un vњu, que de faire quelque chose а la demande d’un frиre.

         D’une autre maniиre, un acte peut кtre dit plus mйritoire par le fait qu’il procиde d’une plus grande charitй, bien qu’il soit infйrieur par son genre. Et ainsi, rien n’empкche que celui qui fait quelque chose а la demande d’un frиre mйrite davantage.

         <1> Nous acceptons le premier argument.

         <2> Celui qui fait quelque chose а la demande d’un frиre agit de sa propre initiative. Il semble donc que ce soit moins humble que pour quelqu’un d’obйir а un prйlat comme а un supйrieur.

 

<Question 7> [Sur l’aumфne des clercs]

         Ensuite, on s’est interrogй sur l’aumфne.

         Premiиrement, sur l’aumфne des clercs. Deuxiиmement, sur les aumфnes qui sont faites pour les morts.

 

<Article unique [12]> Premiиrement : il semble que les clercs pиchent mortellement s’ils ne distribuent pas leur superflu en aumфnes.

         <1> En effet, а propos de Lc 3, 11 : Que celui qui a deux tuniques donne а celui qui n’en a pas, la Glose dit : «Un prйcepte est donnй sur le partage des deux tuniques, car si l’une est divisйe, personne n’est habillй par une moitiй de tunique, et aussi bien celui qui reзoit que celui qui donne demeureront nus.» Or, par la distribution d’une seule tunique, on entend la distribution de ce qui est superflu par rapport а ce qui est nйcessaire pour vivre, comme cela est clair d’aprиs ce qui vient auparavant dans la mкme Glose. C’est donc un prйcepte de donner son superflu. Or, celui qui transgresse un prйcepte pиche mortellement. Celui qui ne donne pas son superflu aux pauvres pиche donc mortellement.

         <2> De plus, le prйcepte oblige davantage que le conseil. Or, donner tout ce qu’on possиde est un conseil, et cependant l’homme y est obligй en cas d’extrкme nйcessitй. Mкme en dehors du cas d’extrкme nйcessitй, on est donc obligй de donner de son superflu aux pauvres, puisque cela relиve d’un prйcepte. Et ainsi, celui qui ne [le] distribue pas pиche mortellement.

         <3> De plus, quiconque consomme ce qui appartient а un autre est tenu de le lui restituer. Or, les biens des clercs sont [les biens] des pauvres, comme cela est clair d’aprиs la glose de Jйrфme sur Is 3, 14 : On vole les pauvres dans votre maison. Si des clercs consomment inutilement des biens ecclйsiastiques, ils sont donc tenus de les restituer autrement aux pauvres, s’ils en possиdent.

         <4> De plus, quiconque se rend incapable de faire ce qu’il doit faire pиche mortellement. Or, les clercs, en faisant des dйpenses superflues, se rendent incapables de subvenir aux pauvres, ce а quoi ils sont tenus. Il semble donc qu’ils pиchent mortellement.

         Cependant, il semble que ce soit une coutume qui a prйvalu chez beaucoup.

         Rйponse. Il en va autrement des biens patrimoniaux et des biens ecclйsiastiques.

         En effet, l’homme est maоtre de ses biens patrimoniaux ou [des biens] qu’il a lйgitimement acquis. Ainsi, pour ce qui est de la condition de la chose elle-mкme, il peut utiliser ce qui lui appartient comme il veut, et il n’y a pas de pйchй en cela. Toutefois, un pйchй peut venir de la maniиre dйsordonnйe de [les] utiliser ou de [leur] surabondance, comme lorsqu’il consomme inutilement les biens qui lui appartiennent pour ce qui n’est pas nйcessaire, ou [les consomme] de maniиre insuffisante, а savoir qu’il ne dйpense pas ce qu’il faut. En effet, la vertu est corrompue des deux maniиres, comme il est dit dans Йthique, II.

         Or, les clercs ne sont pas vraiment les maоtres des biens ecclйsiastiques, mais les intendants, selon ce que dit 1 Co 9, 17 : L’intendance m’en a йtй confiйe. Or, c’est la tвche de l’intendant de distribuer fidиlement ce qui a йtй confiй а son intendance, conformйment а ce qui est dit en 1 Co 4, 2 : Ce qu’on recherche chez des intendants, c’est qu’ils soient trouvйs fidиles. Dans ce domaine, on peut donc pйcher de deux maniиres : d’une maniиre, en raison de la condition de la chose elle-mкme, а savoir, en l’usurpant comme s’il s’agissait d’un bien propre et en dйtournant а son propre usage ce qui doit кtre dйpensй pour les autres ; d’une autre maniиre, en utilisant d’une maniиre dйsordonnйe ce qui revient а son propre usage, comme on l’a aussi dit pour les autres [biens].

         А la vйritй, parce que l’intendance de ces [biens] а йtй confiйe а la fidйlitй de l’intendant, comme on l’a dit, si quelqu’un dispense avec bonne foi les biens ecclйsiastiques, en en prenant ce qui lui convient selon la condition de son йtat et de sa personne, et s’il les distribue aux autres selon qu’il lui semble convenir de bonne foi, il ne pиche pas mortellement, mкme s’il en dйtourne peut-кtre plus qu’il n’est nйcessaire pour son propre usage : en effet, ce genre de choses, parce qu’il doit кtre йvaluй dans chaque cas, ne peut кtre dйterminй en toute certitude. Ainsi, s’il n’y a pas de grands excиs, cela peut кtre compatible avec la bonne foi de l’intendant ; mais s’il y a de grands excиs, cela ne peut кtre cachй, et ainsi cela ne peut pas кtre fait avec bonne foi par l’intendant. Or, s’il ne respecte pas la bonne foi dans son intendance, il pиche mortellement.

         <1> Comme Augustin le dit dans son livre Sur le discours du Seigneur sur la montagne, «les prйceptes que le Seigneur donne en Mt 5, 39 : А celui qui t’aura frappй sur la joue droite, prйsente l’autre [joue], et ce qui suit, doivent кtre compris pour ce qui est de la prйparation de l’вme, c’est-а-dire que l’homme soit prкt а le faire lorsque cela est nйcessaire». Ce n’est donc pas toujours un pйchй mortel si quelqu’un ne le fait pas, mais, s’il voit s’en rapprocher la nйcessitй et ne le fait pas, alors il pиche mortellement. Et le mкme raisonnement vaut pour ce prйcepte : Que celui qui a deux tuniques en donne une а celui qui n’en a pas, et tous les autres semblables. Il ne pиche donc pas toujours mortellement chaque fois qu’il ne donne pas son superflu aux pauvres, mais lorsque la nйcessitй s’en prйsente. Mais lorsque se prйsente une nйcessitй telle qu’elle oblige sous peine de pйchй mortel, on ne peut pas dйterminer par la raison [ce qui doit кtre donnй], mais cela est confiй а la prudence et а la fidйlitй de l’intendant. Ainsi, s’il donne de bonne foi lorsque cela lui semble convenir, il est exempt de pйchй ; autrement, il pиche mortellement.

         <2> Les mкmes choses qui sont des conseils tombent sous un prйcepte du point de vue de la prйparation de l’вme. En effet, aucun conseil n’est plus parfait que, pour un homme, de donner son вme pour ses frиres ; toutefois, cela tombe sous un prйcepte du point de vue de la prйparation de l’вme, selon 1 Jn 3, 16 : Nous aussi, nous devons donner notre вme pour nos frиres. De la mкme faзon, tout donner aux pauvres tombe sous un prйcepte du point de vue de la prйparation de l’вme, а savoir qu’un homme soit prкt а le faire, si la nйcessitй s’en prйsente. Toutefois, la nйcessitй de donner son superflu est moindre que celle de tout donner. Cependant, tout cela ne peut кtre dйterminй selon la raison universelle, mais est confiй а la prudence, comme on l’a dit.

         <3> Les biens ecclйsiastiques ne doivent pas кtre dispensйs seulement aux pauvres, mais aussi aux ministres de l’Йglise. Ainsi, conformйment aux canons, ils doivent кtre divisйs de telle faзon qu’on en cиde une partie aux pauvres et une autre а l’usage des ministres et du culte de l’Йglise. On doit donc parler diffйremment des biens ecclйsiastiques qui sont principalement attribuйs aux besoins des pauvres et, par voie de consйquence, aux besoins des ministres, comme c’est le cas des biens des hфpitaux et des autres choses de ce genre, et des biens qui sont principalement attribuйs а l’usage des ministres, comme le sont les prйbendes et les autres choses de ce genre. Car, dans le cas des premiers biens, un pйchй est commis non seulement par l’abus, mais du fait de la condition mкme des choses, lorsque quelqu’un prend pour son usage ce qui appartient а un autre. C’est pourquoi il est obligй de restituer pour avoir frustrй un autre de son bien. Mais, dans le cas des autres biens, un pйchй n’est commis qu’en raison de l’abus, comme on l’a dit а propos des biens patrimoniaux. Il n’est donc pas tenu de restituer, mais seulement de faire pйnitence.

         <4> Ni l’usage modйrй des richesses ni la bonne foi de l’intendance ne sont prйservйs chez celui qui fait sciemment des dйpenses superflues pour des banquets voluptueux et pour d’autres choses superflues de ce genre, et ainsi il ne fait aucun doute qu’il pиche alors mortellement. C’est pourquoi il est dit en Mt 24, 48‑51 : Si le mauvais serviteur dit dans son cњur : «Mon maоtre tarde а venir», et qu’il se met а frapper les autres qui assurent le service avec lui, ce qui est le fait d’un maоtre orgueilleux et cruel, et а manger et а boire avec les ivrognes, ce qui est le cas dans les banquets superflus et voluptueux, le maоtre de ce serviteur se prйsentera au jour oщ il ne l’attend pas et а l’heure qu’il ignore, et l’йloignera, а savoir, de la sociйtй des saints, et il le mettra avec les hypocrites, c’est-а-dire en enfer. C’est pourquoi on poursuit а cet endroit : Et lа seront des pleurs et des grincements de dents. Mais si quelqu’un ne fait pas de grands excиs dans ces choses, cela peut кtre fait de bonne foi par quelqu’un qui veut se comporter selon l’usage d’une maniиre qui convient а son йtat.

 

<Question 8> [Sur les aumфnes qui sont faites pour les morts]

         Ensuite, on a posй des questions sur les aumфnes qui sont faites pour les morts.

         А ce propos, on a posй deux questions. Premiиrement, est-ce que le mort subit un prйjudice si son exйcuteur diffиre de donner les aumфnes qu’il avait ordonnй de donner dans son testament ? Deuxiиmement, est-ce qu’un exйcuteur peut lйgitimement diffйrer le versement des aumфnes dans le but que les biens du dйfunt se vendent mieux par la suite ?

 

<Article 1 [13]> Premiиrement : il semble qu’un mort n’йprouve aucun prйjudice du fait que les aumфnes qu’il avait ordonnй de donner sont diffйrйes.

         <1> En effet, ce retard vient de la nйgligence de l’exйcuteur. Or, la nйgligence de l’un n’est pas imputйe а un autre. Le mort ne subit donc aucun prйjudice par un tel retard.

         Cependant, а cause d’un tel retard, les priиres et les sacrifices qui seraient faits pour l’вme du dйfunt sont retardйs, par lesquels il serait grandement aidй. А cause de ce retard, il subit donc un prйjudice.

         Rйponse. Une double distinction est ici nйcessaire.

         Premiиrement, du point de vue du prйjudice. Il faut en effet distinguer un double prйjudice, car un certain prйjudice se rapporte au fait de supporter la peine, conformйment а ce que dit 1 Co 3, 15 : Si son њuvre est consumйe, il en subira un prйjudice ; un autre [prйjudice] a trait au fait que le remиde est absent.

Deuxiиmement, il faut faire une distinction du point de vue de l’aumфne, а propos de laquelle on peut prendre en compte aussi le mйrite de l’aumфne elle-mкme et son effet. En ce qui concerne le mйrite de l’aumфne, le dйfunt ne subit donc aucun prйjudice du fait du retard en question, surtout si, pour autant que cela relevait de lui, il a pris soin que ces aumфnes soient rapidement donnйes, car le mйrite dйpend principalement de la volontй et de l’intention. Mais, pour ce qui est de l’effet de l’aumфne, il subit un prйjudice, non pas qu’il soit puni pour ce retard, mais parce que le remиde ne lui est pas donnй, alors que les suffrages par lesquels il serait grandement aidй sont diffйrйs.

         <1> La nйgligence de l’un n’est pas imputйe а un autre pour ce qui est de la peine. Toutefois, elle peut retomber sur un autre pour ce qui est de l’effet du remиde par lequel un homme peut кtre aidй par un autre.

 

<Article 2 [14]> Deuxiиmement : il semble qu’un exйcuteur doive retarder la distribution d’aumфnes afin que les biens du dйfunt se vendent mieux.

         Car il dйcoule de cela qu’il pourra faire davantage d’aumфnes pour le dйfunt, par lesquelles le dйfunt sera davantage aidй. Si [l’exйcuteur] diffиre [la distribution d’aumфnes], il semble donc qu’il le fasse louablement et fidиlement.

         Cependant, du fait du retard des aumфnes, provient un retard pour le remиde dont le dйfunt a peut-кtre besoin. Il semble donc que, par ce retard, le dйfunt soit plus йcrasй qu’aidй.

         Rйponse. Un court laps de temps ne semble pas кtre un grand danger. Ainsi, si l’exйcuteur diffиre les aumфnes pendant peu de temps afin que, par une meilleure vente des biens du dйfunt, il puisse faire de plus grandes aumфnes, il agit louablement. Mais si, par contre, il tarde longtemps а distribuer les aumфnes sans pouvoir faire des aumфnes beaucoup plus grandes, il ne semble pas que ce soit sans faute, car peut-кtre le dйfunt serait-il libйrй du purgatoire, oщ, alors qu’il s’y trouve, le remиde des suffrages lui йtait le plus nйcessaire. Or, cela exige l’examen d’un exйcuteur prudent, а savoir que, aprиs avoir pris en compte le laps de temps et la condition de la personne qu’on croit devoir кtre libйrйe plus rapidement ou plus tard, et aussi la quantitй de l’accroissement des aumфnes, il fasse ce qui semblera convenir au dйfunt.

 

<Question 9> [Sur les pйchйs]

         Ensuite, on a posй des questions sur les pйchйs.

         А ce propos, trois questions ont йtй posйes. Premiиrement, а propos du pйchй originel, est-ce que celui qui a йtй baptisй transmet le pйchй originel а sa descendance ? Deuxiиmement, а propos du pйchй actuel d’une maniиre gйnйrale, qu’est-ce qui vient en premier : l’aversion de Dieu ou la conversion а un bien sujet au changement ? Troisiиmement, а propos du mensonge d’une maniиre particuliиre, est-ce que le mensonge le plus grave est celui qui est fait en paroles ou celui qui est fait par un acte ?

 

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble que le baptisй ne transmette pas le pйchй originel а sa descendance.

         En effet, chez celui qui naоt, trois choses peuvent кtre considйrйes : le corps, l’вme et l’union des deux. Or, [la descendance] ne contracte pas par son corps le pйchй originel qu’elle contracte de ses parents, car les parents йtaient entiиrement purifiйs du pйchй originel. De mкme, ne [le contracte-t-elle] pas par l’вme qu’elle tient par crйation de Dieu, en qui le pйchй n’a pas de place. Par consйquent, elle ne [le contracte] pas non plus de l’union de deux. Celui qui naоt de [parents] baptisйs ne contracte donc d’aucune faзon le pйchй originel.

         Cependant, le remиde n’est donnй que pour une blessure. Or, le baptкme, qui est un remиde mйdicinal contre la blessure du pйchй originel, est donnй aux petits enfants de baptisйs, conformйment а la coutume commune de l’Йglise. Les petits enfants de baptisйs naissent donc avec le pйchй originel.

         Rйponse. Le pйchй qui rйsulte par mode d’origine (originaliter) de la transgression des premiers parents chez tous ceux qui suivent n’est aboli que par la grвce du Christ, qui, а cause du pйchй, a condamnй le pйchй dans sa chair, comme il est dit en Rm 8, 3. Or, cela se rйalise selon un certain ordre, car, d’abord, dans la vie prйsente, le pйchй originel est enlevй par les sacrements de la grвce du Christ pour ce qui est de la souillure de l’вme, а savoir qu’il n’est pas imputй а l’homme en tant que faute, mais demeure cependant entre-temps pour ce qui est de la corruption de l’incitation de la chair. C’est pourquoi l’Apфtre disait, Rm 7, 7 : Je sers la loi de Dieu par mon esprit, mais la loi du pйchй par la chair, а savoir, dans la mesure oщ le dйsir <de la chair> combat l’esprit. Ainsi, le baptisй vit donc selon l’esprit dans la nouveautй de l’esprit, mais, selon la chair, il conserve l’йtat ancien d’Adam. C’est pourquoi, de mкme que, par la gйnйration spirituelle, par laquelle il en engendre d’autres par l’йvangile, il engendre des fils dans le Christ sans pйchй, de mкme, par la gйnйration charnelle, engendre-t-il des fils avec le pйchй originel selon l’йtat ancien d’Adam.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble que, dans le pйchй en acte, l’aversion prйcиde la conversion.

         En effet, l’aversion comporte l’йloignement d’un terme, mais la conversion [comporte] le rapprochement d’un terme. Or, dans le mouvement corporel, l’йloignement d’un terme prйcиde le rapprochement d’un [autre] terme. Dans le mouvement spirituel aussi, l’aversion prйcиde donc la conversion.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Denys, au chapitre IV des Noms divins : «Personne n’agit en recherchant le mal, mais en recherchant le bien.» L’esprit du pйcheur est donc d’abord converti par l’appйtit d’un bien sujet au changement avant de se dйtourner de Dieu.

         Rйponse. «Le pйchй se trouve d’abord dans la volontй», comme le dit Augustin. Or, pour ce qui est de la volontй, vient en premier ce qui est d’abord principalement recherchй. Et ainsi, pour les pйchйs par lesquels est principalement visйe la jouissance d’un bien sujet au changement, comme la luxure, l’avarice et les choses semblables, la conversion prйcиde naturellement l’aversion, qui n’est pas principalement visйe, mais dйcoule par-delа l’intention d’une conversion dйsordonnйe. Mais pour les pйchйs par lesquels est directement visй un dйtournement par rapport а Dieu, comme l’est l’infidйlitй, le dйsespoir et les autres choses de ce genre, l’aversion par rapport а un bien immuable prйcиde, puis vient la conversion а un bien sujet au changement, comme cela est clair chez ceux qui, sans espйrance, se livrent а l’impudicitй, comme il est dit dans Ep 4, 19.

         <1> Bien que, dans les mouvements corporels, l’йloignement d’un terme soit antйrieur dans l’exйcution, le rapprochement d’un [autre] terme est cependant antйrieur dans l’intention, en laquelle consiste principalement le pйchй.

 

<Article 3 [17]> Troisiиmement : il semble que ce soit un plus grand pйchй pour quelqu’un de mentir en actes que de mentir en paroles.

         En effet, il semble que ce soit un pйchй plus grand pour quelqu’un d’abuser par le mensonge de ce en quoi on croit davantage. Or, comme le dit Anselme dans le livre Sur la vйritй, «on croit davantage aux actes qu’aux paroles». Celui qui ment en actes pиche donc plus gravement que [celui qui ment] en paroles.

         Cependant, comme le dit Augustin dans le livre Sur la doctrine chrйtienne : «Parmi tous les signes, les paroles occupent le premier rang.» Or, celui qui ment en paroles abuse de celles-ci. Il semble donc que celui qui ment en paroles pиche plus gravement que <celui> qui ment en actes.

         Rйponse. Comme Ambroise le dit dans un sermon, «le mensonge consiste non seulement dans des paroles fausses, mais dans des actes feints.» Or, le pйchй de mensonge consiste principalement dans l’intention de tromper. Celui qui affirme comme une faussetй ce qu’il pense кtre vrai ne ment donc pas ; mais celui-lа est plutфt coupable de mensonge qui affirme comme une vйritй ce qu’il pense кtre faux, comme cela est clair selon Augustin, Sur le mensonge. Ainsi, puisque la mкme intention de tromper se trouve chez celui qui ment en paroles et chez celui qui ment en actes, les deux pиchent йgalement. En effet, la parole et l’acte sont pris comme des instruments de tromperie. Cela n’a donc pas d’importance, pour ce qui est du pйchй de mensonge, que quelqu’un mente en paroles, par йcrit, par un signe ou par quelque autre acte, comme cela n’a pas d’importance, pour ce qui est du pйchй d’homicide, que quelqu’un tue un homme avec une йpйe ou avec une hache.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Question 10> [Sur les rйalitйs corporelles]

<Article unique [18]> Ensuite, on a demandй, а propos des aspects corporels de l’homme, si quelqu’un peut en mкme temps, naturellement ou miraculeusement, кtre vierge et pиre ?

         Et il semble que cela puisse exister miraculeusement, car le pиre et la mиre sont ensemble principes de la gйnйration. Or, une femme a йtй en mкme temps vierge et mиre. Pour la mкme raison, quelqu’un peut donc кtre en mкme temps vierge et pиre.

         De mкme, il semble que cela puisse exister sans miracle, car le dйmon incube peut voler la semence d’un homme vierge lors d’une pollution accompagnant un rкve et la verser dans le sein d’une femme, semence par laquelle une progйniture peut кtre conзue, dont le pиre n’est pas le dйmon incube, mais celui dont la semence est а la source de la gйnйration, [laquelle] agit par la puissance de celui dont elle provient. Il semble donc que mкme sans miracle quelqu’un puisse кtre en mкme temps vierge et pиre.

         Cependant, une femme ne peut кtre sans miracle а la fois vierge et mиre. Pour la mкme raison, un homme ne peut donc кtre sans miracle en mкme temps vierge et pиre.

         De mкme, il semble que [cela ne puisse exister] non plus par miracle, car si le Fils de Dieu, qui est nй miraculeusement d’une vierge, avait pris chair а partir d’une autre partie du corps virginal que de celle par laquelle la femme conзoit naturellement, par exemple, de la main ou du pied, on ne l’appellerait pas le Fils de la Vierge, comme Иve n’est pas appelйe la fille d’Adam, bien qu’elle ait йtй formйe а partir d’un cфte d’Adam. Or, йtant sauve la virginitй d’un homme, il ne peut arriver qu’il engendre par la mкme partie du corps et au mкme endroit une progйniture, telle qu’elle est engendrйe naturellement. Cela ne pourrait donc pas arriver mкme miraculeusement que quelqu’un soit en mкme temps vierge et pиre.

         Rйponse. Pour йclairer cette question, il faut voir ce que requiert la virginitй.

         Or, trois choses sont requises pour sa perfection. La premiиre est [son aspect] principal et formel, а savoir, le choix ou l’intention de la volontй, comme dans tous les autres comportements moraux. Ainsi donc, une volontй continue de ne jamais faire l’expйrience du plaisir sexuel est requise pour la virginitй. — La second est [son aspect] matйriel, c’est-а-dire la passion de l’appйtit sensible, а savoir, le plaisir que l’on ressent dans l’acte sexuel, dont la privation est nйcessaire а la virginitй parfaite du point de vue matйriel. Toutefois, si cela fait dйfaut en dehors d’un choix de sa propre volontй, par exemple, si l’on a une pollution pendant le sommeil ou si une femme est violentйe par un ennemi, la vertu de virginitй de disparaоt pas, comme le dit clairement Augustin dans La citй de Dieu, I. — Un troisiиme йlйment fait partie de la virginitй de maniиre accidentelle et concomitante, а savoir, l’intйgritй corporelle. Ainsi, si l’hymen est dйtruit autrement que par un acte sexuel, par exemple, si une sage femme ou si un mйdecin le dйchire avec un fer pour soigner, cela n’affecte pas la virginitй, comme le dit Augustin dans La citй de Dieu, I.

         Ainsi donc, si la virginitй est envisagйe selon sa perfection, pour autant que les trois choses mentionnйes concourent а la virginitй, une femme ne peut, sinon miraculeusement, кtre mиre en prйservant sa virginitй, tout en concevant et en enfantant, car l’enfant ne peut sortir sans miracle alors que demeure l’hymen, comme c’est le cas pour la mиre de Dieu. Toutefois, une femme pourrait sans miracle concevoir tout en conservant intйgralement sa virginitй, comme on raconte d’une jeune fille que, alors qu’elle йtait adolescente, son pиre la gardait dans son lit pour prйserver son innocence. Pendant son sommeil, [le pиre] eut une pollution, la semence descendit jusqu’а la matrice, et la jeune fille conзut. — Mais l’homme ne peut ni naturellement ni miraculeusement кtre pиre sans йmission de semence, car si le corps de l’enfant йtait miraculeusement formй d’une autre maniиre, [l’homme] ne pourrait кtre appelй pиre.

         Mais si la virginitй est entendue en un sens plus large, pour autant qu’elle exige un choix intйrieur de l’esprit, il est ainsi clair qu’une femme peut кtre mиre naturellement, tout en gardant sa virginitй, comme si elle йtait violentйe par un ennemi et en consйquence concevait. Et cela pourrait se produire miraculeusement encore bien davantage. Mais l’homme, tout en prйservant sa virginitй, pourrait кtre naturellement pиre en raison d’une pollution nocturne, qui d’une maniиre ou d’une autre aurait atteint la matrice de la femme. Mais il ne conviendrait pas autant qu’un homme devienne miraculeusement pиre comme une vierge deviendrait mиre, parce qu’une vierge est devenue miraculeusement mиre [par l’intervention] du Saint-Esprit, «qui a formй le corps de l’enfant а mкme son sang trиs pur», comme le dit [Jean] Damascиne, alors que l’йmission de semence sans laquelle un homme ne peut кtre pиre ne convient pas а l’opйration du Saint-Esprit, et aussi parce que l’homme intervient comme agent (agens) dans la gйnйration, mais la femme intervient comme subissant (paciens). Or, il convient а Dieu d’agir (agere), et non de subir (pati). Il convient donc davantage que Dieu compense miraculeusement ce qui manque de la part de l’homme que ce qui manque de la part de la femme.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Question 11> [Sur les crйatures purement corporelles]

<Article unique [19]> Ensuite, en dernier lieu, on a posй une question sur la crйature purement corporelle : est-ce que le ciel empyrй exerce une influence sur les autres corps ?

         Et il semble que non, car tout corps qui exerce naturellement une influence sur d’autres corps exerce d’abord une influence sur ceux qui sont proches plutфt que sur ceux qui sont йloignйs. Si donc le ciel empyrй exerзait une influence sur les corps infйrieurs, il exercerait d’abord une influence sur le ciel aqueux, qui est plus proche de lui, que sur le ciel sidйral. Mais cela ne semble pas convenir, car le ciel sidйral ressemble davantage au ciel empyrй, puisque aucun des deux n’est de la nature des quatre йlйments, par opposition au ciel aqueux, qui est de la nature des quatre йlйments, car on dit que ces eaux y ont йtй placйes pour rafraоchir la chaleur provenant du mouvement du ciel. C’est pour cette raison qu’on dit de Saturne, qui est plus йlevйe que les autres planиtes, qu’elle possиde une froideur. Le ciel empyrй n’exerce donc pas d’influence sur les corps infйrieurs.

         Cependant, s’oppose а cela le fait que, dans le livre Sur les intelligences, on dit que tout ce qui exerce une influence sur les autres choses est lumiиre ou lumineux, et on dit dans le commentaire que toute influence s’exerce par la puissance de la lumiиre. Or, le ciel empyrй, parmi tous les corps, possиde la plus grande lumiиre. Il exerce donc la plus grande influence sur les autres corps.

         Rйponse. Certains affirment que le ciel empyrй n’a pas d’influence sur les autres corps, parce qu’il n’a pas йtй йtabli pour [produire] des effets naturels, mais pour кtre le lieu des bienheureux. Et cela m’a semblй кtre le cas а un certain moment.

         Mais, en examinant [la question] plus attentivement, il semble qu’il faille dire qu’il exerce une influence sur les corps infйrieurs, parce que tout l’univers est un d’une unitй d’ordre, comme cela est clair selon le Philosophe, Mйtaphysique, IX. Or, cette unitй d’ordre tient а ce que les rйalitйs corporelles sont rйgies selon un certain ordre par les rйalitйs spirituelles, et les corps infйrieurs par les [corps] supйrieurs, comme le dit Augustin dans Sur la Trinitй, III. De sorte que si le ciel empyrй n’exerзait pas d’influence sur les corps infйrieurs, le ciel empyrй ne ferait pas partie de l’unitй de l’univers, ce qui ne convient pas. Mais son effet propre semble кtre la perpйtuitй et la stabilitй chez les corps infйrieurs.

         Car, selon le Philosophe, Mйtaphysique, XI, il existe principalement deux mouvements dans le ciel. L’un va d’est en ouest : il est appelй [mouvement] diurne et passe par les pфles de l’йquinoxe. Et parce que ce [mouvement] est uniforme, il cause la perpйtuitй dans les corps infйrieurs. Mais l’autre mouvement va d’ouest en est : par lui sont mus le soleil et les autres planиtes, il passe par les pфles du zodiaque, et par lui les planиtes de rapprochent et s’йloignent de nous. Ainsi, ce mouvement cause а proprement parler la diffйrence entre la gйnйration et la corruption et entre les autres mouvements dans ces [corps] infйrieurs. Et ainsi se poursuit la gйnйration et la corruption des ces [corps] infйrieurs aussi longtemps que Dieu le veut ; celles-ci sont causйes par le premier mouvement <pour ce qui est de leur continuitй>, et par le second [mouvement] pour ce qui est leur caractиre contraire.

         Or, comme l’uniformitй du mouvement prйcиde sa difformitй, de mкme l’unitй du repos prйcиde l’uniformitй du mouvement, car «кtre mы, c’est se trouver autrement qu’antйrieurement, et reposer, c’est se trouver comme auparavant». Et ainsi, le repos possиde l’unitй pure, mais le mouvement possиde une unitй dans la diversitй. De sorte que le premier ciel, а savoir, [le ciel] empyrй, exerce une influence unique par son repos ; mais le second ciel, appelй aqueux, par son mouvement uniforme ; et le troisiиme ciel, а savoir, [le ciel] sidйral, par son mouvement difforme. Or, le fait d’exercer une influence sans mouvement est propre а ce corps, en tant qu’il est suprкme et atteint d’une certaine maniиre l’ordre des substances spirituelles, comme Denys dit dans Les noms divins, chapitre II, que «la sagesse divine joint les commencements des seconds aux termes des premiers».

         <1> Le ciel empyrй exerce une plus grande influence sur le ciel aqueux que sur les corps infйrieurs, dans la mesure oщ le ciel aqueux reзoit une plus grande influence du ciel empyrй, comme le montre l’uniformitй de son mouvement. Il s’accorde donc aussi davantage avec le ciel empyrй qu’avec le ciel sidйral en raison de son uniformitй. Mais, au sujet des corps cйlestes, il existe une double opinion. L’une est qu’ils sont de la nature des йlйments : ainsi, le ciel empyrй serait de la nature du feu, le ciel aqueux de la nature de l’eau et de l’air ; mais le ciel sidйral est composй des deux natures, car il est en partie lumineux et en partie diaphane. C’est а cette opinion que se rapporte ce qui est dit, que les eaux s’y trouvent pour se refroidir. Mais l’autre opinion [affirme] que les corps cйlestes ne sont pas de la nature des quatre йlйments, mais d’une cinquiиme essence. Selon cette opinion, le ciel empyrй lui-mкme n’est pas de la nature des quatre йlйments, mais il est appelй aqueux en raison de son caractиre diaphane, comme il est appelй empyrй, c’est-а-dire ignй, en raison de la lumiиre.

         Nous concйdons l’argument [proposй] en sens contraire, bien que le livre Sur les intelligences ne possиde aucune autoritй et qu’il ne soit pas vrai que tout influx se produise en raison de la lumiиre, а moins qu’on entende lumiиre, d’une maniиre mйtaphorique, de tout acte, pour autant que tout agent agit dans la mesure oщ il est un кtre en acte. Ou bien, cela peut кtre vrai pour les seules rйalitйs corporelles, pour lesquelles on parle de lumiиre au sens propre, pour autant que la lumiиre corporelle est la forme du premier corps agent, а savoir le ciel, par la puissance duquel tous les corps infйrieurs agissent.

         Et que ce qui a йtй dit suffise pour le moment.

 

QUODLIBET 4 : [Sur les rйalitйs divines et humaines]

 

         On a posй des questions sur les rйalitйs divines et humaines.

         А propos des rйalitйs divines, on a d’abord posй des questions sur ce qui concerne l’essence et, en second lieu, sur ce qui concerne les personnes.

         А propos de ce qui concerne l’essence, on a posй des questions d’abord sur la science de Dieu et, en second lieu, sur sa puissance.

 

<Question 1> [Sur les rйalitйs divines]

<Article unique [1]> А propos de la science de Dieu, on s’est demandй s’il y a plusieurs idйes en Dieu.

         Et il semble que oui.

         <1> Augustin dit, dans le Livre des LXXXIII questions, que Dieu a crйй toutes choses selon leurs propres raisons : l’homme selon une raison, le cheval selon une autre raison. Or, «les raisons des choses dans l’esprit divin s’appellent des idйes», comme Augustin le dit clairement au mкme endroit. Il y a donc [en Dieu] plusieurs idйes.

         <2> De plus, les choses sont distinguйes selon que Dieu connaоt leur distinction. Or, il connaоt leur distinction en lui-mкme. Il y a donc en Dieu plusieurs idйes distinctes de choses distinctes.

         Cependant, tout nom attribuй aux rйalitйs divines est soit essentiel, comme «Dieu», soit personnel, comme «Pиre», soit notionnel, comme «engendrant». Or, ce mot «idйe» n’est ni personnel ni notionnel, parce qu’il ne conviendrait pas aux trois personnes. C’est donc un nom essentiel. Or, rien d’essentiel n’est multipliй dans les rйalitйs divines. Nous ne pouvons donc pas dire qu’en Dieu il y a plusieurs idйes.

         Rйponse. Il existe une double pluralitй. L’une est la pluralitй des choses, et, de ce point de vue, il n’y a pas plusieurs idйes [en Dieu]. En effet, l’idйe dйsigne une forme exemplaire. Or, il n’existe qu’une seule rйalitй qui est l’exemplaire de toutes choses, а savoir, l’essence divine, que toutes les choses imitent pour autant qu’elles sont et qu’elles sont bonnes. L’autre pluralitй vient de la maniиre de comprendre, et, de ce point de vue, il y a plusieurs idйes. En effet, bien que toutes les choses, pour autant qu’elles sont, imitent l’essence divine, elles ne l’imitent cependant pas d’une seule et mкme maniиre, mais diversement et selon des degrйs divers. Ainsi donc, l’essence divine, selon qu’elle est imitable de telle faзon par telle crйature, est la raison propre et l’idйe de cette crйature. Et il en est de mкme pour les autres choses. De ce point de vue, il y a plusieurs idйes [en Dieu], pour autant que l’essence divine est intelligйe selon divers rapports que les choses ont avec elle, en l’imitant de diverses faзons.

         Or, ce rapport n’est pas intelligй seulement par l’intellect crйй, mais aussi par l’intellect incrйй de Dieu lui-mкme. En effet, Dieu sait, et a su depuis l’йternitй, que diverses crйatures imiteraient diversement son essence et, de ce point de vue, plusieurs idйes ont existй depuis l’йternitй dans l’esprit divin comme les raisons propres des choses intelligйes par Dieu. En effet, c’est cela que signifie le mot «idйe», а savoir qu’il existe une certaine forme intelligйe par un agent, а la ressemblance de laquelle il a l’intention de produire une њuvre extйrieure, comme le constructeur conзoit а l’avance dans son esprit la forme de la maison, qui est comme l’idйe de la maison а faire dans une matiиre.

         <1> Augustin veut dire qu’il y a diverses raisons selon la diversitй des rapports, comme on l’a dit.

         <2> Lorsqu’on dit : «Les choses sont distinctes sous ce rapport pour autant que Dieu connaоt leur distinction», il y a lа une double maniиre de parler. En effet, ce qu’on dit : «pour autant que Dieu connaоt», peut кtre mis en rapport avec la connaissance divine du point de vue de ce qui est connu ou du point de vue de celui qui connaоt. Si c’est du point de vue de ce qui est connu, alors l’expression est vraie : en effet, le sens est que les choses sont distinctes comme Dieu les connaоt distinctes. Mais si on le met en rapport avec la connaissance du point de vue de celui qui connaоt, alors l’expression est fausse : en effet, le sens sera que les choses connues possиdent dans l’esprit divin le mode de distinction qu’elles possиdent en elles-mкmes, ce qui est faux, car en elles-mкmes les choses sont sйparйes selon l’essence, mais non dans l’intellect divin, de mкme que les choses existent en elles-mкmes matйriellement, mais dans l’intellect divin immatйriellement. L’objection prenait son point de dйpart dans ce dernier sens.

         <3> Cet argument prend son point de dйpart dans la pluralitй rйelle : en effet, une telle pluralitй ne se rencontre pas dans les noms essentiels, mais seulement une pluralitй qui existe selon la maniиre de comprendre.

 

<Question 2> [Sur la puissance de Dieu]

         Ensuite, on a posй des questions sur ce qui concerne la puissance de Dieu. Premiиrement, est-ce qu’il y a puissance [virtus] en Dieu ? Deuxiиmement, а propos d’un effet de la puissance divine, est-ce qu’il y a des eaux au-dessus des cieux ? Troisiиmement, jusqu’oщ la puissance de Dieu peut-elle s’йtendre ?

<Article 1 [2]> Premiиrement : il semble qu’il n’y pas de puissance (virtus) en Dieu.

         <1> Comme le dit le Philosophe, dans Sur le ciel, I, «la vertu est le point ultime d’une puissance». Or, la puissance divine n’a pas de point ultime, puisqu’elle est infinie. Il n’y a donc pas de «vertu» en Dieu.

         Cependant, tout principe immйdiat d’opйration est puissance (virtus). En effet, toute opйration procиde d’une certaine puissance (virtute). Or, il existe en Dieu un principe immйdiat d’opйration, car Dieu fait certaines choses de maniиre immйdiate. Il y a donc puissance (virtus) en Dieu.

         Rйponse. Quelle que soit la maniиre de l’entendre, la vertu [virtus] signifie un complйment de la puissance. De lа vient que «la vertu de toute chose est ce qui rend bon celui qui la possиde et rend bon ce qu’il fait», comme il est dit dans Йthique, II. En effet, la puissance se manifeste comme achevйe lorsque l’agent est parfait et l’action parfaite. Comme la puissance de Dieu est la plus achevйe, la vertu se trouve au plus haut point en Dieu. C’est pourquoi il est dit en Sg 12, 17 : Tu montres ta vertu, si l’on ne croit pas а la plйnitude de ta puissance, et dans Ps 146, 5 : Le Seigneur est puissant et grande est sa force.

         <1> Parfois les vertus sont signalйes non par ce qui est pas attribuй а la vertu de maniиre essentielle, mais par ce а quoi la vertu est ordonnйe. En effet, c’est de cela qu’elle reзoit son essence. Comme le dit Augustin, «la foi consiste а croire ce qu’on ne voit pas». En effet, croire n’est pas la foi elle-mкme, mais l’acte auquel la foi est ordonnйe. Le Philosophe dйfinit la vertu de cette maniиre lorsqu’il dit que la vertu est «le point ultime d’une puissance», car la vertu d’une chose se prend par rapport а ce qu’elle peut finalement faire, comme la puissance de celui qui peut porter cent livres, ainsi que [le Philosophe] le dit lui-mкme, ne consiste pas а ce qu’il en porte dix, mais dans le fait qu’il en porte le plus qu’il peut, а savoir cent. Ainsi, la vertu de toute chose ne se prend pas par rapport а une chose qu’elle peut, mais par rapport а tout ce qu’elle peut. La vertu divine ne peut donc s’entendre selon une seule de ses њuvres, car aucune de ses њuvres n’est йgale а sa vertu, de sorte que Dieu ne puisse faire davantage ; mais sa vertu se prend de tout ce qu’il peut. Or, cela est infini, car Dieu peut faire des choses infinies. La vertu de Dieu est donc infinie, et c’est lа son point ultime de pouvoir faire des choses infinies, de mкme que c’est le point ultime d’une vertu finie de pouvoir faire des choses dйterminйes.

 

<Article 2 [3]> Deuxiиmement : il semble que des eaux, possйdant la vйritable espиce de l’eau comme йlйment, existent au-dessus des cieux.

         <1> En effet, l’homme est appelй un microcosme (minor mundus) en raison de la ressemblance qu’il entretient avec le macrocosme (mundo maiori). Or, nous voyons que, dans le corps humain, le cerveau, qui possиde la nature de l’eau, occupe une position supйrieure au cњur, qui a la propriйtй du feu, pour autant qu’il est la source naturelle de la chaleur. De mкme aussi, dans le macrocosme, l’eau occupe-t-elle une position supйrieure а celle des autres йlйments. Et telle semble кtre l’explication d’Augustin, dans La citй de Dieu, XI, oщ il dit de certains qu’«ils sont impressionnйs par le poids des йlйments et, pour cette raison, ne pensent pas que la nature ait pu placer au sommet du monde une eau qui est а l’йtat liquide et lourde ; s’ils avaient pu faire l’homme conformйment а leurs idйes, ils n’auraient pas placй dans la tкte l’humeur, qu’on appelle en grec “fleuma”, et qui occupe la place des eaux parmi les йlйments de notre corps».

         Cependant, les parties du monde sont trиs bonnes et sont disposйes avec le plus grand ordre selon leur nature. Or, ce qui possиde l’espиce de l’eau est naturellement lourd et repose ainsi sous les corps lйgers, l’air et le feu. Il n’existe donc rien qui ait la vйritable espиce de l’eau au-dessus des cieux.

         Rйponse. Dans la Sainte Йcriture, qui ne peut mentir, il est expressйment dit que des eaux se trouvent au-dessus du ciel. En effet, il est dit, en Gn 1, 7, que [Dieu] sйpara les eaux qui йtaient sous le firmament des eaux qui sont au-dessus du firmament. Et, dans le Ps 148, 4‑5 : Les eaux qui sont au-dessus des cieux, qu’elles louent le Seigneur ! C’est pourquoi, comme le dit Augustin dans le Commentaire littйral de la Genиse, II : «Quelle que soit la maniиre dont elles existent, ne doutons pas qu’elles y existent, car l’autoritй de l’Йcriture est plus grande que toute la capacitй du genre humain.»

         Mais, comme le dit Augustin dans le mкme ouvrage, I : «Il est par trop honteux, pernicieux et on doit au plus haut point йviter que n’importe quel infidиle entende divaguer un chrйtien, qui parle de ces choses (а savoir, les choses naturelles) comme s’il parlait selon les textes chrйtiens, de sorte que, quoi qu’il dise, le voyant se tromper sur tout ce qui concerne le ciel, [cet infidиle] aie peine а s’empкcher de rire. Et ce n’est pas encore trop pйnible qu’un homme qui se trompe soit objet de dйrision, mais [c’est par trop pйnible] que ceux du dehors croient que nos auteurs ont pensй de telles choses et que, pour la plus grande ruine de ceux que nous nous efforзons de sauver, [ces textes] soient blвmйs et rejetйs.» C’est pourquoi, comme lui-mкme l’indique plus loin, il a prйsentй plusieurs interprйtations des paroles de la Genиse, de sorte qu’une interprйtation ne soit pas privilйgiйe par rapport а une autre interprйtation qui est peut-кtre meilleure.

         Ainsi donc, ce qui est dit des eaux qui se trouvent au-dessus des cieux peut s’entendre de plusieurs faзons.

         D’une premiиre faзon, que nous n’entendions pas par firmament ou cieux le firmament ou le ciel dans lequel se trouvent les astres, mais «cet air dans lequel on dit que les oiseaux volent» ; au-dessus de cet air, les eaux s’йlиvent sous forme de vapeur et elles provoquent ainsi les pluies. De cette interprйtation, Augustin dit, dans le Commentaire littйral de la Genиse, II : «J’estime que cette rйflexion... est trиs acceptable : en effet, ce qui est dit n’est ni contraire а la foi et peut кtre cru conformйment au texte mentionnй.»

         Mais si on entend par firmament ou cieux le firmament oщ sont placйs les astres, il faut alors savoir que diverses opinions ont existй а propos de ce firmament.

         En effet, certains ont affirmй que ce firmament est composй des quatre йlйments, ce qui semble avoir йtй la position d’Empйdocle. D’aprиs cela, rien n’empкche de dire qu’il existe des eaux йlйmentaires au-dessus de ce ciel sidйral, qui sont comme plus simples, et qu’au-dessus de celles-ci existe un feu, selon lequel on parle de ciel empyrй.

         D’autres ont affirmй que le ciel est de la nature du feu, comme l’a affirmй Platon, ou n’est pas de la nature des quatre йlйments, mais possиde une nature plus йlevйe, comme l’a affirmй Aristote. Dans les deux cas, il ne semble pas convenir qu’une eau йlйmentaire ait йtй placйe au-dessus du firmament. «En effet, comme le dit Augustin dans le Commentaire de la Genиse, II, il nous convient de chercher comment Dieu a йtabli les natures des choses, et non ce qu’il veut faire en elles ou par elles de maniиre miraculeuse.» Toutefois, nous pouvons placer certaines eaux au-dessus de ce firmament. — Premiиre maniиre : en entendant par eaux toute la matiиre corporelle, comme on l’entend au dйbut de la Genиse, selon l’interprйtation d’Augustin ; et ainsi, selon cette interprйtation, qu’il y ait des eaux au-dessus des cieux sidйraux ne veut rien dire d’autre que le fait qu’il existe au-dessus de ces cieux quelque chose de la matiиre corporelle (et mкme cela n’est pas en dйsaccord avec ce que disent les philosophes modernes, qui affirment qu’au-dessus de la huitiиme sphиre, oщ se trouvent les йtoiles, existe une autre sphиre, oщ il n’y a aucune йtoile). Et Augustin propose cette interprйtation dans Sur la Genиse contre les manichйens. — Deuxiиme maniиre : on peut dire que, de mкme que le ciel empyrй est appelй empyrй non pas parce qu’il possиde l’espиce du feu, mais а cause de son йclat, de mкme on dit que les eaux [sont] au-dessus des cieux non pas parce qu’elles ont l’espиce de l’eau, mais parce qu’elles ont un caractиre diaphane а la faзon de l’eau, de sorte que le ciel suprкme, qu’on appelle empyrй, est tout а fait йclatant, et que le second, qu’on appelle aqueux, est tout а fait diaphane, et le troisiиme ciel, qu’on appelle sidйral, est en partie lumineux et en partie diaphane.

         Ainsi donc, selon n’importe quelle opinion, la vйritй de la Sainte Йcriture peut кtre sauvegardйe de diverses maniиres. Il ne faut pas donc pas que le sens de la Sainte Йcriture soit rйduit а l’une d’entre elles.

         <1> L’homme ressemble au macrocosme sous certains aspects, pour autant qu’il est composй d’une nature corporelle et d’une nature spirituelle comme tout l’univers. Toutefois, il ne ressemble pas а l’univers en tout point. En effet, l’ordre des parties а l’intйrieur de l’homme n’existe pas selon que l’exige leur nature, mais selon que l’exige leur fin. Ainsi, le cњur est placй au milieu afin qu’а partir de lui se diffusent facilement les opйrations de la vie dans tout le corps. Mais le cerveau est placй au sommet afin que les opйrations animales, qui s’y accomplissent d’une certaine maniиre, ne soient pas empкchйes par les diverses transformations du corps. De la mкme faзon que l’ordre de la connaissance humaine ne se rйalise pas selon l’ordre de ce qui est connaissable, mais par rapport а nous. Mais Augustin n’introduit pas cela pour l’affirmer, mais pour s’opposer а ceux qui interprиtent mal les Йcritures.

 

<Question 3> [Jusqu’oщ la vertu divine peut-elle s’йtendre ?]

         Ensuite, il faut examiner jusqu’oщ la puissance divine peut s’йtendre.

         А ce propos, deux questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que Dieu peut ramener quelque chose au nйant ? Deuxiиmement, si quelque chose йtait ramenй au nйant, est-ce que Dieu pourrait le rйtablir identique en nombre ?

<Article 1 [4]> Premiиrement : il semble que Dieu puisse ramener quelque chose au nйant.

         <1> En effet, la distance est йgale du non-кtre а l’кtre et de l’кtre au non-кtre. Or, Dieu peut faire quelque chose а partir de rien. Dieu peut donc faire le nйant а partir de quelque chose.

         <2> Cependant, Dieu ne peut кtre cause d’imperfection. Or, la cause qui fait tendre vers le non-кtre est cause d’imperfection. Dieu ne peut donc ramener quelque chose au nйant.

         Rйponse. Nous pouvons parler de la puissance de Dieu de deux maniиres : d’une maniиre absolue, en considйrant sa puissance ; et d’une autre maniиre, en la considйrant par rapport а sa sagesse ou а sa prescience.

         Si l’on parle de maniиre absolue de la puissance de Dieu, Dieu peut ainsi ramener toute crйature au nйant. La raison en est que la crйature est non seulement amenйe а l’кtre par l’action de Dieu, mais aussi qu’elle est maintenue dans l’кtre par l’action de Dieu, selon ce que dit Hem 1, 3 : [Lui qui] soutient toutes choses par la parole de sa puissance. C’est pourquoi Augustin dit, Commentaire littйral de la Genиse, IV, que «si la puissance de Dieu cessait un moment de diriger les choses crййes, les espиces de celles-ci cesseraient au mкme moment et toute leur nature s’effondrerait». Or, comme Dieu agit de sa propre volontй, et non par nйcessitй de nature, pour produire les choses, de mкme aussi [agit-il] pour leur conservation. Et ainsi, il peut retirer son action en vue de conserver les choses, et, de cette maniиre, toutes les choses tomberaient dans le nйant.

         Mais si nous parlons de la puissance de Dieu par rapport а sa sagesse et а sa prescience, il ne peut pas ainsi arriver que les choses soient ramenйes au nйant, car la sagesse divine n’en dispose pas ainsi : En effet, Dieu a crйй toutes choses pour qu’elles existent, comme il est dit dans Sg 1, 14, et non pour qu’elles tombent dans le nйant.

         <1> Nous concйdons donc le premier argument, pour autant qu’il s’appuie sur la puissance absolue.

         <2> Quelque chose peut кtre la cause de l’imperfection d’une [autre] chose de deux maniиres. D’une premiиre maniиre, par sa propre intention, comme lorsque quelqu’un, en supprimant la lumiиre, cause l’obscuritй ; de cette maniиre, il n’est pas nйcessaire que ce qui cause l’imperfection soit la cause qui produit le dйfaut. Ainsi Dieu peut-il кtre cause d’une certaine imperfection, de l’aveuglement, de l’endurcissement ou de l’annihilation, s’il le voulait. D’une seconde maniиre, quelque chose est cause d’un dйfaut sans le vouloir, et alors il est toujours nйcessaire que la cause du dйfaut soit la cause qui produit le dйfaut, car il arrive qu’un agent, en raison de son imperfection, ne produise pas la perfection visйe dans son effet. Et ainsi Dieu ne peut d’aucune maniиre кtre cause d’une imperfection ou du fait de tendre vers le non-кtre.

 

<Article 2 [5]> Deuxiиmement : il semble que Dieu ne puisse rйtablir identique en nombre ce qui a йtй ramenй au nйant.

         <1> Le Philosophe dit, Sur la gйnйration, II, que «ce dont la substance est corrompue n’est pas rйtabli identique numйriquement». Or, la substance de ce qui est ramenй au nйant est corrompue. Cela ne peut donc pas кtre rйtabli identique en nombre.

         <2> А cela s’oppose ce que dit Augustin, La citй de Dieu, XXII : «Si la chair humaine avait complиtement disparu et qu’aucune composante n’en йtait demeurйe dans le secrets de la nature, comment le Tout-puissant voudrait-il la rйtablir ?» Or, ce qui est corrompu est ramenй au nйant sans qu’aucune matiиre ne demeure de la chose corrompue. Dieu peut donc rйtablir identique en nombre ce qui a йtй ramenй au nйant.

         <3> De plus, «la diffйrence est la cause du nombre», comme le dit [Jean] Damascиne. Or, le nйant ne fait aucune diffйrence, car «il n’y a pas d’espиce ni de diffйrence de ce qui n’est pas», selon le Philosophe. Ce qui est rйtabli par Dieu peut donc кtre une seule chose identique en nombre, bien que cela ait йtй ramenй au nйant.

         Rйponse. Dans ce qui peut кtre ramenй au nйant, il faut remarquer une diffйrence.

         En effet, il y a certaines choses dont l’unitй comporte par dйfinition une continuitй de durйe, comme cela est clair pour le mouvement et pour le temps, et ainsi l’interruption de ces choses est contraire а leur unitй en nombre. Or, les choses qui comportent une contradiction ne font pas partie du nombre des choses possibles pour Dieu, parce qu’il leur manque une raison d’кtre. C’est pourquoi, si ces choses sont ramenйes au nйant, Dieu ne peut les rйtablir identiques en nombre. En effet, cela serait faire en sorte que ce qui est contradictoire soit vrai, par exemple, qu’un mouvement interrompu soit un.

         Mais il existe d’autres choses dont l’unitй ne comporte pas dans leur raison mкme une continuitй dans la durйe, comme l’unitй des choses permanentes, si ce n’est par accident, pour autant que leur кtre est sujet au mouvement. En effet, de mкme que ces choses sont mesurйes par le temps, leur кtre aussi est un et continu selon l’unitй et la continuitй du temps. Et parce qu’un agent naturel ne peut produire ces choses sans mouvement, il en dйcoule qu’un agent naturel ne peut rйtablir les choses de ce genre identiques en nombre, si elles ont йtй ramenйes au nйant ou si elles ont йtй corrompues selon leur substance. Mais Dieu peut rйtablir les choses de ce genre sans mouvement, parce qu’il relиve de son pouvoir qu’il produise des effets sans causes intermйdiaires. Il peut donc rйtablir ces choses identiques en nombre, mкme si elles s’йtaient tombйes dans le nйant.

         La rйponse au premier <1> et au deuxiиme <2> argument est donc claire.

         <3> Le nйant n’est la diffйrence d’aucun кtre, mais par le fait que quelque chose est ramenй au nйant, la continuation de son кtre est interrompue, laquelle se rapporte а l’unitй du mouvement et de ce qui dйcoule du mouvement.

 

<Question 4> [Sur les propriйtйs personnelles qui se rapportent а la personne du Fils]

         Ensuite, on a posй des questions sur les attributs personnels qui se rapportent а la personne du Fils : premiиrement, par rapport а la nature divine ; deuxiиmement, par rapport а la nature assumйe.

         А propos du premier point, deux questions ont йtй posйes. Premiиrement, est-ce que le Pиre dit lui-mкme et la crйature par un seul Verbe ? Deuxiиmement, est-ce que le Fils se distingue du Saint-Esprit par sa filiation ?

 

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que le Pиre ne dise pas lui-mкme et la crйature par le mкme Verbe.

         <1> En effet, «se dire convient au seul Pиre», comme le dit Augustin, Sur la Trinitй, VII. Or, dire la crйature convient а toute la Trinitй : en effet, «ce qui comporte un rapport а la crйature convient а toute la Trinitй», comme cela est clair par ce que dit Denys, Sur les noms divins, II. Le Pиre ne dit donc pas lui-mкme et la crйature par le mкme Verbe.

         <2> De plus, la crйature procиde de Dieu par mode de volontй. Or, le Fils, qui est le Verbe par lequel le Pиre se dit lui-mкme, procиde de Dieu par mode de nature, car, comme le dit Hilaire dans son livre Sur les synodes : «La volontй de Dieu a donnй [leur] substance а toutes les crйatures ; mais la naissance a donnй [sa] nature au Fils.» Le Verbe par lequel le Pиre dit lui-mкme et la crйature n’est donc pas le mкme.

         Cependant, Augustin dit, Commentaire littйral de la Genиse, II, que «[Dieu] a dit, et cela a йtй fait, а savoir qu’il a engendrй le Verbe, dans lequel se trouvait que la crйature serait faite». Or, [le Pиre] a engendrй le Fils en se disant lui-mкme. C’est donc par le mкme Verbe qu’il dit lui-mкme et qu’il dit la crйature.

         Rйponse. Comme Augustin le dit, Sur la Trinitй, XV, «le Verbe de Dieu est reprйsentй d’une certaine maniиre par le verbe de notre intellect, qui n’est rien d’autre qu’une certaine conception actuelle de notre connaissance». En effet, lorsque nous concevons ce que nous connaissons en le considйrant en acte, cela est un verbe de notre intellect, et c’est cela que nous signifions par une parole extйrieure. Mais parce que nous ne concevons pas en acte dans notre esprit tout ce que nous connaissons par habitus, mais que nous nous mouvons d’un intelligible а un autre, c’est la raison pour laquelle en nous il n’y a pas un seul verbe mental, mais plusieurs, dont aucun n’est йgal а notre science. Mais tout ce qu’il sait, Dieu l’intellige en acte. C’est pourquoi, dans son esprit, il n’y a pas succession d’un verbe а un autre. Et de mкme qu’il connaоt lui-mкme et toutes les autres choses par la mкme science, de mкme aussi exprime-t-il lui-mкme et toutes les autres choses par le mкme Verbe, et «son Verbe ne serait pas parfait, comme le dit Augustin dans le mкme livre, si quelque chose de moins existait dans son Verbe que dans sa science». Ainsi, tout ce que connaоt le Pиre, il le dit par son unique Verbe.

         Et ainsi, il est nйcessaire que le Verbe par lequel il se dit et dit la crйature soit le mкme.

         <1> Dire, si on l’entend au sens propre, c’est produire un verbe, ce qui convient au seul Pиre. Ainsi, si l’on entend dire en Dieu au sens propre, seul le Pиre dit, car seul il engendre le Verbe. Cependant, par ce Verbe est exprimй tout ce que la Trinitй entiиre connaоt, car il n’existe qu’une seule science pour les trois personnes. Pour cette raison, le Verbe comporte un rapport а la crйature pour autant qu’il est l’expression d’une certaine science de la crйature que le Pиre a en commun avec les autres personnes.

         <2> Autre est le verbe et ce qui est dit par le verbe. En effet, par le mot «pierre» est signifiйe une chose qui n’est pas le verbe, mais un corps. Ainsi, rien n’empкche que la crйature procиde de Dieu par mode de volontй, mais que le Verbe par lequel est dite la crйature [procиde] par mode de nature.

 

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que le Fils se distingue du Saint-Esprit par la filiation.

         En effet, quelqu’un est constituй par cela mкme qui le distingue d’un autre. Or, la personne du Fils est constituйe par la filiation, qui est une propriйtй personnelle, c’est-а-dire qu’elle constitue la personne du Fils. [Le Fils] se distingue donc du Saint-Esprit par la filiation.

         Cependant, Boиce dit, dans le livre Sur la Trinitй, que «seule la relation en Dieu rend la Trinitй multiple». Et Anselme dit, dans son livre Sur la procession du Saint-Esprit, que «les personnes divines ne sont distinctes que lа oщ intervient l’opposition de relation». Or, le Fils ne s’oppose pas par relation au Saint-Esprit en vertu de la filiation, mais seulement au Pиre. Le Fils ne se distingue donc pas du Saint-Esprit par la filiation, mais seulement du Pиre.

         Rйponse. Les propriйtйs personnelles jouent en Dieu le mкme rфle, pour distinguer les personnes, que les formes substantielles dans les choses naturelles pour distinguer les espиces des choses, en tenant cependant compte que les exemples empruntйs aux crйatures ne sont pas entiиrement semblables lorsqu’ils sont utilisйs pour Dieu.

         Or, dans les choses naturelles, une chose se distingue d’une autre par sa forme. D’une maniиre, par l’opposition directe d’une forme а une autre forme : de cette maniиre, chaque chose naturelle se distingue de toutes les espиces de son genre qui ont des formes opposйes, selon que le genre est divisй par des diffйrences opposйes. Ainsi le saphir se distingue par sa forme de toutes les autres espиces de pierres. D’une autre maniиre, une chose naturelle se distingue par sa forme selon qu’elle la possиde ou non : de cette maniиre, ce qui possиde une certaine forme naturelle se distingue de tout ce qui ne possиde pas cette forme, comme le saphir se distingue par sa forme naturelle, non seulement des autres genres de pierres, mais des espиces des animaux et des plantes.

         Ainsi, il faut donc dire que le Fils se distingue du Pиre par sa filiation selon l’opposition relative de la filiation а la paternitй, mais il se distingue du Saint-Esprit par la filiation selon que le Saint-Esprit ne possиde pas la filiation que le Fils possиde.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

<Question 5> [А propos de la nature assumйe]

<Article unique [8]> Ensuite, on s’est interrogй sur le Fils, а propos de la nature assumйe.

         А ce propos, on s’est demandй si le corps du Christ attachй а la croix йtait le mкme en nombre que celui qui a reposй au tombeau.

         Et il semble que non.

         <1> Tout ce qui diffиre par l’espиce diffиre par le nombre. Or, le corps du Christ suspendu а la croix et reposant au tombeau diffиre selon l’espиce, de la maniиre dont un mort et un vivant diffиrent selon l’espиce. Ce n’est donc pas un seul et mкme [corps] en nombre.

         Cependant, tout ce qui un et le mкme selon le suppфt ou l’hypostase est un et le mкme en nombre. Or, le corps du Christ reposant au tombeau et suspendu а la croix est un et le mкme selon le suppфt ou l’hypostase, car l’hypostase du Verbe de Dieu n’a jamais йtй sйparйe de son corps. Le corps du Christ est donc un et le mкme suspendu а la croix et reposant au tombeau.

         Rйponse. А ce sujet, deux hйrйsies condamnйes doivent кtre йvitйes. L’une est celle des ariens, qui, en affirmant que le Christ n’avait pas d’вme mais que le Verbe tenait lieu d’вme pour le corps, ont affirmй en consйquence que le Verbe a йtй sйparй du corps dans la mort, comme cela est clair dans un sermon des ariens auquel s’oppose Augustin. L’autre [hйrйsie] est celle des Galanites, qui a йtй condamnйe au sixiиme synode, qui, en affirmant une seule nature composйe de la divinitй et de l’humanitй, ont affirmй que cette nature йtait absolument incorruptible, et ont ainsi affirmй que le corps du Christ n’a absolument pas йtй corrompu, non seulement par la corruption de la putrйfaction, ce que soutient la foi catholique, selon ce que dit le Ps 15, 10 : Tu ne laisserais pas ton Saint voir la corruption, mais aussi par la corruption qui se rapporte а la notion de mort, ce qui est impie, comme cela est clair selon [Jean] Damascиne, III.

         Ainsi, afin d’йcarter la premiиre hйrйsie, il faut affirmer l’identitй de suppфt entre le corps du Christ suspendu а la croix et dйposй au tombeau. Mais, afin d’йcarter la seconde hйrйsie, il nous faut affirmer une diffйrence vйritable entre la mort et la vie. Mais parce que la premiиre unitй est plus grande que la seconde diffйrence, il faut dire que le corps du Christ suspendu а la croix et dйposй au tombeau est le mкme en nombre.

         <1> Cet argument ne vaut pas pour le corps du Christ en raison de l’unitй d’hypostase.

 

<Question 6> [Sur la grвce]

         Ensuite, on s’est interrogй sur les choses humaines : premiиrement, а propos de la grвce ; deuxiиmement, а propos des sacrements de la grвce ; troisiиmement, а propos des actes humains.

<Article unique [9]> Premiиrement : on demandait si Dieu fait toujours une nouvelle grвce.

         <1> En effet, Augustin, dans le Commentaire littйral de la Genиse, VIII, compare l’infusion de la grвce а une illumination : «De mкme, dit-il, que l’air n’est pas rendu lumineux par la prйsence de la lumiиre, mais le devient, car s’il l’avait йtй, il ne le deviendrait pas, mais, en l’absence de la lumiиre, [l’air] demeurerait lumineux, de mкme l’homme est-il illuminй par la prйsence de Dieu, mais, en l’absence de [Dieu], s’obscurcit-il aussitфt ; il s’йloigne de lui non pas par une distance locale, mais par l’aversion de la volontй.» Or, le soleil fait toujours une nouvelle lumiиre dans l’air. Dieu fait donc toujours une nouvelle grвce dans l’вme.

         Cependant, l’кtre d’une crйature plus noble est plus noble. Or, la grвce est une crйature trиs noble, car elle est la perfection de la nature crййe raisonnable. Son кtre est donc trиs noble. Elle ne dure donc pas seulement dans l’instant, et ainsi Dieu ne fait pas toujours une nouvelle grвce.

         Rйponse. Il existe une double action. L’une est faite avec mouvement. Et une telle action se fait toujours par un certain changement, car, dans le mouvement, toujours quelque chose devient et quelque chose cesse d’кtre, lorsque cela atteint un terme et s’йloigne d’un [autre] terme. Pour cette raison, le Philosophe dit, dans Physique, VIII, que, dans tout mouvement, se trouvent d’une certaine faзon «devenir et corruption». — Mais autre est l’action qui existe sans mouvement, par simple communication d’une forme, pour autant qu’un agent imprime sa ressemblance dans ce qui est disposй а la recevoir. Au dйpart, une telle action se rйalise par un changement, pour autant que la forme est pour la premiиre fois reзue dans le sujet; cependant, comme aucun mouvement n’y est associй mais un simple influx ou une [simple] communication, la continuation de l’action elle-mкme ne connaоt pas davantage de changement.

         Et c’est de cette maniиre que la grвce est causйe dans l’вme par Dieu. Il faut donc dire qu’aussi longtemps que dure la grвce dans l’вme, Dieu opиre dans l’вme en la causant, non pas cependant en faisant toujours une nouvelle grвce et [en faisant] que la grвce qui existait antйrieurement soit corrompue а chaque instant, mais en opйrant dans l’вme pour conserver la grвce qu’il a d’abord infusйe. Mais cela est difficile а comprendre pour ceux qui ne peuvent pas s’arracher а leur considйration des actions qui sont accompagnйes de mouvement, dans lesquelles quelque chose est toujours changй, comme on l’a dit.

         <1> La lumiиre apparaоt toujours dans l’air parce qu’elle est conservйe par l’action du soleil qui illumine, et non parce qu’une lumiиre succиde а l’autre.

 

<Question 7> [Sur les sacrements de la grвce]

         Ensuite, on s’est interrogй sur les sacrements de la grвce. Premiиrement, sur le sacrement de pйnitence : est-ce que la faute est remise par l’absolution du prкtre ? Deuxiиmement, sur le sacrement du mariage : est-ce qu’un mari peut prendre la croix s’il craint l’incontinence de son йpouse qui ne peut suivre son mari ?

<Article 1 [10]> Premiиrement : il semble que la faute soit remise par l’absolution du prкtre.

         <1> En effet, Hugues de Saint-Victor dit, dans son ouvrage Sur les sacrements, que «le jugement du ciel suit le jugement de Pierre». Or, le jugement du ciel porte sur la rйmission de la faute. La rйmission de la faute suit donc le jugement de Pierre, qui est celui du prкtre qui absout.

         <2> De plus, les sacrements sont des remиdes contre les pйchйs. Or, les blessures ou les maladies sont guйries par le remиde. La maladie ou la blessure du pйchй est donc guйrie par le sacrement de pйnitence. Or, le sacrement de pйnitence s’accomplit lorsque le prкtre dit : «Je t’absous», comme le sacrement de baptкme, lorsqu’il dit : «Je te baptise.» La faute est donc remise par l’absolution du prкtre.

         Cependant, le pйchй est remis par la seule contrition, selon ce que dit Ps 31, 30 : J’ai dit : «Je confesserai au Seigneur contre moi-mкme mes injustices, et tu as remis la faute de mon pйchй.» Or, la contrition prйcиde l’absolution du prкtre, car le prкtre ne doit pas absoudre quelqu’un, а moins d’estimer qu’il est contrit. La rйmission de la faute prйcиde donc l’absolution du prкtre. La faute n’est donc pas remise par l’absolution du prкtre.

         Rйponse. Les sacrements agissent de deux maniиres : d’une premiиre maniиre, pour autant qu’ils sont accomplis en acte ; d’une autre maniиre, pour autant qu’ils sont dйsirйs. Et cela, parce que les sacrements agissent comme des instruments de la misйricorde divine qui justifie. Or, il appartient а Dieu de regarder le cњur de l’homme, selon 1 S 16, 7 : Les hommes voient les apparences, mais Dieu regardera le cњur. C’est pourquoi, bien que les choses naturelles n’agissent que si elles sont appliquйes par leur prйsence, cependant les sacrements agissent aussi selon qu’ils sont dйsirйs ; mais ils apportent un effet sacramentel plus achevй lorsqu’ils sont donnйs en acte.

         Cela est clair dans le baptкme, car le catйchumиne, s’il est un adulte et s’il dйsire le baptкme, a dйjа reзu l’effet du baptкme pour ce qui est de la purification du pйchй et de l’obtention de la grвce, qui est un effet propre de Dieu. Mais lorsqu’il reзoit effectivement le baptкme, il reзoit plus pleinement certains effets sacramentels, car il reзoit le caractиre et la rйmission de toute sa peine. Cependant, si quelqu’un ne dйsirait par le baptкme avant d’кtre effectivement baptisй, comme cela est principalement le cas pour les enfants, il reзoit en mкme temps par le baptкme la grвce qui remet la faute et tout autre effet du sacrement. Et cela se produirait aussi chez l’adulte, s’il se mettait а dйsirer le baptкme en mкme temps qu’il le reзoit.

         C’est la mкme chose pour le sacrement de la pйnitence, qui est accompli par l’office du ministre qui absout. En effet, lorsque quelqu’un est effectivement absous, il reзoit pleinement l’effet du sacrement. Mais si, avant d’кtre absous, il dйsire ce sacrement, а savoir, lorsqu’il se propose de se soumettre aux clйs de l’Йglise, la puissance des clйs agit dйjа en lui et il reзoit la rйmission de sa faute. Mais si quelqu’un commenзait а кtre contrit et а dйsirer les clйs de l’Йglise au moment de l’absolution, sa faute lui serait remise а travers l’absolution du prкtre par la grвce qui est infusйe dans ce sacrement, comme dans tous les sacrements de la loi nouvelle. Ainsi, il arrive parfois que certains qui n’ont pas une contrition parfaite reзoivent la grвce de la contrition par la puissance des clйs, а condition qu’ils ne posent pas d’obstacle а l’Esprit Saint. Et c’est la mкme chose pour les autres sacrements de la loi nouvelle, par lesquels la grвce est confйrйe.

         Toutefois, il semble y avoir une diffйrence entre le baptкme et la pйnitence parce que le sacrement de la pйnitence est toujours confйrй а des adultes, chez qui, dans la plupart des cas, la contrition prйcиde la confession et l’absolution dans le temps, alors que le baptкme est souvent confйrй а des enfants, chez qui le dйsir du baptкme ne prйcиde pas. Mais ils seraient tout а fait semblables, si le baptкme aussi йtait toujours confйrй а des adultes.

         <1> La parole de Hugues ne doit pas кtre entendue au sens oщ le jugement de Pierre, chez le prкtre qui absout, prйcиde dans le temps le jugement du ciel, c’est-а-dire de Dieu qui remet la faute, mais au sens oщ le jugement de Dieu approuve le jugement de Pierre.

         <2> Le remиde sacramentel agit non seulement lorsqu’il est effectivement donnй, mais aussi lorsqu’il est dйsirй. C’est pourquoi la guйrison de la blessure prйcиde parfois l’absolution sacramentelle.

         <3> Il ne peut jamais exister de vйritable contrition sans le dйsir des clйs de l’Йglise, quelle que soit la douleur pour le pйchй passй et le propos de s’en abstenir а l’avenir. C’est ainsi que la faute est remise par la contrition.

<Article 2 [11]> Deuxiиmement : il semble qu’un mari puisse prendre la croix pour traverser outre-mer contre la volontй de son йpouse, mкme si l’on craint pour la continence [de celle-ci].

         <1> En effet, un homme ne doit pas nйgliger son propre salut pour le salut d’un autre. Or, un homme obtient son propre salut par le fait d’кtre signй de la croix, en recevant l’indulgence plйniиre de ses pйchйs. Il ne doit donc pas nйgliger cela afin de s’occuper du salut de son йpouse.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Augustin : «Si tu pratiques l’abstinence contre la volontй de ton йpouse, tu lui permets de forniquer, et ce pйchй sera imputй а ton abstinence.» Or, en prenant la croix, [un homme] est empкchй de rendre ce qu’il doit. Il semble donc que le pйchй de son йpouse, si elle n’observe pas la continence, soit imputй а l’homme.

         Rйponse. Les choses nйcessaires ne doivent pas кtre nйgligйes а cause des choses qui relиvent de sa propre volontй. Ainsi, le Seigneur lui-mкme, Mt 15, 5‑6, reprend les Pharisiens, qui enseignaient а nйgliger le commandement sur l’honneur dы aux parents afin que soient faites des offrandes volontaires а Dieu. Or, cela s’impose nйcessairement qu’un mari s’occupe de son йpouse, car l’homme est le chef de la femme, comme il est dit en 1 Co 11, 3, alors que prendre la croix pour traverser la mer relиve de sa propre volontй. Par consйquent, si son йpouse est dans une condition oщ elle ne peut le suivre en raison d’un empкchement lйgitime et qu’on craint son incontinence, il n’est pas а conseiller qu’il prenne la croix et abandonne son йpouse. Il en est autrement si son йpouse se propose d’observer la continence volontairement, ou si elle veut et peut suivre son mari.

         <1> Cela concerne aussi le salut propre de l’homme qu’il prenne soin du salut de son йpouse, qui est confiйe au gouvernement de son mari.

 

<Question 8> [Sur les actes humains qui concernent les prйlats]

         Ensuite, on a posй des questions sur les actes humains. Premiиrement, sur les actes humains qui relиvent des prйlats ; deuxiиmement, sur les actes qui peuvent concerner tout le monde.

         Enseigner, dispenser d’un prйcepte, excommunier ceux qui s’opposent aux prйceptes et confйrer des bйnйfices ecclйsiastiques relиvent des prйlats. Ainsi, а propos du premier point, quatre questions sont posйes. Premiиrement, а propos de l’obйissance aux ordres des prйlats : est-ce qu’un religieux est tenu d’obйir а son supйrieur qui lui ordonne en vertu de l’obйissance de lui rйvйler la faute occulte d’un frиre ? Deuxiиmement, а propos de la dispense : est-ce que le pape peut dispenser de la bigamie ? Troisiиmement, а propos de l’excommunication : est-ce que quelqu’un est tenu d’йviter les excommuniйs dont l’excommunication est l’objet de jugements divers parmi les experts, les uns disant qu’ils sont excommuniйs, les autres qu’ils ne le sont pas ? Quatriиmement, а propos de la collation des bйnйfices : est-ce qu’un prйlat d’une йglise peut lйgitimement donner un bйnйfice а son consanguin qualifiй, s’il se prйsente aussi facilement quelqu’un d’autre qui est mieux qualifiй ?

<Article 1 [12]> Premiиrement : il semble qu’un subordonnй ne soit pas tenu d’obйir а un supйrieur qui lui ordonne de rйvйler une faute occulte.

         En effet, personne n’est tenu d’obйir а quelqu’un pour ce qui ne relиve pas du jugement [de celui-ci]. Or, les choses occultes ne tombent pas sous le jugement humain, mais sous le seul jugement divin. Personne n’est donc tenu de les rйvйler а un supйrieur qui le lui ordonne.

         Cependant, le prйlat en chapitre peut ordonner ce а propos de quoi un juge sйculier ou ecclйsiastique peut exiger de faire serment. Or, le juge sйculier ou ecclйsiastique exige parfois le serment de quelqu’un afin qu’il rйvиle ce qu’il sait d’un fait occulte, comme le dit une dйcrйtale sur les [serments de] purification (purgationibus). Pour la mкme raison, un prйlat en chapitre peut donc ordonner aux religieux, en vertu de l’obйissance, de dire ce qu’ils savent d’une faute occulte.

         Rйponse. Un pйchй peut кtre occulte de deux maniиres.

         Premiиrement, d’une maniиre absolue, а savoir qu’il n’est aucunement parvenu а la connaissance d’un grand nombre, et un tel pйchй occulte nuit а celui-lа seul qui le commet. C’est pourquoi, si quelqu’un connaоt un tel pйchй d’un frиre, il doit seulement chercher а assurer le salut du frиre qui pиche. De lа vient qu’un ordre a йtй йtabli par le Seigneur pour la correction fraternelle : que l’on corrige d’abord le frиre qui pиche de maniиre occulte de personne а personne seulement ; ensuite, qu’il prйsente deux ou trois tйmoins ; et alors seulement, s’il ne se corrige pas, qu’on le dise а l’Йglise. Si un prйlat ordonne а un frиre, а l’encontre de cet ordre, qu’on lui dise le pйchй occulte d’un frиre, il ne faut pas lui obйir, et lui-mкme commet un pйchй en l’ordonnant, car il faut obйir а Dieu plutфt qu’aux hommes [Ac 5, 26].

         Mais si le pйchй du frиre n’est pas а ce point occulte qu’il ne vienne par certains soupзons а la connaissance d’un grand nombre, d’oщ peut venir un scandale pour beaucoup, alors le pйchй ne nuit pas seulement а lui, mais а un grand nombre. Et parce que le bien d’un grand nombre est prйfйrй au bien d’un seul, le prйlat doit rechercher la vйritй а propos du fait, afin que s’apaise le scandale d’un grand nombre soit par la peine donnйe а celui qui pиche, soit par sa rйcusation. Dans un tel cas, [un prйlat] peut ordonner а celui qui connaоt la faute d’un frиre qu’il la rйvиle, et celui а qui cela est ordonnй est tenu d’obйir au prйlat. En effet, comme la faute n’est pas totalement occulte, elle relиve du jugement du prйlat. Et c’est de ce cas que parle la dйcrйtale, non du premier.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

<Article 2 [13]> Deuxiиmement : il semble que le pape ne puisse dispenser de l’irrйgularitй de la bigamie.

         <1> En effet, l’homme ne peut dispenser de ce qui a йtй divinement йtabli, comme le dit Bernard dans son ouvrage Sur la dispense et le prйcepte. Or, l’enseignement de l’Apфtre, par lequel il dit que le bigame ne doit pas кtre promu, comme cela est clair dans 1 Tm 3, 2 et Tt 1, 6, a йtй divinement promulguй, selon ce que dit l’Apфtre, 2 Co 13, 3 : Cherchez-vous une preuve que le Christ parle en moi ? Le pape ne peut donc dispenser les bigames.

         Cependant, s’oppose а cela ce qui est dans le Dйcret, d. 50, que le pape a dispensй un bigame.

         Rйponse. Le pape a la plйnitude du pouvoir dans l’Йglise, de sorte que tout ce qui a йtй йtabli par l’Йglise ou par des prйlats de l’Йglise peut faire l’objet d’une dispense par le pape. En effet, on dit que ces choses relиvent du droit humain ou du droit positif. Mais, pour ce qui relиve du droit divin ou du droit naturel, [le pape] ne peut en dispenser, car ces choses tiennent leur efficacitй de l’institution divine. Or, ce qui se rapporte а la loi nouvelle et [а la loi] ancienne est de droit divin. Mais il y a une diffйrence entre les deux lois : la loi ancienne dйterminait bien des choses, tant dans les prйceptes cйrйmoniels se rapportant au culte de Dieu que dans les prйceptes judiciaires se rapportant au maintien de la justice entre les hommes ; mais la loi nouvelle, qui est une loi de libertй, ne comporte pas de telles dйterminations, car elle se contente des prйceptes moraux de la loi naturelle, des articles de la foi et des sacrements de la grвce. C’est pourquoi elle est appelйe une loi de foi et de grвce, en raison de la dйtermination des articles de la foi et de l’efficacitй des sacrements. Mais les autres choses, qui se rapportent а la dйtermination des jugements humains ou а la dйtermination du culte divin, le Christ, qui est le lйgislateur de la loi nouvelle, en a librement laissй la dйtermination aux prйlats de l’Йglise et aux dirigeants du peuple chrйtien. Ainsi, toutes ces dйterminations relиvent du droit humain, duquel le pape peut dispenser. Mais il ne peut dispenser de ce qui relиve de la loi naturelle et des articles de la foi et des sacrements de la grвce de la loi nouvelle : en effet, cela ne serait pas exercer [son] pouvoir en vue de la vйritй, mais contre la vйritй.

         Or, il est clair que ne pas encourager la bigamie ne relиve pas de la loi de la nature, ne se rapporte pas non plus aux articles de la foi et ne fait pas nйcessairement partie d’un sacrement (ce qui apparaоt dans le fait que si un bigame est ordonnй, il reзoit le sacrement de l’ordre), mais cela relиve d’une certaine dйtermination du culte divin. Le pape peut dispenser а ce sujet, bien qu’il ne doive dispenser que pour une cause importante et йvidente, de mкme qu’il peut dispenser de ce qu’un prкtre qui ne porte pas les vкtements sacrйs puisse consacrer le corps du Christ. Et c’est le mкme raisonnement pour toutes les choses de cette sorte qui sont issues d’une institution humaine.

         <1> L’Apфtre a proposй certaines choses dans son enseignement de deux maniиres. Certaines choses, comme s’il promulguait le droit divin, comme ce qu’on trouve en Ga 5, 2 : Si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien, et plusieurs choses de ce genre ; et le pape ne peut pas dispenser de cela. Mais certaines choses, comme s’il en dйcidait selon sa propre autoritй, car lui-mкme dit, 1 Co 11, 34 : Pour le reste, j’en disposerai lorsque je viendrai ; et plus loin, 1 Co 16, 1, il ordonna que les collectes qui sont faites parmi les saints soient faites lors d’un sabbat, ce qui ne relиve pas du droit divin. De mкme, ce qu’il dit du bigame qui ne doit pas кtre promu ne relиve pas du droit divin, mais est une dйcision de l’autoritй humaine qui lui a йtй divinement accordйe.

<Article 3 [14]> Troisiиmement : il semble qu’il ne faille pas йviter les excommuniйs dont l’excommunication est l’objet d’opinions contraires de la part des sages.

         Car, selon le droit, l’йvкque ne peut retirer sans faute un bйnйfice qu’il a concйdй а un clerc. Or, la communion des fidиles n’est pas moins due а tout fidиle qu’un bйnйfice confйrй а un clerc par un йvкque : la communion des fidиles ne doit pas кtre retirйe а quelqu’un sans qu’il y ait faute. Or, lorsqu’on a un doute sur une cause, l’esprit de l’homme bon doit кtre davantage portй а interprйter en meilleure part. Du fait qu’il y a doute sur l’excommunication de certains, on doit donc davantage maintenir qu’ils ne sont pas excommuniйs, et ainsi on ne doit pas les йviter.

         Cependant, si quelqu’un meurt dans une guerre а la suite d’un coup, si on ignore qui l’a frappй, en raison du doute, quiconque a participй а cette guerre est considйrй comme coupable par le droit. Par rapprochement, il semble donc que, du fait qu’on doute que certains aient йtй excommuniйs, ils doivent кtre йvitйs par une prйcaution plus grande.

         Rйponse. Le doute sur l’excommunication de certains prйcиde ou suit la sentence des juges.

         S’il prйcиde, par exemple, lorsqu’il n’a pas encore йtй dйclarй par le consentement des juges que certains sont excommuniйs, ils ne doivent pas кtre йvitйs, jusqu’а ce que soit rendu un jugement certain. En effet, dans ce cas, il est vrai que nous devons interprйter en meilleure part. Ainsi, il est dit dans Dt 17, 8‑10 : Si tu vois qu’un jugement est difficile et ambigu..., et que les paroles des juges de ta ville divergent..., tu iras voir les prкtres..., et tu leur demanderas..., et tu feras tout ce qu’ils t’auront dit.

         Mais si l’ambiguпtй surgit aprиs la dйtermination concordante des juges, il faut plutфt s’en tenir а la sentence des juges pour deux raisons. Premiиrement, parce que les juges, en йvaluant plus attentivement la question, peuvent mieux percevoir la vйritй, mкme s’ils sont moins expйrimentйs, que d’autres qui sont consultйs en passant et de maniиre extraordinaire. Deuxiиmement, parce que cela nuirait beaucoup а l’utilitй commune de l’йtat des hommes si l’on ne s’en tenait pas а la sentence, mais si n’importe qui mettait en doute la sentence comme bon lui semblerait, car ainsi les litiges seraient interminables. C’est pourquoi, dans un tel cas, il faut plutфt s’en tenir а la sentence des juges, а moins qu’elle n’ait йtй suspendue par un appel.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

<Article 4 [15]> Quatriиmement : il semble qu’un prйlat d’une йglise ne puisse confier la charge d’une йglise а son consanguin, bien qu’il y soit apte, en йcartant un meilleur [candidat].

         <1> En effet, un pиre cherche pour sa fille l’йpoux le plus apte, et l’йpoux cherche le gardien le plus fidиle possible pour son йpouse. Or, le prйlat supйrieur se compare а l’йglise qui lui est soumise soit comme le pиre а sa fille, soit comme l’йpoux а son йpouse. Il doit donc lui trouver une personne apte du mieux qu’il le peut.

         <2> De plus, l’йvangйliste Jean йtait le plus apte, et cependant, parce qu’il йtait consanguin du Christ selon la chair, [le Christ] lui a prйfйrй Pierre pour le gouvernement de l’Йglise. Le prйlat lui aussi, s’il a un consanguin йgalement capable, ne doit donc pas davantage lui assurer un poste dans l’йglise qu’а un autre йgalement qualifiй, et encore moins s’il est moins qualifiй.

         Cependant, il est conforme а l’ordre de la charitй qu’un homme aime davantage ceux qui lui sont le plus unis. Or, ceux que nous aimons de charitй, nous devons en prendre soin de maniиre que leur mйrite s’accroisse. Ainsi donc, puisque par une bonne administration d’une йglise le mйrite de celui qui administre s’accroоt, il semble qu’un prйlat doive davantage prendre soin des siens que des йtrangers, mкme s’ils sont moins qualifiйs.

         Rйponse. Il faut parler diffйremment du consanguin d’un prйlat йgalement qualifiй et d’un autre qui est moins qualifiй.

         En effet, si [celui-ci] est йgalement qualifiй, le prйlat peut prйfйrer son consanguin (а moins qu’un scandale ne naisse de cela ou que certains n’en reзoivent un mauvais exemple, de telle sorte qu’on puisse prйsumer que d’autres prйlats soient amenйs par cet exemple а donner [la charge] mкme а des moins dignes). La raison en est que, par cela, rien n’est enlevй а l’utilitй de l’йglise lorsqu’elle est confiйe а quelqu’un qui est йgalement qualifiй. Il est permis par une telle mesure de donner satisfaction а l’amour naturel, qui n’est pas contraire а la charitй, mais reзoit plutфt sa forme de la charitй. Et cela est signifiй dans Gn 47, 6, oщ Pharaon dit а Joseph а propos de ses frиres : Si tu connais parmi eux des hommes capables, йtablis-les comme maоtres de mes troupeaux.

         Mais si le consanguin du prйlat est moins qualifiй, [le prйlat] ne doit pas lui confier la charge de l’йglise, en йcartant un meilleur, pour deux raisons. Premiиrement, parce que cela semble aller а l’encontre de la fidйlitй que le Seigneur recherche chez un bon intendant : en effet, celui qui pourrait amйliorer le bien de son seigneur n’accomplirait pas fidиlement sa tвche s’il l’omettait pour donner satisfaction а ses consanguins. Deuxiиmement, parce que cela semble avoir rapport а l’acception de personnes, qui consiste en ce que quelqu’un tienne compte, dans une situation, de la condition d’une personne qui n’a pas de rapport avec ce qui est en cause, comme si quelqu’un accordait un jugement а quelqu’un parce qu’il est riche, et non pas parce qu’il a la justice [en sa faveur], ce qui est une condition qui se rapporte а ce qui est en cause. Or, кtre consanguin n’est pas une condition qui se rapporte а la charge d’une йglise, qui n’est pas obtenue par le droit du sang, mais par un don divin. Mais ce serait une condition ayant rapport avec ce qui est en cause s’il s’agissait d’administrer des biens patrimoniaux. Ainsi, si un йvкque dispose de ses biens patrimoniaux en faveur de son consanguin moins qualifiй, cela n’est pas acception de personnes. Mais si, en raison de la consanguinitй, il le pourvoit а mкme le patrimoine du Crucifiй, le vice d’acception de personnes n’est pas absent. Augustin dit que cela se produit dans l’attribution des grades ecclйsiastiques, en expliquant ce qu’on lit dans Jc 2, 1 : Ne faites pas acception de personnes pour ce qui est de la foi en notre Seigneur Jйsus, le Christ. Jйrфme aussi en parle, et on le trouve dans [Dйcret], VIII, q. 1 : «Un йtranger est choisi par Moпse dans une autre tribu... afin de signifier que le gouvernement des peuples ne doit pas кtre accordй selon le sang, mais selon la vie. Et maintenant, nous en voyons beaucoup profiter du fait qu’on ne cherche pas а donner а l’Йglise des colonnes qu’on sait кtre utiles а l’Йglise, mais ceux qu’on aime ou ceux par la complaisance de qui on a йtй sйduit.»

 

<Question 9> [А propos de la puissance intellective]

         Ensuite, on a posй des questions sur les actes qui peuvent concerner tous les hommes : premiиrement, а propos des actes qui se rapportent а la puissance intellective ; deuxiиmement, а propos des actes qui se rapportent а la puissance appйtitive.

         А propos du premier point, on a posй trois questions. Premiиrement, est-ce que quelqu’un peut dйsirer sans pйchй connaоtre les sciences magiques ? Deuxiиmement, est-ce qu’un йnoncй qui est vrai une fois est toujours vrai ? Troisiиmement, est-ce qu’un maоtre doit plutфt utiliser la raison ou l’autoritй pour trancher les questions thйologiques ?

<Article 1 [16]> Premiиrement : il semble qu’un homme puisse sans pйchй dйsirer connaоtre les sciences magiques.

         <1> En effet, ce n’est pas un pйchй de dйsirer ce par quoi l’intellect de l’homme est appliquй а ce qui est le meilleur. Or, par toute science, l’intellect de l’homme est appliquй а ce qui est le meilleur, car le vrai est le bien de l’intellect, comme il est dit dans Йthique, VI. Or, la science porte sur ce qui est vrai. Un homme peut donc lйgitimement dйsirer connaоtre n’importe quelle science, et ainsi un homme peut sans pйchй dйsirer connaоtre les sciences magiques.

         <2> Cependant, l’interdiction ne porte que sur ce qui est illicite. Or, les sciences magiques sont interdites. Il est donc illicite de dйsirer les connaоtre.

         Rйponse. Les actes humains peuvent кtre dits bons de deux maniиres : d’une maniиre, par leur genre ; d’une autre maniиre, en raison d’une circonstance.

         Un acte est dit bon par son genre du fait que l’acte porte sur une matiиre adйquate. Or, la matiиre adйquate du dйsir est ce qui est bon. Ainsi, dйsirer n’importe quel bien est bon selon le genre. Or, toute science ou n’importe quelle connaissance est un bien (autrement Dieu, en qui il n’existe rien de mal, ne possйderait pas l’entiиre science, aussi bien de ce qui est bien que de ce qui est mal). Dйsirer n’importe quelle science ou connaissance de n’importe quelle chose, bonne ou mauvaise, est donc bon selon le genre.

         Cependant, cela peut кtre bien ou mal selon diverses circonstances qui s’y ajoutent. Et cela varie principalement selon l’intention de la fin, car si quelqu’un dйsire connaоtre les sciences magiques pour les utiliser, cela est mal ; mais s’il dйsire les connaоtre pour les rйfuter et les repousser, cela est bon et permis. De mкme, cela peut varier selon la condition de la personne, ou selon la maniиre de [la] dйsirer. En effet, si quelqu’un dйsire ainsi connaоtre ces sciences de sorte qu’il prйfиre leur connaissance а d’autres choses plus utiles, le dйsir en est dйsordonnй, et de mкme, s’il ne convient pas que cette personne connaisse cela, elle le dйsire de maniиre dйsordonnйe.

         <1> Toute science applique l’intelligence а ce qui est bien pour elle, car tout ce qui est vrai est un certain bien de l’intelligence. Mais toute science n’applique pas l’intelligence а ce qui est le meilleur pour elle, mais celle-lа seulement qui porte sur la vйritй premiиre. Il n’est pas vrai non plus que les arts magiques soient des sciences, mais plutфt des tromperies des dйmons.

         <2> Ces arts sont dйfendus pour ce qui est de leur usage. Mais si leur йtude йtait aussi dйfendue а quelqu’un en raison du danger d’y recourir, alors elle serait mauvaise parce que dйfendue.

<Article 2 [17]> Deuxiиmement : il semble qu’il ne soit pas nйcessaire qu’un йnoncй qui est vrai une fois soit toujours vrai par la suite.

         <1> En effet, si cela est vrai pour les autres йnoncйs, pour la mкme raison cela serait aussi vrai pour les йnoncйs sur le futur. Or, cela n’est pas vrai pour ceux-ci, car, comme le dit le Philosophe dans Sur la gйnйration, II : «Celui qui devait marcher ne marchera pas.» Il n’est donc pas nйcessaire qu’un йnoncй qui est vrai une fois soit toujours vrai par la suite.

         <2> De plus, si les parties sont les mкmes, le tout aussi est le mкme. Or, les parties de l’йnoncй sont le prйdicat, le sujet la composition. Si le prйdicat, le sujet et la composition sont les mкmes, l’йnoncй est donc le mкme. Or, alors que le mкme йnoncй demeure, il arrive qu’il soit parfois vrai et parfois faux, comme cet йnoncй : «Sortes est assis» est vrai s’il est assis et faux s’il n’est pas assis, selon ce que dit le Philosophe dans les Prйdicaments : «Selon qu’une chose est ou n’est pas, le discours est vrai ou faux.» L’йnoncй qui est vrai une fois n’est pas pour cette raison toujours vrai.

         Cependant, ces йnoncйs : «Sortes court», «Sortes a couru» et «Sortes courra», ne diffиrent que par le sens des temps qui leur sont associйs. Or, une diversitй de sens associй n’enlиve pas l’identitй du nom. En effet, c’est le mкme nom qui existe dans tous les cas au singulier et au pluriel. Mкme les trois йnoncйs prйcйdents sont donc un seul йnoncй. Or, si l’un d’eux est vrai une fois, il est nйcessaire que l’un d’eux soit toujours vrai, car s’il est vrai une fois que Sortes court, il йtait antйrieurement vrai que Sortes courra et il sera vrai par la suite que Sortes a couru. Si un йnoncй est vrai une fois, il sera donc toujours vrai.

         Rйponse. La raison de ce doute tient au fait de savoir si un йnoncй qui porte sur le prйsent, le passй et le futur est le mкme. En effet, si cela est vrai, il en dйcoulera que l’йnoncй qui est vrai une fois sera toujours vrai, bien que cela puisse кtre quelque peu douteux au sujet des йnoncйs portant sur le futur contingent. Mais cela relиve d’une recherche plus poussйe. Or, si les йnoncйs sur le prйsent, le passй et le futur sont diffйrents (car il s’agit du mкme йnoncй que celui qui porte sur le prйsent, quelle que soit la condition de la chose), il est clair que le mкme йnoncй est parfois vrai, parfois faux, selon ce que dit le Philosophe dans les Prйdicaments, que «le mкme discours ou [la mкme] opinion est parfois vraie, parfois fausse».

         Pour йclairer cela, il faut savoir que, selon le Philosophe, De l’interprйtation, I, il y a trois choses qui ont un ordre, car les mots sont les signes des concepts, et les concepts sont des similitudes des choses. Or, il est clair que l’unitй ou la diversitй d’un mot ayant un sens ne dйpend pas de l’unitй ou de la diversitй de la chose signifiйe, autrement il n’existerait pas de mots йquivoques : en effet, dans ce cas, si les choses sont diverses, elles porteraient des noms divers, et non pas le mкme nom. L’unitй ou la diversitй d’un mot ayant un sens dйpend donc, qu’il soit complexe ou non, de l’unitй ou de la diversitй du mot et de l’intellect, dont l’un, а savoir, le mot, est signe et non pas signifiй [seulement], alors que l’intellect est signe et signifiй [comme la chose]. Des mots et des йnoncйs peuvent donc кtre diffйrents, soit en raison de la diversitй du mot seulement, comme c’est le cas des synonymes oщ le mot est diffйrent mais le signifiй entiиrement le mкme, ou encore il peut exister une diversitй des concepts avec une diversitй de mots, soit en raison de la diversitй de la chose intelligйe, soit en raison de la diversitй du mode d’intellection. Et cela se produit chaque fois qu’il y a diversitй de signification associйe, qui dйcoule de la diversitй du mode d’intelliger une seule et mкme chose, et cela se manifeste principalement pour le temps, qui sera par lui-mкme mкlй а l’opйration de l’intellect humain qui compose et divise, comme cela est dit dans Sur l’вme, III.

         Il faut donc dire que les йnoncйs «Sortes est assis», «Sortes s’est assis» ou «[Sortes] s’assoira» ne sont pas les mкmes ; mais «Sortes est assis» est le mкme йnoncй, car il s’agit du mкme mot et du mкme mode de signifier. Et ainsi, il est clair que le mкme йnoncй peut parfois кtre vrai, parfois кtre faux.

         Nous concйdons donc les deux premiers [arguments].

         <3> La diversitй de signification associйe йcarte l’identitй de mot, pour autant que les cas, selon le Philosophe, ne sont pas des noms ; mais on dit cependant qu’ils sont un seul nom, non pas simplement, mais dans la mesure oщ ils se retrouvent dans un seul ordre de dйclinaison.

<Article 3 [18]> Troisiиmement : il semble que le maоtre doive plutфt utiliser des autoritйs que des raisonnements pour trancher les questions thйologiques.

         Dans chaque science, les questions les plus йlevйes sont dйterminйes (determinantur[4]) par les premiers principes de cette science. Or, les principes premiers de la science thйologique sont les articles de foi, qui nous sont connus par des autoritйs. Les questions thйologiques doivent donc surtout кtre dйterminйes par des autoritйs.

         Cependant, s’oppose а cela ce qui est dit dans Tt 1, 9 : Afin qu’il soit capable d’exhorter dans la saine doctrine et de confondre les contradicteurs. Or, les contradicteurs sont mieux confondus par des raisonnements que par des autoritйs. Il faut donc plutфt trancher [ces] questions par des raisonnements que par des autoritйs.

         Rйponse. Tout acte doit кtre accompli selon ce qui convient а sa fin. Or, la dispute peut кtre ordonnйe а deux fins.

         En effet, une certaine dispute est ordonnйe а йcarter le doute sur la vйritй d’une chose. Dans une telle dispute thйologique, il faut surtout utiliser des autoritйs qu’acceptent ceux avec qui on dispute. Par exemple, si on dispute avec des Juifs, il faut prйsenter des autoritйs de l’Ancien Testament ; si [on dispute] avec des manichйens, qui rejettent l’Ancien Testament, il faut utiliser seulement des autoritйs du Nouveau Testament ; mais si [on dispute] avec des schismatiques, qui acceptent l’Ancien et le Nouveau Testament, mais non l’enseignement de nos saints, comme c’est le cas des Grecs, il faut disputer avec eux а partir des autoritйs du Nouveau et de l’Ancien Testament et des docteurs qu’ils acceptent ; s’ils n’acceptent aucune autoritй, il faut se rabattre sur des raisonnement naturels pour les convaincre.

         Mais il existe une dispute magistrale dans les йcoles, non pas pour enlever l’erreur, mais pour instruire les auditeurs afin qu’ils soient amenйs а l’intelligence de la vйritй qu’ils croient. Et alors, il faut s’appuyer sur des raisonnements qui cherchent la racine de la vйritй et permettent de savoir comment ce qui est dit est vrai. Autrement, si un maоtre tranche une question par de simples autoritйs, l’auditeur sera assurй que telle est [la vйritй], mais il n’acquerra aucune science ni intelligence et se retirera vide.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Question 10> [Sur les bons, а propos du martyre]

         Ensuite, on a posй des questions sur ce qui concerne la puissance appйtitive : premiиrement, а propos des bons ; deuxiиmement, des mauvais.

         Sur le premier point, deux questions sont posйes а propos du martyre. Premiиrement, est-ce que quelqu’un peut s’offrir au martyre sans une charitй parfaite ? Deuxiиmement, est-ce que supporter le martyre pour le Christ est l’objet d’un prйcepte ?

<Article 1 [19]> Premiиrement : il semble que quelqu’un puisse s’offrir au martyre sans une charitй parfaite.

         Car, sur ce que dit Ps 118, 127 : J’ai aimй tes commandements plus que l’or et les pierres prйcieuses, la Glose dit que «la moindre charitй aime davantage la loi de Dieu que... des milliers [de piиces] d’or et d’argent», et, pour la mкme raison, que tout ce qui est temporel. Or, ce que nous aimons moins, nous l’exposons pour ce que nous aimons davantage. Celui qui a la moindre charitй pour le Christ peut donc exposer tous [ses biens] temporels et mкme sa propre vie.

         Cependant, si quelqu’un peut s’offrir au martyre sans une charitй parfaite, il pourra pour la mкme raison supporter le martyre sans une charitй parfaite. Or, cela semble faux, selon ce que dit Jn 15, 13 : Personne n’a une plus grande charitй que celui qui donne sa vie pour ses amis. Quelqu’un ne peut donc s’offrir au martyre sans une charitй parfaite.

         Rйponse. Dans les opйrations des vertus, il faut considйrer deux choses : ce qui est accompli et la faзon de l’accomplir. Or, il arrive que la mкme chose qui est accomplie selon une vertu parfaite soit aussi accomplie, non seulement par quelqu’un qui a une petite vertu, mais aussi par celui qui n’a pas de vertu, comme celui qui n’ayant pas de justice peut faire quelque chose de juste. Mais, si nous nous arrкtons а la maniиre d’accomplir, celui qui n’a pas de vertu ne peut agir comme celui qui la possиde, ni celui qui a une petite vertu comme celui qui en a une grande, qui agit facilement et avec plaisir, ce que ne fait pas celui а qui la vertu fait dйfaut ou qui en possиde une petite.

         Il faut donc dire que cette action qui consiste а s’offrir au martyre ou mкme а supporter le martyre, non seulement celui qui a une charitй parfaite peut l’accomplir, mais aussi [celui qui a une charitй] imparfaite et, qui plus est, celui а qui fait dйfaut la charitй, selon ce que dit l’Apфtre, 1 Co 13, 3 : Si je livre mon corps au feu et n’ai pas la charitй, etc. Mais la charitй parfaite accomplit cela promptement et avec plaisir, comme cela est manifeste chez Laurent et Vincent, qui riaient au milieu des tourments. Or, une charitй imparfaite ne peut faire cela, pas plus que celui а qui la charitй fait dйfaut.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

<Article 2 [20]> Deuxiиmement : il semble que souffrir le martyre pour le Christ ne soit pas l’objet d’un prйcepte.

         En effet, «cela semble moins qu’un homme donne ses biens plutфt que son propre corps», comme dit Grйgoire dans son homйlie : Je suis le bon pasteur. Or, donner tous ses biens pour le Christ ne tombe pas sous un prйcepte, mais sous un conseil. Exposer son corps au martyre ne tombe donc pas non plus sous un prйcepte.

         Cependant, s’oppose а cela ce qu’Augustin dit, La citй de Dieu, XIII : «Alors, il a йtй dit а l’homme : “Tu mourras si tu pиches” ; maintenant, il est dit au martyr : “Meurs, et ne pиche pas !”» Or, ce que nous devons faire pour ne pas pйcher tombe sous un prйcepte. La mort des martyrs tombe donc sous un prйcepte.

         Rйponse. Quelque chose tombe sous un prйcepte de deux maniиres : premiиrement, d’une maniиre absolue ; deuxiиmement, selon la prйparation de l’вme. En effet, comme le prйcepte comporte l’idйe de dette, cela tombe de maniиre absolue sous un prйcepte qui est dы en raison de quelque chose qui prйexiste, comme le prйcepte d’honorer ses parents ou d’aimer Dieu. Mais il arrive parfois que ce qui fait que quelque est dы n’ait pas encore prйcйdй, mais puisse survenir. Ainsi, cela tombe sous un prйcepte, non pas de maniиre absolue, mais selon la prйparation de l’вme, de telle sorte qu’un homme ait l’вme prкte а accomplir ce qui est dы si une situation survient. C’est de cette faзon qu’Augustin explique les prйceptes du Seigneur qui apparaissent en Mt 5, 39 : Si quelqu’un t’a frappй sur une joue, prйsente-lui l’autre, car si cela йtait nйcessaire et que l’exigeait le salut des autres, un homme doit кtre prкt а le faire. Et de cette maniиre, supporter le martyre а cause du Christ tombe sous un prйcepte, car un homme doit avoir une вme prкte а se laisser d’abord tuer plutфt que de renier le Christ ou de pйcher mortellement. De cette faзon aussi abandonner ses propres biens tombe sous un prйcepte, car l’вme d’un chrйtien doit кtre prкte а supporter le vol de ses biens (He 10, 34) plutфt que de renier le Christ ou de pйcher mortellement.

<Question 11> [Sur les mauvais : а propos des premiers mouvements]

         Ensuite, on a posй des questions sur les actes mauvais, а savoir, les premiers mouvements.

         А leur sujet, deux questions ont йtй posйes. Premiиrement, est-ce que les premiers mouvements sont toujours des pйchйs ? Deuxiиmement, est-ce qu’il existe des pйchйs mortels chez les infidиles ?

<Article 1 [21]> Premiиrement : il semble qu’un premier mouvement soit toujours un pйchй.

         <1> En effet, le Maоtre dit, Sentences, II, d. 21, que la tentation venant de la chair ne peut exister sans pйchй. Or, chaque fois qu’existe un premier mouvement, il y a tentation venant de la chair. Un premier mouvement ne peut donc exister sans pйchй.

         <2> Cependant, s’oppose а cela ce que dit la Glose sur Rm 6, 12 : Que le pйchй ne rиgne donc pas dans votre corps mortel : «[L’Apфtre] n’interdit pas la concupiscence, qui ne peut кtre йvitйe.» Or, ce qui ne peut кtre йvitй ne peut кtre un pйchй. La concupiscence, qui est un premier mouvement, n’est donc pas un pйchй.

         Rйponse. Le mouvement comporte une certaine inclination vers un terme, inclination qui relиve de l’appйtit dans les actes humains. Or, il y a chez l’homme un triple appйtit. L’un naturel, selon lequel la puissance appйtitive relиve de l’вme vйgйtative, de mкme que la puissance digestive, [la puissance] expulsive et [la puissance] de rйtention. Le deuxiиme appйtit est celui de la sensualitй, qui existe selon l’apprйhension des sens. Le troisiиme appйtit est celui de la volontй, qui est mы selon le jugement de la raison.

         Or, le pйchй qui comporte la raison de faute, dont nous parlons maintenant, ne peut exister que dans un acte volontaire, lequel est d’une certaine maniиre au pouvoir de celui qui pиche. — Or, l’acte de l’appйtit naturel n’est pas soumis au commandement de la raison, pas davantage que les actes des autres puissance de l’вme vйgйtative, et ainsi la faute ne peut pas se trouver dans l’acte d’un tel appйtit, comme il n’est pas peccamineux qu’un homme ait faim ou soif. Et il faut dire la mкme chose pour les autres choses de ce genre. Mais l’acte de l’appйtit sensible est soumis au commandement de la raison, car la raison qui le prйcиde peut le commander ou mкme l’empкcher, et ainsi un tel mouvement peut dйjа comporter la raison de faute. Et s’il suit le jugement de la raison, il pourra mкme кtre un pйchй mortel, comme le mouvement des membres extйrieurs commandйs par la raison. Mais s’il prйcиde le jugement de la raison, il est pйchй s’il tend vers quelque chose d’illicite, car il йtait au pouvoir de l’homme de l’empкcher. Il s’agit cependant d’un pйchй vйniel et trиs lйger, comme le montre clairement Augustin dans Sur la Trinitй, XII. Et celui-ci s’appelle un premier mouvement de pйchй. Mais le mouvement de l’appйtit supйrieur, c’est-а-dire de la volontй, qui suit le jugement de la raison, peut dйjа кtre un pйchй mortel.

         <1> Nous concйdons le premier argument.

         <2> La concupiscence ne peut кtre йvitйe au point oщ aucun mouvement de concupiscence ne surgisse, car, alors qu’on rйsiste а l’un, un autre surgit. Cependant, chacun peut кtre йvitй et, pour cette raison, chacun possиde quelque chose de la raison de pйchй, bien qu’il ne possиde pas la raison de pйchй accompli, ce qu’est le pйchй mortel.

<Article 2 [22]> Deuxiиmement : il semble que les premiers mouvements soient des pйchйs mortels chez les infidиles.

         <1> Comme le dit Anselme dans le livre Sur la grвce et le libre arbitre : «Ceux qui ne sont pas dans le Christ Jйsus encourent la damnation s’ils йprouvent de la concupiscence, mкme s’ils ne consentent pas.» Or, йprouver de la concupiscence, c’est avoir un premier mouvement de concupiscence. Les infidиles qui ne sont donc pas dans le Christ Jйsus pиchent donc mortellement par leurs premiers mouvements, car la damnation n’est due qu’au pйchй mortel.

         <2> De plus, tout homme doit avoir la justice originelle, par laquelle la concupiscence йtait rйprimйe. Or, tout mouvement de concupiscence va а l’encontre ce qui est ainsi dы. Tout mouvement de concupiscence est donc un pйchй mortel : en effet, ce qui va а l’encontre de ce qui est dы a raison de pйchй mortel.

         Cependant, «plus la marche est haute, plus la chute est grave». Or, le fidиle est plus йlevй que l’infidиle. Puisque les premiers mouvements des fidиles ne sont pas des pйchйs mortels, les premiers mouvements des infidиles le sont encore bien moins.

         Rйponse. Le premier mouvement, comme on l’a dit, est un mouvement de la sensualitй prйcйdant la dйlibйration de la raison. Or, la sensualitй comme la raison ont la mкme nature chez les fidиles et chez les infidиles. Or, il appartient а la nature de la sensualitй et de la raison que le mouvement de la sensualitй qui existe sans dйlibйration de la raison ne puisse кtre un pйchй mortel, car le pйchй mortel est celui qui consiste а se dйtourner de Dieu, vers lequel l’homme ne peut se tourner que par la raison. Par consйquent, «le dйtournement de Dieu, qui constitue le pйchй mortel, ne peut exister que dans la raison», comme cela est clair selon Augustin, Sur la Trinitй, XII.

         Il faut donc dire que les premiers mouvements des infidиles ne sont pas des pйchйs mortels, mais vйniels.

         <1> Ce que dit Anselme dйpend de la parole de l’Apфtre, qui conclut, dans Rm 8, 1, que rien ne concourt а la damnation de ceux qui sont dans le Christ Jйsus et qui ne marchent pas selon la chair. Il semble donc qu’il y ait une certaine condamnation pour ceux qui ne sont pas dans le Christ Jйsus, mкme s’ils ne marchent pas selon la chair en consentant aux mouvements de la chair, autrement ceux qui sont dans le Christ Jйsus n’auraient rien de plus que les autres. Il existe donc une certaine condamnation pour ceux qui ne sont pas dans le Christ Jйsus s’ils йprouvent les mouvements de la chair, mкme s’ils n’y consentent pas. — Comment il faut l’entendre, cela ressort de la dйmarche de l’Apфtre. En effet, il avait d’abord affirmй que la rйparation de la grвce avait dйbutй chez ceux qui sont dans le Christ Jйsus quant а l’esprit, mais non quant а la chair. En effet, il avait dit : Je sers donc par l’esprit la loi de Dieu, mais, par la chair, la loi du pйchй, а savoir, а cause de la loi du dйsir qui demeure encore dans les membres du corps. Afin donc que ceux qui sont dans le Christ Jйsus ne semblent pas кtre encore soumis а la condamnation antйrieure en raison du mouvement du dйsir, l’Apфtre conclut qu’il n’existe aucune condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jйsus, s’ils ne marchent pas selon la chair, car la condamnation du pйchй originel a йtй abolie par la grвce du Christ, bien que le dйsir de pйchй demeure en acte. Or, ils n’encourent pas la condamnation du pйchй actuel parce qu’ils ne marchent pas selon la chair. Mais, chez les infidиles, le pйchй originel demeure non seulement en acte, mais aussi quant а la faute, et ainsi il y a chez eux une certaine condamnation pour ce qui est du pйchй originel, et non pour ce qui du pйchй actuel, s’ils ne consentent pas [aux dйsirs] de la concupiscence. Mais il ne dйcoule pas de cela que, chez les infidиles, le premier mouvement entraоne la condamnation du pйchй mortel, mais il en dйcoule qu’il comporte une condamnation reliйe au pйchй originel.

         <2> La dette de la justice originelle concerne la personne mкme de l’infidиle en raison de la nature humaine qu’il a reзue du premier parent, а qui a йtй donnйe la justice originelle. Ainsi, ce qui se rapporte au manque de justice originelle se rapporte au pйchй de nature, а savoir, au pйchй originel, et non au pйchй actuel, tel qu’est le pйchй mortel.

 

<Question 12> [Sur les prйceptes]

<Article 1 [23]> La question est [la suivante] : est-ce que les enfants qui ne sont pas entraоnйs aux commandements doivent кtre reзus, obligйs par vњu ou par serment, ou attirйs par des bienfaits а entrer en religion ?

         Et il semble que non.

         <1> En effet, la perfection des conseils, а laquelle les [formes de] vie religieuse sont ordonnйes, a tirй son origine du Christ. Or, le Christ a donnй un conseil en vue de la perfection а l’adolescent qui avait observй les commandements, comme cela est clair dans Mt 19, 16‑21. Ceux-lа seuls qui sont entraоnйs aux commandements doivent donc кtre obligйs ou reзus pour la vie religieuse.

         <2> Grйgoire dit, en commentant Йzйchiel : «Personne ne devient tout d’un coup trиs bon, mais on commence par un bon comportement pour parvenir а de grandes choses.» Or, les conseils sont de grandes choses, puisqu’ils se rapportent а la perfection de la vie, mais les commandements sont des choses infйrieures, puisqu’ils se rapportent а la justice commune. Les enfants doivent donc d’abord кtre entraоnйs aux commandements avant d’кtre incitйs aux conseils.

         <3> Il est dit en Ex 21, 33‑34 : Si quelqu’un creuse un puits... et qu’un bњuf ou un вne y tombent, le maоtre du puits paiera le prix des bкtes. Or, celui qui incite а la vie religieuse un enfant qui n’est pas encore entraоnй aux commandements ouvre en quelque sorte un puits [sous ses pieds], car la plupart du temps ceux qui entrent ainsi en religion en sortent et tombent dans le dйsespoir, comme dans un puits spirituel. Il semble donc que cela soit imputй comme pйchй а celui qui l’y incite.

         <4> Ce qui convient а l’utilitй commune ne doit pas кtre supprimй. Or, il convient а l’utilitй commune que les hommes fassent usage de leur libertй pour faire le bien. Il ne faut donc pas enlever а certains cette libertй par l’obligation d’un vњu ou d’un serment.

         <5> Le bienheureux Benoоt, bienfaisant fondateur des moines, a dйclarй dans sa Rиgle qu’il ne faut pas laisser facilement entrer en religion ceux qui y viennent, mais qu’il faut mettre leur esprit а l’йpreuve afin de voir s’il vient de Dieu. Encore bien moins certains doivent-ils y кtre attirйs par des prйsents ou des bienfaits.

         <6> Grйgoire dit, et on retrouve cela dans le Dйcret, d. 48 : «Nous savons que les murs qui ne reзoivent pas de poutres au dйpart, s’ils ne sont pas assйchйs de l’humiditй rйcente, s’effondrent totalement, s’ils reзoivent des charges avant d’кtre solidifiйs.» Or, les enfants qui ne sont pas encore entraоnйs aux commandements sont comme les murs qui n’ont pas encore sйchй. Il ne faut donc pas leur imposer des poutres, c’est-а-dire les lourdes dispositions de la vie religieuse.

         <7> L’йtat de la vie religieuse est un йtat de pйnitence. Or, les enfants sont exemptйs de toute obligation de faire pйnitence, comme on le lit dans le Dйcret, d. 4. Ils ne doivent donc pas кtre incitйs а la vie religieuse.

         <8> Comme le dit [le Dйcret], XX, q. 3 : «Ce que quelqu’un ne souhaite pas ni ne choisit, il ne l’aime pas du tout.» Or, «ce qu’il n’aime pas, il le mйprise facilement». Or, les enfants, avant d’кtre entraоnйs, n’ont pas un choix ferme. [Ils n’ont donc] pas d’amour ferme. Ils mйpriseront donc facilement la vie religieuse s’ils sont incitйs а cet вge а la vie religieuse.

         <9> Pr 13, 11 : Fortune hвtive va en diminuant ! Or, il semble que ce soit une trop grande hвte que quelqu’un s’empresse aux conseils sans avoir йtй d’abord entraоnй aux commandements. Il semble donc que la fortune spirituelle de ceux-ci diminue facilement. Ils ne doivent donc pas кtre incitйs а la vie religieuse.

         <10> Il ne faut pas accorder moins de soin а l’entrйe dans la vie religieuse qu’а la rйception [du sacrement] de l’ordre. Or, pour les ordres, il est interdit а ceux qui n’ont pas reзu les [ordres] mineurs d’accйder aux [ordres] majeurs. De mкme, donc, quelqu’un ne doit pas passer а l’observance des conseils dans la vie religieuse sans avoir d’abord observй les commandements.

         <11> Deux choses sont nйcessaires а l’homme, а savoir, comprendre ce qui est vrai et faire le bien. Or, lorsqu’il s’agit de comprendre ce qui est vrai, on estimerait stupide celui qui passerait aux choses plus difficiles avant d’avoir compris les plus faciles. Il est donc stupide, pour l’accomplissement du bien, que quelqu’un passe d’abord aux conseils sans avoir d’abord йtй entraоnй aux commandements.

         <12> Pour quiconque se trouve dans la vie religieuse, il convient de prendre soin des autres ou du moins de lui-mкme. Or, parmi ceux qui sont choisis pour une charge ecclйsiastique, il faut choisir les meilleurs. Il faut donc choisir les meilleurs qui sont retenus pour la vie religieuse. Or, ce sont ceux qui sont entraоnйs aux commandements. Ce sont donc ceux-lа qu’il faut inciter а la vie religieuse.

         <13> Ce qui est bon en soi, si on en prend occasion de pйchй, doit кtre йcartй, comme Йzйchias brыla le serpent d’airain que Moпse avait fabriquй sur l’ordre du Seigneur pour guйrir les fils d’Israлl, ainsi qu’on le lit dans Nb 21, 8, car on en prenait occasion d’idolвtrie. De mкme aussi, bien qu’une bйnйdiction soit bonne en elle-mкme, elle est cependant condamnйe si un infйrieur bйnit en prйsence d’un supйrieur. Ainsi donc, puisque certains qui ne sont pas entraоnйs aux commandements prennent occasion de pйcher par l’entrйe en religion en en sortant, bien que la vie religieuse soit bonne en elle-mкme, il semble toutefois qu’il faille йviter d’inciter а la vie religieuse ceux qui n’y sont pas entraоnйs.

         <14> Grйgoire dit, et on lit dans le Dйcret, d. 48 : «Celui-lа court aprиs sa chute qui, en ayant moins d’estime pour les marches qui conduisent aux honneurs les plus йlevйs, cherche а monter par des voies escarpйes.» Or, passer aux conseils sans avoir observй les commandements, c’est estimer moins les degrйs. Il semble donc que cela soit chercher sa chute, et ainsi certains ne doivent pas кtre incitйs а cela.

         <15> [Jean] Damascиne dit, dans le livre II : «Il n’est pas bon pour celui qui manque d’expйrience et qui n’a pas йtй mis а l’йpreuve de prendre plaisir а son intйgritй, de crainte qu’il ne cиde а l’orgueil et au jugement du diable.» Pour la mкme raison, il n’est donc pas bon que ceux qui n’ont pas йtй mis а l’йpreuve et qui manquent d’expйrience dans les commandements soient acceptйs dans l’йtat de contemplation, auquel la vie religieuse est ordonnйe.

         <16> Grйgoire dit, Morales, VI : «Aprиs avoir embrassй Lia, Jacob se tourna vers Rachel, car celui qui est parfait se lie d’abord а la fйconditй de la vie active et, par la suite, s’unit au repos de la vie contemplative.» Or, la vie active consiste dans l’observance des commandements, mais l’йtat religieux se rapporte а la vie contemplative. Il ne faut donc pas en inciter certains а la vie religieuse avant qu’ils aient йtй entraоnйs aux commandements.

         <17> Aucune promesse ne doit кtre faite dont le respect n’est pas lйgitime. Or, donner quelque chose а quelqu’un pour entrer dans la vie religieuse n’est pas permis. [Le Dйcret], I, q. 2 dit : «Nulle part ne lisons-nous que les disciples du Seigneur ou ceux qui ont йtй convertis par leur ministиre ont attirй quiconque au culte de Dieu par un quelconque prйsent.» Il ne faut donc pas attirer certains а la vie religieuse par des promesses.

         <18> Selon le droit, personne qui n’est pas entraоnй aux armes ne doit кtre admis а la milice corporelle. Or, la vie religieuse est un йtat de milice spirituelle. Il ne faut donc pas accepter dans la vie religieuse ceux qui n’ont pas d’abord йtй entraоnйs aux commandements comme а des armes spirituelles.

         <19> Celui qui ne peut s’obliger а moins ne peut s’obliger а plus, sauf si cela est nйcessaire. Or, un enfant ne peut s’obliger au mariage, qui est moins, avant sa quatorziиme annйe. Encore bien moins, donc, а la vie religieuse.

         <20> On lit dans Mc 5, 19, que le Seigneur n’a pas permis а un dйmoniaque guйri de monter avec lui dans la barque, qui signifie la croix et la vie religieuse. Or, par le dйmonique guйri, sont signifiйs les hommes convertis du pйchй. Il ne faut donc pas accepter dans la vie religieuse les pйcheurs а peine convertis, avant qu’ils n’aient йtй entraоnйs aux commandements.

         <21> Nous devons produire les fruits des bonnes њuvres en sortant de l’Йgypte, comme le dit une glose sur Ex 12. Or, sortir d’Йgypte, c’est sortir du monde pour entrer dans la vie religieuse. Ceux qui veulent entrer dans la vie religieuse doivent donc d’abord produire des fruits des bonnes њuvres par l’observance des commandements.

         <22> Augustin dit, dans le livre Sur le sermon du Seigneur sur la montagne, que «toute prйsomption doit кtre rйprimйe». Or, ce semble кtre une grande prйsomption que quelqu’un veuille monter au sommet des conseils sans avoir encore observй les commandements. Ceux-lа doivent donc кtre empкchйs et non incitйs а entrer en religion.

         <23> Augustin dit, dans le mкme livre, que de plus grandes choses doivent кtre donnйes aux plus grands et de plus petites aux plus petits. Or, les conseils sont de plus grandes choses. Ils ne doivent donc pas кtre donnйs aux enfants non entraоnйs, et ainsi les enfants qui ne sont pas encore entraоnйs aux commandements ne doivent pas кtre attirйs а a vie religieuse.

         Cependant, s’oppose а cela ce qui est dit [dans le Dйcret], XX, q. 2, Si in qualibet : «Les parents n’auront pas la permission de livrer leurs fils а la vie religieuse avant qu’ils aient quatorze ans ; mais, par la suite, il sera permis aux fils de se vouer а la vie religieuse avec le consentement de leur parents ou par la dйcision personnelle de leur dйvotion.» Or, aprиs leur quatorziиme annйe, les hommes ne sont pas d’un coup entraоnйs aux commandements. Les enfants peuvent donc entrer en religion avant d’avoir йtй entraоnйs aux commandements.

         <2> Il est plus grand pour quelqu’un que lui soit confiй le gouvernement de lui-mкme et des autres que d’кtre accueilli dans la vie religieuse, oщ il vit sous le gouvernement d’un aure. Or, Salomon, encore enfant, a reзu le gouvernement de lui-mкme et des autres ; ainsi, il est dit dans 1 Ch 29, 1 : Et David dit а toute l’assemblйe : «Dieu a choisi mon fils Samuel, alors qu’il йtait encore enfant et dйlicat.» А bien plus forte raison, des enfants non entraоnйs aux commandements peuvent-ils donc кtre reзus ou incitйs а la vie religieuse.

         <3> N’est pas illicite le vњu en vertu duquel certains ne sont pas rendus coupables, s’ils le rompent. Or, comme le dit Ambroise, «celles qui ont fait vњu de continence alors qu’elles йtaient des petites filles ne deviennent pas coupables si elles rompent ce vњu». Il n’est donc pas illicite que certains soient astreints par vњu а la vie religieuse pendant leurs annйes d’enfance.

         <4> Rien n’est illicite qui n’йcarte pas quelqu’un du bien. Or, celui qui est incitй а ce qui est meilleur n’est pas йcartй de ce qui est bon. Puisque meilleur est l’йtat de la vie religieuse, dans lequel les conseils sont observйs, que l’йtat de la vie dans le siиcle, oщ sont simplement observйs les commandements, il semble qu’il ne soit pas dйfendu d’inciter des enfants а la vie religieuse par vњu, par serment ou par des bienfaits, avant qu’ils aient йtй entraоnйs aux commandements.

         <5> Il est dit dans [le Dйcret], XX, q. 1 : «La profession de la virginitй sera ferme lorsque l’вge adulte aura dйjа dйbutй, que l’on a l’habitude d’estimer apte au mariage.» Or, les hommes et les femmes ne deviennent pas d’un coup entraоnйs aux commandements а cet вge. Il est donc permis que certains soient astreints par vњu ou par serment а la vie religieuse avant qu’ils aient йtй entraоnйs aux commandements.

         <6> Si une telle obligation йtait illicite, а savoir, celle par laquelle des enfants non encore entraоnйs aux commandements sont obligйs а la vie religieuse par vњu ou par serment, ou bien cela serait parce que cela est mal en soi, ou bien parce que cela est dйfendu. Or, cela n’est pas mal en soi, car ainsi l’exйcution ou l’accomplissement de la promesse serait pire et la persйvйrance pire que tout. Mais nous constatons le contraire, car ceux qui accomplissent ce qu’il avaient promis dans leurs annйes d’enfance et persйvиrent dans ce qu’ils avaient promis sont louangйs au plus haut point. De mкme aussi, cette obligation n’est pas illicite parce que dйfendue. En effet, elle n’est pas dйfendue par la loi ancienne, puisqu’il est dit en Nb 30, 4‑6 : Si une femme a fait vњu et s’est obligйe par serment, alors qu’elle est dans la maison de son pиre et petite fille, et si son pиre a connaissance du vњu qu’elle a fait et du serment par lequel elle a liй son вme, et qu’il s’est tu, elle sera obligйe au serment. Tout ce dont elle aura fait vњu et serment sera effectivement accompli. Autrement..., si son pиre l’a appris et s’y est opposй, son vњu et son serment seront nuls et elle sera obligйe de se marier, du fait qu’elle s’est opposйe а son pиre. De mкme, cela n’est pas interdit par le droit canonique, car, dans un dйcret du pape Lйon, ce mкme вge est proposй. De mкme aussi, cela n’est pas dйfendu par la loi de l’йvangile, qui incite surtout les hommes а se retirer du monde et а rechercher les њuvres de la perfection. Il est donc permis d’obliger а la vie religieuse par vњu ou par serment des enfants non encore entraоnйs aux commandements.

         Rйponse. Ce qui est prйsentй ici sous forme de question n’est pas sujet au doute, а moins que certains, avides de polйmique, ne s’efforcent d’obscurcir la vйritй. C’est pourquoi les paroles d’Augustin, dans La citй de Dieu, II, ont ici leur place : «Mais comme l’infirmitй des вmes est plus grande et plus monstrueuse chez les insensйs, а ce point qu’on les voit s’attacher aux mouvements de leur esprit comme а la raison et а la vйritй mкme, par l’effet d’un aveuglement qui les rend incapables de voir ce qui est йvident..., on est souvent obligй, aprиs leur avoir dйfilй ses raisons autant qu’un homme le doit attendre de son semblable, de s’йtendre beaucoup sur des choses qui sont claires, non pour les montrer а ceux qui les regardent, mais pour les faire toucher а ceux qui ferment les yeux de peur de les voir. Et cependant, si on se croyait tenu de rйpondre toujours aux rйponses qu’on reзoit, quand finiraient les discussions ? Car ceux qui ne peuvent comprendre ce qu’on dit, ou qui, le comprenant, ont l’esprit trop dur ou trop rebelle pour y souscrire, continuent de rйpondre..., “ils ne parlent que le langage de l’iniquitй”, et leur opiniвtretй est vaine. Si nous voulions les rйfuter chaque fois qu’ils dйcident avec entкtement de ne pas penser ce qu’ils disent, pourvu qu’ils nous contredisent n’importe comment, tu vois combien notre labeur serait pйnible, infini et stйrile !» Il faudra donc faire en sorte que la vйritй soit montrйe de maniиre manifeste et pour ainsi dire palpable, et si on y a opposй certaines affirmations qui n’ont aucun poids, qu’elles soient mйprisйes, de sorte qu’il ne sera pas nйcessaire de rйpйter inutilement les mкmes choses. Mais si quelqu’un veut dire le contraire, qu’il йcrive ce qu’il dit, afin que les autres puissent en le comprenant juger s’il enseigne la vйritй.

         En premier lieu, donc, а propos de la question posйe, pour examiner chaque point, il faut considйrer qu’accueillir dans la vie religieuse des enfants, mкme ceux qui n’ont pas encore l’вge de la pubertй, n’est pas mal en soi ; cela est plutфt convenable et fructueux, car ce dont nous prenons l’habitude dans l’enfance, nous le gardons toujours plus parfaitement et plus fermement, selon ce que dit Pr 22, 6 : L’adolescent qui suit son chemin, mкme lorsqu’il vieillira, ne s’en йcartera pas. C’est pourquoi les apфtres ont йtabli que les enfants, mкme ceux qui ne parlent pas encore, seraient accueillis dans la religion chrйtienne, afin qu’йlevйs en elle, il y adhиrent plus fermement et plus parfaitement. Et c’est ce que dit Denys, dans le dernier chapitre la Hiйrarchie ecclйsiastique : «Conformйment а une loi sainte, les enfants, revкtus du saint habit, suivront la coutume, йloignйs de toute erreur et exempts de toute vie impure. Cela est venu а l’esprit de nos chefs, les apфtres, et il leur a paru bon d’accueillir les enfants.» Or, la vie chrйtienne dйpasse bien davantage la vie des infidиles que la vie des religieux [ne dйpasse] la vie des gens du siиcle, surtout que, dans l’Йglise primitive, l’йtat religieux йtait le plus parfait pour tous les chrйtiens, selon ce que dit Ac 4, 32 : La multitude des croyants n’avaient qu’un seul cњur et une seule вme, et personne d’entre eux ne possйdait rien qu’il considйrвt comme sien, et ils mettaient tout en commun. C’est en suivant ce modиle que toutes les formes de vie religieuse ont йtй йtablies. C’est pourquoi ceux qui ont йtabli des formes de vie religieuse ont йtй amenйs, pour la mкme raison que les apфtres, а accueillir des enfants dans la vie religieuse, comme cela est clair pour le bienheureux Benoоt qui, comme on le lit dans Dialogues, II, a reзu pour les йlever Maur а l’вge de douze ans et Placide а l’вge de sept ans.

         Toutefois, il faut prendre en compte une diffйrence а cet йgard. Car les enfants non pubиres sont de droit naturel aux soins de leurs parents, parce que la discrйtion leur fait dйfaut pour bien se diriger. C’est pourquoi, а cet вge, certains peuvent passer а la vie religieuse s’ils sont offerts par leurs parents, et leur offrande sera confirmйe, surtout si, lorsqu’ils seront parvenus а la pubertй, [les enfants] confirment l’offrande paternelle. C’est ainsi que Grйgoire dit, et on lit dans [le Dйcret], XX, q. 1 : «Tu as ajoutй : si le pиre ou la mиre ont placй leur fils ou leur fille а l’intйrieur de la clфture d’un monastиre durant leur enfance sous la discipline de la rиgle, leur est-il permis, lorsqu’ils ont atteint l’вge de la pubertй, de sortir et de s’unir en mariage ? Nous йvitons cela complиtement, car il est exйcrable que soient relвchйes les rкnes de leur volontй chez ceux qui ont йtй offerts а Dieu par leurs parents.» — Mais s’ils se sont vouйs а la vie religieuse de leur propre initiative а cet вge, cela peut кtre confirmй par l’assentiment ou l’accord tacite de leurs parents. Ainsi, il est dit [dans Dйcret], XX, q. 1 : «Si, pendant leur minoritй, [des enfants] des deux sexes ont reзu la tonsure religieuse ou l’habit ecclйsiastique, ou si on les leur aura donnйs а l’insu ou contre la volontй d’un ou des deux parents, et que ceux-ci n’ont pas renoncй pour les leurs [а la tonsure et а l’habit] aussitфt qu’ils en ont eu connaissance, mais ont permis que leurs fils les portent ouvertement devant eux ou devant l’йvкque dans le couvent, il ne sera jamais permis а ces enfants de retourner а l’habit sйculier.» Mais si les enfants ont dйpassй l’вge de la pubertй, ils peuvent, mкme contre la volontй de leurs parents, passer а la vie religieuse et ils ne doivent pas en кtre retirйs, bien plutфt, on doit la leur recommander. En effet, comme le dit Grйgoire dans une homйlie : «L’un est conduit а une vie bonne dans son enfance, un autre dans son adolescence, un autre dans sa jeunesse, une autre dans sa vieillesse, un autre а l’вge du dйclin.» Et ainsi, comme il ne faut repousser personne, quel que soit son вge, encore moins faut-il repousser les enfants. En effet, [Jean] Chrysostome dit, en commentant Matthieu : «Qui mйrite d’approcher le Christ, si les petits enfants sont йcartйs de lui ?... Car s’ils doivent devenir des saints, pourquoi dйfendez-vous а vos fils de venir vers leur Pиre ? S’ils doivent devenir des pйcheurs, pourquoi prononcez-vous la sentence qui les condamne avant d’avoir constatй la faute ?» C’est une telle sentence que prononcent ceux qui disent : «Les enfants ne doivent pas кtre acceptйs dans la vie religieuse, car ils en sortiront et n’en seront que pires.»

         Mais ce qu’ajoutent certains, qu’il faut que les enfants soient d’abord entraоnйs aux commandements pour ensuite passer а l’observance des conseils dans la vie religieuse, vient d’une intelligence faussйe. En effet, ils estiment que les commandements prйparent la voie aux conseils. Or, il n’en est pas ainsi ; bien plutфt, les conseils prйparent la voie а l’observance des commandements, car, par les conseils, l’homme est retirй des choses du siиcle, alors qu’il est difficile qu’il prйserve son innocence en s’en occupant. Hilaire dit ainsi en commentant Matthieu : «L’innocence est soumise а un lourd fardeau lorsqu’elle est prise par l’accroissement des soucis, car le service de Dieu ne sera pas assurй dans le siиcle sans les vices du siиcle.» C’est pourquoi le Seigneur dit en Mt 19, 23, qu’il est difficile а ceux qui ont de l’argent d’entrer dans le royaume des cieux, car il est difficile que l’homme observe les commandements, par lesquels il entre dans le royaume, si, en suivant les conseils, il n’abandonne pas les richesses. Aussi, pour que les enfants puissent prйserver leur innocence par l’observance des commandements, ils doivent кtre prйparйs et en quelque sorte prйmunis par l’exercice des conseils, et ils ne doivent pas кtre repoussйs, mкme s’ils semblent peu instruits des commandements. En effet, Origиne dit, en commentant Matthieu : «Certains, qui parlent comme des enfants... offrent а Dieu leurs enfants et leurs petits... Ceux qui semblent кtre plus parfaits, avant d’apprendre la rиgle de la justice..., blвment ceux qui... offrent au Christ des enfants et des petits qui sont encore moins instruits. Mais le Seigneur exhorte ses disciples а se pencher sur les besoins des enfants... Nous devons donc porter attention а cela, de sorte que, au jugement d’une sagesse supйrieure..., nous ne mйprisions pas comme des grands les plus petits dans l’Йglise..., en empкchant les enfants de venir а Jйsus.

 

* * *

 

         Mais а la question suivante : doivent-ils кtre obligйs par vњu ou par serment а entrer dans la vie religieuse avant d’y entrer ? la rйponse est claire. En effet, de mкme qu’est plus mauvaise la volontй qui est confirmйe dans le mal, comme cela est clair chez ceux qui sont obstinйs et qui pиchent par malice, de mкme la volontй est d’autant meilleure dans le bien lorsqu’elle est plus confirmйe et astreinte au bien. Ainsi, comme il est bon que les enfants accиdent а la vie religieuse, il est encore meilleur que leur volontй y soit confirmйe, ce qui se rйalise par un vњu ou un serment. C’est pourquoi David disait : J’ai jurй et j’ai dйcidй d’observer les jugements de ta justice (Ps 118, 106). Et Augustin dit dans sa lettre а Pauline et а Armentarius : «Bienheureuse nйcessitй qui force а faire mieux !»

 

* * *

 

         En dernier lieu, il reste enfin а examiner si [les enfants] doivent кtre attirйs par des bienfaits. Si, en vertu d’une entente ou d’un pacte, on paie quelqu’un ou on lui donne un bйnйfice terrestre pour qu’il entre en religion, cela est dйfendu. Mais si on lui donne certains bienfaits temporels afin d’enlever des obstacles qui l’empкchent d’entrer en religion ou pour l’йlever et l’instruire afin de le prйparer а la vie religieuse, cela n’est pas dйfendu, mais louable. De mкme, si quelqu’un en incite un autre par des bienfaits temporels afin de se le rendre favorable, sans rechercher sa propre gloire, mais la gloire de Dieu et le salut du prochain, cela est louable, comme l’Apфtre le dit de lui-mкme, 1 Co 10, 33 : Je m’efforce de plaire а tous en tout. Dieu aussi incite certains а bien agir par des bienfaits temporels. Dans les йglises aussi, certains sont incitйs au service de l’Йglise par certaines allocations temporelles, non pas qu’ils les reзoivent comme une rйcompense, mais parce qu’elles sont des incitations secondaires au service de Dieu, comme le Seigneur dit а Matthieu, 6, 33 : Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela, а savoir, ce qui est nйcessaire а la vie, vous viendra de surcroоt.

         <1> Comme le Christ a invitй l’adolescent а pratiquer les commandements, de mкme a-t-il appelй le publicain Matthieu, qui n’йtait pas entraоnй aux commandements mais plutфt plongй dans les pйchйs. Nous pouvons conclure de cela que doivent кtre invitйs а l’observance des conseils dans la vie religieuse non seulement ceux qui sont entraоnйs aux commandements, mais aussi ceux qui n’y sont pas entraоnйs.<

         <2> La diversitй des degrйs peut кtre considйrйe de deux maniиres. Premiиrement, selon les divers йtats et conditions, et ainsi il n’est pas nйcessaire que celui qui tend а un йtat ou а une condition meilleure s’entraоne d’abord dans un йtat ou une condition infйrieure, comme nous voyons que ceux qui veulent devenir soldats ne s’entraоnent pas d’abord а la fabrication de la laine, mais d’entraоnent dиs leur enfance au combat. De mкme, ceux qui veulent devenir clercs ne s’entraоnent pas d’abord а la vie laпque, mais sont formйs dиs leur enfance а la vie clйricale. De cette maniиre, il n’est donc pas nйcessaire que ceux qui veulent devenir religieux s’entraоnent d’abord а la vie dans le siиcle, mais le mieux pour eux est que, dиs leur enfance, ils s’entraоnent а la vie religieuse, car ils pourront y progresser davantage. Ainsi, il est dit dans Lm 3, 27 : Il est bon pour l’homme de porter le joug dиs son enfance. — D’une autre maniиre, on peut envisager divers degrйs а l’intйrieur d’un mкme йtat ou condition ; c’est ainsi que Grйgoire dit que, «pour tout bon comportement, il faut commencer par ce qui est plus petit pour parvenir а ce qui est plus grand». En effet, comme les soldats commencent par les rudiments du combat et les clercs par les rudiments de la clйricature, de mкme aussi les religieux commencent-ils par les rudiments de la vie religieuse afin de progresser vers ce qui est le plus йlevй.

         <3> Il existe une double occasion : celle qui est donnйe et celle qui est prise. Quelqu’un donne а un autre l’occasion de chuter et de tomber dans un puits lorsqu’il fait ou dit quelque chose de moins bien, d’oщ vient au prochain une occasion de chute. Et alors, la chute du prochain est imputйe а celui qui en donne l’occasion. Mais parfois l’occasion n’est pas donnйe, mais prise, par exemple, lorsque quelqu’un incite un autre au bien et que [celui-ci] en devient pire, la bonne mise en garde ne doit pas кtre abandonnйe parce que l’autre en prend occasion de tomber. C’est ainsi que le Seigneur n’a pas dйlaissй la prйdication de la vйritй а cause du scandale des Pharisiens, comme on le lit dans Mt 15, 12‑15. Et Augustin dit dans la lettre а Boniface, qu’on trouve dans [le Dйcret], XXIII, q. 4, Ipsa pietas, et plus loin : «S’il y avait beaucoup de monde dans une maison et qu’un seul pouvait кtre sauvй, et si, en nous efforзant de le faire, les autres se tuaient eux-mкmes en se jetant [hors de la maison], nous pleurerions les autres, mais nous nous consolerions au moins d’en avoir sauvй un.»

         <4> La libertй s’oppose а la nйcessitй de coaction, qui est une nйcessitй absolue, et une telle nйcessitй ne doit pas кtre utilisйe. Mais la nйcessitй qui vient d’une visйe de la fin ne s’oppose pas а la libertй. Et il convient de recourir а une telle nйcessitй pour le bien commun, autrement ni les ententes confirmйes par des promesses ni les serments ne devraient кtre faits pour les choses humaines. Bien davantage convient-il que les hommes soient obligйs par des choses de ce genre aux choses divines, qui sont meilleures.

         <5> La difficultй d’y entrer est respectйe par les formes de vie religieuse du fait qu’une annйe de mise а l’йpreuve est donnйe а ceux qui y entrent, pendant laquelle ils font l’expйrience des difficultйs de la vie religieuse.

         <6> Il ne faut pas placer la charge des poutres sur un mur qui n’est pas encore sec, mais il n’est pas interdit de faire sйcher le mur. Or, le mur est assйchй de la mauvaise humiditй des dйsirs du siиcle par la vie religieuse. Et ainsi, il convient que certains s’entraоnent dans la vie religieuse avant qu’on leur impose la charge de [l’йtat de] prйlat ou des saints ordres. C’est de cette charge que parle Grйgoire, comme cela est clair par ce qui prйcиde dans ce chapitre et dans [sa] deuxiиme homйlie sur Йzйchiel.

         <7> L’йtat religieux est а la fois un йtat de pйnitence et un entraоnement ou une йcole de perfection. Ainsi, les pйcheurs doivent кtre reзus en vue de la pйnitence, et les enfants innocents doivent кtre reзus comme dans une йcole de perfection, afin de conserver plus parfaitement leur innocence.

         <8> Si des enfants йtaient amenйs а la vie religieuse tout а fait contre leur volontй, il faudrait craindre leur chute future. Mais, du fait qu’ils s’obligent de leur propre volontй et entrent dans la vie religieuse, la raison mise de l’avant ne tient pas.

         <9> De mкme que grand et petit, beaucoup et peu, selon le Philosophe, s’emploient de maniиre relative, de mкme prйcipitй ou rapide et lent, car est prйcipitй ou rapide ce qui est beaucoup mы en peu de temps. La substance est donc diminuйe qui est prйcipitйepar rapport au fmode qui lui revient, par exemple, si quelqu’un, aprиs avoir accйdй а un йtat, voulait dиs le dйpart, en mйprisant les rudiments de cet йtat, tenter d’atteindre dans cet йtat ce qui est le propre de ceux qui sont parfaits. Mais une substance n’est pas prйcipitйe si quelqu’un entreprend dиs l’enfance de s’entraоner а la perfection comme s’il entrait а l’йcole qu’est la vie religieuse. En effet, le sommet de la perfection est si йlevй que, mкme si l’on accиde dиs l’enfance а cette perfection, elle a toujours de quoi progresser, comme le dit Augustin а Volusien, а propos de la doctrine chrйtienne : «La profondeur des lettres chrйtiennes est telle que j’y progresserais tous les jours, si je m’efforзais de les apprendre seules, depuis l’enfance jusqu’а la dйcrйpitude de la vieillesse..., par l’йtude la plus appliquйe et avec la meilleure intelligence.»

         <10> Les divers ordres sont comme divers degrйs d’une mкme vie clйricale ; c’est ainsi que celui qui vise les [ordres] majeurs doit commencer par les [ordres] infйrieurs. Mais il n’est pas nйcessaire que celui qui vise les saints ordres s’entraоne а ce qui se rapporte а un йtat infйrieur, а savoir, la vie laпque. De mкme, dans la vie religieuse, il faut que celui qui y entre commence par ses rudiments afin de pouvoir atteindre le sommet le plus йlevй de la vie religieuse. Il n’est cependant pas nйcessaire qu’il s’entraоne d’abord а la vie dans le siиcle.

         <11> Pour les choses intelligibles, il faut aussi qu’on commence par les choses infйrieures d’une mкme science pour parvenir aux choses plus йlevйes. Il n’est cependant pas nйcessaire que tous ceux qui veulent apprendre une discipline supйrieure s’entraоnent dans n’importe quelle [science] infйrieure ; ainsi, il n’est pas nйcessaire que ceux qui veulent apprendre les arts libйraux s’entraоnent d’abord aux [arts] mйcaniques, mais cela est nйcessaire seulement lorsqu’une science infйrieure prйpare l’accиs а une [science] supйrieure. Or, la vie sйculiиre ne prйpare pas а la vie religieuse, mais elle en йloigne plutфt. Ainsi, Grйgoire dit, au dйbut des Morales : «Alors que mon esprit s’efforзait de servir le monde prйsent en apparence, beaucoup de soucis de ce monde commencиrent а s’accumuler..., de sorte que je n’йtais plus retenu par lui seulement en apparence, mais, ce qui est plus grave, en esprit.» En sens inverse, l’observance des conseils prйpare la voie а l’observance plus sыre et plus parfaite des commandements divins, qu’il est nйcessaire d’observer aussi dans la vie sйculiиre.

         <12> Ce raisonnement est dйficient sur plusieurs points. Premiиrement, celui qui entre en religion n’est pas choisi pour prendre davantage soin de lui-mкme ou d’un autre qu’auparavant, mais pour se mettre sous l’obйissance et le soin d’un autre. — Deuxiиmement, tous n’acceptent pas qu’il soit nйcessaire de choisir le meilleur pour le gouvernement [associй а l’йtat] de prйlat, mais, selon certains, il suffit d’en choisir un bon. — Troisiиmement, s’il faut choisir le meilleur pour [l’йtat] de prйlat, il n’est pas nйcessaire de choisir le meilleur simplement, mais le meilleur, c’est-а-dire le plus apte pour cela. Or, les enfants, mкme s’ils ne sont pas simplement meilleurs que les adultes, sont cependant plus aptes a кtre йlevйs dans la vie religieuse. Ainsi, dans le livre Sur les similitudes, Anselme compare а des anges ceux qui sont йlevйs dans la vie religieuse depuis l’enfance, car les anges parviennent dиs le dйpart а la vie йternelle, alors que les hommes [ne le font] qu’avec la progression du temps. — Quatriиmement, on n’en choisit qu’un pour l’йpiscopat ; c’est pourquoi il est nйcessaire que le meilleur soit choisi, alors que ceux qui entrent dans la vie religieuse sont nombreux.

         <13> Non seulement ce qui est pйchй offre une occasion de chute, mais aussi ce qui a l’apparence du mal. C’est ainsi que l’Apфtre dit, 1 Th 5, 22 : Abstenez-vous de tout ce qui a l’apparence du mal. — Et parce que le serpent d’airain avait йtй correctement йtabli, mais avait cependant l’apparence du mal en raison de sa ressemblance а l’idolвtrie, il ne fallait pas le rejeter chez ceux qui йtaient portйs а l’idolвtrie, mais il йtait louable de l’йcarter. Or, l’entrйe en religion n’est pas par elle-mкme mauvaise et n’a pas l’apparence du mal. — Mais la bйnйdiction, mкme si elle est bonne par son genre, exige, pour кtre un acte de vertu, d’кtre entourйe des circonstances appropriйes, а savoir qu’elle convienne tant а la personne qu’au lieu et au temps. Or, il n’est pas appropriй qu’une personne infйrieure bйnisse en prйsence d’une personne supйrieure, car, comme le dit He 7, 7 : Sans aucun doute, c’est l’infйrieur qui est bйni par le supйrieur.

         <14> Celui qui accиde aux conseils «ne cherche pas а monter par des sentiers abrupts en laissant de cфtй les marches», mais il coupe plutфt ce qui peut empкcher l’homme d’observer les prйceptes, comme on l’a dit.

         <15> Selon ce que dit [Jean] Damascиne, il faudrait plutфt conclure le contraire. En effet, Dieu ne rend pas immйdiatement а l’homme l’incorruptibilitй aprиs la rйgйnйration parce que cela ne lui serait pas utile, mais plutфt une occasion de s’enorgueillir. En effet, l’abondance des biens temporels et corporels est la base de l’orgueil. Il est ainsi utile а l’homme de passer aux conseils afin йviter l’orgueil, en dйlaissant l’abondance des biens temporels.

         <16> Les baisers de Rachel signifient le repos de la contemplation, auxquels mкme ceux qui suivent les conseils ne peuvent parvenir immйdiatement, mais aprиs une longue pratique des bonnes њuvres. Toutefois, on parvient plus facilement а ce repos par l’observance des conseils que par la pratique des commandements dans la vie du siиcle.

         <17> Si quelqu’un est attirй а la vie religieuse par des bienfaits temporels en vertu d’une entente, comme on a coutume de le faire pour l’achat et la vente, cela est un moyen dйfendu. Mais si quelqu’un prend soin d’un autre sans entente, ce n’est pas un moyen dйfendu. C’est ainsi qu’aprиs les mots mentionnйs, on ajoute dans le mкme chapitre : «...sauf si l’on entend subvenir aux besoins des pauvres sans lien [avec l’incitation а entrer dans la vie religieuse]». On ajoute aussi plus loin : «toutefois... qu’il n’y ait pas de pacte et que cesse toute entente».

         <18> L’йtat religieux, pour ceux qui y ont dйjа progressй, est une milice spirituelle ; mais pour ceux qui y entrent, il est la pratique d’un apprentissage. Il est donc nйcessaire, afin d’y progresser, que l’on se soumette а cet entraоnement depuis qu’on est enfant, comme l’enseigne Vйgиce de la milice temporelle, dans son livre Sur l’art militaire.

         <19> L’obligation par laquelle se rйalise le mariage corporel ne peut кtre accomplie avant l’вge de la pubertй, obligation а laquelle ressemble la profession qui est faite dans la vie religieuse de toujours y rester. Mais, avant l’вge de la pubertй, on peut faire la promesse d’un mariage futur, comme le sont les fianзailles, auxquelles ressemble l’obligation а la vie religieuse.

         <20> Comme la Glose l’explique en cet endroit, par «le fait que le dйmoniaque guйri voulait кtre dans la barque avec le Christ, est signifiй le dйsir de ceux qui sont purifiйs du pйchй, [dйsir] par lequel ils dйsirent disparaоtre pour кtre avec le Christ». Mais cela ne leur est pas immйdiatement accordй, car il faut qu’il њuvrent d’abord dans la vie prйsente en annonзant la parole de Dieu. Il est donc clair que cela ne se rapporte pas а ce qui est en cause.

         <21> Celui qui, aprиs avoir pratiquй le bien alors qu’il йtait en Йgypte, c’est-а-dire dans le siиcle, passe а la vie religieuse, peut y progresser d’autant plus facilement. Mais parce que, dans la vie du siиcle, se prйsentent de nombreux dangers par lesquels cette pratique de la vertu est empкchйe, il est plus sыr d’йcarter dиs le dйpart les empкchements par l’observance des conseils.

         <22> Il est plus difficile d’observer les commandements dans la vie sйculiиre que dans la vie religieuse. En effet, une grande vertu est nйcessaire а celui qui vit dans le siиcle pour se garder pur des vices du siиcle. C’est ainsi qu’il est dit dans Si 31, 8‑9 : Bienheureux le riche qui aura йtй trouvй sans tache, puis, par la suite : Qui est-il, et nous en ferons l’йloge ? Car il a fait des merveilles durant sa vie. Ainsi, il semble plus prйsomptueux, si c’est seulement de la prйsomption, pour quelqu’un qui vit dans le siиcle d’avoir confiance de se garder pur que, pour celui qui n’estime pas possйder une si grande vertu, de passer а la vie religieuse afin de se prйserver plus facilement de la tache du pйchй, а la maniиre de Zachйe qui, alors qu’il йtait de petite taille, grimpa dans un sycomore, c’est-а-dire dans un figuier, pour voir le Christ, par quoi la vie religieuse est dйsignйe.

         <23> Dans chaque йtat, les choses les plus йlevйes doivent кtre attribuйes aux [membres] les plus йlevйs ; cependant, celui qui veut progresser vers un йtat supйrieur doit d’abord recevoir les principes de cet йtat alors qu’il est infйrieur, selon ce que dit Si 25, 5 : Ce que tu n’as pas amassй dans sa jeunesse, tu ne le rйcolteras pas dans sa vieillesse. Ainsi, pour que quelqu’un parvienne а la perfection de la vie religieuse, il est nйcessaire qu’il s’y habitue dиs son plus jeune вge.

<Article 2 [24]> Deuxiиme question : est-ce que les conseils sont ordonnйs aux commandements ?

         Il semble que non.

         <1> En effet, ce qui est ordonnй а quelque chose lui est postйrieur, car la fin est premiиre dans l’intention et derniиre dans l’exйcution. Or, il arrive que l’observance des commandements prйcиde dans l’exйcution l’accomplissement des conseils, comme cela est clair, selon Mt 19, 21, pour l’adolescent qui disait avoir observй les commandements depuis sa jeunesse, et auquel est donnй un conseil en vue de la perfection. Il semble donc que les conseils ne soient pas ordonnйs aux commandements comme а leur fin, mais que ce soit plutфt le contraire.

         <2> La fin est plus parfaite que ce qui est ordonnй а la fin. Or, les conseils sont plus parfaits que les commandements, car les conseils concernent l’йtat de perfection, alors que les commandements concernent la justice commune. C’est pourquoi les conseils s’ajoutent aux commandements, comme cela est clair par le fait que, dans Mt 19 [Lc 18, 22], le Seigneur dit au jeune homme qui avait observй les commandements : Il te manque encore une chose si tu veux кtre parfait, etc. Les conseils ne sont donc pas ordonnйs aux commandements, mais c’est plutфt l’inverse.

         <3> Selon le Philosophe, Physique, II, le rapport entre les principes et les conclusions est le mкme que celui qui existe entre les fins et ce qui se rapporte aux fins. Or, le rapport entre les principes et les conclusions veut que, une fois admis les principes, les conclusions en dйcoulent, et non l’inverse, car il arrive qu’«а partir de faux [principes] on dйduise des syllogismes vrais». Le rapport entre les fins et ce qui se rapporte aux fins veut donc que, une fois la fin admise, ce qui se rapporte а la fin soit admis. Or, une fois reconnus les commandements, les conseils ne sont pas admis : en effet, nombreux sont ceux qui observent les commandements, mais qui n’observent pas les conseils. Les conseils ne sont donc pas ordonnйs aux commandements comme а [leur] fin.

         <4> Augustin dit, dans le livre Sur la sainte virginitй : «Ils se trompent de maniиre йtonnante ceux qui... croient que la virginitй ne doit кtre observйe que pour le temps prйsent.» Or, l’observance des commandements concerne le temps prйsent. Le conseil de virginitй ne doit donc pas кtre accompli а cause des commandements. Et le mкme raisonnement vaut pour les autres conseils.

         <5> Les commandements semblent se rapporter а la vie active, mais les commandements, а la vie contemplative. C’est pourquoi, а propos de Mt 19, oщ sont йnumйrйs les commandements de la loi, la Glose dit : «Voici la vie active.» Mais lorsqu’il est dit plus loin : Si tu veux кtre parfait, etc., elle dit : «Voici la vie contemplative.» Or, la vie active est ordonnйe а la contemplation, et non l’inverse. Les commandements sont donc ordonnйs aux conseils, et non l’inverse.

         <6> Il est dit que le Seigneur a par deux fois nourri les foules : premiиrement, lorsqu’il a rassasiй cinq mille hommes avec cinq pains et deux poissons, comme on le lit en Mt 14, 15‑21 ; deuxiиmement, lorsqu’il a rassasiй quatre mille hommes avec sept pains et des petits poissons, comme on le trouve en Mt 16 [15, 34‑38]. Et comme le dit la Glose а propos de Mt 14 : «Les cinq mille [hommes] sont les cinq sens : ce sont ceux qui ont appris а faire bon usage des choses extйrieures sous l’habit du siиcle ; de cinq pains, c’est-а-dire par les commandements de la loi, [il est indiquй] qu’il est encore nйcessaire que se poursuive la formation de ceux qui ne renoncent pas totalement au monde. Les quatre mille [sont rassasiйs] de sept pains, c’est-а-dire qu’ils sont au sommet de la perfection йvangйlique et sont nourris de la grвce spirituelle.» Or, Dieu a nourri les cinq mille hommes de cinq pains avant les quatre mille de sept [pains]. Les commandements viennent donc avant les conseils, et non l’inverse.

         <7> Les dispositions prйcиdent la perfection et lui sont ordonnйes. Or, les prйceptes sont des dispositions aux conseils. En effet, la glose de Jйrфme dit, au dйbut de Marc : «Il y a quatre qualitйs dont sont tissйs les saints йvangiles : les prйceptes, les commandements, les tйmoignages et les exemples. Dans les prйceptes se trouve la justice, dans les commandements, la charitй, dans les tйmoignages, la foi, et dans les exemples, la perfection», а laquelle se rapportent les conseils. Il semble donc que les prйceptes soient ordonnйs aux conseils, et non l’inverse.

         <8> Il n’existe rien d’antйrieur а ce qui vient en premier. Or, comme le dit la Glose sur le psautier : «La charitй meut d’abord le pied pour le retour а la vie.» Or, des commandements sont donnйs а propos de l’acte de la charitй. Rien ne vient donc avant les commandements dans la vie spirituelle. Les conseils ne sont donc pas ordonnйs aux commandements, mais plutфt l’inverse.

         <9> Sur ce passage du psaume : Comme un nourrisson sevrй contre sa mиre, etc., la Glose dit : «Comme on relиve cinq moments dans la procrйation charnelle..., de mкme [en est-il] pour la spirituelle... Le premier moment est celui de la conception, le second celui du dйveloppement dans le sein, le troisiиme celui de la sortie, le quatriиme celui de l’allaitement dans les bras, le cinquiиme celui du sevrage. De mкme sommes-nous conзus dans le sein de la mиre Йglise lorsque nous sommes instruits des rudiments de la foi. Ensuite, nous nous dйveloppons... comme dans le sein, en progressant а partir de ces dйbuts... Ensuite, nous sommes comme portйs par les mains de l’Йglise et nourris..., jusqu’а ce que, dйjа devenus grands, nous abandonnions le lait de la mиre pour nous approcher de la table du pиre.» Puis, on ajoute : «Mais nombreux sont ceux qui bouleversent cet ordre, tels les hйrйtiques et les schismatiques, en s’йloignant du lait avant que ce ne soit le temps. А cause de cela, ils dйpйrissent.» Or, s’йloigner du lait, c’est passer а des choses plus difficiles aprиs avoir dйlaissй les plus faciles. Comme les conseils sont plus difficiles que les commandements, il semble donc que ceux qui passent aux conseils s’exposent au danger de dйpйrir, s’ils n’ont pas d’abord йtй formйs aux commandements. Les commandements sont donc ordonnйs aux conseils, et non l’inverse.

         <10> Grйgoire dit, en commentant Йzйchiel, qu’«il revient aux dйbutants de faire le bien а partir du commandement». Or, ce qui relиve des dйbutants est ordonnй а ce qui relиve de la perfection, et non l’inverse. Les commandements sont donc ordonnйs aux conseils, et non l’inverse.

         <11> «La vertu imite la nature Or, la nature rйalise dans le corps de l’animal ce qui se rapporte а l’кtre, tels les membres principaux, avant ce qui se rapporte а sa perfection. Les commandements, qui se rapportent а l’existence de la vertu, viennent donc avant les conseils, qui se rapportent а sa perfection. Il en est donc de mкme que ce qui prйcиde.

         <12> Comme il y a un ordre pour apprendre, de mкme y en a-t-il un pour agir. Or, pour apprendre, il est nйcessaire de commencer par ce qui est plus facile pour parvenir au plus difficile. Pour agir, il faut donc d’abord accomplir les commandements, qui sont plus faciles, et ainsi passer aux conseils.

         <13> А propos de Matthieu, 5, 20s, on dit dans la Glose que «la parole divine est un chemin sur lequel nous courons». Or, la parole divine place les commandements avant les conseils, comme cela est clair dans Mt 5, oщ est d’abord indiquй ce qui a йtй ordonnй aux anciens, et ensuite est ajoutй par le Seigneur ce qui relиve de la perfection. Il semble donc que l’observance des commandements vienne avant l’observance des conseils.

         <14> Ce qui est le plus petit dans un genre est ordonnй а ce qui est le plus grand dans ce genre. Or, rien n’est plus petit dans la vie chrйtienne que l’observance des commandements, et rien n’est plus grand que l’observance des conseils. Les commandements sont donc ordonnйs aux conseils.

         <15> Jйrфme dit, en commentant Matthieu : «Celui qui nйglige d’accomplir les commandements de la loi ne peut accomplir ce qui est plus parfait.» Il est donc nйcessaire que l’on accomplisse les commandements avant les conseils, et ainsi les commandements sont ordonnйs aux conseils.

         <16> Vient avant ce sans quoi quelque chose ne peut exister. Or, [de la pratique] des commandements ne suit pas nйcessairement que les conseils soient [pratiquйs]. En effet, il ne dйcoule pas du fait que quelqu’un observe les commandements qu’il observe les conseils. L’observance des commandements prйcиde donc naturellement et est ordonnйe а l’observance des conseils.

         Cependant, <1> s’oppose а cela ce que dit Augustin dans l’Enchiridion : «Tout ce que Dieu ordonne, dont : “Tu ne forniqueras pas”, et tout ce qui n’est pas ordonnй mais suggйrй par un conseil spirituel, dont : “Il est bon pour l’homme de ne pas toucher а la femme”, sont faits correctement lorsqu’il sont rapportйs а l’amour de Dieu et du prochain pour Dieu.» Or, ces deux choses tombent sous un commandement, comme cela est clair par Mt 22, 37‑40. Les conseils sont donc ordonnйs aux commandements.

         <2> Ce qui relиve d’un choix est ordonnй а ce qui est nйcessaire, car le choix porte sur ce qui se rapporte а la fin. Or, les conseils relиvent d’un choix, mais les commandements, d’une nйcessitй. Les conseils sont donc ordonnйs aux commandements.

         <3> Ce par quoi quelque chose est plus pleinement accompli est ordonnй а [ce qui est plus pleinement accompli]. Or, par les conseils, les commandements sont plus pleinement et plus sыrement sauvegardйs. Les conseils sont donc ordonnйs aux commandements.

         Rйponse. Les commandements portent sur les actes des vertus. Or, l’acte de la vertu est double : l’[acte] intйrieur et l’[acte] extйrieur, et ces deux actes tombent sous le commandement de la loi. Ainsi, Augustin dit-il, dans Contre Faustus, que «parce que les Juifs ne comprenaient sous l’homicide que la mort du corps humain, le Seigneur a expliquй que tout mouvement inique en vue de nuire а un frиre appartient au genre de l’homicide. De mкme encore [pensaient-ils] qu’on n’appelait fornication que l’union corporelle illйgitime avec une femme, qui йtait interdite par la loi, mais le Seigneur a montrй que la concupiscence intйrieure en faisait aussi partie». Il est donc clair que mкme les actes intйrieurs des vertus tombent sous le commandement.

         Les conseils sont donc ordonnйs aux commandements а la fois selon qu’ils portent sur les actes intйrieurs des vertus et selon qu’ils portent sur les actes extйrieurs, mais de maniиre diffйrente.<

         Car ils sont ordonnйs aux actes intйrieurs comme а leur fin. En effet, les actes intйrieurs des vertus morales se rapportent а la puretй de l’esprit, de sorte que l’esprit de l’homme soit libйrй des passions dйsordonnйes et de la cupiditй а l’endroit des choses extйrieures, et, au-delа, toutes les vertus, aussi bien morales que thйologales, sont ordonnйes а l’amour de Dieu et du prochain. Et tous les conseils sont ordonnйs а ces deux choses comme а leur fin, а savoir, а la charitй envers Dieu et envers le prochain, et а la puretй de l’esprit. C’est ainsi qu’il est dit dans les Confйrences des pиres : «Tout ce qui peut nous orienter vers... la puretй du cњur doit кtre adoptй de tout cњur, et tout ce qui en йloigne doit кtre йvitй, car cela est pernicieux et mauvais. Pour elle, nous faisons et supportons tout ; pour elle, nous mйprisons les parents, la patrie, les dignitйs, les richesses, les plaisirs de ce monde et toute voluptй, afin que la puretй du cњur soit toujours prйservйe.» Plus loin, il ajoute : «Pour elle, nous avons su que nous devions accepter l’abstinence des jeыnes, les veilles, les souffrances, la nuditй corporelle, la lecture et les autres vertus, afin de pouvoir prйparer et garder notre cњur intact de toutes les passions nuisibles, en nous efforзant de monter par ces degrйs vers la perfection de la charitй.» Augustin dit la mкme chose dans son livre Sur les mњurs de l’Йglise : «Ils mettent tous leurs soins а se priver de nourriture, non pas parce que certains genres de viande seraient impurs а leurs yeux, mais pour dompter la concupiscence et pour prйserver la charitй fraternelle.» Et il est dit au mкme endroit : «C’est la charitй qui est surtout prйservйe, c’est la nourriture qui se conforme а la charitй, la parole а la charitй, le vкtement а la charitй, le visage а la charitй.» C’est pourquoi l’Apфtre, en 1 Co 7, 34, enseigne que la virginitй doit кtre ordonnйe а ce que la femme non mariйe pense aux choses de Dieu, а la maniиre dont elle plaira а Dieu. Et le Seigneur [enseigne], Mt 19, 21, que le conseil de la pauvretй fait en sorte que l’homme le suive, ce qui se rйalise par la rectitude et la puretй des sentiments intйrieurs. Ainsi donc, les conseils sont ordonnйs aux commandements comme а leur fin pour ce qui est des actes intйrieurs.

         Mais, pour ce qui est des actes extйrieurs, par exemple : Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, etc., les conseils sont ordonnйs aux prйceptes, mais non comme а leur fin, — en effet, l’homme n’observe pas la virginitй afin de s’abstenir de l’adultиre, et il ne renonce pas а ce qui lui appartient afin de ne pas voler ce qui appartient а d’autres, puisque les њuvres extйrieures des conseils sont plus grandes que les њuvres extйrieures des commandements ; ils leur sont cependant ordonnйs pour autant qu’ils les font observer de maniиre plus sыre et plus ferme. En effet, celui qui rejette ce qui lui appartient s’abstient encore bien davantage de voler ce qui est а un autre. Ainsi Augustin dit-il, dans le livre Contre Faustus, XIX : «Le Seigneur a fait l’йloge de ce tout ce qu’il avait rappelй de la loi des Hйbreux afin que tout ce qui avait parlй auparavant de sa personne serve а renforcer l’interprйtation, s’il s’y trouvait quelque chose d’obscur, ou а confirmer d’une maniиre plus sыre qu’il l’avait voulu.» Et, dans le livre Sur le discours du Seigneur sur la montagne, il dit qu’«alors qu’est accompli... ce qui s’ajoute а la perfection, encore bien davantage est accompli ce qui a йtй indiquй en vue de l’amorcer».

         Il est donc ainsi clair que les conseils sont ordonnйs aux commandements comme а leur fin pour autant qu’ils portent sur les actes intйrieurs, mais les conseils sont ordonnйs aux commandements, pour autant qu’ils portent sur les actes extйrieurs, afin que [les commandements] soient plus sыrement et plus fermement gardйs, а la faзon dont on йcarte un empкchement. Et le premier point est la cause du second : en effet, la ferme observance des actes extйrieurs est causйe par les sentiments intйrieurs d’un esprit bien disposй.

         <1> Selon certains, ce riche a menti en disant qu’il avait observй les commandements, et surtout а propos d’un commandement qui est rappelй lа et qui se rapporte а un acte intйrieur : Tu aimeras ton prochain comme toi-mкme. C’est pourquoi Origиne dit, en commentant Matthieu : «Il est йcrit dans l’йvangile... selon les Hйbreux, que lorsque le Seigneur eut dit : “Va et vends tout ce que tu possиdes...”, le riche se mit а hocher la tкte, et cela ne lui plut pas. Et le Seigneur lui dit : “Comment dis-tu : ‘J’ai observй la loi et les prophиtes ?’ Il est йcrit dans la loi : ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-mкme’, et voilа qu’un grand nombre de tes frиres, les fils d’Abraham, sont couverts d’excrйments, meurent de faim, et que ta maison est remplie de beaucoup de biens, et rien ne leur en parvient !’” Il est donc impossible d’observer le commandement mentionnй... et d’кtre riche, et surtout de possйder tant de richesses.» Et cela est confirmй par Jйrфme qui dit, en commentant Matthieu : «Le jeune homme ment. En effet, s’il avait accompli par ses actes ce qui est proposй dans le commandement : “Tu aimeras ton prochain comme toi-mкme”, comment serait-il parti triste en entendant par la suite : “Vends tout ce qui tu possиdes et donne-le aux pauvres” ?»

         Mais parce que Chrysostome et d’autres commentateurs disent qu’il n’a pas menti, les deux [interprйtations] peuvent кtre sauvйes. Car ce commandement : Tu aimeras ton prochain comme toi-mкme, peut кtre observй de deux maniиres. Premiиrement, d’une maniиre imparfaite, а savoir que quelqu’un ne fasse pas а son prochain ce qu’il ne veut pas qu’on lui fasse et qu’il vienne au secours de son prochain sans dommage pour lui-mкme. D’une autre maniиre, <d’une maniиre parfaite>, а savoir que, pour subvenir aux besoins corporels du prochain, il se comporte comme pour subvenir а ses propres besoins. En effet, celui qui possиde de grandes richesses n’observe pas le commandement de cette maniиre, s’il les garde en permettant que les autres restent dans le besoin. Or, les conseils sont ordonnйs а ce que les commandements soient observйs plus parfaitement. C’est pourquoi, pour celui qui observe les commandements d’une maniиre imparfaite, le Seigneur ajoute les conseils par lesquels les commandements sont plus parfaitement observйs.

         <2> La perfection de la vie consiste essentiellement dans les commandements, pour autant qu’ils portent sur les actes intйrieurs des vertus, car la charitй est le lien de la perfection, comme le dit l’Apфtre, Col 3, 14. C’est pourquoi, aprиs que le Seigneur eut rappelй les commandements de la charitй, Mt 5, 48, il ajoute : Soyez donc parfaits. Mais, la perfection consiste de maniиre instrumentale dans les conseils, pour autant qu’ils portent sur les actes extйrieurs, а savoir que ces conseils sont comme des instruments par lesquels on parvient plus facilement а la perfection. Ainsi, dans les Confйrences des pиres, il est dit : «Les jeыnes, les veilles, la mйditation des Йcritures, la nuditй et la privation de tous les biens ne sont pas la perfection, mais des instruments de la perfection, car la fin de cet entraоnement ne consiste pas en eux, mais on parvient а la fin par eux.» Et Augustin dit, dans le livre Sur la perfection de la justice : «Comprenons les commandements sur la perfection de maniиre а ne pas nйgliger la perfection de la charitй.» Et Jйrфme dit, en commentant ce passage de Matthieu : Voilа que nous avons tout abandonnй pour te suivre, qu’«il ne suffit pas d’abandonner autant, il ajoute ce qui est parfait : Et nous t’avons suivi. Qu’y aura-t-il pour nous ?, comme s’il disait : “Nous avons fait ce que tu as commandй : quelle rйcompense nous donneras-tu ?”» Les commandements imparfaitement observйs se rapportent donc а la justice commune, mais la perfection de la vie consiste dans l’observance pure et simple des commandements.

         <3> Quelque chose est ordonnй а une fin de deux faзons : premiиrement, comme ce qui est nйcessaire а cette fin, sans quoi la fin ne peut exister, comme la nourriture pour prйserver la vie du corps ; d’une autre faзon, comme ce qui est nйcessaire а la fin, sans quoi on ne peut parvenir aussi bien а la fin, comme le cheval est ordonnй а la route, non pas que sans cheval quelqu’un ne puisse faire route, mais parce qu’il le fait mieux а cheval. Semblablement, les conseils sont ordonnйs aux commandements, non pas parce que sans les conseils les commandements ne peuvent кtre observйs pour les actes intйrieurs comme pour les extйrieurs (car Abraham, qui faisait usage du mariage et des richesses, fut parfait devant Dieu, selon ce que dit Gn 17, 1 : Marche devant moi et sois parfait !), mais parce qu’on parvient plus facilement et plus parfaitement а l’observance parfaite des commandements par les conseils.

         <4> Par ces paroles, Augustin entend йcarter ce que disaient certains, qui croyaient que la virginitй йtait nйcessaire seulement pour йviter les tribulations du corps qui sont endurйes dans le mariage. Or, l’observance des commandements, mкme si elle est rйalisйe dans le siиcle prйsent, ne concerne pas seulement ce siиcle, mais unit au siиcle а venir.

         <5> Les commandements concernent а la fois la vie active et la vie contemplative, mais les conseils sont des instruments de la vie contemplative. Or, au mкme endroit, il avait йtй fait mention des commandements ordonnйs au prochain, qui concernent la vie active.

         <6> Dans la pratique mкme des commandements, il arrive qu’on trouve une diffйrence entre la perfection et l’imperfection. On ne peut donc pas dire que le nombre de cinq mille se rapporte aux commandements et le nombre de quatre mille aux conseils. Mais le premier [nombre] se rapporte а l’observance imparfaite des commandements, que l’on rencontre parfois dans la vie sйculiиre, alors que le second se rapporte а l’observance parfaite des commandements, а laquelle sont ordonnйs les conseils. Toutefois, ce n’est pas parce que le Seigneur en a d’abord nourri cinq mille plutфt que quatre mille que quelqu’un doit d’abord s’entraоner dans la vie sйculiиre avant de passer а la vie religieuse, car mкme ceux qui entrent dans la vie religieuse n’acquiиrent pas immйdiatement la perfection, mais s’entraоnent а rechercher la perfection. C’est pourquoi la vie religieuse est une certaine йcole de la perfection.

         <7> Les exemples qui sont proposйs dans les йvangiles sont des exemples du Christ, qui ne se rapportent pas seulement aux conseils, mais aussi а l’observance parfaite des commandements. C’est pourquoi on ajoute ensuite au mкme endroit ses exemples comme celui-ci : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cњur.

         <8> La charitй comporte plusieurs degrйs, car il y a d’abord la charitй qui commence, puis la charitй qui est en progrиs, et enfin la charitй parfaite. Ainsi, dans la vie spirituelle, la charitй est le commencement et la fin.

         <9> L’observance des conseils est plus difficile que l’observance des prйceptes pour ce qui est des actes extйrieurs. Toutefois, l’observance parfaite des prйceptes pour ce qui est des actes intйrieurs est beaucoup plus difficile. En effet, il est plus difficile de se dйbarrasser de la convoitise de l’esprit que de ses biens. Et cependant, il est plus difficile d’observer les actes extйrieurs des commandements sans les conseils qu’avec les conseils, comme il est clair par ce qui a йtй dit.

         <10> Les dйbutants font partie de ceux qui doivent кtre instruits par d’autres ; c’est pourquoi ils sont mus par commandement а faire quelque chose, aussi bien dans la vie sйculiиre que dans la vie religieuse. Mais lorsqu’ils ont dйjа atteint la perfection, ils accomplissent par un habitus intйrieur, comme d’eux-mкmes, non seulement les conseils, mais aussi les commandements.

         <11> Comme il a йtй dit, la charitй est а la fois le commencement et la fin de la vie spirituelle. C’est pourquoi elle-mкme prйcиde а ses dйbuts, comme faisant partie de l’кtre de la vie spirituelle, et elle suit, comme faisant partie de l’кtre parfait de la vie spirituelle. Toutefois, ce qui est ordonnй au bien [d’une chose] est ordonnй а la conservation de ce qui se rapporte а l’кtre mкme de [cette] chose.

         <12> Mкme dans les disciplines, on apprend d’abord ce par quoi d’autres choses sont plus facilement comprises, bien qu’il soit plus facile de comprendre celles-lа ou de les possйder d’une maniиre commune, comme il est plus facile de raisonner а la maniиre dont les gens sans instruction utilisent une certaine dialectique, que de connaоtre les rиgles de la logique. Et cependant, on apprend d’abord les rиgles de la logique afin de pouvoir raisonner plus parfaitement que ne raisonnent communйment les gens sans instruction. De mкme, il est plus facile d’observer les commandements d’une maniиre imparfaite que d’observer les conseils ; toutefois, il faut que ceux qui tendent а l’observance parfaite des commandements commencent par les conseils comme par des instruments.

         <13> Ce ne sont pas des conseils que le Seigneur ajoute en cet endroit, mais des commandements, comme il est clair aussi bien par les paroles du Seigneur qui sont prйsentйes lа, que par l’interprйtation d’Augustin dans le livre Sur le sermon du Seigneur sur la montagne.

         <14> L’observance des commandements selon un mode imparfait est ce qu’il y a de plus petit dans la vie spirituelle, mais c’est ce qu’il y a de plus grand, s’ils sont observйs parfaitement.

         <15> Non seulement les conseils sont ce qu’il y a de plus parfait dans l’йvangile, mais aussi les commandements, comme il est clair par ce qui a йtй dit.

         <16> Il n’est pas toujours nйcessaire que ce sans quoi quelque chose ne peut exister, mкme si cela est antйrieur d’une certaine faзon, soit antйrieur dans le temps. En effet, chez les anges, l’кtre ne prйcиde pas l’acte de comprendre, bien que tout vivant n’intellige pas [en acte], car, dиs le dйpart, les anges ont une vie parfaite, qui est [la vie] intellectuelle. De mкme, ceux qui veulent observer plus pleinement les commandements doivent dиs le dйbut accepter les conseils, bien que tous ceux qui observent les commandements n’observent pas les conseils.

 

 

QUODLIBET 5 : [Sur Dieu, les anges et les hommes]

 

<Question 1> [Sur la science de Dieu]

         А propos de la science de Dieu, deux questions ont йtй posйes. Premiиrement, est-ce que Dieu connaоt le premier instant oщ il pouvait crйer le monde ? Deuxiиmement, est-ce que ceux qui sont connus d’avance [praesciti] peuvent dйmйriter ?

 

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble que Dieu connaisse le premier instant oщ il pouvait crйer le monde.

         En effet, Dieu a pouvait crйer le monde avant de l’avoir crйй. Or, il ne pouvait pas le crйer antйrieurement d’une maniиre infinie, car ainsi [le monde] lui serait coйternel. Il y a donc eu un instant oщ il pouvait crйer le monde pour la premiиre fois. Or, Dieu comprend toutes choses par sa science. Dieu connaоt donc le premier instant oщ il a pu crйer le monde.

         Cependant, Dieu ne connaоt rien qui porte prйjudice а sa toute-puissance. Or, ce serait un prйjudice а sa toute-puissance s’il existait un instant oщ il pouvait pour la premiиre fois crйer le monde, car ainsi sa puissance serait limitйe а cet instant. Dieu ne connaоt donc pas le premier instant oщ il pouvait crйer le monde.

         Rйponse. On dit de deux maniиres que quelque chose arrive selon une certaine mesure de lieu et de temps. D’une maniиre, en prйsupposant cette mкme mesure, et ainsi les effets particuliers sont produits par Dieu ou par les autres agents dans un lieu et dans un temps. D’une autre maniиre, de sorte que la mesure du lieu et du temps soit produite en mкme temps que [cette chose], et le monde est amenй par Dieu а l’existence de cette faзon, non pas comme dans un lieu ou dans un temps prйexistants, mais parce que le lieu et le temps sont produits en mкme temps que le monde.

         Ainsi, il faut comprendre autrement que l’on dise que Dieu pouvait produire un effet particulier, par exemple, un cheval ou un homme, avant de l’avoir produit ou mкme ailleurs qu’il ne l’a produit, et que l’on dise cela pour le monde. Car, lorsqu’on dit cela d’un homme ou d’un cheval, on veut dire qu’il y a un temps ou un lieu oщ l’homme pouvait кtre fait par Dieu, mais, lorsqu’on dit cela du monde, on ne veut pas dire qu’il existe un temps avant le monde, ni un lieu en dehors de celui-ci, mais on veut dire que Dieu pouvait produire une plus grande mesure du lieu et du temps.

         Si donc on se demande si [Dieu] pouvait faire le monde avant qu’il ne l’a fait а l’infini, et si cela est mis en rapport avec la puissance de celui qui produit, il est clair qu’il pouvait le faire avant а l’infini : en effet, la puissance de Dieu est йternelle, et rien ne pouvait l’accroоtre du fait de commencer а un certain moment а faire le monde, alors qu’il ne le pouvait pas auparavant. Mais si cela est mis en rapport avec le monde mкme, il ne pouvait ainsi arriver qu’il ait toujours existй, en supposant la vйritй de la foi catholique, qui tient que le monde n’existait pas а un certain moment. En effet, de mкme que Dieu ne peut faire que ce qui a existй n’ait pas existй, comme on le dira plus loin, de mкme il ne peut faire que ce qui n’a pas existй а un certain moment n’ait jamais existй. En ce sens, on dit donc que Dieu ne pouvait pas faire le monde а l’infini avant de l’avoir fait.

         Mais il faut encore comprendre qu’on parle d’infini de deuxmaniиres. D’une maniиre, en acte, et ainsi on dit, selon ce qui a йtй dit plus haut, que Dieu ne pouvait pas faire le monde а l’infini avant qu’il ne l’a fait, c’est-а-dire que la durйe de monde ait prйcйdй а l’infini. D’une autre maniиre, on parle d’infini en puissance, et ainsi Dieu pouvait faire le monde а l’infini avant qu’il ne l’ait fait, car, quelle que soit l’antйrioritй selon laquelle il pouvait le faire, il pouvait le faire encore antйrieurement.

         Et ainsi, il n’existe pas de premier instant oщ Dieu pouvait faire le monde ; mais il y a un premier instant oщ il l’a fait, de mкme qu’il y a [un instant] suprкme jusqu’oщ Dieu l’a fait, mais qu’il n’y a cependant pas d’instant suprкme au-delа duquel il ne pouvait le faire.

         Et ainsi, il est clair que la question ne se pose plus.

 

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble que ceux qui sont connus d’avance [praesciti] par Dieu ne peuvent dйmйriter.

         En effet, certains sont йlus par Dieu de toute йternitй comme devant possйder la grвce ; de mкme, certains sont connus d’avance par Dieu comme devant кtre laissйs а leur nature. Or, nous ne mйritons ni ne dйmйritons pas par les choses naturelles. Ceux qui sont connus d’avance par Dieu ne dйmйritent donc pas.

         Cependant, personne n’est condamnй par Dieu si ce n’est en raison de son dйmйrite, puisque Dieu est un juge juste. Or, ceux qui sont connus d’avance sont condamnйs par Dieu. Ils dйmйritent donc.

         Rйponse. La science de Dieu se compare aux choses crййes comme l’art а ce qui est produit par l’art. Ainsi, de mкme que l’art n’est pas seulement connaissance mais aussi cause de ce qui est fait selon l’art, mais qu’il est seulement connaissance des pйchйs par lesquels on s’йcarte des rиgles de l’art, de mкme la science de Dieu rйalise-t-elle et connaоt-elle tout ce qui est bien, mais elle est connaissance, et non cause, des maux et des pйchйs, qui sont des йcarts par rapport а sa loi йternelle. Ainsi, il est clair que les bons, qui sont justifiйs par la grвce, ne sont pas seulement connus d’avance par Dieu de toute йternitй, mais sont aussi йlus en vue de possйder la grвce ; mais que les pйcheurs, qui ne sont pas justifiйs par la grвce, ne sont pas йlus ou prйordonnйs par Dieu а la faute : ils sont seulement connus d’avance comme ne devant pas possйder la grвce, mais devant кtre laissйs а leur nature.

         Or, comme tout agent a pouvoir sur ce qui lui est infйrieur, et non sur ce qui lui est supйrieur, la nature laissйe а elle-mкme n’est pas habilitйe а un acte mйritoire, qui dйpasse la capacitй de la nature, mais elle est habilitйe а un acte de pйchй, qui est dйmйritoire, comme а quelque chose qui est infйrieur а la nature humaine. En effet, en pйchant, l’homme dйchoit de la dignitй de sa nature.

         Et ainsi, il est clair que ceux qui sont connus d’avance peuvent dйmйriter.

         <1> Il faut rйpondre que lorsqu’on dit que nous ne mйritons ni ne dйmйritons pas par les rйalitйs naturelles, [cela peut s’entendre] de deux maniиres. D’une maniиre, de sorte que les rйalitйs naturelles elles-mкmes ne soient ni des mйrites ni des dйmйrites ; et ainsi, cela est vrai, car les mйrites dйpassent la nature et les dйmйrites sont contraires а la nature. D’une autre maniиre, on peut entendre que les rйalitйs naturelles ne sont pas des principes du mйrite ou du dйmйrite ; et ainsi, cela est est faux, car les rйalitйs naturelles aidйes par la grвce sont des principes de mйrite, mais, laissйes а elles-mкmes, elles peuvent кtre des principes de dйmйrite, comme on l’a dit.

 

<Question 2> [Sur la puissance de Dieu]

         Ensuite, on a posй deux questions sur la puissance de Dieu. Premiиrement, Dieu peut-il rйtablir une vierge corrompue ? Deuxiиmement, Dieu peut-il pйcher, s’il le veut ?

 

<Article 1 [3]>Premiиrement : il semble que Dieu puisse rйtablir une vierge.

         <1> Il relиve de la toute-puissance de Dieu qu’aucune parole ne lui est impossible, comme il est dit en Luc 1. Or, c’est une certaine parole que de rйtablir une vierge aprиs sa chute. Dieu peut donc rйtablir une vierge aprиs sa chute.

         Cependant, ce que dit Jйrфme s’oppose а cela : «Alors que Dieu peut faire d’autres choses, il ne peut pas rйtablir une vierge aprиs sa chute.» Et on lit cela dans le Dйcret, XXXII, q. 5.

         Rйponse. Dans la virginitй, on peut considйrer deux choses. L’une est l’intйgritй mкme de l’esprit et du corps ; et ainsi, Dieu peut rйtablir une vierge aprиs sa chute. En effet, il peut redonner son intйgritй а l’esprit par la grвce et redonner son intйgritй au corps par un miracle. Mais il y a une autre cause de l’intйgritй en question, car la femme vierge n’a pas йtй connue par un homme. Et, sous cet aspect, Dieu ne peut rйtablir une vierge aprиs sa chute. En effet, il ne peut faire que celle qui a dйjа йtй connue par un homme n’ait pas йtй connue, comme il ne peut pas faire que quelque chose qui est arrivй ne soit pas arrivй. Car la puissance de Dieu s’йtend а la totalitй de l’кtre ; n’est donc exclu de la puissance de Dieu que ce qui rйpugne а la notion d’кtre : le fait d’кtre et de ne pas кtre en mкme temps ; et que ce qui est arrivй ne soit pas arrivй tombe sous cette notion. Ainsi Augustin dit-il dans le livre Contre Faustus, XXVI : «Quiconque dit que, si Dieu est tout-puissant, qu’il fasse que ce qui a йtй n’ait pas йtй, ne se rend pas compte qu’il dit... que [Dieu] doit faire que ce qui est vrai, par le fait mкme que cela est vrai, est faux.»

         <1> Il faut donc dire que, comme le verbe est un concept de l’esprit, rien de ce qui comporte une contradiction ne peut кtre appelй verbe, car cela ne fait pas partie du concept de l’esprit, comme cela est prouvй dans Mйtaphysique, IV.

 

<Article 2 [4]> Deuxiиmement : il semble que cette [proposition] soit fausse : «Dieu peut pйcher, s’il le veut.»

         <1> En effet, de tout ce dont je peux dire que l’homme peut le faire s’il le veut, on peut aussi dire simplement que l’homme peut le faire. Si donc cette proposition est vraie : «Dieu peut pйcher, s’il le veut», il dйcoule que [cette proposition] est vraie : «Il peut pйcher.» Or, cela est erronй. La premiиre proposition [l’est donc] aussi.

         Cependant, quiconque veut pйcher pиche. Or, il en dйcoule que «si Dieu pиche, il peut pйcher». Il en dйcoule donc que «s’il le veut, il peut pйcher».

         Rйponse. Cette conjonction «si» implique un certain rapport. Or, la proposition peut impliquer un double rapport.

         D’une maniиre, un rapport de cause ou de principe, et, de cette faзon, la proposition est fausse. En effet, la volontй est un principe et une cause par rapport aux crйatures, et non par rapport а ce qui a trait а la nature divine. Ainsi, «nous ne disons pas que le Pиre a engendrй le Fils par sa volontй, mais naturellement», comme le dit clairement Hilaire dans le livre Sur les synodes. Or, la puissance de Dieu est en rapport avec la nature divine elle-mкme. Le pouvoir mкme de pйcher n’est donc pas soumis а la volontй divine, autrement la volontй de Dieu serait principe de changement de la nature divine, ce qui est impossible.

         D’une autre maniиre, [la conjonction «si»] peut comporter un rapport de consйquence, et ainsi cette formule est vraie : «Si Dieu veut pйcher, il peut pйcher.» En effet, elle suit sans condition, si nous raisonnons а partir de l’impossible : «Dieu veut pйcher, donc, il peut pйcher», car tout ce qu’il veut, il le peut, mais non inversement.

         <1> Il faut dire que, lorsqu’on dit : «Si un homme veut courir, il peut courir», l’antйcйdent est possible. C’est pourquoi le consйquent est tout simplement possible. <Mais> lorsqu’on dit : «Si Dieu veut pйcher, il peut pйcher», l’antйcйdent est impossible. Ainsi, rien n’empиche que la conditionnelle soit vraie, le consйquent йtant impossible.

 

<Question 3> [Sur la nature assumйe]

         Ensuite, on a posй deux questions а propos de la nature assumйe. Premiиremement, est-ce que tout le sang que le Christ a versй dans sa passion est retournй а son corps lors de la rйsurrection ? Deuxiиmement, en quoi le Christ nous a-t-il donnй le plus grand signe d’amour : par le fait qu’il a souffert pour nous ou par le fait qu’il nous a donnй son corps en nourriture dans un sacrement ?

 

<Article 1 [5]> Premiиrement : il semble que tout le sang du Christ qui a йtй rйpandu dans sa passion soit retournй а son corps lors de la rйsurrection.

         <1> En effet, notre rйsurrection sera conforme а la rйsurrection du Christ, selon ce que dit Ph 3, 21 : Il transformera notre corps de misиre pour le transformer en son corps de gloire. Or, tout ce qui faisait partie de la vйritй de la nature humaine reviendra а notre corps а la rйsurrection. Or, le sang du Christ rйpandu lors de la passion faisait partie de la vйritй de la nature humaine et il est appelй sacrй, conformйment а ceci : Que le sang sacrй rйpandu du corps de l’Agneau a oint. Il semble donc que le sang du Christ rйpandu dans la passion soit retournй а son corps lors de la rйsurrection.

         <2> De plus, le Verbe de Dieu n’a jamais abandonnй ce qu’il avait assumй dans notre nature, alors que les parties de la nature humaine йtaient sйparйes l’une de l’autre dans la passion. Or, le Verbe de Dieu a assumй dans notre nature, non seulement le corps, mais aussi le sang. Ce sang ne fut donc jamais abandonnй par le Verbe. Il retourna donc vers lui lors de la rйsurrection.

         Cependant, s’oppose а cela le fait que, dans certaines йglises, on dit que le sang du Christ a йtй conservй.

         Rйponse. Dans la rйsurrection du Christ comme dans la nфtre, tout ce qui faisait partie de la vйritй de la nature humaine sera rйtabli, mais non ce qui ne faisait pas partie de la vйritй de la nature humaine. Et bien qu’il y ait diverses opinions au sujet de ce qui fait partie de la vйritй de la nature humaine, selon toutes les opinions, ce n’est pas tout le sang nourricier, c’est-а-dire celui qui est produit par la nourriture, qui se rapporte а la vйritй de la nature humaine. Ainsi, lorsque le Christ mangeait et buvait avant la passion, rien n’empкche qu’il y ait eu en lui un sang nourricier, qui ne se rapportait pas а la vйritй de la nature humaine et qui ne devait pas nйcessairement retourner а son corps lors de la rйsurrection.

         Mais parce qu’on soulиve de maniиre spйciale la question а propos du sang versй lors de la passion pour la rйdemption du genre humain, il semble que, pour une triple raison, il faille plutфt dire de celui-ci qu’il retourna en entier au corps du Christ lors de la rйsurrection. La premiиre peut кtre tirйe de l’вge du Christ souffrant. En effet, il a souffert а l’вge le plus parfait, oщ ce qui se trouve dans l’homme semble au plus haut point appartenir а la vйritй de la nature humaine, pour ainsi dire portй а la plus grande perfection. La deuxiиme raison est tirйe du mйrite de la passion. En effet, si «les membres des saints martyrs dans lesquels ceux-ci ont souffert pour le Christ recevront un йclat privilйgiй lors de la rйsurrection», comme Augustin le dit dans La citй de Dieu, XXI, а bien plus forte raison le sang du Christ, qu’il a versй pour le salut du genre humain, a-t-il йtй rйtabli lors de sa glorieuse rйsurrection. La troisiиme raison peut кtre tirйe de la vertu mкme de la passion. En effet, ce sang rйpandu dans la passion a sanctifiй le genre humain, selon ce que dit He 13, 12 : Pour sanctifier le peuple par son sang, Jйsus a souffert hors de la porte. Or, l’humanitй du Christ avait une puissance salutaire par la vertu du Verbe uni а elle, comme le dit [Jean] Damascиne, livre III. Il est donc manifeste que le sang versй dans la passion, qui йtait au plus haut point porteur de salut, fut uni а la divinitй. Il fallait donc que, lors de la rйsurrection, il soit uni aux autres membres humains.

         Mais on dit que le sang du Christ, montrй dans certaines йglises. a coulй du corps du Christ, aprиs qu’on a frappй une image ou autrement.

         Et par cela, la rйponse aux objections est claire.

 

<Article 2 [6]> Deuxiиmement : il semble que le Christ nous ait donnй un plus grand signe d’amour en donnant son corps en nourriture qu’en souffrant pour nous.

         <1> En effet, la charitй de la patrie (patria) est plus parfaite que la charitй de la route (via). Or, le bienfait que le Christ nous a apportй en nous donnant son corps en nourriture ressemble plus а la charitй de la patrie, oщ nous jouirons pleinement de Dieu ; mais la passion qu’il a endurйe pour nous ressemble davantage а la charitй de la route, sur laquelle nous sommes plus exposйs а souffrir pour le Christ. C’est donc un plus grand signe d’amour que le Christ nous ait donnй son corps en nourriture que ce qu’il a souffert pour nous.

         Cependant, il est dit en Jn 15, 13: Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis.

         Rйponse. «Ce qui est le plus fort dans chaque genre est la mesure de tout ce qui appartient а ce genre», comme cela est clair par ce que dit le Philosophe, Mйtaphysique, X. Or, ce qui est plus fort dans le genre de l’amour humain est l’amour par lequel quelqu’un s’aime lui-mкme. Ainsi, c’est de cet amour qu’il est nйcessaire de prendre la mesure de tout amour par lequel quelqu’un en aime un autre. C’est pourquoi dans Йthique, IX, le Philosophe dit «Les manifestations d’amitiй а l’йgard d’un autre viennent des manifestations d’amitiй envers soi-mкme.» Or, cela fait partie de l’amour par lequel quelqu’un s’aime lui-mкme qu’il se veuille du bien. Ainsi, quelqu’un montre d’autant plus qu’il en aime un autre qu’il йcarte le bien qu‘il se veut а lui-mкme pour son ami, selon ce que dit Pr 12, 26 : Celui-lа est juste qui ne tient pas compte d’un prйjudice а cause d’un ami. Or, l’homme veut pour lui-mкme trois biens en particulier, qui sont son вme, son corps et les choses extйrieures. C’est donc un signe d’amour que quelqu’un souffre un prйjudice dans les choses extйrieures а cause d’un autre ; mais c’est un plus grand signe d’amour si son propre corps endure un prйjudice, soit par des travaux, soit par des coups, pour soutenir un ami ; mais c’est le plus grand signe d’amour qu’il veuille livrer sa propre вme en mourant pour un ami.

         Le fait que le Christ ait livrй sa propre вme en souffrant pour nous fut donc le plus grand signe d’amour, mais qu’il nous ait donnй son corps en nourriture dans le sacrement ne lui cause aucun prйjudice. Il est donc clair que la premiиre chose est un plus grand signe d’amour. Ainsi, ce sacrement est un mйmorial et une figure de la passion du Christ ; mais la vйritй l’emporte sur la figure et la rйalitй sur le mйmorial.

         <1> Il faut dire que la prйsentation du corps du Christ possиde une certaine figure de la charitй par laquelle Dieu nous aime dans la patrie, mais que sa passion se rapporte а l’amour mкme de Dieu qui nous rappelle de la perdition а la patrie. Or, l’amour de Dieu n’est pas plus grand dans la patrie que dans le prйsent.

 

<Question 4> [Sur les anges]

 

<Article 1 [7]> Ensuite, а propos des anges, on a posй une question : est-ce que Lucifer est sujet а l’жvum[5] ?

         Et il semble qu’il en soit ainsi.

         <1> En effet, de mкme qu’est sujet au temps ce qui est la premiиre chose temporelle la plus simple, de mкme est sujet а l’жvum ce qui semble кtre l’кtre le plus simple d’une durйe sans limites. Or, celui-ci est Lucifer, qui fut crйй le premier parmi les anges selon sa nature. Or, l’жvum ne se rapporte pas а la grвce mais а la nature, autrement les corps cйlestes, qui ne peuvent pas recevoir la grвce, ne pourraient pas avoir l’жvum comme mesure. Comme les dons naturels sont demeurйs en entier chez les dйmons aprиs le pйchй, ainsi que le dit Denys dans Les noms divins, ch. 4, il semble que l’жvum soit en Lucifer comme dans [son] sujet.

         Cependant, l’жvum est une certaine participation а l’йternitй. Or, les anges bienheureux participent davantage а l’йternitй que Lucifer, qui est exclu de la bйatitude. Lucifer n’est donc pas sujet а l’жvum, mais plutфt le plus йlevй des anges bons.

         Rйponse. C’est de l’ignorance de la langue grecque que vient communйment chez plusieurs la distinction entre l’жvum et l’йternitй, comme si on faisait une distinction entre antropos (anthropos) et homo. En effet, ce qu’on appelle en grec evon [aiфn] s’appelle en latin «йternitй». Ainsi, Denys, Les noms divins, X, utilise «йternitй» et жvum pour parler de la mкme chose. Mais parce qu’il faut faire une distinction entre les mots, si nous les disitinguons l’un de l’autre, l’жvum ne sera rien d’autre qu’une participation а l’йternitй, de sorte que l’йternitй substantielle soit attribuйe а Dieu lui-mкme, mais que l’жvum sera comme une participation а l’йternitй par les substances spirituelles, qui existent au-delа du temps. Or, comme ce qui est nommй selon [sa] substance est toujours la mesure de ce qui est nommй selon une participation, on peut dire que la premiиre mesure de tous les кtres «йviternels» est l’йternitй mкme de Dieu, comme la substance de Dieu est la mesure de toute substance, ainsi que le dit le Commentateur de Mйtaphysique, X.

         Cependant, si l’on veut envisager une mesure homogиne, c’est-а-dire qui soit du mкme genre, certains disent qu’il n’existe pas [pour les кtres «йviternels»] une mesure commune, mais que chaque кtre «йviternel» a son propre жvum. Mais ceux-lа ignorent le sens du mot. En effet, ce qu’ils disent serait vrai si tous les кtre «йviternels»йtaient йgaux. Ainsi, l’un d’eux ne serait pas la mesure d’un autre. Mais cela n’est pas vrai, car, chez les anges, il faut envisager un premier, un intermйdiaire et un dernier, non seulement selon les divers hiйrarchies et ordres, mais aussi selon les divers anges а l’intйrieur d’un mкme ordre, comme cela est clair chez Denys, La hiйrarchie cйleste, X. Et parce que toujours ce qui est le plus simple est la mesure dans tous les genres, comme il est dit dans Mйtaphysique, X, il est ainsi nйcessaire que la durйe de l’кtre «йviternel» le plus simple soit l’жvum de tous les кtres «йviternels». Ainsi, l’кtre «йviternel» le plus simple est-il sujet а l’жvum.

         Mais il faut remarquer que les substances spirituelles sont mesurйes par l’жvum non seulement quant а leur substance, mais aussi quant а leur opйration propre. C’est pourquoi, dans le Livre des causes, il est dit qu’elles existent «dans le moment de l’йternitй selon leur substance et leur opйration». Il est ainsi nйcessaire que l’ange qui est sujet а l’жvum soit le plus simple, non seulement quant а son essence, mais aussi quant а son opйration. Or, tel est le premier des anges bons, dont l’opйration est le plus unie а l’Un, qui est Dieu. Ainsi donc, le premier des anges bons est sujet а l’жvum, mais non Lucifer.

         <1> Certains ont affirmй que Lucifer n’йtait pas le premier des anges, mais, comme le dit [Jean] Damascиne, il fut «le premier de ceux qui prйexistaient а l’ordre terrestre». Mais si nous concйdons, selon Grйgoire, qu’il йtait le premier de tous [les anges], il faut alors dire que son opйration s’est dйtournйe de l’unique Premier et s’est tournйe vers la multitude des choses infйrieures, sur lesquelles il dйsirait dominer. Et ainsi, les dйmons chutent-ils de la suprкme simplicitй de l’жvum. C’est pourquoi Denys dit, Les noms divins, IV, que «les dйmons sont appelйs mauvais parce qu’ils sont affaiblis dans leur opйration naturelle».

 

<Question 5> [Sur les hommes]

         Ensuite, on a posй des questions sur les hommes : premiиrement, sur ce qui peut кtre commun а tous ; deuxiиmement, sur ce qui appartient а certains йtats des hommes.

         А propos des choses communes, on a posй des questions sur quatre points : premiиrement, sur ce qui se rapporte а la nature de l’homme ; deuxiиmement, sur ce qui se rapporte aux sacrements ; troisiиmement, sur ce qui se rapporte aux vertus ; quatriиmement, sur ce qui se rapporte aux prйceptes.

         А propos du premier point, on a posй des questions sur trois choses. Premiиrememnt, sur les personnes des hommes : si Adam n’avait pas pйchй, est-ce que ce sont les mкmes hommes qui sont maintenant sauvйs qui auraient йtй sauvйs ? Deuxiиmement, а propos de l’intellect : est-ce que le verbe du cњur est une espиce intelligible ? Troisiиmement, а propos de la volontй : est-ce que ce qui est fait par crainte est volontaire ?

 

<Article 1 [8]> Premiиrement : il semble que, si Adam n’avait pas pйchй, ce ne sont pas lesmкmes hommes qui seraient sauvйs que ceux qui sont sauvйs maintenant.

         <1> En effet, si Adam n’avait pas pйchй, seuls des йlus seraient nйs. Les pйcheurs qui sont finalement rйprouvйs ne seraient donc pas nйs et, par consйquent, ni leurs fils, car, si les parents ne sont pas les mкmes, il en dйcoule que les fils non plus ne sont pas les mкmes : nombreux en effet sont ceux qui maintenant sont sauvйs, qui sont sont nйs de parents rйprouvйs. Si Adam n’avait pas pйchй, les mкmes hommes qui sont maintenant sauvйs n’auraient pas йtй sauvйs.

         <2> De plus, selon le Philosophe, «la semence est un surplus de nourriture». Or, s’il n’avait pas pйchй, l’homme aurait utilisй d’autres aliments au Paradis que ceux qu’il utilise maintenant. Ainsi, la semence aurait йtй diffйrente et, par consйquent, les fils [auraient йtй] autres.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Grйgoire, Morales, IV : «Si la pourriture du pйchй n’avait pas corrompu le premier pиre, il n’aurait jamais engendrй des fils de gйhenne, mais ceux qui doivent кtre maintenant sauvйs par le Rйdempteur seraient seuls nйs comme ses йlus.»

         Rйponse. Comme dans la gйnйration de l’homme, de la mкme maniиre que dans celle des autres animaux, la semence du pиre est l’agent et la matiиre est fournie par la mиre en tant que sujet (paciens) dont le corps humain est formй, il est impossible qu’un mкme fils naisse si le pиre ou la mиre sont diffйrents, de la mкme faзon que ce n’est pas le mкme sceau si la cire est diffйrente ou si le sceau lui-mкme par l’impression duquel la cire est scellйe sont diffйrents. Et bien que «la semence soit un surplus de nourriture», selon le Philosophe, la diversitй des aliments ne suffirait cependant pas а rendre diffйrents les fils qui naissent de la semence, car la semence n’est prise dans ces aliments que pour autant qu’ils sont d’une certaine maniиre convertis en la substance des parents.

         Mais certains disent, а la suite d’Anselme, que, si l’homme n’avait pas pйchй lors de cette premiиre tentation, il aurait йtй immйdiatement confirmй [dans le bien], lui et tous ceux qui seraient nйs de lui, de telle sorte que tous ceux qui seraient nйs auraient йtй des йlus. Ainsi, comme beaucoup de ceux qui sont maintenant sauvйs naissent de pйcheurs, comme on le signalait dans les objections, il en dйcoule que les parents de ceux qui devaient кtre sauvйs auraient йtй diffйrents, et par consйquent les fils [aussi] auraient йtй diffйrents.

         Mais cette position ne semble pas кtre vraie, car, selon Augustin, La citй de Dieu, XIV, «l’йtat du corps chez l’homme correspond proportionnellement а l’йtat de l’вme». Aussi longtemps donc que l’homme a possйdй un corps animal, susceptible de mourir et de ne pas mourir, ayant besoin d’aliments, aussi longtemps a-t-il eu une вme qui pouvait pйcher ou non. Or, il a eu un corps animal aussi longtemps qu’il fut en йtat d’engendrer, ce qui aurait aussi existй si, aprиs cette premiиre tentation, il n’avait pas pйchй. Ainsi, il aurait йtй possible, si le premier homme n’avait pas alors pйchй, que lui-mкme ou ses descendants pиchent par la suite, comme le dit Hugues de Saint-Victor. Il ne dйcoule donc pas une diversitй de parents du fait que maintenant certains sont pйcheurs, et qu’alors ils ne l’auraient pas йtй.

         Mais il y a autre chose en raison de quoi il est nйcessaire d’affirmer une diversitй de parents, car, dans l’йtat primitif, l’homme n’aurait pas eu plusieurs йpouses, de mкme que certains ne seraient pas nйs de la fornication ou de l’adultиre, ce qui se produit maintenant mкme chez ceux qui sont sauvйs. En effet, plusieurs fils nйs de plusieurs йpouses sont sauvйs, comme cela est clair pour les fils de Jacob. Plusieurs aussi sont nйs de la fornication et de l’adultиre. Autrement, les sacrements du salut leur seraient donnйs inutilement. Il reste donc que certains sont maintenant sauvйs, qui, si le premier homme n’avait pas pйchй, ne seraient pas nйs et, par consйquent, ne seraient pas sauvйs. Cependant, la prйdestination de Dieu ne se serait pas trompйe, car Dieu a prйdestinй des hommes en connaissant ce qui allait se produire dans l’avenir.

         Mais ce que dit Grйgoire, que «si le premier homme n’avait pas pйchй, il n’aurait jamais engendrй de fils de la gйhenne», est indubitablement vrai. En effet, il n’aurait pas versй dans ses fils le pйchй originel, par lequel les hommes naissent fils de la colиre. Mais ce qu’il ajoute, que «ceux-lа seuls qui doivent кtre maintenant sauvйs seraient nйs», doit s’entendre au sens oщ le pronom est un simple dйmonstratif, а savoir que seuls des йlus seraient nйs, pour ce qui est de [leur] origine, et non un dйmonstratif personnel, car il y aurait d’autres personnes parmi les hommes qui seraient sauvйes.

         Et par cela, la rйponse aux objections est claire.

 

<Article 2 [9]> Deuxiиmement : il semble que le verbe du cњur soit une espиce intelligible.

         <1> En effet, le verbe est ce par quoi l’intellect voit. Or, cela est une espиce intelligible. Le verbe du cњur est donc une espиce intelligible.

         <2> De plus, la connaissance intellectuelle vient du sens. Or, ce par quoi le sens sent est une espиce sensible. Le verbe du cњur par lequel le cњur intellige est donc une espиce intelligible.

         Cependant, le verbe intйrieur du cњur est ce qui est signifiй par le verbe extйrieur. Or, le verbe extйrieur ne signifie pas une espиce intelligible. Le verbe intйrieur n’est donc pas l’espиce intelligible elle-mкme.

         Rйponse. Selon Augustin, Sur la Trinitй, XV, le verbe du cњur comporte quelque chose qui procиde de l’esprit ou de l’intellect. Or, quelque chose procиde de l’intellect en tant que cela est constituй par l’opйration de l’esprit. Or, il existe une double opйration de l’intellect, selon le Philosophe, Sur l’вme, III : l’une, qui est appelйe intelligence des indivisibles, par laquelle l’intellect forme en elle-mкme la dйfinition ou le concept de quelque chose qui n’est pas complexe ; l’autre opйration est celle de l’intellect qui compose et divise, par laquelle il forme une йnonciation. Et ces deux choses constituйes par l’opйration de l’intellect sont appelйes «verbe du cњur» : la premiиre est signifiйe par un terme non complexe ; la seconde est signifiйe par le discours.

         Or, il est clair que toute opйration de l’intellect procиde du fait qu’il passe а l’acte par une espиce intelligible, car «rien n’agit а moins qu’il ne soit en acte». Il est donc nйcessaire que l’espиce intelligible, qui est le principe de l’opйration intellectuelle, diffиre du verbe du cњur, qui est formй par l’opйration de l’intellect. Bien que le verbe mкme puisse кtre dit forme ou espиce intelligibile, mais en tant que celle-ci est formйe par l’intellect, comme la forme de l’art, que l’intellect trouve, est appelйe espиce intelligible.

         <1> Il faut donc dire que l’intellect intellige quelque chose de deux maniиres : d’une maniиre, formellement, et ainsi, il intellige par l’espиce intelligible par laquelle il passe а l’acte ; d’une autre maniиre, comme un instrument utilisй pour intelliger autre chose, et ainsi l’intellect intellige par un verbe, car elle forme un verbe afin d’intelliger une chose.

         <2> La connaissance du sens extйrieur s’accomplit par le seul changement du sens par le sensible. Ainsi, [le sens] sent par la forme qui est imprimйe en lui par le sensible. Mais le sens extйrieur lui-mкme ne forme pas une forme sensible, mais la puissance imaginative fait cela, а la forme de laquelle le verbe de l’intellect est semblable d’une certaine faзon.

 

<Article 3 [10]> Troisiиmement : il semble que ce qui est fait par crainte ne soit pas volontaire.

         En effet, la nйcessitй s’oppose а la volontй, comme il est dit dans Mйtaphysique, V. Or, on dit que ce qui est fait par crainte est fait par nйcessitй. Ce n’est donc pas volontaire.

         Cependant, tout ce que quelqu’un fait en vue d’une fin est volontaire. Or, ce que quelqu’un fait par crainte est fait en vue d’une fin, а savoir en vue d’йviter un mal qu’il craint, comme celui qui jette une marchandise а la mer йvite que le navire coule. Les choses de ce genre sont donc volontaires.

         Rйponse. Comme le bien est l’objet de la volontй, le rapport d’une chose au volontaire est le mкme que le rapport qu’elle entretient avec le bien. Or, il arrive qu’une chose, considйrйe dans l’universel, soit bonne, mais qu’elle devienne mauvaise selon certaines circonstances particuliиres, comme engendrer des fils est bon, mais engendrer des fils d’une [femme] qui n’est pas la sienne est mauvais. De mкme arrive-t-il qu’une chose, considйrйe dans l’universel, soit mauvaise, mais qu’elle devienne bonne selon certaines circonstances particuliиres, comme tuer un homme est mal en soi, mais tuer un homme dangereux pour la multitude est bon. Et parce que les actions portent sur des choses singuliиres, elles sont jugйes bonnes ou mauvaises, et par consйquent tout simplement volontaires ou involontaires, en prenant en compte les circonstances particuliиres, et [elles sont jugйes bonnes ou mauvaises] d’une maniиre relative selon qu’elles sont considйrйes dans l’universel.

         Or, ce qui est fait par crainte, considйrй dans l’universel, est mauvais et involontaire. Mais si cela est considйrй en tenant compte des circonstances singuliиres, cela est bon et volontaire, comme jeter la marchandise а la mer, considйrй en soi, est mauvais et non volontaire, mais, dans tel cas, cela est bon et volontaire. C’est pourquoi le Philosophe dit, dans Йthique, III, que les [comportements] de ce genre sont mйlangйs de volontaire et d’involontaire : а parler simplement, ils sont volontaires ; relativement parlant, ils sont involontaires et accomplis par nйcessitй.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Question 6> [Sur le sacrement de l’eucharistie]

         Ensuite, on a posй des questions sur les sacrements : premiиrement, а propos du sacrement de l’eucharistie ; deuxiиmement, а propos du sacrement de la pйnitence ; troisiиmement, а propos du sacrement de mariage.

         А propos de l’eucharistie, on a posй deux questions. Premiиrement, est-ce que la forme du pain est annihilйe ? Deuxiиmement, est-ce que le prкtre doit donner une hostie non consacrйe а un pйcheur occulte qui le lui demande ?

 

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble que la forme du pain soit annihilйe dans le sacrement de l’eucharistie.

         <1> En effet, semble кtre annihilй ce qui cesse d’exister et n’est converti en rien. Or, la forme du pain cesse d’exister, une fois accomplie la consйcration, et il n’existe rien en quoi elle soit convertie. En effet, elle n’est pas convertie en la matiиre du corps du Christ, ni en sa forme, qui est l’вme, autrement l’вme serait lа en vertu du sacrement. La forme du pain est donc annihilйe.

         <2> De plus, Augustin dit, а propos de Jn 17, 5 : Glorifie-moi, Pиre : «Si la nature humaine est convertie dans le Verbe, а y penser de plus prиs, l’homme disparaоtrait en Dieu.» Or, on dit d’une chose qui disparaоt qu’elle est annihilйe. Si le pain est converti dans le corps du Christ, il semble donc qu’il est annihilй.

         Cependant, comme Augustin le dit dans le Livre sur LXXXIII questions : «Dieu ne fait pas en sorte qu’on tende vers le non-кtre.» Or, il est celui par qui est accompli le sacrement de l’eucharistie. Dans ce sacrement, rien n’est donc annihilй.

         Rйponse. L’annihilation comporte un certain mouvement. Or, tout mouvement est dйsignй par le terme vers lequel il tend. Ainsi, le terme de l’annihilation est le nйant. Or, la consйcration du pain dans le sacrement de l’eucharistie n’aboutit pas au nйant, mais au corps du Christ, autrement il se ne produirait pas que le corps du Christ commence а exister sous le sacrement. En effet, il ne commence pas а кtre lа par un mouvement local, autrement il cesserait d’кtre au ciel. Il reste donc que, dans la consйcration du pain, il n’y ait aucune annihilation, mais une transsubstantiation du pain en corps du Christ.

         <1> De mкme que, dans la gйnйration naturelle, ni la forme ni la matiиre ne sont engendrйes ou corrompues, mais le composй en entier, de mкme, dans le sacrement de l’autel, il ne faut pas se demander d’une maniиre particuliиre en quoi la forme ou la matiиre sont converties, mais le pain en entier est converti en corps du Christ, en tant qu’il est corps. C’est pourquoi, si la consйcration йtait accomplie pendant le triduum de la mort du Christ, il n’y aurait pas lа [son] вme, mais [son] corps inanimй, tel qu’il reposait au tombeau.

         <2> La nature humaine [du Christ] disparaоtrait si elle йtait convertie dans le Verbe, pour autant qu’elle cesserait d’exister, ce qui se rapporte au point de dйpart ; mais elle ne serait pas annihilйe pour ce qui se rapporte au point d’arrivйe.

 

<Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que le prкtre ne doive pas donner une hostie non consacrйe au pйcheur occulte qui lui en fait la demande.

         <1> En effet, le prкtre ne doit pas rendre public un pйchй occulte. Or, il [le] rendrait public en lui donnant une hostie non consacrйe, alors qu’il donnerait а ses compagnons une [hostie] consacrйe. Le prкtre ne doit donc pas donner une hostie non consacrйe au pйcheur occulte qui le lui demande.

         <2> De plus, l’hostie consacrйe par le prкtre, prйsentйe а un fidиle, est adorйe par ceux qui l’entourent. Si donc [le prкtre] prйsente а quelqu’un une hostie non consacrйe а la place [d’une hostie] consacrйe, pour ce qui relиve de lui, il rendrait le peuple idolвtre, ce qui est un pйchй grave. Le prкtre ne doit donc pas donner au pйcheur qui le lui demande une hostie non consacrйe.

         Cependant, le prкtre est «le mйdecin des вmes». Or, un mйdecin sage йvite autant qu’il le peut de mettre en danger le malade qu’il accepte de soigner. Or, le pйcheur dont il prend soin est dans un grand danger s’il reзoit le corps du Christ avec la conscience d’un pйchй mortel, car celui qui mange et boit indignement mange et boit son propre jugement, comme il est dit dans 1 Co 11, 29. Le prкtre lui rend donc service s’il lui йvite un danger en lui prйsentant une hostie consacrйe.

         Rйponse. Il ne faut pas ajouter de fiction а la vйritй, car il n’existe aucune entente entre la lumiиre et les tйnиbres, comme le dit l’Apфtre dans 2 Co 6. Pour cette raison, Augustin montre, dans le Livre sur les LXXXIII questions, que «le corps du Christ n’йtant pas un fantasme, car la vйritй qu’est le Christ ne pouvait pas tromper». C’est pourquoi, dans les sacrements de l’Йglise, rien ne doit кtre fait par fiction, et principalemenet dans le sacrement de l’autel, dans lequel tout le Christ est contenu. Or, ce serait une fiction si une hostie non consacrйe йtait donnйe а la place d’une [hostie] consacrйe.

         Et, par cela, le prкtre aussi, pour autant que, par son geste, il donnerait au peuple l’occasion de se faire idolвtre en estimant que l’hostie est probablement consacrйe, mкme s’il n’encourait pas le pйchй d’idolвtrie, encourrait le crime d’idolвtrie par le fait mкme de prйsenter au peuple une hostie non consacrйe.

         Ainsi, il ne faut en aucun cas prйsenter une hostie non consacrйe а un individu ou а plusieurs, comme si elle йtait consacrйe.

         Le prкtre doit donc, en premier lieu, avertir le pйcheur occulte de faire pйnitence et de s’approcher ainsi du sacrement. Si le pйcheur ne le veut pas, il doit lui ordonner secrиtement de ne pas se mкler en public а ceux qui communient. Et s’il se mкle [а eux], il doit lui donner une hostie consacrйe.

         Nous acceptons donc les deux premiиres objections.

         <3> Un mйdecin serait stupide de vouloir empкcher un mal moindre par un mal plus grand pour un malade, par exemple, s’il voulait qu’il boive du poison pour qu’il ne boive pas de vin. Le prкtre qui agit de maniиre fictive pour le sacrement du Christ pкche davantage que le pйcheur qui le reзoit indignement. Le prкtre serait donc stupide si, pour йviter un pйchй а un subordonnй, il pйchait plus gravement en agissant de maniиre fictive pour le sacrement de la vйritй.

 

<Question 7> [Sur le sacrement de pйnitence]

         Ensuite, а propos du sacrement de pйnitence, on a posй deux questions. Premiиrement, est-ce que le prйlat doit йcarter son subordonnй du ministиre en raison de quelque chose qu’il a entendu de lui en confession ? Deuxiиmement, est-ce que celui qui meurt en se rendant outremer meurt dans un meilleur йtat que celui qui meurt en en revenant ?

 

<Article 1 [13]> Premiиrement : il semble qu’un supйrieur puisse йcarter de l’administration son subordonnй en raison de quelque chose qu’il a entendu de lui en confession.

         «Ce qui a йtй instituй par charitй ne fait pas la guerre а la charitй.» Or, le secret de la confession a йtй instituй par charitй. Il ne s’oppose donc pas а la charitй par laquelle un supйrieur est tenu de voir au salut de ses subordonnйs. Or, il est parfois contraire au salut du subordonnй que lui soit confiй un ministиre, par exemple, s’il a [ainsi] l’occasion de rйcidiver dans le pйchй. Nonobstant le secret de la confession, le supйrieur doit donc l’йcarter du ministиre.

         Cependant, rien ne doit кtre fait au prйjudice de la confession. Or, ce serait un prйjudice pour la confession si un subordonnй йtait йcartй du ministиre pour un crime qu’il a confessй а son supйrieur, car, pour cette raison, d’autres seraient empкchйs de se confesser. Le supйrieur ne doit donc pas йcarter son subordonnй du ministиre pour un pйchй que [celui-ci] lui a confessй.

         Rйponse. Ce qui est entendu en confession ne doit d’aucune maniиre кtre rйvйlй, ni par une parole, ni par un signe ou une indication ; il ne faut non plus rien faire qui permettrait que quelqu’un soit soupзonnй de pйchй.

         Ainsi donc, si l’йloignement d’un subordonnй du ministиre peut amener а rйvйler [son] pйchй entendu en confession ou а le soupзonner de maniиre probable, le supйrieur ne devrait d’aucune maniиre l’йcarter du ministиre. Par exemple, si c’йtait la coutume dans un monastиre que les prieurs ne soient йcartйs de leurs priorats qu’en raison d’une faute, le pйchй de celui qui s’est confessй serait rйvйlй par le fait qu’il soit йcartй de [ce] ministиre. Ainsi, si l’abbй faisait cela, il pйcherait gravement en rйvйlant la confession. Toutefois, il pourrait l’avertir secrиtement de maniиre charitable afin qu’il demande avec insistance d’кtre йcartй, si cela lui semblait convenir а son salut.

         Mais si, par l’йloignement du ministиre, le pйchй n’est aucunement manifestй, par exemple, si, dans un monastиre, c’йtait la coutume que l’abbй en йcartait certains facilement et а volontй de [leur] ministиre, alors, en saisissant une autre occasion, il pourrait йcarter son subordonnй qui s’est confessй а lui, et il devrait le faire, avec le soin nйcessaire toutefois, si un tel ministиre йtait dangereux pour le subordonnй par la suite. Bien que, mкme dans ce cas, il serait mieux qu’il l’incite а demander d’кtre dйmis.

         Mais si on ne craint pas de danger par la suite, il ne serait pas nйcessaire qu’il l’йcarte du ministиre pour un pйchй passй effacй par la pйnitence, comme le dit Augustin dans le livre Sur les conjoints adultиres : «Pourquoi йcartons-nous les adultиres que... nous croyons avoir йtй guйris par la pйnitence ?» En effet, ceux qui se repentent sont parfois meilleurs que les innocents.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Article 2 [14]> Deuxiиmement : il semble que le croisй qui meurt en se rendant outre-mer fasse une meilleure mort que celui qui meurt en en revenant.

         <1> En effet, celui qui meurt en se rendant [outre-mer], comme pour donner suite а son vњu de s’exposer а la mort pour le Christ, meurt ainsi comme un martyr. Mais celui qui meurt en revenant [d’outre-mer] ne meurt pas avec l’intention de s’exposer [а la mort] pour le Christ ; il meurt ainsi comme un confesseur. Or, l’йtat des martyrs est supйrieur а celui des confesseurs. Celui qui meurt en se rendant [outre-mer] fait donc une meilleure mort que celui qui meurt en en revenant.

         Cependant, celui qui meurt en revenant [d’outre-mer] a dйjа accompli son vњu, mais celui qui meurt en s’y rendant ne l’a pas accompli, mais se trouve comme au dйbut. Or, ce qui est parfait est meilleur que ce qui imparfait, et la fin [est meilleure] que le dйbut. Celui qui meurt en revenant [d’outre-mer] fait donc une meilleure mort que celui qui meurt en s’y rendant.

         Rйponse. Plus quelqu’un meurt avec de grands mйrites, mieux il meurt. Or, les mйrites demeurent dans l’homme, non seulement ceux qu’il est en train d’accomplir, mais aussi ceux qu’il a dйjа accomplis, comme s’ils йtaient dйposйs auprиs de Dieu, selon ce que dit 2 Tm 1, 12 : Je sais en qui j’ai mis ma foi et je suis certain qu’il est capable de garder mon dйpфt. Or, il est clair que, toutes choses йtant йgales, celui qui meurt en revenant d’outre-mer meurt avec plus de mйrites que celui qui meurt en s’y rendant. En effet, il a le mйrite de s’кtre mis en route et, en plus, d’avoir poursuivi, ce par quoi il a peut-кtre portй bien des fardeaux. Ainsi, toutes choses йtant йgales, celui qui meurt en revenant fait une meilleure mort, bien qu’y aller soit plus mйritoire qu’en revenir si l’on considиre le genre de l’action.

         <1> [Celui qui revient] a aussi eu le propos de s’exposer а la mort pour le Christ en partant, et il n’a pas perdu ce mйrite s’il s’est gardй exempt de pйchй.

 

<Question 8> [Sur le sacrement de mariage]

         Ensuite, deux questions ont йtй posйes а propos du mariage. Premiиrement, est-ce que la deuxiиme [femme] est l’йpouse d’un homme qui en a йpousй une par des paroles portant sur le futur, puis l’a connue charnellement, sans cependant consentir au mariage, mais en voulant seulement lui arracher l’union charnelle, si [cet homme] contracte par la suite [mariage avec la deuxiиme femme] par des paroles portant sur le prйsent ? Deuxiиmement, si un homme accuse son йpouse d’un adultиre secret, est-ce que l’йpouse est tenue de confesser son pйchй lors d’un jugement ?

 

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble que celui qui a connu charnellement une femme qu’il avait йpousйe par des paroles [portant sur] le futur ne puisse avoir l’йpouse avec laquelle il a par la suite contractй [mariage] par des paroles [portant sur] le prйsent.

         <1> En effet, au jugement de l’Йglise, il est tenu de rester avec la premiиre qu’il a connue charnellement. Or, l’Йglise peut faire que certaines personnes soient inaptes [canoniquement] а contracter mariage. Il semble donc que cet homme ne puisse contracter mariage avec une autre, et ainsi celle avec laquelle il a contractй en second lieu par des paroles portant sur le prйsent ne sera pas son йpouse.

         Cependant, l’erreur humaine ne prйjuge pas de la vйritй d’un mariage. Or, du fait de l’erreur d’un homme qui prйsume avoir consenti lа oщ a eu lieu l’union charnelle, il arrive que, par le jugement de l’Йglise, quelqu’un soit forcй de prendre celle qu’il a connue charnelleent aprиs avoir contractй par des paroles portant sur le prйsent.

         Rйponse. Comme le dit le pape Nicolas, «la cause du mariage est le consentement exprimй par des paroles portant sur le prйsent, sans quoi ce qui a suivi, mкme l’union charnelle, est sans valeur». Mais, en enlevant la cause, on enlиve l’effet. Ainsi, puisque, dans le premier mariage, on affirme qu’il n’y a pas eu consentement, il est clair que ce ne fut pas un mariage. Et parce que, la cause йtant posйe, l’effet suit, il en dйcoule que le second [mariage] fut un mariage, alors qu’on affirme qu’il y a eu consentement mutuel exprimй par des paroles portant sur le prйsent entre des personnes non mariйes.

         <1> L’Йglise entretient un triple rapport avec ce concerne le mariage.

         En premier lieu, elle a un rфle de juge. Et parce que les hommes voient ce qui est apparent, il est dit pour cette raison, en 1 R 16, qu’il faut que le juge ecclйsiastique juge selon ce qui est apparent par la confession des parties, par des tйmoins qualifiйs et selon d’autres documents lйgitimes. Toutefois, mкme en ayant tout cela, il arrive parfois que la vйritй se cache, principalement en ce qui concerne l’intйrieur du cњur, qui ne peut кtre sondй par le tйmoignage humain, mкme si, par certains signes extйrieurs, on peut le conjecturer dans une certaine mesure. Ainsi, le jugement de l’Йglise, en matiиre de mariage, si la vйritй est cachйe, n’empкche pas de contracter un mariage subsйquent et ne dirime pas un mariage contractй.

         En deuxiиme lieu, [l’Йglise] a pour rфle d’empкcher et de punir. Et cela empкche de contracter un mariage, mais ne dirime pas un mariage dйjа contractй ; par exemple, l’Йglise impose comme peine а celui qui a tuй son йpouse de s’abstenir de mariage par la suite, mais, s’il l’a contractй, le mariage n’est pas dirimй.

         En troisiиme lieu, [l’Йglise] a pour rфle de lйgifйrer, ce qui n’est fait que par l’autoritй du Souverain Pontife. Et, conformйment а cela, certaines personnes sont rendues inaptes а contracter [mariage]. De sorte que, si elles contractent nйanmoins un mariage, celui-ci est dirimй, comme il est clair pour certains degrйs de consanguinitй et d’affinitй, ou encore d’adultиre, lorsque quelqu’un a fait promesse de contracter [mariage], ou lorsqu’il a complotй la mort de son йpouse.

 

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble qu’une femme accusйe d’adultиre ne soit pas tenue de confesser son pйchй lors d’un jugement.

         En effet, personne n’est obligй de rendre public un pйchй secret. Or, l’adultиre d’une femme est considйrй comme occulte ; si elle le confessait en jugement, elle le rendrait donc public. La femme accusйe d’adultиre n’est donc pas tenue de confesser [son] pйchй en jugement.

         Cependant, elle doit prкter serment de dire la vйritй. Or, elle ne doit mentir d’aucune faзon. Elle doit donc confesser la vйritй au sujet de son pйchй.

         Rйponse. А ce sujet, il faut faire une distinction. En effet, si l’adultиre est entiиrement occulte, elle ne doit pas confesser son pйchй en jugement et on ne doit pas exiger d’elle un serment de dire la vйritй, parce que les choses occultes sont rйservйes au seul jugemenet divin, selon ce que dit 1 Co 4, 5 : Ne jugez pas avant le temps, avant que le Seigneur ne vienne, qui йclairera ce qui est cachй par les tйnиbres. Mais lorsqu’une mauvaise renommйe а propos d’un adultиre ou certains signes йvidents sont apparents, qui peuvent provoquer fortement le soupзon, ou lorsqu’il est а moitiй dйmontrй, alors il faut exiger d’elle un serment de dire la vйritй, et elle est tenue de confesser la vйritй.

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Question 9> [Sur ce qui se rapporte aux vertus]

         Ensuite, deux questions ont йtй posйes sur les vertus. Premiиrement, а propos de la justice, si quelqu’un, tombant sur des voleurs, leur promet de l’argent pour qu’ils le libиrent, et s’il accepte un prкt de son ami, est-ce qu’il est tenu de restituer ? Deuxiиmement, а propos de l’abstinence, est-ce que quelqu’un peut pйcher en jeыnant ou en veillant trop ?

 

<Article 1 [17]> Premiиrement : il semble que celui qui a reзu de l’argent par prкt afin de se racheter de voleurs ne soit pas tenu de le restituer.

         <1> En effet, Augustin dit qu’«en temps de nйcessitй, tout est commun». Or, «personne ne peut exiger comme propre ce qui est commun», comme le dit Ambroise, et comme on le trouve dans le Dйcret, d. 47. Ainsi donc, comme celui qui tombe sur des voleurs a йtй placй dans une situation de trиs grande nйcessitй, se trouvant en danger de mort, il semble qu’est devenu commun ce qui appartenait а un autre, et ainsi il n’est pas tenu de lui restituer ce que celui-ci lui a prкtй, comme s’il s’agissait de quelque chose [qui lui appartenait] en propre.

         <2> De plus, personne n’est tenu de compenser quelqu’un pour ce que celui-ci йtait tenu de faire. Or, celui qui a prкtй de l’argent йtait tenu de libйrer son prochain du danger de mort, selon ce que dit Pr 24, 11 : Dйlivre ceux qui sont menйs а la mort. Il semble donc que celui qui a йtй libйrй ne soit pas tenu de lui restituer l’argent prкtй.

         Cependant, le Seigneur dit en Mt 7, 12 : Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le pour eux. Or, celui qui a йtй libйrй des voleurs voudrait qu’on lui restitue, s’il avait prкtй quelque chose. Lui aussi doit donc restituer ce qu’il reзu comme prкt.

         Rйponse. L’acte de la justice consiste а rendre а chacun ce qui lui est dы. Ainsi, en vertu du contrat de bonne foi entre le prкteur et celui qui a reзu le prкt, celui qui a reзu de l’argent par prкt est tenu en vertu d’un prйcepte de justice de le rendre au crйancier, et d’autant plus que le crйancier est venu а son aide alors qu’il йtait dans une plus grande nйcessitй.

         <1> «Tout devient commun en cas de nйcessitй» lorsqu’un homme ne peut subvenir а ses besoins par ses propres moyens. En effet, il serait ridicule que quelqu’un, souffrant de la faim, ne veuille pas prendre le pain qu’il aurait en rйserve et dise qu’il prend le pain d’un autre sous prйtexte qu’il est commun. «Ce que nous pouvons а travers des amis, nous le pouvons d’une certaine faзon par nous-mкmes», comme le dit le Philosophe dans Йthique, III. Or, celui qui tombe sur des voleurs peut se libйrer par des amis en recevant un prкt, et ainsi tout ne devient pas commun.

         <2> Chacun est tenu de libйrer son prochain de la mort selon sa condition et а sa faзon, et celui qui a prкtй de l’argent l’a accompli de maniиre convenable. En effet, il n’йtait pas tenu de [le] lui donner dans le cas oщ celui-lа pouvait кtre libйrй par un prкt.

 

<Article 2 [18]> Deuxiиmement : il semble qu’un homme ne puisse pas pйcher en jeыnant ou en veillant trop.

         En effet, Dieu ne peut pas кtre trop aimй par l’homme. Or, «la preuve de l’amour, c’est l’action», comme Grйgoire le dit dans une homйlie. Il semble donc que quelqu’un ne puisse pйcher en jeыnant ou en veillant trop а cause de Dieu.

         Cependant, Bernanrd confesse avoir pйchй en affaiblissant trop son corps par le jeыne et les veilles.

         Rйponse. Selon le Philosophe, dans Politique, I, il faut juger autrement de la fin et de ce qui est ordonnй а la fin. En effet, ce qui est recherchй comme une fin doit кtre recherchй sans mesure ; mais, dans ce qui est ordonnй а une fin, il faut faire preuve de mesure en proportion de la fin, comme le mйdecin amйliore la santй, qui est sa fin, autant qu’il le peut ; il ne donne cependant pas le mйdicament le plus puissant, mais selon que celui-ci convient pour donner la santй.

         Il faut donc considйrer que, dans la vie spirituelle, l’amour de Dieu joue le rфle de fin, mais que les jeыnes et les veilles, ainsi que les autres exercices corporels, ne sont pas recherchйs comme une fin, car, ainsi qu’il est dit dans Rm 14, 17 : Le royaume de Dieu n’est pas nourriture et boisson ; mais ils sont mis en њuvre en tant que nйcessaires а la fin, c’est-а-dire pour dompter les dйsirs de la chair, selon ce que dit l’Apфtre, 1 Co 9, 27 : Je chвtie mon corps et je le ramиne en servitude, etc. Les choses de ce genre doivent donc кtre pratiquйes selon une certaine mesure de la raison, а savoir pour que la concupiscence soit domptйe et que la nature ne soit pas dйtruite, selon ce que dit Rm 12, 12 : Offrez vos corps comme une victime vivante, puis il ajoute : Que votre culte soit raisonnable !

         Mais si quelqu’un affaiblit la puissance de la nature par les jeыnes et les veilles et les autres choses de ce genre au point qu’il ne soit plus capable d’accomplir les actions qu’il doit [accomplir], par exemple, pour le prйdicateur, prкcher, pour le docteur, enseigner, pour le chantre, chanter, et ainsi de suite, il pиche sans aucun doute, comme pйcherait aussi l’homme qui, par une trop grande abstinence, se rendrait impuissant а rendre son dы а son йpouse. C’est pourquoi Jйrфme dit : «Celui-lа offre un holocauste volй qui, par manque de nourriture ou de sommeil, afflige trop son corps» ; et encore : «L’homme raisonnable qui prйfиre le jкune а la charitй et les veilles а l’intйgritй des sens se dйpouille de sa dignitй.»

         La rйponse aux objections est ainsi claire.

 

<Question 10> [Sur ce qui se rapporte aux prйceptes]

         Ensuite, on a posй deux questions а propos des prйceptes. Premiиremement : est-ce que les prйceptes prйcиdent les conseils selon un ordre de nature ? Deuxiиmement : est-ce que les pйchйs qui sont contraires aux prйceptes de la seconde table sont plus graves que les pйchйs qui s’opposent а la premiиre table ?

 

<Article 1 [19]> Premiиrement : il semble que les prйceptes prйcиdent les conseils selon un ’ordre naturel.

         En effet, est premier selon l’ordre naturel ce а quoi la nature pousse en premier. Or, les prйceptes portent sur ce а quoi la nature incite en premier, car ils relиvent de la dйtermination de la raison naturelle, mais non les conseils. Les prйceptes viennent donc avant les conseils selon l’ordre naturel.

          Cependant, une chose est dite premiиre selon l’ordre naturel de trois maniиres. Premiиrement, comme l’imparfait vient avant le parfait ; et, de cette faзon, les prйceptes ne viennent pas avant les conseils, car la perfection consiste principalement dans les prйceptes de la charitй. Deuxiиmement, par mode de cause prйcйdant l’effet dans le temps ; et, de cette faзon encore, ils ne viennent pas avant [les conseils], car il n’est pas nйcessaire que quelqu’un accomplisse d’abord les prйceptes avant les conseils. Troisiиmement, par mode d’origine, lorsque le principe est contemporain dans le temps, comme la lumiиre et le rayon du soleil ; mais, ni de cette faзon non plus les prйceptes ne viennent-ils avant [les conseils], car il n’est pas nйcessaire que tous ceux qui observent les prйceptes observent les conseils. Les prйceptes ne prйcиdent donc d’aucune maniиre les prйceptes selon l’ordre naturel.

         Rйponse. А ce sujet, il faut considйrer deux choses : premiиrement, ce qu’est la prioritй selon l’ordre naturel ; deuxiиmement, ce qu’est un conseil et ce qu’est un prйcepte. Une fois cela йclairй, ce qu’on recherche apparaоtra clairement.

 

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А propos du premier point, il faut savoir que, selon le Philosophe, dans Mйtaphysique, V, «l’avant et l’aprиs se disent en tout ordre par comparaison avec le principe de cet ordre, comme dans un lieu, par comparaison avec le commencement du lieu et, dans les disciplines, par comparaison avec le commencement d’une discipline». Ainsi, dans l’ordre de la nature, on dit donc que quelque chose vient en premier par comparaison avec les principes de la nature. Or, ceux-ci sont les quatre causes. Ainsi, dans chaque genre de cause, vient en premier selon l’ordre de nature ce qui est plus proche de la cause. Mais bien que les causes soient au nombre de quatre, trois d’entre elles, а savoir, les causes efficiente, formelle et finale, convergent vers la mкme chose. Il reste donc que l’ordre de nature est double : l’un, selon la cause matйrielle, selon lequel l’imparfait est antйrieur au parfait et la puissance а l’acte ; mais l’autre ordre de nature se prend en fonction des trois autres causes, selon lequel ce qui est parfait vient avant l’imparfait et l’acte avant la puissance. C’est pourquoi le Philosophe dit, dans Mйtaphysique, V, que «sont diffйrentes les choses qui sont antйrieures en puissance et celles qui le sont par leur perfection». Et parce que «la forme est davantage nature que la matiиre», comme cela est dйmontrй dans Physique, II, il convient davantage de dire qu’«elle est acte par nature, lequel est antйrieur а la puissance par la substance et par l’espиce», comme il est dit dans Mйtaphysique, IX, [puissance] qui, pour une seule et mкme chose, est antйrieure par la gйnйration et dans le temps. C’est pourquoi le Philosophe dit, dans Sur l’interprйtation, II, que, «dans les choses qui peuvent кtre en acte et en puissance, ce qui est en acte est antйrieur par nature, mais postйrieur dans la temps».

 

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         Mais, а propos du second point, c’est-а-dire а propos des notions de conseil et de prйcepte, il faut considйrer que le prйcepte comporte l’idйe de dы. Or, quelque chose est dы de deux maniиres. D’une maniиre, en soi, et, de cette maniиre, la fin est due en toute circonstance : en effet, le mйdecin doit rechercher la santй pour elle-mкme. D’une autre maniиre, une chose est due en raison d’une autre, а savoir, ce sans quoi elle ne peut parvenir а sa fin, comme le mйdecin doit prescrire au malade un rйgime sans lequel il ne peut кtre guйri. Mais ce qui est ordonnй а une fin afin que quelqu’un atteigne mieux et plus facilement cette fin n’a pas raison de dы, si sans cela la fin peut кtre atteinte d’une certaine maniиre.

         Or, la fin de la vie spirituelle, qui est йtablie par la loi divine, est double. L’une est la principale, а savoir, adhйrer а Dieu par la charitй ; c’est pourquoi il est dit dans 1 Tm 1, 5 : La fin du commandement, c’est la charitй. L’autre est une fin secondaire qui a caractиre de disposition, а savoir, la puretй et la rectitude du cњur, qui consiste dans les actes intйrieurs des autres vertus. C’est ainsi que l’Apфtre dit, Rm 6, 22 : Portez fruit par la sanctification. Comme dans la gйnйration naturelle, la fin est la forme substantielle et l’ultime disposition а la forme.

         Il est donc manifeste que les principaux commandements portent sur l’amour de Dieu et du prochain, comme cela est clair dans Mt 22, mais que les [commandements] secondaires [portent] sur la sanctification intйrieure, selon ce que dit 1 Th 4, 3 : La volontй de Dieu, c’est votre sanctification. Toutes les autres choses qui appartiennent а la vie spirituelle sont ordonnйes а ce qui a йtй mentionnй comme а leur fin, mais de deux faзons. En effet, certaines choses sont telles que sans elles les fins mentionnйes ne peuvent кtre atteintes, et ces [choses] tombent sous un prйcete, comme : Tu n’auras pas d’autres dieux ; Tu ne voleras pas, etc. Mais il y a des choses sans lesquelles il est possible d’atteindre ces fins ; elles ne tombent pas sous un prйcepte, mais, parce que, par elles, on peut mieux atteindre les fins mentionnйes et plus facilement, des conseils sont donnйs а leur sujet, comme au sujet de la pauvretй, de la virginitй et de choses de ce genre. Et cela ressemble а un homme qui devrait sur ordre кtre а Rome un jour donnй : il serait tenu comme а quelque chose de dы d’aller а Rome, mais il ne serait pas tenu d’y aller а cheval, parce qu’il pourrait parvenir а Rome sans cela ; cependant, cela serait l’objet d’un conseil, dans la mesure oщ il parviendrait mieux а sa fin et plus facilement.

 

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         Une fois cela vu, ce sur quoi on posait des questions est clair.

         En effet, si nous comparons les conseils а ces commandements ayant caractиres de fins, qui portent sur l’amour de Dieu et du prochain et sur la puretй du cњur, il est clair que les prйceptes sont naturellement antйrieurs aux conseils selon l’ordre de perfection, comme l’acte vient naturellement avant la puissance et la fin avant ce qui est ordonnй а la fin ; mais les conseils йtaient naturellement antйrieurs selon l’ordre de gйnйration et du temps, а savoir que, par les conseils, nous parvenons а la puretй parfaite du cњur et а l’amour parfait de Dieu et du prochain.

         Mais si nous comparons les conseils aux autres prйceptes qui sont nйcessairement ordonnйs aux fins mentionnйes, il y aura alors une double considйration, car il est nйcessaire que les prйceptes soient inclus dans les conseils. En effet, celui qui abandonne tout, ne s’empare pas de ce qui appartient а autrui, et celui qui observe la virginitй ne fornique pas, de mкme que celui qui va а cheval, mais l’inverse n’est pas vrai.

         Il y aura donc une comparaison des conseils aux prйceptes considйrйs de maniиre absolue, et ainsi, de cette faзon, les prйceptes seront antйrieurs aux conseils selon un ordre de nature, comme le genre est naturellement antйrieur а l’espиce ; mais, inversement, les conseils viendront aprиs les prйceptes, comme «les espиces viennent aprиs les genres selon un ordre naturel», comme le dit clairement le Philosophe dans Physique, I. En effet, le genre se compare а l’espиce comme la puissance а l’acte. Or, les prйceptes considйrйs absolument jouent le rфle de genre par rapport а l’observance des prйceptes avec les conseils et sans les conseils, comme le fait de pas forniquer а celui de ne pas forniquer [dans l’йtat] de virginitй et de ne pas forniquer [dans l’йtat] du mariage, et le fait d’aller par rapport а aller а cheval ou а aller а pied.

         Mais une autre comparaison est celle des conseils aux prйceptes observйs sans les conseils, comme si nous comparions quelqu’un qui va а cheval а celui qui va а pied. En effet, c’est une comparaison similaire а celle qui existe entre celui qui est vierge et le continent qui fait usage du mariage, et entre celui qui est pauvre а cause du Christ et celui qui se contente de ce qui lui appartient dans le siиcle. Et ainsi, les conseils sont antйrieurs aux prйceptes selon un ordre de nature comme l’est ce qui est parfait par rapport а ce qui est imparfait. Et il n’est pas nйcessaire que les prйceptes ainsi considйrйs prйcиdent naturellement selon un ordre de gйnйration ou de temps. En effet, il n’est pas nйcessaire que celui qui veut observer la continence ou la virginitй soit d’abord uni par le mariage, et il n’est pas non plus nйcessaire que celui qui veut кtre pauvre pour le Christ mиne d’abord une vie sйculiиre, dans laquelle il se contente de ce qui lui appartient, comme il n’est pas nйcessaire que celui qui veut aller а Rome а cheval aille d’abord а pied puis а cheval, mais il est mieux qu’il y aille а cheval dиs le dйpart.

         Et ainsi, la rйponse aux objections est claire.

 

<Article 2 [20]> Deuxiиmement : il semble que les pйchйs opposйs aux prйceptes de la seconde table soient plus graves que ceux qui sont opposйs aux prйceptes de la premiиres table.

         <1> En effet, le pйchй contre les prйceptes de la seconde table consiste en ce que, en mйprisant le bien immuable, on adhиre а un bien changeant, comme cela est clair pour le vol, l’adultиre et les autres choses de ce genre. Or, le mйpris du bien immuable est un pйchй contraire aux prйceptes de la premiиre table, par lesquels il nous est ordonnй de manifester de la rйvйrence envers Dieu. Les pйchйs qui sont contraires aux prйceptes de la seconde table incluent donc les pйchйs qui sont contraires aux prйceptes de la premiиre table, et y ajoutent quelque chose. Ils sont donc plus graves.

         <2> De plus, la simonie est le plus grand pйchй. Or, la simonie, puisqu’elle est une espиce de l’avarice, va а l’encontre des prйceptes de la seconde table. Les pйchйs contraires aux prйceptes de la seconde table sont donc plus graves.

         Cependant, les pйchйs contraires aux prйceptes de la premiиre table sont l’infidйlitй, le dйsespoir, et les autres choses de ce genre, qui sont les pйchйs les plus graves. Les pйchйs contraires aux prйceptes de la premiиre table sont donc plus graves.

         Rйponse. La raison formelle de pйchй mortel consiste dans le fait de se dйtourner de Dieu. En effet, s’il y avait conversion dйsordonnйe vers un bien changeant sans dйtournement de Dieu, il n’y aurait pas pйchй mortel. Or, les prйceptes de la premiиre table ordonnent par eux-mкmes l’homme directement vers Dieu ; c’est pourquoi on dit qu’ils se rapportent а l’amour de Dieu. Et c’est la raison pour laquelle les pйchйs contraires aux prйceptes de la premiиre table comportent directement et par eux-mкmes un dйtournement de Dieu. Cependant, les pйchйs qui sont contraires aux prйceptes de la seconde table provoquent en nous un dйsordre principalement par rapport aux biens changeants, а propos desquels nous sommes ordonnйs par les prйceptes de la seconde table ; mais, comme consйquence, ils provoquent en nous un dйsordre par rapport а Dieu. Or, dans tout genre, ce qui l’emporte est ce qui existe par soi. Les pйchйs qui sont contraires aux prйceptes de la premiиre table sont donc, selon leur genre, plus graves dans le genre des pйchйs.

         <1> Le mйpris de Dieu comme objet visй en soi se trouve dans les pйchйs qui sont contraires aux prйceptes de la premiиre table. Ainsi, il n’est donc pas inclus dans les pйchйs qui sont contraires aux prйceptes de la seconde table. En effet, celui qui fornique n’entend pas le faire au mйpris de Dieu, mais il entend prendre du plaisir, ce qui a comme consйquence qu’il mйprise Dieu en transgressant ses commandements par-delа son intention principale.

         <2> La simonie n’est pas le plus grand pйchй absolument, mais le plus grand de ceux qui sont commis dans les contrats pйcuniaires ; et cela vient de ce que l’homme se comporte avec irrйvйrence envers les choses sacrйes, ce en quoi il rejoint les pйchйs contraires aux prйceptes de la premiиre table.

 

<Question 11> [Sur les prйlats]

         Ensuite, on a posй des questions sur ce qui se rapporte spйcialement а certains йtats des hommes : premiиremement, sur ce qui se rapporte aux prйlats ; deuxiиmement, sur ce qui se rapporte aux docteurs ; troisiиmement, sur ce qui se rapporte aux religieux ; quatriиmement, sur ce qui se rapporte aux clercs.

         А propos du premier point, trois questions ont йtй posйes. Premiиrement : est-ce que le bienheureux Matthieu a йtй appelй immйdiatement de [son] poste de perception а l’йtat d’apostolat et de perfection ? Deuxiиmement : est-ce que celui qui est choisi canoniquement comme йvкque agit mieux en consentant а son йlection qu’en la rйcusant ? Troisiиmement : est-ce que le prйlat qui donne un bйnйfice ecclйsiastique а un consanguin, en espйrant ainsi que sa lignйe en soit йlevйe et enrichie, commet la simonie ?

 

<Article1 [21]> Premiиrement : il semble que le bienheureux Matthieu n’ait pas йtй appelй immйdiatement de [son] poste de perception а l’йtat d’apostolat et de perfection.

         <1> En effet, Grйgoire dit dans son commentaire d’Ezйchiel : «Personne ne devient le plus grand tout d’un coup.» Or, l’йtat d’apostolat et de perfection йvangйlique est l’йtat le plus йlevй de la vie humaine. Matthieu ne fut donc pas immйdiatement appelй а l’йtat de perfection et d’apostolat.

         Cependant, Jйrфme dit, а propos de Matthieu, que, «de publicain [qu’il йtait], il est devenu d’un coup apфtre». Et Bиde dit, en commentant Luc, qu’«il a йtй changй de publicain en apфtre, de percepteur en йvangйliste». Et une glose sur Lc 5 dit qu’«il ne s’est rйservй par la suite aucune pensйe ni aucun regard en direction de la vie prйsente», ce qui est le fait de la perfection йvangйlique. Il a donc йtй immйdiatement appelй а l’йtat d’apostolat et de perfection.

         Rйponse. Cette question peut кtre dйterminйe par les mots de l’йvangile.

         En effet, si nous parlons de l’apostolat, il est clair, selon le rйcit de Matthieu, de Marc et de Luc, que le Seigneur, aprиs avoir appelй Matthieu, a choisi douze apфtres parmi ses disciples aprиs un certain laps de temps ; un de ces [apфtres] йtait Matthieu. Il est ainsi clair qu’il fut appelй dиs le dйpart а кtre disciple du Christ, mais non а l’apostolat, si ce n’est par une prйdйtermination du Christ, qui dйcidait qu’il devait кtre retenu comme apфtre. C’est ainsi que doivent кtre comprises les paroles de Jйrфme et de Bиde.

         Mais si nous parlons de la perfection йvangйlique, il est ainsi clair qu’il a йtй aussitфt appelй dиs le dйpart а l’йtat de perfection. En effet, il est dit en Lc 5, 27‑29 que, se levant et abandonnant tout, il suivit [le Christ], ce qui relevait de la condition de disciple du Christ, selon ce qui est dit en Lc 14, 26 : «А moins que quelqu’un ne renonce а tout ce qu’il possиde, il ne peut кtre mon disciple.»

         <1> Ce qui est le plus йlevй dans la vie humaine peut s’entendre de deux maniиres. D’une maniиre, selon la comparaison d’йtat а йtat, en fonction de laquelle, dans la vie humaine, un йtat est plus йlevй qu’un autre et l’un est le plus йlevй. Et ainsi, rien n’empкche que quelqu’un devienne immйdiatement le plus йlevй, c’est-а-dire qu’il atteigne l’йtat le plus йlevй. Et cela se manifeste tant dans la vie spirituelle que dans la vie sйculiиre. En effet, on en trouve certains qui, dиs l’enfance, ont accouru vers la vie religieuse, soit de leur propre arbitre, comme le bienheureux Jean-Baptiste et le bienheureux Benoоt, soit par la dйvotion de leurs parents, comme ceux qui sont donnйs aux monastиres par leurs parents. En effet, il n’est pas ainsi nйcessaire que quelqu’un s’adonne а la vie sйculiиre avant de passer а la vie religieuse, comme il n’est pas nйcessaire que quelqu’un s’adonne а la vie laпque avant de devenir clerc. De la mкme maniиre, certains deviennent immйdiatement rois, soit dиs leur enfance, comme Salomon et les autres rois de Juda (2 R 11, 21), soit а la fin, comme Saьl (1 S 9, 21). Et il est dit dans Qo 6 (4, 14) : Parfois, l’on passe de la prison et des chaоnes а la royautй.

         D’une autre faзon, ce qui est le plus йlevй peut s’entendre selon la comparaison des degrйs par lesquels passe la perfection d’un seul homme. Et ainsi l’entend Grйgoire : «Personne ne devient le plus grand tout d’un coup.» En effet, Augustin dit, а propos de la lettre canonique de Jean, que «la charitй... n’est pas parfaite dиs qu’elle naоt, car elle naоt afin de devenir parfaite : une fois nйe, elle est nourrie ; une fois nourrie, elle se renforce ; une fois renforcйe, elle devient parfaite». Cependant, il arrive parfois qu’un homme dйbute par un degrй de saintetй plus йlevй qui est le point le plus йlevй auquel peut atteindre le progrиs d’un autre homme, comme cela est clair chez le bienheureux Benoоt, dont Grйgoire dit, dans Dialogues, II, que «les contemporains et ceux qui viendront par aprиs doivent reconnaоtre que le bienheureux Benoоt, encore enfant, avait reзu la grвce de se comporter selon une si grande perfection».

 

<Article 2 [22]> Deuxiиmement : il semble que celui qui consent а son йlection canonique agisse mieux que celui qui la refuse.

         <1> En effet, Grйgoire dit, Morales, XXII : «Le pouvoir, lorsqu’il est reзu sans dйsir dйsordonnй, doit кtre aimй.» Or, parfois, quelqu’un obtient la dignitй йpiscopale par une йlection canonique, et ne la reзoit pas avec un dйsir dйsordonnй. Il doit donc l’aimer. Il ne doit donc pas la refuser.

         Cependant, Grйgoire dit, Morales, XVIII, que «l’йtat de prйlat doit кtre fui selon une meilleure intention».

         Rйponse. Chez celui qui consent а son йlection canonique, on doit principalement considйrer son intention. En effet, s’il vise quelque chose de temporel, par exemple, l’honneur, les richesses, secouer le joug de la vie religieuse ou quelque chose du genre, il est clair que c’est une intention mauvaise. Il ferait donc mieux de ne pas y consentir. Mais s’il vise le progrиs de l’Йglise, il est ainsi clair qu’il s’agit d’une bonne intention. C’est pourquoi Augustin dit, La citй de Dieu, XIX : «Dans ce cas, il ne faut pas aimer l’honneur ou le pouvoir en ce monde..., mais l’њuvre elle-mкme..., а savoir, si elle sert au salut des subordonnйs.» Et il cite ce que dit l’Apфtre dans 1 Tm 3, 1 : Si quelqu’un dйsire l’йpiscopat, il dйsire une њuvre bonne.

         Toutefois, il faut savoir que, pour cette њuvre, de trиs grandes aptitudes sont nйcessaires, car, comme le dit Grйgoire, dans la Rиgle pastorale : «Autant l’action du dirigeant dйpasse le comportement du peuple, autant la vie du pasteur dйpasse habituellement le troupeau.» Pour cela, la fragilitй humaine ne suffit pas selon ses propres forces, selon ce que dit l’Apфtre, 2 Co 2, 16: Et qui est capable de cela ? Cependant, par l’aide de la grвce divine, les hommes sont rendus aptes et capables, comme lui-mкme le dit par la suite : Il nous a rendus des ministres aptes de l’alliance nouvelle. Prenant en considйration sa propre insuffisance, quelqu’un peut donc louablement refuser par humilitй la fonction de prйlat, comme Jйrйmie l’a dit : Je ne sais pas parler, car je suis un enfant ; mais il peut aussi consentir par charitй fraternelle, afin d’apporter le salut du prochain, comme Isaпe qui a dit : Me voilа, envoie-moi ! (Is 6, 8). Mais, comme le dit Grйgoire dans la Rиgle pastorale : «Dans les deux cas, il faut regarder avec attention, car celui qui s’est rйcusй ne s’est pas йcartй entiиrement, et celui qui a acceptй d’кtre envoyй, s’est vu purifiй par une pierre de l’autel, afin que celui qui n’est pas purifiй n’ose pas entreprendre le saint ministиre ou que celui que la grвce d’en-haut a choisi ne s’oppose pas а une disposition divine sous prйtexte d’humilitй. Ainsi donc, parce qu’il est trиs difficile pour quiconque de se savoir purifiй, c’est avec plus de sыretй que la fonction de prйlat est dйclinйe, mais sans entкtement cependant, lorsqu’on reconnaоt que c’est la volontй de Dieu qu’elle soit acceptйe.»

         <1> Cette parole de Grйgoire ne doit pas s’entendre ainsi : «Le pouvoir, lorsqu’il n’est pas assumй avec un dйsir dйsordonnй, doit кtre aimй», mais ainsi : «Le pouvoir, lorsqu’il est assumй, ne doit pas кtre aimй d’un dйsir dйsordonnй.» En effet, il ajoute : «Mais il doit кtre tolйrй par longanimitй.»

         <2> L’intention de ceux qui fuient une prйlature est meilleure selon leur propre dйsir, aussi longtemps qu’il n’y a pas nйcessitй de la part de celui qui impose ce fardeau. C’est pourquoi Augustin dit, dans La citй de Dieu, XIX : «Un poste йlevй, sans lequel un peuple ne peut кtre gouvernй, mкme s’il est dйtenu... comme il convient, est cependant dйsirй d’une maniиre qui ne convient pas : en effet, l’attachement intense а la vйritй recherche la tranquillitй, mais l’exigence de la charitй accepte une juste occupation.»

 

<Article 3 [23]> Troisiиmement : il semble qu’un prйlat qui donne un bйnйfice ecclйsiastique а un consanguin ou а un ami, afin que ses consanguins soient йlevйs, commette la simonie.

         <1> En effet, «la simonie est une volontй appliquйe а acheter ou а vendre quelque chose de spirituel ou d’associй au spirituel». Or, dans le cas йvoquй, il semble s’agir d’un achat ou d’une vente d’une chose spirituelle, car il peut y avoir vente et achat lа oщ il y a libйralitй. Or, ici, on espиre une rйcompense libйrale. Il s’agit donc lа de simonie.

         Cependant, а propos de ce que dit Isaпe : Bienheureux celui qui йcarte ses maine de tout prйsent (Is 33, 15), Grйgoire dit qu’il y a un triple prйsent : «[celui] de la main, de la langue, du service», dont aucun n’est visй dans le cas prйsent. Il n’y a donc pas simonie.

         Rйponse. Comme la simonie consiste dans la vente et l’achat, il semble qu’il faille faire une distinction, car, si un prйlat entend obliger celui а qui il donne un bйnйfice ecclйsiastique а faire une compensation temporelle а lui-mкme ou а ses consanguins, l’intention est simoniaque. En effet, il a en vue une vente tacite. Mais s’il n’a pas en vue de l’obliger, mais a en vue que celui [а qui il donne un bйnйfice] donne spontanйment une compensation temporelle а lui-mкme ou aux siens, il s’agit d’une intention mauvaise et charnelle, mais non pas simoniaque.

         <1> Selon le Philosophe, Йthique, IV, «la libйralitй ne porte pas sur n’importe usage de l’argent, mais sur les dons et les frais». Mais la simonie porte sur l’achat et la vente.

 

<Question 12> [Sur les docteurs]

         Ensuite, on a posй deux questions а propos des docteurs. Premiиrement, si un docteur a prкchй ou enseignй principalement pour la vaine gloire, a-t-il une aurйole, s’il se repent en mourant ? Deuxiиmement, si, par l’enseignement d’un docteur, certains sont йloignйs d’un bien meilleur, est-ce que ce docteur est tenu de rйvoquer cet enseignement ?

 

<Article 1 [24]> Premiиrement : il semble que celui qui a toujours enseignй par vaine gloire retrouve son aurйole par la pйnitence.

         <1> En effet, l’aurйole de l’enseignement est dы а ses fruits, а savoir, la conversion des fidиles, selon ce que dit Ph 4, 1 : Ma joie et ma couronne. Mais il a pu arriver que, de la prйdication de celui qui a prкchй principalement par vaine gloire, un fruit de conversion des fidиles ait dйcoulй. S’il se repent, une aurйole lui est donc due.

         <2> De plus, de mкme qu’une aurйole est due а la virginitй, de mкme est-elle due а l’enseignement. Or, celle qui, alors qu’elle est vierge de corps mais corrompue en esprit, fait pйnitence, retrouve son aurйole. Pour la mкme raison, le docteur qui a prкchй par vaine gloire.

         Cependant, les њuvres mortes ne sont pas ramenйes а la vie par la pйnitence. Or, les њuvres de ce docteur qui prкche par vaine gloire sont mortes, а savoir qu’elles ont йtй accompagnйes d’un pйchй. Elles ne revivent donc pas par la pйnitence en vue d’obtenir la rйcompense.

         Rйponse. Puisque l’aurйole comporte une excellence particuliиre de la rйcompense, il est nйcessaire qu’elle prйsuppose [une couronne] d’or, «comme un comparatif prйsupppose quelque chose de positif». Et cela est indiquй dans Ex 25, 25, oщ il est dit : Tu ajouteras а la couronne d’or une autre aurйole. C’est pourquoi celui qui ne mйrite pas [une couronne] d’or, c’est-а-dire la rйcompense essentielle, ne mйrite pas d’aurйole. Or, ceux qui agissent par vaine gloire ne mйritent pas la rйcompense essentielle, car ils ont reзu leur rйcompense, comme il est dit en Mt 6, 2. Ils ne mйritent donc pas non plus d’aurйole. Mais, la pйnitence rend а l’homme les mйrites qu’il avait auparavant ; elle ne lui confиre cependant pas ceux qu’il n’avait pas, si ce n’est pour autant que le mouvement mкme de la pйnitence est mйritoire. Ainsi, un tel [docteur] ne mйrite pas d’aurйole.

         <1> Une aurйole est due а la conversion des fidиles, en prйsupposant le mйrite de la rйcompense essentielle chez celui qui a prкchй. Autrement, se produit ce qui est dit en Mt 16, 26 : Que sert а un homme de gagner l’univers, s’il subit la perte de son вme ?

         <2> L’aurйole de la virginitй est due а l’intйgritй de la chair, qui demeure aprиs la pйnitence ; et ainsi, une aurйole est due а une vierge qui se repent. Mais l’aurйole de l’enseignement est due а l’acte d’un docteur, qui est passager ; et ainsi, aprиs la pйnitence, une aurйole n’est pas due au docteur, а moins que l’acte ne soit rйpйtй.

 

<Article 2 [25]> Deuxiиmement : il semble que si, par l’enseignement de quelqu’un, certains sont йcartйs d’un bien meilleur, celui-ci soit tenu de rйvoquer son enseignement.

         <1> En effet, par son enseignement, un tel docteur commet un scandale actif, car le docteur donne forme а l’intellect, et l’intellect donne forme а la volontй et, par consйquent, а l’acte. Or, tous sont tenus d’йcarter le scandale actif. Un tel docteur est donc tenu de rйvoquer son enseignement.

         <2> De plus, les rйalitйs spirituelles sont plus importantes que les rйalitsй temporelles. Or, pour les choses temporelles, comme le dit Augustin, «le pйchй n’est pas enlevй si ce qui a йtй pris n’est pas restituй». А bien plus forte raison donc, le pйchй n’est pas remis au docteur qui cause un dommage pour les choses spirituelles, s’il ne restitue pas ce qui a йtй enlevй, ce qui se fait par la rйvocation d’un enseignement.

         Cependant, Grйgoire dit : «La vйritй ne doit pas кtre reportйe en raison du scandale.»

         Rйponse. Il semble qu’il faille ici faire une distinction.

         En effet, si le docteur enseigne une fausse doctrine, il est tenu de la rйvoquer de toute faзon, surtout s’il en dйcoule un dommage spirituel [ainsi, si certains, en enseignant des choses erronйes, avaient orientй des gens vers une forme de vie religieuse, en disant par exemple que tous ceux qui entrent dans cette vie religieuse seront йgaux en esprit au bienheureux Pierre]. [En effet, entrer en religion en raison d’une erreur n’est pas bon.[6]]

         Mais s’il enseigne une doctrine vraie, il peut en dйcouler un dommage spirituel chez les auditeurs de deux maniиres.

         D’une maniиre, en raison d’une carence de celui qui enseigne. <Et cela de deux faзons.> Premiиrement, parce qu’il proposerait un enseignement subtil et йlevй а des gens non instruits, qui ne seraient pas capables [de recevoir] cet enseignement, et qui, pour cette raison, encourraient un dommage pour leur salut, contrairement а l’exemple de l’Apфtre, qui dit en 1 Co 3, 2 : Comme а des tout-petits dans le Christ, je vous ai donnй а boire du lait plutфt que de la nourriture. — D’une autre maniиre, parce qu’il a enseignй de maniиre confuse et sans ordre, en ne donnant pas prйfйrence aux choses importantes par rapport а celles qui le sont moins, contrairement а ce que dit Grйgoire, dans la Rиgle pastorale : «Les biens les plus йlevйs doivent кtre louйs de maniиre а ce qu’on ne dйsespиre pas des biens ultimes ; les biens ultimes doivent кtre offerts de maniиre а ce qu’ils ne paraissent pas suffire aux endurcis, de sorte qu’on ne tende jamais vers les biens les plus йlevйs.» — Et, dans ces cas, le docteur, par l’enseignement de qui un dommage spirituel est encouru, est tenu d’apporter un remиde contre ce dommage autant qu’il le peut, en expliquant tout au moins son enseignement. [C’est ce que dit Grйgoire dans la Rиgle pastorale : «Comme une parole hasardeuse conduit а l’erreur, de mкme un silence imprudent laisse dans l’erreur ceux qui pouvaient кtre enseignйs.»]

         D’une autre maniиre, il peut arriver par la carence des autres <...>. [Ainsi, ce docteur n’йloigne pas les hommes d’un bien meilleur.] Et, dans ce cas, il n’est pas tenu de cesser son enseignement.

         Et ainsi, la rйponse aux objections est claire.

 

<Question 13> [Pour les religieux]

         Ensuite, а propos des religieux, on a posй deux questions. Premiиrement : est-ce que les religieux sont tenus de supporter patiemment les injures qui leur sont adressйes ? Deuxiиmement : est-ce que celui qui fait serment de ne pas entrer en religion peut licitement entrer en religion ?

 

<Article 1 [26]> Premiиrement : il semble que les religieux ne doivent pas supporter ceux qui les combattent.

         <1> En effet, Dieu est combattu par le combat contre les parfaits. C’est pourquoi le Seigneur dit а Saul qui persйcutait les disciples du Christ, Ac 22, 7 : Saul, Saul, pourquoi me persйcutes-tu ? Or, les parfaits ne doivent pas supporter ceux qui combattent Dieu. Donc, ni ceux qui les combattent eux-mкmes.

         <2> De plus, tout parfait doit s’opposer а ceux qui causent prйjudice а l’йtat de perfection. C’est pourquoi l’Apфtre dit en 2 Co 6 3 : Afin que notre ministиre ne soit pas insultй. Or, par le fait que les parfaits sont combattus, on abaisse l’йtat de perfection. Les parfaits ne doivent donc pas supporter ceux qui les combattent.

         Cependant, Grйgoire dit : «Nous ne sommes pas parfaits, si nous ne pouvons pas supporter l’agitation des autres.»

         Rйponse. Les parfaits peuvent кtre combattus de deux maniиres : d’une maniиre, dans leurs propres personnes, comme lorsqu’on leur fait des blessures personnelles ; d’une autre maniиre, ils peuvent кtre combattus dans leur йtat, par exemple, lorsque certains par des paroles ou des actes abaissent l’йtat de perfection. Et ces deux faзons sont abordйes en Jc 2 : Les riches ne vous oppriment-ils pas par leur puissance ? (ce qui se rapporte aux blessures personnelles), ne blasphиment-ils pas la bonne renommйe qu’on vous reconnaоt ? (ce qui se rapporte а la vie religieuse ou а [leur] йtat).

         Pour ce qui est blessures personnelles, il convient que les parfaits se montrent trиs patients, de sorte qu’ils soient prкts а supporter beaucoup de choses, selon ce que dit Mt 5, 39 : Si quelqu’un te frappe а la joue droite, prйsente-lui la gauche. Mais ils ne doivent pas supporter qu’on s’en prenne а leur йtat, pour autant qu’ils peuvent rйsister : en effet, cela tendrait а faire injure а Dieu. C’est pourquoi il est dit contre certains dans Ez 13, 5 : Vous n’кtes pas montйs de l’autre cфtй, vous ne vous кtes pas dressйs comme un mur en faveur de la maison d’Israлl.

         Et c’est pourquoi le Seigneur a supportй patiemment les injures qui йtaient faites а son humanitй, comme lorsque les Juifs disaient : Voici un homme gourmand et un buveur de vin, comme on le lit chez Mt 11, 19, et comme lorsque le Diable lui dit : Jette-toi en bas, ce qui semblait кtre en rapport avec une blessure personnelle. Mais il ne tolйrait pas les injures faites а Dieu. C’est ainsi qu’il a repris durement les Pharisiens, Mt 12, 24, parce qu’ils disaient qu’il chassait les dйmons au nom de Bйelzйbuth, ce qui revenait а injurier le Saint-Esprit. Et de mкme, lorsque le Diable lui dit : Je te donnerai tout cela si, te prosternant, tu m’adores, ce qui йtait en rapport avec une injure faite а Dieu. En effet, il le repoussa sussitфt en disant : Retire-toi, Satan ! comme on le lit en Mt 4, 10. Sur ce passage, Chrysosotome dit : «Par son exemple, apprenons а supporter... avec magnanimitй les injures qui nous sont faites, mais а ne pas mкme supporter d’йcouter les injures faites а Dieu, car il est louable que quelqu’un soit patient pour les injures qui lui sont faites, mais il est par trop impie de cacher les injures faites а Dieu.»

         Et ainsi, les rйponses aux objections sont claires.

 

<Article 2 [27]> Deuxiиmement : il semble que celui qui a jurй de ne pas entrer en religion ne puisse y entrer licitement.

         En effet, toute obligation licite doit кtre accomplie. Or, il йtait licite de ne pas entrer en religion. Lorsque quelqu’un s’est obligй par serment а ne pas entrer en religion, il semble qu’il soit tenu de ne pas y entrer.

         Cependant, aucun empкchement au progrиs spirituel ne vient de Dieu. Or, le serment vient de Dieu. Le progrиs spirituel n’est donc pas empкchй par un serment de ne pas entrer en religion.

         Rйponse. L’obligation du serment peut prendre trois formes. En effet, il s’agit parfois d’une obligation illicite а propos d’une chose illicite, par exemple, lorsque quelqu’un fait serment de forniquer ; et un homme n’est pas tenu d’accomplir un tel serment, et il n’est pas non plus licite de l’accomplir. Mais parfois il s’agit d’une obligation licite а propos d’une chose licite, par exemple, lorsque quelqu’un fait serment de donner une aumфne ; et il n’est pas permis d’йluder un tel serment. Mais parfois l’obligation est illicite, mais а propos d’une chose licite, par exemple, lorsque quelqu’un jure qu’il n’accomplira pas un bien meilleur, ce qu’il n’est cependant pas tenu d’accomplir, par exemple, de ne pas jeыner, ou de ne pas faire une aumфne, ou de ne pas entrer en religion. En effet, ce а quoi il s’oblige par serment est alors licite, mais l’obligation est cependant illicite, car, par lа, l’homme, pour ce qui relиve de lui, se dresse contre la grвce du Saint-Esprit, qui fait que l’homme prйpare des ascensions dans son cњur. C’est pourquoi un homme peut accomplir licitement un tel serment, en s’abstenant du bien qu’il n’est pas tenu d’accomplir. Toutefois, il n’est pas forcй par ce serment d’accomplir ce qu’il a jurй, car un serment, pour кtre obligatoire, doit avoir trois compagnons : le jugement, la justice et la vйritй, comme on lit en Jr 4, 2. Or, а ce serment manque le jugement de la discrйtion, car il tend vers une issue pire en empкchant un bien meilleur.

         Et ainsi, la rйponse aux objections est claire.

 

<Question 14> [А propos des clercs]

 

<Article unique [28]>

         Ensuite, а propos des clercs, on s’est posй une seule question : est-ce qu’il est permis а un clerc qui est tenu aux heures canoniques de dire le soir [prйcйdent] les matines du jour suivant.

         Et il semble que non.

         En effet, il est dit dans Si 21, : Le paresseux et l’imprudent ne respecteront pas le temps. Or, ce [clerc] ne respecte pas le temps en disant les matines : en effet, comme le jour dйbute а minuit, il semble qu’il dise le jour prйcйdent les matines du jour suivant. Il semble donc que cela se rapporte а la paresse et а l’imprudence, et ainsi cela semble кtre un pйchй.

         Cependant, Dieu est plus clйment que n’importe quel homme. Or, l’homme n’impute pas comme faute а un dйbiteur qu’il lui rende ce qu’il lui doit avant le temps. Donc, encore beaucoup moins Dieu.

         Rйponse. Il faut considйrer ici l’intention de celui qui anticipe le moment de dire les matines, ou n’importe quelle heure canonique. En effet, s’il fait cela par paresse, а savoir, pour s’adonner plus tranquillement au sommeil et а la voluptй, ce n’est pas sans pйchй. Mais s’il fait cela en raison des exigences d’occupations licites et honnкtes, par exemple, si un clerc ou un maоtre doit revoir ses cours la nuit, ou pour une raison de ce genre, il peut licitement dire les matines le soir [prйcйdent], et anticiper le moment des autres heures canoniques, comme cela se fait aussi dans les йglises majeures, car il est meilleur de faire les deux choses pour Dieu, а savoir, [lui] rendre les louanges qui lui sont dues et les autres fonctions honnкtes, que de laisser l’un empкcher l’autre.

         <1> Pour les contrats et les autres choses de ce genre, le jour commence а minuit. Mais, pour l’office ecclйsiastique et les cйlйbrations des fкtes, le jour commence а vкpres. Ainsi, si quelqu’un, aprиs avoir dit vкptres et complies, dit matines, cela appartient au jour suivant.

 

 

QUODLIBET 12 : [Sur les rйalitйs qui dйpassent l’homme et les rйalitйs humaines]

 

         On a posй des questions sur les rйalitйs qui sont supйrieures а l’homme et sur les rйalitйs humaines.

         А propos du premier point, on a posй des questions sur Dieu, les anges et le ciel.

         Sur le premier point, on a posй des questions sur Dieu : а propos de son кtre, de sa puissance et de sa prйdestination.

 

<Question 1> [Sur Dieu : а propos de son кtre]

 

<Article unique [1]> On a demandй, en premier lieu, s’il n’existe qu’un seul кtre en Dieu, а savoir, [l’кtre] essentiel, ou si, en plus de celui-ci, il existe aussi en Dieu un кtre personnel.

         <1> Autre chose est d’кtre le Pиre, autre chose d’кtre le Fils, et autre chose d’кtre le Saint-Esprit. Or, l’кtre essentiel n’est pas diffйrent de lui-mкme. Donc, etc.

         <2> De plus, le propre de la forme est de donner l’кtre. Or, en Dieu, il existe trois propriйtйs personnelles, qui jouent le rфle de forme. Donc, etc.

         Cependant, Augustin dit : «Il n’y a qu’un кtre en Dieu.»

         Rйponse. La vйritй de la foi tient qu’en Dieu seule existe une distinction selon les relations opposйes. Or, la relation, comme toute forme, tient son кtre de la comparaison avec ce dans quoi elle existe. Ainsi, l’кtre de la filiation existe par comparaison au sujet oщ elle rйside. Or, la relation en Dieu ne se distingue pas de celui en qui elle rйside ou en qui elle existe, car elle est la rйalitй mкme qui est mise en rapport, mais elle se distingue seulement par celui а qui elle s’oppose, et, de ce point de vue, on ne considиre pas l’кtre de la relation, mais sa distinction et son opposition. Et c’est pourquoi, en Dieu, il n’y a qu’un seul кtre, а savoir, [l’кtre] essentiel.

         <1> L’кtre s’entend de deux maniиres. En effet, l’кtre est parfois la mкme chose que l’acte de ce qui existe ; mais parfois il signifie la composition d’un йnonciation, et ainsi il signifie un acte de l’intellect, maniиre dont on l’entend lorsqu’on dit qu’autre est l’кtre du Pиre, autre celui du Fils, et non pas selon la premiиre faзon.

         <2> Comme toute forme, la paternitй fait кtre, а savoir, [fait кtre] Pиre, qui est l’кtre divin, et elle fait seulement un seul кtre pour autant que la paternitй fait кtre.

 

<Question 2> [Sur Dieu : а propos de sa puissance]

         Ensuite, on a posй des questions sur la puissance de Dieu.

 

<Article 1 [2]> Premiиrement : est-ce que Dieu peut faire exister ensemble des choses contradictoires ?

         Rйponse. А la premiиre question, il faut rйponde non. Et cela n’entraоne pas en Dieu l’imperfection de sa puissance, car cela n’a pas raison de possible. En effet, toute puissance active produit un effet semblable а soi. Or, tout ce qui agit agit en tant qu’il est un кtre en acte. L’effet de l’agent est donc un кtre en acte. Ainsi donc, tout ce qui rйpugne а ce qu’est exister en acte rйpugne а la puissance active. Ce qui serait le cas, si des contradictoires йtaient vraies en mкme temps.

 

<Article 2 [3]> Deuxiиmement : est-ce que Dieu peut faire des choses infinies en acte ?

         А la seconde question, il faut rйpondre qu’on pourrait soupзonner а premiиre vue qu’il serait impossible qu’une chose soit infinie en acte, car il en dйcoulerait qu’elle serait йgale а Dieu. Mais on ne peut conclure ainsi, car ce qui est infini selon tous les modes ne peut кtre йgalй а ce qui est infini selon un seul mode. En effet, en acceptant qu’il existerait un feu infini en grandeur, il ne serait pas йgal а Dieu, car, mкme si le feu est infini en grandeur, il est cependant quelque chose de fini par l’espиce. Or, Dieu est infini selon tous les modes.

         Lorsqu’on demande s’il est possible а Dieu de faire quelque chose d’infini en acte, il faut donc dire que non. En effet, une chose s’oppose deux maniиres а la puissance de ce qui agit par l’intellect : d’une maniиre, parce que cela s’oppose а sa puissance ; d’une autre maniиre, parce que cela s’oppose а la maniиre dont il agit. Selon le premiиe faзon, cela ne s’oppose pas а la puissance de Dieu de maniиre absolue, car cela ne comporte pas de contradiction. Mais, si l’on considиre la maniиre dont Dieu agit, cela n’est pas possible. En effet, Dieu agit par son intellect et par son Verbe, qui est la puissance formative de toutes choses. Il faut donc que tout ce qu’il fait ait une forme. Or, l’infini est conзu comme une matiиre sans forme, car l’infini se prend du cфtй de la matiиre. Si donc Dieu faisait cela, il en dйcoulerait que l’њuvre de Dieu serait quelque chose d’informe, et cela s’oppose а celui par qui il agit et а son mode d’agir, car il fait toutes choses par son Verbe, par lequel toutes choses reзoivent forme.

 

<Question 3> [Sur Dieu, а propos de sa prйdestination]

 

<Article 1 [4]> Ensuite, on a demandй, а propos de la prйdestination, si elle est certaine.

         Et il semble que non.

         <1> Car il est possible qu’un prйdestinй soit damnй, comme Pierre, s’il йtait mort immйdiatement aprиs avoir pйchй en reniant le Christ.

         <2> Si tu dis que l’expression prйcйdente est vraie de ce qui est dit, mais non de la rйalitй [qui est dite], il y a une objection, car cela se produit pour les formes sйparables. Or, cette forme qu’est la prйdestination est insйparable.

         Rйponse. La prйdestination fait partie de la providence divine. Or, la providence indique l’orientation de certains vers une fin, et cela prйsuppose connaissance et volontй. Ainsi, la prйdestination est certaine du point de vue de la science de Dieu, qui ne peut se tromper, et du point de vue de la volontй divine, а laquelle on ne peut rйsister, et du point de vue de la providence, qui conduit а une fin de la maniиre la plus certaine, puisque Dieu est le plus sage.

         <1> La prйdestination est certaine, et cependant il n’est pas nйcessaire que le prйdestinй soit sauvй, mais cela demeure contingent. En effet, on a dit que [la prйdestination] est certaine du point de vue de la science, de la volontй et de la providence [de Dieu], et rien de cela n’empкche la contingence. Ni la connaissance, parce que la connaissance de Dieu porte sur les choses futures en tant qu’elles sont prйsentes, et elles sont dйterminйes par cela. Ni la volontй, parce que la volontй de Dieu est le principe de tout кtre ; elle ne tombe pas sous la raison de contingence ou de nйcessitй, mais celles-ci sont issues et sont ordonnйes par la volontй de Dieu, et ainsi la volontй mкme de Dieu fait que certaines choses sont contingentes, en prйparant les causes contingentes pour les choses qu’elle veut кtre contingentes (et, de mкme, les causes nйcessaires pour les choses et les effets nйcessaires). Et ainsi, la volontй de Dieu s’accomplit toujours : certaines choses ne se produisent pas nйcessairement, mais de la maniиre dont il veut qu’elles existent, et il veut qu’elles existent de maniиre contingente. Ni la providence, parce qu’elle n’enlиve pas la contingence.

         <2> La distinction est bonne. Mais, au sujet des formes, il faut dire qu’il en va autrement des formes rйelles et des [formes qui sont] des prйdicats, qui comportent quelque chose qui se rapporte а un acte de raison ; car, dans les premiиres, а savoir, [les formes] rйelles, si une telle distinction doit se produire, il faut qu’il y existe une sйparation dans la rйalitй et dans la considйration [de la raison] ; mais, dans les secondes, cela n’est pas nйcessaire, mais il faut que la rйalitй elle-mкme tombe sous cette considйration. Je dis donc que ce prйdestinй peut кtre considйrй soit en lui-mкme, soit en tant qu’il est en rapport avec la connaissance divine, et ainsi on lui attribue qu’il peut кtre damnй et, d’une autre faзon, non.

 

<Article 2 [5]> Ensuite, on a demandй, а propos du destin, si tout est soumis au destin ?

         Rйponse. En premier lieu, il faut savoir ce qu’est le destin ; ensuite, la question posйe s’йclairera facilement.

         Nous voyons que beaucoup de choses se produisent de maniиre contingente ; c’est pourquoi, autrefois, on s’est demandй si les choses qui se produisent de maniиre variable et contingente sont ramenйes а une cause qui [les] ordonne.

         Certains disent que non : ils disent que le destin n’est rien, comme Tullius [Cicйron].

         Certains disent qu’elles sont <ramenйes> а une cause et а une connaissance supйrieures, et ceux-ci l’ont nommйe fatum, de for, fans [parler, annoncer], comme si toutes ces choses avaient йtй prйdites par une cause supйrieure.

         Mais, parmi ceux-ci, [existent] trois opinions.

         En effet, certains ont ramenй ces choses а une sйrie de causes, qu’ils appellent «destin» [fatum], tels les stoпciens, qui disent que rien n’existe qui n’ait une cause et que, une fois posйe la cause, il est nйcessaire de poser l’effet. Si donc survient ou existe tel ou tel effet, il avait une cause, et cette cause [avait] une autre cause, et ainsi de suite. Ainsi, quelqu’un est tuй la nuit parce qu’il est sorti de la maison. Pourquoi est-il sorti de la maison ? Parce qu’il avait soif. Pourquoi cela ? Parce qu’il avait mangй salй. Et ainsi, parce qu’il a mangй salй, il est nйcessairement mort. — Aristote rйpond en niant les deux premiers points : premiиrement, tout ce qui arrive n’a pas une cause, mais seulement ce qui est fait par soi : que je sois tuй alors que je suis sorti, cela est par accident ; deuxiиmement, il dit que, la cause йtant posйe, l’effet n’est pas posй, car il peut кtre empкchй. Et ainsi, cela ne dйcoule pas [nйcessairement] ou il n’existe pas de sйrie de causes.

         D’autres ramиnent ces choses а une autre cause, а savoir, aux corps cйlestes, par la nйcessitй desquels ils disent que tout arrive. Ils disent donc que les destin [fatum] n’est rien d’autre que la puissance de la position des astres. Mais cette opinion est doublement fausse. Premiиrement, quant aux choses humaines, qui viennent de l’intellect, qui, puisqu’il est une puissance incorporelle, n’est pas soumis а l’action de quelque corps. «Affirmer que l’вme est soumise а la puissance des corps cйlestes n’est rien d’autre que d’affirmer que l’intelligence de diffиre pas du sens», comme le dit le Philosophe, dans Sur l’вme, II, vers la fin. Cependant, par accident et а l’occasion, l’вme est soumise au ciel pour autant que l’intellect est affectй par une passion du corps, mais n’est pas nйcessairement mы par elle. Deuxiиmement, parce que beaucoup de choses parmi les choses naturelles se produisent sans кtre produites par la nйcessitй du ciel, mais par accident, et n’ont pas de cause.

         D’autres ramиnent toutes ces choses а une cause supracйleste, а savoir, а la providence de Dieu, par laquelle tout est prйdйterminй et ordonnй. Et selon ceux-ci, le destin sera un effet de la providence, car la providence n’est rien d’autre qu’un certain ordre des choses qui existe dans l’esprit divin, mais le destin est l’expression de cet ordre pour autant qu’il existe dans les choses. C’est pourquoi Boиce [йcrit] : «Le destin est une disposition immobile inhйrente а des choses mobiles.»

         En comprenant ainsi le destin, on peut dire que tout est soumis au destin. C’est pourquoi il est dit en Os 2, 18, а ce sujet : Il ne m’appellera plus «Mon Baal», mais «Mon mari» : les deux sont une mкme chose, mais Dieu n’a pas voulu cela, car Baal йtait le nom d’un dieu des nations. C’est pourquoi il faut йviter les noms des gentils, avec lesquels il ne convient pas non plus d’avoir des noms en commun. Et c’est pourquoi Augustin dit : «Si quelqu’un entend le destiun [fatum] de cette faзon, qu’il conserve l’idйe, mais qu’il corrige sa langue», de sorte qu’il ne dise pas «destin», mais providence de Dieu.

 

<Question 4> [А propos des anges]

         Ensuite, on s’est interrogй sur les anges. Et, а ce propos, on a posй deux questions.

 

<Article 1 [6]> Premiиrement : est-ce que l’кtre de l’ange est chez lui un accident ?

         Et il semble que non.

         Car on comprend que l’accident existe dans quelque chose de prйexistant. Or, l’ange ne prйexiste pas а lui-mкme.

         Cependant, Hilaire dit, etc[7].

         Rйponse. L’opinion d’Avicenne йtait que l’unitй et l’кtre sont toujours attribuйs а un accident. Mais cela n’est pas vrai, car l’unitй, pour autant qu’elle est convertible avec l’кtre, signifie la substance d’une chose ; de mкme en est-il de l’кtre. Mais l’unitй, pour autant qu’elle est le principe du nombre, signifie un accident.

         Il faut donc savoir que tout ce qui est en puissance et en acte devient en acte par le fait qu’il participe а un acte supйrieur. Or, une chose devient en acte au plus haut point par le fait de participer par similitude а l’acte premier et pur. Or, l’acte premier est acte d’кtre subsistant par soi. Ainsi, tout reзoit son achиvement par le fait de participer а l’acte d’кtre. L’acte d’кtre est donc l’achиvement de toute forme, car celle-ci est achevйe par le fait d’avoir l’acte d’кtre, et elle possиde l’acte d’кtre lorsqu’elle est en acte. Ainsi, aucune forme n’existe que par l’acte d’кtre.

         Et je dis ainsi que l’кtre substantiel d’une chose n’est pas un accident, mais l’actualitй de toute forme existante, soit sans matiиre, soit avec matiиre. Et parce qu’il est l’achиvement de toutes choses, il en dйcoule que l’effet propre de Dieu est l’кtre, et qu’aucune cause ne donne l’кtre que dans la mesure oщ elle participe а l’opйration divine. Et ainsi, а proprement parler, [l’кtre] n’est pas un accident.

         Quant а ce que dit Hilaire, je dis qu’est appelй accident au sens large tout ce qui n’est pas partie de l’essence. Il en va ainsi de l’кtre dans les choses crййes, car en Dieu seul l’acte d’кtre est l’essence.

 

<Article 2 [7]> Deuxiиmement, on s’est demandй si le Diable connaоt les pensйes des hommes.

         Rйponse. Connaоtre les pensйes du cњur peut se produire de deux maniиres : en soi et par soi, et dans un effet.

         De la premiиre maniиre, cela appartient а Dieu seul. Jr 17, 9 : Le cњur de l’homme est mauvais et inscrutable. Ainsi, les anges non plus ne les connaissent pas.

         La raison de cela est triple. La premiиre, en raison de la faiblesse de l’кtre qu’elles ont, car le degrй selon lequel les choses sont dans l’вme dйpasse <а peine> le degrй selon lequel quelque chose est en puissance. La deuxiиme raison est que ce qui est existe dans la puissance d’une cause ne peut кtre connu que par la cause la meut naturellement. Or, Dieu seul meut la volontй. Comme toutes les pensйes dйpendent de la volontй comme de leur cause, Dieu seul les connaоtra donc. La troisiиme raison est que les anges connaissent les choses qu’ils connaissent naturellement par des espиces infuses, et celles-ci sont les espиces des choses naturelles, et non des pensйes [humaines], car celles-ci ne se ramиnent pas а des causes naturelles ou ne se rapportent pas а la connaissance des choses naturelles.

         Cependant, [les anges] connaissent les pensйes [humaines] par l’effet des pensйes, comme le fait l’homme. Toutefois, [les anges] connaissent plus subtilement les effets qui sont causйs par les pensйes, car, selon [ses] pensйes, l’homme est affectй par une passion et le cњur est mы par elles. Et [les anges] connaissent ces mouvements plus subtilement que nous. Ainsi connaissent-ils quelque chose des pensйes du cњur. Et Augustin dit cela dans le livre Sur la divination des dйmons, bien qu’il dise ailleurs que leur attribuer une telle connaissance est prйsomptueux.

 

<Question 5> [А propos du ciel]

         Ensuite, on a posй des questions sur le ciel. Et, а ce sujet, on a posй deux questions.

 

<Article 1 [8]> Premiиrement : est-ce que ciel ou le monde est йternel ?

         Rйponse. Il faut dire que non, mais que le monde ait commencй fait partie de ces choses qui relиvent de la foi, et non d’une dйmonstration. Car ce qui dйpend de la simple volontй de Dieu peut кtre ou ne pas кtre. Et aucune nйcessitй en Dieu n’exige que cela soit, mais la bontй divine, qui est la fin des choses, peut ainsi exister, que le monde existe ou qu’il n’existe pas.

 

<Article 2 [9]> Deuxiиmement, on s’est demandй si le ciel est animй.

         Rйponse. Sur ce sujet, les docteurs de l’Йglise ont eu des opinions diffйrentes. En effet, Jйrфme, en commentant l’Ecclйsiaste, dit que le soleil est animй. [Jean] Damascиne nie cela. Et la mкme divergence existe chez les philosophes. En effet, Platon et Aristote affirment que les corps cйlestes sont animйs. Mais Anaxagore dit que non, et c’est la raison pour laquelle on lit qu’il fut tuй.

         Mais moi, je dis, en suivant Augustin, Commentaire littйral de la Genиse, II, qu’une position ou l’autre ne relиve pas de la foi. C’est pourquoi, il ne le dйtermine pas dans l’Enchiridion, en ajoutant que si nous affirmons que les corps cйlestes sont animйs, il y n’y aura pas pour autant, lors du jugement, trois ordres de ceux qui doivent passer en jugement : les anges, les hommes et les вmes <des cieux>, car ces вmes seront comptйes avec les anges. Et cela semble avoir йtй l’opinion de celui qui a йcrit la prйface, lorsqu’il йcrit : «Les cieux et les puissances des cieux[8]

         Cela est donc clair.

 

<Question 6> [Sur l’homme, а propos de son вme]

         Ensuite, on a posй des quetions sur l’homme : а propos de sa nature, а propos de la grвce et а propos de la faute.

         Sur le premier point, on a posй trois questions : premiиrement, а propos de l’вme ; deuxiиmement, а propos de la connaissance de l’вme ; troisiиmement, а propos de l’effet de la connaissance.

         А propos de l’вme, on a posй deux questions.

 

<Article 1 {10]> Premiиrement : est-ce que l’вme perfectionne le corps de maniиre immйdiate ou par l’intermйdiaire de la corporйitй ?

         Rйponse. Dans tout corps il n’existe que la forme substantielle.

         La raison en est triple. La premiиre est que, s’il y a plusieurs [formes], celle qui suit [la forme substantielle] suivante ne sera pas la forme substantielle, qui fait кtre absolument parlant, mais seulement une [forme] accidentelle, qui fait кtre telle chose. — De mкme, si tel est le cas, l’acquisition de la forme substantielle ne serait pas une gйnйration absolument parlant. — De mкme, le composй d’вme et de corps ne serait pas un absolument parlant, mais deux absolument parlant, et un par accident.

         Si on dit que la corporйitй est la forme du corps, la corporйitй est employйe en deux sens : parfois, [pour dйsigner] les trois dimensions, et cela n’est pas la forme substantielle, mais un accident ; parfois, on l’entend d’une forme dont provient la triple dimension, et cela n’est pas diffйrent de la forme spйcifique.

 

<Article 2 [11]> Deuxiиmement : est-ce que l’вme vient par transmission ?

         Rйponse. Augustin n’a pas dйterminй cette question, mais l’a laissйe pendante (<il la tranche> dans le livre Sur les enseignements de l’Йglise, mais ce livre n’est pas d’Augustin, mais de Gennadius). Grйgoire aussi ne veut pas la dйterminer.

         Toutefois, il faut croire que tel n’est pas le cas.

         Une raison est celle du Philosophe, dans le livre Sur les animaux : il est impossible qu’une puissance corporelle produise quelque chose qui dйpasse le corps. Or, la puissance sйminale est une puissance corporelle.

         Une autre raison se trouve dans Mйtaphysique, VII. Certains ont affirmй que les formes naturelles apparaissent par crйation. En effet, lorsque la matiиre de l’air reзoit la forme du feu, ou bien celle-ci y йtait prйsente, et alors elle y йtait cachйe, ou bien elle n’йtait pas [prйsente]. Elle est donc produite а partir de rien, non pas а partir de quelque chose, mais а partir du nйant. Elle est donc crййe. — Le Philosophe apporte la solution : la forme ne devient pas, pas plus qu’elle <n’est> un кtre ou quelque chose qui possиde l’кtre par soi, mais c’est le composй qui devient parce qu’il possиde d’кtre subsistant. S’il existe donc une forme qui subsiste par elle-mкme, celle-ci peut devenir par elle-mкme. Or, l’вme possиde un кtre subsistant et demeure aprиs la corruption du corps. Et ainsi, il faut qu’elle possиde son propre devenir.

 

<Question 7> [Sur la connaissance de l’homme]

 

<Article unique [12]> Ensuite, on a demandй, а propos de la connaissance de l’homme, si l’intellect humain connaоt les singuliers.

         Rйponse. Quelque chose est connu de deux maniиres : directement et indirectement, а savoir, par la rйflexion.

         Or, il y a une diffйrence entre l’intellect humain et [l’intellect] divin, car [l’intellect] humain ne connaоt pas directement le singulier, alors que [l’intellect] divin le [connaоt]. Car la connaissance se fait par une similitude du connu dans celui qui connaоt. Or, celle-ci se rйalise dans notre intellect par l’abstraction des conditions individuelles et de la matiиre ; c’est pourquoi, puisqu’une connaissance juste se rйalise selon l’espиce, [notre intellect] ne connaоt directement que l’universel. Mais l’intellect divin connaоt non par une similitude reзue de la chose connue, mais par l’extension а elle de son essence, et, en Dieu, cette similitude, а savoir, l’essence divine, contient la similitude de toutes les choses qui sont exprimйes en toi. C’est pourquoi elle connaоt directement tout ce qui est en toi, mкme ce qui se rapporte а la matiиre individuelle.

         Mais le Philosophe, se demandant, s’il existe un intellect sйparй, comment il connaоt ce qui existe dans la matiиre, dit qu’il doit connaоtre cela «sous un mode», comme une forme sйparйe est connue par l’intellect et est jointe а la matiиre par l’imagination, «ou sous un autre mode», а savoir, par extension, pour autant qu’il est uni а l’imagination, qui lui reprйsente un fantasme. Et ainsi il connaоt [ce qui existe dans la matiиre] indirectement.

 

<Question 8> [Sur l’effet de la connaissance]

         Ensuite, on a posй des questions sur l’effet de la connaissance.

 

<Article 1 [13]> Premiиrement : est-ce que les habitus de la science acquise demeurent aprиs cette vie ?

         Rйponse. А ce sujet, il existe une double opinion.

         Certains disent que non, en suivant Avicenne, dans Sur les choses naturelles, VI, <qui affirme> que les espиces acquises ne demeurent dans l’intellect possible qu’aussi longtemps qu’il intellige. Ce qui est faux. Car l’intellect possible reзoit les espиces et [les] retient а sa faзon. Ainsi, puisqu’il est immobile, en tant qu’il est immatйriel et incorruptible, il reзoit les espиces intelligibles а sa faзon, et celles-ci ne s’en йloignent jamais par la suite. Et qu’elles y soient mкme quand il n’intellige pas en acte, cela est clair dans Sur l’вme, III, oщ il est dit qu’elles sont dans l’вme autrement que lorsqu’il intellige en acte, а savoir, par habitus.

         Je dis ainsi qu’elles demeurent, soit chez les damnйs, soit chez les bienheureux, mais ces habitus des sciences sont dйtruits quant au mode de la science, car, ici, [l’intellect] intellige en se tournant toujours vers les fantasmes а cause du corps, et nous avons besoin des fantasmes non seulement pour cela, mais pour utiliser les espиces de cette sorte. Et ce mode n’existera plus alors, car [l’intellect] ne se tournera pas vers les fantasmes.

 

<Article 2 [14]> Deuxiиmement : est-ce que les paroles humaines possиdent le pouvoir d’agur sur les animaux sans raison, par exemple, les serpents ?

         Rйponse. Une chose peut possйder une puissance soit selon sa propre nature, soit selon la puissance d’une cause supйrieure. Par exemple, un composй d’йlйments possиde une puissance qui vient de la nature des йlйments selon le mouvement de l’йlйment prйdominant ; il en possиde une autre qui vient d’un corps cйleste, comme l’aimant qui attire le fer, ce qui ne se ramиne pas а la puissance йlйmentaire.

         Certains donc disent que non seulement les corps naturels, mais aussi [les corps] artificiels partagent certaines puissances selon l’impression des corps cйlestes, par exemple, les images ou les reprйsentations rйalisйes sous une contellation dйterminйe. Et si cela est vrai, а savoir qu’il existe une puissance imprimйe de cette sorte sur les [corps] artificiels, on peut aussi dire que les paroles profйrйes а un moment dйterminй ont la capacitй de mouvoir.

         Mais cela n’est pas vrai. Car, dans les choses naturelles, tout ce qui a une certaine puissance provenant d’un corps cйleste la possиde par suite d’une certaine forme. Ainsi, rien n’agit selon son espиce que par la puissance d’un corps cйleste. Et ainsi, en toutes choses, la forme vient avant la puissance [de faire] de telles choses. Si l’on supprime ce qui vient avant, ce qui vient aprиs est donc supprimй. Si donc des puissances de cette sorte sont attribuйes а certaines choses, il faut qu’elles s’enracinent dans une certaine forme. Or, les formes artificielles ne sont que des reprйsentations. C’est pourquoi il est faux que les paroles et les choses de ce genre possиdent une certaine puissance provenant d’un corps cйleste.

         Mais «si elles en possиdent une, elles la reзoivent d’un esprit immonde, qui se mкle aux paroles des hommes afin de tromper», selon Augustin. Ainsi, ils utilisent parfois des paroles relevant de fables, fausses et vaines, auxquelles ils se mкlent pour se rire des hommes. De sorte que tout cela est frivole et superstitieux, ainsi que les images astronomiques, dans lesquelles, mкme s’il n’y a pas une invocation expresse des dйmons, on se trouve nйanmoins а leur donner un consentement tacite.

         Cependant, si quelqu’un prononce des paroles de Dieu et sacrйes, sans changement ni fraude, mais avec une intention bonne et divine, ce n’est pas une incantation, mais une priиre. Toutefois, а propos de ce que dit Matthieu : Ils agrandissent leurs philactиres, etc. (Mt 23, 5), Chrysostome reprend ceux qui suspendent des paroles de l’йvangile а leur cou, alors que «la puissance de l’йvangile ne rйside pas dans la forme des lettres, mais dans la foi». Cependant, je ne condamne pas ceux qui portent sur eux l’йvangile par dйvotion, car Cйcile «portait toujours l’йvangile du Christ sur son cњur», mais sans ajout de mots, de caractиres ou d’autres choses suspectes.

 

<Question 9> [Sur le baptкme]

         Ensuite, а propos de l’homme, on a posй des questions sur la grвce. Et, а ce sujet, on pose trois questions : premiиrement, а propos des sacrements ; deuxiиmement, а propos des vertus ; troisiиmement, а propos des charges.

         Sur le premier point, on a posй trois questions : premiиrement, а propos des sacrements de la grвce ; deuxiиmement, а propos de l’effet des sacrements ; troisiиmement, а propos de l’unitй de l’Йglise.

         Sur les sacrements de la grвce, on posait deux questions : premiиrement, а propos du baptкme ; deuxiиmement, а propos de la pйnitence.

 

<Article unique [15]> On demande d’abord si l’eau possиde une vertu purificatrice, а savoir, purifie-t-elle par sa propre vertu ou par une vertu concomitante ?

         Rйponse. Il existe deux opinions а ce sujet, non seulement а propos de l’eau, mais а propos de tous les sacrements de l’Йglise.

         En effet, certains disent que les sacrements n’ont pas de puissance ou de force pour agir а l’intйrieur de l’вme, mais seulement de l’extйrieur, et que la puissance divine concomitante rйalise cet effet. Et ils mettent de l’avant l’exemple de Bernard : «Si un йvкque investit quelqu’un d’une prйbende par un anneau, l’anneau n’est pas la cause de la prйbende, mais le signe.» Mais cela n’est pas exprimй correctement, car alors les sacrements de la loi nouvelle n’auraient pas de prйrogative par rapport [а ceux] de la loi ancienne, car, mкme dans ceux-ci, la puissance concomitante de la foi de ceux qui croyaient а la venue du Christ justifiait.

         C’est pourquoi il faut dire que les sacrements possиdent en eux-mкmes la capacitй de justifier et de produire les autres effets auxquels ils sont ordonnйs, et non seulement qu’ils sont des signes. Ainsi Augustin [йcrit] : «Quelle est la puissance de l’eau pour qu’elle touche le corps et lave le cњur ?»

         Mais il faut savoir qu’il existe une double puissance : propre et instrumentale, comme cela est clair pour la scie. Ainsi, les sacrements ont une puissance instrumentale pour produire un effet spirituel, parce que lorsque le sacrement est donnй avec l’invocation divine, il rйalise cet effet. Et cela est convenable, car le Verbe, par qui tous les sacrements ont leur puissance, possйdait une chair, et il йtait le Verbe de Dieu ; et de mкme que la chair du Christ possйdait une puissance instrumentale pour produire des miracles en raison de son contact avec le Verbe, de mкme les sacrements en possиdent-ils une en raison de leur contact avec le Christ qui a йtй crucifiй et qui a souffert...

 

<Question 10> [Sur la pйnitence]

         Ensuite, on a posй des questions sur la pйnitence.

 

<Article 1 [16]> Premiиrement : est-ce que celui qui n’a pas charge d’вmes peut absoudre au for de la confession ?

         Rйponse. Il en va autrement dans le sacrement de la pйnitence que dans certains autres sacrements. Car, dans certains [sacrements], celui qui est ordonnй peut de ce fait rйaliser l’effet du sacrement dans tous les cas, а savoir, dans les cas oщ l’effet des sacrements est une rйalitй extйrieure au sacrement. C’est pourquoi le prкtre, dйpouillй [de son ordre] et excommuniй, bien qu’il pиche, consacre et baptise nйanmoins ; de mкme, l’йvкque consacre <les ordinands>, car il confиre un caractиre. Mais, dans la pйnitence, un caractиre n’est pas imprimй et il n’y a pas d’autre effet que la justification du pйnitent, qui ne peut кtre rйalisйe que par un pouvoir judiciaire. Or, celui qui n’a pas charge d’вmes n’a pas ce pouvoir.

 

<Article 2 [17]> Deuxiиmement : est-ce qu’il est permis de rйvйler une confession dans un cas particulier ?

         Rйponse. Il faut dire quenon, ni par une parole, ni par l’endroit, ni par un geste, ni par un signe. Et faire le contraire est sacrilиge. Car il se fait que, pour ce qui est des sacrements de la loi nouvelle, «ils rйalisent ce qu’ils expriment». Or, l’effet de la pйnitence est de cacher les pйchйs aux yeux de Dieu qui punit, et ce fait de cacher est signifiй par le secret de la confession. C’est pourquoi, de mкme que celui qui rйaliserait le corps et le sang du Christ avec autre chose que du pain et du vin profanerait le sacrement, de mкme celui qui rйvйlerait [une confession] serait sacrilиge.

 

<Article 3 [18]> Troisiиmement : est-il permis de dйsirer l’йpiscopat ?

         Rйponse. Il arrive qu’on dйsire l’йpiscopat de deux maniиres : soit en raison d’une nйcessitй urgente, soit [en raison d’une nйcessitй] qui n’est pas urgente.

         De la premiиre maniиre, de deux faзons : soit qu’il est imposй par un supйrieur ; soit qu’on ne trouve personne qui veuille porter le poids d’кtre prйlat. Lorsqu’une telle nйcessitй existe, il est mйritoire de dйsirer [l’йpiscopat]. C’est ainsi qu’en Is 6, 8 [а la question] : Qui enverrai-je et qui ira pour nous ? il rйpond : Me voici, envoie-moi ! Cependant, auparavant, il s’est dit indigne.

         De la seconde maniиre, а savoir, lorsqu’il n’y a pas de nйcessitй urgente, il n’est pas permis alors [de dйsirer l’йpiscopat], car cela ne peut pas ne pas кtre entachй du vice d’injustice, si l’on se prйfиre а de plus grands alors qu’on est plus petit, ou du vice de prйsomption, si l’on s’estime en mesure d’кtre prйfйrй а d’autres. <Ainsi> Chrysostome dit-il, а propos de : Le roi des rois, etc. (Lc 22, 25) : «Il n’est ni juste ni utile de dйsirer les premiers rangs dans l’Йglise.»

 

<Question 11> [Sur l’effet des sacrements]

 

<Article unique [19]> Ensuite, on a demandй, а propos de l’effet des sacrements : si une copaternitй est causйe par les prйambules des sacrements, par exemple, par le catйchisme et les choses de ce genre.

         <1> En effet, une dйcrйtale dit qu’«on ne peut prendre [une femme] pour йpouse dиs qu’on lui a donnй du sel а manger». Une copaternitй s’y trouve donc causйe.

         <2> De plus, le catйchumиne est considйrй comme chrйtien. Or, celui qui donne le christianisme devient pиre d’une certaine faзon. Donc, etc.

         Rйponse. Certains disent que tous ces sacramentaux suffisent а causer une copaternitй. Mais certains disent qu’elle n’est contractйe que par trois choses : le catйchisme, le baptкme et la confirmation. Mais il me semble qu’elle n’est contractйe que par deux choses, а savoir, le baptкme et la confirmation, car cette copaternitй est une similitude de la paternitй. Or, la paternitй ne se rйalise que par la gйnйration. C’est pourquoi la copaternitй, qui est un empкchement au mariage, n’est contractйe que dans les sacrements oщ il existe une certaine gйnйration spirituelle.

         <1> Ces choses ne doivent pas кtre prises une а une, mais elles doivent кtre considйrйes collectivement et en mкme temps, car celui qui est prйsent а toutes ces choses devient en quelque sorte pиre.

         <2> On dit que le catйchumиne est chrйtien en raison de sa foi, et non du baptкme, qu’il n’a pas encore reзu. Et celui-lа donne le christianisme qui donne le sacrement de baptкme.

 

<Question 12> [А propos de l’unitй de l’Йglise]

 

<Article unique [20]> Ensuite, on a demandй s’il existe une seule Йglise, qui a existй au temps des apфtres et qui existe maintenant.

         <1> Car, maintenant, on n’utilise pas les mкmes rиgles. En effet, les prйlats йtaient alors sans or ni argent dans leurs besaces. Donc, etc.

         <2> De plus, on ne lit pas que le Christ et les apфtres avaient des places fortes. Or, maintenant l’Йglise en a. Donc, etc.

         Cependant, Matthieu dit, dans son dernier chapitre (28, 20) : Voici que je suis avec vous jusqu’а la consommation du temps. Or, cela ne s’entend pas seulement des apфtres, car ils sont tous morts, alors que le temps n’est pas consommй. Donc, etc.

         Rйponse. L’Йglise qui existait alors et qui existe maintenant est la mкme en nombre, car la foi et les sacrements de la foi sont les mкmes, mкme est l’autoritй et mкme est la profession [de foi]. C’est pourquoi l’Apфtre dit : Le Christ est-il divisй ? Non ! (1 Co 1, 13).

         <1> Les paroles de Matthieu s’interprиtent de trois maniиres.

         Hilaire et Ambroise les interprиtent selon le sens mystique, en disant : «N’emportez pas d’or, etc., c’est-а-dire, ne vendez rien des services spirituels pour de l’or. N’emportez pas deux tuniques, c’est-а-dire, n’ayez pas de duplicitй dans l’вme.»

         D’autres l’interprиtent а la lettre. Une interprйtation est celle d’Augustin, qui dit que ces paroles ne sont pas prononcйes par mode de prйcepte, mais de permission, de sorte que celui qui conserve [de l’or et de l’argent] ne pиche pas et celui qui n’en conserve pas agit mieux. Ainsi le sens est : N’emportez pas, c’est-а-dire que lorsque vous allez prкcher, ne vous prйoccupez pas des frais, parce qu’ils vous sont dus par le peuple. En effet, l’ouvrier mйrite [son salaire], etc. Comme s’il disait : «Je vous permets donc de ne rien emporter, car vous mйritez de recevoir [le nйcessaire] de ceux а qui vous prкchez.» Paul n’a pas observй cela, et cependant, il n’a pas agi contre cette rиgle, mais il l’a dйpassйe.

         L’autre interprйtation est celle d’autres saints, qui disent que cela a йtй dit par mode de prйcepte, mais que ce prйcepte a йtй donnй non pas pour qu’il soit toujours observй, mais pour la premiиre mission. En effet, [le Seigneur] les a envoyйs deux fois, а savoir, aux Juifs avant la passion, et aux Gentils aprиs la rйsurrection. La premiиre fois, il leur dit : N’allez pas sur le chemin des Gentils ; la seconde fois, il dit : Enseignez а toutes les nations. La premiиre fois, il leur a ordonnй d’observer ce qui a йtй dit, mais non la seconde fois. Et la raison de cela est que, lors de la premiиre [mission], ils n’йtaient envoyйs qu’aux Juifs, chez qui c’йtait la coutume que leurs maоtres soient entretenus par eux. Ainsi, ils pouvaient recevoir et utiliser sans scandale le pouvoir qui leur avait йtй octroyй. Mais, chez les Gentils, une telle coutume n’existait pas, car il n’existait pas chez eux de tels prйdicateurs. Et ainsi, cela aurait йtй et cela leur serait apparu un scandale que les apфtres leur prкchent pour quкter. C’est pourquoi Paul n’a pas observй ce prйcepte chez les Gentils. Et ainsi, le Seigneur dit lors de la seconde mission : Maintenant, que celui qui a un sac prenne aussi une besace !

         <2> Augustin rйpond dans une lettre contre les donatistes, et on lit cela а propos de ce passage d’un psaume : Pourquoi les nations se sont-elles agitйes ? (Ac 4, 25). En effet, il fait une distinction entre les divers temps de l’Йglise. Car il y eut un temps oщ les rois se sont йlevйs contre le Christ, et, en ce temps, non seulement ne donnaient-ils pas aux fidиles, mais ils allaient jusqu’а les tuer. Mais c’est maintenant un autre temps, oщ les rois comprennent et, instruits, servent le Seigneur Jйsus Christ dans la crainte, etc. Et ainsi, dans ce temps, les rois sont les vassaux de l’Йglise. Et ainsi, l’йtat de l’Йglise est autre alors et maintenant, mais ce n’est pas une autre Йglise.

 

<Question 13> [Sur la vйritй]

         Ensuite, on a posй des questions sur les vertus : premiиrement, sur une vertu intellectuelle, а savoir, la vйritй ; deuxiиmement, sur les vertus morales.

         А propos de la vйritй, on a posй deux questions : premiиrement, а propos de la force de la vйritй ; deuxiиmement, а propos de la confirmation de la vйritй qui se rйalise par le serment.

 

<Article 1 [21]> Premiиrement, on a demandй si la vйritй est plus forte que le vin, le roi et la femme ?

         Et il semble que le vin [soit plus fort], parce c’est lui qui change le plus l’homme. De mкme, [il semble] que ce soit le roi, car il pousse l’homme а ce qui est le plus difficile, а savoir que l’homme s’expose au danger de mort. De mкme, [il semble ] que ce soit la femme, car elle s’impose mкme aux rois.

         Cependant, Esdras dit : La vйritй est plus forte.

         Rйponse. Cette question a йtй donnйe а rйsoudre а des jeunes dans Esdras.

         Il faut donc savoir que, si nous considйrons ces quatre choses en elles-mкmes, а savoir, le vin, le roi, la femme et la vйritй, elles ne peuvent кtre comparйes parce qu’elles n’appartiennent pas au mкme genre. Cependant, si elles sont considйrйes par rapport а un certain effet, elles se rejoignent en une chose, et ainsi elles peuvent кtre comparйes.

         L’effet dans lequel elles se rejoignent, vers lequel elles convergent et qu’elles peuvent causer est le changement du cњur de l’homme. Il faut donc voir laquelle de ces choses change davantage le cњur de l’homme.

         Il faut donc savoir que quelque chose de corporel peut changer le cњur de l’homme, et quelque chose qui se rapporte а l’вme. Ceci est double : sensible et intelligible, et l’intelligible est [lui-mкme] double : pratique et spйculatif. Or, parmi les choses qui peuvent naturellement changer [le cњur de l’homme] selon la disposition du corps, le vin l’emporte, qui fait trop parler. Parmi les choses qui peuvent changer l’appйtiti sensible, le plaisir l’emporte, en particulier, en matiиre sexuelle, et ainsi la femme l’emporte. De mкme, parmi les choses pratiques et humaines que peut faire l’homme, le roi a le plus grand pouvoir. Dans les choses spйculatives, la vйritй est ce qui est le plus йlevй et le plus fort. Or, les puissances corporelles sont maintenant soumises aux puissances de l’вme, les puissances animales aux [puissances] intellectuelles, et, parmi les [puissances] intellectuelles, les [puissances] pratiques aux [puissances] spйculatives. Et ainsi, absolument parlant, la vйritй est plus dignie, plus excellente et plus forte.

 

<Article 2 [22]> Deuxiиmement, on demande si celui qui reзoit l’enseignement d’une certaine expйrienc, sous serment de ne pas le communiquer, est obligй de respecter ce serment ?

         Et il semble que oui.

         <1> En effet, celui qui s’est ainsi obligй ne doit rien faire qui tourne au dйtriment de celui qui lui a donnй ou qui lui a enseignй. Or, tel serait le cas s’il le communiquait а d’autres. Donc, etc.

         <2> De plus, ne pas communiquer une telle expйrience ne tourne pas au dйtriment du salut йternel de quelqu’un. Comme il n’est pas tenu de [la] communiquer а un autre, celui qui s’est ainsi obligй ne doit donc pas [la] communiquer.

         Cependant, ne pas communiquer un remиde salutaire ou n’importe quel bien va а l’encontre de la charitй. Donc, etc.

         Rйponse. Il faut parler ici diffйremment а parler absolument et dans un cas particulier.

         А parler absolument, [cet homme] n’est pas obligй, mais il agit mal en faisant serment. En effet, non seulement le serment perd-il sa force lorsque le serment est illicite, mais lorsqu’il se contredit en prкtant serment. Car le serment qui oblige doit comporter «jugement, justice et vйritй». Mais si je jure а un moment donnй quelque chose qu’il m’est permis de ne pas faire, par exemple de ne pas aller а l’йglise, il ne m’est pas permis de jurer, car, bien qu’il me soit permis pour un temps de ne pas faire ou d’йcarter le bien de ce genre qui consiste а aller а l’йglise, il ne m’est cependant pas permis d’opposer un serment et de confirmer [mon] вme а ne pas faire un certain bien, car c’est agir contre l’Esprit Saint. C’est pourquoi le serment contre tout ce qui appartient au genre des biens est illicite et ne doit pas кtre observй.

         Cependant, [cet homme] est tenu de le respecter dans un cas particulier, par exemple, si ce mйdecin compйtent йtait prйsent et йtait disposй а guйrir et а recourir а cette expйrience pour le salut corporel des autres.

         Et ainsi la solution aux objections est claire.

 

<Question 14> [Sur les vertus en elles-mкmes]

         Ensuite, on s’est interrogй sur les vertus morales : premiиrement, sur les vertus en elles-mкmes ; deuxiиmement, d’une maniиre particuliиre, sur un acte de la justice, а savoir, la restitution.

 

<Article unique [23]> Premiиremen, on demande si les vertus morales sont connexes ?

         Et il semble que non.

         <1> Car [les vertus morales] sont acquises par des actes, qui sont divisйs et distincts. On peut donc acquйrir une vertu sans une autre.

         <2> De plus, Augustin dit : «Celui-lа ne va pas contre le jugement divin, qui dit que celui qui en possиde une ne les possиde pas toutes.»

         <3> De plus, les vertus viennent de l’habitude, qui demande du temps.

         Rйponse. Selon tous les saints et tous les philosophes, il en est ainsi.

         Et, lorsqu’ils parlent des vertus d’une maniиre gйnйrale, deux raisons en sont donnйes par diffйrents [auteurs], selon qu’ils ont diversement traitй des vertus, car les vertus cardinales ont йtй conзues de deux maniиres par certains.

         En effet, certains disent que les vertus sont des modes gйnйraux qui sont exigйs en toute vertu, par exemple, la force serait une certaine fermetй d’вme en toutes choses ; la tempйrance, une modйration de l’вme en toutes choses, et ainsi pour les autres [vertus]. Et selon eux, il est nйcessaire que les vertus soient connexes, car ces modes gйnйraux sont exigйs en toute vertu, et si l’un d’eux fait dйfaut, il n’y a pas vertu, car, si la tempйrance ne possиde pas la rectitude qu’est la justice ou n’a pas la fermetй d’вme qu’est la force, et ainsi pour les autres [vertus], ce n’est pas une vertu. Augustin prйsente ce mode dans Sur la Trinitй, III, et le Maоtre dans Sentences, III.

         Mais d’autres conзoivent la distinction entre ces vertus selon une matiиre dйterminйe, tels Aristote et les pйripatйticiens. Ainsi, selon le Philosophe, la prudence n’est pas la droite raison en toutes choses, mais seulement dans les actions а poser ; de mкme, la justice n’exprime pas la rectitude de l’вme en vue de rendre toutes choses йgales, mais seulement а propos des contrats, des rйpartitions et des actions humaines qui se rapportent а un autre ; et la force exprime la fermetй d’вme, non pas en toutes choses, mais dans les choses oщ il est le plus difficile de garder une вme forte, а savoir, dans les dangers qui se prйsentent dans les guerres ; et la tempйrance porte sur les choses qu’il est le plus difficile а l’вme de modйrer, а savoir, les plaisirs du goыt et du toucher, qui sont les plus grands plaisirs, et non sur n’importe quel autre plaisir, comme ceux de la science ou de l’argent. Et mкme en parlant ainsi des vertus, les vertus morales sont connexes. La raison de cette connexion, selon le Philosophe, vient de la prudence, car aucune vertu ne peut exister sans la prudence, et il est impossible de possйder la prudence sans les vertus morales. La raison en est que la prudence n’est rien d’autre que «la droite raison dans les actions а poser». Or, il n’est possible d’avoir la droite raison а propos de quelque chose que par la droite raison а propos des principes. Or, les principes des actions а poser sont les fins des vertus, et personne ne se comporte adйquatement par rapport aux fins des vertus que par l’habitus de cette vertu. Et ainsi, il est nйcessaire que la prudence soit accompagnйe des autres vertus morales. De mкme, les autres [vertus] ne peuvent кtre obtenues sans la prudence. En effet, quelqu’un peut avoir une inclination naturelle а l’acte d’une vertu sans la prudence, et plus il a une inclination prononcйe sans l’habitus de la vertu, pire cela est et plus il peut faire d’efforts sans la prudence, comme cela est clair chez celui qui possиde une force naturelle sans la discrйtion et la prudence. C’est pourquoi Grйgoire dit : «Les autres vertus, а moins qu’ils ne fassent prudemment ce qu’il font, etc.»

         Il y a aussi une autre raison de la connexion pour les vertus gratuites, а savoir, en raison de la charitй, dans laquelle elles se connectent, car celui qui a la charitй, a toutes [les vertus] gratuites, et, de mкme, qui en a une seule, a la charitй.

         <1> Les actes ne sont pas divisйs selon les stoпciens, car il ne peut y avoir d’acte de tempйrance sans acte de force, ni un acte de force sans un acte de tempйrance, etc.

         <2> On dit cela parce que cela n’est pas dйmontrй par l’autoritй de la Bible.

         <3> [Les vertus] ne sont pas appelйes morales en raison de l’habitude, mais en regard des «mњurs». Et en admettant qu’elles exigent du temps, tu n’auras cependant pas de vertu si tu n’es pas prudent.

 

<Question 15> [Sur la restitution]

         Ensuite, on s’est interrogй sur la restitution, qui est un acte de la justice.

         А ce propos, on a posй trois questions : premiиrement, а propos de ceux qui, а cause de partis, se trouvent hors des villes ; deuxiиmement, а propos de celui qui, par mauvaise foi, a depuis longtemps dйpassй l’йchйance ; troisiиmement, а propos de celui qui a consommй les biens d’un autre.

 

<Article 1 [24]> Premiиremement, on demande si ceux qui ont йtй expulsйs а cause de partis peuvent rйclamer leurs biens de ceux qui restent dans une ville ?

         Il semble que non.

         <1> En effet, beaucoup de ceux qui sont dans la ville ne sont pas responsables de leur expulsion, et ainsi certains seraient punis pour la faute d’autres.

         <2> De plus, ils ont йtй expulsйs pour leur opposition а l’Йglise ; il s’agissait donc d’une guerre juste. Le jugement leur est donc contraire, et ainsi les dommages qui leur ont йtй causйs ne doivent pas leur кtre restituйs.

         <3> De plus, selon le Philosophe, lorsque l’ordre de la ville est changй, la ville ne reste pas la mкme. Or, lorsque le pouvoir et le gouvernement sont changйs, l’ordre est changй, et ainsi il ne s’agit pas de la mкme ville. Les expulsйs n’appartiennent donc plus maintenant а la ville qui existait auparavant. Les citoyens ne sont donc pas tenus а la restitution а leur endroit.

         Cependant, celui qui est spoliй par un voleur peut rйclamer et recevoir ce qui lui a йtй enlevй. Donc, ces expulsйs aussi.

         Rйponse. Ou bien ils ont йtй expulsйs justement, c’est-а-dire en raison de leur faute, et ainsi ils ne peuvent rйclamer ce qui leur a йtй enlevй ; ou bien [ils ont йtй expulsйs] injustement, c’est-а-dire sans faute [de leur part] et sans l’ordre nйcessaire de la justice, et ainsi ils peuvent rйclamer. S’ils ont un supйrieur, ils doivent demander par l’intermйdiaire du supйrieur que restitution leur soit faite. Mais s’ils n’ont pas de supйrieur, eux-mкmes peuvent rйcupйrer [leurs biens], s’ils le peuvent.

         <1> Quelqu’un n’est pas ainsi puni pour le pйchй d’un autre, mais pour le sien, car les grands font tout par l’autoritй et par la faveur du peuple, et ainsi le peuple en donnant sa faveur aux grands est coupable. De plus, cela s’entend de la peine spirituelle, par laquelle personne n’est puni que pour sa propre faute, et non de [la peine] temporelle ou corporelle, car on est souvent puni pour un autre.

         <2> Dans la mesure oщ ils agissent justement, ils sont pour l’Йglise ; dans la mesure [oщ ils agissent injustement], ils sont contre l’Йglise.

         <3> S’il s’agit des mкmes personnes, il est clair qu’elles sont obligйes. S’il s’agit d’autres personnes, elles ne sont pas du tout obligйes.

 

<Article 2 [25]> Deuxiиmement, on demande si celui qui, par mauvaise foi, dйpase l’йchйance prйvue est tenu а restitution ?

         Il semble que non.

         <1> En effet, la loi dit que celui qui a dйpassй l’йchйance, mкme par mauvaise foi, acquiert le droit de possession.

         Cependant, une dйcrйtale dit qu’il est tenu [de restituer] et qu’il n’acquiert pas le droit de possession.

         Rйponse. А ce sujet, il y a contradiction entre le droit civil et le droit canonique, car, selon le droit divil, une telle prescription est maintenue, mais, selon le droit canonique, cette personne ne peut bйnйficier de la prescription. La raison de cette contradiction est que la fin poursuivie par le lйgislateur civil est diffйrente, а savoir, йtablir et maintenir la paix entre les citoyens, qui serait empкchйe si la prescription ne demeurait pas en vigueur. En effet, quiconque le voudrait, pourrait se prйsenter et dire : «Cela йtait а moi», а n’importe quel moment. Mais la fin du droit canonique recherche le repos de l’Йglise et le salut des вmes. Or, personne ne peut кtre sauvй dans le pйchй, et ne peut se repentir du dommage causй а un autre, s’il ne compense pas.

         Il faut donc dire que si quelqu’un dйpasse l’йchйance en possйdant de bonne foi, il n’est pas tenu а restitution, mкme s’il sait que cela appartient а un autre aprиs la prescription, car la loi peut punir quelqu’un dans ses biens pour un pйchй et une nйgligence. et les donner et les concйder а un autre. Mais celui qui dйpasse l’йchйance de mauvaise foi est tenu de corriger et de satisfaire en compensant le dommages qu’il a causйs а un autre.

         <1> Il est vrai que tout appartient au dirigeant pour gouverner, mais non pour qu’il le retienne pour lui-mкme ou le donne а d’autres. Et s’il existe de telles lois, elles sont tyranniques et ne dйlient pas en conscience, mais au for judiciaire et par la violence.

 

<Article 2 [26]> Troisiиmement : est-ce que celui qui a consommй le bien d’un autre est tenu а restitution ?

         Il semble que non.

         <1> En effet, celui а qui appartenait la chose ne peut pas porter plainte contre celui qui l’a consommйe. Entendez : s’il en a un droit, celui-ci est tombй [en dйsuйtude] par prescription.

         Cependant, [celui qui a consommй le bien] a possйdй le bien d’un autre de mauvaise foi, et il l’a consommй.

         Rйponse. Il faut dire que [celui qui a consommй le bien d’un autre] est tenu [а restitution]. La raison en est que tous sont tenus de rendre justice а un autre. Or, la justice consiste en une certaine йgalitй. Ainsi, si l’йgalitй n’est pas rйtablie, quelqu’un ne peut pas кtre juste. Or, c’йtait une inйgalitй d’avoir consommй une chose qui ne lui appartenait pas. Il faut donc qu’il la rende.

         <1> Bien que, selon le droit civil, il ne puisse porter plainte contre celui qui a consommй, il peut cependant [porter plainte] selon le droit divin, dont la fin est le salut des вmes, ce qui s’y oppose.

 

<Question 16> [Sur la fonction des interprиtes de la Sainte Йcriture]

         Ensuite, on a posй quatre questions sur les fonctions : premiиrement, а propos de la fonction des interprиtes de la Sainte Йcriture ; deuxiиmement, de la fonction des prйdicateurs ; troisiиmement, de la fonction des confesseurs ; quatriиmement, de la fonction des vicaires.

 

<Article unique [27]> Premiиrement : est-ce que tout ce que les saints docteurs ont dit venait de l’Esprit Saint ?

         Il semble que non.

         <1> En effet, dans leurs йcrits, il se trouve des erreurs, car ils sont parfois en dйsaccord. Or, ne peut кtre vrai ce qui est dissemblable ou discordant, car les deux parties d’une contradictoire ne peuvent кtre vraies.

         Cependant, il appartient а la mкme personne de faire quelque chose pour une fin et de mener а cette fin. Or, la fin de l’Йcriture, qui vient de l’Esprit Saint, est l’enseignement des hommes. Or, cet enseignement des hommes ne peut exister que par les interprйtations des saints. Les interprйtations des saints viennent donc du Saint-Esprit.

         Rйponse. Les Йcritures ont йtй interprйtйes et donnйes par le mкme Esprit Saint. Ainsi, il est dit en 1 Co 2, 14‑15 : L’homme en tant qu’animal ne perзoit pas ce qui est de Dieu..., mais l’homme spirituel, etc., et principalement pour les choses qui relиvent de la foi, car la foi est un don de Dieu. Et ainsi, l’interprйtation des discours est comptйe au nombre des dons de l’Esprit Saint, 1 Co 12, 11.

         <1> Les charismes [gratiae gratis datae] ne sont pas des habitus, mais des mouvements de l’Esprit Saint ; autrement, s’ils йtaient des habitus, par le don de prophйtie, un prophиte aurait une rйvйlation quand il le voudrait, ce qui est faux. C’est pourquoi l’esprit est parfois touchй par l’Esprit Saint au sujet de choses secrиtes а rйvйler, et parfois il ne l’est pas, et certaines choses leur demeurent cachйes. Ainsi, Йlisйe dit, 2 R 3, 27 : Le Seigneur me l’a cachй. Parfois aussi, [les prophиtes] disent certaines chose d’eux-mкmes, comme cela est clair а propos de Nathan, qui recommanda а David de construire le temple, mais fut ensuite repris par Dieu et, comme en se rйtractant, l’interdit а David, mкme de la part de Dieu. Toutefois, il faut tenir que tout ce qui est contenu dans la Sainte Йcriture est vrai, autrement, celui qui aurait une opinion contraire а cela serait hйrйtique. Mais les interprиtes, dans les autres choses qui ne relиvent pas de la foi, ont dit beaucoup de choses comme elles leur paraissaient, et c’est pourquoi, dans ces choses, ils ont pu se tromper. Cependant, ce que disent les interprиtes n’exige pas qu’il soit nйcessaire de croire а eux, mais seulement а l’Йcriture canonique, qui se trouve dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament.

 

<Question 17> [Sur la fonction des prйdicateurs]

         Ensuite, on s’est interrogй sur les prйdicateurs. Et, а ce propos, on a posй deux questions.

 

<Article 1 [28]> Premiиrement : est-ce que quelqu’un peut prкcher de sa propre autoritй, de sorte qu’il soit permis de prкcher sans la permission d’un prйlat ?

         Il semble que oui.

         <1> En effet, prкcher, c’est faire du bien а quelqu’un. Or, nous devons faire le bien а l’йgard de tous, Ga 6, 10. Donc, etc.

         <2> Il est dit dans l’Ecclйsiastique : Dieu a confiй chacun а son prochain. Donc, etc. (Si 17, 12).

         Cependant, [il est dit] en Rm 10, 15 : Comment prкcheront-ils s’ils ne sont pas envoyйs ? Donc, etc.

         Rйponse. Personne, quelle que soit la grandeur de sa science ou de sa saintetй, ne peut prкcher, а moins qu’il ne soit envoyй par Dieu ou par un supйrieur, car tout agent n’est destinй agir que sur la matiиre appropriйe, qui est l’objet de son service. Or, l’exhortation et l’enseignement sont une prйdication si elles sont publiques et concernent toute l’Йglise. C’est pourquoi personne ne peut exercer [une fonction] qui requiert une autoritй publique qu’en vertu de l’autoritй d’un prйlat.

         <1> Il est permis а tout le monde d’accomplir un bien qui lui est proportionnй, et non n’importe quel bien.

         <2> Dieu a ordonnй d’avertir le prochain par un avertissement privй et familier.

 

<Article 2 [29]> Deuxiиmement : est-ce que celui а qui un dirigeant sйculier l’interdit doit abandonner la prйdication ?

         Il semble que non.

         <1> Mt 10, 28 : Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, est adressй aux prйdicateurs. Ceux-ci ne doivent donc pas abandonner la prйdication par crainte de dirigeants.

         <2> De plus, Ac 5, 29 : Il faut obйir а Dieu plutфt qu’aux hommes. Or, Dieu a ordonnй principalement aux prйlats de prкcher, 2 Tm 4, 2 : Prкche la parole, etc. Donc, etc.

         <3> De plus, personne ne doit obйir а ce par quoi celui qui ordonne commet un pйchй. Or, le dirigeant pкche en interdisant cela. Donc, etc.

         Cependant, [on lit] dans Ac 13, 46 : Parce que vous avez rejetй le royaume de Dieu, etc. De plus, Mt 10, 23 : Si vous кtes persйcutйs dans une ville, fuyez dans une autre.

         Rйponse. Il est nйcessaire de faire ici une double distinction.

         En effet, lorsqu’il est dйfendu а quelqu’un de prкcher, ou bien cela est interdit seulement par un tyran, ou bien cela l’est par un tyran et par le peuple. Dans le premier cas, comme il y en a certains parmi la multitude qui veulent йcouter, la prйdication ne doit pas кtre abandonnйe, bien qu’elle doive кtre ajustйe selon les moments et les lieux, de sorte qu’elle ne soit pas abandonnйe par crainte du tyran. Et parfois mкme, il serait permis de prкcher de maniиre secrиte dans les maisons, comme on lit que l’Apфtre l’a fait (Ac 20, 20). Dans le second cas, le prйdicateur doit abandonner et fuir en d’autres endroits, selon l’ordre du Seigneur. Et Grйgoire aussi dit dans le Dialogue, que, «lorsque tous sont mauvais et endurcis, on doit leur dire cette parole de l’Apфtre : Parce que vous avez rejetй le royaume de Dieu, etc.»

         Une autre distinction doit кtre faite ici, car le prйdicateur a charge d’вmes ou il ne l’a pas, c’est-а-dire qu’il prкche en vertu de l’obligation de sa fonction ou de sa propre initiative. Dans le premier cas, il ne doit pas abandonner son troupeau, mкme en danger de mort, pourvu qu’il puisse faire du bien en demeurant avec son troupeau. Dans le second cas, mкme s’il pouvait produire du fruit parmi ces gens, il n’est pas tenu d’insister ni de mettre sa vie en danger, sinon dans une situation donnйe, par exemple, si quelqu’un voulait corrompre la foi. Alors, lа oщ la foi pйricliterait, il est tenu de donner sa vie pour ses frиres, car cela est l’objet d’un commandement dans ce cas. Mais si une telle situation ne menace pas, alors cela est l’objet d’un conseil, car tous les conseils deviennent des prйceptes, le cas йchйant.

         <1> Dieu a ordonnй de prкcher, toutefois, d’une maniиre ordonnйe et de la maniиre dont cela peut кtre utile au salut des вmes.

         <2> On ne doit pas abandonner quelque chose qui relиve de Dieu par crainte de la mort ; mais si quelqu’un se met en danger sans raison et sans nйcessitй, cela n’est pas fait sagement.

         <3> Cela est faux. Car, selon Augustin, «parfois l’empereur pкche en ordonnant а un soldat dйvфt de faire par obйissance ce qui n’est pas pйchй pour lui, surtout s’il n’est pas йvident que cela soit un pйchй pour le soldat».

 

<Article 3 [30]> Troisiиmement : est-il permis а des prйdicateurs de recevoir des aumфnes de la part d’usuriers ?

         Il semble que non.

         <1> 1 Co 9, 11 : Si nous semons chez vous des choses spirituelles, etc.

         <2> De plus, le droit naturel comporte que l’homme vive de son travail : L’ouvrier mйrite son salaire, etc. (1 Tm 5, 18). En effet, cela a йtй concйdй а l’homme par le crйateur : Dans la sueur, etc. (Si 3, 19).

         Cependant, les usuriers ne possиdent rien qui n’appartienne а un autre.

         Rйponse. А parler gйnйralement, on ne peut pas faire l’aumфne а partir du vol, de l’usure et des choses de ce genre. Is 61, 8 : Je hais l’holocauste qui provient du vol. Cependant, dans un cas particulier, il est permis aux prйdicateurs qui prкchent а des ususriers et les avertissent de restituer d’en recevoir : c’est lа une raison. Autre raison : quand ils n’ont rien d’autre pour vivre, car «en cas d’extrкme nйcessitй, tout est commun», et il est permis а tous de recevoir pour vivre et selon leurs besoins.

 

<Question 18> [Sur la fonction des confesseurs]

 

<Article unique [31]> Ensuite, on a demandй, а propos de la fonction des confesseurs, si quelqu’un peut entendre une confession par permission du seigneur pape, sans l’autorisation de son propre prйlat.

         Il semble que non,

         <1> En effet, chacun est tenu de se confesser а son propre prкtre. Donc, etc.

         <2> De plus, le pape [n’entend] faire de tort а personne par une permission.

         Cependant, le pape est au-dessus de tous. Il peut donc confier et permettre а qui il veut ce qu’il veut et autant qu’il le veut.

         Rйponse. Certains disent que n’importe quel prкtre peut absoudre n’importe qui du pйchй et, bien qu’il n’agisse pas bien en absolvant, cependant [cette personne] est absoute. La raison donnйe par ceux-ci est que, par son ordination, sont en mкme temps donnйs au prкtre le pouvoir de consacrer le corps du Christ et le pouvoir des clйs. C’est pourquoi, de mкme qu’il peut consacrer n’importe quelle hostie, de mкme peut-il absoudre n’importe qui. — Mais cela est erronй, car personne ne peut absoudre de sa propre autoritй que celui qui lui est soumis d’une certaine faзon, car les actes sont posйs sur leur matiиre propre, et l’absolution sacramentelle comporte un jugement. Or, celui-ci, а savoir, le jugement, ne s’exerce que sur des subordonnйs et des infйrieurs. Ainsi, celui qui n’a pas de subordonnй ne peut absoudre. Et ainsi, la juridiction donne au prкtre une matiиre dйterminйe. Mais il en va autrement de l’hostie, qui est une matiиre dйterminйe. Ainsi donc, celui а qui aucune charge [d’вmes] n’est confiйe, «voit sa clй liйe», comme disent les juristes, а savoir, qu’il n’a aucune matiиre.

         D’autres disent que personne ne peut, mкme par l’autoritй d’un prйlat supйrieur, absoudre un subordonnй d’un prйlat infйrieur contre la volontй de celui-ci, par exemple, il ne peut absoudre quelqu’un par l’autoritй de l’йvкque contre la volontй d’un prкtre de paroisse. — Cela aussi est erronй, car, pour absoudre, le pouvoir sacerdotal et la juridiction sont requis. Or, l’йvкque a une juridiction immйdiate sur tous. Ainsi, l’йvкque peut entendre les confessions de tous, mкme contre la volontй d’un prкtre de paroisse, et de mкme, celui а qui l’йvкque le confie, et encore bien davantage si le pape le [lui] confie. Toutefois, un archevкque, parce qu’il n’a pas juridiction immйdiate sur tous [les fidиles] de son archevкchй, si ce n’est en appel, ne peut donner la permission ou l’autoritй d’entendre des confessions contre la volontй de l’йvкque diocйsain suffragant.

         <1> Cela est clair aprиs ce qui a йtй dit, car l’йvкque et le pape ont un pouvoir plus grand que le prкtre.

         <2> Cela ne cause pas de dommage, mais vient en aide, car entendre les confessions n’a pas йtй dйcidй en faveur des confesseurs ; autrement, beaucoup de fidиles seraient des esclaves, s’il leur йtait nйcessaire de confesser leurs pйchйs pour l’honneur des prкtres. Mais cela a йtй йtabli pour le salut des вmes.

 

<Question 19> [Sur la fonction des vicaires]

 

<Article unique [32]> Ensuite, on a demandй, а propos de la fonction des vicaires, si le vicaire de quelqu’un peut se faire remplacer par un autre.

         Il semble que oui.

         <1> En effet, l’effet qui possиde la puissance de la cause a pouvoir sur ce que peut la cause.

         Cependant, cela serait contraire а ce que dit Pr 27, 23 : Prends soin de connaоtre le visage de ton troupeau.

         Rйponse. Celui qui est йtabli comme vicaire ne peut confier tout son pouvoir, mais il peut [en confier] une partie, car l’intention du commettant est que celui а qui il le confie le mette en њuvre comme il le peut, et peut-кtre celui-ci ne peut-il pas accomplir tout ce qui lui a йtй confiй. Ainsi, il peut en confier quelque chose а un autre.

         <1> L’effet ne possиde pas toujours toute la puissance de la cause, а moins que <...> un йvкque.

         <2> Il fait cela afin de connaоtre le visage de son troupeau.

 

<Question 20> [Sur le pйchй originel]

         Ensuite, on posait des questions sur ce qui se rapporte а la faute : premiиrement, sur les pйchйs ; deuxiиmement, sur les peines.

         Sur le premier point, on a posй deux questions : premiиrement, sur ce qui se rapporte а la faute originelle ; deuxiиmement, а la faute actuelle.

 

<Article unique [33]> А propos du pйchй originel, on a demandй s’il est transmis par la transmission de la semence.

         Rйponse. Il faut dire que oui, car le pйchй originel est un pйchй de nature, et il n’atteint la personne que dans la mesure oщ il est dans telle nature. Or, toute la nature humaine est comme un seul homme. Partout donc oщ se trouve cette nature, se trouve le pйchй de nature, qui est le pйchй originel.

         (А remarquer que le coup a raison de faute, non pas en tant qu’il est donnй par la main, mais en tant qu’il a son principe dans la volontй.)

 

<Question 21> [Sur le pйchй en pensйe]

         Ensuite, on a posй des questions sur le pйchй actuel. Et, en premier lieu, on a posй deux questions sur le pйchй en pensйe.

 

<Article 1 [34]> Premiиrement : est-ce que le consentement au plaisir est un pйchй mortel ?

         Rйponse. Ici, on ne s’interroge pas sur le consentement au plaisir de l’acte, car cela est clairement mortel, mais sur le consentement au seul acte de la pensйe, comme lorsque quelqu’un pense au plaisir de la fornication, s’en dйlecte et que cette pensйe lui plaоt. Il existe donc une double pensйe du plaisir : soit par la pensйe elle-mкme, soit en raison de la chose а laquelle on pense. La premiиre survient losque quelqu’un pense а un triangle ou aux guerres du roi, non pas en raison du roi, mais en raison de la pensйe mкme. La seconde survient lorsque je me dйlecte en pensant а un ami pour lui-mкme, qui me devient prйsent par la pensйe et dans la pensйe. Ainsi donc, une pensйe peut кtre pensйe comme dйlectable en tant que pensйe, et ainsi elle n’est pas pйchй, comme si je dois parler de la fornication et que surgissent de belles routes, et que je prends plaisir. Mais si la pensйe se dйlecte de la chose pensйe, cela ne peut venir que de l’amour de la fornication. C’est pourquoi y consentir, c’est consentir а l’amour et а l’usage d’une chose dйfendue, et cela est donc pйchй mortel.

 

<Article 2 [35]> Deuxiиmement, а propos du soupзon : est-il un pйchй mortel ?

         Il semble que oui.

         <1> En effet, Dieu menace ceux [qui sont soupзonneux], Is 5, 20 : Malheur а vous qui dites, etc.

         Cependant, а propos de : Ne jugez pas avant le temps (1 Co 4, 5), la Glose dit que c’est un pйchй vйniel.

         Rйponse. Dans ce qui est pйchй mortel par son genre, les mouvements imparfaits ne sont pas des pйchйs mortels, mais vйniels. En effet, l’adultиre est [un pйchй] mortel, а savoir, lorsqu’il y a volontй complиte, mais non lorsque celle-ci est incomplиte. En effet, ce n’est pas tout mouvement de la concupiscence qui est pйchй mortel. Or, le jugement est double : [celui qui porte] sur les choses et [celui qui porte] sur les personnes. Le jugement sur les choses est toujours pйchй mortel, par exemple, dire que faire l’aumфne est mal. Mais le jugement sur les personnes, bien qu’il soit parfois faux, n’est cependant pas toujours pйchй, а moins qu’il ne soit entiиrement tйmйraire. C’est pourquoi Augustin, а propos du sermon du Seigneur sur la montagne, [йcrit] : «Si nous nous trompons en jugeant des personnes, nous ne nous trompons pas en jugeant des choses. Mais lorsque, а partir d’une chose lйgиre, un jugement ferme s’installe dans le cњur, parfois il est mortel, parce qu’il est accompagnй de mйpris pour le prochain.»

         Or, le soupзon et quelque chose d’imparfait dans le genre du jugement ; il est donc un mouvement imparfait. C’est pourquoi il n’est pas mortel par son genre, bien que, s’il provient de la haine, il soit parfois mortel.

         <1> Celui qui dit qu’un bon est mйchant, etc., ne soupзonne pas, mais juge ; il pиche donc <mortellement>.

 

<Question 22> [Sur le pйchй par action]

         Ensuite, on a posй trois questions sur le pйchй par action.

 

<Article 1 [36]> Premiиrement : est-il permis de recourir au sort, surtout а l’ouverture de livres [au hasard] ?

         Rйponse. Le sort est а proprement parler un jugement attendu de quelque chose, portй par quelqu’un en vue de s’enquйrir de ce qui est occulte. Je dis : «portй par quelqu’un» (car s’enquйrir de ce qui est fait par d’autres n’est pas un sort, mais une augure ou quelque chose d’autre), comme lorsque quelqu’un agit comme les gйomanciens, en recourant а des dйs, а des pailles et а l’ouverture de livres. Or, cela est fait pour trois choses : pour s’enquйrir de la volontй, pour consulter en cas de doute ou pour prйdire. Et ainsi, il existe trois sorts : [le sort] de dйcision, [le sort] de consultation et [le sort] divinatoire.

         Certains les pratiquent comme s’ils s’en remettaient au destin, comme lorsqu’on ne voit pas qui doit partir, faisons appel au sort pour savoir qui doit partir. Et parfois cela est sans importance. Certains [les pratiquent] pour s’enquйrir du jugement d’une chose, comme lorsque certains, pour s’enquйrir du jugement des astres, <...> comme les gйomanciens, qui disent que la main est mue selon le mouvement du ciel. Et cela est un pйchй. Certains veulent connaоtre le jugement du Diable, comme Nabuchodonosor, et cela est un sacrilиge. Certains [veulent connaоtre] le jugement divin, et ainsi, cela n’est pas toujours un pйchй.

         Ainsi, le sort divinatoire comporte quatre degrйs : au premier, il est parfois pйchй vйniel ou n’est pas pйchй ; au deuxiиme, il est pйchй, ainsi qu’au troisiиme ; mais, au quatriиme, il n’est pas toujours pйchй, mais [il l’est] lorsque quelqu’un le pratique sans nйcessitй, car c’est alors tenter Dieu (2 Ch 20, 12) ; ou lorsqu’on le pratique sans la dйvotion appropriйe, comme le dit Bиde, а propos de Ac 1, 26 ; ou lorsque quelqu’un transforme des choses sacrйes en choses temporelles, comme lorsqu’il ouvre des livres pour des choses temporelles ; ou lorsque certains ne s’entendent pas <dans les йlections ecclйsiastiques et recourent ainsi au sort>, car cela est faire injure а l’Esprit Saint, que l’on croit кtre fermement prйsent dans l’Йglise ou dans les assemblйes. Toutefois, dans l’йlection des dirigeants sйculiers, rien n’empкche de recourir au sort.

 

<Article 2 [37]> Deuxiиmement, а propos de la retenue du superflu : est-ce que celui qui ne donnepas du superflu qu’il possиde pour Dieu commet un pйchй ?

         <1> En effet, Augustin dit que celui qui retient, etc. <...>

 

<Article 3 [38]> Troisiиmement, а propos de la perplexitй : est-ce que quelqu’un peut кtre perplexe ?

         <...>

 

<Question 23> [Sur les peines]

         Ensuite, on a posй des questions sur les peines.

 

<Article 1 [39]> Premiиrement, а propos de la peine temporelle : est-ce qu’un religieux doit кtre expulsй en raison d’un pйchй contre la vie religieuse, s’il est disposй а se corriger et а supporter une peine ?

         Rйponse. L’Apфtre dit : Йcartez le mal parmi vous ; un peu de levain, etc. (1 Co 5, 13 et 5, 6). Or, quelqu’un est йcartй soit par une peine corporelle, et il est ainsi clair qu’est йcartй mкme celui qui voudrait faire pйnitence de quelque maniиre que ce soit, comme l’homicide est suspendu aussi longtemps qu’il se repente ; soit par une peine spirituelle, et l’Йglise ne fait pas cela, а moins que qu’on ne soit obstinй. La raison en est que, par une peine corporelle, est enlevй quelque chose de temporel, qui peut кtre compensй par un plus grand bien ; mais le bien spirituel qui est perdu ne peut кtre compensй. C’est pourquoi la vie religieuse ne doit pas infliger une telle peine, aussi longtemps que [le coupable] veut se corriger, et ce qu’est l’excommunication dans l’Йglise, l’expulsion de la vie religieuse l’est. C’est pourquoi il faut dire que personne ne doit кtre expulsй qu’en raison de son obstination, mais il doit кtre sйquestrй d’une autre maniиre, dans une prison ou autrement.

 

<Article 2 [40]> Deuxiиmement, а propos de la peine йternelle : est-ce que l’вme sйparйe du corps souffre naturellement du feu corporel ?

         <...>

 

<I> <Anonyme> <Question sur la pйnitence>

         On a demandй si l’homme peut se repentir d’un pйchй sans se repentir des autres.

         Il semble que oui.

         <1> En effet, les pйchйs ne sont pas connexes.

         <2> Si tu dis que [ce pйchй] n’est pas remis parce que l’offense envers Dieu n’est pas йcartйe, qui demeure toujours avec le pйchй, Sg 10, 21 s’oppose а cela : Tu aimes toutes choses, etc., et Si 12, 3 : Le Trиs-Haut dйteste les pйcheurs. Il est donc clair que les pйcheurs sont aimйs par Dieu en raison de leur nature et sont dйtestйs pour leur faute. Ainsi rien n’empкche que quelqu’un soit aimй de Dieu pour une chose et ne soit pas aimй [de Lui] pour une autre.

         <3> De plus, il est dit en 1 Jn 4, 10 : Ce n’est pas nous qui avons aimй Dieu, etc. Par cela, il est clair que le mouvement de notre amour est prйcйdй par [l’amour] de Dieu. Ainsi, lorsque quelqu’un qui est empкtrй dans de nombreux pйchйs en йcarte un et n’йcarte pas les autres, il semble faire cela parce qu’il est mы par l’amour de Dieu.

         <4> De plus, les pйchйs sont des dettes, Mt 6, 12. <Mais l’homme peut кtre libйrй d’une dette sans l’кtre d’autres [dettes]. Il en est donc de mкme pour le pйchй.>

         <5> De plus, les pйchйs sont des maladies spirituelles. Mais le mйdecin soigne parfois une maladie plus grave et en nйglige une plus lйgиre.

         <6> De plus, une dйcrйtale dit que celui qui se confesse et «dit cependant qu’il ne peut s’abstenir, doit кtre incitй а la pйnitence par des avertissements sйvиres et salutaires, et qu’une pйnitence soit lui кtre donnйe».

         <7> De mкme, Gratien dit que la pйnitence imposйe commence а кtre efficace lorsque [le pйnitent] est contrit.

         <8> De mкme, Grйgoire dit : «Il y en a qui, alors qu’ils suppriment certains vices, persйvиrent fortement dans d’autres.»

         <9> De mкme que par le pйchй quelqu’un est exclu de la vie йternelle, de mкme l’est-il de la communautй des fidиles par l’excommunication. Or, celui qui a йtй excommuniй par plusieurs excommunications peut кtre absous d’une sans l’кtre des autres.

         <10> De plus, si quelqu’un se confesse d’un [pйchй] et non des autres, et qu’une pйnitence lui est donnйe et qu’il l’a accomplie, si par la suite il se convertit et confesse les autres, une autre pйnitence ne doit pas lui кtre imposйe pour le premier, car il est dit en Nb 1, 19 que Dieu ne jugera pas deux fois la mкme chose. La premiиre pйnitence йtait donc suffisante pour ce pйchй.

         <11> De plus, un pйchй peut кtre davantage enlevй par son contraire que par le contraire de son effet. Or, l’effet du pйchй est l’offense envers Dieu, а laquelle s’oppose la vertu de charitй. Ainsi, puisque le vice s’oppose au vice, comme l’avarice а la prodigalitй, un vice peut кtre enlevй par un vice contraire, par exemple, si quelqu’un devient avare aprиs avoir йcartй la prodigalitй. Un tel vice peut donc кtre enlevй sans la charitй. Quelqu’un peut donc кtre purifiй d’un pйchй sans la charitй.

         <12> De plus, un habitus acquis adhиre moins qu’un habitus infus. Or, un [habitus] acquis n’est pas enlevй par un seul acte. L’[habitus] infus ne l’est donc pas non plus. Puisque la pйnitence est un habitus infus, la vertu de pйnitence n’est donc pas enlevйe par le fait que l’homme est dans un seul pйchй.

         <13> De plus, parmi les њuvres de la pйnitence, on compte les њuvres de misйricorde. Or, lorsque celles-ci sont faites en йtat de pйchй, elles n’ont pas de valeur, comme le dit clairement Ambroise : «L’enseignement chrйtien se rйsume а la piйtй ; si quelqu’un souffre de l’inclination de la chair, il recevra des coups, mais il ne pйrira pas.» — De mкme, les aumфnes de Corneille, alors qu’il n’йtait pas encore baptisй, ont йtй acceptйes par Dieu (Ac 10, 4).

         <14> De plus, Jйrфme dit que les Sodomites ont йtй punis, de mкme que les Йgyptiens, «afin qu’ils ne soient pas punis йternellement». Par cela, on voit que la peine temporelle libиre de [la peine] йternelle. Or, quelqu’un peut кtre puni pour un pйchй, et non pour un autre.

         <15> De plus, la pйnitence consiste а pleurer les pйchйs commis. Or, cela peut se faire d’un pйchй, sans que ce soit fait pour un autre.

         <16> Alors que cesse l’effet, parfois la cause demeure. Or, la cause du pйchй est l’orgueil. Une fois йcartйs les autres pйchйs, l’orgueil peut donc demeurer.

         <17> De plus, Dieu a une une misйricorde plus grande que l’homme. Or, l’on peut donner а un homme satisfaction d’une offense, et non d’une autre.

         <18> De plus, un mouvement du libre arbitre est nйcessaire pour la pйnitence. Si donc il faut se repentir de tous [les pйchйs] en mкme temps, il faut que le mouvement du libre arbitre se porte sur tous les pйchйs, et ainsi, la rйmission des pйchйs exige beaucoup de temps. Ce qui ne semble pas кtre le cas, car «la grвce du Saint-Esprit ne connaоt pas de longs efforts». — De mкme, le pйcheur oublie parfois certains pйchйs ; ainsi, ils ne lui seraient pas remis, s’il devait se repentir de tous.

         <19> De plus, le Philosophe dit que «ce qui est juste est ce qui est supportй en en sens contraire». Or, l’homme peut supporter une chose en sens contraire, et non une autre.

         <20> De plus, les vertus politiques ne sont pas connexes. Or, la vertu politique est celle qui йcarte le pйchй opposй. Elle peut donc coexister avec un autre pйchй.

         <21> De plus, а propos de Lm 3, 52 : Ils m’ont saisi en me chassant, Ambroise dit : «La oщ la foi a manquй, la peine satisfait.» Or, le manque de foi est un pйchй d’infidйlitй. Un homme peut donc satisfaire pour un pйchй tout en demeurant dans l’infidйlitй.

         <22> De plus, Zachйe promit de satisfaire, mais il n’a promis de satisfaire que pour ce qu’il avait pris d’une mauvaise maniиre. Cependant, le Seigneur lui dit : Aujourd’hui, [le salut] est arrivй а cette maison, etc. (Lc 19, 9).

         <23> De plus, on peut enlever une difformitй dans une partie du corps sans en enlever une dans une autre. Or, dans l’вme, le concupiscible et l’irascible sont comme des parties distinctes. Un pйchй peut donc кtre enlevй d’une partie sans qu’un autre soit enlevй dans une autre.

         <...> De plus, les pйchйs vйniels adhиrent davantage que les pйchйs mortels, car il ne peut exister d’homme sans pйchй vйniel. Or, un pйchй vйniel peut кtre remis sans les autres.

         <24> De plus, dans la pйnitence, il existe un instant ultime oщ quelqu’un est pйcheur, et un premier instant oщ il commence а кtre juste. Or, soit qu’il y ait deux instants, et cela ne peut кtre, car un temps existe toujours entre les deux, et ainsi, pendant ce temps, il ne serait ni juste ni pйcheur, ce qui est faux. Il s’agit donc du mкme instant oщ quelqu’un est pйcheur et juste. Quelqu’un peut donc кtre en mкme temps pйcheur et juste. Et ainsi, un pйchй peut кtre remis sans les autres.

         <25> <...>

         Cependant, personne ne satisfait que par une action acceptйe par Dieu. Or, les actions faites en йtat de pйchй ne sont pas acceptйes par Dieu. Donc, etc.

         Rйponse. Dans la pйnitence, nous pouvons considйrer deux choses, а savoir, les parties de la pйnitence et les effets de la pйnitence.

 

* * *

 

         Si nous considйrons donc l’effet de la pйnitence, qui est la rйmission des pйchйs, ainsi un pйchй ne peut d’aucune maniиre кtre remis sans un autre.

         La raison de ceci est triple.

         La premiиre tient а la condition de la cause de la rйmission du pйchй, qui est la charitй. Pr 10, 12 : La charitй couvre tous les pйchйs. Or, tout pйchй mortel s’oppose а la charitй du fait qu’il s’oppose а un commandement de Dieu et que celui qui agit contre un commandement de Dieu agit contre la charitй et n’aime pas Dieu. Ainsi, il est impossible que la charitй existe en mкme temps que le pйchй mortel. Si donc le pйchй n’est remis que par la charitй, par consйquent, etc.

         La deuxiиme raison vient de la disposition du pйcheur, car celui qui est en йtat de pйchй est, en tant que tel, comme un membre mort. Or, la rйmission du pйchй se fait par l’influx de la grвce а partir de notre tкte, le Christ. Or, la tкte n’influe par sur un membre mort, mais seulement sur [un membre] vivant.

         La troisiиme raison vient de la rйmission des pйchйs, qui est une rйconciliation avec Dieu. Car la notion de faute ou de culpabilitй tient а l’offense faite а Dieu. La rйmission du pйchй n’est donc rien d’autre que la rйmission de l’offense faite а Dieu par l’homme. Aussi lontemps donc que quelqu’un a la volontй d’offenser [Dieu], l’offense ne lui est pas remise. En effet, aux yeux de Dieu, penser en son cњur ou penser а une offense dans son cњur est la mкme chose que pour nous commettre une offense.

 

* * *

 

         Mais si nous parlons des parties de la pйnitence, qui sont la contrition, la confession et la satisfaction, la mкme chose apparaоt.

         Premiиrement, il apparaоt ainsi que se repentir de cette maniиre n’est pas la contrition. Car la contrition est la peine d’avoir pйchй. Or, quelqu’un ne peut pas avoir la peine qui vient de la contrition pour un pйchй, s’il ne souffre par pour un autre [pйchй]. Car, en cela, il faut chercher la raison de la douleur, puisqu’un seul motif de douleur rйalise la contrition. En effet, si tu es peinй parce que tu as perdu quelque chose de temporel, ou parce que tu es tombй dans un mal temporel et corporel, cette douleur n’est pas la contrition, mais [c’est la contrition] si tu es peinй d’avoir commis une faute contre Dieu. Et si tu as une telle peine, il faut nйcessairement que tu sois peinй de tout ce qui va contre Dieu et de chaque chose, pour autant que cela va contre Dieu et parce que cela a raison d’offense. Et si tu es ainsi peinй d’un pйchй pour cette raison, tu seras peinй et te repentira de tous ; et si tu [ne te repens] pas de tous, tu ne seras pas non plus contrit d’un seul, je veux dire, de la contrition qui est une partie de la pйnitence.

         De mкme aussi, il ne s’agit pas dans ce cas d’une confession. En effet, on peut confesser oralement un seul pйchй, mais cette confession n’est pas sacramentelle, car, dans celle-ci, un homme doit se dйvoiler а un ministre de Dieu, а savoir, au prкtre. Or, il ne se dйvoile pas par le fait qu’il cache un pйchй. C’est pourquoi une telle confession de sa part n’est pas sacramentelle, et ainsi il n’est pas dйliй de devoir se confesser selon ce qu’a йtabli l’Йglise. Il doit donc reprendre toute sa confession et se confesser autrement.

         De mкme aussi, il ne s’agit pas d’une satisfaction. En effet, certains ont pensй que seule la peine fait partie de la satisfaction, et ainsi quelqu’un pourrait кtre puni pour un [pйchй], et non pour un autre. Mais cela est faux, car alors ceux qui sont punis en enfer feraient satisfaction, et mкme ceux qui sont punis malgrй eux. Mais la satisfaction est un acte mйritoire par la grвce, car satisfaire, c’est faire un acte agrйable а Dieu. Or, les actes faits sans charitй ne sont pas agrйables а Dieu, et ainsi ils ne sont pas une satisfaction. Aussi longtemps donc que reste dans l’homme un pйchй, ses њuvres sont sans charitй.

         Et ainsi, quelqu’un ne peut se repentir d’un pйchй, alors qu’il en demeure un autre dans sa volontй.

         <1> Bien que les pйchйs ne soient pas connexes et qu’il puisse en existe un sans un autre, l’un ne peut cependant кtre remis sans l’autre, car la cause de la rйmission est unique, а savoir, la charitй ; si elle n’existe pas, le pйchй n’est pas remis.

         <2> Aimer, c’est vouloir du bien а quelqu’un. Dieu aime ainsi quelque chose en lui voulant du bien. Or, il existe une double bien : celui de la nature et celui de la grвce. [Dieu] veut le bien de nature pour toute crйature — et l’objection vient de cela. Mais il ne veut le bien de la vie йternelle que pour celui qui est en йtat de charitй. Et il est ainsi possible qu’il aime quelqu’un en lui voulant un bien de nature, mais non selon le bien de la gloire. Or, qu’il aime un homme pour ce qui est de la rйmission d’un [pйchй], mais non pour ce qui est de la rйmission d’un autre, cela est impossible, а savoir, en lui voulant le bien de la grвce et de la gloire.

         <3> Si un homme bon a йtй mы par la haine d’un pйchй et s’il est ordonnй par l’amour de Dieu de quelque faзon que ce soit, mais pas toujours par [cet] amour selon lequel [Dieu] aime en vue de la vie йternelle, mais par lequel il aime en vue d’un autre bien qu’il veut aux hommes.

         <4> Dans l’Йthique, le Philosophe fait une distinction entre une double йgalitй : celle de l’amitiй et celle de la justice. La diffйrence est que l’йgalitй de la justice consiste dans des choses, et celle de l’amitiй dans un sentiment. La premiиre йgalitй peut кtre rйtablie sur un point sans кtre rйtablie sur un autre : ainsi, si tu as pris un cheval et une tunique, l’un peut кtre rendu sans l’autre. Mais, dans l’amitiй, l’amitiй elle-mкme n’est pas rйtablie sans кtre entiиrement rйtablie, car tu ne seras pas rйconciliй d’une offense si ton вme continue d’entretenir le propos d’offenser.

         <5> Le mйdecin ne soigne pas toutes les maladies par un seul remиde ; c’est pourquoi il ne guйrit pas en entier. Mais Dieu soigne toutes les maladies par un seul art, а savoir, la charitй ; c’est pourquoi il la guйrir en entier.

         <6> Cette dйcrйtale doit кtre interprйtйe non pas au sens oщ une pйnitence doit кtre imposйe si [le pйcheur] ne veut pas s’abstenir, car imposer une pйnitence, c’est obliger а quelque chose un homme absous. Si on ne peut l’absoudre, on ne doit pas le lier, mais il faut lui enjoindre de se prйparer а la pйnitence. Par consйquent, le confesseur doit l’inciter au propos de s’abstenir et а faire confiance а la foi et а la grвce, qui pourront le dйtourner du mal au-delа ses propres forces. Et [le confesseur] doit l’exhorter de cette maniиre.

         <7> А propos de Gratien, il faut dire que Gratien avait cette opinion, а savoir que, dans la satisfaction, il ne fallait considйrer qu’une seule peine, parce qu’il ne considйrait la satisfaction que selon qu’elle rйtablissait l’йgalitй de la justice, et non celle de l’amitiй. Or, ce n’est pas l’opinion aujourd’hui. Mais а supposer que l’absolution n’ait pas de valeur pour celui qui se confesse de maniиre trompeuse, n’en a-t-elle pas aprиs qu’il s’est converti et que la tromperie a йtй йcartйe ? Non. Dans le baptкme, c’est le cas, car, dans le baptкme, un caractиre est imprimй, mais non dans l’absolution du prкtre.

         <8> Cela s’entend de l’acte ou de la cessation de l’acte, car, lorsque quelqu’un est portй а la luxure, puis devient avare, la luxure cesse pour ce qui est de l’acte. Mais cela ne vaut pas pour la culpabilitй.

         <9> Dans l’excommunication, il n’y a qu’une peine, et non une offense. Ainsi, seule l’йgalitй de la justice s’y trouve-t-elle rйtablie.

         <10> Il faut ici faire une distinction, car si une pйnitence a d’abord йtй imposйe ou une satisfaction dont l’effet demeure identifiable [chez le pйnitent], par exemple, s’il lui a йtй ordonnй de donner 10 marcs ou d’aller а Saint-Jacques, l’effet demeure, car il est appauvri ou affaibli. Et une telle satisfaction, si elle a йtй faite une fois, ne doit pas кtre renouvelйe, mais elle doit кtre acceptйe. Mais s’il s’agit d’une pйnitence dont l’effet ne demeure pas identifiable, par exemple, un jeыne, des priиres ou des choses de ce genre, ces choses doivent кtre reprises.

         <11> Par un pйchй contraire est enlevй l’acte ou l’habitus contraire, mais non la culpabilitй, car elle est parfois augmentйe.

         <12> Un habitus acquis n’est pas enlevй par une seul acte, pas plus qu’il n’est engendrй [par un seul acte] ; mais [l’habitus] infus, oui, car la conservation d’une chose dйpend de sa cause, et si celle-ci est enlevйe, l’effet est enlevй. Or, la cause de la vertu infuse est l’orientation continue de l’esprit vers Dieu, et celle-ci est enlevйe par le pйchй mortel.

         <13> А propos des њuvres de misйricorde, il faut dire qu’а cause de ces autoritйs et [d’autoritйs] semblables, certains croient que l’homme, quel que soit le nombre de pйchйs qu’il fasse, pourvu qu’il fasse de larges aumфnes, obtiendra en dйfinitive le pardon de ses pйchйs. Mais cela va а l’encontre de 1 Co , 10 : Ceux qui agissent ainsi, [n’obtiendront pas] le royaume de Dieu, etc. C’est pourquoi l’homme qui meurt avec quelque pйchй que ce soit, ne parvient pas а la vie йternelle. Il faut donc l’entendre des њuvres de misйricorde correctement accomplies, et tu fais cela si d’abord tu prends ton вme en pitiй en plaisant а Dieu. Et ce que dit Ambroise : «[L’enseignement chrйtien] se rйsume, etc.», certains l’interprиtent de la luxure vйnielle ; mais cela ne tient pas. Il ne faut donc pas comprendre que si quelqu’un, а la suite d’aumфnes, souffre de l’inclination de la chair et y meurt, il ne perira pas, mais que, bien que certains comme ceux-lа pиchent parfois, cependant Dieu leur assure sa providence et leur prйpare un chemin vers le salut par la pйnitence. — А propos de Cornielle, il faut dire qu’il avait la foi, et ainsi le pйchй d’infidйlitй ne se trouve pas en lui. Et Pierre n’a йtй envoyй qu’а quelqu’un qui possйdait une [foi] implicite, qui йtait alors suffisante, et Pierre lui a йtй envoyй pour l’expliciter chez lui.

         <14> Jйrфme explique qu’il ne faut pas l’entendre de n’importe quelle peine, mais d’une [peine] proportionnйe, ce qui n’est pas le cas tant que la volontй demeure obstinйment dans le pйchй. C’est pourquoi ils sont toujours punis et mйritent une peine. Il faut donc l’entendre de ceux qui, dans leur peine mкme, se sont tournйs vers Dieu, contrits pour leurs pйchйs.

         <15> Pleurer avant les faits, non pas en raison d’un dommage temporel, mais а cause de Dieu et avec le propos de ne rien faire contre Dieu, cela est la vraie pйnitence, et il n’y a alors en toi aucun pйchй dont tu ne souffres.

         <16> Si la cause est vraie et propre, la cause posйe, l’effet est produit. Et du fait de la destruction de ce qui suit, l’effet йtant supprimй, la cause est supprimйe. Et cela est vrai dans les causes qui sont en acte, mais non dans les causes en puissance, comme si en йcartant le fait que quelque chose ne soit pas construit en acte, il en dйcoule que le constructeur ne construit pas en acte. Or, l’orgueil est une cause en acte.

         <17> Celui-ci peut satisfaire en prenant au sens large la satisfaction pour la restitution, mais cela n’est pas la satisfaction de la pйnitence ni une partie de celle-ci, mais un certain prйambule. Or, la vraie satisfaction est la rйconciliation de l’amitiй.

         <18> Un mouvement du libre arbitre est nйcessaire, et il doit penser et dйplorer chaque chose, selon ce que dit le psaume : Je laverai chaque nuit ma couche, etc. (Ps 100, 7), et il doit confesser chaque chose. — Mais tu diras que la justification ne s’accomplit pas instantйment. Il faut dire que le pensйe du pйchй peut exister de deux faзons : quant au principe ou quant au terme. Et ainsi, la pensйe prйcиde parfois la contrition, et parfois elle la suit, car parfois en pensant а tout, elle dйplore chaque chose, et parfois elle dйplore globalement et pense а cela. Et ainsi, aprиs cela, la justification se rйalise instantanйment. Et а propos de ce que tu dis, qu’il oublie quelque chose, il faut dire que Dieu ne le lui impute pas, car cela n’est pas en notre pouvoir.

         <19> Cela n’est pas vrai. Dans toute justice, ce qui est juste et ce qui est supportй en sens contraire ne sont pas la mкme chose. Si cela йtait vrai, nous ne parlons pas seulement de l’йgalitй de la justice, mais aussi [de celle] de l’amitiй. Et ainsi, il faut donner satisfaction pour tout.

         <20> Une vertu n’existe pas sans l’autre, ni pour les vertus infuses, qui sont connexes dans la charitй, ni pour les [vertus] acquises, qui sont connexes dans la prudence. Mais cela est vrai des vertus naturelles, car quelqu’un est naturellement inclinй а l’une et non а l’autre. Mais les vertus parfaites existent toutes en mкme temps.

         <21> La foi est prise lа pour la conscience du pйchй, et lorsque quelqu’un n’a pas conscience du pйchй, soit parce qu’il l’a oubliй, soit parce qu’il ne le connaоt pas, en supportant patiemment, il mйrite <le pardon> de tous ses pйchйs.

         <22> Zachйe a peut-кtre fait d’autres choses.

         <23> Il n’en est pas de mкme d’une difformitй du corps et d’une difformitй de l’вme, car la difformitй du corps peut кtre particuliиre, mais la difformitй de l’вme vient de la soustraction de la grвce, qui enlиve toutes les difformitйs.

         <...>

         <24> Il n’existe pas d’instant ultime oщ s’accomplit le pйchй, mais un temps ultime.

         <25> Tu ne crains pas Dieu correctement lorsque tu n’йcartes pas tous les pйchйs et le propos de pйcher.

 

<II> <Anonyme> <Sur l’univers>

         On a posй des questions sur l’univers et sur ses parties.

 

<Question 1> Sur le premier point, on a posй deux questions : sur l’йternitй du monde et sur [sa] fin.

 

<Article 1 [1]>Premiиrement : il semble que le monde soit йternel.

         <1> S’il a commencй, c’est par le fait d’une cause agente, а savoir, Dieu. Or, l’action de Dieu est sa substance. Or, la substance de Dieu est йternelle. Donc, son action aussi, et donc, ce qu’il fait.

         <2> De plus, la cause et ce qui est causй sont en relation : l’un des relatifs йtant posй, l’autre l’est. Or, Dieu existe depuis l’йternitй. Donc, le monde aussi.

         <3> Mais on disait que [le monde a commencй] par la volontй [de Dieu]. Il n’est donc pas question du moment oщ il a existй, mais du moment oщ [Dieu] a voulu [que le monde existe]. Cependant, soit qu’il l’ait toujours voulu, soit non. S’il ne l’a pas toujours [voulu], mais а un certain moment, la volontй de Dieu peut changer. Or, cela est impossible, car sa volontй est son essence. Mais s’il l’a toujours voulu, cela est impossible, car aucune raison n’est donnйe pour laquelle il l’a fait maintenant et non plus tфt. Le monde est donc йternel.<

         Cependant, Gn 1, 1 : Au commencement, Dieu crйa le ciel et la terre. — De mкme, nous disons qu’il viendra juger (Jb 31, 14). — De mкme, il est nйcessaire que la matiиre soit proportionnйe а la forme. Or, la puissance de Dieu est absolument infinie. Aucune matiиre ne lui est donc proportionnйe. [Il a donc fait] le monde а partir de rien.

         Rйponse. Selon le jugement de la foi, le monde n’a pas toujours existй, ni quant а sa substance, ni quant а son mouvement, car, а proprement parler, Dieu seul est йternel. Cependant, pour ce qui est de sa fin, la substance du monde durera, non pas toutefois selon la disposition de ce monde qui existe maintenant, mais elle sera changйe а un certain moment. Ainsi l’Apфtre dit : La figure de ce monde passse (1 Co 7, 31).

         Mais cette position de la foi ne peut кtre dйmontrйe par des raisons suffisantes et dйmonstratives, pas davantage que les autres choses qui relиvent de la foi. De mкme, elle ne peut кtre repoussйe par aucune raison suffisante, car une dйmontration porte sur ce qui est vrai et il n’y a pas de faussetй dans la foi. Ce qui est contre la foi est donc impossible, car а ce qui est vrai ne s’oppose que ce qui est faux.

         Que cela ne puisse кtre dйmontrй et repoussй par une dйmonstration suffisante, la raison en est que les raisons dйmonstratives viennent toujours d’une certaine cause. Or, la cause qui fait le monde est la volontй de Dieu, et [sa cause] finale est la bontй de Dieu. Si tu pouvais le dйmontrer, il faudrait que tu le dйmontres soit du point de vue de la fin — mais cela ne peut кtre, car, la fin йtant posйe, il n’est nйcessaire qu’existe que ce sans quoi la fin ne peut exister ; mais si la fin peut exister sans cela, alors il ne peut y avoir de dйmontration de ce qui se rapporte а la fin. En effet, la bontй de Dieu ne dйpend pas des choses crййes. De mкme, cela ne peut pas кtre dйmontrй du point de vue de la volontй, car celle-ci agit en vue de la fin, et son acte ne comporte aucune nйcessitй que celle qui vient de la fin.

         <1> La substance [de Dieu] est йternelle, et en Dieu il n’y a aucune action nouvelle ; et cependant, son effet n’est pas йternel. Car l’effet ne dйcoule de l’action que selon le principe de l’action, comme, de la chaleur du feu, ne dйcoule un effet que selon le mode de la forme du feu, qui est le principe. Or, la volontй de Dieu est la raison du principe dans l’action de la crйation du monde, et ainsi l’effet n’en dйcoule pas lorsque l’action [le dйtermine], mais lorsque la volontй en dispose.

         <2> Pour ce qui est de la forme du raisonnement, la rйponse est claire. Car, selon le Philosophe, Mйtaphysique, V, «il existe des relatifs dont les deux termes se rapportent l’un а l’autre» ; pour ceux-ci, ce qui est dit ici est vrai. Mais, pour certains [relatifs], l’un des termes se rapporte а l’autre, mais non inversement ; pour ceux-ci, [ce qui est dit ici] n’est pas vrai, comme ce qui est connaissable ne se rapporte rйellement а la science, mais notre science [se rapporte] par elle-mкme а ce qui est connaissable. Ainsi, la conclusion est que si la science se rapporte а ce qui est connaissable, il n’en va pas de mкme inversement. Or, lorsqu’on dit que Dieu est la cause et la crйature, l’effet, on parle d’une maniиre relative selon une faзon de parler, mais la crйature dйpend de sa cause, а savoir, de Dieu, et non l’inverse. Toutefois si tu dis qu’une fois la cause posйe, l’effet est posй, il faut alors rйpondre autrement : que cela a lieu dans les causes qui agissent par nйcessitй de nature, et non [dans celles qui agissent] par volontй. Et la raison en est qu’une cause agente agit selon sa forme naturelle, qui est dйterminйe en elle, et ainsi il est nйcessaire qu’une action dйterminйe produise un effet dйterminй. Mais la forme volontaire conзue dans l’intellect est le principe de l’action, et celle-ci peut former dans l’intellect ce qu’elle veut, et ainsi elle n’est pas dйterminйe а produire telle ou telle chose. Comme le peintre est la cause de son fils et d’une image : de son fils, selon la forme naturelle, qui est toujours unique en lui, et ainsi, selon elle, il produirait toujours un fils comme lui ; mais [il est cause] d’une image selon son intellect, et il produit celle-ci comme il le veut.

         <3> La volontй de faire le monde a existй en Dieu depuis l’йternitй. Pourquoi donc l’a-t-il fait maintenent et non avant ? Il faut rйpondre que tu ne prends pas garde а ce dont tu parles, car «maintenant» suppose quelque chose d’antйrieur dans le temps, et ainsi cela n’a sa place que si un temps prйcиde. Cela ne vaut donc que pour un agent particulier qui prйsuppose le temps, et non pour un agent universel, car celui-ci <fait> aussi le temps simultanйment. Et ainsi, il faut se demander pourquoi il n’a pas voulu que le monde soit йternel, mais qu’il existe maintenant. C’est afin de montrer que tout vient de lui, et cela apparaоt mieux si une chose n’a pas toujours existй. Et que cela ne paraisse pas dur, car la fin de la crйature raisonnable est Dieu. Ainsi, si j’affirme que la connaissance de sa crйature raisonnable et la cause de la crйation, non qu’il s’agisse d’un dogme...

 

<Article 2 [2]> On demande si la fin du monde est connue.

         Il semble que oui.

         <1> En effet, si la fin des principes d’une chose est connue, la chose elle-mкme est connue. Or, la fin des principes du monde est connue par les philosophes.

         <2> De plus, Platon parle de la fin du monde, qui s’accomplira par le feu.

         Cependant, dans l’йvangile, le Seigneur dit : Personne ne connaоt ce jour, etc. (Mt 24, 36).

         Rйponse. La fin du monde n’est pas affirmйe quant а la substance du monde, mais quant а sa disposition, mais, toutefois, d’une maniиre diffйrente par les philosophes et par nous. Car [elle est affirmйe] par les philosophes pour ce qui est d’une partie particuliиre, par exemple, pour la partie habitable par nous, comme lorsqu’ils disent [que la fin du monde] viendra des eaux ou du feu. Pour tout ce qui est habitable ou pour une de ses parties, ils peuvent savoir cela а l’avance par la raison naturelle. Mais on nous enseigne que cela arrivera par un changement de la disposition de l’ensemble du monde. C’est pourquoi cela est connu, non pas par la raison, car on connaоt par la raison naturelle quelque chose de ce qui va arriver par les causes premiиres des choses corporelles, qui sont les mouvements des corps cйlestes, dont il n’existe pas de causes naturelles ultйrieures, et ainsi leur changement ne se produit pas par des causes <naturelles>. De mкme ne peut-on le connaоtre par rйvйlation, car cela aurait dы кtre surtout rйvйlй aux apфtres, а qui il est cependant dit : Il ne vous appartient pas de connaоtre les temps et les moments (Ac 1, 7). Et ainsi, ceux qui parlent de l’avиnement du Christ inventent, car Augustin dit : «On ne peut savoir quand, qu’il s’agisse d’un grand ou d’un petit nombre.»

         <1> Ce qui est dit <de la fin> des principes du monde, si par «fin» on exprime la causalitй, est vrai ; mais tel n’est pas le cas ici.

         <2> Platon parle de quelque chose de particulier.

 

<Question 2>

         On pose des questions sur les parties de l’univers : premiиrement, sur les anges ; deuxiиmement, sur les hommes.

         А propos des anges, trois questions sont posйes. [Premiиrement], est-ce qu’ils se connaissent eux-mкmes ? [Deuxiиmement], est-ce qu’ils peuvent errer ? Troisiиmement, а propos de la peine de ceux qui se trompent.

 

<Article 1 [3]> Premiиrement : il semble que les anges ne se connaissent pas eux-mкmes.

         <1> En effet, Denys dit dans le livre Sur la hiйrarchie cйleste : «Les anges ignorent leurs puissances.» Car, si l’on connaоt l’essence d’une chose, on connaоt la puissance de la chose. Si donc [les anges] ignorent leurs puissances, ils ne connaissent pas leurs essences.

         <2> De plus, intelliger consiste d’une certaine maniиre а subir (pati). Or, rien n’est subi par soi-mкme. Si donc l’ange ne subit rien par lui-mкme, il ne s’intellige pas.

         <3> De plus, se comprendre, c’est rйflйchir sur soi-mкme. Or, le mouvement de la rйflexion est composй de deux mouvements. Or, l’intellection de l’ange n’est pas composйe, car son intellection est son кtre. L’ange ne se connaоt donc pas lui-mкme.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Augustin dans le commentaire littйral de la Genиse, II, а savoir que «les anges s’intelligent et se connaissent».

         Rйponse. А ce sujet, deux choses doivent кtre considйrйes.

         La premiиre est qu’il existe une double opйration : une qui est action, l’autre qui est rйalisation, et elles sont diffйrentes. En effet, l’opйration qui est une rйalisation passe dans une matiиre extйrieure, car rйchauffer et les opйrations de ce genre sont des perfections, non pas de celui qui rйalise, mais de ce qui est rйalisй. Mais l’opйration qui est une action ne passe pas [а l’extйrieur], mais demeure dans celui qui agit, et ce sont des perfections comme vouloir, intelliger et les choses de ce genre. Lors donc que je dis : «Je te vois», il ne faut pas comprendre que l’action passe de mon њil а toi, mais que, par la vision accomplie en acte, est produite une certaine action qui est la perfection [de l’њil].

         De mкme, notre intellect se comporte diffйremment de celui de l’ange lorsqu’il intellige, car le nфtre se trouve au dernier degrй [d’intellectualitй] ; c’est pourquoi il est en puissance de tous les intelligibles et on l’appelle [intellect] possible. Mais [l’intellect] angйlique est comme un acte, et surtout quant а lui-mкme. En effet, l’opйration vient de la puissance selon qu’elle est en acte, comme l’њil voit lorsqu’il est en acte par l’espиce. Or, notre intellect n’est pas par lui-mкme en acte ; c’est pourquoi, de lui-mкme, il ne s’intellige pas, mais lorsqu’il reзoit sa forme d’une espиce ; et ainsi il s’intellige comme les autres choses. Mais l’intellect de l’ange est acte en soi et par sa nature, et ainsi il s’intellige lui-mкme, non pas en recevant quelque chose d’extrinsиque, mais par mode d’йmanation et d’une opйration simple.

         <1> Il s’agit d’une traduction corrompue, car lа oщ on dit «ignorer», nous avons «connaоtre». Ou bien, pour la rйcupйrer, on dit que les anges ignorent par rapport а Dieu.

         <2> Cela se produit dans notre intellect, et non dans [l’intellect] angйlique.

         <3> La majeure est fausse, car l’action demeure а l’intйrieur et n’est pas rйflexe.

 

<Article 2 [4]> Deuxiиmement : il semble que l’ange ne puisse errer.

         <1> En effet, il voit dans le miroir de l’йternitй.

         Cependant, Jb 4 [dit] : Il a trouvй de la perversitй dans ses anges.

         Rйponse. Selon le Philosophe, le faux est un mal pour l’intelligence comme le vrai est un bien. Or, le mal n’a pas de place chez ceux qui sont en acte, mais chez ceux qui sont en puissance, car le mal est une privation de bien, et la privation n’a lieu que dans une puissance qui n’est pas perfectionnйe par l’acte. L’intelligence de quiconque n’erre donc pas dans les choses pour lesquelles elle est en acte, mais pour celles oщ elle est en puissance. L’intelligence humaine est en puissance par rapport а tous ses intelligibles, et ainsi <il n’est pas en acte> par rapport а tous, sauf par rapport а ceux qu’elle intellige naturellement par l’intellect agent, а savoir, les principes. L’intelligence angйlique a йtй depuis le dйbut en acte par rapport а ce qu’il peut intelliger naturellement, et ainsi, pour ces choses, il ne peut errer. Mais il йtait en puissance par rapport aux rйalitйs surnaturelles qui consistent dans la vision de Dieu, et par rapport а elles il y a eu erreur, dans la mesure oщ il a apprйhendй son bien final, non pas dans un bien surnaturel, mais dans un autre. Mais ils sont bienheureux, mкme par rapport а cela, lorsqu’ils sont en acte.

         <1> Alors, [l’ange ne voit] pas dans un miroir.

 

<Article 3 [5]> On demande si les dйmons sont toujours punis par la peine du feu.

         Il semble que non.

         <1> La Glose dit, а propos de : Tu es venu nous torturer avant le temps (Mt 8, 29) : «Ils ne sont pas toujours punis par ce feu.»

         Cependant, les anges bienheureux jouissent (fruuntur) toujours. Les anges mauvais sont donc toujours torturйs.

         Rйponse. Chez les damnйs, il existe deux peines : celle du dam et celle du sens (je parle de «sens» pour ce qui est du feu corporel).

         Certains disent que, aussitфt aprиs le pйchй, [les anges] ont encouru la peine du dam, c’est-а-dire le dйfaut de gloire, l’impossibilitй de revenir et la douleur intйrieure, mais que Dieu reporte leur affliction de la peine du feu au jour du jugement. Mais cela est impossible, car [Jean] Damascиne dit : «La chute est pour les anges ce qu’est la mort pour les hommes.» Or, les pйcheurs descendent en enfer aussitфt aprиs leur mort, selon cette parole de Luc : Le riche mourut et fut jetй en enfer (Lc 15, 22). De mкme, les bons s’envolent aussitфt vers le ciel, 2 Co 5, 1 : Si notre demeure terrestre se dissout, nous avons au ciel une demeure qui n’est pas faite de main d’homme. De mкme, cela est clair pour les anges bienheureux, qui ont aussitфt reзu toute la gloire. Les mauvais ont donc encouru toute leur peine. Et ainsi, la peine du feu n’est pas diffйrйe pour eux. C’est pourquoi la Glose dit а propos de Jc 3, 6 : [La langue] enflammйe par la gйhenne, [en citant] Bиde : «La gйhenne, c’est le Diable, qui emporte avec lui le feu de la gйhenne partout oщ il va.»

         Mais comment [le feu] ne brыle-t-il pas tout ce qu’il atteint ? Parce que «ce feu n’agit pas en rйchauffant, mais en liant», selon Augustin, pour autant que les dйmons sont liйs а un corps et ressentent ainsi par le fait qu’ils savent qu’ils ont йtй liйs par le jugement de Dieu, [lien] qui n’est pas plus petit, qu’ils soient liйs en acte ou non. Comme si quelqu’un qui est condamnй а la mort ou а la prison, subit la peine mкme s’il n’y est pas, et comme le roi [jouit] de la gloire de son fils, mкme lorsqu’il n’est pas prйsent.

         <1> Selon Chrysosotome : «“Tu es venu nous torturer”, c’est-а-dire nous chasser des corps ; ainsi, ils sont torturйs par le fait qu’ils souffrent quand ils ne nuisent pas aux hommes.» А propos de la glose, il faut dire que, bien qu’ils ne soient pas en enffer selon le lieu, toutefois ils emportent partout avec eux leur peine.

 

<Question 3>

         On s’interroge sur l’homme, а propos de la nature, de la grвce et de la faute.

         А propos de la nature, deux questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que l’вme est immйdiatement unie au corps ? Deuxiиmement, est-ce que l’вme sйparйe a une inclination naturelle а possйder son corps ?

 

<Article 1 [6]> Premiиrement, on montre que l’вme n’est pas unie au corps de maniиre immйdiate.

         <1> En effet, ce qui vient d’un principe intrinsиque et ce qui vient d’un principe extrinsиque n’est pas la mкme chose. Or, «l’intelligence vient de quelque chose d’extrinsиque», alors que les autres formes viennent de quelque d’intrinsиque. L’вme raisonnable et l’вme sensible ne sont donc pas la mкme chose par essence. Et ainsi, [l’вme] raisonnable est unie [au corps] par l’intermйdiaire de [l’вme] sensible.

         Cependant, Avicenne dit que cette вme est la mкme.

         Rйponse. Il est impossible qu’une forme substantielle soit unie par l’intermйdiaire d’une autre forme substantielle.

         La raison en est que, si tel йtait le cas, la derniиre forme qui surviendrait ne serait pas une forme substantielle, mais une forme accidentelle, car la forme substantielle donne d’кtre tout simplement, et ainsi recevoir une forme substantielle, c’est кtre tout simplement engendrй. [La forme] accidentelle ne fait pas кtre tout simplement, car elle prйsuppose un tel кtre, et ainsi, selon elle, il n’y a gйnйration que d’une maniиre relative. Et ainsi, la premiиre forme substantielle donne d’кtre tout simplement, et la seconde d’кtre d’une maniиre relative. Elle n’est donc pas substantielle.

         De mкme, [on trouve] une autre raison, dans Mйtaphysique, VIII : il est impossible de faire quelque chose qui soit tout simplement un а partir d’actes multiples. А partir de la forme et de la matiиre, quelque chose d’un est donc produit а partir de la forme et de la matiиre pour autant que ce quelque chose d’un est en puissance ; quelque chose d’autre [est produit] en acte, а savoir que telle chose devient telle chose. Et ainsi, plusieurs formes ne sont pas une seule chose tout simplement, mais par accident et par aggrйgation.

         <1> Ce qui vient de l’intйrieur et ce qui vient de l’extйrieur n’est pas la mкme chose pour la substance ; mais, chez l’homme, l’вme sensible ne vient pas de l’intйrieur, mais la puissance dйcoule de [l’вme] raisonnable, et, dans la gйnйration, il existe un certain ordre de gйnйration et de corrйlation, et la derniиre forme contient en elle-mкme toutes [les formes].

 

<Article 2 [7]> Deuxiиmement, on demande si l’вme a une inclination au corps.

         Il semble que non.

         <1> Toute inclination peut кtre amenйe а l’acte par un agent naturel. Or, une telle inclination ne peut кtre amenйe а l’acte par un agent naturel, car la rйsurrection ne se rйalise pas selon la nature. L’вme n’a donc pas d’inclination naturelle au corps.

         <2> De plus, toute inclination naturelle est en vue de quelque chose de meilleur. Or, l’вme n’est pas plus parfaite lorsqu’elle est unie [au corps] que lorsqu’elle en est sйparйe, ni quant а la substance ni quant а l’opйration, car l’intellection ne dйpend pas du corps. [L’вme] n’a donc pas d’inclination naturelle au corps.

         Cependant, si l’effet et la fin sont naturels, l’inclination mкme vers la fin est naturelle. Or, la vie de l’вme unie au corps est naturelle, autrement elle ne durerait pas toujours. Il en va donc de mкme pour l’inclination naturelle.

         Rйponse. Il existe une triple inclination naturelle : une d’influence, une autre de dйpendance et une autre de cohabitation. La premiиre est celle par laquelle les choses supйrieures ont une inclination naturelle а influer sur les choses infйrieures ; la deuxiиme est celle par laquelle les choses infйrieures tendent naturellement vers les choses supйrieures ; la troisiиme est celle de choses йgales entre elles. Et c’est ce que dit Denys, Sur les noms divins, IV. Or, l’вme est par nature l’acte du corps. Elle peut donc кtre comparйe au corps ou au tout, qui est l’espиce humaine. Si [elle est comparйe] au corps, elle est alors comparйe comme а quelque chose d’infйrieur, et ainsi elle a une inclination d’influence ; si elle est comparйe au tout, elle est ainsi comparйe comme а quelque chose de parfait, car elle est une partie et elle est imparfaite par rapport au tout ; et ainsi, elle a une inclination de dйpendance.

         <1> L’inclination ultime ne dйpasse pas la fin, mкme si elle est naturelle, et elle n’est pas non plus amenйe а l’acte par un agent naturel, mais par le premier [agent]. En effet, la fin ultime de l’armйe est la victoire, et celle-ci, obtenue par le chef ; les autres fins se ramиnent а d’autres [personnes] particuliиres. Or, dans l’ensemble de la nature, la fin ultime de la gйnйration de la nature est l’вme humaine, et cependant elle n’est amenйe а l’acte que par un agent surnaturel. Puisque la rйsurrection est la fin ultime de toute la nature humaine, elle est donc rйservйe au premier agent.

         <2> [L’вme] obtiendra une plus grande perfection de la nature de son essence, comme une partie dans son tout ; de mкme, elle sera aussi plus parfaite dans son opйration, car, comme le dit Augustin, Commentaire littйral sur la Genиse, XII, «elle verra alors Dieu plus clairement qu’auparavant», ou, tout au moins, [elle sera plus parfaite] dans les puissances qui ne viennent а l’acte que par le corps.

 

 

Articles ajoutйs dans le codex F <aprиs la Question 10, art. 2 [17]>

 

Article 18

         On demande si celui qui choisit doit toujours choisir le meilleur pour une fonction de prйlat.

         Rйponse. On dit que quelqu’un est meilleur de maniиre absolue ou qu’il est meilleur par rapport а une chose, par exemple, parce qu’il est mieux proportionnй, ou parce que l’Йglise peut кtre mieux dйfendue par lui, ou parce que tout ce qui se rapporte а l’utilitй de l’Йglise peut кtre mieux accompli par lui. Si tu dis que [celui qui choisit] est obligй de choisir le meilleur de maniиre absolue, il faut dire que cela n’est pas vrai, car est meilleur celui qui a plus de grвce, et parfois celui-ci n’est pas un bon prйlat. [Est meilleur] pour une chose celui qui est meilleur pour cela, car si tu prйfиres celui-ci parce qu’il est plus utile а l’Йglise, il est ainsi meilleur pour cette chose. Mais si tu prйfиres celui-ci, non pas parce pour le bien de l’Йglise ou pour l’honneur de Dieu, cela est alors charnel, et tu pиches. De mкme, tu agis contre ton honneur, car tu trompes ton Seigneur qui t’a confiй le soin de l’Йglise, puisque tu ne fais pas ce que tu pourrais faire de mieux.

 

<Derniиre question>

         On pose des questions sur les pйchйs, а savoir, sur trois [pйchйs] : le soupзon, la retenue du superflu, la perplexitй.

 

<Article 1 [47]> Il semble que le soupзon soit un pйchй mortel (= q. 21, art. 2 [35] de la recension commune ci-dessus)

         Il semble que oui

 

<Article 2 [48] (= q. 22, art.2 [37] de la recension commune, ci-dessus)

         On demande si celui qui ne donne pas son superflu а cause de Dieu pиche.

         <1> Augustin dit expressйment que «celui qui retient son superflu retient ce qui appartient а un autre», et cela est un pйchй.

         <2> De plus, le Seigneur dit de donner aux pauvres le superflu.

         Cependant, Augustin dit : «Utilise le superflu et donne le nйcessaire.»

         Rйponse. Le pйchй consiste а agir contre l’ordre du droit naturel. Dans les choses naturelles, nous voyons que tout ce qui reзoit quelque chose en abondance, ne le reзoit pas pour lui seul, mais pour les autres, comme le soleil ne reзoit pas la lumiиre afin de briller pour lui seul, mais pour les autres. De mкme en est-il dans les choses humaines et aussi dans les choses spirituelles, car si tu as la science, ce n’est pas seulement pour toi, mais pour les autres, et ainsi pour les autres grвces. C’est pourquoi celui qui cache le talent de son Seigneur est condamnй. Et Pierre [dit] : Que chacun se mette au service de l’autre selon la grвce qu’il a reзue (1 P 4, 10). Et comme pour les biens spirituels qui viennent de Dieu, ainsi en est-il pour les biens temporels. C’est pourquoi Basile dit que «lorsque Dieu donne а quelqu’un davantage de biens temporels qu’а un autre, il n’est pas injuste, parce qu’Il les donne pour qu’il les dispense.» Et ainsi, on est tenu en vertu d’un prйcepte de donner son superflu.

         Mais le superflu est pour un individu l’excйdent de ce qui est nйcessaire а la vie, et le superflu est pour un personnage[9] l’excйdent de ce tout ce qui est nйcessaire а lui-mкme et а tous ceux qui sont nйcessaires а l’exercice de sa fonction. Si tu dis que ce superflu peut parfois кtre nйcessaire, je fais une distinction, car on peut craindre que cette situation se prйsente de maniиre imminente, et cela est vraisemblable (ainsi, le roi ou le prйlat peut retenir [du superflu]) ; mais si certains dangers semblent se prйsenter tout en n’йtant pas vraisemblables ni proches, alors on agit mal et c’est cela se prйoccuper du lendemain.

         Ainsi, ce n’est pas une moindre faute de retenir le superflu que de dйrober ce qui appartient а d’autres.

         Pour rйpondre а ce qui est allйguй en sens contraire : «Donne le nйcessaire», а savoir, а la vie d’un homme, et non pour son plaisir. Cependant, celui qui donne peut utiliser des biens qui excиdent cela : ils sont alors appelйs superflus.

 

<Article 3 [49]> (= q. 22, art. 3 [38] de la recension commune, ci-dessus)

         On demande si quelqu’un peut кtre perplexe par rapport а une action.

         Il semble que oui.

         Car quelqu’un peut кtre perplexe dans son cњur. [Il peut] donc [l’кtre] dans une action.

         Rйponse. La perplexitй peut кtre entendue de deux maniиres : quant а la connaissance, et ainsi quiconque doute est perplexe ; et quant а ce qu’on peut, et ainsi personne n’est perplexe absolument parlant, car personne n’est dans un йtat tel qu’il ne puisse voir а son salut, autrement le libre arbitre serait enlevй. Cependant, quelqu’un peut кtre perplexe de maniиre relative, c’est-а-dire dans une situation donnйe. Par exemple, celui qui ne veut aucunement renvoyer sa concubine, alors que la nйcessitй de cйlйbrer [la messe] est imminente, celui-lа est perplexe en raison d’un prйsupposй, car, s’il cйlиbre, il pиche, et s’il ne cйlиbre pas, [il pиche] aussi. Cependant, il peut exister un remиde : qu’il renvoie volontairement [sa concubine].

         Mais celui qui est perplexe quant а la science doit chercher le conseil d’un sage.

         Que ce qui a йtй dit suffise pour le moment.

 

* * *

 

Article 24 (= q. 23. art. 2 [40] de la recension commune, ci-dessus)

         On s’interroge sur la peine йternelle : est-ce que l’вme sйparйe souffre naturellement ?

         Il semble que oui.

         Car l’вme est composйe de matiиre et de forme.

         Rйponse. Elle ne souffre pas naturellement, car le feu est corporel. Or, aucun corps n’agit naturellement sur une chose spirituelle. Cependant, elle en souffre en tant qu’instrument de la justice divine.

 

 

 

QUESTIONS DISPUTЙES, Paris, 1256-1259 : (Quodlibets 7, 8, 9, 10, 11)

 

 

QUODLIBET 7 : [Sur trois choses se rapportant aux substances spirituelles, au sacrement de l’autel et aux corps des damnйs]

 

         On a posй des questions sur trois choses : premiиrement, sur certaines choses se rapportant aux substances spirituelles ; deuxiиmement, sur certaines choses se rapportant au sacrement de l’autel ; troisiиmement, sur certaines choses se rapportant aux corps des damnйs.

         А propos des substances spirituelles, on a posй des questions d’abord sur leur connaissance ; deuxiиmement, sur la jouissance de l’вme du Christ au moment de sa passion ; troisiиmement, sur la pluralitй qui se rencontre chez les substances spirituelles.

 

<Question 1> [Les substances spirituelles : sur leur connaissance]

         Sur le premier point, on posait quatre questions. Premiиrement, est-ce qu’un intellect crйй peut voir immйdiatement l’essence divine ? Deuxiиmement, est-ce qu’un intellect crйй peut intelliger plusieurs choses en mкme temps ? Troisiиmement, est-ce que l’intellect angйlique peut connaоtre les choses singuliиres ? Quatriиmement, est-ce que la connaissance qu’Augustin appelle «rejeton de l’esprit» est un accident ou non ?

 

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble qu’aucun intellect crйй ne puisse voir l’essence divine de maniиre immйdiate.

         <1> En effet, l’intellect crйй, puisqu’il est indiffйrent par rapport а tous les intelligibles, ne peut connaоtre quelque chose de maniиre dйterminйe, а moins d’кtre dйterminй par son objet. Or, l’essence divine n’est pas un objet qui puisse dйterminer l’intellect, car elle est ce qu’il y a de plus йlevй et de la plus grande gйnйralitй parmi les кtres, et n’est aucunement dйterminйe. L’intellect crйй ne peut donc pas la voir.

         <2> De plus, pour que l’intellect connaisse quelque chose, il faut qu’il soit amenй а l’acte. En effet, rien n’agit lorsqu’il est en puissance, mais lorsqu’il est en acte. Or, l’intellect n’est amenй а l’acte que lorsqu’il reзoit forme de l’intelligible. Puisque l’essence divine ne peut par elle-mкme кtre forme de l’intellect, de sorte qu’elle l’amиne formellement а l’acte, il faut, si elle doit кtre connue par l’intellect, qu’elle donne forme а l’intellect par une certaine similitude d’elle-mкme pour qu’elle soit connue. Et ainsi, [l’essence divine] ne pourra кtre vue que par l’intermйdiaire de sa similitude.

         <3> De plus, pour que l’intellect crйй voie l’essence divine, il faut qu’il soit perfectionnй par la lumiиre de gloire. Or, la lumiиre de gloire est un intermйdiaire distinct de l’intellect mкme et de l’essence divine, qui est la bйatitude incrййe, alors que la lumiиre йvoquйe s’appelle la bйaitutde crййe. L’intellect crйй ne peut donc pas voir l’essence divine de maniиre immйdiate.

         <4> De plus, selon le Philosophe, Sur l’вme, III, «le rapport de l’intellect а l’intelligible est semblable а celui du sens au sensible». Mais pour que le sens de la vue perзoive son objet, il a besoin d’un double moyen : la lumiиre et l’espиce, qui est une similitude de la chose vue. La mкme chose est donc nйcessaire а l’intellect pour la vision de l’essence divine, et ainsi il ne la verra pas de maniиre immйdiate.

         Cependant, <1> il est dit en 1 Jn 3, 2 : Nous le verrons tel qu’il est.

         <2> De plus, pour que l’intellect intellige, rien d’autre ne semble кtre requis qu’il ait l’intelligible en acte et que celui-ci soit uni а l’intellect. Or, l’essence divine est par elle-mкme intelligible en acte, puisqu’elle est immatйrielle, et elle est aussi prйsente а l’intellect, comme le dit Augustin : «Dieu est plus intime а toute chose qu’elle ne l’est а elle-mкme.» L’intellect crйй pourra donc voir l’essence divine de maniиre immйdiate.

         Rйponse. Il faut tenir sans aucun doute que, dans la patrie (in patria), l’essence divine est vue de maniиre immйdiate par l’intellect glorifiй.

         Pour le comprendre, il faut savoir que, dans la vision intellectuelle, un triple intermйdiaire intervient. L’un par lequel l’intellect voit, qui le dispose а voir, et cela est en nous la lumiиre de l’intellect agent, dont le rapport avec notre intellect possible est semblable а celui de la lumiиre du soleil avec l’њil. Un autre intermйdiaire est celui par lequel on voit, et celui-ci est l’espиce intelligible, qui dйtermine l’intellect possible, et dont le rapport avec l’intellect est semblable а celui de l’espиce de la pierre avec l’њil. Le troisiиme intermйdiaire est celui dans lequel on voit, et celui-ci est ce par quoi nous parvenons а la connaissance d’une autre chose, comme nous voyons la cause dans l’effet et comme on voit l’autre dans l’un des semblables ou des contraires, et le rapport de cet intermйdiaire avec l’intellect est semblable а celui du miroir avec la vision corporelle, [miroir] dans lequel l’њil voit une chose. Le premier et le deuxiиme intermйdiaire ne rendent donc pas la vision mйdiate. En effet, on dit que je vois immйdiatement une pierre, bien que je voie celle-ci par son espиce reзue par l’њil et par la lumiиre [de l’intellect agent], car la vue ne porte pas sur ces rйalitйs intermйdiaires comme sur les choses visibles, mais elle porte grвce а ces intermйdiaires sur une chose visible qui est extйrieure а l’њil. Mais le troisiиme intermйdiaire rend la vision mйdiate. En effet, la vue porte en premier sur le miroir comme sur ce qui est visible, par l’intermйdiaire de quoi elle reзoit l’espиce de la chose vue dans le miroir. Semblablement, l’intellect qui connaоt la cause dans ce qui est causй porte sur ce qui causй mкme comme sur un certain intelligible, а partir duquel il passe а la connaissance de la cause.

         Et parce que, dans l’йtat d’itinйrance (in statu viae), nous connaissons l’essence divine dans ses effets, nous ne la voyons pas de maniиre immйdiate. C’est pourquoi, dans la patrie, oщ elle sera vue de maniиre immйdiate, cet intermйdiaire sera supprimй. De mкme, il n’y aura pas alors le deuxiиme intermйdiaire, c’est-а-dire une espиce de l’essence divine donnant forme а l’intellect, car lorsqu’une chose est vue de maniиre immйdiate par son espиce, il faut que cette espиce reprйsente la chose selon tout l’кtre de son espиce, autrement on ne dirait pas que cette chose est vue de maniиre immйdiate, mais qu’on voit une ombre d’elle-mкme, comme si la similitude de la lumiиre dans l’њil se rйalisait sous mode de couleur, qui est une lumiиre obscurcie. Or, comme tout ce qui est reзu dans quelque chose y est reзu selon le mode de ce qui reзoit, il est impossible que soit reзue dans l’intellect crйй une similitude de l’essence divine qui la reprйsente parfaitement selon la totalitй de ce qu’elle est. Ainsi, si l’essence divine йtait vue par nous selon une telle similitude, nous ne verrions pas l’essence divine de maniиre immйdiate, mais une certaine ombre d’elle-mкme. Il reste donc que seul le premier intermйdiaire existera dans cette vision, а savoir, la lumiиre de gloire par laquelle l’intellect sera perfectionnй pour voir l’essence divine, ce que dit le psaume : Dans ta lumiиre, nous verrons la lumiиre (Ps 35, 10).

         Or, cette lumiиre ne sera pas nйcessaire pour rendre ce qui est intelligible en puissance intelligible en acte, ce pour quoi nous est maintenant nйcessaire la lumiиre de l’intellect agent, car l’essence divine elle-mкme, puisqu’elle est sйparйe de la matiиre, est intelligible en acte par elle-mкme ; mais [cette lumiиre] sera nйcessaire pour perfectionner l’intellect, ce а quoi sert aussi maintenant la lumiиre de l’intellect agent. Or, la lumiиre de gloire dйjа mentionnйe perfectionnera suffisamment l’intellect pour qu’il voie l’essence divine, du fait que l’essence divine est en totalitй lumiиre intelligible. Ainsi, la lumiиre de gloire qui descend [de l’essence divine] dans l’intellect rйalise dans l’intellect par rapport а l’essence divine ce que rйalisent en mкme temps, par rapport aux autres intelligibles qui ne sont pas pure lumiиre, l’espиce de la chose intelligйe et la lumiиre, comme suffirait la lumiиre perfectionnant l’њil sans autre similitude, si la lumiиre sensible existait par elle-mкme.

         <1> On dit que quelque chose est dйterminй de deux maniиres : d’abord, en raison d’une limitation ; ensuite, en raison d’une distinction. Or, l’essence divine n’est pas quelque de dйterminй selon le premier mode, mais selon le second, car la forme n’est limitйe que par le fait d’кtre reзue dans quelque chose d’autre, mesurйe qu’elle est par le mode de cette chose. Or, dans l’essence divine, rien n’est reзu dans quelque chose d’autre, йtant donnй que son acte d’кtre est la nature divine elle-mкme subsistante, ce qui ne se produit dans aucune autre chose. Ainsi, toute autre chose a un acte d’кtre reзu et ainsi limitй. C’est pourquoi l’essence divine est distincte de toutes les autres choses par le fait qu’elle n’est pas reзue dans quelque chose d’autre, comme s’il existait une blancheur qui n’existerait pas dans un sujet, elle serait par le fait mкme distincte de toute autre blancheur qui existe dans un sujet, bien que, selon la notion de blancheur, elle ne serait pas reзue et ainsi ne serait pas limitйe. Il est donc clair que l’essence divine n’est pas quelque chose de gйnйral par le fait d’кtre, puisqu’elle est distincte de tous les autres кtres, mais seulement par le fait qu’elle cause, car ce qui est par soi est la cause de ce qui n’est pas par soi. Il est donc nйcessaire que l’кtre subsistant en soi soit la cause de tout кtre reзu dans quelque chose d’autre. Et ainsi, l’essence divine est un intelligible qui peut dйterminer l’intellect.

         <2> Pour voir l’essence divine, l’intellect crйй est amenй а l’acte par la lumiиre de gloire, et cela suffit, comme on l’a dit.

         <3> Cette lumiиre de gloire, bien qu’elle soit diffйrente par son essence de l’essence divine et de l’intellect, ne donne pas seulement une vision mйdiate, comme cela est clair par ce qui a йtй dit.

         <4> Les choses visibles ne sont pas seulement lumiиre. Il est donc nйcessaire, pour que la vue soit dйterminйe par elles, non seulement qu’il y ait lumiиre, mais aussi une espиce de la chose vue. Mais l’essence divine est purement lumiиre, et c’est pourquoi elle n’a pas besoin d’une autre espиce que [cette] lumiиre elle-mкme pour кtre vue, comme il est clair par ce qui a йtй dit.

 

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble que l’intellect crйй puisse intelliger plusieurs choses en mкme temps.

         <1> En effet, la puissance sensible, puisqu’elle est matйrielle, est plus limitйe que la [puissance] intellective. Or, le sens peut sentir plusieurs choses en mкme temps, comme le sens commun sent en mкme temps ce qui est blanc et ce qui est doux et connaоt leur diffйrence. А bien plus forte raison, l’intellect peut-il donc intelliger plusieurs choses en mкme temps.

         <2> De plus, plusieurs intelligibles peuvent кtre simultanйment connus pour autant qu’ils sont une seule chose. Or, tous les intelligibles sont une seule chose en tant qu’ils sont intelligibles. Tous les intelligibles peuvent donc кtre connus en mкme temps.

         <3> De plus, le rapport de l’intellect en habitus а l’intelligible en habitus est semblable au rapport de l’intellect en acte а l’intelligible en acte. Or, l’intellect en habitus connaоt simultanйment plusieurs intelligibles en habitus. L’intellect en acte connaоt donc plusieurs intelligibles en acte.

         <4> De plus, pour la connaissance de l’intellect, suffit une espиce de la chose intelligйe existant dans l’intellect. Or, les espиces intelligibles ne s’empкchent pas d’exister simultanйment dans l’intellect, puisqu’elles ne sont pas contraires du fait qu’elles sont sйparйes de la matiиre. L’intellect n’est donc pas empкchй d’intelliger en mкme temps plusieurs choses.

         <5> De plus, la capacitй de l’intellect est plus grande que celle de n’importe quel corps. Or, il existe un corps dans lequel peuvent apparaоtre simultanйment plusieurs espиces, mкme contraires, comme il est clair qu’en un point de l’air, oщ se croisent deux lignes droites issues de deux choses visibles par rapport а deux personnes qui les voient, l’espиce des deux choses est visible. А bien plus forte raison, plusieurs espиces peuvent donc exister en acte dans l’intellect, et ainsi l’intellect peut intelliger plusieurs choses en mкme temps.

         Cependant, ce que dit le Philosophe, Topiques, II, s’oppose а cela : «Il arrive qu’on sache plusieurs choses, mais on n’en intellige qu’une seule.»

         Rйponse. L’intellect intellige quelque chose de deux faзons : en premiиre instance et par mode de consйquence. Il arrive ainsi que [l’intellect] intellige par mode de consйquence plusieurs choses en mкme temps pour autant qu’elles ont un rapport а un unique premier intelligible. Et cela arrive de deux faзons. D’une premiиre faзon, en raison de l’unitй de ce qui est intelligй, comme lorsque plusieurs intelligibles sont intelligйs par une seule espиce (ainsi, l’intellect divin voit tout en mкme temps par sa seule essence et, de la mкme maniиre, l’intellect crйй, voyant l’essence divine, peut voir en mкme temps tout ce qu’il voit par l’essence divine). D’une autre faзon, en raison de l’unitй de ce qui est intelligй, а savoir, lorsque plusieurs choses sont intelligйes comme une seule chose. En effet, cette chose unique est intelligйe en premier et ces choses multiples sont consйquemment intelligйes en elle, comme lorsque l’intellect intellige une ligne droite, il intellige en mкme temps les parties de la ligne, selon ce qui est dit dans Sur l’вme, III. Semblablement, lorsque [l’intellect] intellige une proposition, il intellige en mкme temps le prйdicat et le sujet, et lorsqu’il intellige la ressemblance ou la diffйrence de certaines choses, il intellige en mкme temps les choses dont il y a ressemblance ou diffйrence. Mais que l’intellect intellige en mкme temps plusieurs intelligibles en mкme temps premiиrement et principalement, cela est impossible..

         La raison en est que «l’intellect en acte est entiиrement — c’est-а-dire parfaitement — la chose intelligйe», comme il est dit dans Sur l’вme, III ; non pas que ce qui doit кtre intelligй soit l’essence de l’intelligence, la chose intelligйe ou son espиce, mais parce que [l’intellect] reзoit entiиrement la forme de l’espиce de la chose intelligйe lorsqu’il l’intellige en acte. Ainsi, pour l’intellect, intelliger en acte en premier plusieurs choses simultanйment serait la mкme chose que pour une chose d’en кtre plusieurs. Or, dans les choses matйrielles, nous voyons qu’une seule chose en nombre ne peut en кtre plusieurs en acte ; mais plusieurs choses en puissance ou selon une disposition peuvent кtre une seule et la mкme. En effet, l’air est en mкme temps en puissance eau et feu, et les dispositions а ces deux choses peuvent en mкme temps exister partiellement dans cette mкme chose, comme si, d’une part, l’air se rйchauffait et, d’autre part, il devenait humide. Mais que l’air soit en mкme temps feu et eau, cela est impossible, de mкme que quelque chose soit en mкme en acte pierre et fer, qui ne semblent pas contraires mais disparates. Or, l’intellect, en raison mкme de sa puissance, est en puissance simultanйment а tous les intelligibles, comme le sens l’est а tous les sensibles. Or, la puissance sensible est amenйe а l’acte par les similitudes des choses sensibles de deux faзons : premiиrement, d’une maniиre incomplиte, par mode de disposition, comme lorsque les espиces sensibles existent en elle sous forme de dispositions, ce qu’Avicenne appelle «exister comme dans un trйsor» ; deuxiиmement, parfaitement, comme lorsque les espиces sensibles donnent en acte sa forme а la puissance sensible, et Avicenne appelle cela «l’apprйhension par le sens», en faisant une distinction entre les puissances sensibles qui apprйhendent et celles oщ les formes sensibles existent comme dans un trйsor. Et, de la mкme faзon, dans l’intellect en habitus, les similitudes des choses intelligibles existent sous forme de dispositions ; mais lorsqu’elles sont intelligйes en acte, elles existent en lui comme des formes qui perfectionnent, et alors «l’intellect devient entiиrement la chose intelligйe». Et «cela se produit par l’intention, qui unit l’intellect а l’intelligible et le sens au sensible», comme le dit Augustin. Il est ainsi clair que, de mкme qu’une chose matйrielle ne peut кtre simultanйment plusieurs choses, de mкme un intellect ne peut simultanйement intelliger plusieurs choses en premiиre instance. Et c’est ce que dit Algazel, que «de mкme qu’un seul corps ne peut кtre reprйsentй par plusieurs figures, de mкme un seul intellect ne peut simultanйment intelliger plusieurs choses».

         Et on ne peut pas dire que l’intellect reзoit parfaitement la forme de plusieurs espиces intelligibles comme un seul corps reзoit en mкme temps la forme d’une figure et d’une couleur, car la figure et la couleur ne sont pas des formes d’un seul genre, et elles ne sont pas reзues selon un mкme ordre, car elles ne sont pas destinйes а perfectionner dans l’кtre selon une seule raison. Mais toutes les formes intelligibles en tant que telles appartiennent au mкme genre et entretiennent le mкme rapport avec l’intellect, pour autant qu’elles le perfectionnent selon le fait d’кtre intelligй en acte. Ainsi, plusieurs espиces intelligibles se comportent comme plusieurs figures ou plusieurs couleurs, qui ne peuvent exister en acte dans la mкme chose et sous le mкme aspect.

         <1> Il faut dire la mкme chose de la puissance sensible : elle ne peut sentir plusieurs choses simultanйment en premiиre instance, mais par mode de consйquence, pour autant que plusieurs choses sont perзues comme une seule chose, comme lorsque les sensibles sont unis par une diffйrence dans une seule diffйrence, et que plusieurs sensibles, qui sont des parties, sont unis dans un tout. Ainsi, lorsque le tout est senti, plusieurs parties sont senties simultanйment par mode de consйquence, et alors l’intention du sens ne porte pas sur une des parties principalement, mais sur le tout, car, si elle portait sur une des parties comme sur le principal sensible, elle ne sentirait pas les autres simultanйment. De plus, le sens commun, bien qu’il ne soit pas par essence une puissance, est cependant multipliй d’une certaine faзon dans son кtre pour autant qu’il est reliй aux divers sens propres, comme un centre est reliй а plusieurs lignes. Ainsi, les changements de tous les sens se terminent simultanйment dans le sens commun, comme les mouvements qui proviendraient de plusieurs lignes pourraient se terminer dans un seul centre. Mais l’intellect n’est pas multipliй en plusieurs puissances, selon ce qu‘on a dit ; il ne s’agit donc pas du tout de la mкme chose.

         <2> Il est nйcessaire que les choses connaissables, qui sont simultanйment connues, soient perзues comme quelque chose de connaissable, qui est unique en nombre. Or, tous les intelligibles en tant que tels sont une seule chose par le genre, et non par le nombre, et ainsi le raisonnement ne tient pas.

         <3> [La rйponse] est dйjа claire par ce qui a йtй dit : l’intellect en habitus n’entretient pas le mкme rapport avec les intelligibles en habitus, qui existent en lui comme des dispositions, que l’intellect en acte avec les intelligibles en acte, qui existent en lui comme des perfections ultimes.

         <4> Non seulement une chose est empкchйe d’кtre simultanйment plusieurs choses contraires en acte, mais d’кtre plusieurs choses disparates, comme il est clair par ce qui a йtй dit. Ainsi, bien que les formes intelligibles dans l’intellect ne soient pas contraires, nйanmoins l’intellect n’est cependant pas empкchй d’intelliger plusieurs choses simultanйment, comme il est clair par ce qui a йtй dit.

         <5> Les espиces sensibles qui existent dans l’intermйdiaire qui les portent y existent par mode disposition, et non par mode de perfection ultime, car elles y existent comme dans une sorte de flux. Ce n’est donc pas semblable.

 

<Article 3 [3]> Troisiиmement : il semble que l’intellect angйlique ne puisse connaоtre les choses singuliиres.

         <1> En effet, s’il les connaоt, ou bien il les connaоt par une espиce acquise, ou bien par une espиce concrййe. Or, [il ne les connaоt] pas par une espиce acquise, car soit cette espиce serait particuliиre, et, par consйquent, matйrielle, et ainsi elle ne pourrait exister dans l’intllect immmatйriel d’un ange ; soit elle serait universelle, et ainsi le singulier ne pourrait кtre connu par elle. De mкme, [il ne les connaоt] pas par une espиce concrййe. Puisque l’espиce concrййe a existй dans l’ange depuis le dйbut de sa crйation, il suffit pour la connaissance de quelque chose que son espиce existe dans l’intellect, et ainsi, s’il pouvait intelliger quelque chose de particulier par une espиce concrййe, alors que cela est prйsent, il le connaоtrait depuis le dйbut de sa crйation, alors que cela est encore а venir, ce qui ne peut кtre, car connaоtre les choses а venir appartient а Dieu seul, Is 41, 23 : Annoncez ce qui arrivera et nous saurons que vous кtes des dieux. L’ange ne peut donc connaоtre les singuliers.

         <2> Si on dit que les espиces concrййes donnent la connaissance des choses prйsentes, et non des choses futures, on objectera qu’il ne peut survenir de connaissance nouvelle а moins qu’il ne se produise un changement dans celui qui connaоt. Or, par le fait que le particulier qui devait arriver devient prйsent, un changement n’est pas produit dans l’intellect angйlique, puisqu’il ne reзoit rien d’une chose extйrieure. Si donc il ne connaissait pas par avance ce qui devait arriver, il ne pourra pas non plus connaоtre ce qui devient prйsent.

         <3> Si on dit que, bien que [l’ange] ne reзoive rien, il applique cependant la forme qu’il avait а quelque chose de particulier qui survient, on objectera que l’intellect ne peut appliquer une chose а quelque chose d’autre а moins de connaоtre а l’avance ce qu’il applique et ce а quoi cela est appliquй, car il faut d’abord connaоtre deux choses en elles-mкmes avant de comparer l’une а l’autre. L’application dont il est question suivrait donc la connaissance des singuliers ; elle ne peut donc pas en кtre la cause.

         <4> Si l’ange connaоt les singuliers, c’est soit par une espиce, soit par plusieurs. Or, ce n’est pas par plusieurs, car alors il faudrait qu’il possиde en lui des espиces infinies, puisque les particuliers sont infinis, au moins en puissance. Ce n’est pas non plus par une seule [espиce], car alors l’intellect angйlique serait йgal а l’intellect divin, qui intellige plusieurs choses par une seule, а savoir, son essence. L’intellect angйlique ne peut donc pas intelliger les singuliers.

         <5> Si on dit que [l’intellect angйlique] ne connaоt pas tout par une seule espиce, mais, par une seule espиce, tous les individus d’une mкme espиce, et non les autres, on objectera que cette seule espиce n’a pas plus de rapport avec un individu qu’avec un autre. Or, il faut que, par l’espиce intelligible, l’intellect soit dйterminй par rapport а une chose connaissable dйterminйe. Par cette espиce, [l’intellect angйlique] ne pourra donc pas connaоtre ce particulier de maniиre dйterminйe.

         Cependant, s’oppose а cela ce qui est dit en He 1, 14 : Tous ne sont-ils pas des esprits chargйs d’un service, etc. ? ce qui ne saurait кtre s’ils ne connaissaient pas les hommes singuliers.

         Rйponse. Sans aucun doute, l’ange connaоt les singuliers.

         Afin de voir la faзon dont cela est possible, il faut savoir que, pour qu’un singulier soit connu, il faut qu’il y ait dans la puissance cognitive une similitude de celui-ci en tant qu’il est particulier. Or, «toute forme est par soi commune». Ainsi, l’ajout d’une forme а une forme ne peut кtre la cause de l’individuation, car, autant on assemblerait de formes, tels le blanc, une longueur de deux coudйes, le fait d’кtre crйpu, et les choses de ce genre, elles ne constitueraient pas encore quelque de particulier, car il est possible de trouver toutes ces choses ensemble dans un seul comme dans plusieurs. Mais l’individuation de la forme vient de la matiиre par laquelle la forme est attirйe vers «ce qui est montrй». Ainsi, pour que quelque chose de particulier soit connu, il faut qu’il y ait en celui qui connaоt, non seulement une similitude de la forme, mais, d’une certaine maniиre, de la matiиre.

         Or, la similitude d’une chose connue existe de deux maniиre en celui qui connaоt : d’une maniиre, en tant que causйe par la chose, comme pour les choses qui sont connues par une espиce abstraite des choses ; d’une autre maniиre, comme la cause de la chose, comme cela est clair chez l’artisan qui connaоt l’њuvre d’art par la forme par laquelle il la produit. Ainsi, l’espиce qui est causйe dans le sens par une chose sensible, pour autant qu’elle n’est pas entiиrement dйpouillйe des conditions matйrielles, est une similitude de la forme selon que celle-ci existe dans la matiиre, et c’est pourquoi le particulier est connu par elle en tant qu’il est particulier. Mais parce que, selon qu’elle est reзue dans notre intellect, l’espиce d’une chose sensible est dйjа entiиremement dйpouillйe des conditions matйrielles, notre intellect ne peut connaоtre directement le particulier par elle, mais par une rйflexion de l’intellect sur les puissances sensibles а partir desquelles les espиces intelligibles sont abstraites. Mais par la forme qui est cause d’une chose, une chose est connue de cette maniиre selon que cette forme est cause de la chose. Et parce qu’un artisan ne produit pas la matiиre par la forme de l’art, mais introduit la forme de l’art dans une matiиre prйexistante, la forme de l’art qui est dans l’esprit de l’artisan n’est une similitude de l’њuvre d’art que selon la forme seulement. C’est pourquoi il ne connaоt pas l’њuvre d’art en particulier, а moins qu’il ne perзoive la forme de l’њuvre d’art par le sens. Or, l’artisan incrйй, Dieu, ne produit pas seulement la forme, mais aussi la matiиre. De sorte que les raisons idйales existant dans son esprit ne sont pas efficaces seulement pour la connaissance des universaux, mais aussi pour la connaissance des singuliers par Dieu.

         Or, de mкme que ces raisons idйales passent dans les choses qui doivent кtre produites selon leur кtre naturel, dans lequel chaque chose subsiste d’une maniиre particuoiиre dans la forme et dans la matiиre, de mкme passent-elles dans les esprits angйliques afin d’кtre en eux un principe de connaissance des choses selon tout l’кtre par lequel elles subsistent, et ainsi, par des espиces passйes en eux par l’art divin, les anges connaissent-ils comme Dieu, non seulement les universaux, mais aussi les particuliers.

         Il y a cependant une diffйrence entre les deux. Premiиrement, parce que les idйes qui sont dans l’esprit divin sont les formes rйalisatrices des choses, et non seulement des principes de connaissance ; mais les espиces qui sont reзues dans l’esprit angйlique ne sont que des principes de connaissance et ne sont pas rйalisatrices, mais reproduisent celles qui sont rйalisatrices. Deuxiиmement, parce que plus un intellect est йlevй et perspicace, plus il peut connaоtre de choses а partir d’une seule. Et parce que l’intellect divin est le plus йlevй, il connaоt toutes choses par sa seule essence simple, et il n’y a en lui aucune pluralitй de formes idйales, si ce n’est selon divers rapports de l’essence divine aux choses connues. Mais ce qui est en rйalitй un dans l’esprit divin est en rйalitй multiple dans l’intellect crйй, de sorte que celui-ci ne peut connaоtre toutes choses par une seule chose, mais que, plus l’intellect crйй est йlevй, moins il a de formes capables de connaоtre plusieurs choses. Et c’est ce que dit Denys, dans La hiйrarchie cйleste, ch. XII, que «les ordres supйrieurs possиdent une connaissance plus universelle que les infйrieurs». Et, dans le Livre sur les causes, il est dit que «les intelligences supйrieures possиdent des formes plus universelles», en observant cependant que, chez les plus petits des anges, existent encore des formes assez universelles pour qu’ils puissent connaоtre par une seule forme tous les individus de la mкme espиce, de sorte que cette espиce devient la similitude propre de tous les particuliers selon ses divers rapports aux particuliers, comme l’essence divine devient la similitude propre des singuliers selon les divers rapports.

         Mais l’intellect humain, qui est le dernier dans l’ordre des substances intellectuelles, possиde des formes si divisйes qu’il ne peut connaоtre qu’une chose par une seule espиce. C’est pourquoi la similitude d’une espиce existant dans l’intellect humain ne suffit pas pour connaоtre plusieurs singuliers et, pour cette raison, des sens ont йtй associйs а l’intellect <humain>, par lesquels il peut percevoir les singuliers.

         <1> L’ange ne connaоt aucunement les singuliers par une espиce acquise, parce qu’il [ne les connaоt pas] par une espиce reзue d’une chose (en effet, les choses agiraient ainsi sur son intellect, ce qui est impossible), ni par une nouvelle espиce venant de Dieu, qui rйvйlerait а l’ange quelque chose de nouveau, car les espиces concrййes que l’ange possиde en lui suffisent pour connaоtre tout ce qui est connaissable. Mais, selon que l’intellect de l’ange est йlevй par une lumiиre plus haute, il peut progresser vers des conceptions plus йlevйes а partir de ces espиces, comme aussi, а partir des mкmes espиces des fantasmes, l’intellect du prophиte, aidй par la lumiиre de la prophйtie, reзoit une certaine connaissance pour laquelle ne suffisait pas la lumiиre naturelle de l’intellect agent. Il reste donc que l’ange connaisse les singuliers par des espиces concrййes. Or, de mкme que par une seule espиce concrййe il peut connaоtre divers individus, de mкme peut-il а bien plus forte raison connaоtre par une seule espиce tout ce qui existe dans un individu, de sorte qu’il ne lui est pas nйcessaire d’avoir une autre espиce par laquelle il connaоt la couleur et l’odeur d’un fruit, mais, en connaissant ce fruit, il connaоt tout ce qui existe dans ce fruit essentiellement et accidentellement. Mais l’effet n’existe dans la cause de maniиre а кtre connu que si la cause est dйterminйe а cet effet, comme cela est clair dans les causes nйcessaires, dont les effets sont connus dиs lors qu’on les connaоt. Mais une cause contingente n’est dйterminйe а son effet que lorsqu’elle le produit en acte ; ainsi son effet n’existe dans une cause contingente de maniиre а кtre connu que lorsqu’il a dйjа йtй produit en acte. Et c’est pourquoi l’ange, qui connaоt les causes de tous les singuliers contingents par des espиces concrййes, ne connaоt pas leurs effets par une connaissance naturelle avant qu’ils existent en acte, mais aussitфt qu’ils ont йtй produits.

         <2> Lorsque quelqu’un commence а кtre prйsent, l’ange le connaоt de nouveau, non par un changement qui s’est produit dans l’ange, mais par la chose connaissable, dans laquelle existe quelque chose qui n’existait pas auparavant, qui est connu en mкme temps qu’elle est connue.

         <3> Cette application doit кtre comprise а la maniиre dont Dieu applique les idйes а la connaissance des choses, non pas comme une chose connaissable а une autre, mais comme un moyen de connaissance а la chose connue. Autrement, cela ne signifierait rien, comme on l’a montrй dans les objections.

         <4> L’intellect de l’ange ne connaоt pas toutes choses par une seule espиce, et il ne possиde pas autant d’espиces qu’il y a d’individus, comme il est clair par ce qui a йtй dit.

         <5> Cette espиce unique devient la raison de connaоtre tout individu par rapport а lui-mкme, comme cela est clair par ce qui a йtй dit.

 

<Article 4 [4]> Quatriиmement : il semble que la connaissance qui est appelйe par Augustin le «fruit de l’esprit» n’existe pas dans l’esprit comme un accident dans un sujet.

         <1> En effet, aucun accident ne dйborde son sujet. Or, la connaissance dйborde l’esprit, car l’esprit connaоt non seulement lui-mкme, mais d’autres choses. Cette connaissance n’est donc pas un accident de l’esprit.

         <2> De plus, aucun accident n’est йgal au sujet. Or, la connaissance est йgale а l’esprit, autrement l’image de la Trinitй ne consisterait pas dans la connaissance, l’esprit et l’amour, ce qu’affirme Augustin. La connaissance n’est donc pas un accident de l’esprit.

         <3> De plus, la mкme chose ressort des paroles d’Augustin, qui dit, dans Sur la Trinitй, IX, que «la connaissance et l’amour existent dans l’вme substantiellement ou, pour ainsi dire, essentiellement, et non comme dans un sujet, comme la couleur ou la figure existe dans le corps».

         Cependant, la connaissance de l’esprit n’est rien d’autre que la science. Or, la science est un accident, puisqu’elle fait partie de la premiиre espиce de qualitй. Il en est donc de mкme de la connaissance.

         Rйponse. La connaissance peut s’entendre de quatre maniиres : premiиrement, de la nature cognitive elle-mкme ; deuxiиmement, de la puissance cognitive ; troisiиmement, de l’habitus cognitif ; quatriиmement, de l’acte mкme de connaissance, comme aussi le mot «sens» dйsigne parfois la nature sensible, en tant qu’elle est le principe de cette diffйrence qu’est le sensible, mais parfois dйsigne la puissance elle-mкme, et parfois l’acte. Si l’on parle de la connaissance entendue dans le premier sens, il est йvident qu’elle n’existe pas dans la substance de l’esprit comme un accident dans un sujet, mais essentiellement et substantiellement, comme on dit que le raisonnable existe dans un vivant et le vivant dans un кtre. Mais si nous parlons de la connaissance entendue selon les trois autres modes, elle peut кtre ainsi entendue de deux maniиres. Ou bien elle est comparйe а celui qui connaоt, et ainsi elle existe dans celui qui connaоt comme un accident dans son sujet, et ainsi elle ne dйborde pas son sujet, car on ne trouve jamais qu’elle existe dans autre chose que dans l’esprit. Ou bien elle est comparйe а ce qui est connaissable, et, de ce point de vue, il ne lui revient pas d’exister dans quelque chose, mais par rapport а quelque chose. Or, ce qui est dit par rapport а quelque chose d’autre n’a pas raison d’accident par le fait qu’il existe par rapport а autre chose, mais seulement par le fait qu’il existe dans quelque chose. De lа vient que seule la relation selon la raison de son genre avec la substance demeure en Dieu, mais qu’elle n’y est cependant pas un accident. Pour cette raison, selon cette considйration, [cette connaissance] n’existe pas dans l’вme comme dans son sujet, et, selon cette comparaison, elle dйborde l’esprit pour autant que d’autres choses que l’esprit sont connues par la connaissance. On affirme aussi que l’image de la Trinitй existe aussi selon cette considйration, car mкme les personnes divines se distinguent pour autant qu’elles existent par rapport а quelque chose d’autre. Et d’aprиs cela, il existe aussi une certaine йgalitй de la connaissance par rapport а l’esprit, pour autant qu’elle s’йtend а tout ce а quoi peut s’йtendre l’esprit.

         Et ainsi, la solution des objections est claire.

 

<Question 2> [Sur la jouissance [fruitione] de l’вme du Christ dans la passion]

 

<Article unique [5]> Ensuite, on pose une question sur la jouissance [fruitione] de l’вme du Christ dans la passion : il semble que cette jouissance ait atteint l’essence mкme de l’вme.

         <1> En effet, l’вme du Christ possйdait une jouissance parfaite. Or, la jouissance ne serait pas parfaite si elle n’йtait pas parvenue jusqu’а l’essence de l’вme, mais elle atteindrait seulement une puissance, la raison supйrieure. [La jouissance] est donc parvenue jusqu’а l’essence de l’вme.

         <2> De plus, l’вme du Christ possйdait une jouissance plus parfaite que celle des вmes des saints dans la patrie. Or, la jouissance des saints dans la patrie atteint jusqu’а l’essence de l’вme. А bien plus forte raison donc chez le Christ.

         Cependant, rien ne jouit que ce qui connaоt, car, selon Augustin, «nous jouissons des choses connues dans lesquelles la volontй qui se dйlecte se repose». Or, connaоtre ne fait pas partie de l’essence de l’вme, mais d’une puissance. La jouissance ne parvenait donc pas jusqu’а l’essence de l’вme.

         Rйponse. La jouissance (fruitio) consiste dans un acte par lequel Dieu est vu et aimй. Or, un acte n’est le fait que d’une chose subsistante. Ainsi, а proprement parler, ni une puissance de l’вme, ni son essence ne jouissent, mais l’homme ou l’вme subsistant par soi. Cependant, les puissances de l’вme sont les principes des actions vitales, comme l’essence de l’вme est le principe de l’кtre vivant et, de cette faзon, il faut dire que la raison supйrieure, dont l’objet est la rйalitй йternelle dont on doit jouir, est le principe de la jouissance, par lequel l’вme jouit. La jouissance ne peut appartenir а d’autres puissances ou а l’essence de l’вme que selon un certain dйbordement, par lequel l’effet rйside dans l’essence de l’вme ou dans les puissances infйrieures а partir de la jouissance de la raison supйrieure. Et ainsi, la jouissance parvenait d’une certaine maniиre а l’essence de l’вme dans la passion du Christ, et d’une certaine maniиre, elle n’y parvenait pas, autremenet son corps serait devenu glorieux. De mкme, [ne parvenait-elle] pas jusqu’а l’essence [de l’вme], qui est la racine des puissances infйrieures, car ainsi la joie de la jouissance aurait entiиrement йliminй la douleur de la passion qui se trouvait dans les puissances infйrieures. Mais elle parvenait а l’essence de l’вme pour autant que celle-ci йtait la racine de la raison supйrieure. Et parce que l’essence de l’вme est simple et se trouve entiиrement dans chacune de ses puissances, on dit donc que [l’essence de l’вme] tout entiиre se rйjouissait dans le Christ, pour autant qu’elle йtait la racine de la raison supйrieure, et qu’elle souffrait tout entiиre, pour autant qu’elle est l’acte du corps et la racine des puissances infйrieures.

         <1> La perfection d’une chose n’est empкchйe que parce que quelque chose est enlevй de ce qui est essentiel а une chose. Or, la gloire du corps et des puissances infйrieures appartient а la joie accidentelle de la bйatitude. C’est pourquoi, bien que dans le Christ elle ne soit pas parvenue а l’essence de l’вme en tant qu’elle est acte du corps et en tant qu’elle est la racine des puissances infйrieures, il n’en dйcoule pas que la jouissance ou la bйatitude ait йtй imparfaite dans le Christ.

         <2> L’вme du Christ jouissait plus parfaitement que les вmes des saints dans la patrie а parler de maniиre intensive, mais non а parler de maniиre extensive, car, dans la patrie, la joie de la jouissance (gaudium fruitionis) parviendra aux puissances infйrieures et mкme au corps qui doit кtre glorifiй ; si cela avait йtй le cas dans le Christ, il n’aurait pas йtй en route [viator].

 

<Question 3> [Sur les substances spirituelles : leur pluralitй]

         Ensuite, on pose des questions sur la pluralitй qui existe chez les substances spirituelles.

         Et а ce propos, deux questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que l’immensitй divine exclut la pluralitй des personnes ? Deuxiиmement, est-ce que la simplicitй angйlique supporte la composition d’accident et de sujet ?

 

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que l’immensitй divine exclue la pluralitй des personnes.

         <1> Tout ce qui est immense, comme cela est indйterminй, tient en une seule chose. Or, tout ce qui se trouve dans la divinitй est immense. Puis donc qu’il y a une personne en Dieu, elle tiendra en une seule chose, de sorte qu’il n’y aura pas plusieurs personnes.

         <2> Si l’on dit que les personnes tiennent en une chose de maniиre que toutes sont une seule essence, on objectera que, de mкme que l’essence est immense, de mкme en est-il de la personne. Or, l’immensitй de l’essence fait en sorte qu’il n’y ait qu’une seule essence. L’immensitй de la personne fait donc en sorte qu’il n’y ait qu’une seule personne.

         <3> Si l’on dit que la personne n’est immense que par l’immensitй de l’essence, on objectera que, selon l’intellect, la personne ajoute quelque chose а l’essence. Or, tout est compris comme йtant immense en Dieu. Au-delа de l’immensitй de l’essence, existerait donc une immensitй de la personne, qui donnerait en Dieu une seule personne.

         Cependant, il y a ce qui est dit en 1 Jn 5, 7 : Ils sont trois а rendre tйmoignage dans le ciel, etc.

         Rйponse. L’immensitй n’exclut la pluralitй que pour autant qu’elle йcarte la dйtermination, qui est le principe de la pluralitй. Or, comme on l’a dйjа dit, il existe une double dйtermination : par limitation et par distinction. Or, en Dieu, il n’existe aucune dйtermination par limitation, mais il s’y trouve une dйtermination par distinction de deux maniиres : d’une maniиre, selon qu’il se distingue par essence de tous les кtres crййs comme ce qui n’est pas limitй de ce qui est limitй ; d’une autre maniиre, selon qu’une personne se distingue d’une [autre] personne par une relation d’origine, distinction qui n’existe pas en raison d’une limitation, mais en raison de l’opposition qui se trouve dans la relation. Ainsi, l’immensitй divine n’exclut pas cette distinction et, par consйquent, ni la pluralitй des personnes.

         Et par cela, la rйponse а la premiиre objection <1> est claire. А la deuxiиme <2>, il faut rйpondre que, bien que la personne ne soit pas immense, toutefois l’immensitй est quelque chose d’essentiel, et non de personnel, comme la personne est bonne d’une bontй essentielle. Ainsi, il n’est pas nйcessaire que l’immensitй йtablisse une distinction entre les personnes, mais seulement dans l’кtre de nature.

         <3> On ne dit pas que la personne ajoute quelque chose selon l’intellect au-delа de l’essence, comme si l’intellect devait intelliger quelque chose d’ajoutй а l’essence (en effet, l’intellect serait faux), mais parce qu’en intelligeant la personne, j’intellige nйcessairement l’essence, mais non l’inverse. L’objection ne tient donc pas.

 

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que, chez les anges, il n’y ait pas composition d’accident et de sujet.

         <1> L’кtre accidentel est causй par l’кtre essentiel. La composition accidentelle [est donc aussi causйe] par [la composition] substantielle. Or, chez les anges, il n’existe pas de composition substantielle parce qu’«ils sont des substances simples», comme le dit Denys. Il n’est donc pas non plus de composition accidentelle.

         <2> De plus, Boиce dit, dans son livre Sur la Trinitй, qu’«une forme simple ne peut pas кtre un sujet». Or, les anges sont des formes simples selon Denys. Ils ne peuvent donc pas кtre un sujet d’accident.

         Cependant, il y a le fait qu’Augustin affirme que «la simplicitй divine fait dйfaut aux substances spirituelles du fait qu’il y a en elles composition d’accident et de sujet».

         Rйponse. Par le fait qu’une chose peut recevoir une forme substantielle ou accidentelle, elle comporte une certaine potentialitй, car il est de la raison de la puissance qu’elle soit soumise а l’acte, qui est appelй forme. Or, au sujet des anges, on a eu des opinions diverses. En effet, certains disent qu’ils sont composйs de matiиre et de forme ; d’autres disent qu’ils sont «composйs d’acte d’кtre et de ce qui est», comme le dit Boиce. Et il faut affirmer la potentialitй des deux faзons chez l’ange. En effet, pour ce qui de la premiиre maniиre, cela est clair. De mкme, cela peut кtre clair pour la seconde maniиre, car tout ce qui n’est pas son propre acte d’кtre doit possйder un acte d’кtre reзu d’un autre, qui est la cause de son acte d’кtre, et ainsi, considйrй en lui-mкme, il est en puissance par rapport а cet acte d’кtre qu’il reзoit d’un autre. Et au moins de cette maniиre, il est nйcessaire d’affirmer de la potentialitй chez l’ange, car l’ange n’est pas son propre acte d’кtre : en effet, cela appartient а Dieu seul. Il reste ainsi que l’ange peut кtre sujet d’une forme accidentelle.

         <1> La simplicitй substantielle chez les anges exclut la composition de matiиre et de forme, mais non la composition d’acte d’кtre et de ce qui est, composition que prйsuppose tout au moins la composition accidentelle chez les anges. Et de nouveau, il n’est pas nйcessaire que, si l’кtre accidentel est causй par [l’кtre] substantiel, la composition accidentelle soit causйe par la composition substantielle, car une substance qui est simple d’une certaine maniиre peut кtre sujet d’un accident, comme on l’a dit.

         <2> Boиce parle de cette forme simple qui est acte pur, auquel aucune potentialitй n’est mкlйe. Et seul Dieu est tel.

 

<Question 4> [Sur le sacrement de l’autel]

         Ensuite, on pose des questions sur le sacrement de l’autel. А ce sujet, trois questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que le corps du Christ est contenu sous les espиces du pain selon toute sa quantitй ? Deuxiиmement, est-ce qu’existe dans un mкme instant le pain et le corps du Christ ? Troisiиmement, est-ce que Dieu peut faire que la blancheur et les autres qualitйs existent sans quantitй, comme il fait que la quantitй existe sans sujet dans le sacrement de l’autel ?

 

<Article 1 [8]> Premiиrement : il semble que le corps entier du Christ ne puisse кtre contenu sous ces espиces.

         <1> «Il ne peut se faire, mкme par miracle, que deux choses contradictoires soient vraies en mкme temps», comme Augustin le dit dans Contre Faustus. Or, telle serait la consйquence si tout le corps du Christ existait sous ces espиces. En effet, s’il existe en entier sous ces espиces, il n’est pas plus grand que ces espиces, puisqu’il ne les dйborde pas. De mкme, il est plus grand en rйalitй, puisqu’il a deux coudйes ou davantage. Et ainsi, il sera plus grand et il ne sera pas plus grand sous le mкme aspect. Il ne peut donc pas arriver, mкme par miracle, que tout [le corps du Christ] soit contenu sous ces espиces.

         Cependant, partout oщ se trouve une partie d’un corps se trouve aussi tout le corps, а moins que le corps ne soit divisй. Or, le corps du Christ n’est pas divisй, puisqu’il est impassible. Puisque quelque chose du corps du Christ se trouve sous ces espиces, comme il est dit en Mt 26, 26 : Ceci est mon corps, il faut donc que, sous ces espиces, tout le corps du Christ soit contenu.

         Rйponse. Sous ces espиces, tout le corps du Christ et toute sa quantitй sont sans aucun doute contenus.

         Pour le montrer, il faut savoir que, dans le sacrement de l’autel, quelque chose est contenu de deux maniиres : d’une maniиre, en vertu du sacrement ; d’une autre maniиre, par concomitance naturelle. Par exemple, sous les espиces du pain, le corps et le sang du Christ sont contenus, mais le corps en vertu du sacrement, et le sang par concomitance naturelle, car le corps du Christ n’existe pas sans le sang ; sous les espиces du vin, c’est l’inverse. Est contenu dans le sacrement en vertu du sacrement ce qui est le terme de la transubstantiation. Pour cette raison, l’вme et la divinitй ne sont pas contenues dans le sacrement en vertu du sacrement, puisque le pain et le vin ne sont pas convertis en elles, mais par concomitance naturelle, puisque l’вme est insйparablement unie а ce corps et la divinitй а [cette] humanitй. Or, comme, pour ce qui est du pain, la substance passe et la quantitй demeure avec les autres accidents, il est clair que le terme de la transubstantiation est directement la substance du corps du Christ ; et ainsi, la substance mкme du corps du Christ s’y trouve en vertu du sacrement, mais la quantitй, par concomitance naturelle. Il est donc clair que la substance du corps du Christ a un rapport immйdiat aux dimensions du pain qui demeurent, mais que la quantitй du corps du Christ [en a un] par mode de consйquence. Mais c’est le contraire pour le rapport entre ce qui est dans un lieu et le lieu, car la substance de ce qui est dans un lieu a rapport au lieu par l’intermйdiaire de ses propres dimensions. C’est ainsi qu’il est nйcessaire que les dimensions de ce qui est dans un lieu aient la mкme mesure que les dimensions du lieu qui [les] contient, mais il n’est pas nйcessaire que les dimensions du corps du Christ aient les mкmes dimensions que les espиces et [c’est ainsi] que, sous n’importe quelles petites dimensions du pain, peut exister tout le corps du Christ, comme toute la nature de la substance d’un corps est prйservйe dans chacune des parties de ce corps.

         <1> Il ne dйcoule pas de cela que le corps du Christ n’est pas plus grand que ces espиces parce qu’il est contenu sous elles, car il n’est pas contenu comme s’il avait la mкme mesure. Et ainsi, il n’en dйcoule pas que des choses contradictoires existent en mкme temps.

 

<Article 2 [9]> Deuxiиmement : il semble que, sous les espиces, existent au mкme instant la substance du pain et le corps du Christ.

         <1> En effet, qu’on considиre l’instant ultime oщ existe le pain et le premier instant oщ existe le corps du Christ. Ou bien il s’agit d’un seul instant ou de deux. Or, il ne s’agit pas de deux [instants], car, puisque entre deux instants, quels qu’ils soient, existe un temps intermйdiaire, il faudrait affirmer qu’il existe un temps oщ il n’y aurait ni corps du Christ ni substance du pain. Il faut donc qu’il s’agisse d’un seul instant. Et ainsi, dans le mкme instant, existent lа le pain et le corps du Christ.

         <2> Si on dit qu’il n’y a pas d’instant ultime oщ existe le pain, on objectera que l’кtre du pain est commensurй par un certain temps. Or, la mesure propre est йgale а ce qui est mesurй. En chaque instant de ce temps, existe donc lа le pain et, de mкme, dans le dernier instant.

         <3> De plus, le rapport entre l’instant et le changement instantanй est le mкme que celui du temps et du mouvement continu. Un seul instant inclut donc les deux termes de la transsubstantiation, qui est un changement instantanй. Or, ses termes sont le pain et le corps du Christ. Le pain et le corps du Christ existent donc dans le mкme instant.

         <4> De plus, en tout changement instantanй, il est vrai de dire qu’une chose devient et qu’elle est devenue, car on ne peut accepter d’antйcйdent et de consйquent dans l’instant. Puisque la transubstantiation est un changement instantanй, il est donc vrai de dire en mкme temps que le corps du Christ y apparaоt et qu’il y est apparu. Or, le corps du Christ fait partie des rйalitйs permanentes, pour lequelles ce qui devient n’existe pas et ce qui est devenu existe. Le corps du Christ se trouve donc lа et ne s’y trouve pas. Mais lorsque que le corps du Christ n’y existe pas, la substance du pain y existe. En mкme temps dans le mкme instant, s’y trouvent donc le corps du Christ et la substance du pain.

         Cependant, deux formes substantielles disparates ne peuvent кtre mкlйes а la mкme chose dans le mкme instant. Or, la forme du pain et le corps du Christ sont de cette nature. Ils ne peuvent donc pas кtre en mкme temps mкlйs а la mкme chose dans le mкme instant.

         Rйponse. Le corps du Christ et la substance du pain n’existent lа aucunement au mкme instant, et il n’est pas nйcessaire de fixer un instant ultime oщ le pain y existe, mais un temps ultime qui est continu par rapport а l’instant oщ le corps du Christ apparaоt pour la premiиre fois.

         Pour le montrer, il faut savoir que, dans les choses naturelles, les changements instantanйs sont toujours les termes des mouvements. La raison en est que les changements de cette nature ont comme termes la forme et la privation [de la forme], comme la gйnйration du feu [a comme termes] le feu et [la privation] de feu. Or, entre la forme et la privation de celle-ci, il ne peut y avoir quelque chose d’intermйdiaire, si ce n’est par accident, pour autant que ce qui est privй de la forme s’approche plus ou moins de la forme en raison d’une disposition а la forme qui est visйe et qui est enlevйe par le mouvement continu. C’est pourquoi doit prйcйder un mouvement d’altйration, qui trouve son terme dans la gйnйration. Et ainsi, l’altйration a deux termes : un de son genre, а savoir, la disposition ultime qui est nйcessitй de la forme, car l’altйration est un mouvement en qualitй ; et un autre d’un autre genre, а savoir, la forme substantielle. Et, de la mкme faзon, l’illumination est le terme du mouvement local du soleil, qui est un changement instantanй entre la forme de la lumiиre et la privation de celle-ci, а savoir, les tйnиbres. Or, en tout mouvement qui est mesurй par un certain temps, il est nйcessaire que le terme ultime se trouve dans l’instant ultime du temps. Ainsi, comme la forme substantielle est le terme d’une altйration, il est nйcessaire que la forme substantielle soit introduite dans l’ultime instant de ce temps. Or, la corruption et la gйnйration vont de pair, car «la gйnйration d’une chose est la corruption d’une autre». Il est donc nйcessaire que, dans l’instant ultime de ce temps, existent le terme de la corruption de l’une, comme celle de l’air, et le terme de la gйnйration de l’autre, comme celle du feu. Or, le terme d’une corruption consiste а ne pas кtre. Il faut donc que, dans l’instant ultime de ce temps, existe d’abord l’absence d’air et d’abord le feu. Mais, avant le dernier instant d’un certain temps, on ne peut en concevoir d’avant-dernier, car, «entre deux instants, quels qu’ils soient, il existe un temps intermйdiaire», selon le Philosophe. Et ainsi, il ne faut pas concevoir d’instant ultime oщ l’air existe, mais, pendant tout le temps que mesurait le mouvement d’altйration, l’air existait et, dans l’instant ultime de celui-ci, existent d’abord l’air et d’abord le feu. De la mкme faзon, la transubstantiation est le terme d’un certain mouvement qui consiste dans la prononciation des mots, de sorte que, dans l’instant ultime qui mesure cette prononciation, le pain existe d’abord et d’abord le corps du Christ, et ainsi il n’y a pas d’instant ultime oщ existe le pain, mais un temps ultime. Or, entre le temps et l’instant, il n’est pas nйcessaire qu’apparaisse un intermйdiaire, comme cela n’est pas nйcessaire entre la ligne et le point. Et ainsi, il n’est pas nйcessaire qu’а un certain moment, il n’existe ni pain ni corps du Christ.

         Et ainsi, la solution de la <1> premiиre objection est claire.

         <2> Le point ajoutй ou soustrait а la ligne ne l’accroоt pas ni ne la diminue. De mкme en est-il de l’instant ajoutй ou soustrait au temps. Ainsi, bien que, dans l’instant ultime du temps mesurant l’existence du pain, il n’existe pas de pain, il n’en dйcoule cependant pas que ce temps soit plus long que la durйe de l’existence du pain, et ainsi que la mesure ne soit pas йgale а ce qui est mesurй.

         <3> On dit que l’instant mesure un changement instantanй pour autant qu’il mesure son terme d’arrivйe (ad quem), car son terme de dйpart (a quo) est uni а l’ensemble du mouvement prйcйdent, et ainsi il est mesurй par le temps qui mesure le mouvement qui prйcиde. Mais le temps mesure un mouvement en raison des deux termes. Il ne s’agit donc pas de choses semblables.

         <4> On parle de devenir de deux maniиres. D’une maniиre, pour le mouvement vers l’кtre ; et ainsi ce qui est engendrй pendant tout le temps de l’altйration qui prйcиde est appelй devenir, et c’est de cette maniиre que parle le Philosophe, Physique, IV, oщ il montre qu’un devenir prйcиde tout ce qui est devenu et que ce qui est devenu prйcиde tout devenir. Et ainsi, il n’est pas vrai qu’une chose en mкme temps devient et est devenue, mais il est vrai que ce qui devient n’est pas. D’une autre maniиre, on dit qu’une chose devient lorsque sa forme est introduite, et ainsi le devenir ne consiste pas а кtre mы, mais dans le terme du mouvement. De sorte que le mouvement se termine et s’est terminй en mкme temps, mais, de cette maniиre, ce qui devient est, car le terme du devenir est l’кtre, dont on affirme que ce qu’on dit кtre devient de cette maniиre.

 

<Article 3 [10]> Troisiиmement : il semble que Dieu ne puisse faire que la blancheur et une autre qualitй corporelle existe sans quantitй.

         <1> Parce que la quantitй est la premiиre disposition d’un corps, du fait qu’«elle adhиre immйdiatement а la substance», comme le dit Boиce. Or, «ce qui est premier en chaque genre est cause de ce qui vient aprиs», comme il est dit dans Mйtaphysique, II. Tous les autres accidents tiennent donc de la quantitй d’кtre des dispositions corporelles. Une fois enlevйe la quantitiй, aucune autre qualitй corporelle ne demeure donc.

         <2> De plus, une qualitй spirituelle, comme la science ou la vertu, est plus noble qu’une qualitй corporelle. Or, une qualitй spirituelle ne pourrait mкme miraculeusement exister sans un sujet, comme on le voit. А bien plus forte raison donc, une qualitй corporelle ne pourrait-elle exister sans un sujet, qui est tout au moins la quantitй.

         <3> De plus, cela s’йloigne davantage de la nature de la qualitй corporelle qu’elle existe complиtement sans sujet, que le fait pour elle d’exister dans un sujet spirituel, car exister dans un sujet spirituel relиve d’une qualitй spirituelle, qui est dans le mкme prйdicament qu’une qualitй corporelle, mais exister complиtement sans sujet relиve de la substance, qui est un autre prйdicament. Or, il ne peut arriver miraculeusement qu’une qualitй corporelle existe dans un sujet spirituel, comme la blancheur dans l’ange. Encore bien moins, donc, peut-il arriver qu’une qualitй corporelle n’ait pas de sujet, au moins la quantitй.

         <4> De plus, la qualitй dйpend davantage de la substance que l’inverse. Or, Dieu ne pourrait faire une substance crййe qui n’ait aucun accident, car il est nйcessaire qu’existe au moins dans la crйature la relation а son crйateur. Encore bien moins donc peut-il arriver qu’une qualitй existe sans aucun sujet.

         Cependant <5>, il peut se faire que, dans le sacrement de l’autel, la quantitй existe sans substance parce que la quantitй diffиre par essence de la substance. Or, d’une maniиre similaire, la qualitй diffиre par essence de la quantitй. Pour la mкme raison donc, il peut se faire que la qualitй existe sans quantitй.

         Rйponse. En raison de son immensitй, il faut attribuer а la puissance divine tout ce qui ne trahit pas un manque. Toutefois, il existe des choses dont la nature crййe ne supporte pas qu’elles soient faites а cause d’une certaine rйpugnance, qu’elles comportent en raison d’une contradiction implicite. De ces choses, certains ont eu coutume de dire que Dieu peut les faire, bien qu’elles ne puissent кtre faites.

         Afin de voir si Dieu peut faire que la blancheur existe sans quantitй, il faut savoir que, dans la quantitй et dans toute autre qualitй corporelle, il faut considйrer deux choses : la nature mкme de la blancheur, par laquelle elle reзoit son espиce, et son individuation, selon laquelle elle est cette blancheur sensible distincte d’une autre blancheur sensible. Par un miracle divin, il pourrait donc arriver que la nature de la blancheur subsiste sans aucune quantitй ; cependant, cette blancheur ne serait pas comme cette blancheur sensible, mais elle serait une forme intelligible, а la maniиre des formes sйparйes que Platon a proposйes. Mais que cette blancheur sensible individuйe existe sans quantitй, cela ne pourrait arriver, bien qu’il puisse arriver qu’une quantitй individuйe existe sans substance, car la quantitй n’est pas individuйe seulement par son sujet, comme les autres accidents, mais aussi par le lieu [situs] oщ elle se trouve, qui fait partie de sa quantitй dimensionnelle, consistant dans la quantitй qui possиde une position. Et ainsi, il est possible d’imaginer deux lignes sйparйes de la mкme espиce, diffйrentes numйriquement selon les endroits diffйrents oщ elles se trouvent, autrement, la ligne ne serait pas divisible en raison mкme de son genre. En effet, la ligne ne se divise qu’en lignes. Or, imaginer plusieurs blancheurs de la mкme espиce sans sujet est impossible. Il est ainsi clair que la blancheur n’est individuйe que par le sujet et, pour cette raison, qu’elle ne pourrait кtre individuйe que si elle existait dans un sujet, au moins dans la quantitй. Mais la quantitй peut кtre individuйe mкme sans sujet. C’est pourquoi, par un miracle, cette quantitй sensible peut exister mкme sans sujet, comme cela est clair pour le corps du Christ.

         <1> La blancheur, si elle existait sans quantitй, ne serait plus une qualitй corporelle, mais spirituelle, comme cela est clair d’aprиs ce qui a йtй dit.

         <2> Il semble qu’il faille dire la mкme chose de la qualitй spirituelle que ce qui a йtй dit de la qualitй corporelle.

         <3> Puisque la quantitй fait dйfaut а la substance spirituelle, il ne peut arriver qu’une qualitй corporelle existe dans une substance spirituelle, sinon de la maniиre dont elle peut exister sans quantitй, comme on l’a dit.

         <4> Par le fait mкme que la substance crййe est comparйe а Dieu, un accident rйsulte en elle, telle la relation de crйation ou de service, ou une autre relation similaire. Ainsi, comme Dieu ne peut faire qu’une crйature ne dйpende pas de lui, il ne peut pas davantage faire qu’elle existe sans ces accidents. Mais il pourrait faire qu’elle existe sans d’autres accidents. Or, le sujet ne possиde pas d’accident du fait qu’il est comparй а Dieu. Et ainsi, rien n’empкche que Dieu puisse faire qu’un accident existe sans sujet.

         <5> Pour ce qui est objectй en sens contraire, il est clair qu’il n’en va pas de mкme de la quantitй et de la qualitй, comme cela est clair par ce qui a йtй dit.

 

<Question 5> [А propos des corps des damnйs]

         Ensuite, on s’interroge sur les corps des damnйs.

         Et а ce propos, trois questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que les corps des damnйs sont incorruptibles ? Deuxiиmement, est-ce qu’ils ressuscitent avec des difformitйs ? Troisiиmement, est-ce qu’ils sont punis dans l’enfer par des vers et des pleurs corporels ?

 

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble que les corps des damnйs ne seront pas incorruptibles.

         <1> En effet, un corps ne peut кtre incorruptible que par sa nature, comme un corps cйleste, par la grвce de l’innocence, comme le corps de l’homme en son premier йtat, ou par la gloire, comme le corps du Christ aprиs la rйsurrection. Or, rien de cela ne convient aux corps des damnйs. Les corps des damnйs ne seront donc pas incorruptibles.

         <2> Si l’on dit qu’ils seront incorruptibles par dйcision de la justice divine afin qu’ils soient punis pour toujours, on objectera qu’une peine perpйtuelle n’est due pour une faute que selon que celle-ci a quelque chose de perpйtuel. Or, la perpйtuitй de la faute ne vient pas du corps, mais de la volontй, qui choisit de demeurer pour toujours dans le pйchй. La divine justice n’exige donc pas que le corps soit йternellement puni.

         <3> De plus, le corps n’est puni pour le pйchй de l’вme que dans la mesure oщ il est l’instrument de l’вme qui commet le pйchй. Or, dans certains actes de l’вme, il peut exister un pйchй mortel auxquel le corps ne participe pas, comme cela est clair pour les pйchйs spirituels. Si quelqu’un est puni pour ces seuls [pйchйs], une peine perpйtuelle n’est donc pas due а son corps.

         <4> De plus, de mкme que quelqu’un est damnй pour un pйchй de transgression, de mкme aussi l’est-il pour un pйchй d’omission. Or, le corps ne participe en rien а l’omission. Une peine perpйtuelle ne lui est donc pas due chez tous les damnйs, et ainsi la justice divine n’exige pas non plus que les corps des damnйs soient incoruptibles. Il reste donc qu’ils sont corruptibles.

         Cependant, «si on enlиve la cause, l’effet est enlevй». Or, aprиs la rйsurrection, cessera le mouvement du ciel, qui est la cause de la corruption dans les corps. La corruption cessera donc, et ainsi les corps des damnйs ne seront pas corruptibles.

         Rйponse. Les corps des damnйs seront incorruptibles, bien que susceptibles de souffrances. Car la cause premiиre et principale de l’incorruption est la justice divine, qui maintiendra les corps des damnйs dans des peines perpйtuelles. Mais la cause secondaire et pour ainsi dire coopйrante sera la cessation du mouvement du ciel ; celui-ci йtant arrкtй, aucune action ni passion se rapportant au changement de la nature ne pourra exister dans les corps. Ainsi, les corps des damnйs aussi ne subiront-ils pas le feu selon une passion de nature, par laquelle la nature du corps humain perdrait sa nature, mais ils subiront une passion de l’вme, comme l’organe du sens lorsqu’il reзoit du sensible une similitude de la qualitй sensible.

         <1> Ce raisonnement procиde d’une division insuffisante. En effet, il existe ici une autre cause d’incorruption que les trois qui sont abordйes dans l’objection, а savoir, une dйcision de la justice divine. Bien qu’on puisse dire d’une certaine maniиre qu’ils seront incorruptibles par nature, а savoir, pour autant que le principe naturel de corruption sera enlevй, le mouvement du ciel.

         <2> Le pйchй tient de l’вme son caractиre de faute et de perpйtuitй, et non du corps. Ainsi, de mкme que le corps est puni pour le pйchй en tant qu’il est instrument du pйchй qui tient de l’вme son caractиre de faute, de mкme doit-il кtre puni pour toujours en tant qu’il est instrument du pйchй qui tient sa perpйtuitй de la volontй.

         <3> Cela n’est pas la raison principale pour laquelle le corps est puni pour le pйchй de l’вme, parce qu’il est l’instrument de l’вme qui agit, mais plutфt parce qu’il est une partie essentielle de l’homme qui agit. En effet, а proprement parler, c’est l’homme qui pиche par l’вme. C’est pourquoi, si l’вme seulement йtait punie, celui qui a pйchй ne serait pas puni, а savoir, l’homme. Toutefois, il n’est pas vrai qu’il existe dans la vie prйsente un acte auquel le corps ne participe pas, car, bien que le corps ne participe pas aux actes intellectuels а titre d’instrument de l’acte, il y participe cependant par le fait qu’il reprйsente l’objet, car «l’objet de l’intellect est le fantasme, comme la couleur pour la vue», comme il est dit dans Sur l’вme, III. Or, le fantasme n’existe pas sans organe corporel. Il est ainsi clair que mкme dans l’intellection et dans les autres actes de l’вme, nous recourons d’une certaine faзon au corps.

         <4> Quelqu’un n’est pas damnй pour un pйchй d’omission parce qu’il a fait quelque chose, mais parce qu’est omis ce qui devait кtre fait. Or, cela devait кtre fait par l’вme et par le corps, pour autant que le corps participe aux actes de l’вme. Et ainsi, de la mкme maniиre, le pйchй de transgression et d’omission entretiennent-ils le mкme rapport avec le corps et avec l’вme.

 

<Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que les corps des damnйs ressusciteront sans difformitйs.

         En effet, la rйsurrection s’accomplira par la puissance divine, qui est la plus parfaite. Or, l’opйration d’une puissance parfaite est parfaite, et son effet, parfait. Les corps des ressuscitйs seront donc parfaits, et ainsi les corps des damnйs ressusciteront-ils sans difformitйs.

         Cependant, Sg 11 [dit] : On sera tourmentй par ce par quoi on aura pйchй. Or, les damnйs ont pйchй par des corps qui avaient des difformitйs. Leurs corps ressusciteront donc avec des difformitйs.

         Rйponse. Une difformitй dans le corps peut venir de deux choses. Premiиrement, du dйfaut d’un membre, et une telle difformitй, comme on le dit communйment, n’existera pas dans les corps des damnйs, parce que tous ressusciteront incorruptibles, c’est-а-dire sans dйfaut d’aucun de leurs membres, de sorte que tout le corps soit puni chez les rйprouvйs et soit rйcompensй chez les йlus. D’une autre maniиre, il peut exister une difformitй ou un dйfaut du corps en raison de la proportion incorrecte des parties, comme la fiиvre vient de la proportion incorrecte des humeurs, et comme une bosse vient d’une surabondance de chair dans une partie. Et, а propos d’une telle difformitй ou dйfaut, il y existe deux opinions. En effet, certains, considйrant la damnation des rйprouvйs, afin que ne leur manque aucun mal, ont dit qu’ils ne seraient pas exempts de telles difformitйs. Mais d’autres, considйrant la puissance de celui qui ressuscite, qui, de mкme qu’il a fait la nature par l’њuvre de la crйation, rйparera aussi la nature par la rйsurrection, disent que l’auteur de la nature enlиvera tous les dйfauts qui viennent d’un vice de nature, comme les fiиvres et les choses de ce genre. (Mais les dйfauts qui seront venus d’une volontй perverse demeureront chez les rйprouvйs, comme sont les souillures et la culpabilitй des pйchйs.). Laquelle de ces deux opinions est plus vraie, Augustin ne le laisse pas dans le doute, lorsqu’il dit, dans l’Enchiridion, qu’«on ne doit pas mettre en doute la beautй de ceux dont la damnation est certaine».

         Aprиs avoir vu cela, la rйponse aux objections est claire.

 

<Article 3 [13]> Troisiиmement : il semble que les corps des damnйs seront punis par des vers et des pleurs corporels.

         <1> [Il est dit] dans le dernier chapitre de Judith : Il mettra le feu et les vers dans leurs chairs. Or, on ne met pas de vers spirituels dans la chair, mais plutфt dans l’вme. Les vers dont les rйprouvйs seront punis ne seront donc pas seulement spirituels, mais aussi corporels.

         <2> De mкme, а propos de Lc 13, la Glose dit que «par les pleurs dont le Seigneur menace les rйprouvйs peut кtre dйmontrйe la rйsurrection vйritable des corps». Ce qui ne serait pas le cas si ces pleurs йtaient seulement spirituels. Donc, etc.

         Cependant, <1> les vers dont seront punis les rйprouvйs sont immortels, Is 66, 24 : Leurs vers ne mourront pas. Or, aucun animal n’a de rapport а l’immortalitй, sauf l’homme. Ces vers ne seront donc pas corporels.

         <2> De mкme, dans les pleurs corporels, se produit un йcoulement de larmes. Or, tout corps fini dont s’йcoule quelque chose de maniиre continue est finalement consommй, а moins que n’ait lieu une restauration. Comme dans les corps des damnйs ne se produit aucune restauration de ce qui est perdu, il semble donc que les pleurs qui seront perpйtuels ne seront pas corporels.

         Rйponse. А ce sujet, Augustin prйsente diverses opinions dans La citй de Dieu, XX, en disant : «En ce qui concerne les peines des mйchants, le feu inextinguible et les vers trиs actifs sont prйsentйs de maniиre diffйrente par les uns et les autres. Certains en effet [se demandent] s’ils atteindront l’вme, d’autres le corps, d’autres si le feu atteindra le corps et les vers changeront l’вme, ce qui paraоt plus crйdible.» Ainsi, en suivant Augustin, nous disons que ces vers seront spirituels et que les pleurs aussi seront spirituels, de sorte que la douleur elle-mкme est appelйe «pleurs». Toutefois, on pourrait parler de douleur corporelle mкme sans versement de larmes, de sorte que les pleurs ne signifient pas seulement une douleur de l’вme, mais la disposition par laquelle le corps est disposй lorsque l’вme souffre.

         <1> Cette expression se rapporte au changement, et ainsi nous pouvons interprйter que les chairs sont les вmes des impies, qui ont йtй [des hommes] charnels.

         <2> Les pleurs corporels sans versement de larmes, selon ce qu’on a dit, suffisent а la vйritй de la rйsurrection. Toutefois, si l’on soutient que les vers et les pleurs seront corporels, on pourrait dire que, par la puissance divine, ces vers seront alimentйs et la perte causйe par les larmes sera compensйe.

 

<Question 6> [Sur les sens de la Sainte Йcriture]

         Ensuite, on pose des questions sur les sens de la Sainte Йcriture.

         А ce sujet, trois questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que d’autres sens spirituels se cachent sous les paroles de la Sainte Йcriture ? Deuxiиmement, [on s’interroge] sur le nombre des sens de la Sainte Йcriture. Troisiиmement, est-ce que ces sens se rencontrent dans les autres йcritures ?

 

<Article 1 [14]> Premiиrement : il semble que ne se cachent pas d’autres sens sous les paroles de la Sainte Йcriture.

         <1> En effet, il ne faut pas employer les mots dits une seule fois de maniиre йquivoque ou multiple. Or, la pluralitй des sens aboutit а une multiplicitй dans les mots. Dans les mкmes mots de la Sainte Йcriture ne peuvent donc se cacher plusieurs sens.

         <2> De plus, la Sainte Йcriture a йtй ordonnйe а l’illumination de l’intellect. Le psaume dit : La dйclaration de tes paroles, etc. (Ps 118, 130). Or, la multiplicitй des sens obnubile l’intellect. Il ne doit donc pas y avoir de sens multiples dans la Sainte Йcriture.

         <3> De plus, ce qui peut кtre occasion d’erreur doit кtre йvitй dans la Sainte Йcriture. Or, affirmer d’autres sens que le sens littйral dans l’Йcriture pourrait кtre une occasion d’erreur, car n’importe qui pourrait interprйter l’Йcriture comme il le voudrait pour confirmer son opinion. Il ne doit pas y avoir plusieurs sens dans la Sainte Йcriture.

         <4> De plus, Augustin dit, Commentaire littйral de la Genиse, II, que «l’autoritй de la Sainte Йcriture est plus grande que la perspicacitй de tout esprit humain». Or, le sens qui n’a aucune autoritй pour confirmer quelque chose n’est pas un sens convenable de la Sainte Йcriture. Or, aucun sens, а part le sens littйral, n’a la capacitй de confirmer quelque chose, comme cela est clair d’aprиs ce que dit Denys а propos de la lettre а Tite. En effet, il dit que «la thйologie symbolique, c’est-а-dire celle qui procиde par similitudes, ne sert pas d’argument». La Sainte Йcriture n’a donc pas d’autres sens, а part le sens littйral.

         <5> De plus, quiconque tire de paroles йcrites par quelqu’un des sens dont l’auteur n’avait pas l’intention, ce n’est pas un sens propre, mais concurrent. Or, un auteur, par une seule йcriture, ne peut comprendre qu’une chose, car «il n’arrive pas qu’il comprenne plusieurs choses en mкme temps», selon le Philosophe. Il ne peut donc pas y avoir plusieurs sens propres de la Sainte Йcriture.

         Cependant, s’oppose а cela ce qui est dit en Dn 12, 4 : Beaucoup seront perplexes, mais le savoir grandira.

         De plus, Jйrфme dit, dans le prologue de la Bible, en parlant de l’Apocalypse : «Dans chaque parole se cachent plusieurs sens.»

         Rйponse. La Sainte Йcriture a йtй transmise afin que, par elle, la vйritй nйcessaire au salut nous soit rendue manifeste. Or, la manifestation ou l’expression de la vйritй peut se faire de deux maniиres : par des choses et par des paroles, pour autant que les paroles signifient les choses et qu’une chose peut кtre la figure d’une autre. Or, l’auteur de la Sainte Йcriture, le Saint-Esprit, n’est pas seulement l’auteur des mots, mais il est aussi l’auteur des choses. Ainsi, il peut adapter non seulement les mots pour qu’ils signifient quelque chose, mais il peut aussi disposer les choses pour qu’elles soient une figure d’une autre chose. Et ainsi, dans la Sainte Йcriture, la vйritй est manifestйe de deux maniиres : d’une maniиre, selon que les choses sont signifiйes par des paroles, et c’est en cela que consiste le sens littйral ; d’une autre maniиre, selon que les choses sont des figures d’autres choses, et c’est en cela que consiste le sens spirituel. Et ainsi, plusieurs sens conviennent а la Sainte Йcriture.

         <1> Une diversitй de sens dont l’un ne vient pas d’une autre produit une multiplicitй de maniиres de parler. Mais le sens spirituel se fonde toujours sur le sens littйral et vient de lui. Ainsi, par le fait que la Sainte Йcriture est interprйtйe littйralement et spirituellement, il n’y a pas en elle de multiplicitй.

         <2> Comme Augustin le dit dans L’enseignement chrйtien, «c’est utilement que Dieu a fait en sorte que la vйritй de la Sainte Йcriture soit manifestйe avec une certaine difficultй». Cela est utile pour йcarter l’ennui, car l’attention est davantage stimulйe par ce qui est difficile, alors qu’elle est йcartйe par l’ennui. De mкme, l’occasion de s’enorgueillir est-elle йcartйe lorsque l’homme peut difficilement saisir la vйritй de l’Йcriture. De mкme, la vйritй de la foi est ainsi dйfendue contre la dйrision des infidиles. C’est pourquoi le Seigneur dit, Mt 7, 6 : Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint, et Denys avertissait Timothйe de garder ce qui est saint du contact des impurs. Ainsi est-il clair qu’il convient que la vйritй de la foi soit communiquйe sous divers sens dans la Sainte Йcriture.

         <3> Comme le dit Augustin dans L’enseignement chrйtien, «rien n’est transmis de maniиre cachйe dans un endroit de la Sainteg Йcriture, qui ne soit exposй ailleurs clairement». Ainsi, l’interprйtation spirituelle doit toujours s’appuyer sur une interprйtation littйrale de la Sainte Йcriture, et ainsi est йvitйe toute occasion d’erreur.

         <4> Ce n’est pas par manque d’autoritй qu’un argument efficace ne peut кtre tirй du sens spirituel, mais en raison de la nature mкme de la similitude sur laquelle se fonde le sens spirituel. En effet, une chose peut кtre semblable а plusieurs ; ainsi, on ne peut passer de cette chose, lorsqu’elle est prйsentйe dans l’Йcriture, а l’une d’entre elles de maniиre dйterminйe, mais il y a faussetй de la conclusion. Par exemple, en raison d’une certaine similitude, le lion signifie le Christ et le Diable. Ainsi, par le fait qu’on parle du lion dans la Sainte Йcriture, on ne peut tirer argument pour aucun des deux.

         <5> L’auteur principale de la Sainte Йcriture est l’Esprit Saint, qui dans un seul mot de la Sainte Йcriture a compris beaucoup plus de choses que ce qui est exposй par les interprиtes de la Sainte Йcriture. Il n’est pas non plus inconvenant que l’homme qui a йtй l’auteur instrumental de la Sainte Йcriture ait compris plusieurs choses sous un seul mot, car «les prophиtes, comme le dit Jйrфme а propos d’Osйe, parlaient des faits prйsents de maniиre telle qu’ils entendaient aussi signifier des choses а venir». Il n’est donc pas impossible de comprendre plusieurs choses [sous un seul mot] pour autant qu’une chose est la figure d’une autre.

 

<Article 2 [15]> Deuxiиmement : il semble qu’on ne doive pas distinguer quatre sens de la Sainte Йcriture : les sens historique ou littйral, allйgorique, moral et anagogique.

         <1> En effet, de mкme que dans la Sainte Йcriture certaines choses sont dites du Christ par mode de figure, de mкme aussi certaines choses sont dites de maniиre figurative d’autres hommes, comme, en Dn 8, le roi des Grecs est signifiй par le bouc. Or, ces maniиres figuratives de parler ne donnent pas un autre sens au-delа du sens littйral dans la Sainte Йcriture. On ne doit donc pas affirmer qu’il existe un sens allйgorique, diffйrent du sens historique, par lequel on interprиte du Christ ce qui l’a prйcйdй а titre de figure de lui.

         <2> De plus, une personne est constituйe d’une tкte et de membres. Or, le sens allйgorique semble кtre en rapport avec la tкte de l’Йglise, le Christ ; mais le sens moral semble кtre en rapport avec ses membres, les fidиles. Le sens moral ne doit donc pas кtre distinguй du sens allйgorique.

         <3> De plus, le sens moral est celui qui se rapporte а l’instruction sur les mњurs. Or, la Sainte Йcriture instruit sur les mњurs en plusieurs endroits selon le sens littйral. Le sens moral ne doit donc pas кtre distinguй du sens littйral.

         <4> De plus, de mкme que le Christ est la tкte de l’Йglise militante, de mкme est-il la tкte de l’Йglise triomphante, et il ne s’agit pas d’un Christ diffйrent dans les deux cas. Le sens anagogique, par lequel on interprиte quelque chose de l’Йglise triomphante, ne doit donc pas кtre autre que le sens allйgorique, par lequel on l’interprиte du Christ et de l’Йglise militante.

         De plus, si ces quatre sens йtaient nйcessaires а la Sainte Йcriture, toutes les parties de la Sainte Йcriture devraient avoir ces quatre sens. Or, cela est faux. En effet, Augustin dit, dans son commentaire de la Genиse, que, «dans certains endroits, il ne faut chercher que le sens littйral». Ces quatre sens ne sont donc pas nйcessaires а l’interprйtation de la Sainte Йcriture.

         Cependant, <1> s’oppose а cela ce que dit Augustin au dйbut de son Commentaire littйral de la Genиse : «Dans tous les livres saints, il faut regarder les rйalitйs йternelles qui y sont signifiйes, les faits qui sont racontйs, les rйalitйs futures qui sont prйdites, les choses qu’il est ordonnй de faire.» Le premier point se rapporte au sens anagogique ; le deuxiиme, au sens historique ; le troisiиme, au sens allйgorique ; le quatriиme, au sens moral. Il y a donc quatre sens de la Sainte Йcriture.

         <2> De plus, Bиde dit, au dйbut de la Genиse : «Il y a quatre sens de la Sainte Йcriture : l’histoire, qui parle des choses accomplies ; l’allйgorie, dans laquelle une chose est entendue d’une autre chose ; la tropologie, c’est-а-dire le sens moral, dans lequel on traite de la mise en ordre des mњurs ; l’anagogie, par laquelle nous sommes amenйs а traiter de ce qu’il y a de plus йlevй dans les rйalitйs suprкmes et cйlestes.»

         Rйponse. La distinction entre ces quatre sens doit кtre entendue de la maniиre suivante. En effet, comme on l’a dit, la Sainte Йcriture manifeste de deux maniиres la vйritй qu’elle transmet : par des paroles et par des figures des choses. Or, la manifestation qui se rйalise par des paroles donne le sens historique ou littйral, de sorte que se rapporte au sens littйral tout ce qui peut кtre correctement compris de la signification des paroles. Mais le sens spirituel, comme on l’a dit, consiste en ce que certaines choses sont exprimйes par la figure d’autres choses, et parce que «les choses visibles sont d’habitude les figures des choses invisibles», comme le dit Denys, de lа vient que ce sens, qui est tirй des figures, est appelй spirituel. Or, la vйritй que la Sainte Йcriture transmet par les figures des choses est ordonnйe а deux choses : une foi droite et une action droite. Si [elle est ordonnйe] а une action droite, il s’agit alors du sens moral, qu’on appelle tropologique sous un autre nom. Si [elle est ordonnйe а une foi droite, il faut faire une distinction selon l’ordre des objets de la foi. En effet, comme le dit Denys, dans La hiйrarchie ecclйsiastique, IV, «l’йtat intermйdiaire de l’Йglise se situe entre l’йtat de la synagogue et l’йtat de l’Йglise triomphante, car l’Ancien Testament йtait la figure du Nouveau, comme le Nouveau l’est des rйalitйs cйlestes». Le sens spirituel ordonnй а une foi droite peut donc ainsi se fonder sur la maniиre de figurer selon laquelle l’Ancien Testament figure le Nouveau, et ainsi il s’agit du sens allйgorique ou typique, selon lequel ce qui est arrivй dans l’Ancien Testament est interprйtй du Christ et de l’Йglise ; ou il peut se fonder sur la maniиre de figurer selon laquelle le Nouveau Testament et l’Ancien figurent ensemble l’Йglise triomphante, et ainsi il s’agit du sens anagogique.

         <1> Le bouc et les choses de ce genre, par lesquelles d’autres personnes que le Christ sont dйsignйes dans l’Йcriture, n’ont pas йtй des choses, mais des similitudes imagйes mises en йvidence pour la seule fin de signifier ces personnes. Ainsi, cette signification, par laquelle ces personnes ou ces royaumes sont dйsignйs par cette signification, ne relиve pas du sens historique. Mais mкme ce qui est arrivй en rйalitй est ordonnй а signifier le Christ comme l’ombre [est ordonnйe] а la vйritй. C’est pourquoi une telle signification, par laquelle le Christ et ses membres sont signifiйs par ce genre de choses, donne un autre sens au delа [du sens] historique, а savoir, le sens allйgorique. Mais partout oщ l’on trouve que le Christ est signifiй par de telles similitudes imaginaires, cette signification ne dйborde pas le sens littйral, comme lorsque le Christ est signifiй par la pierre qui a йtй taillйe dans la montagne sans avoir йtй touchйe (Dn 2, 34).

         <2> Le sens allйgorique ne se rapporte pas seulement au Christ en tant qu’il tкte, mais aussi en raison de [ses] membres, comme les douze apфtres sont signifiйs par les douze pierres choisies dans le Jourdain (Jos 4, 3). Mais le sens moral se rapporte aux membres du Christ pour ce qui est de leurs propres actes, et non pas en tant qu’ils sont considйrйs comme des membres.

         <3> On n’appelle pas sens moral tout sens par lequel les mњurs sont enseignйes, mais [le sens] selon lequel l’enseignement des mњurs est tirй de certaines choses accomplies. En effet, le sens moral est ainsi une partie du sens spirituel. Il est donc clair que le sens moral n’est jamais le mкme que le sens littйral.

         <4> De mкme que le sens allйgorique se rapporte au Christ en tant qu’il est la tкte de l’Йglise militante, la justifiant et lui infusant la grвce, de mкme le sens anagogique se rapporte-t-il а lui en tant qu’il est la tкte de l’Йglise triomphante et qu’il la glorifie.

         <5> Ces quatre sens ne sont pas attribuйs а la Sainte Йcriture comme si elle devait кtre interprйtйe selon ces quatre sens en chacune de ses parties, mais parfois selon ces quatre [sens], parfois, selon trois, parfois selon deux, parfois selon un seul uniquement. En effet, dans la Sainte Йcriture, les rйalitйs qui viennent aprиs sont figurйes principalement par celles qui viennent avant. C’est pourquoi, lorsque dans la Sainte Йcriture une chose est dite d’une rйalitй antйrieure selon le sens littйral, elle peut кtre interprйtйe spirituellement de rйalitйs postйrieures, mais non inversement. Dans tout ce qui est racontй dans la Sainte Йcriture, vient en premier ce qui se rapporte а l’Ancien Testament ; c’est pourquoi ce qui concerne les faits de l’Ancien Testament selon le sens littйral peut кtre interprйtй selon les quatre sens. Vient en deuxiиme lieu ce qui se rapporte а l’йtat de l’Йglise prйsente. S’y trouve en premier lieu ce qui se rapporte а la tкte en regard de ce qui se rapporte aux membres, car le corps vйritable du Christ et ce qui y est accompli est la figure du corps mystique et de ce qui y est accompli. Nous devons aussi en tirer un exemple pour bien vivre et la gloire а venir nous y est montrйe а l’avance. Ainsi, ce qui est dit littйralement du Christ tкte peut-il кtre interprйtй allйgoriquement, en le mettant en rapport avec son corps mystique ; moralement, en le mettant en rapport avec nos actes qui doivent en prendre la forme ; et anagogiquement, pour autant que le chemin vers la gloire nous est montrй dans le Christ. Mais lorsqu’une chose est dite de l’Йglise au sens littйral, on ne peut l’interprйter allйgoriquement, sauf peut-кtre pour interprйter ce qui est dit de l’Йglise primitive de l’йtat futur de l’Йglise prйsente. Cela peut cependant кtre interprйtй moralement et anagogiquement. Mais ce qui est dit moralement selon le sens littйral, on n’a coutume de l’interprйter qu’au sens anagogique. Mais ce qui se rapporte а l’йtat de gloire au sens littйral, on n’a pas coutume de l’interprйter en aucun autre sens, du fait que ce n’est pas la figure de quelque chose d’autre, mais que cela est exprimй en figure par tout le reste.

 

<Article 3 [16]> Troisiиmement : il semble que, mкme dans les autres йcrits, les sens mentionnйs doivent кtre distinguйs.

         <1> En effet, les sens spirituels dans la Sainte Йcriture viennent de certaines similitudes. Or, dans les autres sciences, on avance а partir de certaines similitudes. Dans les йcritures des autres sciences, on peut donc trouver des sens spirituels.

         <2> De plus, c’est le propre de l’art poйtique d’indiquer la vйritй des choses par des similitudes. Il semble donc que l’on trouve aussi des sens spirituels dans les paroles des poиtes, et non seulement dans la Sainte Йcriture.

         <3> De plus, le Philosophe dit que «celui qui dit une chose en dit plusieurs d’une certaine maniиre. Il semble donc que, dans les autres sciences, l’on puisse dйsigner plusieurs choses sous un seul sens, et ainsi la Sainte Йcriture n’est pas la seule а possйder ces sens spirituels.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Grйgoire, Morales, XX : «La Sainte Йcriture dйpasse toutes les sciences par sa faзon mкme de s’exprimer, car, dans une seule et mкme parole, elle livre un mystиre en proposant un texte.»

         Rйponse. Le sens spirituel de la Sainte Йcriture vient de ce que les choses qui suivent leur cours signifient quelque chose d’autre, qui est saisi par le sens spirituel. Or, ordonner de cette maniиre le cours des choses pour qu’on puisse saisir une telle signification а partir d’elles appartient а celui-lа seul qui gouverne les choses par sa providence, qui est Dieu seul. En effet, de mкme que l’homme peut recourir а certaines paroles ou а certaines similitudes imaginйes pour signifier une chose, de mкme Dieu recourt-il pour signifier certaines choses au cours mкme des choses soumises а sa providence. Or, signifier une chose par des paroles ou par des similitudes imaginйes en vue de signifier seulement ne constitue que le sens littйral, comme cela est clair par ce qui a йtй dit. Ainsi, dans aucune science inventйe par la recherche humaine ne peut-on trouver а proprement parler que le sens littйral; mais seulement dans cette Йcriture dont l’Esprit Saint est l’auteur, et l’homme un instrument seulement, selon ce que dit le psalmiste : Ma langue est le roseau d’un scribe, etc. (Ps 44, 2).

         <1> Dans les autres sciences, on avance а partir de similitudes pour raisonner, et non parce qu’une autre chose est signifiйe par les mots par lequels une chose est signifiйe.

         <2> Les fictions poйtiques ne sont pas ordonnйes а autre chose qu’а signifier. Ainsi, une telle signification ne dйpasse pas le mode du sens littйral.

         <3> «Celui qui dit une chose en dit plusieurs d’une certaine maniиre», а savoir, en puissance, pour autant que les conclusions sont en puissance dans les principes. En effet, plusieurs conclusions dйcoulent d’un seul principe. Mais [cela ne dit pas plusieurs choses] au sens oщ ce qui est dit d’une chose par mode de signification dans les autres sciences soit compris comme signifiant d’autres choses, bien qu’on puisse l’en tirer par un raisonnement.

 

<Question 7> [Sur le travail manuel]

         La question porte sur le travail manuel.

         А son sujet, deux questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que travailler de ses mains relиve d’un prйcepte ? Deuxiиmement, est-ce qui ceux qui s’adonnent aux њuvres spirituelles sont excusйs de ce prйcepte ?

 

<Article 1 [17]> Premiиrement : il semble que travailler de ses mains relиve d’un prйcepte.

         <1> 2 Th 3, 10 : Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas ! En effet, nous avons entendu dire, etc. La Glose [dit] : «Comme [si Paul disait] : “Je l’ordonne donc, car nous avons entendu dire, etc.”» Donc, etc.

         <2> De plus, Augustin [йcrit], dans le livre Sur le travail des moines : «Qu’entendent donc ceux а qui l’Apфtre ordonne cela, eux qui n’ont pas ce pouvoir !»

         <3> De plus, comme dit le droit, [canonique], «personne ne doit кtre excommuniй que pour une faute mortelle». Or, personne ne pиche mortellement que s’il agit а l’encontre d’un prйcepte. Comme celui qui cesse de travailler manuellement peut кtre excommuniй selon le droit (ce qui est clair selon ce qui est dit en 2 Th 3, 14 : Si quelqu’un n’obйit pas а notre parole exprimйe par lettre, notez-le et ne n’ayez pas de rapport avec lui afin qu’il soit confondu), il semble que travailler de ses mains relиve d’un prйcepte.

         <4> De plus, celui qui a pйchй est tenu de subir la peine due pour le pйchй en vertu d’une nйcessitй de prйcepte. Or, tous ont pйchй en Adam (Rm 5, 12), et la peine du pйchй d’Adam est le travail manuel, Gn 3, 19 : Tu mangeras ton pain а la sueur de ton front. C’est donc pour tous un prйcepte de travailler de leurs mains.

         <5> De plus, Ep 4, 28 : Que celui qui volait ne vole plus ; qu’il prenne la peine de travailler de ses propres mains. Glose : «Que chacun prenne la peine de travailler, non seulement а travers ses serviteurs, mais aussi de ses propres mains.» Or, ce qui se rapporte а tous est un prйcepte, et non un conseil. Donc, etc.

         <6> De plus, le travail manuel est nйcessaire а l’entretien de la vie corporelle, comme les actes des vertus sont nйcessaires а l’entretien de la vie spirituelle. Or, les actes des vertus relиvent d’un prйcepte. Donc aussi, travailler de ses mains.

         <7> De plus, ce qui dйcoule d’un pйchй mortel ne peut кtre accompli sans pйchй mortel. Or, le fait de ne pas manger — qui est parfois un pйchй mortel — dйcoule du fait de ne pas travailler. 2 Th 3, 10 : Celui qui ne travaille pas, qu’il ne mange pas ! Ne pas travailler de ses mains est donc un pйchй mortel. Son contraire relиve donc d’un prйcepte.

         Cependant, <1> Un prйcepte n’est pas contraire а un prйcepte ou а un conseil. Or, le Seigneur, que ce soit sous forme de prйcepte ou de conseil dit dans Mt 6, 25 : Ne vous prйoccupez pas pour votre vie, [de ce que vous mangerez], etc. Or, le travail manuel s’oppose а cela, car ceux qui travaillent de leurs mains se prйoccupent de ce qui est nйcessaire а leur corps. Le travail manuel ne relиve donc pas d’un prйcepte.

         <2> De plus, la loi ancienne, pour ce qui est des prйceptes moraux, contenait suffisamment ce qui йtait nйcessaire au salut. Ainsi, le Seigneur [dit] en Mt 19, 17 : Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements, et il parle des commandements du dйcalogue. Il ajoute donc : Tu ne commettras pas d’adultиre, tu ne voleras pas... Or, les commandements de la loi ancienne ne contiennent rien sur le travail manuel. Le travail manuel ne relиve donc pas d’un prйcepte.

         <3> De plus, tous sont tenus d’observer les prйceptes. Or, tous ne sont pas tenus au travail manuel, autrement ceux qui sont riches et ne travaillent pas de leurs mains pйcheraient mortellement. Le travail manuel ne relиve donc pas d’un prйcepte.

         <4> De plus, les religieux ne sont pas davantage tenus aux prйceptes que les sйculiers. Or, les religieux semblent davantage tenus а travailler de leurs mains que les sйculiers. Ainsi, dans le livre Sur le travail des moines, Augustin, les reprend-il, mais non les autres. Donc, etc.

         <5> De plus, l’usage des arts libйraux est plus noble que celui des [arts] mйcaniques, qui consiste dans le travail manuel. Or, l’usage des arts libйraux ne relиve pas d’un prйcepte. Encore bien moins, donc, le travail manuel.

         Rйponse. Le jugement portй sur n’importe quelle chose doit кtre pris selon la fin а laquelle elle est ordonnйe. Or, le travail manuel se trouve кtre utile а trois choses. Premiиrement, а йcarter l’oisivetй. Ainsi, Jйrфme [йcrit-il] au moine Rusticus : «Occupe-toi toujours а quelque chose ; que le Diable te trouve occupй ! » Qu’il l’entende du travail manuel, cela est clair par ce qu’il ajoute par la suite : «Ou bien tresse une corbeille de jonc !» Et il ajoute plus loin : «L’oisif s’abandonne а ses dйsirs.» Deuxiиmement, [le travail manuel est utile] pour dompter le corps. Aussi, en 2 Co 6, 5, est-il associй а d’autres macйrations de la chair, lа oщ il est dit : Par les travaux... La Glose [dit] : «Les travaux, parce qu’il travaillait de ses mains» ; et [Paul] ajoute : Par les jeыnes, les veilles, etc. Troisiиmement, [le travail manuel est utile] dans la recherche de ce qui est nйcessaire а la vie, Ac 20, 34 : Ces mains ont servi pour ce qui m’йtait nйcessaire et pour ceux qui йtaient avec moi.

         Si donc le travail manuel est considйrй selon qu’il est ordonnй а йcarter l’oisivetй ou а dompter le corps, il faut alors porter le mкme jugement sur le travail manuel que sur les autres exercices qui sont ordonnйs aux mкmes choses. En effet, il ne relиve pas d’un prйcepte que l’oisivetй soit йcartйe par telle ou telle occupation, mais il suffit pour йcarter l’oisivetй que quelqu’un abandonne l’oisivetй par n’importe quelle occupation lйgitime. Et ainsi, l’occupation du travail manuel ne relиve pas d’un prйcepte, si l’on prend en considйration cette fin. Et le mкme raisonnement vaut pour le travail manuel selon qu’il est ordonnй а dompter le corps, car le corps peut кtre domptй par plusieurs exercices, comme les jeыnes, les veilles et plusieurs choses de ce genre. Ainsi, aucune de ces choses, pour autant qu’elle est ordonnйe а une telle fin, ne relиve d’un prйcepte en particulier, bien que, d’une maniиre gйnйrale, il relиve d’un prйcepte de dompter le corps par n’importe quel exercice par lequel sont rйprimйs les dйsirs qui conduisent а la mort. Mais, selon qu’il est ordonnй а chercher ce qui est nйcessaire pour vivre, [le travail manuel] semble relever d’un prйcepte. Ainsi, il est dit en 1 Th 4, 1 : [Nous vous demandons] de travailler de vos mains, comme nous vous l’avons ordonnй. Et il ne relиve pas seulement d’un prйcepte du droit positif, mais aussi du droit naturel. En effet, relиve de la loi naturelle ce а quoi l’homme est inclinй par nature. Or, comme cela est clair par la disposition du corps, l’homme est ordonnй naturellement au travail manuel, ce pour quoi il est dit en Jb 5, 7 : L’homme est nй pour travailler comme l’oiseau pour voler. En effet, alors que la nature a suffisamment assurй aux autres animaux ce qui est nйcessaire pour la nourriture, les armes et le vкtement, elle n’a pas fourni l’homme de ces choses, car celui-ci est pourvu d’une raison par laquelle il peut s’assurer de tout ce qui a йtй dit. Ainsi lui a-t-elle donnй, а la place de tout ce qui a йtй dit, des mains qui sont adaptйes а tous les travaux, par lesquelles il rйalise les conceptions de [sa] raison selon divers arts, comme il est dit dans Sur les animaux, XIV.

         Il faut cependant savoir que le prйcepte de la loi naturelle est double. L’un est ordonnй а йcarter la carence d’une seule personne, soit [une carence] spirituelle, comme [un prйcepte] portant sur les actes des vertus, soit [une carence] corporelle, comme le prйcepte que Dieu a donnй а l’homme, Gn 2, 16 : Mange de tout arbre qui est dans le paradis, etc.! Mais un autre [prйcepte] est ordonnй а йcarter la carence de toute l’espиce, comme celui qui est donnй en Gn 1, 22 : Croissez, multipliez-vous et remplissez la terre ! En effet, c’est а cela qu’est ordonnй l’acte de la gйnйration, par lequel la nature est sauvegardйe et multipliйe. Or, il existe cette diffйrence entre ces deux genres de prйceptes que chacun est tenu d’observer le premier prйcepte de la loi naturelle, mais que chacun n’est pas tenu individuellement au second. En effet, en ce qui concerne l’espиce, tous les hommes doivent кtre comptйs comme un seul homme : «Par leur participation а l’espиce, plusieurs hommes sont un seul homme», comme le dit Porphyre. Ainsi, de mкme qu’un homme possиde plusieurs membres par lesquels il s’applique а diverses fonctions ordonnйes а йcarter une carence, [fonctions] qui ne peuvent pas кtre toutes accomplies par un seul membre, comme l’њil voit pour tout le corps et le pied porte tout le corps, de mкme il est nйcessaire qu’il en soit ainsi pour ce qui concerne toute l’espиce. En effet, un seul homme ne suffirait pas а accomplir tout ce dont la sociйtй humaine a besoin ; c’est pourquoi il est nйcessaire que diffйrents [individus] s’occupent de diverses fonctions, comme il est dit en Rm 12, 4 : Comme il y a plusieurs membres dans un seul corps, etc. Or, cette diversification des hommes en diverses fonctions se produit premiиrement par la providence divine, qui a ainsi rйparti les йtats des hommes qu’on ne trouve jamais que rien ne manque de ce qui est nйcessaire а la vie ; [elle se produitёaussi par des causes naturelles, par lesquelles il arrive que diverses inclinations а diverses fonctions ou а divers modes de vie se rencontrent en diffйrents hommes.

         Puisque que par le travail manuel quelqu’un peut subvenir а ses besoins et а ceux des autres, et puisqu’un seul homme ne peut suffire en tout pour lui-mкme, mais a besoin de l’aide des autres, il est donc clair que le prйcepte portant sur le travail manuel fait d’une certaine maniиre partie des deux genres de prйceptesmentionnйs. En effet, dans la mesure oщ, par le travail manuel, quelqu’un subvient aux besoins des autres, il appartient ainsi au genre des prйceptes naturels ; mais, dans la mesure oщ par cela quelqu’un subvient а ses propres besoins, [le travail manuel] appartient au premier genre [de prйceptes], comme le prйcepte sur l’alimentation. Or, le prйcepte qui est ordonnй а йcarter une carence corporelle n’oblige que si la carence existe. Ainsi, s’il existait quelqu’un qui pыt subsister sans nourriture, il ne serait pas obligй par le prйcepte sur l’alimentation.

         Ainsi donc, le prйcepte sur le travail manuel n’oblige individuellement quelqu’un selon que [ce prйcepte] est ordonnй а йcarter une carence commune de quelque faзon, ni selon qu’il est ordonnй а йcarter une carence personnelle, que si la carence existe. C’est pourquoi celui qui a autrement de quoi vivre licitement n’est pas tenu de travailler manuellement ; mais celui qui n’a pas de quoi vivre autrement ou qui gagne sa vie par un commerce illicite, est tenu de travailler de ses mains.

         Cela est clair dans les trois endroits oщ l’Apфtre donne un prйcepte au sujet du travail manuel. Premiиrement, en Ep 4, 28, oщ, interdisant le vol, il ordonne de travailler de ses mains : Que celui qui volait ne vole plus dйsormais, mais travaille plutфt de ses mains. Deuxiиmement, en 1 Th 4, 11‑12, oщ il ordonne de travailler manuellement, en interdisant le dйsir mauvais des biens des autres : Travaillez de vos mains, dit-il, comme nous vous l’avons ordonnй, afin de bien paraоtre а ceux de l’extйrieur et de ne rien dйsirer de ce qui appartient а un autre. Troisiиmement, en 2 Th 3, 2, oщ il ordonne de travailler manuellement, en interdisant les commerces honteux par lesquels certains cherchaient а gagner leur vie : Nous avons entendu dire, dit-il, que quelques-uns s’agitent parmi vous, sans travailler, mais en se mкlant de tout. La Glose [dit] : «Ceux qui pourvoient а leurs besoins par une activitй honteuse.» Et [l’Apфtre ajoute] : Ceux qui se comportent ainsi, nous les dйnonзons et nous les suppulions dans le Seigneur Jйsus, le Christ, de travailler dans le silence а gagner leur pain.

         Il faut aussi savoir que, de mкme que «la vue est le principal sens, en raison de quoi tous les autres sens s’appellent la vue», comme le dit Augustin, de mкme la main, parce qu’elle est nйcessaire а beaucoup de travaux, est-elle appelйe l’organe des organes dans Sur l’вme, III. C’est pourquoi on entend par travail manuel, non seulement ce qui est fait avec les mains, mais par n’importe quel instrument corporel. Pour parler briиvement, toute activitй par laquelle l’homme peut gagner sa vie est incluse dans le travail manuel. En effet, il ne semble pas raisonnable que les maоtres en arts mйcaniques puissent vivre de leur art et que les maоtres en arts libйraux ne puissent vivre de leur art. De mкme, les avocats peuvent-ils vivre de la dйfense qu’ils fournissent dans les procиs, et ainsi pour toutes les autres occupations permises.

         Parce que [le travail manuel] est un prйcepte, mais qu’il n’est pas obligatoire pour tous, il faut donc rйpondre а la double sйrie d’arguments.

         <1> et <2> La rйponse au premier et au deuxiиme argument est claire aprиs ce qui a йtй dit, car nous concйdons que le travail manuel tombe sous un prйcepte, mais que tous n’y sont cependant pas obligйs individuellement.

         <3> Comme il est clair par ce qui a йtй dit, l’Apфtre parle du cas oщ, en mettant de cфtй le travail manuel, ils gagnaient leur vie par des commerces dйfendus, cas dans lequel ils sont obligйs d’observer le prйcepte. C’est pourquoi ils mйritaient d’кtre excommuniйs.

         <4> Ces paroles du Seigneur annoncent davantage une peine а l’avance qu’elles n’imposent une satisfaction. C’est ainsi qu’il a dit auparavant : Que la terre soit maudite pour ton travail ! et : Les йpines et les ronces pousseront contre toi. De mкme a-t-il dit а la femme : Tu enfanteras des fils dans la douleur. Et ainsi, il n’en dйcoule pas que chaque homme soit obligй de travailler en vertu de la nйcessitй d’un prйcepte, autrement il en dйcoulerait que tous seraient obligйs de cultiver la terre dont parle le Seigneur а cet endroit.

         <...>

         <5> La vie spirituelle ne peut кtre conservйe par personne si ce n’est par les actes des vertus. C’est pourquoi tous sont obligйs а l’observance des prйceptes qui portent sur les actes des vertus. Mais la vie corporelle peut кtre conservйe par beaucoup sans qu’ils travaillent de leurs mains. C’est pourquoi, bien que [le travail manuel] soit un prйcepte d’une maniиre gйnйrale, tous ne sont cependant pas obligйs de l’observer.

         <6> Ne pas manger n’est pas un pйchй mortel, sauf lorsque, par le fait de ne pas manger, la vie ne peut кtre conservйe. En effet, en ne mangeant pas, quelqu’un se suiciderait alors. De mкme, il n’est pas nйcessaire que quelqu’un pиche en ne travaillant pas de ses mains, si ce n’est lorsque, autrement, il ne peut se maintenir en vie que par des activitйs illicites. C’est pourquoi, comme les activitйs illicites doivent кtre fuies de toutes les faзons, l’Apфtre a parlй avec la mкme rigueur de ne pas manger et de ne pas travailler, en disant : Celui qui ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas !

         <1> Quant а la premiиre objection en sens contraire, il faut dire que le Seigneur n’interdit pas aux apфtres toute prйoccupation au sujet de ce qui concerne la vie du corps, autrement lui-mкme n’aurait pas eu de bourse ; mais il interdit une prйoccupation йtouffante, par laquelle l’esprit est йtouffй de deux maniиres. D’une maniиre, en faisant des choses temporelles la fin de l’opйration droite ; et Dieu interdit cela. C’est pourquoi Augustin dit, dans le livre Sur le travail des moines, en commentant ceci : Ne soyez pas prйoccupйs, etc. : «Non pas qu’ils ne voient pas а se les procurer pour autant que cela est nйcessaire et qu’ils le peuvent honnкtement, mais qu’ils ne les convoitent pas et ne fassent pas en vue d’eux tout ce qu’il leur est ordonnй de faire pour la prйdication de l’йvangile.» On trouve [ce passage] dans la Glose, sur 2 Th 3, 2. D’une seconde maniиre, l’esprit est йtouffй par cette prйoccupation lorsqu’il perd confiance en Dieu, et le Seigneur entend dйfendre cela. Ainsi, la Glose dit, а propos de Mt 6 : «Par cet exemple, il n’interdit pas la prйvoyance et le travail — а savoir, lorsqu’il parle des oiseaux et des lis —, mais la prйoccupation, de sorte que toute notre confiance soit en Dieu, par qui les oiseaux aussi vivent sans souci.»

         <2> Tout ce qui relиve d’un prйcepte n’est pas contenu explicitement dans les prйceptes du dйcalogue, mais cela peut y кtre ramenй, puisque cela y est implicitement contenu. Ainsi, le prйcepte portant sur le travail manuel, par lequel la vie corporelle est prйservйe, se ramиne а ce prйcepte : Tu ne tueras pas, comme le prйcepte sur l’alimentation, ou encore а ce prйcepte : Tu ne voleras pas, par lequel tout gain illicite, qui est йvitй par le travail manuel, est interdit.

         <3> En tout prйcepte, deux choses doivent кtre prises en considйration : la fin du prйcepte et la possibilitй de l’observer, car tous les prйceptes de n’importe quelle loi sont ordonnйs а procurer un bien ou а enlever un mal, et rien d’impossible ne doit кtre ordonnй а un homme. Ainsi, Jйrфme dit : «Que celui qui dit que Dieu ordonne l’impossible soit anathиme !» S’il s’agit donc d’un prйcepte dont l’observance ne peut d’aucune faзon кtre rendue impossible et sans lequel la fin visйe ne peut кtre obtenue, l’obligation de ce prйcepte demeure toujours, comme il en est question dans les prйceptes des actes des vertus, car au moins les actes intйrieurs sont toujours au pouvoir de l’homme, et sans eux la vie spirituelle ne peut кtre prйservйe, comme on l’a dit. Le prйcepte sur le travail manuel perd donc son obligation de deux maniиres. D’une maniиre, lorsque quelqu’un est rendu incapable de travailler en raison de la faiblesse du corps ; d’une autre maniиre, lorsque la fin de ce prйcepte, а savoir, la prйservation de la vie corporelle, peut кtre obtenue sans le travail manuel, comme il est clair par ce qui a йtй dit.

         <4> А parler absolument, les religieux et les sйculiers sont йgalement tenus au travail manuel. Ce qui s’йclaire par deux raisons. Premiиrement, par la parole de l’Apфtre, en 2 Th 3, 2, oщ il prйsente le prйcepte sur le travail manuel, en disant : ... Йcartez-vous de tout frиre qui se comporte de maniиre dйsordonnйe, etc. En effet, il appelle «frиres» tous les chrйtiens, car, а cette йpoque, certains n’avaient pas йtй dйsignйs comme religieux. Deuxiиmement, cela est clair par le fait que les religieux ne sont pas tenus а autre chose que les sйculiers, sauf ce а quoi ils se sont obligйs par vњu. — Mais, par accident, il arrive que ce prйcepte touche davantage les religieux que les autres, et cela de deux faзons. Premiиrement, parce que les religieux vivent dans la pauvretй ; il peut donc plus facilement arriver qu’ils n’aient pas de quoi vivre que les sйculiers. Deuxiиmement, par disposition de la rиgle dans certains ordres ; ainsi, Jйrфme dit, dans la lettre au moine Rusticus : «Les monastиres des Йgyptiens observent la coutume selon laquelle on ne reзoit rien sans avoir peinй et travaillй, non pas tant en raison de ce qui est nйcessaire а la vie que pour le salut de l’вme, afin qu’elle ne s’йgare pas dans des pensйes pernicieuses.» Les religieux sont aussi parfois tenus en vertu de leurs statuts а des veilles ou а d’autres choses par lesquelles le corps est domptй, auxquelles les sйculiers ne sont pas tenus.

         <5> Bien que l’usage des arts libйraux soit plus noble, il n’est cependant pas aussi nйcessaire pour assurer la vie du corps. De plus, [l’usage des arts libйraux] est compris dans le travail manuel, comme il est clair par ce qui a йtй dit.

 

<Article 2 [18]> Deuxiиmement : il semble que ceux qui s’adonnent aux њuvres spirituelles ne soient pas exemptйs du travail manuel.

         <1> А ce sujet, а propos de 2 Th 3, 2 [dit] : Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas ! une glose d’Augustin dit : «Certains disent que l’Apфtre a ordonnй cela а propos des њuvres spirituelles.» Et plus loin, il ajoute : «Mais ils s’efforcent inutilement d’embrouiller eux-mкmes et les autres, de sorte que non seulement ils ne veulent pas faire ce que la charitй ordonne d’utile, mais ne veulent pas le comprendre.» Il semble donc qu’on ne soit pas excusй du travail manuel par les њuvres spirituelles.

         <2> De plus, parmi les њuvres spirituelles, les principales sont la priиre, la lecture et la prйdication. Or, par ces њuvres, certains ne sont pas exemptйs du travail manuel. Donc, etc. La preuve de [la proposition] intermйdiaire [est la suivante] : Augustin [йcrit], dans le livre Sur le travail des moines : «Que font ceux qui ne veulent pas travailler corporellement, je dйsire le savoir et а quoi ils s’adonnent. Ils disent : “Aux priиres, aux lectures, а la parole de Dieu.”» Et plus loin, il ajoute : «Mais si nous ne devons pas кtre dйtournйs de celles-ci, il n’est donc pas nйcessaire de manger ni de se prйparer а manger. Mais si le besoin imposй par la faiblesse force les serviteurs de Dieu а s’adonner а ces choses pйriodiquement, pourquoi ne consacrons-nous pas pйriodiquement certains moment а l’observance des prйceptes apostoliques ?» Et, а propos de ceux qui prient, il dit : «Une seule priиre de celui qui obйit est plus rapidement йcoutйe que dix mille de celui qui est mйprisant.» А propos de ceux qui chantent des psaumes, ils dit : «Mкme ceux qui travaillent manuellement peuvent facilement chanter des cantiques divins et le travail lui-mкme peut кtre adouci par le refrain divin.» А propos de ceux qui lisent, il ajoute : «Ceux qui disent qu’ils s’adonnent а la lecture n’y trouvent-ils pas ce qu’ordonne l’Apфtre ? D’oщ vient cette perversitй de ne pas vouloir obtempйrer а ce qu’on lit, alors qu’on veut s’y adonner ? En effet, qui ne sait qu’on fait d’autant plus rapidement des progrиs qu’on accomplit ce qu’on lit, lorsqu’on lit de bons livres ?» А propos de ceux qui prкchent, il ajoute : «Si un sermon est attendu de quelqu’un et l’occupe tellement qu’il ne puisse s’adonner au travail manuel, est-ce que tous ceux qui viennent dans le monastиre ne peuvent pas interprйter par eux-mкmes les lectures divines ou discuter de certaines questions ? Puisque tous ne le peuvent pas, pourquoi tous veulent-ils s’y adonner sous un tel prйtexte ? Bien qu’ils devraient le faire а tour de rфle, mкme si tous le pouvaient, non seulement pour que les autres s’occupent aux actes nйcessaires, car il suffit qu’un seul parle а plusieurs auditeurs.»

         <3> De plus, les clercs surtout sont occupйs aux њuvres spirituelles. Or, eux-mкmes sont tenus au travail manuel. Donc, etc. La preuve de [la proposition] intermйdiaire [est la suivante] : а la d. LXXXI [du Dйcret], il est dit : «Que le clerc prйpare pour lui-mкme de quoi se nourrir et se vкtir par un mйtier ou en cultivant la terre, а condition que ce soit pas au dйtriment de sa charge.» De mкme, dans un autre chapitre : «Que tous les clercs formйs а la la parole de Dieu cherchent ce qui est nйcessaire а [leur] vie par un mйtier.» De mкme : «Que tous les clercs qui sont capables de travailler apprennent un mйtier et les lettres.»

         <4> De plus, les religieux, qui ont tout quittй, s’adonnent surtout aux њuvres spirituelles. Or, ceux-ci sont tenus au travail manuel. Donc, etc. La preuve [de la proposition] intermйdiaire [est la suivante] : sur Lc 12, 33 : Vendez ce que vous possйdez, la Glose [dit] : «Ne donnez pas seulement votre nourriture aux pauvres, mais vendez aussi vos biens afin de pouvoir travailler de vos mains aprиs avoir mйprisй d’un coup tous vos biens pour le Seigneur, afin de pouvoir vivre et de faire l’aumфne.»

         <5> De plus, le Dйcret dit, d. XXII, qu’est «hйrйtique celui qui agit contre un dйcret de l’Йglise romaine. Or, ceux qui mendient en ne travaillant pas de leurs propres mains agissent а l’encontre d’un statut du pape Calixte, XII, q. 1 : «Lorsque les souverains pontifes, etc.», oщ il est dit que l’Йglise a statuй que, «parmi ceux qui ont voulu mener la vie commune, on ne trouve personne dans le besoin». Les religieux ne sont donc pas exemptйs du travail manuel, bien plus, s’ils mendient, ils sont hйrйtiques.

         <6> De plus, celui qui s’expose aux dangers de mort, pиche, car il tente Dieu, comme si quelqu’un voyait une ourse en colиre s’approcher et dйposait les armes avec lesquelles il pourrait se dйfendre, il tenterait Dieu. Or, celui qui abandonne tout et ne travaille pas de ses mains, repousse ce qui est nйcessaire а sa vie, par quoi il rйsiste а la dйpense qui se produit dans le corps par la chaleur naturelle. Celui-lа pиche donc, parce qu’il tente Dieu.

         <7> De plus, l’Apфtre dit en PH 3, 17 : Frиres, soyez mes imitateurs. Or, lui-mкme, bien qu’il prкchвt et s’adonnвt aux њuvres spirituelles, cherchait nйanmoins par le travail manuel ce qui lui йtait nйcessaire pour vivre, 2 Th 3, 7‑8 : Vous savez comment il importe que vous nous imitiez. Nous ne nous sommes pas montrйs importuns auprиs de vous, et nous n’avons pas reзu notre pain gratuitement de quelqu’un, mais, par le travail et les fatigues, en travaillant nuit et jour, afin de n’кtre un poids pour personne d’entre vous. Donc, etc.

         <8> De plus, а propos e Gn 23, 17 : Le champ a йtй donnй, etc., la Glose dit : «Le parfait prйdicateur cache son вme sous le vкtement de la bonne action et de la contemplation.» Et ainsi, ceux qui s’adonnent aux њuvres spirituelles par la contemplation doivent s’adonner aussi aux њuvres extйrieures par l’action. Et ainsi, les њuvres spirituelles n’exemptent pas du travail manuel.

         Cependant, <1> а propos de Lc 9, 60 : Laissez les morts enterrer leurs morts, la Glose dit : «Le Seigneur enseigne que les biens moindres doivent кtre rejetйs en faveur de biens plus grands.» Or, les њuvres spirituelles sont des biens plus grands que les travaux manuels. L’homme doit donc rejeter ceux-ci en faveur de ceux-lа.

         <2> De plus, les њuvres de piйtй sont plus puissantes que les exercices corporels, 1 Tm 4, 8 : Les exercices corporels sont peu utiles, mais la piйtй sert а tout. Or, les њuvres de piйtй et de misйricorde doivent кtre йcartйes afin de vaquer а la prйdication, Ac 6, 2 : Il n’est pas juste que nous dйlaissions la parole de Dieu, etc., et Lc 9, 60 : Laisse les morts..., mais toi, va annoncer la parole de Dieu. А bien plus forte raison donc, faut-il rejeter le travail manuel et les autres choses qui se rapportent aux exercices corporels en vue de la prйdication et des autres њuvres spirituelles.

         <3> De plus, 2 Tm 2, 4 : Personne qui combat pour Dieu ne s’implique dans les affaires du siиcle. La Glose [dit] : «Sont sйculiиres les affaires pour lesquelles l’esprit est prйoccupй d’amasser de l’argent.» Or, ceux qui travaillent de leurs mains se prйoccupent d’amasser de l’argent. Ils sont donc impliquйs dans les affaires du siиcle, et ainsi ceux qui militent pour Dieu par les њuvres spirituelles ne doivent pas s’occuper de travaux manuels.

         Rйponse. La vйritй sur cette question se rйvиle par ce qui a йtй dit dans la question prйcйdente. En effet, on a dit que ceux-lа seuls sont obligйs d’observer ce prйcepte sur le travail manuel, qui n’ont pas autrement de quoi vivre d’une maniиre licite. Ainsi, ceux qui s’adonnent aux њuvres spirituelles et peuvent vivre autrement d’une maniиre licite sans travail manuel, ne sont pas tenus de travailler de leurs mains.

         Il faut ainsi faire une distinction dans les њuvres spirituelles. En effet, il existe des њuvres spirituelles qui concourent au bien commun, et d’autres qui se rapportent au profit personnel de celui qui les accomplit.

 

* * *

 

         Il est nйcessaire que ceux qui s’occupent d’њuvres spirituelles se rapportant а l’utilitй commune soient entretenus par ceux а l’utilitй desquels elles servent. Cela est clair d’aprиs une autoritй, 1 Co 9, 2 : Si nous avons semй ce qui est spirituel en vous, ce n’est pas grand-chose que nous rйcoltions de vos biens temporels. Cela est aussi clair selon la raison, car l’utilitй spirituelle l’emporte sur l’utilitй temporelle. Or, а ceux qui servent l’utilitй commune, est due la subsistance а mкme le travail par lequel ils servent l’utilitй commune, comme on le voit clairement pour les soldats, qui combattent pour la paix de la communautй[10]. Ainsi, en 1 Co 9, 7 : Qui combat а ses propres frais ? Ceux qui travaillent au bien commun dans le domaine spirituel doivent donc subsister а mкme ce ministиre, et ainsi ils ne sont pas tenus de travailler de leurs mains.

         Or, il existe quatre њuvres spirituelles par lesquelles l’utilitй commune est favorisйe et pour lesquelles un salaire est dы.

         La premiиre est le fait d’кtre occupй а l’exйcution des jugements ecclйsiastiques. En effet, en Rm 13, 6, il est dit du pouvoir sйculier, qui exerce le jugement sйculier : C’est pourquoi vous payez un tribut — aux juges ; en effet, ils sont des ministres de Dieu, qui le servent ainsi — [qui] vous [servent]. Pour cette raison, Augustin aussi dit, dans le livre Sur le travail des moines, qu’«ils doivent doivent s’adonner aux travaux manuels, sauf ceux qui s’adonnent а des tвches ecclйsiastiques». Ainsi s’exempte-t-il de travailler manuellement en raison des jugements ecclйsiastiques auxquels il йtait occupй, en disant : «Bien que nous puissions dire : “Qui combat а ses propres frais ?”, je prends cependant sur mon вme le Seigneur Jйsus а tйmoin que, pour ce que me convient, je prйfйrerais de beaucoup travailler de mes mains chaque jour а des heures dйterminйes, comme cela est йtabli dans les monastиres bien ordonnйs, et pouvoir consacrer les autres heures а prier, а lire, ou а m’occuper librement du livre divin, plutфt que de supporter les incertitudes les plus contestйes des procиs des autres personnes а propos d’affaires sйculiиres, ou de juger de ce qui doit кtre dйterminй, ou d’intervenir dans ce qui doit кtre terminй.»

         La deuxiиme њuvre spirituelle qui rejaillit sur le bien commun est l’њuvre de la prйdication, par laquelle le fruit des вmes est procurй au peuple ; ainsi, comme il est dit en 1 Co 9, 14 : Le Seigneur a ordonnй que ceux qui annoncent l’йvangile vivent de l’йvangile. Et cela ne doit pas se rapporter seulement а ceux qui ont l’autorisation de prкcher, comme les prйlats, mais aussi а ceux qui de quelque faзon prкchent lйgitimement en vertu d’un mandat des prйlats, car le salaire n’est pas dы au pouvoir, mais а l’њuvre et au travail, comme il est dit en 2 Tm 2, 6 : C’est au cultivateur qui travaille dur que doivent revenir en premier les fruits. La Glose [dit] : «C’est-а-dire au prйdicateur, qui, dans le champ de l’Йglise, cultive les cњurs des auditeurs avec la houe de la parole.» Et ce ne sont pas seulement ceux qui prкchent qui peuvent vivre de l’йvangile, mais aussi ceux qui les aident en coopйrant а cette charge, ce que dit clairement Rm 15, 27 : Si les Gentils sont devenus participants de leurs biens spirituels, ils doivent aussi les servir de leurs biens charnels. La Glose [dit] : «А savoir, les Juifs, qui ont envoyй des prйdicateurs de Jйrusalem.» Ainsi, mкme ceux qui envoient des prйdicateurs peuvent vivre des fruits de l’йvangile.

         La troisiиme њuvre spirituelle qui concourt au bien commun, ce sont les priиres qui sont faites dans les endroits canoniques pour le salut de l’Йglise, afin que la colиre de Dieu se dйtourne du peuple, Ez 13, 5: Vous ne vous кtes pas dressйs comme un mur pour la maison d’Israлl, afin de vous tenir debout au combat au jour du Seigneur. La Glose [dit] : «En combattant par des priиres et en rйsistant au jugement divin.» C’est pourquoi il est dit en 1 Co 9, 13, que ceux qui assurent le service de l’autel prennent part а [ce qui est sur] l’autel.

         Augustin parle de ces deux genres d’њuvres dans le livre Sur le travail des moines : «S’ils sont des йvangйlistes, ils ont le pouvoir de vivre aux frais des fidиles, car c’est de cela qu’il parle ; s’ils sont des ministres de l’autel et des dispensateurs des sacrements, ils ne s’arrogent pas ce pouvoir, mais peuvent le revendiquer.»

         La quatriиme њuvre spirituelle qui concourt au bien commun est l’explication de la Sainte Йcriture. Et ainsi, ceux qui s’adonnent а l’йtude de la Sainte Йcriture pour instruire les autres peuvent aussi vivre de cette њuvre spirituelle, 1 Tm 5, 17 : Que les anciens qui exercent bien la direction soient considйrйs dignes d’un double honneur, surtout ceux qui travaillent а la parole et а l’enseignement. La Glose [dit] : «А savoir, qu’ils leur obйissent et qu’ils leur fournissent les biens extйrieurs.» Ceux qui travailllent а la parole. La Glose [dit] : «А exhorter ceux qui savent et а enseigner ceux qui ne savent pas.» Et Jйrфme dit cela а Vigilantius d’une maniиre plus directe : «La coutume se poursuit jusqu’а aujourd’hui en Judйe, non seulement chez nous, mais aussi chez les Hйbreux, que ceux qui mйditent sur la loi du Seigneur nuit et jour et n’ont rien sur terre que Dieu seul, soient entretenus par les contributions des synagogues de toute la terre.»

 

* * *

 

         Il est donc clair que ceux qui s’adonnent а ces њuvres spirituelles ne sont pas tenus de travailler de leurs mains.

         Mais, а propos de ceux qui s’adonnent а des њuvres spirituelles qui <ne concourent pas> directement au bien commun, mais au bien de celui qui les accomplit, comme les priиres privйes, les jeыnes et les choses de cette sorte, il faut faire une distinction, car ou bien ceux qui s’occupent de ces њuvres dans la vie religieuse avaient dans le siиcle de quoi vivre sans travailler de leurs mains, ou bien non.

         Si tel йtait le cas, lorsqu’ils viennent а la vie religieuse, ils ne sont pas tenus de travailler de leurs mains. Ainsi, Augustin dit, dans le livre Sur le travail des moines : «S’ils avaient dйjа dans le siиcle de quoi subsister en cette vie sans travailler, qu’ils ont distribuй aux pauvres en se convertissant а Dieu, il faut en tenir compte et supporter leur faiblesse. En effet, ceux qui ont йtй ainsi йduquйs plus mollement ne peuvent pas supporter le travail corporel.»

         Mais s’ils йtaient des ouvriers dans le siиcle, vivant du travail de leurs mains, alors ceux qui entrent dans la vie religieuse peuvent йcarter le travail manuel pour deux raisons. D’une maniиre, par paresse, en voulant vivre dans l’oisivetй, et ceux-lа pиchent. C’est ce que dit Augustin dans le livre dйjа mentionnй : «Beaucoup viennent а professer le service de Dieu а partir d’une condition servile, de la vie des campagnes, de l’exercice de mйtiers et d’un travail ordinaire.» Et il ajoute : «Ceux-lа ne peuvent s’excuser de moins travailler en raison de la faiblesse de leur corps : le comportement habituel de leur ancienne vie en est la preuve.» Et il intercale : «En effet, il n’est pas clair s’ils sont venus [а la vie religieuse] en vue de servir Dieu ou pour fuir une vie d’indigence et de labeur.» — D’une autre maniиre, certains interrompent le travail manuel en raison de l’intensitй de l’amour de Dieu, par lequel ils sont йlevйs de maniиre presque continue а la contemplation. Ceux-lа, puisqu’ils sont mus par l’Esprit de Dieu, ne pиchent pas, car lа oщ est l’Esprit, lа est la libertй (2 Co 3, 17). Aussi Grйgoire dit-il en commentant Ezйchiel : «La vie contemplative consiste а garder de tout son cњur l’amour de Dieu et du prochain, а cesser l’action extйrieure et а adhйrer au dйsir du Crйateur, au point qu’il leur est possible de rien faire.» On trouve aussi cela dans une glose sur Gn 23, 17 : Le champ sera assignй, etc. : «La vie contemplative йcarte fondamentalement de toutes les actions.» C’est aussi ce qu’on trouve dans la glose de Mt 6, 26 : Observez les oiseaux du ciel, etc., etc. : «Les saints sont comparйs aux oiseaux parce qu’ils dйsirent le ciel, et certains sont а ce point йloignйs du monde que dйjа sur terre ils ne font rien, ils ne travaillent pas, mais s’adonnent а la seule contemplation comme s’ils йtaient dйjа au ciel.»

         <1> Cette glose est tirйe du livre d’Augustin, Sur le travail des moines. Il a йcrit ce livre contre certains moines qui disaient qu’il n’йtait pas permis а des serviteurs de Dieu de travailler, et interprйtaient ce que dit l’Apфtre : Celui qui ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas ! de l’њuvre spirituelle, interprйtation qu’Augustin repouse а plusieurs reprises dans ce livre. Aussi faut-il dire que ce que dit l’Apфtre : Celui qui ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas, etc. ! s’entend du travail manuel. Toutefois, il n’en dйcoule pas que tous soient tenus d’observer ce prйcepte. En effet, lui-mкme n’y йtait pas tenu ; ainsi avait-il dit auparavant : Non pas que nous n’en n’ayons pas eu le pouvoir, а savoir, de recevoir des frais et de vivre sans travailler de ses mains. Il est donc clair que cette glose ne porte pas sur la question en cause.

         <2> Dans toutes les њuvres qu’aborde l’objection, il faut faire une distinction, car elles peuvent кtre pour ainsi dire soit publiques, soit privйes. Or, Augustin parle de ces њuvres spirituelles pour autant qu’elles sont privйes. En effet, il l’entend des priиres et des cantiques privйs, et non de ceux qui sont cйlйbrйs solennellement dans l’Йglise, ce qui est clair d’aprиs ce qu’il dit, que ceux qui travaillent de leurs mains peuvent en mкme temps chanter des cantiques divins, ce qui ne conviendrait pas s’il s’agissait des heures canoniques. De mкme, ce qu’il dit des lectures, il le dit de ceux qui s’adonnent а la lecture pour leur seule consolation personnelle, comme le font les moines dans les monastиres, et non de ceux dont la vie est consacrйe а l’йtude des Йcritures pour leur propre instruction et celle des autres. En effet, il n’est pas douteux que l’йtude serait empкchйe par le travail manuel. De mкme, de qu’il dit de la prйdication, il faut l’entendre de ceux qui ne prкchent pas publiquement, mais disent quelques mots йdifiants aux hommes qui viennent а eux, comme les saints pиres dans le dйsert avaient coutume de faire ; et cela est clair par les paroles mкmes qui ont йtй citйes plus haut. Aussi dit-il encore : «Si la parole doit кtre dispensйe, etc.», car, comme le dit la Glose sur 1 Co 2, 4 : Ma parole et ma prйdication : «La parole est celle qui йtait donnйe privйment, mais la prйdiction, celle qui йtait faite en commun.»

         <3> Le Dйcret parle des clercs auxquels ne suffisent pas les offrandes et les aumфnes qui leur sont donnйes par les fidиles, ou les biens de l’Йglise. En effet, il en va de mкme de ceux qui vivent des biens de l’Йglise et de ceux qui vivent en particulier d’aumфnes, car les biens de l’Йglise sont des aumфnes et sont donnйs pour la subsistance des pauvres. Ainsi la Glose dit-elle, а propos de Is 3, 14 : Dans votre maison se rencontre le vol а l’endroit des pauvres : «Le vol а l’endroit des pauvres se rencontre dans les maisons des dirigeants lorsqu’ils considиrent les biens de l’Йglise comme des trйsors personnels et en abusent pour leurs plaisirs, alors qu’ils sont donnйs pour la subsistance des pauvres.» On trouve cela en [Dйcret], XII, q. 1. Pour cette raison, il est aussi dit en I, q. 2, c, Sacerdos : «Le prкtre, а qui a йtй confiйe la charge de distribuer, reзoit du peuple ce qu’il doit dispenser en louant sa piйtй et distribue fidиlement ce qu’il a reзu, car il a laissй tous ses biens propres а ses parents, il les a distribuйs aux pauvres ou ils les a joints aux biens de l’Йglise, et il s’est placй par amour de la pauvretй au nombre des pauvres afin de servir ainsi les pauvres, de sorte que lui-mкme vive comme un pauvre volontaire.» Il est ainsi clair que les clercs qui vivent des biens de l’Йglise ont la mкme raison d’en user que ceux qui, dйpourvus de ces biens, vivent des aumфnes qui leurs sont donnйes.

         <4> Cette glose n’impose pas а ceux qui ont abandonnй leurs biens de travailler de leurs mains, mais elle montre quelque chose de bien que peuvent faire ceux qui ont abandonnй leurs biens, а savoir, acquйrir par le travail de leurs mains de quoi pourvoir pour eux-mкmes et faire des aumфnes а d’autres. Cependant, il n’est pas exclu par cela qu’ils agissent bien si, ne travaillant pas de leurs mains, ils s’adonnent а des aumфnes spirituelles, qui sont plus importantes que [les aumфnes] corporelles.

         <5> La premiиre proposition de cet argument est fausse : en effet, celui qui agit contre un statut du pape n’est hйrйtique que s’il croit qu’il ne faut pas obйir au pape. C’est pourquoi il est dit dans le chapitre citй : «Celui qui tente d’enlever а l’Йglise romaine le privilиge transmis par la tкte suprкme de toutes les йglises, celui-lа tombe sans aucun doute dans l’hйrйsie.»Or, ce privilиge consiste en ce que l’obйissance est due par tous les chrйtiens а [l’Йglise romaine]. De mкme, la mineure est fausse : en effet, il n’est pas contraire а un statut de l’Йglise que quelqu’un mendie et se place lui-mкme en йtat d’indigence, mais cela est contraire а un statut de l’Йglise s’il n’est pas pourvu а leurs besoins par ceux qui possиdent les biens de l’Йglise. Voici donc les termes du chapitre citй : «Les йvкques et les administrateurs doivent assurer du mieux qu’ils le peuvent а mкme les [biens de l’Йglise], tout ce qui ce qui est nйcessaire а tous ceux qui veulent mener une vie commune de sorte que personne parmi eux ne se trouve dans l’indigence.»

         <6> Ceux qui abandonnent tout en ne se rйservant rien et en ne travaillant pas de leurs mains ne s’exposent pas pour autant а un danger, car la dйvotion des fidиles est rйputйe si grande et on sait par expйrience qu’elle leur assure le nйcessaire. Ils ne tentent pas non plus Dieu, car lui-mкme a promis de pourvoir а leurs besoins en agissant sur le cњur des autres, comme cela est clair d’aprиs M 5, 25‑33. Et une glose sur Lc 10, 4 dit : «La confiance du prйdicateur en Dieu doit кtre si grande que, s’il ne prйvoit pas les frais de la vie prйsente, il sache avec la plus grande certitude qu’ils ne lui feront pas dйfaut, en sorte que son esprit, occupй aux choses temporelles, prкche moins les rйalitйs йternelles.» — De mкme, si quelqu’un se trouvait au milieu de gens armйs qui le dйfendaient et dйposait les armes pour une raison quelconque, il ne tenterait pas Dieu ; mais s’il йtait seul, il paraоtrait tenter Dieu, а moins que, par une inspiration, il n’ait йtй certain de l’aide divine, comme le bienheureux Martin l’a dit : «Par le signe de la croix, sans кtre protйgй par un bouclier ou par un casque, je pйnйtrerai en toute sйcuritй dans les rangs des ennemis.» — De mкme, cela semblerait tenter Dieu si quelqu’un, au milieu d’infidиles ou d’hommes inhospitaliers, ne pourvoyait pas а ce qui lui est nйcessaire pour subsister. Ainsi, la Glose sur Lc 22, 36 : Que celui qui a une besace, etc. [dit] : «Par cela, nous est donnй l’exemple que, le cas йchйant, nous ne pouvons jamais faire intervenir sans faute quelque chose de la rigueur de notre propos, par exemple, si nous faisons route dans des rйgions inhospitaliиres, il est permis d’emporter davantage comme viatique que ce que nous possйdons а la maison.» Et cependant, certains ont subsistй dans le dйsert sans travailler de leurs mains avec l’envoi d’un pain divin, comme on le lit dans les Vies des Pиres. Mais « les privilиges d’un petit nombre ne font pas une loi commune».

         <7> Le fait que l’Apфtre ait travaillй, alors qu’il pouvait vivre de l’йvangile, йtait surйrogatoire, comme il est clair d’aprиs 1 Co 9, 8s ; aussi les autres prйdicateurs ne sont-ils pas tenus de l’imiter. — Il faut cependant savoir que parfois le prйdicateur ferait bien de ne pas accepter de frais de la part de ceux а qui il prкche, mais de vivre du travail de ses mains, dans les cas oщ l’Apфtre travaillait, а savoir, pour ne pas scandaliser ceux а qui il prкchait, qui, en raison de leur avarice, considйraient comme une charge de payer des frais. [L’Apфtre] donne cette raison en 2 Th 2, 9 : Travaillant de nuit comme de jour pour n’кtre а la charge d’aucun de vous. De mкme, [le prйdicateur ferait parfois bien de ne pas accepter de frais de ceux а qui il prкche] afin que, par son exemple, ils soient arrachйs а l’oisivetй. Ainsi, au mкme endroit, il ajoute : Non pas que nous n’en ayons pas eu le pouvoir, mais afin de nous donner en exemple pour que vous nous imitiez. De mкme, afin de rйprimer la rapacitй des pseudo-apфtres ; ainsi, il dit en 2 Co 11, 12 : Ce que je fais, je le ferai encore, afin d’enlever une occasion а ceux qui cherchent une occasion, afin qu’ils trouvent en nous ce en quoi ils se glorifient. — Mais parfois le prйdicateur agirait mal en s’adonnant au travail manuel, а savoir, s’il йtait йloignй de la prйdication par le travail. De sorte que la Glose dit, а propos de Lc 10 : «Le prйdicateur doit йviter que, l’esprit occupй aux choses temporelles, il ne prкche moins les rйalitйs йternelles.» C’est pourquoi Augustin dit, dans l’ouvrage souvent citй, que «l’Apфtre, alors qu’il йtait а Athиnes, oщ il lui fallait prкcher quotidiennement, ne travaillait pas de ses mains, ce qu’il fit par la suite lorsqu’il vint а Corinthe, oщ il prкchait aux Juifs le jour du sabbat seulement». En effet, il est nйcessaire que les prйdicateurs aient non seulement un temps libre d’occupations afin de prкcher, mais aussi pour йtudier, puisqu’ils n’ont pas la science infuse comme les Apфtres, mais par une йtude continuelle. Ainsi Grйgoire dit-il, dans la Rиgle pastorale, en expliquant Ex 25 : Les brancards seront toujours arrondis, etc. : «Les brancards seront toujours arrondis, car il est tout а fait nйcessaire que ceux qui s’adonnent а la chrge de la prйdication ne s’йcartent pas de l’application а la lecture.»

         <8> Par l’action, on n’entend pas seulement en cet endroit le travail manuel, mais tout ce qui se rapporte а la vie active. Or, la sollicitude qui est montrйe par les prйdicateurs envers ceux а qui ils prкchent se rapporte а la vie active.

         J’accepte les arguments qui sont prйsentйs en sens contraire.

         Cependant, le dernier va au delа de l’intention de la Glose. En effet, la Glose dit que «les affaires du siиcle sont celles qui sont accomplies en vue de gagner de l’argent sans travailler de ses mains, comme le commerce et les choses de ce genre», dont les serviteurs de Dieu doivent totalement s’abstenir.

 

 

QUODLIBET 8 : [Sur trois choses : sur ce qui se rapporte а la nature, а la faute et а la grвce, а la peine et а la gloire]

 

         Notre question portait sur trois choses : premiиrement, sur ce qui se rapporte а la nature ; deuxiиmement, sur ce qui se rapporte а la faute et а la grвce ; troisiиmement, sur ce qui se rapporte а la peine et а la gloire.

         Sur le premier point, on posait des questions, premiиrement, sur ce qui se rapporte а la nature incrййe ; deuxiиmement, sur ce qui se rapporte а la nature crййe.

 

<Question 1> [Sur ce qui se rapporte а la nature incrййe]

         А propos de la nature incrййe, deux questions йtaient posйes. Premiиrement, est-ce que le nombre six, selon lequel toutes les crйatures sont dites parfaites, est crйateur ou crйature ? Deuxiиmement, а propos des raisons idйales qui existent dans l’esprit divin, est-ce qu’elles concernent d’abord les exemples, а savoir, les crйatures, en raison de leur singularitй ou en raison de leur nature spйcifique ?

 

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble que le nombre six mentionnй soit crйateur.

         <1> En effet, si toute crйature est supprimйe, il ne reste de perfection que dans le Crйateur. Or, si toute crйature crййe par les њuvres des six jours est enlevйe, la perfection du nombre six demeure. Ainsi, Augustin dit, dans le Commentaire littйral sur la Genиse, IV : «Ainsi, si celles-ci — а savoir, les њuvres des six jours — n’existaient pas, celui-ci — а savoir, le nombre six — serait parfait ; si celui-ci n’йtait pas parfait, celles-lа ne deviendraient pas parfaites par lui.» Le nombre six est donc crйateur.

         <2> Mais tu diras qu’Augustin parle du nombre six pour ce qui est du nombre six des idйes, qui sont dans l’esprit divin. Mais, а l’encontre de cela, de mкme qu’en enlevant toutes les crйatures, la perfection du nombre six demeure, de mкme en est-il de l’idйe de pierre dans l’esprit divin. Le nombre six n’aurait donc pas en cela de prййminence sur la pierre, ce qui semble aller contre l’intention d’Augustin.

         <3> De plus, tout ce qui dure plus longtemps que la crйature n’est pas crйй. Or, le nombre six dure plus longtemps que le ciel et la terre, qui semblent pourtant кtre les crйatures les plus durables. Ainsi, Augustin dit, Commentaire sur la Genиse, IV : «Il est plus facile pour le ciel et la terre de passer, qui ont йtй faits selon le nombre six, que pour le nombre six de ne pas кtre complйtй par ses parties.» Le nombre six n’est donc pas crйature, mais crйateur.

         Cependant, la perfection du Crйateur n’est pas faite de parties et il n’y a en lui rien qui ait des parties. Or, comme le dit Augustin dans le mкme livre : «Nous trouvons que le nombre six est parfait par le fait qu’il est complйtй par ses parties.» Le nombre six n’est donc pas crйateur, mais crйature.

         Rйponse. Selon Avicenne, dans sa Mйtaphysique, on peut considйrer une nature de trois maniиres. La premiиre consiste а la considйrer selon l’кtre qu’elle possйde dans les singuliers, comme la nature de la pierre dans cette pierre-ci et cette pierre-lа. La deuxiиme est la considйration d’une nature selon son кtre intelligible, comme la nature de la pierre pour autant qu’elle est dans l’intellect. Mais la troisiиme est la considйration absolue d’une nature pour autant qu’elle est abstraite des deux faзons d’кtre ; selon cette considйration, la nature de la pierre, ou de n’importe quelle autre chose, est considйrйe seulement selon ce qui appartient а une telle nature.

         Or, de ces trois considйrations, deux conservent toujours uniformйment le mкme ordre. En effet, la considйration absolue d’une nature vient toujours avant sa considйration selon l’кtre qu’elle possиde dans les singuliers. Mais la troisiиme considйration d’une nature selon l’кtre qu’elle possиde dans l’intellect, n’entretient pas toujours le mкme ordre avec les autres considйrations. En effet, la considйration d’une nature, selon l’кtre qu’elle a dans l’intellect qui [la] reзoit des choses, suit les deux autres considйrations. Car ce qui est connaissable prйcиde la science et ce qui est sensible, le sens, comme le moteur [prйcиde] ce qui est mы et la cause, ce qui est causй. Or, la considйration d’une nature selon l’кtre qu’elle possиde dans l’intellect qui cause la chose prйcиde les deux autres considйrations. En effet, lorsque l’intellect de l’artisan trouve la forme de l’њuvre d’art, la nature mкme ou forme de l’њuvre d’art considйrйe en elle-mкme est postйrieure а l’intellect de l’artisan, et par consйquent aussi le coffre sensible qui possиde une telle forme ou espиce.

         Or, tel est le rapport de l’intellect de l’artisan aux њuvres d’art, tel est le rapport de l’intellect divin а toutes les crйatures. De sorte que la premiиre considйration de toute nature crййe est celle qui se trouve dans l’intellect divin ; mais la deuxiиme considйration est celle de la nature absolue elle-mкme ; la troisiиme est celle qui existe dans les choses elles-mкmes ou dans l’esprit angйlique ; la quatriиme est celle qu’elle a dans l’intellect humain. C’est pourquoi Denys, dans Les noms divins, IX, assigne l’ordre suivant : «En premier lieu, au-dessus de toutes choses, se trouve le Crйateur de toutes choses, Dieu. Ensuite, les dons mкmes de Dieu sont manifestйs aux crйatures, d’une maniиre universelle ou particuliиre, «comme la beautй en soi et la vie en soi», dont il dit qu’elles sont «des dons venus de Dieu», c’est-а-dire la nature mкme de la vie. Ensuite sont considйrйes les choses qui participent de maniиre universelle ou particuliиre, qui sont les choses dans lesquelles la nature possиde l’кtre.

         Dans ces choses, ce qui vient en premier est toujours la raison de ce qui vient par la suite, et, si on enlиve ce qui vient aprиs, ce qui vient en premier demeure, mais non l’inverse. De lа vient que ce qui ce qui appartient а une nature selon une considйration absolue est la raison pour laquelle cela appartient а une nature selon l’кtre qu’elle possиde dans les singuliers, et non l’inverse. En effet, Sortes est raisonnable parce que l’homme est raisonnable, et non l’inverse. Ainsi, а supposer que Sortes et Platon n’existent pas, la rationalitй conviendrait encore а la nature humaine. Semblablement aussi l’intellect divin est la raison de la nature considйrйe absolument ou dans les singulers, et la nature elle-mкme considйrйe de maniиre absolue ou dans les singuliers est la raison de l’intellect humain et, d’une certaine maniиre, sa mesure.

         Les paroles d’Augustin а propos du nombre six peuvent donc s’entendre de deux maniиres. D’une maniиre, on entendra par le nombre six la nature mкme du nombre six de maniиre absolue, а laquelle appartient la perfection en premier lieu et par soi, qui est la raison de la perfection de ce qui participe au nombre six. De sorte que, si on enlиve tout ce qui est perfectionnй par le nombre six, la perfection appartiendra encore а la nature du nombre six. Et, de cette faзon, le nombre six dйsigne la nature crййe. D’une autre maniиre, on peut entendre le nombre six selon l’кtre qu’il possиde dans l’intellect divin, et ainsi sa perfection est la raison de la perfection qui se trouve dans les crйatures, qui ont йtй faites selon le nombre six ; si on enlиve aussi celles-ci, la perfection demeurerait dans le nombre six mentionnй. Ainsi le nombre six ne sera pas une crйature, mais la raison de la crйature dans le Crйateur, qui est l’idйe du nombre six, et il est le mкme en rйalitй que l’essence divine, n’en diffйrant que par la raison.

         <1> Si on enlиve toutes les crйatures qui ont йtй crййes durant les six jours [de la crйation], on ne dit pas que la perfection demeure dans le nombre six, comme si le nombre six possйdait une perfection dans la nature des choses, alors qu’aucune crйature n’existerait, comme si le nombre avait quelque кtre dans la nature des choses, alors qu’aucune crйature n’existerait ; mais [on dit que la perfection demeure dans le nombre six] parce que, si on enlиve tout кtre crйй, la considйration absolue du nombre six demeure pour autant qu’elle fait abstraction de tout кtre, et ainsi la perfection lui sera attribuйe, de la mкme faзon que, si on enlиve tous les hommes singuliers, la rationalitй continuerait de pouvoir кtre attribuйe а la nature humaine.

         <2> De mкme que, dans les choses crййes, certaines sont plus communes et d’autres plus limitйes, de mкme aussi les raisons des choses les plus communes en Dieu s’йtendent а plus de choses, et celles des moins communes а moins de choses. Et parce que l’unitй et la multitude sont communes а toutes les choses crййes, la raison idйale de nombre s’йtend а toutes les crйatures. Ainsi, Boиce dit, au dйbut de L’Arithmйtique : «Tout ce qui a йtй fait depuis le nature primordiale des choses semble avoir йtй formй selon la raison des nombres. En effet, tel fut le modиle principal dans l’esprit du Crйateur.» Or, la nature de la pierre ne s’йtend pas а toutes les crйatures. C’est pourquoi, si le nombre six est pris pour l’idйe de six, sous cet aspect, le nombre six sera encore plus йminent que la pierre, а savoir, que l’idйe de la pierre, pour autant que [le nombre six] s’йtend а un plus grand nombre de choses. Et aussi, pour autant que la perfection appartient au nombre six selon la nature du nombre six, mais [qu’elle n’appartient pas ainsi] а la pierre.

         <3> Ce n’йtait pas l’intention d’Augustin de dire que, si le ciel, la terre et les autres crйatures passent, le nombre six demeure selon un certain кtre crйй, mais parce que, si toutes les crйatures manquent d’кtre, demeurera encore la raison du nombre six (pour autant qu’elle est abstraite de tout кtre), de la maniиre dont la perfection lui appartient, de la mкme faзon que la nature humaine demeurera selon que lui appartient la rationalitй.

         А ce qui est objectй en sens contraire, il faut rйpondre que, bien qu’en Dieu ne puisse exister quelque chose qui ait des parties, cependant peut exister en lui la raison d’une chose qui possиde des parties. Ainsi existent en lui la raison du nombre six constituй de ses parties et la raison de ses parties.

 

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble que les idйes qui existent dans l’esprit divin concernent plutфt les choses selon leur nature singuliиre que la nature de [leur] espиce.

         <1> En effet, comme le dit Augustin dans le livre Sur LXXXIII questions : «Les idйes sont des formes ou des raisons des choses stables, qui sont contenues dans l’intelligence divine ; et comme elles n’apparaissent pas ni ne disparaissent, on dit que tout ce qui peut apparaоtre ou disparaоtre et tout ce qui apparaоt ou disparaоt est formй d’aprиs elles.» Or, seul ce qui est singulier apparaоt et disparaоt, c’est-а-dire que cela est engendrй et corrompu. Les idйes concernent donc d’abord le singulier.

         Cependant, <2> comme les idйes sont des formes exemplaires, est nйcessaire а la raison d’idйe l’assimilation entre ce qui est formй selon l’idйe et l’idйe elle-mкme. Or, ce qui est formй selon l’idйe, а savoir, la chose crййe, est davantage assimilй а l’exemplaire divin selon la forme, dont procиde la raison de l’espиce, que selon la matiиre, qui est le principe de l’individuation. L’idйe concerne donc d’abord la nature de l’espиce plutфt que la singularitй de l’individu.

         Rйponse. Les formes exemplaires de toutes les crйatures, qu’on appelle idйes, existent en Dieu, comme existent dans l’esprit de l’artisan les formes des њuvres d’art. Il existe cependant une diffйrence entre les formes exemplaires qui existent dans l’esprit divin et dans l’esprit de l’artisan crйй. L’artisan crйй agit en effet en supposant une matiиre, de sorte que les formes exemplaires qui sont dans son esprit ne font pas la matiиre, qui est le principe de l’individuation, mais seulement la forme, dont provient l’espиce de l’њuvre d’art. C’est pourquoi les formes exemplaires de ce genre ne concernent pas directement l’њuvre d’art quant а ce qu’il y a d’individuel, mais quant а l’espиce seulement. Mais les formes exemplaires de l’intellect divin font toute la chose, que ce soit pour la forme ou pour la matiиre. C’est pourquoi elles concernent la crйature, non seulement quant а la nature de l’espиce, mais aussi quant а la singularitй de l’individu, mais d’abord quant la narture de l’espиce.

         Cela s’explique de cette faзon. Le modиle est ce а l’imitation de quoi une chose est faite. Ainsi, il est nйcessaire а la raison de modиle que l’assimilation mкme de l’њuvre au modиle soit visйe par l’agent, autrement une telle assimilation se produirait par hasard, et non selon la voie de l’exemplaritй. Ainsi, dans la raison d’exemplaritй est incluse l’intention de l’agent. Le modиle concerne donc d’abord ce que l’agent vise en premier lieu dans son њuvre. Or, tout agent vise principalement dans son њuvre ce qui est plus parfait. Or, la nature de l’espиce est ce qui existe de plus parfait en tout individu. En effet, en elle une double imperfection est corrigйe : l’imperfection de la matiиre, qui est le principe de la singularitй, laquelle, puisqu’elle est en puissance par rapport а la forme de l’espиce, est perfectionnйe lorsqu’elle reзoit la nature de l’espиce ; et l’imperfection de la forme gйnйrale, qui est en puissance par rapport aux diffйrences spйcifiques comme la matiиre par rapport а la forme. De sorte que l’espиce la plus spйcifique relиve d’abord de l’intention de la nature au dйbut de sa suffisance, comme cela est clair selon Avicenne : en effet, la nature n’entend pas principalement engendrer Sortes, autrement, si Sortes йtait dйtruit, l’ordre et l’intention de la nature disparaоtraient. Mais elle entend engendrer en Sortes un homme. Semblablement, elle n’entend pas principalement engendrer un animal, autrement son action cesserait lorsqu’elle aurait conduit а la nature de l’animal (alors que, chez l’individu engendrй, la nature animale est achevйe avant la nature de l’homme, comme cela est clair selon Sur les animaux, XVI ; mais l’homme ne vient pas avant cet homme).

         Ainsi, le modиle qui est dans l’esprit divin concerne d’abord la nature de l’espиce en toute crйature.

         <1> Ce qui est premier dans l’intention est dernier dans l’exйcution. Ainsi, bien que la nature entende d’abord engendrer l’homme, cet homme est cependant d’abord engendrй. En effet, l’homme n’est engendrй que par le fait que cet homme est engendrй. Pour cette raison, il est aussi dit dans la dйfinition de l’idйe que «selon elles apparaоt tout ce qui apparaоt», pour ce qui est de l’exйcution, dans laquelle les singuliers viennent en premier.

         <2> Nous concйdons le second point qui est objectй en sens contraire.

 

<Question 2> [Sur l’вme humaine]

         Ensuite, on s’interroge sur ce qui se rapporte а la nature crййe : premiиrement, sur ce qui se rapporte а l’вme humaine ; deuxiиmement, sur ce qui se rapporte au corps.

         А propos du premier point, deux questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que l’вme reзoit des choses qui sont extйrieures а l’вme les espиces par lesquelles elle connaоt ? Deuxiиmement, comment la charitй, ou quelqu’autre habitus, est-elle connue de celui qui ne la possиde pas ?

 

<Article 1 [3]> Premiиrement : il semble que l’вme ne reзoive pas les espиces des choses qui sont extйrieures а l’вme.

         <1> En effet, Augustin dit, dans son Commentaire sur la Genиse, XII : «L’esprit lui-mкme rйalise avec une admirable rapiditй l’image du corps, et non le corps dans l’esprit.» Or, [l’esprit] ne la rйaliserait pas en lui-mкme s’il la recevait des choses extйrieures. L’вme ne reзoit donc pas des choses les espиces par lesquelles elle connaоt.

         <2> De plus, il appartient d’abstraire les dimensions d’une chose qui comporte une dimension а celui-lа seul qui donne aux corps leurs dimensions, ce qui appartient au seul Crйateur. Or, pour qu’une espиce soit reзue dans l’вme, il est nйcessaire que les dimensions soient sйparйes de cette espиce, car, dans les choses qui existent en dehors de l’вme, elle possиde un кtre dimensionnel, mais non dans l’вme, surtout pour ce qui est de l’intellect. L’вme ne peut donc pas recevoir les espиces des choses sensibles.

         Cependant, ce semble кtre tout l’enseignement des philosophes de dire que le sens reзoive [les similitudes] des choses sensibles, l’imagination, du sens, et l’intellect, des fantasmes.

         Rйponse. L’вme humaine reзoit des choses les similitudes des choses par lesquelles elle connaоt а la maniиre dont un patient reзoit d’un agent. Ce qu’il ne faut pas entendre comme si l’agent introduisait dans le patient la mкme espиce en nombre que celle qu’il a en lui-mкme, mais il engendre quelque chose de semblable а lui-mкme, en amenant [le patient] de la puissance а l’acte. Et, de cette maniиre, on dit que la couleur est portйe du corps colorй а la vue.

         Mais, parmi les agents et les patients, il faut faire une distinction. En effet, il existe un agent qui suffit par lui-mкme а introduire une forme dans le patient, comme le feu suffit par lui-mкme а rйchauffer. Mais il existe un agent qui ne suffit а introduire sa forme dans le patient que si un autre agent intervient, comme la chaleur du feu ne suffit а accomplir l’action de la nutrition que par la puissance de l’вme nutritive. De sorte que la puissance de l’вme nutritive est l’agent principal, mais la chaleur du feu, l’agent instrumental.

         De mкme existe-t-il aussi une diversitй parmi les patients. En effet, il existe un patient qui ne coopиre d’aucune faзon avec l’agent, comme la pierre, lorsqu’elle est lancйe, ou le bois, lorsqu’il devient escabeau. Mais il existe un patient qui coopиre avec l’agent, comme la pierre qui est lancйe de haut en bas et le corps de l’homme lorsqu’il est soignй par l’art [mйdical].

         Et ainsi, les choses qui existent а l’extйrieur de l’вme ont un triple rapport avec les diverses puissances de l’вme.

         En effet, elles ont avec les sens extйrieurs un rapport d’agents suffisants, avec lesquels les patients ne coopиrent pas, mais qu’ils reзoivent seulement. Le fait que la couleur ne puisse mouvoir la vue que par l’intervention de la lumiиre ne va pas а l’encontre de ce qui a йtй dit, car autant la couleur que la lumiиre sont comptйes au nombre des choses qui existent hors de l’вme. Or, les sens extйrieurs reзoivent seulement des choses [extйrieures] sous un mode passif, sans contribuer quoi que ce soit а leur formation, bien que, lorsqu’ils sont dйjа formйs, ils aient leur propre opйration, qui consiste dans un jugement sur leurs propres objets.

         Mais les choses qui sont extйrieures а l’вme se comparent а l’imagination comme des agents suffisants. En effet, l’action de la chose sensible ne s’arrкte pas dans le sens, mais atteint а partir de lui la «fantaisie» ou l’imagination. Toutefois, l’imagination est un patient qui coopиre avec l’agent. En effet, l’imagination mкme forme pour elle-mкme des similitudes de certaines choses que jamais le sens ne perзoit, mais cependant а partir de ce qui est perзu par le sens, en les composant et en les divisant, comme nous imaginons des montagnes dorйes que nous n’avons jamais vues, а partir du fait que nous voyons de l’or et des montagnes.

         Mais les choses extйrieures se comparent а l’intellect possible comme des agents insuffisants. En effet, l’action des choses sensibles elles-mкmes ne s’arrкte pas non plus а l’imagination, mais les fantasmes meuvent par la suite l’intellect possible. Or, ils ne suffisent pas а cela par eux-mкmes, puisqu’ils sont des intelligibles en puissance, et que l’intellect n’est mы que par ce qui est intelligible en acte. Il faut donc qu’intervienne l’action de l’intellect agent, par l’illumination duquel les fantasmes deviennent intelligibles en acte, comme, par l’illumination de la lumiиre corporelle, les couleurs deviennent visibles en acte. Il est ainsi clair que l’intellect est l’agent principal qui rйalise les similitudes des choses dans l’intellect possibie, mais que les fantasmes qui sont reзus des choses extйrieures sont comme des agents instrumentaux. L’intellect possible se compare aussi aux choses dont il reзoit connaissance comme un patient qui coopиre avec un agent. En effet, l’intellect peut bien davantage que l’imagination former la quidditй d’une chose qui ne tombe pas sous le sens.

         <1> Si la parole d’Augustin est mise en rapport avec l’intellect, il est ainsi clair que les choses ne rйalisent pas une similitude d’elles-mкmes principalement dans l’intellect possible, mais que [c’est le fait] de l’intellect agent. Si on la met en rapport avec l’imagination, elles le font, mais pas а elles seules, car l’imagination elle-mкme y coopиre, comme on l’a dit. Mais dans le sens, le corps rйalise suffisamment une image de lui-mкme et а lui seul. Toutefois, Augustin ne parle pas de cela, car il oppose l’esprit au sens, ou la vision corporelle а la vision spirituelle.

         <2> Cet argument se dйroule comme si cette mкme espиce en nombre qui existe dans les choses ou dans l’imagination apparaоtrait ensuite dans l’intellect (en effet, il faudrait alors que la dimension en soit enlevйe). Il est clair que cela est faux.

 

<Article 2 [4]> Deuxiиmement : il semble que celui qui n’a pas la charitй la connaisse par une espиce.

         <1> En effet, tout ce qui est connu est connu soit par son essence, soit par une similitude. Or, la charitй n’est pas connue par son essence de celui qui ne la possиde pas, car elle n’est pas en lui de maniиre essentielle. Si elle est connue par celui qui ne la possиde pas, elle est donc connue par une similitude d’elle-mкme.

         <2> De plus, celui qui a la charitй sait d’une certaine maniиre qu’il l’a, au moins par conjecture ou par rйvйlation. De mкme, aprиs l’avoir perdue, il peut se rappeler avoir possйdй la charitй, ce qui ne peut se faire que par une espиce de celle-ci conservйe dans la mйmoire. La charitй est donc connue par une espиce d’elle-mкme de celui qui ne l’a pas mais l’a eue antйrieurement et, pour la mкme raison, de quiconque ne la possиde pas.

         <3> De plus, Augustin dit, Confessions, X, que «la mйmoire a avec l’intelligence le mкme rapport que le ventre d’un animal ruminant avec la bouche, car, de mкme que ce qui se trouve dans le ventre de l’animal ruminant est ramenй а la bouche, de mкme ce qui se trouve dans la mйmoire est ramenй а l’intelligence». Si donc la charitй est gardйe en mйmoire par une similitude d’elle-mкme, elle sera saisie par l’intelligence par une similitude d’elle-mкme.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Augustin, Commentaire sur la Genиse, XII, et se trouve dans la Glose, а propos de 2 Co 12, que «la vision intellectuelle porte sur les choses qui n’ont pas d’espиces semblables а elles-mкmes qui ne soient pas elles-mкmes», et parmi celles-ci, il place la charitй. La charitй ne peut donc pas кtre connue par une similitude d’elle-mкme, mais seulement par son essence.

         Rйponse. Il existe une double connaissance de la charitй : l’une par laquelle est connu ce qu’est [quid] la charitй ; l’autre par laquelle la charitй est perзue, comme lorsque quelqu’un sait qu’il a la charitй, ce qui se rapporte а la connaissance de son existence [an est].

 

* * *

 

         La premiиre connaissance de la charitй se rencontre chez celui qui a la charitй et chez celui qui ne l’a pas, pour autant que l’intellect humain est destinй а connaоtre la quidditй des choses, en quoi il procиde presque de la mкme faзon que pour connaоtre des conclusions complexes.

         En effet, il existe en nous naturellement certains principes complexes connus de tous, а partir desquels la raison progresse pour connaоtre en acte les conclusions qui sont connues en puissance dans ces principes, soit pour les avoir personnellement trouvйes, soit par l’enseignement d’un autre, soit par rйvйlation divine. Dans tous ces modes de connaissance, l’homme est aidй par les principes naturellement connus, soit que les principes eux-mкmes suffisent pour l’acquisition de la connaissance, avec l’aide du sens et de l’imagination, comme lorsque nous acquйrons [la connaissance] en trouvant par nous-mкmes ou par l’enseignement ; soit que les principes mentionnйs ne suffisent pas а l’acquisition de la connaissance, mais que les principes dirigent dans la connaissance de ces choses dans la mesure oщ l’on trouve qu’elles ne s’opposent pas aux principes naturellement connus. Si tel йtait le cas, l’intellect n’y donnerait aucun assentiment, puisqu’il ne peut s’opposer aux principes.

         De la mкme faзon, il existe naturellement dans l’intellect certaines conceptions connues de tous, comme celles de l’кtre, de l’un, du bien et celles de ce genre, а partir desquelles l’intellect progresse pour connaоtre la quidditй de toutes choses, ce par quoi elle progresse depuis les principes connus par eux-mкmes jusqu’а la connaissance des conclusions. Et cela, soit par ce que quelqu’un perзoit par le sens, comme lorsque, par les propriйtйs sensibles d’une chose, je conзois la quidditй de cette chose ; soit par ce que quelqu’un entend d’un autre, comme lorsqu’un laпc qui ne sait pas ce qu’est la musique, lorsqu’il entend dire qu’il existe un art par lequel on sait chanter ou psalmodier, conзoit la quidditй de la musique, puisqu’il sait d’avance ce qu’est l’art et ce qu’est chanter ; ou encore, par ce qu’on connaоt par rйvйlation, comme c’est le cas pour les choses qui relиvent de la foi : en effet, lorsque nous croyons qu’il existe en nous un don divin par lequel notre puissance affective [affectus] est unie а Dieu, nous concevons la quidditй de la charitй, en comprenant que la charitй est un don de Dieu par lequel notre cњur est uni а Dieu, en sachant d’avance cependant ce qu’est un don, ce qu’est la puissance affective [affectus] et ce qu’est l’union, dont nous ne pouvons savoir ce qu’ils sont qu’en retournant а une chose connue antйrieurement, et ainsi de suite, jusqu’а ce que nous parvenions aux premiиres conceptions de l’intellect humain, qui sont connues de tous naturellement. Et parce que la connaissance naturelle est une certaine similitude de la vйritй divine imprimйe dans notre esprit, selon ce que dit le psaume : La lumiиre de ton visage s’est levйe sur nous, Seigneur (Ps 4, 7), c’est la raison pour laquelle Augustin dit, Sur la Trinitй, X, que les habitus de cette sorte sont connus dans la vйritй premiиre.

         Or, la conception mкme de la charitй que l’intellect forme comme on l’a dit n’est pas seulement une similitude de la charitй, comme les espиces des choses dans le sens ou dans l’imagination, car le sens et l’imagination ne vont jamais jusqu’а la connaоtre la nature d’une chose, mais seulement les accidents qui entourent la chose ; c’est pourquoi les espиces qui sont dans le sens ou dans l’imagination ne reprйsentent pas la nature de la chose, mais seulement ses accidents, comme la statue reprйsente un homme quant а ses accidents. Mais l’intellect connaоt la nature mкme et la substance d’une chose ; ainsi, l’espиce intelligible est une similitude de l’essence mкme de la chose, et elle est d’une certaine faзon cette quidditй elle-mкme et la nature de la chose selon un [mode] d’кtre intelligtible, et non selon son кtre naturel, tel qu’il existe dans les choses. C’est pourquoi toutes les choses qui ne tombent pas sous le sens et l’imagination, mais seulement sous l’intellect, sont connues par le fait que leurs essences ou leurs quidditйs existent d’une certaine maniиre dans l’intellect.

         Tel est le mode selon lequel la charitй est connue par une connaissance portant sur ce qu’elle est [quid est], aussi bien par celui qui possиde la chahritй que par celui ne la possиde pas.

 

* * *

 

         Mais, selon l’autre faзon de connaоtre la charitй, ni la charitй, ni aucun habitus, ni aucune puissance ne sont perзus par notre intellect que par le fait que leurs actes en sont perзus, comme cela est clair selon le Philosophe, Йthique, II. Or, les actes de la charitй ou d’un autre habitus jaillissent de la charitй ou d’un autre habitus par la propre essence de la charitй ou d’un autre habitus. Et, de cette faзon, quelqu’un peut savoir qu’il a la charitй ou un autre habitus par l’essence mкme de l’habitus selon l’кtre que celui-ci possиde dans la nature des choses, et non seulement dans l’intellect. Or, de cette maniиre, personne ne peut connaоtre la charitй que s’il la possиde, car les actes de la charitй et des autres vertus consistent principalement en des mouvements intйrieurs qui ne peuvent кtre connus que de celui qui agit, а moins qu’ils ne soient manifestйs par des actes extйrieurs. Et ainsi quelqu’un qui ne possиde pas la charitй peut par une certaine conjecture percevoir qu’un autre possиde la charitй.

         Mais je dis cela en supposant que quelque puisse savoir qu’il possиde la charitй, ce que je ne crois pas кtre vrai, car, pour les actes mкmes de la charitй, nous ne pouvons percevoir de maniиre suffisante qu’ils viennent de la charitй, en raison de la similitude entre l’amour naturel et l’amour gratuit.

         <1> Chez celui qui n’a pas la charitй, l’essence de la charitй existe, non selon l’кtre naturel de celle-ci, mais selon son кtre intelligible.

         <2> Aprиs que quelqu’un cesse d’avoir la charitй selon l’кtre naturel de la charitй, la charitй demeure encore chez lui selon son кtre intelligible. Et ainsi, il peut savoir ce qu’est la charitй. Demeurent aussi dans sa mйmoire les actes de charitй qu’il a faits, mкme dans sa mйmoire sensible en raison des actes sensibles de charitй, qui demeurent effectivement selon leurs similitudes, comme les autres choses sensibles ; et, а partir d’eux, quelqu’un se rappelle qu’il a eu la charitй.

         <3> Ce qui existe dans la mйmoire revient а l’intelligence, non pas que l’espиce qui est dans la mйmoire soit la mкme numйriquement que celle qui par la suite apparaоt dans l’intellect, mais selon cette maniиre de parler par laquelle on dit que les fantasmes apparaissent dans l’intellect, comme on l’a dit antйrieurement.

 

<Question 3> [Sur le corps humain]

<Article 1 [5]> Ensuite, on pose des questions sur ce qui se rapporte au corps humain : est-ce que la nourriture est vйritablement convertie en corps humain ?

         Il semble que non.

         <1> Dans le corps humain, ce qui appartient vйritablement а la nature humaine, ce sont la chair ou les os selon l’espиce. Or, la nourriture n’est pas convertie en ce qui existe «selon l’espиce», mais en ce qui existe «selon la matiиre», comme on le voit chez le Philosophe, Sur la gйnйration, I. La nourriture n’est donc pas vйritablement convertie en la nature humaine.

         <2> De plus, il faut que ce qui appartient vйritablement а la nature humaine demeure toujours dans l’homme, autrement l’homme ne demeurerait pas toujours le mкme numйriquement. Or, ce qui est engendrй а partir de la nourriture ne demeure pas toujours [dans l’homme] ; bien plutфt, cela «passe et revient», comme il est clair d’aprиs Sur la gйnйration, I. Ce qui est engendrй а partir de la nourriture n’appartient donc pas vйritablement а la nature humaine.

         <3> De plus, Augustin dit que «nous avons existй en Adam de deux maniиres : selon la raison sйminale et selon la substance corporelle». Or, le Christ a existй en lui «selon la substance corporelle», mais non «selon la raison sйminale». Or, ce qui est ajoutй en nous par gйnйration n’est pas venu d’Adam. Ce qui appartient vйritablement а notre substance corporelle n’a donc pas йtй engendrй par la nourriture.

         <4> Mais tu diras que notre substance corporelle existait en Adam selon l’origine, mais non selon l’essence. Mais s’oppose а cela que la semence contient l’origine d’une chose. Si donc on dit que nous йtions en Adam selon la substance corporelle par mode d’origine seulement, il en sera de mкme selon la substance corporelle et selon la raison sйminale, ce qui est faux. C’est donc la mкme [conclusion] qu’antйrieurement.

         Cependant, <1> comme il est dit dans Sur l’вme, II, «la nourriture est en puissance ce qui en est nourri». Or, ce qui est telle chose en puissance peut кtre converti en cette chose. La nourriture peut donc кtre convertie en ce qui est nourri. Or, ce qui est nourri est ce qui appartient vйritablement а la nature humaine. La nourriture est donc convertie en ce qui appartient vйritablement а la nature humaine.

         <2> De plus, la semence dont provient la gйnйration semble appartenir au plus haut point а la vйritй de la nature humaine. Or, «la semence, selon le Philosophe, Sur les animaux, XV, vient d’un excйdent de nourriture». La nourriture est donc vйritablement convertie en nature humaine.

         Rйponse. Pour йclairer cette question, il faut d’abord voir ce qu’est la vйritй de la nature humaine. Or, «la vйritй de n’importe quelle chose, comme le dit Avicenne dans sa Mйtaphysique, n’est rien d’autre que la propriйtй de son кtre qui est bien йtabli en lui», comme on dit que ce qui possиde а proprement parler l’кtre de l’or, atteignant les limites bien йtablies de la nature de l’or, est de l’or. Or, chaque chose possиde а proprement parler l’кtre selon selon une certaine nature par le fait qu’elle est soumise а la forme complиte propre а cette nature dont dйcoule l’кtre et la raison spйcifique selon cette espиce. Ainsi, appartient а la vйritй de chaque chose ce qui est achevй par la forme de cette chose et qui concerne directement et par soi l’achиvement de cette chose. En effet, aussi bien dans les choses naturelles que dans les choses artificielles, on trouve certaines choses dans lesquelles consiste principalement la raison d’une chose, et d’autres qui sont ordonnйes а leur conservation ou а leur amйlioration. Ainsi, le tronc et les fruits concernent l’achиvement de l’arbre ; ils appartiennent donc а la vйritй de sa nature. Mais les feuilles sont ordonnйes d’une certaine maniиre а la conservation des fruits et, pour cette raison, ils ne semblent pas appartenir principalement а la vйritй de la nature de l’arbre. De mкme, la nature de l’йpйe consiste dans le fer et dans son tranchant ; mais le fourreau sert а la conservation de l’йpйe. De sorte que si l’йpйe йtait une chose naturelle, le fer appartiendrait а la vйritй de sa nature, mais non le fourreau. Or, nous disons ainsi qu’appartient а la vйritй de la nature humaine ce qui concerne par soi la perfection de la nature humaine et participe complиtement а la forme de l’espиce. Mais n’appartient pas а la vйritй de la nature humaine chez l’homme ce qui est ordonnй seulement а une quelconque conservation et amйlioration de ces choses.

         Il faut donc savoir que la nature humaine peut кtre entendue de deux maniиres : selon toute l’espиce humaine ou selon l’кtre qu’elle possиde chez tel individu. Et, а ce propos, on rencontre trois opinions sur la question prйsente.

 

* * *

 

         En effet, certains disent que la nourriture n’est pas convertie en la vйritй de la nature humaine, ni selon l’espиce, ni selon l’individu. En effet, ils disent que toute la matiиre qui est destinйe а exister sous l’espиce de la nature humaine existait dans le corps d’Adam, et qu’aucune autre matiиre ne peut кtre sous-jacente а l’espиce humaine. De cette matiиre dont le corps du premier homme йtait constituй, une partie fut coupйe, qui, par multiplication et sans addition d’une matiиre extйrieure, s’est tellement accrue qu’elle est parvenue а sa quantitй complиte dans le corps de Seth. А nouveau, quelque chose a йtй coupй en lui en vue de la formation du corps de son fils et s’est multipliй de la maniиre dite. Et ainsi, tout le genre humain s’est multipliй а partir de la matiиre qui existait dans le corps du premier homme, sans addition de rien d’extrinsиque. Mais ce qui est engendrй par la nourriture nous est nйcessaire pour conserver l’humiditй qui appartient а la vйritй de la nature humaine, de sorte que la chaleur naturelle, ayant quelque chose d’autre а consumer, а savoir, l’humiditй pour ainsi dire accidentelle engendrйe par la nourriture, ne consume pas l’humiditй qui appartient а la vйritй de la nature humaine, comme les artisans ajoutent de la poudre de plomb а l’argent afin que, dans le creuset, le plomb soit consumй et que l’argent ne soit pas perdu. Ainsi, lors de la rйsurrection, alors que la vйritй de la nature humaine sera incorruptible, nous n’aurons pas besoin de nourriture et ne ressuscitera pas en nous ce qui a йtй engendrй par la nourriture, mais seulement ce qui existait en Adam.

         Mais cette position, pour ce qui est de [la question] prйsente, paraоt inconvenante pour deux raisons. <Premiиrement>, c’est pour la mкme raison qu’une forme, dont rien de la substance ni de la nature ne s’accroоt ni n’est perdu, ne perd rien de la matiиre qui lui est soumise et n’acquiert rien de nouveau. Or, il est clair qu’une matiиre qui йtait sous-jacente а la vйritable nature humaine cesse d’кtre sous-jacente а la nature humaine, comme cela est clair dans la mort de tout homme. Ainsi, а moins qu’une certaine matiиre ne soit ajoutйe а la nature humaine, il en dйcoulerait que ce qui appartient а la vйritй de la nature humaine est moindre maintenant en acte qu’au temps d’Adam. Et ainsi, la nature de l’espиce ne serait pas parfaitement prйservйe par la gйnйration. — Deuxiиmement, parce que ce changement, qu’ils appellent multiplication, ne se produit pas selon l’essence de la matiиre elle-mкme, mais seulement selon la quantitй ou selon les dimensions qui s’y rapportent. En effet, ils ne disent pas que quelque chose de la matiиre est crйй de nouveau ou ajoutй par ailleurs, mais que cette mкme matiиre, qui йtait auparavant moindre, devient plus grande par la suite. Or, la rarйfaction et la condensation [de la matiиre] ne sont rien d’autre pour cette matiиre que d’en changer les grandes dimensions en petites, et inversement. Il dйcoulerait donc de la position mentionnйe que ce qui appartient а la vйritй de la nature humaine se rarйfierait toujours par une gйnйration continue et une augmentation, jusqu’а ce que la nature puisse le supporter. En effet, ce qui appartient а la vйritй de la nature humaine serait incomparablement plus rare que le feu, ce qui est manifestement faux.

 

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         Et ainsi, une autre opinion dit que la nourriture est convertie en la vйritй de la nature humaine <premiиrement> et principalement selon l’espиce, mais non selon l’individu, sinon secondairement. En effet, ils disent que, dans chaque individu de l’espиce humaine, cela appartient premiиrement et principalement а la vйritй de la nature humaine qu’il tient de ses parents, et cela est appelй par le Philosophe «la chair et les os selon l’espиce», qui demeurent toujours. Mais parce que cela, qui est peu de chose, ne suffirait pas а la quantitй parfaite qui est due а la nature humaine sans addition, on y ajoute ce qui est engendrй par la nourriture, non seulement pour la conservation de ce qui a йtй reзu des premiers parents, comme le disait la premiиre opinion, mais pour que soit achevйe une quantitй parfaite par cet ajout. Et ainsi, ce qui est engendrй par la nourriture n’appartient pas principalement а la vйritй de la nature humaine dans tel individu, mais seulement de maniиre secondaire, pour autant que cela est nйcessaire [afin d’atteindre] la quantitй due. Et le Philosophe appelle cela la chair et les os selon la matiиre, qui «passe et revient. Toutefois, une certaine partie en passe sous forme de semence dans la gйnйration d’une descendance et fera vйritablement partie de la nature humaine en celle-ci, avec un mйlange de ce qui appartenait principalement а la vйritй de la nature humaine dans le pиre, comme certains le veulent, ou sans mйlange avec cela, comme le disent d’autres, ce qui correspond davantage а ce que dit le Philosophe, Sur les animaux, XV, qui veut que le sperme vienne en totalitй d’un surplus de nourriture. Et ainsi, ce qui est engendrй а partir de la nourriture ne peut кtre ce qui appartient principalement а la vйritй de la nature humaine chez celui qui est nourri, mais appartenir а la vйritй de la nature humaine principalement chez un autre de la mкme espиce, c’est-а-dire chez son fils. Et selon cette opinion, ils disent que ce qui appartient principalement а la vйritй de la nature humaine chez chacun ressuscitera en entier chez lui, mais non pas en entier ce qui est engendrй en plus par la nourriture, mais seulement dans la mesure oщ cela suffit а l’achиvement de la quantitй, lorsque quelque chose concerne la vйritй de la nature humaine seulement en raison de l’achиvement de la quantitй. Et cette opinion concorde avec la position du commentateur d’Alexandre, qui expliquait que la chair selon l’espиce, dont le Philosophe dit qu’elle demeure toujours, est ce qui est reзu des parents, mais que la chair selon la matiиre, qui est engendrйe par la nourriture, est celle qui «passe et revient».

         Mais le commentateur Averroиs repousse cette opinion dans le traitй qu’il a йcrit sur le livre Sur la gйnйration. En effet, comme ce qui est engendrй par la nourriture nourrit, pour autant qu’elle est chair en puissance, il augmente autant qu’il est en puissance telle quantitй de chair, comme il est dit dans Sur l’вme, II ; ce qui est engendrй а partir de la nourriture, aprиs avoir reзu l’espиce de la chair, devient un avec ce qui s’y trouvait auparavant, car, а la fin, ce qui a йtй converti est dйjа semblable. Ainsi, il ne semble pas y avoir de raison pour que la chaleur naturelle puisse consumer quelque chose de l’humiditй de la chair engendrйe par la nourriture, et non de l’humiditй qui vient des parents, et on ne pourrait prouver cela de maniиre nйcessaire. C’est pourquoi tant ce qui est reзu des parents que ce qui est engendrй en plus а partir de la nourriture se trouve dans la mкme situation de demeurer ou d’кtre consumй par la chaleur naturelle et d’кtre rйtabli par la nourriture, ce qui est «passer et revenir». Et ainsi, il appartient йgalement а la vйritй de la nature humaine qu’elle soit engendrйe par la nourriture et qu’elle soit tirйe des parents.

 

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         Et ainsi, il y a une troisiиme opinion : la nourriture est convertie en ce qui appartient principalement а la vйritй de la nature humaine aussi bien pour ce qui est de l’espиce que pour ce qui est de l’individu. En effet, cette opinion affirme que les deux, а savoir, ce qui est engendrй а partir de la nourriture et ce qui est reзu des parents, deviennent indiffйremment et йgalement forme humaine, et que les deux demeurent ou sont consumйes indiffйremment : ils demeurent selon l’espиce, mais ils sont consommйs et rйtablis selon la matiиre. De mкme que, dans une rйpublique, des hommes divers en nombre entretiennent des rapports avec la communautй et, lorsqu’ils meurent et que d’autres leur succиdent, il ne demeure pas une seule rйpublique selon la matiиre, car les hommes sont diffйrents, mais elle demeure une en nombre par son espиce ou sa forme en raison de l’unitй d’ordre entre les diverses fonctions, de mкme, dans le corps humain, «la chair et les os et toutes les parties» demeurent-ils les mкmes en nombre quant а l’espиce ou la forme, qui est envisagйe selon un endroit, une puissance et une figure dйterminйes ; mais elle ne demeure pas quant а la matiиre, car cette matiиre de la chair dans laquelle la forme existait antйrieurement a йtй consumйe et une autre lui a succйdй. Cela est clair pour le feu, qui continue selon les mкmes forme ou mode par le fait que, une fois le bois consumй, on en ajoute d’autre qui entretient le feu. Et selon cette opinion, ressuscitera indiffйremment des deux choses dites, а savoir, de ce qui a йtй engendrй а partir de la nourriture et de ce qui a йtй reзu des parents, autant qu’il sera nйcessaire а l’espиce et а la quantitй du corps humain.

         Et cette opinion semble plus probable que les autres.

         <1> En suivant cette [opinion], il faut dire que la distinction du Philosophe, selon laquelle il fait une distinction entre la chair selon l’espиce et [la chair] selon la matiиre, ne doit pas кtre entendue au sens oщ la chair dite selon l’espиce, а savoir, celle qui a йtй reзue des parents, est autre que [la chair] dite selon la matiиre, а savoir, celle qui est engendrйe par la nourriture ; mais une seule et mкme chair peut кtre considйrйe selon l’espиce qu’elle possиde et selon la matiиre. Que ce soit la pensйe du Philosophe, cela est clair par le fait qu’il dit au mкme endroit que la chair est ainsi distinguйe selon l’espиce et selon la matiиre, comme «tout ce qui possиde une espиce dans la matiиre». Mais, dans les autres choses qui ont une espиce dans la matiиre, comme la pierre, le fer et les choses de ce genre, la premiиre distinction n’a pas sa place, mais la seconde, comme cela est clair. C’est pourquoi il faut dire que la nourriture est convertie en la chair qui existe selon l’espиce, c’est-а-dire qu’elle a une espиce, toutefois non de faзon que la nourriture devienne l’espиce de la chair, mais qu’elle devienne la matiиre de la chair. C’est la raison pour laquelle on peut dire qu’elle est convertie en la chair quant а la matiиre, et non quant а l’espиce.

         <2> La vйritй de la nature humaine et de toute autre chose se prend de l’espиce. C’est pourquoi on dit que ce qui demeure dans l’homme selon l’espиce, bien que cela n’y demeure pas selon la matiиre, demeure la vйritй de la nature humaine et qu’un homme ne cesse pas d’кtre le mкme numйriquement en raison d’un changement qui se produit selon la matiиre, car toute la matiиre n’est pas abstraite en mкme temps de la forme, de sorte qu’une [matiиre] entiиrement diffйrente reзoive la forme (en effet, cela serait une gйnйration et une corruption, comme si un feu йtait entiиrement йteint et qu’un autre entiиrement nouveau йtait allumй). Mais une partie de la matiиre est consumйe et une autre la remplace, qui devient une seule matiиre avec la prйcйdente en lui йtant jointe en vue de supporter la mкme forme du corps humain, comme si un morceau de bois йtait consumй par le feu et qu’а sa place un autre йtait apportй, ce serait le mкme feu numйriquement.

         <3> Deux choses concourent а la conception du corps humain : la matiиre dont est formй ce qui est conзu, et aussi la puissance formative qui donne sa forme а ce qui est conзu. Augustin appelle la premiиre «substance corporelle», et la seconde, «raison sйminale». On dit que nous йtions originellement prйsents de ces deux maniиres en Adam, pour autant que la matiиre de ce qui a йtй conзu йtait prйparйe par la puissance gйnйratrice de la mиre, et que la puissance formatrice йtait prйsente chez le pиre, et que ces deux remontaient а Adam comme а l’origine dont elles ont tirй la nature humaine et les puissances qui en dйcoulent. Or, le corps du Christ a йtй formй par la puissance active du Saint-Esprit, mais [sa] mиre a apportй la matiиre, car «il a йtй conзu du sang trиs pur de la Vierge», comme le dit [Jean] Damascиne. C’est pourquoi [le Christ] n’йtait pas prйsent en Adam selon la raison sйminale, mais selon la substance corporelle. Toutefois, [le Christ] n’йtait pas prйsent en Adam de maniиre que [la chair] fыt la mкme numйriquement en nous et dans le Christ.

         Et par cela, la rйponse а [l’objection] suivante est claire.

 

<Question 4> [Sur les prйlats]

         Ensuite, on pose des questions sur ce qui se rapporte а la faute ou а la grвce. Premiиrement, on pose des questions sur ce qui se rapporte а la grвce ; deuxiиmement, sur ce qui se rapporte а la faute.

         А propos de ce qui se rapporte а la grвce, on pose des questions, en premier lieu, sur ce qui se rapporte aux prйlats seulement ; deuxiиmement, sur ce qui se rapporte а tous d’une maniиre gйnйrale.

         А propos des prйlats, on pose deux questions. Premiиrement, а propos du choix des prйlats, est-il nйcessaire de toujours choisir le meilleur, ou suffit-il d’en choisir un bon ? Deuxiиmement, а propos de l’honneur qui doit кtre manifestй aux prйlats, est-ce que les mauvais prйlats doivent кtre honorйs ou non ?

 

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble qu’il soit nйcessaire de choisir le meilleur.

         <1> Il est dit en 2 R 10, 3 : Choisissez le meilleur..., et placez-le sur le trфne de son pиre. А bien plus forte raison donc, pour les fonctions spirituelles, faut-il choisir les meilleurs.

         <2> De plus, а propos de 1 Tm 3, 2 : Il importe que l’йvкque soit irrйprochable, la Glose dit : «Que soit choisi comme йvкque celui par rapport auquel les autres seront appelйs un troupeau.» Il est donc nйcessaire de toujours choisir le meilleur pour l’йpiscopat.

         <3> De plus, le pape Lйon dit : «Que celui qui est le meilleur parmi les prкtres et les diacres soit choisi pour l’йpiscopat.»

         <4> De plus, celui qui est le plus proche doit кtre prйfйrй pour la possession de l’hйritage. Or, celui qui est meilleur est plus proche du Christ, dont les prйlats et les clercs possиdent le patrimoine. Les meilleurs doivent donc toujours кtre choisis pour кtre prйlats et pour les bйnйfices ecclйsiastiques.

         <5> De plus, si un maоtre avait confiй а quelqu’un de lui chercher un serviteur fidиle et capable, il n’agirait pas fidиlement envers son maоtre si, en йcartant le plus capable, il en prenait un moins capable. А bien plus forte raison donc, pиche celui а qui a йtй confiй de choisir quelqu’un comme serviteur de Dieu si, en йcartant le meilleur, il en choisit un moins bon.

         Cependant, une dйcrйtale dit qu’«il suffit d’en choisir un bon et il n’est pas nйcessaire que le meilleur soit choisi».

         Rйponse. On peut dire qu’un homme est bon ou meilleur qu’un autre de deux maniиres. : d’une maniиre, absolument, et ainsi est meilleur celui qui est plus parfait en charitй ; d’une autre maniиre, relativement, et ainsi on dit que quelqu’un est meilleur qu’un autre soit pour le mйtier des armes, soit pour l’enseignement, soit pour gouverner [praelatio], soit pour quelque chose de ce genre, alors qu’il n’est pas le meilleur de maniиre absolue, du fait que, pour toutes les fonctions, spirituelles autant que corporelles, sont nйcessaires certaines choses en plus de la bontй morale pour que quelqu’un soit apte а exercer cette fonction.

         Il faut donc dire qu’on doit choisir pour une fonction de gouvernement [praelatio] ou pour toute fonction ecclйsiastique quelqu’un qui est bon absolument parlant, car on est rendu indigne d’exercer n’importe quelle [fonction] spirituelle par un pйchй mortel. Ainsi, Denys dit, dans sa lettre au moine Dйmophile, en parlant du prкtre qui n’est pas illuminй par la grвce : «Celui-ci n’est pas prкtre, celui-ci ne l’est pas, mais il est un ennemi, un fourbe, il se trompe lui-mкme, et il est pour le peuple de Dieu un loup dйguisй avec une peau de brebis.» Toutefois, il n’est pas nйcessaire de toujours choisir celui qui meilleur absolument. En effet, il est possible que manquent а celui qui est plus parfait en charitй plusieurs choses qui lui sont nйcessaires pour кtre un prйlat capable, par exemple, la science, l’йnergie, la puissance et d’autres choses de ce genre, [choses] qui se trouvent chez un autre qui a une charitй moindre, Il n’est donc pas nйcessaire de toujours choisir le meilleur absolument, mais celui qui est meilleur pour la fonction.

         Mais si quelqu’un choisit celui qu’il estime moins apte pour cette fonction, il pиche. En effet, entre deux personnes, on ne peut en prйfйrer l’une а l’autre qu’en raison de quelque chose qu’on considиre chez elle. Or, ce qui est considйrй chez celui qui est moins capable pour qu’il soit prйfйrй а un plus capable est une condition qui influe de maniиre indue, par exemple, les liens familiaux (familiaritas) ou la consanguinitй, ou quelque chose de ce genre. En effet, il ne peut s’agir d’une condition se rapportant а la capacitй d’un prйlat, en vertu de quoi l’un est estimй plus apte de maniиre absolue. Et ainsi, [cette condition] influe de maniиre indue et, dans ce choix, il y aura acception de personnes, qui ne peut aller sans pйchй.

         <1> Ce qui est dit : Choisissez le meilleur, s’entend du meilleur par rapport а la dignitй pour laquelle il est choisi.

         <2> En comparaison avec le prйlat, les autres doivent кtre comme un troupeau, non pas par la seule considйration de la saintetй des mњurs, mais par la discrйtion, la vigueur et les choses de ce genre, qui sont exigйes du pasteur pour qu’il gouverne son troupeau.

         <3> La rйponse est la mкme que pour le premier [argument].

         <4> Celui qui est choisi comme prйlat n’est pas choisi comme s’il allait possйder un hйritage, car l’hйritage des chrйtiens ne se trouve pas sur terre, mais dans le ciel, а savoir, Dieu lui-mкme, selon ce que dit le psaume : Le Seigneur m’est rйservй en hйritage (Ps 15, 5). Mais [celui qui est choisi comme prйlat] est choisi comme intendant de la famille d’un maоtre, selon ce que dit 1 Co 4, 1 : Que l’on nous considиre comme les serviteurs du Christ, etc. Or, on ne choisit pas toujours comme intendant celui qui est plus proche, mais celui qui est plus capable.

         <5> Il en serait de mкme dans la recherche d’un serviteur pour un maоtre temporel, qu’il ne faille pas chercher le meilleur absolument parlant, mais le meilleur pour le service.

         А ce qui prйsentй en sens contraire, il faut rйpondre que cette dйcrйtale doit s’entendre dans le sens qu’il n’est pas nйcessaire de choisir toujours le meilleur absolument, mais qu’il suffit d’en choisir un bon. — Ou bien, il faut dire qu’elle ne parle pas de ce qui concerne le for de la conscience, mais de ce qui concerne le for judiciaire, pour lequel le choix n’est pas jugй mauvais parce que quelqu’un de plus capable peut кtre trouvй, pourvu que celui qui est choisi soit capable. Autrement, tout choix serait exposй а la calomnie.

 

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble qu’il ne faille pas manifester d’honneur aux mauvais prйlats.

         <1> En effet, comme le dit Boиce dans son livre Sur la consolation : «Nous ne pouvons estimer qu’il faille honorer ceux que nous estimons indignes de ces honneurs.» Or, les mauvais prйlats ne sont pas dignes d’honneurs. Ils ne doivent donc pas en кtre estimйs par les sujets.

         <2> De plus, l’honneur n’est dы aux prйlats qu’en raison de leur prйlature. Puisqu’ils sont indignes de la prйlature, ils sont par consйquent indignes des honneurs et de toutes les autres choses qui sont propres а la prйlature.

         Cepedant, s’oppose а cela ce qui est dit sur Ex 20, 12 : Honore ton pиre, par la Glose : «C’est-а-dire les prйlats.» Comme elle parle de maniиre indistincte, il semble que tous les prйlats, bons comme mauvais, doivent кtre honorйs.

         Rйponse. Chez le prйlat, nous pouvons considйrer deux choses : sa propre personne et sa dignitй, par laquelle il est un personnage public. Si donc le prйlat est mauvais, il ne doit pas кtre honorй en raison de sa personne, car, «l’honneur est une rйvйrence manifestйe а quelqu’un en tйmoignage а sa vertu». Si quelqu’un l’honorait en raison de sa propre personne, il rendrait donc un faux tйmoignage а son sujet, а l’encontre de ce qui est dit en Ex 20, 16 : Tu ne porteras pas de faux tйmoignage contre ton prochain. Mais, pour autant qu’il est un personnage public, il reprйsente et occupe dans l’Йglise la place non de lui-mкme, mais d’un autre, а savoir, du Christ, ou du peuple tout entier, comme pour les dignitйs sйculiиres. Et ainsi, sa valeur n’est pas estimйe selon sa personne, mais selon celui dont il occupe la place. Comme il en est de la petite pierre qui est utilisй dans les calculs а la place de marcs, alors qu’elle ne vaut rien en elle-mкme, comme il est dit dans Pr 26, 8 : Comme celui qui lance une pierre sur un amas de Mercure, ainsi celui qui rend honneur а un sot ! (En effet, on appelait Mercure le dieu de la discussion et du marchandage.) Ainsi on doit lui rendre honneur, non pas pour lui-mкme, mais pour celui dont il occupe la place, comme «l’adoration des images renvoie а la leur prototype», ainsi que le dit [Jean] Damascиne. C’est pourquoi le mauvais prйlat est comparй а une idole, Za 11, 17 : Ф pasteur qui abandonne le peuple !

         <1> L’intention de Boиce est de dire qu’on n’estime pas que les homms mauvais doivent кtre honorйs pour leurs propres personnes, bien qu’on leur manifeste des honneurs en raison des fonctions dans lesquelles ils sont йtablis.

         <2> Le prйlat mauvais est indigne de la prйlature et des honneurs qui sont dus au prйlat ; mais celui dont il tient la place est digne qu’un tel honneur soit rendu а son vicaire, comme la bienheureuse Vierge est digne que l’on vйnиre son image peinte sur un mur, bien que l’image elle-mкme ne soit pas digne d’une telle rйvйrence.

 

<Question 5> [А propos de tous]

         Ensuite, on pose des questions sur ce qui se rapporte а la grвce et est commun а tous les йtats.

         Et, а ce sujet, on pose trois questions. Premiиrement, а propos des priиres, est-ce que la priиre faite pour un autre a autant de valeur que la priиre faite pour soi-mкme ? Deuxiиmement, а propos des suffrages, est-ce qu’ils sont plus utiles а un pauvre plus digne qu’а un riche pour lequel ils sont accomplis de maniиre spйciale ? Troisiиmement, est-ce que le vњu simple dirime un mariage ?

 

<Article 1 [8]> Premiиrement : il semble que la priиre faite pour soi ait plus de valeur que la priиre faite pour un autre.

         <1> En effet, il est dit dans une glose que «les priиres spйciales ont plus de valeur». Or, la priиre par laquelle quelqu’un prie pour lui-mкme est la plus spйciale. La priиre faite pour soi a donc plus de valeur que celle qui est faite pour un autre.

         <2> De plus, comme il est dit dans le livre Sur l’esprit et l’вme, «la priиre n’est rien d’autre qu’une dйvotion de l’esprit envers Dieu». Or, on prie pour soi-mкme avec plus de dйvotion que pour un autre. La priиre faite pour soi-mкme a donc plus de valeur que celle faite pour un autre.

         Cependant, la priиre a d’autant plus de valeur qu’elle est plus dйvote. Or, parfois, quelqu’un prie avec plus de dйvotion pour un autre que pour lui-mкme. La priиre faite pour un autre a donc plus de valeur que celle faite pour soi-mкme.

         Rйponse. La priиre a une double valeur : l’une, qui est propre а la priиre, selon laquelle on dit que la priиre sert а obtenir ce qui est demandй, comme la priиre de Pierre servit а rйveiller Tabita ; une autre est commune а la priиre et а toutes les autres њuvres vertueuses, selon laquelle on dit que la priиre sert а mйriter quelque chose а celui qui prie, pour autant qu’elle reзoit sa forme de la charitй, comme la priиre de Pierre, par laquelle il obtint de rйveiller Tabita, fut mйritoire de la vie йternelle pour Pierre, pour autant qu’elle йtait un acte qui recevait sa forme de la charitй.

         Si l’on parle donc de la premiиre valeur, toutes choses йtant йgales, la priиre faite pour soi-mкme a plus de valeur que celle qui est faite pour un autre parce que l’efficacitй de la priиre en vue d’obtenir [ce qui est demandй] peut perdre son effet lorsqu’elle est faite pour un autre du fait d’un empкchement qui se trouve chez celui pour qui on prie. Ainsi, une des conditions qui rendent la priиre efficace pour l’obtention [de ce qui est demandй] est qu’on prie pour soi-mкme. — Pour ce qui est de la seconde valeur, la priиre qui procиde de la charitй а plus de valeur, qu’elle soit faite pour soi-mкme ou pour un autre.

         S’il faut juger de la charitй intйrieure par les њuvres extйrieures, alors cette comparaison peut s’entendre de deux maniиres. D’une maniиre, au sens oщ quelqu.un prie autant pour un autre que pour lui-mкme ; et alors le fait de prier pour un autre et pour soi-mкme a plus de mйrite : en effet, il est plus mйritoire d’кtre un ami bienveillant et bйnйfique pour soi-mкme et pour un autre que pour soi seulement. D’une autre maniиre, on peut entendre que quelqu’un prie pour un autre, et non pour soi ; et ainsi, il montrerait qu’il est plus bienveillant envers un autre qu’envers lui-mкme : il pйcherait alors pour ce qui est de l’ordre de la charitй en en aimant un autre davantage que lui-mкme. En comprenant la comparaison de cette maniиre, il est meilleur de prier pour soi que de prier pour un autre.

         <1> Cet argument ne porte pas sur la question en cause, car on appelle priиre spйciale dans la Glose celle qui est faite spйcialement pour n’importe qui, que ce soit pour soi ou pour un autre.

         <2> Bien que le plus souvent un homme prie pour lui-mкme avec plus de dйvotion, toutefois il prie parfois pour un autre avec plus de dйvotion. Et ainsi, on ne peut porter de jugement universel sur la priиre qui a le plus de valeur.

         Il faut dire la mкme chose pour le troisiиme [argument] qui est prйsentй en sens contraire.

 

<Article 2 [9]> Deuxiиmement : il semble que les suffrages de l’Йglise, faits spйcialement pour un riche, aient la mкme valeur pour un pauvre pour qui ils ne sont pas accomplis, s’il [lui] est йgal par l’esprit.

         <1> En effet, comme le dit Augustin, «ces suffrages valent pour tous aprиs la mort autant qu’ils ont mйritй qu’ils leur soient utiles, alors qu’on йtait vivant». Or, les deux dont il a йtй question ont eu un йgal mйrite. Les suffrages indiquйs leur sont donc йgalement utiles.

         <2> De plus, la passion du Christ est toujours plus utile а celui qui est plus grand par l’esprit. Or, а la messe, qui est le principal des suffrages, on fait mйmoire de la passion du Seigneur. Ils sont donc йgalement utiles а ceux qui sont йgaux par l’esprit.

         Cependant, <1> Dieu accueille ces suffrages selon l’intention de celui qui les accomplit. Or, celui qui les accomplit a l’intention qu’ils soient plus utiles au riche pour lequel il les accomplit. Ils lui sont donc plus utiles.

         <2> De plus, l’intention pieuse de ceux qui accomplissent des suffrages spйciaux pour ceux qui leur sont chers ne doit pas кtre vaine. Or, elle serait vaine s’ils ne leur йtaient pas plus utiles. Ils sont donc plus utiles а ceux pour qui ils sont accomplis.

         Rйponse. Il existe deux opinions а ce sujet.

         En effet, certains disent que les suffrages de l’Йglise accomplis spйcialement pour quelqu’un valent pour tous ceux qui sont au purgatoire d’une maniиr йgale pour ceux qui sont йgaux par l’esprit, mais davantage pour ceux qui sont plus grands [par l’esprit], et moins pour ceux qui sont moins grands [par l’esprit] (comme un cierge allumй pour un riche dans une maison oщ se trouvent bien d’autres personnes est йgalement utile а toutes celles qui ont une vision йgale, mais davantage а celles qui ont une meilleure vue, et moins а celles qui en ont une moins bonne), bien qu’elle le soit davantage pour le riche afin de lui rendre honneur, de mкme aussi qu’une lecture qui est faite spйcialement pour un clerc, alors qu’il y a en mкme temps beaucoup d’auditeurs, vaut йgalement pour ceux qui ont une capacitй йgale, davantage pour ceux qui en ont une plus grande, moins pour ceux qui en ont une moins grande.

         Mais d’autres disent que les suffrages valent pour ceux en faveur desquels ils sont spйcialement accomplis.

         Or, les deux opinions sont en partie vraies. Pour le montrer, il faut savoir que les њuvres de l’un ne valent pas pour un autre pour ce qui est de la rйcompense essentielle, car ainsi chacun est jugй selon ses propres actes ; mais [elles valent] seulement pour ce qui est d’une joie accidentelle ou pour ce qui est de la rйmission d’une peine temporelle. Et ainsi, les suffrages des vivants peuvent кtreutiles aux dйfunts. Or, cette communication des њuvres peut se produire de deux maniиres. D’une maniиre, en raison de l’union de la charitй, par laquelle tous les fidиles du Christ deviennent un seul corps ; et ainsi l’acte de l’un rejallit d’une certaine maniиre pour venir en aide а un autre, comme nous le voyons pour les membres du corps naturel. Et ainsi, quelqu’un est aidй par l’acte d’un autre pour autant que tous ceux qui sont dans la charitй jouissent de toutes les bonnes actions, et plus la charitй est grande, plus il en jouit, qu’il soit au purgatoire, au paradis ou mкme dans le monde. Sur ce point, la premiиre opinion est vraie. — D’une autre maniиre, l’acte de l’un est commun avec un autre par l’intention de celui qui l’accomplit, car il le fait pour celui-lа ou а la place de celui-lа, ce qui vaut principalement pour l’acquittement des dettes. Et ainsi, les suffrages de l’Йglise ont une valeur pour les dйfunts pour autant que celui qui est vivant acquitte devant Dieu la satisfaction que le mort йtait tenu d’acquitter. Et ainsi la valeur du suffrage dйcoule de l’intention de celui qui l’accomplit. Sur ce point, la seconde opinion est vraie.

         <1> Le mйrite dont parle Augustin est un mйrite conditionnel. En effet, celui qui est vivant mйrite que les suffrages aprиs la mort lui soient utiles s’ils sont accomplis pour lui. Cette condition existe pour l’un et n’existe pas pour l’autre, et ainsi [les suffrages] ne sont pas йgalement utiles aux deux.

         <2> La passion du Christ a йtй accomplie pour tous, mais le sacrifice de la messe est offert d’une maniиre spйciale pour certains. Les deux choses ne sont donc pas semblables.

         Nous concйdons les deux autres [arguments].

 

<Article 3 [10]> Troisiиmement : il semble que le vњu simple de continence dirime un mariage contractй.

         En effet, si on donne а quelqu’un ce qu’on avait d’abord donnй а un autre, le deuxiиme don est nul. Or, celui qui йmet un vњu simple de continence donne son corps а Dieu. Lorsqu’il donne par la suite son corps а son йpouse en contractant mariage, ce contrat de mariage ne semble avoir aucune valeur. Ainsi, le vњu simple dirime le mariage contractй.

         Cependant, une dйcrйtale dit que «si le vњu empкche de contracter mariage, il ne dirime pas le mariage dйjа contractй».

         Rйponse. Le vњu simple ne dirime pas le mariage contractй, mais seulement [le vњu] solennel.

         La raison est claire si on observe la diffйrence entre les deux.

         En effet, dans le vњu simple, il n’y a qu’une promesse, par laquelle quelqu’un promet а Dieu qu’il observera la continence. Or, le pouvoir [sur quelque chose] n’est pas transfйrй par une simple promesse. Ainsi, si quelqu’un promet quelque chose а un autre et, par la suite, donne la mкme chose а un autre, cette donation ne peut кtre annulйe par la promesse antйrieure, bien qu’il agisse mal en donnant. Et ainsi, celui qui a йmis un vњu simple de continence peut par la suite donner son corps а son йpouse et, bien qu’il pиche en faisant cela, le mariage n’est cependant pas dirimй en raison du vњu qui a prйcйdй.

         Mais, dans le vњu solennel, il y a а la fois promesse et transfert. En effet, il y a vњu solennel lorsque, en mкme temps que le vњu solennel, quelqu’un est consacrй а Dieu et placй dans un йtat de saintetй, soit par la rйception d’un ordre, soit par la profession а une rиgle dйterminйe. Et ainsi, il ne peut par la suite donner son corps а une йpouse et, s’il le donne, le contrat est nul.

         Et ainsi, le mariage est dirimй par le vњu solennel, mais non pas le vњu simple. L’argument prйsentй en sens contraire supposait quelque chose de faux, а savoir que, par le vњu simple, quelqu’un donnait son corps а Dieu. En effet, il ne le donne pas, mais le promet.

 

<Question 6> [Sur ce qui se rapporte а la faute]

         Ensuite, on pose des questions sur ce qui se rapporte а la faute.

         Et а ce propos, cinq questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que pиche celui qui va а l’йglise pour les distributions, et n’y irait pas autrement, bien qu’il ait depuis le dйbut reзu une prйbende afin de servir Dieu ? Deuxiиmement, est-ce que quelqu’un qui a du superflu pиche s’il ne le donne pas а un pauvre qui le demande ? Troisiиmement, lorsqu’il existe des opinions diverses а propos d’un fait, est-ce que celui qui suit une opinion moins sыre pиche, comme, par exemple, а propos des prйbendes ? Quatriиmement, est-ce que le mensonge est toujours un pйchй ? Cinquiиmement, est-ce que quelqu’un pиche dans la mesure oщ il a l’intention de pйcher ?

 

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble que celui qui se rend а l’йglise pour la distribution, et n’y irait pas autrement, pиche.

         En effet, il semble placer le service de Dieu, qui est sans prix, en dessous du prix d’une chose temporelle. Il commet donc la simonie, et ainsi il semble qu’il pиche mortellement.

         Cependant, celui qui fait vњu avec une bonne intention, si, par la suite, dans l’exйcution du vњu, sa volontй est changйe, de sorte qu’il accomplise contre sa volontй ce qu’il avait promis volontairement, ne perd pas le mйrite du vњu, comme semble le dire Anselme dans son livre Sur les similitudes. Pour la mкme raison donc, celui qui reзoit une prйbende afin de servir Dieu ne pйchera pas, mкme s’il change d’intention par la suite.

         Rйponse. Pour йclairer cette question, il fait noter qu’un acte est appelй spirituel de deux maniиres. D’une maniиre, en raison de son principe, comme lorsqu’un acte convient а quelqu’un en raison de quelque chose de spirituel qui est en lui : ainsi convient-il а un йvкque de consacrer des basiliques et au diacre de lire l’йvangile. Dans de tels actes, la simonie est commise si quelqu’un a l’intention de vendre son acte. D’une autre maniиre, un acte est spirituel, non pas en raison de son principe, mais seulement en raison de sa fin, comme enseigner les arts libйraux, dont la vйritй est spirituelle ; mais cet enseignement ne convient pas а quelqu’un en raison d’une fonction spirituelle, puisqu’il est aussi permis aux Gentils d’enseigner ces arts. Et dans ces actes, la simonie est commise si la fin est vendue, laquelle est spirituelle, а savoir, la vйritй elle-mкme, et non si quelqu’un loue ses actes.

         Or, cйlйbrer l’office divin а l’йglise est un acte spirituel selon la premiиre maniиre. En effet, cela convient а quelqu’un du fait qu’il est clerc. C’est pourquoi celui qui a l’intention de vendre cet acte commet la simonie. En effet, en toute vente, un prix est reзu comme fin.

         C’est pourquoi, dans le cas mentionnй, il faut faire une distinction. En effet, s’il reзoit ces distributions comme la fin principalement visйe pour son acte, il commet la simonie, et ainsi il pиche mortellement. Mais s’il a Dieu comme fin principale dans un tel acte, mais a l’њil sur les distributions d’une maniиre secondaire, non comme si elles йtaient la fin, mais comme ce qui est nйcessaire а sa subsistance, il est clair qu’il ne vend pas un acte spirituel. Et ainsi, il ne commet pas la simonie et ne pиche pas. En effet, le fait de recevoir des distributions ne sera pas la cause pour laquelle il se rend а l’йglise, mais а proprement parler de la dйcision d’y aller maintenant, et non une autre fois.

         <1> Et ainsi, la rйponse au premier argument est claire, car il ne place pas ce qui est sans prix au dessous de ce qui a un prix.

         А ce qui est prйsentй en sens contraire, il faut rйpondre que le mйrite n’est pas perdu pour celui qui fait vњu lorsque l’intention de celui qui fait vњu porte sur quelque chose de licite, comme lorsque quelqu’un ne voudrait pas faire ce qu’il a fait vњu [de faire], s’il n’avait pas fait vњu. Mais si [son intention] porte directement sur quelque chose d’illicite, alors le mйrite du vњu est perdu, comme lorsque quelqu’un ne veut absolument pas faire ce dont il a fait vњu. Or, celui qui veut aller а l’йglise pour de l’argent comme pour sa fin principale a une volontй portйe а ce qui est illicite, et c’est pourquoi il pиche.

 

<Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que celui qui, ayant du superflu, ne ledonne pas а un pauvre qui le demande, pиche.

         <1> En effet, faire l’aumфne de son superflu relиve d’un prйcepte, Lc 11, 41 : Donnez en aumфne ce que vous possйdez. Il pиche donc en ne donnant pas au pauvre qui le demande.

         <2> De plus, on est tenu de s’enquйrir de ce qui est nйcessaire au salut. Or, il est nйcessaire au salut que l’on vienne а l’aide de celui qui se trouve dans une nйcessitй extrкme. Tous sont donc tenus de s’informer si un pauvre est dans une extrкme nйcessitй ou de lui donner aussitфt [le nйcessaire].

         Cependant, il semblerait que tous seraient ainsi damnйs.

         Rйponse. А ce propos, il faut faire une distinction. En effet, а supposer que quelqu’un possиde du superflu, tant par rapport ce qu’il est individuellement qu’en raison de sa fonction, qu’il est tenu de distribuer aux pauvres, ou bien il voit chez le pauvre qui en fait la demande des signes йvidents d’une extrкme nйcessitй, ou bien non. S’il les voit, il est certain qu’il est obligй de donner et qu’il pиche en ne donnant pas. En effet, dans ce cas, Ambroise dit : «Nourris celui qui meurt de faim... ; si tu ne le nourris pas, tu l’as tuй.» Mais si [les signes] ne sont pas йvidents, alors il n’est pas obligй de donner au pauvre qui demande. Bien qu’il soit tenu de donner de son superflu aux pauvres, il n’est cependant pas tenu d’en donner а tous les pauvres, ni mкme а ce pauvre, mais de faire la distribution qui lui semble opportune. Il n’est pas non plus tenu de s’enquйrir, car il serait trop lourd qu’il doive s’enquйrir de tous les pauvres, surtout qu’il appartient а celui qui est dans le besoin de faire connaоtre son besoin.

         Et par cela, la rйponse aux objections est claire.

 

<Article 3 [13]> Troisiиmement : il semble que celui qui possиde plusieurs prйbendes pиche, par le fait mкme qu’il existe des opinions de maоtres qui s’y opposent.

         En effet, tous ceux-lа pиchent, qui s’exposent а quelque chose de dangereux dans les choses qui concernent le salut. Or, celui-ci s’expose а quelque chose de dangereux, semble-t-il, puisqu’il agit а l’encontre de la position de plusieurs experts. Il semble donc qu’il pиche.

         Cependant, il peut arriver que, dans un tel cas, quelqu’un manifeste de la diligence en s’enquйrant s’il est permis d’avoir plusieurs prйbendes, et qu’il ne trouve pas quelque chose qui le convainque que cela est dйfendu. Il semble donc qu’il puisse sans pйchй avoir plusieurs prйbendes.

         Rйponse. Quelqu’un est obligй sous peine de pйchй de deux maniиres. D’une maniиre, en agissant contre la loi, comme lorsque quelqu’un fornique. D’une autre maniиre, en agissant contre sa conscience, mкme si elle ne va pas а l’encontre de la loi, comme lorsque sa conscience dicte а quelqu’un que prendre а terre un fйtu de paille est un pйchй mortel. Or, quelqu’un est obligй par sa conscience sous peine de pйchй, soit qu’il ait l’assurance du contraire de ce qu’il fait, soit qu’il en ait une opinion douteuse. Ce qui est fait а l’encontre de la loi est donc toujours mal, et cela n’est pas excusй par le fait que cela est conforme а sa conscience. De mкme, ce qui est contraire а la conscience est mal, bien ce ne soit pas toujours contraire а la loi. Mais ce qui n’est ni contre la conscience ni contre la loi ne peut кtre pйchй.

         Il faut donc dire que lorsqu’il existe deux opinions contraires а propos de la mкme chose, il faut que l’une soit vraie et l’autre fausse. Ou bien, donc, celui qui agit contre l’opinion de certains maоtres en ayant plusieurs prйbendes agit contre une opinion vraie, et ainsi il n’est pas excusй de pйchй, bien qu’il n’agisse pas contre sa conscience. En effet, il agirait ainsi contre la loi de Dieu. Ou bien l’opinion que celui-ci suit n’est pas vraie, mais plutфt contraire [а la vйritй], de sorte qu’il lui est vraiment permis d’avoir plusieurs prйbendes. Et ainsi, il faut faire une distinction : ou bien il a conscience du contraire, et а nouveau il pиche en agissant contre sa conscience, tout en n’agissant pas contre la loi ; ou bien il n’a pas conscience du contraire avec certitude, mais il est conduit а un certain doute par l’opposition des opinions, et ainsi, s’il a plusieurs prйbendes alors que le doute demeure, il se met en danger et par consйquent pиche sans aucun doute en aimant davantage un bйnйfice temporel que son propre salut ; ou bien il n’est conduit а aucun doute par les opinions contraires, et ainsi il ne s’expose pas а un danger et ne pиche pas.

         Ainsi la solution des objections est claire.

 

<Article 4 [14]> Quatriиmement : il semble que tout mensonge ne soit pas un pйchй.

         <1> En effet, l’homicide est un plus grand pйchй que le mensonge. Or, il peut кtre permis de commetre un homicide, comme lorsque le juge tue un voleur. Un mensonge peut donc aussi [кtre commis].

         <2> De plus, dans la Sainte Йcriture, certains sont louйs, dont on comprend pourtant qu’ils ont menti, comme les sages femmes (Ex 1, 15‑21), Jacob (Gn 16, 19‑24) et Judith (Jdt 10, 11‑17). Le mensonge n’est donc pas toujours un pйchй.

         Cependant, s’oppose а cela ce que prйsente Augustin dans Sur le mensonge.

         Rйponse. Chaque fois qu’un dйsordre est insйparablement associй а un acte, il ne peut jamais кtre rendu bon, car le dйsordre mкme est quelque chose de superflu ou d’amoindri, et ainsi, dans un tel acte, on ne peut trouver de milieu dans lequel consiste la vertu, comme cela est clair d’aprиs le Philosophe, Йthique, II. Or, le mensonge est un acte de ce genre. En effet, «les paroles ou les mots ont йtй inventйs pour кtre des signes de ce qui est compris», comme il est dit au dйbut de Sur l’interprйtation. C’est pourquoi, lorsque quelqu’un exprime par un mot ce qu’il n’a pas а l’esprit, ce qu’on entend par le mot mensonge, il y a dйsordre par abus d’un mot. Ainsi, nous concйdons que le mensonge est toujours un pйchй.

         <1> L’homicide aussi est toujours un pйchй, parce qu’un dйsordre lui est toujours insйparablement associй. En effet, l’homicide comporte plus que le fait de tuer un homme (en effet, les noms composйs signifient frйquemment plus que les йlйments qui les composent), car l’homicide comporte le fait de tuer un homme de maniиre indue. C’est pourquoi l’homicide n’est jamais permis, bien que tuer un homme le soit parfois.

         <2> Comme le dit Augustin, dans le livre Sur le mensonge (et comme on le lit dans la Glose, а propos de ce passage du psaume : Tu perdras tous ceux qui disent un mensonge (Ps 5, 7), on loue quelqu’un dans l’Йcriture pour deux raisons. [On en loue] certains pour un parfait йtat de vertu et leurs actions sont proposйes а tous en exemple ; а propos de ceux-lа, on ne lit pas qu’ils aient menti, ou bien, s’ils ont dit ce qui semble кtre des mensonges, ce ne sont pas des mensonges selon l’intention qu’ils avaient par l’inspiration de l’Esprit Saint. Mais certains sont louйs pour leur inclination а la vertu, et, а propos de ceux-lа, on lit qu’ils ont [commis] le mensonge, surtout le [mensonge] associй а une fonction, comme cela est clair pour les sages-femmes. En effet, elles ne sont pas louйes parce qu’elles ont menti, mais en raison de la misйricorde par laquelle elles sont tombйes dans le mensonge. Et ainsi se manifeste chez elles une certaine inclination, c’est-а-dire un progrиs, vers la vertu, mais non la perfection [de celle-ci].

 

<Article 5 [15]> Cinquiиmement : il semble qu’il ne soit pas nйcessaire que pиche mortellement celui qui a l’intention de pйcher mortellement.

         En effet, «Dieu est plus portй а faire misйricorde qu’а punir», comme on le lit dans la Glose, au dйbut de Jйrйmie. Or, si quelqu’un a l’intention de pйcher vйniellement, il n’en dйcoule pas qu’а cause de cela il pиche vйniellement. Il n’est donc pas nйcessaire que celui qui a l’intention de pйcher mortellement pиche mortellement.

         Cependant, quiconque a l’intention de pйcher mortellement agit contre sa conscience. Or, tous ceux-lа pиchent mortellement. Donc, etc.

         Rйponse. On parle improprement en disant que quelqu’un a l’intention de pйcher mortellement ou vйniellement, car «le mal va au delа de l’intention et de la volontй», comme le dit Denys, Sur les noms divins, IV. Mais quelqu’un a l’intention de faire quelque chose qu’il croit кtre un pйchй mortel, et de ce fait on dit qu’il a l’intention de pйcher mortellement. La question ci-haut ne cherche donc rien d’autre que pourquoi quelqu’un qui croit que ce qu’il fait est pйchй mortel pиche mortellement ; mais il n’est pas nйcessaire qu’il s’agisse d’un pйchй vйniel, s’il croit que c’est [un pйchй] vйniel, par exemple, s’il croit que la fornication est un pйchй vйniel.

         La rйponse а cette question apparaоt clairement, car, puisque la conscience mкme erronйe a pouvoir de lier, par le fait mкme que quelqu’un agit contre sa conscience, il pиche mortellement. Or, l’erreur de la conscience a parfois le pouvoir d’absoudre ou d’excuser, а savoir, lorsqu’elle procиde de l’ignorance de ce que quelqu’un ne peut pas savoir ou n’est pas obligй de savoir. Dans un tel cas, bien que ce qui est fait soit de soi mortel, cependant celui qui a l’intention de pйcher vйniellement pйcherait vйniellement, comme si quelqu’un avait l’intention d’approcher son йpouse pour le plaisir et avait ainsi l’intention de pйcher vйniellement, il pйcherait nйanmoins vйniellement si, sans qu’il le sache, une autre lui йtait substituйe. Mais parfois l’erreur de la conscience n’a pas pouvoir d’absoudre ou d’excuser, а savoir, lorsque l’erreur elle-mкme est un pйchй ; ainsi lorsqu’elle vient de l’ignorance de ce que quelqu’un peut savoir et est obligй de savoir, comme s’il croyait que la simple fornication est un pйchй vйniel. Alors, bien qu’il croirait pйcher vйniellement, il ne pйcherait cependant pas vйniellement, mais mortellement.

         Et par cela la solution aux objections est claire.

 

<Question 7> [Sur ce qui concerne la peine et la gloire]

         Ensuite, on s’interroge sur ce qui concerne la peine et la gloire : premiиrement, sur ce qui concerne la peine ; deuxiиmement, sur ce qui concerne la gloire.

         А propos de la peine, on pose des questions, premiиrement, sur la peine spirituelle ; deuxiиmement, sur la peine corporelle des damnйs.

         А propos du premier point, deux questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que les damnйs voient la gloire des saints, surtout aprиs le jour du jugement ? Deuxiиmement, est-ce que les damnйs veulent que leurs proches soient damnйs ?

 

<Article 1 [16]> Premiиrement : il semble que les damnйs voient la gloire des saints aprиs le jour du jugement.

         <1> En effet, le rapport de la misиre а la gloire est le mкme que le rapport de la gloire а la misиre. Or, il fait partie de la gloire des saints qu’ils voient la misиre des damnйs, comme on le lit en Isaпe : Ils sortiront et verront les cadavres des impies (Is 66, 24). Il fait donc aussi partie de la misиre des damnйs qu’ils voient la gloire des saints, et ainsi, aprиs le jour du jugement, lorsqu’ils seront dans une totale misиre, les damnйs verront la gloire des saints.

         <2> De plus, aprиs le jour du jugement, aucune affliction ne sera йpargnйe aux damnйs. Or, maintenant, les damnйs sont affligйs du fait qu’ils voient la gloire des saints, selon ce que dit Is 26, 11 : Que ceux qui harcиlent le peuple voient et soient confondus ! Aprиs le jour du jugement, donc, ils verront la gloire des saints.

         Cependant, tout sujet de rйjouissance sera enlevй aux damnйs aprиs le jour du jugement. Or, voir la gloire des saints est un sujet de rйjouissance. Aprиs le jour du jugement, les damnйs seront donc privйs d’une telle vision.

         Rйponse. Voir la gloire des saints arrive de deux maniиres. D’une maniиre, de telle sorte que soit saisie ce qu’est la gloire elle-mкme, quelle en est la qualitй ainsi que son ampleur, et ainsi personne ne peut voir la gloire que celui qui est dans la gloire. En effet, elle dйpasse tant le dйsir que l’intelligence de ceux qui n’en font pas l’expйrience, car elle est la manne cachйe et le nom nouveau йcrit sur la pierre, que personne ne connaоt que celui qui le reзoit, comme on le lit dans Ap 2, 17. D’une autre maniиre, il arrive qu’on voie la gloire des bienheureux, de telle sorte qu’on voie que les bienheureux sont dans une gloire ineffable et qui dйpasse l’intelligence, et ainsi, les damnйs, avant le jour du jugement, voient la gloire des saints, mais non aprиs le jour du jugement, parce qu’ils seront йcartйs de toute partage avec les saints du fait qu’ils auront atteint la plus grande misиre. C’est pourquoi ils ne seront pas non plus dignes de voir les saints, car celui qui voit quelque chose partage d’une certaine maniиre ce qu’il voit.

         <1> Voir la misиre des damnйs contribuera tout а fait а la gloire des saints. En effet, ils se rйjouiront de la justice de Dieu et de lui avoir йchappй, selon ce que dit le psaume : Le juste se rйjouira lorsqu’il verra la vengeance (Ps 57, 11). Or, voir la gloire des saints comporte quelque chose de la perfection dont les damnйs seront privйs aprиs le jour du jugement.

         <2> Aprиs le jour du jugement, les damnйs qui se trouvent en enfer se rappelleront la gloire des saints, qu’ils avaient vue avant le jugement et lors du jugement. Et ainsi, ils sauront que [les saints] se trouvent dans la plus grande gloire, bien qu’ils ne verront pas les bienheureux eux-mкmes ni leur gloire, et ainsi, ils seront tourmentйs par l’envie. En consйquence, l’affliction qui est en eux maintenant en raison d’une telle vision demeurera, alors que la vision sera supprimйe. De cela, ils seront encore plus affligйs, en voyant qu’ils ont йtй jugйs indignes de la vue des saints.

         А ce qui a йtй objectй en sens contraire, il faut rйpondre que voir la gloire des saints n’est un sujet de rйjouissance que selon la premiиre maniиre dont elle est vue, maniиre dont dont elle n’est mкme pas vue par les damnйs avant le jugement. La voir de la seconde maniиre et ne pas la possйder est plutфt un sujet d’affliction en raison de l’envie.

 

<Article 2 [17]> Deuxiиmement : il semble que les damnйs ne veuillent pas que leurs proches soient damnйs.

         En effet, il est dit en Lc 16, 27s, que le riche condamnй а l’enfer demandait а Lazare d’кtre envoyй а ses frиres pour les exhorter а ne pas venir dans le lieu des tourments. Or, une demande est une indication de sa volontй. Les damnйs ne veulent donc pas que leurs proches soient damnйs.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit la Glose sur Is 4, 9 : Ils se lиveront de leurs trфnes : «C’est un rйconfort pour les damnйs d’avoir des compagnons de leur misиre.» [Les damnйs] voudraient donc que tous soient damnйs.

         Rйponse. Les vices spirituels atteindront leur sommet chez les damnйs, ce qui est signifiй dans Ez 32, 27, oщ il est dit au sujet des impies qu’ils sont descendus en enfer avec leurs armes. Ainsi, il y aura chez eux une envie consommйe, а laquelle il appartient de s’affliger du bien d’un autre qu’on n’a pas soi-mкme, et aussi de vouloir que tous endurent le mal qu’on endure soi-mкme. En effet, кtre libйrй d’un mal est un certain bien. Et cette envie est tellement intense chez certains mкme en cette vie qu’ils envient leurs proches pour les biens qu’ils n’ont pas eux-mкmes. Encore bien davantage les damnйs, poussйs par l’envie, voudront-ils donc que leurs proches soient damnйs avec tous les autres et seront-ils affligйs s’ils savent que certains ont йtй sauvйs. Mais cependant, si tous ne doivent pas кtre damnйs mais certains sauvйs, ils prйfйreront que leurs proches, plutфt que d’autres, soient libйrйs de la damnation parce qu’ils seront en cela aussi tourmentйs par l’envie, s’ils en voient d’autres кtre sauvйs et leurs proches кtre damnйs. Et, de cette faзon, le riche damnй ne voulait pas la damnation des siens.

         Et par cela, la rйponse aux objections est claire.

 

<Question 8> [Sur la peine corporelle des damnйs]

 

<Article unique [18]> Ensuite, on demande, а propos de la peine corporelle des damnйs, si elle comporte seulement la peine du feu ou aussi la peine de l’eau.

         Et il semble que oui, selon ce qu’on lit en Jb 24, 19, а propos des impies : Ils passeront des eaux des neiges а une chaleur trop forte.

         Cependant, tout plaisir et rafraоchissement est enlevй aux damnйs. Or, ce ne peut кtre sans un certain rafraоchissement que quelqu’un affligй par la chaleur passe au froid de l’eau, ou inversement. Une telle alternance de peines n’existera donc pas chez les damnйs.

         Rйponse. Comme le dit Basile en expliquant ce passage du psaume : La voix du Seigneur projetant une flamme de feu (Ps 28, 7), «а la fin du monde, le feu sera sйparй des autres йlйments, et tout ce qu’il y a en eux de beau et de clair demeurera en haut pour la gloire des йlus, mais ce qu’il y a en eux de nausйabond et de pйnible descendra en enfer pour la peine des damnйs». Et ainsi, les rebuts de toutes les crйatures sera rassemblйs dans l’enfer et seront une peine pour les damnйs, qui ne souffriront pas seulement de la peine du feu. En effet, il est juste que ceux qui ont offensй le Crйateur soient punis par toutes les crйatures. Ainsi est-il dit en Sg 5, 20, que toute la terre combattra les insensйs.

         А ce qui est prйsentй en sens contraire, il faut rйpondre que, par cette diversitй des peines, les damnйs n’йprouveront aucun rйconfort. En effet, le feu, l’eau et les choses de ce genre n’agissent pas sur les corps des damnйs selon l’action de leur nature, de sorte qu’ils laissent leurs qualitйs dans les corps des damnйs selon leur кtre de nature, comme le feu laisse sa chaleur dans le bois et le rend chaud ; autrement, comme les contraires ne peuvent se trouver en mкme temps chez le mкme, il faudrait que les corps des damnйs perdent leurs qualitйs et ainsi, aprиs le changement de la nature des organes, ils seraient affligйs d’une peine moins sensible. Mais [ces йlйments] agissent sur les corps des damnйs selon une action spirituelle, en imprimant leurs qualitйs dans les corps des damnйs selon leur кtre spirituel, de la faзon dont l’espиce des couleurs existe dans l’air et la pupille, mais sans qu’ils deviennent colorйs. Ainsi, les corps des damnйs sentiront l’affliction du feu sans кtre convertis en la nature du feu. Et ainsi, la diversitй des peines ne leur apporte aucun rйconfort. En effet, le rйconfort qui vient maintenant de l’alternance des peines est causй par un certain changement de nature, pour autant que le superflu de chaleur est compensй par le froid de l’eau et qu’on atteint ainsi un milieu, qui est dйlectable.

 

<Question 9> [Sur la gloire des saints]

         Ensuite, on pose des questions sur la gloire des bienheureux. А ce sujet, on pose deux questions. Premiиremenet, est-ce que la bйatitude des saints tient d’abord а l’intellect plutфt qu’а la puissance affective [affectu] ? Deuxiиmement, est-ce que les bienheureux sont portйs а voir d’abord l’humanitй du Christ plutфt que sa divinitй ?

 

<Article 1 [19]> Premiиrement : il semble que la bйatitude des saints se trouve principalement dans l’intellect.

         <1> En effet, comme le dit Augustin, Confessions, X, «la bйatitude est la joie de la vйritй». Or, la vйritй concerne principalement l’intellect. Donc, la bйatitude aussi.

         <2> De plus, il est dit en Jn 17, 3 : La vie йternelle, c’est qu’ils te connaissent toi, le Dieu vйritable, et celui que tu as envoyй, Jйsus, le Christ. Or, la connaissance relиve de l’intellect. Donc, la vie йternelle et la bйatitude aussi.

         <3> De plus, Augustin dit, Sur la Trinitй, I, que «la vision constitue toute la rйcompense». Or, la rйcompense est la bйatitude. Elle concerne donc principalement la vision de l’intellect.

         Cependant, la rйcompense correspond au mйrite. Or, le mйrite se trouve principalement dans la volontй. Donc, la bйatitude aussi, qui est la rйcompense.

         Rйponse. La fйlicitй ou la bйatitude consiste dans une opйration, et non dans un habitus, comme le Philosophe le dйmontre en Йthique, I. Ainsi, la bйatitude de l’homme peut кtre comparйe а une puissance de l’вme de deux maniиres. D’une maniиre, comme l’objet d’une puissance, et ainsi la bйatitude se compare principalement а la volontй. En effet, la bйatitude dйsigne la fin ultime de l’homme et son bien suprкme. Or, la fin et le bien sont l’objet de la volontй. D’une autre maniиre, [on peut comparer la bйatitude] comme un acte se compare а une puissance, et ainsi la bйatitude consiste originellement et substantiellement dans un acte de l’intellect, mais par sa forme et son achиvement dans un acte de la volontй, car il est impossible qu’un acte de la volontй soit la fin ultime de l’homme. En effet, la fin ultime de l’homme est ce qui dйsirй en premier lieu. Or, il ne peut se faire que ce qui est voulu en premier soit un acte de la volontй. En effet, une puissance se porte d’abord vers un objet plutфt que vers son acte, car l’acte d’une puissance est connu avant sa rйflexion sur cet acte. Or, l’acte a son terme dans son objet, et ainsi toute puissance est plutфt portйe vers son objet que vers son acte, comme la vue voit d’abord la couleur avant de voir qu’elle voit la couleur. De la mкme faзon aussi, la volontй veut d’abord un certain bien avant de se vouloir, et ainsi l’acte de la volontй ne peut кtre ce qui est voulu en premier, et par consйquent il ne peut кtre non plus la fin ultime.

         Mais, chaque fois qu’un bien extйrieur est dйsirй comme une fin, cet acte qui est le nфtre est pour nous comme une fin intйrieure par lequel nous l’atteignons d’abord parfaitement, comme nous disons que manger est la fin et la bйatitude de celui qui met sa bйatitude dans sa nourriture, et la possession [de l’argent] pour celui qui met sa fin dans aon argent. Or, la fin de notre dйsir est Dieu. Ainsi, l’acte par lequel nous lui sommes d’abord unis est-il originellement et substantiellement notre bйatitude. Or, nous sommes d’abord unis а Dieu par un acte de l’intelligence. C’est pourquoi la vision mкme de Dieu, qui est un acte de l’intelligence, est substantiellement et originellement notre bйatitude.

         Mais parce que cette opйration est la plus parfaite et l’objet, ce qui convient le plus, il en dйcoule la plus grande dйlectation, qui embellit l’opйration elle-mкme et la perfectionne, comme la beautй [embellit] la jeunesse, ainsi que le dit le Philosophe, Йthique, X. Ainsi, la dйlectation mкme, qui relиve de la volontй, est-elle formellement l’achиvement de la bйatitude.

         Et ainsi, l’origine de la bйatitude ultime se trouve-t-elle dans la vision, mais son achиvement dans la jouissance [fruitione].

         <1> <2> <3> Les trois premiers arguments doivent donc кtre concйdйs, car ils montrent que la bйatitude consiste substantiellement dans un acte de l’intelligence.

         А ce qui est objectй en sens contraire, il faut rйpondre que le mйrite consiste dans l’action, mais la rйcompense dans le fait de recevoir. Or, l’action relиve d’abord de la volontй du fait qu’elle meut toutes les autres puissances. Mais le fait de recevoir relиve plutфt de l’intellect que de la volontй. Ainsi, la rйcompense est d’abord attribuйe а l’intelligence, mais le mйrite, а la volontй.

 

<Article 2 [20]> Deuxiиmement : il semble que les bienheureux dans la gloire soient d’abord portйs а contempler la divinitй du Christ que son humanitй.

         <1> En effet, а l’йtat le plus йlevй convient principalement et en premier lieu l’acte le plus йlevй. Or, les bienheureux se trouvent dans l’йtat le plus йlevй. Puisque l’acte de l’intelligence, qui est la puissance la plus йlevйe, de laquelle relиve le fait d’кtre portй vers Dieu, est l’acte le plus noble, il semble donc que cet acte convienne en premier aux bienheureux afin qu’ils contemplent Dieu.

         <2> De plus, il relиve de l’imperfection de [notre condition] d’itinйrance (imperfectio viae) qu’il nous faille monter vers la contemplation des rйalitйs supйrieures а partir des infйrieures. Or, chez les bienheureux, la perfection sera contraire а l’imperfection de [notre condition] d’itinйrance. En sens inverse, donc, ils contempleront d’abord les rйalitйs les plus йlevйes, et ainsi d’abord la divinitй du Christ avant son humanitй.

         Cependant, on ne parvient а une extrйmitй qu’en passant par ce qui est intermйdiaire. Or, l’intermйdiaire entre Dieu et les hommes est l’humanitй du Christ, 1 Tm 2, 5 : Le mйdiateur entre Dieu et les hommes est cet homme, le Christ Jйsus. Les saints ne parviendront donc pas а la contemplation de la divinitй du Christ, а moins de contempler d’abord son humanitй.

         Rйponse. Chacun considиre d’abord ce qui est la raison d’une chose plutфt que ce dont cela est la raison, comme l’artisan considиre d’abord la rиgle de l’њuvre avant d’agir selon la rиgle. Or, les bienheureux sont а ce point unis а Dieu qu’Il est lui-mкme la raison de toute connaissance et de toute action. En effet, s’il en йtait autrement, l’acte de la bйatitude serait empкchй par d’autres connaissances et d’autres opйrations. C’est pourquoi ce dont s’occupent d’abord les bienheureux est Dieu lui-mкme et ils l’ont comme moyen de toute connaissance et rиgle de toute action. Et ainsi, ils contemplent d’abord la divinitй du Christ plutфt que son humanitй.

         Toutefois, ils trouvent leur dйlectation dans la contemplation des deux. Ainsi est-il dit en Jn 10 : Ils entreront, а savoir, les bienheureux, pour contempler la divinitй du Christ, et ils sortiront pour contempler son humanitй, et ils trouveront [leur] Pвque dans les deux endroits, а savoir, leur dйlectation, comme cela est exposй dans le livre Sur l’esprit et l’вme.

         <1> <2> Nous concйdons donc les deux premiers arguments.

         А ce qui est objectй en sens contraire, il faut rйpondre que cet argument s’applique а l’йtat d’itinйrance, dans lequel nous ne sommes pas parfaitement unis а Dieu, mais oщ il nous faut y accйder par le Christ. Mais lorsque nous serons dйjа unis а Dieu dans la bйatitude, nous nous accuperons d’abord de la divinitй du Christ plutфt que de son humanitй.

 

 

QUODLIBET 9 : [Sur le Christ tкte et ses membres]

 

         On a posй des questions, en premier lieu, sur le Christ tкte, ensuite, sur ses membres.

         А propos du Christ, on a posй trois questions : premiиrement, а propos de sa nature divine ; deuxiиmement, а propos de l’union de [la nature] humaine avec [la nature] divine ; troisiиmement, а propos des espиces sous lesquelles il est contenu dans le sacrement de l’autel.

 

<Question 1> [Sur le Christ]

 

<Article unique [1]>Premiиrement, on demande si Dieu peut faire que des choses infinies existent en acte.

         <1> En effet, Dieu peut faire quelque chose de plus grand que tout ce qu’il a fait, car «son њuvre n’йgale pas sa puissance», comme le dit Hugues de Saint-Victor. Or, il ne peut y avoir quelque chose de plus grand que l’infini en acte. Il ne se peut donc pas que Dieu fasse quelque chose d’infini en acte.

         Cependant, Dieu peut faire plus que ce que l’homme peut dire ou penser, selon ce que dit Lc 1, 37 : Aucune parole n’est impossible а Dieu. Or, l’homme peut dire qu’il existe quelque chose d’infini en acte, et mкme le penser, puisque certains philosophes l’ont affirmй, comme cela est clair d’aprиs Physique, III. Dieu peut donc faire l’infini en acte.

         Rйponse. Lorsqu’on dit que Dieu ne peut faire quelque chose, cela ne vient pas d’une dйficience de la puissance divine, mais d’une incompatibilitй dans ce qui est fait. Ce qui se produit de deux maniиres. D’une maniиre, parce que cela s’oppose а ce qu’une chose soit faite en tant qu’elle est faite, comme lorsque nous disons que Dieu ne peut faire une crйature qui se conserve elle-mкme dans l’кtre, car par le fait mкme qu’on affirme qu’une chose a un Crйateur, on affirme qu’elle a besoin de quelqu’un qui la conserve [dans l’кtre], puisque la cause de l’кtre d’une chose et de la conservation d’une chose dans l’кtre est la mкme. D’une autre maniиre, parce que cela s’oppose а ce qui est fait en tant que cela est fait, comme si nous disions que Dieu ne peut faire qu’un cheval soit raisonnable. En effet, кtre raisonnable, bien que cela ne s’oppose pas а ce qui est fait en tant qu’il est fait, puisqu’un quelque chose de crйй est raisonnable, s’oppose cependant au cheval en tant que cheval, dont la dйfinition comporte qu’il n’est pas raisonnable.

 

* * *

 

         Certains disent donc que Dieu ne peut faire exister l’infini en acte, parce que le fait d’кtre infini s’oppose а ce qui est fait en tant qu’il est fait. En effet, il va contre la raison de crйature qu’elle soit йgale au Crйateur, ce qu’il faudrait affirmer s’il existait une crйature infinie, car il n’y a pas d’infini plus grand que l’infini.

         Mais on ne semble pas parler ainsi de maniиre raisonnable. En effet, rien n’empкche que ce qui est infini selon un mode soit dйpassй par ce qui infini selon plusieurs modes, comme s’il existait un corps infini selon la longueur, mais fini selon la largeur, il serait moindre que le corps infini selon la largeur et selon la longueur. Or, а supposer que Dieu fasse un corps infini en acte, ce corps serait infini selon la quantitй dimensionnelle, mais il aurait nйcessairement une nature d’une espиce dйterminйe et un кtre limitй par le fait mкme qu’il serait une chose matйrielle. Il ne serait donc pas йgal а Dieu, dont l’кtre et l’essence sont infinis de toutes les faзons.

 

* * *

 

         Mais d’autres ont dit que le fait que l’infini existe en acte selon un certain mode ne s’oppose pas а ce qui est fait en tant qu.il est, ni а cette chose qui est faite en tant qu’elle est cette chose faite, qui est un кtre en acte ; mais il rйpugne d’une certaine faзon qu’un кtre en acte soit infini. Telle est l’opinion d’Algazel. En effet, il distingue un double infini : l’infini par soi et l’infini par accident.

         On peut comprendre cette distinction а partir du fait que, puisque l’infini se trouve principalement dans la quantitй, selon le Philosophe, Physique, I, si la quantitй en quoi consiste l’infini comporte une telle multitude que chacune de ses parties dйpend d’une autre et possиde un certain ordre, de sorte que chacune des parties de cette grandeur est nйcessaire par elle-mкme , alors l’infini qui consiste dans une telle quantitй sera appelй infini par soi, comme cela est clair pour le bвton qui est mы par la main, et la main par les muscles et les nerfs, qui sont mus par l’вme ; si l’on procиde ainsi а l’infini, de sorte que l’вme soit mue par un autre et ainsi de suite а l’infini, ou que le bвton meut quelque chose d’autre et ainsi de suite а l’infini, la multitude des choses qui meuvent et des moteurs sera infinie par elle-mкme. Mais si la quantitй en laquelle consiste l’infini rйsulte de certains йlйments qui conservent le mкme ordre et dont le nombre n’est nйcessaire que par accident, alors il s’agira d’un infini par accident, comme lorsqu’un ouvrier mйtallurgiste fait un couteau qui exige pour кtre fabriquй plusieurs marteaux parce que l’un se rompt aprиs l’autre et que l’un succиde а l’autre en gardant le mкme ordre, si une telle multitude augmente а l’infini, on parlera d’un infini par accident, et non par soi. En effet, une multitude infinie de marteaux intervient dans l’њuvre fabriquйe, alors que s’il durait, un seul marteau pourrait autant suffire pour la rйaliser que plusieurs.

         Ils disent donc que l’infini par soi s’oppose au fait d’кtre en acte, parce qu’il est nйcessaire que, pour les choses qui ont un ordre, la derniиre ne soit achevйe d’une certaine maniиre que par l’opйration des toutes celles qui ont prйcйdй, et ainsi, pour en rйaliser une, [est nйcessaire] l’influence ordonnйe d’une infinitй, s’il existait quelque chose d’infini par soi. Ainsi, elle ne pourrait jamais кtre achevйe, puisque ce qui est infini ne passe pas. Mais, selon eux, l’infini par accident ne s’oppose pas au fait d’кtre en acte, puisqu’une partie de la multitude ne dйpend pas d’une autre. De sorte que, par consйquent, rien n’empкche qu’un infini existe en acte. Comme Algazel dit, dans sa Mйtaphysique, que les вmes raisonnables des hommes sont infinies en acte, du fait qu’il affirme que la gйnйration des hommes existe depuis l’йternitй et que les вmes demeurent aprиs la mort des corps.

         Et selon cette opinion, Dieu pourrait faire que des choses infinies existent en acte ou qu’un infini existe en acte, mкme si l’infini en acte n’existe pas dans la nature.

 

* * *

 

         Par contre, dans Mйtaphysique, II, le Commentateur dit que ni l’infini par soi ni l’infini par accident ne peuvent exister en acte, mais qu’on trouve en puissance un infini par accident, mais non un infini par soi. Et ainsi, selon lui, кtre infini s’oppose а кtre en acte.

         Et cela paraоt plus vrai. En effet, il ne peut exister en acte dans la nature des choses quelque chose de non dйterminй, qui serait indiffйremment en rapport avec diverses espиces. Car, bien que l’intelligence conзoive un animal non dйterminй par la diffйrence raisonnable ou non raisonnable, cependant il ne peut exister en acte un animal qui ne soit pas raisonnable ou non raisonnable. De sorte que, selon le Philosophe, «il n’existe rien dans un genre qui n’existe selon son espиce». Mais toute quantitй est dйterminйe par une certaine limite de la quantitй ; ainsi, les espиces d’une multitude sont deux, trois et ainsi de suite, et une grandeur [comporte] deux coudйes, trois coudйes ou une mesure dйterminйe. Il est donc impossible de trouver une quantitй en acte qui ne soit pas limitйe par ses propres termes. Or, comme l’infini relиve de la quantitй et est ainsi appelй selon la suppression de terme, il sera impossible qu’un infini existe en acte. C’est la raison pour laquelle le Philosophe dit, Physique, III, que «l’infini est comme une matiиre qui n’est pas encore dйterminйe, mais se trouve en йtat de privation et a davantage raison de partie et de contenu que de tout et de contenant».

         Et c’est pourquoi, comme Dieu ne peut faire qu’un cheval [soit] raisonnable, il ne peut pas non plus faire qu’un кtre en acte soit infini.

         <1> Nous concйdons donc le premier argument parce que sa conclusion est vraie, bien qu’il ne conclue pas correctememnt, car si on affirme que Dieu fait quelque chose d’infini selon un mode, il peut aussi faire quelque chose d’infini selon un autre mode, comme s’il pouvait faire des hommes infinis [en nombre], il pourrait aussi faire des lions infinis [en nombre]. En effet, il n’y a rien de plus grand que l’infini dans l’ordre selon lequel cela est infini, mais, selon un autre ordre, rien n’empкche qu’une chose plus grande que l’infini, comme les nombres pairs sont infinis, et cependant les nombres pairs et impairs pris ensemble sont plus nombreux que les nombres pairs.

         А ce qui est objectй en sens contraire, il faut rйpondre qu’on entend par parole non seulement ce qui est exprimй par la parole, mais ce qui est conзu par l’esprit. Or, ce qui s’oppose а soi-mкme ne peut кtre conзu par l’esprit, car personne ne peut comprendre que des contraires soient vrais en mкme temps, comme il est dйmontrй dans Mйtaphysique, IV. Ainsi, comme le fait d’кtre infini est contraire au fait d’кtre en acte, ceci n’est pas une parole : «L’infini existe en acte.» Il n’en dйcoule donc pas que cela soit possible а Dieu. Mais les philosophes qui ont affirmй que l’infini existe en acte ont ignorй leur propre parole.

 

<Question 2> [Sur l’union de la nature humaine а la nature divine]

         Ensuite, on a posй des questions sur le Christ, а propos de l’union de la nature humaine а la [nature] divine.

         Et а ce propos, on pose trois questions. Premiиrement, est-ce que dans le Christ n’existe que l’union hypostatique ? Deuxiиmement, est-ce qu’il n’existe en lui qu’un seul кtre ? Troisiиmement, est-ce qu’il n’existe en lui qu’une seule filiation ?

 

<Article 1 [2]> Premiиrement : il semble qu’il existe plusieurs hypostases dans le Christ.

         <1> En effet, l’union de l’вme et du corps est prйsupposйe а ce que [la nature humaine] soit assumйe, car le Christ a assumй l’humanitй ou la nature humaine, qui, йtant la forme du tout, signifie quelque chose de composй d’вme et de corps. Or, l’вme et le corps unis constituent l’hypostase d’un homme. L’hypostase de la nature humaine est donc prйsupposйe au fait qu’elle soit assumйe. Or, tout ce qui est prйsupposй au fait d’кtre assumй peut кtre dit assumй. L’hypostase du Verbe a donc assumй l’hypostase de l’homme. Or, «celui qui assume n’est pas ce qui est assumй», selon Boиce. Dans le Christ, donc, autre est l’hypostase de l’homme et autre l’hypostase du Verbe. Il y a donc lа deux hypostases.

         <2> De plus, pouvoir кtre assumй est prйsupposй au fait d’кtre assumй. Or, le corps ne peut кtre assumй que s’il est uni а l’вme raisonnable. En effet, on ne dit pas que le corps inanimй peut кtre assumй. L’union du corps et de l’вme est donc prйsupposйe а l’assomption de la nature humaine. Et ainsi, [la conclusion] est la mкme que prйcйdemment.

         <3> De plus, un moyen d’union est nйcessaire а l’union. Or, la grвce est le moyen de l’union de la nature humaine а la personne divine ; c’est ainsi qu’on parle de grвce d’union. Elle est donc prйsupposйe а l’union. Or, la grвce ne peut se comprendre que dans l’вme, et l’вme ne se comprend pas avant d’кtre unie au corps, car «elle est infusйe par crйation et elle est crййe par infusion». Il faut donc comprendre l’union de l’вme avec le corps avant l’union de la nature humaine avec la [nature] divine. Et ainsi, [la conclusion] est la mкme que prйcйdemment.

         <4> De plus, l’humanitй est une forme substantielle. Or, toute forme substantielle exige que quelque chose reзoive sa forme d’elle. Or, on ne peut dire que l’hypostase ou le suppфt йternel reзoit sa forme d’une forme crййe. Il faut donc affirmer dans le Christ un suppфt ou hypostase crййe qui reзoit sa forme de l’humanitй. Et ainsi, il y aura dans le Christ deux hypostases : l’hypostase du Verbe et l’hypostase de l’humanitй.

         Cependant, <1> les choses qui sont disparates l’une par rapport а l’autre ne sont pas prйdiquйes l’une de l’autre, si ce n’est parce qu’elles se retrouvent dans un mкme suppфt, comme nous disons que le blanc est doux en raison de l’unitй du sujet. Or, la nature divine et [la nature] humaine sont tout а fait disparates, mais elles sont prйdiquйes l’une de l’aure. En effet, nous disons : «Dieu est homme» et «L’homme est Dieu». Il n’existe donc lа qu’un seul suppфt et une seule hypostase.

         <2> Si on dit qu’ils sont prйdiquйs l’un de l’aure parce qu’ils se trouvent ensemble dans une seule personne, et non dans un seul suppфt ou une seule hypostase, on opposera que la personne n’ajoute а l’hypostase ou suppфt qu’un accident, а savoir, une propriйtй qui se rapporte а la dignitй. Si donc il y avait dans le Christ une seule personne, mais non un seul suppфt et une seule hypostase, la nature divine et [la nature] humaine seraient unies en lui seulement par un accident, ce qui est faux.

         Rйponse. Selon la deuxiиme opinion, que le Maоtre prйsente dans Sentences, III, qui est l’opinion commune des modernes, et qui est beaucoup plus vraie et plus sыre que les autres, il n’y a dans le Christ qu’un seul suppфt et une seule hypostase, comme il n’y a qu’une seule personne.

         Car il nous faut affirmer selon l’enseignement de la foi une seule rйalitй subsistant en deux natures, la divine et l’humaine, autrement on ne pourrait dire que le Seigneur Jйsus, le Christ, est un, selon ce que dit l’Apфtre, 1 Co 8, 6. Aussi Nestorius a-t-il йtй condamnй parce qu’il a eu la prйsomption de diviser le Christ en introduisant [en lui] deux personnes.

         Or, ce qui subsiste dans la nature est quelque chose d’individuel ou de singulier. Ainsi, l’unitй du Christ, dans laquelle deux natures sont unies, doit кtre attribuйe а un mot par lequel la singularitй est dйsignйe. Or, parmi les mots qui dйsignent la singularitй, certains signifient le singulier pour tout genre d’кtre, comme le mot «singulier», «particulier», «individu», parce que cette blancheur est quelque chose de singulier, d’individuel et de particulier, car l’universel et le particulier englobent tout genre. Mais certains [mots] signifient la singularitй dans le genre de la substance, comme le mot «hypostase», qui signifie une substance individuelle, et le mot «personne», qui signifie une substance individuelle de nature raisonnable ; et de mкme, le mot «suppфt» ou «chose de la nature», desquels cette blancheur ne peut кtre prйdiquйe, bien que cette blancheur soit singuliиre, du fait que chacun d’eux signifie quelque chose qui subsiste par soi, mais que les accidents ne subsistent pas [par eux-mкmes]. Mais les parties des substances, bien qu’elles fassent partie des choses qui subsistent, ne subsistent cependant pas par elles-mкmes, mais se trouvent dans autre chose. C’est pourquoi mкme les mots mentionnйs ne se disent pas des parties des substances. En effet, nous ne disons pas que cette main est une hypostase, une personne, un suppфt ou une chose de la nature, bien qu’on puisse dire qu’elle est quelque chose d’individuel, de particulier ou de singulier, mots qui йtaient aussi employйs pour les accidents.

         Or, on ne peut dire que la nature humaine dans le Christ ni aucune partie de celle-ci subsiste par elle-mкme. En effet, cela s’opposerait а l’union, а moins que nous n’affirmions une relative et non absolue, comme des pierres sont unies dans un amas, deux hommes par un sentiment d’amour ou par la ressemblance d’une imitation, choses dont nous disons qu’elles sont toutes unes de maniиre relative, et non de maniиre absolue. En effet, ce qui subsiste par soi selon une unitй absolue ne contient rien en acte qui subsiste par soi, mais peut-кtre en puissance. Ainsi, en sauvegardant la vйritй de l’union des natures dans le Christ, il faut affirmer [en lui] une seule hypostase, un seul suppфt et une seule rйalitй des deux natures, comme une seule personne. Mais rien n’empкche de dire que la nature humaine dans le Christ est quelque chose d’individuel, de singulier ou de particulier, et de mкme, pour toutes les parties de la nature humaine, comme les mains, les pieds et les os, dont chacun est quelque chose d’individuel. Mais on ne peut cependant [l’affirmer] totalement, car rien de cela n’est un individu qui subsiste par soi. En effet, il n’y a qu’un individu subsistant par soi, un singulier ou un particulier qui est attribuй au Christ. Ainsi pouvons-nous dire qu’il existe dans le Christ plusieurs choses individuelles, singuliиres ou particuliиres, mais nous ne pouvons dire que le Christ est plusieurs individus, singuliers ou particuliers, et nous ne pouvons pas dire que plusieurs hypostases ou suppфts existent dans le Christ.

         <1> De l’union de l’вme et du corps, sont constituйs et l’homme et l’humanitй, qui diffиrent cependant par le fait que l’humanitй dйsigne comme une partie, puisqu’on dit que l’humanitй est ce par quoi l’homme est homme, et ainsi, elle signifie prйcisйment les principes essentiels de l’espиce par lesquels cet individu est situй dans telle espиce. Elle se prйsente donc comme une partie, puisque, au delа de ces principes, on trouve plusieurs autres choses dans les choses naturelles. Mais «homme» dйsigne le tout. En effet, on dit que l’homme a l’humanitй ou subsiste dans l’humanitй, sans prйciser rien de ce qui s’ajoute aux principes essentiels de l’espиce, car par le fait que je dise «possйdant l’humanitй», on n’йcarte pas qu’il possиde une couleur, une quantitй et les autres choses de ce genre.

         Selon la deuxiиme opinion mentionnйe, а l’union de la nature humaine а [la nature] divine est donc prйsupposйe l’union de l’вme au corps selon que celle-ci constitue l’humanitй, et non selon qu’elle constitue un homme. En effet, ce qui dans le Christ est constituй d’вme et de corps, et est prйsupposй а l’union, n’est pas le tout qui subsiste en lui-mкme, mais quelque chose de lui. C’est pourquoi on ne peut en parler comme d’un homme, mais comme de l’humanitй. Il faut donc dire que, dans l’union mкme de la nature humaine а [la nature] divine, est d’abord comprise la raison d’homme au terme de l’assomption dans le Christ, parce qu’il est alors compris d’abord comme une rйalitй complиte subsistant par elle-mкme. Et [cette opinion] diffиre en cela des deux autres opinions.

         Car la premiиre opinion affirme que l’union de l’вme а la chair est prйsupposйe selon l’intellect а l’assomption de la nature humaine, non seulement selon qu’elle constitue l’humanitй, mais aussi selon qu’elle constitue l’homme. En effet, elle dit que l’homme a йtй assumй.

         Mais la troisiиme opinion affirme qu’on ne comprend pas que l’вme soit unie au corps mкme au terme de l’assomption, ni pour constituer un homme, ni pour constituer la nature humaine. En effet, elle dit que la nature humaine est assumйe matйriellement, c’est-а-dire dans ses parties, l’вme et le corps, alors que nous disons que la nature humaine est assumйe par le Verbe. Il est ainsi clair qu’elle n’affirme pas vraiment que le Christ est homme et qu’elle n’affirme pas la nature humaine en lui. C’est pourquoi elle a йtй condamnйe comme hйrйtique.

         <2> L’union du corps а l’вme est prйsupposйe а l’assomption de la nature humaine, mais je parle d’une union constituant l’humanitй, et non d’une union constituant l’homme.

         <3> La grвce habituelle ne signifie pas un moyen d’union qui prйcйderait l’union selon l’intellect. En effet, elle n’est pas un moyen qui causerait l’union ou la capacitй d’union, mais un moyen qui contribue а la convenance de l’union, comme un beau vкtement contribue а la convenance d’une union matrimoniale (et, de la mкme faзon, la science et toutes les autres perfections du Christ pourraient кtre appelйes un moyen d’union). Pour autant, la grвce habituelle du Christ peut кtre appelйe grвce d’union. Toutefois, je pense que doive кtre appelйe grвce d’union soit la volontй gratuite de Dieu, а savoir, sans mйrites prйcйdents, qui a rйalisй l’union, soit plutфt le don donnй gratuitement а la nature humaine, consistant а exister dans la personne divine. Cependant, si on prйsuppose l’вme unie au corps en vue de l’assomption, la solution est la mкme qu’antйrieurement.

         <4> L’humanitй n’est pas la forme d’une partie qui serait appelйe partie parce qu’elle donne forme а une matiиre ou а un sujet ; mais elle est dire forme du tout, dans laquelle subsiste le suppфt de la nature. Ainsi, il n’est pas nйcessaire d’affirmer que l’hypostase incrййe donne forme а l’humanitй, mais qu’elle subsiste en elle.

 

<Article 2 [3]> Deuxiиmement : il semble que, dans le Christ, il n’y ait pas un seul кtre.

         <1> En effet, «vivre, selon le Philosophe, Sur l’вme, II, c’est кtre pour les vivants.» Or, dans le Christ, il n’existe pas un seul vivre, puisqu’il y a en lui et la vie crййe, par laquelle le corps vit par l’вme, qui [en] est privйe par la mort, et la vie incrййe, par laquelle le Verbe vit par lui-mкme. Il n’y donc pas non plus dans le Christ un seul кtre.

         <2> De plus, comme l’acte d’кtre appartient au suppфt, de mкme en est-il de l’opйration. Or, l’unitй de suppфt ne fait pas en sorte qu’il n’y ait pas plusieurs opйrations dans le Christ. Elle ne fera donc pas en sorte qu’il y ait un seul кtre dans le Christ.

         <3> De plus, la gйnйration est un changement en vue de l’кtre. Or, dans le Christ, existe une gйnйration temporelle, dont il est question en Mt 1, 1 : Telle йtait la gйnйration du Christ, laquelle ne peut aboutir а un кtre йternel. Elle aboutit donc а un кtre temporel et crйй. Dans le Christ, il y a donc un double кtre, puisqu’il y a manifestement en lui un кtre incrйй.

         <4> De plus, il faut attribuer l’кtre а tout ce dont on peut s’enquйrir convenablement si cela est. Or, on peut s’enquйrir de la nature humaine si elle est. La nature humaine a donc son propre кtre dans le Christ, et ainsi il y a en lui un double кtre, puisque la nature divine possиde aussi son propre кtre.

         Cependant, tout ce qui est distinct selon l’кtre est distinct par le suppфt. Or, dans le Christ, il n’existe qu’un seul suppфt. Il n’existe donc [en lui] qu’un seul кtre.

         Rйponse. On parle d’«кtre» de deux maniиres, comme le disent clairement le Philosophe, Mйtaphysique, V, et une glose d’Origиne sur le dйbut de [l’йvangile selon] Jean. D’une maniиre, selon qu’il est un lieu verbal signifiant la composition de toute йnonciation que fait l’вme ; ainsi, cet кtre n’est pas quelque chose dans la nature des choses, mais seulement dans l’acte de l’вme qui compose ou divise. Et ainsi, l’кtre est attribuй а tout ce а propos de quoi la proposition peut кtre formйe, qu’il s’agisse d’un кtre ou de la privation d’un кtre. En effet, nous disons que la cйcitй est. D’une autre maniиre, on appelle кtre l’acte d’un кtre en tant qu’il est un кtre, c’est-а-dire ce par quoi est dйsignй quelque chose qui existe en acte dans la nature des choses. Et ainsi, l’кtre n’est attribuй qu’aux choses qui sont comprises dans les dix genres. Ainsi, l’кtre appelй кtre de cette maniиre se divise en dix genres.

         Or, cet кtre est attribuй а une chose de deux maniиres. D’une maniиre, comme а ce qui possиde lacte d’кtre ou est au sens propre et vйritable ; et ainsi, il est attribuй а la seule substance qui subsiste par elle-mкme, de sorte que «ce qui est vraiment» s’appelle une substance, Physique, I. Mais toutes les autres choses qui ne subsistent pas par elles-mкmes mais dans autre chose et avec autre chose, qu’il s’agisse d’accidents, de formes substantielles ou de n’importe quelle partie, ne possиdent pas l’acte d’кtre de telle sorte qu’elles soient vraiment, mais l’кtre leur est attribuй d’une autre maniиre, а savoir, comme ce par quoi quelque chose est, comme on dit que la blancheur est, non parce qu’elle subsiste elle-mкme dans l’кtre, mais parce que par elle quelque chose obtient d’кtre blanc. L’кtre n’est donc attribuй au sens propre et vйritable qu’а une chose qui subsiste par elle-mкme.

         Or, а cette chose est attribuй un double кtre : un кtre qui rйsulte de ce par quoi son unitй se rйalise, qui est l’кtre propre du suppфt substantiel ; un autre кtre est attribuй au suppфt par delа ce qui lui donne son unitй, ce qui est un кtre ajoutй, c’est-а-dire accidentel, comme le fait d’кtre blanc est attribuй а Sortes lorsque nous disons : «Sortes est blanc.»

         Parce que nous affirmons dans le Christ une seule rйalitй subsistante, а l’intйgritй de laquelle concourt aussi l’humanitй elle-mкme, puisqu’il n’y a qu’un seul suppфt pour les deux natures, il faut donc dire qu’il n’y a qu’un seul кtre substantiel dans le Christ, [selon] que l’кtre est attribuй au suppфt au sens propre, car [le Christ] tient son unitй du suppфt lui-mкme, et non des natures. Cependant, si on affirme que l’humanitй est sйparйe de la divinitй, alors l’humanitй aura son propre кtre, diffйrent de l’кtre divin. En effet, elle n’йtait empкchйe d’avoir son propre кtre que par le fait qu’elle ne subsiste pas par elle-mкme, comme si un coffre йtait un individu naturel, [le coffre] dans son entier ne possйderait qu’un seul кtre, mais chacune de ses parties sйparйe du coffre aura son propre кtre.

         Il est ainsi clair que, selon la deuxiиme opinion, il faut dire que, dans le Christ, il n’existe qu’un seul кtre substantiel, selon lequel l’кtre appartient proprement au suppфt, bien qu’il existe [en lui] plusieurs кtres accidentels.

         <1> Vivre exprime un кtre spйcifique en raison d’un principe d’кtre spйcifique. C’est pourquoi la diversitй de la vie dйcoule de la diversitй des principes de la vie. Mais l’кtre concerne plutфt le suppфt subsistant.

         <2> L’opйration d’un suppфt ne fait pas partie de l’intйgritй de son unitй, mais dйcoule de son unitй. Ainsi, on trouve plusieurs opйrations d’un seul suppфt selon les divers principes des opйrations qui sont prйsents dans le suppфt, comme l’homme agit diffйremment par sa langue et par sa main. Mais l’кtre est ce sur quoi est fondй l’unitй du suppфt, de sorte qu’кtre multiple porte prйjudice а l’unitй.

         <3> La gйnйration temporelle aboutit non pas а l’кtre du suppфt йternel, de telle sorte qu’il commence а кtre absolument par elle, mais qu’il commence а кtre un suppфt possйdant d’кtre le suppфt de la nature humaine.

         <4> Cette objection vient de l’кtre qui consiste dans l’acte de l’вme, selon lequel on dit que mкme ce qui existe seulement dans l’вme est, puisque par «est-ce que cela est ?», on peut aussi s’enquйrir de la cйcitй.

 

<Article 3 [4]> Troisiиmement : il semble qu’il n’y ait pas une seule filiation dans le Christ.

         <1> «Si la cause est multipliйe, l’effet est multipliй.» Or, la naissance est la cause de la filiation. Puisqu’il y a dans le Christ deux naissances, il y aura donc deux filiations.

         <2> De plus, il est impossible que la mкme chose demeure et soit corrompue. Or, а supposer que la bienheureuse Vierge serait morte avant la mort du Christ, la filiation par laquelle il йtait appelй le fils de sa mиre aurait йtй corrompue, mais la filiation йternelle demeurerait, selon laquelle il serait appelй le Fils du Pиre. Le Christ est donc appelй le Fils du Pиre et le fils de sa mиre selon des filiations diffйrentes.

         <3> Mais tu diras qu’il y a un autre rapport, mais non une autre filiation. А cela s’oppose que «fils» est un [nom] relatif selon l’кtre, et non seulement selon la maniиre de parler. Or, les relatifs de ce genre, selon ce que dit le Philosophe dans les Prйdicaments, sont ceux dont «l’кtre consiste а кtre en rapport avec autre chose». L’кtre de la filiation est l’кtre d’un rapport selon lequel il est mis en relation avec quelque chose d’autre, et ainsi, s’il existe plusieurs rapports, il y aura plusieurs filiations.

         <4> De plus, dans une relation, il ne se trouve rien d’autre qu’un rapport et la cause ou fondement de ce rapport, comme l’unitй de la quantitй, est le fondement de la relation qu’est l’йgalitй. Or, les rapports selon lesquels le Christ est mis en relation avec son Pиre et sa mиre sont diffйrents ; de plus, les fondements de ces rapports ou les causes en sont diverses, а savoir, les naissances elles-mкmes, car la relation est une relation d’origine. Il existe donc plusieurs filiations dans le Christ.

         Cependant, la filiation est une relation personnelle. Or, dans le Christ, il n’existe qu’une seule personne. Il n’existe donc qu’une seule filiation.

         Rйponse. Dans le Christ, il n’existe qu’une seule filiation rйelle, bien qu’il existe plusieurs rapports relatifs selon la raison.

         Pour le montrer, il faut savoir que «par rapport а une chose» diffиre des autres genres par le fait que les autres genres tiennent de leur propre raison d’кtre quelque chose, comme la quantitй, du fait mкme qu’elle est quantitй, indique une chose, et ainsi pour les autres [genres]. Mais «par rapport а une chose», par la propre raison de son genre, ne peut indiquer une chose, mais un rapport а une chose. Ainsi trouve-t-on des «par rapport а une chose» qui ne sont rien dans la nature des choses, mais dans la raison seulement, ce qui ne se produit pas dans les autres genres. Et bien que «par rapport а une chose», en raison de son genre, n’a pas de quoi indiquer une chose, il ne tient cependant pas de la raison mкme de son genre qu’il n’indique rien, car alors aucune relation ne serait quelque chose dans la nature des choses, de sorte que «par rapport а une chose» ne serait pas un des dix genres. Or, la relation tient d’кtre quelque chose de rйel de ce qui cause la relation. En effet, lorsque se trouve dans une chose ce par quoi elle dйpend de quelque chose d’autre et qu’elle y est comparйe, nous disons qu’elle est rйellement comparйe, ou qu’elle en dйpend ou est mise en rapport [avec cette chose], comme l’йgalitй indique une relation rйelle selon l’unitй de la quantitй, qui cause l’йgalitй. Or, parce qu’une chose tient son кtre et son unitй de la mкme chose, l’unitй rйelle d’une relation doit donc кtre йvaluйe а partir du fondement ou de la cause de la relation, comme lorsque la quantitй, par laquelle l’йgalitй se rйalise dans plusieurs choses, n’est en moi qu’une seule relation rйelle d’йgalitй se rapportant а plusieurs choses. De mкme, si j’ai йtй engendrй d’un pиre et d’une mиre par une seule naissance, je suis appelй selon une seule filiation fils des deux, bien que les rapports soient multiples.

         Or, dans le Christ, nous ne pouvons dire qu’il existe une seule cause de filiation selon laquelle il est mis en relation avec son Pиre et sa mиre, puisqu’il existe deux naissances tout а fait disparates. De sorte que, s’il existait quelque chose qui puisse recevoir la filiation temporelle comme un sujet, il faudrait affirmer dans le Chrit plusieurs filiations. Mais la filiation est une relation telle qu’elle ne peut avoir pour sujet que le suppфt lui-mкme. Or, dans le Christ, il n’existe qu’un suppфt йternel, qui ne peut кtre par ailleurs le sujet d’une relation temporelle. En effet, toutes les relations temporelles qui sont affirmйes de quelque chose d’йternel sont des relations de raison, et non [des relations] rйelles. La filiation selon laquelle le Christ est mis en rapport avec sa mиre n’est donc pas une relation rйelle, mais seulement de raison, comme les autres qui sont affirmйes de Dieu en rapport avec les crйatures. En effet, on ne peut dire que le sujet de la filiation [temporelle] soit le suppфt йternel en raison de la nature humaine ni d’aucune partie de celle-ci, comme on dit qu’il est le suppфt de la mort et de la passion, car alors la nature humaine elle-mкme ou une partie de celle-ci serait le premier sujet de la filiation et porterait le nom de celle-ci, comme cela se produit pour les autres accidents qui sont attribuйs au Christ en raison de sa nature humaine. Mais la filiation ne dйsigne jamais que le suppфt lui-mкme et elle ne peut avoir quelque chose d’autre comme sujet. Cependant, rien n’empкche qu’il existe certaines relations rйelles dans le Christ par rapport а la Vierge, comme lorsque nous disons que «le corps du Christ tient son origine de la Vierge». Mais cette relation ne comporte pas la raison de filiation, а moins que nous n’affirmions, conformйment а la premiиre opinion, que le suppфt crйй est autre que [le suppфt] incrйй dans le Christ.

         <1> Par la naissance temporelle, ne naоt pas une filiation rйelle, mais de raison seulement, bien que le Christ soit rйellement le fils de la Vierge, comme Dieu est rйellement le Seigneur de la crйature, bien que la seigneurie en lui ne soit pas une relation rйelle. En effet, il est appelй rйellement Seigneur en raison de son pouvoir rйel. Et ainsi, le Christ est-il appelй rйellement fils en raison de sa naissance.

         <2> Le rapport de la relation dйpend du terme avec une chose est mise en rapport. C’est pourquoi, si le terme est dйtruit, le rapport disparaоt. Cependant, la relation rйelle au Pиre demeure dans le Christ, mкme en supposant la mort de la mиre.

         <3> Dans cette description du Philosophe, «кtre» apparaоt comme la raison d’кtre, selon que la «dйfinition est un mot signifiant ce qu’est l’кtre». Il n’est donc pas nйcessaire que la relation ait rйellement l’кtre par le rapport, mais par la cause du rapport ; mais, du rapport, elle tient la raison propre de son genre ou de son espиce.

         <4> Bien que le rapport de filiation et la cause de la filiation soient divers, cependant il ne peut y avoir deux filiations, pour la raison dйjа indiquйe.

 

<Question 3> [Sur le Christ]

 

<Article unique [5]> Ensuite, on demande, а propos du Christ, au sujet des espиces sous lesquelles il est contenu dans le sacrement de l’autel, si les accidents subsistent lа sans sujet.

         Et il semble que non.

         <1> En effet, Dieu ne peut pas faire que des choses contradictoires soient vraies en mкme temps. Or, tel serait le cas si on enlevait de quelque chose ce qui fait partie de sa dйfinition. Puisqu’il fait partie de la dйfinition de l’accident qu’il existe dans un sujet, il semble donc que Dieu ne puisse faire qu’un accident existe sans sujet.

         <2> De plus, «sont prйdiquйs de toute chose sa dйfinition et ce qui est dйfini». Or, «ce qui existe par soi» est la dйfinition ou la description de la substance. Si donc, dans le sacrement de l’autel, les accidents existent par eux-mкmes, et non dans un sujet, il en dйcoule qu’ils sont des substances, ce qui est absurde.

         <3> De plus, une substance ne peut кtre engendrйe а partir d’accidents. Or, nous voyons que des vers et des cendres sont engendrйs а partir de ces espиces, dont il est clair qu’ils ne sont pas engendrйs а partir du corps du Christ. Les accidents ne sont donc pas lа sans sujet.

         <4> Mais tu diras qu’ils sont engendrйs miraculeusement. Or, а cela s’oppose que les miracles sont ordonnйs а l’йdification de la foi. Or, cela n’est pas ordonnй а l’йdification de la foi, mais plutфt au scandale, que des vers en soient engendrйs. Cela n’est donc pas produit miraculeusement.

         <5> De plus, dans le sacrement de la vйritй, rien ne doit кtre dйsordonnй. Or, cela va а l’encontre de l’ordre que Dieu a imposй aux choses qu’un accident existe sans sujet. Il n’existe donc pas lа d’accidents sans sujet.

         Cependant, le sens ne se trompe pas quant а son propre objet senti, selon le Philosophe, Sur l’вme, II. Or, le sens juge qu’il y a lа couleur, saveur et d’autres choses de ce genre. Ces accidents y sont donc vrais. Or, ils n’existent pas dans le corps du Christ comme dans leur sujet, et pas davantage dans l’air, puisqu’aucun des deux ne peut кtre affectй par de tels accidents. Les accidents existent donc lа sans sujet.

         Rйponse. Les accidents existent sans aucun doute sans sujet dans le sacrement de l’autel.

         Comment cela peut кtre possible, on peut le considйrer а partir du fait que, dans toutes les causes ordonnйes, selon le Philosophe, dans le Livre sur les causes, la cause premiиre de la cause seconde exerce une action plus forte sur ce qui est causй que la cause seconde. Il arrive ainsi que la cause premiиre ne retire pas son action de l’effet mкme aprиs que la cause seconde l’a retirйe, comme on le dit а cet endroit dans le commentaire. Or, la cause universelle et premiиre de tous les кtres est Dieu, et non seulement des substances, mais aussi des accidents. En effet, il est lui-mкme le Crйateur de la substance et de l’accident. Or, les кtres sortent de lui selon un certain ordre, car les accidents sont produits par l’intermйdiaire des principes de la substance. Ainsi, selon l’ordre de la nature, les accidents dйpendent des principes de la substance, de telle sorte qu’ils ne peuvent exister sans sujet. Cependant, il n’est pas exclu par cela que Dieu, comma cause premiиre, puisse conserver les accidents dans l’кtre, une fois la substance enlevйe.

         De cette faзon, les accidents existent miraculeusement sans sujet dans le sacrement de l’autel, а savoir, par la puissance divine qui les garde dans l’кtre.

         <1> Lorsqu’on dit : «L’кtre de l’accident consiste а exister dans [quelque chose]», ou quelle que soit la faзon d’introduire le sujet dans la dйfinition de l’accident, on comprend qu’il s’agit d’une dйfinition par mode d’addition, comme on le lit dans Mйtaphysique, VI (on parle de dйfinition par addition lorsqu’on met dans la dйfinition quelque chose qui est au delа de l’essence de ce qui est dйfini, comme le nez est mis dans la dйfinition du singe). Or, cela vient de la dйpendance naturelle de l’accident par rapport au sujet. Mais, nonobstant cela, Dieu peut conserver les accidents sans sujet ; il n’en dйcoule pourtant pas que des choses contradictoires sont vraies, car le sujet ne fait partie de l’essence de l’accident.

         <2> Selon Avicenne, dans sa Mйtaphysique, l’кtre ne peut кtre mis dans la dйfinition d’un genre ou d’une espиce, car toutes les choses particuliиres sont unies dans la dйfinition du genre ou de l’espиce, alors que le genre ou l’espиce ne possиdent pas le mкme кtre en toutes choses. C’est pourquoi ceci n’est pas une vraie dйfinition de la substance : «La substance est ce qui existe par soi», ou de <l’accident> : «L’accident est ce qui existe dans quelque chose d’autre», mais il s’agit d’une circonlocution de la vraie description, qui est la suivante : «La substance est une chose а la nature de laquelle il appartient d’exister sans кtre dans autre chose» ; mais l’accident est une chose а la nature de laquelle il appartient d’exister dans une autre chose.» Il est ainsi clair que, bien que l’accident existe miraculeusement sans кtre dans une autre chose, cela ne rejoint pas la dйfinition de la substance : en effet, sa nature ne devient pas telle qu’il lui appartienne d’exister sans кtre dans autre chose ; la raison d’accident n’est pas йcartй, car sa nature demeure telle qu’il lui appartienne d’exister dans autre chose.

         <3> Au sujet de ce qui est engendrй а partir des espиces [eucharistiques], comme les vers, les cendres ou d’autres choses de ce genre, il existe deux opinions plus probables. L’une d’elles consiste а dire que la substance du pain revient, а partir de laquelle ces choses peuvent кtre de nouveau engendrйes. Mais cette opinion semble contenir quelque chose d’inconvenant pour deux raisons, а moins qu’on ne la comprenne correctement. Premiиrement, parce qu’il ne peut se faire que la substance du pain y soit de nouveau : en effet, ou bien on affirmera que la substance du pain s’y trouve de nouveau, alors que les espиces demeurent, et ainsi, puisque le corps du Christ existe aussi longtemps que les espиces demeurent, il en dйcoulera qu’il y aura lа en mкme temps le corps du Christ et la substance du pain, ce qu’on ne soutient pas ; ou bien [la substance du pain] existera alors que les espиces sont dйtruites, et cela de nouveau est inconvenant, puisque la substance du pain existe sans les accidents propres du pain. — Deuxiиmement, l’inconvenance apparaоt dans le mot «retour». En effet, si une chose est convertie en une autre, on ne peut dire qu’elle revient que si elle est reconvertie en elle-mкme. Or, la substance du pain n’est pas annihilйe, mais transsubstantiйe en corps du Christ. On ne peut donc entendre que la substance du pain revienne que si le corps du Christ retourne au pain, ce qui est absurde. — De sorte que, si l’on doit soutenir cette opinion, on doit entendre par substance du pain la matiиre du pain, non pas que revienne celle qui existait auparavant, mais que, les espиces йtant dйtruites, une matiиre est fournie par Dieu, soit par crйation, soit de n’importe quelle autre maniиre, а partir de laquelle des corps de ce genre puissent кtre engendrйs.

         L’autre opinion est plus simple : elle dit que, de mкme qu’il est donnй а ces accidents de subsister par la puissance divine, de mкme leur est-il donnй d’agir et de produire tout ce qui serait fait а partir de la substance du pain ou tout ce que celle-ci ferait, si elle demeurait. Par cette puissance, ils nourrissent, et des vers ou des cendres en sont engendrйs.

         <4> Ce miracle est ordonnй а la foi, afin que la foi ne perde pas son mйrite si l’on saisit le mystиre du sacrement.

         <5> Rien n’empкche que quelque chose soit ordonnй, si l’on considиre l’ordre commun, dont le contraire est aussi ordonnй en raison d’une cause spйciale. De cette maniиre, bien que, selon l’ordre commun, il ait йtй correctement ordonnй par Dieu que l’accident existe dans un sujet, rien n’empкche qu’il soit correctement ordonnй que, dans le sacrement de l’autel, l’accident existe sans sujet, afin que la foi obtienne son mйrite en raison du caractиre cachй du sacrement.

 

<Question 4> [Sur les anges]

         Ensuite, on pose des questions sur les membres du Christ : premiиrement, а propos des anges ; ensuite, а propos des hommes.

         А propos des anges, cinq questions sont posйes. Premiиrement, а propos de leur nature, est-ce qu’ils sont composйs de matiиre et de forme ? Deuxiиmement, а propos de la connaissance de leur intelligence, est-ce qu’ils peuvent кtre en mкme temps en acte dans la connaissance du matin et [dans la connaissance] du soir, c’est-а-dire connaоtre en mкme temps les choses dans leur propre nature et dans le Verbe ? Troisiиmement, а propos du mйrite de leur volontй, est-ce qu’ils pouvaient par le mкme acte de charitй mйriter la jouissance [fruitionem] et jouir [frui] ? Quatriиmement, а propos de [leur] mouvement, est-ce qu’ils se meuvent dans l’instant ? Cinquiиmement, а propos de [leur] effet, est-ce qu’ils peuvent imprimer ou faire quelque chose dans les choses corporelles ?

 

<Article 1 [6]> Premiиrement : il semble que l’ange soit composй de matiиre et de forme.

         <1> En effet, Augustin dit, dans le livre Sur les merveilles de la Sainte Йcriture : «Le Dieu tout-puissant a divisй les espиces multiformes des choses corporelles et incorporelles, sensibles et insensibles, intellectuelles et dйpourvues d’intelligence, а partir de la matiиre informe qu’il avait d’abord crййe.» Or, les anges sont des кtres intellectuels et incorporels. La matiиre fait donc partie de leur composition.

         <2> De plus, Boиce dit, dans le livre Sur l’unitй et l’un : «Un кtre est un par la conjonction de choses simples, comme l’ange et l’homme, dont chaque йlйment est un par conjonction de matiиre et de forme.» Et ainsi, [on conclut] la mкme chose que ce qui prйcиde.

         <3> De plus, tout ce qui est dans un genre comporte un genre et une diffйrence. Or, selon Avicenne, dans sa Mйtaphysique, «le genre se prend de la nature de la matiиre, mais la diffйrence, de la nature de la forme». Tout ce qui est dans un genre est donc composй de matiиre et de forme. Or, l’ange est dans le genre de la substance, puisqu’il est une substance ayant une forme limitйe. L’ange est donc composй de matiиre et de forme.

         <4> Mais tu diras que la diffйrence de l’ange ne se prend pas de sa forme, mais de quelque chose de formel, qui est le propre кtre de l’ange. Mais s’oppose а cela que la diffйrence de n’importe quelle chose fait partie de son essence et entre dans sa dйfinition. Or, «dans toute crйature, l’кtre est autre que l’essence et n’entre pas dans sa dйfinition», comme le dit Avicenne. La diffйrence de l’ange ne peut donc кtre prise de son кtre.

         <5> De plus, on montre ainsi qu’il est impossible que plusieurs biens suprкmes existent, car il faudrait qu’ils aient quelque chose de commun, puisque les deux sont le bien suprкme, et qu’ils se diffйrencient par quelque chose, autrement ile ne seraient pas plusieurs. Et ainsi, ils seraient composйs. Or, il apparaоt qu’il existe plusieurs essences angйliques. Il faut donc qu’elles aient quelque chose de commun et qu’elles se diffйrencient par quelque chose, et ainsi il faut qu’elles soient composйes. Or, les parties de l’essence sont la matiиre et la forme. Les anges sont donc composйs de matiиre et de forme.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Boиce, dans le livre Sur les deux natures et sur la personne unique du Christ : «Toute la nature d’une substance incorporelle ne s’appuise sur aucun fondement de la matiиre.» Or, les anges sont incorporels. Il n’y a donc pas de matiиre en eux.

         Rйponse. Certains affirment que les anges sont composйs de matiиre et de forme.

         Mais cela semble кtre contraire а leur nature, en raison de deux choses qu’on trouve en eux.

         Premiиrement, ils sont intellectuels. En effet, si la matiиre faisait partie de la composition de l’ange, il faudrait que tout ce qui est en eux y soit selon un mode qui convient а la matiиre, puisque «tout ce qui est dans un autre s’y trouve selon le mode de celui qui reзoit», comme on le lit dans le Livre sur les causes. Or, une forme existe dans la matiиre selon le mode oщ elle est un кtre particulier et matйriel. De sorte que, si les anges йtaient composйs de matiиre, il faudrait que les formes par lesquelles ils intelligent, quelles qu’elles soient, existent en eux selon un кtre matйriel ; il en dйcoulerait alors une chose impossible, а savoir que l’ange ne connaоtrait jamais que le particulier, car la forme reзue chez quelqu’un d’une maniиre particuliиre ne pourrait кtre un principe de connaissance universelle, comme cela est clair pour le sens.

         On ne peut pas non plus йviter cela en affirmant que l’ange est composй d’une matiиre d’une autre nature que cette matiиre corporelle, car, quelle que puisse кtre cette matiиre, il apparaоt quelle recevrait la forme substantielle de l’ange d’une maniиre particuliиre, autrement l’ange ne serait pas une rйalitй particuliиre. Et ainsi, cette matiиre-lа aurait en commun avec cette matiиre-ci que les formes seraient reзues en elle selon un mode particulier.

         Il est donc impossible que l’ange ou une substance intellectuelle soit composйe de matiиre, puisque la rйception par laquelle elle reзoit les formes de l’intellect et par laquelle elle reзoit la matiиre premiиre sont d’un autre mode, comme on l’a dit et comme le dit le Commentateur, Sur l’вme, III. La position des philosophes est donc que l’intellectualitй entraоne l’exemption de la matiиre.

         En second lieu, cela leur est contraire du fait qu’ils sont incorporels. En effet, toutes les choses qui sont composйes de matiиre doivent avoir la matiиre en commun, du fait que toute matiиre, considйrйe en elle-mкme, puisque la forme lui fait dйfaut, ne possиde pas en elle la raison d’une distinction. Or, si l’on suppose l’unitй de la matiиre, il est impossible qu’une seule matiиre reзoive des formes contraires et disparates, si ce n’est selon diverses parties. En effet, la mкme matiиre sous le mкme aspect ne peut pas recevoir la forme de l’ange et la forme de la pierre. Or, la diversitй des parties ne peut se concevoir dans la matiиre sans concevoir une division, et une division, sans concevoir une dimension, car, si l’on supprime la quantitй, la substance demeure indivisible, comme il est dit dans Physique, I. Il faut donc que tout ce qui est composй de matiиre possиde une dimension. Et ainsi, rien d’incorporel ne peut кtre composй de matiиre.

 

* * *

 

         Mais parce que la substance de l’ange n’est pas son кtre (en effet, cela n’appartient qu’а Dieu, а qui il revient d’кtre par lui-mкme, et non par un autre), nous trouvons dans l’ange а la fois sa substance ou sa quidditй, qui subsiste, et son кtre, par lequel il subsiste, c’est-а-dire par lequel on dit qu’il est par l’acte d’кtre, comme on dit que nous courons par l’acte de courir. Et ainsi, nous disons que l’ange est composй de ce par quoi il est et de ce qu’il est, ou, selon l’expression de Boиce, «de son acte d’кtre et de ce qu’il est». Et parce que la substance de l’ange considйrйe en elle-mкme est en puissance а l’acte d’кtre, puisqu’il obtient d’кtre par un autre, c’est pourquoi il y a en lui composition d’acte et de puissance. De cette maniиre, on pourrait concйder qu’il y a en lui matiиre et forme, si tout acte doit кtre appelй forme et toute puissance, matiиre. Mais cela n’est pas acceptable pour la question en cause, car кtre n’est pas un acte qui est partie de son essence comme une forme. Aussi, la quidditй mкme ou la substance de l’ange est-elle subsistante par elle-mкme, ce qui ne convient pas а la matiиre.

         <1> Dans son Commentaire de la Genиse, Augustin dit que la matiиre informe, que Dieu a crййe au dйpart, est signifiйe par le ciel et la terre, lorsqu’il est dit : Au commencement, Dieu crйa le ciel et la terre, au sens oщ par «terre» est signifiйe la matiиre informe des choses visibles, mais par «ciel», la nature angйlique elle-mкme, non encore formйe par la conversion au Verbe, de sorte que les propriйtйs naturelles des anges leur sont attribuйes comme une matiиre, et les dons de la grвce et de la gloire leur sont attribuйs comme une forme. L’autoritй prйsentйe ne porte donc pas sur la question en cause.

         <2> Ce livre n’est pas de Boиce. Il ne faut donc pas le recevoir comme une autoritй. Cependant, si l’on garde ce livre, on peut dire qu’il prend la forme et la matiиre au sens large pour l’acte et la puissance, comme on l’a dit.

         <3> La substance mкme de l’ange entretient d’une certaine faзon le rapport de la matiиre а la forme par rapport а son acte d’кtre, comme on l’a dit. Or, la matiиre, si on en dйfinissait l’essence, aurait comme diffйrence l’ordre mкme qu’elle a par rapport а la forme, et pour genre, sa substance mкme. De la mкme faзon, chez les anges, le genre se prend de la nature mкme de la substance, mais la diffйrence spйcifique se prend de la proportion de cette substance par rapport а l’acte d’кtre. Ainsi, de ce point de vue, les anges diffиrent selon l’espиce, selon que, dans la substance de l’un, il existe plus ou moins de puissance que dans la substance d’un autre. Ce qui est dit s’entend des substances composйes d’Avicenne.

         <4> Nous concйdons le quatriиme [argument] : en effet, la diffйrence ne se prend pas de l’acte d’кtre lui-mкme, mais plutфt du rapport de la substance elle-mкme а l’acte d’кtre.

         <5> Dans le bien suprкme, il ne peut exister aucune diversitй, puisqu’en lui l’acte d’кtre est la mкme chose que ce qui est. Ainsi, cela suffit а йcarter une pluralitй en lui. Mais la composition qui existe chez l’ange suffit а sa pluralitй, comme il est clair par ce qui a йtй dit.

 

<Article 2 [7]> Deuxiиmement : il semble que l’ange ne puisse connaоtre en mкme temps les choses dans le Verbe et dans sa propre nature.

         <1> En effet, la mкme puissance ne peut avoir un acte double, comme si l’intellect en mкme temps intelligeait et intelligeait. Or, c’est un autre acte par lequel l’intellect de l’ange voit les choses dans le Verbe et par lequel il voit les choses dans sa propre nature. Il est donc impossible qu’il voie en mкme temps les choses dans le Verbe et dans sa propre nature.

         <2> Mais tu diras que, ce cette faзon, une chose est vue en mкme par l’intellect de l’ange dans le Verbe et dans sa propre nature, comme notre intellect voit en mкme temps une йclipse et sa cause. Mais а cela s’oppose que, lorsque notre intellect voit une йclipse et sa cause, il conзoit la cause comme la raison de comprendre l’йclipse. Il prend donc l’йclipse et sa cause comme un seul intelligible. Et ainsi, il y aura un seul acte.

         <3> De plus, il ne peut exister qu’un seul terme ultime pour une chose, comme une ligne ne se termine d’un cфtй qu’а un seul point. Or, le terme ultime d’une puissance est son opйration. Une puissance ne peut donc pas en mкme temps avoir deux opйrations. Et ainsi, [la conclusion] est la mкme qu’auparavant.

         <4> De plus, le rapport de l’acte а l’objet est le mкme que celui de la puissance а l’acte. Or, un seul acte ne peut avoir comme terme deux objets. Une seule puissance ne peut donc pas avoir en mкme temps plusieurs actes. Et ainsi, [la conclusion] est la mкme qu’auparavant.

         Cependant, la vision par laquelle les anges voient les choses dans le Verbe est la vision bienheureuse, qui n’est pas entrecoupйe mais continue. Si donc ils ne peuvent voir en mкme temps les choses dans leur propre nature et dans le Verbe, ils ne voient jamais les choses dans leur nature ; et cela se voit principalement dans l’вme du Christ, qui, dиs le dйbut de sa crйation, voit le Verbe et les choses dans le Verbe.

         Rйponse. L’ange ou l’вme peut voir en mкme temps les choses dans le Verbe et dans sa propre nature. Et l’on peut lire cela explicitement dans Augustin, Commentaire de la Genиse, IV, oщ il est d’avis que «ces jours, ce soir et ce matin chez eux ne sont pas ordonnйs selon une succession, mais seulement selon un ordre de nature». De sorte que le premier jour existe en mкme temps que le deuxiиme, que le matin et le soir, et ainsi [se produit] en mкme temps la vision des choses dans le Verbe et dans leur propre nature.

         Comment cela est possible, on peut le voir ainsi. L’opйration n’est pas attribuйe au sens propre а une puissance, mais а la chose subsistante qui agit par une puissance, comme la puissance de l’intellect n’agit pas en comprenant, mais elle est plutфt le principe de l’opйration. Or, de mкme que la puissance intellective est le principe de la comprйhension pour la substance mкme, de mкme l’espиce intelligible devient le principe de la comprйhension pour la puissance elle-mкme. Ainsi, de mкme qu’une seule puissance peut en mкme temps avoir divers actes selon diverses puissances, comme l’вme veut et intellige en mкme temps, de mкme, d’une seule puissance intellective peuvent en mкme temps sortir divers actes, si elle est en mкme temps parfaitement unie а diverses espиces intelligibles. En effet, Algazel donne cette raison pour expliquer pourquoi il n’est pas possible d’intelliger plusieurs choses en mкme temps, а savoir qu’il n’est pas possible que l’intellect possиde parfaitement en acte et en mкme temps la forme de plusieurs espиces, comme [il n’est pas non plus possible] que le mкme corps soit reprйsentй par plusieurs figures. Or, la vision par laquelle l’ange voit les choses dans sa propre nature se produit par une espиce intelligible inhйrente concrййe ou infuse, mais la vision des choses dans le Verbe se produit par l’espиce mкme ou l’essence du Verbe, qui n’est pas inhйrente, mais а laquelle l’intellect est uni comme а un intelligible. Or, l’espиce concrййe inhйrente ne s’oppose pas а l’union de l’intellect angйlique au Verbe, puisque qu’ils n’ont pas la mкme raison et que l’espиce elle-mкme et tout ce qu’il y a de parfait dans l’intellect angйlique sont comme une disposition matйrielle а cette union bienheureuse. Ainsi, une double opйration provient de l’intellect angйlique : l’une, en raison de l’union au Verbe, par laquelle il voit les choses dans le Verbe ; l’autre, en raison de l’espиce intelligible par laquelle il reзoit une forme, par laquelle il voit les choses dans sa propre nature. De plus, il n’est pas affaibli dans l’une de ces opйrations par l’attention qu’il porte а l’autre, mais plutфt renforcй, puisque l’une est la raison de l’autre, comme l’imagination de la chose vue est renforcйe lorsqu’elle est vue en acte par l’њil extйrieur. En effet, l’action de la bйatitude chez les bienheureux est la raison de toute autre action qui se trouve en eux.

         <1> Par cela, la rйponse au premier [argument] est claire.

         <2> Nous concйdons le deuxiиme, car cet exemple n’est pas appropriй.

         <3> La puissance intellective de l’ange n’a pas son terme dans deux actes selon la mкme chose, mais selon les diverses espиces par lesquelles elles est ordonnйe а l’acte.

         <4> Entre l’acte et l’objet, il n’y a pas d’intermйdiaire, comme l’espиce intervient entre l’intellect et son acte. Ce n’est donc pas la mкme chose.

 

<Article 3 [8]> Troisiиmement : il semble que l’ange n’ait pas mйritй sa bйatitude.

         <1> En effet, ce qui est bienheureux est parfait. Or, ce qui mйrite est encore imparfait. Or, une chose ne peut pas кtre en mкme temps parfaite et imparfaite. L’ange ne peut donc pas mйriter la bйatitude qu’il possиde.

         <2> De plus, l’ange bienheureux est un comprehensor. Or, personne ne mйrite qu s’il est viator[11]. Si, dиs le premier moment oщ il a йtй bienheureux l’ange a mйritй la bйatitude, il a йtй en mкme temps viator et comprehensor, ce qui est faux, puisque cela appartient seulement au Christ.

         <3> De plus, la bйatitude, selon le Philosophe, consiste dans un acte, mais dans un acte parfait. Or, de la mкme faзon, le mйrite consiste-t-il dans un acte, mais dans un acte imparfait. Or, il n’a pas pu se faire que l’acte de l’ange ait йtй en mкme temps parfait et imparfait. Il n’a donc pas pu se faire qu’il ait йtй en mкme temps bienheureux et qu’il ait mйritй la bйatitude.

         Cependant, la bйatitude n’est possйdйe par aucune simple crйature sans mйrite, puisqu’elle comporte la raison de rйcompense. Or, l’ange n’a pu la mйriter que dans le premier instant oщ il est devenu bienheureux, car, avant la grвce, il ne la possйdait pas, comme certains l’affirment, et ainsi il n’a pas pu la mйriter. Dans le premier instant de sa bйatitude, [l’ange] ne l’a donc pas mйritйe.

         Rйponse. А propos de la condition de l’ange, il existe une triple position.

         En effet, certains ont affirmй que l’ange, au premier instant de sa crйation, fut bienheureux. Mais cela ne semble pas appropriй, car, pour une raison semblable, les autres auraient йtй misйrables, ce que certains affirment aussi, mais cela est absurde et condamnй. Mais d’autres disent qu’ils furent tous crййs avec la grвce, et que certains qui y ont persйvйrй ont mйritй la bйatitude, mais d’autres, qui ont agi contre elle, sont devenus misйrables. Et cette opinion ne comporte aucune difficultй ; aussi me plaоt-elle davantage que les autres.

         Mais les troisiиmes disent que les anges ont йtй crййs dans l’йtat de pure nature et que, certains s’йtant tournйs vers le Verbe, la grвce et la bйatitude leur ont йtй donnйes en mкme temps.

         Et ceux-ci se divisent en trois groupes.

         En effet, certains disent qu’ils n’ont jamais mйritй la bйatitude. Mais cela ne semble convenir qu’au seul Christ, qui est le Fils par nature, de possйder l’hйritage de la jouissance [fruitio] divine sans mйrite.

         Mais d’autres disent que [les anges] la mйritent par les њuvres qu’ils accomplissent а notre йgard. Mais cela aussi ne semble pas appropriй que le mйrite suive la rйcompense, puisque le mйrite est plutфt une disposition а la rйcompense.

         Les troisiиmes disent que, dans le premier instant, ils ont mйritй la bйatitude parce qu’ils se sont convertis au Verbe. Et cette opinion est la plus probable des trois derniиres.

 

* * *

 

         Aussi, pour йclairer cela, il faut savoir que le mйrite entretient avec la rйcompense le mкme rapport que le mouvement par rapport au terme et le devenir par rapport а ce qui a eu lieu. Or, dans les choses qui arrivent successivement, le devenir prйcиde ce qui a eu lieu ; mais, dans les choses qui arrivent d’un coup, le devenir se produit en mкme temps que ce qui a eu lieu, comme l’air est en mкme temps illuminй et a йtй illuminй, et une chose est crййe et a йtй crййe. La raison en est que le premier instant dans lequel quelque chose a eu lieu est le terme d’un temps prйcйdent oщ cela n’existait pas ; et ainsi, cela conserve quelque chose de la propriйtй de ce temps, pour autant qu’on puisse dire que, avant cet instant, cette chose n’existait pas. Et bien que, dans les choses qui sont faites selon un mode successif, le devenir soit attribuй au temps qui prйcиde, dans les actions qui se produisent en un moment, le devenir ne peut кtre attribuй qu’au premier instant qui divise l’кtre et le non-кtre d’une chose. Ainsi, bien que pour tous les autres instants on puisse dire que cela a eu lieu, on ne peut cependant dire pour le premier [instant] que cela devient et a eu lieu. De la mкme faзon, je dis que, dans le premier instant oщ l’esprit de l’ange s’est tournй vers la jouissance (fruitionem) du Verbe, il йtait bienheureux en raison de la parfaite jouissance (perfectae fruitionis), comme s’il se trouvait dans quelque chose qui a eu lieu, et il mйritait par le fait de se tourner vers le Verbe, sans que prйexiste la perfection de la bйatitude, mais comme s’il se trouvait dans la bйatitude en devenir. Mais, par la suite, l’esprit de l’ange est bienheureux seulement, et ne mйrite pas la bйatitude. Et de mкme en est-il de la contrition, car, dans le mкme instant, surviennent le terme de la prйparation а la grвce et l’infusion de la grвce.

         <1> Il n’est pas nйcessaire d’affirmer que la mкme chose est en mкme temps parfaite et imparfaite, mais qu’existent en mкme temps ce qui est parfait et le terme de l’imperfection, ou qu’existe maintenant ce qui йtait au dйpart parfait.

         <2> L’ange mйrite en tant viator, non pas comme s’il йtait йloignй du terme, mais comme se trouvant au terme de la route.

         <3> Il faut rйpondre la mкme chose qu’au premier argument.

 

<Article 4 [9]> Quatriиmement : il semble que l’ange se meuve dans l’instant.

         <1> En effet, comme il est dit dans le livre Sur les intelligences, dans le mouvement de l’ange, «l’йtendue de l’espace ne fait pas la distance». Or, en raison de la distance que produit l’йtendue de l’espace, il arrive que quelque chose ne parvienne pas aussi rapidement а ce qui est proche et а ce qui est loin. L’ange parvient donc aussi rapidememnt а ce qui est loin et а ce qui est proche. Or, tout [кtre] qui est tel se meut dans l’instant. L’ange se meut donc dans l’instant.

         <2> De plus, le rapport entre le mobile divisible et le mouvement divisible ou successif est le mкme qu’entre le mobile indivisible et le mouvement indivisible et instantanй. Or, le corps, qui est un mobile divisible, est mы successivement dans un temps divisible. L’ange, qui est un mobile indivisible, du fait qu’il n’a pas de quantitй, se meut donc subitement dans l’instant.

         <3> De plus, dans Physique, IV, le Philosophe dйmontre que, si quelque chose se mouvait dans le vide, cela se dйplacerait dans l’instant, du fait que le milieu n’offrirait pas de rйsistance. Or, comme le vide ne rйsiste pas au corps en mouvement, de mкme ce qui est plein а l’ange mкme. L’ange se meut donc dans l’instant.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Augustin, Commentaire sur la Genиse, VII, que «Dieu meut la crйature spirituelle selon des temps». Or, l’ange est une crйature spirituelle. Il est donc mы dans le temps, et non dans l’instant.

         Rйponse. En tout mouvement, il faut comprendre [qu’il existe] une succession et un temps selon un certain mode, du fait que les termes de tout mouvement sont opposйs l’un а l’autre et ne se touchent pas, comme cela est clair d’aprиs Physique, I. Il faut donc comprendre que tout ce qui est mobile se trouve d’abord dans un terme du mouvement et ensuite dans l’autre ; il en dйcoule ainsi une succession.

         Mais passer d’un terme а l’autre dans les mouvements corporels se produit de deux maniиres.

         D’une maniиre, comme d’un instant а un [autre] instant. Or, cela ne peut se produire que lorsque les termes du mouvements sont tels qu’il faille d’une certaine maniиre concevoir entre eux un intermйdiaire ; ainsi, entre deux instants, il existe un temps intermйdiaire, comme cela est clair dans le mouvement local et l’altйration, l’augmentation et la diminution. Et on appelle ces mouvements continus en raison de la continuitй de ce sur quoi passe le mouvement, qui reзoit plus et moins. D’une autre maniиre, le mouvement passe d’un terme а l’autre comme du temps а l’instant. Et cela arrive dans les mouvements dont les termes sont une privation et une forme, entre lesquelles il est clair qu’il n’y a pas d’intermйdiaire. Ainsi, le mouvement ne peut passer d’une extrкmitй а une autre puisque parfois il ne se trouve dans aucune des extrкmitйs, comme lorsqu’il passe d’un instant а un [autre] instant, de telle sorte qu’il ne se trouve en aucun des instants, mais dans un temps intermйdiaire. La gйnйration, la corruption, l’illumination et les choses de ce genre appartiennent а ce genre de mouvement, pour lesquels il faut dire qu’un terme se trouvait entiиrement dans le temps prйcйdent et un autre dans l’instant oщ se termine le temps. En effet, les mutations de ce genre sont les termes d’un certain mouvement, comme l’illumination du jour est le terme d’un mouvement local du soleil. De sorte que, dans l’ensemble du temps prйcйdent oщ le soleil me se mouvait vers le point directement opposй, se trouvaient les tйnиbres, mais, dans l’instant mкme oщ il atteint le point mentionnй, il y a la lumiиre. Et de mкme en est-il de la gйnйration et de la corruption, qui sont les termes d’une altйration. Et parce qu’il ne faut concevoir aucun intermйdiaire entre le temps et l’instant qui prйcиde immйdiatement l’ultime instant du temps, il en dйcoule que, dans ce genre de mutations, l’on passe sans intermйdiaire d’un extrкme а l’autre, et l’on ne doit pas concevoir un instant ultime dans lequel [le mouvement] se trouvait dans le terme de dйpart (a quo), mais un temps ultime, qui se termine а l’instant oщ le mouvement aboutit au terme d’arrivйe (ad quem). Et ainsi, les mutations de ce genre sont-elles appelйes instantanйes.

         Or, cela ne peut pas se dire du mouvement de l’ange, du fait qu’il n’a aucun rapport а un mouvement continu, de sorte qu’on puisse parler d’un terme de celui-ci. Il faut donc comprendre que [l’ange] passe d’un terme du mouvement а un [autre] terme du mouvement comme on passe d’un instant а un [autre] instant, et non pas comme l’on passe du temps а l’instant, du fait que le temps ne peut se comprendre sans mouvement. Ainsi, comme le fait que l’ange soit dans le terme de dйpart (a quo) ne dйpend d’aucun mouvement, on ne peut dire qu’il y soit selon le temps, mais selon un certain «maintenant», et de mкme, dans le terme d’arrivйe (ad quem), selon un autre «maintenant». Mais ces «maintenant» ne sont pas des termes du temps qui est le nombre du mouvement du ciel, du fait que le mouvement de l’ange ne dйpend aucunement du mouvement du ciel, de sorte qu’il serait mesurй par un nombre, et il n’est pas non plus nйcessaire que ces rйalitйs soient continues grвce а un temps intermйdiaire. En effet, la continuitй du temps dйcoule de la continuitй du mouvement, et la continuitй du mouvement dйcoule de la continuitй de l’йtendue sur laquelle le temps passe, comme on le lit dans Physique, IV. Or, dans les opйrations de l’ange, qui sont la raison pour laquelle on dit qu’ils se meuvent dans divers lieux, on ne trouve aucune continuitй, mais [les opйrations] s’enchaоnent les unes les autres. Ainsi, les «maintenant» qui mesurent le mouvement de l’ange ont un rapport consйcutif, et il n’y a entre eux rien qui assure la continuitй. Et cette pluralitй de «maintenant» consйcutifs est un certain temps, selon lequel nous disons que l’ange se meut.

         Et ceci concorde avec ce que dit le Philosophe, Physique, VI, oщ il dit que le mouvement de ce qui est indivisible et la composition du temps selon des «maintenant» sont de mкme nature.

         <1> On ne trouve pas de temps dans le mouvement de l’ange en raison de la distance de l’espace, mais parce que les termes ne se touchent pas, car il n’arrive pas qu’un ange se trouve en deux lieux en mкme temps.

         <2> La succession du temps ne dйcoule pas seulement la division de ce qui est mobile, mais aussi de ce sur quoi passe le mouvement, car «ce qui est avant et ce qui est aprиs dans le mouvement vient de ce qui est avant et de ce qui est aprиs dans l’йtendue», comme il est dit dans Physique, IV. Ainsi, bien que l’ange ne soit pas divisible, toutefois les lieux dans les quels on dit qu’il se meut sont divisйs les uns par rapport aux autres. C’est pourquoi il faut comprendre une certaine division dans son mouvement.

         <3> Bien que ce qui est plein ne soit pas un obstacle pour le mouvement de l’ange, toutefois, pour la raison dйjа dite, il faut comprendre qu’il existe divers «maintenant» dans son mouvement. Mais le raisonnement du Philosophe conduit plutфt а l’impossible qu’il n’est dйmonstratif, comme le dit le Commentateur.

 

<Article [10]> Cinquiиmement : il semble que les anges ne peuvent agir sur les corps infйrieurs ici prйsents.

         <1> En effet, l’action ne peut intervenir qu’entre les choses qui ont entre elles quelque chose de commun. Or, l’ange n’a rien de commun avec ces corps-ci, puisque «les choses corruptibles et les choses incorruptibles ne font mкme pas partie d’un mкme genre», comme il est dit dans Mйtaphysique, X. Les anges ne peuvent donc pas agir sur ces corps-ci.

         <2> De plus, si les anges agissent sur ces corps-ci, ils agissent soit par commandement, soit par influence. S’ils [agissent] par commandement, ils peuvent agir йgalement sur ce qui est proche et sur ce qui est distant, ce qui va а l’encontre de [Jean] Damascиne, qui dit qu’«ils sont lа oщ ils agissent». Mais s’ils [agissent] par influence, il faut que l’influence qu’ils exercent passe par un intermйdiaire. Or, un intermйdiaire corporel n’est pas rйceptif а une impression spirituelle. Ils ne peuvent donc agir d’aucune faзon ni sur ces corps infйrieurs, ni sur nos вmes.

         <3> De plus, on ne peut pas dire que [les anges] agissent ou influent comme une source influe sur un cours d’eau, de sorte que ce qui est le mкme numйriquement et se trouve antйrieurement dans l’ange se trouve ensuite chez ces infйrieurs, car, en agissant ainsi, les anges perdraient quelque chose ; [ils ne peuvent non plus produire] par crйation ce dont on dit que les infйrieurs le reзoivent par leur influence, car les anges ne sont pas crйateurs ; [ils ne peuvent non plus le produire] en le faisant passer de la matiиre а l’acte, car la nature suffit pour cela. Les anges n’agissent donc d’aucune faзon sur les choses infйrieures.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Augustin, Sur la Trinitй, III, que «tout ce qui est produit par Dieu dans les choses corporelles est fait par le ministиre des anges». Grйgoire dit aussi, Dialogues, IV, que «toutes les choses corporelles sont administrйes par les substances spirituelles».

         Rйponse. Il existe deux opinions chez les philosophes а propos de l’action des anges sur les corps infйrieurs. En effet, le Commentateur soutient, dans Mйtaphysique, XI, que les substances spirituelles ne peuvent exercer d’influence sur les corps infйrieurs que par l’intermйdiaire des corps cйlestes, qui sont mus par les substances incorporelles, selon les philosophes.

         Mais Avicenne soutient, dans sa Mйtaphysique et dans Sur les choses naturelles, VI, qu’ils influent de deux maniиres sur ces [corps] infйrieurs : d’une maniиre, par l’intermйdiaire des sphиres, et d’une autre maniиre, par commandement, car les formes de leur intellect sont efficaces, selon lui, et la matiиre sensible obйit davantage а ce qu’ils conзoivent davantage qu’aux qualitйs actives et passives. De lа vient, selon lui, que, chez ces infйrieurs, se produisent parfois, au-delа de tout l’ordre des causes naturelles, certains changements qui viennent de ce que les substances supйrieures ont conзu.

         Mais cette opinion est contraire а ce que dit Augustin, Sur la Trinitй, III, oщ il dit que «la matiиre corporelle n’obйit pas а la moindre volontй des anges». Elle s’oppose aussi а la raison, car, bien que ce qui existe en puissance dans la matiиre existe en acte d’une maniиre beaucoup plus noble dans les substances spirituelles, toutefois la matiиre corporelle n’est pas proportionnйe а cet acte par lequel les substances spirituelles sont en acte. Or, il faut que l’agent qui fait passer la puissance а l’acte soit proportionnй а la matiиre. Ainsi, cela ne peut кtre que la puissance de la substance spirituelle crййe aille jusqu’а la transmutation immйdiate de la matiиre, mais [elle le fait] par l’intermйdiaire d’un agent naturel.

         En effet, bien que la matiиre corporelle n’obйisse par [а la substance spirituelle crййe] pour ce qui est de la transmutation immйdiate de la forme, elle lui obйit cependant naturellement pour le mouvement local, et, par cette puissance, [les anges] peuvent rassembler et regrouper certains agents naturels pour rйaliser un effet. Mais ce а quoi aucune puissance naturelle ne s’йtend n’est produit que par la seule puissance divine, qui seule peut changer l’ordre naturel.

         Mais parce que nos esprits sont proportionnйs et proches de la rйception de l’action des anges, ceux-ci peuvent agir sur nos esprits de deux maniиres. D’une maniиre, en renforзant notre intellect, comme, dans les choses corporelles, un corps moins chaud est renforcй par un plus chaud. D’une autre maniиre, par ce qui agit naturellement sur l’intellect lui-mкme, comme il agit aussi sur les corps, et cela se produit pour autant que, par la lumiиre angйlique, les fantasmes sont illuminйs en vue d’exprimer des conceptions plus nobles que celles qui pourraient кtre exprimйes par la lumiиre de l’intellect agent.

         <1> Les anges ont quelque chose en commun avec ces corps infйrieurs, qui est ce qu’il y a de commun entre ce qui meut et ce qui est mы. En effet, ils peuvent mouvoir les corps par un mouvement local, non seulement les corps cйlestes d’une maniиre immйdiate, mais aussi les corps infйrieurs. Ainsi, notre position а propos de l’action des anges occupe le milieu entre les deux opinions des philosophes mentionnйes.

         <2> L’ange agit sur ces corps en les mouvant localement par commandement. Or, ce commandement ne peut exister sans une puissance active, qui doit atteindre d’une certaine maniиre le corps mы, puisqu’«il faut que ce qui meut et ce qui est mы se trouvent ensemble», comme il est dйmontrй dans Physique, VII. Mais l’action par laquelle on dit que [l’ange] influe sur nos вmes en les renforзant dans l’intellection, ne doit pas nйcessairement passer par un intermйdiaire corporel, car «l’ordre fait dans les choses spirituelles ce que le lieu (situs) fait dans les choses corporelles», selon Augustin. Or, nos вmes sont contiguлs aux anges selon l’ordre de la nature, comme un ange infйrieur а un ange supйrieur. Il n’est donc pas nйcessaire qu’intervienne un intermйdiaire corporel.

         <3> Les anges ne crйent rien ni dans notre вme ni dans la nature corporelle, mais font seulement passer de la puissance а l’acte. Et bien qu’un agent naturel puisse faire passer de la puissance а l’acte, il ne le peut cependant pas aussi parfaitement que l’ange.

 

<Question 5> [Sur les hommes : а propos de la nature]

         Ensuite, on s’interroge sur ce qui se rapporte aux hommes : premiиrement, а propos de leur nature ; deuxiиmement, а propos de la grвce ; troisiиmement, а propos de la faute ; quatriиmement, а propos de la gloire.

         А propos de la nature, deux questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que l’вme vйgйtative et l’вme sensible sont crййes ? Deuxiиmement, est-ce que commander est un acte de la volontй ou de la raison ?

 

<Article 1 [11]> Premiиrement : il semble que l’вme vйgйtative et l’вme sensible soient amenйes а l’existence par crйation.

         <1> En effet, comme le dit Augustin, dans le livre Sur la vraie religion, «selon l’ordre de la nature, la substance vivante est supйrieure а la [substance] non vivante». Or, l’вme vйgйtative et l’вme sensible sont des substances vivantes. Elles sont donc plus nobles que toutes les substances non vivantes. Or, certaines substances non vivantes sont crййes immйdiatement par Dieu, comme les йlйments de ce monde. L’вme sensible et l’вme vйgйtative sont donc crййes immйdiatement par Dieu, puisque la noblesse de ce qui est fait montre la noblesse de celui qui le fait.

         <2> Tout ce а quoi convient en propre d’кtre produit, est produit soit а partir de rien, soit а partir de quelque chose. Or, il convient en propre а l’вme sensible d’кtre produite. Comme elle n’est pas produite а partir de quelque chose, du fait qu’elle n’a rien de matйriel, il reste qu’elle est produite а partir de rien, et ainsi elle vient а l’acte d’кtre par crйation. Dйmonstration de la mineure : on dit que tout ce qui possиde l’acte d’кtre, si cela n’a pas toujours existй, a йtй produit au sens propre. Or, l’вme sensible possиde vraiment l’acte d’кtre, puisqu’elle est une substance agissante (en effet, elle meut le corps). Or, rien n’a une opйration propre que ce qui a un кtre propre. Puisque l’вme sensible de tel animal n’a pas toujours existй, il lui convient donc en propre d’кtre produite. Ainsi, il reste donc qu’elle soit crййe.

         Cependant, <1> le Philosophe dit, Sur l’вme, II, que «la premiиre mutation de l’кtre sensible est produite par ce qui engendre». Or, la premiиre mutation de l’кtre sensible est celle qui se rйalise par le fait qu’il acquiert son acte premier, qui est l’вme sensible. Celle-ci est donc produite par gйnйration, et non par crйation.

         <2> De plus, tout ce qui prйcиde dans la semence de l’homme ou de l’animal vient de la gйnйration, et non d’une crйation. Or, l’вme vйgйtative et l’вme sensible prйcиdent dans la semence de l’homme, car cela est d’abord vivant avant d’кtre animal, et animal avant d’кtre homme, selon le Philosophe, Sur les animaux, XVI. Mкme chez l’homme l’вme vйgйtative et l’вme sensible viennent donc de la gйnйration.

         <3> Puisque Dieu opиre dans l’instant, mais la nature de maniиre successive, tout ce qui vient а l’кtre par une action successive vient d’un agent naturel. Or, l’вme sensible et l’вme vйgйtative sont produites par une action successive, car ce qui est conзu devient vivant et sensible dans une pйriode de temps dйterminйe. L’вme sensible et l’вme vйgйtative viennent donc d’un agent naturel, et non d’une crйation.

         Rйponse. Sur cette question, il existe deux opinions : en effet, certains disent que l’вme sensible et l’вme vйgйtative viennent d’une crйation, mais d’autres qu’elles viennent de celui qui [les] transmet.

         Et on trouve cette diversitй [d’opinions] chez les philosophes, non seulement аpropos de ces вmes, mais aussi а propos de toutes les formes substantielles. En effet, certains, comme Platon et Avicenne, ont affirmй que toutes les formes viennent de quelque chose d’extrinsиque. Ceux-ci йtaient poussйs par deux choses : premiиrement, puisque les formes n’ont rien de la matiиre, elles ne peuvent кtre produites qu’а partir de rien ; il faut donc qu’elles soient produites par un crйateur ; deuxiиmement, parce qu’ils ne voyaient comme principes des actions dans les choses infйrieures que les qualitйs actives et passives, qu’ils estimaient insuffisantes pour la production des formes substantielles, puisque «rien n’agit au-delа de son espиce».

         Mais ils semblent avoir йtй trompйs par le fait qu’ils attribuaient la production aux formes elles-mкmes, alors que la production n’est le fait que du composй, а qui il appartient а proprement parler d’exister. En effet, on dit que les formes existent non pas en tant que subsistantes, mais en tant que par elles les composйs existent. On dit donc qu’elles sont produites, non pas en vertu d’une production qui leur est propre, mais en vertu de la production des composйs, qui sont produits par la transmutation de la matiиre depuis la puissance vers l’acte. Ainsi, de la mкme faзon dont les composйs sont produits par les agents naturels, de mкme aussi les formes qui ne sont pas subsistantes. Or, les qualitйs actives et passives agissent en vue des formes substantielles, dont elles sont des instruments, comme la chaleur du feu agit comme instrument de l’вme nutritive, ainsi qu’il est dit dans Sur l’вme, II.

         Mais l’вme vйgйtative et l’вme sensible ne sont pas des formes subsistantes, autrement elles survivraient aux corps. Il faut donc qu’elles soient produites par ce qui engendre par la production des composйs, comme les autres formes matйrielles. Seule l’вme intellective, qui possиde un acte d’кtre subsistant, puisqu’elle survit au corps, vient de l’extйrieur par crйation.

         Or, si le vйgйtatif, le sensitif et l’intellectif dans l’homme s’enracinent dans diverses substances de l’вme, alors [l’вme] vйgйtative et sensible de l’homme viendra de celui qui engendre. Mais parce que cette opinion s’oppose а la fois а ce que disent les philosophes, qui affirment que, dans un кtre animй, il n’existe qu’une seule вme а laquelle se rapportent toutes les opйrations de l’вme, et ce que disent les saints, qui repoussent la dualitй des вmes, comme cela est clair dans le livre Sur les dogmes ecclйsiastiques, c’est pourquoi, une fois reconnu qu’il n’y a dans l’homme qu’une seule substance de l’вme, dont les puissances sont le vйgйtatif, le sensitif et l’intellectif, nous disons que l’вme de l’homme, qui supporte toutes ces puissances, est crййe par Dieu, bien que, par l’opйration d’un agent naturel, se produise que le corps organisй soit perfectionnй en acte par les puissances qui sont les actes des parties corporelles.

         <1> L’вme sensible et l’вme vйgйtative ne sont pas des substances vivantes, de mкme qu’elles ne sont pas subsistantes, mais elles sont des principes de vie et d’кtre. Et, encore une fois, il n’est pas nйcessaire, si quelque chose de moins noble vient immйdiatement de Dieu, que ce qui est plus noble [en vienne aussi], car Dieu, puisqu’il n’a pas une puissance limitйe et n’agit pas par nйcessitй de nature, peut faire les choses plus nobles et les moins nobles selon sa volontй, comme il a produit les premiers individus des animaux sans raison, par rapport auxquels les hommes qui sont maintenant engendrйs а partir de la semence sont plus nobles.

         <2> Il ne convient pas aux вmes sensitives d’exister, d’кtre produites et d’agir par elles-mкmes. En effet, il n’existe aucune action de l’вme sensitive а laquelle le corps ne prenne part, car il existe une double puissance capable de mouvoir l’вme sensitive : l’une qui commande, а savoir, [la puissance] appйtitive, dont il est йvident qu’elle ne s’exerce pas sans le corps ; l’autre qui est commandйe, qui, liйe aux muscles et aux nerfs, est le principe de leur mobilitй. Or, cette distinction des parties corporelles fait en sorte qu’une partie animale meut et qu’une autre est mue, et ainsi elles peuvent se mouvoir par elles-mкmes.

         Nous concйdons les autres [arguments prйsentйs] en sens contraire, sauf ce qui concerne l’homme, dans la semence duquel, bien que l’вme sensitive et l’вme vйgйtative y apparaissent d’abord imparfaitement, lorsque celles-ci ont cessй, est introduite l’вme raisonnable par crйation, qui contient de maniиre parfaite ce qui s’y trouvait imparfaitement. Car, selon Avicenne, «dans la gйnйration d’un animal а partir de la semence, se produisent plusieurs gйnйrations et corruptions».

 

<Article 2 [12]> Deuxiиmement : il semble que commander soit un acte de la raison.

         En effet, le Philosophe dit, Йthique, I : «La raison demande а juste titre aux choses les plus йlevйes», et «Ce que fait le continent lui obйit.» Commander, demander et les choses de ce genre semblent donc se rapporter а la raison.

         Cependant, commander appartient au maоtre. Or, nous sommes les maоtres de nos actes par la volontй. Commander est donc un acte de la volontй.

         Rйponse. Deux choses concourent au commandement, dont l’une relиve de la raison et l’autre de la volontй. En effet, celui qui commande incline а agir, ce qui relиve de la volontй : en effet, il appartient а celle-ci de mouvoir par mode d’agent ; il ordonne aussi а celui а qui il commande d’exйcuter ce qu’il commande, et cela appartient а la raison, de qui il relиve d’ordonner. Et si l’on considиre l’ordre entre les deux, on trouve qu’il appartient d’abord а la volontй d’aller vers quelque chose par un choix, et ensuite, au dйbut de l’exйcution, on ordonne par qui ce qui a йtй choisi doit кtre fait. Et ainsi, le commandement est de faзon immйdite un acte de la raison, mais [un acte] de la volontй qui meut en premier lieu.

         Et par cela, la solution aux objections est claire.

 

<Question 6> [А propos de la grвce]

 

<Article unique [13]> Ensuite, а propos de ce qui concerne la grвce, on demande si la charitй est augmentйe selon son essence.

         Et il semble que non.

         <1> En effet, comme l’augmentation est une certaine mutation ou variation, ce qui s’accroоt selon son essence varie et est changй selon son essence. Or, ce qui varie ou est changй selon son essence est soit engendrй, soit corrompu. Si la charitй s’accroоt selon son essence, elle est donc corrompue : en effet, elle n’est pas engendrйe, puisqu’elle existait auparavant.

         <2> De plus, la charitй ne possиde qu’une quantitй virtuelle. Or, la vertu de charitй est sa propre essence. La quantitй de charitй est donc son essence. Il ne peut donc arriver que la quantitй de la charitй varie sans variation de son essence. Et ainsi, si [la charitй] s’accroоt selon son essence, il faut que son essence soit corrompue ou engendrйe.

         Cependant, la rйcompense essentielle rйpond а l’essence mкme de la charitй. Or, certains parviennent а une plus grande rйcompense essentielle. En eux, donc, la charitй s’accroоt selon son essence.

         Rйponse. La charitй s’accroоt selon son essence.

         Mais il faut remarquer que cette prйposition «selon», parmi les divers rapports qu’elle comporte, indique parfois le sujet, comme lorsqu’on dit : «Celui est blanc selon le pied», parce que le pied est le sujet de la blancheur ; mais parfois, [elle indique] la forme, comme lorsqu’on dit : «Celui-ci est colorй selon la blancheur.» Ainsi, lorsqu’on dit que quelque chose est mы selon telle chose, on peut entendre soit le sujet, soit la forme. En effet, lorsqu’on dit : «Celui-ci se meut selon la main», on indique le sujet du mouvement ; mais lorsqu’on dit : «Celui-ci se meut selon le lieu», on indique ce qui donne sa forme spйcifique au mouvement. Ainsi donc, lorsque nous disons que la charitй est augmentйe selon son essence, on indique le sujet de l’augmentation, de sorte que le sens est : «L’essence mкme de la charitй est augmentйe», comme lorsque nous disons : «Ce qui est blanc augmente selon son essence.» Mais on n’indique pas la forme qui donne son espиce au mouvement, de sorte que le sens serait : «Elle augmente selon son essence», c’est-а-dire que son augmentation est un mouvement selon son кtre ou son essence ; mais on dit que l’augmentation se fait selon sa quantitй. Et bien que la quantitй de la charitй, qui est une vertu, soit la mкme chose que l’essence de la charitй, il n’est cependant pas nйcessaire que l’essence de la charitй soit йcartйe, car mкme dans l’augmentation corporelle, l’essence mкme de la quantitй n’est pas йcartйe, puisque demeure toujours la dimension sans limitations, mais il se produit un changement de ce qui est petit а ce qui est grand, ce qu’est l’augmentation, selon les diverses limitations qu’elle reзoit. De mкme, la vertu de charitй n’est pas enlevйe selon son essence, mais ses limites varient. En effet, toute forme reзue dans un sujet reзoit une limitation selon la capacitй de ce qui la reзoit. Ainsi, plus le sujet de la charitй est disposй а la charitй par sa conversion а Dieu, plus il participe а la charitй. Et ainsi, on dit que la charitй augmente selon son essence.

         Et par cela, la rйponse aux objections est claire.

 

<Question 7> [А propos de la faute]

         Ensuite, deux questions sont posйes а propos de la faute. Premiиrement, est-ce que Pierre, en reniant le Christ, a pйchй mortellement ? Deuxiиmement, est-ce que possйder plusieurs prйbendes sans charge d’вmes et sans dispense est un pйchй mortel ?

 

<Article 1 [14]> Premiиrement : il semble que Pierre, en reniant le Christ, n’ait pas pйchй mortellement.

         <1> En effet, une glose dit qu’il a pйchй par surprise. Or, le pйchй par surprise est vйniel, et non mortel (ainsi, les premiers mouvements, qui se produisent par surprise, sont des pйchйs vйniels). [Pierre] a donc pйchй vйniellement, et non mortellement.

         <2> Bernard dit, dans le livre Sur l’amour de Dieu, que «la charitй s’йtait assoupie chez Pierre, mais qu’elle n’йtait pas йteinte». Or, par le pйchй mortel, la charitй est йteinte. Pierre n’a donc pas pйchй mortellement.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Grйgoire, dans les Morales, que «Pierre a йtй arrachй au gouffre du Diable». Or, personne n’est dans le gouffre du Diable que par le pйchй mortel. Pierre a donc pйchй mortellement.

         Rйponse. Sans aucun doute, Pierre a-t-il pйchй mortellement en reniant le Christ.

         Ce qui apparaоt de deux faзons.

         Premiиrement, parce qu’il a reniй la foi au Christ dans un endroit oщ elle pйriclitait et sa confession йtait rйclamйe. En effet, la confession se fait par la bouche, comme il est dit en Rm 10, 10. Par lа on voit que la confession de foi est nйcessaire dans le cas mentionnй. Et, selon Augustin, dans le livre Sur le mensonge, le mensonge est au premier titre ce qu’il y a de plus pernicieux dans les choses qui relиvent de la foi,

         Deuxiиmement, parce que [Pierre] a ajoutй au dйfaut de confession et au mensonge un parjure et un blasphиme, car, comme il est dit en Mt 26, 74 : Il se mit а protester et а jurer qu’il ne connaissait pas cet homme, pйchйs manifestement graves. Aussi la Glose dit-elle sur ce passage : «Troisiиmement, il se mit а protester et а jurer qu’il ne connaissait pas cet homme, car la persйvйrance dans le pйchй accroоt les crimes, et celui qui mйprise les petites choses, tombe quand il s’agit de grandes.»

         <1> La surprise se comprend de deux maniиres. D’une maniиre, selon qu’elle est opposйe а la dйlibйration, et ainsi on dit que les premiers mouvements viennent de la surprise. Or, Pierre n’a pas pйchй ainsi par surprise. D’une autre maniиre, selon que [la surprise] s’oppose au choix ; et ainsi Pierre a-t-il pйchй par surprise, car il n’a pas pйchй par choix, comme par une malice certaine, mais sous la passion de la crainte. Or, une telle surprise n’exempte pas du pйchй mortel, comme cela est clair chez l’incontinent, qui fornique en cйdant а la concupiscence, alors qu’il avait le propos de continence.

         <2> Bernard parle de maniиre impropre et, pour кtre vrai, ce qu’il dit doit s’entendre d’un certain amour de familiaritй que Pierre avait conзu envers le Christ, [amour], qui demeura en lui aprиs le reniement. Ou bien, si on l’entend de la charitй gratuite, il faut l’entendre au sens oщ elle ne fut pas йteinte selon la prйdestination divine, qui prйparait sa pйnitence, bien qu’elle fыt йteinte en lui selon l’acte.

 

<Article 2 [15]> Deuxiиmement : il semble que possйder sans dispense plusieurs prйbendes sans charge d’вmes soit un pйchй mortel.

         <1> En effet, quiconque agit contre la dйcision d’un concile pиche mortellement. Or, celui qui possиde plusieurs prйbendes agit contre un statut d’un concile gйnйral. Il pиche donc mortellement. Dйmonstration de la mineure : dans le Dйcret, d. LXX, on dit, dans un dйcret du pape Urbain, qui commence par «Les saints canons» : «Qu’il ne soit permis а personne d’кtre titulaire de deux йglises, mais que chacun ne soit considйrй comme chanoine (canonicus[12]) que dans celle dont il est titulaire. En effet, bien que, par dйcision d’un йvкque, quelqu’un puisse кtre placй а la tкte de plusieurs йglises, il ne doit y avoir qu’un seul prйbendier rйgulier dans une йglise oщ celui-ci a йtй assignй.»

         <2> De plus, dans le Dйcret, XXI, q. 1, un dйcret du 7e concile [Nicйe, 787] dit : «Qu’un clerc ne soit pas comptй en mкme temps dans deux йglises. En effet, cela relиve d’un commerce et d’un accommodement avec un gain honteux, et cela est complиtement йtranger а la coutume de l’Йglise.» La conclusion est donc la mкme qu’auparavant.

         <3> De plus, [Jean] Chrysostome dit : «Ce dont les tйnиbres ont rougi, que la lumiиre en rougisse. Ce qui n’a pas йtй permis а la figure, j’estime que cela est dйfendu а la rйalitй. Or, il n’a pas йtй permis а la figure que celui qui percevait chez les lйvites а Bethlйem perзыt а Jйrusalem. Puisque nous devons кtre plus parfaits, que celui qui perзoit а Tyr ne perзoive pas а Damas.»

         <4> De plus, Bernard dit : «Celui qui n’est pas unique mais multiple par les bйnйfices ne sera pas unique mais multiple par les supplices.» Or, celui qui possиde plusieurs prйbendes est «multiple par les bйnйfices». Il sera donc multiple par les supplices. Et ainsi il pиche trиs gravement.

         <5> De plus, quiconque s’expose au risque et au danger de pйchй mortel pиche mortellement. Or, celui qui reзoit deux prйbendes s’expose au risque et au danger de pйchй mortel, car, en recevant plusieurs bйnйfices, il a fait serment pour les statuts des deux йglise oщ il est prйbendier, lesquels parfois ne peuvent pas кtre observйs en mкme temps, par exemple, s’il est appelй а une йlection dans les deux йglises, ou а s’occuper des affaires d’une йglise ; et principalement, s’il y a un procиs entre les deux йglises, puisqu’il est obligй envers les deux. Il semble donc qu’il pиche mortellement.

         Cependant, <1> ce qui tourne au danger commun ne doit pas кtre retenu par l’Йglise. Or, l’Йglise supporte que certains possиdent en mкme temps deux prйbendes. Il n’y a donc pas lа danger de pйchй mortel.

         <2> De plus, il est permis а quelqu’un qui possиde un patrimoine de recevoir une prйbende. Or, il y a plus en commun entre les bйnйfices ecclйsiastiques qu’entre un patrimoine et une prйbende. Il est donc aussi permis а celui qui possиde une prйbende d’en obtenir une autre.

         Rйponse. Toute question а propos de laquelle on se demande s’il y a pйchй mortel est dйterminйe dangereusement si la vйritй n’est pas expressйment atteinte, car l’erreur а propos de ce dont on ne croit pas qu’il y ait pйchй mortel n’excuse pas entiиrement la conscience, bien [qu’elle le fasse] dans une certain mesure ; mais l’erreur а propos de ce dont on croit qu’est pйchй mortel ce qui n’est pas [un pйchй] mortel lie la conscience par rapport а ce pйchй.

         Mais cela est particuliиrement dangereux lorsque la vйritй est ambiguл, ce qui se produit dans cette question. En effet, comme cette question dйpend а la fois des thйologiens, pour autant qu’elle dйpend du droit divin ou du droit naturel, et des juristes, pour autant qu’elle dйpend du droit positif, il arrive que, sur cette question, des thйologiens ont des opinions contraires а celles d’autres thйologiens, et des juristes, а celles d’autres juristes.

         Car, dans le droit divin, on ne trouve pas que [cette question] ait йtй dйterminйe expressйment, puisqu’il n’en pas fait expressйment mention dans la Sainte Йcriture, bien que des arguments puissent peut-кtre кtre tirйs de certaines autoritйs de l’Йcriture, qui ne montrent cependant pas clairement la vйritй. Mais, en la considйrant du point de vue du droit naturel, il semble pour le moment qu’il faille dire а son sujet qu’il existe une multiple diffйrence entre les actes humains. En effet, certaines choses ont une difformitй qui leur est insйparablement liйe, comme la fornication, l’adultиre et les autres choses de ce genre : elles ne peuvent d’aucune faзon devenir bonnes. Pour ces choses, on ne peut avoir plusieurs prйbendes ; autrement, dans aucun cas, on ne pourrait recevoir de dispense, ce que personne ne dit. Mais il existe certaines actions qui sont par elles-mкmes indiffйrentes par rapport au bien ou au mal, comme prendre une paille а terre ou quelque chose de ce genre ; parmi celles-ci, certains comptent le fait d’avoir des prйbendes, en disant qu’il est autant permis d’avoir plusieurs prйbendes que d’avoir plusieurs fruits. Mais cela ne semble pas кtre vrai, puisque le fait de possйder plusieurs prйbendes comporte en lui-mкme des dйsordres ; en effet, il est impossible que quelqu’un serve dans plusieurs йglises oщ il est prйbendier, alors que les prйbendes semblent avoir ordonnйes comme une rйmunйration de ceux qui y servent Dieu. Il dйcoule aussi une diminution du culte divin du fait qu’un seul est йtabli а la place de plusieurs. Il en dйcoule encore chez certains un tort а l’endroit de ceux qui ont indiquй leurs volontйs par testament, qui ont laissй certains biens а des йglises afin qu’un nombre dйterminй de serviteurs de Dieu s’y trouve. Une autre consйquence est l’inйgalitй, alors qu’un seul est comblй de bйnйfices et un autre ne peut mкme pas en avoir un. Et il y a plusieurs consйquences de ce genre qu’on peut facilement considйrer. [Le fait de possйder plusieurs bйnйfices] ne peut donc кtre rangй parmi les actions indiffйrentes. Et encore bien moins parmi celles qui sont bonnes par elles-mкmes, comme faire l’aumфne et les actions de ce genre.

         Mais il existe certaines autres [actions] qui, considйrйes absolument, comportent une difformitй ou un dйsordre, mais deviennent bonnes lorsqu’on prend en compte certaines circonstances, comme tuer ou frapper un homme comporte en soi une difformitй, mais si on ajoute le fait de tuer un malfaiteur en vue de la justice ou de frapper un dйlinquant pour cause de discipline, ce ne sera pas pйchй, mais vertueux. Et le fait de possйder plusieurs prйbendes semble compter au nombre de ces actions : en effet, bien que cela entraоne certains dйsordres, certaines circonstances peuvent cependant survenir qui amйliorent tellement l’acte que les dйsordres mentionnйs sont entiиrement йliminйs, comme, par exemple, si plusieurs йglises ont besoin de ses services et qu’il puisse davantage ou йgalement servir une йglise en йtant absent que si un autre йtait prйsent, et s’il existe d’autres choses de ce genre. Et alors, dans de telles conditions et avec une intention droite, il n’y aura pas pйchй, mкme sans l’intervention d’aucune dispense, si on l’examine seulement selon le droit naturel, car la dispense ne concerne pas le droit naturel, mais seulemenet le droit positif. Mais si quelqu’un possиde plusieurs bйnйfices avec l’intention d’кtre mieux pourvu, de vivre plus somptueusement, d’кtre plus facilement promu а l’йpiscopat en йtant йlu dans l’une des йglises oщ il se trouve prйbendier, les difformitйs mentionnйes ne sont pas enlevйes, mais augmentйes, car, avec une telle intention, possйder un seul bйnйfice, ce qui ne comporte de soi aucune difformitй, serait dйfendu. Et il faudrait parler ainsi selon le droit naturel, mкme sans que le droit positif n’intervienne.

 

* * *

 

         Mais maintenant, il est certain que cela a йtй dйfendu par des dispositions anciennes du droit. Il est aussi clair qu’il existe une coutume contraire, selon laquelle certains disent que ces dispositions du droit ont йtй abrogйes, car les droits humains sont abrogйs par une coutume contraire. Toutefois, certains disent que, par cette coutume, on ne dйroge pas au droit ancien, du fait qu’une dйcrйtale dit : «Beaucoup de choses sont supportйes avec patience, qui seraient infirmйes par la justice, si elles йtaient mises en jugement.» Et cette controverse doit кtre laissйe aux juristes, bien qu’il soit probable que, pour ce que ce droit ancien contient de droit naturel, il ne puisse кtre aboli par une coutume contraire, si elle est dйraisonnable ; pour ce qu’il contient de droit positif seulement, il peut кtre abrogй, principalement si, en cachant cette coutume contraire а ceux qui ont le pouvoir de changer le droit positif, on a l’intention de changer le droit ancien par une telle dissimulation. Si le droit ancien, qui interdit cela, demeure en vigueur, nonobstant une coutume contraire, il est certain que quelqu’un ne peut possйder plusieurs prйbendes sans dispense, mкme si surviennent des circonstances qui, au regard du droit naturel, auraient pu rendre l’acte bon. Mais si le droit ancien est abrogй par la coutume, alors, si les circonstances mentionnйs surviennent, il est permis, mкme sans dispense, de possйder plusieurs prйbendes ; si ne surviennent pas ces circonstances, cela n’est pas permis sans que n’intervienne une dispense, du fait que la dispense humaine n’enlиve pas le lien du droit naturel, mais seulement le lien du droit positif, qui est йtabli par l’homme et dont l’homme peut dispenser.

         Et par cela, la rйponse aux objections apparaоt facilemement.

 

<Question 8> [А propos de la gloire]

 

<Article unique [16]> Ensuite, on demande, а propos de ce qui se rapporte а la gloire, si tous les sains qui ont йtй canonisйs par l’Йglise sont dans la gloire, ou si certains d’entre sont en enfer.

         Et il semble que certains puissent se trouver en enfer parmi ceux qui ont йtй canonisйs par l’Йglise.

         <1> En effet, personne ne peut кtre sыr de l’йtat de quelqu’un comme lui-mкme [peut l’кtre], car ce qui concerne l’homme, personne ne le connaоt, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui, comme il est dit en 1 Co 2, 11. Or, un homme ne peut кtre sыr qu’il est lui-mкme dans l’йtat du salut. Qo 9, 1 : Personne ne sait s’il est digne de haine ou d’amour. А bien plus forte raison le pape ne le sait-il pas. Il peut donc se tromper en canonisant.

         <2> De plus, quiconque s’appuie sur un moyen faillible pour juger peut errer. Or, l’Йglise, pour canoniser les saints, s’appuie sur le tйmoignage humain, puisqu’elle fait enquкte sur la vie et les miracles en recourant а des tйmoins. Puisque le tйmoignage de l’homme est faillible, il semble donc que l’Йglise, en canonisant des saints, puisse se tromper.

         Cependant, <1> Il ne peut exister d’erreur condamnable dans l’Йglise. Or, ce serait une erreur condamnable si on vйnйrait comme saint quelqu’un qui a йtй pйcheur, car certains, connaissant ses pйchйs ou son hйrйsie, si cela se produisait, pourraient кtre conduits а l’erreur. L’Йglise ne peut donc pas errer en de telles choses.

         <2> De plus, Augustin dit, dans une lettre а Jйrфme, que, si l’on admet un mensonge dans l’Йcriture canonique, notre foi chancellera, elle qui dйpend de l’Йcriture. Or, si nous sommes tenus de croire ce qui se trouve dans la Sainte Йcriture, de mкme en est-il de ce qui est dйcidй d’une maniиre gйnйrale par l’Йglise ; c’est pourquoi celui qui a une opinion contraire а la dйcision des conciles est jugй hйrйtique. Le jugement commun de l’Йglise ne peut donc кtre erronй. Et ainsi, la conclusion est la mкme qu’auparavant.

         Rйponse. On peut juger que quelque chose est possible en le considйrant en soi, qu’on dйcouvre impossible, si on le met en rapport avec quelque chose d’extrinsиque. Je dis donc qu’il est possible que le jugement de ceux qui sont а la tкte de l’Йglise puisse errer sur n’importe quoi, si l’on considиre uniquement leurs personnes. Mais si l’on considиre la divine providence qui dirige son Йglise par son Esprit afin qu’elle n’erre pas, comme lui-mкme a promis, en Jn 16, 13, que l’Esprit qui allait venir enseignerait toute vйritй, au sujet de ce qui est nйcessaire au salut, s’entend, il est certain qu’il est impossible que le jugement de l’Йglise universelle se trompe sur ce qui se rapporte а la foi. Aussi faut-il plutфt s’en tenir а la dйcision du pape (а qui il revient de dйterminer de la foi) qu’il exprimerait en jugement, plutфt qu’а l’opinion de tous les experts en Йcritures, puisqu’on lit que Caпphe, bien que mauvais, parce qu’il йtait nйanmoins pontife, a prophйtisй sans le savoir, Jn 11, 51. Dans les autres dйcisions qui se rapportent а des faits particuliers, comme lorsqu’il s’agit de possessions, de crimes ou de choses de ce genre, il est possible que le jugement de l’Йglise se trompe en raison de faux tйmoins.

         Mais la canonisation des saints est а mi-chemin entre ces deux choses. Toutefois, parce que l’honneur que nous manifestons aux sains est une certaine profession de foi par laquelle nous croyons а la gloire des saints, il faut croire pieusement que le jugement de l’Йglise ne peut se tromper mкme dans ces choses.

         <1> Le pontife, а qui il appartient de canoniser les saints, peut кtre assurй de l’йtat de quelqu’un par l’enquкte sur sa vie et par l’attestation de ses miracles, et surtout par l’inspiration de l’Esprit Saint, qui scrute tout, mкme les profondeurs de Dieu (1 Co 2, 10).

         <2> La divine providence prйserve l’Йglise afin qu’elle ne se trompe pas dans de telles choses а cause du tйmoignage faillible des hommes.

 

 

QUODLIBET 10 : [Sur Dieu, l’ange et l’вme]

 

         On a posй des questions sur Dieu, l’ange et l’вme.

 

<Question 1> [Sur Dieu]

         А propos de Dieu, on a posй trois questions : premiиrement, sur son unitй ; deuxiиmement, sur son jugement ; troisiиmement, sur son sacrement.

 

<Article 1 [1]> Premiиrement : il semble que l’unitй affirme quelque chose de maniиre positive en Dieu, et non pas seulement de maniиre nйgative, selon l’opinion du Maоtre.

         <1> En effet, une chose n’est pas constituйe de privations. Or, le nombre, qui est quelque chose puisqu’il est une espиce de la quantitй, est constituй d’unitйs. L’unitй n’est donc pas affirmйe seulement selon la privation.

         <2> De plus, le nombre dйcoule de la distinction. Si donc l’unitй et le nombre n’affirmaient pas quelque chose en Dieu, il n’y aurait pas de distinction rйelle en Dieu, ce qui fait partie de l’hйrйsie sabellienne.

         <3> De plus, si l’unitй et le nombre en Dieu sont affirmйs seulement de maniиre nйgative, et que par l’unitй rien ne semble кtre йcartй que le nombre, et par le nombre rien d’autre que l’unitй, il en dйcoulera que ces deux choses en Dieu seront affirmйes selon une nйgation de nйgation. Or, la nйgation d’une nйgation n’existe que selon la raison. L’unitй et le nombre n’existeraient donc pas rйellement en Dieu, ce qui est inacceptable. Et ainsi, l’un et le nombre affirment quelque chose de positif en Dieu.

         Cependant, <1> tout ce qui est prйdicat de quelque chose en est le prйdicat selon sa raison propre. Or, la raison de l’un consiste dans une nйgation. En effet, «l’un est ce qui n’est pas divisй», selon le Philosope. [L’unitй] est donc prйdiquйe de Dieu par mode de nйgation seulement.

         <2> De plus, selon le Philosophe, Mйtaphysique, X, l’un et le multiple s’opposent comme la privation et l’habitus. Or, la privation est affirmйe par mode de nйgation seulement. L’un, qui, des deux choses mentionnйes, se situe dans la privation, est donc affirmй par mode de nйgation seulement.

         <3> De plus, l’un n’ajoute rien de rйel а un кtre, car alors une chose ne serait pas une par son essence. Il ajoute donc quelque chose selon la raison seulement. Or, ce qui appartient а une chose seulement selon la raison est une nйgation ou une relation. Comme l’un n’ajoute rien а un кtre selon une relation, puisqu’on n’y affirme rien par rapport а autre chose, il semble qu’il ajoute une nйgation.

         Rйponse. L’un, qui est le principe du nombre, affirme nйcessairement quelque chose de maniиre positive de ce а quoi il est attribuй, car, puisque le nombre est constituй par les unitйs, si l’unitй n’йtait pas quelque chose, le nombre ne pourrait кtre quelque chose, et ainsi on ne pourrait le placer а l’intйrieur d’un genre comme une espиce.

         Si donc l’un, qui est convertible avec l’кtre, est la mкme chose que l’un qui est le principe du nombre, il est nйcessaire que mкme l’un qui est convertible avec l’кtre ajoute quelque chose а l’кtre de maniиre positive. Et Avicenne concиde cela. Il veut donc que l’un qui est convertible avec l’кtre ajoute а l’кtre quelque chose qui se rapporte au genre de la mesure. Mais cela ne peut кtre, car, puisque l’un qui est convertible avec l’кtre est se dit de toute chose, il est nйcessaire que mкme cette chose que l’un ajoute а l’кtre soit une, et ainsi elle sera une par une unitй ajoutйe, et on procйdera alors а l’infini ; ou elle sera une par son essence, et si tel est le cas, il faut s’en tenir а la premiиre [affirmation], а savoir que nous affirmions de cet кtre mкme qu’il est un par son essence, et non par une chose ajoutйe. Ainsi donc, il faut comprendre, selon l’opinion d’Aristote et de son Commentateur, que l’un qui est convertible avec l’кtre n’ajoute aucune chose а l’кtre, mais seulement la nйgation de division, Et ainsi, cet un affirme aussi quelque chose de positif pour autant qu’il inclut l’кtre dans son concept, et il est affirmй de maniиre nйgative seulement quant а ce qu’il ajoute а cet кtre. Mais l’un qui est le principe du nombre, qui ajoute а l’кtre quelque chose du genre de la mesure, et aussi le nombre dont il est le principe, se rencontrent seulement dans les choses qui ont une dimension, car un tel nombre est causй par la division du continu. Et ce nombre, causй par la division du continu, est l’objet de l’arithmйtique, mкme selon Avicenne.

         Or, aucune condition propre а une chose corporelle ne peut кtre affirmйe de Dieu ni d’aucune substance spirituelle. Conformйment а cela, donc, l’un et le nombre qui font partie du genre de la quantitй ne sont pas affirmйs de Dieu et des autres substances incorporelles, mais seulement l’un qui est convertible avec l’кtre et la multitude qui s’y oppose. C’est pourquoi l’unitй en Dieu n’est affirmйe que de maniиre nйgative, quant а ce qu’elle ajoute а l’кtre, bien qu’elle affirme quelque de maniиre positive selon qu’elle inclut l’кtre. En effet, [Dieu] est un кtre indivis.

         <1> Cette objection dйcoule de l’un qui est le principe du nombre.

         <2> Cette objection serait valable si l’un et le nombre n’affirmaient rйellement rien en Dieu ; mais ils affirment une chose distincte ou indistincte pour autant que l’кtre est inclus dans la raison de l’un, comme on l’a dit.

         <3> Dans la raison de multitude, la nйgation d’une chose est incluse, mais, dans la raison d’un [est incluse] la nйgation de la nйgation et de la chose en mкme temps. On le voit clairement de cette maniиre. En effet, l’un est ce qui n’est pas divisй. Or, la division qui est niйe par l’un qui est convertible avec l’кtre, doit кtre telle qu’elle soit sauvegardйe en toute division. Or, c’est lа la division par affirmation et par nйgation. Et ainsi, la nйgation de cette division constitue la raison de l’un : en effet, est un ce qui n’est pas divisй par une telle division selon laquelle il faut accepter en lui ceci et non cela. Et ainsi, l’un, pour autant qu’il nie que l’affirmation et la nйgation <existent> simultanйment, est la nйgation d’une chose et de la nйgation simultanйment. Mais la division mentionnйe est incluse dans la raison de multitude, et ainsi y est incluse la nйgation de la chose, car «plusieurs choses» sont ainsi divisйes que l’une d’entre elles n’est pas l’autre.

 

<Article 2 [2]> Deuxiиmement : il semble que le Christ ne descendra pas sur terre pour le jugement.

         <1> En effet, а propos de ce que dit le psaume : Le Seigneur dans son saint temple, etc. (Ps 10, 5), la Glose dit que «Dieu, qui siиge au ciel, juge des bons et des mйchants». Le jugement n’aura donc pas lieu sur la terre, mais dans le ciel.

         <2> De plus, il appartient а la dignitй du juge que ceux qui doivent кtre jugйs viennent а lui, et non l’inverse. Or, le Christ est le juge le plus digne, dont le lieu est le ciel. Les hommes monteront donc au ciel oщ ils seront jugйs, mais lui ne descendra pas sur la terre pour juger les hommes.

         <3> De plus, si le jugement doit avoir lieu sur la terre, il semble qu’il se tiendra principalement dans la vallйe de Josaphat, comme on le lit en Jl 3, 2. Or, ce lieu ne pourrait contenir une telle multitude d’hommes, et ainsi, le jugement ne s’y tiendra pas. [Le jugement] n’aura donc lieu en aucun endroit de la terre.

         Cependant, <1> s’oppose а cela ce qui est dit en 1 Th 4, 16 : Le Seigneur lui-mкme, а son commandement, au cri de l’archange et au son de la trompette, descendra du ciel. Il semble donc que le jugement aura lieu sur la terre, et non au ciel.

         <2> De plus, lors du jugement, comparaоtront non seulement les йlus, mais aussi les rйprouvйs, qui auront des corps gros et lourds, et ainsi un lieu cйleste ne leur conviendrait pas, mais [un lieu] terrestre. Le jugement n’aura donc pas lieu au ciel, mais sur la terre.

         Rйponse. Le jugement est ordonnй а distribuer les rйcompenses. Ainsi, selon une double rйcompense, celle de l’вme et celle du corps, aura lieu un double jugement de Dieu : l’un, par lequel il rend bienheureux ou damne les hommes quant а leur вme, et ce jugement se produit en tout temps ; l’autre jugement, par lequel seront aussi rйcompensйs ou punis les hommes quant а leurs corps, et ce jugement aura lieu aprиs la rйsurrection, а la fin des temps. Or, le premier jugement convient au Christ en raison de sa divinitй, mais le second, en raison de son humanitй, car, comme le dit Augustin en commentant [l’йvangile] de Jean, «le Verbe de Dieu vivifie les вmes, mais le Verbe fait chair vivifie les corps». Aussi est-il dit encore en Jn 5, 27 : Il lui a donnй le pouvoir de juger, car il est le Fils de l’homme. Le jugement dernier aura donc lieu dans un endroit qui convient au Christ en raison de son humanitй, а savoir, sur cette terre oщ il est nй, a souffert et a accompli les autres fonctions de son humanitй. Pour cette raison, on dit que le jugement aura lieu dans la vallйe de Josaphat, car cette vallйe est au pied du mont des Oliviers, d’oщ le Christ est montй au ciel, afin de montrer que celui qui est montй pour rйgner est le mкme qui celui qui descendra pour juger, selon ce passage de Ac 1, 11 : Comme vous l’avez vu monter au ciel, ainsi en viendra-t-il.

         <1> Cette glose parle du premier jugement, qui convient au Christ en raison de sa divinitй, en raison de laquelle aussi le ciel lui est assignй, non pas que la divinitй soit enfermйe dans un lieu, mais parce que, parmi toutes les crйatures corporelles, c’est principalement dans le ciel qu’apparaissent les indices de la majestй divine. C’est la raison pour laquelle on dit que le ciel est le lieu de Dieu et des saints qui jouissent de Dieu.

         <2> L’accиs au lieu du jugement, c’est-а-dire la montйe au ciel, est la rйcompense qui est reзue du jugement. Aussi doit-elle suivre le jugement, et non le prйcйder. Mais il n’en est pas de mкme de l’accиs au lieu du jugement pour le jugement humain. Ainsi, ce n’est pas la mкme chose.

         <3> Lors du jugement, ni le Christ ni les йlus ne seront sur la terre, mais seulement les rйprouvйs. En effet, le Christ et les йlus seront dans l’air, selon ce que dit 1 Th 4,17 : Nous serons emportйs sur des nuйes pour rencontrer le Seigneur dans les airs. Mais les rйprouvйs seront non seulement dans cette vallйe, mais dans la rйgion environnante. Ils pourront ainsi voir le Christ et les йlus tant en raison de l’йlйvation qu’en raison de [leur] йclat.

 

<Article 3 [3]> Troisiиmement : il semble que l’espиce du vin, qui demeure dans le sacrement aprиs la consйcration, ne puisse кtre mкlйe а un autre liquide.

         <1> En effet, selon le Philosophe, Sur la gйnйration, I, ce qui peut кtre mкlй se trouve en puissance dans ce qui est mкlй, et non en acte. Si donc cette espиce du vin est mкlйe а un autre liquide, cette espиce ne demeurera pas en acte aprиs le mйlange. Or, en l’absence de l’espиce, le corps et le sang du Christ ne peuvent exister dans le sacrement. Aprиs le mйlange, le sang du Christ n’y demeurera donc pas. Or, cela est inacceptable, car, selon le Philosophe, ce qui peut кtre mкlй peut aussi кtre sйparй, et ainsi l’espиce mкlйe а un autre liquide pourra а nouveau кtre sйparйe ; une fois faite cette sйparation, s’y trouveront de nouveau le corps et le sang du Christ, alors que le corps et sang du Christ n’existent sous une espиce que pendant qu’elle est espиce. Et ainsi, le sang du Christ commencera а exister de nouveau sous l’espиce du vin d’une autre maniиre que par la consйcration, ce qui est inacceptable. Est donc aussi inacceptable ce dont cela dйcoule, а savoir que l’espиce du vin soit mкlйe а un autre liquide aprиs la consйcration.

         Cependant, <2> la forme de ce qui est mйlangй est une forme accidentelle. Or, l’accident qui s’ajoute ne corrompt pas le sujet. Aprиs le mйlange de l’espиce du vin avec un autre liquide, cette espиce elle-mкme demeure donc. Et ainsi, l’inconvйnient mentionnй n’en dйcoule pas.

         Rйponse. Certains disent qu’un liquide ne peut d’aucune faзon кtre mкlй а ces espиces sans qu’aussitфt cesse d’exister le sang du Christ dans toutes ces espиces, et cela parce que, si les espиces sont changйes, n’y demeure pas le vrai sang du Christ, mais que, par l’addition d’un liquide, une autre quantitй est produite, laquelle est sous-jacente aux autres accidents dans ce sacrement. En effet, une quantitй plus grande est produite, et ainsi le corps du Christ n’y demeure pas.

         Mais cela ne semble pas кtre vrai, car les espиces qui demeurent dans le sacrement aprиs la consйcration sont corrompues de la mкme faзon, et non autrement que cela arriverait aux substances antйrieures dont les espиces demeurent, comme il tombe sous le sens qu’elles sont incinйrйes et sont transformйes d’autres maniиres, tout а fait comme cela arriverait pour les substances du pain et du vin avant la consйcration. Or, il est clair que, par le mйlange d’une goutte d’eau, le vin n’aurait pas йtй entiиrement dйtruit, et toute l’espиce du vin n’est pas corrompue pour cette raison aprиs la consйcration. — Et il n’est pas nйcessaire, si la quantiй est augmentйe, que, pour cette raison, il s’y trouve une autre espиce, car l’addition elle-mкme n’enlиve pas l’essence de la dimension, mais en modifie la dйlimitation, qui varie non seulement par addition, mais aussi par division. Ainsi, si une telle variation suffisait pour que cessent d’exister sous les espиces le corps et le sangdu Christ, il en dйcoulerait que, par la division des espиces, ils cesseraient aussi d’exister, ce qui est manifestement faux.

         C’est pourquoi il faut dire qu’un certain mйlange d’un autre liquide fait que le sang du Christ cesse totalement d’exister sous les espиces, et un autre ne le fait pas, mais seulement dans une partie des espиces. En effet, s’il y avait lа la substance du vin et si un autre liquide y йtait mкlй en grande quantitй, ce vin serait entiиrement corrompu de sorte que le vin cesserait d’exister, si le liquide mйlangй йtait d’une autre espиce, ou ce vin cesserait d’exister, si [le liquide mйlangй] йtait de la mкme espиce. Mais si un autre liquide йtait mйlangй en petite quantitй, le mйlange de ce liquide ne pourrait affecter la totalitй du vin, mais une de ses parties, qui varierait soit selon l’espиce, si [le liquide] йtait d’une autre espиce qu’il ne perdrait pas entiиrement par le mйlange, soit selon le nombre, s’il йtait de la mкme espиce ; ou [le liquide] perdrait entiиrement son espиce par le mйlange, comme c’est le cas de la goutte versйe dans une amphore de vin. Ainsi donc, si, aprиs la consйcration, se produit un si grand mйlange de liquide qu’il suffirait а corrompre toute la substance du vin, si tel йtait le cas, le sang du Christ cesserait d’exister dans toutes les espиces. Mais s’il ne ‘agit pas d’un ausssi grand mйlange, [le sang du Christ] cesse d’exister dans une partie [des espиces], car, а supposer que le liquide mйlangй soit changй en l’espиce du vin, il n’est cependant pas converti en sang du Christ.

         <1> Si s’est produit un mйlange de l’espиce avec un autre liquide, l’espиce ne demeurerait pas la mкme ni selon l’espиce, ni selon le nombre, ni en totalitй, ni en partie. Et ainsi, le sang du Christ ne demeurera ni dans le tout ni dans une partie, mais la substance du vin. De plus, si se produit une sйparation, le sang du Christ ne s’y trouvera pas de nouveau, car les choses mйlangeables, lorsqu’elles sont sйparйes de ce qui est mйlangй, ne redeviennent pas les mкmes en nombre, mais les mкmes par l’espиce.

         <2> Quant а ce qui est objectй en sens contraire, il faut dire que la forme du mйlange peut se comprendre de deux maniиres : d’une maniиre, la forme par laquelle le corps mйlangй est situй dans une espиce, et ainsi il s’agit d’une forme substantielle (en effet, la forme de la pierre est appelйe forme du [corps] mixte) ; d’une autre maniиre, on peut appeler forme du [corps] mixte une qualitй intermйdiaire rйsultant des qualitйs mйlangйes.

         Lorsqu’on dit qu’une forme accidentelle ne dйtruit pas le sujet, on pourrait donc dire que cela est vrai, mais elle dйtuit cependant des accidents. Et ainsi, les espиces sacramentelles, qui sont des accidents, ne demeurent pas aprиs le mйlange. — Mais cette solution n’est pas conforme а la vйritй, car la forme du mйlange, puisqu’elle est une certaine qualitй intermйdiaire, ne change que les qualitйs simples dont elle est composйe ; mais les espиces sacramentelles ne sont pas dйtruites par le changement de toutes les qualitйs, car, si l’odeur du vin ou sa couleur йtaient changйes, le sang du Christ ne cesserait pas pour autant d’y exister, а moins que les dimensions, qui sont sous-jacentes aux accidents et qui jouent le rфle de substance, n’aient йtй dйtruites selon leur essence, ce qui ne peut survenir autrement que cela ne surviendrait а la substance du vin, si elle s’y trouvait.

         Et ainsi, il faut dire autre chose : l’accident ne corrompt pas le sujet effectivement, mais par mode de disposition. En effet, en supposant la qualitй qui est une disposition nйcessaire а la forme du feu, а savoir, la chaleur а son plus haut degrй, la forme de l’air est йcartйe. De mкme, en supposant la qualitй intermйdiaire qui conduit nйcessairement а la forme de ce qui est mйlangй, la forme du corps simple est йcartйe.

 

<Question 2> [А propos de l’ange]

 

<Article unique [4]> Ensuite, on demande, а propos de l’ange si la durйe chez l’ange a un avant et un aprиs.

         Et il semble que oui.

         <1> En effet, dans ce dont la durйe n’a pas d’avant et d’aprиs, exister et avoir existй sont la mкme chose. Si donc il n’y a pas d’avant et d’aprиs dans la durйe de l’ange, l’exister et l’avoir existй seront les mкmes chez l’ange. Or, cela est impossible, car Dieu ne pourrait faire que l’ange n’existe pas, puisqu’il ne peut faire qu’il n’ait pas existй. Il est donc inacceptable de dire que, dans la durйe de l’ange, il n’y a pas d’avant et d’aprиs.

         <2> De plus, aucun кtre crйй n’est infini en acte. Or, la durйe de l’ange est infinie aprиs [qu’il a йtй crйй]. [Sa durйe] n’existe donc pas toute en mкme temps en acte. Et ainsi, il s’y trouve un avant et un aprиs.

         <3> De plus, la mesure doit кtre proportionnйe а ce qui est mesurй. Or, l’кtre de l’ange est infini en acte. L’aevum[13], qui est sa mesure, est donc fini. Et ainsi, la conclusion est la mкme que ce qui prйcиde.

         <4> De plus, la raison d’йternitй se rйalise par le fait qu’elle existe en totalitй simultanйment, car, selon Boиce, Sur la consolation, V, «l’йternitй est la possession sans limite et parfaite de la vie en totalitй et simultanйment.» Si donc l’aevum, qui est la durйe de l’ange, ne comporte pas d’avant et d’aprиs, il ne semble pas diffйrer de l’йternitй.

         Cependant, <1> selon le Philosophe, Physique, IV, «c’est а cause de l’avant et de l’aprиs dans le mouvement qu’il y a avant et aprиs dans le temps, qui mesure le mouvement». Or, dans l’кtre de l’ange, il n’y a pas de mouvement et cet кtre n’est d’aucune maniиre soumis au mouvement. Dans l’aevum, qui est sa mesure, il n’y a donc pas d’avant et d’aprиs.

         <2> «Le temps n’est rien d’autre que le nombre de l’avant et de l’aprиs». Si donc, dans l’aevum, il y a lieu de compter l’avant et l’aprиs, l’aevum ne diffиre en rien du temps.

         Rйponse. Nous pouvons parler d’une chose de deux maniиres : d’une maniиre, selon qu’elle existe dans la nature des choses ; d’une autre maniиre, selon qu’elle existe dans la considйration que nous en faisons. De la premiиre maniиre, on comprend la substance d’une chose avec toutes ses dispositions et ses opйrations, car, sans elles, on ne trouve pas la substance dans la nature des choses. Mais, de la seconde maniиre, on peut comprendre la substance sans ses dispositions, car la considйration de la substance de dйpend pas de la considйration de ses dispositions.

         Si l’on attribue donc la mesure de la durйe d’une chose selon le premier mode, ainsi une durйe qui existerait toute en mкme temps ne convient qu’а Dieu seul, et non а une crйature, du fait que seul Dieu est immuable dans son essence et dans tout ce qui peut кtre considйrй а propos de son essence. Mais toute crйature est variable, soit selon sa substance, soit selon une disposition ou une opйration. Et ainsi, Augustin, dans les Questions а Orose, XXI, affirme que «toutes les crйatures existent dans le temps, mкme les anges».

         Mais si l’on attribue la mesure de la durйe а l’ange selon le second mode, c’est-а-dire selon que sa substance est considйrйe de maniиre absolue, ainsi on affirme que sa mesure est l’aevum, et non le temps.

         Or, а propos de cet aevum, il existe deux opinions.

         En effet, certains disent que, dans l’aevum, il existe un avant et un aprиs, mais non comme dans le temps, car, dans le temps, il y a un avant et un aprиs avec un certain changement, mais, dans l’aevum, [il y a un et un aprиs] sans changement. — Mais cela n’est pas comprйhensible. En effet, il est impossible que deux parties d’une durйe existent en mкme temps, dont l’une n’inclurait pas l’autre, comme le mois inclut le jour (quelque chose existe ainsi simultanйment dans le jour et dans le mois), mais deux jours et deux mois ne peuvent exister en mкme temps. Ainsi, chaque fois que l’on pose parfois dans une durйe deux parties, dont l’une est antйrieur et l’autre postйrieure, il faut que, dиs que l’une passe, l’autre apparaisse. Et ainsi, il est nйcessaire que, dans toute durйe oщ il y a un avant et un aprиs, il y ait changement. Or, la mesure de la durйe ne peut avoir de changement, si ce n’est que ce qui est mesurй par la durйe puisse recevoir un changement. Or, l’кtre de l’ange existe sans aucun changement, car il persйvиre immuable depuis le moment oщ il a commencй а exister, puisqu’il n’y a pas en lui de mouvement et qu’il n’est pas soumis а un mouvement, comme l’кtre des choses incorruptibles est soumis au mouvement cйleste.

         Ainsi donc, si l’on attribue la mesure <de la durйe> а l’ange selon sa substance seulement, celle-ci n’a pas d’avant et d’aprиs. En effet, leur кtre est ainsi mesurй par l’aevum.De mкme, si on leur attribue la mesure de la durйe selon l’opйration essentielle de la bйatitude : en effet, ils participent ainsi а l’йternitй. Mais si on leur attribue la mesure de la durйe en raison de leurs autres opйrations ou affections, alors leur mesure a un avant et un aprиs : en effet, ils sont ainsi mesurйs par le temps, selon ce que dit Augustin, Commentaire littйral sur la Genиse, VIII, que «Dieu meut la crйature spirituelle selon le temps».

         <1> Quelque chose peut кtre attribuй а une rйalitй йternelle ou «йviternelle» de deux maniиres. D’une maniиre, en raison d’elle-mкme, et ainsi on ne lui attribue ni le fait qu’elle ait йtй, ni le fait qu’elle sera, mais seulement le fait qu’elle est, car, dans le passй et le futur, sont impliquйs un avant et un aprиs, mais non dans le prйsent. D’une autre maniиre, en raison de la mesure de ce qui l’entoure ou de ce lui est sous-jacent, а savoir, en raison du temps, et ainsi on lui attribue le fait d’avoir йtй par concomitance avec le temps passй, et le fait qu’elle sera, par concomitance avec le futur. En effet, le moment mкme de l’йternitй est prйsent а la totalitй du temps. C’est pourquoi Augustin dit de Dieu, qu’il «a йtй, parce qu’il n’a jamais cessй d’кtre, qu’il sera, parce qu’il ne cessera jamais d’кtre». Dieu ne peut donc faire que l’ange n’ait pas existй, parce qu’il ne peut faire que le temps passй n’ait pas existй en mкme temps que l’ange a existй ; mais il peut faire que l’ange n’existe pas, parce qu’il peut faire que l’кtre de l’ange n’existe pas simultanйment avec le temps qui est maintenant prйsent ou sera dans le futur. Et ainsi, cette diversitй dйpend davantage de la maniиre de parler que de la nature de la chose.

         <2> On dit que quelque chose est infini de deux maniиres. D’une maniиre, par privation, et ainsi cela n’est n’attribuй qu’aux choses qui ont une extension ou une quantitй : en effet, cela seul comporte par nature d’avoir une fin. Et ainsi, l’aevum n’est aucunement infini, car il ne possиde aucune extension, si ce n’est que l’extension est considйrйe en lui par comparaison а la mesure de ce qui est sous-jacent, а savoir, du temps. Et ainsi, aucun кtre crйй n’est infini en acte. D’une autre maniиre, on dit que quelque chose est infini de maniиre nйgative, а savoir, parce qu’il n’a pas de fin. Et ainsi, mкme les choses indivisibles sont dites infinies, comme le point et l’unitй, parce qu’ils ne sont pas finis. Et l’aevum est dit infini de cette maniиre, а savoir, qu’il ne se termine pas. Or, rien n’empкche qu’un кtre crйй existe ainsi selon quelque chose d’infini en acte.

         <3> L’кtre de l’ange et l’aevum sont infinis selon le mкme mode.

         <4> Entre l’йternitй et l’aevum, on peut faire une triple diffйrence. L’une peut кtre prise de ce qui a йtй dit plus haut, car l’йternitй mesure la substance mкme de ce qui est йternel selon que cela existe dans la nature des choses, c’est-а-dire avec tout ce qui lui est attribuй, mais non l’aevum, comme on l’a dit. Une autre [vient] de ce que l’йternitй mesure l’кtre qui se tient par lui-mкme ; ainsi, l’йternitй est la mкme chose que la substance de ce qui est йternel, mais l’aevum mesure un acte d’кtre crйй, qui ne se tient pas par lui-mкme, car il est autre que la substance de l’кtre crйй. La troisiиme peut se prendre du fait que l’aevum, bien qu’il n’ait pas de terme du point de vue de sa fin, tel n’est cependant pas le cas du point de vue de son principe, alors que [n’a pas de terme] des deux points de vue.

 

<Question 3> [А propos de l’вme]

         Ensuite, on pose des quetions sur l’вme : premiиrement, а propos de sa nature ; deuxiиmement, а propos de la grвce ; troisiиmement, а propos de la gloire.

         А propos de la nature de l’вme, on a posй des questions sur sa substance et sur son opйration.

         А propos de sa substance, on a posй deux questions. Premiиrement, est-ce que l’вme est ses puissances ? Deuxiиmement, est-ce que l’вme est incorruptible selon sa substance ?

 

<Article 1 [5]> Premiиrement : l’aкme est-elle ses puissance ?

         Il semble que oui.

         <1> En effet, dans le livre Sur l’esprit et l’вme, on dit que l’вme est quelque chose d’elle-mкme, а savoir, les puissances, mais n’est pas quelque chose d’elle-mкme, а savoir, les vertus.

         <2> De plus, Augustin dit, dans le livre Sur la Trinitй, que «la mйmoire, l’intelligence et la volontй sont une seule vie, une seule essence». Or, ces «trois choses, selon le Maоtre, Sentences, I, d. 3, sont trois puissances de l’вme». Les puissances de l’вme sont donc sa propre essence.

         Cependant, <1> s’oppose а cela la distinction en trois que Denys fait dans La hiйrarchie cйleste, XI, chez les substances supйrieures, а savoir, les anges : leur substance, leur puissance et leur opйration. Or, l’ange n’est pas plus simple que l’вme. Dans l’вme elle-mкme, donc, sa vertu ou sa puissance n’est pas sa substance.

         <2> De plus, si l’on multiplie l’une parmi des choses identiques, les autres aussi [seront multipliйes]. Si donc l’вme est la mкme chose que ses puissances, il semble que, puisqu’il y a plusieurs puissances, l’essence de l’вme ne peut кtre unique.

         Rйponse. Nous pouvons parler de l’вme de deux maniиres.

         D’une maniиre, selon qu’elle est une substance, et ainsi il est impossible que l’вme soit ses puissances, pour deux raisons. — L’une vient de ce qui est propre а l’вme, car il est impossible que le mкme selon le mкme soit naturellement principe de plusieurs choses diverses, au point d’кtre quasi opposйes. Or, on trouve que l’вme, selon ses diverses puissances, est le principe d’actes divers par l’espиce et quasi opposйs. Il est donc impossible que l’essence mкme de l’вme, qui est unique, soit immйdiatement le principe de ceux=ci. Il faut donc affirmer dans l’вme, par delа sa substance, des puissances naturelles, qui sont les principes immйdiats de ces actes. — L’autre raison vient de ce qui est commun а l’вme et а toute substance crййe. En effet, en aucune substance crййe, l’acte d’кtre et l’opйration ne sont la mкme chose, car cela n’est le fait que de Dieu seul. Or, l’essence est le principe de l’acte d’кtre, mais la puissance, celui de l’opйration. Puisque de ce qui est unique par nature ne vient donc que ce qui est unique, aucune substance, а part [la substance] divine, n’est sa puissance. Et on ne saurait arguer de la puissance de la matiиre, mкme en admettant qu’elle est sa puissance, car une telle puissance n’est pas [ordonnйe] а l’opйration, mais а l’acte d’кtre.

         D’une autre maniиre, nous pouvons parler de l’вme selon qu’elle est un tout potentiel. Et ainsi, ses diverses puissances sont ses parties. De cette maniиre, l’вme est prйdiquйe de ses puissances, et inversement, selon une prйdication abusive, comme le tout intйgral l’est de ses parties, ou inversement, bien que l’abus soit moindre pour le tout potentiel que pour [le tout] intйgral, car le tout potentiel est prйsent а chacune de ses parties selon sa substance, mais non [le tout] intйgral.

         Et par cela, la rйponse aux objections est claire.

 

<Article 2 [6]> Deuxiиmement : il semble que l’вme raisonnable soit corruptible.

         <1> En effet, selon [Jean] Damascиne, nulle substance ne peut exister sans sa propre opйration. Or, l’opйration propre de l’вme raisonnable est d’intelliger, qui nйcessite le corps, puisqu’elle ne peut intelliger sans fantasmes, comme cela est clair d’aprиs le Philosophe, Sur l’вme, III. Si le corps est dйtruit, la substance de l’вme raisonnable ne demeure donc pas.

         <2> De plus, on ne trouve que ce qui a le pouvoir de toujours exister parfois existe et parfois n’existe pas (en effet, une chose existe aussi longtemps que sa puissance le demande). Ce dont on constate que parfois il existe et parfois il n’existe pas n’a donc pas le pouvoir de toujours exister. Or, on constate que tout ce qui commence а exister existe parfois et parfois n’existe pas. Rien de ce qui a commencй а exister n’a donc le pouvoir de toujours exister. Et ainsi, rien de ce qui a commencй а exister ne peut кtre incorruptible. Or, l’вme raisonnable a commencй а exister. Elle ne peut donc кtre incorruptible.

         <3> De plus, il y a un certain acte d’кtre de l’homme composй d’вme et de corps. Donc, soit l’вme a un autre acte d’кtre par delа cet acte d’кtre, soit elle n’en a pas. Si elle a un autre acte d’кtre, l’вme devient composйe une fois que son acte d’кtre est complet. Cette composition est donc accidentelle pour l’вme, et ainsi l’homme ne sera pas un кtre par soi, mais un кtre par accident, ce qui est inacceptable. Mais si [l’вme] n’a pas un autre acte d’кtre par delа l’acte d’кtre du composй, alors, aprиs que l’acte d’кtre du composй a cessй, l’вme ne peut exister. Or, par la mort corporelle, l’acte d’кtre du composй cesse. L’вme ne demeure donc pas aprиs la mort.

         <4> De plus, «l’вme est la forme du corps». [Elle l’est] donc soit par son essence, soit par un accident. Si c’est par un accident, il en dйcoulera que la composition d’вme et de corps sera accidentelle, comme celle de l’homme et de son vкtement. Si c’est par son essence, puisque la forme en tant que forme ne peut exister sans matiиre, il semble que l’вme aprиs la mort du corps ne puisse demeurer.

         Cependant, <1> s’oppose а cela ce que dit le Philosophe, Sur l’вme, II, que ce qui est raisonnable se distingue des autres choses «comme ce qui est perpйtuel par rapport а ce qui est corruptible».

         <2> De plus, dans l’Йthique, X, le Philosophe montre que la fйlicitй contemplative dйpasse [la fйlicitй] civile par le fait qu’elle est plus durable. Or, [la fйlicitй] civile dure jusqu’а la mort. [La fйlicitй] contemplative existe donc aussi aprиs la mort, et ainsi l’вme demeure aprиs la mort du corps.

         Rйponse. Il est nйcessaire d’affirmer que la substance de l’вme raisonnable est incorruptible.

         En effet, si [l’вme] est corrompue, elle est corrompue par soi ou par accident. Or, elle ne pourrait кtre corrompue par soi а moins qu’elle ne soit composйe d’une matiиre et d’une forme possйdant une contrariйtй, ce qui ne peut кtre le cas que si elle йtait un йlйment ou venait des йlйments, comme les anciens philosophes l’ont affirmй, dont les positions sont rejetйes dans Sur l’вme, I. Or, elle ne peut кtre corrompue par accident а moins d’affirmer qu’elle n’existe pas par elle-mкme, mais qu’elle n’existe qu’avec autre chose, comme c’est le cas des autres formes matйrielles, qui n’ont pas а proprement parler un acte d’кtre subsistant, mais existent par l’acte d’кtre des composйs et des subsistants dont elles sont parties, et ainsi sont-elles corrompues par accident, lorsque les composйs sont corrompus. Or, on ne peut pas dire cela de l’вme raisonnable, car il est impossible que ce qui n’a pas d’acte d’кtre par soi opиre par soi. Ainsi, mкme les autres formes n’opиrent pas, mais ce sont les composйs [qui le font] а travers les formes. Or, l’вme raisonnable opиre par soi, а savoir qu’elle intellige, ce qu’elle fait sans l’intermйdiaire d’aucun organe corporel, comme le dйmontre le Philosophe, Sur l’вme, III. En effet, elle ne pourrait connaоtre toutes les formes des choses sensibles si elle n’йtait pas dйpouillйe de toutes les formes sensibles (ou si elle n’йtait pas l’acte de toutes), puisqu’elle ne reзoit rien qu’elle n’ait dйjа. Si l’вme intelligeait par l’intermйdiaire d’un organe, il faudrait donc que toute forme sensible fasse dйfaut а son organe, puisqu’elle peut intelliger toutes les formes sensibles, comme la couleur fait dйfaut а la pupille afin que la vue puisse connaоtre toutes les couleurs. Or, il est impossible qu’il existe un organe corporel auquel fasse dйfaut toute forme sensible.

         Il reste donc que la substance de l’вme intellective soit incorruptible. C’est ainsi que mкme le Philosophe dit, Sur l’вme, I, que «l’intellect semble кtre une substance et ne pas se corrompre».

 

* * *

 

         Or, certains affirment que cet intellect incorruptible existe hors des hommes, en affirmant que l’вme qui fait partie de l’homme est corruptible. Ils affirment que l’intellect sйparй continue de deux maniиres. D’une maniиre, par illumination, selon ceux qui affirment que l’intellect agent est sйparй et incorruptible, mais l’intellect possible, uni et corruptible. D’une autre maniиre, par une continuitй entre l’intellect et les fantasmes, selon ceux qui affirment que l’intellect possible aussi est sйparй et incorruptible.

         Mais la premiиre position est impossible, car, s’il n’y a en nous qu’une puissance matйrielle, la lumiиre de l’intellect agent ne pourra кtre reзue en nous que d’une maniиre matйrielle, puisque ce qui est reзu est reзu selon le mode de ce qui reзoit. Et ainsi, elle ne sera pas reзue de maniиre intelligible, et nous ne pourrons pas intelliger. La seconde position est de mкme impossible, car les fantasmes sont en nous par notre opйration, qui dйcoule de [notre] кtre substantiel. Et ainsi, l’homme n’aura pas un кtre spйcifique par le fait qu’il est raisonnable, puisqu’il n’est raisonnable que par le fait qu’il uni а l’intellect.

         Il reste donc que l’вme humaine elle-mкme, qui est la forme du corps, soit un intellect incorruptible.

         <1> L’вme a besoin de quelque chose de corporel pour son opйration de deux maniиres. D’une maniиre, comme de l’organe par lequel elle opиre, comme elle a besoin de l’њil pour voir ; et ainsi, elle n’a pas besoin d’un organe pour intelliger, comme on l’a dйmontrй. D’une autre maniиre, l’вme a besoin de quelque chose de corporel pour son opйration comme d’un objet, comme pour voir, elle a besoin d’un corps colorй ; et ainsi, pour intelliger, l’вme rationnelle a besoin du fantasme, car «les fantasmes sont comme les sensibles pour l’вme intellective», comme il est dit dans Sur l’вme, III. Or, l’opйration qui a ainsi besoin de quelque chose de corporel, ne peut exister au dйpart sans cette rйalitй corporelle, mais elle le peut par la suite, comme l’вme sensible ne peut avoir aucune opйration sans avoir йtй d’abord mue par les sensibles, qui sont extйrieurs а l’вme, mais, par la suite, il reste l’acte de l’imagination, mкme si les sensibles ont disparu. De mкme, une fois les fantasmes dйtruits, l’opйration intellective peut-elle demeurer dans l’вme intellective.

         <2> Cet argument est une dйmonstration du Philosophe, dans Sur le ciel et le monde, I, oщ il montre que tout ce qui est engendrй est corruptible et a lieu dans les choses qui sont produites et corrompues naturellement, qui, par manque de puissance, ne peuvent avoir toujours existй, ni toujours exister а l’avenir. Mais cela n’a pas lieu dans les choses qui ont йtй produites par crйation, qui reзoivent de Dieu la puissance de toujours exister, par laquelle elles ne peuvent exister avant de l’avoir reзue.

         <3> L’вme communique son acte d’кtre au corps, qui vient а l’вme dans le corps afin que celui-ci puisse subsister, ce qui n’est le cas des autres formes. Et ainsi, l’acte d’кtre mкme de l’вme devient l’acte d’кtre du corps, et cependant demeure, une fois le composй dйtruit.

         <4> Selon son essence, l’вme est forme du corps et, le corps dйtruit, n’est pas dйtruit dans l’вme ce par quoi elle est forme, mais elle cesse seulement d’кtre forme en acte.

 

<Question 4> [Ensuite, on s’interroge sur l’opйration de l’вme]

         Et а ce sujet, deux questions sont posйes. Premiиrement, est-ce que l’вme intellective connaоt tout ce qu’elle connaоt dans la Vйritй premiиre ? Deuxiиmement, est-ce que l’вme sйparйe du corps possиde les actes des puissances sensitives ?

 

<Article 1 [7]> Premiиrement : il semble que l’вme, quoi qu’elle intellige, l’intellige dans la Vйritй premiиre.

         <1> En effet, Augustin dit, Confessions, XII : «Si tous les deux nous voyons que ce que tu dis est vrai, si tous les deux nous voyons qu’est vrai ce que je dis, oщ, je te le demande, le voyons-nous ? Je ne le vois pas en toi et tu le ne le vois pas en moi, mais tous les deux [nous le voyons] dans cette Vйritй immuable qui est au-dessus de nous.» Et ainsi, tout ce que l’вme connaоt de vrai, elle le voit dans la Vйritй premiиre.

         <2> De plus, le vrai ajoute а l’кtre sa manifestation. La Vйritй premiиre est donc ce par quoi toutes choses sont manifestйes. Or, ce par quoi un autre est manifestй doit кtre ce qu’il y a de plus manifeste, comme cela est clair pour les principes dйmonstratifs et de la lumiиre corporelle, par laquelle la vue corporelle voit. La Vйritй premiиre est donc la plus manifeste pour tous les esprits. Et ainsi, tout est connu non seulement par elle, mais en elle.

         Cependant, <1> plusieurs ont une connaissance vraie а partir des premiers principes, qui ne voient rien de la Vйritй premiиre. Tout ce qui est vrai n’est donc pas connu dans la Vйritй premiиre.

         <2> De plus, Augustin dit, dans le livre Sur le libre arbitre, que «personne ne juge de la Vйritй premiиre et que personne ne juge correctement sans elle». Et ainsi, si on ne juge pas d’elle, elle n’est pas connue, et les autres choses [ne le sont pas] en elle.

         Rйponse. Comme le dit une glose sur ce passage d’un psaume : Les vйritйs se sont amoindries, etc., «plusieurs vйritйs se reflиtent dans les esprits des hommes а partir de la Vйritй premiиre, comme, dans un miroir brisй, plusieurs visages d’un homme se reflиtent а partir d’un seul visage». Or, ce reflet de la vйritй existe selon deux choses : selon la lumiиre intellectuelle, dont il est dit dans le psaume : La lumiиre de ton visage a йtй marquйe sur nous, Seigneur (v.g. Ps 88, 16) ; selon les premiers principes naturellement connus, qu’ils soient complexes ou qu’ils soient non complexes. Or, nous ne pouvons rien connaоtre de la vйritй qu’а partir des premiers principes et par la lumiиre intellectuelle, qui ne peuvent manifester la vйritй que pour autant qu’ils sont une similitude de cette Vйritй premiиre, parce qu’ils tiennent aussi d’elle une certaine immuabilitй et une certaine infaillibilitй. Ainsi donc, alors que nous sommes en route (in statu viae), tout n’est pas vu par nous dans la Vйritй premiиre selon son essence, puisqu’elle n’est pas vue par son essence par ceux qui sont en route (viatoribus) ; mais toute vйritй est connue par nous en raison de son image, а savoir, de la vйritй reproduite а partir d’elle.

         Et de lа vient que deux personnes voient la mкme vйritй, pour autant qu’une vйritй est rйflйtйe dans l’esprit des deux а partir de la Vйritй premiиre, et c’est ainsi que doit кtre compris ce que dit Augustin.

         <1> La solution du premier argument est ainsi claire.

         <2> On dit qu’une chose opиre ou meut de deux maniиres. D’une maniиre, comme par un principe formel de l’opйration ou du mouvement, et ainsi, il n’est pas nйcessaire que le mouvement de ce qui meut ou l’opйration de ce qui opиre ait son terme dans ce par quoi ils opиrent : en effet, le feu ne rйchauffe pas la chaleur par laquelle il rйchauffe. D’une autre maniиreh, comme par un instrument, et ainsi le mouvement de ce qui meut trouve son terme dans ce par quoi il meut, comme la main meut la pierre par un bвton et meut le bвton. Ce par quoi nous connaissons comme par un instrument doit donc кtre connu d’abord de nous, et ainsi nous connaissons les conclusions par les principes connus naturellement, auxquels l’intellect agent se compare coomme а des instruments, comme dit le Commentateur, Sur l’вme, III. Or, ce par quoi nous connaissons comme par la forme de celui qui connaоt ne doit pas nйcessairement кtre connu, car l’њil ne voit pas la lumiиre qui fait partie de l’њil, ni l’espиce par laquelle il voit. De la mкme maniиre, il n’est pas nйcessaire que quiconque intellige quelque chose, intellige son propre intellect, par lequel il intellige, ou la lumiиre intelligible.

         Ainsi donc, la Vйritй premiиre reflйtйe dans nos esprits est en partie nйcessairement connue de nous pour que nous connaissions d’autres choses en elles, а savoir, les principes premiers, et en partie elle n’est pas nйcessairement connue, а savoir, pour ce qui est de la lumiиre intellectuelle elle-mкme. Mais la vйritй exemplaire elle-mкme <n’est pas> vue par nous par son essence.

 

<Article 2 [8]> Deuxiиmement : il semble que l’вme sйparйe puisse avoir un acte des puissances sensitives.

         <1> En effet, Cassiodore dit, dans le livre Sur l’вme, que «l’вme sans le corps voit, s’exprime, touche et est dotйe de la puissance des autres sens».

         <2> De plus, en Lc 15, certaines choses sont dites du riche jetй en enfer, qui ne peuvent exister sans l’acte des sens. Or, il est clair que seule l’вme du riche s’y trouvait sans son corps. L’вme peut donc avoir l’opйration des sens sans le corps.

         <3> De plus, une puissance qui n’est pas amenйe а l’acte est inutile. Or, dans l’вme aprиs la mort, les puissances sensitives demeurent. Donc, les actes des sens aussi.

         Cependant, sentir est l’opйration du composй. Le composй dйtruit, [l’opйration] ne peut donc demeurer dans l’вme sйparйe.

         Rйponse. Il est impossible qu’existe dans l’вme sйparйe l’acte d’une puissance sensitive.

         Cela se dйmontre ainsi. L’opйration d’une puissance sensitive se rйalise de la mкme faзon chez l’homme et chez l’animal sans raison. En effet, l’homme voit par l’њil de la mкme maniиre que le cheval. Or, l’acte d’une puissance sensitive chez l’animal sans raison n’est pas le fait de l’вme sensitive par elle-mкme, mais par l’intermйdiaire d’un organe. En effet, si l’вme sensitive avait par soi une opйration chez l’animal sans raison, elle subsisterait par soi, et elle serait ainsi incorruptible, comme on l’a dйmontrй de l’вme raisonnable. Comme cela est inacceptable, il est impossible qu’une puissance sensitive chez l’animal sans raison ou chez l’homme ait son acte propre, mais tous ses actes sont le fait du composй. Ils ne peuvent donc pas demeurer dans l’вme sйparйe.

         Cependant, certains disent que l’вme sensitive a deux actes : l’un, qu’elle exerce par l’intermйdiaire d’un organe, qui ne demeure pas aprиs la mort ; l’autre, qu’elle exerce par elle-mкme, et celui-ci demeure aprиs la mort. Or, cela semble appuyer l’opinion de Platon а propos de l’вme : il disait que l’вme sensitive se meut elle-mкme et ainsi meut le corps, et ainsi, l’opйration par laquelle elle se mouvait elle-mкme lui йtait propre, mais l’autre par laquelle elle mouvait le corps йtait le fait du composй. Pour cette raison, Platon affirmait que mкme les вmes des animaux sans raison йtaient incorruptibles : en effet, cela est une conclusion nйcessaire. Ce que ceux-lа ne concиdent cependant pas.

         <1> Comme les opйrations de la volontй, en raison d’une certaine similitude, portent les noms des passions qui se trouvent dans l’appйtit sensible, de mкme aussi les opйrations de l’intellect portent les noms des opйrations des sens en raison d’une similitude. C’est de cette maniиre que parle Cassiodore.

         <2> Il faut comprendre mйtaphoriquement ces paroles qui sont dites du riche, ou «selon une similitude entre les choses, et non selon les choses elles-mкmes», comme le dit Augustin.

         <3> Selon certains, les puissances sensibles ne demeurent pas en acte dans l’вme sйparйe, mais dans leur racine seulement. Toutefois, si elles demeurent en acte, elles ne seront pas inutiles, mкme si les actes leur font dйfaut : en effet, elles demeurent pour l’intйgritй de la nature, comme les membres de la gйnйration dans les corps de ceux qui ressusciteront.

 

<Question 5> [Sur la grвce]

         Ensuite, onpose des questions sur ce qui concerne la grвce.

         Et а ce sujet, on pose trois questions : premiиrement, а propos du commandement sur l’honneur dы aux parents ; deuxiиmement, а propos du conseil sur le vњu d’obйissance ; troisiиmement, а propos du vњu de continence.

 

<Article 1 [9]> Premiиrement : il semble que celui dont le pиre ne peut кtre entretenu par son fils sans que celui-ci n’ait les fonds pour nourrir son pиre qu’en contractant [mariage], ne soit pas obligй de contracter [mariage] pour nourrir son pиre.

         <1> En effet, comme la charitй est ordonnйe, on est davantage obligй envers soi-mкme qu’envers son pиre. Or, il serait louable que quelqu’un s’expose а la mort pour prйserver sa virginitй. On n’est donc pas obligй de contracter mariage pour sauver la vie de son pиre.

         <2> De plus, un commandement n’est pas contraire а un conseil. Or, la conservation de la virginitй relиve d’un conseil, comme cela est clair d’aprиs 1 Co 7, 25‑40. Selon le commandement d’honorer ses parents, on n’est donc pas obligй а quelque chose qui ferait perdre sa virginitй.

         Cependant, un prйcepte affirmatif oblige pour un lieu et pour un temps. Or, le moment d’observer le commandement d’honorer ses parents, c’est lorsque que ses parents sont dans le besoin. On est donc alors obligй а un tel commandement, et ainsi il semble qu’on soit obligй de contracter mariage, si on ne peut autrement subvenir [aux besoins] de son pиre.

         Rйponse. Le cas proposй ne semble pas кtre facilement possible. En effet, il peut difficilement arriver que quelqu’un ne puisse subvenir aux besoins de ses parents sans contracter mariage, tout au moins en travaillant de ses mains ou en mendiant. Toutefois, si cela arrivait, le mкme jugement vaudrait de la conservation de la virginitй dans cette situation, que des autres њuvres de perfection, comme l’est l’entrйe en religion.

 

* * *

 

         Or, а ce sujet, les opinions divergent.

         En effet, certains disent que, si on a un pиre indigent, on doit lui abandonner ce qu’on a pour subvenir а ses besoins. On peut ainsi entrer lйgitimement en religion, en confiant le soin de ses parents au Pиre cйleste, qui nourrit mкme les oiseaux (Mt 6, 26).

         Mais parce que cette opinion semble кtre trop rude, il semble mieux de dire que soit celui qui a le propos d’entrer en religion voit qu’il peut vivre dans le siиcle sans pйchй mortel, soit [il voit qu’il ne peut pas le faire] facilement. S’il craint pour lui-mкme un danger de pйchй mortel, puisqu’il est davantage tenu de voir au salut de son вme qu’aux besoins corporels de ses parents, il ne doit pas retarder son entrйe en religion pour s’occuper de ses parents. Mais s’il voit qu’il peut vivre dans le siиcle sans pйchй, il semble qu’il faille faire une distinction : si ses parents ne peuvent d’aucune maniиre vivre sans son secours, il est alors tenu de les servir et de reporter les autres њuvres de perfection, et il pйcherait en йcartant [ses parents] ; mais si ses parents peuvent vivre sans son secours d’une certaine maniиre, mais de maniиre non honorable, il n’est pas tenu d’йcarter les њuvres de perfection.

         Il en est autrement de celui qui est dйjа entrй en religion, car, puisqu’il est dйjа mort au monde par sa professsion, il est dйliй de la loi par laquelle il йtait obligй de venir au secours de ses parents pour les choses de ce monde, selon l’enseignement de l’Apфtre, Rm 7. Pour les autres choses spirituelles, par exemple, les priиres et les choses de ce genre, il est obligй de les servir.

 

* * *

 

         Et ce qui a йtй dit de l’entrйe en religion peut aussi кtre dit de l’observance de la viriginitй et des autres њuvres.

         <1> Si quelqu’un n’a pas fait profession de virginitй, il ne devrait pas mourir de faim avant de contracter mariage.

         <2> Rien n’empкche qu’un prйcepte n’aille contre un conseil dans un cas [particulier].

 

<Article 2 [10]> Deuxiиmement : il semble que le religieux qui fait vњu d’obйissance soit tenu d’obйir en tout а son supйrieur, mкme dans les choses indiffйrentes.

         <1> En effet, par le vњu de chastetй, le religieux renonce а tout rapport charnel. Par le vњu d’obйissance, il renonce donc а sa volontй propre en toutes choses.

         <2> De plus, le bienheureux Benoоt dit dans sa Rиgle, que mкme si un supйrieur commande l’impossible, il faut essayer [de le faire]. On est donc bien davantage tenu d’obйir pour les choses indiffйrentes.

         <3> De plus, le vњu d’obйissance se rapporte а l’йtat de perfection. Or, tel ne serait pas le cas si on n’йtait tenu d’obйir que pour ce qui est contenu dans la rиgle, car tout sujet, mкme sйculier, est tenu d’obйir а son supйrieur pour certaines choses qui se rapportent а son droit de supйrieur. Il semble donc que le religieux soit tout simplement tenu d’obйir en toutes choses.

         Cependant, <1> le religieux n’est pas obligй а plus que le sйculier, si ce n’est dans la mesure oщ il s’est obligй par vњu. Or, par le vњu de sa profession, il ne s’est obligй а obйir que selon la rиgle. Il n’est donc pas tenu d’obйir а plus qu’а ce qui tombe sous la rиgle.

         <2> De plus, Bernard dit, dans le livre Sur la dispense et le prйcepte : «Qu’un supйrieur ne m’ordonne rien que je n’aie promis ; qu’il ne m’interdise rien de ce que j’ai promis.»

         Rйponse. А ce sujet, tous sont partiellement d’accord et partiellement en dйsaccord les uns avec les autres.

         En effet, qu’un religieux ne soit pas obligй d’obйir а son supйrieur pour ce qui est contre Dieu ou contre la rиgle (dans les choses pour lesquelles la dispense n’a pas йtй confiйe au supйrieur), tous le disent d’une maniиre gйnйrale. Qu’il ne soit pas obligй d’obйir pour ce qui est plus sйvиre que la rиgle, mais qu’obйir [dans ce cas] relиve d’une obйissance parfaite, tous le disent aussi.

         Mais, а propos de ce qui est indiffйrent et de ce qui est en deзa de la rigueur de la rиgle ou йgal а la rиgle, il existe deux opinions. Certains disent qu’on doit nйcessairement obйir en ces matiиres ; mais d’autres, qu’on n’est pas obligй d’obйir, mais [que le faire relиve] de la perfection. Mкme si ces deux opinions semblent beaucoup diffйrer en paroles, on dйcouvre cependant qu’elles diffиrent peu ou pas du tout en rйalitй. Car il faut comprendre que se rapportent а la rиgle non seulement ce qui est expressйment йcrit dans la rиgle, mais <aussi> ce qui se ramиne а la rиgle de quelque faзon, comme ce qui concerne la recherche de la communautй fraternelle et la punition des fautes, а quoi presque tout ce qui est ainsi indiffйrent peut se ramener. Cependant, s’il existe quelque chose qui ne se ramиne aucunement а la rиgle, ce semble кtre une opinion plus vraie de dire qu’on n’est pas obligй d’obйir en ces matiиres, mais que [cela relиve] de la perfection, comme le dit manifestement Bernard dans le livre Sur la dispense et le prйcepte, et cela, parce que l’obйissance ne s’йtend pas au delа du pouvoir ou du droit de la fonction de supйrieur, laquelle est limitйe selon la rиgle.

         <1> Le vњu de continence concerne un genre d’actes particulier, mais le vњu d’obйissance concerne d’une maniиre gйnйrale tous les actes. Ainsi, si son caractиre gйnйral n’йtait pas prйcisй, il y aurait confusion [des formes] de vie religieuse, car toutes seraient tenues а la mкme chose.

         <2> Il est question de la perfection de l’obйissance.

         <3> Par le vњu d’obйissance, le religieux est soumis а son supйrieur pour l’organisation gйnйrale de sa vie, bien que ce ne soit pas le cas pour tous les actes particuliers. Mais le sйculier est tenu d’obйir а son supйrieur pour certains actes particuliers, et non pour l’organisation gйnйrale de sa vie.

 

<Article 3 [11]> Troisiиmement : il semble qu’aprиs un vњu simple de chastetй, celui qui contracte mariage ne puisse ni rendre ni exiger ce qui est dы.

         <1> En effet, «devant Dieu, le vњu simple n’oblige pas moins que le [vњu] solennel», comme le dit le droit canonique. Or, aprиs avoir prononcй un vњu solennel, on ne peut ni rendre ni exiger ce qui est dы. Pas davantage donc aprиs avoir prononcй un vњu simple.

         <2> De plus, personne n’est excusй d’un pйchй par un pйchй. Or, celui qui contracte [mariage] aprиs un vњu simple pиche la premiиre fois qu’il rend ce qui est dы, car il peut encore accomplir son vњu en entrant en religion. Aprиs l’avoir rendu une fois, il pиche donc а nouveau soit en le rendant, soit en l’exigeant.

         Cependant, l’Йglise ne force personne а pйcher. Or, elle le force а rendre ce qui est dы, mкme aprиs un vњu simple de chastetй. On ne pиche donc pas en rendant ce qui est dы.

         Rйponse. Pour ce qui est de rendre ce qui est dы, tous sont d’accord qu’aprиs un vњu simple de continence, on est tenu de rendre ce qui est dы, car «un vњu simple ne dirime pas un contrat de mariage», et, par le fait qu’un mariage a йtй contractй, «l’homme n’a plus pouvoir sur son corps, mais la femme». Il est donc obligй de rendre ce qui est dы а la femme qui le lui demande. Mais, а propos de la reddition de ce qui est dы, certains disent que, dans la mesure oщ on en a encore la libertй, on est encore tenu d’accomplir le vњu, et ainsi on pиche en demandant ce qui est dы. Mais d’autres disent que s’il apparaоt par des signes que la femme veuille qu’on lui rendre ce qui est dы, bien qu’elle rougisse de le demander, l’homme doit le [lui] demander, mкme aprиs un vњu simple, et surtout s’il craint la chute de son йpouse. Mais cela revient а la mкme chose qu’auparavant, car cela est une demande interprйtative de la part de l’йpouse, et ainsi, en le demandant, le mari rend ce qui est dы. De la sorte, le mariage ne devient pas plus lourd pour l’йpouse, ce qui serait le cas s’il lui fallait toujours faire expressйment cette [demande].

         <1> Du fait que la transgression des deux vњux entraоne la culpabilitй d’un pйchй mortel, on dit que les deux obligent йgalemenet au regard de Dieu. Mais, pour ce qui est de l’empкchement de mariage, les deux n’ont pas la mкme efficacitй. Car, par le vњu solennel, celui qui fait vњu se livre pour ainsi dire au service corporel de Dieu en recevant l’ordre ou en entrant en religion. Or, ce que quelqu’un a donnй une fois а l’un, il ne peut ensuite le donner а un autre. Et c’est pourquoi, aprиs le vњu solennel, on ne peut se livrer au pouvoir d’une йpouse en contractant mariage.

         Mais, dans le vњu simple, il n’y a qu’une promesse. Or, celui qui a promis quelque chose а quelqu’un peut le donner а un autre, bien qu’il ne soit pas fidиle а sa promesse. Et c’est pourquoi celui qui prononce un vњu simple peut par la suite contracter mariage, bien qu’il pиche puisqu’il rend vaine la fidйlitй promise antйrieurement.

         <2> Le premier commerce charnel n’excuse pas du pйchй en tant que pйchй les suivants, par lesquels on rend ce qui est dы, mais pour autant qu’il est un acte qui consomme le mariage.

 

<Question 6> [Sur la faute, qui s’oppose а l’action droite]

         Ensuite, on pose des questions sur ce qui concerne la faute : premiиrement, а propos de la faute qui est contraire а l’action droite ; deuxiиmement, а propos de la faute qui est contraire а la foi droite.

         А propos du premier point, trois questions sont posйes. Premiиrement, а propos de l’acception de personnes, est-ce que celui qui honore un riche а cause de ses richesses, pиche ? Deuxiиmement, а propos du mйpris de la renommйe, est-ce qu’on pиche en ne repoussant pas la mauvaise renommйe ? Troisiиmement, а propos du caractиre prйcieux des vкtements, est-ce qu’il s’agit toujours d’un pйchй ?

 

<Article1 [22]> Premiиrement : il semble que celui qui honore un riche а cause de ses richesses, pиche ?

         <1> En effet, ainsi parle la Glose а propos de Jc 2, 2: Si [un homme portant des bagues d’or] entre dans votre assemblйe, etc. : «Le monde rejette le pauvre, mais fait honneur au riche ; mais la foi au Christ fait le contraire.» Or, agir contre la foi au Christ est un pйchй. Honorer les riches а cause de leurs richesses est donc un pйchй.

         <2> De plus, selon le Philosophe, Йthique, I, l’honneur est dы aux choses divines. Or, chez le riche, il n’y a rien de divin а cause de ses richesses. L’honneur ne lui est donc pas dы а cause de ses richesses.

         <3> De plus, on conclut des paroles du Philosophe, Йthique, I, que «l’honneur est une manifestation de rйvйrence en tйmoignage а la vertu». Mais parfois un riche n’est pas vertueux. Puisque rendre un faux tйmoignage est pйchй, ce qu’on ne doit pas faire afin d’йviter un scandale, il semble donc que, pour йviter aussi un scandale, le riche ne doive pas non plus кtre honorй а cause de ses richesses.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit la glose d’Augustin sur Jc 2, 2 : Si un homme entre : «S’il parle des rencontres quotidiennes, qui ne pиche pas ici ? Cependant, on ne pиche que si, par devers soi, on juge qu’il est d’autant meilleur qu’il est plus riche.» Or, en honorant un riche par des honneurs extйrieurs, on ne juge pas toujours qu’il est meilleur. On ne pиche donc pas toujours [en manifestant des honneurs extйrieurs а un riche].

         Rйponse. L’acception de personnes s’oppose а l’acception d’une cause. En effet, l’acception d’une cause consiste а se former un jugement а partir de ce qui se rapporte а la cause, ce qui est louable ; mais accepter une personne consiste а se former un jugement а partir de la condition d’une personne qui n’a pas de rapport а la cause, ce qui est vicieux. Ainsi, il arrive que, а partir de la considйration de la condition d’une personne, on porte parfois un jugement juste, mais parfois qu’il s’agisse d’acception de personnes, comme si, dans une controverse, on tranchait en faveur de celui qui est le plus instruit, il y aurait acception de personnes ; mais si, а partir d’une telle considйration, on le prйfиrait а un autre pour l’obtention de la licence [d’enseigner], il ne s’agirait pas d’acception de personnes.

         Si donc l’honneur est manifestй а un riche а cause de ses richesses, [honneur] auquel [les richesses] contribuent, il ne s’agira pas d’acception de personnes ; mais cela en sera une si les richesses n’y contribuent en rien. Or, il existe un double honneur. L’un qui est dы а quelqu’un en raison de lui-mкme, pour sa propre vertu, comme un compliment, l’imitation et les choses de ce genre. А cet honneur, les richesses n’apportent rien, de sorte que si un tel honneur est manifestй а quelqu’un а cause de ses richesses, il s’agira d’acception de personnes. C’est ainsi que Maxime Valиre dit que «les honneurs qui sont dus а la vertu, comme les triomphes et les autres choses de ce genre, ne pouvaient кtre achetйs par aucun argent chez les anciens Romains». Un autre honneur est dы а quelqu’un en raison de l’йtat qu’il occupe dans la communautй. Ainsi, c’est la communautй qui est honorйe dans le personnage, et, pour cette raison, les rois, les dirigeants et les personnes de ce genre sont honorйs, selon ce que dit 1 P 2, 13 : Honorez le roi. Et parce que, dans une communautй terrestre, les riches occupent un йtat plus йlevй, c’est la raison pour laquelle, comme le dit Augustin dans le livre sur La citй de Dieu, «les citoyens de la Jйrusalem cйleste, comme s’ils marchaient dans Babylone, doivent, suivre la coutume de ceux parmi qui ils vivent pour ce qui n’est pas contraire а Dieu». Et ainsi [doivent-ils] aussi honorer les riches, mais seulement pour les honneurs qui se rapportent aux rapports extйrieurs.

         <1> Pour ce qui se rapporte а la foi au Christ, comme c’est le cas pour l’administration des sacrements et des choses de ce genre, ce serait un pйchй de prйfйrer les riches aux pauvres ; mais, pour ce qu’exigent les rapports avec le monde, il faut suivre la coutume du monde.

         <2> Mкme les richesses, pour autant qu’elles sont un bien, sont quelque chose de divin, et principalement parce qu’elles donnent la capacitй de faire beaucoup de bien.

         <3> Cet argument porte sur l’honneur qui est manifestй а quelqu’un en raison de lui-mкme.

 

<Article 2 [13]> Deuxiиmement : il semble qu’on pиche en ne repoussant pas la mauvaise renommйe.

         <1> En effet, on dit que celui qui nйglige sa rйputation est cruel. Or, la cruautй est un pйchй. C’est donc un pйchй de ne pas rйsister а la mauvaise renommйe.

         <2> De plus, il est dit en Si 17, 12 : Il a donnй а chacun des commandements а l’йgard de son prochain, а savoir, de lui кtre utile par l’exemple et par la parole. Or, cela est empкchй par la mauvaise renommйe. Tous sont donc tenus de repousser la mauvaise renommйe.

         Cependant, s’oppose а cela que mйpriser la mauvaise renommйe est un acte d’humilitй. Ainsi, dans les Vies des pиres, on lit que beaucoup de saints pиres supportaient leur mauvaise renommйe sans la repousser. Ce n’est donc pas un pйchй [de ne pas repousser la mauvaise renommйe].

         Rйponse. Les deux choses, а savoir, le mйpris et le dйsir de renommйe, peuvent кtre louables et vicieuses. En effet, la renommйe n’est pas nйcessaire а l’homme pour lui-mкme, mais pour l’йdification du prochain. Dйsirer une [bonne] renommйe а cause du prochain relиve donc de la charitй, mais la dйsirer pour soi-mкme relиve de la vaine gloire ; et inversement, le mйpris de la renommйe pour soi-mкme relиve de l’humilitй, mais, en raison du prochain, de l’apathie et de la cruautй. Ceux donc а qui il incombe de pourvoir au salut des autres en raison de leur fonction ou de leur йtat de perfection, pиchent s’ils ne repoussent pas leur mauvaise renommйe dans la mesure du possible ; mais les autres, а qui s’impose plutфt de voir а leur propre salut, peuvent, en sauvegardant leur humilitй, mйpriser la bonne ou la mauvaise renommйe. Mais, comme la mauvaise renommй est repoussйe de deux maniиres, en enlevant l’occasion et en rйprimant la langue des dйtracteurs, tous sont tenus d’йviter la mauvaise renommйe de la premiиre maniиre, autrement cela ne pourrait se passer sans scandale actif, ce qui est toujours un pйchй. Mais ils n’y sont tenus de la seconde maniиre que dans la mesure oщ l’on doit voir au salut des proches.

         Et c’est ce que Grйgoire dit dans sa neuviиme homйlie sur Ezйchiel : «Nous ne devons pas exciter les langues des dйtracteurs de crainte qu’ils ne pйrissent ; de mкme, devons-nous supporter avec patience celles qui sont excitйes par leur propre malice afin que croisse notre mйrite. Nous devons aussi parfois les rйprimer, de crainte qu’ils ne diffusent de mauvaises choses а notre sujet et ne corrompent les cњurs des innocents qui auraient pu nous йcouter en vue du bien.» Et plus loin : «En effet, ceux dont la vie doit кtre donnйe en exemple pour qu’on l’imite doivent, s’ils le peuvent, rйprimer les paroles de ceux qui les dйtractent, de crainte que ceux qui auraient pu йcouter leur prйdication ne l’йcoutent pas et, en demeurant dans une mauvaise vie, mйprisent de bien vivre.»

         Et par cela, la solution aux objections est claire.

 

<Article 3 [14]> Troisiиmement : il semble qu’utiliser des vкtements prйcieux soit toujours pйchй.

         <1> En effet, tout ce qui est fait par vaine gloire est pйchй. Or, les vкtements prйcieux ne sont portйs que par vaine gloire. Aussi Grйgoire dit-il, dans son homйlie sur le riche convive : «Personne ne recherche les vкtements prйcieux que par vaine gloire, а savoir, afin d’кtre considйrй comme plus honorable que les autres. Que l’on recherche un vкtement prйcieux pour vaine gloire seulement, les faits en sont tйmoins : personne ne veut revкtir des vкtements prйcieux lа oщ il ne peut кtre vu des autres.» L’usage de vкtements prйcieux est donc toujours un pйchй.

         <2> De plus, а propos de 1 Tm 6, 8 : Contentons-nous d’avoir la nourriture et le vкtement, la Glose dit : «Ce qui vient en plus vient du malin.» Or, le caractиre prйcieux des vкtements vient en plus. C’est donc un pйchй.

         Cependant, <1> s’oppose а cela ce que Sйnиque dit а une reine : «Porte des vкtements dйlicats, non pour toi-mкme, mais pour que la dignitй royale ne soit pas abaissйe.»

         <2> De plus, а propos de 1 Tm 2, 9 [dit] : Non pas avec des coiffures torsadйes, avec de l’or, des bijoux ou un vкtement prйcieux, la Glose [dit] : «Au delа de sa condition.» Et ainsi, si l’on utilise des vкtements prйcieux selon sa condition, on ne pиche pas.

         Rйponse. Il faut parler ici autrement d’un personnage public et d’une personne privйe.

         Car, chez le personnage public, on considиre tant l’йtat de la dignitй que la condition de sa propre personne. А leur propos, on doit trouver deux choses, de crainte que l’autoritй de la dignitй ne vienne а кtre mйprisйe et que lui-mкme ne soit entraоnй а l’orgueil. Les deux choses peuvent donc кtre louables chez lui : qu’il utilise des [vкtements] prйcieux en vue de susciter la rйvйrence envers son autoritй, et qu’il utilise des [vкtements] vils en raison de sa propre humilitй, de telle sorte cependant que ce qui est fait pour prйserver son autoritй ne tourne а l’orgueil, et qu’«en observant une trop grande humilitй, l’autoritй [nйcessaire pour] rйgner ne soit mise en piиces», comme le dit Augustin. Pour cette raison, le prкtre utilise louablement des vкtements prйcieux lors de l’office divin par rйvйrence pour le culte divin, et il s’en abstient louablement par humilitй dans certaines formes de vie religieuse.

         Pour ce qui est la personne privйe, il est vertueux qu’en raison de sa propre humilitй, elle utilise des vкtements mкme plus abjects que son propre йtat ne l’exige. Aussi Grйgoire dit-il dans l’homйlie mentionnйe : «Si le caractиre abject d’un vкtement vil n’йtait pas une vertu, l’йvangйliste ne dirait pas avec soin а propos de Jean qu’“il йtait vкtu de poil de chameau”.» Mais il lui est permis d’utiliser des [vкtements] prйcieux selon la condition de sa propre personne ; ce serait toutefois un pйchй de dйpasser sa propre condition. Cependant, puisqu’on parle de ce qui est prйcieux d’une maniиre relative, comme de ce qui est grand, puisque ce qui est prйcieux pour l’un n’est pas prйcieux pour l’autre, le caractиre prйcieux des vкtements donne toujours l’impression de dйpasser sa propre condition, et ainsi il est toujours pйchй d’utiliser des vкtements prйcieux. C’est ainsi que parle Grйgoire.

         <1> La rйponse au premier argument est ainsi claire.

         <2> Dans la nourriture et le vкtement, est compris tout ce qui nous est nйcessaire selon ce qui convient а notre йtat.

 

<Question 7> [Sur la faute qui est contraire а la foi droite]

         Ensuite, on s’interroge sur la faute qui est contraire а la foi droite.

         Et а ce propos, deux questions sont posйes. Premiиrement, est-ce qu’il faut avoir des rapports avec les hйrйtiques ? Deuxiиmement, est-ce que ceux qui reviennent а l’Йglise doivent кtre accueillis ?

 

<Article 1 [15]> Premiиrement : il semble qu’il ne faille pas avoir de rapports avec les hйrйtiques.

         <1> En effet, il est dit en Mt 3, 39, dans la parabole sur l’ivraie, que le maоtre dit aux moissonneurs : Laissez-les croоtre jusqu’а la moisson. Or, la moisson est «la consommation du siиcle», comme il est dit au mкme endroit. Puisqu’on entend par l’ivraie les hйrйtiques, il semble que les hйrйtiques ne doivent pas кtre sйparйs de la communion des fidиles avant le jour du jugement.

         <2> De plus, il semble que les dirigeants qui tuent les hйrйtiques agissent а l’encontre de ce prйcepte du Seigneur.

         Cependant, s’oppose а cela ce qui est dit en 2 Co 6, 17 : Sortez du milieu d’eux et tenez-vous а l’йcart, et [Paul] parle des infidиles, ce qui est йvident par ce qu’il avait dit auparavant : Ne portez pas le joug avec les infidиles (2 Co 6, 14). Il ne faut donc pas avoir de rapport avec les hйrйtiques.

         Rйponse. Il ne faut pas avoir de rapport avec les hйrйtiques pour deux raisons.

         L’une, en raison de l’excommunication, car, puisqu’ils sont excommuniйs, il ne faut pas avoir de rapport avec eux, comme c’est le cas pour les autres excommuuniйs.

         L’autre, spйcialement а cause de l’hйrйsie. Premiиrement, а cause du danger que leur comportement ne nous corrompe, selon ce que dit 1 Co 15, 33 : Les mauvaises conversations corrompent les bonnes mњurs. Deuxiиmement, afin que nous ne semblions pas non plus donner un quelconque assentiment а leur enseignement dйvoyй. Ainsi, il est dit dans la deuxiиme lettre canonique de Jean, 10 : Si quelqu’un vient vers vous et n’a pas cet enseignement, ne l’accueillez pas dans votre maison et ne le saluez pas. En effet, celui qui salue participe aux њuvres du malin (2 Jn 10‑11) А propos de ce passage, une glose dit : «Par le fait de lui parler, on montre qu’on est en communion avec lui ; autrement, il s’agit d’une simulation, qui n’a pas sa place chez les chrйtiens.» Troisiиmement, afin que ne soit pas donnйe d’occasion d’erreur du fait de notre familiaritй. Ainsi, sur le mкme passage, une autre glose dit : «Et mкme si vous n’кtes pas vous-mкmes trompйs, d’autres peut-кtre pourraient кtre trompйs par votre familiaritй : ils croiraient que ceux-lа vous plaisent, et ainsi ils les croiraient.» Aussi une autre glose sur le mкme passage dit-elle : «Tant les apфtres que les disciples portaient un tel soin en matiиre de religion, qu’ils ne supportaient pas mкme d’кtre en communion par la parole avec ceux qui s’йtaient йcartйs de la vйritй.» Toutefois, cela doit s’entendre : exceptй si nous parlons avec l’un d’eux en vue de son salut.

         <1> Dans ce commandement, on comprend une double condition du maоtre.

         L’une, en interprйtant le commandement de la sйparation universelle des mйchants par rapport aux bons. On saisit cela par la question mкme des moissonneurs, qui disent : Veux-tu que nous allions les ramasser ? En effet, cela ne se produira pas avant le jour du jugement.

         La seconde, en interprйtant le prйcepte du moment oщ les mauvais ne peuvent pas кtre arrachйs sans danger pour les bons. Et cela est clair par la rйponse du maоtre, qui dit : Non, de crainte qu’en arrachant l’ivraie, vous n’arrachiez en mкme temps le blй avec eux. Ce qui pourrait se produire de trois faзons. Premiиrement, si quelqu’un йtait йcartй avant que sa malice ne soit dйmontrйe, comme dit la Glose que «le Seigneur nous avertit de ne pas juger d’une maniиre ambiguл». Deuxiиmement, s’il n’йtait pas obstinй dans sa malice ; ainsi, personne n’est excommuniй qu’en raison de son obstination. Aussi la Glose dit-elle au mкme endroit : «Nous sommes avertis de ne pas amputer immйdiatement, car celui qui erre aujourd’jui dйfendra peut-кtre la vйritй demain.» C’est pourquoi il est dit dans le dernier chapitre de Tite : Йvite l’hйrйtique aprиs une premiиre et une seconde correction (Tt 3, 10). Troisiиmement, si les bons sont entremкlйs avec les mйchants. Pour cette raison, une glose d’Augustin dit en cet endroit que «la multitude ne doit pas кtre excommuniйe ni les dirigeants du peuple».

         Une fois cela йcartй, les mйchants doivent кtre йloignйs, selon ce que dit 1 Co 5, 12 : Йloignez de vous le mйchant.

         <2> Et par cela, la solution du deuxiиme argument est claire.

 

<Article 2 [16]> Deuxiиmement : il semble que les hйrйtiques qui reviennent а l’Йglise ne doivent pas кtre accueillis.

         En effet, ils ont pйchй contre la foi, qui est le fondement de l’Йglise. C’est pourquoi, il ne faut pas construire sur eux en construisant l’Йglise. Ils ne doivent donc pas кtre accueillis par l’Йglise.

         Cependant, s’oppose а cela que l’Йglise ne doit fermer а personne le bercail, comme le Christ qui dit de lui-mкme : Celui qui vient а moi, je ne le jetterai pas dehors, Jn 6, 37.

         Rйponse. Aussi longtemps que dure l’йtat de cette vie, l’homme ne peut кtre entiиrement obstinй dans le pйchй. En effet, cela existera chez les damnйs aprиs la mort. C’est pourquoi, aussi longtemps qu’on vit dans cette vie, il reste а tous un «lieu de pйnitence», et tous, autant qu’ils aient fautй pour ce qui est des mњurs ou de la foi, doivent кtre accueillis par l’Йglise а la pйnitence : dire le contraire est l’hйrйsie des novatiens. Cependant, il n’est pas nйcessaire qu’ils soient accueillis en vue d’une dignitй, а moins qu’une dispense ne soit accordйe а certains par misйricorde, principalement pour le bien de la paix ou pour un autre fruit qui en est espйrй.

         <1> Aussi longtemps qu’il n’a pas le fondement de la foi, il ne peut кtre accueilli par l’Йglise ; mais, aprиs qu’il commence а l’avoir suite а sa conversion, il doit кtre accueilli.

 

<Question 8> [Sur la gloire]

 

<Article unique [17]> Ensuite, on demande, а propos de ce qui concerne la gloire, а savoir, la vision de Dieu dans la patri, si un intellect crйй peut voir Dieu par son essence.

         Et il semble que non.

         <1> En effet, il existe une certaine proportion entre l’intelligence et ce qui est intelligible. Or, il n’y a aucune proportion entre l’intellect crйй et l’essence divine, puisque la distance entre eux est infinie. L’intellect crйй ne peut donc pas voir l’essence divine.

         <2> De plus, il existe une plus grande distance entre l’esprit incrйй et l’intellect crйй qu’entre l’esprit crйй et le sens. Or, le sens ne peut connaоtre l’esprit crйй. L’intellect non plus ne peut donc [connaоtre] l’esprit incrйй.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit une glose de Grйgoire а propos d’Ex 23, 20 : L’homme ne vivra pas aprиs m’avoir vu : «Certains ont dit que Dieu est vu dans son йclat dans ce pays de la bйatitude, mais qu’on ne le voit pas du tout dans sa nature. La moindre finesse dans la recherche leur a manquй. En effet, son йclat ou sa nature ne sont rien d’autre que son essence simple et immuable, car sa nature est son йclat et son йclat est sa nature.» Et ainsi, l’essence [de Dieu] sera vue par les bienheureux.

         Rйponse. Il est nйcessaire d’affirmer que l’essence divine est vue par les bienheureux.

         En effet, la bйatitude est l’ultime perfection de la nature raisonnable. Or, rien n’est ultimement parfait sans atteindre а son principe selon son mode. Je dis cela parce qu’on atteint ce principe qu’est Dieu de deux maniиres. D’une maniиre, par une similitude, qui est commune а toute crйature, laquelle possиde autant de perfection qu’elle en obtient par sa similitude avec Dieu. D’une autre maniиre, par une opйration (en laissant de cфtй ce mode qui est propre au Christ : l’unitй de personne). Je dis : par une opйration, pour autant que la crйature raisonnable connaоt et aime Dieu. Et parce que l’вme a йtй crййe immйdiatement par Dieu, elle ne pourra кtre bienheureuse que si elle voit Dieu de maniиre immйdiate, c’est-а-dire sans un intermйdiaire qui soit une similitude de la rйalitй connue, comme l’espиce visible se trouve dans l’њil ou dans le miroir, mais non sans le moyen d’une lumiиre qui conforte l’intellect, qui est la lumiиre de la gloire, dont il est dit dans le psaume : Dans ta lumiиre, nous verrons la lumiиre (Ps 35, 10). Or, cela, c’est voir Dieu par son essence.

         Ainsi, nous affirmons que la bйatitude de la crйature raisonnable consiste en ce qu’elle verra Dieu par son essence, comme les philosophes qui ont affirmй que nos вmes dйcoulent de l’intelligence agente, ont affirmй que l’ultime fйlicitй de l’homme consiste dans le contact de notre intellect avec celle-ci.

         <1> On parle de proportion de deux maniиres. D’une maniиre, au sens propre, selon laquelle elle comporte un dйpassement dйterminй. Et ainsi, une proportion est nйcessaire entre l’intellect et l’intelligible pour qu’il y ait une connaissance comportant «comprйhension» (comprehensio), maniиre selon laquelle l’essence divine ne sera jamais vue par un intellect crйй. D’une autre maniиre, on en parle d’une maniиre gйnйrale, comme de tout rapport. Et ainsi, l’infini peut avoir une proportion avec le fini, s’il est la perfection de celui-ci ou s’il a un autre rapport avec lui. Et une telle proportion suffit pour que notre intellect voie l’essence divine en l’atteignant, mais non en le «comprenant» (comprehendendo).

         <2> Cette objection vient de la distance selon ce qui est propre а la nature, et non selon la connaissance, car l’esprit crйй n’est pas sensible, mais l’esprit incrйй est intelligible.

 

 

QUODLIBET 11 : [Sur Dieu, les anges et les hommes]

 

         On a posй des questions sur Dieu, les anges et les hommes.

         А propos de Dieu, on a posй des questions sur son immensitй, sa connaissance et la prйdestination.

 

<Question 1> [Sur Dieu : son immensitй]

 

<Article unique [1]> А propos de l’immensitй de Dieu, on a demandй s’il est propre а Dieu d’кtre partout.

         On montrait que non.

         <1> En effet, le nombre se trouve dans les choses dйnombrйes. Or, il est clair que toutes les parties de l’univers sont dйnombrйes. Le nombre se trouve donc dans toutes les parties de l’univers, et il semble ainsi qu’il soit partout. Il n’appartient donc pas а Dieu seul d’кtre partout.

         <2> De plus, l’universel est ce qui se trouve partout et toujours. Or, l’universel n’est pas ce qu’est Dieu. Il n’est donc pas propre а Dieu seul d’кtre partout et toujours.

         <3> De plus, la substance spirituelle dйpasse la [substance] corporelle. Or, «кtre partout» se rapporte а la substance corporelle, car on ne peut assigner de lieu qu’aux seules choses corporelles. А bien plus forte raison donc, «кtre partout» se rapporte aux substances spirituelles, et ainsi il semble qu’il ne soit pas propre а Dieu seul d’кtre partout.

         <4> De plus, un roi terrestre est digne d’йloge du fait qu’il puisse gouverner son rиgne mкme en son absence. Or, Dieu est plus digne d’йloge que tout roi. Il semble donc qu’il lui convienne aussi pour sa louange de gouverner tout l’univers ou certaines parties [de celui-ci] en son absence. Et ainsi, il ne semble pas qu’il soit propre а Dieu d’кtre partout.

         <5> De plus, il est certain qu’on dit que certaines choses sont proches de Dieu et d’autres, йloignйes, et que plus elles sont йloignйes, plus elles sont corruptibles. Or, on ne pourrait dire que certaines choses sont proches et d’autres йloignйes de Dieu si Dieu йtait partout. Il semble donc que Dieu ne soit pas partout.

         <6> De plus, а supposer que toute la machine du monde serait un seul corps continu, il est certain que ce corps serait partout. Il n’est donc pas propre а Dieu seul d’кtre partout.

         Cependant, Ambroise dйmontre que l’Esprit Saint est Dieu parce qu’il est partout. Or, s’il n’йtait pas propre а Dieu d’кtre partout, l’argumentation d’Ambroise n’aurait pas de valeur. Puis donc qu’une argumentation comme celle-lа vaut, il semble qu’il soit propre а Dieu seul d’кtre partout.

         Rйponse. On dit que les choses spirituelles sont dans un lieu, non pas par un contact relevant de l’йtendue, mais par [le contact de] leur puissance, et ainsi, selon la raison de la puissance de toute chose spirituelle, il nous faut parler du lieu dans lequel elle est. Or, la puissance de Dieu est infinie, et son infinitй apparaоt sur deux points. Premiиrement, parce qu’il dйpasse non seulement les crйatures qui existent, ont existй et existeront, mais aussi toutes celles qui peuvent кtre imaginйes. Dieu n’est donc pas seulement dans celles qui existent, ont existй et existeront, mais aussi dans toutes celles dont on peut imaginer qu’elles existent. Deuxiиmement, parce que la puissance de Dieu opиre en mкme temps et d’un coup en toutes, et en mкme temps et dans chacune selon le mode propre des choses. Et ainsi, entendu au sens propre, кtre partout convient а Dieu seul, mais il convient de maniиre impropre а d’autres choses d’кtre partout.

         Ainsi se distinguent le mode selon lequel Dieu est partout et [celui] selon lequel il convient а d’autres choses d’кtre partout. Car on dit des choses de ce genre qu’elles sont partout parce qu’elles sont seulement dans celles qui existent prйsentement. Mais Dieu est non seulement dans les choses qui existent, mais aussi dans celles qui sont imaginйes, dans les choses passйes et dans les choses futures. De mкme, les autres choses ne sont pas partout comme dans un seul lieu, mais comme dans divers lieux ; mais Dieu est partout de telle maniиre qu’il est dans chaque chose et dans l’ensemble, parce que sa puissance agit non seulement sur ce qui est commun dans l’univers, mais aussi sur ce qui est propre а chaque chose particuliиre. C’est pourquoi il est en toutes choses comme dans un seul lieu et comme dans plusieurs, ce en quoi кtre partout consiste au sens propre.

         Ainsi, puisque Dieu seul est partout de cette maniиre, il appartient а Dieu seul d’кtre partout.

         <1> Le nombre n’est pas dans les choses dйnombrйes comme dans un lieu, mais comme un accident dans un sujet. De plus, un nombre, bien qu’il soit dans toutes les choses dйnombrйes comme par une existence unique, n’est cependant pas dans toutes les parties, car toutes les parties ne sont pas dйnombrйes par le mкme nombre. De plus, un nombre n’est pas tout а fait unique, mais une certaine multitude. Mais Dieu est dans les choses par sa puissance et opиre en chaque chose, comme on l’a dit.

         <2> On dit que l’universel est partout et toujours plutфt par nйgation que par affirmation. En effet, on ne dit pas qu’il est partout et toujours du fait qu’il est en tout lieu et en tout temps, mais parce qu’il est abstrait de ce qui dйtermine un lieu et un temps dйterminйs. De plus, les choses universelles ne sont pas subsistantes.

         <3> La substance spirituelle dйpasse la [substance] corporelle par un dйpassement dans la dignitй de la nature, mais non par la puissance de son action. Bien plus, nous voyons que beaucoup de substances spirituelles possиdent des corps dйterminйs dans lesquels elles opиrent, comme l’вme raisonnable [possиde] un corps humain. Et ainsi, [l’argument] ne vaut pas.

         <4> Ne pas кtre partout dans le royaume relиve de l’insuffisance d’un roi terrestre, en raison du caractиre circonscrit de sa substance. Mais Dieu, puisqu’il n’est pas circonscrit, est partout. Et cependant, s’il n’йtait pas partout, il gouvernerait nйanmoins toutes choses par sa justice. Ainsi, chez le roi humain, le fait de ne pas кtre prйsent vient d’une insuffisance, mais il est digne d’йloge de gouverner en son absence. Mais Dieu est partout et gouverne toutes choses.

         <5> Cette distance et cette proximitй des crйatures par rapport а Dieu ne vient pas du lieu, mais de la similitude et de la dissimilitude, car on dit que ce qui ressemble davantage а Dieu en est plus proche, mais que ce qui s’йloigne davantage d’une similitude par rapport а lui en est йloignй.

         <6> А supposer que toute la machine du monde serait un seul corps, on ne pourrait cependant imaginer pour autant qu’elle serait partout, mais dans un seul lieu seulement, parce qu’alors ce dans quoi elle serait serait conзu comme un seul lieu. Et ainsi, elle ne serait pas en contact avec chaque chose particuliиre, ce que comporte dans sa raison le fait d’кtre partout.

 

<Question 2> [Sur Dieu : а propos de sa connaissance]

 

<Article unique [2]> А propos de la connaissance de Dieu, on demandait si Dieu connaоt le mal par le bien.

         Et il semble que non.

         <1> En effet, connaоtre une chose par une autre relиve d’une dйficience de la connaissance. Or, dans la connaissance divine, il ne peut exister aucune dйficience. Il semble donc que Dieu ne connaisse pas le mal par le bien.

         <2> De plus, connaоtre une chose par une autre, c’est raisonner en connaissant. Or, dans la connaissance divine, il n’y a pas de raisonnement. Puisque connaоtre le mal par le bien, c’est connaоtre une chose par une autre, il semble donc que Dieu ne connaisse pas le mal par le bien.

         <3> De plus, tout ce que Dieu connaоt, il le connaоt par son essence. Or, «le mal n’est pas un effet de l’essence divine, et il n’en est pas non plus l’opposй», comme le dit Augustin. Il semble donc que Dieu ne connaisance pas le mal par le bien.

         <4> De plus, le Philosophe dit, Sur l’вme, III, que «l’intellect qui est toujours en acte ne connaоtra pas la privation». Or, l’intellect divin est toujours en acte. Donc, etc.

         <5> De plus, tout ce qui est connu est connu par une similitude qui existe dans celui qui connaоt. Or, le mal n’a pas de similitude en Dieu. Dieu ne connaоt donc pas le mal par quelque chose de bon qui existe en lui.

         Cependant, s’oppose а cela ce que dit Augustin, que «le mal est connu pour autant qu’il s’oppose au bien».

         Rйponse. La connaissance propre de chaque chose se fait selon qu’elle est connue par sa propre raison. Or, parmi les choses connaissables, il y en a qui ont leur propre raison absolue, comme l’homme et la pierre, dont la raison propre ne dйpend pas d’une autre. Mais il y en a qui n’ont pas leur propre raison absolue, mais [une raison] dйpendant d’une autre, comme sont les choses relatives, privatives et nйgatives, dont la raison dйpend de l’ordre qu’elles ont par rapport а d’autres choses, car la raison de la cйcitй n’est pas absolue, mais dйpendante, pour autant qu’elle a un ordre par rapport а la vision, dont elle prive.

         Puisque Dieu connaоt toutes choses selon leurs raisons propres, je dis qu’il connaоt de maniиre absolue les choses dont la raison est absolue et ne vient pas de quelque chose d’autre, mais qu’il connaоt les choses dont la raison est dйpendante et ordonnйe par rapport а autre chose selon qu’elles ont un ordre par rapport choses dont elles dйpendent.

         Puisque que la raison de mal n’est pas absolue mais dйpendante, pour autant qu’elle s’oppose а un bien crйй, [Dieu] connaоt donc le mal selon l’ordre que [le mal] entretient avec le bien, а savoir, selon qu’il s’oppose au bien lui-mкme.

         <1> Dans les choses qui ont une raison absolue, c’est une dйficience de la connaissance de connaоtre une chose par une autre, mais non pas dans les choses dont la raison se prend par rapport а autre chose, comme on l’a dit.

         <2> La connaissance par raisonnement consiste а connaоtre ce qui est connu par une autre chose connue absolument. Or, connaоtre une chose par une autre chose connue а laquelle elle est ordonnйe, ce n’est pas raisonner en connaissant. Et le mal est connu de cette faзon.

         <3> Bien que le mal ne soit pas opposй а l’essence divine, il est cependant opposй а l’effet de l’essence divine, car le bien incrйй n’a pas de mal qui lui soit opposй, mais le mal est opposй aux effets bons qui sont causйs par le bien incrйй. Et il est connu pour autant qu’il s’oppose а ces effets.

         <4> Cela a lieu dans l’intellect qui connaоt les choses par comparaison et par leurs espиces. Or, ce mode de connaissance n’existe pas en Dieu, qui connaоt toutes choses par son essence.

         <5> Bien que le mal n’ait pas de similitude en Dieu, cependant l’opposй du mal, а savoir, le bien crйй, a une similitude en Dieu comme dans sa cause. Et ainsi, [Dieu] connaоt le bien par lui-mкme, mais le mal par le bien.

 

<Question 3> [Sur la prйdestination]

 

<Article unque [3]> А propos de la prйdestination, on demandait si la prйdestination impose une nйcessitй.

         Et on montrait que oui.

         <1> En effet, il est certain que le prйdestinй est assurйment sauvй. Or, cela ne serait pas le cas s’il n’йtait pas nйcessaire que le prйdestinй fыt sauvй. Il semble donc que la prйdestination impose une nйcessitй.

         <2> De plus, Rm 9, 16 dit : Cela n’est pas au pouvoir de celui qui veut ou qui court, mais de Dieu misйricordieux. Il semble donc que tout ce que l’homme possиde du salut vienne de la seule prйdestination divine et de personne d’autre. Et ainsi, [la prйdestination] semble imposer une nйcessitй.

         Cependant, Augustin dit : «Celui qui t’a crйй sans toi ne te justifiera pas sans toi.»

         Rйponse. La prйdestination comporte une certitude, et cependant elle n’impose pas de nйcessitй. Mais, dans la prйdestination, il faut considйrer trois choses, dont deux sont prйsupposйes par la prйdestination, а savoir, la prescience et l’amour de Dieu, c’est-а-dire la volontй par laquelle il veut qu’un prйdestinй soit sauvй, et la troisiиme est la prйdestination elle-mкme, qui n’est rien d’autre que l’acheminement vers la fin que Dieu veut pour la chose orientйe. Or, chacune de ces trois choses comporte une certitude, et cependant elle n’impose pas de nйcessitй.

         Que la prйdestination divine comporte une certitude, cela est clair. En effet, Dieu connaоt les choses sous un mode plus noble que nous les connaissons. Car notre connaissance se rйalise dans le temps : c’est pourquoi notre regard considиre les choses selon la raison de temps, а savoir, [selon la raison] de prйsent, de passй et de futur, de sorte qu’elle connaоt ce qui est passй comme passй, ce qui est prйsent comme prйsent, ce qui est futur comme futur, et cela, naturellement. Mais la connaissance divine est au dessus du temps et n’est mesurйe que par l’йternitй. C’est pourquoi elle ne connaоt pas <les choses> en tant qu’elles existent dans le temps, mais en tant qu’elles existent dans l’йternitй, а savoir, en tant qu’elles lui sont prйsentes, et aussi bien les choses nйcessaires que les choses contingentes. Ainsi, elle connaоt toutes choses en tant qu’elles sont prйsentes dans sa «prйsentialitй» (presencialitate). Comme notre intelligence connaоt les choses prйsentes avec certitude, а bien plus forte raison Dieu connaоt-il tout ce qui lui est prйsent avec certitude. Par cela, aucune nйcessitй n’est entraоnйe pour les choses connues, comme nous voyons que quelqu’un qui se trouve dans un lieu йlevй voit avec certitude l’ordre de ceux qui avancent sur les routes et qui ne voient que ce qui leur est prйsent ; et cependant, de ce fait, aucune nйcessitй n’est imposйe aux hommes, car cela ne vient que du fait que celui qui se trouve dans un lieu йlevй regarde toutes les choses en tant qu’elles sont prйsentes, alors que, pour celui qui celui qui se trouve sur le terrain plat, les choses qui sont derriиre lui sont passйes, celles qui sont autour de lui sont prйsentes, et celles qui sont devant lui comme futures.

         Mais que la volontй divine comporte certitude, mais n’impose cependant pas de nйcessitй, on le montre ainsi. En effet, la volontй de Dieu est la cause efficace et parfaite de toutes choses, car Dieu a fait tout ce qu’il a voulu (Ps 134, 6). La perfection et l’efficacitй de celle-ci apparaоt dans le fait que [Dieu] non seulement meut et cause les choses, mais leur donne tel mode de causer, pour autant qu’il a donnй а chaque chose un mode dйterminй selon lequel elle produirait ses effets. Ainsi, parce qu’il a voulu que, dans l’univers, certaines choses soient nйcessaires et certaines soient contingentes, il a йtabli certaines causes auxquelles il a donnй de causer [leurs effets] de maniиre contingente, et certaines auxquelles il a donnй de causer leurs effets de maniиre nйcessaire. Il a donc voulu non seulement que tel ou tel effet existe, mais qu’il existe selon tel mode, а savoir, de maniиre contingente ou de maniиre nйcessaire, comme il a voulu que Pierre non seulement coure, mais coure de maniиre contingente. Et, de la mкme faзon, il a voulu sauver tel ou tel homme, mais de telle maniиre qu’il ne perdrait pas son libre arbitre. Et ainsi, le fait que Pierre ou Martin soit sauvй a deux causes : l’une, la volontй divine, et celle-ci comporte certitude ; l’autre, le libre arbitre, et celle-ci comporte contingence. Et il en est de mкme pour les autres choses, car le fait qu’elles soient contingentes leur vient d’une cause prochaine, mais qu’elles soient certaines et nйcessaires leur vient de la cause premiиre. Ainsi, la cause premiиre des choses, la volontй divine, possиde donc la certitude, mкme au sujet de ce qui est contingent, certitude par laquelle n’est pas imposйe aux choses elles-mкmes une nйcessitй, car non seulemenet [la cause premiиre] veut-elle que les choses soient, mais qu’elles soient selon tel mode, а savoir, de maniиre nйcessaire ou contingente, comme on l’a dit.

         Mais que la prйdestination comporte certitude et n’impose pas de nйcessitй, cela est aussi clair. En effet, le mouvement, la direction ou le propos de diriger vers une fin, qui est la prйdestination mкme, se rйalise selon la condition et l’ordre des causes йtablies par Dieu.Or, il est certain que lorsqu’il existe deux causes ordonnйes dont l’une est nйcessaire et l’autre contingente, l’effet est toujours contingent. Or, dans la prйdestination, il existe deux causes dont l’une est nйcessaire, а savoir, Dieu lui-mкme, et une autre contingente, а savoir, le libre arbitre. C’est pourquoi l’effet de la prйdestination doit кtre contingent. Ainsi, parce que Dieu connaоt et veut telle fin comme consйquence, la prйdestination comporte certitude ; mais parce que Dieu veut qu’[un homme] soit dirigй vers telle fin selon la libertй de son arbitre, cette certitude n’impose pour cette raison d’aucune maniиre une nйcessitй а la prйdestination.

         <1> Que tel prйdestinй soit tout а fait sauvй, cela relиve de la certitude de la prйdestination divine. Cependant, il n’y a pas lа de nйcessitй absolue, mais conditionnelle, car, si un tel est prйdestinй, il est nйcessairement sauvй, mais cela n’est pas nйcessaire de maniиre absolue.

         <2> La parole de l’Apфtre ne doit pas кtre comprise au sens oщ il n’est pas nйcessaire de notre part de vouloir et de courir, mais au sens oщ le principe premier du bien agir ne vient pas de nous, mais de la misйricordre divine qui verse la grвce. Toutefois, il faut qu’il y ait un certain principe de notre part.

 

<Question 4> [Sur les anges]

 

<Article unique [4]> Sur les anges, on a demandй, а propos du mouvement de l’ange, si son mouvement se rйalise dans l’instant

         Et il semble que oui.

         <1> En effet, il est certain que le changement de l’ange est plus simple que tout changement corporel. Or, on trouve un changement corporel qui se produit dans l’instant, comme l’illumination et les choses de ce genre. А bien plus forte raison donc, le mouvement de l’ange se produit-il dans l’instant.

         <2> De plus, le mouvement le plus noble convient а la crйature la plus noble. Or, le mouvement le plus noble est celui qui se produit dans l’instant. Il convient donc а la crйature la plus noble, l’ange.

         Cependant, tout mouvement possиde un avant et un aprиs. Or, l’avant et l’aprиs dans le mouvement est le nombre du temps. Dans tout mouvement, il y a donc temps. Aucun mouvement, mкme pas celui de l’ange, ne se produit donc dans l’instant.

         Rйponse. Tout changement comporte deux termes, auxquels il n’arrive pas d’exister simultanйment. Il est donc impossible qu’un mouvement ou un changement se produise dans l’instant de maniиre que le mкme instant embrasse les deux termes.

         <Cependant>, il faut savoir que, dans les choses corporelles, les deux termes d’un mouvement ou d’un changement peuvent se prйsenter de deux maniиres.

         D’une maniиre, en assignant un instant dans lequel le terme d’arrivйe (ad quem) existe d’abord, et un autre instant oщ le terme de dйpart (a quo) existe en dernier. Et ainsi, puisqu’«il existe toujours un temps intermйdiaire entre deux instants», il en dйcoule que le passage d’un terme du mouvement а l’autre se produit dans le temps ; de la sorte, un tel changement se produit dans le temps, et non dans l’instant. Or, cela arrive chaque fois qu’on conзoit un intermйdiaire entre deux termes d’un mouvement, comme entre le blanc et le noir, et entre l’кtre ici et l’кtre lа.

         Mais il existe certains termes d’un changement entre lesquels il ne convient pas de concevoir d’intermйdiaire, comme entre le blanc et le non blanc, entre le feu et le non feu, entre le tйnйbreux et le lumineux, car l’affirmation et la nйgation sont par elles-mкmes immйdiates, et, de la mкme faзon, la privation et la forme dans un sujet dйterminй. Bien que, dans de telles choses, il faille concevoir un instant dans lequel se trouve d’abord le terme d’arrivйe, cependant il n’y a pas lieu de concevoir un instant dans lequel existe en dernier lieu un terme d’origine. En effet, puisqu’«il existe un temps intermйdiaire entre deux instants», il en dйcoulerait que, dans ce temps intermйdiaire, il ne se trouverait dans aucun des deux extrкmes, ce qui est impossible, puisque les extrкmes sont tout а fait immйdiats. Il faut donc dire que, puisque l’instant dans lequel se trouve le terme d’arrivйe est le terme d’un certain temps, le terme de dйpart dure pendant tout le temps prйcйdent. Et ainsi, comme il n’existe pas de temps intermйdiaire entre le temps et l’instant qui est le terme du temps, il ne se produit pas de passage d’un extrкme а l’autre dans le temps, mais le terme de dйpart cesse d’кtre et le terme d’arrivйe commence а кtre dиs le premier instant. Et les changements de ce genre s’appellent instantanйs, comme sont l’illumination, la gйnйration et la corruption. Mais il faut que ces changements soient les termes de mouvements continus et existant dans le temps, car le temps oщ existe en dernier le terme de dйpart mesure un certain mouvement, selon lequel le sujet accиde au terme d’arrivйe, comme la matiиre est disposйe а la forme par l’altйration et le corps lumineux accиde au lieu dans lequel il luit par le mouvement local. Et ainsi, on dit que la gйnйration et la corruption sont les termes de l’altйration, et <les tйnиbres et> l’illumination, ceux du mouvement local.

         Ainsi donc, il existe deux dispositions dans les changements corporels, mais aucune des deux ne peut exister dans le mouvement de l’ange. En effet, comme le mouvement de l’ange se prend selon les divers contacts virtuels de l’ange par rapport а divers lieux, contacts qui ne sont pas continus, il en dйcoule que le mouvement de l’ange n’est pas continu, et ainsi le temps qui mesure au sens propre le mouvement de l’ange n’est pas continu, puisque «la continuitй du temps vient de la continuitй du mouvemment», comme il est dit en Physique, IV (en effet, on ne peut dire que le mouvement de l’ange est mesurй par un temps continu, qui est le nombre du mouvement du ciel, car le mouvement de l’ange ne dйpend pas du mouvement du ciel). Et ainsi, il en dйcoule que le mouvement de l’ange est mesurй par un certain temps dans lequel il y a des instants qui se succиdent sans continuitй, car le temps n’est pas continu par le fait qu’il est nombre, mais par le fait qu’il est nombre d’un mouvement continu. Ainsi donc, dans le mouvement de l’ange, les deux extrиmes d’un mouvement n’existent pas dans deux instants entre lesquels il y a un temps intermйdiaire, et а nouveau l’un des extrкmes n’existe pas dans le temps et un autre dans l’instant qui termine le temps, mais les deux extrкmes existent dans deux instants, entre lesquels il n’existe pas de temps intermйdiaire. Il faut ainsi dire que le mouvement de l’ange se produit dans le temps, quoique d’une autre faзon dont les mouvements corporels existent dans le temps.

         <1> Le changement de l’ange selon ce qu’on a dit plus haut s’avиre plus simple qu’un changement corporel : en effet, il est plus simple que le changement dont les deux extrкmes existent dans deux extrкmes entre lesquels survient un temps intermйdiaire, alors qu’un temps intermйdiaire ne survient pas entre les deux instants du mouvement de l’ange. Il est aussi plus simple que celui dont un extrкme existe en totalitй dans un tout selon un temps continu, puisqu’un extrкme existe ici dans un instant indivisible, et cependant il n’intervient pas lа non plus de temps intermйdiaire. Et parce qu’il est plus simple, il en dйcoule qu’il est aussi plus noble.

         <2> La solution au deuxiиme argument est ainsi claire.

 

<Question 5> [Sur l’homme : а propos des parties de la nature humaine]

         Ensuite, on a posй des questions sur l’homme.

         Et, а propos de l’homme, on s’est interrogй sur les parties de la nature humaine, sur les sacrements de la grвce et sur le comportement de la vie humaine.

         Sur le premier point, on posait deux questions : premiиrement, а propos de l’вme ; deuxiиmement, а propos du corps.

 

<Article unique [5]> А propos de l’вme, on a demandй si l’вme sensitive et [l’вme] intellective sont de la mкme substance.

         Et on montrait que non.

         <1> En effet, l’вme sensitive est amenйe de la puissance а l’acte, mais l’вme intellective apparaоt par crйation. La substance des deux n’est donc pas la mкme.

         <2> De plus, en aucune substance qui est une et la mкme, ne se produisent dans le mкme temps des mouvements vers des contraires. Or, le sens et la raison sont mus dans le mкme temps vers des contraires, comme le dit l’Apфtre : Je vois une autre loi dans mes membres qui s’oppose, etc. (Rm 7, 23). L’вme sensitive et l’вme raisonnable n’ont donc pas la mкme substance.

         <3> De plus, il est certain que le corruptible et l’incorrutible ne font pas partie du mкme genre. Ils ne sont donc pas les mкmes numйriquement. Or, l’вme sensitive est corruptible, mais l’вme intellective est incorruptible. L’вme sensitive et l’вme intellective ne sont donc pas numйriquement les mкmes, et ainsi elles ne sont pas de la mкme substance.

         <4> De plus, l’вme sensitive est commune а nous et aux animaux sans raison. Or, chez les animaux sans raison, elle est tirйe de la puissance de la matiиre. Chez nous, donc, de la mкme maniиre. Elle n’est donc pas la mкme que l’вme intellective, qui est par crйation.

         Cependant, «il n’existe qu’une seule perfection pour un unique perfectible». Or, le corps humain est un seul perfectible. L’вme, qui est sa perfection, n’est donc qu’unique.

         Rйponse. А propos de l’ordre des formes, il existe deux opinions.

         L’une est celle Avicebron et de certains de ses disciples, qui disent que, selon l’ordre des genres et des espиces, il existe diverses formes substantielles qui se succиdent, comme il y a une substance, puis un corps, puis un corps animй, puis un animal. Ils disent donc qu’il y a une forme substantielle par laquelle il y a une substance seulement, puis une par laquelle il y a un corps, ensuite une autre par laquelle il y a quelque chose d’animй, et une autre par laquelle il y a un animal, et de mкme y en a-t-il une autre par laquelle il y a un homme. Et ils parlent ainsi de la mкme faзon des autres formes substantielles des choses. — Mais cette position ne peut кtre tenue, car, puisque la forme substantielle est ce qui fait telle chose et qui donne l’кtre substantiel de la chose, alors seule la premiиre forme serait substantielle, puisque seule elle donnerait l’кtre substantiel de la chose et ferait telle chose. Mais toutes les autres formes aprиs la premiиre surviendraient accidentellement et ne donneraient pas а la chose d’кtre absolument, mais d’кtre telle. Et ainsi, lors de leur perte ou de leur acquisition, il n’y aurait pas gйnйration et corruption, mais seulement altйration. Il est donc clair que cela n’est pas vrai. De mкme en serait-il pour les puissances de l’вme, car seule la premiиre [forme], а savoir, la [forme] vйgйtative, serait forme substantielle et ferait telle chose, mais les autres seraient adventices, ce qui est complиtement faux.

         C’est pourquoi il faut dire que les formes de ce genre diffиrent selon le parfait et l’imparfait. En effet, il existe une forme qui donne d’кtre seulement un corps ; une autre est plus parfaite, qui donne d’кtre et de vivre de n’importe quel genre de vie ; une autre qui, avec elles, donne aussi le sens. Il est donc clair que [la forme] ultime est toujours plus parfaite que les prйcйdentes et entretient avec les prйcйdentes le rapport de ce qui est le plus parfait а ce qui le plus imparfait. Et ainsi, tout ce qui est contenu dans celles-ci se trouve virtuellement dans [la forme] ultime. Il faut donc dire que l’вme sensitive et l’вme intellective sont d’une seule et mкme essence, mais que l’вme intellective entretient avec la sensitive le rapport de parfait а imparfait. Mais que, d’une maniиre particuliиre, l’вme sensitivie et l’вme intellective soient d’une seule essence, le signe en est que, si les puissances de l’вme n’йtaient pas enracinйes dans une seule essence, jamais l’une ne serait empкchйe par l’autre, ni mкme la puissance de l’une ne rejalllirait-elle sur l’autre. De mкme, comme l’intellect n’a pas d’organe dйterminй dans le corps, par l’intermйdiaire duquel il puisse exercer ses opйrations, pourquoi serait-il uni au corps, s’il n’йtait de la mкme essence que l’вme sensitive ?

         Ainsi donc, il est clair qu’il n’existe qu’une seule essence de l’вme sensitive et de l’вme intellective, mais qu’elles diffиrens selon le parfait et l’imparfait, comme on l’a dit.

         <1> L’вme sensitive est tirйe de la puissance de la matiиre chez les animaux sans raison ; mais, en nous, elle existe par crйation, puisque son essence est l’essence de l’вme raisonnable, qui existe par crйation.

         <2> Il n’est pas inconvenant que quelque chose qui est identique soit mы dans des directions opposйes selon ses diverses puissances ou parties. C’est pourquoi, bien que la substance de l’вme humaine soit la mкme que celle de l’вme sensitive et de l’вme intellective, elle peut кtre mue dans des directions opposйes selon ses diverses parties ou puissances, comme lorsque le sens est mы vers ce qui lui est propre, et la raison vers ce а quoi elle est ordonnйe.

         <3> Bien que le corruptible ne soit pas la mкme chose que l’incorruptible, on trouve cependant un incorruptible qui possиde une propriйtй commune avec le corruptible. Ainsi en est-il pour l’вme raisonnable, car la substance mкme de l’вme est incorruptible, mais nйanmoins elle possиde elle-mкme quelque chose, а savoir, l’вme sensitive, qui est aussi commun avec le corruptible.

         <4> Bien que l’вme sensitive soit commune а nous et aux animaux sans raison pour ce qui est du genre, cependant, pour ce qui est de la raison de l’espиce, autre est l’вme sensitive chez l’homme et autre chez les animaux sans raison. De mкme, autre est-elle chez l’вne, chez le cheval et chez le bњuf, car, selon qu’ils diffиrent selon l’espиce, de mкme l’вme sensitive diffиre-t-elle en eux. C’est pourquoi il n’en dйcoule pas que, si l’вme est tirйe de la puissance de la matiиre chez les animaux sans raison, ce soit aussi le cas chez l’homme, car, chez l’homme, elle est d’une espиce supйrieure et elle existe par crйation, comme on l’a dit.

 

<Question 6> [Sur le corps]

 

<Article unique [6]> Ensuite, а propos du corps, on a demandй s’il ressuscite le mкme numйriquement.

         Et on montrait que non.

         <1> En effet, selon le Philosophe, Topiques, I, on dit de quelque chose qu’il est identique numйriquement lorsqu’il est le mкme au sens propre, par l’accident et par la dйfinition. Or, les corps des ressuscitйs n’auront pas les mкmes choses en propre, car maintenant, il y la capacitй de rire, mais alors elle n’existera pas. Ce ne sont pas les mкmes accidents, parce que maintenant, il y a le blanc, le crйpu, le musicien et ainsi de suite, ce qui n’existera pas alors. Ce n’est pas non plus la mкme dйfinition, car maintenant [le corps] est dйfini par quelque chose de mortel, mais alors il ne sera pas mortel. Il semble donc qu’il ne ressuscitera pas le mкme numйriquement.

         <2> De plus, l’identitй de matiиre rend identique numйriquement. Or, la matiиre du corps qui ressuscite ne sera pas la mкme que celle du corps qui existe maintenant, puisque plusieurs formes seront reprises en elle. Le corps ne ressuscitera donc pas identique numйriquement.

         <3> De plus, le Philosophe dit, dans le livre Sur l’вme, que ce n’est pas une statue identique numйriquement qui est dйtruite et qui est produite а nouveau avec le mкme airain. Pour la mкme raison, le corps qui se corrompt maintenant ne sera donc pas identique а celui qui ressuscitera.

         <4> De plus, il est certain que l’homme est homme par l’humanitй, et un seul homme par une seule humanitй. Or, dans le corps qui existe maintenant et qui ressuscitera, il y aura deux humanitйs, car la forme du tout est dйtruite par la mort. Il y aura donc deux hommes, et ainsi il semble que les corps ne ressusciteront pas identiques numйriquement.

         Cependant, Job [dit] : Celui que moi-mкme je verrai, etc. (Jb 19, 27).

         Rйponse. Pour que quelque chose soit identique numйriquement, est nйcessaire l’identitй des principes essentiels. Ainsi, qu’un des principes essentiels varie dans un individu, il est aussi nйcessaire que son identitй varie. Or, est essentiel а tout individu ce qui est de la raison de l’individu mкme, comme sa matiиre et sa forme sont des йlйments essentiels de toute chose. Aussi, si les accidents varient et changent, alors que les principes essentiels de l’individu demeurent, ce mкme individu demeure-t-il le mкme numйriquement. Comme les principes essentiels de l’homme sont l’вme et le corps et que ceux-ci demeurent, puisque la mкme вme et le mкme corps ressuscitent, il faut dire que les corps des hommes ressusciteront identiques numйriquement.

         <1> Cette objection vient d’une mauvaise comprйhension du texte. En effet, on ne dit pas d’une chose qu’elle est identique numйriquement parce qu’elle a le mкme accident maintenant et par la suite, et que ce qui lui est propre est identique Mais cette chose est identique numйriquement qui est identique avec l’accident et identique avec ce qui lui est propre, comme lorsqu’un sujet est identique avec l’accident, avec ce qui lui est propre et avec sa dйfinition, alors que [ne sont pas identiques] celles qui ont le mкme accident, la mкme chose en propre et une seule dйfinition. Il est donc clair que celui qui a prйsentй l’objection a mal compris le texte. — Mais а supposer que l’objection procиde selon cette interprйtation, il faut dire qu’elle s’entend des accidents qui individuent, а savoir, des dimensions, et ceux-ci existeront dans les corps glorifiйs. De mкme, on y trouvera identique ce qu’on a en propre, а savoir, le rire. Job [dit] : Ta bouche sera comblйe de rires et tes lиves de joie (Jb 8, 21). Mais, а propos de la dйfinition, il faut dire que, bien que [le corps] ressuscitera immortel, la nature de la mortalitй ne lui sera cependant pas enlevйe, car la nature humaine sera lа, qui a par elle-mкme d’кtre mortelle.

         <2> Bien que la mкme matiиre rende identique numйriquement, la matiиre nue ne le fait cependant pas, ni celle qui donne le principe du nombre, mais une seule matiиre, selon qu’elle est soumise а des dimensions qui la dйlimitent, rend identique numйriquement. De sorte que, bien que de multiples formes soient rappelйes dans la matiиre du corps de celui qui ressuscite, le corps ressuscitera cependant sous les mкmes dimensions et avec les mкmes principes essentiels.

         <3> Augustin dit le contraire. En effet, il pense que, si la statue est reconstruite avec le mкme airain, elle est identique numйriquement. Cependant, il faut dire que toutes les choses artificielles sont situйes de deux maniиres dans un genre ou dans une espиce, car [elles le sont] soit par leur matiиre, soit par leur forme. Mais les choses naturelles sont situйes dans un genre ou une espиce seulement par leur forme. Or, les formes accidentelles, parce qu’elles sont des accidents, doivent кtre situйes dans un genre ou une espиce selon leur matiиre, mais non les [formes] naturelles, car elles sont [des formes] substantielles. Je dis donc que si l’on considиre la statue selon qu’elle est situйe dans un genre ou une espиce par sa matiиre, ainsi la mкme statue est reconstruite ; mais si elle est considйrйe selon qu’elle est situйe dans un genre ou une espиce par sa forme, je dis alors que la mкme n’est pas reconstruite, mais une autre, car autre est la forme de celle-ci et de celle-lа. Mais, dans le corps, il n’en est pas ainsi, parce que, dans le corps, ce sera la mкme forme.

         <4> Il n’y a pas deux humanitйs dans le corps qui est corrompu et qui ressuscitera, mais une seule, parce que les principes essentiels ne sont pas changйs, mais demeurent les mкmes.

 

<Question 7> [Sur les sacrements de la grвce]

         Sur les sacrements de la grвce, on a posй trois questions : premiиrement, а propos du sacrement de confirmation ; deuxiиmement, а propos du sacrement de l’eucharistie ; troisiиmement, а propos du sacrement de mariage.

 

<Article unique [7]> Premiиrement, on a demandй si seul l’йvкque doit confйrer le sacrement de confirmation ou aussi un autre.

         Et il semble que, non seulement l’йvкque peut confйrer ce sacrement, mais aussi n’importe quel prкtre.

         <1> En effet, il est certain qu’un grвce spirituelle est confйrйe par la confirmation. Or, l’octroi d’une telle grвce doit кtre ordonnйe de telle maniиre qu’elle ne puisse кtre empкchйe. Mais il est certain qu’elle est souvent empкchйe par l’absence de l’йvкque, parce qu’ils ne sont pas prйsents partout. [Ce sacrement] doit donc кtre confйrй par le ministиre des prкtres, qui sont prйsents partout.

         <2> De plus, les sacrements ont йtй instituйs en vue de l’utilitй. Ils doivent donc кtre confйrйs de la maniиre qui convient а l’utilitй de tous. Or, il ne conviendrait pas а l’utilitй de tous que seul l’йvкque confиre ce sacrement par lequel est donnйe la force du Saint-Esprit, car tous n’ont pas l’occasion [de rencontrer] un йvкque. Cela doit donc кtre fait par les prкtres, par lesquels tous peuvent bйnйficier de cette utilitй.

         <3> De plus, il est certain que le sacrement de baptкme est plus grand que le sacrement de confirmation. Or, le baptкme peut кtre confйrй par tous les prкtres. А bien plus forte raison donc, la confirmation.

         Cependant, s’oppose а cela la coutume de l’Йglise.

         Rйponse. Le ministre propre du sacrement de confirmation est l’йvкque.

         Et cela est dйmontrй par la raison et par l’autoritй. Par la raison, car la confirmation est donnйe pour que l’homme soit йtabli dans une certaine perfection, puisqu’elle est donnйe en vue [d’obtenir] la force de l’Esprit Saint, afin que l’homme soit ainsi rendu fort et robuste pour confesser et proposer la foi devant les rois et les dirigeants. Aussi, pour cette raison, est-elle donnйe sur le front, afin qu’il ne soit pas effrayй ni n’ait honte de proposer la foi devant tous et de la dйfendre. Or, comme le dit Denys, il existe trois actions de la hiйrarchie : purifier, illuminer et perfectionner. Purifier est propre aux diacres ; illuminer est propre aux prкtres (et cela consiste principalement dans l’eucharistie) ; mais perfectionner relиve des йvкques. Et ainsi, tous les sacrements qui sont confйrйs en vue de la perfection relиvent d’une collation par l’йvкque : ce sont la collation des ordres, la consйcration des vierges et des vases [sacrйs], et <le sacrement> de confirmation. Personne d’autre que l’йvкque ne peut donc confйrer le sacrement de confirmation.

         Cela est clair aussi selon l’autoritй de la Sainte Йcriture. En effet, la confirmation tient lieu d’imposition des mains. Or, cela ne pouvait кtre fait que par les seuls apфtres. Ainsi, les mains ne furent pas imposйes par Philippe, qui avait prкchй la parole du Seigneur en Samarie, mais les apфtres, qui йtaient а Jйrusalem, en apprenant que la Samarie avait accueilli la parole du Seigneur, leur envoyиrent Pierre et Jean, et on poursuit ensuite : Ils leur imposaient alors les mains, etc. (Ac 8, 17). Ainsi, parce que les йvкques tiennent la place des apфtres, la collation du sacrement de confirmation revient-elle aux seuls йvкques.

         Nous trouvons cependant que certaines choses, qui йtablissent dans une certaine perfection, sont confiйes par dispense а de simples prкtres, comme la collation des ordres mineurs et des choses de ce genre, ce qui pourrait aussi se faire pour la confirmation avec une dispense. Mais, sans dispense, personne ne doit confйrer ce sacrement que le seul йvкque.

         <1> Le prкtre ne peut pas confйrer tous les sacrements par lesquels est confйrйe une grвce spirituelle. Aussi, bien que, dans le sacrement de confirmation, soit confйrйe une grвce spirituelle, il ne relиve pas du prкtre, car une grвce spirituelle est confйrйe de la mкme maniиre par le sacrement de l’ordre, lequel est rйservй aux seuls йvкques en raison de la perfection dans laquelle il йtablit. Il en va de mкme pour la confirmation. Et on ne peut faire valoir l’obstacle, car on peut se rendre dans les villes oщ les йvкques sont prйsents.

         <2> La solution au deuxiиme [argument] est ainsi claire.

         <3> Le sacrement de baptкme est plus grand par son caractиre nйcessaire, mais non par sa perfection. C’est pourquoi, en raison de sa nйcessitй, non seulement les prкtres, mais tout chrйtien peut baptiser en cas de nйcessitй et lа oщ il n’y a pas beaucoup de prкtres, en sauvegardant toutefois la forme du sacrement. Mais la confirmation, parce qu’elle n’est pas aussi nйcessaire et йtablit dans une certaine perfection, comme on l’a dit, est rйservйe а un plus grand, а savoir, aux йvкques.

 

<Question 8> [Sur le sacrement de l’eucharistie]

         Sur le sacrement de l’eucharistie, on a posй deux questions : premiиrement, а propos de ceux qui sont exclus de la consйcration en raison de fornications ; deuxiиmement, а propos de ceux qui sont exclus de la participation а ce sacrement en raison de l’excommunication.

 

<Article 1 [8]> Premiиrement, on a demandй si quelqu’un peut entendre la messe d’un prкtre fornicateur sans pйcher mortellement.

         Et il semble qu’il ne puisse entendre la messe de celui-ci sans pйchй mortel.

         En effet, l’Йglise a ordonnй sous peine d’anathиme que personne n’entende la messe d’un prкtre fornicateur. Or, c’est pйcher mortellement que d’agir а l’encontre d’un commandement de l’Йglise. Quiconque entend la messe d’un tel prкtre pиche donc mortellement.

         Cependant, s’oppose а cela ce qui est supportй en de nombreux endroits de par le monde.

         Rйponse. А ce sujet, il faut considйrer qu’une chose est mauvaise en soi selon le droit naturel, et une chose est mauvaise selon le droit positif.

         En effet, tout prкtre qui cйlиbre, alors qu’il est en йtat de pйchй mortel, pиche mortellement. Ainsi, si j’йtais certain qu’il йtait en йtat de pйchй mortel et si je l’incitais а cйlйbrer, je pйcherais mortellement. Et cela, en raison du droit naturel, car c’est le provoquer au pйchй mortel.

         Mais le droit positif va plus loin : je pиche mortellement, non seulement si je l’incitais а cйlйbrer, mais aussi si j’entendais sa messe. Cela a йtй йtabli comme peine pour le prкtre fornicateur. Cependant, il faut prendre garde que ceci ne s’entend pas de tout prкtre fornicateur, mais des [prкtres] qui sont des fornicateurs publics, et, au sens propre, on appelle publics ceux qui, selon le jugement de l’Йglise, ont йtй dйsignйs comme publics par une sentence.

         Ainsi, chaque fois que quelqu’un a йtй dйsignй comme fornicateur public par le jugement de l’Йglise, personne ne doit entendre sa messe, autrement, il pйcherait mortellement.

         Il faut rйpondre а l’objection que, si cela est supportй par des prйlats, cela n’est pas excusй pour autant, car c’est le fait soit de la nйgligence, soit de la misиre et d’un manquement de ces prйlats, qui n’ont pas osй corriger les autres, alors qu’eux-mкmes commettent beaucoup de [fautes] qui devraient кtre corrigйes, ou en raison de la crainte. Ils ne sont donc pas excusйs pour autant.

 

<Article 2 [9]> Deuxiиmement, on a demandй si quelqu’un pиche mortellement en parlant, en mangeant ou en se tenant avec des excommuniйs.

         Et il semble que oui.

         <1> En effet, plusieurs maоtres en dйcrets, et des grands, le disent.

         <2> De plus, agir contre un commandement de l’Йglise est un pйchй mortel. Or, l’Йglise ordonne que personne ne parle ni ne mange avec des excommuniйs. Celui qui agit ainsi pиche donc mortellement.

         <3> De plus, alors que le Souverain Pontife йtait consultй sur la possibilitй d’avoir des rapports avec les excommuniйs, une dйcrйtale dit qu’on ne doit pas le faire, mкme pour йviter de subir la mort. Et elle en donne la raison : cela est un pйchй mortel. Il semble donc que quiconque entretient quelque rapport avec eux pиche mortellement.

         Cependant, nous voyons beaucoup d’hommes parfaits agir ainsi, qui n’agiraient pas du tout ainsi si cela йtait un pйchй mortel.

         Rйponse. Par l’excommunication, on est sйparй de la communion des fidиles, mais non de celle des hommes, si ce n’est par accident, car on est sйparй de la communion des hommes dans la mesure il arrive qu’on soit sйparй de la communion des fidиles. Je dis donc que quelqu’un peut кtre en relation ou entretenir des rapports avec un excommuniй directement et indirectement. Directement, pour ce qui relиve d’un fidиle, et ainsi celui qui est en relation avec lui de cette maniиre, pиche mortellement. Et cela arrive de trois maniиres : si je suis en relation avec lui pour les choses divines (in divinis), comme si je prie pour lui ou entends la messe avec lui, et d’autres choses spirituelles ; on pиche [aussi] mortellement par mйpris, si on entretient pour n’importe quoi des relations avec lui en mйprisant le commandement de l’Йglise ; de mкme, [pиche mortellement] quiconque collabore avec lui а un crime et а une cause [judiciaire]. Indirectement, quelqu’un entretient des rapports avec lui pour les choses qui relиvent de l’homme, comme par la parole, la nourriture et pour les choses qui relиvent tout simplement du comportement humain. Et, dans ce cas, on ne pиche pas mortellement, mais vйniellement, а moins qu’on n’agisse par mйpris, comme on l’a dit.

         <1> L’opinion des dйcrйtistes n’est pas vraie, car, en ces matiиres, ils donnent davantage leur assentiment au droit humain et le suivent, plutфt que le droit divin, alors qu’il faut davantage donner son assentiment au droit divin qu’au [droit] humain. C’est pourquoi l’opinion de ceux qui disent le contraire est meilleure.

         <2> Entretenir des rapports directs avec des excommuniйs est contraire au commandement de l’Йglise et est un pйchй mortel, mais [entretenir des rapports] indirects n’est pas contraire (contra), mais au delа (praeter) du commandement de l’Йglise, et cela n’est pas un pйchй mortel, mais vйniel. Il faut donc savoir que certaines choses sont mauvaises en elles-mкmes et que ces choses ne peuvent pas кtre faites sans pйchй, comme le fait d’entretenir des rapports avec un excommuniй pour ce qui concerne l’excommuniй [en tant que tel], et c’est pourquoi cela ne peut кtre fait sans pйchй. Mais certaines choses sont des occasions de mal seulement, et celles-ci peuvent кtre faites sans pйchй mortel ; il en est ainsi du fait de parler ou de manger avec des excommuniйs.

         <3> Non seulement doit-on subir la mort plutфt que de pйcher mortellement, mais aussi plutфt que de pйcher vйniellement, car le pйchй, en tant que pйchй, ne peut jamais кtre choisi. En effet, s’il pouvait кtre choisi, ce ne serait jamais un pйchй, et ainsi je ne pйcherais pas en le faisant. Pour cette raison, on ne conclut pas qu’il ne faut pas avoir de rapports avec eux parce que cela est pйchй mortel et que celui qui le fait pиche mortellement, car, mкme si c’йtait [un pйchй] vйniel, il ne faudrait pas avoir de rapports avec eux, et cependant, celui qui entretiendrait de tels rapports ne pйcherait pas mortellement. — Ou bien, il faut dire que cette dйcrйtale doit s’entendre de ceux qui entretiennent des rapports directs avec les excommuniйs.

 

<Question 9> [Sur le sacrement de mariage]

         А propos du sacrement de mariage, deux questions ont йtй posйes : premiиrement, а propos des malйfices ; deuxiиmement, а propos des [personnes] frigides.

 

<Article 1 [10]> Premiиrement, on a demandй si les malйfices empкchent le mariage.

         Et on montrait que non.

         <1> En effet, l’њuvre de Dieu est plus forte que l’њuvre du Diable. Or, le mariage est l’њuvre de Dieu, mais le malйfice, l’њuvre du Diable. Le mariage est donc plus fort que le malйfice. Il n’est donc pas empкchй par celui-ci.

         Cependant, le pouvoir du dйmon est plus grand que le pouvoir de l’homme. Or, l’homme peut empкcher un mariage. Le dйmon aussi [le peut] donc.

         Rйponse. Le mariage est comme un contrat, car, par le mariage, quelqu’un donne а un autre pouvoir sur son corps en vue de l’union charnelle. Or, il est certain qu’un contrat portant sur une chose impossible est nul, puisque personne ne peut кtre obligй а l’impossible. Pour cette raison, lorsque quelqu’un s’oblige par mariage а l’union charnelle, si celle-ci lui est impossible, le mariage est nul. Mais il faut noter que l’impossibilitй de l’union charnelle provenant d’un empкchement peut кtre considйrйe de deux maniиres : soit cet empкchement survient aprиs que le mariage a йtй consommй ; soit il prйcиde [la consommation]. S’il survient aprиs, alors le mariage dйjа consommй n’est jamais dissous. Mais si l’empкchement prйcиde, alors le mariage qui n’a pas encore йtй consommй est dissous. Il faut aussi savoir а ce propos que les empкchements de ce genre sont soit perpйtuels, soit temporaires. S’ils sont perpйtuels, alors ce mariage est empкchй purement et simplement ; s’ils sont temporaires, alors le mariage n’est pas empкchй purement et simplement, mais temporairement, а condition cependant que l’empкchement prйcиde dans les deux cas.

         А propos des malйfices, il faut savoir que certains ont dit que le malйfice n’est rien. Cette opinion venait de l’infidйlitй, car ils voulaient que les dйmons n’existent que dans l’imagination des hommes, а savoir que les hommes les imaginaient, et qu’а partir de cette imagination, ils йtaient affectйs par la terreur. Or, la foi catholique veut que les dйmons soient quelque chose et qu’ils puissent nuire aux opйrations [des hommes] et empкcher l’union charnelle.

         Et ainsi, si ces empкchements prйcиdent et sont perpйtuels, comme on l’a dit, ils empкchent le mariage purement et simplement.

         <1> Mкme le Diable est une њuvre de Dieu, et non seulement le mariage, et, parmi les њuvres de Dieu, l’une est plus forte qu’une autre, et l’une est empкchйe par une autre plus forte. Ainsi, puisque le Diable est plus fort que le mariage, rien n’empкche que le mariage soit empкchй par lui.

 

<Article 2 [11]> Deuxiиmement, on a demandй si la frigiditй empкche le mariage.

         Et il semble que non.

         <1> En effet, les personnes вgйes sont frigides, et elles contractent cependant mariage.

         Cependant, personne ne s’oblige а l’impossible. Or, il est impossible aux personnes frigides de s’unir charnellement а quelqu’un. Si elles s’y obligent, le contrat de ce genre sera nul.

         Rйponse. La frigiditй empкche le mariage pour la mкme raison que le malйfice, puisqu’il s’agit de la mкme impossibilitй dans les deux cas. Nйanmoins, il y a une diffйrence entre celui qui est frigide et celui qui est [victime] de malйfice : celui qui est frigide est impuissant purement et simplement et а l’йgard de tous, mais celui qui est [victime] de malйfice est impuissant, pas а l’йgard de toutes, cependant, mais а l’йgard d’une seule femme. Car le malйfice consiste dans l’imagination d’un homme а l’йgard d’une seule femme, pour autant que, par l’opйration du dйmon, lui viennent une horreur et une abomination pour une femme, qu’il fuit et rejette en raison de l’horreur. Et ainsi, l’empкchement de la frigiditй et celui du malйfice sont diffйrents. Car la frigiditй empкche quelqu’un au point oщ il reste sans espoir de contracter [mariage], s’il en est empкchй par une seule (de lа vient que, s’il retrouve sa puissance а un certain moment, il lui faut revenir au premier mariage). La frigiditй dissout donc le contrat [existant] et dirime le [mariage] qui devait кtre contractй. Mais celui qui est [victime] de malйfice est empкchй а l’йgard de celle-ci seulement (aussi lui est-il permis d’en йpouser une autre, et semblablement а la femme). Ainsi, le malйfice dissout le [mariage] contractй, mais ne dirime pas le [mariage] qui devait кtre contractй, comme on l’a dit plus haut.

         <1> Les personnes вgйes sont frigides non pas pour l’acte de la gйnйration, mais pour l’engendrement d’une descendance. Et ainsi, puisqu’elles peuvent s’unir charnellement, le mariage n’est pas dissous. Mais la frigiditй qui empкche toute union charnelle dissout le mariage, comme on l’a dit.

 

<Question 10> [Sur le comportement de la vie humaine]

         Sur le comportement de la vie humaine, on a posй certaines questions sur la comparaison avec le prochain, et certaines sur la comparaison par rapport aux choses qui viennent а l’usage des hommes.

         Par comparaison avec le prochain, on s’est interrogй sur la correction fraternelle.

         А son sujet, on a posй deux questions.

 

<Article 1 [11]> Premiиrement : est que quelqu’un doit corriger en public ou en privй son prochain ou son frиre ?

         Et il semble qu’[il doive le faire] de maniиre occulte.

         <1> Mt 18, 15 : Si ton frиre a pйchй contre toi, va et corrige-le entre toi et lui. Il semble donc qu’il faille corriger un frиre fautif de maniиre occulte.

         Cependant, <1> 1 Tm 5, 20 [dit] : Reprends le pйcheur devant tous.

         <2> De plus, certaines constitutions comportent cela, а savoir qu’ils doivent кtre corrigйs publiquement.

         Rйponse. Une correction de ce genre doit procйder de la charitй ; de lа vient qu’elle est appelйe correction fraternelle. C’est pourquoi il faut que la correction fraternelle suive l’ordre de la charitй. Or, l’ordre de la charitй consiste en ce qu’on prйfиre le bien commun au bien du prochain ; de mкme, [il consiste] en ce qu’on veuille le bien du prochain pour ce qui est de sa conscience et de sa rйputation, et, entre celles-ci, qu’on veuille davantage le bien de sa conscience, lorsque les deux ne peuvent кtre obtenus.

         C’est pourquoi, en prenant ces choses en considйration, je crois que, s’il existait un pйchй charnel ou spirituel qui pourrait tourner au dйtriment d’un grand nombre, il faudrait le rйvйler immйdiatement, puisque le bien commun l’emporterait sur le bien du prochain dans l’ordre de la charitй, comme on l’a dit, qu’il s’agisse de sa rйputation ou de sa conscience. Mais lorsqu’on ne craint pas de dйtriment pour un grand nombre, alors on doit prйserver les deux, а savoir, le bien de la rйputation et le bien de la conscience [de l’autre], en [le] corrigeant de maniиre occulte de personne а personne. Mais s’il ne se corrige pas aprиs cela, alors on doit, selon l’ordre de l’йvangile, en prendre un autre avec soi ou mкme en rйfйrer а l’Йglise. Cependant, il faut mкme lа sauvergarder un ordre : si le pйchй est public, qu’on le corrige publiquement ; mais s’il est occulte, [qu’il soit corrigй] de maniиre occulte. C’est pourquoi il est dit : Si ton frиre a pйchй contre toi, c’est-а-dire si tu es le seul а le savoir, etc., pour ce qui est de [la faute] occulte ; mais, pour ce qui est de la [faute] publique, il est dit : Reprends le pйcheur, а savoir, publiquement, devant tous.

         Et ainsi, la solution au premier argument de chacune des parties est claire.

         Pour l’autre, il faut dire que cela est prйcisй dans les constitutions et doit кtre observй pour ce qui tourne au danger et au dйtriment de la communautй et du collиge.

 

<Article 2 [13]> Deuxiиmement, on demandait si, lorsque quelqu’un connaоt le pйchй du prochain, il pиche mortellement en le rapportant immйdiatement celui-ci а son supйrieur.

         Et il semble que oui.

         <1> En effet, aller contre l’ordre de l’йvangile est un pйchй mortel. Or, rapporter immйdiatement [une faute] au supйrieur va contre l’ordre de l’йvangile. [Celui qui rapporte ainsi une faute] pиche donc mortellement.

         Cependant, <2> s’oppose а cela que beaucoup d’hommes parfaits font cela, qui ne le feraient aucunement si cela йtait pйchй mortel.

         <3> De plus, les supйrieurs peuvent se montrer prudents non seulement pour le passй, mais aussi pour le futur. Et ainsi, il ne semble pas que ce soit un pйchй mortel que [la faute] leur soit rapportйe.

         Rйponse. Les paroles que le Seigneur a dites en Mt 18, 15, а propos de la correction fraternelle, doivent кtre comprises comme les autres paroles qu’il a dites en rapport avec les actes humains, et observйes selon qu’elles dйpendent de la charitй. Je dis donc qu’elles doivent donc toujours кtre comprises selon les circonstances appropriйes, comme les autres paroles.

         Or, il faut savoir que, pour les crimes, on procиde de trois maniиres selon le droit. Par inquisition[14], et cela, pour les pйchйs publics : et celle-ci ne doit pas кtre entreprise а moins que ne prйcиde une rumeur dans la communautй. [On procиde] aussi par dйnonciation et par accusation, et cela, pour les [pйchйs] privйs. Si on procиde par accusation, il faut alors que soit faite une inscription [mise en accusation] par laquelle l’accusateur s’oblige а la peine du talion[15], et la fin de cela est le bien de la communautй. Cela peut donc кtre fait volontairement, soit publiquement, soit privйment. Mais si on procиde par dйnonciation, alors l’avertissement fraternel doit prйcйder, car la fin de [dйnonciation] est que le prochain s’amende. L’ordre de la correction fraternelle doit donc кtre suivi.

         Lorsque quelqu’un sait que son frиre a pйchй, doit-il aussitфt le dйnoncer au supйrieur ? Je dis qu’en ces matiиres, il faut faire une distinction entre la condition du sujet et celle du supйrieur. Car si je sais que [mon] frиre sera corrigй par moi, alors je ne dois pas dйnoncer [sa faute] au supйrieur. Mais si je vois que cela sera mieux fait par le supйrieur et que le supйrieur est par ailleurs pieux, discret et spirituel, sans rancњur ou haine contre ce sujet, alors on peut lui dйnoncer cela. Et alors, on ne le dit pas а l’Йglise, car on ne le lui dit pas а titre de supйrieur, mais comme а une personne experte а corriger et а amender le prochain. Mais, en raison des conditions diffйrentes du supйrieur et des sujets, on ne peut sur ce point porter de jugement gйnйral, car parfois un supйrieur est entraоnй а haпr un sujet, ou un sujet ne supporterait pas bien les paroles d’un supйrieur. Aussi faut-il avoir comme rиgle que, dans toutes ces choses, il faut prйserver la charitй et ce qui semble le mieux et davantage convenir. Si telle est l’intention, а savoir, l’amendement du prochain, et que le bien de la charitй est prйservй autant que possible, alors on ne pиche pas en dйnonзant ; mais si on dйnonce а une quelconque personne par malice et pour que le prochain soit confondu ou йcrasй, alors celui qui dйnonce ou accuse pиche mortellement.

         <1> Si quelqu’un rapporte immйdiatement au supйrieur, en tenant compte des circonstances appropriйes et en estimant que cela convient davantage, il n’agit pas contre le prйcepte de l’йvangile, parce qu’il ne le dit pas а l’Йglise, mais а une personne experte, comme on l’a dit. Il ne pиche donc pas mortellement.

         <2> Mкme les hommes parfaits pйcheraient mortellement si, en dйnonзant au supйrieur ou а une [autre] personne, ils visaient quelque chose qui va contre l’intention du prйcepte.

         <3> Si quelqu’un rapporte au supйrieur une faute du prochain, en ayant comme intention qu’il prenne garde а l’avenir ou quelque chose de ce genre qui semblera convenir а l’amendement du prochain, il ne pиche pas. Mais s’il dit cela au supйrieur ou а un ami par malice, alors il pиche mortellement. Toutefois, s’il l’a dit а quelqu’un par imprudence, mais de telle maniиre qu’il n’en provienne pas pour le prochain fautif davantage de mauvaise rйputation ou de blвme, alors il ne pиche pas mortellement, mкme s’il agit imprudemment.

         <...>

 



[1] Thomas d’Aquin recourt assez souvent а la distinction entre frui et uti. On reconnaоt la distinction que fait saint Augustin entre frui, pour dйsigner l’amour par lequel l’homme aime l’objet ultime de son amour, Dieu pleinement connu et aimй dans la patrie, par opposition а l’usage que l’homme fait en cette vie de certains biens en vue de cette fin (uti). Thomas d’Aquin dйfinit d’ailleurs trиs prйcisйment la fruitio, Qdl. 7, q. 2, art. un., terme qu’il rйserve pour la «joie de la jouissance» (gaudium fruitionis) de la vision bйatifique. On pourra enfin comparer cette distinction avec celle que fait Thomas d’Aquin entre l’amour de concupiscence et l’amour d’amitiй, Qdl. 1, q. 4, a. 3, c.

[2] Les йditeurs de la Lйonine ont maintenu en plusieurs endroits le nom Sortes. Mais, comme on peut le constater ici par son association а Platon, il serait plus vraisemblable et plus naturel de lire Socrate.

[3] Dissuetudo : le mot peut signifier le fait pour une coutume d’кtre tombйe en dйsuйtude, ou une coutume contraire а une loi, une ordonnance, un statut. Le contexte semble indiquer le second sens.

[4] Determinare : c’est l’acte qui marque l’intervention du maоtre pour trancher ou rйsoudre une question (question ordinaire, question disputйe, question quodlibйtique...). Le mкme terme est aussi employй pour la dйcision d’un juge qui met un terme а une cause.

[5] Comme le fera remarquer Thomas d’Aquin dans sa rйponse, les termes жvum (dont dйrive l’adjectif «йviternel») et  eternitas dйsignaient la mкme chose а l’origine, l’un en grec, l’autre en latin. On finit cependant par assigner а chacun un sens particulier au Moyen Вge : le terme eternitas fut rйservй pour  exprimer le rapport unique de Dieu avec le temps, tandis que le terme жvum servit а dйsigner la durйe propre aux anges (et aux corps cйlestes), auxquels on attribuait une durйe radicalement diffйrente а la fois de celle de Dieu et des кtres terrestres. On verra sur ce sujet P. PORRO, «Жvum», dans Cl. GAUVARD, A. de LIBERA et M. ZINK, dir.,  Dictionnaire du Moyen Вge, Paris, PUF, 2002, p. 12-14.

[6] Note de l’йditeur : «Entre crochets dans l’йdition du Cerf, 1996.»

[7] Sans le citer explicitement, Thomas d’Aquin se rйfиre а un passage d’Hilaire, Sur la Trinitй, tel qu’il est rapportй par Pierre Lombard : «Кtre ne dйsigne pas un accident chez Dieu, mais c’est la vйritй subsistante, la cause immanente et une propriйtй de sa nature.»

[8] Citation de la prйface commune de la liturgie dominicaine.

[9] Par opposition au simple individu (individuus), la «personne» (persona) dйsigne ici le personnage qui exerce une fonction, comme le montre clairement la suite du texte.

[10] Qui pro pace rei publicae militant. L’expression res publica est une des plus communes, sous la plume de Thomas d’Aquin, pour dйsigner ce que nous appellerions la communautй ou l’Йtat.

[11] Les termes comprehensor et viator, dont il n’existe pas d’йquivalents exacts en franзais, sont des termes techniques qui dйsignent respectivement la condition du bienheureux et la condition de celui qui est en route vers la bйatitude.

[12] Canonicus : le sens premier du mot est йvidemment «conforme aux canons», «conforme а la rиgle». En Occident, le sens йvoluera vers celui de titulaire rйgulier d’une charge ou d’une prйbende ecclйsiastique dans une йglise cathйdrale, et mкme vers celui de «chanoine rйgulier», titulaire d’une telle charge ecclйsiastique soumis а une rиgle commune, la «rиgle de saint Augustin».

[13] Voir note 5.

[14] Au sens йtymologique, inquisitio signifie enquкte, recherche.

[15] L’accusateur s’engage а subir la peine de l’accusй, si celui-ci est acquittй.